Jeremy Corbyn : « Les conservateurs vont très probablement perdre les prochaines élections »

Jeremy Corbyn in 2019. © Public domain

Qu’est devenu Jeremy Corbyn ? Pendant près de cinq ans à la tête du Labour, de 2015 à 2020, il a incarné un espoir immense pour la gauche radicale au Royaume-Uni et dans le reste du monde. Son programme ouvertement socialiste tranchait avec l’adhésion unanime au néolibéralisme et à l’austérité des conservateurs et des apparatchiks blairistes qui contrôlaient le parti d’opposition. Après un excellent résultat en 2017 – 40% des voix – qui prive Theresa May de majorité et le fait presque devenir Premier Ministre, il s’incline face à Boris Johnson deux ans plus tard, notamment en raison du projet de second référendum sur le Brexit décidé par son parti.

Depuis cet échec, on a surtout entendu parler de lui lorsque son successeur Keir Starmer a tenté de l’exclure du parti et que les médias l’ont qualifié d’antisémite – un mensonge, dont il n’est pas difficile de voir qu’il est mobilisé pour écarter la menace qu’il représente pour le statu quo. Malgré ces attaques incessantes, le député continue inlassablement de défendre les services publics, l’État social, les libertés, l’environnement, la paix et la solidarité internationale, comme il l’a toujours fait depuis ses débuts en politique. Le Vent Se Lève l’a rencontré en Belgique, dans le cadre du festival Manifiesta. L’ancien leader travailliste nous a livré son analyse sur le retour en force des syndicats outre-Manche depuis un an et plaidé pour la nationalisation de secteurs stratégiques, ainsi que des négociations de paix plutôt que la surenchère guerrière en Ukraine. Il nous a également présenté l’action du Peace and Justice Project, une structure politique qu’il a créé il y a deux ans, et donné son avis sur la prochaine séquence électorale. Entretien réalisé par William Bouchardon, avec l’aide de Laëtitia Riss et d’Amaury Delvaux.

LVSL – C’est la première fois que vous venez à Manifiesta, qui est un festival à la fois politique et musical, organisé par le Parti du Travail de Belgique (PTB). Quels types de liens entretenez-vous avec ce parti et quels sont vos combats communs ?

Jeremy Corbyn – J’ai été inspiré par l’idée de Manifiesta qui, selon moi, est similaire à la Fête de l’Humanité à Paris, à laquelle j’ai assisté à plusieurs reprises. J’aime l’idée d’un festival inclusif pour les organisations de gauche, les syndicats et les organisations de la classe ouvrière, afin qu’ils se réunissent sans chercher de divisions ou de frontières, mais en cherchant des opportunités de discussions.

Je connais le Parti du Travail de Belgique pour avoir été membre du Conseil de l’Europe, où j’ai rencontré de nombreux membres de la gauche européenne. J’ai rencontré beaucoup de leaders du PTB et je suis très heureux d’être ici. Je représente également le Peace and Justice Project avec Laura (ndlr : Laura Alvarez est la femme de Jeremy Corbyn), qui en est la secrétaire internationale et nous faisons la promotion de notre propre conférence le 18 novembre.

LVSL – Vous êtes intervenu sur scène aux côtés des dirigeants de la FGTB et de la CSC, deux grands syndicats belges, et de Chris Smalls, le fondateur du premier syndicat d’Amazon aux États-Unis. Depuis l’année dernière, le Royaume-Uni connaît une énorme vague de grèves et les syndicats sont au cœur de l’actualité. Un tel niveau de conflit social n’avait pas été observé depuis les premières années au pouvoir de Margaret Thatcher. Pensez-vous que les défaites successives du mouvement syndical ont enfin cessé et qu’une renaissance des syndicats a commencé ?

J. C. – Je connais très bien Chris Smalls et je pense qu’il est emblématique de ce à quoi ressemble la nouvelle génération de dirigeants syndicaux : c’est un jeune homme très courageux, qui travaille dans une atmosphère totalement antisyndicale et qui a pourtant réussi à recruter des gens et à faire reconnaître son syndicat sur certains sites d’Amazon aux États-Unis. Il s’agit véritablement d’une lutte herculéenne et syndiquer les travailleurs des autres sites d’Amazon aux États-Unis sera extrêmement difficile. Au Royaume-Uni, nous avons assisté à des tentatives similaires, notamment au centre Amazon de Coventry, où le syndicat GMB essaie d’organiser les travailleurs.

Jeremy Corbyn lors de notre interview. © Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

J’ai moi-même été responsable syndical avant de devenir député. Dans les années 1970, j’étais directement responsable de 40.000 syndiqués, en tant que secrétaire à la négociation pour les employés du Grand Londres. J’ai donc une grande expérience du travail syndical. À l’époque, le Royaume-Uni comptait environ 12 millions de syndiqués et le taux de syndicalisation était très élevé : environ la moitié de la population active était syndiquée. Toutefois, cette présence syndicale était fortement concentrée dans les industries lourdes et anciennes et dans le secteur public, et beaucoup moins dans les petites entreprises privées.

« Dans les années 70, la propriété publique en Grande-Bretagne représentait 52-53 % du PIB. Plus de la moitié de l’économie était entre les mains de l’Etat ! »

Le gouvernement conservateur de 1979 dirigé par Thatcher était radicalement différent de tous les autres gouvernements que la Grande-Bretagne avait connus depuis les années 1930. En fait, à bien des égards, il s’agissait d’un retour aux années 1930. Ses priorités étaient de détruire le pouvoir des syndicats et de privatiser et détruire les grandes industries manufacturières. C’est exactement ce qu’ils ont fait, ils ont privatisé tout ce qu’ils pouvaient : le gaz, l’électricité, l’acier, le charbon, l’industrie automobile, la construction aéronautique et navale, le pétrole, British Telecom, Royal Mail, etc. 

À l’époque, la propriété publique en Grande-Bretagne représentait 52-53 % du PIB. Plus de la moitié de l’économie était aux mains de l’Etat ! Cette destruction de l’industrie lourde a entraîné d’énormes pertes d’emplois dans les secteurs de l’acier et du charbon et, par conséquent, le nombre de syndiqués a commencé à diminuer. Cette tendance s’est poursuivie pendant longtemps, mais le nombre de syndiqués a recommencé à augmenter récemment.

LVSL – Diriez-vous que le vent a tourné ?

J. C. – Le vent a tourné car l’austérité mise en place depuis 2008 a conduit beaucoup de gens à ne plus se sentir en sécurité quant à leur niveau de vie. Beaucoup n’ont pas connu d’augmentation réelle de salaire depuis 15 ans. Dans certains cas, ils ont même perdu de l’argent au cours de cette période parce que leurs salaires n’ont pas suivi l’inflation. Ce sont ces revendications de hausses de salaires qui expliquent que le nombre de syndiqués a commencé à augmenter. Par exemple, le syndicat des enseignants a recruté 60.000 nouveaux membres lors de son récent conflit, et la même chose s’est produite dans d’autres secteurs économiques. Il y a donc eu une recrudescence de l’activité syndicale.

La plupart des accords conclus à la suite des récentes grèves ne sont ni des victoires par KO, ni des défaites. Généralement, les travailleurs obtiennent une augmentation de salaire correspondant au taux d’inflation. Une autre bataille importante concernait la tentative de Royal Mail (la Poste britannique, ndlr) de transformer son personnel en travailleurs indépendants, à l’instar d’Amazon ou d’autres. Cela a été complètement bloqué grâce à la mobilisation. Mais repousser quelque chose de vicieux n’est pas vraiment une victoire, donc cela n’a pas donné un énorme coup de pouce aux gens. De nombreuses luttes, comme celle du secteur ferroviaire et de la fonction publique, sont encore en cours et le récent accord pour les enseignants ne résout pas les questions de long terme.

Parallèlement à cette forte augmentation de l’activité syndicale, on observe également une forte augmentation du nombre de personnes adhérant à des syndicats dans le secteur informel. Certains de ces nouveaux syndicats ne sont pas affiliés au TUC (le Trade Union Congress regroupe la grande majorité des organisations syndicales au Royaume-Uni, ndlr). Cela n’en fait pas de mauvais syndicats, c’est juste que ceux qui sont à l’origine de ces nouveaux syndicats cherchent à représenter leurs collègues à leur manière. Il appartient aux syndicats plus anciens et au TUC de travailler avec eux. Personnellement, je suis très heureux de travailler avec tous les types de syndicats.

LVSL – En raison de l’inflation très élevée au Royaume-Uni, l’agenda politique s’est principalement concentré sur les questions sociales ces derniers temps. Mais l’autre grand combat de la gauche est la crise écologique, comme l’a encore démontré un été extrême dans le monde entier. Ici, à Manifiesta, vous avez participé à un débat liant les questions environnementales et la lutte des classes. Dans le monde entier, de nombreux partis de gauche tentent d’articuler ces deux enjeux. Quels conseils leur donneriez-vous ?

J. C. – Durant ce débat, il y a eu une très bonne intervention d’un sidérurgiste néerlandais. Ce dirigeant syndical a réussi à forcer l’entreprise à changer complètement le processus de production, en passant à une production à faible consommation d’énergie qu’on peut qualifier « d’acier vert ». Au lieu de produire dans des hauts-fourneaux ou des fours à foyer ouvert, l’entreprise met en place une production électrique et utilise des déchets plutôt que du minerai de fer pour fabriquer de l’acier neuf. Avoir réussi à obtenir ce changement de mode de production est une incroyable réussite. Pour moi, c’est l’exemple même des syndicats en action, qui parviennent à réduire les niveaux de pollution et les émissions de CO2 tout en protégeant les emplois. Je mentionne cela parce que je suis convaincu que les syndicats doivent utiliser leur pouvoir pour forcer les entreprises à être durables.

« L’échappatoire de la classe moyenne, qui consiste à s’installer dans les banlieues pavillonnaires ou à la campagne et à travailler à domicile, n’est pas une option pour la majorité de la population. »

Ensuite, ce sont les communautés ouvrières qui sont les plus frappées par la crise environnementale. Ce sont les enfants des classes populaires de Glasgow, Londres, Paris, Mumbai, Delhi, New York ou San Paolo qui subissent les pires effets de la pollution de l’air, réduisant la capacité pulmonaire et l’espérance de vie. L’échappatoire de la classe moyenne, qui consiste à s’installer dans les banlieues pavillonnaires ou à la campagne et à travailler à domicile, n’est pas une option pour la majorité de la population. Il faut assainir l’air et faire payer les pollueurs. C’est pourquoi j’aborde cette question sous l’angle de la classe sociale.

© Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

En tant que leader du parti travailliste, j’ai promu une révolution industrielle verte. Il ne s’agissait pas de condamner et de culpabiliser les gens qui conduisent un véhicule diesel pour aller au boulot ou qui travaillent dans une aciérie, mais de changer les choses et de protéger les emplois en même temps. La population ne peut pas soutenir la protection du climat si son niveau de vie n’est pas protégé en même temps. J’ai également beaucoup parlé de l’éducation à la biodiversité. Nous devons élever une génération qui comprenne que nous devons vivre avec le monde naturel, et non en opposition avec lui. Je suis très déterminé à atteindre tous ces objectifs.

