Esclavage moderne au Qatar : les multinationales épargnées par la critique

Travailleurs migrants au Qatar. © OIT

A l’occasion de la Coupe du monde de football, les nations occidentales ont, à juste titre, accusé le Qatar, pays hôte, de se livrer à une exploitation des travailleurs et de faire preuve d’autoritarisme. Le monde post-colonial a de son côté reproché à l’Occident son hypocrisie sur le sujet. Les multinationales, pourtant grandes gagnantes de la compétition, ont elles été épargnées par les critiques. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La récente Coupe du monde 2022 de la FIFA a suscité de nombreux articles à propos de la politique de soft power par le sport – décrit par certains comme du « sports washing » – pratiquée par le Qatar. Avant le tournoi, les commentateurs occidentaux ont critiqué l’autoritarisme politique et les conditions de travail draconiennes du pays hôte de la compétition. En réponse, les commentateurs des pays anciennement colonisés ont légitimement pointé du doigt l’hypocrisie de l’Occident. Après tout, les anciennes superpuissances coloniales ont bien jeté les bases de la débâcle qui a eu lieu au Qatar.

Bien que chaque camp soulève des remarques pertinentes, la discussion qui en a résulté n’a guère été productive. Le discours politique autour du mondial 2022 a surtout montré que les récits de « choc des civilisations » continuent de dominer l’imaginaire politique mondial, malgré une réalité moderne toute autre dans laquelle le capital international – qu’il soit oriental ou occidental – règne en maître, et a le pouvoir de mettre les gouvernements au pas. Pendant que nous sommes occupés à nous pointer du doigt les uns les autres, les multinationales se frottent les mains.

Le scandale de la Coupe du Monde

Depuis qu’il a obtenu, en 2010, le feu vert pour l’organisation de la Coupe du monde du football dans des circonstances de corruption manifestes, le petit pays pétrolier du Qatar, qui ne possédait que peu ou pas d’infrastructures sportives au départ, a lancé un mégaprojet de 220 milliards de dollars pour accueillir l’événement télévisé le plus regardé au monde.

Si l’économie qatarie fait depuis longtemps appel aux travailleurs migrants dans tous les secteurs, leur nombre a augmenté de plus de 40 % depuis que la candidature a été retenue. Aujourd’hui, seuls 11,6 % des 2,7 millions d’habitants du pays sont des ressortissants qataris. Il y a eu une augmentation massive de migrants précaires, principalement originaires d’Asie du Sud-Est, embauchés pour effectuer le travail manuel nécessaire à la construction des infrastructures pratiquement inexistantes en vue de 2022.

Stade de Lusail au Qatar. © Visit Qatar

Malgré les centaines de milliards investis, les conditions de travail de ces travailleurs manuels ont fait l’objet d’une exploitation flagrante. Les travailleurs migrants du Qatar ont dû faire face à des environnements de travail mettant leur vie en danger, à des conditions de vie précaires, à des paiements tardifs et dérisoires, à des passeports confisqués et à des menaces de violence, tout en effectuant un travail manuel rendu particulièrement pénible par la chaleur étouffante du soleil du Golfe. Selon The Guardian, 6 751 travailleurs migrants sont décédés depuis que le Qatar a obtenu l’organisation de la Coupe du monde.

Les principaux médias occidentaux n’ont commencé à souligner ces injustices qu’au cours du mois précédant le tournoi, une fois les billets achetés, les hôtels entièrement réservés et toutes les infrastructures terminées.

Alors que les ONG de défense des droits de l’homme et les journalistes avaient documenté l’exploitation rampante des travailleurs migrants au Qatar depuis environ une décennie avant la Coupe du monde 2022, les principaux médias occidentaux n’ont commencé à souligner ces injustices qu’au cours du mois précédant le tournoi – une fois les billets achetés, les hôtels entièrement réservés et toutes les infrastructures terminées. Le média occidental le plus virulent a été la BBC, qui a même refusé de diffuser la cérémonie d’ouverture, choisissant plutôt de diffuser une table ronde condamnant le bilan du Qatar en matière de droits de l’homme.

Bien sûr, les critiques de la BBC à l’égard du Qatar sont tout à fait valables. Toutefois, elles ne reconnaissent pas le rôle de l’héritage colonial du Royaume-Uni dans l’établissement des conditions d’exploitation de la main-d’œuvre qui existaient au Qatar bien avant la Coupe du monde. La Grande-Bretagne est en effet intervenue d’une manière matérielle et codifiée qui continue de profiter à la fois à la monarchie qatarie et au marché mondial dominé par le capital international.

Le kafala, un héritage britannique ?

Au cœur de l’exploitation systémique des travailleurs d’Asie du Sud-Est au Qatar et au Moyen-Orient en général, se trouve le système de kafala (parrainage), qui dispense les employeurs parrainant des visas de travailleurs migrants de se conformer aux lois du travail protégeant les ressortissants qataris. Les travailleurs migrants n’ont pas le droit de chercher un nouvel emploi, de faire partie d’un syndicat, ni même de voyager.

La version moderne du système de kafala a pour origine un fonctionnaire colonial relativement inconnu nommé Charles Belgrave. L’actuel Qatar, et plus généralement une grande partie du Golfe de la péninsule arabe, sont tombés sous domination coloniale britannique après la défaite de l’Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale. Belgrave, un vétéran anglais de la Grande Guerre, a été nommé en 1926 conseiller de la monarchie tribale de ce qui allait devenir l’actuel Bahreïn, dans le but d’aider à créer un État-nation moderne doté d’une bureaucratie gouvernementale fonctionnelle.

L’intention des Britanniques en administrant le Moyen-Orient post-ottoman, composé de « protectorats » ou de « mandats » plutôt que de colonies, était de garantir les intérêts britanniques à long terme dans la région. Ainsi, si le colonisateur disposait d’un certain pouvoir, les élites locales ont également conservé une grande part de leur influence et de leur patrimoine, donnant naissance à une symbiose entre les intérêts des classes dirigeants locales et celles du Royaume-Uni. Prévoyant l’éventuelle non-viabilité de la domination coloniale directe au lendemain de la guerre, l’objectif était de créer des structures stables pour que des gouvernements d’État favorables à l’Occident et alignés sur un système économique de marché libre puissent prendre le relais.

Avant la découverte du pétrole, Bahreïn et la région environnante abritaient des sociétés côtières et nomades gravitant autour de la pêche et de la culture des perles. L’avènement des frontières tracées par les colonisateurs a créé des obstacles à cette industrie régionale qui reposait sur la libre circulation du commerce et de la main-d’œuvre à travers la mer, désormais restreinte par de nouveaux concepts comme les passeports et les visas.

Pour y remédier, Belgrave, en coopération avec les élites locales, a codifié la première version du système moderne de kafala, qui s’est rapidement étendu à d’autres gouvernements nouvellement formés dans la région. Cela a finalement permis à Bahreïn, au Qatar, à Oman et à d’autres États du Golfe de faciliter l’immigration et l’exploitation de travailleurs d’Asie du Sud-Est.

En 1957, la forte impopulaire du kafala au Bahreïn conduit à des protestations qui finissent par faire démissionner Belgrave de son poste. Mais le système a persisté bien après le départ de ce dernier et la fin du pouvoir britannique dans le Golfe dans les années 1960 et 1970, témoignant de l’attachement des dirigeants locaux à cet équivalent moderne de l’esclavage. Si, à la suite des révélations des ONG et d’une enquête de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), le système du kafala a théoriquement été aboli en 2019, très peu semble avoir changé en réalité. Selon un ancien haut-fonctionnaire international sur Blast, l’OIT aurait même été acheté par les qataris pour qu’une exception leur soit accordée et que la procédure judiciaire soit classée sans suite.

Les multinationales, véritables vainqueurs du mondial

Le kafala n’est qu’un des nombreux systèmes modernes d’exploitation du travail dans le soi-disant « tiers-monde » qui remontent à la domination coloniale occidentale. De manière générale, le mode de vie de consommation dont jouissent de nombreux Occidentaux est rendu possible par l’externalisation d’une exploitation économique extrême dans des pays post-coloniaux socialement répressifs et politiquement autoritaires.

Ignorant les faits historiques, les reproches de l’Occident à l’égard du Qatar ont donc été, à juste titre, qualifiés d’hypocrites par de nombreux acteurs du monde post-colonial. Un certain nombre de commentateurs se sont empressés de souligner les lacunes des gouvernements occidentaux dans leur propre lutte contre leurs mauvaises conditions de travail, sans parler du racisme, de la misogynie et de l’homophobie (autres griefs légitimes à l’encontre du gouvernement qatari) existant dans leurs propres pays.

Ces critiques ont des arguments légitimes, tout comme le sont les critiques envers le Qatar lui-même. Mais ce débat n’a mené nulle part, l’Occident reprochant à l’Orient son retard et l’Orient reprochant à l’Occident son éternelle hypocrisie. Ce discours s’appuie sur un clivage Est/Ouest réducteur et ne parvient pas à saisir les intérêts communs des gouvernements occidentaux et orientaux et de leurs entreprises respectives dans le maintien de régimes d’exploitation et de répression sociale.

L’administration Biden a donné son feu vert à une vente d’armes d’un milliard de dollars au Qatar pendant la mi-temps du match entre l’Iran et les États-Unis.

Le Qatar, très proche de l’Iran, abrite la plus grande base militaire américaine du Moyen-Orient. Ce n’est donc pas une coïncidence si l’administration Biden a donné son feu vert à une vente d’armes d’un milliard de dollars au Qatar pendant la mi-temps du match entre l’Iran et les États-Unis. Un comportement habituel : les États-Unis ne se privent pas de fermer les yeux sur le despotisme de leurs alliés riches en pétrole dans le Golfe, tout en critiquant leurs ennemis autoritaires qui adoptent pourtant ce même comportement.

Les gouvernements et les entreprises de l’Union européenne entretiennent également des relations profitables avec le Qatar. À ce sujet, quatre membres du Parlement européen ont été accusés le 11 décembre dernier d’avoir reçu des pots-de-vin de la part de responsables qataris qui cherchaient à influencer des décisions politiques. Pourtant, le fait que l’Occident profite du despotisme qatari – et de celui du Golfe en général – n’a pas été pris en compte dans les critiques adressées au Qatar ces dernières semaines. Cela n’a pas non plus été souligné par ceux qui se sont empressés d’esquiver ces critiques.

Les critiques et les détracteurs ont très peu parlé des sponsors occidentaux, des marques de vêtements de sport, des diffuseurs sportifs et d’autres entités commerciales internationales qui ont engrangé des bénéfices massifs sur le dos des travailleurs qui ont peiné et sont morts en préparant ce tournoi. La seule organisation occidentale complice de la controverse Qatar 2022 faisant l’objet de critiques justifiées est la FIFA, une entité non corporative ou gouvernementale. À l’instar des gouvernements occidentaux, les entreprises occidentales ont été largement épargnées.

Les critiques et les détracteurs ont très peu parlé des sponsors occidentaux, des marques de vêtements de sport, des diffuseurs sportifs et d’autres entités commerciales internationales qui ont engrangé des bénéfices massifs sur le dos des travailleurs.

Ce récit de « choc des civilisations » qui alimente le discours autour du mondial 2022 détourne l’attention d’un autre plus grand problème qui touche à la fois le Moyen-Orient et les travailleurs migrants exploités dans le monde entier, à savoir le capitalisme néolibéral mondialisé. Le véritable gagnant de la Coupe du monde est le capital international, qu’il soit occidental ou qatari, et les véritables perdants sont les travailleurs migrants exploités et les citoyens politiquement réprimés du Qatar et du Moyen-Orient post-colonial.

La focalisation respective de chaque partie sur des nations orientales vues comme barbares ou sur des nations occidentales hypocrites ne rend pas compte du caractère financiarisé et international du capitalisme du XXIe siècle et de la façon dont il a modifié le paysage politique mondial – unissant souvent l’Est et l’Ouest dans un projet commun visant à tirer un maximum de profit des populations pauvres exploitées de par le monde.

Sur une note plus optimiste, la Coupe du monde 2022 a également vu l’expression d’une solidarité panarabe et post-coloniale qui va au-delà de ces frontières dessinées par la colonisation, une forme de conscience politique historiquement liées à des tendances anticapitalistes et de gauche dans les décennies passées. La présence continue du drapeau palestinien et le soutien massif dont a bénéficié l’équipe du Maroc de la part des Arabes et des Africains suggèrent le retour possible d’un discours politique post-colonial qui rompt avec ces récits improductifs de « choc des civilisations » souvent liés à l’existence des États-nations.

En Indonésie, les Papous sacrifiés sur l’autel des intérêts miniers

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Une manifestation à Jakarta, en août 2019, en faveur de l’indépendance de la Nouvelle-Guinée occidentale et contre les discriminations raciales © Andrew Gal/NurPhoto via Getty Images

En mai 2020, le meurtre brutal de Georges Floyd ravivait le mouvement antiraciste Black Lives Matter. D’une ampleur inédite aux États-Unis, ce mouvement a su trouver un écho dans des dizaines d’autres pays, parmi lesquels l’Indonésie. Profitant de cette médiatisation des discriminations raciales et des violences policières, des militants indonésiens ont lancé le hasthag #PapuanLivesMatter pour dénoncer les nombreuses violences dont sont victimes les Papous de Nouvelle-Guinée occidentale, une province violemment annexée par l’Indonésie en 1963. Largement méconnue et occultée, la situation des Papous de Nouvelle-Guinée occidentale s’est donc brièvement retrouvée sur le devant de la scène médiatique à l’été 2020, avant de retomber dans l’oubli : les violences des autorités indonésiennes à l’encontre des Papous sont passées sous silence autant que la colonisation brutale de la Nouvelle-Guinée occidentale. Le contraste avec la mise en lumière de la violente répression dont les Ouïghours au Xinjiang chinois sont victimes est saisissant. Pourtant, en Nouvelle-Guinée occidentale, celle-ci est tout aussi brutale et a déjà fait entre 100 000 et 500 000 victimes depuis 1963. Dans ce contexte répressif, de nombreuses entreprises étrangères, parmi lesquelles l’américain Freeport-McMoRan, en profitent pour exploiter le sous-sol de cette région riche en ressources naturelles, avec la complicité des autorités indonésiennes et de ses alliés – et ce au détriment des populations papoues.

LA NOUVELLE-GUINÉE OCCIDENTALE : ENTRE COLÈRE ET RÉPRESSION

Le 16 août 2019, à Surabaya, une ville indonésienne située à l’est de l’île de Java, des extrémistes indonésiens attaquent violemment une résidence étudiante dans laquelle logeaient des étudiants Papous. Ces derniers sont accusés d’avoir déshonoré le drapeau indonésien. Mêlée à la foule, la police arrête 43 étudiants. Capturant la scène, les téléphones portables enregistrent les injures qui fusent à l’égard des Papous, tour à tour traités de « porcs », de « chiens » et de « singes ». Postées sur les réseaux sociaux, ces vidéos font le tour du pays et provoquent la colère des populations papoues. De violentes manifestations antiracistes éclatent alors en Nouvelle-Guinée occidentale, qui s’embrase. Les Papous s’insurgent de ces énièmes discriminations raciales, tout en réclamant la tenue d’un référendum d’autodétermination. À Manokwari, le Parlement régional est incendié. À Sorong, la prison et l’aéroport sont attaqués. De nombreux manifestants arborent le drapeau de l’« étoile du matin », symbole prohibé de la Papouasie indépendante, lequel est hissé en lieu et place du drapeau national. Ces émeutes sont violemment réprimées par la police et le bilan est lourd : selon l’ONG Human Rights Watch, plus de 33 personnes sont tuées (un bilan certainement sous-évalué, à en croire les militants indépendantistes), tandis que des dizaines de milliers d’autres (Papous et Indonésiens confondus) fuient leurs habitations pour échapper aux violences. De nombreux manifestants font en outre l’objet de poursuites judiciaires, à l’image du dirigeant indépendantiste Victor Yeimo, accusé d’avoir orchestré les violences de 2019 et arrêté le 10 mai 2021. Si ces émeutes ont pu surprendre par leur ampleur sans précédent, elles ne représentent cependant pas les premiers actes de violence à venir secouer la Nouvelle-Guinée occidentale. Depuis la colonisation du territoire, les Papous manifestent pour leurs droits et pour l’application d’un référendum d’autodétermination, tout en faisant l’objet de nombreuses discriminations et d’une violente répression.

