Covid à Metropolis : la crise sanitaire au prisme de la science-fiction

Politiques et épidémiologistes sont légion dans l’espace médiatique. Et si les artistes, Freder Fredersen, Vador ou encore Arcadia Darell, s’invitaient aux débats ? Champ littéraire et filmique souvent prompt à inventer des futurs cauchemardesques, la science-fiction est aussi considérée par opposition à un certain académisme comme un sous-genre bien peu sérieux. Mais en tant qu’émanation des paradigmes sociaux, politiques et culturels de son époque, elle offre une profondeur critique souvent insoupçonnée qui a fini par susciter l’intérêt des sciences sociales et d’une poignée de chercheurs – en littérature et en géographie notamment – qui ont entrepris de la prendre comme objet d’étude original et novateur. Tandis que la crise sanitaire qui dure depuis plus d’un an suscite de nombreux enjeux et d’inépuisables réflexions plus ou moins fines sur nos modes de vie et de gouvernance, les œuvres de science-fiction et les travaux de ce champ de recherche naissant mais ambitieux semblent fort à propos pour penser selon de nouvelles perspectives ce qui nous arrive.

Peurs sur la ville et crise sanitaire

Méta-commentaires sur les villes d’hier et d’aujourd’hui, les œuvres de science-fiction sont une ressource précieuse pour les sciences sociales quand elles n’anticipent pas les théories académiques elles-mêmes. Depuis un siècle et la Metropolis de Fritz Lang (1927), la ville est le terrain de jeu privilégié de la science-fiction qui en fait généralement le théâtre d’une expansion urbaine toujours plus grande et toujours plus dévastatrice. Comme le démontrent certains géographes pionniers en termes de géo-fiction1, la ville du futur semble vouée à être cette « monstruopole » uniforme, surpeuplée et surtout gouvernée d’une main de fer.

Coruscant, capitale galactique de l’univers © Star Wars évoque très clairement les théories de Constantinos Doxiadis 

À l’instar de la vile et dépravée Babylone des textes bibliques, la ville du futur incarne paradoxalement un progrès humain à son apogée capable en même temps de donner naissance aux plus grandes monstruosités. Du côté des sciences sociales, les théories et concepts foisonnent et s’entrecroisent avec les œuvres de science-fiction qui leur répondent voire anticipent leurs conclusions. Ainsi trouve-t-on des pendants science-fictifs nombreux à la global city théorisée par Saskia Sassen ou à l’œcuménopole (ou ville-planète) de Constantinos Doxiadis. En bref, de plus en plus de villes sont marquées par une concentration des pouvoirs décisionnels (politiques, économiques etc.) qui pourraient à terme s’accompagner d’une expansion urbaine paroxystique2. Coruscant, œcuménopole et capitale galactique de l’univers créé par George Lucas ou encore la monstrueuse Trantor qui sert de décor à l’œuvre d’Isaac Asimov en sont des exemples emblématiques. Leurs formes architecturales, leur urbanisation totale et l’organisation socio-spatiale qui en découlent témoignent des « pathologies réelles ou supposées de la cité globale contemporaine3 ».

De manière plus générale, nombreux sont les auteurs de sciences sociales ou de science-fiction à avoir démontré ou illustré à quel point les relations de pouvoir et de domination s’inscrivent avec force dans l’espace. Comme Winston Smith, personnage principal de 1984, on ne peut en effet qu’être frappé d’étonnement et d’écrasement à la vue du ministère de la Vérité : « C’était une gigantesque construction pyramidale de béton d’un blanc éclatant. Elle étageait ses terrasses jusqu’à trois cents mètres de hauteur. […] 4» Hors du domaine de la science-fiction, certains artistes illustrent aussi à la perfection ces prémonitions peu engageantes. Prémonition est précisément le titre que la peintre surréaliste Remedios Varo donne à l’un de ses tableaux qui dénonce une sorte de machinerie urbaine qui retient, opprime et fait perdre leur identité aux individus.

La distinction sociale, super-pouvoir du monde urbain et du monde de demain

En tant que catalyseur du pouvoir qu’elle spatialise, la ville est donc logiquement devenue un objet dont la science-fiction s’est emparée avec délice. Les griefs qu’elle révèle permettent en effet d’imaginer les pires dictatures urbaines. Dans Les Monades urbaines, l’écrivain américain Robert Silverberg décrit le mode de vie des 75 milliards d’individus qui peuplent désormais la planète et qui s’entassent dans de gigantesques constructions de plusieurs kilomètres de hauteur. À la fois solution alternative au malthusianisme5 pour contrer la surpopulation – ces bâtiment peuvent loger jusqu’à 800 000 habitants – et formes de dérives autoritaires, les monades sont de véritables sociétés-microcosmes où la mobilité et la localisation au sein de ladite structure sont conditionnées au pouvoir économique. Cette dialectique haut-bas en termes de distinction sociale et la spatialisation de la richesse constituent somme toute un phénomène courant dans les imaginaires urbains. Du côté de la science-fiction, les exemples sont nombreux à l’instar des classes laborieuses (low-opps) installées dans les Warrens (ou Terriers), regroupements de minuscules logements présents dans le roman High-Opp de Frank Herbert. 

© Metropolis, Fritz Lang (1927) : « [Freder] Et où sont ceux, père, qui ont construit ta ville de leurs mains ? […] [Joh] : Là où ils doivent être. Dans les profondeurs. »

Considérée sous le prisme sanitaire, la vie en hauteur est un considérable avantage. Loin de la pollution du sol, l’air y est plus pur et les capacités pulmonaires augmentées. D’ailleurs, la corrélation entre pauvreté et effets délétères du confinement et de la crise sanitaire en général a été visible avec une terrible acuité dans certains territoires et notamment au Chili lors de la première vague6.

Covid très long et sclérose urbaine, les maladies du pauvre du futur

Comment maintenant développer cette même réflexion à l’aune de la pandémie actuelle ? Ce modèle majoritairement dystopique prédit par la science-fiction peut-il être amené à ne pas avoir lieu ou, du moins, sous une forme différente en raison des conséquences de la crise que nous vivons ? 

D’une part, verticalité et hyper-densité sont aujourd’hui remis en cause. En effet, la surpopulation, désormais mise en accusation, rend peut-être possible une dé-densification massive. Quoi qu’il en soit, elle invite au moins à se replonger dans la lecture de ces auteurs urbanophobes que pouvaient être Ovide ou Jean-Jacques Rousseau dix-sept siècles plus tard. À regarder la cohorte d’urbains en fuite qui s’entassaient dans les TGV vers le sud ou l’Atlantique en réaction ou en prévision de chaque annonce gouvernementale, on peut se dire que le poète latin et le philosophe franco-suisse étaient peut-être visionnaires. Mais voilà sans doute la véritable question : qui sont ces gens qui fuient les villes ? A priori les représentants d’une certaine catégorie sociale qui s’incarne ici dans des pratiques mobilitaires multi-résidentielles. Et puisque Côte d’Opale et Île de Ré sont tout autant inégalement accessibles que les derniers étages des monades géantes du XXIVe siècle, l’exode urbain sanitaire auquel nous avons assisté peut sans doute être considéré comme une forme nouvelle de distinction sociale, mais loin de la ville. La campagne du futur est désormais peut être celle qui sera la plus amenée à se développer. Mais uniquement avec une fraction particulière de la population, nourrie par des exodes urbains sélectifs en fonction du pouvoir économique. Ce développement inégal pourrait ainsi ressembler à la cage dorée qu’est la station spatiale d’Elysium de Neill Blomkamp (2013). En effet dans ce film, l’ambition de SpaceX est devenue réalité et les plus riches ont pu quitter une Terre mourante dirigée par des gouvernements despotiques au service de puissants devenus littéralement extra-terrestres.

Vue de la station spatiale du film © Elysium. Une gated community stellaire 

De là à dire que la boulangerie du cœur de village laissera place à une boutique Prada il n’y a qu’un pas, mais cette perspective semble tout à fait envisageable et d’autant peu réjouissante que les cauchemars urbains que nous promet la science-fiction pourraient prendre une forme inattendue. Tandis que les gated communities fleuriraient dans ces espaces ruraux autrefois délaissés, une véritable ghettoïsation, non pas dans la ville, mais de la ville elle-même, se produirait.

Dans Le temps du débat, diffusé sur France Culture le 23 juillet 2020, consacré à la thématique de l’exode urbain, les intervenants faisaient ainsi notamment remarquer que cette dynamique est différemment accessible selon les catégories sociales. Une reproduction au moins partielle du mode de vie de riches urbains7 pourrait ainsi avoir lieu sous la forme d’une gentrification rurale. De même, dans son roman L’Homme des jeux, Iain Banks présente les conséquences désastreuses d’un exode rural. Les pauvres aux rêves urbains illusoires se retrouvent entassés dans des bidonvilles sur lesquels s’appuie la ville pour fonctionner. Ainsi l’exprime le guide du personnage Gurgeh : « Je vous informe que cela s’appelle un bidonville, et que c’est là que la ville puise son excédent de main-d’œuvre non qualifiée ». C’est donc peut être l’exact inverse que la crise sanitaire rend possible mais avec un résultat loin d’être plus souhaitable. La campagne deviendrait ainsi un nouvel horizon épuré des problématiques urbaines mais toujours fabriqué par et pour les plus favorisés. Dans chaque cas, comme le disait l’historien Mike Davies, il semble que « les bidonvilles ont devant eux un avenir resplendissant8». 

Ainsi, sans véritable réflexion sur l’organisation et l’aménagement des villes à venir, les prédictions de la science-fiction semblent donc amenées à se réaliser. La crise du Covid-19 quant à elle, paraît rebattre certaines cartes, bien que le recul ne soit pas encore suffisant pour en tirer des jugements. Mais cela confirme sans doute qu’un travail de fond sur les sociétés urbaines et sur leur capacité à faire Cité est nécessaire. En d’autres termes, la ville juste se construit avec les individus, avec le « pouvoir citadin » comme l’appelait Marcel Roncayolo. Et comme le dit le géographe Alain Musset en résumant la pensée d’Henri Lefevbre dans Station Metropolis direction Coruscant (2019) : « Elle n’est que l’expression spatiale d’un ordre social. »

Terre fragile et fragiles terriens 

Si dans le film de Neil Blomkamp les plus riches ont d’ores et déjà quitté la planète, la perspective de voir un jour une espèce humaine extra-terrestre n’est malgré tout pas si évidente. D’une certaine façon, la crise sanitaire nous rappelle que notre emprise sur la planète n’est heureusement pas totale. Dans le même temps, elle nous force aussi à reconnaître notre statut intrinsèque de terriens. Confinés ou non, nous devons composer avec et protéger notre environnement. En d’autres termes, « poursuivre un mode de vie, qui entraîne des dégâts massifs pour le milieu de vie terrestre […] alors que la vie des hommes en est tout à fait dépendante, c’est bien une entreprise de Thanatos 9». Ces considérations phénoménologiques sont aussi l’occasion de rappeler que l’habitude qui est la nôtre de malmener la planète et les crises environnementales ou sanitaires qui s’ensuivent sont à la base de la majorité des œuvres de science-fiction.

Dès le début du XXe siècle, le genre littéraire du « merveilleux-scientifique » imaginait déjà l’attaque de Paris par des microbes géants10. Au cinéma, les productions très grand public dont on pourrait sans doute contester la qualité cinématographique sont aujourd’hui nombreuses. Mais le chef d’œuvre fondateur de la conscience écologique en science-fiction est évidemment Soleil Vert de Richard Fleischer (1973). New-York en 2022 est une mégalopole de 44 millions d’habitants. La nourriture y est manquante, les naissances contrôlées et les habitants uniquement nourris de tablettes comestibles appelés « soleils verts », distribuées et rationnées par les autorités. L’horrible conclusion du film (et du roman dont il est issu) qui nous apprend la véritable composition desdites tablettes ne peut que nous pousser à nous interroger sur les enjeux de pouvoir et de contrôle d’une part et sur la gestion de nos ressources d’autre part, qu’il s’agisse de nourriture, ou d’une denrée plus d’actualité, de vaccins. Dans le film, l’individu est roi et la solidarité quasi-inexistante. Une réalité qui ne semble malheureusement pas si fictive. De même, dans la magistrale saga vidéoludique The Last of Us (Naughty Dog, 2013 et 2020), nous suivons le périple de deux personnages, Joel et Elie, dans un monde post-apocalyptique peuplés d’infectés transformés en créatures difformes et hyper-violentes par le parasite cordyceps et de survivants, tout aussi violents et déshumanisés. Jugement dernier, rédemption et constat d’échec d’une génération envers la suivante sont les principales lignes de force d’une œuvre qui à travers la rencontre paradoxale avec la déshumanisation incarnée témoigne de l’affaissement d’une civilisation tout en se gardant d’un trop grand manichéisme.

Les sciences sociales ne sont évidemment pas en reste et proposent des réflexions certes moins spectaculaires mais aux enjeux similaires. Ainsi, dans Hors des décombres du Monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur, le politiste Yannick Rumpala se demande, en axant sa réflexion sur l’écologie, si l’humanité doit se préparer à vivre sur une planète de moins en moins habitable. Les paysages terrestres désertiques visibles dans le remake Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve viennent ici fort à propos. Mais prenant le contrepied de la vision apocalyptique traditionnelle de la science-fiction, l’auteur propose aussi de considérer le genre comme un laboratoire vers un « nouveau contrat socionaturel 11». Analyser la crise actuelle à l’aune des sciences sociales et de la science-fiction apparaît donc comme une tentative résolument empreinte de positivité. 

Des docteurs et des panoptiques

De la Londres écrite par George Orwell à la ville plus subtilement coercitive dépeinte dans Le passeur de Philip Noyce, les sociétés de science-fiction sont des sociétés de contrôle. Et nul besoin de pandémie pour cela. Mais à force de restrictions et de confinements, cette question revient sur le devant de la scène. Alors, que vaut cette affirmation et ce terme de dictature sanitaire souvent brandi ? Et qu’est-ce que la science-fiction peut nous en dire ? 

Considérant l’armée de figures publiques, médecins, spécialistes et polémistes qui se bousculent et dont beaucoup sont tout de même impliqués dans les processus décisionnels, on semble assez loin de la dictature sous sa forme traditionnelle12. Mais il est vrai que l’état d’urgence, régime en vigueur quasiment sans interruption depuis plus de six ans désormais n’aide pas à bien percevoir la qualité démocratique du débat. Du reste, il semble que les défenseurs des termes « dictature sanitaire » servent généralement d’autres intérêts. Une ouverture par souci de faire ruisseler les profits en faveur des plus défavorisés comme le promet la théorie économique du même nom sonne en effet comme une tentative de sauvetage désespérée du néolibéralisme. D’autant plus à un moment propice aux débats et critiques à l’égard de ce modèle. 

Parler de « dictature sanitaire » semble, à plusieurs égards, problématique. Mais il est sans doute possible de parler d’une société sous contrôle selon la définition foucaldienne13, tant les dispositions et évolutions nombreuses donnent des migraines même au juriste le plus aguerri. Puisque les écrits du philosophe britannique Jeremy Bentham ont particulièrement influencé la science-fiction (pensons par exemple aux romans d’Alain Damasio), le terme de panoptique sanitaire peut sans doute être envisagé.

Ce dernier se veut plus nuancé et correspond somme toute à la forme que prennent les mesures de restrictions. Englobantes, ne voulant stigmatiser personne mais bien heureuses de pouvoir facilement et en même temps surveiller tout le monde. En effet, la crise sanitaire révèle une société de contrôle à deux facettes. D’une part et classiquement, une prohibition et une coercition rigides liées au respect des mesures de restrictions sociales. D’autre part, une forme de contrôle beaucoup plus subtile et insidieuse, principe même du panoptique. Cette dernière s’incarne particulièrement à travers les applications destinées à tracer les malades potentiels et à remonter les chaines de contamination en s’appuyant sur les individus eux-mêmes. À l’instar du système « Voisins vigilants », la sécurité ici sanitaire passe par une autodiscipline appliquée à tous et pour tous à la manière de ce qu’Alain Damasio appelle « Big Mother ». Ce contrôle de la population par elle-même est d’ailleurs au cœur de la rhétorique du gouvernement depuis le début de la crise.

Tour panoptique dans le film © Call Northside 777 d’Henry Hathaway (1948)

De manière générale, la science-fiction et certains éléments de la crise sanitaire invitent à une vraie réflexion de fond sur cette notion de pouvoir. Car le genre nous menace aussi de ce que l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano nommait « démocrature », un malicieux néologisme destiné à signifier une fausse démocratie confisquée par les élites. Cette démocrature, dont nous aimons à penser qu’elle ne se trouve qu’à l’état d’ébauche est bien loin d’être uniquement le lot de la crise sanitaire qui, comme évoqué précédemment, accompagne voire dissimule des tendances sécuritaires beaucoup plus problématiques.

Les travaux de Michel Foucault nous rappellent que le pouvoir peut tout simplement devenir une demande sociale, du fait de son aspect rassurant. Avec la crise sanitaire, il convient sans doute d’en mesurer l’ampleur. Ainsi, dans Globalia, Jean-Christophe Rufin présente une société dans laquelle le principe de solidarité a été remplacé pour former une nouvelle devise : « Liberté, Égalité, Sécurité ». La question qui se pose donc est la suivante : doit-on sacrifier notre solidarité au profit d’un environnement sécuritaire et en l’occurrence d’un point de vue sanitaire ? La question est complexe et la réponse difficile mais le débat semble fondamental car il dépasse de loin la seule pandémie. Mais ainsi que l’affirme le Robert Neville du roman Je suis une Légende (1954) : « Comme il est facile d’admettre l’invraisemblable, avec un peu d’habitude. »

Et surtout, la santé !

Une réflexion sur la solidarité en temps de crise ne peut que conduire à une ultime remarque sur l’organisation de la santé, à l’échelle française et à l’échelle du monde, et notamment aux enjeux soulevés par la vaccination. Joe Biden a le premier évoqué l’éventualité de déposséder les laboratoires de leurs brevets et donc de leurs profits. Si plusieurs commentateurs s’accordent à dire que la déclaration relevait surtout d’un effet d’annonce14, la privatisation du monde et plus encore du domaine de la santé semble la grande préoccupation du moment. Et comme le rappelle Alain Musset dans l’ouvrage déjà cité, c’est aussi une grande préoccupation des sciences sociales. 

La science-fiction, de son côté, se montre souvent particulièrement acerbe. Dans 37° centigrades, Lino Aldani présente une forme de dictature sanitaire qui passerait par la prévention constante de toute maladie : « Je suis en règle […] voici le thermomètre, les comprimés d’aspirine, les pastilles pour la toux… […] J’ai tout ; vous ne pouvez pas me coller une amende. » Mais cet ouvrage est en fait un pamphlet contre la privatisation de la santé dissimulée derrière un État autocratique hygiéniste. De même, alors que l’essor des mégalopoles asiatiques fait de ces dernières les nouveaux modèles pour la science-fiction, Catherine Dufour dans Le Goût de l’immortalité (2005) présente la cité cauchemardesque qu’est devenue Ha Rebin (Mandchourie) en l’an 2213. Le roman raconte la résurgence d’une maladie pourtant disparue dans un monde surpeuplé et contrôlé par les grandes corporations privées. Eugénisme, surveillance et discriminations en termes de santé définissent la vie des habitants de cette œuvre proche du genre cyberpunk. L’immortalité devient une marchandise conditionnée à l’absorption de potions douteuses et surtout onéreuses qui invite à réfléchir sur la privatisation du monde d’une part mais aussi et surtout sur l’intérêt hypocrite d’être drogué à la vie sur une planète mourante que l’on continue à détruire. 

Si l’on doit trouver à la pandémie un bénéfice certain, c’est d’avoir très largement relancé la littérature (scientifique ou non) relative à la santé comme bien commun. S’il semble bien utopique de croire que cela produira des effets concrets immédiats, savoir dans quelles mains se trouvent les capacités décisionnaires en termes de santé semble une préoccupation toujours plus grande pour la population. Et notamment en France où comme quasiment partout ailleurs le système de soins se trouve régi selon le principe de l’entreprise et divisé entre des offreurs aux intérêts souvent divergents15. D’une manière plus générale la science-fiction nous invite à un monde plus sain dans tous les sens du terme, plus humaniste et moins anthropocentré.