LVSL – Vous avez dit que les entreprises polluantes doivent payer pour réparer les dommages qu’elles ont causés et que les syndicats sont essentiels pour changer la façon dont la production est organisée. Je ne peux qu’approuver. Mais si on veut changer la façon dont l’économie est gérée, ne devons-nous pas aussi nous battre pour la propriété publique des moyens de production, c’est-à-dire des nationalisations ?

J. C. – La propriété publique est indispensable pour les services essentiels. L’eau est un exemple évident : nous avons tous besoin d’eau, tout au long de la journée, tous les jours. C’est le besoin le plus élémentaire qui soit. Pourtant, elle a été privatisée en Grande-Bretagne par le gouvernement Thatcher pour un prix bien inférieur à la valeur réelle du secteur. Les entreprises privées qui ont racheté ce secteur ont immédiatement fait fructifier les considérables actifs fonciers dont disposaient les entreprises publiques de distribution d’eau en les vendant ou en construisant dessus. Elles ont ensuite versé d’énormes bénéfices et dividendes aux actionnaires au lieu d’investir dans de nouvelles canalisations et dans la protection de la nature. Le résultat, ce sont 300.000 rejets d’eaux usées directement dans les rivières anglaises rien que l’an dernier.

Il n’y a pas d’autre choix que de ramener les compagnies des eaux dans le giron public et de les placer sous contrôle démocratique. Elles doivent être contrôlées au niveau local, par les collectivités, en lien avec les travailleurs, les entreprises locales et les autorités publiques, avec un mandat clair en matière de protection de l’environnement ainsi que de production et de distribution de l’eau.

« La propriété publique est indispensable pour les services essentiels. »

Il en va de même pour l’énergie. Le gouvernement britannique a versé des milliards de subventions aux entreprises énergétiques, à condition qu’elles n’augmentent les prix pour les consommateurs « que » de 100 %. En d’autres termes, toutes nos factures d’électricité ont doublé, les entreprises ont réalisé d’énormes bénéfices et le gouvernement a utilisé l’argent public pour garantir le maintien de ces bénéfices. C’est une situation insensée ! Il n’y a pas d’autre solution que d’en faire une propriété publique, ce que nous soutenons fermement. Nous travaillons d’ailleurs avec We Own It (association agissant pour le retour de nombreux services dans le giron public, ndlr) et organisons une réunion la semaine prochaine pour exiger cela.

LVSL – La réunion que vous mentionnez sera organisée par le Peace and Justice Project, une organisation que vous avez créée récemment. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Quel est l’objectif de cette structure et sur quelles campagnes menez-vous ?

J. C. – Nous avons commencé à bâtir cette structure après les élections générales de 2019 (lors desquelles Jeremy Corbyn est battu par Boris Johnson, ndlr) et l’avons lancé en janvier 2021. Nous avons environ 60.000 personnes inscrites en tant que followers, qui reçoivent régulièrement des vidéos, des courriels et d’autres contenus sur nos différentes activités. Nous avons également un nombre considérable de personnes qui donnent des petites sommes d’argent pour assurer la survie du projet : le don moyen se situe entre 5 et 10 livres par mois. Nous sommes reconnaissants de ce soutien. 

« Le Peace and Justice Project se veut un foyer politique pour ceux qui ne savent plus vers où se tourner. »

Le Peace and Justice Project se veut un foyer politique pour ceux qui ne savent plus vers où se tourner. Par conséquent, il ne repose pas sur un ensemble très strict de principes politiques, mais plutôt sur de multiples campagnes thématiques. Tout d’abord, nous avons élaboré une plate-forme de cinq revendications, sur les salaires, la santé, le logement, l’environnement et la politique internationale et la paix. Ces revendications ont été élaborées avec les syndicats : nous travaillons en étroite collaboration avec le CWU (communication), le RMT (transport) et le BFAWU (industrie alimentaire). Nous travaillons ensemble contre les privatisations et sur des campagnes de défense des droits syndicaux des travailleurs de l’économie parallèle, tels que ceux de Starbucks et d’Amazon.

© Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

Deuxièmement, nous promouvons l’idée que les arts et la culture font partie du mouvement syndical, ce qui implique deux choses. D’une part, nous organisons des concerts dénommés « Music for the Many » (en référence au slogan de campagne de Jeremy Corbyn, For the Many, not the few, ndlr) dans tout le pays. A cette occasion, nous défendons nos lieux de musique vivante et salles de concert, qui risquent de fermer à cause de l’austérité et de la crise du coût de la vie. Nous avons organisé six de ces concerts jusqu’à présent et beaucoup d’autres sont à venir. À chaque fois, nous donnons l’occasion à des musiciens généralement jeunes et peu connus de jouer et nous promouvons nos différentes campagnes.

Nous écrivons également un livre intitulé Poetry for the Many, qui a déjà fait l’objet de nombreuses commandes en prévente. L’idée est née parce que je reçois beaucoup de poèmes de jeunes. Un jour, Len McCluskey (ancien secrétaire général du syndicat Unite, ndlr) et moi étions dans mon bureau pour parler de politiques et de stratégies économiques et il m’a demandé : « Pourquoi avez-vous ces livres de poésie dans votre bureau ? ». Je me suis senti offensé et lui ai dit « Et pourquoi pas ? », ce à quoi il a répondu « Je n’ai pas celui-là, je peux te l’emprunter ? » Nous avons donc décidé de rédiger ce livre, qui contient des poèmes provenant d’un large éventail de pays, et nous en préparons actuellement un autre, intitulé Poetry from the many, qui contiendra les meilleurs poèmes que nous avons reçus.

Enfin, il y a le travail international que nous effectuons avec l’aide de Laura. Nous travaillons sur des campagnes de reconnaissance syndicale avec des organisations étrangères, comme la Fédération internationale des travailleurs des transports. Nous organisons une grande conférence à Londres en novembre avec des dirigeants syndicaux du monde entier, de l’Amérique latine à l’Europe, en passant par la Russie et le Moyen-Orient. L’objectif est de travailler ensemble sur des sujets majeurs tels que le changement climatique, la justice sociale et de lutter contre les guerres.

LVSL – La lutte contre les guerres est d’ailleurs l’un des principaux thèmes de cette édition de Manifiesta. Vous avez toujours défendu la paix, comme en témoigne, par exemple, votre opposition à la guerre en Irak (Corbyn a voté contre l’entrée en guerre du Royaume-Uni, en opposition au gouvernement de Tony Blair, pourtant issu du même parti que lui, et organisé des rassemblements de plusieurs centaines de milliers de personnes pour la paix, ndlr). Même s’il y a d’autres conflits en cours, les médias occidentaux se concentrent sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Selon vous, à quoi ressemblerait un pacifisme de gauche dans ce conflit ?

J. C. – Tout d’abord, je tiens à souligner à quel point cette guerre est épouvantable et à quel point l’agression russe est une grave erreur. Cela dit, les conflits se terminent tous par des négociations et il en ira de même pour cette guerre un jour. La question, c’est combien de personnes vont encore mourir d’ici-là ? La politique des pays occidentaux et des entreprises  d’armement consistant à déverser toujours plus d’armes en Ukraine et à impliquer de plus en plus l’OTAN dans les activités militaires de l’Ukraine ne peut qu’aggraver le conflit. L’ONU et l’Union européenne n’ont, à mon avis, rien tenté pour améliorer l’accord de Minsk afin de maintenir une paix relative. Je dis « relative » parce que le conflit dans le Donbass dure depuis neuf ans déjà.

« L’ONU et l’Union européenne n’ont rien tenté pour améliorer l’accord de Minsk afin de maintenir une paix relative. »

Il doit y avoir des pourparlers de paix. Bravo à l’Union africaine, bravo aux dirigeants latino-américains et bravo au Pape pour avoir tenté d’instaurer des pourparlers de cessez-le-feu. S’ils n’ont pas lieu maintenant, ils auront lieu un jour ou l’autre. Mais combien de vies supplémentaires vont-elles être sacrifiées avant que les armes ne se taisent ? L’Ukraine et la Russie sont capables de se parler au sujet des cargaisons de céréales dans la mer Noire, leurs dirigeants sont donc parfaitement capables de faire de même pour parvenir à un cessez-le-feu. Nous devons faire pression en ce sens jusqu’au bout et soutenir ceux qui, en Ukraine et en Russie, luttent pour la paix. Je voudrais également profiter de cette occasion pour demander la libération de Boris Kagarlitsky (philosophe et sociologue marxiste russe, ancien dissident soviétique et opposant au régime de Poutine, ndlr), un vieil ami, un grand penseur, un grand militant pour la paix, qui ne devrait pas être en prison.

LVSL – Des élections auront lieu l’année prochaine au Royaume-Uni. Quels sont vos pronostics et quel rôle allez-vous jouer dans ce scrutin ?

J. C. – La date la plus tardive possible pour les prochaines élections est janvier 2025, mais j’imagine qu’elles auront lieu plus tôt. Le gouvernement est actuellement extrêmement impopulaire en raison de son incompétence et de la manière dont il a distribué des milliards de livres sterling de contrats pendant la période Covid, dont beaucoup ont été attribués sans grand contrôle aux donateurs et aux amis du parti conservateur. Par conséquent, les Conservateurs perdront très probablement les élections. 

Mais les travaillistes doivent proposer une alternative. Se contenter de gérer l’économie de la même manière, refuser d’introduire un impôt sur la fortune, refuser de suivre la politique de propriété publique mise en avant dans les deux derniers programmes travaillistes (lorsque Jeremy Corbyn dirigeait le parti, ndlr) n’encouragera pas les gens à voter pour le Labour. Donc, je souhaite qu’une véritable alternative aux conservateurs soit proposée.

Il y a d’énormes problèmes de démocratie au sein du parti travailliste. Keir Starmer a été élu à la tête du parti en promettant de démocratiser le Labour. Je ne sais pas vraiment ce qu’il a fait à ce sujet, parce que suspendre le débat local et la démocratie, imposer des candidats et utiliser sa majorité au sein du NEC (le National Executive Committee est l’instance dirigeante du parti travailliste, ndlr) pour empêcher les gens d’être candidats, ce n’est clairement pas un processus démocratique.

J’ai été suspendu en tant que membre du groupe parlementaire, mais pas du parti travailliste. Je suis membre de la section locale du Labour d’Islington North (circonscription londonienne de Jeremy Corbyn, ndlr) et j’assiste aux réunions de la section comme n’importe qui d’autre. Je ne vais pas me laisser écarter par ce processus. Il y a une grande soif de voix alternatives et radicales en Grande-Bretagne et je suis heureux d’être l’une de ces nombreuses voix.

LVSL – Outre le Peace and Justice Project, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la forme que pourrait prendre votre engagement ? Vous présenterez-vous aux prochaines élections ?