UNE COLONISATION ANCIENNE

Peuplée par des populations mélanésiennes, les Papous, l’île de Nouvelle-Guinée n’entre que tardivement en contact avec les explorateurs européens. De par sa position stratégique et les richesses dont elle regorge, l’île est progressivement revendiquée et colonisée par les puissances européennes, qui se disputent sa souveraineté dès la fin du XVIIIème siècle. En 1885, Hollandais, Britanniques et Allemands se divisent l’île, tout en s’attachant à christianiser les populations papoues. En 1902, le Royaume-Uni cède l’administration de la Nouvelle-Guinée britannique à l’Australie, qui s’empare également de la partie allemande de l’île à l’issue de la Première guerre mondiale. L’île est alors divisée entre une administration hollandaise à l’ouest et une administration australienne à l’est, successivement placées sous l’égide d’un mandat de la Société des Nations puis des Nations Unies. Si la Papouasie Nouvelle-Guinée obtient sa pleine indépendance de l’Australie en 1975, la situation de la Nouvelle-Guinée occidentale, administrée par les Pays-Bas, se veut plus compliquée.

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La Nouvelle-Guinée occidentale © Kimdime

Également colonisée par les Pays-Bas, l’Indonésie accède à son indépendance en 1949. Si les Hollandais se retirent des territoires indonésiens, ils se maintiennent en Nouvelle-Guinée occidentale et préparent progressivement ce territoire à une indépendance propre. En 1961, la Nouvelle-Guinée occidentale déclare son indépendance. C’est sans compter sur l’Indonésie qui, sous l’impulsion du Président Soekarno, revendique l’ensemble des territoires colonisés par l’administration hollandaise dans la région, y compris la Nouvelle-Guinée occidentale, bien que celle-ci ne dispose d’aucun lien avec l’Indonésie. Les troupes indonésiennes envahissent alors la Nouvelle-Guinée occidentale, tandis que, sous la pression des États-Unis, les Pays-Bas sont contraints de transférer leur souveraineté sur le territoire à l’Indonésie en 1963. S’ensuit alors un violent conflit opposant les troupes indonésiennes à l’Organisation pour une Papouasie libre, qui fait a minima 30 000 victimes entre 1963 et 1969, date à laquelle l’Indonésie organise un référendum d’autodétermination pour les Papous, en vertu d’un accord passé avec les Nations Unies en 1962. Bien qu’il soit qualifié d’« acte de libre-choix », ce référendum se limite en réalité à une consultation fictive manipulée par les autorités indonésiennes. Sur le million d’habitants de la Nouvelle-Guinée occidentale, seuls 1 026 chefs locaux réputés pour leur complaisance envers Jakarta sont autorisés à participer au référendum et forcés à voter en faveur du statu quo, sous la menace des militaires indonésiens. Sans grande surprise, le résultat prend des airs de plébiscite en faveur du maintien du territoire au sein de l’Indonésie. En dépit de ces irrégularités manifestes, les Nations Unies jugent cependant la consultation conforme à l’accord de New York de 1962, en vertu duquel le référendum avait été planifié.

Les autorités indonésiennes, désormais soutenues par le droit international, poursuivent alors la colonisation de la Nouvelle-Guinée occidentale, en dépit de l’opposition des Papous qui s’insurgent devant ce référendum en trompe-l’œil. Les revendications indépendantistes sont matées dans le sang, tandis que Jakarta s’attelle à « indonéiser » et islamiser les territoires papous en facilitant l’afflux de migrants indonésiens en provenance de Java, Bornéo, Sulawesi et Sumatra. Suivant cette politique dite de « transmigrasi », plus de 750 000 migrants indonésiens s’installent en Nouvelle-Guinée occidentale entre 1970 et 2010. Alors qu’ils formaient plus de 95% de la population de Nouvelle-Guinée occidentale dans les années 60, les Papous n’en représentent plus que 69% en 2017[1]. D’après le journaliste Philippe Pataud Célérier, en 2012, les Papous forment déjà moins de 50% des habitants de la région[2]. Ils font par ailleurs l’objet de confiscations de terres et d’une acculturation forcée. On estime ainsi qu’aujourd’hui, 40% des habitants de Nouvelle-Guinée occidentale parlent désormais l’indonésien, tandis que la jeunesse papoue se voit séduite par le mode de vie véhiculé par Jakarta. Parallèlement, l’islam indonésien s’étend à travers le territoire, ce qui n’est pas sans créer des tensions avec les Papous catholiques. D’aucuns n’hésitent pas à dresser un parallèle entre la Nouvelle-Guinée occidentale et les politiques migratoires engagées par la Chine au Tibet et au Xinjiang[3]. L’afflux de migrants a également creusé les inégalités économiques entre Indonésiens et Papous, ces derniers s’étant considérablement appauvris[4]. La Papouasie et la Papouasie occidentale, les deux provinces indonésiennes de Nouvelle-Guinée occidentale, sont sans surprise les deux régions les plus pauvres d’Indonésie, avec des taux de pauvreté dépassant les 25% et une mortalité infantile parmi les plus élevées d’Asie.

UNE RÉPRESSION CONTINUE

En 2014, l’élection de Joko Widodo à la tête de l’Indonésie, lequel a mis fin à la « transmigrasi » et promis davantage de justice pour les Papous, a un temps suscité l’espoir pour ces derniers. Mais leur situation n’a toujours pas changé d’un pouce et ils s’estiment trahis. Depuis la colonisation de la Nouvelle-Guinée occidentale, les Papous ont ainsi vu leur mode de vie méprisé et leurs droits bafoués, tout en faisant l’objet de massacres, d’assassinats et de disparitions forcées. L’armée indonésienne n’hésite pas à brandir la menace terroriste que représente l’Organisation pour une Papouasie libre, qui ne compte pourtant plus que quelques centaines de combattants armés, pour renforcer sa présence et justifier sa répression. Fin avril 2021, l’armée indonésienne a lancé de nouvelles opérations militaires dans la région du Puncak suite à la mort du chef des services de renseignement de la province de Papouasie, survenue après un affrontement armé avec les indépendantistes. Déclarant qu’il n’y a pas de place pour les groupes armés criminels en Indonésie, le Président Joko Widodo appelle alors les forces de sécurité à pourchasser et en arrêter tous les membres. Pour le magazine indonésien Koran Tempo, cette déclaration équivaut à « une bénédiction et un acte de vengeance pour la police et l’armée afin de mener une opération de sécurité de grande envergure. En Papouasie, ces opérations entraînent presque toujours la mort de civils ».

Depuis 1969, au moins 100 000 Papous ont ainsi perdu la vie. Probablement sous-estimé, ce chiffre pourrait même atteindre les 500 000 – et ce sans compter les milliers de Papous ayant fait l’objet de tortures, de viols ou d’emprisonnements politiques. Pour la Commission asiatique des droits de l’Homme, les massacres de masse commis par l’armée indonésienne à l’encontre des populations papoues dans les années 1970 pourraient constituer un génocide[5]. Par ailleurs, face à la colonisation et l’acculturation à l’œuvre en Nouvelle-Guinée occidentale, l’organisation Free West Papua n’hésite pas quant à elle à parler de génocide lent[6], qui pourrait à terme voir disparaître les Papous et leur culture. En dépit de ces signaux d’alarme et d’une répression indonésienne qui ne faiblit pas, la communauté internationale se contente toujours d’un silence pesant.

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© 風傳媒 The Storm Media

LE SILENCE COMPLICE DES NATIONS 

À diverses reprises, plusieurs nations mélanésiennes, parmi lesquelles les Tuvalu, ont exprimé devant les Nations Unies leurs inquiétudes au sujet des violations des droits humains en Nouvelle-Guinée occidentale, tout en se faisant le relai des revendications indépendantistes des Papous – ce qui n’a pas manqué de susciter l’ire de Jakarta. En 2017, Tuvalu a ainsi porté les actes de répression de l’armée indonésienne devant le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies. Cependant, en vertu du supposé référendum d’autodétermination de 1969, les Nations Unies ne considèrent pas la Nouvelle-Guinée occidentale comme un territoire colonisé et se désintéressent de la question – et ce alors même qu’elles placent la Polynésie française sur la liste des territoires à décoloniser[7]. En 2017, le Comité spécial de la décolonisation des Nations Unies a ainsi rejeté une pétition demandant l’indépendance de la Nouvelle-Guinée occidentale et signée par plus de 1,8 million de Papous. Intransigeantes vis-à-vis de la non-inscription de la Nouvelle-Guinée occidentale de la liste des territoires à décoloniser, les Nations Unies brillent également par le silence dont elles font preuve face aux violations indonésiennes. L’intérêt politico-économique des Nations occidentales – et en premier lieu des Etats-Unis – à ménager le partenaire indonésien est une des clés explicatives de ce mutisme onusien. Pour Philippe Pataud Célérier, « sans doute l’ONU a-t-elle préféré troquer le droit à l’autodétermination du peuple papou contre une issue politique beaucoup plus stable – et lucrative pour les intérêts américains »[8].

Très proches de l’Indonésie, les chancelleries occidentales s’intéressent peu à la situation des Papous. Les États-Unis, pourtant si enclins à s’offusquer – à juste titre – de la répression des musulmans Ouïgours par le régime chinois dans la région du Xinjiang, n’ont jamais condamné les atrocités commises par l’armée indonésienne en Nouvelle-Guinée occidentale. Pourtant, les similarités sont légion. Cette absence de réaction s’explique en premier lieu par les intérêts géopolitiques que Washington entretient dans la région depuis la fin des années 1950 et sa forte proximité avec Jakarta. La position géostratégique qu’occupe l’Indonésie lui a conféré une importance toute particulière au cours de la Guerre froide. Dans les années 1950, la politique pro-communiste du Président Soekarno n’était pas sans inquiéter les États-Unis qui redoutaient que l’Indonésie ne bascule dans le camp soviétique – et ce d’autant plus que les prospections de la compagnie minière américaine Freeport-McMoran faisaient part d’importants gisements stratégiques en Nouvelle-Guinée occidentale, à même de séduire les intérêts américains. Pour contenter l’Indonésie et la rapprocher de l’orbite occidental, les Etats-Unis ont alors contraint les Pays-Bas à transférer leur souveraineté sur la Nouvelle-Guinée occidentale à l’Indonésie. Jugeant Soekarno toujours trop rétif, les Etats-Unis ont alors apporté leur soutien au général Soeharto, lequel bénéficia de l’appui de la CIA lors de son coup d’état de 1965. Une fois le régime de Soekarno renversé, le général Soeharto engagea une répression sanglante à l’encontre des militants du Parti communiste indonésien, toujours avec l’appui de la CIA. En 1965 et 1966, entre 500 000 et 2 millions de sympathisants communistes furent massacrés par l’armée et les milices lui étant affiliées. Anti-communiste et pro-américain, Soeharto accorda aussi à Freeport, en 1967, des droits de prospection sur les gisements de la Nouvelle-Guinée occidentale, envahie quelques années plus tôt. Pour Washington, l’objectif était atteint ; tout en se débarrassant des communistes et en rapprochant le nouveau régime indonésien du giron occidental, l’une des principales entreprises américaines allait obtenir des droits d’exploitation inédits. Ne restait alors plus que la question papoue. En aidant les autorités indonésiennes, à l’occasion de l’accord de New York, à organiser un simulacre de référendum, les Etats-Unis ont alors obtenu la mise en place d’un cadre légal entourant l’autodétermination papoue. L’intégration légale, bien que tout à fait contestable, du territoire de Nouvelle-Guinée occidentale à l’Indonésie en 1969 a permis aux Etats-Unis d’y entériner leur présence économique – et ce, bien évidemment, au détriment des Papous. Depuis, l’Indonésie bénéficie du soutien constant des Etats-Unis, lesquels ne tarissent pas d’éloge à son égard, tout en éludant la question papoue. Nul doute que les colossaux intérêts économiques de Washington et de Freeport en Nouvelle-Guinée occidentale y sont pour beaucoup.

DES DENTS D’OR ET DE CUIVRE SUR LA NOUVELLE-GUINÉE OCCIDENTALE

Longtemps sous-exploitée, la Nouvelle-Guinée occidentale est très largement dotée en ressources naturelles. On y trouve de l’or, du cuivre, du nickel, du cobalt et du gaz en abondance. Par ailleurs, dotée de denses forêts tropicales représentant un quart des étendues forestières de l’archipel indonésien, la région abrite une faune et une flore extraordinaires. Fascinant les biologistes, la forêt séduit également les entreprises transnationales qui s’accaparent ses ressources en bois, estimées à 78 milliards de dollars. Afin de satisfaire l’appétit des pays développés ou en développement, les forêts de la région sont pillées, parfois en toute illégalité. Ainsi, sur les 42 millions d’hectares de forêts de Nouvelle-Guinée occidentale, « plus de la moitié a été jugée exploitable par Djakarta, sans compter quelque neuf millions d’hectares supplémentaires alloués au développement agricole, dont celui du palmier à huile »[9]. Huile de palme, bois, pâturages… avec la bénédiction de l’État indonésien, les ressources de la région sont désormais vouées à l’exportation, tandis que les entreprises transnationales y multiplient leurs projets d’extraction et d’exploitation, à l’image de Freeport, premier investisseur étranger en Indonésie. 

En 1967, après la signature de son contrat avec le régime de Soeharto, Freeport entreprend ses premiers forages miniers en Nouvelle-Guinée occidentale. En 1988, la compagnie minière découvre le colossal gisement de Grasberg, aux abondantes réserves d’or et de cuivre. On estime ainsi que la mine de Grasberg renferme les deuxièmes réserves les plus importantes au monde en or et les troisièmes en cuivre. Pour Freeport, les retombées économiques de l’exploitation de la mine, dont les réserves sont estimées à 2,8 milliards de tonnes, sont pharamineuses. Pour la seule année 2015, 3,1 milliards de dollars d’or et de cuivre ont ainsi été extraits de Grasberg. La mine rapporte ainsi à elle seule près de 80% des revenus de Freeport. On comprend alors l’intérêt pour l’entreprise de se maintenir en Nouvelle-Guinée occidentale et de s’assurer les bons offices de l’État indonésien.

http://sederetmasalahekonomi.blogspot.com/2018/04/tahun-depan-freeport-tutup-tambang-emas.html
La mine de Grasberg © Sederet Masalah Ekonomi

FREEPORT, CHANTRE ABSOLU DU NÉOLIBÉRALISME

Jakarta n’est cependant pas en reste, tant les retombées de l’activité de l’entreprise lui sont également lucratives. L’État indonésien est l’actionnaire majoritaire de Freeport à Grasberg et détient, depuis 2018, 51% de la mine. Par ailleurs, un tiers de l’économie de Nouvelle-Guinée occidentale provient des activités de Grasberg. Pour la seule région de Mimika, dans laquelle se trouve la mine, 91% de son PIB y est attribuable. À l’échelle de l’Indonésie, l’impact de Grasberg représente près de 2% du PIB. Premier contribuable d’Indonésie, située parmi les premiers employeurs du pays, Freeport a ainsi contribué, sur la seule année 2014, à rapporter plus de 1,5 milliard de dollars à l’État indonésien[10]. Organisation puissante, quasi-État dans l’État sous Soeharto, Freeport est solidement implantée dans le paysage papou et son importance économique est loin d’être négligeable pour Jakarta. Soeharto, entretenant des liens étroits avec Freeport, ira même jusqu’à décrire l’entreprise comme essentielle à l’économie de l’Indonésie[11]. En 1998, après le retrait de Soeharto, le journal indonésien Prospek révèlera que Freeport lui versait directement entre 5 et 7 millions de dollars par an, afin de s’assurer de la protection des autorités indonésiennes et de la pérennité de ses contrats en Nouvelle-Guinée occidentale[12]. En dépit d’un refroidissement des relations entre l’entreprise et le gouvernement indonésien depuis les nouvelles alternances politiques, dû à des déséquilibres économiques au sein du contrat unissant les deux parties qualifiés de spoliation par le Président Joko Widodo, Freeport demeure très influente au sein du jeu indonésien.

Son influence auprès des autorités américaines est également substantielle. Après la chute de l’URSS et la disparition de la menace communiste, le soutien des États-Unis au régime autoritaire de Soeharto n’apparait plus aussi primordial pour les intérêts américains. Freeport s’attèle alors à ce que les relations américano-indonésiennes se poursuivent sous de bons auspices. « Lobbyiste de premier plan aux États-Unis dans la course à la Maison Blanche »[13], Freeport agit en qualité de groupe de pression auprès de Washington afin d’y véhiculer les intérêts économico-politiques de Jakarta – ainsi que les siens. À titre d’exemple, entre 1991 et 1995, Freeport et les sociétés lui étant affiliées ont ainsi donné, officiellement, plus de 650 000 dollars à des politiciens américains, parmi lesquels le sénateur démocrate Bennett Johnson, farouche défenseur des intérêts de Jakarta et qualifié de membre le plus pro-indonésien du Congrès[14]. Après s’être retiré de la vie politique américaine, Bennett Johnson a rejoint le conseil d’administration de Freeport. Le diplomate américain Henry Kissinger, à l’influence inégalable, a également été membre du conseil d’administration de Freeport et a ainsi été amené, à diverses reprises, à se faire le chantre des intérêts de l’entreprises auprès des pouvoirs publics de Washington et de Jakarta[15]. L’influence de Freeport dans les couloirs du Congrès et de la Maison Blanche est alors à même d’expliquer le soutien sans faille de Washington à la présence indonésienne en Nouvelle-Guinée occidentale, crucial pour les intérêts de l’entreprise. Cependant, les activités de Freeport en Nouvelle-Guinée occidentale sont également essentielles pour les intérêts américains, tant la manne financière se veut importante pour Washington et tant les matières exploitées, très stratégiques, sont nécessaires à son économie. Nul doute que même sans les efforts de lobbying déployées par Freeport, Washington soutiendrait les activités de l’entreprise en Nouvelle-Guinée occidentale et continuerait de garder le silence sur la répression des Papous. Les intérêts économiques de Freeport et des États-Unis se rejoignent à Grasberg. Après tout, comme l’affirmait Cheprakov en son temps, « le capitalisme actuel montre, en son centre universel de pouvoir, un accord absolu entre les monopoles privés et l’appareil gouvernemental »[16].

