Fabio de Masi : « L’Allemagne goûte à présent aux politiques qu’elle a infligées au Sud de l’Europe »

Fabio de masi - le vent se lève
Fabio de mMasi – Le vent se lève

Fracturée, la gauche allemande part désunie aux élections européennes. D’un côté Die Linke (« la gauche »), le parti qui a incarné l’opposition aux politiques de rigueur d’Angela Merkel. De l’autre, la Bündnis Sahra Wagenknecht (Alliance Sahra Wagenknecht, BSW), structurée autour de la charismatique dissidente de Die Linke. Elle reproche au parti de gauche d’avoir abandonné un discours de classe pour une rhétorique centrée autour des « valeurs » et d’avoir délaissé les travailleurs au profit des classes moyennes. Ses propos critiques de l’immigration ont déclenché de nombreuses polémiques, au sein même de la gauche européenne. Nous rencontrons Fabio de Masi, tête de liste de la BSW pour les élections européennes. Spécialiste des questions financières, critique précoce de la monnaie unique, il est l’une des figures de l’opposition au tournant austéritaire de l’Union européenne durant la décennie 2010.

LVSL – Après d’importants désaccords au sein de Die Linke, Sahra Wagenknecht, la figure la plus médiatique du parti, a quitté celui-ci. Elle a lancé la Bundnis Sahra Wagenknecht (BSW, Alliance Sahra Wagenknecht), à laquelle vous appartenez. Pourriez-vous expliquer les raisons de cette scission, et les principales divergences idéologiques entre Die Linke et le BSW ?

Il y a deux raisons essentielles. La première consiste dans le virage de Die Linke vers ce que Thomas Piketty nomme la « gauche brahmane », axée sur les questions d’identité. Cela ne signifie pas que Die Linke a abandonné sa rhétorique de redistribution sociale, mais il a perdu son assise dans le monde du travail. Ses élus ont par exemple voté en faveur d’un revenu de base inconditionnel. Ignorent-ils que le versement d’un revenu de subsistance à chaque personne – même aux riches – diminue les ressources destinées à ceux qui ont vraiment besoin du soutien de l’État ? Que cette perspective néglige complètement la participation sociale permise par le travail ? Le contrôle de l’économie – y compris sur les décisions d’investissement – ne peut être démocratisé que par des luttes sur le lieu de travail.

Cette attitude, couplée à la rhétorique irréaliste de Die Linke sur l’ouverture des frontières durant la crise des réfugiés, a conduit à un désenchantement au sein de notre base électorale, dans les circonscriptions ouvrières et dans les campagnes. Elle a contribué à la montée de l’AfD [Alternative für Deutschland, le principal parti d’extrême droite allemand, qui entretient un rapport pour le moins ambigu au passé nazi du pays, ndlr]. Lorsque j’étais encore membre de Die Linke au Parlement allemand, j’ai dû empêcher ce parti de prendre position en faveur de la taxe carbone, la mesure qui avait conduit, en France, à l’explosion des Gilets jaunes ! Il n’est pourtant pas difficile de comprendre que la taxe à la consommation de carburants est un outil libéral, à l’effectivité environnementale douteuse, alors que dans le même temps, le système ferroviaire allemand souffre d’un sous-investissement chronique depuis de nombreuses années.

« Face au choc économique majeur que nous vivons, la coalition allemande a annoncé des dépenses d’armement de 100 milliards d’euros, combinées à des coupes dans les dépenses publiques et des taxes carbone. »

La seconde ligne de fracture réside dans l’attitude à tenir par rapport au mouvement pacifiste. Sahra Wagenknecht a organisé une grande manifestation pour la paix et en faveur d’une solution diplomatique à la guerre en Ukraine. Die Linke a tenté de la discréditer et prétendu que la manifestation avait été initiée par la droite. Nous ne faisons preuve d’aucune naïveté vis-à-vis de Vladimir Poutine. J’ai moi-même été la cible d’un probable espion russe, « Egisto O. », qui travaillait avec Jan Marsalek, ancien manager de l’entreprise de transactions Wirecard, désormais fugitif. À de nombreuses reprises, j’ai dénoncé les réseaux oligarchiques russes en Allemagne.

Pour autant, nous estimons que la guerre en Ukraine est le produit d’une histoire complexe, liée à l’élargissement à l’Est de l’OTAN. Qu’il faut des garanties de sécurité pour l’Ukraine comme il faut un tampon de sécurité pour la Russie, et qu’à long terme de trop nombreuses vies ukrainiennes seront sacrifiées – étant entendu que la Russie peut mobiliser davantage de soldats. Nous ne sommes pas non plus en accord avec les sanctions, car elles ont porté atteinte à l’économie allemande, hautement intensive en énergie, et ont rendu l’Allemagne plus dépendante du gaz naturel liquéfié (GNL) américain, hautement polluant. Le tout sans empêcher la Russie d’intensifier ses opérations. Notre point de vue est étayé par une étude récente de l’économiste keynésien James Galbraith.

LVSL – La situation sociale en Allemagne s’est significativement détériorée ces dernières années en raison de l’inflation et des politiques d’austérité. En novembre dernier, la Cour constitutionnelle allemande a jugé illégale la mobilisation de 60 milliards d’euros restants du fonds COVID pour des politiques écologiques. Comment analysez-vous cette obsession pour la discipline budgétaire et comment le public allemand la perçoit-il ?

J’ai été l’un des principaux critiques de la règle du frein à l’endettement en Allemagne ces dernières années. J’en ai proposé des modifications majeures. La décision de la Cour est cependant plus complexe. Si vous inscrivez un frein à la dette dans la Constitution, vous ne devriez pas être surpris d’un tel jugement. Même des politiciens de premier plan du parti Vert en 2017 voulaient encore renforcer le frein à l’endettement – ce qui restreint le crédit pour l’investissement. Pour contourner ce frein (par exemple pour les dépenses militaires), le gouvernement a ainsi lancé des budgets parallèles, les soi-disant budgets à « usage spécial », qui ne sont pas contrôlés par le Parlement.

Pendant la crise du coronavirus, une exemption au frein à l’endettement a été activée, qui s’applique dans des conditions spéciales – comme un choc économique majeur. Le gouvernement aurait simplement pu la prolonger avec la crise énergétique et la guerre en Ukraine, mais a plutôt tenté d’utiliser des fonds d’un budget parallèle précédent. Pourquoi la Cour constitutionnelle devrait-elle aider à la stupidité économique du gouvernement ?

LVSL – Les sondages pour les élections européennes indiquent un désenchantement des électeurs à l’égard du gouvernement de coalition, composé du SPD (sociaux-démocrates), des Grünen (écologistes) et du FDP (libéraux). Selon vous, quelles sont les raisons de cette impopularité ?

FdM – Que ce gouvernement soit probablement le plus impopulaire de l’histoire de l’après-guerre n’est pas surprenant. Il faut garder à l’esprit que face à un choc économique majeur, il a annoncé des dépenses de 100 milliards d’euros en armement, combinées à des coupes dans les dépenses publiques en infrastructures, une politique énergétique chaotique et des taxes carbone. Une étude avec la participation de banquiers centraux suédois, parue sous le titre de « The Political Costs of Austerity », montre avec une grande clarté que de telles politiques favorisent l’extrême droite. Il faut ajouter qu’en plus de la guerre en Ukraine, il existe une grande préoccupation quant à la capacité de nos municipalités à gérer la migration de manière ordonnée, alors que nous manquons de logements et de capacités éducatives…

LVSL – Le parti d’extrême droite AfD est en tête dans pratiquement tous les sondages dans l’ancienne Allemagne de l’Est. Comment expliquez-vous ce succès et comment peut-il être stoppé ?

L’Est est particulièrement exposé aux conséquences de la guerre. De nombreuses personnes considèrent l’attaque criminelle de la Russie – qui constitue sans aucun doute une violation claire du droit international – de manière plus nuancée qu’à l’Ouest. Il faut aussi mentionner une division villes-campagnes dans la montée de l’AfD : de nombreuses personnes perçoivent les changements dans la société allemande – transformation numérique, gestion de la crise du coronavirus ou de l’immigration – comme une menace pour leurs sociabilité et leur mode de vie traditionnel.

LVSL – Sahra Wagenknecht a été décrite comme représentante d’une gauche « anti-immigrés » par certains médias et critiquée par une partie de la gauche européenne pour son opposition à la libre circulation des immigrés. Quelle est votre analyse de cette couverture médiatique, et comment décririez-vous la position de votre parti sur la question de l’immigration ?

Traditionnellement, la « libre circulation des immigrés » n’a jamais été une position de gauche. Bernie Sanders a toujours été opposé à l’ouverture des frontières, par exemple. En effet, aucune de ces personnes n’est « libre ».

« Dès le départ, j’ai été l’un des principaux opposants à l’architecture de l’euro, et parmi ceux qui ont initié le “Plan B”, aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et d’autres en Europe. »

Une grande partie des « progressistes » allemands consentent à ce qui se passe actuellement à Gaza. La situation a produit deux millions de réfugiés. Sont-ils libres ? Bien sûr que non. Ils préféreraient vivre dans leur pays. Si tous les habitants de Gaza se rendaient en Allemagne, cela ne résoudrait pas leur situation de pauvreté et conduirait à davantage de tension dans la société allemande. Nous sommes, et sans aucune ambiguïté, en faveur de l’octroi du droit d’asile aux victimes de persécutions politiques, ainsi qu’aux réfugiés de guerre (pas seulement en Allemagne mais dans toute l’Europe, car l’Allemagne n’a pas la capacité de mobiliser suffisamment de logements et d’écoles pour tout le monde).

Pour autant, il faut garder à l’esprit que les plus pauvres des pauvres n’arrivent pas même en Europe, car ils n’ont pas même les moyens de traverser la Méditerranée, et que près de la moitié des personnes qui demandent l’asile sont en réalité des immigrés économiques, bien qu’issus de pays autrefois en guerre. C’est totalement compréhensible. Cependant, dans le système allemand, si vous n’avez pas de passeport ou s’il n’y a pas d’accord de rapatriement avec votre pays d’origine, vous êtes toléré sans perspective claire à long terme. Cela conduit de nombreuses personnes à essayer d’entrer en Allemagne, mais sans réelle perspective de vie.

Nous voulons un changement du système, afin de permettre aux gens de demander l’asile dans des pays tiers (même ceux sans les moyens financiers) et de limiter l’immigration économique légale sur le marché du travail. Nous ne pouvons pas résoudre l’inégalité mondiale par l’immigration. Nous voulons plutôt que l’Allemagne investisse dans le relèvement des économies et lève les sanctions contre des pays comme la Syrie, plutôt que de diriger ces fonds vers des personnes condamnées à vivre une vie sans avenir dans les quartiers les plus pauvres de nos villes.

LVSL – L’Union européenne fait l’objet de critiques répétées au sein de la gauche française du fait de sa structure institutionnelle, qui favoriserait l’Allemagne au détriment des pays du Sud. Certains mettent l’accent sur le fait qu’une zone de libre-échange avec une monnaie unique empêche les pays du Sud de protéger leur économie des excédents commerciaux allemands. Quelle est votre analyse sur cet enjeu ? Croyez-vous en l’existence d’un clivage Nord/Sud en Europe – et le cas échéant, comment un parti de gauche allemand peut-il le surmonter ?

Certainement. Dès le départ, j’ai été l’un des principaux opposants à l’architecture de l’euro, et parmi ceux qui ont initié le « Plan B », aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et d’autres en Europe. J’ai personnellement attaqué la Banque centrale européenne (BCE) en justice avec Yanis Varoufakis pour sa décision de priver la Grèce de liquidités lorsqu’elle a refusé de signer le plan d’austérité de la « Troïka » [BCE, FMI et Commission européenne. Ces trois institutions ont imposé aux gouvernements grecs une série de plans d’austérité durant la décennie 2010. En 2015, la Grèce devait brièvement s’y opposer, avant de céder face à la BCE, ndlr]. J’ai fait de nombreuses propositions alternatives : financement de l’investissement public par les banques centrales, réforme du pacte de stabilité et de croissance, etc. L’Allemagne doit renforcer la demande intérieure via une hausse des investissements publics et des salaires réels.

Actuellement, l’Allemagne connaît une triple crise. En raison de la guerre économique avec la Russie, nous perdons des marchés d’exportation – dans une sorte de variante de la « stratégie du choc ». Dans le même temps le gouvernement supprime la demande intérieure. Enfin, notre carence d’investissements publics conduit à l’Allemagne à brader sa capacité industrielle future. Nous goûtons à présent aux politiques que nos gouvernements ont infligé aux pays du Sud de l’Europe au début de la décennie 2010.