J. C. – Je suis disponible pour servir les habitants d’Islington North si c’est ce qu’ils souhaitent.

L’Union européenne et l’environnement : une mascarade néolibérale

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© Parlement européen

« Je ne suis pas pour une Europe à la carte. Quand on a autant besoin de l’Europe face au dérèglement climatique, à l’effondrement du vivant (…) je ne suis pas prêt à mettre un pied dans une logique qui signifierait la fin de l’Union européenne ». C’est ainsi que Yannick Jadot affichait son refus de toute logique de désobéissance aux règles de l’Union européenne. Cet attachement du parti écologiste aux institutions européennes est un phénomène qui dépasse largement le cas du candidat malheureux à l’élection présidentielle. Les dirigeants de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne, de leur côté, multiplient les déclarations en faveur de l’environnement depuis la nomination d’Ursula von der Leyen et de Christine Lagarde. Ces effets d’annonce passent cependant sous silence l’incompatibilité radicale entre les règles européennes édictées depuis 1992 et les impératifs environnementaux. Une dimension de la politique européenne que refusent de prendre en compte la plupart des dirigeants écologistes du Vieux continent.

L’intérêt affiché par les institutions européennes pour la question écologique provient d’abord des nécessités liées à la création du Marché unique : comme le résume l’historien Bernard H. Moss, « il était impossible de créer un marché commun sans une certaine harmonisation des normes relatives à la santé et à la sécurité »1. À l’origine donc, le désir d’éliminer les obstacles au commerce et les distorsions de concurrence constitue la principale raison d’être de la « politique environnementale » de l’Union européenne.

S’appuyant sur l’article 100 du traité de Rome2, la Communauté européenne adopte une première directive liée à l’environnement en 1967 ; elle porte sur les normes de classification, d’emballage et d’étiquetage des substances dangereuses, mais son objectif réel était bien de favoriser le commerce.3 La Communauté européenne ne s’attaque alors qu’aux problèmes environnementaux ayant un impact substantiel sur le fonctionnement du marché, d’où leur négligence en matière de protection de la biodiversité, non concernée par l’organisation de la libre concurrence et circulation des biens. Ainsi, l’environnement se conçoit comme une question technique et au domaine d’action limité à des harmonisations de réglementations nationales pour empêcher les distorsions de concurrence.

Dans les années 1980, du fait de la popularité des partis écologistes en Allemagne, aux Pays-Bas ou encore au Danemark et de l’extension de ses compétences avec l’Acte unique en 1984, la Communauté européenne intervient dans un champ plus large, fixant par exemple des premières valeurs limites sur la pollution de l’air.4 Mais à partir des années 1990, en dépit de la création de l’Agence européenne pour l’environnement réduite à un rôle consultatif, les pressions de différents lobbys se développent, comme l’illustre le rapport Molitor de 1995.5 Ce dernier, rédigé par des experts « indépendants » et des représentants de l’industrie, se plaint d’un « excès de réglementation [qui] étouffe la croissance, réduit la compétitivité et prive l’Europe d’emplois » et « entrave l’innovation et dissuade l’investissement des entreprises européennes comme des entreprises étrangères ».

L’accord de libre-échange entre l’UE et le Vietnam témoigne à nouveau de son hypocrisie en matière environnementale. Il s’accompagne d’un mécanisme de protection des investissements, qui permet aux grandes entreprises… de poursuivre le gouvernement vietnamien s’il décide de relever ses normes sociales ou environnementales !

Le rapport invite à la déréglementation de quatre secteurs principaux, parmi eux l’environnement et la législation sociale. Ces pressions vont notamment faire échouer le projet de taxe carbone aux frontières – suggéré par Jacques Chirac – et rendre beaucoup moins efficace le marché carbone mis en place en 2005 : au lieu d’une tarification carbone sur les industries pour les inciter à verdir leurs investissements, l’absence de protection aux frontières oblige l’UE à accorder des quotas gratuits (aujourd’hui encore plus de la moitié) afin d’éviter les délocalisations en dehors du marché unique. Ces quotas gratuits, en plus de l’abondance de quotas créée par la baisse temporaire des émissions à la suite de la crise de 2008, entraînent un effondrement du prix du carbone qui oscille pendant près de 10 ans entre 5 et 10€/tCO2, ce qui ne permet pas d’entraîner une modification écologique des investissements. Depuis lors, on observe une réduction nette des dossiers de procédures législatives ordinaires impliquant la Commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire (ENVI) au sein du Parlement européen – de 30% sous la Commission Prodi (1999-2004) à 5% sous la Commission Juncker (2014-2020).6

Dans une contribution collective, les chercheurs Wyn Grant, Duncan Matthews, et Peter Newell concluent : « l’asymétrie du pouvoir entre les entreprises et les associations de défense de l’environnement ne devrait pas être une surprise dans une organisation dont l’objectif principal est de créer et de développer un marché intérieur ».7 C’est donc à l’aune de ces racines bien particulières de la « politique environnementale » de l’Union européenne que l’on doit juger l’action actuelle de celle-ci.

Le mirage de la « neutralité carbone » 

Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’Union européenne n’a pas abandonné ses néolibéraux dans sa politique environnementale. Ursula von der Leyen a bien tenté de « sortir le grand jeu » en décembre 2019 avec sa présentation du Pacte vert européen – véritable man-on-the-moon moment pour l’Europe. Ce Pacte repose sur une dissociation durable entre « la croissance économique et […] l’utilisation des ressources »8, un découplage que l’Agence européenne pour l’environnement juge elle-même « peu probable » avec les paramètres actuels.9 C’est sur ce socle que s’établit une politique environnementale européenne inconséquente et volontairement dépourvue de moyens.

L’objectif, pour l’UE, d’atteindre la « neutralité carbone » en 2050 a fait l’objet d’une importante médiatisation. Celui-ci équivaut pourtant à une forme de greenwashing, car cette notion ne peut se définir qu’à l’échelle de la planète. La « neutralité carbone », en effet, ne prend en compte que les flux polluants sortants des produits. Elle ne comptabilise aucunement les émissions de CO2 générées par la production d’un objet importé en Europe. Peu importe, donc la pollution générée en amont des importations européennes, pourvu que l’utilisation de ces produits sur le sol européenne soit propre ! Pire : les quelques normes qui pourraient être édictées pour verdir le système productif européen risquent d’accroître la tendance des entreprises européennes à la délocalisation – délocalisant du même coup la pollution, mais ne la réduisant nullement à l’échelle globale.

Comme l’illustrent les âpres négociations lors de l’été 2020 aboutissant à un plan de « relance » dérisoire10, la position inflexible des pays « frugaux » contribue à ces différents manques étudiés d’une politique environnementale finalement sans ambition. Au sein même du collège, Ursula von der Leyen est sujette à une défiance grandissante, pour son « exercice du pouvoir vertical et solitaire » selon un fonctionnaire européen11, mais aussi parce qu’elle doit faire face à la défense des intérêts nationaux par certains commissaires comme la Suédoise Ylva Johansson aux Affaires intérieures, qui s’inquiète de la stratégie de la Commission sur les forêts qui jouent un rôle important dans l’économie de son pays.12 Sur les questions environnementales, la Direction générale pour le Climat et l’Agence européenne pour l’environnement, plus progressistes, paraissent bien isolées – et impuissantes face aux directions générales de la Concurrence, du Budget, des Affaires économiques et financières, de la Fiscalité et de l’union douanière, et du Commerce qui sont sur une ligne néolibérale assumée !

S’ajoute une division entre Europe de l’Ouest et de l’Est, la partie orientale du continent ayant un mix énergétique beaucoup plus riche en charbon que l’Ouest, d’où de fortes réticences face à un Green Deal, quel qu’en soit le contenu – qui, à l’image de l’intégration européenne, accentue alors les disparités entre États plutôt que d’entraîner une convergence.13 C’est ce que résument Asya Zhelyazkova and Eva Thomann : « alors que certains États-membres ne respectent pas les règles environnementales de l’UE, d’autres mettent en œuvre des politiques plus ambitieuses que ce que l’UE exige officiellement ».14

Enfin, l’influence des lobbies réduit un peu plus l’impact de la politique environnementale européenne. Comme le remarquent Nathalie Berny et Brendan Moore, notamment spécialistes de l’organisation des groupes d’intérêts à Bruxelles, « l’arrivée de COVID-19 a fourni aux intérêts des milieux d’affaires une occasion inattendue de faire pression pour une mise en œuvre plus lente et des objectifs plus faibles ».15 En juillet dernier, des groupes industriels majeurs publiaient un rapport condamnant les propositions européennes en matière environnementale.16 Si des ONG et associations écologiques puissantes existent et offrent une résistance, elles font face à des intérêts bien plus puissants.

Il faut donc sortir de la naïveté : la seule « volonté politique » agitée par la gauche social-démocrate pour réformer l’UE ne suffira pas pour concrétiser un plan écologique ambitieux de la part de celle-ci, au vu du rapport de force en place et de l’absence de consensus sur plusieurs plans au sein de l’UE. Les gouvernements de la majorité des pays, ainsi que de puissants intérêts économiques, ne souhaitent aucunement un tel dispositif.

Il est paradoxal que la plupart des mouvements écologistes européens ne prennent pas en compte cet état des rapports de force, et se contentent de psalmodier que la solution réside dans une fédéralisation européenne accrue – comme si les institutions européennes et le cadre européen lui-même ne constituaient pas des obstacles décisifs à la mise en place d’une politique environnementale. 

Un libre-échangisme zélé

Ce n’est pas la politique commerciale, compétence exclusive de l’Union, qui va rattraper les maigres ambitions écologiques de cette dernière. En continuant à ignorer ses émissions sur son territoire calculées en net (émissions importées moins les émissions exportées), elle réaffirme son credo libre-échangiste originel. Rappelons que la mise en place d’une taxe carbone aux frontières évoquée plus haut a échoué du fait de l’opposition des libre-échangistes de la Commission. 

Là encore, l’Union européenne offre une communication enjolivée sur les Chapitres sur le commerce et le développement durable (CDD) inclus depuis 2011 dans les accords de libre-échange (ALE). Ces chapitres engagent l’UE et son partenaire commercial à respecter, entre autres, « les normes et les accords internationaux en matière de travail et d’environnement », à « pratiquer un commerce durable des ressources naturelles, […] lutter contre le commerce illégal des espèces de faune et de flore menacées et en voie d’extinction ».17 Ici encore, ces déclarations d’intention se heurtent à la réalité. Un des membres du groupe consultatif sur la mise en œuvre du CDD dans le cadre de l’accord commercial signé en 2011 entre l’UE et la Corée du Sud – premier accord à inclure un tel chapitre – le reconnaît : « le comportement de l’UE en ce qui concerne le CDD est […] hypocrite ».18 En effet, la chercheuse néerlandaise Demy van ‘t Wout, à partir des accords de libre-échange de l’UE avec la Corée du Sud, le Canada et le Japon, montre qu’en l’absence de mécanismes de sanction en cas de non-respect des différents accords internationaux sur l’environnement, le chapitre apparaît « sans importance pour la Commission », étant simplement inclus « pour lui donner une bonne image à l’échelle mondiale ».19 Bref, ce chapitre ressemble à du greenwashing plus qu’autre chose.