Malgré sa grande lucrativité pour Jakarta, Washington et ses propres intérêts, l’activité de Freeport n’a cependant que de très faibles retombées économiques pour les habitants de Nouvelle-Guinée occidentale, la Papouasie et la Papouasie occidentale demeurant les provinces les plus pauvres d’Indonésie. Les ouvriers papous employés par Freeport ne gagnent que des salaires de misère, tandis que leurs droits syndicaux sont constamment bafoués. La faim, la misère et les maladies emportent encore de nombreux habitants de la région. Les populations locales ont également subi des déplacements forcés afin de permettre l’accès des entreprises transnationales aux ressources de la région. Ainsi, pour exploiter le site de Grasberg, Freeport a déplacé les populations Amungme, pourtant établies sur ces territoires traditionnels depuis des siècles. Et que dire des désastreuses conséquences environnementales des activités de Freeport ? La mine de Grasberg rejette des centaines de milliers de tonnes de déchets dans les terres de la région, empoisonnant ainsi les sols et les rivières. D’aucuns n’hésitent pas à parler d’écocide, un écocide qui ravagerait plus de 6% de la Nouvelle-Guinée occidentale.

Toutefois, en dépit de ces abus, Freeport peut compter sur le soutien des États-Unis et de l’Indonésie. L’entreprise bénéficie ainsi de la protection des autorités indonésiennes, et les liens qu’elle entretient avec son armée sont troubles. La police et l’armée ont ainsi expressément été mandatées par Jakarta pour assurer la sécurité de la mine de Grasberg. Par ailleurs, l’entreprise finance directement l’armée indonésienne afin que celle-ci protège ses intérêts. En 2005, une enquête du New York Times révélait que Freeport avait directement versé près de 20 millions de dollars à des officiers militaires indonésiens entre 1998 et 2004 afin de garantir sa sécurité. Forte du soutien de l’armée indonésienne, laquelle agit comme une compagnie de sécurité privée, Freeport se veut alors peu regardante sur les méthodes employées par les militaires à l’encontre des populations locales ; des méthodes qui s’apparentent pourtant à des violations des droits humains et des actes de nettoyage ethnique. Les assassinats, sévices et destructions méthodiques de villages sont monnaie courante pour les militaires indonésiens, lorsque ceux-ci ne s’adonnent pas à des activités de contrebande, endémiques en Nouvelle-Guinée occidentale. En 2018, suite à l’assassinat de 16 ouvriers travaillant sur un chantier d’axe routier, l’armée indonésienne a engagé une violente répression à l’encontre des Papous de la région. Selon The Saturday Paper, l’armée a alors frappé les villages papous à l’aide de bombes au phospore blanc, des armes pourtant proscrites par le droit international. En dépit des actes de répression menés par l’armée depuis plus de 50 ans, l’impunité et le silence restent de mise. Un observateur local rapporte que « la Papouasie est un véritable sanctuaire pour les pulsions les plus sordides ; un terrain de jeu pour psychopathes. Les militaires peuvent torturer, violer, assassiner en toute liberté, sans craindre la moindre sanction »[17]. Il reste cependant difficile de mesurer l’ampleur des violations, tant la Nouvelle-Guinée occidentale reste fermée aux étrangers. Les journalistes et les ONG y sont persona non grata et le traitement de l’information se veut difficile. En mars 2017, les journalistes français Franck Escudié et Basile Longchamp ont été expulsés d’Indonésie pour défaut de visa alors qu’ils allaient débuter le tournage d’un documentaire sur la Nouvelle-Guinée occidentale, en dépit des autorisations dont ils bénéficiaient. La plupart des rares étrangers autorisés à se rendre dans la région sont ainsi liés aux activités de Freeport, laquelle continue de fermer les yeux sur les violations commises par les forces armées indonésiennes. Cependant, Jakarta ferme également les yeux sur les pratiques de Freeport, tant le rôle économique joué par l’entreprise est central. A tel point que l’avenir de la Nouvelle-Guinée occidentale apparaît inextricablement lié au futur de Freeport. Pour Neles Tebay, coordinateur du Réseau pour la paix en Papouasie, « la Papouasie ne deviendra jamais indépendante tant que Freeport sera en Papouasie ».

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UN PARADOXE DE RICHESSE SANS DÉVELOPPEMENT

La partie orientale de l’île n’échappe pas à cette exploitation massive des ressources naturelles. La Papouasie Nouvelle-Guinée, longtemps considérée comme un sanctuaire environnemental et dotée d’une des constitutions les plus protectrices en termes de droits fonciers coutumiers, subit également les assauts des intérêts économiques étrangers. Dotée de larges ressources naturelles, disposant de la troisième forêt pluviale au monde, décrite par la Banque mondiale comme « un paradoxe de richesse sans développement », la Papouasie Nouvelle-Guinée offre depuis une dizaine d’années des richesses aux entreprises transnationales, que l’ONG Oakland Institute n’hésite pas à décrire comme un pillage en règle des ressources du pays[18]. De larges surfaces de forêt ont ainsi été déboisées, tandis que les usines d’exploitation de nickel tarissent les sols et les rivières. En dépit de l’indéniable enrichissement des entreprises étrangères et d’une stimulation de la croissance du pays, les populations de Papouasie Nouvelle-Guinée n’ont cependant pas bénéficié des retombées économiques de l’exploitation de leur territoire ; pays pauvre et inégalitaire, la Papouasie Nouvelle-Guinée n’occupe que le 155ème rang au classement par indice de développement humain. Toujours est-il que ses habitants peuvent se targuer de jouir de leur pleine souveraineté et ne pas subir racisme et oppression, contrairement aux Papous de Nouvelle-Guinée occidentale – région qui pourrait également être affublée de l’épithète de paradoxe de richesse sans développement. En effet, si, à l’échelle internationale, rares sont désormais les régions et les ressources à ne pas subir les affres d’un néolibéralisme débridé, rares sont également les peuples à subir un niveau de répression et d’acculturation aussi intense que les Papous de Nouvelle-Guinée occidentale – le tout dans l’indifférence la plus totale de la communauté internationale.

LES VIES DES PAPOUS COMPTENT-ELLES ?

En 1971, dans son ouvrage Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Eduardo Galeano dénonçait la pauvreté de l’Homme comme conséquence de la richesse de la terre[19]. L’auteur uruguayen y dénonçait le pillage des ressources du continent latino-américain par les entreprises transnationales au service des États dits impérialistes, mués par un appât du gain toujours plus insatiable et dévastateur. Décrivant les nombreuses convoitises dont leurs ressources faisaient l’objet, il affirmait ainsi que « le sous-sol produit des coups d’État, des révolutions, des affaires d’espionnage et des péripéties »[20], tout en rappelant que « l’économie nord-américaine a besoin des minerais d’Amérique latine comme les poumons ont besoin d’air »[21]. Les États-Unis, de même que de nombreux autres États, dépendent en effet largement de l’étranger pour leurs approvisionnements en ressources. Leur accaparement se fait alors au détriment des droits fondamentaux et du développement économique des populations locales – voire s’effectue en usant de leur exploitation et leur oppression, à l’image, encore une fois, de l’Amérique latine décrite par Galeano. Force est de constater que, 50 ans plus tard, les choses ont peu changé. Les écrits de Galeano sont aujourd’hui en partie transposables à la situation des Papous de Nouvelle-Guinée occidentale. Cité par Philippe Pataud Célérier, Victor Yeimo, porte-parole du mouvement indépendantiste Komité Nasional Papua Barat, résume amèrement le triste sort de la Nouvelle-Guinée occidentale : « La Papouasie est prise entre l’enclume et le marteau : d’un côté le capitalisme prédateur des multinationales comme Freeport, qui exploitent sans vergogne notre pays ; de l’autre, un colonialisme indonésien tout aussi cupide et destructeur »[22]. Face aux dérives du néolibéralisme et au silence complice des États, « les vies des Papous ne comptent pas ».

Notes :

[1] Arte, Le Dessous des cartes, « Papouasie occidentale, conflit oublié », 2017. Disponible au lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=5zJkQjOhCxM&ab_channel=GracchusBabeuf

[2] PATAUD CELERIER Philippe, « Grèves, répression et manipulations en Papouasie occidentale », in Le Monde diplomatique, 1er mars 2012.

[3] KWOK Yenni, « Papua Remains a Killing Field Even Under New Indonesian President Jokowi », in Time, 12 décembre 2014.

[4] FIRDAUS Febriana, « A Tragic, Forgotten Place. Poverty and Death in Indonesia’s Land of Gold », in Time, 3 août 2017.

[5] Commission asiatique des droits de l’Homme, « The Neglected Genocide – Human rights abuses against Papuans in the Central Highlands, 1977-1978 », septembre 2013.

[6] ELMSLIE Jim, WEBB-GANNON Camellia, « A Slow-Motion Genocide : Indonesia Rule in West Papua » in Griffith Journal of Law & Human Dignity, Volume 1(2), 2013, pp.142-162.

[7] PATAUD CELERIER Philippe, « Les Papous minoritaires en Papouasie », in Le Monde diplomatique, février 2015.

[8] PATAUD CELERIER Philippe, « Nettoyage ethnique en Papouasie », in Le Monde diplomatique, décembre 2019.

[9] PATAUD CELERIER Philippe, « Vers la disparition des peuples papous en Indonésie ? », in Le Monde diplomatique, février 2010.

[10] COCA Nithin, « West Papua : mining in an occupation forgotten by the world », in Equal Times, 21 avril 2015.

[11] LEITH Denise, « Freeport and the Suharto Regime, 1965-1998 », in The Contemporary Pacifiq, Volume 14, n°1, 2002, p.83.

[12] Idem, p.90.

[13] PATAUD CELERIER Philippe, « Papouasie occidentale : des peuples papous en sursis », in Mediapart, 3 septembre 2014.

[14] LEITH Denise, « Freeport and the Suharto Regime, 1965-1998 », op. cit., p.88.

[15] Idem, p.90.

[16] CHEPRAKOV V.A., El capitalismo monopolista de Estado, Progreso, 1966.

[17] PATAUD CELERIER Philippe, « Grèves, répression et manipulations en Papouasie occidentale », op. cit.

[18] Oakland Institute, « On Our Land : Modern Land Grabs Reversing Independence in Papua New Guinea  », 19 novembre 2013.

[19] GALEANO Eduardo, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Terre Humaine Poche, 1971, p.19.

[20] GALEANO Eduardo, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, op. cit., p.188.

[21] GALEANO Eduardo, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, op. cit., p.186.

[22] PATAUD CELERIER Philippe, « Grèves, répression et manipulations en Papouasie occidentale », op. cit.

La restitution des objets d’art en Afrique : le gouffre entre le discours et les actes

© Emmanuel Sangnier

Lors du discours de Ouagadougou prononcé en 2017, le président français Emmanuel Macron s’était engagé à restituer les objets d’art africains pillés lors de la colonisation à leurs pays d’origine. Dans la foulée il commandait un rapport, rendu en 2018, plaidant pour cette politique de restitution. Finalement, la loi promulguée fin décembre 2020 se montre bien moins ambitieuse : elle n’autorise qu’« une dérogation limitée au principe d’inaliénabilité qui protège les collections publiques françaises ». Par Philippe Baqué [1].

Une suspension de vente très symbolique

« La France a émis le principe de restitution des biens culturels à l’Afrique et voici qu’aujourd’hui nous sommes dans une vente de ces biens mal acquis. Personne ne va vous montrer les certificats de vente de ces objets que vous allez acheter et qui ont été pillés. Vous aurez sûrement un reçu lors de votre achat, mais les fabricants de ces objets, eux, n’ont reçu que la mort. »

Ainsi s’exprimait Thomas Bouli, porte-parole d’une poignée de militants de l’association panafricaine Afrique-Loire qui avait décidé d’intervenir ce 23 mars 2019 lors d’une vente aux enchères organisée par la maison de vente Salorges-Enchères à Nantes. Plus de trois cents armes, sceptres et objets rituels africains provenant de divers pays étaient proposés à la vente par un antiquaire. Ces objets ne sortaient pas de la collection Helena Rubinstein ou de la collection Jacques Kerchache, mais faisaient partie de cette génération d’œuvres africaines longtemps gardées précieusement par les descendants des administrateurs, des militaires ou des missionnaires qui les avaient « collectées » au temps des colonies. Peu à peu, elles apparaissent sur le marché, lors de ventes aux enchères appréciées par les amateurs rêvant d’y découvrir des perles rares. Ce jour-là, la vente annoncée dans les gazettes des arts « primitifs » avait attiré beaucoup de collectionneurs et de marchands dont l’intérêt avait été suscité aussi bien par la qualité des objets dispersés que par leurs provenances bien documentées. Ainsi, le catalogue indiquait : « Collectées par le caporal Mazier lors de la mission d’exploration au Moyen-Congo de Pierre Savorgnan de Brazza en 1875 ; collection Abbé Le Gardinier début XXe siècle ; collection Alfred Testard de Marans, collectée à la fin du XIXe siècle. » Alfred Testard de Marans fut le chef des services administratifs du corps expéditionnaire dirigé par le général Alfred Amédée Dodds durant la guerre contre le roi Béhanzin et la conquête du royaume du Dahomey (1892-1894), dans l’actuel Bénin. Il « collecta » à cette occasion des récades, bâtons de commandement typiques du Dahomey, dont une partie était en vente ce jour-là.

Thomas Bouli poursuivait son intervention adressée aux futurs acheteurs avec un brin d’ironie :

« Nous tenons à vous remercier car l’acte que vous faites aujourd’hui valorise le savoir-faire de ceux qu’on estimait barbares au début de la colonisation. Désormais, leur art est devenu si prisé que les colonisateurs européens fabriquent des lois pour les conserver en Europe. »

Le discours de Ouagadougou : restitutions et communication

La vive polémique sur les restitutions avait été réactivée le 28 novembre 2017 par Emmanuel Macron lors d’un discours tenu à l’université de Ouagadougou, au Burkina Faso. Venu pour présenter les grands axes de sa nouvelle relation avec l’Afrique, le président aborda contre toute attente le thème de la restitution des objets d’art africains :

« Je ne peux pas accepter qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France. Il y a des explications historiques à cela, mais il n’y a pas de justification valable, durable et inconditionnelle, le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens. […] Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. »

Le président levait ainsi un tabou : la restitution à leur pays d’origine des objets d’art africains conservés dans les musées français. Pas forcément ceux volés dans des musées africains et répertoriés, ou issus de fouilles illicites, mais également ceux pillés durant la colonisation. En juillet 2016, Jean-Marc Ayrault, Premier ministre de François Hollande, avait répondu par un refus cinglant au nouveau président béninois, Patrice Talon, qui réclamait la restitution d’objets d’art royaux prélevés lors de l’expédition du général Dodds et conservés au musée du Quai-Branly – Jacques Chirac. Jean-Marc Ayrault rappelait que ces objets faisaient désormais partie du patrimoine français et étaient donc inaliénables.

Dans la foulée de son discours, Emmanuel Macron commandait un rapport à deux chercheurs : Bénédicte Savoy, professeure d’histoire de l’art à l’université technique de Berlin, et Felwine Sarr, professeur d’économie à l’université Gaston-Berger au Sénégal. En novembre 2018, ils publiaient le résultat de leurs travaux dans un ouvrage intitulé Restituer le patrimoine africain, qui ne constituait toutefois pas la position officielle du gouvernement français. Les deux chercheurs y prenaient ouvertement le parti des restitutions définitives des objets d’art, « chefs d’œuvre irremplaçables pour l’histoire des peuples africains », et d’un transfert de leur propriété de la France aux États requérants. Ils comparaient les centaines de milliers d’objets provenant d’Afrique subsaharienne présents dans les musées occidentaux – 88 000 dans les collections publiques françaises, dont 70 000 au musée du Quai-Branly – Jacques Chirac – aux quelques milliers répertoriés dans les musées africains. Pour Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, la période coloniale avait correspondu pour la France « à un moment d’extrême désinhibition en matière d’“approvisionnement” patrimonial dans ses propres colonies, de boulimie d’objets ». Les rapports de domination établis invitaient, selon eux, à postuler « l’absence de consentement des populations locales lors de l’extraction des objets » et à considérer que les acquisitions ont été obtenues « par la violence, la ruse ou dans des conditions iniques ». En conséquence, ils préconisaient la restitution des objets saisis dans des contextes de conquêtes militaires, collectés durant les missions scientifiques, donnés aux musées français par des agents de l’administration coloniale ou leurs descendants et les pièces acquises après 1960 dans des conditions avérées de trafic illicite.