Mais à l’instar de Chantal Pelletier qui dans Nos derniers festins imagine également une société hygiéniste jusque dans l’assiette, la science-fiction nous met aussi en garde pour ne pas créer ce faisant de nouveaux régimes d’oppression pires que ceux qu’ils prétendent remplacer.  Ainsi que le propose notamment le champ de recherche naissant qu’est la géofiction, il est possible de donner un autre éclairage à la pandémie actuelle et d’ouvrir sur des débats fondamentaux vus sous un prisme différent que les supports – plateaux télés et conférences de presse – auxquels nous sommes habitués. Mais sur ce sujet, l’exhaustivité est impossible. Il est donc sans doute utile d’aller découvrir certaines œuvres de science-fiction plus méconnues et surtout de se plonger dans les ouvrages de sciences sociales ambitieux dont ces lignes ont été fortement nourries.

Bibliographie :

(1) Voir par exemple Alain Musset, « De la mégalopole à la monstruopole » in Station Metropolis direction Coruscant. Villes, science-fiction et sciences sociales, 2019, ou Michel Rochefort « La menace de la monstruopole », 2001.
(2) Pour une entrée en matière simple, voir par exemple : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/globales-mondiales-villes et https://www.doxiadis.org/ViewArticle.aspx?ArticleId=14929
(3) Voir à ce sujet l’ouvrage : Alain Musset, De New-York à Coruscant, essai de géofiction, 2005.
(4) Voir par exemple Natacha Vas-Deyres, « Du rêve au cauchemar : de l’architecture utopique à la contre-utopie littéraire et cinématographique », Cahiers d’Artès n°11, Utopies concrètes, Elisabeth Spettel et Pierre Sauvanet (dir.), Université Bordeaux Montaigne, 2015, pp.65-80.(5) Thomas Michaud, “Les monades urbaines, entre utopie et dystopie de la ville verticale”, Géographie et cultures [Online], 102 | 2017
(6) Voir mon précédent article sur Le Vent Se Lève, « En finir avec le miracle chilien »
(7) https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/va-t-vers-un-exode-urbain
(8) Mike Davies, Le Pire des mondes possibles. Traduit de l’américain par Jacques Mailhos, Paris, La Découverte, 2007, 252 pages
(9) Maria Villela-Petit. « 1. Habiter la terre » in T. Paquot, M. Lussault et C. Younès, Habiter le propre de l’humain, 2007.
(10) https://www.franceculture.fr/litterature/le-merveilleux-scientifique-ancetre-de-la-science-fiction
(11) Voir aussi https://usbeketrica.com/fr/article/la-science-fiction-experimente-les-conditions-de-la-vie-en-commun
(12) https://www.franceculture.fr/emissions/les-idees-claires-le-podcast/sommes-nous-dans-une-dictature-sanitaire
(13) Voir par exemple https://www.franceculture.fr/philosophie/la-societe-de-surveillance-de-foucault
(14) Voir par exemple https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/05/07/vaccins-et-brevets-biden-heros-a-peu-de-frais_6079471_3232.html
(15) Jean-Paul Domin, « Réformer l’hôpital comme une entreprise. Les errements de trente ans de politique hospitalière (1983-2013) », Revue de la régulation [Online], 17 | 1er semestre

Vaccins : la faillite des industriels et laboratoires privés

Vaccin contre le COVID-19. © Daniel Schludi – Unsplash

Un mois après les premières vaccinations, l’objectif d’un million de vaccinations (et non de vaccinés puisque la vaccination comporte deux injections) a été atteint. Pourtant, l’ambiance, au gouvernement comme dans la population, n’est pas aux réjouissances. Face à la pénurie et aux risques des variants émergents, les industriels peinent à réaliser leurs promesses. Le moment ne serait-il pas venu pour les gouvernants de privilégier la santé publique au profit privé ?

Inutile de revenir trop longuement sur les échecs successifs qui ont rythmé la gestion de la crise sanitaire en France, concernant les masques, les tests, et le traçage. On peut maintenant y ajouter les vaccins. Certes, et comme aime à le faire Jean Castex, on pourrait se rassurer en rappelant que nous ne sommes pas les mauvais élèves de l’Europe en terme de mortalité. Mais ce serait oublier que l’Europe souffre avant tout de la comparaison avec les pays d’Asie. Au rebours des leaders européens, les dirigeants asiatiques, marqués par l’épidémie de SARS au début des années 2000, ont choisi dès le début de la pandémie une stratégie « zéro covid » agressive. Au 1er février 2021, la France compte plus de 70 000 morts, pour 1424 en Corée du Sud, 909 en Australie, 77 en Thaïlande, 35 au Vietnam. En application de cette stratégie, l’Australie n’a pas peur de déclarer un confinement de trois jours au moindre cas de Covid-19.

Faute de volonté politique, de planification, de moyens techniques et humains, mais aussi par dogmatisme en refusant jusqu’à peu de contrôler les entrées aux frontières, l’Europe a donc échoué depuis le printemps à endiguer la pandémie. Aujourd’hui, en l’absence de traitement, et avec une immunité naturelle comprise entre 10 et 20% en France (que les variants peuvent remettre en cause), la seule porte de sortie pour le vieux continent demeure la vaccination.

Par chance, les premiers vaccins à ARN des laboratoires Pfizer/BioNTech et Moderna se sont révélés remarquablement efficaces et sûrs : ils empêchent 95% des vaccinés de tomber malades et empêchent les 5% restant de contracter une forme grave de la maladie. Malgré les contraintes logistiques réelles liées à ces vaccins (conservation à -80 et -20°C respectivement), ils restent aujourd’hui les meilleurs choix pour se prémunir de l’infection et envisager un hypothétique « retour à la normale » cette année.

Quoi qu’en disent les vaccinosceptiques, prompts à caricaturer les résultats de recherche, les vaccins apportent deux bienfaits essentiels : ils réduisent la prévalence de formes graves chez les personnes infectées et freinent la propagation du virus. Plusieurs études sur des primates ainsi que les premières données en provenance d’Israël, montrent ainsi un effet significatif de réduction de la transmission. Le Royaume-Uni a lancé dernièrement une étude qui tentera de chiffrer précisément dans quelle mesure les différents vaccins empêchent la transmission.

Malheureusement, alors que les nouveaux variants compliquent sérieusement la gestion déjà laborieuse de cette pandémie, les trois laboratoires qui font la course en tête et dont les vaccins ont été approuvés par l’agence Européenne du Médicament, Pfizer/BioNTech, Moderna et Oxford/AstraZeneca, ont chacun annoncés des retards plus ou moins significatifs dans la production de leurs vaccins. Après d’âpres négociations avec la Commission Européenne, AstraZeneca a finalement annoncé une livraison de 40 millions de doses au lieu des 80 millions initialement promises pour le premier trimestre. Soit une perte de plus de 5 millions de doses pour la France. Ce sont donc 2,5 millions de Français qui ne seront pas vaccinés ce trimestre.

Alors que l’objectif de vacciner 70% des adultes d’ici la fin de l’été apparaît déjà difficilement atteignable, les variants plus contagieux, et en partie résistants aux vaccins, véritable « épidémie dans l’épidémie », font craindre de nouvelles vagues plus mortelles. Tout cela alors que la patience des français fond comme neige au soleil.

Face à cette menace, l’heure n’est plus aux atermoiements : la campagne de vaccination doit s’accélérer. À part attendre, bras croisés, les doses que produisent la petite douzaine d’usines européennes, que pouvons-nous faire ?

Bien que les accords de sous-traitance entre laboratoires se multiplient, ils risquent à terme de ne pas suffire pour sortir d’une situation de pénurie durable qui frappe le monde entier. Le vieux – mais riche – continent n’est toutefois pas le plus à plaindre dans cette course effrénée à la vaccination. Sur les 29 pays les plus pauvres, seule la Guinée a reçue des doses de vaccins, qui ont servi à vacciner en priorité… les membres du gouvernement.

Renouer avec la planification

Pourtant, il existe un outil qui permettrait de décupler la production industrielle de ces vaccins, si ce n’est dans les prochains mois, du moins dans la seconde moitié de l’année : la licence obligatoire, ou licence d’office.

Une licence obligatoire, ou licence d’office, permettrait à d’autres laboratoires ou États, qui ne possèdent pas le brevet de fabrication d’un produit sans le consentement du titulaire du brevet, d’en produire en cas d’urgence nationale. Ces deux dispositifs sont reconnus par l’Organisation Mondiale du Commerce. Cette provision a d’ailleurs été créée spécifiquement pour les produits médicamenteux. Ces dispositifs font aussi partie de la loi française, à l’article L.613-16 et L.613-18 du Code de la propriété intellectuelle pour la licence d’office, et à l’article L.613-15 pour la licence obligatoire. Dans les deux cas, des dédommagements financiers sont prévus pour le détenteur du brevet.

Dans un appel à Emmanuel Macron, largement repris à gauche comme à droite, Axel Khan, généticien et président de la ligue contre le cancer, demande au président français d’organiser la production mondiale de vaccins à ARN (donc la formule de Pfizer ou Moderna), sous l’égide de l’ONU et de l’OMS. Selon lui, seule cette ouverture des brevets permettrait de vacciner assez rapidement les pays du Sud, laissés pour compte de la guerre vaccinale. Le septuagénaire fièrement vacciné se fait au passage l’écho des recommandations de l’OMS : les retards de vaccination font courir un risque sanitaire à tous les continents, même ceux ayant complété leurs campagnes de vaccination. Il ne pourra pas y avoir de victoire nationale face à un virus dont les capacités à muter continueront à nous menacer durant plusieurs années. Par ailleurs, les États les plus riches n’ont-t-ils pas l’obligation morale de soutenir les campagnes de vaccination dans les pays qui n’ont pas les même moyens techniques et financiers ?

Comme le rappelle Libération, la licence obligatoire a déjà été utilisée plusieurs fois, notamment pour produire des traitements contre le VIH en Thaïlande. Il est à noter qu’en représailles, le laboratoire Abbot, détenteur du brevet, a cessé de vendre certains médicaments en Thaïlande. Toutefois, l’Europe n’est pas la Thaïlande. Deuxième puissance économique mondiale, forte de ses champions pharmaceutiques et de leurs capacités industrielles, elle a devant elle une occasion unique de s’illustrer, en prenant l’initiative d’ouvrir les brevets, de coordonner la montée en puissance de la production et de soutenir les unités de production dans les pays du Sud.

La pétition, qui a déjà reçu près de 60 000 signatures, est à signer sur le site de la commission européenne.

La campagne européenne « pas de profits sur la pandémie », à laquelle s’associent par exemple le Parti Communiste Français, le Parti Socialiste et la France Insoumise, se fait l’écho de cet impératif d’une production mondiale libérée de l’entrave des brevets. La France Insoumise va même plus loin, puisqu’elle propose depuis plusieurs années la nationalisation de Sanofi et la création d’un pôle public du médicament.

Les usines fantômes de Sanofi

Quoi que l’on en pense, cette proposition radicale a au moins le mérite de pointer du doigt les choix stratégiques douteux du « champion » pharmaceutique français. La multinationale, confrontée à des résultats d’efficacité décevants, a été contrainte d’abandonner l’idée de produire son propre vaccin avant la fin de l’année. Autant dire une éternité. Un échec malheureusement prévisible tant l’entreprise a sacrifié ses effectifs de chercheurs : en dix ans, ces derniers ont diminué de 9 % dans le monde, et de près de 23 % en France. Dernièrement, Sanofi a de nouveau annoncé la suppression de 400 autres emplois de chercheurs. Le groupe a pourtant touché plus d’un milliard d’euros de subventions publiques en 10 ans et a versé des dividendes records de près de 4 milliards d’euros à ses actionnaires l’année dernière.

Sanofi produit habituellement près d’un milliard de doses de vaccins par an à travers le monde, et possède trois sites de production en France, à Val-de-Reuil, Marcy-l’Etoile, et le site flambant neuf de Neuville-sur-Saône. Dès le début de la pandémie, l’entreprise a annoncé le doublement de ses capacités de production en prévision de la production de son vaccin contre le Covid-19. En janvier 2020, les usines sont prêtes à tourner. Des centaines d’embauches ont été réalisées. Cerise sur le gâteau, l’usine de Neuville-sur-Saône, financé en grande partie par le contribuable français, devrait être capable de produire plusieurs types de vaccin.

Les investissements de recherche de Sanofi, comme ceux des autres laboratoires, ont été massivement soutenus par les pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’État français, de la Commission Européenne, ou des États-Unis. Le premier a injecté plus de 200 millions d’euros pour soutenir son champion dès juin dernier. La commission européenne a débloquée 2,7 milliards d’euros pour soutenir les différents projets de vaccins, dont celui de Sanofi. Le contrat passé entre Sanofi et l’UE prévoit le versement d’acomptes qui pourraient être récupérés si le groupe ne parvient pas à remplir ses obligations. Mais les détails des contrats entre l’UE et les laboratoires restent aujourd’hui secrets. Finalement, l’agence américaine DARPA (Agence pour les projets de recherche avancée de défense), a débloqué la modique somme de deux milliards d’euros pour soutenir le vaccin Sanofi/GSK, en échange d’une centaine de million de doses.

Malgré les contraintes industrielles et logistiques, la course à la vaccination est également freinée par une confiance aveugle dans les entreprises privées et le système de brevets.

Sanofi pourrait donc produire 1 milliard de doses de vaccins contre le Covid-19 en 2021. Faute d’avoir trouvé un vaccin qui fonctionne, aucun vaccin contre le COVID-19 ne devrait sortir des chaines de production de Sanofi avant fin 2021 au mieux, l’accord avec Pfizer ne concernant que la mise en bouteille.

Bien sûr, les chaines de production ne sont pas interchangeables, en particulier entre vaccin à ARN et vaccin classique, mais ne peut-on pas imaginer une meilleure solution qu’un milliard de doses perdues ? Quel sera le bénéfice pour la santé publique d’un vaccin Sanofi, disponible en décembre 2021, très probablement moins efficace que les vaccins à ARN messager, et moins facilement « amendable » ? Pour la CGT Sanofi, il est donc aujourd’hui nécessaire de réquisitionner les usines de la multinationale.

Ainsi, malgré les contraintes industrielles et logistiques, la course à la vaccination est également freinée par une confiance aveugle dans les entreprises privées et le système de brevets. Au lieu de se déchirer avec d’autres pays pour obtenir plus de vaccins tout en faisant monter les prix, l’Europe et la France devraient en faire des biens publics mondiaux et aider les pays du Sud à en obtenir. Quant à la réquisition des capacités de production sous-utilisées de Sanofi, elle apparaît simplement comme une mesure de justice, étant donné combien l’entreprise se préoccupe davantage de ses actionnaires que de ses salariés et de la santé publique.

Aides ménagères : les héroïnes oubliées

Les aides à domicile : un métier aussi indispensable que mal reconnu.

Les aides à domicile, héroïnes oubliées de la lutte contre le Covid-19, ont obtenu une prime exceptionnelle. Cette annonce vient corriger deux injustices. La première est celle de ne pas avoir été prioritaires dans l’accès au matériel de protection réservé principalement aux soignants. La seconde est de n’avoir pas été intégrées aux bénéficiaires de la prime Covid-19 destinée au personnel médical. Pourtant mobilisées pendant la crise, ces femmes, pour l’essentiel, assurent au quotidien un « métier du lien », en prenant soin de nos aînés. Bien que reposant principalement sur des financements publics, les conditions de travail restent difficiles, tant sur le plan physique que moral. Elles souffrent aussi de leur isolement et d’un manque de reconnaissance. Pourtant des mesures structurelles permettraient d’améliorer le travail de ces héroïnes du quotidien.


Il aura fallu attendre un mois pour que les auxiliaires de vie bénéficient elles-aussi de la prime Covid. Comme au cœur de la crise, celles-ci ont été traitées de façon secondaire, ce qui atteste du manque de considération pour ce métier. En témoigne, la sanction à l’encontre de l’inspecteur du travail qui avait alerté sur ce manque de moyens. Pourtant, celles-ci n’ont pas démérité. Elles ont poursuivi leur activité malgré les difficultés d’accès au matériel de protection et les risques encourus pour elles-mêmes et pour les personnes aidées. Les seules consignent reçues les incitaient à limiter leurs temps d’intervention aux seules tâches d’accompagnement des personnes. Leur mobilisation en pleine crise sanitaire a révélé leur isolement, alors qu’elles ont eu à affronter des situations particulièrement difficiles. Le gouvernement annonçait pourtant mi-juin, la création d’une branche autonomie de la Sécurité Sociale, comme un événement historique. Une occasion manquée d’améliorer le quotidien pour ces métiers qui font tant pour la dignité des autres, avec des mesures structurelles.

Invisibles et isolées dans la lutte contre la solitude

Invisibles. Telles sont les femmes pour l’essentiel1, qui interviennent dans ces métiers du lien. La crise sanitaire les a remises en lumière, ainsi que l’ensemble des métiers « indispensables » . Et pour cause. Depuis le plan Borloo de 2005 le secteur de l’aide à domicile a connu une forte expansion, accompagnant le vieillissement de la population. Tout un symbole de ce manque de reconnaissance, il est difficile d’obtenir une idée précise de leur nombre aujourd’hui, mais il dépasse les 550 000 salariées2. À titre d’illustration, les deux principales associations d’employeurs regroupaient 150 000 employées3, plus que l’essentiel des sociétés du CAC 40. Paradoxalement, il est plus aisé de connaître le nombre de bénéficiaires de leurs services, 767 000 personnes fin 2017. Ceci donne une idée de leur importance dans notre pays, tant pour les familles des salariées que pour celles des aidés. En particulier, ce métier est très prégnant dans les territoires ruraux où il peut représenter l’essentiel de l’emploi.

En réalité, c’est toute une profession qui arrive à maturité. Suscitant de rares vocations, elle reste une activité d’appoint pour des épouses d’indépendants (agriculteurs et artisans) ou bien au chômage et des mères de famille. Ce facteur se traduit par un travail à temps partiel, pour l’essentiel subi. Pourtant, depuis 15 ans, cette solution est devenue durable comme en témoigne leur ancienneté grandissante et une formation accrue. Dans le même temps, contrairement aux apparences, la moitié d’entre elles ont désormais plus de 50 ans. Elles sont plus aguerries, bénéficient de leur expérience, et savent pour l’essentiel qu’il s’agira d’un travail permanent. Ce qui explique des attentes et des revendications plus fortes.

Perception de leur métier par les professionnels du nettoyage – source : DARES

D’autant que le portrait est loin d’être complètement sombre. D’une part, l’expansion de ces métiers a permis à de nombreuses femmes de trouver une autonomie, y compris avec des niveaux qualifications différents. Même si le temps travaillé et les niveaux de salaires permettent difficilement d’assumer les charges de celles qui se trouvent, par la force des choses, cheffes de famille. Par ailleurs, il a permis d’intégrer ces femmes dans l’espace social, en les faisant intervenir auprès de leurs voisins, créant un véritable métier du lien. Elles en ont d’ailleurs bien conscience. Elle déclarent à 86 % percevoir l’utilité de leur rôle social, bien qu’à 50 % elles ne jugent pas leur travail particulièrement plaisant. Un sentiment conforté par les marques de reconnaissance, diverses, des personnes aidées et de leurs familles. C’est peu dire que ce métier tient pour l’essentiel au lien tissé avec les aidés. En ayant à l’esprit que notre pays compte 3,2 millions de retraités pouvant passer une journée entière sans contact. Enfin, compte-tenu de besoins quotidiens, le secteur est l’un des rares à recruter massivement en CDI.

Des conditions de travail qui doivent être améliorées

L’absence de visibilité n’a pas contribué à améliorer leurs conditions de travail. Isolées, dans leurs trajectoires comme dans leur quotidien, elles sont employées par des petites structures souvent associatives. Or ce métier est exigeant tant sur le plan physique que mental. En effet, il s’agit d’accompagner le vieillissement et de voir au quotidien la situation de certaines personnes se dégrader, jusqu’à leur décès dans certains cas. Les contraintes physiques liées au ménage ou aux soins se font de plus en plus sentir à mesure que le personnel avance en âge. Dans le même temps le métier impose de nombreuses contraintes organisationnelles. En effet, le métier a basculé d’aide ménagère à auxiliaire de vie, conduisant à accompagner d’avantage les personnes (préparation des repas, toilette…). Désormais, il leur faut gérer plusieurs niveaux de dépendance, et surtout être à l’écoute sans qu’il s’agisse là de l’essentiel du métier. À ce titre, les aides à domicile finissent par être le dernier maillon de la chaîne de soins, sans le statut médical qui l’accompagne. D’autant qu’intervenir pour s’occuper d’une personne dépendante chez elle peut s’avérer délicat. Par ailleurs, la présence quotidienne auprès des personnes âgées impose une cadence et des trajets récurrents qui sont moins sensibles pour le personnel d’EHPAD par exemple.