Plus récent encore, l’accord de libre-échange entre l’UE et le Vietnam, entré en vigueur à l’été 2020 montre de nouveau l’hypocrisie de l’UE en matière environnementale. Cet accord de libre-échange s’accompagne d’un mécanisme de protection des investissements, qui accorde des droits aux grandes entreprises sur leurs intérêts commerciaux au Viêt Nam. Les entreprises européennes, en cas d’investissement dans ce pays, pourront poursuivre le gouvernement vietnamien si, par exemple, le pays décide de relever les normes réglementaires en matière de travail ou d’environnement considérées comme néfastes pour les entreprises. C’est ici que réside une contradiction majeure de l’accord UE-Vietnam. Si le Vietnam prend des mesures pour mettre en œuvre les clauses de durabilité qu’il a convenues avec l’UE, il devient vulnérable aux contestations judiciaires des grandes entreprises.20 De tels manques ont continuellement été dénoncés par les eurodéputés, et ce dans la quasi-indifférence de la Commission européenne.

La maigreur des instruments budgétaires apparaît comme un obstacle de taille pour mener une politique écologique ambitieuse. Même la gauche la plus pro-européenne le reconnaît

Ce chapitre communicationnel ne doit pas non plus cacher les effets environnementaux du libre-échange en lui-même. Un tel credo dans la politique commerciale de l’UE implique en effet l’intensification des échanges internationaux et avec lui la croissance des émissions de gaz à effet de serre. Or les émissions liées aux échanges de biens et services représentent un quart des émissions mondiales totales de CO2.21 L’accroissement des échanges qui est l’un des objectifs clairement affichés de l’UE derrière ces accords commerciaux – où l’élimination des barrières douanières offre de nouveaux débouchés pour les industriels allemands en particulier – ne résoudra pas la crise climatique. Bref, une nouvelle absurdité de la politique environnementale de l’UE. Et les appels de certains pour inverser la tendance apparaissent bien risibles : on voit mal comment une organisation affirmant son libre-échangisme zélé depuis 195722 prendrait d’un coup une voie opposée. 

Impasse des instruments

Avec ses Etats-membres, l’UE adopte une même posture qui cache l’absence de moyens opérationnels pour mettre en place les différentes actions écologiques, et surtout la pauvreté des instruments mobilisés sur cet enjeu. La maigreur des instruments budgétaires apparaît comme un obstacle incontournable pour mener une politique écologique ambitieuse. Même la gauche la plus pro-européenne, de Yanis Varoufakis à Aurore Lalucq, le reconnaît.23 Le rejet de la dépense publique poursuit les institutions européennes, et permet de comprendre la place prise par les entreprises dans leur stratégie environnementale. Le budget européen n’a que très peu de fonds. Au total, quand la France – 17,5% du PIB de l’UE – dépense presque 32,5 milliards annuellement, ce qui est déjà considéré comme insuffisant, l’UE prévoit de dépenser 100 milliards sur 10 ans…

Cette méfiance vis-à-vis de la dépense publique reflète alors la logique d’une écologie de marché s’illustrant par la volonté « d’inciter par le prix » , et d’organiser la libre concurrence avec l’espoir affiché que celle-ci entraînera les entreprises à réduire leurs comportements polluants. Et en les mettant en centre du jeu d’une telle façon, l’Union européenne fait pourtant preuve, une nouvelle fois, d’inconséquence. Par exemple, les obligations vertes pourront être vendues à de grands groupes gaziers et pétroliers, qui pourraient utiliser le financement par ces obligations pour des projets éoliens ou solaires, tout en maintenant, voire en augmentant, leurs investissements dans les infrastructures fossiles.24 Comme le chercheur Paul Schreiber le résume, « le cadre européen pour les obligations vertes, tel qu’il est mis en place actuellement, ne se situe pas au niveau de l’entreprise, mais au niveau du pays. Et il délègue le travail de conformité à une partie privée ». Car c’est effectivement une agence de notation privée, Vigeo Eiris, qui vérifiera le respect des normes bien légères par les entreprises usant de ces obligations…

Même constat pour le Fonds de transition juste, créé pour aider les régions qui dépendent davantage que les autres des énergies fossiles – particulièrement en Europe de l’Est – à assurer leur transition énergétique durable, mais risque en fait de subventionner les grandes entreprises existantes qui exploitent les énergies fossiles.25

Enfin, sur la taxonomie verte que prépare la Commission, l’inclusion des investissements dans l’énergie nucléaire, initialement recommandée par les experts chercheurs de la Commission26, soutenue par la France, mais fortement contestée par un groupe autour de l’Allemagne pourrait vraisemblablement se payer de l’inclusion parallèle du gaz (considéré comme « vert » car émettant 2 fois moins de CO2 que le charbon …) après des mois de bataille d’influence entre français et allemands.27

On retrouve une hypocrisie similaire avec le projet de la taxe carbone aux frontières, officiellement dénommé « mécanisme carbone d’ajustement aux frontières ». Celle-ci est destinée à remplacer les quotas gratuits d’émissions carbones pour préserver la compétitivité des industries lourdes et éviter les fuites de carbone que pourrait générer une politique européenne plus ambitieuse. Mais comme l’explique Eline Blot, analyste spécialisée dans le commerce au sein du groupe de réflexion Institute for European Environmental Policy, la proposition de la Commission « semble prolonger, plutôt qu’accélérer, la suppression progressive des quotas gratuits accordés à l’industrie européenne ».28 Ces quotas, très critiqués en dehors de l’UE car considérés comme des aides d’Etat, seront progressivement supprimés entre 2026 et 2035 à raison de -10% par an quand le mécanisme entrera en vigueur en 2024 ou 2025. Autrement dit, ce mécanisme ne servira pas à grand-chose sur le plan environnemental avant 2030.

On voit donc bien que la conception portée par l’UE de l’entreprise et de la libre concurrence comme leviers d’une politique écologique permet d’alléger les contraintes pesant sur les acteurs économiques. C’est le constat des politistes Asya Zhelyazkova et Eva Thomann : « la mise en œuvre reste le talon d’Achille de la politique européenne, contribuant au maintien de résultats environnementaux divers sur le terrain dans les États membres ».29

Par exemple, le fameux scandale du Dieselgate en 2015 montre qu’une directive européenne de 2007 fixant des limites sur les émissions de gaz d’échappement des nouveaux véhicules vendus dans les États membres de l’UE a été ignorée par l’Allemagne – et donc Volkswagen. Dans un autre domaine qu’est celui de la politique de l’eau, un rapport de l’Assemblée nationale publié il y a deux ans pointait les problèmes posés par la politique agricole intensive et celle de la concurrence instaurées par l’UE, entravant une bonne gestion de l’eau et empêchant d’atteindre des objectifs fixés par l’UE elle-même dans une directive-cadre de 2000.30 La politique européenne de l’eau fut pourtant entamée dès les années 1970, avec un même échec du fait d’une part d’un manque d’instruments pour tester les résultats et d’autre part d’un excès de règles contradictoires. On notera enfin que la plupart des moyens budgétaires sur le plan environnemental seront laissés aux Etats-membres.

Un volet social soigneusement ignoré

On aurait tôt fait de passer sous silence les conséquences sociales de ces accords de libre-échange et, plus largement, du modèle ordo-libéral de l’Union européenne, qui confine la portée de ses effets d’annonce écologistes aux classes sociales qui en bénéficient. Rappelons, comme le fait Bernard H. Moss31, que les partis écologistes européens effectuent des scores importants au sein des classes moyennes et supérieures, urbaines et diplômées. Dans le triangle d’incompatibilité entre une politique sociale, une politique écologique et une défense orthodoxe du marché unique, il semblerait que les institutions européennes aient tranché depuis belle lurette… 

Symptôme de cette approche transclassiste de l’écologie, le marché carbone ETS pourrait, avec son extension au transport routier et au résidentiel, toucher autant les consommations vitales qu’élitaires. Une approche contraire à celle de la Convention Citoyenne pour le Climat qui suggérait d’interdire d’abord toutes les émissions ostentatoires comme les vols intérieurs, jets privés et yachts.

On voit là toutes les limites d’une écologie ignorante de la question sociale, et le risque d’un durcissement autoritaire dans la mise en place de sa politique. Car comment croire que les réformes de l’assurance-chômage et des retraites, que doit mettre en place le gouvernement français pour bénéficier du plan de « relance » européen, pourront faciliter l’adhésion populaire à une politique environnementale ?

Ce manque de consensus explique également un problème pointé par des chercheurs dans cette Europe à plusieurs vitesses sur le plan environnemental : un « suivi de l’application par les institutions européennes […] souvent très long ».32 Cette lenteur engendre évidemment des conséquences encore plus graves dans le domaine de l’environnement que d’autres. Par exemple, l’arrêt début septembre de la CJUE a interdit aux entreprises de l’UE de combustibles fossiles d’utiliser un mécanisme inscrit dans le Traité sur la charte de l’énergie (TCE) signé en 1994 leur permettant de réclamer des compensations aux Etats-membres qui décidaient de réduire progressivement l’emploi des énergies fossiles. Il a fallu donc attendre 27 ans pour la mise en place de cette norme élémentaire…

La taxe carbone aux frontières ne rentrera ainsi en vigueur qu’en 2026 et au prix de nombreux renoncements, eux-aussi fruits d’un compromis entre Etats.34

Face à ces multiples obstacles dans la mise en place d’une politique écologique à l’échelle européenne, la gauche pro-européenne, notamment emmenée par les Verts allemands, n’est pas avare en propositions. Elle suggère par exemple la mise en place d’un mécanisme de sanction dans les CDD des accords de libre-échange. Mais une telle proposition passe sous silence plusieurs aspects : parmi eux, l’absence de consensus au sein de l’UE à l’origine de l’absence de ce mécanisme comme le font valoir de nombreux spécialistes du sujet35 mais aussi l’indifférence continue de la Commission à de telles réformes – les « pressions » des parlementaires européens pour la mise en place de ce mécanisme n’ont cessé, en vain, depuis dix ans.

Peut-on sérieusement imaginer l’UE se faire la promotrice de la dépense publique, des monopoles publics, comme le fait la gauche social-démocrate en agitant ses tribunes pour un « Maastricht vert » ?36 Une écologie sans contrepartie sociale serait inconséquente et, là encore, l’UE pose de tels blocages pour une politique de transformation sociale37 qu’envisager un renversement relève de la chimère – alors même que le retour de l’austérité semble bien programmé.38

En rendant compte du rapport de l’UE à l’environnement, on perçoit donc mieux les contradictions fondamentales de celle-ci : conçue à l’origine comme une organisation économique visant à éliminer les barrières douanières, ses dogmes ordo-libéraux – libre-échange, concurrence libre et non faussé, libre circulation des biens et des services, austérité – rendent peu crédibles ses prétendues ambitions écologiques.

La gauche européiste répondra sûrement, qu’à un problème mondial – qu’est le changement climatique – il faut une solution mondiale et privilégier des échelons supérieurs. Il serait fou de nier qu’une politique écologique ambitieuse à l’échelle d’un État-nation comme la France – qui représente 1% des émissions mondiales – puisse, à elle seule, sauver le climat. Mais, au lieu de renoncer à cette ambition au prix de compromis dangereux à l’échelle européenne, elle pourrait au moins accélérer sa transition et montrer la voie à suivre pour les autres pays. Par une étrange ruse de la raison, peut-être la rupture avec l’Union européenne sera-t-elle la voie qui permettra d’entraîner le Vieux continent sur les chemins de la transition…

Notes :

[1] Bernard H. Moss, Monetary Union in Crisis The European Union as a Neo-Liberal Construction, 2005, p. 65.