LVSL – Alors que la guerre est revenue sur le continent européen, les gouvernements européens ont adopté une approche de confrontation envers la Russie et refusent de considérer la voie des négociations. Quelle diplomatie alternative proposeriez-vous ?

Comme je l’ai expliqué, nous avons besoin d’un cessez-le-feu – qui est cependant devenu plus irréaliste avec l’avancée de la Russie – et de garanties de sécurité impliquant la Chine, l’Allemagne et la France pour l’Ukraine, ainsi qu’un tampon de sécurité envers l’OTAN pour la Russie.

LVSL – Le gouvernement allemand soutient Israël de manière inconditionnelle – une posture partiellement justifiée par des considérations historiques, relatives à la responsabilité centrale de l’Allemagne dans la Shoah. Quelle est votre position sur la question palestinienne ?

Je me suis opposé à la réplique de Netanyahou – la plus extrême qui puisse être – aux attentats du 7 octobre. J’ai été l’un des rares à le faire. Nous devons garder à l’esprit que Netanyahou a délibérément soutenu les fondamentalistes du Hamas pendant de nombreuses années, afin d’empêcher une solution à deux États.

Il instrumentalise l’horreur du 7 octobre et la situation des victimes pour étendre les frontières d’Israël. 30.000 Palestiniens sont morts, principalement des enfants et des femmes. Il faut un embargo sur les armes contre ce gouvernement.

LVSL – Malgré la popularité de Sahra Wagenknecht, le BSW reste un nouvel arrivant sur la scène politique allemande. Quelles sont les prochaines étapes pour le parti après les élections européennes ?

Nous devons nous consolider. Les élections les plus importantes pour nous ne sont pas les européennes mais les élections dans les États de l’Est, qui viennent cette année. Je m’attends à des résultats positifs mais modestes aux européennes car elles ne sont pas propices à la mobilisation – sans compter que nous manquons du personnel et des ressources dont disposent les autres partis. Mais je suis convaincu que nous obtiendrons un résultat positif qui signera notre ancrage dans le champ de bataille politique allemand.

Les divisions de Die Linke, signes d’une gauche allemande à la dérive

Sahra Wagenknecht en meeting. © Die Linke

En Allemagne, Die Linke, le parti de gauche radicale, est au bord de la rupture. Son ancienne figure de proue Sahra Wagenknecht, qui jouit d’une forte popularité, entend le quitter pour fonder son propre mouvement. Elle accuse Die Linke d’avoir versé dans une surenchère « sociétale ». Avec une stratégie consistant à s’appuyer sur la « société civile progressiste » (ONG écologistes, mouvements favorables à l’accueil des migrants, etc.) dont la « jeunesse » est le cœur de cible, le parti semble bien avoir abandonné ses racines populaires. Mais la stratégie de Wagenknecht, jamais avare d’une polémique contre la « culture woke », semble également fragile. Par Loren Balhorn, traduction Camil Mokaddem [1].

Après des années marquées par des revers électoraux et des luttes internes, il semblerait que les tourments du parti de gauche radicale allemand Die Linke s’achèvent enfin.

En juin dernier, les co-présidents du parti ont annoncé que le futur de Die Linke s’écrirait sans Sahra Wagenknecht, fermant ainsi la porte à la figure la plus populaire, mais aussi la plus controversée du parti. Ancienne porte-parole au Bundestag, elle est aujourd’hui peu présente au Parlement. Ses détracteurs l’accusent depuis longtemps de défier la discipline du parti pour promouvoir son propre projet politique. Celle-ci ne rate en effet jamais une occasion de critiquer ce qu’elle nomme la « gauche lifestyle » de la classe moyenne.

Il apparaît clair que le parti tel qu’il existait depuis les années 2000 n’a plus sa place dans le contexte actuel. La décision unanime des cadres de Die Linke fait écho aux déclarations des soutiens de Wagenknecht, qui évoquent ouvertement un départ depuis des mois. Le choix de l’activiste Carola Rackete [capitaine d’un bateau transportant des immigrés, qui avait défié le ministre italien Matteo Salvini pour les faire débarquer sur l’île de Lampedusa ndlr] et du spécialiste en médecine sociale Gerhart Trabert pour représenter Die Linke aux élections européennes n’ont fait que confirmer une scission qui paraît désormais inévitable.

La désignation de Carola Rackete comme tête de liste aux européennes, célèbre pour ses actions de sauvetage en mer auprès des embarcations de migrants, est emblématique de la voie empruntée par Die Linke. Elle est d’une grande popularité auprès des militants les plus jeunes du parti et des électeurs de centre-gauche – deux franges au cœur de la nouvelle stratégie du parti

Un tel schisme comporte des risques, notamment celui de ne voir aucun élu à gauche du SPD (parti social-démocrate allemand) siéger au parlement d’ici 2025. Une perspective qui pourrait cependant être vécue comme un soulagement, tant l’atmosphère était devenue délétère à Die Linke, marquée par l’incapacité d’un bord comme de l’autre à amorcer le moindre dialogue. L’optique d’un départ de Wagenknecht donnera enfin l’occasion à chaque camp de mesurer son projet politique à l’aune de ses succès électoraux.

Il reste toutefois de nombreux doutes à éclaircir, à commencer par le programme que chacun souhaite défendre. Une fois le départ des partisans de Wagenknecht acté, Die Linke restera divisé entre une aile de centre-gauche conciliatrice et un mouvement ouvertement radical, ce qui pourrait à l’avenir approfondir les divisions. Il sera difficile de dégringoler plus bas que ces dernières années, mais remonter la pente s’annonce fastidieux.

Le pari hasardeux de Die Linke

La conférence de presse du 17 juillet intronisant Rackete et Trabert entendait marquer une nouvelle ère. La désignation de Carola Rackete, célèbre pour ses actions de sauvetage en mer auprès des embarcations de migrants, est emblématique de la voie empruntée par Die Linke. L’ancienne co-présidente du groupe, Katja Kipping, avait un temps exprimé son ambition de faire de Die Linke le catalyseur des « jeunes qui veulent changer le monde ». Pour souligner cette (relative) nouvelle orientation, la conférence de presse a été suivie par une autre devant les locaux de Die Linke, au cours de laquelle des représentants de plusieurs ONG ont pu « exprimer leurs attentes, leurs souhaits et leurs critiques du parti ».

Cette annonce a été vécue comme un « putsch » par certaines voix à gauche. Le recrutement d’une figure progressiste reconnue, extérieure au parti, permet à Die Linke de montrer qu’une page est tournée. Sans aucun doute, Rackete est une personnalité populaire auprès des militants les plus jeunes du parti et des électeurs de centre-gauche – deux franges, semble-t-il, au cœur de la nouvelle stratégie du parti. Une orientation qui semble pour l’instant convenir aux anciennes figures tutélaires du parti, comme Dietmar Bartsch. Ce virage semble confirmer l’émergence d’un nouveau « centre stratégique », longtemps exigé par ses membres. Mais les militants qui ont pris la parole au cours de la conférence de presse peuvent-ils représenter une véritable base électorale ?

Die Linke jouissait autrefois d’une base de votants à l’Est – notamment des nostalgiques de l’ancienne RDA -, qui constituait une « bouée de sauvetage » parant à tout naufrage électoral. Cette base est désormais perdue

La direction de Die Linke semble miser sa survie sur la capacité des ONG et des mouvements de la « société civile » à organiser de vastes mobilisations sociales. Ils pourraient constituer une base sociale qui s’intégrerait au parti sur le long terme. Pourtant, les manifestations « antifascistes » sous le mot d’ordre « indivisibles » (#unteilbar), tout comme les Fridays for Future, pour citer deux mouvements notoires, étaient tout sauf homogènes. L’une comme l’autre de ces marches a uni des manifestants en faveur de politiques « progressistes » (pour une politique migratoire ouverte et des mesures climatiques à la hauteur de l’urgence), mais leur composition sociologique et leur orientation politique sont quant à elles profondément hétérogènes. Le vote Die Linke pourrait conjoncturellement les séduire, mais de telles affinités électorales sont temporaires – contrairement à celles d’un front de classe. Ainsi, cette stratégie semble limitée quant à sa capacité à refonder la base sociale durable sur laquelle la gauche s’est appuyée au cours de son histoire.

Aux difficultés sociologiques que pose cette orientation du parti s’ajoute la question de la conjoncture politique. Cette annonce arrive en effet au moment où ces mouvements se trouvent dans une impasse : les vastes mobilisations climatiques de ces dernières années, parmi les plus importantes au monde, n’ont pas réussi à contraindre le gouvernement à accélérer la transition écologique. Le vice-chancelier Robert Habeck, lui-même élu du parti écologiste Die Grünen, semble abandonner sa promesse de sortir du charbon d’ici 2038, au grand dam des ONG, dont les efforts se sont avérés vains.

En dépit des mobilisations du mouvement « indivisibles », plaidant pour une politique migratoire ouverte, le gouvernement actuel, regroupant les Verts, le SPD et les libéraux du FDP, a choisi la doctrine opposée. La coalition tricolore a ainsi approuvé les réformes restrictives en termes d’octroi d’asile de l’Union européenne, tandis que la ministre de l’Intérieur Nancy Faeser a négocié des accords avec plusieurs dirigeants autoritaires nord-africains afin de maintenir les immigrés potentiels à distance des frontières européennes. La coalition « indivisibles » s’est dissoute en silence en 2022, concédant que « la dynamique du mouvement a vécu ». Relancer cet élan, comme le souhaite Die Linke, semble relever de la gageure…

À Berlin et à travers l’Allemagne, les ONG et mouvements progressistes comptent bien un certain nombre de victoires. Mais dans l’ensemble, ils semblent incapables de résister aux vents violents qui secouent la société. Reconstruire un parti autour de ce qu’il reste de la « société civile » paraît donc hasardeux. La déclaration de Janine Wissler, qualifiant Die Linke de « pôle de l’espoir », fait écho à cette impuissance. Ni son parti, ni aucun autre groupe progressiste en Allemagne n’est actuellement en progression : tout juste Die Linke peut-il espérer glaner 5 % aux prochaines élections et sauver les meubles…

À court terme, ce pari suffira peut-être à empêcher la désintégration totale du parti. Le gouvernement ayant renoncé à ses promesses de campagne et perdu toute crédibilité, Die Linke peut en profiter pour devenir le point de chute d’un fragment de l’électorat vert et social-démocrate. Mais ces reports ne constitueront pas une base solide. Die Linke jouissait autrefois d’une base de votants à l’Est – notamment des nostalgiques de l’ancienne RDA -, qui constituait une « bouée de sauvetage » parant à tout naufrage électoral. Cette base est désormais perdue. Ainsi, Die Linke semble condamné à se retrancher vers une coalition friable de votants, dont les choix dépendent de calculs politiques conjoncturels et de convictions fluctuantes. Supposons par exemple que les Verts prennent un virage inattendu à gauche lors de la prochaine campagne : rien n’indique alors que cette coalition ne volera pas en éclats. 

Wagenknecht avance dans le brouillard

Qu’en est-il de Wagenknecht ? Si sa popularité ne se dément pas au sein d’une partie de Die Linke et auprès d’un plus large public, les soutiens de Wagenknecht sont désormais loin du « centre stratégique » du parti. Depuis le dernier congrès, son camp n’est d’ailleurs pas représenté dans la direction. En public, Wagenknecht assure qu’elle doit encore déterminer si elle fondera un nouveau parti. En privé pourtant, son cercle s’y prépare activement et tâte le terrain auprès des cadres de Die Linke dans tout le pays.

Une chose est sûre, ce mouvement ne sera pas un nouvel Aufstehen – tentative ratée de créer un mouvement de masse peu structuré sur le modèle des Gilets jaunes. En attestent les déclarations de Wagenknecht, affirmant que la création d’un nouveau parti attirera dans son sillage des « personnalités exigeantes ». À en croire la rumeur, elle tenterait plutôt de mettre sur pied un « parti de cadres », aux effectifs plus resserrés, laissant de côté les newsletters adressées à 100.000 personnes sans tactique clairement définie. Il faudrait donc s’attendre à une organisation verticale, contrôlée, misant sur la popularité de sa figure de proue pour la propulser dans les sondages.

Ce calcul est tout sauf irréfléchi. Les sondages indiquent régulièrement qu’elle figure parmi les personnalités politiques les plus populaires en Allemagne, bien au-delà de l’électorat de gauche. Une récente enquête suggère qu’un parti dirigé par Wagenknecht pourrait arriver en tête dans le Land de Thuringe l’année prochaine. En juin, un autre sondage indiquait que 19 % des votants se montraient ouverts à glisser un bulletin en faveur de son hypothétique parti.