En revanche, ce cadencement mêlé à un fort ancrage local du métier, expose les salariées à une grande flexibilité, notamment pour palier le turnover ou l’absentéisme. Ces horaires, variables et non continus, peuvent affecter la vie de famille notamment. En outre, la tension sur les recrutements rend difficile la prise de congés pour le personnel. Ainsi, un meilleur niveau de personnel, et dans certains cas de structuration permettrait d’offrir plus de stabilité dans le temps de travail. Bien qu’à temps partiel, elles peuvent finir par effectuer un nombre important d’heures supplémentaires. Or, celles-ci peuvent être annualisées dans les petites structures. Cette mesure ne permet pas aux salariées d’avoir une bonne vision sur les heures réalisées. Ainsi, ne serait-ce qu’en imposant que ces heures soient bien réglées au fil de l’eau plutôt qu’en régularisation annuelle, les aides à domicile bénéficieraient d’un complément de revenus régulier qui réglerait bien des problèmes du quotidien.

Malgré les contraintes du métier, des changements structurels amélioreraient leur quotidien.

Sous certains aspects, les conditions se sont même dégradées. Ceci est manifeste pour l’autonomie dans le travail. En effet, ces derniers années les dispositifs pour contrôler les heures de travail effectifs se sont multipliées. S’ils ont effectivement permis un meilleur suivi des heures supplémentaires, notamment dans les structures les plus importantes, il a été vécu comme une marque de défiance par le personnel. Cette mesure se fait dans certaines zones par smartphone. Cette innovation a exigé une forte capacité d’adaptation de certaines employées non préparées. Si des abus existaient certainement à la marge, ces mesures de contrôle généralisées apparaissent disproportionnées pour y remédier, là où quelques contrôles ciblés suffisaient. Alors qu’elles déclaraient bénéficier d’un fort degré d’autonomie dans leur travail4 en 2005, ce niveau se situe désormais en deçà de l’essentiel des professions. Ces mécanismes ont également donné le sentiment qu’on priorisait ainsi les actions de nettoyage au détriment de la partie contact du métier. En outre, il s’agit indéniablement d’un facteur de stress supplémentaire.

Dans leur rapport sur les métiers du lien, les députés François Ruffin et Bruno Bonnell font état d’autres difficultés. D’une part, ils reconnaissent que le temps de travail rémunéré ne correspond pas intégralement au temps travaillé. En effet, celui-ci ne prend pas suffisamment en compte les temps de préparation et de trajet. Seuls des barèmes d’indemnisation des frais de transport existent. Dans le plan de relance automobile, le gouvernement aurait aussi pu prévoir des dispositifs ciblés et plus généreux pour ces salariés qui font de nombreux déplacements. Ils pointent une seconde difficulté, lié au resserrement du temps de travail. Dans certains cas le temps d’intervention est réduit à un quart d’heure. Si ce temps est nettement insuffisant, la réduction du temps d’intervention peut s’entendre pour les situations les plus complexes. En effet, ceci permettrait des opérations par binôme pour les personnes les plus dépendantes. Cette solution est certes plus complexe en termes d’organisation. Néanmoins, elle permettrait de soulager la charge physique, pour la toilette des personnes les moins mobiles, et de rompre l’isolement propre à ce métier.

Un financement public qui devrait éviter les injustices

Le financement de l’aide à la dépendance en France. Source CNSA.

Le financement de ce secteur repose principalement sur des financements publics. Particulièrement complexe, ce financement fait intervenir des acteurs multiples : aides directes par les caisses de retraite, contribution centralisée de la CNSA, Aide personnalisée d’autonomie (APA) versée par les départements, crédits d’impôt, exonérations sociales et TVA réduite pour la prise en charge résiduelle. Il est difficile en conséquence d’avoir une évaluation complète du coût de ces financements. À titre d’illustration, la CNSA évaluait à 24 milliards d’euros ses dépenses en faveur des personnes âgées. Quant à la Cour des comptes, elle évaluait le total des exonérations fiscales et sociales à 6,05 milliards d’euros.

Il est nécessaire de réviser ce financement, pour anticiper les besoins à venir. En témoigne le versement de la prime Covid-19, décidée par l’État et dont la moitié du financement est renvoyée aux départements. La revalorisation des salaires apparaît comme une nécessité pour attirer de nouveaux collaborateurs. Or les dernières réformes ont conduit, sur un schéma libéral, à induire des objectifs de performance dans les conventions avec les organismes employeurs. Comme lors du plan Borloo, cette démarche tend à affaiblir les petites structures, en renchérissant leurs coûts d’intervention. Malgré le besoin de structuration, l’intervention de nombreux bénévoles au travers d’associations à but non lucratif permet clairement de limiter les coûts de fonctionnement. En outre, il ne nécessite pas de générer des bénéfices distribuables. Par ailleurs, l’éloignement des centres de décision du terrain contribue à dégrader effectivement la qualité du travail des intervenants.

Le financement public favorise les ménages les plus aisés sans garantir des conditions de travail acceptables.

Aujourd’hui, le mode de financement soulève deux injustices majeures. Tout d’abord, en s’appuyant sur un crédit d’impôt, versé a posteriori, il exclut une partie des ménages les plus fragiles. En effet, il est nécessaire de pré-financer l’aide de l’État ce qui implique de pouvoir fournir cette avance. En outre, les démarches peuvent s’avérer particulièrement complexes pour certaines familles. La seconde repose sur les conditions de travail de ces femmes. En engageant une véritable professionnalisation, l’État aurait dû s’intéresser également à la rémunération et à l’environnement de leur métier. À la place de cela, il laisse reposer la charge sur les structures employeuses. Compte-tenu de leur utilité et des besoins, ce métier du lien mérite mieux.


1 80% des employés – Graphique 3 – https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/dares_analyses-metiers_du_nettoyage.pdf
2 Représentant 29 % des 1,9 M de salariés du ménage en 2017 – https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/etudes-et-syntheses/dares-analyses-dares-indicateurs-dares-resultats/article/les-metiers-du-nettoyage-quels-types-d-emploi-quelles-conditions-de-travail
3 À savoir l’ADMR (76 900 salariés/392 000 personnes aidées) et l’UNA (75 718 salariés)
4 Le score moyen est compris entre 0 et 4. Il est calculé en comptant un point pour chacun des critères suivants :
– le salarié choisit lui-même la façon d’atteindre les objectifs (plutôt que de recevoir des indications précises) ;
– il n’applique pas strictement les consignes (ou n’en reçoit pas) ;
– il n’a pas de délais, ou peut les modifier ;
– il règle lui-même les incidents, au moins dans certains cas.

Razmig Keucheyan : “Le capitalisme génère en permanence des besoins artificiels”

Razmig Keucheyan, © Les Amis du Diplo

En septembre 2019, le sociologue Razmig Keucheyan publiait Les Besoins artificiels, comment sortir du consumérisme. “Le capitalisme engendre des besoins artificiels toujours nouveaux. Celui de s’acheter le dernier iPhone par exemple, ou de se rendre en avion dans la ville juste d’à côté. Ces besoins sont non seulement aliénants pour la personne, mais ils sont écologiquement néfastes” peut-on lire en première de couverture. Ironie du sort, quelques mois après sa sortie, l’épidémie Covid-19 rend les analyses de l’auteur plus que jamais éclairantes et nécessaires.


 

LVSL – En exergue de votre ouvrage, vous fondez la problématisation de votre propos sur la revendication d’un droit à l’obscurité. Cette revendication récente s’oppose à une forme de progrès : l’éclairage nocturne peut être perçu comme une conquête de temps et d’espace d’émancipation en dehors du travail. C’est ce qu’explique Rancière dans La nuit des travailleurs. Ainsi, un besoin n’est pas immuable et peut passer du statut de conquête à celui de nuisance.

Razmig Keucheyan – Le développement de l’éclairage artificiel a donné lieu, au cours des deux siècles passés, à une diversification sans précédent du spectre des activités humaines. Lire un livre après la tombée de la nuit, dîner entre amis au restaurant, se balader dans une ville seul ou en amoureux la nuit…

Ces activités devenues courantes seraient inconcevables sans lumière artificielle. Cette diversification des activités humaines est l’une des composantes du progrès, dont le sentiment est profondément ancré dans les habitus modernes.

“La nuit cesse d’être le moment du seul sommeil réparateur. Elle devient un lieu d’émancipation”

Pourtant, passé un certain stade, l’éclairage se transforme aussi en nuisance, en « pollution lumineuse ». Il complique par exemple la synthèse de la mélatonine, l’ « hormone du sommeil », générant des pathologies parfois graves. L’éclairage artificiel suscite également la disparition de la nuit. La nuit noire, l’observation des étoiles à l’œil nu est une expérience de moins en moins répandue dans les pays développés, ceux où les niveaux d’éclairage sont les plus élevés. Ce constat a donné lieu à l’émergence d’un mouvement contre la « perte de la nuit », qui revendique un « droit à l’obscurité ». C’est l’un des mouvements sociaux les plus intéressants de notre époque. Il lutte pour retrouver ce qui était auparavant un « donné » : l’obscurité, que le développement de la vie moderne met en péril.

Comme l’a en effet montré Jacques Rancière dans La Nuit des prolétaires, la nuit est un enjeu politique pour le mouvement ouvrier dès les années 1830. C’est le moment où les ouvriers échappent aux cadences infernales diurnes imposées par les patrons et deviennent enfin des « êtres pensants ». La nuit cesse d’être le moment du seul sommeil réparateur. Elle devient un lieu d’émancipation.

La différence avec notre situation présente est que les ouvriers évoqués par Rancière importent dans la nuit des activités qu’ils ne peuvent accomplir de jour, du fait de l’exploitation qu’ils subissent : penser, créer, s’organiser. Le mouvement contre la « perte de la nuit », au contraire, veut que la nuit demeure une temporalité autre, avec des activités – ou des inactivités – spécifiques.

Le prologue de mon livre concernant le « droit à l’obscurité » permet ainsi de problématiser la question des besoins : de quel niveau d’éclairage artificiel avons-nous vraiment besoin ? Son augmentation ininterrompue est-elle souhaitable ? Peut-on continuer à bénéficier de ce progrès, tout en maîtrisant les nuisances qui en découlent ?

Cela débouche sur la formulation de l’argument central du livre : les besoins sont toujours historiques, ils évoluent dans le temps, ils ne sont pas immuables. A ce titre, ils sont politiques, la délibération collective peut s’exercer sur eux. C’est un constat important dans le contexte de la transition écologique. Celle-ci consiste à déterminer quels besoins nous allons continuer à satisfaire, et quels besoins nous allons cesser de contenter, car ils ne sont pas soutenables. La transition écologique peut se résumer en un mot d’ordre : réinventer les besoins.

LVSL – Dans les Grundrisse, Marx met en avant l’existence de deux types de besoins : historiques et biologiques. Comment le capitalisme contemporain façonne-t-il nos besoins ? Assiste-t-on à une forme de dépossession du sujet quant à la construction des besoins ? Qu’ont tiré de cet enseignement les penseurs marxistes ?

Razmig Keucheyan – Le capitalisme a une relation perverse aux besoins. La solvabilité est son mantra : il satisfait un besoin si et seulement si la personne qui l’éprouve dispose de l’argent pour payer. Quand vous arrivez à la caisse d’un supermarché, vous ne dites pas : se nourrir est un besoin vital pour l’être humain, j’emporte par conséquent cette nourriture. Vous sortez votre porte-monnaie, et n’emportez la nourriture que si vous avez de quoi payer. Dans le cas contraire, deux possibilités se présentent. Ou bien vous vivez – plus exactement survivez – avec un besoin non satisfait.

Un rapport de l’ONU de 2019 établit par exemple que 820 millions de personnes de par le monde souffrent de malnutrition. C’est vrai dans les pays en voie de développement, mais aussi dans le Nord. Ou alors vous allez solliciter des institutions non capitalistes présentes dans les sociétés capitalistes : la famille ou l’Etat social, qui fonctionnent sur des critères autres que la solvabilité, et qui vous viendront en aide. Le capitalisme « pur » n’existe pas, il requiert depuis toujours le soutien d’institutions non capitalistes, notamment en matière de satisfaction des besoins.

En outre, le capitalisme génère en permanence des besoins artificiels, à la fois aliénants et non soutenables sur le plan environnemental. Cela est lié au productivisme et au consumérisme qui lui sont intrinsèques : la concurrence entre entreprises privées les oblige à produire toujours davantage, donnant lieu au déversement de marchandises nouvelles sur les marchés. Afin que cette rotation rapide soit possible, nous devons, nous, consommateurs, consommer toujours plus, afin de laisser la place aux marchandises suivantes. Et ainsi de suite, à l’infini.

Le consumérisme n’est pas une attitude naturelle chez l’être humain. Des besoins artificiels doivent être crées par des dispositifs spécifiques. Le consumérisme repose sur des institutions telles que la publicité, la facilitation toujours plus grande des conditions du crédit – ce que certains appellent la « financiarisation de la vie quotidienne »[1] – ou encore l’obsolescence programmée. Au cours du XXe siècle, les dépenses publicitaires des entreprises – multinationales en particulier – ont augmenté de manière vertigineuse.

Bien entendu, tous les besoins artificiels ne sont pas forcément nocifs. L’un des exemples les plus intéressants est celui du voyage. Voyager est partie intégrante de nos identités modernes. Quelqu’un qui n’aurait jamais voyagé aurait de toute évidence manqué une dimension importante de l’existence.

C’est la raison pour laquelle on encourage les jeunes à voyager, par exemple par l’entremise des programmes « Erasmus » à l’université. En ce sens, si voyager n’est pas un besoin « vital », au sens d’une condition de la survie, c’est néanmoins un besoin que certains qualifieraient d’« essentiel ». Plus exactement, c’est devenu un besoin essentiel : la « démocratisation » du voyage ne survient que dans la seconde moitié du XXe siècle[2]. Avant cela, il est réservé aux élites. Le voyage est donc un besoin essentiel construit historiquement.

Le paramètre qui change la donne est que la généralisation du voyage le rend écologiquement insoutenable. Les avions low cost permettent à des catégories nouvelles de la population de voyager, mais les émissions de gaz à effet de serre qui en résultent ne nous laissent pas d’autre choix que de les abolir le plus rapidement possible. Il faut d’ailleurs espérer que la pandémie débouche sur des évolutions en ce sens. Ceci nous incitera à imaginer des formes de voyage alternatives. Ce besoin typiquement moderne qu’est le voyage est sous-tendu par des aspirations complexes et contradictoires. C’est sur elles que doit s’exercer la délibération collective sur les besoins que j’évoquais.

LVSL – Votre ouvrage explique ce que sont les besoins « artificiels ». A l’heure où nous traversons une crise sanitaire sans précédent, beaucoup de personnalités, tant issues du monde politique, que du marketing, s’attachent à parler de la redéfinition des besoins. Pensez-vous qu’une situation de crise peut inciter à se défaire de certains besoins ou que cette prise de recul est circonscrite dans le temps de la crise ?

Razmig Keucheyan – Une crise aiguë comme la pandémie peut-elle donner lieu à une redéfinition des besoins ? Elle peut certainement stimuler notre imagination politique. De la révolution russe, Gramsci disait qu’elle était non seulement un événement politique, mais aussi un événement philosophique. Elle a produit des effets massifs et durables dans la pensée, conditionnant le développement intellectuel du XXe siècle à nos jours, aussi bien du côté des partisans que des adversaires de la révolution. Nul doute que la pandémie aura elle aussi des effets dans la pensée, bien sûr de nature différente.

“Le néolibéralisme était parvenu à nous inoculer la conviction que nul futur alternatif n’était possible.”

La pandémie peut aussi nous convaincre de la contingence de l’ordre social. Il faut prendre la mesure de ce qui se passe dans le domaine de l’économie : la crise a donné lieu à la suspension du jour au lendemain de dogmes néolibéraux présentés la veille comme sacrés, au nombre desquels les critères de convergence de la zone euro, qui ont notamment servi il n’y a pas très longtemps à étrangler le peuple grec.

Romaric Godin parle de « socialisme de congélation » pour décrire la manière dont l’Etat a placé l’économie dans une sorte de coma artificiel[3]. C’est sans précédent dans l’histoire du capitalisme. Le néolibéralisme était parvenu à nous inoculer la conviction que nul futur alternatif n’était possible. Le coronavirus est en train de faire en un rien de temps la démonstration du contraire. On sait depuis toujours que le néolibéralisme adore l’Etat quand il sert les intérêts du capital. Mais on était loin d’imaginer que c’était à ce point.

Une crise donne toujours lieu à un affaiblissement des déterminismes, et ouvre ainsi le champ des possibles. C’est un terrain de luttes, portant sur la définition des problèmes et les solutions à leur apporter. Mais la crise ne suspend pas pour autant les rapports de force. Tout ne devient pas subitement fluide. Les secteurs en position dominante au moment du déclenchement de la crise y entrent avec un avantage.

C’est pourquoi ils ont la capacité d’imposer leurs définitions et leurs solutions. En ce sens, la crise ne joue pas, à mon sens, en faveur des forces progressistes ou radicales, parce que celles-ci étaient faibles et dispersées lors de l’entrée dans la crise.

D’un point de vue programmatique, la gauche radicale est prête à gouverner. Par exemple, le « Green new deal » de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, malgré ses limites, est une plateforme électorale à même de rassembler de larges secteurs. Sa mise en œuvre donnerait lieu à une transformation de grande ampleur de nos sociétés. Il existe des plateformes similaires dans les gauches radicales de nombreux pays.

Ce qui manque encore, c’est un « bloc social » majoritaire qui pourrait voir dans un tel programme l’expression de ses intérêts de classe, plus précisément des intérêts d’une alliance de classes dont le socle seraient les classes populaires. Même si les vents contraires sont forts, l’émergence d’un tel bloc social n’est pas à exclure dans les années qui viennent.

LVSL – Vous identifiez des moyens afin que les citoyennes et les citoyens se réapproprient leur existence, notamment l’investissement dans des associations de consommateurs. Ce type de comportement est pour l’heure marginal en France. Pensez-vous que ce type de structure est pour autant suffisant pour construire des rapports de force vis-à-vis de grands pourvoyeurs de besoins artificiels tels que Amazon ?

Razmig Keucheyan – Parmi les expériences ensevelies sous les décombres du XXe siècle, il y a la « démocratie des conseils », centrale dans tous les épisodes révolutionnaires depuis au moins la Commune de Paris[4]. Au cours de ces épisodes, démocratie directe « par en bas » et institutions représentatives ont coexisté dans une tension conflictuelle souvent féconde. Émergeant sur le lieu de travail et dans les quartiers, les conseils ont été un moyen d’approfondir la démocratie, en la faisant notamment entrer dans le champ de l’économie, autrement dit en politisant cette dernière.

La « démocratie des conseils » suppose une articulation nouvelle entre l’échelon local – les conseils d’usines et de quartiers – et celui de l’Etat. La souveraineté n’est plus entièrement contenue en ce dernier, elle se casse en deux, et cette cassure déclenche une dynamique porteuse d’avancées politiques et sociales.

“Ce qu’il nous faut réinventer, c’est une pensée de l’articulation conflictuelle entre le local et l’étatique.”

Notre capacité à réfléchir en ces termes s’est considérablement affaiblie. Aujourd’hui, à gauche, certains sont obsédés par l’échelon local : les ZAD, Tarnac, les ronds-points ou le municipalisme libertaire inspiré de Murray Bookchin. Bookchin développe un fédéralisme permettant d’ « emboîter » les échelons politique supérieurs dans les échelons inférieurs. Mais sa pensée ne me paraît pas très sophistiquée sur ce point. D’un autre côté, on trouve des penseurs qui consacrent beaucoup d’énergie à essayer d’expliquer aux premiers que tout ne peut s’organiser à l’échelon communal, que pour combattre le marché efficacement il faut lui opposer une force de puissance équivalente : celle de l’Etat.