[2] « Le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission, arrête des directives pour le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont une incidence directe sur l’établissement ou le fonctionnement du marché commun ».

[3] The Effectiveness of EU Environmental Policy, 2000, page 9

[4] https://op.europa.eu/fr/publication-detail/-/publication/7009e799-035c-4178-99d0-768e83342cc9/language-fr

[5] https://ec.europa.eu/dorie/fileDownload.do?docId=264419&cardId=264419

[6] Environmental Policy in the EU, 2021, page 343

[7] The Effectiveness of EU Environmental Policy, page 65

[8] https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:b828d165-1c22-11ea-8c1f-01aa75ed71a1.0022.02/DOC_1&format=PDF

[9] https://www.eea.europa.eu/publications/growth-without-economic-growth

[10] https://lvsl.fr/plan-de-relance-europeen-la-farce-et-les-dindons/

[11] https://www.contexte.com/article/pouvoirs/a-la-commission-methode-style-ursula-von-der-leyen-ne-prend-pas_138144.html

[12] https://www.euractiv.fr/section/plan-te/news/green-package-unleashes-criticism-against-von-der-leyen-inside-the-college

[13] https://courrierdeuropecentrale.fr/la-pologne-mauvaise-eleve-de-la-lutte-contre-le-rechauffement-climatique-en-europe-a-lest-du-nouveau-2/https://www.courrierinternational.com/article/ecologie-un-vent-de-lest-contre-le-green-deal-de-la-commission-europeenne

[14] Environmental Policy in the EU, page 236

[15] Environmental Policy in the EU, page 162

[16] https://euobserver.com/climate/152407

[17] https://ec.europa.eu/trade/policy/policy-making/sustainable-development/#_trade-agreements

[18] https://link.springer.com/content/pdf/10.1007%2Fs10308-021-00627-1.pdf (page 15)

[19] https://link.springer.com/content/pdf/10.1007%2Fs10308-021-00627-1.pdf (page 15)

[20] https://left.eu/issues/explainers/the-eu-vietnam-free-trade-agreement-an-explainer/https://doi.org/10.3390/su13063153

[21] https://publications.banque-france.fr/les-emissions-de-co2-dans-le-commerce-international

[22] « En établissant une union douanière entre eux, les États membres entendent contribuer, conformément à l’intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et à la réduction des barrières douanières » (article 110 du traité de Rome).

[23] https://www.mediapart.fr/journal/international/140721/pacte-vert-europeen-des-ambitions-mais-peu-de-contraintes?onglet=fullhttps://www.theguardian.com/commentisfree/2020/feb/07/eu-green-deal-greenwash-ursula-von-der-leyen-climate

[24] https://euobserver.com/climate/152844

[25] https://euobserver.com/climate/152819

[26] Même si la France, entourée de plusieurs alliés, pourrait finalement renverser la tendance : https://www.euractiv.com/section/energy-environment/news/10-eu-countries-back-nuclear-power-in-eu-green-finance-taxonomy/

[27] https://www.euractiv.com/section/energy-environment/news/germanys-spd-pushes-for-inclusion-of-gas-in-eu-green-finance-taxonomy/

[28] https://euobserver.com/climate/152460

[29] Environmental Policy in the EU, page 236

[30] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/due/l15b2495_rapport-information.pdfhttps://www.vie-publique.fr/en-bref/272579-lassemblee-nationale-evalue-la-politique-europeenne-de-leau

[31] Monetary Union in Crisis The European Union as a Neo-Liberal Construction, page 65

[32] Environmental Policy in the EU, page 236

[33] https://www.mediapart.fr/journal/international/140721/pacte-vert-europeen-des-ambitions-mais-peu-de-contraintes?onglet=full

[34] https://euobserver.com/climate/152460

[35] https://link.springer.com/content/pdf/10.1007%2Fs10308-021-00627-1.pdf

[36] https://www.lejdd.fr/International/UE/tribune-il-faut-passer-a-un-maastricht-vert-3788816

[37] https://www.contretemps.eu/proletaires-europe-durand/

[38] https://euobserver.com/climate/152882

Guillaume Pitron : « Le numérique n’a pas été conçu pour être vert »

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Guillaume Pitron consacre son dernier livre L’enfer numérique : voyage au bout d’un like (Les liens qui libèrent, 2021) à déconstruire le mythe de la pseudo-immatérialité du numérique. Data centers polluants, câbles sous-marins tentaculaires, métaux rares extraits au mépris des normes environnementales… les fondements matériels de l’industrie digitale sont peu apparents mais cruciaux pour comprendre son fonctionnement. Le coût écologique des GAFAM commence ainsi tout juste à être pris en compte. Face aux critiques émises les géants du numérique, ceux-ci se livrent à une savante opération de greenwashing. Entretien réalisé par Pierre-Louis Poyau.

Le Vent Se Lève – À la lecture de votre ouvrage, la dématérialisation de l’économie, tant vantée depuis des années, semble relever de l’illusion la plus totale. Comment se fait-il que l’avènement des technologies digitales se traduise au contraire par une consommation croissante de ressources ?

Guillaume Pitron – Les technologies digitales sont faites de matières premières. Au vu de leur complexité, elles nécessitent toujours plus de matière première, dans une grande variété, aux propriétés chimiques peu communes. Je prends l’exemple d’un téléphone portable : aujourd’hui, il contient entre 50 et 60 matières premières, contre une dizaine pour un téléphone des années 1960 et 30 pour un téléphone des années 1990. On observe donc une inflation de l’usage de matière premières. Parce qu’un téléphone aujourd’hui, ça ne sert pas qu’à téléphoner. Il sert à rencontrer l’âme sœur, commander une pizza, prendre une photo, se géolocaliser, etc. L’inflation des ressources s’explique par la multiplicité des usages permis par les les technologies numériques.

Par ailleurs, ces technologies sont extrêmement puissantes. Un téléphone aujourd’hui contient sous sa coque plus de puissance que l’ensemble des outils informatiques qui ont permis d’envoyer l’homme sur la lune. Pour parvenir à une telle performance, il faut toujours plus de métaux aux propriétés extraordinaires, qu’on appelle souvent les métaux rares. Ils sont dilués dans l’écorce terrestre, leur raffinage est particulièrement complexe et il faut mobiliser beaucoup de ressources : électricité, produits chimiques, etc. La dématérialisation est donc une multi-matérialisation, puisqu’il faut toujours plus de ressources pour parvenir à fabriquer les technologies numériques. Les avancées technologiques que nous connaissons se traduisent par une utilisation toujours plus variée de tous les éléments de la table de Mendeleïev. La marche de la dématérialisation est en réalité une grande marche historique vers toujours plus de matérialisation. Ce discours de la dématérialisation vient se fracasser sur cette réalité.

NDLR : Pour une synthèse sur les métaux rares, lire sur LVSL l’article de Nathan Dérédec « Métaux rares : l’empire global de la Chine »

LVSL – Les années qui viennent devraient voir la multiplication non seulement d’objets mais également d’êtres vivants connectés. Vous évoquez ainsi l’exemple d’un père recevant sur son téléphone des alertes lorsque le taux de sucre dans le sang de sa fille diabétique devient trop élevé. C’est ce que vous qualifiez d’« internet du tout ». Ce n’est pas sans rappeler un épisode de la série télévisée technocritique Black Mirror, qui met en scène une mère espionnant les faits et gestes de sa fille grâce à une puce intégrée. Est-ce aujourd’hui la science fiction qui nous permet de penser de la manière la plus pertinente l’avenir du numérique ?

G. P. – Je pense que la science fiction excite les imaginaires. Qui a envoyé l’homme sur la lune sinon Hergé ? Il y a toujours, à l’amorce d’une révolution technologique, un imaginaire créé notamment par la littérature. La science fiction permet de se projeter dans un univers plus ou moins réaliste. À propos de Black Mirror, on pourrait presque parler d’anticipation : à certains égards, on est déjà dans la réalité. Entre la puce sous la peau et le téléphone à la disposition du père pour sa fille diabétique, nous sommes dans des phénomènes très proches. D’une certaine manière, ce n’est plus la science fiction qui rejoint la réalité mais la réalité qui rejoint la science fiction.

Permettez-moi un pas de côté. Pour enquêter, je me figurais parfois des scénarios possibles, en me demandant s’ils pouvaient être réalistes. Prenons l’exemple du chapitre 8 sur la finance passive. Je me suis d’abord demandé si l’usage, dans le monde de la finance, d’un nombre de plus en plus important de machines paramétrées pour prendre des décisions pouvait aboutir à des conséquences environnementales non prévues. Et c’est le cas, la finance passive est plus gourmande en énergies fossiles, notamment en charbon, que la finance active. En partant du résultat pour arriver à la cause, on a réalisé que ça existait réellement. Dans la méthode et l’enquête, il faut parfois être dans l’anticipation.

LVSL – Le terme d’agnotologie, inventé dans les années 1990 par l’historien des sciences Robert N. Proctor, désigne l’étude de la production du doute ou de l’ignorance. Il a été utilisé par les historiens travaillant sur la façon dont les pollutions industrielles ont été occultées par le patronat et les pouvoirs publics au cours du XIXe siècle. Assiste-t-on aujourd’hui à un phénomène similaire avec les pollutions numériques ? Vous évoquez le rôle des premiers théoriciens d’internet, des publicitaires et des designers

G. P. – Je pense que le numérique n’a pas été conçu pour être « vert » ou pour régler un quelconque problème environnemental. À mon sens il n’y pas non plus, au départ, de greenwashing ou d’intention de cacher quoi que ce soit. Cette tentative de relier internet aux questions environnementales est venue après. Je pense qu’elle est apparue très récemment, il y a moins d’une dizaine d’années, dans un contexte de prise de conscience de la gravité de la crise climatique. C’est à ce moment que l’industrie du numérique commence à faire du greenwashing, à établir cette connexion entre numérique et environnement. C’est à partir de là qu’on commence à entendre ce discours du numérique qui va sauver la planète. On l’a encore entendu lors de la COP26, c’était très prégnant. Ces discours sont apparus parce qu’il y a un enjeu de réputation à la clé. Ils sont à mon avis fallacieux. Il ne s’agit même plus de fabrique du doute ou de l’ignorance, c’est la fabrique d’une réalité alternative. L’industrie n’a pas dit « on ne sait pas », elle a affirmé, chiffres précis à l’appui, que le numérique permettait une réduction des émissions de CO2, qu’il allait sauver la planète, etc. L’industrie a été capable de prendre tôt le sujet à bras le corps et d’imposer son narratif. Il s’agit aujourd’hui de le déconstruire pour en proposer un autre.

LVSL – Peut-on vraiment parier sur une auto-régulation des multinationales du numérique ou sur une régulation fondée sur les mécanismes du marché ? Vous évoquez l’échec des crédits d’énergie verte, qui ne sont pas sans faire écho au marché carbone issu du protocole de Kyoto en 2005.