Des chiffres qui impressionnent et contrastent avec les 4 ou 5 % d’intention de vote en faveur de Die Linke. D’autre part, l’idée de voir une formation Wagenknecht arracher une importante portion de l’électorat de l’AfD (Alternative pour l’Allemagne, parti d’extrême droite) est particulièrement encourageante, au vu de la progression actuelle de ce parti.

Toutefois, les sondages ne sont pas tous dithyrambiques, une étude YouGov démontre que seulement 2 % d’Allemands seraient prêts à la soutenir dans une élection nationale. De plus, il reste encore à savoir si elle se présentera elle-même comme candidate ou se cantonnera à un rôle tutélaire plus symbolique.

Pour l’heure, outre les difficiles estimations d’un soutien à un parti inexistant, les sondages très contrastés en faveur de Wagenknecht témoignent d’une faiblesse inhérente au projet : ce dernier repose totalement sur la volonté ou non de sa figure de proue à se présenter aux élections. Un point faible qui en dévoile un autre : celui du manque criant de personnel politique à ses côtés. Un problème que connaît également Die Linke, qui peine à faire émerger de nouveaux cadres du calibre de ses fondateurs. Cette faille risque cependant de pénaliser davantage la dissidente de Die Linke. 

Mais arrive inévitablement un moment où il faut opérer un jugement d’importance : concernant la manière de faire connaître ses positions, les sujets à mettre en lumière, la vision du progrès social porté par le parti. Choisira-t-on de privilégier une posture « progressiste » ou préférera-t-on s’adresser aux « sans voix » et aux « laissés pour compte » ?

En effet, Wagenknecht ne pouvant se présenter à toutes les élections, il faut prendre les estimations des sondages avec des pincettes. Et si elle ne se présente pas et opte pour un rôle plus symbolique, convertir ces enquêtes d’opinion encourageantes en résultats – sans parler d’une organisation politique nationale -, sera encore plus compliqué. Il est donc probable qu’une liste de candidats « d’inspiration Wagenknecht » voie le jour d’ici les élections européennes de 2024, sorte de ballon d’essai avant le lancement d’un véritable parti politique.

Les voies vers la reconstruction d’un mouvement populaire

Au-delà des sondages, les interrogations autour de la scission à venir posent la question de la capacité de chaque camp à consolider une gauche toujours plus fragmentée, et à renouer avec des syndicats qui, eux, demeurent puissants. Là aussi, la situation n’a rien d’encourageant…

Les nominations de Carola Rackete et Gerhard Trabert confirment globalement les accusations de Wagenknecht envers Die Linke, à savoir l’abandon progressif du bassin électoral ouvrier « traditionnel », au profit de l’électorat des classes moyennes urbaines. Bien sûr, Die Linke n’a pas délaissé les sujets sociaux ; en juillet, le coprésident Martin Schirdewan et le doyen du parti Gregor Gysi ont par exemple proposé une série de mesures visant à s’attaquer à la crise du coût du logement en taxant les plus riches. Indéniablement, le parti a toutefois opéré un virage rhétorique visant à se présenter, avec un succès mitigé, comme une formation favorable à la « société civile » plutôt qu’un parti de la classe ouvrière.

Les cadres de Die Linke réfutent cette accusation, arguant qu’il est possible d’aborder simultanément différentes luttes sociales pour les faire converger. Une affirmation en théorie correcte, mais qui passe à côté de problèmes majeurs. Bien sûr, les partis de gauche doivent prendre position sur un large éventail de sujets. Mais arrive inévitablement un moment où il faut opérer un jugement d’importance : concernant la manière de faire connaître ses positions, les sujets à mettre en lumière, la vision du progrès social porté par le parti. Choisira-t-on de privilégier une posture « progressiste » ou préférera-t-on s’adresser aux « sans voix » et aux « laissés pour compte » ? Die Linke a choisi la première option.

Tout porte à croire que cette stratégie peine à porter ses fruits auprès des électeurs, Die Linke ayant subi un revers retentissant parmi la classe ouvrière et les syndicats lors des élections de 2021. Même à Berlin, pourtant plus réceptive aux orientations « sociétales » du parti que le reste du pays, le soutien se fissure, comme on l’observe dans les bastions historiques de l’Est de la ville – tandis que la progression observée dans l’Ouest sont trop minces pour équilibrer la balance. Peut-on attribuer ce déclin au nouveau visage du parti ou à des dynamiques plus profondes ? Le débat reste entier, mais nul besoin d’être professeur en sciences politiques pour comprendre que les problèmes du parti ne sont pas entièrement imputables aux charges médiatiques de Sahra Wagenknecht.

De son côté, si cette dernière a reproché à juste titre à Die Linke de s’éloigner du mouvement ouvrier, ses solutions sont peu convaincantes. Loin de l’image radicale qu’elle se plaît à renvoyer dans la sphère publique, la plupart de ses idées renvoient plutôt à un programme social-démocrate des années 1980. Sur le plan économique, sa vision s’aligne plus ou moins sur celle des syndicats, qu’elle double parfois sur leur droite. En attestent ses sorties sur la dette publique, qu’elle juge excessive, ses critiques contre les tentatives du gouvernement d’interdire progressivement les chaudières à gaz, ou encore… ses charges contre la faiblesse des taux d’intérêt, coupables, selon elle, de ruiner la classe moyenne !

Alors qu’elle accuse ses anciens camarades d’aliéner la classe ouvrière en cédant aux guerres culturelles de la gauche libérale, Wagenknecht consacre elle-même de plus en plus d’attention à ces combats culturels en alimentant les polémiques contre la culture « woke ».

Du reste, Wagenknecht n’évoque que très rarement les organisations syndicales dans ses interventions. Il est rare de la voir au contact de grévistes ou, d’échanger avec les « gens normaux » qu’elle accuse pourtant son parti de délaisser. Ces dernières années, elle a préféré critiquer la gestion de la pandémie de COVID-19 ou l’engagement de l’Allemagne dans le conflit ukrainien. Alors qu’elle accuse ses anciens camarades d’abandonner la classe ouvrière en cédant aux guerres culturelles de la gauche libérale, Wagenknecht consacre elle-même de plus en plus d’attention à ces combats culturels en alimentant les polémiques contre la culture « woke ».

En adoptant une position intransigeante sur de tels sujets, Wagenknecht se place au centre d’une attention massive et devient un point de convergence pour les électeurs « mécontents » de tous bords. Bien que des sujets plus fondamentaux de répartition des richesses soient abordés dans ses apparitions médiatiques ou ses newsletters, ils sont souvent submergés par une marée de critiques et par une liste exhaustive de doléances adressées au gouvernement. On peut toutefois faire le même reproche à ses adversaires au sein de Die Linke. On peut dès lors déplorer l’absence d’une critique plus cohérente du système néolibéral.

La gauche allemande est donc prise entre deux feux. En l’état actuel des choses, Die Linke et un hypothétique parti conduit par Wagenknecht semblent conduire à une impasse symétrique. Die Linke s’était en partie construit en s’appuyant sur les organisations syndicales de l’Allemagne de l’Ouest dans les années 2000, mais le parti a échoué à pérenniser cette base et à l’étendre. Wagenknecht, elle, paraît en mesure de mobiliser une large part de l’électorat ouvrier, mais son équipe, qu’ils fassent partie du groupe parlementaire ou de son réseau déclinant de sympathisants internes à Die Linke, semble trop peu structurée. Utiliser la popularité de Wagenknecht pour refonder un mouvement sur le modèle des campagnes électorales de Bernie Sanders pourrait peut-être fonctionner – mais le fiasco d’Aufstehen établit que ce scénario est peu probable.

Organiser les classes populaires

Ces vingt dernières années, au sein de la gauche radicale européenne, de nombreux militants ont pris conscience de l’insuffisance de la protestation sociale en tant que moyen d’action et ont redoublé d’efforts pour créer de nouvelles formations politiques – ou tenté de transfigurer les partis traditionnels, comme le parti travailliste en Grande-Bretagne. En Allemagne, Die Linke semble emprunter le chemin inverse et se rapproche des organisations « progressistes » de la « société civile », un terme vague qui englobe aussi bien les organisations de protection sociale que les ONG luttant pour les droits des réfugiés ou encore Fridays for Future

Die Linke fait donc marche arrière, et revient aux orientations de la gauche européenne de la fin des années 1990 et du début des années 2000. À l’époque, l’énergie des mouvements altermondialiste avait conduit des marées de militants devant les parlements – mais guère plus. La transformation partisane la plus aboutie, celle du Parti de la refondation communiste en Italie, est totalement marginalisé depuis la fin des années 2000…

La crise financière de 2008 et le bouleversement politique qui s’ensuivit semblaient offrir la possibilité de remodeler la société sur des enjeux de classe, et d’unifier ainsi l’immense majorité des citoyens contre une élite capitaliste à l’origine de cette catastrophe. Certains pionniers politiques comme Pablo Iglesias ou Jean-Luc Mélenchon, frustrés par l’immobilisme de ces nouvelles gauches, ont alors fondé des formations politiques qui ont connu très rapidement d’importants progrès sur le plan électoral. Malgré tout, eux aussi ont eu du mal à pérenniser ces dynamiques en s’appuyant sur une base sociale cohérente. Podemos et la France Insoumise ont donc chacun tenté d’orienter leur parti vers une organisation plus traditionnelle. Wagenknecht semble elle aussi s’engager dans cette voie, mais les questions de classe sont aujourd’hui éclipsées par la guerre en Ukraine, et le contexte politique est largement dicté par l’extrême droite.

Ainsi, la gauche allemande ignore l’éléphant dans la pièce : les travailleurs, dont la place dans l’appareil de production confère une capacité inégalée à le transformer. La vague de grève du printemps dernier en Allemagne en a encore apporté la démonstration, des travailleurs de plusieurs secteurs étant parvenus à obtenir des augmentations de salaire supérieures à l’inflation.

Ce potentiel est pour l’heure ignoré. La gauche allemande semble incapable de s’adresser à l’ensemble des travailleurs, et encore moins de les organiser en mouvement politique. Travailler en ce sens reste pourtant le meilleur espoir de la voir entrer au gouvernement et de défier le statu quo.

Notes :

[1] Article de notre partenaire Jacobin, initialement publié sous le titre « The Split in Die Linke Reflects a Rudderless German Left ».

En Allemagne, des voix s’élèvent pour dénoncer la domination allemande sur l’Europe

© https://www.sahra-wagenknecht.de/

De l’autre côté du Rhin, des voix s’élèvent pour critiquer l’Union européenne et l’influence du gouvernement allemand et de l’économie allemande sur celle-ci. Alors que les Allemands comptent parmi les populations les plus europhiles de l’Union et que l’hégémonie de l’Allemagne sur l’Europe est souvent perçue comme positive, la charismatique et populaire Sahra Wagenknecht a fait de cette critique l’un de ses thèmes majeurs. Une dénonciation que l’on retrouve chez un nombre grandissant d’intellectuels.


En 2018, Sahra Wagenknecht lançait l’éphémère mouvement Aufstehen (« debout »). Son but était de tirer les leçons de l’échec de Die Linke (parti allemand d’opposition qui siège dans le groupe de la Gauche Unie Européenne au Parlement européen, le même groupe que le PCF) à capitaliser sur le rejet de la politique d’Angela Merkel. Cette incapacité à progresser malgré des conditions favorables a poussé certains membres de Die Linke à revoir leur stratégie. L’échec de Aufstehen, abandonné par Wagenknecht au bout de quelques mois, ne doit pas jeter le voile sur l’évolution politique et culturelle dont il est le symptôme.

Un nouveau populisme de gauche en Allemagne

C’est dans cette optique que le mouvement Aufstehen est fondé en septembre 2018. Si cet événement repose largement sur l’initiative de Sahra Wagenknecht, alors figure de proue de Die Linke, on compte également des membres du SPD et de Die Grünen (« les Verts ») parmi les fondateurs. Ceux-ci souhaitent proposer une alternative à gauche au nombre croissant de citoyens allemands déçus par les partis politiques traditionnels. Ils assument d’ailleurs le fait d’avoir pris comme modèles Podemos et la France insoumise : il s’agit avant tout de développer un nouveau clivage politique qui oppose le « peuple » aux « élites », plus à même de séduire au-delà de l’électorat traditionnel de la gauche.

Parmi les sujets que les membres du mouvement souhaitent introduire dans la discussion, on trouve la question européenne qui clive inexorablement la gauche allemande. Dans son programme, le parti Die Linke se déclare en effet favorable à une transformation institutionnelle et normative de l’Union européenne, rejetant ainsi l’éventualité d’une rupture nette avec ses traités fondateurs. La co-dirigeante du parti, Katja Kipping, s’était par ailleurs rangée aux côtés de Yanis Varoufakis lors de la fondation de son mouvement DIEM25 qui s’était donné pour but de démocratiser l’Union européenne.