Ce qu’il nous faut réinventer, c’est une pensée de l’articulation conflictuelle entre le local et l’étatique, sur le modèle de la « démocratie des conseils » que j’évoquais. Dans des sociétés complexes comme les nôtres, on ne fera pas sans parlements, où s’expriment les intérêts contradictoires en présence. De même, la transition écologique suppose de mobiliser tous les leviers de l’Etat, sa capacité à impulser une dynamique de transformation à grande échelle et affectant toutes les sphères. Cependant, l’Etat et les institutions représentatives doivent être placés en tension avec des organisations à la base : des conseils d’un genre nouveau, qui prendraient place sur le lieu de travail et dans les quartiers.

“Le consommateur devait utiliser son pouvoir pour influer sur le fonctionnement des entreprises, sur ce qu’elles produisent et comment elles le produisent.”

Comment réinventer la démocratie des conseils au XXIe siècle ? L’hypothèse que j’explore dans le livre consisterait à créer des « associations de producteurs-consommateurs ». En étudiant l’histoire des associations de consommateurs, on s’aperçoit qu’au moment de leur création, au début du XXe siècle, elles s’intéressaient non seulement à la consommation, comme aujourd’hui, mais également aux enjeux de production, par exemple aux conditions de travail ou au niveau des salaires.

Le consommateur devait utiliser son pouvoir pour influer sur le fonctionnement des entreprises, sur ce qu’elles produisent et comment elles le produisent. Ces associations, souvent radicales, étaient plus proches des syndicats qu’à l’heure actuelle. De l’alliance des deux résultait un répertoire d’action efficace, combinant la grève (interruption de la production) et le boycott (interruption de la consommation). Au cours du XXe siècle, syndicats et associations de consommateurs se sont progressivement éloignés : les premiers s’occupant exclusivement de ce qui relève du monde de la production, les secondes de celui de la consommation.

Il est urgent de recoller ce que le XXe siècle a séparé, d’où l’idée d’associations de producteurs-consommateurs. Les enjeux de production et de consommation ne doivent plus être posés séparément : ils doivent l’être conjointement, au sein des mêmes organisations. La question qui doit sous-tendre l’action et la réflexion de ces associations de producteurs-consommateurs est : que faut-il produire et pour satisfaire quels besoins ? Elles seraient donc le lieu où la délibération sur les besoins prendrait place. En leur sein seraient débattus les grands choix d’investissement et de production. En somme, elles seraient une instance de coordination de l’économie, se substituant aux mécanismes marchands.

LVSL – Dans Les Besoins artificiels, vous évoquez l’idée séduisante du « communisme du luxe ». Pourriez-vous revenir sur la définition de ce concept et sa genèse ?

Razmig Keucheyan – L’idée de « communisme du luxe » remonte à la Commune de Paris. L’historienne Kristin Ross a écrit un beau livre sur le sujet[5]. Elle y évoque le manifeste de la Fédération des artistes de Paris d’avril 1871, rédigé par Eugène Pottier – l’auteur des paroles de l’Internationale – qui se conclut par ces mots : « Le comité concourra à notre régénération, à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir, et à la République universelle. »

Aujourd’hui, l’expression « communisme du luxe » est employée dans certains courants des pensées critiques, notamment l’ « accélérationnisme »[6]. L’idée est que le communisme est virtuellement déjà présent dans nos sociétés, qu’il s’agit d’en accélérer l’advenue, en favorisant l’émancipation des nouvelles technologies de l’emprise du capital.

Le sens dans lequel j’emploie la notion de « communisme du luxe » est différent. Comme l’ont montré Thorstein Veblen et Pierre Bourdieu, les inégalités de classe s’appuient dans nos sociétés sur des hiérarchies d’objets. La possession d’un objet de luxe permet de se « distinguer ». Une piste qu’à ma connaissance ils n’ont pas exploré est que ces inégalités reposent notamment sur la possession d’objets de qualité plus ou moins bonne. Pour résumer, aux classes dominantes les objets « haut de gamme » : robustes, composés de matériaux nobles et à la pointe de la technologie. Aux classes populaires la civilisation du jetable, le « bas de gamme ». La distinction n’opère donc pas seulement par l’attribution aux objets de caractéristiques symboliques différentes, elle est également basée sur leurs caractéristiques réelles.

« Communisme du luxe » signifie : qu’adviendrait-il en matière d’inégalités si on rompait avec la civilisation du jetable, et qu’on imposait le « haut de gamme » pour tous ? Cela peut se faire par la loi, sous-tendue par un rapport de force politique. Que se passerait-il si les biens de qualité n’étaient pas réservés aux dominants ?

La fin du jetable ralentirait le rythme de l’arrivée sur le marché de marchandises toujours nouvelles, puisque des objets plus robustes seraient moins souvent remplacés. Elle freinerait le productivisme et le consumérisme, qui ont pour condition la mauvaise qualité des produits. Cela court-circuiterait par ailleurs l’un des ressorts de la distinction, qui ne pourrait donc plus s’appuyer sur des différences de qualité des biens. L’une des hypothèses du livre est que la lutte des classes a également cours dans l’univers des objets. « Des objets haut de gamme pour tous ! » devrait être un mot d’ordre du mouvement social.

LVSL – La rupture avec le marché tel qu’il existe aujourd’hui est, selon vous, rendue possible par l’émergence d’une structure de besoins « universalisables ». Pouvez-vous revenir un peu plus en détail sur ce qu’est cette structure de besoins universalisables ?

La notion de besoins « universalisables » est une référence à Kant : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle. » L’idée est simple : il s’agit de soumettre la redéfinition des besoins qui s’opérera avec la transition écologique à un impératif « universaliste » du même ordre. La structure des besoins – ou pseudo-besoins – d’un consommateur américain, de toute évidence, n’est pas universalisable : si tout le monde consommait autant, les ressources naturelles s’épuiseraient en un rien de temps, et les pollutions se multiplieraient. La soutenabilité doit donc être un impératif catégorique de la délibération sur les besoins. Cet impératif est notamment défini par les connaissances scientifiques concernant ce que les écosystèmes peuvent supporter.

Mais la notion de « besoins universalisables » signifie aussi que la redéfinition des besoins doit être soumise à un impératif d’égalité. En France, les 10% les plus riches émettent huit fois plus de gaz à effet de serre que les 10% les plus pauvres. Ce rapport est de vingt-quatre aux Etats-Unis et de quarante-six au Brésil[7]. Pourtant, parallèlement, les classes populaires sont les principales victimes de la crise environnementale.

Ce sont elles qui endurent le plus fortement les catastrophes naturelles, les pollutions, ou l’effondrement de la biodiversité. Pour elles, c’est donc la double peine : elles ne sont pas les principales responsables de la crise environnementale, mais elles la subissent de plein fouet. Il s’agit même d’une triple peine, puisque ce sont sur les classes populaires que les gouvernements font peser de manière disproportionnée le coût de la transition, comme en a témoigné en France l’épisode calamiteux de la taxe carbone, qui a déclenché le mouvement des gilets jaunes.

Ainsi, l’idée de « besoins universalisables » exige que l’impératif de soutenabilité soit combiné à un impératif d’égalité. La transition écologique ne se fera pas sans le consentement des classes populaires. Or celles-ci doivent être convaincues que la transition sera l’occasion pour elles de vivre mieux dans un monde moins injuste. L’égalité est donc un but en soi, mais c’est aussi une méthode, qui rendra la transition écologique possible.

Références :

[1] Randy Martin, Financialization of Daily Life, Philadelphie, Temple University Press, 2002.

[2] Bertrand Réau et Saskia Cousin, Sociologie du tourisme, Paris, La Découverte, 2009.

[3] Romaric Godin, « Quelles politiques face à la crise économique ? », in Mediapart, 5 mai 2020, disponible à l’adresse : https://www.mediapart.fr/journal/france/050520/quelles-politiques-face-la-crise-economique

[4] Yohan Dubigeon, La Démocratie des conseils. Aux origines modernes de l’autogouvernement, Paris, Klincksieck, 2017.

[5] Kristin Ross, L’Imaginaire de la Commune, Paris, La Fabrique, 2015.

[6] Nick Srnicek et Alex Williams, « Manifeste accélérationniste », disponible à l’adresse : https://www.multitudes.net/manifeste-accelerationniste/

[7] Lucas Chancel, Insoutenables Inégalités. Pour une justice sociale et environnementale, Les Petits Matins, Paris, 2017.

Le Covid-19 remet-il en cause l’accès à l’IVG ?

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Bobigny_-_Passerelle_Marie-Claire.jpg?fbclid=IwAR3XAc-lQ96jtu3pMYGFRj7KZqvB3nmL-oVyIaIWHbDsLsxMs4kYyRdlGQI
Passerelle Marie-Claire à Bobigny (Seine-Saint-Denis), France © Clicsouris

En mai 2019, le Sénat de l’Alabama vote la loi anti-IVG la plus lourde de son histoire, avant d’être finalement bloquée le 29 octobre suivant. Cette loi prévoyait jusqu’à 99 ans de prison pour un médecin pratiquant l’IVG, et ne faisait aucune exception même en cas de viol ou d’inceste. Fin mars 2020, suite à l’épidémie de Covid-19, les états du Texas et de l’Ohio ont souhaité suspendre les interventions non urgentes – incluant donc l’IVG – le temps de l’épidémie. Une semaine plus tard, trois juges fédéraux bloqueront cette interdiction. Ces suspensions sont-elles motivées par des raisons médicales ? Peut-on craindre de voir l’accès à l’IVG restreint en France sous couvert de crise sanitaire ?


Une décision idéologique

Maud Gelly, médecin généraliste travaillant au CIVG (Centre de contraception et d’interruption volontaire de grossesse) de Bobigny et sociologue qualifie cette tentative d’interdiction de « complètement malhonnête », et ajoute « ce sont les opposants traditionnels à l’avortement qui remontent au créneau ». Selon la docteure, il ne faut pas confondre un médecin spécialisé en IVG et un médecin spécialisé en réanimation, davantage mis à contribution durant cette période épidémique. « Cela fait quinze ans que je fais des IVG, je ne fais plus de médecine générale depuis quinze ans, je serais incapable de travailler aux urgences et je pense que c’est pareil pour mes collègues américains. Les personnels spécialisés en réanimation ne se forment pas en une demi-journée ». Il est donc faux de croire que les IVG mettent à contribution tous les soignants, de même que la réanimation d’un malade. Sophie Divay, sociologue et maîtresse de conférences à l’Université de Reims, souligne que l’IVG ne demande pas énormément de personnel soignant ou de matériel. « Cette pandémie révèle aussi que les hôpitaux ne peuvent plus s’occuper de la santé de l’ensemble de la population. Il faut laisser des lits aux malades mais on tape sur l’IVG en premier. C’est un choix sous-tendu par une certaine stigmatisation morale. » De plus, il est faux de dire qu’un avortement ne constitue pas une intervention médicale urgente, remettre en cause son accès est donc une décision politique et idéologique.

« Cette pandémie révèle aussi que les hôpitaux ne peuvent plus s’occuper de la santé de l’ensemble de la population. Il faut laisser des lits aux malades mais on tape sur l’IVG en premier. C’est un choix sous-tendu par une certaine stigmatisation morale. »

Les groupes de pression anti-IVG sont nombreux aux États-Unis et contribuent de manière importante à ces prises de décision. Ainsi, ces tentatives d’interdiction de l’IVG aux États-Unis n’ont rien d’étonnant, car, pour reprendre Sophie Divay, « on voit qui est à la tête des États-Unis : Trump est une catastrophe, il menace les droits des femmes comme il menace les droits des plus vulnérables ». Elle évoque aussi les groupes religieux qui prennent la religion comme prétexte pour diffuser leur idéologie. Par rapport à la France, « cette lutte est plus forte, plus nombreuse, mieux financée et organisée aux USA », insiste Maud Gelly. De même, pour reprendre la médecin « les situations de crise sont toujours plus difficiles pour les opprimés ».

Remettre en cause l’IVG pour remettre en cause les droits des femmes

Si la remise en cause de l’IVG est quelque chose d’aussi redondant, c’est car ce droit est un symbole fort pour les droits des femmes : celui de disposer de son propre corps. Ainsi, pour reprendre Maud Gelly, « autoriser l’IVG c’est rendre possible la liberté de s’appartenir pour les femmes. » Il s’agit donc d’une volonté de déposséder les femmes de ce corps qui leur appartient. Pour Sophie Divay, « l’IVG, c’est le côté révélateur, l’aspect émergé de l’iceberg. Au delà de la grossesse, est-ce que les femmes peuvent disposer de leur corps, s’habiller comme elles le veulent, être minces, grosses, différentes des canons qu’on voit dans les publicités ».

« Autoriser l’IVG c’est rendre possible la liberté de s’appartenir pour les femmes. »

Pouvoir s’approprier son corps, c’est pouvoir s’échapper d’un dogme qui vise à régir le corps des femmes. On s’échappe d’un modèle conservateur où la femme est au foyer, mariée et hétérosexuelle. D’après Maud Gelly, « la liberté de s’appartenir c’est ce qui est inacceptable pour ces formations traditionnelles. C’est le point commun entre les catholiques, les intégristes, la droite dure, où l’on fait primer l’argument religieux ou politique, c’est la peur de l’autonomie des femmes ». Sacrifier cette autonomie, cette liberté, c’est enfermer les femmes dans l’image réactionnaire et conservatrice de la « femme qui enfante et qui est une ressource essentielle dans une société patriarcale, où l’enfant relaie le capital familial : c’est le besoin de la femme génitrice », nous rappelle Sophie Divay. Une idéologie où l’importance du corps des femmes est centrale mais où la femme en tant que personne est toutefois absente.

Si, outre-Atlantique, la remise en cause de l’IVG est fortement liée à l’action de groupes de pression idéologiques, la situation est différente en France. On observe toutefois de nombreux groupements idéologiques luttant contre l’accès à la PMA ou encore le mariage pour tous mais, d’après Maud Gelly : « Les professionnels de l’IVG en France estiment que la principale menace, ce n’est plus la droite catholique, traditionnelle, réactionnaire, sur ce point elle a perdu. » Elle poursuit : « Chaque nouvelle loi concernant l’IVG depuis les années 90 a facilité l’accès à l’avortement. La loi de 1993 sur le délit d’entrave à l’IVG a coupé les actions de plusieurs associations ». Si le droit à l’IVG en France semble ancré dans le droit mais aussi dans l’espace public, ça n’empêche pas son accès d’être remis en cause, et ce, malgré le fait que les autorités considèrent toujours cette intervention comme une intervention d’urgence.

Un système de santé dégradé

Néanmoins, la situation des Centres d’interruption volontaire de grossesse est inquiétante. Pour reprendre Sophie Divay : « L’accès aux CIVG est sans arrêt problématique pour les femmes. » Elle explique bien la raison : « C’est parce qu’il n’y a pas assez de CIVG premièrement, et deuxièmement, il n’y a pas assez de personnel et notamment de médecins qui acceptent de faire des IVG parce que les médecins qui sont dans les CIVG sont très mal payés. » Maud Gelly évoque de son côté la fermeture des hôpitaux et des maternités de proximité qui rendent l’accès à l’IVG plus difficile. Faire une heure de route supplémentaire pour aller avorter peut être compliqué pour de nombreuses femmes.

De plus, le confinement est une situation difficile, spécifiquement pour les femmes. En effet, alors que la plupart des violences, physiques, verbales et sexuelles ont lieu dans la famille et spécifiquement dans le couple, les femmes sont confinées avec leurs principaux oppresseurs. Cela leur laisse moins de possibilité de se réfugier, de sortir de chez elles, de demander de l’aide. Maud Gelly évoque 30 % d’appels en plus à la police pour violences conjugales, mais elle précise bien que ce n’est que la partie visible des victimes. Combien de femmes n’appellent pas la police en temps normal?

« Alors que la plupart des violences, physiques, verbales et sexuelles ont lieu dans la famille et spécifiquement dans le couple, les femmes sont confinées avec leurs principaux oppresseurs. »

À ce sujet, Maud Gelly observe que le nombre de demande d’IVG a baissé de manière importante depuis le 16 mars et les annulations sont plus nombreuses qu’avant. Des femmes appellent le centre pour faire part de leur difficultés à sortir de chez elles suite aux pressions de la famille ou du conjoint. En temps normal, ces femmes ont la possibilité de se rendre à leur rendez-vous sans les informer, sur leur temps de cours, de travail ou durant l’absence des conjoints et des familles. Maud Gelly craint que cette situation entraîne un débordement, une fois le confinement achevé, mais aussi des demandes d’intervention trop tardives, hors des délais légaux. La loi autorise l’IVG jusqu’à douze semaines de grossesse, mais il est possible de faire une demande pour « motif médical » et passer outre ce délai. Cette demande doit toutefois être validée par un collège de quatre médecins.

Dépasser les contraintes et les délais légaux

Afin que ces femmes puissent prendre leur propre décision et disposer librement de leur corps, Maud Gelly, ainsi qu’un certain nombre de médecins et de personnalités politiques souhaitent, par le biais d’un manifeste, étendre le délai légal à quatorze semaines de grossesse sans passer par un collège de médecin. La médecin précise que : « Ce rajout de deux semaines n’est pas dangereux si un personnel formé opère. Ce délai est déjà légal dans d’autres pays ». Si le Mouvement français pour le planning familial aide les femmes qui ont dépassé les délais légaux et les redirige vers des états où ces délais sont plus longs, Sophie Divay rappelle que ces femmes vont payer le voyage, l’hébergement, les soins. Pour celles qui ont dépassé les délais, tout est à leur charge.

Avec cette épidémie, la population a peur de fréquenter les hôpitaux et les structures médicales. Afin de répondre à cette crainte, ce manifeste revendique de pouvoir pratiquer l’IVG en une fois (pour les mineures, un délai de 48 heures est imposé). Enfin, il milite aussi pour l’extension du délai d’IVG médicamenteuse jusqu’à sept semaines. Cette préconisation souhaite laisser les femmes entre cinq et sept semaines de grossesse choisir entre une anesthésie et une IVG médicamenteuse, et ainsi possiblement éviter une hospitalisation dans un contexte épidémique. Si le délai d’une IVG médicamenteuse était jusqu’alors de cinq semaines, la Haute autorité de santé annonçait dans un tweet du 10 avril, en réponse à ces préoccupations, porter à sept semaines de grossesse ce délai.

Si, contrairement aux États-Unis, l’IVG en France semble écrit et ancré dans le droit, son accès n’est pas pour autant assuré. La situation du système de santé et la situation des CIVG se dégrade continuellement. Ce qui prive les services d’urgence, les CIVG et même les services de réanimation, c’est la contraction continue des dépenses de santé, la fermeture continue des hôpitaux de proximité, qui entraîne à chaque fois la fermeture ou la réduction d’une activité IVG. En 1972, lors du procès de Bobigny, l’avocate Gisèle Halimi avait insisté sur le fait que les maîtresses des juges et des avocats de l’époque ne manquaient ni de moyens financiers, ni de contacts pour pouvoir se faire avorter, peu importe les délais. Avec la disparition progressive des CIVG dans les territoires ruraux et paupérisés, il est à craindre que l’accès à l’IVG n’en devienne que plus inégalitaire. Afin de garantir son accès à toutes, il est primordial de libérer le domaine de la santé des errances du New Public Management et d’assurer un service public et efficace pour toutes et tous.

Pour soutenir le manifeste : http://www.ivg-covid.fr

« Nous avons besoin de dire que les vies des livreurs valent plus que ça » – Entretien avec Édouard Bernasse, secrétaire général du CLAP

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Édouard Bernasse est secrétaire général du CLAP, le Collectif des livreurs autonomes de Paris. En pleine épidémie de coronavirus, tandis que de nombreux Français sont invités à demeurer chez eux, les livreurs qui travaillent auprès de plateformes continuent leurs courses. Cette situation tant étonnante que scandaleuse illustre la grande précarité de ces livreurs : du statut à l’absence de considération politique, au laisser-faire des plateformes… Entretien pour mettre en lumière celles et ceux qui demeurent exposés.

LVSL – Pouvez-vous au préalable présenter l’origine du Collectif des livreurs autonomes de Paris à nos lecteurs ?

Édouard Bernasse Le CLAP (Collectif des livreurs autonomes de Paris) est un collectif réuni sous forme d’association (loi 1901) qui a vu le jour début 2017. Sa création est une réponse à la chute de Take Eat Easy (une plateforme de mise en relation comme Deliveroo, Uber Eats), c’est-à-dire une plateforme de foodtech, qui a emporté avec elle l’argent qu’elle devait aux coursiers et au restaurateurs. Les livreurs qui travaillaient avec Take Eat Easy à temps plein ou à temps partiel, n’ont jamais été payés pour les derniers mois travaillés avec cette plateforme.