G. P. – Il y a aujourd’hui une pression de plus en plus forte qui pèse sur les entreprises du numérique, sur leur action climatique. D’abord au sein même de ces entreprises : chez Google et Amazon, des pétitions circulent pour demander la diminution des émissions. De l’extérieur surtout. Historiquement, la critique a été portée par Greenpeace, qui est aujourd’hui moins active sur ce sujet. Mais d’autres ONG prennent le relais et font pression, il y a un enjeu de réputation. Les entreprises essaient donc de verdir leur mix électrique, leur approvisionnement d’électricité. L’une des premières réponses à apporter, pour les entreprises, consiste à pouvoir dire qu’elles consomment moins de charbon. Ces entreprises sont d’ailleurs très actives : les GAFAM ont un mix électrique infiniment plus vert que la moyenne mondiale.

Pour autant, il y a des tour de passe-passe comptables, notamment ces crédits d’énergie verte qui sont une escroquerie intellectuelle, pour reprendre les mots de Philippe Luce que j’interroge dans le livre. Une entreprise produit de l’électricité verte et vend cette production, d’un point de vue strictement comptable, à une autre entreprise qui lui achète à un coût fixe. Les sommes versées doivent être réinvesties dans le déploiement des énergies vertes. Cela permet à Netflix de prétendre que son mix électrique est 100% vert, ce qui n’est absolument pas le cas : Netflix dépend, pour son stockage d’informations, d’Amazon Web Service, qui n’est pas une entreprise propre sur ce plan là. C’est doublement fallacieux : d’une part l’entreprise prétend être verte alors qu’elle ne l’est pas, d’autre part ce mécanisme ne permet pas générer suffisamment de fonds pour pouvoir réellement accélérer le déploiement des énergies vertes. C’est évidemment discutable de penser que le marché pourra régler ces problèmes par lui-même, la puissance publique doit toujours plus s’en mêler pour pouvoir assainir tout cela.

LVSL – Plusieurs mesures pourraient selon vous êtres mises en place par la puissance publique : l’établissement de forfaits dont le prix serait fonction des données consommées, etc. Le salut vient-il de la régulation étatique ?

G. P. – Je pense qu’il doit évidemment venir de la régulation étatique. Se pose aujourd’hui la question d’un interdit, ou tout du moins d’une limite à la consommation de certains produits numériques. Une baisse concrète de la pollution générée par internet passe nécessairement par une consommation moindre. Or nous n’en prenons absolument pas le chemin. Néanmoins, s’il faut relever quelques actions prises par les États, ce qui me frappe est la tentative de régulation des plateformes de réseaux sociaux. Aux États-Unis, en Australie, en Europe, en Chine, toutes sortes de mesures législatives sont prises pour mieux encadrer les réseaux sociaux, notamment l’accès des jeunes à ces réseaux. En l’occurrence l’État n’intervient pas pour des raisons écologiques mais au nom de la protection des mineurs. Mais cela montre que seule la loi est en mesure de mettre des barrières. On ne pourra pas faire sans, mais il faudra également qu’émergent de nouveaux modes de consommation. Le consommateur est totalement désensibilisé aux pollutions générées par le numérique, notamment parce qu’il consomme des services qui n’ont pas de prix. L’idée d’établir des forfaits dont le prix serait fonction des données consommées permettrait de remettre de la modération dont la consommation. Or c’est un outil de marché. Je ne pense pas qu’il faille nécessairement opposer régulation étatique, outil de marché et responsabilisation du consommateur, c’est un tout.

LVSL – Vous évoquez la confiance de certains industriels dans des avancées technologiques qui permettraient à un internet plus « vert » de voir le jour. Ainsi des progrès de la physique quantique, qui pourraient permettre de réduire la taille d’un data center à celle d’un livre. Ce n’est pas sans faire écho, en ce qui concerne le réchauffement climatique, aux espoirs placés par certains dans la géo-ingénierie. Pensez-vous que tout cela soit crédible ?

G. P. – Il faut en effet constater que pas un jour ne passe sans qu’on nous annonce l’avènement d’une nouvelle technologie censée permettre une gestion plus efficiente de l’information, un stockage plus efficace, etc. Ce serait une sorte de cercle vertueux, la bonne technologie venant corriger les effets néfastes de la technologie dont on s’est rendu compte après-coup des défauts. Il s’agit effectivement d’un véritable solutionnisme technologique.

Il y a un problème de concordance des temps dans le débat qui oppose les critiques et ceux qui soutiennent ces technologies. Le critique regarde ce qu’il se passe aujourd’hui quand le technologue regarde ce qu’il se passe demain. Quand on fait le constat d’un problème à un instant T, en 2021, souvent la réponse du technologue consiste à dire : « Pourquoi vous vous intéressez à cette question là puisque le futur lui a déjà donné tort, puisque les technologies futures vont régler le problème ? ». Personnellement, j’ai eu l’occasion de faire un débat sur BFM business avec un monsieur charmant qui s’appelle David Lacombled, dirigeant du think tank La villa numeris. Quand je pointais un problème, il ne niait pas la réalité de ce dernier mais sa manière de répondre consistait à opposer à la réalité un futur certain, qui donnerait tort à mon présent. A propos des data centers, il était ainsi convaincu que de nouvelles technologies permettraient bientôt de stocker de manière plus efficiente. C’est un procédé rhétorique qui me fascine. C’est pour moi de la réalité alternative, on ne regarde plus le présent. C’est extrêmement dangereux dans le débat. Si on applique cela à tous les débats, on ne parle plus du présent. Le futur, c’est quand ? Dans deux ans, dans cinq ans, dans vingt ans ? On nous avait promis le cloud il y a trois décennies, on se retrouve avec 3,5 millions de data centers sur terre. Cet optimisme qui convoque sans cesse le futur me paraît très dangereux.

LVSLVous évoquez l’importante consommation d’énergies fossiles, croissante, nécessaire au fonctionnement des infrastructures dont dépend Internet. De même, vous faîtes par exemple la liste de la cinquantaine de métaux rares nécessaires à la fabrication d’un smartphone. Le coup d’arrêt à l’expansion des TIC et du numérique ne pourrait-il pas tout simplement venir de l’épuisement des ressources ? Le pic du pétrole conventionnel aurait ainsi été atteint en 2008, or moins de pétrole, cela veut dire globalement moins de matières premières dépendantes de flux logistiques rapides et à longue portée : terres rares, cobalt, etc.

G. P. – En réalité, les métaux rares ne sont pas rares. Ce sont des métaux dilués mais pas nécessairement rares. Le cobalt, le graphite, on en trouve dans des quantités colossales sur terre et au fond des océans. La consommation de ces matières premières explose. L’Agence internationale de l’énergie a publié un rapport en mai 2021 selon lequel les seuls besoin de la transition énergétique exigeront, en 2040, quarante fois plus de lithium qu’en 2020. Le lithium est également nécessaire au fonctionnement des batteries de téléphone portable, la hausse de la consommation est donc indéniable.

Il y a d’abord la question des ressources : il y en a assez. Ensuite il y a les réserves, c’est-à-dire les stocks connus exploitables compte tenu des technologies d’extraction que l’on maîtrise actuellement et du prix du marché (il faut que cela soit rentable). Il y a nécessairement moins de réserves que de ressources : un stock de cobalt peut ne pas être exploitable de façon rentable ou être trop profond pour que la technologie actuelle en permette l’extraction. On constate par exemple qu’il n’y aurait pas assez de réserves de cobalt par rapport au besoin, il y a donc déjà de premiers signes d’alerte, sur le cuivre également. Pour autant, les technologies évoluent, le coût des matières premières est susceptible d’augmenter, etc. Il est difficile de donner une date précise d’épuisement de ces ressources. La question la plus intéressante est donc la suivante : à quel coût va-t-on extraire ces matières premières ? Théoriquement on peut le faire, mais il va falloir creuser plus profondément, y-compris au fond des océans : il va donc y avoir un coût écologique, un coût économique, un coût en matière de consommation d’énergie et donc un coût social. L’opposition des populations est de plus en plus forte : le Nicaragua a interdit l’extraction minière sur son territoire ; le Pérou de Pedro Castillo veut reconsidérer un certain nombre de projets miniers, qui doivent profiter à la population péruvienne ; en Patagonie, l’entreprise Barrick Gold a du abandonner un projet d’extraction de minerais à Pascua Lama parce que les Diagitas s’opposaient à la fonte des glaciers sous lesquels se trouvaient le métal. Il en va de même pour la mine de Peble en Alaska : les Américains ont suspendu l’extraction car elle risquait d’avoir un impact sur la population de saumons du lac situé à proximité. En définitive, je pense qu’on peut manquer de ressources non pas parce qu’elles feraient défaut mais parce qu’il y a des oppositions sociales de plus en plus fortes.

LVSL – Vous évoquez la priorité que devrait avoir un hôpital connecté sur la diffusion de vidéos sur la plateforme Tiktok. Certaines courants technocritiques défendent même le démantèlement pur et simple d’Internet. En définitive, ne faudrait-il pas se résoudre, a minima, à un usage moindre du numérique ?

G. P. – On entend beaucoup ces mots: dé-numérisation, désinformatisation, sobriété, etc. Ce dernier terme relève d’ailleurs bien souvent du greenwashing le plus éhonté, ce sont généralement ceux qui utilisent le plus ces outils numériques qui évoquent la sobriété. Il faut être méfiant à l’égard de ces mots. Qui va revenir à des Iphones 2, avec un temps de téléchargement multiplié par dix ? Qui est prêt à revenir à cet internet là ? Quelques-uns c’est certain. A chaque conférence que je donne, il y a toujours une ou deux personnes qui ont un vieux Nokia à la place d’un smartphone. Mais cela représente au mieux 5% de la population.

Je ne crois absolument pas à la dé-numérisation. Même s’il y a des gens qui sont prêt à cela, et je comprends parfaitement cette volonté de revenir à un mode de vie plus cohérent, la dynamique d’internet est aujourd’hui aux antipodes de cela : explosion de l’économie des données, « internet de tout », etc. Les deux tiers des adolescents américains utilisent Roblox [ndlr : jeu massivement multijoueur en ligne dans lequel le joueur incarne un avatar personnalisable] : quand vous voyez la façon dont les enfants consomment ce type de contenus, la dé-numérisation apparaît comme un rêve.

La bifurcation écologique n’est pas un dîner de gala

Champ d’éoliennes au milieu des nuages. © Thomas Richter

Après un été marqué par des événements climatiques extrêmes et un nouveau rapport du GIEC confirmant ses prévisions les plus inquiétantes, une grande partie de la planète est désormais traversée par une crise énergétique qui préfigure d’autres troubles économiques à venir. Cette conjoncture a enterré le rêve d’une transition harmonieuse vers un monde post-carbone, mettant au premier plan la question de la crise écologique du capitalisme. À la COP26, la tonalité dominante a été celle de l’impuissance, où les malheurs imminents ont laissé l’humanité coincée entre les exigences immédiates de la reproduction systémique et l’accélération des désordres climatiques. Texte de Cédric Durand, économiste et auteur de Technoféodalisme. Critique de l’économie numérique (Zones, 2020), initialement publié par la New Left Review, traduit par Giorgio Cassio et édité par William Bouchardon.