Ce n’est en revanche pas le cas de toutes les personnalités proches de Sahra Wagenknecht, comme le député de Hambourg Fabio de Masi. Ce dernier, qui comptait parmi les participants au premier « sommet pour un plan B en Europe » organisé en janvier 2016 à l’initiative de Jean-Luc Mélenchon, a depuis réaffirmé son adhésion à cette stratégie reprise entre-temps par la France insoumise. Dans une interview donnée en septembre 2015, De Masi expliquait son raisonnement en ces termes : « Un plan A – la réforme de l’euro – ne peut réussir que si nous disposons également d’un plan B contre une désintégration incontrôlée de la zone euro. […] Nous devons donner la possibilité aux pays de l’UE d’échapper au diktat du ministère des finances allemand et de la Banque centrale européenne ». Ce n’est pas un hasard si cette prise de conscience a eu lieu quelques mois après le bras de fer qui a opposé la Grèce à l’Union européenne. Cet événement aura en effet eu le mérite de révéler deux faits majeurs : le caractère viscéralement antidémocratique et antisocial de la monnaie unique d’une part et la position hégémonique de la République fédérale d’Allemagne au sein de l’Union européenne d’autre part.

La domination allemande théorisée et critiquée

On comptait également parmi les soutiens de Aufstehen le sociologue Wolfgang Streeck, ancien membre du SPD et professeur émérite à l’Institut Max Planck pour l’étude des sociétés. Dans son livre Du temps acheté (Gekaufte Zeit en version originale) publié en 2013, il développe une réflexion stimulante sur les liens entre capitalisme et démocratie mais également sur la place de l’Allemagne au sein de l’Union européenne. Contrairement à un certaine vision d’une Europe « post-nationale » portée par des penseurs tels que Jürgen Habermas, le sociologue allemand défend ici la nécessité de respecter les souverainetés des États européens tout en décortiquant les mécanismes qui, au sein de l’Union européenne, renforcent les inégalités à la fois entre les classes sociales et entre les différents pays qui la composent.

Pour Streeck, les démocraties occidentales portent en eux une contradiction insurmontable dans la mesure où les gouvernements demeurent tiraillés entre les intérêts de deux groupes opposés : le « peuple » et les « marchés » (ici l’expression désigne moins les classes capitalistes nationales que les bailleurs de fonds internationaux sur lesquels les gouvernements ont choisi de se reposer pour financer leurs politiques). En ce sens, son analyse se rapproche de celle développée par Frédéric Lordon dans son ouvrage La Malfaçon dans lequel il identifie les marchés financiers comme étant le « tiers parti » du contrat qui lie les nations à leurs gouvernants respectifs.

L’histoire narrée par Wolfgang Streeck explique donc comment ces gouvernements ont cherché à répondre simultanément aux demandes de ces deux groupes en recourant à l’endettement public puis privé, de sorte à retarder ainsi le moment fatidique où il faudra trancher en faveur de l’un ou de l’autre. Cette histoire se conclut évidemment par la crise financière de 2008 et ses répercussions sur les pays européens. À partir de là, Streeck peut démontrer de quelle façon la monnaie unique a été l’une des causes structurelles de l’endettement d’États comme la Grèce. La création de l’euro a en effet eu deux conséquences pour les pays d’Europe du Sud : ils se sont vus privés de leur capacité de dévaluer leur monnaie, instrument essentiel d’un gouvernement qui souhaite réduire le déficit commercial de son économie, tout en accédant à des montagnes de crédits bon marché.

En l’absence de réels mécanismes compensatoires entre les États exportateurs et importateurs, ces derniers ont vu leurs déficits commerciaux et budgétaires exploser, créant ainsi un déséquilibre croissant entre le centre et la périphérie de l’Union européenne. En tête des pays qui ont le plus profité de cette tendance, on trouve évidemment l’Allemagne qui a pu enchaîner les records en termes d’excédents commerciaux. Aujourd’hui encore, l’euro est unanimement soutenu par les élites économiques allemandes mais également par les syndicats, conscients que la monnaie unique les protège d’éventuelles dévaluations qui mettraient à mal la compétitivité-prix de leurs produits.

À ceux qui réclament un budget de la zone euro afin de subventionner les pays les moins compétitifs, Streeck répond en s’appuyant sur le cas de l’Allemagne et l’Italie. Ces pays ont effectivement en commun d’avoir mis en place des mécanismes de transferts financiers destinés aux régions les plus fragiles économiquement (en l’occurence, respectivement l’ex-RDA et l’Italie du Sud). Ces deux exemples montrent que de tels transferts n’ont permis aucun rattrapage économique dans ces régions. Dans le cas de l’Allemagne, la réunification a conduit le gouvernement fédéral à investir massivement en ex-Allemagne de l’Est. Toutefois, l’annexion brutale de celle-ci à l’économie ouest-allemande, couplée à l’adoption d’un taux de change de 1 Deutsche Mark de l’Ouest pour 1 Mark de l’Est, a eu comme conséquence la décrépitude du tissu industriel est-allemand, incapable de lutter face aux biens produits en RFA. C’est donc la liberté de circulation des biens et des capitaux que Streeck identifie comme cause première des inégalités intra-territoriales dans ces deux cas. La même logique s’appliquant à l’UE, la remise en cause de ces deux libertés sanctuarisées par les traités européens, additionnée à une sortie de la zone euro, permettrait de mettre un terme à la déliquescence économique des pays d’Europe du Sud.

Entre « nationalisme » et « post-nationalisme »

L’enjeu n’est pas des moindres pour les tenants allemands de cette ligne alliant défense de la souveraineté nationale et critique du néolibéralisme : il s’agit de sortir de l’opposition rhétorique entre d’un côté, l’euroscepticisme xénophobe de l’AfD et de l’autre, un discours post-national devenu depuis longtemps le catéchisme des partis traditionnels. C’est en effet sur une critique libérale de la monnaie unique que se fonde le parti Alternative für Deutschland en 2013. À cette prise de position initiale s’est peu à peu substituée la dénonciation d’une Union européenne souhaitant imposer des quotas migratoires à ses États-membres. Face à cette défense de la souveraineté portant essentiellement sur les questions monétaire et migratoire, on trouve un post-nationalisme dont le reste de la sphère politique allemande est profondément imprégné.

Dans le cas de l’Allemagne, cette idéologie visant un dépassement des nations au sein d’un grand État européen ne peut pas être considéré comme un simple artifice discursif censé légitimer la globalisation économique. Après 1945, l’adhésion à une telle doctrine permit en effet aux élites allemandes d’expier les crimes dont s’est rendue coupable la nation allemande, tout en mettant l’intégration européenne au service du relèvement de l’Allemagne. Comme le rappelle Streeck dans la postface de son livre, c’est chose commune pour un penseur allemand de commencer tout texte à propos de l’Europe par une «  profession de foi européiste ».

En remettant en cause l’un des fondements idéologiques de la République fédérale, la tâche que se donnent Sahra Wagenknecht et Wolfgang Streeck peut sembler colossale. Elle demeure toutefois nécessaire dans une Europe où l’on souhaite désormais imposer l’antagonisme entre « progressistes » et « nationalistes » comme clivage indépassable.

Fabio De Masi (Aufstehen) : “Nous défendons le droit d’asile et nous voulons arrêter les guerres”

Fabio de Masi, DIE LINKE, Bundestagsabgeordneter, Abgeordneter, Mitglied Deutscher Bundestag, MdB, Rede, 2. Sitzung, TOP 7, Thema: Irland: Vorzeitige Kreditrückzahlungen. Rednerpult. Ordnungsnummer: 3968015 Name: de Masi, Fabio Ereignis: Plenarsitzung, Redner Gebäude / Gebäudeteil : Reichstagsgebäude, Plenarsaal Nutzungsbedingungen: http://www.bundestag.de/bildnutz Es werden nur einfache Nutzungsrechte eingeräumt, die ein Recht zur Weitergabe der Nutzungsrechte an Dritte ausschließen.

Fabio De Masi est député au Bundestag et membre du mouvement Aufstehen dont il est co-fondateur avec Sahra Wagenknecht. Ce mouvement a fait parler de lui suite à la crise qu’il a ouvert dans Die Linke et à cause de ses positions sur l’immigration. Cet entretien est l’occasion d’expliciter la stratégie d’Aufstehen et de mieux connaître sa position sur la question de l’immigration.

LVSL – Vous avez été député au Parlement européen, vous êtes politiquement proche de Sahra Wagenknecht et vous avez participé au lancement d’Aufstehen au mois d’août dernier, qui a beaucoup fait parler de lui. Qu’est-ce qui vous a amené à adopter cette stratégie ?

Fabio De Masi – L’austérité a détruit la social-démocratie. L’aggravation des inégalités sociales, la dégradation de la situation de la classe moyenne et la crise des réfugiés causée par l’escalade internationale des conflits armés a renforcé l’extrême-droite. Si vous regardez les sondages d’opinion, des revendications de gauche comme taxer les riches, réguler le marché du travail ou le mettre en place le désarment sont majoritaires. Pourtant, celle-ci n’a pas de majorité mathématique et encore moins de majorité politique au Bundestag, et l’Union européenne se désintègre. Die Linke en Allemagne ne bénéficie pas de la décrépitude du SPD, et les Verts se font de plus en plus à l’idée de coalitions avec la CDU. Pourtant, Sanders ou Corbyn ont montré que l’on peut dynamiser et renforcer le pouvoir du peuple en se concentrant clairement sur des revendications populaires. Nous voulons réduire cet écart en Allemagne, remettre les partis de gauche sur de bons rails et convaincre ceux qui ne se sentent plus représentés par les partis traditionnels.

LVSL – Vous défendez une filiation stratégique avec la France insoumise et Podemos. Sur quels terrains vous sentez-vous proches de ces partis politiques ?

Fabio De Masi – Nous devons amener les gens dans la rue et nous concentrer sur les revendications populaires au lieu de chercher à lisser nos différences avec les partis traditionnels et de tomber dans le piège de simplement réagir aux démagogues d’extrême droite.

LVSL – Votre point de vue sur l’immigration a provoqué une controverse dans les partis de gauche européens, bien que personne ne semblait véritablement le connaître. Que pensez-vous de l’immigration économique et du droit d’asile ? Êtes-vous pour la fermeture des frontières ?

Fabio De Masi – C’est une caricature. Nous défendons le droit d’asile et nous voulons arrêter les guerres ainsi que les exportations d’armes. Nous voulons créer des voies sures pour les gens dans le besoin. C’est une obligation morale. Cependant, la majorité des 60 millions de réfugiés dans le monde n’arrive même pas en Europe, et pour eux il est bien plus humain de les aider là où ils vivent, là où ils ont leurs relations sociales. Nous avons besoin d’une politique migratoire pour le grand nombre, pas pour le petit nombre. La gauche devrait se démarquer des demandes des grandes entreprises en Allemagne. Ils favorisent la fuite des cerveaux des pays en développement et se moquent de ces migrants qui vivent dans des ghettos sans perspective économique en Allemagne. Si on ne se démarque pas des grandes entreprises, c’est un cadeau fait à l’extrême droite. Sahra Wagenknecht et moi-même avons attaqué Angela Merkel pour ne pas avoir investi dans des infrastructures qui favoriserait l’intégration des immigrés et pour s’être servie d’eux pour créer des failles dans la législation sur le salaire minimum. Nous avons demandé un impôt sur la fortune pour financer ces investissements.

Certains à la gauche radicale se sont toutefois ralliés derrière le slogan de « Frontières ouvertes pour tous », ce qui est une fausse discussion. Certains ont même été plus loin en suggérant que nous à gauche serions dans le même camp qu’Angela Merkel qui a passé un sale accord avec la Turquie, détruit l’Europe avec l’austérité, et livré des armes à l’Arabie Saoudite ! Ni Sanders, ni Alexandra Ocasio-Cortez ni Jeremy Corbyn ne soutiennent des slogans comme « Frontières ouvertes pour tous ». Nous recommandons plutôt à la gauche de se concentrer sur ses combats tels que la lutte contre les inégalités sociales et la guerre, ou l’extension du droit d’asile. On ne peut pas traiter les causes à la racine de l’émigration comme les inégalités mondiales et la guerre simplement en suggérant que tout va bien si tout le monde vient en Allemagne. La vérité, c’est que des gens meurent de faim au Yemen sans même une chance de s’échapper. Le principe des « frontières ouvertes à tous » confond aussi l’asile avec l’immigration pour le travail et ne ferait pas de différence entre les réfugiés et la régulation de l’immigration économique. Cela saperait même notre programme électoral, car nous souhaitons donner accès à l’État providence et à la citoyenneté européenne après cinq ans – indépendamment du statut de réfugié. Toutefois, si chaque personne sur la planète pouvait revendiquer ces droits, les autres États membres de l’Union européenne fermeraient leurs frontières.