À l’époque, il existait déjà des groupes de coursiers sur les réseaux sociaux, afin d’échanger sur la vie quotidienne, partager des expériences et sourire un peu aussi. Ainsi quand Take Eat Easy a annoncé sa fermeture de manière soudaine, les coursiers de ces groupes ont très vite compris que la liquidation serait prononcée sans que l’argent qu’il leur était dû ne leur soit versé. Le sentiment de colère a vite pris le dessus dans la communauté des coursiers, accentué par le partage des ex-dirigeants de la plateforme de leurs photos de vacances en Toscane sur Instagram.

Les coursiers sont majoritairement allés vers une autre plateforme qui s’était installée à Paris en 2015 : Deliveroo. Celle-ci a profité de cette manne de coursiers pour augmenter sa capacité de livraison et sa flotte de livreurs. Les livreurs ont donc signé un contrat avec une rémunération à l’heure (7,50€), à laquelle s’ajoutait une rémunération par course pouvant aller jusqu’à 4€.

« Résultat de leur communication start-up cool et flexible, elles étaient présentées dans la presse comme un moyen sympa pour les étudiants de gagner un peu d’argent tout en faisant du sport, avec des horaires flexibles, ainsi qu’une liberté qui se traduisait par l’absence de manager sur le dos. »

Et puis petit à petit, les livreurs, qui étaient déjà sur la défensive avec le traumatisme Take Eat Easy, ont pu s’apercevoir que leur méfiance était justifiée puisque Deliveroo commençait à leur supprimer quelques petits euros à gauche à droite, de manière très sournoise.

Mobilisation des livreurs © Marion Beauvalet
Mobilisation des livreurs © Marion Beauvalet

Par exemple, des minimums garantis qui était promis sur certains soirs ont un peu diminué. C’est ensuite logiquement que sont arrivées les rumeurs concernant les changements de tarification de Deliveroo. Nous avons alors pensé que, plutôt que d’avoir plusieurs groupes d’échanges sur les réseaux sociaux, nous devions passer à l’étape supérieure et créer une structure avec un message fort, des porte-paroles, une identité ; un collectif qui soit un véritable contre-pouvoir aux plateformes, à la fois au niveau médiatique qu’institutionnel.

Il s’agissait de lever le voile sur la réalité des conditions de travail des livreurs de plateformes, qui avaient plutôt bonne presse à cette époque. Résultat de leur communication start-up cool et flexible, elles étaient présentées dans la presse comme un moyen sympa pour les étudiants de gagner un peu d’argent tout en faisant du sport, avec des horaires flexibles ainsi qu’une liberté qui se traduisait par l’absence de manager sur le dos. Sauf qu’on a très vite compris que ce n’était que de la communication, comme souvent avec ces plateformes, qui sont avant tout des boîtes de com’.

Puis, ce qu’on craignait est arrivé : fin 2016, Deliveroo supprime la tarification à l’heure et passe à une tarification à la course. 5,75€ pour tous les nouveaux livreurs. Les anciens, eux, recevaient un avenant pour passer à cette nouvelle tarification. Avenant qu’ils ont bien sûr refusé, car il était moins avantageux, contrairement à ce que la plateforme arguait. En mars 2017, les anciens reçoivent à nouveau cet avenant. Mais cette fois-ci, le choix présenté par Deliveroo était différent : soit ils signaient, soit ils étaient « déconnectés », c’est-à-dire virés. Les masques tombaient. Les primes pluie et les minimums se sont d’ailleurs très vite détériorés, puis ont été supprimés.

C’est ainsi qu’après un rassemblement pour contester ces pratiques, le CLAP est né. L’objectif est de faire exister ces travailleurs pour qu’ils aient leur mot à dire dans les conditions essentielles de leurs contrats, comme ce devrait être naturellement le cas puisqu’ils sont auto-entrepreneurs.

LVSL – À l’heure où chacun est invité à se confiner, quelle est la situation des livreurs concernant leur travail notamment ? Qu’a fait ou n’a pas fait le gouvernement ? Enfin, est-ce que vous avez eu des communications particulières avec les plateformes comme Uber Eats ou Frichti ?

É. B.  Nous n’avons aucunes communications particulières avec les plateformes qui sont de toute façon dans une logique de contournement des travailleurs et de leurs représentants. Pour vous donner un exemple, il y a un mois, le responsable de la communication et des affaires publiques de Deliveroo nous a convié à une réunion pour nous présenter son « forum », une farce d’élection organisée et maîtrisée par la plateforme, et n’est même pas venu à cette réunion. Il a envoyé des collaborateurs qui n’ont bien sûr aucun pouvoir de décision et qui nous ont rabâché pendant une heure que c’était un problème de transparence, de communication et qu’ils avaient « targuetté le feedback ». On a fini par claquer la porte de la réunion.

Quand on voit les mesures d’hygiène qu’a prôné le gouvernement, qui a affirmé s’être concerté avec les les représentants sociaux, déjà, il y a un problème. Les représentants sociaux pour le gouvernement Macron, ce sont les entreprises. Aucun livreur n’a été sollicité pour donner son avis sur une manière de livrer plus hygiénique. Forcément, livreur ou pas, médecin ou pas, une personne raisonnable et responsable vous dira que la meilleure mesure barrière, c’est de fermer les plateformes et d’indemniser les livreurs.

« Il nous faudrait une paire de gant par commande minimum et une dizaine de masques par jour. Impossible en l’état actuel des stocks. »

La plupart des restaurants sont fermés, certains continuent à faire de la livraison de repas exclusivement, mais pour nous c’est irresponsable. Irresponsable au regard du nombre de parties prenantes qu’un livreur est amené à fréquenter pour une seule commande : le restaurateur, le cuisinier, les autres coursiers, le client… C’est irresponsable aussi quand on voit tout ce qu’il est obligé de toucher : digicodes, interphones, portes d’entrée, boutons et portes d’ascenseur. Il nous faudrait une paire de gants par commande minimum et une dizaine de masques par jour. Impossible en l’état actuel des stocks.

De toute manière, il n’y a plus beaucoup de commandes et de nombreux livreurs ont été obligés de s’arrêter. Soit parce qu’ils ont bien constaté cette baisse ou parce qu’ils craignent pour leur santé. Les mesures hygiéniques mises en place, comme la fameuse livraison sans contact, ne sont pas suffisantes.

Les mesures des plateformes, c’est uniquement de la communication, une position, une image : on se doute bien que lorsque vous livrez une commande ce n’est pas parce que vous respectez une distanciation sociale de deux mètres que vous n’êtes pas porteur du virus.

Les livreurs suent, sont dans la pollution, font des efforts, toussent et évidemment, c’est extrêmement dangereux… Il faudrait être cohérent : on est en guerre ou est-ce qu’on se fait livrer des burgers et des pizzas ? Nous préconisons d’arrêter les plateformes car elles ne sont pas essentielles, les gens disposent d’autorisations pour aller faire les courses. Il faut indemniser les travailleurs des plateformes au même titre qu’on indemnise les salariés qui sont au chômage partiel.

« Qu’ils commencent par payer leurs impôts en France s’ils veulent vraiment aider les hôpitaux. Qu’ils ferment leurs plateformes pour ne pas amener plus de malades dans les hôpitaux. »

Les mesures qui ont été annoncées par Bruno Le Maire, notamment celle sur le fond d’aide forfaitaire à 1500 euros, ne sont pas adaptées aux indépendants des plateformes. Les conditions d’éligibilité évincent tous les livreurs qui ont commencé leur activité récemment, car il y a beaucoup de turn-over dans ces boîtes (un indépendant doit prouver qu’il a perdu 50% de son chiffre d’affaire, en comparaison avec le mois de mars 2019), ainsi que ceux qui ne l’exercent pas à titre principal. Lorsqu’on regarde toutes ces conditions, on sait que la majorité des coursiers ne toucheront jamais cette aide. C’est pour cela que les plateformes en profitent pour dire qu’elles instaurent leurs propres aides, palliant ainsi aux mesures du gouvernement, en se réservant le bon rôle. Quand vous êtes atteint du Covid-19, Deliveroo vous indemnise à hauteur de 230€ : c’est dérisoire. C’est aussi cohérent avec la communication visant à se faire passer comme étant les bienfaiteurs et les nouveaux héros du service public français, en livrant les hôpitaux. Qu’ils commencent par payer leurs impôts en France s’ils veulent vraiment aider les hôpitaux. Qu’ils ferment leurs plateformes pour ne pas amener plus de malades dans les hôpitaux.

Le constat c’est que nous sommes non seulement des travailleurs récréatifs, mais récréatifs « sacrifiables » car nous ne sommes pas essentiels, contrairement aux pompiers, infirmières et infirmiers, policiers, médecins… Nous livrons des burgers et des sushis et nous avons besoin de dire que nos vies valent plus que ça.

LVSL  Si on se place du côté des plateformes, outre les questions de l’indemnisation, est-ce qu’aujourd’hui vous disposez de masques ? Quand Édouard Philippe ou Olivier Véran parlent de livraison de masques qui vont être distribués à certaines entreprises qui auront elles-mêmes à les répartir, vous faites partie de ce dispositif ?

É. B. – Même si on nous donne des masques, nous restons le petit personnel qui va au contact pour faire plaisir à la clientèle alors que celle-ci reste confinée. Il faut, à un moment donné, être cohérent.

LVSL  La France n’est pas le seul pays où des mesures de confinement ont été prises, savez-vous s’il y a des endroits dans le monde qui font face à l’épidémie et où des plateformes auraient accompagné différemment les livreurs, ou globalement vous observez les mêmes choses ?

É. B. On observe à peu près les mêmes mesures partout dans le monde parce que le principe est le même : les plateformes font appel à des travailleurs indépendants et donc qui se débrouillent par eux-mêmes. C’est l’idée mais c’est totalement hypocrite parce que nous sommes clairement subordonnés, la justice l’a d’ailleurs reconnu.

Je pense que les plateformes ont également peur de devoir distribuer ce genre de choses parce que, justement, on pourrait y voir un lien de subordination et c’est vraiment l’élément qui déclenche les sirènes dans les bureaux des plateformes. C’est pareil partout sauf peut-être, je l’ai lu, dans certaines régions d’Italie, où les plateformes ont été obligées de fermer.

LVSL – Dans un premier temps, peut-on revenir sur le lien qu’il peut y avoir ou non entre les travailleurs des plateformes, notamment les livreurs, et les syndicats traditionnels ? Ces derniers se font-ils le relais de votre situation, avez-vous des échanges avec ces structures ?

É. B. D’abord les gens apprécient le CLAP, car nous sommes un collectif autonome. Quand on voit les différents groupes de discussion des coursiers partout en France, dans lesquels aussi il y a des représentants de la CGT, certains coursiers n’adhèrent pas au discours de la CGT et veulent une structure comme à Paris, qui est autonome.

C’est un choix personnel. Je pense que le CLAP a fait ses preuves et que les livreurs ont pu apprécier nos actions, notre efficacité médiatique et notre gouvernance en dehors des logiques d’apparats syndicalistes. La crise des gilets jaunes démontre bien que les gens ne croient plus vraiment aux syndicats traditionnels et c’est malheureux. Je pense que les livreurs sont également dans cette logique là.

Il reste que nous échangeons tous les jours avec nos collègues qui sont membres de la CGT. Ils ont leur vision et leurs moyens, tandis que nous avons envie de rester autonomes. Nous considérons qu’il incombe au syndicat de s’adapter à sa base. Ce n’est pas la base qui doit s’adapter à la politique que veut mener le syndicat. Et je pense que beaucoup se reconnaissent dans cette logique. C’est très bien qu’il existe aujourd’hui deux fronts. Évidemment, l’entraide et le partage d’informations prédominent avec nos collègues de la CGT.

LVSL  Est-il possible de développer ce point des revendications des syndicats par rapport à vous ? En quoi est-ce que cela ne correspond pas totalement à ce à quoi les livreurs peuvent aspirer ? Quel est ce décalage justement entre les structures classiques et les nouvelles formes de travail ?

É. B. – Les syndicats défendent traditionnellement des salariés et non des indépendants, c’est un premier point. Cela veut dire qu’au niveau statutaire, le syndicat doit changer et aller expliquer dans une confédération qu’elle doit changer de statut pour apporter de l’aide aux livreurs des plateformes, qui en plus sont des travailleurs qui changent tous les six mois donc difficiles à fédérer.

Ce sont des travailleurs qui sont atomisés, qui sont en plus à la fois jeunes et dans une logique de simplicité absolue. Quand on est livreur Deliveroo, on a l’indépendance, ça se fait en deux clics, on travaille avec une plateforme, à la fin de la journée on peut voir combien d’argent on a gagné. Nous n’avons pas le temps de base pour aller voir une union syndicale puisque quand nous ne travaillons pas, nous ne gagnons pas d’argent, donc les livreurs sont dans quelque chose de plus direct et plus autonome, parce qu’ils se considèrent eux-mêmes comme des autonomes.

Et c’est cette autonomie là qu’ils essaient de gagner, parce que dans les statuts de leurs contrats, ils sont censés être indépendants. Mais ils ont bien compris qu’en fait, ils ne l’étaient pas du tout. Les syndicats, qui sont dans la logique du salariat classique, n’ont forcément que peu d’écho auprès de ces jeunes.

« On est travailleur 2.0, alors on sera un collectif de défense 2.0. »

Nous préférons nous organiser nous-mêmes, faire les choses comme on l’entend avec nos éléments de langage, les outils dont nous disposons. On est travailleur 2.0, alors on sera un collectif de défense 2.0. De fait, on ne va pas se mêler de politique, même si ça l’est toujours un peu, parce que nous estimons que notre syndicat doit être avant tout et surtout professionnel, alors qu’intégrer un syndicat existant, c’est intégrer des luttes intestines, des luttes politiques, des luttes d’ego.

Nous connaissons très bien notre métier, de même que nos arguments. Pour être efficaces, nous avons besoin des ressources nécessaires à la bonne et pleine exécution de nos objectifs et que les syndicats ne sont pour l’instant pas disposés à nous offrir. C’est pour cela qu’il nous faut nous adapter.

« À force de ne pas être écoutés, de recevoir toujours les mêmes éléments de langage, les livreurs se rendent compte qu’on les a pris pour des imbéciles pendant deux, trois ou quatre ans et décident de se battre. »

LVSL – Lorsqu’un livreur va jusqu’aux prud’hommes, son contrat est souvent requalifié par les personnes qui instruisent son cas. Aspirez-vous tous à tendre vers le salariat ?

É. B. Notre travail c’est de relayer la volonté de notre base, donc des livreurs. Et ils ne veulent pas être salariés mais veulent être tout de même respectés et c’est ce respect qui n’existe pas pour l’instant. S’il faut passer par une forme de salariat, mais plus autonome pour avoir la garantie de conditions décentes de travail, tous les livreurs seraient prêts à signer, prêts à faire partie de ce salariat-là, mais pas celui qu’on entend classiquement.

Pourquoi, bien qu’ils veuillent rester indépendants, ils veulent ou sont allés en justice devant les prud’hommes ? Parce qu’il y a un préjudice qui doit être réparé. Un préjudice qui est matériel, on perd de l’argent, mais aussi préjudice moral ; le fait de vous demander tout le temps d’être disponible, notamment les week-ends, je pense aux pics obligatoires chez Deliveroo par exemple, d’être soumis à un agenda très contraignant qui vous empêche de mener à bien votre projet professionnel, familial et autre. Et puis il y a un préjudice politique. À force de ne pas être écoutés, de recevoir toujours les mêmes éléments de langage, les livreurs se rendent compte qu’on les a pris pour des imbéciles pendant deux, trois ou quatre ans et décident de se battre.

Il faut bien comprendre qu’à l’origine nous ne sommes pas pro-salariat dans le sens classique du terme. Toutefois, nous avons travaillé avec le groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste au Sénat (CRCE), lequel a rendu une proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes numériques. Dans cette proposition de loi, on se base sur ce qui existe déjà dans le code du travail, notamment le livre sept, qui est très complet et contient beaucoup de bases sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour construire ce salariat que nous appelons « salariat autonome ».

Il permettrait à un livreur qui est salarié de négocier avec les plateformes de manière régulière, annuellement admettons, ses conditions essentielles de travail avec un prix fixe juste et décent de la course, par l’intermédiaire de représentants que lui et ses pairs auraient élus. D’un côté, cela permet de remettre tout le monde autour de la table des négociations afin d’obtenir des garanties sur les conditions de travail, et de l’autre, de rattacher les travailleurs à la protection sociale.

Coronavirus et « fake news » : la faute de l’industrie pharmaceutique ?

Fake News

Depuis plusieurs jours maintenant, le volume de posts sur les réseaux sociaux augmente. Coronavirus, Covid-19 (et toutes ses variantes d’écriture) ou encore les hashtags liés au confinement pour ne citer qu’eux ne quittent plus les tendances. Ce désir de partager des éléments de vie ou de s’informer touche beaucoup de gens à l’heure des réseaux sociaux. Avec ce maintien d’un lien social re-configuré vient également la propagation de rumeurs. Comment expliquer leur prolifération ?


À chaque jour, sa fausse information plus ou moins virale. Combien de posts avec des messages émanant de sources secrètes de ministères n’a-t-on pas vu défiler ? Sans relativiser les mesures prises, la viralité des contenus où on voyait des véhicules militaires passer dans les rues a également accaparé l’attention des personnes en télétravail et plus largement de celles et ceux confinés dans leur domicile. En quelques heures, WhatsApp a ainsi pris la place des jadis très à la mode chaînes de mail ou chaînes SMS. Entre les fausses informations et la place des réseaux sociaux pour s’informer concernant l’épidémie, un tour d’horizon du statut de ces derniers semble nécessaire.

L’agence officielle Maghreb Presse a même fait le choix de poursuivre celles et ceux qui partageraient de fausses informations sur les réseaux sociaux en conséquence de la diffusion d’informations concernant la propagation du Coronavirus au Maroc.

En France, des articles qui tendent à recenser les sources « fiables » ont fleuri. France Inter rappelle ainsi dans un article que le site du gouvernement, celui de l’OMS, de Santé publique ou encore les numéros verts constituent des sources fiables. Des sources qu’on oublierait presque à l’heure des chaînes d’information en continu, des flux en continu de publications et d’une défiance forte vis-à-vis des canaux classiques. Ces sites relégitiment les informations officielles qui tendent à être noyées sous le flot d’informations.

Souvent liées à la sphère politique, les fausses informations touchent également le domaine de la médecine. Ce secteur qu’on pourrait penser épargné puisqu’il est le domaine de spécialistes n’échappe cependant pas aux théories étonnantes, à l’inflation de publications où chacun s’improvise expert et estime que sa voix doit être entendue. Comment expliquer cela ?

Des sources d’information multiples : qui produit le discours ?

Sur Telegram, les chaînes d’information – avec une information descendante – et les conversations plus classiques concernant le Coronavirus ont fleuri. Certaines publient plusieurs dizaines de messages par jour. Encore une fois, il est difficile de tracer et de sourcer les informations qui y figurent. Cependant, certaines comptent plusieurs milliers d’abonnés. Si cela est dérisoire à l’échelle de l’ensemble de la population française, cela peut donner naissance à la propagation rapide d’informations sans pour autant savoir qui émet l’information et si elle est fiable.

 

Capture d'écran de telegram

Ces flux extrêmement intenses ne permettent pas le tri et la hiérarchisation, ce qui aboutit par ailleurs à un traitement partiel de la situation et plus largement à une mauvaise information. Celui qui reçoit les notifications se trouve perpétuellement stimulé et n’a pas le temps de prendre du recul. La boucle Coronavirus Info Live regroupe par exemple près de 38 000 personnes au 28 mars 2020 et a pour description : « Infos en direct piochées dans la presse internationale et les réseaux sociaux; parfois confidentiellement rapportées via mes sources ». Avec les partages vers d’autres boucles, certaines informations sont vues plus de 45 000 fois, sans pour autant qu’on sache qui est à l’origine de la boucle et en acceptant de renoncer à sourcer certaines informations au profit de l’accès à des informations supposées « confidentielles ».