À première vue, on pourrait penser que des mesures sont prises pour faire face à ce cataclysme. Plus de 50 pays – plus l’ensemble de l’Union européenne – se sont engagés à atteindre des objectifs de « zéro émission nette » qui verraient les émissions mondiales de CO2 liées à l’énergie diminuer de 40% d’ici à 2050. Pourtant, une simple lecture des données scientifiques montre que la transition écologique est loin d’être sur la bonne voie. Si nous ne parvenons pas à atteindre l’objectif mondial de zéro émission nette, les températures continueront d’augmenter, dépassant largement les +2°C d’ici à 2100. Selon le PNUE (Emissions Gap Report 2021, 26 octobre 2021), les contributions décidées au niveau national avant la COP2 permettraient de réduire les émissions à échéance de 2030 de 7,5%. Or, une baisse de 30% est nécessaire pour limiter le réchauffement à +2°C, tandis qu’une baisse de 55% serait nécessaire pour +1,5°C.

Comme le soulignait un récent éditorial de Nature du 31 mars 2021, nombre de ces pays ont pris des engagements de « zéro émission nette » sans avoir de plan concret pour y parvenir. Quels gaz seront visés ? Dans quelle mesure cet objectif net repose-t-il sur une réduction effective plutôt que sur des systèmes de compensation ? Ces derniers sont devenus particulièrement attrayants pour les pays riches et les entreprises polluantes, car ils ne réduisent pas directement les émissions et impliquent le transfert de la charge de la réduction des émissions de carbone vers les pays à revenu faible et moyen (qui seront les plus durement touchés par le dérèglement climatique). Sur ces questions cruciales, on ne trouve nulle part d’informations fiables et des engagements transparents, ce qui compromet la possibilité d’un suivi scientifique international crédible. En résumé, sur la base des politiques climatiques mondiales actuelles – celles qui sont mises en œuvre et celles qui sont proposées – le monde est sur la voie d’une augmentation dévastatrice des émissions au cours de la prochaine décennie.

La crise de l’énergie a déjà commencé

Malgré cela, le capitalisme a déjà connu le premier choc économique majeur lié à la transition bas carbone. La flambée des prix de l’énergie est due à plusieurs facteurs, notamment une reprise désordonnée après la pandémie, des marchés de l’énergie mal conçus au Royaume-Uni et dans l’UE qui exacerbent la volatilité des prix, et la volonté de la Russie de sécuriser ses revenus énergétiques à long terme. Toutefois, à un niveau plus structurel, l’impact des premiers efforts déployés pour restreindre l’utilisation des combustibles fossiles ne peut être négligé. En raison des limites imposées par les gouvernements à la combustion du charbon et de la réticence croissante des actionnaires à s’engager dans des projets qui pourraient être largement obsolètes dans trente ans, les investissements sont en baisse dans les combustibles fossiles. Si cette contraction de l’offre n’est pas suffisante pour sauver le climat, elle s’avère néanmoins trop importante pour la croissance capitaliste.

Plusieurs événements récents nous offrent un avant-goût de ce qui nous attend. Dans la région du Pendjab, en Inde, de graves pénuries de charbon ont provoqué des pannes d’électricité imprévues. En Chine, plus de la moitié des administrations provinciales ont imposé des mesures strictes de rationnement de l’électricité. Plusieurs entreprises, dont des fournisseurs clés d’Apple, ont récemment été contraintes d’interrompre ou de réduire leurs activités dans la province de Jiangsu, après que les autorités locales aient restreint l’approvisionnement en électricité. Ces restrictions visaient à respecter les objectifs nationaux en matière d’émissions en limitant la production d’électricité à partir du charbon, qui représente encore environ deux tiers de l’électricité en Chine. Pour contenir les retombées de ces perturbations, les autorités chinoises ont mis un frein temporaire à leurs ambitions climatiques, en ordonnant à 72 mines de charbon d’augmenter leur approvisionnement et en relançant les importations de charbon australien, interrompues pendant des mois en raison des tensions diplomatiques entre les deux pays.

Alors qu’une réduction de l’offre d’hydrocarbures est en cours, l’augmentation des sources d’énergie durables ne suffit pas à répondre à la demande croissante. Il en résulte une inadéquation énergétique qui pourrait faire dérailler la transition.

En Europe, c’est la flambée des prix du gaz qui a déclenché la crise actuelle. Hantés par le souvenir du soulèvement des Gilets jaunes contre la taxe carbone de Macron, les gouvernements sont intervenus avec des subventions énergétiques pour les classes populaires. Mais de manière plus inattendue, les hausses du prix du gaz ont précipité des réactions en chaîne dans le secteur manufacturier. Le cas des engrais est révélateur : un groupe américain, CF Industries (Deeefild, Illinois), a décidé d’arrêter la production de ses usines d’engrais au Royaume-Uni, devenues non rentables en raison de la hausse des prix. En tant que sous-produit de ses activités, l’entreprise fournissait auparavant 45% du CO2 de qualité alimentaire du Royaume-Uni – dont la perte a déclenché des semaines de chaos pour l’industrie, affectant divers secteurs, allant de la bière et des boissons non alcoolisées à l’emballage alimentaire et à la viande. Au niveau mondial, la flambée des prix du gaz affecte le secteur agricole par le biais de l’augmentation des prix des engrais. En Thaïlande, le coût des engrais est en passe de doubler depuis 2020, augmentant les coûts pour de nombreux producteurs de riz et mettant en péril la saison de la plantation. Si cette situation perdure, les gouvernements pourraient être amenés à intervenir pour garantir les approvisionnements alimentaires essentiels.

Les répercussions mondiales et généralisées des pénuries d’énergie et des hausses de prix soulignent les effets complexes qu’implique la transformation structurelle nécessaire à l’élimination des émissions de carbone. Alors qu’une réduction de l’offre d’hydrocarbures est en cours, l’augmentation des sources d’énergie durables ne suffit pas à répondre à la demande croissante. Il en résulte une inadéquation énergétique qui pourrait faire dérailler la transition. Dans ce contexte, les pays peuvent soit revenir à la source d’énergie la plus facilement disponible – le charbon –, soit provoquer un recul de l’économie en raison de la flambée des coûts et de ses effets sur la rentabilité, les prix à la consommation et la stabilité du système financier. A court terme, il s’agit donc d’un compromis entre les objectifs écologiques et la nécessité de favoriser la croissance. Mais ce dilemme énergétique est-il valable à moyen et long terme ? Un choix entre le climat et la croissance finira-t-il par s’imposer ?

Décroissance et investissement : les deux volets de la transition écologique

La réussite de la transition vers un monde décarbonné implique le déroulement harmonieux de deux processus complexes et interdépendants, aux niveaux matériel, économique et financier. Premièrement, un processus de démantèlement doit avoir lieu : les sources de carbone doivent être réduites de manière drastique, et avant tout l’extraction d’hydrocarbures, la production d’électricité à partir de charbon et de gaz, les systèmes de transport à base de carburant, le secteur de la construction (en raison du niveau élevé d’émissions liées à la production de ciment et d’acier) et l’industrie de la viande. Il s’agit ici de décroissance au sens le plus simple du terme : les équipements doivent être mis au rebut, les réserves de combustibles fossiles doivent rester dans le sol, l’élevage intensif doit être abandonné et toute une série de fonctions professionnelles relatives à ces secteurs doivent être supprimées.

Toutes choses égales par ailleurs, l’élimination des capacités de production implique une contraction de l’offre qui entraînerait une pression inflationniste généralisée. Ceci est d’autant plus probable que les secteurs les plus touchés occupent une position stratégique dans les économies modernes. Se répercutant sur les autres secteurs, la pression sur les coûts entamera les marges des entreprises, les profits mondiaux et/ou le pouvoir d’achat des consommateurs, déclenchant de violentes spirales de récession. En outre, la décroissance de l’économie carbonée est une perte nette du point de vue de la valorisation du capital financier : d’énormes quantités d’actifs perdus doivent être effacées puisque les bénéfices sous-jacents attendus sont abandonnés, ouvrant la voie à des ventes à la sauvette et ricochant sur la masse de capital fictif1. Ces dynamiques interdépendantes s’alimenteront mutuellement, les forces de la récession augmentant les défauts de paiement des dettes tandis que la crise financière gèle l’accès au crédit.

L’autre aspect de la transition est un effort d’investissement majeur pour faire face au choc de l’offre causé par la décroissance du secteur du carbone. Si le changement des habitudes de consommation pourrait jouer un rôle, notamment dans les pays riches, la création de nouvelles capacités de production décarbonées, l’amélioration de l’efficacité, l’électrification des transports, des systèmes industriels et de chauffage (ainsi que, dans certains cas, le déploiement de la capture du carbone) sont également nécessaires pour compenser l’élimination progressive des émissions de gaz à effet de serre. D’un point de vue capitaliste, cela pourrait représenter de nouvelles opportunités de profit, tant que les coûts de production ne sont pas prohibitifs par rapport à la demande disponible. Attirée par cette valorisation, la finance verte pourrait intervenir et accélérer la transition, propulsant une nouvelle vague d’accumulation capable de soutenir l’emploi et le niveau de vie.

L’impasse du marché carbone

Cependant, il faut garder à l’esprit que le timing est primordial : réaliser de tels ajustements en cinquante ans est complètement différent que de devoir se désengager radicalement en une décennie. Or, au vu de la situation actuelle, les perspectives d’un passage en douceur et adéquat aux énergies vertes sont pour le moins minces. La réduction du secteur du carbone reste incertaine en raison de la contingence inhérente aux processus politiques et du manque persistant d’engagement des autorités nationales. Il est révélateur qu’un seul sénateur, Joe Manchin, élu de Virginie-Occidentale, parvienne à bloquer le programme des démocrates américains visant à faciliter le remplacement des centrales électriques au charbon et au gaz.

Au vu de la situation actuelle, les perspectives d’un passage en douceur et adéquat aux énergies vertes sont pour le moins minces.

Comme l’illustrent les perturbations actuelles, le manque d’alternatives facilement disponibles pourrait également entraver l’abandon progressif des combustibles fossiles. Selon l’AIE – Agence internationale de l’énergie : « Les dépenses liées à la transition […] restent bien en deçà de ce qui est nécessaire pour répondre à la demande croissante de services énergétiques de manière durable. Ce déficit est visible dans tous les secteurs et toutes les régions. » Dans son dernier rapport sur l’énergie, Bloomberg (New Energy Outlook 2021estime qu’une économie mondiale en croissance nécessitera un niveau d’investissement dans l’approvisionnement et les infrastructures énergétiques compris entre 92 000 et 173 000 milliards de dollars au cours des trente prochaines années. L’investissement annuel devra plus que doubler, passant d’environ 1700 milliards de dollars par an aujourd’hui à une moyenne comprise entre 3100 et 5800 milliards de dollars par an. L’ampleur d’un tel ajustement macroéconomique serait sans précédent.