LVSL – L’AfD semble être le premier parti dans l’Est de l’Allemagne, qui est bien plus pauvre que la partie Ouest du pays. Comment expliquez-vous ce succès ?

Fabio De Masi – L’AfD a bénéficié d’un sentiment d’aliénation à l’Est qui n’a pas été adéquatement traité par Die Linke, qui s’est trop concentré sur des politiques identitaires et sur les thèmes des élites urbaines.

LVSL – Dans ce contexte, vous avez bénéficié d’un soutien discret de Jean-Luc Mélenchon et de Pablo Iglesias. Quelles sont vos relations avec les leaders de ces partis ? Aimeriez-vous travailler avec la coalition « Maintenant le Peuple » ?

Fabio De Masi – Nous avons de très bonnes relations mais nous n’en sommes pas membre.


LVSL – À l’approche des élections européennes, nous pouvons légitimement nous demander si votre mouvement prévoit de présenter une liste. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Fabio De Masi – Nous voulons convaincre Die Linke de s’ouvrir à notre mouvement. Aufstehen a plus de 160 000 membres et est bien plus étendu que Die Linke. Nous nous soucions de ces gens et nous voulons combattre à leurs côtés. C’est cela qui nous intéresse – pas des préoccupations électorales de court terme.

LVSL – Dans les pays du Nord de l’Europe, les partis écologistes sont en pleine émergence, au détriment des partis sociaux-démocrates. Comment l’expliquez-vous ? Quelle importance donnez-vous aux problématiques environnementales dans votre projet ?

Fabio De Masi – Elles sont très importantes. Mais il est impossible d’empêcher la catastrophe écologique sans changer notre système économique. Or la direction actuelle des Verts a une relation confortable avec la CDU et les grandes entreprises. Ceci dit, nous sommes fiers de travailler avec l’ancien président des Verts, Ludger Volmer, qui est l’un des co-fondateurs d’Aufstehen.

En Allemagne, la recomposition politique avance à grands pas

Merkel en fin de course?

Au cœur d’une Europe en plein bouleversement, où chaque élection confirme une recomposition politique rapide et radicale avant tout motivée par le dégagisme d’élites honnies, l’Allemagne semblait longtemps faire figure d’exception. Pourtant, seulement trois mois après la difficile formation d’un quatrième gouvernement dirigé par Angela Merkel celui-ci semble déjà se fracturer sur la question migratoire. En parallèle, l’extrême-droite continue de progresser et inspire toujours davantage les partis de droite classique à la recherche d’un nouveau souffle. En face, le SPD continue de perdre son statut de grand parti de la gauche allemande, les écologistes semblent maintenir leur puissance électorale, et Sarah Wagenknecht cherche à briser le plafond de verre atteint par Die Linke. Une recomposition majeure de la scène politique allemande prend donc forme, à la fois similaire à d’autres en Europe et unique en son genre.


 

La fin d’une époque

Si la reconduction d’Angela Merkel pour quatre nouvelles années à la chancellerie allemande lors des élections législatives de septembre dernier n’a surpris personne, en déduire une inertie politique totale outre-Rhin serait une grave erreur. Certes, la Chancelière dispose toujours d’un certain talent politique et d’une image plutôt bonne, et peut toujours égaliser le record de longévité au pouvoir – seize ans, de 1982 à 1998 – de son mentor politique Helmut Kohl. Pourtant, si l’Union chrétienne-démocrate qu’elle dirige a réuni un tiers des voix l’an dernier, dominant largement le reste du spectre politique, la continuité et la stabilité proposées semblent séduire de moins en moins. L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable. Pour le reste de la population, ce projet politique séduit peu, après plus de douze ans d’exercice du pouvoir par Angela Merkel. D’autant qu’il y a de nombreux problèmes qu’ils n’estiment pas traités correctement par le pouvoir actuel, en particulier la question migratoire et les inégalités grandissantes.

“L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable.”

La difficile formation d’un nouveau gouvernement en témoigne : six mois, alimentés de nombreuses péripéties, ont été nécessaires pour y parvenir. En effet, les chrétiens-démocrates ont d’abord tenté de mettre en place une “coalition Jamaïque” avec les libéraux du FDP et les écologistes de Die Grünen, en réponse à la volonté du SPD de retourner dans l’opposition pour mieux se relancer par la suite. Après moultes discussions, le dirigeant du FDP Christian Lindner a fini par annoncer son refus de participer à un tel attelage politique, jugeant l’accord préliminaire de gouvernement trop imparfait à son goût. Afin d’éviter de nouvelles élections qui auraient sans doute vu leur base électorale se réduire davantage et usant de la peur d’une nouvelle progression de l’extrême-droite, le leader du SPD Martin Schulz se montra alors prêt à renouveler la “Groẞe Koalition” avec la CDU-CSU en échange de concessions minimes. Au terme d’un succinct mouvement de contestation intitulé “NoGroKo” mené notamment par la faction jeune du parti et d’un scrutin interne, le SPD a approuvé cette option, débouchant sur la création du gouvernement actuel, en mars 2018. Depuis, l’Allemagne se contente de mener la même politique ordolibérale que précédemment, quoi qu’en dise le SPD, qui promettait un tournant en obtenant le ministère des finances jusqu’alors tenu par Wolfgang Schaüble.

D’ores-et-déjà, le gouvernement Merkel IV se fissure, à mesure que certains appétits politiques progressent, en particulier celui de Horst Seehofer, ministre de l’intérieur et leader de la CSU bavaroise (parti frère de la CDU au sein de “Die Union”, présent uniquement en Bavière et historiquement plus conservateur que cette dernière). Jouant sur la vague d’opposition à l’arrivée de migrants en Allemagne et en vue des élections bavaroises d’octobre, ce dernier a encore réclamé de nouvelles mesures pour expulser davantage à l’occasion d’une rencontre avec le très droitier chancelier autrichien Sebastian Kurz. Si cette insistance sur la question migratoire dure depuis 2015, elle a cette fois-ci franchi une nouvelle étape, avec la menace d’une rupture de l’alliance entre la CSU et la CDU, ce qui priverait Angela Merkel de majorité au Bundestag. Une nouvelle coalition sans la CSU et avec les Verts – qui soutiennent la politique d’accueil des migrants – et le SPD semble être en discussion pour permettre d’évacuer l’encombrant ministre de l’Intérieur, mais la séparation CSU-CDU n’en représenterait pas moins un coup de tonnerre politique. Au-delà des manoeuvres de Seehofer, il faut également s’attendre à de plus en plus de soubresauts internes chez les chrétiens-démocrates de la part d’une génération de “jeunes loups” impatients d’exercer le pouvoir maintenant qu’Angela Merkel est sur une pente déclinante.

Une fin de règne se prépare donc, nonobstant les ridicules présentations téléologiques qui qualifiaient encore récemment Angela Merkel de “femme la plus puissante du monde” ou de “leader du monde libre”. Surtout, ce sont plus largement les fondements de la politique allemande d’après-guerre qui s’effondrent les uns après les autres : le compromis économique social-démocrate a été démantelé par les réformes libérales du chancelier Gerhard Schröder (SPD) ; le bipartisme traditionnel, avec le FDP en force d’appoint, disparaît à mesure que la CDU-CSU et le SPD cèdent du terrain face aux autres partis; l’extrême-droite est entrée en force au Bundestag l’an dernier, et voilà maintenant que l’alliance CDU-CSU, aussi vieille que la République fédérale, est remise en cause. Loin de ne constituer qu’un épisode politique mineur, la déclaration de Seehofer est donc l’expression d’une crise politique beaucoup plus large, et de changements majeurs à venir.

A droite toute !

Rencontre entre Horst Seehofer (CSU) et Sebastian Kurz (ÖVP).

C’est avant tout à droite que la recomposition politique allemande a débuté, avec pour déclencheurs la crise de l’euro du début des années 2010 puis la crise migratoire qui dure depuis 2015. En effet, ces évènements majeurs, desquels la politique voulue par Berlin est directement responsable, ont conduit à une mutation profonde, et à un essor, des partis de droite, comme cela est visible ailleurs en Europe. Suite à la multiplication des difficultés financières des pays du sud de l’Europe, toujours plus dépendants industriellement de l’Allemagne, l’AfD (Alternative für Deutschland, extrême-droite) voit le jour en 2013 comme parti anti-euro, accusant les pays du sud de vivre à crédit sur le dos des contribuables allemands, premiers contributeurs aux plans “d’aide” austéritaires. Par la suite, alors que l’Allemagne accueillait plus d’un million de réfugiés en 2015 afin d’endiguer son déclin démographique, le parti s’est concentré sur l’opposition à l’immigration, les questions sécuritaires et a critiqué de plus en plus violemment l’islam, donnant naissance à la première formation politique d’extrême-droite allemande depuis la Seconde Guerre Mondiale. Désormais au coude-à-coude avec le SPD pour la seconde place dans les sondages, l’AfD est donc le produit direct de l’Europe ordolibérale d’Angela Merkel qui a désindustrialisé les pays d’Europe du Sud et rendu toute gestion humaine de l’immigration impossible pour ces pays paupérisés, conduisant à une catastrophe humanitaire.

Le succès fulgurant de l’AfD a rapidement inspiré le FDP, absent du Bundestag entre 2013 et 2017, qui a vu son électorat siphonné par les chrétiens-démocrates après avoir gouverné avec eux lors du second mandat Merkel (2009-2013). Afin de séduire des électeurs partis pour la CDU-CSU, Christian Lindner a décidé d’adopter la rhétorique d’intransigeance budgétaire et de refus d’aide financière aux pays d’Europe du Sud abandonnée peu à peu par l’AfD. Cette stratégie, couplée à une opposition grandissante à l’immigration et à une campagne de communication focalisée sur la personnalité de Lindner, a permis au parti de réaliser un score relativement élevé l’an dernier, 10,7%. Le refus de participer à une nouvelle coalition avec les chrétiens-démocrates et les écologistes s’explique donc par la volonté de s’opposer depuis la droite à la CDU-CSU, en continuant à siphonner le réservoir électoral traditionnel d’Angela Merkel.

Désormais, ces deux crises atteignent le coeur de la droite allemande traditionnelle, à savoir la CDU-CSU. Malgré le soutien du SPD au projet de réforme de la zone euro d’Emmanuel Macron – qui visait la création d’un ministère des finances de la zone euro et des nouveaux instruments de contrôle des budgets nationaux pour mieux resserrer le contrôle de l’UE sur les états-membres de l’union monétaire – Merkel s’y est opposée vigoureusement, afin de ne pas céder davantage de terrain politique au FDP. La courte phase d’accueil massif de réfugiés en 2015 a quant à elle vite été remplacée par une politique de lutte contre l’immigration, notamment sur volonté de la CSU. Il faut dire que le climat politico-médiatique est devenu brûlant sur cette question à mesure que la surenchère sécuritaire se déployait et que des évènements particuliers venaient renforcer l’assimilation des réfugiés à un vaste groupe de terroristes et de criminels. Dernier exemple en date: l’assassinat et le viol d’une adolescente par un demandeur d’asile irakien, débouté en 2015 et demeuré dans le pays illégalement depuis.

“Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie.”

La concurrence politique à droite sur les sujets sécuritaires, identitaires et sur l’euro est donc devenue de plus en plus forte ces dernières années, chaque parti adoptant des positions et des déclarations toujours plus radicales pour se différencier des autres ou dans l’espoir de ne pas céder de terrain. Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie. A noter également que la candidate de l’AfD pour la chancellerie en 2017, Frauke Petry, a quitté le parti peu après les élections pour créer son propre parti de droite conservatrice avec l’aide de quelques anciens cadres de l’AfD : le parti bleu (Die Blaue Partei). Cette scission se fonde sans doute sur une ambition personnelle, comparable à celle de Florian Philippot en France, bien que des divergences programmatiques entre les “bleus” et les “patriotes” existent. L’émiettement des voix de droite en Allemagne pourrait toutefois se résoudre par une alliance entre droite “traditionnelle” et “extrême”, comme cela a été le cas durant la campagne des élections italiennes – entre la Lega de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi – ou en Autriche, où Sebastian Kurz – ÖVP, droite “traditionnelle” – gouverne avec le FPÖ. Ce type d’alliance a beau être de plus en plus répandu, une longue période de “normalisation” de l’extrême-droite la précède souvent – comme en Autriche où l’ÖVP et le FPÖ ont déjà gouverné ensemble entre 1999 et 2005-, alors que la droite radicale demeure un phénomène récent en Allemagne. Dans l’avenir proche, il est en tout cas certain que la politique d’immigration et européenne de l’Allemagne continuera de se durcir.