Dès la remise du rapport, Emmanuel Macron s’engageait à restituer vingt-six pièces au Bénin, correspondant en partie aux objets réclamés en 2016 par le gouvernement béninois : des trônes, des statues, des portes sculptées, des reliquaires et des régalias ayant appartenu aux rois du Dahomey, pris en butin par le général Dodds à la fin du XIXe siècle lors de l’expédition militaire contre le roi Béhanzin et conservés au musée du Quai-Branly – Jacques Chirac. Toutefois, la statue du dieu Gou, exposée au Pavillon des sessions au musée du Louvre, en tant que chef d’œuvre de l’art africain, elle aussi réclamée, ne figurait pas sur la liste. Une autre restitution était envisagée, celle du sabre d’El Hadj Oumar Tall, un résistant à la colonisation, fondateur de l’Empire toucouleur au XIXe siècle sur les territoires des actuels États du Sénégal, du Mali et de la Guinée. La France envisageait de le restituer au Sénégal sans tenir compte de la demande du Mali qui le réclamait aussi. Les restitutions massives annoncées par le président Macron allaient-elles en rester là ? Le « je veux » présidentiel allait-il demeurer un vœu pieu ? Tout de suite après la déclaration d’Emmanuel Macron, peu d’États africains se sont empressés de déposer des demandes de restitution. Une demande du Cameroun concernant un trône bamoun, un temps envisagée, ne semblait plus d’actualité. La majorité des États, pris de court, ou mobilisés par d’autres urgences, n’étaient pas allés au-delà de quelques déclarations de principe. Le Nigeria, l’un des plus revendicatifs en matière de restitution, ne s’était pas non plus manifesté pour réclamer ses objets archéologiques ou ses statuettes en bronze de Benin City. « Tout le monde sait que tout cela risque de demeurer juste un effet d’annonce », commentait fin 2019 la politologue Françoise Vergès.

Un marché de l’art sur la défensive

Même si la déclaration de Ouagadougou du président Macron risquait de ne se traduire que par des restitutions a minima, l’annonce du retour des objets au Bénin et au Sénégal et le rapport Sarr-Savoy ont soulevé l’hostilité d’une grande partie des conservateurs de musées. Stéphane Martin, encore président du musée du Quai-Branly – Jacques Chirac, s’était abstenu de les critiquer, mais ayant pris sa retraite début 2020, il affichait alors ouvertement son opposition aux restitutions. Il déclarait que « les musées ne doivent pas être otages de l’histoire douloureuse du colonialisme » et regrettait que le rapport Sarr-Savoy soit un « cri de haine contre le concept de musée. » Il était suivi par son confrère Julien Volper, conservateur au musée Tervuren de Bruxelles, l’un des plus importants musées d’art africain, qui dénonçait une propagande mensongère et s’opposait aux restitutions qui auraient des conséquences désastreuses pour les collections nationales. Les conservateurs reprenaient les mêmes arguments que la « Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels » signée par les dix-neuf plus puissants musées d’Europe et d’Amérique en décembre 2002. Leurs responsables s’opposaient aux demandes de restitution qui pourraient viser un jour leurs collections, niant en partie les conditions d’acquisitions des œuvres. Ainsi la déclaration affirmait :

« Les membres de la communauté muséale internationale partagent la conviction que le trafic illicite d’objets ethnologiques, artistiques et archéologiques doit être fermement découragé. Il nous faut toutefois admettre que les pièces acquises autrefois doivent être considérées à la lumière de valeurs et de sensibilités différentes, lesquelles témoignent de ce passé révolu. […] Au fil du temps, les œuvres ainsi acquises – par achat, don ou partage – sont devenues partie intégrante des musées qui les ont protégées, et par extension, du patrimoine des nations qui les abritent. Nous avons beau être aujourd’hui particulièrement attentifs à la question du contexte original, nous ne devrions pas perdre de vue pour autant le fait que le musée offre lui aussi un contexte pertinent et précieux aux objets retirés de longue date de leur environnement original. »

Ces musées s’autoproclamaient « universels » dans un contexte toutefois très national puisque les objets dont ils avaient la charge – notamment ceux acquis durant la colonisation – devenaient « patrimoine des nations qui les abritent ».

Bien que n’étant pas concernés par les propositions du président Macron et le rapport Sarr-Savoy, qui ne ciblaient que les collections publiques, les marchands d’art et les collectionneurs se mobilisaient aussi contre les restitutions, fidèles à leur opposition à tout contrôle du marché, avec la même énergie déployée durant les campagnes contre la convention de l’Unesco et celle d’Unidroit. Bernard Dulon, président du Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés – qui regroupe la plupart des marchands d’art africain parisiens – dénonçait ainsi le discours du président à Ouagadougou :

« C’est une hypocrisie totale. On a pillé le continent africain depuis mille ans avant Jésus-Christ, on continue de le faire et on voudrait nous faire croire qu’en rendant trois masques et quatre fétiches on va se dédouaner. Je pense que la restitution est un problème uniquement politique. […] C’est très clairement du néocolonialisme. »

Quelques mois après la sortie du rapport, l’avocat Emmanuel Pierrat publiait l’ouvrage polémique Faut-il rendre des œuvres d’art à l’Afrique ? Dans l’introduction, il se présentait comme l’un des seuls « vrais connaisseurs du sujet » à pouvoir apporter une « voix raisonnable » dans le débat. Avocat spécialisé dans le droit de la culture mais aussi « collectionneur boulimique d’art tribal », il pouvait effectivement se présenter en tant que « vrai connaisseur du sujet ». Épousant la position de Stéphane Martin, il regrettait que la seule question concernant l’Afrique soit aujourd’hui de savoir « si l’art doit payer pour la colonisation ».

« Trop souvent, c’est dans l’espoir de réparation de ce passé « humiliant » que les demandes de restitution, empreintes de revendications politiques, s’effectuent. Dès lors, les œuvres participent en général d’une tentative de reconstruction d’une certaine identité, souvent fantasmée d’ailleurs, d’un âge d’or précolonial. »

Prenant la défense des professionnels du marché de l’art qui auraient contribué selon le rapport Sarr-Savoy « à l’injection dans un flux commercial licite d’objets d’origine illicite », Emmanuel Pierrat commentait :

« Cela signifie que, même après les indépendances, un achat d’objet africain est en tout état de cause suspect. Le procédé idéologique est inadmissible et permet de mesurer l’absurdité des raisonnements qui sont supposés le sous-tendre. »

L’avocat collectionneur s’en prenait alors à l’édifice du rapport qui selon lui reposait sur une accusation absurde : les œuvres d’art africaines détenues en Europe auraient été toutes forcément pillées. Une proposition des rapporteurs était particulièrement insoutenable pour l’avocat : dans tous les cas où les recherches ne permettraient pas d’établir de certitudes sur les circonstances de leurs acquisitions, les pièces pourraient être restituées au pays demandeur. Emmanuel Pierrat les accusait alors d’inverser le principe de la charge de la preuve, qui repose en France sur le demandeur, et, en conséquence, de remettre en cause la présomption d’innocence du possesseur.

« Le rapport Sarr-Savoy fait litière de ce principe qui exigerait pourtant des demandeurs qu’ils apportent la preuve que le bien litigieux a été volé. »

La « voix raisonnable » d’Emmanuel Pierrat, se positionnant essentiellement en tant que défenseur des marchands et des conservateurs de musée hostiles au rapport, se bornait à réduire le marché à une vision caricaturale : le propriétaire d’un objet d’art africain est présumé innocent alors que le peuple qui en a été dépossédé est toujours présumé consentant.

En finir avec l’arrogance

Bénédicte Savoy regrettait que la plupart des conservateurs de musée français n’aient pas compris les enjeux.

« Dans le cadre de notre mission, tous les interlocuteurs que nous avons rencontrés en Afrique nous ont dit qu’il ne s’agissait pas de tout reprendre aux musées français car certaines pièces sont d’excellentes ambassadrices de la culture de leurs pays. Mais ils demandaient qu’une partie significative de ce patrimoine soit accessible aux jeunes générations africaines, qui ne peuvent pas venir en Europe, pour qu’elles puissent se ressourcer, s’inspirer et se référer à la créativité des générations précédentes. »

Ce que proposaient Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, c’était une rupture avec l’attitude des autorités françaises vis-à-vis des demandes de restitution des pays africains.

« Si un État africain considère qu’une pièce sortie durant la période coloniale est importante pour son patrimoine pour des raisons historiques, symboliques, culturelles, ou ethnologiques et qu’il souhaite la récupérer, nous voulions que les autorités françaises étudient sa demande avec plutôt un « oui » en tête qu’un « non » systématique. Que l’attitude générale soit plus ouverte. Qu’on en finisse avec une sorte d’arrogance qui a eu cours durant les décennies passées qui consistait à ne pas répondre aux demandes et à les ignorer. Par exemple, la demande de restitution du Bénin date des années 1960. Il a fallu tout ce temps pour qu’elle soit entendue. Le Nigeria tente aussi de récupérer ses fameux bronzes depuis des dizaines d’années. Dans le premier manifeste panafricain publié en 1969, la question des restitutions était déjà évoquée. Ce combat est mené depuis longtemps et c’est par un effet de lassitude que les Africains ont cessé de réclamer. »

Ni réparation, ni acte de repentance

Début 2020, trois ans après le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou, le Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés profitait d’une situation très confuse : les conditions tardaient à être réunies pour assurer des restitutions officielles aux États africains. Pas d’inventaires de leurs objets conservés dans les musées français, pas de révision du code du patrimoine, toujours pas de restitution effective… Le 17 novembre 2019, le Premier ministre Édouard Philippe remettait bien au président sénégalais Macky Sall le sabre d’El Hadj Oumar Tall, un résistant à la colonisation. Il ne s’agissait pas d’une restitution mais d’un dépôt pour cinq ans au musée des Civilisations noires de Dakar. Le Premier ministre signait le lendemain un important contrat de vente d’armes avec le Sénégal.

Finalement, sur pression du président Macron, soucieux de ne pas perdre la face, une loi était présentée devant l’Assemblée nationale début octobre 2020 par Roselyne Bachelot, la nouvelle ministre de la Culture. Il s’agissait d’une loi permettant deux dérogations limitées au principe d’inaliénabilité qui protège les collections publiques françaises pour garantir le transfert de propriété des 26 œuvres d’Abomey à la République du Bénin et celui du sabre d’El Hadj Oumar Tall à la République du Sénégal. Durant l’examen de la loi devant la commission des Affaires culturelles de l’Assemblée nationale, le 30 septembre, la ministre de la Culture précisait les limites de cette loi :

« Ce n’est pas un acte de repentance ou de réparation, mais c’est un point de départ qui ouvre le champ à de nouvelles formes de coopération et de circulation des œuvres. […] La loi n’a pas de portée générale et n’est valable que pour les cas spécifiques des objets qu’elle énumère expressément. Cette loi n’aura pas pour effet de remettre en cause la légalité de la propriété de notre pays sur tout bien acquis dans le cadre d’un conflit armé. »

Durant cette même session, Yannick Kerlogot, rapporteur de la commission, rendait hommage à l’ouvrage de l’avocat et collectionneur Emmanuel Pierrat, citant l’un des passages de son livre :

« Ce qu’il faut encourager, dans une perspective universaliste, c’est la libre circulation des œuvres, contre l’enfermement de chaque culture dans sa spécificité – évidemment largement imaginaire : ça s’appelle du nationalisme culturel, voire du racisme. La partie sera gagnée le jour où, pour voir certains chefs d’œuvre de l’antiquité romaine ou du Moyen Âge gothique, il faudra aller dans un musée d’Afrique subsaharienne. »

Ce jour-là, les Africains auront toujours autant de mal à obtenir des visas pour se rendre en Europe, et éventuellement y contempler leur patrimoine. En tout cas, les propos de Roselyne Bachelot et de Yannick Kerlogot avaient rassuré le marché et sonnaient sans doute la fin de la partie.

Début novembre 2020, le Sénat adoptait la loi en remplaçant dans son texte le terme « restitution » par le terme « retour » pour ne pas avoir à reconnaître implicitement le vol des objets…

Notes :

[1] Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage Un nouvel or noir. Le pillage des objets d’art en Afrique, réédité par Agone et Survie en 2021 (chapitre XVIII : « Restitution : la polémique, le droit et la loi du marché »)

Afrique : aux origines de la régression démocratique – Entretien avec Vincent Hugeux

Robert Mugabe, alors opposant zimbabwéen, avec Ceausescu lors d’une visite officielle en Roumanie en 1976. (c) Wikimedia Commons

De nombreux pays d’Afrique francophone ont eu des élections présidentielles depuis un an. Si la démocratie se stabilise dans deux d’entre eux – le Burkina Faso et le Niger –, la situation se dégrade globalement. Certains ont conforté leur statut de démocratie de papier – le Tchad, le Togo et le Congo-Brazzaville – tandis que des manipulations constitutionnelles en Guinée et en Côte d’Ivoire ont permis aux présidents sortants d’être élus pour un troisième mandat. Même le Bénin, encensé pour son ouverture démocratique depuis les années 1990, a connu des élections troublées durant lesquelles des opposants ont été incarcérés ou contraints à l’exil. Vincent Hugeux, journaliste indépendant, ancien grand reporter à L’Express, est l’auteur de Tyrans d’Afrique. Les mystères du despotisme postcolonial (Perrin, 2021). Il dresse dans ce livre dix portraits d’autocrates ayant sévi des indépendances à aujourd’hui sur le continent. Il avait également publié en 2012 Afrique : le mirage démocratique (CNRS éditions). Nous l’avons questionné sur les ressorts de l’autoritarisme en Afrique. Entretien réalisé par Tangi Bihan, retranscrit par Dany Meyniel.

Ndlr : cet entretien a été réalisé quelques jours avant la mort d’Idriss Déby, président du Tchad, dont il est longuement question ici.

LVSL – Votre livre Tyrans d’Afrique dépeint dix autocrates aux histoires romanesques [1]. Mais l’Afrique regorge déjà de personnages charismatiques très connus, qu’ils soient des révolutionnaires admirés comme Thomas Sankara ou Patrice Lumumba, ou alors des dictateurs sanguinaires comme Joseph Mobutu, Mouammar Kadhafi ou Jean-Bedel Bokassa. Pourquoi avoir privilégié cette personnalisation de la politique en Afrique plutôt que l’exposition des problèmes démocratiques et sociaux que connaît le continent ?

Vincent Hugeux – Mon parti pris depuis que je publie des ouvrages sur l’Afrique, c’est de ne pas m’en tenir au cercle étroit d’une sorte de lectorat captif des africanistes amateurs ou professionnels. Mon propos est toujours d’essayer de toucher un deuxième cercle de lecteurs qui, sans être des experts des enjeux géopolitiques, sont intéressés par les réalités du continent africain. Pour cela, il me paraît indispensable de passer par une forme d’incarnation, d’autant que les personnages que j’ai retenus ont tous d’une manière ou d’une autre une dimension romanesque, fût-ce dans les outrances ou l’abjection.

J’avais un professeur de journalisme vieille école qui disait « au fond, l’enjeu, pour vous, futurs journalistes, c’est d’expliquer les idées par les faits et les faits par les hommes. » Le pari, s’il est réussi, consiste à en dire beaucoup à travers les aventures humaines. Cela a toujours été mon approche en tant que journaliste : l’incarnation d’une crise, si complexe soit-elle, peut la rendre accessible à un public qui serait hermétique à une théorisation d’un conflit, d’un pouvoir, d’un élan, d’une épopée, d’un fiasco.

C’est la raison pour laquelle j’ai cherché à élargir le spectre géographique et le spectre temporel. Cela signifie sortir du pré-carré francophone, essayer d’attirer l’attention d’un lectorat français sur les autres Afriques, celles qui ne relèvent pas de notre histoire coloniale ou de notre communauté linguistique. C’est pour cela qu’on trouve un personnage très méconnu comme le Gambien et anglophone Yahya Jammeh, le Zimbabwéen Robert Mugabe pour incarner l’Afrique australe, l’Erythréen Issayas Afeworki pour l’Afrique de l’Est et la Corne de l’Afrique, enfin Teodoro Obiang de la Guinée équatoriale, seul pays hispanophone du continent, qui connaît les effets pervers du miracle pétrolier.