A contrario, certains utilisateurs et adeptes de ces boucles consacrent une attention particulière à sourcer leurs informations, les prouver et optent pour des formules plus classiques de revue de presse. Il s’agit certes d’un partage plus lent de l’information, qui implique par exemple de renoncer à communiquer le nombre de personnes infectées en temps réel, mais cela vaut sans doute mieux.

Bruno Bensaid, à l’origine de la boucle Telegram infos Coronavirus COVID-19 indique ainsi qu’il a restreint l’accès à la boucle en voyant que des trolls postaient dessus. Concernant le contrôle des informations, il explique qu’il « contrôle tout ». « Je ne suis pas sur la boucle tout le temps mais je lis tout et c’est moi qui contribue le plus en termes d’articles. Je fais beaucoup de curation et lis et valide 95% des articles que je publie. Pour les 5% restants, c’est que je n’ai pas pu les lire en entier. Ce sont des articles payants auxquels je ne peux accéder. J’essaie de me débrouiller pour sourcer les versions complètes de ces articles quand je peux. Je contribue aussi par des billets d’humeur pour aider mon audience à prendre du recul et se faire une opinion, et interpréter les articles comme il faut, et expliquer pourquoi je les ai choisis ». Il confie être « assez confiant, réaliste et fiable dans la teneur des articles et des chiffres ».

Aussi, s’il n’est pas possible d’être à l’abri des fausses informations, notamment du fait des flux continus d’information, les créateurs de boucles ou de canaux semblent essayer de penser des garde-fous. Sans garantir la véracité des informations, un usager attentif peut séparer les boucles gangrenées par des utilisateurs malveillants des autres.

Ainsi, le désir d’accès à l’information de manière de plus en plus soutenue conduit à accorder sa confiance à des individus ou à des groupes qui n’ont aucune autre légitimité que le nombre de personnes qui les suivent et qui leur confère une forme d’autorité sur un canal d’information spécifique.

Carte des complots, Conspiracy Watch

Le 23 mars, le site Conspiracy Watch a mis en ligne la carte de la théorie des complots sur le coronavirus. Bien que ce site ait donné lieu à plusieurs polémiques, le document participatif produit à propos du coronavirus est extrêmement intéressant. Cette carte alimentée par les internautes se fonde sur plusieurs catégories allant des déclarations officielles aux médias conspirationnistes ou encore aux publications sur les réseaux sociaux. Prenons le temps de nous intéresser à quelques exemples : dans plusieurs pays, le coronavirus est suspecté par des proches des dirigeants – quand il ne s’agit de ces derniers –  d’être une création des États-Unis. C’est par exemple le cas en Chine avec la déclaration de Zhao Lijian ou encore aux Philippines de Vicente « Tito » Sotto III.

La trajectoire de ces théories est intéressante puisqu’elles n’émanent pas nécessairement des réseaux sociaux mais parfois de figures d’autorité qu’elles soient religieuses ou politiques. Ainsi, dans une vidéo notamment diffusée sur le site Egalité et Réconciliation, Thierry Casanovas recommande le jeûne pour « survivre » au coronavirus. Conspiracy Watch rapporte également le cas de Leonard Wilczyński, un prêtre de l’église Saint-Archange-Michaël de Wrocław qui a expliqué que l’épidémie était une punition vitale pour celles et ceux qui vivent dans le pêché (allant des homosexuels aux défenseurs de l’avortement). Aussi, certaines théories lorsqu’elles sont le fait de figures d’autorité (peu importe le canal de diffusion qu’elles emploient) viennent soutenir une vision du monde et se font prescriptrices de pratiques au détriment de tout fondement scientifique.

Capture d'écran, publication de Cat AntonioSi les théories précédemment mentionnées émanent de personnes qui disposent d’une forme d’autorité dans la vie réelle, ce n’est pas le cas des rumeurs produites sur les réseaux sociaux. Encore une fois, le travail participatif de Conspiracy Watch permet de relever des cas intéressants, comme ce tweet très relayé avec plus de 1300 likes qui reprend l’imagerie antisémite de l’empoisonneur pour expliquer la propagation de l’épidémie. Un utilisateur de Facebook, se servant du réseau social sous le pseudo de Cat Antonio a été partagé 96 000 fois en vingt heures. Dans cette vidéo, il accuse l’Institut Pasteur et l’ex-ministre de la Santé Agnès Buzyn d’être à l’origine de l’épidémie. L’Institut Pasteur a depuis porté plainte.

Les réseaux sociaux reconfigurent la définition des leaders d’opinion et de toutes celles et ceux qui peuvent se faire prescripteurs. Ce ne sont pas les diplômes, la place occupée dans la société, les cercles auxquels on appartient qui viennent conditionner la légitimité et la viralité des contenus partagés ; si on fait ici exception des personnes qui bénéficient déjà d’une forme d’audience dans la vie réelle.

Comment qualifier cette information ?

Rumeur, infox ? Comment qualifier dès lors ce qu’on voit fleurir sur les médias sociaux et sur Internet, de la presse aux réseaux ? Des fausses informations, de la désinformation ? Dans le Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, Stéphane François indique que le terme « peut être défini comme une technique de manipulation de l’opinion publique par la diffusion d’informations fausses, véridiques mais tronquées, ou véridiques avec l’ajout de compléments faux. L’objectif est de donner une image erronée de la réalité, à des fins politiques ou militaires, à une opinion publique d’un camp adverse.

Il s’agit donc d’une transformation de l’information initiale par une dénaturation de celle-ci. Dans son ouvrage fondateur, Guy Durandin (1993) distingue six éléments caractérisant la désinformation : « la déformation de la connaissance, l’intention de tromper (qui distingue le mensonge de l’erreur involontaire), les motifs de ce mensonge, l’objet de ce mensonge, ses destinataires, ses procédés. En ce sens, la désinformation est également une technique qui vise à substituer l’idéologie à l’information ».

Pour revenir à la genèse de ce qu’est Internet, Noémie Schneider écrit dans son mémoire que « le web est certes un système documentaire, mais c’est aussi un espace social, dans lequel des liens se créent entre différentes personnes, structures, communautés ». Elle étaye ainsi ce qu’Huberman nomme e-cosystem : « Internet est un écosystème complexe dans lequel il est possible d’observer certaines régularités, certains mécanismes semblant obéir à des lois » (Eric Boutin, Stéphane Amato, Elisabeta Gadioi).

Internet reconfigure le rapport à la désinformation, dans le sens où le fait de classer une information comme élément ou non de désinformation implique de penser des réseaux et de remonter à l’émetteur de l’information. Pourquoi publier une fausse information, non sourcée et donner lieu à de la viralité ?

Le volume croissant des publications sur les réseaux sociaux veut dire quelque chose et participe d’une mise en lumière de celui qui poste par le biais de la « construction d’un moi numérique » (Bernard Harcourt, La société d’exposition). Vous avez l’impression que votre fil d’actualité tant sur Facebook ou Twitter est saturé de posts ? Que les stories Instagram sont interminables ? Que les stories Facebook deviennent acceptables ? C’est normal.

Avec le confinement, la subjectivité de l’être humain est mise à mal. Dans La Société d’Exposition, Bernard Harcourt explique que la mise en scène de soi est reconfigurée par les réseaux sociaux et que les likes et retweets occupent une place importante dans l’image que les usagers des réseaux sociaux ont d’eux-mêmes. Le volume croissant de publications est ainsi tant un moyen de tromper l’ennui que de se mettre en scène et de se dire qu’on continue à exister dans l’esprit des pairs confinés. Aussi, malgré une vie sociale au ralenti, une activité globale diminuée, les réseaux sociaux demeurent un lieu à (sur)investir en ces temps de confinement tant pour s’occuper que pour soi.

Cependant, le contenu qui vient désinformer n’a pas toujours pour effet de récompenser socialement celui qui est le premier à la poster. Au contraire, avec la loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information ou loi Avia, le fait de poster sciemment de fausses informations expose à des sanctions. Cependant, ce texte dont la finalité peut sembler louable n’est pas exempt de problèmes cruciaux qui mettent en jeu la liberté d’expression : qui peut définir ce qu’est une infox ? Quand les membres de La République en Marche discréditent des informations au motif qu’elles seraient fausses, cela pose un problème démocratique crucial sans régler le souci des faux contenus et des théories qui foisonnent. En traitant les commentaires des internautes, en les classant selon deux catégories, le gouvernement fait fausse route et ne fait qu’illustrer une fois de plus par ses lois un régime qui se roidit.

Les réseaux sociaux ont cela d’intéressant qu’ils mettent en lumière le désir d’une information et d’une communication rapide tout en créant les conditions d’un dévoiement des aspects bénéfiques, démocratiques de la viralité.

Des fausses informations et théories qui touchent une sphère pourtant terrain des « spécialistes »

Le problème général de la confiance accordée à la parole officielle n’est pas nouveau, et puise ses racines dans l’existence de mensonges avérés et parfois mortels, répandus par certains responsables politiques et institutionnels tels la déclaration de Colin Powell sur les armes chimiques justifiant l’invasion américaine de l’Irak. Depuis la chute du mur de Berlin et la guerre du Golfe, les manifestations n’en sont que de plus en plus nombreuses et l’accès aux réseaux sociaux ne fait que fluidifier la circulation de ces informations. Les scandales médicaux à répétition n’ont fait qu’étendre la sphère du discrédit au monde médical : l’affaire du sang contaminé, l’affaire du Mediator, la pilule Diane 35 ou encore celle de l’hormone de croissance comptent parmi les plus grandes affaires de ces dernières décennies. Ces affaires ont cela d’intéressant qu’elles peuvent être liées à des intérêts privés, qui font de la santé un nouveau terreau d’épanouissement pour la quête du profit. Les citoyens constatent ainsi régulièrement les agissements criminels de responsables pourtant garants de l’intérêt général, au bénéfice d’une minorité fortunée. La défiance s’installe ici sur des bases légitimes, qui doivent être considérées comme sérieuses, afin de couper l’herbe sous le pied aux complotistes de tout bord, avides de notoriété, agents d’influence étrangère, ou escrocs des écosystèmes numériques.

Les scandales sanitaires à répétition et cette confiscation de la décision publique par le privé ont fait progressivement passer les acteurs de la santé du statut de personnes légitimes, prescriptrices de comportements à des personnes discréditées et soupçonnées de corruption. Cette compromission d’un secteur qui devrait cependant répondre à des logiques scientifiques ont ouvert la porte à des personnes qui cherchent à recréer une cohérence et à diffuser de l’information dans un monde pensé comme volontairement opaque.

Sans excuser celles et ceux qui diffusent sciemment des fausses informations, la porosité et l’intérêt des personnes qui y sont réceptives est également le fait des personnes qui, des décennies durant, ont œuvré au rapprochement des intérêts publics et privés. Le discrédit de la sphère médicale et plus encore, de la scientificité sur laquelle elle repose – il ne s’agit pas ici du personnel médical mais des experts ou de personnes qui sont audibles dans la sphère publique – est similaire à la défiance vis-à-vis du politique.

Aussi, la meilleure solution pour lutter contre les fausses informations et théories du complot est de traiter ses causes. Cela passe très concrètement par la nécessité d’extraire la santé des logiques de profit et de la réintégrer au commun. C’est en décorrélant les objectifs de santé publique de la rentabilité, en redonnant davantage de place à l’État, tant dans la recherche que dans la production, que la confiance des citoyens dans la sphère publique sera restaurée.

Pour aller plus loin :

Huberman, B.A. The laws of the web, patterns in the ecology of information, Boston, MIT Press, 2003, 115 p.

Eric Boutin, Stéphane Amato, Elisabeta Gadioi. Résilience et écosysteme internet. The Second World Congress on Resilience: From Person to Society, Serban Ionescu, May 2014, Timisoara, Roumanie.

Covid-19 : les impasses d’une solution individualiste

Étagères vides d’un supermarché à la suite de la panique provoquée par la pandémie de Covid-19. @borisdunand

La mondialisation nous a tous rendus interdépendants et la pandémie de coronavirus n’épargne personne. Pour y répondre, nous devons être solidaires et bâtir une société où la santé de tous prime sur les profits de quelques-uns. Texte originel de Jedediah Britton-Purdy, pour notre partenaire américain Jacobin, traduit et édité par Rémy Choury et William Bouchardon.


Une pandémie donne tout son sens au slogan de la solidarité : un pour tous, tous pour un. C’est pour cette raison qu’un tel événement réveille aussi le désir effréné de se retirer de l’interconnexion sociale et de faire cavalier seul.

Le Covid-19 met en lumière la logique d’un monde combinant une profonde interdépendance et un système politique et moral qui abandonne les personnes à leur propre sort. Nos relations constantes – au travail, dans les transports, à l’école, au supermarché, via les systèmes de livraison à domicile – nous rendent contagieux, et vulnérables. Comme la doxa dominante invite à l’isolement et nous prie de prendre soin de nous et de nos proches, nous tendons à devenir un à un des survivalistes : nous stockons juste assez de conserves et de surgelés, assez de médicaments et de désinfectant pour couper tout lien social et survivre seul.

Cette ruée vers les supermarchés révèle un système de classe dans lequel la capacité d’isolement est une marque de statut social. Si vous avez assez de patrimoine ou que votre employeur vous paie un salaire décent, si vous avez assez de place chez vous, vous devriez alors être en mesure d’accomplir ce défi assez absurde de vous isoler quelques mois en vous appuyant sur le réseau mondial de produits proposés par Carrefour ou Auchan. Mais pour les 50% du pays qui ne peuvent épargner plus de cinquante euros par mois, qui galèrent à chaque fin de mois, qui vivent dans des petits logements sans espace de stockage et qui tentent tous les jours de traverser la rue sans pour autant trouver d’emploi, c’est tout bonnement impossible. Ces gens se retrouveront dehors quotidiennement, dans le métro, à la station essence, à choisir entre la prudence épidémiologique et la survie économique, parce qu’il n’ont pas le choix.

Tant que cela est vrai – tant que nombre d’entre nous sont poussés hors de chez eux, pour tenter de joindre les deux bouts – il y a toutes les raisons de penser que seule une infime minorité sera en sécurité. Même si on connaît encore peu le virus, on sait que le nombre de porteurs de la maladie va continuer d’augmenter. Tant que notre isolement moral et politique nous ramène vers le marché, notre interdépendance matérielle nous rend tous vulnérables.

« Lavez-vous les mains » est un bon conseil mais aussi un sérieux rappel que nous n’avons pas affaire à un problème qui sera résolu par la responsabilité individuelle. L’épidémiologie est un problème politique. Il n’est pas compliqué d’imaginer les décisions qui mettraient fin à notre cruelle situation : l’arrêt du travail, un soutien massif des revenus (des allocations chômages, voire une forme de revenu de base universel) et un moratoire sur les saisies hypothécaires et les expulsions. Quiconque est atteint du coronavirus et des symptômes liés devrait avoir droit à un traitement gratuit et complet, sans conditions (sur le statut migratoire, par exemple), afin que personne ne se passe d’un traitement par peur ou par pauvreté. Ce n’est que du bon sens. C’est par ces mesures que l’on permet aux gens de prendre en considération et de prendre soin des besoins et vulnérabilités des autres : lorsqu’ils voient le problème d’autrui comme le leur.

Le survivalisme apparaît tellement désespéré et réservé à une élite qu’une pandémie révèle la nécessité de l’État si nous voulons survivre. Aux États-Unis, les déclarations absurdes de Trump – « Tout va bien ! C’est un truc étranger ! Nous prenons des décisions fortes ! » – montrent à nouveau qu’il n’a aucune idée de comment utiliser l’État, excepté pour se donner en spectacle ou s’enrichir personnellement. La classe d’oligarques décadents d’un capitalisme mourant auquel appartient Trump est démunie de tout instinct permettant de surmonter cette crise. Des esprits plus vifs, aux États-Unis comme en France, sauront cependant avancer bien des idées, dont beaucoup ne feraient qu’aggraver le malheur des gens.

Cette crise – ainsi que les suivantes, encore plus violentes – peut se dérouler de trois façons. Le premier scénario est celui que suit actuellement les États-Unis, avec un système de santé privé, et une faible part de santé publique en matière de tests et de consignes à respecter. Les riches se retirent, la classe moyenne s’isole tant bien que mal mais reste vulnérable, tandis que les classes populaires tombent malades et meurent. En France, malgré notre système de santé historique nous sauvant du scénario catastrophe des États-Unis et garantissant les soins aux plus précaires, la destruction du service public par l’austérité nous fragilise dans notre réponse, et les riches ont déjà commencé à se retirer du système public.  

Mettre en place un système énergétique, des infrastructures écologiques et une économie centrée sur la santé et la redistribution plutôt que sur une course infinie au profit suppose une coopération entre tous les Etats

Vu combien la société américaine est cruelle, cela a toutes les chances d’engendrer une réaction politique violente, d’où une seconde possibilité : une réponse nationaliste à la catastrophe. Parce qu’il souligne notre vulnérabilité et notre interdépendance, le coronavirus s’apparente à une version accélérée de la crise climatique, offrant ainsi un avantage à ceux qui peuvent nous protéger, enfin au moins quelques-uns d’entre nous. Cette épidémie de « virus étranger », comme l’appelle Trump, a toutes les chances de rendre ce nationalisme très concret via des mesures pour protéger « notre » peuple en excluant, en déplaçant, ou en se débarrassant du reste. Dans un monde inquiétant et instable où la plupart des pouvoirs se concentrent au niveau national, nos réflexes politiques de base nous invitent en effet constamment à l’ethno-nationalisme.

Le troisième scénario est solidaire : « un pour tous, tous pour un » serait alors bien plus qu’un slogan. Même les réponses nationales à des crises écologiques et épidémiologiques ne constituent que des mesures d’atténuation et d’endiguement. Mettre en place un système énergétique, des infrastructures écologiques et une économie centrée sur la santé et la redistribution plutôt que sur une course infinie au profit suppose une coopération entre tous les États. Nous avons besoin d’armées d’infirmières et d’ouvriers de l’infrastructure verte plus que nous n’avons besoin de nos armées actuelles. La leçon de la crise climatique – que nous pouvons nous permettre une abondance publique mais que la tentative d’une abondance privée universelle nous tuera – fonctionne également pour les pandémies : nous pouvons nous permettre un système de santé entièrement public, mais si nous sommes incités à rester en bonne santé seuls, nombre d’entre nous vont mourir.

Est-ce impossible, est-ce trop demander ? Rappelons-nous que notre société, où nous sommes seuls plongés dans l’immensité du monde, où règne une philosophie individualiste et une interdépendance matérielle, n’a rien dinné. Les autoroutes, les crédits financiers, le commerce mondial… Tout notre système repose sur une vaste et complexe infrastructure dans laquelle nous avons tous besoin des services d’un autre, le tout organisé autour d’un objectif ultime : le profit. Voir ce système paniquer dans les marchés financiers mondiaux à la seule idée que les gens restent chez eux plusieurs mois plutôt que de réaliser frénétiquement des échanges monétaires montre combien celui-ci est finement calibré pour générer du profit et complètement incapable de s’adapter aux changements des besoins humains.   

Les mains et les esprits qui ont construit cet ordre peuvent en créer un, résilient, qui priorise la santé à tous les niveaux : celle des individus, des communautés, des territoires, et de la planète. Mais pour cela, il nous faut mener un combat politique sur la valeur de la vie elle-même : sommes-nous ici pour faire des profits ou pour vivre en nous entraidant ?

COVID-19 : les États-Unis face au désastre qui vient

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© Marc Nozell / Wikimedia Commons

Deux millions de morts et un taux de chômage à 30%, ce sont les dernières prévisions en cas d’inaction face à l’épidémie de coronavirus. Avec un président longtemps dans le déni, un exécutif désorganisé, un système de santé à deux vitesses, une protection sociale quasi inexistante et des inégalités records, les États-Unis semblent particulièrement vulnérables.  C’est sans compter sur leur souveraineté politique et monétaire qui leur confère des marges de manœuvre considérables. Reste à savoir comment se manifestera la réponse politique. Capitalisme du désastre tel que l’a théorisé Naomi Klein dans La stratégie du choc, ou sursaut « socialiste » comme le préconise Bernie Sanders et les forces « progressistes » ? Reportage depuis Houston.


 «Le vieil oncle Sam se réveil enfin ». Dans les boucles de messagerie électronique Wechat de la communauté chinoise de Houston, on s’amuse de la réponse tardive et précipitée des Américains face à la pandémie. Depuis deux mois, les membres de ces groupes de discussions stockent masques, solutions hydroalcooliques, papier toilette et autres vivres. Désormais certains se ruent sur les armes à feu et les munitions. Depuis la première allocution de Donald Trump le 12 mars, les supermarchés sont en rupture de stock et les armureries prises d’assaut. 