 

La “gauche” également en pleine restructuration

Sarah Wagenknecht et Dietmar Bartsch, les “spitzkandidaten” de Die Linke en 2017.

Les forces politiques communément qualifiés “de gauche” connaissent elles aussi de nombreux bouleversements. En premier lieu, le SPD, parti social-démocrate historique qui œuvra pendant des décennies pour plus de justice sociale et pour une cogestion des grandes entreprises entre syndicats et patronat, semble désormais sur la même pente déclinante que les autres partis socio-démocrates européens, sanctionnés pour leur politique néolibérale. A cet égard, l’éphémère leadership de Martin Schulz, précédemment président du Parlement Européen, mérite l’attention : élu par plébiscite – 100% des voix – lors d’un congrès du parti en mars 2017 et profitant d’un engouement médiatique pour sa candidature, il s’élève dans les sondages, avant de retomber tout aussi rapidement et d’encaisser plusieurs défaites dans des Länder où le SPD est historiquement fort. Martin Schulz mène le parti à son plus faible score fédéral depuis 1945, 20,5%, et finit par être contraint de quitter la présidence du parti après avoir accepté de former une nouvelle grande coalition avec Angela Merkel, contrairement à sa promesse durant les élections. L’usure aussi rapide d’une figure politique majeure du SPD démontre que l’insatisfaction des militants vis-à-vis des orientations suivies par le parti est grandissante, alimentant à plein le dégagisme. L’ambiance actuelle au SPD est moribonde, l’énergie militante absente, et la nouvelle présidente du parti, Andrea Nahles, ministre du travail de 2013 à 2017 et soutien de la “GroKo”, semble ne disposer ni du charisme ni de la volonté de rupture avec le centrisme merkelien que réclament les électeurs.

A en juger par les sondages, les premiers bénéficiaires du vote sanction contre le SPD semblent être les Verts, qui ont récemment progressé de plusieurs points, alors que Die Linke est stable. Pourtant, ces variations statistiques légères ne signifient rien en l’absence d’élection et les Verts pourraient tout à fait connaître le même sort que le SPD s’ils venaient à rejoindre la CDU et le SPD au gouvernement. D’après le doctorant en sciences politiques Alan Confesson, l’électorat de Die Grünen est “volatile, peu politisé, majoritairement ancré à gauche et plutôt jeune”, autant d’éléments qui pourraient être défavorables au parti dans un contexte de repolitisation et de radicalisation. Les seuls orientations politiques claires de Die Grünen et de ses militants sont l’écologie et l’accueil de réfugiés, les contorsions idéologiques étant très nombreuses sur les autres thèmes, en particulier la répartition des richesses. Avec l’effondrement du SPD et la perspective de remplacer la CSU au sein du gouvernement Merkel, nul doute que les électeurs allemands auront bientôt un avis bien plus arrêté sur la politique proposée par les Verts.

Enfin, Die Linke, issue de la fusion du successeur de l’ancien parti unique de RDA (PDS) et de dissidents du SPD sous Gerhard Schröder (WASG), va également au devant de changements majeurs. Alors que les dernières élections du Bundestag ont montré la stagnation du parti autour de 10% des voix, la sociologie et la distribution géographique du vote Die Linke se transforme. Le parti de gauche radicale réalise toujours ses meilleurs scores dans l’ex-RDA mais son électorat populaire est de plus en plus disputé par l’AfD, désormais deuxième force politique à l’Est. Au contraire, Die Linke a sensiblement progressé dans plusieurs grandes métropoles de l’ouest en septembre dernier en séduisant d’anciens électeurs du SPD ou de Die Grünen. Le parti peut donc espérer progresser davantage auprès des électeurs de sensibilité de gauche et obtenir un pouvoir plus important dans un certain nombre de municipalités à l’avenir. Même si le caractère proportionnel de la politique allemande force à l’organisation de coalitions, Die Linke pourrait donc être en mesure d’imposer un certains de ses choix au SPD et aux Verts si ces derniers s’affaiblissent.

“Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire un nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”.”

En attendant, la progression du vote AfD dans l’électorat populaire menace de transformer l’image de Die Linke en parti des classes moyennes éduquées, urbaines et jeunes, un bloc électoral important mais évidemment insuffisant. Inspiré par les expériences populistes de la France Insoumise et de Podemos, Sarah Wagenknecht, idéologiquement et personnellement proche de Jean-Luc Mélenchon – tout comme son compagnon et ancien dirigeant de Die Linke Oskar Lafontaine -, prévoit de lancer un mouvement politique similaire au mois de septembre. L’ancienne co-candidate à la chancellerie – partageant la fonction avec le peu charismatique Dietmar Bartsch (ex-WASG) afin d’assurer un équilibre en les différentes tendances du parti – prévoit ce geste depuis un certain temps déjà. Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire une nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”. Après la publication d’un rapport détaillé sur la stratégie de la FI par la Fondation Rosa Luxembourg, le think-tank du parti, et le récent congrès de Die Linke à Leipzig marqué par des luttes de pouvoir internes, la rupture semble consommée entre quelques grandes figures du parti et Sarah Wagenknecht. L’ancienne économiste est en particulier critiquée pour son opposition à l’ouverture totale des frontières soutenue par le parti, mais c’est surtout sa volonté de dynamiter les murs du parti et de d’adopter un discours plus populiste qui semble déranger. La question européenne est également une ligne de fracture importante, Die Linke comptant à la fois des soutiens de la stratégie plan A/plan B et des européistes critiques proches de Diem25 mais rejetant catégoriquement toute idée de sortie de l’UE. Si les contours exacts du mouvement populiste de gauche de Sarah Wagenknecht ne seront pas connus avant la fin de l’été, on peut s’attendre à l’émergence d’une nouvelle force politique similaire à la France Insoumise et ayant au moins le mérite de s’attaquer aux défis stratégiques majeurs du parti.

Avec la fragilisation de la coalition gouvernementale, l’épuisement politique du SPD et d’Angela Merkel, la radicalisation des partis de droite sur les questions migratoires et européennes et l’émergence à venir d’un mouvement de gauche populiste, la politique allemande est à son tour atteinte par les recompositions visibles ailleurs en Europe. Un tournant politique majeur, comparable à l’arrivée d’un nouveau président à l’Elysée, est cependant peu probable dans une démocratie parlementaire proportionnelle où les coalitions sont indispensables. Par ailleurs, la structure démographique de l’Allemagne, plus âgée que les pays voisins, et les bons indicateurs macroéconomiques – avec toutes les limitations que chacun connaît – laissent à penser que la transition vers un nouvel équilibre politique devrait prendre un certain temps. Néanmoins, l’après-Merkel se prépare dès aujourd’hui et la demande d’alternative aux grandes coalitions successives devrait continuer à progresser. Comme dans bon nombre d’Etats européens, l’extrême-droite capte pour l’instant l’essentiel de cette demande de rupture, rendant un travail de repolitisation considérable plus que jamais nécessaire pour la gauche radicale.

 

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L’Allemagne est le pays le plus souverainiste d’Europe – Entretien avec Coralie Delaume

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Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue.

Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue où elle aborde régulièrement les problématiques liées à l’Allemagne.

 

Commençons par le fait marquant de l’élection. La CDU réalise son pire score depuis 1949. Le SPD tombe à 20%. Comment expliquer que leur « modèle », si parfait nous dit-on, déplaise tant aux Allemands ?

Je ne sais pas si c’est le « modèle » qui leur déplaît, ou la crainte que celui-ci ne finisse par être détruit qui les a mobilisés. Je pense qu’il y a des deux et que c’est difficile à démêler.

Le « modèle » ne convient sans doute plus à l’électorat de gauche, celui qui aurait dû voter SPD. On le sait, le pays est très inégalitaire. Il compte un nombre record de travailleurs pauvres, de personnes contraintes de cumuler plusieurs emplois, de salariés – surtout des femmes – contraints au temps partiel subi, etc. Par ailleurs, l’Allemagne souffre de sous-investissement chronique en raison d’une préférence marquée pour l’austérité budgétaire, et certaines infrastructures (routes, ponts) sont en piteux état. De nombreux articles sont récemment parus dans la presse française sur ces questions et c’est une très bonne chose. Il est temps qu’on atterisse et que l’on sorte de la fascination longtemps exercée par le « modèle allemand ». Le Monde lui même a fini par se réveiller avec un papier sur « L’envers du miracle allemand » paru au lendemain du scrutin.

Une partie de l’électorat social-démocrate s’est donc détournée du SPD, qui gouvernait main dans la main avec la droite depuis quatre ans, et n’a absolument rien fait pour infléchir la trajectoire. Ayant appartenu à la « Grande coalition » dirigée par Angela Merkel, le parti social-démocrate n’apparaît plus comme une alternative. D’où son score piteux et son choix d’aller se refaire une santé dans l’opposition, non sans avoir pris soin de placer à la tête de son groupe au Bundestag une représentante de l’aile gauche du parti, Andrea Nahles, ce qui semble indiquer une prise de conscience quant aux raisons de l’échec.

Mais si les électeurs de gauche ont jugé le SPD insuffisamment à gauche, les électeurs de droite ont vraisemblablement jugé, eux aussi, le bilan de la CDU insuffisamment à droite. Eux sont satisfaits du « modèle allemand » excédentaire, austéritaire, idéal pour préserver l’épargne d’une population qui vieillit.  Ils ne veulent en aucun cas partager les fruits de la politique actuelle avec les autres pays européens, souvent jugés dispendieux. D’où une dimension « souverainiste » marquée dans le vote de droite, qu’il s’agisse du vote AfD, ou du vote FDP. Les libéraux allemands du FDP, avec lesquels Merkel va devoir négocier (ainsi qu’avec les Verts) pour former une coalition, sont en effets devenus des souverainistes ombrageux. Ils ne veulent en aucun cas que l’Europe se transforme en « union de transferts », et militent pour que les pays déficitaires soient mis au ban de la zone euro.

L’autre fait majeur de cette élection, c’est la percée de l’AfD qui se situe à 13%. Elle a repris un million d’électeurs à la CDU. Pourtant, l’AfD reste un parti libéral. Pourquoi cette percée dans une Allemagne fracturée par les inégalités ?

Pour la même raison que je viens de donner concernant le FDP : c’est un vote de droite qui juge la CDU insuffisamment à droite. Je pense d’ailleurs qu’il faut regarder le phénomène AfD et FDP avec les mêmes lunettes. Car le second est la version fréquentable et propre sur elle de la première. En Allemagne, les partis les plus souverainistes sont extrêmement libéraux. C’est une particularité logique. Elle tient à la position de pays excédentaire de la République fédérale, à sa situation de créancier des autres pays européens.

L’autre raison pour laquelle l’AfD a fait un très bon score est évidemment l’importance prise par la question migratoire pendant la campagne. Et pour cause ! L’Allemagne, dont le solde migratoire était négatif jusqu’en 2010, a accueilli près de trois millions et demi de personnes en cinq ans (2011-2016), dont plus d’un million sur la seule année 2015, celle de la « crise des migrants ».

Ces immigrés ont d’abord été des Européens, dont l’installation en Allemagne a été favorisée par le principe de la libre circulation des personnes dans le Marché unique et qui, pour les ressortissants des pays d’Europe du Sud, se sont décidés à quitter leur pays en raison du chômage. La République fédérale, qui investit peu dans son propre avenir, aime en effet à ponctionner la main d’œuvre qualifiée disponible chez ses voisins.

Aux flux intra-européens se sont ensuite ajoutés les « migrants », auxquels Angela Merkel a ouvert les bras sans restriction en 2015 pour des raisons ambivalentes, que le sociologue Wolfgang Streeck décrit dans Le Débat comme nées d’un désir conjoint d’expier la « crise grecque » et de fournir des travailleurs bon marché au patronat du pays : « il appartiendra aux historiens d’expliquer les mobiles qui se cachent derrière l’ouverture des frontières allemandes à la fin de l’été 2015. Il semble y a voir eu un désir de détourner l’attention du massacre du gouvernement grec Syriza inspiré par l’Allemagne et de regagner une certaine hauteur morale (…) [En même temps] l’économie allemande souffrait d’une pénurie chronique de main d’œuvre avec la crainte, au sein du patronat, que des goulets d’étranglement ne fassent monter les salaires ». Les motivations d’Angela Merkel furent donc probablement multiples. En tout état de cause, une société ne peut absorber un tel choc démographique en un temps aussi court sans en être profondément secouée.