Il y a toujours ce souci de diversité à côté des incontournables, comme Bokassa et Mobutu, et de mettre sous la lumière des personnages qui sont relativement étrangers à un public même informé. Et puis, il y avait une volonté de variété temporelle. Nous avons deux chefs d’État qui sont au pouvoir à l’instant où on parle, à savoir Obiang en Guinée équatoriale et Aferworki en Érythrée. Ce dernier a été ramené, à son corps défendant, dans la lumière par la crise aigüe de la rébellion tigréenne. On a retrouvé une alliance de revers assez singulière entre lui et son ex-ennemi préféré, à savoir le prix Nobel de la paix par anticipation – c’est de l’ironie bien sûr – l’Ethiopien Abiy Ahmed. Et puis on remonte jusqu’à Sékou Touré, l’homme qui accède instantanément au statut de héros de l’anti-impérialisme par le camouflet qu’il inflige à Charles de Gaulle en 1958 lors de la fameuse tournée qui était supposée vendre aux futures ex-colonies un projet d’association qui d’ailleurs sera très vite mort-né.

Le seul embarras que j’ai eu, c’est l’embarras du choix. Hélas, il y a au rayon des despotes, des satrapes et des potentats beaucoup d’appelés et peu d’élus, certains d’ailleurs n’ayant jamais été élus. Il y a la matière, pour le seul continent africain, pour un tome 2 voire un tome 3…

LVSL – Vous avez parlé d’anti-impérialisme. Vous montrez bien la complexité de certains personnages qui ont pu être tour à tour des leaders révolutionnaires puis des dictateurs. Vous prenez les exemples de Mugabe et de Sékou Touré, on pourrait ajouter Kwame Nkrumah ou Kadhafi. Vous êtes très critique de certains militants politiques et de certains discours politiques de gauche, qui se disent anti-impérialistes, et qui ont pu soutenir ces dirigeants à une certaine époque.

V.H. – Il y a des figures emblématiques qui suscitent une forme de vénération chez les jeunes Africains ; vénération amplement justifiée pour certains d’entre eux mais qui, en général, échappe à toute distanciation critique. Lumumba, par la posture qui était la sienne et évidemment par l’épilogue tragique et cruel de sa courte aventure sur cette terre, mérite évidemment de figurer dans ce panthéon.

Mais prenons Kwame Nkrumah, généralement dépeint comme le père du panafricanisme moderne. Quand on regarde sa trajectoire jusqu’au bout, nous sommes conduits à évoquer aussi une certaine forme de dérive autoritaire. On pourrait appliquer le même raisonnement à Sékou Touré, dont la trajectoire idéologique est assez déroutante puisqu’au soir de sa vie il sera converti, lui l’afro-marxiste de stricte obédience, à une sorte de prurit néolibéral assez insolite. Ce qui me frappe c’est qu’il y a eu tellement peu d’icônes depuis Nelson Mandela qu’on en vient parfois à héroïser jusqu’à l’excès des personnages dont on veut ignorer, ou dont on ignore, les zones d’ombre. Il s’agit de revisiter ces figures avec une exigence de rigueur historique et de les regarder en face.

Vincent Hugeux

J’ajoute que ça s’inscrit dans un contexte d’asséchement problématique du débat. Dès que je parle de l’Afrique, que ce soit en tant que journaliste de presse écrite, à la radio, à la télévision, sur un média digital, dans mes bouquins ou dans mes cours, on me dit : « mais au fond d’où parles-tu, toi le Blanc ? » Ce réflexe s’explique évidemment historiquement et culturellement. Mais voilà une quinzaine d’années, le type de critiques auquel je m’exposais était le suivant : « tu es trop sévère, tu es injuste, tu es inéquitable, tu es asymétrique dans ta description des réalités sociales, avec mon président, notre gouvernement, etc. » Aujourd’hui, ce qui affleure de manière explicite ou implicite, c’est une récusation de nature essentialiste : « toi le Blanc, je ne te reconnais pas le droit de porter un jugement sur mon président. Et non seulement tu es blanc – c’est le travers pigmentaire et chromatique – mais en plus tu es français, donc nécessairement un néocolonialiste plus ou moins honteux. » Je trouve ça désolant parce que je suis réfractaire par nature à tous les raccourcis essentialistes, dont le plus magistral est la fameuse formule chiraquienne « l’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie. » Que Jacques Chirac l’ait dit, ça peut me désoler, mais que, hélas, des potentats africains adhérent à ce postulat, c’est beaucoup plus préoccupant pour le devenir politique du continent. Étant réfractaire à toutes ces assignations identitaires, je revendique le droit de porter des jugements. Mais je ne suis pas plus féroce, plus ironique, plus sarcastique avec tel chef d’État africain que je ne l’étais hier avec l’ayatollah Ali Khamenei en Iran ou avec Nicolas Sarkozy sur les bords de Seine. J’applique exactement la même grille critique d’analyse sans qu’il y ait pour moi de tropisme post-colonial honteux ou pas.

LVSL – Revenons-en aux personnages. La plupart de ces dictateurs ont prospéré pendant la guerre froide. Beaucoup ont été portés au pouvoir et protégés par un camp ou par un autre, le plus souvent par le camp occidental pour contrer l’influence soviétique ou chinoise. Comment ces potentats ont-ils été soutenus par les puissances étrangères et en quoi cela leur a permis de rester au pouvoir ?

V.H. – Dans le prologue, j’avance l’hypothèse qu’au fond, la plupart de ces dictateurs ne sont que les monstrueux rejetons de l’aberration coloniale. On peut parfaitement construire son discours politique fondateur ou sa légende sur un rejet radical du fait colonial, de ses injustices et de sa cruauté – que je serais bien entendu le dernier à nier – tout en perpétuant un rapport ambigu avec l’ex-puissance tutélaire. On peut avoir été le très loyal troufion de l’armée coloniale française, comme Bokassa et Eyadema père, et ensuite devenir l’incarnation de l’épopée de l’indépendance. Ceci avec une persistance de pratiques que l’on peut juger archaïques. Pour danser le tango, si funeste soit-il, il faut être deux. Le même tyran africain peut, à la faveur de la fête nationale ou d’une campagne électorale théâtralisée, accabler l’injustice coloniale et, quasiment dans un même souffle, décrocher son téléphone pour solliciter de Paris une rallonge budgétaire qui permettra de payer ses fonctionnaires. On est dans cette équivoque permanente.

Revenons à cette question centrale de la guerre froide et de son héritage. On parle beaucoup aujourd’hui, c’est un concept qui s’est popularisé, des proxy wars, les guerres par procuration, dont la Libye nous fournit un exemple post-moderne assez stimulant. C’est vrai que l’Afrique a été le théâtre de cette guerre d’influence entre l’Est et l’Ouest. On se souvient de la France, membre du Conseil de sécurité, qui voyait dans ses ex-colonies une sorte de masse de manœuvres mobilisable à l’envi lors d’un vote, fût-ce sur les Balkans, la Bosnie-Herzégovine ou que sais-je encore…

On peut parfaitement construire son discours politique fondateur ou sa légende sur un rejet radical du fait colonial, de ses injustices et de sa cruauté tout en perpétuant un rapport ambigu avec l’ex-puissance tutélaire

Ces réflexes-là existent et perdurent. Mais n’oublions pas que des lignes de faille passent à l’intérieur des deux blocs, nous ne sommes pas dans un manichéisme d’un bloc homogène communiste face à un bloc homogène capitaliste. Exemple : on évoque aujourd’hui l’irruption de la Chine en Afrique. C’est un non-sens historique. La Chine ne surgit pas en Afrique, la Chine était présente y compris à l’heure des luttes d’indépendance. On a vu des rivalités soviéto-chinoises dans un certain nombre de pays d’Afrique, on pourrait citer le Mali, la Guinée et le Congo-Brazzaville, évoquons aussi l’intrusion de volontaires castristes, Cubains ou pas, en Angola et au Mozambique. Donc ne soyons pas trop simplistes dans la description de ce phénomène. D’ailleurs des lignes de faille se retrouvent aujourd’hui avec le retour assez spectaculaire de l’ambition russe qu’incarne Vladimir Poutine et que l’on voit opérer par exemple en République Centrafricaine et en Libye, avec l’irruption des milices du groupe Wagner qui sont étroitement liées au Kremlin.

C’est vrai aussi de l’autre côté. Bien sûr qu’il y avait des communautés d’intérêts entre les États-Unis, le Royaume Uni, la Belgique et la France lorsqu’on a craint par exemple la montée en puissance d’un modèle afro-marxiste congolais incarné par Lumumba. Mais là aussi il y a des lignes de faille et de fracture. Il se trouve que j’ai couvert de manière intense le génocide au Rwanda pour L’Express. J’ai toujours plaidé en faveur de la thèse qui voudrait que l’égarement, l’aveuglement, la cécité française, soit un phénomène autant historique et culturel qu’un phénomène économique ou strictement géopolitique. C’est ce qu’on appelait le syndrome de Fachoda : l’idée qu’il y a des zones de tensions géopolitiques en Afrique entre une influence française et des influences anglo-saxonnes. Le rapport Duclert met cela parfaitement en lumière : il y a une sorte d’univers mental qui renvoie à ces rivalités. On a donc deux blocs qui sont l’un et l’autre fissurés.

Il y a aujourd’hui une sorte de nouvelle guerre froide, illustrée récemment par des échanges peu amènes entre Joe Biden et Vladimir Poutine et par les ambitions chinoises. On retrouve une Afrique qui, en d’autres circonstances et dans un contexte évidemment évolutif et différent, demeure ou redevient un théâtre de guérillas d’influence de puissances qui tiennent à s’y projeter soit pour des raisons économiques – captation de ressources et surtout conquête de marchés et de clientèles – soit pour des raisons plus politiques, idéologiques et sécuritaires, je fais allusion aux combats engagés contre le péril djihadiste.

LVSL – La période de la guerre froide a mis sous cloche les forces démocratiques dans beaucoup de pays d’Afrique. Après l’effondrement de l’URSS, le continent a connu une vague de démocratisation – certes pas dans tous les pays. Quelles leçons tirez-vous de cette période ?

V.H. – Je vais commencer par une anecdote. Il se trouve qu’à l’époque j’ai aussi couvert pour L’Express la révolution roumaine. J’étais à Bucarest le jour de la fuite, d’ailleurs vaine, de Nicolae Ceaușescu et de son épouse Elena. L’année précédente, lors de mon premier séjour en Roumanie, j’ai vu, debout côte à côte à bord d’une Volga noire, Ceausescu et Mobutu – une sorte de clin d’œil de l’histoire. J’ai appris ensuite que le procès pour le moins expéditif et la liquidation des époux Ceausescu, avec ses images que le monde entier a contemplé, avaient plongé dans le désarroi plus d’un despote africain, à commencer par Mobutu. Sur le thème : « Si ça lui arrive à lui pourquoi ça ne pourrait pas survenir ici, chez moi ? » Et Mobutu n’est pas le seul, des entourages de plusieurs chefs d’État m’ont dit que cela avait été un vrai traumatisme pour eux. Ils ont été projetés dans un après guerre froide assez inconfortable. La chute du mur de Berlin bouscule tous ces potentats.

La période pagailleuse des conférences nationales souveraines, une sorte de jamboree démocratique, a permis à la société civile de déverser rancœur, frustration, dépit et dégoût devant des officiels interloqués qui s’efforçaient de canaliser cette colère – y arrivaient parfois, échouaient d’autres fois. Là, le barrage se fissure et il y a une sorte de déversoir désordonné.

La première phase était l’épopée des indépendances, si formelles fussent-elles. Ensuite il y a eu une logique de parti unique, sapée par ces conférences nationales. N’oublions pas que la première conférence nationale se passe au Bénin. Quand on voit ce qu’est la configuration de la très récente élection présidentielle dans l’ex-Dahomey, il y a lieu de réfléchir à la fragilité de toute chose. On assiste ensuite à un phénomène exploré par l’africaniste Jean-François Bayart : les restaurations autoritaires. Mon impression est qu’aujourd’hui on vit un deuxième acte de ces restaurations autoritaires. Il reste un pluralisme en peau de lapin : les partis n’ont pas d’existence véritable et ne sont que des faire-valoir de l’ex-parti unique.

Le phénomène de régression démocratique est patent dans plusieurs pays

Il y a aujourd’hui, quoiqu’on en dise au fil de colloques dorés sur tranches, plus qu’un danger régression démocrate : le phénomène est déjà patent dans plusieurs pays. Le plus inquiétant pour moi c’est que le dévoiement des instruments de la démocratie vivante – bricolages constitutionnels pour faire sauter le verrou du troisième mandat, fraudes plus ou moins éhontées, achats de consciences – en vient à discréditer l’aventure démocratique, y compris au sein des jeunesses africaines. À quoi bon voter si mon vote est foulé aux pieds ? Lors de leur soulèvement en 2009, les jeunes iraniens portaient un tee-shirt « Where is my vote ? » : c’est quelque chose qu’on peut entendre en Afrique. La culture de ce qu’on appelle le « un coup K.O. » en Afrique francophone – ce qui signifie victoire claire et nette, indiscutable, dès le premier tour, quitte à bourrer les urnes – est une culture problématique. Elle veut dire qu’on ne souhaite pas courir le risque d’un ballotage où il pourrait y avoir un phénomène de « tout sauf le sortant ». Il y a un discrédit des instruments de la démocratie et à terme de la démocratie elle-même. L’autre phénomène c’est la montée en puissance d’un discours démagogue, populiste qui va emprunter les oripeaux de l’anti-impérialisme pour mieux assoir des régimes despotiques. L’asséchement du débat que j’ai pointé précédemment s’inscrit dans cette logique-là.

Logique qui n’est évidemment pas fatale. Je l’explique dans le prologue de mon ouvrage : je suis totalement hermétique au concept de malédiction historique. Le fossé entre ces pratiques autoritaires autocratiques totalement archaïsantes et les aspirations de jeunesses connectées, ouvertes sur le monde, animées par des aspirations de liberté, d’échange et d’ouverture, devient de plus en plus abyssal.

On peut encore, si on y met le prix, y compris le prix humain hélas, réussir un coup d’État vintage comme au Mali en août 2020. On peut encore perpétuer, au prix d’un quatrième, cinquième, sixième mandat, un président à bout de souffle. Mais le coût politique, le coût social, le coût en termes d’image, devient de plus en plus prohibitif. Le « un coup K.O. », j’ai l’habitude de l’écrire ironiquement « un coup chaos », parce que c’est le plus court chemin vers l’instabilité. J’ai aussi pour habitude de dire que le fameux mandat de plus qu’on s’octroie au prix d’un bricolage institutionnel, c’est très souvent le mandat de trop.

Le nouveau mandat d’Idriss Déby au Tchad ne sera évidemment pas le quinquennat du décollage, de la sortie de l’ornière de l’insécurité, de la pauvreté, etc. N’oublions pas que le Tchad est un pays qui est classé 187e sur 189 à l’indice de développement humain du PNUD. Je me souviens du Tchad à l’époque du miracle pétrolier, miracle ambigu. En 2003 on annonce, au son du clairon, la création d’un fonds pour les générations futures avec un pourcentage significatif des recettes de l’or noir qui, mécaniquement, doit être consacré à des investissements pour la jeunesse, les universités, la santé, etc. Très vite, ce fonds est renié puis disparaît et les sommes amassées servent à acheter de l’armement. Les estimations récentes tendent à montrer que de 30 à 40 % du budget total d’un pays comme le Tchad est dévolu à des achats de nature militaire. On peut invoquer le péril Boko Haram d’un côté, l’engagement du Tchad dans la lutte contre le djihadisme de l’autre – il faudrait avoir une âme de faussaire pour nier la réalité de ces phénomènes –, mais quand même ! C’est pour moi un facteur d’inquiétudes réel, cette distorsion entre les élans des jeunes sociétés africaines et la rétraction de pouvoirs à bout de souffle. On pourrait citer bien sûr le Cameroun comme exemple emblématique de pratiques de plus en plus anachroniques.

LVSL – Si ces potentats ont pu rester aussi longtemps au pouvoir, ou s’ils y sont encore, ce n’est pas simplement parce qu’ils sont des « marionnettes » d’autres puissances. Les facteurs liés à la politique intérieure sont d’une importance extrême et sont parfois négligés par les observateurs étrangers. On peut notamment dire que ces dictateurs savent jouer de l’armée, du clientélisme et de la manipulation des questions ethniques. Pouvez-vous revenir sur ces facteurs ?