Le vendredi 13 mars, la plupart des grandes entreprises demandent à leurs employés d’adopter le télétravail. Les écoles ferment, les événements sportifs sont annulés, et le fameux rodéo qui accueille plus de deux millions et demi de visiteurs sur six semaines se termine prématurément. Houston n’a diagnostiqué que 30 cas de Covid-19 lorsque le maire décrète la fermeture des bars et restaurants.

À travers le pays, de nombreux États, entreprises, villes et associations ont pris les devants du gouvernement fédéral pour mettre en place des mesures drastiques. Malgré des conséquences financières significatives, la NBA (National Basketball Association) a suspendu sa saison au premier test positif d’un joueur, le pivot français des Utah Jazz, Rudy Gobert. À Austin, le festival culturel « South By Southwest », qui accueille près d’un demi-million de visiteurs chaque année, a été annulé le 6 mars. Dans d’autres États, le confinement est désormais imposés aux populations. Ces initiatives locales contrastent avec les tâtonnements de Donald Trump et le manque de préparation spectaculaire des services de santé. 

Les États-Unis, une nation particulièrement exposée

Deux millions de morts d’ici la fin de l’année et deux millions de chômeurs supplémentaires en une semaine. Ces deux chiffres, le premier issu d’une étude épidémiologique de l’Imperial College de Londres, le second des projections économiques de Goldman Sachs, indiquent l’ampleur de la catastrophe sanitaire et sociale qui s’annonce. 

Pour commencer, l’absence de congés maladie et de congés payés dans la législation (bien que certaines entreprises en offrent à leurs employés volontairement) force de nombreux Américains à se rendre au travail en étant malades. D’autant plus que les minimas sociaux et l’assurance chômage anémique rendent la perspective de perte d’emploi terrifiante, et ce particulièrement en situation de pandémie, puisque la plupart des actifs reçoivent leur assurance maladie via leurs employeurs. Sachant que près de la moitié des Américains n’ont pas les ressources financières pour faire face à un imprévu de plus de quatre cent dollars, le chômage partielle n’est pas une option.[1] 

Parmi les travailleurs les plus exposés, on compte les employés de la restauration, de l’hôtellerie et du tourisme ainsi que les chauffeurs de taxi, et plus généralement toutes les  professions dont le salaire dépend majoritairement des pourboires. 

Fermer les écoles présente un autre dilemme, car jusqu’à vingt-deux millions d’enfants dépendent des cantines scolaires pour se nourrir, en particulier à New York. 

À cette situation sociale fragile s’ajoute un système de santé à deux vitesses. 87 millions d’Américains ne sont pas ou mal assurés, ce qui empêche un quart de la population de se rendre chez le médecin pour se faire dépister. Quant aux Américains disposant d’une couverture maladie décente, le système de franchise médicale les dissuade de consulter un médecin en cas de symptômes légers (les premiers mille à deux mille dollars de frais médicaux annuels étant à la charge du patient). [2]

Les pires conditions sont ainsi réunies pour une propagation éclair de la maladie. Or, le système de soin est particulièrement mal préparé. Les hôpitaux manquent de tout : masques et tenues protectrices, gel hydroalcoolique, machines respiratoires, lits et personnels. Certains établissements demandent déjà un plan de sauvetage financier, à l’instar des banques en 2008, pour continuer de fonctionner. De plus, le système étant majoritairement privé et fondé sur une logique de concurrence, tout effort de coordination est difficile à mettre en place. Par exemple, il est très difficile de transférer des masques et du personnel soignant d’un hôpital à un autre. 

Cette logique du profit pousse certains établissements à refuser de décaler la date des chirurgies « non-urgente » pour libérer des capacités d’accueil en vue de traiter les victimes du coronavirus. D’autres interdiraient à leurs infirmières de porter le masque dans les couloirs, pour éviter la mauvaise publicité. The Intercept rapportait ainsi qu’un hôpital avait décidé de ne pas isoler un patient atteint du virus, et de ne pas mettre de signe clair indiquant au personnel soignant qu’il était contagieux, « pour éviter d’affoler les clients ». Résultats : plusieurs aides-soignants sont venus s’occuper de ce patient sans porter la moindre protection. 

Si le changement de rhétorique effectué par Donald Trump semble indiquer qu’il prend désormais la crise au sérieux, les décisions fortes sur le front sanitaire se font toujours attendre. 

Trump : du déni au « chef de guerre »

Le 28 février, Donald Trump qualifie le coronavirus  de complot démocrate destiné à réduire ses chances de réélections. Cette sortie s’ajoute à une longue série de déclarations publiques destinées à minimiser la situation, ignorant au passage les rapports des agences du renseignement qui alertaient dès la fin janvier sur le risque de pandémie. Or, le déni initial du président a été amplifié et repris en boucle par les médias conservateurs du pays.

Fox News, première chaîne d’information continue, se déchire entre ses deux réflexes habituels : affoler ses téléspectateurs et défendre le président. Pendant un long mois, ses principaux présentateurs choisissent la seconde option. La journaliste Trish Regan qualifie la pandémie de « dernière trouvaille des démocrates pour nuire à Donald Trump, après l’échec du RussiaGate et de la procédure de destitution ». La vedette de la chaîne, Sean Hannity, parle de « simple grippe » et de « complot de l’État profond contre Trump ». Certains intervenants encouragent les téléspectateurs à prendre l’avion pour profiter des prix bas, et à se rendre dans les restaurants où le service sera « plus rapide que d’habitude ». Un propos repris par David Nunes, un des leaders du parti républicain au Congrès. [3]

Le conservateur Rush Limbaugh, présentateur radio le plus influant du pays, explique pendant des semaines à ses 16 millions d’auditeurs que le virus est « une simple grippe » fabriquée par les Chinois pour affaiblir l’économie américaine. Ces lignes éditoriales sont d’autant plus cyniques que l’âge moyen de leur audience est supérieur à soixante ans. En effet, selon divers sondages, les électeurs républicains sont deux fois moins susceptibles de prendre le coronavirus au sérieux que les électeurs démocrates.

Donald Trump a une part de responsabilité dans ce désastre. En conférence de presse le 13 mars, il continue de traiter la crise comme un problème de perception plutôt qu’une crise sanitaire, se permettant de serrer de nombreuses mains devant les caméras avant de reconnaître qu’il avait été en contact avec une personne testée positivement au coronavirus quelques jours plus tôt. Il a longtemps refusé de décréter la “situation d’urgence” par crainte d’affoler les marchés, et ira jusqu’à reconnaître publiquement qu’il s’oppose à la multiplication des tests afin de minimiser artificiellement le nombre des cas enregistrés et d’éviter la panique. Cette stratégie calamiteuse fait suite à une série de décisions problématiques. [4]

En arrivant à la Maison-Blanche, Trump a distribué les postes clés de son administration à une majorité de lobbyistes ou personnes inexpérimentées afin de “déconstruire l’État”, comme l’a publiquement revendiqué Steve Bannon, son conseiller stratégique de l’époque. [5] Suivant cette logique, Trump a réduit les budgets de la CDC (Center for Disease Control) et limogé la majorité de ses cadres dirigeant, avant de supprimer la cellule mise en place par Barack Obama pour gérer le risque pandémique. En 2019,  la Maison-Blanche enterre un rapport officiel pointant le manque de préparation du pays.  Pour prendre la mesure de cette désorganisation, il suffit de comparer la réponse de l’administration Obama face à l’Ebola, où les Américains avaient dépêché dix mille professionnels en Afrique pour lutter contre le virus et anticiper les risques de contagion, avec la réponse de Trump face au Coronavirus. Aucun personnel américain n’a été envoyé en Chine depuis le début de la crise. [6]

Les conditions étaient réunies pour une réponse calamiteuse. Parmi les graves manquements, on citera l’incapacité du pays à se procurer des tests de dépistage et à mobiliser des laboratoires pour les effectuer. Alors que la Corée du Sud teste dix mille personnes par jour depuis début février, les États-Unis n’avaient effectué que sept mille tests en tout (pour 1250 cas confirmés) au 11 mars. À cela s’ajoutent le manque persistant de masques (les hôpitaux étant contraints de procéder à des appels aux dons) et un déficit vertigineux de coordination à l’échelle fédérale qui pousse chaque État à se faire concurrence pour gérer ses approvisionnements. Tout cela sur fond de décisions présidentielles prises à l’emporte-pièce. [7]

Le fiasco de l’allocution du 12 mars, prononcée par Donald Trump depuis le bureau ovale, illustre parfaitement cette désorganisation. Malgré la présence du télé-prompteur, Trump commet trois erreurs qui plongent les marchés boursiers dans une nouvelle journée noire : il décrète la suspension des vols depuis les pays européens sous 48 heures en oubliant de préciser que cette mesure ne concerne pas les ressortissants américains, ajoute (à tort) que cette restriction inclut les marchandises et affirme que les assurances maladie privées couvriront les frais d’hospitalisation des victimes du coronavirus. La Maison-Blanche a dû démentir ces trois points, sans parvenir à éviter un retour précipité de milliers de touristes américains qui se sont retrouvés entassés pendant des heures dans les terminaux des aéroports en attendant de passer les douanes (multipliant ainsi le risque de contagion). 

Depuis cette allocution désastreuse, Trump s’exprime majoritairement par voie de conférence de presse, laissant aux experts le soin de répondre à la majorité des questions. Cet exercice quotidien est pour lui une façon de pallier l’annulation de ses gigantesques meetings de campagne, et de politiser la crise. Entre temps, le pays adopte peu à peu des mesures de confinement de plus en plus drastiques, en fonction des villes et des États. Sur le plan économique, Trump semble enfin réaliser que son second mandat dépend de sa réponse à la crise. Au point de reprendre à son compte certaines propositions de Bernie Sanders.

Pour réduire les conséquences économiques, Trump plus ambitieux que les cadres démocrates ?

Contrairement à l’Union européenne, la réponse américaine en matière de politique économique a été rapide et conséquente. La FED a injecté 1500 milliards de dollars dans la sphère financière, et abaissé son taux directeur à zéro. Quant au plan de relance budgétaire, il s’annonce sans précédant. 

Pour éviter un taux de chômage à 20 % dans quelques mois, scénario évoqué publiquement par la Maison-Blanche en cas d’inaction, Donald Trump a demandé un plan d’un trillion de dollars. Au cœur de sa proposition figure l’idée de verser un chèque de deux mille dollars à tous les Américains, sans condition de ressource. Le président a également décrété la suspension des évictions et le report des intérêts sur les prêts étudiants, deux demandes formulées par Bernie Sanders et écartées (provisoirement) par la majorité démocrate au Congrès.

Car si Trump semble déterminé à prendre toutes les mesures nécessaires à sa réélection, le Congrès suit sa propre logique. À ce titre, ses premières réactions ont été révélatrices. 

Les républicains ont d’abord accusé les démocrates de vouloir « profiter de la crise pour faire adopter leurs obsessions socialistes ». Cette critique, reprise par Donald Trump le 15 mars sur Fox News, a été reçue cinq sur cinq par la direction démocrate, qui a volontairement réduit de moitié l’ambition de son propre projet de loi. Ce premier « pack » visait à rendre gratuits les tests de dépistage du coronavirus, tout en offrant deux semaines de congé maladie à tous les Américains. [8]

Mais comme l’a souligné le New York Times dans un éditorial au vitriol, Nancy Pelosi (la présidente de la chambre des représentants du Congrès, sous contrôle démocrate) a pris soin d’exclure du texte les entreprises de plus de 500 salariés. Résultat, le projet voté par sa majorité et adopté quelques jours plus tard au Sénat ne couvre que 20 % de la population active. Politiquement, c’est désastreux : au lieu de faire endosser aux républicains ce manque d’ambition manifeste, les démocrates renvoient l’image d’un parti dans la main des multinationales.

Pelosi a répondu au New York Times qu’elle ne souhaitait pas que « les contribuables américains financent ce que les grandes entreprises devraient fournir d’elles-mêmes à leurs employés ». Un argument qui reflète l’obsession des cadres du parti pour les solutions « sous conditions de ressources » et bureaucratiques, là où des programmes universels comme ceux défendus par Bernie Sanders seraient bien plus rapides à mettre en œuvre et efficaces pour lutter contre ce qui s’annonce comme le plus grave choc économique de l’histoire du pays. 

Pendant que Donald Trump parle de revenu universel, de suspension des paiements de la dette étudiante et de réquisition des usines pour produire des équipements médicaux, le parti démocrate suggère un crédit d’impôt de 500 dollars par famille. À travers cette crise, on assiste à un  prolongement du réalignement électoral en cours. Le parti démocrate apparaît de plus en plus comme une force politique au service des lobbies et attentive à la classe moyenne supérieur vivant dans les banlieues aisées, ces fameuses zones périurbaines qui leur ont permis de gagner le contrôle de la chambre des représentants lors des élections de mi-mandat de 2018, avant de propulser Joe Biden en tête des primaires démocrates. 

Capitalisme du désastre contre socialisme

Si Donald Trump semble s’inspirer des propositions économiques de Bernie Sanders et donne l’impression de déborder le parti démocrate par la gauche, sa réponse à la crise ne saurait être analysée comme un revirement populiste. Son premier instinct a été de proposer des baisses d’impôts et la suppression des cotisations sociales, une priorité du parti républicain pour réduire et privatiser la (maigre) sécurité sociale américaine. Devant la levée de boucliers démocrates et le fait qu’une telle mesure ne permettrait pas de mettre directement de l’argent dans les poches du contribuable, Trump a finalement opté pour un paiement de type « revenu universel ». 

Surtout, il y a une différence importante entre ce qu’annonce le président, ce que son administration met en place, et ce que le parti républicain vote au Congrès. Ainsi, Trump a été forcé de reconnaître que s’il avait invoqué le « Defense power act » dans le but de réquisitionner des moyens de production, cette annonce n’avait été suivie d’aucune action concrète. Une des causes serait l’opposition idéologique de l’administration Trump à toute intervention de l’État et la confiance aveugle du président dans le secteur privé. [9]

De même, la proposition du plan de relance présentée par le Sénat (républicain) est une caricature de « capitalisme du désastre ». Le fameux chèque de soutien à la consommation était initialement réduit de moitié au profit de baisses d’impôts importantes pour les contribuables et entreprises les plus riches, et incluait un chèque en blanc de 500 milliards de dollars pour renflouer les entreprises menacées de faillite, sans contrepartie. Parmi les industries concernées par ce  bail out, la Maison-Blanche a cité les compagnies aériennes, Boeing, les armateurs de croisières, les hôtels et casinos, et les compagnies pétrolières spécialisées dans l’extraction du pétrole et gaz de schiste. Autrement dit, les entreprises parmi les plus polluantes, dont une majorité a dilapidé des montants colossaux en rachat de leurs propres actions. Le plus problématique étant le potentiel plan de sauvetage des grands groupes hôteliers, projet qui bénéficierait directement aux finances personnelles de Donald Trump.

Face à cette « stratégie du choc », le parti démocrate reprend peu à peu ses esprits. Chuck Schumer (président de la minorité démocrate au Sénat) insiste sur l’importance d’inclure des conditions strictes de sauvegarde de l’emploi comme préalables aux plans de sauvetage.

À la chambre des représentants, le groupe parlementaire de la gauche du parti démocrate (le « progressive caucus ») propose lui aussi des mesures ambitieuses de défense des travailleurs pour garantir la continuité des emplois et salaires. Alors que Wall Street conseille aux entreprises pharmaceutiques d’augmenter leurs prix pour profiter de la crise, ses propositions veillent aussi à lutter contre ce genre d’opportunisme. . 

Mais le navire démocrate se retrouve sans capitaine capable de coordonner les efforts des deux chambres du Congrès. Joe Biden a disparu des médias depuis le débat du 15 mars, son équipe de campagne cherchant par tous les moyens à l’empêcher d’apparaître en public. Quant à Bernie Sanders, s’il multiplie les lives, interventions, conférences de presse et levée de fonds, aucune chaîne de télévision ne se donne la peine de couvrir ses efforts. [10]

Mitch McConnel, le chef de la majorité républicaine au Sénat que Vox qualifie de “politicien le plus influent du XXIe siècle”, profite de ce chaos pour tenter d’imposer son plan de relance par la force. En combinant les aides destinées aux américains avec le plan de sauvetage des entreprises dans un seul texte, il met la pression sur les démocrates pour agir dans l’urgence absolue. Comme “stratégie du choc”, on ne fait guère mieux.

Malgré la pression, les démocrates ont voté par deux fois contre ce texte avant de négocier de nombreux aménagements. En particulier, une extension importante de l’assurance chômage (étendue à quatre mois et gonflé de 600 dollars par semaine, aux frais de l’État fédéral); l’injection de 150 millions de dollars pour les hôpitaux et les services de santé; la création d’un poste d’observateur pour superviser les prêts accordés aux entreprises (ainsi qu’un droit de regard accordé au Congrès), l’interdiction de financer les entreprises détenues par Trump et sa famille;150 milliards d’aide aux États, gouvernement locaux et nations amérindiennes et 360 milliards pour les PME. La proposition de revenu universel a été augmenté dans le montant (1200 dollars par adulte et 500 par enfant) mais limitée aux foyers gagnant moins de 75 000 dollars par an et par adulte. La facture s’élève désormais à 2000 milliards, l’équivalent du PIB de la France et le triple du plan de relance d’Obama en 2009.

Si ces victoires semblent significatives, comme l’a indiqué Chuck Schumer en évoquant une “nouvelle assurance chômage sous stéroïdes”, deux problèmes persistes. Les américains ne percevront leurs chèques qu’au mois de mai du fait de la lourdeur bureaucratique liée aux conditions de ressources, et aucune obligation ni condition n’est incluse pour les prêts accordés aux entreprises. Elles se feront donc au cas pas cas et à la discrétion de la Maison-Blanche et du Congrès. En clair, les salariés sont priés de pointer à l’assurance chômage tandis que les entreprises en manque de liquidité seront abreuvés d’argent public sans conditions de sauvegarde de l’emploi, jetant ainsi des centaines de milliers de travailleurs syndiqués au chômage et sans assurance maladie.

Ce plan de relance ne sera probablement pas le dernier, comme l’a fait savoir Nancy Pelosi. Compte tenu de l’augmentation du nombre de malades à un rythme inégalé et du manque de réactivité de la Maison-Blanche, la situation aux États-Unis risque de faire passer la catastrophe italienne pour une promenade de santé.

Or, la droite américaine a déjà signalé sa disposition à sacrifier une part de la population pour éviter un effondrement économique, sans même recourir à l’argument douteux de l’immunité de groupe. Donald Trump a martelé en conférence de presse qu’il ne souhaite pas que le remède soit plus dommageable que la maladie. Un point de vue défendu par le Wall Street Journal et Fox News, et qui a été parfaitement résumé par le vice-gouverneur du Texas : “de nombreux Américains âgés préfèrent se sacrifier pour l’économie que priver leurs petits enfants de l’opportunité de goûter au rêve américain”. Donald Trump a lui-même indiqué qu’il pourrait rapidement mettre un terme aux mesures de confinement décrétées à l’échelle locale et demander aux entreprises de mettre fin au télétravail pour préserver l’économie. [11] Une stratégie suicidaire, selon la CDC.

 

Notes :

  1. Étude de la FED en 2019 : https://www.cnbc.com/2018/05/22/fed-survey-40-percent-of-adults-cant-cover-400-emergency-expense.html
  2. Pour une vue d’ensemble du système de santé américain, nous vous recommandons notre article sur la question : https://lvsl.fr/etats-unis-lassurance-maladie-au-coeur-de-la-presidentielle-2020/
  3. Sur la couverture du coronavirus par les médias conservateur, lire cette enquête du New York Times : https://www.nytimes.com/2020/03/11/us/politics/coronavirus-conservative-media.html
  4. https://www.politico.com/news/2020/03/21/short-term-thinking-trump-coronavirus-response-140883 et https://www.businessinsider.com/trump-reportedly-wanted-coronavirus-numbers-kept-as-low-as-possible-2020-3
  5. Pour un aperçu de ces efforts de « déconstruction », lire https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/trump-the-destroyer-127808/
  6. Sur le manque de préparation et de réactivité face à la crise du coronavirus, lire : https://nymag.com/intelligencer/2020/03/coronavirus-shows-us-america-is-broken.html
  7. https://www.vox.com/science-and-health/2020/3/12/21175034/coronavirus-covid-19-testing-usa
  8. https://www.vox.com/2020/3/12/21174968/democrats-coronavirus-stimulus-package-whats-in-it
  9. New York Times : https://t.co/yIyclxQoPL?amp=1
  10. https://www.jacobinmag.com/2020/03/joe-biden-coronavirus-pandemic-presidential-campaign
  11. https://www.washingtonpost.com/politics/trump-says-he-may-soon-lift-restrictions-to-reopen-businesses-defying-the-advice-of-coronavirus-experts/2020/03/23/f2c7f424-6d14-11ea-a3ec-70d7479d83f0_story.html

L’économie grippée : vers un coronakrach ?