Die Linke peine à dépasser la barre des 10%. Le parti est divisé entre la ligne de Sarah Wagenknecht et celle de son aile modérée. Die Linke est marginalisé par une sociale-démocratie et des Verts alignés sur la CDU, et semble dans une impasse stratégique. Comment expliquer l’échec du Front de Gauche allemand ?

D’abord, dans le contexte allemand, je pense que le vieillissement de la population joue un rôle. Il n’est pas illogique que le « dégagisme » d’une population âgée se traduise par un vote protestataire de droite, davantage que par un vote révolutionnaire de gauche. En plus, les Linke n’apparaissent pas forcément toujours comme une force nouvelle, puisqu’ils exercent actuellement le pouvoir en Thuringe (où il dirigent une coalition « rouge-rouge-verte »), et dans le Brandebourg (au sein d’une coalition dirigée par le SPD).

Ensuite, je pense que Die Linke partage les mêmes difficultés que d’autres partis de gauche en Europe. D’une part, nombre de formations de gauche « radicale » investissent la seule question sociale, ce qui ne fait souvent que les positionner à la gauche de la social-démocratie et ne suffit pas à leur conférer un vrai statut de force alternative. Leur logiciel peut apparaître comme insuffisant au regard des questions soulevées par la mondialisation. Les électeurs potentiels des « gauches alternatives » attendent probablement un discours protecteur plus global que celui – même s’il est juste – sur les inégalités. Même leur vision de l’économie – pourtant leur point fort – relève parfois plus d’une dénonciation de l’ordre établi que de la formulation de véritable propositions. Comme le dit ici Aurélien Bernier, « la gauche radicale passe trop de temps à contrecarrer [le] modèle actuel et pas assez à promouvoir le sien (…) Quel est le modèle alternatif ? Leur contre-projet est un nouveau keynésianisme mais est-ce suffisant ? Peut-on revenir à un système de régulation de la mondialisation sans passer par des nationalisations massives, ni un protectionnisme assumé ? ». Bref, il reste à Die Linke comme à d’autres (de la France insoumise à Podemos) à formuler un projet global, qui soit à la hauteur des enjeux du moment.

Une alliance de la CDU d’Angela Merkel avec le FDP, de retour au Parlement, semble se profiler. Est-ce que cela ne condamne pas les velléités fédéralistes d’E.Macron et toute idée de réconciliation entre l’Allemagne et les pays du Sud ? Un autre résultat aurait-il changé la donné de ce point de vue ?

La coalition future (si elle voit le jour) sera une coalition tripartite, avec le FDP certes, mais également avec les Verts. Elle sera difficile à former, et rien que cela contrarie les plans d’Emmanuel Macron. Tant qu’il n’y a pas de gouvernement définitif en Allemagne, on ne peut pas faire grand chose en Europe. Or ce sera long tant sont grandes les divergences de vues entre les partis concernés.

Pour répondre à votre question, il est évident que la présence du FDP dans la coalition va jouer à plein. Le chef de ce parti, Christian Lindner, a d’ailleurs déclaré que les projets d’union de transfert portés par le Président français étaient pour lui une « ligne rouge ». «Un budget de la zone euro – M. Macron parle de plusieurs points de PIB et cela représenterait plus de 60 milliards d’euros pour l’Allemagne – où l’argent atterrirait en France pour les dépenses publiques ou en Italie pour réparer les erreurs de Berlusconi, serait impensable pour nous et représenterait une ligne rouge», a-t-il dit en substance. Les choses pourraient même aller plus loin qu’un simple refus des propositions d’Emmanuel Macron, et l’on pourrait s’orienter vers l’expression d’une volonté de « rigidifier » la gestion actuelle de la zone euro. Lindner a en effet invité Mario Draghi à « corriger » la politique monétaire de la Banque centrale européenne, jugée elle aussi trop souple, trop généreuse. Notons que les Libéraux briguent actuellement le ministère allemand des Finances. Or celui-ci se libère puisque Wolfgang Schäuble va diriger le Bundestag.

Il faut ajouter que le statut de premier parti d’opposition conquis de l’AfD va contribuer à droitiser le paysage politique du pays. L’AfD est un parti anti-immigration, libéral et eurosceptique. Si son discours porte principalement, désormais, sur les questions identitaires, cette formation s’est originellement constituée autour de l’économiste Bernd Lucke, et en tant que parti anti-euro. Or la CSU bavaroise et une partie de la CDU sont furieuses de s’être laissées dépasser à droite. Elles vont se raidir, que ce soit sur les sujets identitaires ou sur la question de l’euro.

En Europe de l’Est, on constate une montée des discours hostiles à l’UE et à l’Allemagne. C’est le cas en Pologne, en Hongrie et en Slovaquie. Peut-on assister à des changements géopolitiques dans une zone jusque-là cantonnée à un rôle d’Hinterland allemand ?

Les discours hostiles à l’UE, l’eurodivergence, les tensions centrifuges, sont à l’œuvre dans tous les États membres. Ce mélange d’identitarisme et de souverainisme que l’on appelle « populisme » par commodité progresse partout, y compris chez les gagnants de l’intégration européenne comme l’Allemagne. Les Pays d’Europe centrale et orientale sont spécialement touchés, et les gouvernements polonais ou hongrois semblent plus frondeurs que la moyenne. Mais il est possible aussi que ce soit une façon pour eux de gérer une souveraineté limitée, qui l’a d’ailleurs presque toujours été. Comme vous le dites, ils forment « l’Hinterland » de la République fédérale. Leurs économies sont des bases arrières de l’espace productif allemand, et ils ne peuvent pas tout se permettre.

Pour autant, sans doute faut-il commencer à questionner la manière dont on ont été « réunies» les deux Europe après la chute du mur de Berlin. Quand on analyse le scrutin législatif allemand du 24 septembre et qu’on voit comment a voté l’ancienne Allemagne de l’Est (où l’AfD est désormais le second parti), quand on voit ce qui se passe dans les « pays de l’Est », on  s’interroge. Dans son livre intitulé Le second Anschluss, le sociologue italien Vladimiro Giacché qualifie « d’annexion » la manière dont l’ex-RDA a été incluse dans « la famille occidentale », et décrit un processus particulièrement brutal, tant économiquement que politiquement. Quant à Emmanuel Todd, il note dans son tout dernier livre : « le système médiatique européen s’inquiète de la montée des forces conservatrices et xénophobes en Pologne et en Hongrie, de la persistance de la corruption en Roumanie et en Bulgarie, mais il se refuse à analyser, jour après jour, le processus de destruction sociale et humaine qu’a amorcé pour ces nations l’intégration à l’Union (…). La cruelle réalité est que loin d’être de nouveaux eldorados, la Pologne, la Hongrie et les autres pays sont les lieux d’une angoisse fondamentale face à l’avenir ». Nous en sommes là.

 

Crédits photo : Margot l’hermite

Quelles perspectives pour Die Linke?

Oskar Lafontaine, fondateur de Die Linke. ©Dirk Vorderstraße. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

L’Allemagne semble sur un nuage : la croissance économique reste forte, les protestations de l’extrême-droite ont baissé en intensité et la chancelière Merkel semble avoir déjà obtenu un quatrième mandat à l’heure où le dégagisme fait des siennes sur tout le continent. Autre particularité : alors que la gauche radicale a le vent en poupe depuis quelques années, Die Linke semble progresser très lentement et sans enthousiasme, alors que le contexte social est tout aussi insupportable qu’ailleurs. D’où vient cette stagnation et comment y remédier?

Le 24 Septembre auront lieu, comme tous les 4 ans, des élections renouvelant la totalité du Bundestag, le parlement fédéral allemand. La chancelière Angela Merkel, dont le parti chrétien-démocrate est donné grand favori, a de fortes chances d’obtenir un quatrième mandat. Elle a pour adversaire principal le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, le parti social-démocrate) avec qui elle a pourtant gouverné le pays durant les quatre dernières années. Les sociaux-démocrates ont bien quelque peu tenté de se positionner en alternative à leur allié de gouvernement en préférant l’ancien président du Parlement Européen Martin Schulz (qui dirigeait l’institution en coalition avec le Parti Populaire Européen, groupe parlementaire de la droite) au terne vice-chancelier de la coalition Sigmar Gabriel, mais sans grand succès. L’accession de celui-ci à la chancellerie, sur laquelle Benoît Hamon basait ses plans de refonte des traités européens, est plus que compromise.

Décrit avec précision comme un “produit médiatique” par le Monde Diplomatique, Martin Schulz a mené une campagne basée au départ sur des revendications sociales peu crédibles au regard de son parcours, avant de ne laisser dépasser que de légères différences entre son programme et celui de la CDU-CSU (“Die Union”, le parti d’Angela Merkel). Étonnamment, sans doute en raison de la meilleure santé économique du pays – bien qu’elle occulte une précarité omniprésente et d’importantes disparités entre l’Est et l’Ouest – les sociaux-démocrates, acquis à la “troisième voie” centriste-libérale depuis les années Schröder (chancelier SPD de 1998 à 2003 ayant conduit les tristement célèbres réformes Hartz) semblent promis à un avenir moins morose que celui de nombre de leurs alter-egos européens. La capacité de Merkel à assécher leur programme durant les 4 dernières n’aura peut-être pas raison du plus vieux parti politique allemand cette année, mais le jeu de miroirs pratiqués par les deux principaux partis allemands indique une voie claire vers une lente marginalisation.

“Peu importe la composition finale du gouvernement, la tendance ordo-libérale devrait demeurer et les concessions au grand patronat allemand s’accentuer en présence du FDP au gouvernement.”

Quelque soit le résultat final, l’Allemagne sera, sauf surprise, gouvernée par un gouvernement de coalition étant donné que le système électoral d’outre-Rhin garantit une représentation à la proportionnelle de tous les partis réunissant plus de 5% des voix. Puisque la CDU-CSU exclut toute coalition avec l’AfD, nouveau parti de droite radicale qui avait manqué de peu la marche pour entrer au Bundestag en 2013, la chancelière devra chercher ses alliés auprès du très libéral FDP ou de Die Grünen (les Verts, parti écologiste). A moins – plus improbable – qu’elle ne décide de reconduire la Große Koalition. Peu importe la composition finale du gouvernement, la tendance ordo-libérale devrait demeurer et les concessions au grand patronat allemand s’accentuer en cas de présence du FDP au gouvernement. Suite aux excédents budgétaires fédéraux records, une baisse d’impôts est notamment envisagée.

Face à ce paysage politique éclaté et très largement dominé par la droite conservatrice, et malgré l’omniprésence de la précarité et une certaine lassitude des Allemands à l’égard de leur chancelière, le parti de gauche radicale Die Linke, né en 2007 de la fusion d’anciens communistes et de frondeurs du SPD, semble stagner dans les sondages et peine à élargir son électorat. L’élan trouble-fête initial de la fin des années 2000 et la position de troisième force au Bundestag tenue depuis 2013 sont loin derrière. Les sondages, malgré bon nombre de limites, prévoient un score aux environs de 10%, une maigre progression par rapport aux dernières élections alors que la gauche radicale a le vent en poupe sur le reste du continent. Les raisons en sont multiples, mais il semble clair que de nombreux chantiers théoriques et stratégiques vont devoir s’ouvrir dans ce parti au terme des élections de cette année.

La centralité de la question migratoire

L’un des thèmes qui a dominé la campagne électorale, contribuant assez largement à la domination sans partage de la scène politique allemande par Angela Merkel, est celui de l’accueil des réfugiés. Le pays en a accueilli plus d’un million dans la seule année 2015 et les protestations d’une partie de la population allemande, notamment le fait du groupe Pegida, ont été nombreuses. Angela Merkel a su utiliser avec succès cet accueil pour mettre en avant la dimension humaniste qu’il comprend, avant d’en restreindre très largement le flot à travers un accord avec la Turquie. Cela lui a permis de satisfaire les exigences de son allié bavarois la CSU et d’éviter une fuite trop importante des électeurs a sa droite en faveur de l’AfD. Jusqu’ici, cette stratégie de triangulation, consistant à récupérer une demande politique de l’adversaire, a fonctionné à merveille en sa faveur, de la même manière que la mise en place d’un salaire minimum, revendiqué depuis longtemps par le SPD et Die Linke.

Le parti de la gauche radicale ne traverse pas ce contexte de la même manière : les prises de position de Sahra Wagenknecht, tête de liste de Die Linke, ont donné naissance a de longs débats et a une importante contestation au sein de son parti. Il est fort probable que ses orientations soient étrillées et présentées comme les raisons d’une mauvaise performance électorale une fois les résultats connus. Bien que le parlementarisme allemand cède moins à la personnalisation de la politique qu’en France, et que le parti, tout comme les Verts et l’AfD, présente deux têtes d’affiche, Sahra Wagenknecht en est de loin la représentante la plus connue.