V.H. – L’un des phénomènes les plus patents quand un journaliste ou un essayiste français et blanc se penche sur ces phénomènes, c’est que, très souvent, il est entravé par une forme d’inhibition post-coloniale. Par crainte d’encourir un procès en paternalisme néo-colonial, il va s’interdire de penser l’adversité politique. Ce n’est pas mon cas, je suis parfaitement réfractaire à cela.

Prenons le fait ethnique. Prétendre expliquer l’intégralité des phénomènes politiques par l’ethnie est une absurdité de collection. Nier la permanence du fait ethnique et sa manipulation par les élites politiques est tout aussi inepte. Là-encore il faut regarder l’Afrique en face, mais encore faut-il pour cela connaître cette dimension.

La précarisation de l’univers des médias fait que bien peu aujourd’hui ont les moyens d’avoir un véritable spécialiste des questions africaines. Cela appauvrit les analyses. J’entends par spécialiste quelqu’un qui fait du terrain et qui ne se contente pas de participer à des colloques sur les bords de Seine ou à lire les bons auteurs. Il y a une ignorance des formes d’organisation politique de l’Afrique des XIVe, XVIe ou XIXe siècles : la pauvreté de la connaissance en la matière est un obstacle, un écueil, à la compréhension des phénomènes d’aujourd’hui. On a donc un mélange d’ignorance et d’inhibition.

Au commencement quand même était la complaisance de beaucoup de puissances notamment occidentales envers des régimes autoritaires. Il y a toujours cette idée, qui traîne dans pas mal de chancelleries, selon laquelle même si le président connu n’est pas un parangon de vertu démocratique, ni de progrès social, on a les codes… Ses opposants, ses successeurs potentiels peuvent être des aventuriers, ne risque-t-ils pas d’ouvrir une période d’instabilité ? La prime à la stabilité est un non-sens. En réalité c’est le meilleur moyen d’aggraver les tensions internes et donc d’aller vers une forme de chaos.

La plupart de ces despotes sont passés maîtres dans l’art de tirer le meilleur parti de la rente de situation géopolitique que leur offre la priorité sécuritaire endossée par la France

Il y a un autre phénomène qui tient à l’enjeu sécuritaire, notamment dans la sphère sahélienne. La plupart de ces despotes, plus ou moins bien élus ou pas élus du tout, d’Idriss Déby le tchadien à Paul Biya le camerounais, en passant par le Gabon et le Congo-Brazzaville, sont passés maîtres dans l’art de tirer le meilleur parti de la rente de situation géopolitique que leur offre la priorité sécuritaire endossée par la France. Je ne porte pas de jugement de fond là-dessus. Il serait idiot de nier la force et la persistance dans la durée du péril djihadiste. Il se trouve que, quoi qu’on en dise en haut lieu, Paris a baissé sa mire démocratique vis-à-vis de ces pays. On peut me dire le contraire à l’Élysée ou au Quai d’Orsay, je regarde les faits, et les faits sont là. Le nombre de fois où j’ai eu face à moi un interlocuteur qui soupirait, levait les yeux au ciel quand j’évoquais les exactions commises par les soudards de tel ou tel de ces despotes… Mais il y a des priorités et ces despotes exploitent à fond cette priorité de l’impératif sécuritaire.

Il y a effectivement des phénomènes comme le clientélisme ou la rétraction sur l’ethnie et parfois sur le clan. Je reprends l’exemple tchadien parce qu’il est extrêmement éloquent. L’idée selon laquelle Déby serait le garant d’une stabilité à long terme est assez déroutante. Au sein même de son ethnie zaghawa, voire de son clan, il y a des règlements de compte, des rancœurs, des dépits qui marinent depuis des années. Tous mes interlocuteurs tchadiens ou occidentaux me disent que le jour où Déby disparaît de la scène, pour une raison ou pour une autre, le pays risque de plonger dans le chaos. Il y a un surinvestissement de la thématique de la stabilité, conduisant à nier la fragilité intrinsèque de ces régimes. Que sera le Cameroun après Paul Biya ? Que deviendra le Congo-Brazzaville après Denis Sassou-Nguesso ? Pour moi ce sont des questions vertigineuses.

LVSL – Comment doit se positionner la France face à des dirigeants comme Alpha Condé, Paul Biya, Faure Gnassingbé, Alassane Ouattara, Denis Sassou-Nguesso, Idriss Déby ou Ali Bongo (la liste est longue !) ?

V.H. – Voyez ce qu’incarnait Alpha Condé à l’époque où c’était un des leaders des étudiants africains en France. C’est quelqu’un qui a été condamné à mort par contumace, qui a noué de solides amitiés dans tous les milieux progressistes occidentaux et également de la sphère soviétique. Il incarne, à mon sens, un phénomène que j’avais rapidement exploré dans l’ouvrage Afrique : le mirage démocratique : la malédiction de l’opposant historique. Ayant été condamné à un exil douloureux et ayant été poursuivi par les sbires d’un régime despotique, il aurait, par essence, le droit d’incarner le peuple et la nation. Cette légitimité est en partie fondée mais ne doit pas aller jusqu’à la volonté de rattraper le temps perdu. Il y a aussi la méfiance envers les élites locales. Celle-ci n’est jamais assumée, elle n’est évidemment jamais revendiquée mais elle est présente. Il suffit de parler avec ceux qui sont dans l’entourage. Cette méfiance conduit à s’adosser à un milieu de courtisans assez étriqué. Et voilà qu’Alpha Condé, qui était une incarnation de la lutte pour la liberté – liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de la presse, pluralisme etc. –, l’âge n’aidant pas, est en train de se fossiliser dans un schéma despotique très vintage…

J’en viens à la France. Lorsque j’échange avec des acteurs de la politique africaine de la France, pourvu qu’il y en ait une, je m’échine à leur dire qu’à force de soutenir à bout de bras, par défaut et par crainte de l’aventure, des régimes devenus illégitimes et discrédités auprès de leurs propres peuples, ils creusent la tombe dans laquelle reposera le fameux lien privilégié, historique, culturel et linguistique que la France partage avec ces pays.

À force de soutenir à bout de bras des régimes devenus illégitimes et discrédités auprès de leur propre peuple, la France creuse la tombe dans laquelle reposera le fameux lien privilégié qu’elle partage avec ces pays

Le sentiment anti-français est patent. Il est souvent instrumentalisé car c’est une très bonne thématique électorale, quelles que soient les ambiguïtés de la relation des pays du défunt pré carré avec l’ancienne puissance coloniale. Cette politique française est à courte vue parce qu’on s’aliène les élites de demain. Comment s’étonner qu’une jeune Africaine ou un jeune Africain de 22 ans, qui a entrepris un brillant parcours dans les universités de Dakar, Abidjan ou Conakry soit plus tenté d’aller poursuivre ses études à Londres, aux Etats-Unis, au Canada, en Australie ou en Chine, où on les invite par centaines, ou en Russie, où il y a des départements dédiés ? En France, quand un étudiant souhaite obtenir un visa longue durée pour poursuivre ses études, il passe trois heures sous le soleil devant un Consulat et on finit par lui expliquer qu’il doit revenir le lendemain parce qu’il manque un formulaire… Le même étudiant vous explique qu’il a été invité à un rendez-vous à un jour fixe et à une heure fixe à l’intérieur d’un bureau climatisé d’un Consulat ou d’une Ambassade du Canada, d’Australie ou des Etats-Unis, qu’on lui a offert un café ou un soda et qu’on a pris le temps de discuter de son avenir… On a ce qu’on mérite. Je caricature un peu, les choses s’améliorent et je n’ai pas besoin de convaincre les acteurs diplomatiques ou consulaires qui savent bien qu’il faut rompre avec ces pratiques. Mais ça laisse des traces dans la durée.

Vous me posez la question de la posture de la France. La réponse est de parler clair sur les libertés, la transparence, la bonne gouvernance. Tous ces potentats manient à merveille le lexique que l’on adore entendre en Occident, pour mieux en conjurer les effets. Il faut parler clair, parler franc, sans démagogie, y compris aux jeunesses africaines quand elles-mêmes s’égarent dans une sorte de simplisme idéologique, dans des raccourcis eux aussi essentialistes. Il n’y a pas d’autre voie. Parce que sur le poids économique de la France, même si ça alimente pas mal de fantasmes dogmatiques dans une forme d’ultra-gauche française, est engagé dans un irréversible déclin. Je ne nie pas qu’il y a encore des positions fortes dans l’énergie, dans la manutention portuaire, dans le ferroviaire, dans la téléphonie mobile, dans la banque. Mais par rapport à la puissance de feu en termes d’investissements d’un pays comme la Chine, pas la Russie qui est beaucoup moins outillée, ou par l’énergie que déploient des pays comme la Turquie ou la Malaisie, ce n’est pas sur cet échiquier-là que la France pourra restaurer son image et éventuellement son influence. Parler clair est la seule voie, je n’en vois pas d’autre.

Notes :
[1] Jean-Bedel Bokassa, Amin Dada, Gnassingbé Eyadéma, Joseph Mobutu, Robert Mugabe, Sékou Touré, Issayas Afeworki, Teodoro Obiang, Yahya Jammeh et Hissène Habré.

« L’esclavage est anéanti en France » : 1794, la première abolition du monde occidental

« Égalité de couleurs. Courage. Égalité de rangs. Puissance » Nouvelles cartes de la République française © Cliché Bibliothèque Nationale de France

Les manifestations antiracistes de l’année passée ont réactivé les controverses autour des personnages dont les noms jalonnent l’espace public. De féroces débats touchant à la présence de collèges Jules Ferry ou de statues de Colbert ont saturé l’espace médiatique, que ce soit pour les condamner ou les défendre. De son côté, l’oubli mémoriel dans lequel sont tombées les principales figures de l’émancipation des Noirs durant la Révolution française n’a pas été évoqué au cours de ces controverses. Si on trouve en France hexagonale des rues Martin Luther King ou des collèges Rosa Parks, on aurait peine à croiser des lieux publics portant le nom de Jean-Baptiste Belley, Toussaint Louverture ou encore Louis Delgrès. Le gouffre entre l’importance de l’abolition de l’esclavage de 1794 – la première de l’ère contemporaine – et la faiblesse de sa commémoration ne peut qu’interpeller. Le sujet de l’esclavage et plus largement de l’égalité de couleurs dans la Révolution française ne tient qu’une faible place dans l’historiographie – à quelques exceptions près, comme le remarquable travail de Jean Jaurès. Pourtant, l’émancipation réussie des Noirs antillais, l’action anti-esclavagiste de la Révolution française et les liens tissés avec la révolution de Saint-Domingue ont eu un impact décisif sur l’histoire du siècle suivant.

« Vous, citoyens noirs qui avez partagé nos succès en combattant pour votre liberté, imitez vos frères les sans-culottes ; ils vous montreront toujours le chemin de la victoire, et consolideront avec vous votre liberté et celle de vos enfants » (1) : c’est ainsi que Victor Hugues, commissaire de la République française, s’adresse en 1795 aux esclaves de Guadeloupe en lutte contre leurs propriétaires. Envoyé par Paris, il a pour mission de fournir des armes aux insurgés contre les colons esclavagistes français. En guerre contre la République, alliés aux monarchies européennes, les colons regardent alors avec intérêt vers les États-Unis. Ceux-ci n’ont-ils pas effectué une sécession réussie avec la Grande-Bretagne, affirmé le pouvoir absolu des colons vis-à-vis de la métropole, institué un modèle esclavagiste pérenne ?

Afin de détruire le « préjugé de couleur », Victor Hugues favorise la création de bataillons métissés : « j’ai pris le parti de former trois bataillons dans lesquels j’ai amalgamé tous les sans-culottes », écrit-il, ajoutant que « ce mélange a produit le meilleur effet possible sur l’esprit des ci-devant esclaves ». L’alliance des « sans-culottes », noirs et blancs, contre les aristocraties, d’épiderme ou de naissance : ce rêve n’a duré que quelques mois. Mais il faut en mesurer la radicalité, tant il a laissé une empreinte profonde sur l’histoire globale du siècle suivant. L’abolition de l’esclavage de 1794 constitue une rupture brutale avec le paradigme politique dominant, tant l’institution esclavagiste était considérée comme intangible.

La société coloniale avant la Révolution : l’esclavage comme fondement inébranlable

L’historien Michel Devèze écrit de la Révolution française que celle-ci a « déchaîné tous les désirs de liberté, ceux des colons comme ceux des malheureux Noirs » (2). « Transgression inaugurale » (3), celle-ci a effectivement rompu l’ordre politique et permis l’éclosion et la diffusion de la révolution haïtienne à partir d’août 1791. De son côté, la révolte des esclaves haïtiens a mis la Révolution de la métropole face à ses contradictions et l’a modifiée en profondeur.

Dans sa bande-dessinée Les Passagers du Vent, le scénariste François Bourgeon fait dire à l’un des négriers – à propos des comptoirs africains – « Ici l’on est avant tout blanc ou noir… Riche ou pauvre… Libre ou esclave ! ». Cette description s’applique également aux colonies établies par les Européens aux Antilles et dont fait partie Saint-Domingue. Située au cœur des Caraïbes, cette île est divisée en deux quand la France en obtient la partie ouest (Haïti actuelle) en 1697.

Pour exploiter les ressources des colonies antillaises, les monarchies européennes utilisent massivement les esclaves qu’elles arrachent à l’Afrique via leurs comptoirs. Les opportunités commerciales sont si lucratives que les colons européens décident d’intensifier la traite négrière en décuplant le nombre d’esclaves. La population captive de Saint-Domingue passe ainsi de 15 000 personnes en 1715 à 450 000 à la veille de la Révolution. Société à part, le système colonial est structuré autour d’une division sociale entre libres et esclaves. Au sommet de la hiérarchie, on retrouve les grands blancs qui forment la classe propriétaire des planteurs. Parmi les libres, six fois moins nombreux que les esclaves, on compte aussi des affranchis et des mulâtres, enfants métis libres de naissance. Enfin, en bas de l’échelle, arrivent les esclaves principalement affectés à l’exténuant travail de la terre.

Esclaves « bossales » aux champs, illustration de l’exposition «Périssent les colonies plutôt qu’un principe » sous la direction de Florence Gauthier à l’université Paris-Diderot, 2010
©Florence Gauthier-Revolution Française.net, 2010

Au sein de la société coloniale, il n’y a donc pas d’esclave blanc. Il existe en revanche des libres de couleur. À l’origine égaux aux blancs, et possédant eux-mêmes des esclaves, ils sont peu à peu exclus de la société coloniale. Les colons blancs, inquiets de l’essor démographique des mulâtres, s’attachent progressivement à leur refuser l’égalité : c’est le préjugé de couleur qui marque une ségrégation inédite dans l’ordre social.

L’effervescence du siècle des Lumières touche de nombreux sujets et la nature de l’esclavage comme celle du système colonial sont également interrogées. La réflexion sur ces thèmes n’est pas nouvelle dans les sociétés occidentales mais l’ampleur des critiques au XVIIIème siècle est inédite. Ainsi, Diderot écrit que jamais un esclave ne peut être « la propriété d’un colon » (4) et Rousseau le suit. Ces réflexions abolitionnistes sont monnaie courante au sein des « lumières » françaises, même si elles sont loin de faire l’unanimité parmi les « philosophes ». Certains, comme Voltaire, acceptent le principe de l’esclavage par fatalisme tandis que Véron de Forbonnais va jusqu’à défendre celui-ci dans l’article « colonies » de L’Encyclopédie.

L’idée même d’abolition est, à la fin du XVIIIème siècle, d’une nouveauté et d’une radicalité révolutionnaires

Olivier Grenouilleau, dans L’abolitionnisme, la révolution, la loi

De fait, le système colonial esclavagiste est alors en plein essor et la prospérité qu’il engendre le rend pratiquement intouchable. Face à lui, l’abolitionnisme très minoritaire, n’offre pas de réelle perspective de réalisation pratique. Il est à cet égard significatif qu’une grande partie des textes défendant l’abolition de l’esclavage soient écrits sur le mode de l’utopie ; moralement souhaitable, elle est politiquement impossible à mettre en œuvre dans une société fondée sur le travail des esclaves (5). À tel point que même les défenseurs des esclaves les plus avancés, comme ceux de la Société des Amis des Noirs, fondée en 1788, ne réclament pas l’abolition de l’esclavage en tant que tel mais seulement celle de la traite, c’est-à-dire du commerce d’esclaves.

C’est la Révolution française qui a permis au mouvement abolitionniste d’aller au-delà de la condamnation morale, et de devenir une réelle menace pour l’ordre esclavagiste.