Commerzbank © jankolar

Alors que la bourse a connu deux krachs boursiers dans la même semaine, les marchés financiers semblent avoir retrouvé une certaine forme de normalité. Faux calme, car comme sur le plan sanitaire, la durée ainsi que les conséquences à moyen terme de la crise du coronavirus ne sont pas encore connues. Les mesures prises par les autorités frappent là encore par leur manque de vue, alors que la machine économique interrompue met en péril le système financier, incapable de s’auto-réguler. Une crise sans précédent est à redouter.


Les symptômes d’une crise économique

Une semaine de tous les records. Après avoir dévissé de -8,39% lundi 9 mars, la plus forte baisse depuis la crise de 2008, la bourse de Paris a fait une rechute jeudi 12 mars, enregistrant la plus forte baisse de son histoire (-12,28%). Ce jeudi noir est pourtant intervenu avant les mesures fortes prises par plusieurs États. Depuis, les évolutions hiératiques montrent que les marchés financiers n’avaient pas encore totalement intégré les effets du coronavirus. 

En effet, la première secousse provenait davantage de la crise pétrolière, conséquence indirecte de la mise à l’arrêt d’une partie de l’économie mondiale, mais qui obéit davantage à une logique géopolitique. Ce choc a frappé de plein fouet les banques, révélant, malgré les discours sur la transition du secteur financier, la grande sensibilité de ce secteur aux activités pétrolières, très gourmandes en capital. En revanche, la seconde vague correspondait plutôt aux annonces faites successivement par la FED, puis la BCE, pour rassurer sur les conséquences économiques du coronavirus et qui se sont révélées insuffisantes. Depuis les cours oscillent entre espoirs et doutes, tandis que les prix du pétrole plongent, entraînant avec eux les banques qui sont encore très engagées dans les industries carbonées.

Le VIX, autrement appelé “indicateur de la peur” car il mesure les fortes variations de prix, a atteint son plus haut niveau depuis la crise de 2008.

Cette volatilité sur les marchés témoigne de l’incertitude totale dans laquelle le système économique se trouve plongé. Les évolutions hiératiques des indices boursiers, passant d’un jour à l’autre d’une baisse à une hausse l’illustrent. Autre exemple, le VIX, autrement appelé “indicateur de la peur” car il mesure les fortes variations de prix, a atteint son plus haut niveau depuis la crise de 2008 (3). Tous les indicateurs sont au rouge, mais le pire est à venir. Avec la consommation réduite au minimum, la contraction des échanges liées à la fermeture des frontières, la contagion à l’économie réelle sera inévitable. Pour en mesurer l’ampleur, les grèves de décembre forment un bon aperçu, quoique limité. En effet, contrairement à ce qu’évoquaient les commentateurs d’alors, le pays était loin d’être bloqué. Par ailleurs, durant la grève de décembre, une partie de la consommation s’était reportée sur la vente en ligne qui sera, selon toute vraisemblance, elle aussi fortement réduite. En tenant également compte de l’impact sur le tourisme, qui représente 7,4 % du PIB (4), et du commerce international qui représente tout de même 2,6 % du PIB (5), il est possible d’estimer l’impact sur le PIB. Chaque mois d’interruption représenterait une baisse nette d’environ 32 Md€, soit une perte de 1,33 % de PIB par mois, supérieure à celle annoncée par le gouvernement pour l’année (6). En réalité, les pertes seront vraisemblablement plus importantes car elles s’étaleront dans la durée, toucheront bien d’autres secteurs, et auxquelles il faut ajouter l’écart avec la croissance prévisionnelle 2020 prévue en décembre 2019 à 1,1 % (7).

Par ailleurs, l’emploi en CDD et en intérim, qui représentait 3 millions d’emplois fin 2019 (8), est potentiellement menacé par l’incertitude économique, et pourrait considérablement faire augmenter le chômage. Naturellement tous ces emplois ne sont pas directement mis en cause, mais cela constitue une approche potentielle pour intégrer les CDI rompus à la suite de faillites. Par ailleurs, toutes ces personnes risquent hélas d’être exposées aux conséquences de la réforme de l’assurance chômage, désormais prévue pour septembre (9).  

L’économie en maladie chronique

Cette paralysie de l’économie va faire exploser les risques déjà présents en y faisant ressortir les fragilités chroniques. La contagion va passer principalement par le niveau d’endettement des acteurs privés, qui a atteint ces dernières années des records (10), avec une croissance particulièrement importante en France. Il s’agit de la faiblesse intrinsèque de notre modèle économique, qui repose encore principalement sur le crédit pour alimenter la production et la consommation. Ce modèle de fonctionnement n’est pas préparé à un arrêt brutal. Il nécessite une circulation des fonds régulière dans l’économie pour affronter les échéances de prêt, ce qui reste le principal souci des pouvoirs publics à cette heure. 

Le libre marché sans intervention de l’État n’est pas du tout préparé à un mouvement brusque et imprévu. En effet, les investissements sur les marchés, tout comme les prêts reposent sur des anticipations : il s’agit d’engager des fonds en fonction d’un prévisionnel de revenus futurs, et de s’assurer de sa bonne réalisation. Ainsi, ces dernières années, les cours des actions ont grimpé, compte tenu d’anticipations favorables sur l’évolution des cours, entretenant ainsi la hausse par le jeu de l’offre et de la demande. Le même phénomène intervient sur le marché immobilier, où les agents acceptent un prix élevé avec la perspective d’une revente à un niveau plus élevé. Naturellement en cas de renversement de tendance, ce commerce des promesses, pour reprendre l’expression de Pierre-Noël Giraud, s’interrompt brutalement, et le cycle haussier s’inverse. 

Le libre marché sans intervention de l’État n’est pas du tout préparé à un mouvement brusque et imprévu.

Ces difficultés inhérentes au système capitaliste en régime libéral sont accentuées par les difficultés accumulées ces dernières années. En effet, en réponse à la crise de 2008, puis à celle des dettes souveraines, les banques centrales ont mené des politiques actives d’encouragement à l’endettement, par des taux proches de zéro et l’injection de liquidités dans le bilan des banques pour favoriser les prêts, 2700 Md€ cumulés pour la BCE en 2020 (11). Ces politiques ont conduit les entreprises et les particuliers à s’endetter, attirés par les taux bas. En France, le niveau d’endettement des agents privés a atteint 135,4 % du PIB en fin d’année 2019, bien au-delà de l’endettement public, atteignant ainsi un des niveaux des plus élevés d’Europe. Ce mur de dettes, contractées au moment où les perspectives de remboursement étaient favorables, risque de se fissurer d’un seul coup, faute pour les emprunteurs de pouvoir assumer leurs charges. 

La politique des banques centrales a également contribué au gonflement des prix sur les marchés financiers. D’une part, la politique de taux bas a contribué à rendre les actions attractives comparées aux obligations, aux titres de dettes privés, dont le rendement diminuait. D’autre part, les liquidités injectées qui ne trouvaient pas de débouchés sous forme de crédit aux entreprises sont venues alimenter un cycle spéculatif sur les marchés, sans commune mesure avec les perspectives de développement de l’économie. C’est aujourd’hui cette dynamique qui explique la baisse brutale des cours. 

La crise de 2008 avait également conduit les décideurs à prendre des décisions visant à sécuriser le secteur bancaire, et à éviter un nouveau sauvetage par l’argent public. Il est vraisemblable que ces mesures seront insuffisantes. En effet, les standards internationaux exigent désormais que les banques conservent une réserve de fonds propres de 10,5 % de leurs risques estimés, contre 8% avant la crise. Toutefois, le niveau des risques, matérialisés par les défauts de remboursements, risque d’exploser avec les difficultés des entreprises face à l’interruption de leur activité, et des particuliers frappés par une perte de revenus. Or ces réserves, quoique plus élevées, sont disponibles à l’issue d’une période où la rentabilité des banques, en particulier européennes, s’est effondrée, contrairement à 2008. Ces dernières ont vu leurs revenus rognés par la baisse des taux d’intérêt qui a comprimé les marges, tout en subissant la concurrence des banques en ligne. Dans le même temps, leurs coûts fixes ont connu une progression régulière, notamment sous l’effet d’investissements informatiques ou en conformité suite à des sanctions. Les données sont spectaculaires : le rendement des capitaux propres pour le secteur bancaire était de 15 % en 2005 et 2006, il n’a pas dépassé les 5 % en Europe entre 2011 et 2016 (12). Ainsi, les réserves constituées par les banques ces dernières années suffiront peut-être à essuyer le choc immédiat, mais leur niveau déjà réduit de rentabilité leur laisse peu de marges de manœuvre pour en affronter les effets à moyen et long terme.

De la même façon, les États qui sont intervenus massivement en 2008 et en ont subi le contrecoup quelques années plus tard ne s’en sont pas remis. L’endettement public, tant aux États-Unis qu’en Europe, n’a fait qu’augmenter ces dernières années. Pour l’heure les États continuent de bénéficier de conditions d’emprunts favorables, permettant de financer les mesures d’urgence. Mais ce climat risque de s’interrompre brutalement sous le double effet de l’alourdissement des dépenses, et surtout du tarissement des recettes, faute d’activité économique.

Des innovations financières aggravent les risques

Enfin, le système financier reste la victime de sa formidable capacité d’innovation. Deux exemples pour l’illustrer : le développement ces dernières années du trading haute fréquence, et le développement d’un nouveau produit de financement des banques, les contingent convertibles bonds (co-co). 

Ainsi, ces dernières années, les traders ont été remplacés par des ordinateurs, de plus en plus puissants, permettant des opérations de plus en plus rapides. Il représente aux Etats-Unis au moins 50 % des volumes échangés (13). Cette activité est fondée sur des algorithmes qui prennent des décisions automatiques à partir des statistiques passées et obéissant à des règles de décision de plus en plus complexes. S’il existe des règles dédiées en cas d’effondrement des cours, le trading haute fréquence a sa part dans la panique actuelle, à travers son action pro-cyclique. En effet, toutes les théories sur l’autorégulation du marché sont invalidées par les mouvements en période de crise, où la baisse des cours appelle la baisse des cours. Les ordinateurs et l’intelligence artificielle n’ont pas fait encore preuve de leur supériorité sur les décisions humaines. Ils accompagnent le mouvement général de baisse, en considérant qu’il vaut mieux vendre le premier avant que les prix ne baissent davantage. 

Une nouvelle fois le système financier est pris à son propre piège.

De la même façon, la crise de 2008 avait été amplifiée par l’innovation financière, et les opérations de titrisation pour lesquelles les investisseurs n’avaient pas pris la bonne mesure du risque sous-jacent. Une nouvelle fois le système financier est pris à son propre piège. Les cocos, contingent convertibles bonds sont des titres de dette perpétuelle. À échéance régulière, l’émetteur peut décider de renouveler la dette (d’où son statut de perpétuelle) ou bien la convertir en capital (d’où son statut de convertible), dès lors que certaines conditions financières sont réunies (d’où la notion de contingent). Ces produits ont été prisés par les banques qui pouvaient ainsi émettre des dettes qui étaient assimilables à du capital auprès des régulateurs en raison de leur statut convertible, pour répondre aux exigences légales. Les investisseurs ont été eux été particulièrement friands de ce type de produits, mieux rémunérés qu’une dette classique en raison du risque de transformation en capital, attiré par de meilleurs rendements sur un marché où les taux d’intérêt étaient réduits. 

Mais depuis son lancement en 2009, aucune banque n’a eu à convertir ces titres en capital, rendant possible la perte totale de l’investissement en cas de dégradation des conditions de marché. Dans la situation actuelle, et pour affronter les difficultés à venir, les titres risquent d’être intégrés par les banques pour renforcer leurs fonds propres. Les investisseurs sont ainsi exposés à une perte de 160 Md€ (14), certainement pour l’heure sous-estimée. Pourtant, un premier cas emblématique s’est manifesté le 11 mars, la Deutsche Bank, qui était déjà en difficulté avant la crise, ayant annoncé ne pas rembourser un titre de 1,25 Md$, ce qui pourrait être le début d’une longue série (15)

Des réponses qui présentent déjà leurs limites

La réaction des banques centrales et des États, qui ont tardé à prendre la pleine mesure de la situation sanitaire et de ses effets économiques, s’avère en être en décalage avec les vrais risques. Les mêmes outils qu’en 2008 ont été employés, alors qu’ils ont largement été usés depuis lors, et qui plus est de façon non concertée. En effet, la priorité a été d’injecter des liquidités sur le marché et d’en libérer auprès des banques afin d’assurer la continuité des marchés. Si cette arme était nécessaire à très court terme, elle n’est pas adaptée aux enjeux. Contrairement à 2008, il ne s’agit pas d’une crise financière qui risque de se propager à l’économie réelle, mais l’inverse. Faute d’activité réelle, les circuits financiers risque de fonctionner à vide. 

Bien que l’Union Européenne soit revenue, cas de force majeure, sur nombre de ses dogmes, il reste que les outils disponibles sont pensés dans un cadre libéral de fonctionnement normal du marché. Ils sont devenus caducs.

Le virus risque donc de provoquer une crise non de liquidité mais de solvabilité. Il s’agit de déterminer à quel moment les actifs d’une entreprise, incluant les perspectives de revenus futurs ne suffisent plus à assumer ses coûts. Il s’agira donc moins de rétablir la confiance entre les établissements bancaires mais de savoir quelles entreprises seront capables de survivre à ce défaut d’activité. En effet, les capacités de production seront trop limitées pour rattraper le manque à gagner lié au confinement, en particulier dans les secteurs les plus exposés tels que le tourisme. Par ailleurs, cette situation pourrait se révéler fatale aux entreprises disposant de faibles marges, ou qui rencontraient déjà des difficultés. 

Cette politique risque également d’être limitée par le retour de l’inflation. En effet, à l’issue de la période de confinement, l’épargne constituée par les ménages va se heurter à une machine productive désorganisée, ce qui risque de faire monter les tensions inflationnistes. À ce moment-là, les banques centrales seront face à un dilemme : ou bien maintenir des taux bas et accepter de laisser filer la hausse des prix, ou bien obéir au dogme de la stabilité monétaire en relevant les taux, et en prenant le risque d’aggraver les difficultés de l’économie en rémission. 

Synthèse des mesures prises par les banques centrales et les États aux États-Unis et en France

Or les décideurs ne semblent pas avoir pris la mesure complète de cette situation. En prenant des mesures pour faciliter le crédit, ou en leur permettant de reporter des charges, ils tentent de faire gagner du temps à des entreprises qui auront in fine besoin d’argent. Ces outils risquent au contraire d’aggraver la situation, alors que la question sera de savoir quelle entreprise sera en capacité de survivre. Si la lance à incendie est utile pour combattre le feu, elle devient en effet contre-productive en cas d’inondation. Ce doute risque plus sûrement de gripper le système financier, faute de certitude sur les capacités de remboursement des entreprises. Par ricochet les banques seraient à leur tour menacées, la question étant de savoir à quel niveau s’étaleront les pertes sur les crédits pour chacun des établissements. 

Bien que l’Union Européenne soit revenue, cas de force majeure, sur nombre de ses dogmes, il reste que les outils disponibles sont pensés dans un cadre libéral de fonctionnement normal du marché. Ils sont devenus caducs. En effet, si l’on croit que les marchés sont efficients, il est alors nécessaire de se protéger simplement contre des défaillances individuelles, mais il n’existe pas de risque systémique possible. Dès lors, les outils de secours en banque ont été pensés en cas de difficulté d’un seul établissement, mais non dimensionnés en cas de difficulté structurelle du secteur. De la même façon, le mécanisme européen de stabilité, doté à ce jour de 410 Md€ (16) et qui constitue un fond de secours à échelle européenne, ne permettra pas de secourir l’ensemble des pays qui progressivement se referment. 

La fermeture temporaire des marchés, ou de ses compartiments les plus spéculatifs, limiterait pour un temps la panique, de même que certains comportements opportunistes. Si l’économie tourne au ralenti, il est malsain que la finance ne soit pas mise en quarantaine.

Pourtant, en acceptant que les marchés soient sortis d’un fonctionnement normal, des mesures pourraient être prises. Ainsi, comme demandé depuis plusieurs jours, la fermeture temporaire des marchés, ou de ses compartiments les plus spéculatifs, limiterait pour un temps la panique, de même que certains comportements opportunistes (17). Si l’économie tourne au ralenti, il est malsain que la finance ne soit pas mise en quarantaine. Dans ce type de période, la taxe sur les transactions financières, pourtant tant décriée, devrait être relevée, pour rendre plus coûteux les mouvements de capitaux de court terme, et notamment brider le trading haute fréquence. Enfin, alors que la période des assemblées générales d’entreprises semble irrémédiablement compromise, il serait nécessaire d’annuler la politique de distribution de dividendes. Cela éviterait que les mesures publiques de soutiens aux entreprises ne bénéficient à des actionnaires soucieux de compenser leurs pertes sur les cours de bourse. Surtout, cette mesure mettrait à disposition des entreprises environ 50 Md€ pour renforcer leurs capitaux propres (18), soit le double des mesures prises actuellement par le gouvernement. Ces mesures immédiates en appellent également d’autres sur le long terme, plus structurelles, en nationalisant les industries stratégiques et en engageant un vrai plan de relance écologique. 

 

  1. https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/l-article-a-lire-pour-comprendre-la-guerre-petroliere-qui-fait-tousser-les-places-financieres-sur-fond-de-coronavirus_3858713.html
  2. https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/les-banques-francaises-exposees-a-la-chute-du-petrole-1184295
  3. https://www.lepoint.fr/economie/retraite-epargne/bourse-la-folle-histoire-de-l-indice-de-la-peur-11-03-2020-2366753_2440.php
  4. https://www.economie.gouv.fr/cedef/statistiques-officielles-tourisme
  5. https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2c7eaae5-7a97-4cbf-9d85-7ae9b05b36fd/files/7cba2edc-fd9a-430c-a92f-12514424b6cb – page 26
  6. https://www.capital.fr/entreprises-marches/recession-en-vue-pour-la-france-le-pib-devrait-chuter-de-1-alerte-bruno-le-maire-1364904
  7. https://www.capital.fr/economie-politique/la-prevision-de-croissance-de-la-france-revue-en-forte-baisse-pour-2020-1357862
  8. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4314980 – figure 3
  9. https://www.lefigaro.fr/social/muriel-penicaud-annonce-le-report-de-la-reforme-de-l-assurance-chomage-20200316
  10. https://www.usinenouvelle.com/article/l-endettement-prive-bat-un-record-en-france.N879790
  11. https://www.franceculture.fr/emissions/la-bulle-economique/que-feriez-vous-avec-2400-milliards-deuros
  12. https://publications.banque-france.fr/baisse-de-la-rentabilite-depuis-2005-les-banques-francaises-tirent-leur-epingle-du-jeu?fbclid=IwAR3UQ6Qag0vY7fLJAi6nPPeTOVfjmMJ4U5m4HQR7ocUsQnwmICfJnKV_H_8
  13. https://www.centralcharts.com/fr/gm/1-apprendre/5-trading/16-automatique/312-l-impact-du-trading-haute-frequence
  14. https://www.bloomberg.com/quicktake/contingent-convertible-bonds
  15. https://www.reuters.com/article/us-deutsche-bank-bonds/deutsche-bank-opts-not-to-redeem-1-25-billion-of-debt-next-month-idUSKBN20Y29K
  16. https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/20/coronavirus-l-ue-prend-la-decision-inedite-de-suspendre-les-regles-de-discipline-budgetaire_6033897_3210.html
  17. https://www.franceculture.fr/economie/faut-il-aussi-confiner-la-bourse
  18. https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/01/09/ruissellement-de-dividendes-sur-le-cac-40_6025280_3234.html