En effet, à la suite des viols durant les célébrations du Nouvel An à Cologne, la candidate a appelé à la déportation, de manière individuelle, des réfugiés reconnus coupables de crimes, à renforcer les effectifs de police mis à mal par l’austérité budgétaire permanente et à limiter le nombre de réfugiés accueillis. Ce faisant, Wagenknecht est allée à l’encontre de la tradition humaniste et antiraciste de son parti. Si le programme de Die Linke conserve les traits classiques de la gauche radicale – accroissement de l’aide au développement, interdiction des exportations d’armes allemandes vers les pays en développement, critique des interventions armées occidentales et des impacts du libre-échange sur les populations vulnérables… -, il est indéniable que la position du parti sur cette question est devenue beaucoup plus opaque.

L’idée que les immigrés servent en général de main-d’oeuvre bon marché au patronat allemand et que leur exploitation fait d’eux une population clé pour les propositions socio-économiques du parti fait consensus. Toutefois, le parti doit aussi prendre en compte l’inquiétude grandissante des Allemands concernant la sécurité de leurs emplois, remise en question par l’arrivée d’une nouvelle armée de réserve, et l’exaspération quant au coût de cet accueil alors que l’Etat-providence a été constamment fragilisé depuis une quinzaine d’années. Ce problème d’articulation des demandes de différents pans de la société est particulièrement présent à l’Est où l’assise électorale de Die Linke et de l’AfD est plus forte qu’ailleurs et a mené le parti à une forme de tergiversation sur la question. Ces débats font d’ailleurs écho à ceux d’autres formations de gauche radicale en Europe, cherchant à articuler de la meilleure manière l’antiracisme et l’utopie d’un monde sans frontières avec la complexité de la réalité. Pour les intéressés, voici les arguments des soutiens de ce choix discursif et ceux de ses adversaires.

“Si le programme de Die Linke conserve les traits classiques de la gauche radicale, il est indéniable que la position du parti sur la question migratoire est devenue beaucoup plus opaque.”

Pour ne rien arranger, les prises de positions de Wagenknecht et de son conjoint Oskar Lafontaine, ancienne figure du SPD, ministre des finances de Gerhärd Schröder durant à peine quatre mois et membre fondateur de Die Linke, ont fait le jeu des médias hostiles, trop heureux d’exagérer les divisions et de torpiller Wagenknecht, mais aussi de ses adversaires de “l’aile droite” de Die Linke. Les dirigeants de la région de Thuringe, land gouverné par Die Linke en coalition “rouge-rouge-vert” avec le SPD et Die Grünen, et qui n’hésite pas à participer aux déportations d’immigrés organisées par le gouvernement fédéral, sont portant peu exemplaires sur la question. Quant à “l’aile gauche” de Die Linke, à l’exception de son soutien à Sahra Wagenknecht, elle semble avoir manqué de stratégie claire depuis plusieurs années, d’après le récit de Loren Balhorn, membre berlinois de Die Linke et contributeur de Jacobin Magazine sur les thématiques allemandes. Ces chamailleries internes ne sont pas nouvelles dans un parti-cartel, mais elles tombent sans doute au pire moment, en aspirant l’énergie et la bonne volonté des militants dans des débats peu constructifs tant cette question est sujette au règne de l’émotion, au détriment des actions de campagne et des mobilisations. 

Dès sa fondation, Die Linke a en effet hérité de plusieurs décennies de cultures politiques différentes : anciens communistes d’Allemagne de l’Est du défunt parti PDS, lui-même héritier du SED, le parti unique de la République Démocratique Allemande, militants des anciens groupuscules maoïstes et du parti communiste de l’Allemagne de l’Ouest – le stalinisme et le maoïsme n’étant que de lointaines affiliations partisanes abandonnées depuis par l’écrasante majorité des militants – et transfuges du SPD en désaccord avec la politique de troisième voie néolibérale choisie par celui-ci dans les années 2000. Cette addition des forces de gauche, proche de l’ancien Front de Gauche, de Syriza en Grèce ou de Izquierda Unida en Espagne, était une réussite dans le contexte porteur de la naissance du parti en 2007 – réformes Hartz et Agenda 2010 mis en place par le SPD et mouvement pacifiste-antimilitariste suite à la participation à l’intervention occidentale en Afghanistan – mais les évolutions politiques des dernières années ont fait ressurgir des divisions.

Des orientations stratégiques a revoir ?

Le contexte politique n’est cependant pas la seule raison du creux de vague actuel, les choix stratégiques de Die Linke en sont également responsables. Suite à une percée lors des élections fédérales de 2009 et des autres élections tenues à la même période, Die Linke a en effet envoyé la majeure partie de ses militants dans les Landtage (les parlements des Länder) ou au Bundestag (le parlement fédéral, situé à Berlin) et s’est largement focalisé sur le travail parlementaire. S’en est suivi un désinvestissement de la sphère des mouvements sociaux et un éloignement vis à vis des citoyens : Loren Balhorn parle à ce sujet d’une “normalisation” qui rend le parti moins attractif aux yeux des déçus de la politique, dont l’AfD est la première à profiter. Néanmoins, celui-ci insiste sur le fait que l’apparition de Die Linke a offert un visage et une voie à la gauche radicale, mais aussi des ressources financières, matérielles et même intellectuelles via la fondation Rosa Luxemburg. Par ailleurs, le parti semble avoir pris la mesure de la nécessité de participer aux mouvements sociaux et de penser le parlement comme un miroir des confrontations et des débats de la société plutôt que comme le lieu central de l’action politique. L’initiative de Bernd Riexinger, coprésident du parti, et de Katja Kipping, figure du socialisme libertaire, dénommée “connective party”, vise à expérimenter cette stratégie “dedans-dehors” en s’intéressant en particulier aux précaires du milieu hospitalier et aux nouveaux mouvements sociaux des industries de services : fast-food, grands magasins, sécurité ou encore centres d’appels. En somme, les millions d’occupants de minis-jobs.

“Die Linke a envoyé la majeure partie de ses militants dans les Landtage ou au Bundestag et s’est largement focalisé sur le travail parlementaire. S’en est suivi un désinvestissement de la sphère des mouvements sociaux et un éloignement vis-à-vis des citoyens.”

Demeure cependant une question cruciale sur laquelle Die Linke n’a jamais été parfaitement clair : celle de la position à adopter vis-à-vis du SPD. En raison de ses scores limités et du proportionnalisme électoral allemand, Die Linke ne peut gouverner seul. Se montrer trop intransigeant sur ses demandes risque alors d’entraver les offres de coalition, d’enfermer Die Linke dans une opposition permanente et de décourager les électeurs de voter pour une force renonçant à l’exercice du pouvoir. Sauf à obtenir une très peu probable majorité de voix, Die Linke est donc condamné à former des coalitions lorsque des occasions intéressantes se présentent. Seuls deux partis ont suffisamment de poids politique et de proximité – parfois lointaine, tout de même – idéologique : Die Grünen et le SPD. Les scores des premiers sont similaires à ceux de Die Linke et ne permettent pas d’envisager une somme suffisante. Die Grünen a néanmoins suffisamment de malléabilité idéologique pour qu’on y trouve des anticapitalistes tout comme des néolibéraux, ce qui laisse un certain espace pour coopérer.

Difficile d’en dire autant du SPD, qui a abandonné le marxisme depuis le congrès de Bad-Godesberg en 1959, mis en place des mesures libérales très controversées sous Schröder et participé à deux grandes coalitions avec la CDU-CSU de Merkel (2005-2009 et 2013-2017). Toutefois, le SPD gouverne en coalition avec Die Linke en Thuringe, au Brandebourg et à Berlin. En raison de sa structure complexe faite de nombreux courants, Die Linke est régulièrement divisé sur la position à adopter vis-à-vis de du SPD : le Forum Socialisme Démocratique (Forum Demokratischer Sozialismus) et le Réseau de la Gauche Réformiste (Netzwerk Reformlinke) sont favorables à des alliances alors que d’autres courants les rejettent. La Gauche Anticapitaliste (Antikapitalistische Linke) à laquelle appartient Sahra Wagenknecht demande quant à elle des garanties minimales telles qu’un moratoire sur les privatisations ou sur la baisse des dépenses sociales. Les premiers slogans de Die Linke “Richesse pour tous” et “plus la gauche est forte, plus le pays devient juste socialement”, en plus d’être creux, semblaient tendre une main au SPD pour peu que celui-ci veuille bien lâcher un peu de lest sur certaines questions. L’année 2017, marquée par l’accession à la tête du SPD de Martin Schulz, au discours plus critique vis-à-vis de l’Agenda 2010 que nombre de ses prédécesseurs mais apparaissant cependant prêt à gouverner avec Merkel, a une nouvelle fois fait ressurgir ces débats. Cette année, Die Linke s’oriente vraisemblablement à nouveau vers l’opposition.

Que changer ?

A l’aune de ce bilan en demi-teinte – résultats corrects et enracinement confirmé d’une force importante à la gauche du SPD mais errements stratégiques – Die Linke va sans doute devoir travailler en profondeur à rendre son message plus audible. Le programme est globalement complet et certains visages bien reconnus à l’échelle nationale, mais il est temps de refaçonner la communication du parti pour qu’il cesse enfin d’apparaître en marge de la centralité politique exercée par le SPD et l’union CDU-CSU. Die Linke ne peut mener une opposition institutionnelle permanente et attendre la bonne volonté d’un dirigeant du SPD pour pouvoir mettre en oeuvre ses propositions, le cas Schulz en est la démonstration irréfutable. Peut-être qu’une figure comparable à Jeremy Corbyn ou à Pedro Sánchez émergera et transformera le SPD, mais que se passera-t’il si ce n’est pas le cas? Et si cela prend cinq ou dix ans, durant lesquels la précarité et la pauvreté continueront d’augmenter en dehors des secteurs tournés vers l’exportation qui bénéficient des conventions collectives et de la cogestion avec les syndicats?

“Die Linke doit revendiquer la centralité du jeu politique, non pas sur un axe gauche-droite vidé de sa signification par les grandes coalitions, mais sur un clivage à créer entre le peuple victime de l’ordo-libéralisme et des élites politiques et économiques dont le programme se résume à la préservation du statu-quo.”

Le choix d’une structure de parti-cartel est évidemment critiquable mais en changer paraît compliqué, au moins à court-terme. La communication du parti, elle, peut être revue bien plus rapidement. Die Linke ne peut continuer à apparaître comme l’hémisphère gauche du SPD qui lui rappelle de temps en temps son passé glorieux de défense du prolétariat. Le parti doit revendiquer la centralité du jeu politique, non pas sur un axe gauche-droite vidé de sa signification par les grandes coalitions, mais sur un clivage à créer entre le peuple victime de l’ordo-libéralisme et des élites politiques et économiques dont le programme se résume à la préservation du statu-quo. En bref, un discours populiste similaire à ceux qui ont porté en quelques années la France Insoumise, Podemos, Jeremy Corbyn ou Bernie Sanders plus proches du pouvoir que n’importe quelle force de gauche radicale depuis 30 ans. Rien ne force non plus Die Linke à conférer à Die Grünen l’hégémonie des questions environnementales. Le scandale lié au diesel, la part toujours trop importante du charbon dans le mix énergétique, les grands projets inutiles comme le nouvel aéroport de Berlin ou le projet ferroviaire Stuttgart 21 suscitent une vague de contestation qui ne peut être ignorée. On entend pourtant trop peu Die Linke sur ces sujets.

Face au peu d’entrain que suscite des élections que l’on dit jouées d’avance et à une situation sociale qui ne s’améliore pas, la demande d’une alternative monte inexorablement. Elle ne tardera pas à éclater au grand jour lorsque la phase de prospérité actuelle montrera des signes de faiblesse et que la chancelière Merkel, exténuée par 4 années supplémentaires d’exercice du pouvoir, ne saura y répondre. Merkel a certes privé ses adversaires de revendications phares comme le salaire minimum, l’accueil de réfugiés et la sortie progressive du nucléaire, et elle devrait donc vaincre par K.O. dimanche. Mais sa probable victoire écrasante ne sera pas un triomphe : elle signera l’ajournement d’une politique alternative et une résignation à la meilleure situation possible dans le carcan austéritaire, anti-inflationniste, libéral et mondialisé qui règne en Europe. La nature ayant horreur du vide, si Die Linke ne renouvelle pas rapidement son discours et sa stratégie globale, l’AfD saura en profiter. La droite radicale devrait obtenir un score comparable à celui de Die Linke, en baisse par rapport à son boom des deux dernières années. Elle va pourtant faire son entrée au Bundestag. La stabilité apparente de la politique allemande cache sans doute un avenir beaucoup plus tumultueux.