Le dilemme des « libres de couleur » et le sécessionnisme des colons

Dans ce contexte de bouillonnement politique, les colons de Saint-Domingue accueillent favorablement la convocation des États généraux par Louis XVI (mai-juin 1789). Ils entendent en profiter pour défendre leurs intérêts économiques et accroître leur autonomie. Dans le même temps, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen provoque des remous. Le gouverneur de la Martinique écrit : « Depuis que l’on connaît ici les principes de la Déclaration des Droits de l’Homme […] il n’est pas un Blanc qui ne frémisse à l’idée qu’un nègre peut dire je suis homme aussi, donc j’ai des droits, et ces droits sont les mêmes pour tous » (6).

Rapidement, les colons s’organisent. Ils fondent le Club Massiac à Paris pour exercer un lobbying en métropole à la fois au Club des Jacobins et à l’Assemblée. Ils profitent de la méconnaissance de la situation coloniale pour s’afficher comme le mouvement révolutionnaire des Antilles, alors même qu’ils y forment une aristocratie privilégiée.

Face aux colons, les Amis des Noirs tentent d’interférer avec difficulté car ils ne sont pas aussi influents. De leur côté, les mulâtres libres de Saint-Domingue s’investissent également dans la Révolution pour réclamer l’égalité politique avec les Blancs. Ils se rapprochent d’abord du Club Massiac, envisageant ainsi une alliance des maîtres qui préserverait l’esclavage mais leur assurerait l’égalité de l’épiderme. En butte au refus des colons, certains mulâtres comme Julien Raimond prennent acte que le système esclavagiste se double désormais d’une ségrégation au sein des libres. Le colon Moreau de Saint-Méry la théorise ainsi : « Il n’est pas indigne de l’œil du Philosophe de contempler une Terre où la différence de couleur décide seule de la Liberté ou de l’Esclavage, de l’élévation ou de l’abjection dans l’Ordre civil… » (7). Ailleurs, il ajoute que les « préjugés de couleur » sont « les ressorts cachés de toute la machine coloniale » (8). Face à cette racialisation de l’ordre colonial, Raimond opte donc pour le renversement des hiérarchies sociales par l’abolition de l’esclavage lui-même.

Les premières discussions sur les colonies interviennent en octobre 1789, au moment où l’Assemblée introduit la distinction entre citoyens actifs (assez riches pour voter) et passifs (trop pauvres) malgré les protestations de Robespierre. Aussi, les colons se servent de cette distinction pour justifier celle qu’ils font entre les libres blancs et de couleur. Aux Antilles, certains planteurs se radicalisent avec la création de l’Assemblée de Saint-Marc. Cette dernière regroupe des colons extrémistes opposés au pouvoir colonial du Cap. Sécessionnistes, les membres de la nouvelle assemblée éditent leur propre Constitution en mai 1790, ouvrent leurs ports au commerce étranger, refusent la participation des Noirs aux élections des assemblées et proposent l’île aux Anglais en échange de leur assistance face à la Révolution. Les colons indépendantistes envisagent une sécession sur le modèle de la Révolution américaine car celle-ci présente à leurs yeux l’avantage de concilier la nouveauté du libéralisme économique et la pérennité de l’ordre esclavagiste (9).

Poursuivis par l’Assemblée du Cap, ils se réfugient en métropole où ils sont désavoués par la Constituante à la mi-octobre, y compris par Barnave qui refuse la perte de l’île. Ce dernier cherche à concilier les aspirations des colons et celles de la bourgeoisie portuaire française. Yves Bénot relève la dimension de lutte des classes dans ce conflit où colons « loyalistes » et négriers métropolitains s’allient pour préserver leurs intérêts contre la concurrence économique des mulâtres et la perspective d’abolition de la traite (10).

Dès le moment où vous aurez prononcé le mot esclaves, vous aurez prononcé votre propre déshonneur et le renversement de votre Constitution

Maximilien Robespierre à la Constituante en mai 1791

La coopération entre la métropole et la colonie est ainsi provisoirement sauvée, mais les tensions ne font que croître. Une initiative visant à défendre l’égalité de couleurs, soutenue dans la Constituante par l’abbé Grégoire en avril 1791, impulse le premier débat parlementaire d’ampleur sur le sujet. Il est l’occasion pour une partie du côté gauche de s’affirmer sur cette question. L’intransigeance des colons et l’opposition du côté droit à cette universalisation de la citoyenneté masculine l’empêche d’être votée. Cependant l’Assemblée, qui vient de constitutionnaliser l’esclavage, propose un compromis accordant l’égalité politique aux mulâtres de deuxième génération seulement.

Portrait de l’abbé Grégoire par Pierre-Joseph-Célestin François (1759-1851) © Musée Lorrain, Nancy – G. Mangin

Robespierre ne s’en accommode pas et réclame l’égalité inconditionnelle. Il déclare « puisqu’il faut raisonner dans votre triste système, les hommes libres de couleur n’auront-ils pas les mêmes intérêts que vous ? » (11). Robespierre, en plus de s’opposer à la ségrégation des mulâtres, s’en prend à la traite et condamne l’esclavage : « Dès le moment où dans un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot esclaves, vous aurez prononcé et votre propre déshonneur et le renversement de votre Constitution ». Il ajoute : « Périssent les colonies, si vous les conservez à ce prix ». Propos enflammés, mais qui ont une portée politique quasiment nulle dans le rapport de forces d’alors. L’Assemblée s’oppose à l’« exagération » robespierriste consistant à demander l’égalité entre Blancs et Noirs. Elle vote le compromis le 15 mai, accordant droit de cité aux seuls mulâtres de deuxième génération.

Aussi timide soit-elle, cette concession inédite déclenche la fureur des colons qui boycottent l’Assemblée pendant un mois. Au cours de cet été 1791, Barnave entraîne la majorité modérée des députés dans une scission des Jacobins pour créer le monarchiste Club des Feuillants et la plupart des colons le suivent. Le lien entre statu quo colonial et contre-révolution s’impose avec une évidence croissante aux yeux des Jacobins.

La révolution haïtienne et la « guerre de l’information »

Après les colons et les mulâtres, ce sont désormais les esclaves qui rejoignent l’élan révolutionnaire en 1791. La grande insurrection de la nuit du 22 au 23 août déclenche la révolution haïtienne, rapidement menée par l’affranchi Toussaint Louverture. Confrontés à des colons ségrégationnistes qui s’autoproclament révolutionnaires, les esclaves prennent d’abord le parti de la monarchie. Cette alliance est surprenante car, les administrateurs royaux de l’île, bien que certains d’entre eux défendent l’égalité des mulâtres, demeurent nombreux à partager « les pires préjugés des colons » (12) à l’égard des Noirs. Pendant ce temps à Paris, la Constituante est revenue sur le décret du 15 mai à un moment où elle achève la nouvelle Constitution monarchiste. Elle n’est alors pas encore informée de la révolte sur l’île.

Bitwa na San Domingo, Bataille de Saint-Domingue par Janvier Suchodolski (1797-1875) © Muzeum Wojska Polskiego

Au cours des années 1792-1793, la Révolution se radicalise face aux menaces militaires qui pèsent sur elle. Parmi les Jacobins, un nombre croissant de révolutionnaires se rapproche des mulâtres. Certains vont même jusqu’à se solidariser des esclaves face à la répression coloniale qu’ils subissent. Ainsi, dès la fin 1791, on lit dans Les Révolutions de Paris – sous la plume de Chaumette – « périssent 30 000 Blancs gorgés d’or, de vices et de préjugés plutôt que nos 30 000 mulâtres… plutôt que 500 000 nègres tout disposés à devenir des hommes ! » (13) [« hommes » devant être ici compris comme le contraire d’esclaves ] tandis que Merlin de Thionville compare la révolution des esclaves à la prise de la Bastille (14). Certains articles de presse témoignent d’échanges entre les mulâtres et les révolutionnaires métropolitains. Prenant acte de la rupture historique que constitue la révolution de Saint-Domingue, les plus radicaux proposent l’abolition immédiate et inconditionnelle. C’est notamment le cas de Marat, qui abandonne son abolitionnisme graduel et modéré en proposant désormais l’expropriation des colons. À l’Assemblée, le chef de file des Girondins Brissot se démarque en plaidant pour la cause des esclaves.

Tandis que les esclaves révoltés multiplient les références aux principes révolutionnaires, c’est aux Jacobins – devenus essentiellement montagnards à la fin 1792 – que s’engage le rapprochement concret entre les deux Révolutions. Le 4 juin 1793, une délégation mulâtre, menée par Jeanne Odo, une ancienne esclave centenaire, est introduite aux Jacobins pour demander l’abolition de l’esclavage. Celle-ci défile sous la bannière du drapeau de « l’égalité de l’épiderme », un étendard tricolore et orné de trois hommes portant le bonnet phrygien sur chacune des couleurs du drapeau : un Noir sur le fond bleu, un Blanc sur le fond blanc, et un métis sur le fond rouge (15). Elle fait d’abord jurer aux Jacobins rassemblés de ne pas se séparer avant d’avoir aboli l’esclavage. La délégation rejoint ensuite la Commune de Paris où Chaumette a symboliquement fait adopter un fils d’esclave par la ville. Elle se rend enfin à la Convention, où les députés l’acclament.

Les ennemis des citoyens de couleur vont les calomnier auprès du peuple français. [Ces ennemis] sont des colons contre-révolutionnaires qui font la guerre à la liberté

Louis Pierre Dufay, discours à la Convention lors de la séance du 4 février 1794

Labuissonière, mulâtre martiniquais appartenant à la délégation salue les « justes » de « la Sainte Montagne » (16) Grégoire et Robespierre, qui soutiennent la démarche abolitionniste. Mais si celle-ci rencontre un écho important, elle ne parvient pas encore à ses fins. En effet, minés par leurs divisions internes, les Jacobins ne sont pas unanimes sur le sujet. Comme une partie des abolitionnistes et des mulâtres sont ou ont été liés aux Girondins, certains considèrent l’abolition comme partie prenante d’une conspiration pour affaiblir la France.

D’aucuns se laissent aussi manipuler par la « guerre de l’information » en cours en métropole. Il faut en effet compter au moins quatre semaines pour rallier Saint-Domingue depuis les ports français. Ce délai s’étend même à trois mois pour que les événements de l’île soient connus à Paris et que la réponse parvienne ensuite aux Antilles. Les deux révolutions sont donc incapables de connaître la situation précise de l’autre. De plus, les informations qui parviennent aux révolutionnaires sont surtout diffusées par les colons qui déforment celles-ci. L’ampleur de la désinformation est telle que le député abolitionniste Dufay commence, lors de la séance de l’abolition à l’Assemblée, par s’écrier « les ennemis des citoyens de couleur et des noirs vont les calomnier auprès du peuple français » (17). Il rappelle qui organise ces attaques : « ce sont des colons contre-révolutionnaires qui font la guerre à la liberté ».

Ces différents éléments expliquent les positions ambiguës voire pro-colons de certains jacobins en 1793 (18). Pour autant, dans sa trajectoire globale, le mouvement jacobin se trouve aux côtés du mouvement abolitionniste et lui permet finalement d’obtenir gain de cause, début 1794.

Les deux révolutions

Entre-temps sur l’île, la situation est restée explosive. Face à la révolte, les colons de Saint-Domingue poursuivent les lynchages des mulâtres tandis que ceux de Martinique et de Guadeloupe entrent en sécession royaliste. Dans ce contexte, les nouveaux commissaires civils Sonthonax et Polverel atteignent l’île en septembre 1792 pour y faire appliquer l’égalité de couleurs. Ils dissolvent l’Assemblée coloniale, révoquent le gouverneur et forment des Légions de l’Egalité ouvertes aux mulâtres pour combattre les colons.

Début 1793, la situation devient critique pour la République. La Convention girondine a déclaré la guerre à l’Angleterre qui s’est alliée aux colons en promettant de rétablir leur domination. Elle déclare aussi la guerre à l’Espagne, esclavagiste mais qui s’est cependant alliée aux principaux commandants esclaves en leur promettant l’affranchissement. Confrontés à la perspective d’une victoire coloniale, les esclaves de la région se rallient alors aux commissaires français. Sonthonax tente ensuite de rallier l’ensemble des esclaves révoltés à la République. Pour ce faire, il promet d’abord l’affranchissement à tous ceux qui combattront à ses côtés, puis l’abolition générale de l’esclavage. Toussaint Louverture franchit le pas de l’alliance avec la République française au printemps 1794.

Vue de l’incendie de la ville du Cap Français. Arrivée le 21 juin 1793.
© Archives départementales de la Martinique

C’est le pavillon tricolore qui nous a appelé à la liberté

Jean-Baptiste Belley, discours inaugural de la séance d’abolition de l’esclavage le 4 février 1794

Sur ces entrefaites, l’Assemblée reçoit des députés envoyés par les révolutionnaires haïtiens alliés aux commissaires. Ces derniers ont tenu à envoyer une délégation tricolore : un député blanc Dufay, un député métis Mills et un député noir Belley. Ceux-ci sont accueillis à la Convention le 3 février 1794. La séance de l’abolition de l’esclavage se tient le lendemain. Elle constitue un rare moment d’enthousiasme conventionnel alors que la Révolution est, selon les mots de Saint-Just, « glacée ». Le député Lacroix décrit cette séance : « les deux députés de couleur étaient à la tribune […] tous les députés s’élancent vers eux : ils passent rapidement dans les bras de tous leurs collègues » (19). De son côté, le député Levasseur écrit avoir alors « recueilli dans la séance […] le prix de [son] attachement à la cause de l’humanité » (20). Les députés haïtiens et métropolitains multiplient les appels réciproques à la fraternité, notamment sous l’impulsion de Danton qui voit venir le jour pour « décréter la liberté de nos frères » (21).

Belley prononce le discours inaugural, dans lequel il proclame l’alliance entre les révolutions. Une semaine plus tard, il déclare : « Je n’ai qu’un mot à vous dire : c’est le pavillon tricolore qui nous a appelé à la liberté. C’est sous ses auspices que nous avons recouvré cette liberté, notre patriotisme est le trésor de notre prospérité et tant qu’il restera dans nos veines une goutte de sang, je vous jure, au nom de mes frères, que ce pavillon flottera toujours sur nos rivages et dans nos montagnes ». Quelques jours plus tard, Chaumette participe à une fête de l’abolition et proclame « Apaisez-vous, mânes irritées de cent mille générations détruites par l’esclavage ; apaisez-vous, le jour de la justice a lui sur un coin du globe ; l’oracle de la vérité s’est fait entendre du sein d’une assemblée de sages, et l’esclavage est anéanti » (22).

Jean-Baptiste Belley, premier député noir de la Convention, représenté par Girodet de Roucy Trioson (1767-1824)
© Photo RMN-Grand Palais – G. Blot

Dès le mois de mars, ceux qui en métropole ont tenté de faire avorter l’abolition sont emprisonnés par les sections sans-culottes de Paris ; Jean-Daniel Piquet note : « les dossiers de police générale des colons indiquent qu’à la fin mars 1794, la Commune robespierriste relaya la politique entamée par Chaumette […] d’arrestations massives des membres d’assemblées coloniales, symboles vivants de l’aristocratie de la peau » (23). Dans le même temps, l’Assemblée envoie des navires faire appliquer l’abolition aux Antilles en luttant contre les colons et leurs alliés anglais. De son côté, Toussaint Louverture apprend l’abolition métropolitaine à l’été. Il redouble alors d’efforts dans sa lutte contre les Anglo-espagnols.

L’évènement est inédit et sans doute unique dans l’histoire : pour la première fois, une puissance coloniale, devenue républicaine, a finalement pris le parti des esclaves et mulâtres révoltés contre ses propres colons. Il ne s’agit pas, au sens strict, de la première abolition de l’esclavage de l’histoire moderne. Nombreuses étaient les métropoles à l’avoir interdit sur leur propre sol, ou dans certaines de leurs colonies (24). Mais en aucun cas l’institution esclavagiste elle-même n’était en cause. La décision française de 1794 constitue la première abolition intégrale, inconditionnelle, et à vocation universelle.

L’abolition de l’esclavage par la Convention le 16 pluviôse an II/ 4 février 1794, représentée par Nicolas André Monsiau (1754-1837). À la droite de la tribune, assise, on reconnaît Jeanne Odo. À la gauche de la tribune, ce sont certainement les conventionnels Dufay et Belley qui ont été représentés, s’élançant vers le président de l’Assemblée © Photo RMN-Grand Palais – Bulloz

En cela, l’abolition de 1794 diffère de celle de 1848. Cette dernière a en effet été effectuée avec l’aval d’une partie importante des colons esclavagistes, qui ont été largement indemnisés. Elle visait à éviter une nouvelle révolution sociale. C’est pourtant l’abolition de 1848, encore aujourd’hui, que les programmes scolaires mettent en avant.

« L’histoire des hilotes, de Spartacus et de Haïti » : une abolition « pour l’univers »

Ce n’est pas une liberté de circonstance concédée à nous seuls que nous voulons, c’est l’adoption absolue du principe que tout homme né rouge, noir ou blanc ne peut être la propriété de son semblable.

Toussaint Louverture, général haïtien à Napoléon Bonaparte en juin 1800

Si l’abolition de 1794 est inédite, c’est aussi parce que – comme Toussaint Louverture le rappelle à Napoléon Bonaparte en juin 1800 – celle-ci n’est pas « une liberté de circonstance concédée [aux esclaves haïtiens] seuls» (25) et donc destinée à un cadre spatio-temporel restreint. Au contraire, cette abolition est « l’adoption absolue d’un principe », elle est donc universelle, sans limite d’espace ni de temps. Elle est adressée au monde entier comme en témoigne le député Lacroix qui la qualifie de « grand exemple à l’univers » (26).

La révolution franco-haïtienne secoue le mouvement antiesclavagiste en y insufflant une radicalité nouvelle. Elle fait sortir l’abolition de l’esclavage de la sphère des utopies pour la transformer en possibilité tangible et immédiate. Jusque là, l’abolitionnisme international, notamment anglais, était resté progressif et réformiste. Aussi, en proclamant une abolition immédiate fondée sur des principes égalitaires, les révolutions franco-haïtiennes rompent avec ces stratégies « réformistes » et ouvrent une brèche « révolutionnaire » contre l’esclavage.

Elles influencent particulièrement l’Amérique caraïbe qui cherche à se libérer de la tutelle espagnole au début du XIXème siècle. Nourrie par les idées libérales, les élites créoles (blanches) rêvent d’abord d’une révolution inspirée par les États-Unis. Elles craignent qu’une abolition de l’esclavage déclenche un mouvement plus large de remise en cause de toutes les hiérarchies sociales. Cette crainte est aussi partagée du côté des royalistes espagnols. À cet égard, l’abolition française de 1794 plane comme un spectre menaçant ; le gouverneur de Portobelo va jusqu’à écrire : « les Noirs français [Haïti n’est pas encore indépendante] ne doivent être mêlés sous aucun prétexte à la population […] pour éviter que leur pernicieux exemple […] ne portent [les esclaves] à fomenter troubles et séditions contre leurs maîtres dans le but d’acquérir la liberté » (27).

Rapidement, les mouvements indépendantistes d’Amérique latine changent alors de stratégie sous l’influence des révolutions haïtienne et française. Ils considèrent désormais que leur soulèvement, pour réussir, doit inaugurer une conscience nationale hispano-américaine qui leur permette d’unir la société, par-delà les catégories socio-raciales face à la métropole espagnole. Il leur faut créer une nouvelle identité « ni raciale, ni locale, ni culturelle mais politique » (Clément Thibaud) en utilisant pour cela la « définition abstraite du citoyen » (28) issue de la Révolution française. C’est ainsi que Simon Bolivar définit l’identité latino-américaine comme le produit « de l’histoire des hilotes, de Spartacus et de Haïti ».

Plus pratiquement, il leur faut rompre avec le modèle réformiste de leur révolution de départ qui ne visait qu’à une union des élites créoles. Il leur faut désormais embrasser une logique radicale de « révolution ouverte » (Simon Bolivar) et de « guerre à mort aux Espagnols ». Cette nouvelle stratégie place les mouvements révolutionnaires de ce continent dans la trajectoire des révolutions française et haïtienne. L’influence est revendiquée par Bolivar quand, au moment de l’indépendance de la Bolivie en 1825, il voit en Haïti « la république la plus démocratique du monde ». Cette influence franco-haïtienne a favorisé l’introduction d’une pratique révolutionnaire, plus radicale et des principes davantage égalitaires dans l’Amérique caraïbe.

Pourquoi cette abolition de l’esclavage, la première qui soit intégrale et inconditionnelle dans le monde occidental, à l’impact considérable sur le siècle suivant, est-elle la grande oubliée de l’historiographie dominante ? À l’heure où les polémiques mémorielles enflamment l’espace médiatique, l’absence de mention de l’abolition de 1794, qui visait à « détruire l’esclavage » dans le monde entier, ne peut qu’interroger. Le rêve d’une citoyenneté « abstraite, ni raciale, ni locale, ni culturelle mais politique », pensée par les Jacobins, n’est-il pas plus actuel que jamais ?

« Moi égale à toi, moi libre aussi », gravure de Louis Simon Boizot (1743-1809), © Musée du Nouveau Monde, La Rochelle

Notes :

1 : Frédéric Régent, « Armement des hommes de couleur et liberté aux Antilles : le cas de la Guadeloupe pendant l’Ancien régime et la Révolution », Annales historiques de la révolution française, 348, 2007, p. 21.

2 : Michel Devèze, Conclusions « La Révolution française et ses conséquences outre-mer » p.607.

3 : Marcel Gauchet Robespierre, l’homme qui nous divise le plus éd. Gallimard, 2018, p.25

4 : Denis Diderot cité par Yves Bénot La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 éd. La Découverte, p.31

5 : Olivier Grenouilleau L’abolitionnisme, la Révolution, la loi in Frédéric Régent, Jean-François Niort et Pierre Serna Les colonies, la Révolution française, la loi [l’auteur insiste sur « l’apogée d’un système colonial esclavagiste extrêmement puissant » et sur la « radicalité » du projet abolitionniste au moment où l’esclavage est quasi-unanimement accepté comme un mal nécessaire du point de vue économique. « L’idée même d’abolition est, à la fin du XVIIIème siècle, d’une nouveauté et d’une radicalité révolutionnaires », écrit-il]

6 : Silyane Larcher, L’autre citoyen éd. Armand Colin, 2014, p.98

7 : Médéric Louis Elie Moreau de Saint-Méry, extrait de l’introduction des Loix et constitutions des colonies françois de l’Amérique sous le vent

8 : Cité dans Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme, CNRS édition, 2007, p. 145.

9 : Comme le note Domenico Losurdo dans sa Contre-histoire du libéralisme.

10 : Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 p.47

11 : Maximilien Robespierre Œuvres tome 7 cité par Jean-Daniel Piquet L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) ; Ed. Karthala ; 2002 ; p.82.

12 : Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 p.51

13 : Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.161

14 : Idem p.170

15 : Florence Gauthier, « La Société des Citoyens de Couleur élabore le projet de la Révolution de Saint-Domingue » in Les élections de la députation « de l’égalité de l’épiderme » publié sur le site « Le Canard Républicain » le 1er août 2018 

16 : Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.259-260

17 : Louis Pierre Dufay, dans son discours lors de la séance d’abolition de l’esclavage à la Convention nationale le 4 février 1794 in « Grands discours parlementaires » sur le site de l’Assemblée nationale 

18 : Cette ambiguïté avérée ou résultant d’une mauvaise interprétation des discours de certains Jacobins est étudiée par Jean-Daniel Piquet, dans son article Robespierre et la liberté des Noirs en l’an II d’après les archives des comités et les papiers de la commission Courtois publié en janvier-mars 2001 dans les Annales historiques de la Révolution française. L’article souligne l’ampleur de la désinformation organisée par les colons et rappelle néanmoins le rôle des Jacobins et celui particulier de Robespierre pour la concrétisation de l’abolition de l’esclavage.

19 : La Feuille Villageoise n°20, 4ème année, tome 18, Bibliothèque de l’Arsenal cité par cité par Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.339

20 : René Levasseur,Mémoires, Paris, Messidor, 1989 cité par Jean-Daniel PIQUET L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.335

21 : Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.337

22 : Olivier Douville, Présentation du Discours de Chaumette au sujet de l’esclavage dans les colonies françaises. Cahier des Anneaux de la Mémoire, Les Anneaux de la Mémoire, 2001, p.345 

23 : Jean-Daniel Piquet, « Robespierre et la liberté des Noirs en l’an II », op. cit.

24 : Domenico Losurdo (Contre-histoire du libéralisme) note une dialectique entre l’abolition de l’esclavage en métropole et sa radicalisation dans les colonies. L’arrêt Somerset, qui marque l’abolition de facto de l’esclavage sur le sol britannique, justifie cette décision par le fait que « notre air est trop pur pour être respiré par des esclaves » – légitimant sa pérennisation dans les colonies, où il en allait autrement.

25 : Florence Gauthier, « Toussaint Louverture mène une politique indépendante, 1796-1801 » in 1793-94 : la Révolution abolit l’esclavage ; 1802 : Bonaparte rétablit l’esclavage.

26 : Jean-Daniel Piquet,L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.339

27 : Clément Thibaud, « COUPE TÊTES, BRÛLE CAZES Peurs et désirs d’Haïti dans l’Amérique de Bolivar », Editions de l’EHESS « Annales, Histoire, Sciences Sociales » 

28 : Idem

Rhétorique identitaire et souveraineté au XXe siècle

La notion d’identité est devenue omniprésente. Beaucoup y trouvent un substitut commode à la souveraineté. Un substitut parfaitement soluble dans le projet européen : qu’il s’agisse des rengaines civilisationnelles (une civilisation européenne à défendre) ou des régionalismes antinationaux. Mais le substitut identitaire semble aussi soluble dans le projet national lui-même. Il est nécessaire, pour le comprendre, de replonger dans l’histoire du XXe siècle.

Jacques Benoist-Méchin, ancien collaborationniste, s’est beaucoup intéressé au Moyen-Orient. Intérêt qui le pousse à écrire deux ouvrages biographiques en prison : l’un sur Mustapha Kemal et l’autre sur Ibn Saoud. Il s’agit de Mustapha Kemal, la mort d’un Empire[1] et d’Ibn Séoud, la naissance d’un royaume[2]. La thèse du premier est somme toute assez répandue et admise : une volonté de renoncer aux ambitions impériales ottomanes pour construire un véritable territoire turc (bien que certains nationalistes turcs fussent aussi des nostalgiques de l’Empire ottoman). Un patriotisme turc bâti sur la mort de l’Empire ottoman. Le général de Gaulle, qui avait une certaine admiration pour Benoist-Méchin (il fit réimprimer son Histoire de l’armée allemande malgré l’opprobre de la Collaboration), aurait lu ce livre. Après son retour au pouvoir en 1958, un certain nombre de missions dans le monde arabe auraient été confiées à Benoist-Méchin. Parmi ceux qui ont affirmé l’intérêt du général pour les travaux de Benoist-Méchin, citons le journaliste Gilbert Comte.

La décolonisation gaulliste contiendrait donc des éléments kémalistes : une construction nationale qui passe par une sorte de délestage. Il s’agit de se débarrasser du poids des anciennes colonies, tout comme la Turquie s’est débarrassée de celui des anciens territoires ottomans. Il est possible de citer le général de Gaulle lui-même et ses Mémoires d’espoir : l’idée d’un retour aux affaires en 1958 avec la ferme intention de délivrer la France de son empire. Le général l’exprimait dans ces termes : « En reprenant la direction de la France, j’étais résolu à la dégager des astreintes désormais sans contrepartie que lui imposait son Empire […] Bref, quelque mélancolie que l’on pût en ressentir, le maintien de notre domination sur des pays qui n’y consentaient plus devenait une gageure où, pour ne rien gagner, nous avions tout à perdre. »[3]

On peut parler ici d’un principe territorial qui coïncide avec un principe identitaire. Si l’État territorial s’est construit contre les considérations identitaires à l’époque moderne (contre les principes civilisationnels et religieux –avec un catholicisme aux prétentions universelles–) et s’il préfère la maîtrise territoriale à l’invocation identitaire, le recours à la nation est lui-même en partie identitaire. Et c’est pour cette raison que la sortie de l’empire (comme dans le cas français) ne coïncide pas seulement avec une réorganisation de la maîtrise territoriale (une question de souveraineté), mais aussi avec une redéfinition –« définition » pouvant être pris au sens photographique aussi– du caractère d’une population (une question d’identité).

L’historien américain Todd Shepard[4], qui s’est beaucoup intéressé à la question franco-algérienne, utilise le verbe « blanchir ». La nation française aurait été blanchie par la décolonisation. La Ve République n’est pas qu’une affaire de nouvelles institutions, mais aussi d’une nouvelle population, d’une nouvelle identité : une France spectaculairement plus européenne émerge. Une France « libérée » du poids de son empire colonial, une France au nouveau visage. Pour reprendre une opposition déjà opérée par Jean Gottmann[5], le territoire platonicien (refuge) prend le dessus sur le territoire aristotélicien (plateforme d’expansion). Seulement, et c’est toute l’ironie de l’histoire, si la décolonisation a européanisé la population française avec le détachement de l’Algérie, une importante immigration s’est chargée d’empêcher le « blanchiment » évoqué par Shepard.

Les liens qu’entretiennent les notions de souveraineté et d’identité sont ambivalents. Il ne faudrait pas les associer ou les dissocier trop hâtivement. La souveraineté est une notion éminemment territoriale. Malgré son héritage religieux, analysé par Jacques Derrida qui rappelle que « pour Hobbes, le Léviathan imite l’art naturel de Dieu »[6], c’est une notion qui invite à la maîtrise profane plutôt qu’à la référence identitaire. Le territoire exige une présence dans un espace circonscrit et une action. L’identité est une référence. L’édit de Nantes d’Henri IV en 1598 (édit de tolérance) est déjà le signe d’une première territorialisation (ici une pacification) face à la référence religieuse (et aux conflits religieux).

Jean Baudrillard distingue très bien les deux notions dans un précieux livre de 1999 : « On rêve d’être soi-même quand on n’a rien de mieux à faire. On rêve de soi et de la reconnaissance de soi quand on a perdu toute singularité. Aujourd’hui, nous ne nous battons plus pour la souveraineté ou pour la gloire, nous nous battons pour l’identité. La souveraineté était une maîtrise, l’identité n’est qu’une référence. La souveraineté était aventureuse, l’identité est liée à la sécurité […] L’identité est cette obsession d’appropriation de l’être libéré, mais libéré sous vide, et qui ne sait plus ce qu’il est. »[7] Baudrillard, théoricien de la mort du réel, souligne ici une évolution importante : l’action, le contrôle et la maîtrise deviennent obsession de soi. Pour bien comprendre le rapport de force entre ces deux notions (et l’évolution de l’une à l’autre), intéressons-nous aux exemples québécois et algérien.

Avant la « Révolution tranquille » et l’émergence d’un souverainisme québécois dans les années 1960 et 1970, on parlait de « Canadiens français » (qui allaient, avec la demande de souveraineté, devenir des Québécois). Le substantif (« Canadiens ») désignait le territoire et l’adjectif (« français ») l’identité. Autrement dit, une identité française dans un Canada souverain. Petit à petit, le Québec a émergé à travers une revendication proprement territoriale : le combat pour un Québec souverain. Contrairement au Canadien français, le Québécois ne se définissait plus par son identité, par un adjectif, mais par une volonté de contrôle sur son territoire. D’y voir sa langue et son travail respectés. Pour le dire encore autrement, c’était une affaire de domination sur un territoire (l’indépendantisme québécois ressemblait beaucoup aux luttes anticoloniales) bien plus qu’une affaire d’identité.

Il est intéressant d’observer une évolution semblable en Algérie. La décolonisation, ce processus de « blanchiment » et d’européanisation de la France, a transformé des « Français musulmans » en Algériens. Là encore, on passe d’une identité (« musulmans » dans un territoire français) à une souveraineté (Algériens dans un territoire indépendant). D’une référence à un contrôle territorial. Ce processus est d’ailleurs aussi valable pour les Palestiniens qui connaissent, en même temps que les Québécois et les Algériens (dans les années 1960), un même réveil (cette fois encouragé par la défaite des armées arabes lors de la guerre de 1967) : la notion de « peuple palestinien » prend le dessus sur le panarabisme.

Nous avons là des combats pour la souveraineté. Et nous assistons aujourd’hui, comme l’écrivait Baudrillard en 1999, à un processus inverse. L’identité est devenue un paradigme incontournable. Dans le cas québécois, les débats identitaires jouent le rôle d’ersatz (un ersatz de souveraineté) : ils tournent notamment autour de la question de la laïcité et de la place de l’islam. En Algérie, où l’indépendance a pourtant bien été réalisée, les crispations identitaires ont largement pris le dessus sur l’exercice réel de la souveraineté : un islam omniprésent.

[1] Jacques Benoist-Méchin, Mustapha Kemal, la mort d’un Empire, Paris, Albin Michel, 1954.

[2] Jacques Benoist-Méchin, Ibn Séoud, la naissance d’un royaume, Paris, Albin Michel, 1955.

[3] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Tome 1, Paris, Plon, 1970, p. 41.

[4] Todd Shepard, 1962 : Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Paris, Payot, 2008.

[5] Jean Gottmann, The Significance of Territory,  Charlottesville, The University Press of Virginia, 1973.

[6] Jacques Derrida, Séminaire. La bête et le souverain : volume 1 [2001-2002], Paris, Galilée, 2008, p. 78.

[7] Jean Baudrillard, L’Échange impossible, Paris, Galilée, 1999, p. 72.