Du point de vue de la théorie économique dominante, qui ne jure que par le marché, cet ajustement passe par la détermination du bon prix. Dans un récent rapport commandé par le président français Emmanuel Macron, deux économistes de premier plan dans ce domaine, Christian Gollier et Mar Reguant, affirment que « la valeur du carbone doit servir de jauge pour toutes les dimensions de l’élaboration des politiques publiques ». Bien que les normes et les réglementations ne soient pas à exclure, une « tarification bien conçue du carbone », via une taxe sur le carbone ou un mécanisme de plafonnement et d’échange, doit jouer le rôle principal. Les mécanismes de marché sont censés internaliser les externalités négatives des émissions de gaz à effet de serre, permettant ainsi une transition ordonnée tant du côté de l’offre que de la demande. La tarification du carbone présente l’avantage de se concentrer sur l’efficacité en termes de coût par tonne de CO2, sans qu’il soit nécessaire d’identifier à l’avance les mesures qui fonctionneront. Reflétant la plasticité de l’ajustement du marché, « contrairement à des mesures plus prescriptives, un prix du carbone laisse le champ ouvert à des solutions innovantes ».

Cette perspective techno-optimiste et de libre marché garantit la conciliation entre la croissance capitaliste et la stabilisation du climat. Cependant, elle souffre de deux défauts principaux. Le premier est l’aveuglement de l’approche de la tarification du carbone face à la dynamique macroéconomique impliquée par l’effort de transition. Un récent rapport de Jean Pisani-Ferry (août 2021), rédigé pour le Peterson Institute for International Economics, minimise la possibilité d’un ajustement en douceur conduit par les prix du marché, tout en anéantissant les espoirs d’un Green New Deal qui bénéficierait à tous.

Puisque « la procrastination a réduit les chances d’organiser une transition ordonnée », le rapport note qu’il n’y a « aucune garantie que la transition vers la neutralité carbone soit bonne pour la croissance ». Le processus est assez simple : 1) comme la décarbonation implique une obsolescence accélérée d’une partie du stock de capital existant, l’offre sera réduite; 2) dans l’intervalle, il faudra investir davantage. La question qui se pose alors est la suivante: y a-t-il suffisamment de ressources dans l’économie pour permettre un accroissement des investissements parallèlement à une offre affaiblie ? La réponse dépend de la quantité de ressources inutilisées dans l’économie, c’est-à-dire de capacités de production inutilisées et du chômage. Mais compte tenu de l’ampleur de l’ajustement et de la brièveté du délai, cela ne peut être considéré comme acquis. Selon Jean Pisani-Ferry, « l’impact sur la croissance serait ambigu, l’impact sur la consommation devrait être négatif. L’action pour le climat est comme une montée en puissance militaire face à une menace : bonne pour le bien-être à long terme, mais mauvaise pour la satisfaction du consommateur. » Le transfert de ressources de la consommation vers l’investissement signifie que les consommateurs supporteront inévitablement le coût de l’effort.

En dépit de sa perspective néo-keynésienne, Pisani-Ferry ouvre une discussion éclairante sur les conditions politiques qui permettraient une réduction du niveau de vie et une lutte des classes verte menée en fonction des revenus. Pourtant, de par son attachement au mécanisme des prix, son argumentation, comme celle de l’ajustement du marché, repose de manière irrationnelle sur l’efficacité de la réduction des émissions de CO2. Le deuxième défaut de la contribution de Gollier et Reguant devient apparent lorsqu’ils appellent à « une combinaison d’actions climatiques dont le coût par tonne d’équivalent CO2 non émise soit le moins élevé́ possible ». En effet, comme les auteurs le reconnaissent eux-mêmes, la fixation du prix du carbone est très incertaine. Les évaluations peuvent aller de 45 à 14 300 dollars par tonne, selon l’horizon temporel et la réduction visée. Avec une telle variabilité, il est inutile d’essayer d’optimiser le coût de la réduction du carbone de manière intertemporelle. Ce qui importe n’est pas le coût de l’ajustement, mais plutôt la certitude que la stabilisation du climat aura lieu.

Pourquoi la planification est indispensable

Dans un travail sur les spécificités du modèle japonais d’Etat développeur (c’est-à-dire étant à l’origine du développement économique, ndlr), le politologue Chalmers Johnson fait une distinction qui pourrait également être appliquée au débat sur la transition écologique. Selon lui, « un Etat régulateur – ou rationnel par rapport au marché – se préoccupe de la forme et des procédures – les règles, si vous voulez – de la concurrence économique, mais il ne se préoccupe pas des questions de fond […] Au contraire, l’Etat développeur – rationnel par rapport au plan – a pour caractéristique dominante de fixer précisément de tels objectifs sociaux et économiques de fond. »

En d’autres termes, alors que la première vise l’efficience – en faisant l’usage le plus économique des ressources – la seconde s’intéresse à l’efficacité, c’est-à-dire à la capacité d’atteindre un objectif donné, qu’il s’agisse de la guerre ou de l’industrialisation. Etant donné la menace existentielle que représente le changement climatique et le fait qu’il existe une mesure simple et stable pour limiter notre exposition, nous devrions nous préoccuper de l’efficacité de la réduction des gaz à effet de serre plutôt que de l’efficience économique de l’effort. Au lieu d’utiliser le mécanisme des prix pour laisser le marché décider où l’effort doit porter, il est infiniment plus simple d’additionner les objectifs aux niveaux sectoriel et géographique, et de prévoir un plan de réduction cohérent pour garantir que l’objectif global sera atteint à temps.

Au lieu d’utiliser le mécanisme des prix pour laisser le marché décider où l’effort doit porter, il est infiniment plus simple d’additionner les objectifs aux niveaux sectoriel et géographique, et de prévoir un plan de réduction cohérent pour garantir que l’objectif global sera atteint à temps.

Ruchir Sharma, de Morgan Stanley, aborde cette question dans le Financial Times du 2 août 2021 et soulève un point qui plaide indirectement en faveur de la planification écologique. Il note que la poussée d’investissement nécessaire à la transition vers une économie bas carbone nous pose un problème matériel trivial : d’une part, les activités polluantes – en particulier dans les secteurs de l’exploitation minière ou de la production de métaux – ne sont plus rentables en raison de la réglementation accrue ou de la hausse des prix du carbone; d’autre part, l’investissement dans le verdissement des infrastructures nécessite de telles ressources pour accroître les capacités. La diminution de l’offre et l’augmentation de la demande sont donc la recette de ce qu’il appelle la « greenflation ». Ruchir Sharma affirme donc que « bloquer les nouvelles mines et les plates-formes pétrolières ne sera pas toujours la décision la plus responsable sur le plan environnemental et social ».

En tant que porte-parole d’une institution ayant un intérêt direct dans les matières premières polluantes, Sharma est loin d’être neutre. Mais le problème qu’il présente – comment fournir suffisamment de matières polluantes pour construire une économie à énergie propre ? – est réel et renvoie à un autre problème lié à une hypothétique transition axée sur le marché : la tarification du carbone ne permet pas à la société de faire la distinction entre les utilisations fallacieuses du carbone – comme envoyer des milliardaires dans l’espace – et les utilisations vitales comme la construction de l’infrastructure d’une économie bas carbone. Dans le cadre d’une transition réussie, le premier usage serait rendu impossible et le second serait aussi bon marché que possible. En tant que tel, un prix unique du carbone devient une voie évidente vers l’échec.

Contre le marché, le socialisme

Cela nous renvoie à un argument ancien mais toujours décisif : la reconstruction d’une économie – dans ce cas, une économie qui élimine progressivement les combustibles fossiles – nécessite la restructuration de la chaîne de relations entre ses divers segments, ce qui suggère que le sort de l’économie dans son ensemble dépend de son point de moindre résistance. Comme l’a noté Alexandre Bogdanov dans le contexte de la construction du jeune Etat soviétique, « en raison de ces relations interdépendantes, le processus d’expansion de l’économie est soumis dans son intégralité à la loi du point le plus faible ». Cette ligne de pensée a été développée plus tard par Wassily Leontief dans ses contributions à l’analyse des entrées-sorties (input-ouput). Il soutient que les ajustements du marché ne sont tout simplement pas à la hauteur de la transformation structurelle. Dans de telles situations, ce qu’il faut, c’est un mécanisme de planification prudent et adaptatif capable d’identifier et de traiter un paysage mouvant de goulets d’étranglement.

Avec sa préoccupation de longue date pour la planification et la consommation socialisée, le socialisme international est une piste évidente pour assumer cette tâche historique.

Lorsque l’on considère les défis économiques que représente la restructuration des économies pour maintenir les émissions de carbone en phase avec la stabilisation du climat, cette discussion prend une nouvelle tournure. L’efficacité doit primer sur l’efficience économique dans la réduction des émissions. Cela signifie qu’il faut abandonner le fétichisme du mécanisme des prix pour planifier la manière dont les ressources polluantes restantes seront utilisées au service d’infrastructures propres. Cette planification doit avoir une portée internationale, car les plus grandes possibilités de décarbonation de l’approvisionnement en énergie se trouvent dans le Sud. En outre, comme la transformation du côté de l’offre ne suffira pas, des transformations du côté de la demande seront également essentielles pour rester dans les limites planétaires. Les besoins en énergie pour assurer un niveau de vie décent à la population mondiale peuvent être réduits de manière drastique, mais outre l’utilisation des technologies disponibles les plus efficaces, cela implique une transformation radicale des modes de consommation, y compris des procédures politiques pour établir des priorités entre des demandes de consommation concurrentes.

Avec sa préoccupation de longue date pour la planification et la consommation socialisée, le socialisme international est une piste évidente pour assumer cette tâche historique. Bien que l’état médiocre des courants socialistes n’incite guère à l’optimisme, la conjoncture catastrophique dans laquelle nous entrons – ainsi que la volatilité des prix et les spasmes continus des crises capitalistes – pourrait accroître le caractère mouvant de la situation. Dans de telles circonstances, la gauche doit être suffisamment flexible pour saisir toute opportunité politique qui fera avancer la voie d’une transition écologique démocratique.

Note : ce texte a également été republié en français par le magazine Contretemps.

La nécessaire transition écologique va-t-elle faire baisser le niveau de vie ?

Vue de Senlis, Oise (Hauts-de-France) @ Wikimédia Commons

Depuis la fin du XVIIIe siècle, le progrès technique a rendu possible une amélioration exceptionnelle du niveau de vie dans les pays occidentaux, mais il fait croître dans le même temps l’empreinte carbone au point de n’être plus soutenable pour l’environnement. Faut-il en déduire hâtivement que la transition écologique suppose de faire baisser drastiquement le niveau de vie ? L’histoire montre qu’il n’y a pas de corrélation stricte entre développement humain et augmentation exponentielle des émissions des gaz à effet de serre. Tirons-en un enseignement pour mettre en œuvre un triple modèle d’organisation collective à travers la transition écologique : redistribution des richesses, réindustrialisation nationale et aménagement du territoire.

Notion largement admise, quoiqu’encore débattue sur le plan chronologique par les géologues, l’anthropocène désigne une période de l’histoire terrestre marquée par la manière dont les activités humaines affectent la lithosphère (la surface de la terre), commençant avec la révolution industrielle en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Lié à l’exploitation des ressources naturelles, le progrès technique et matériel s’est depuis lors accompagné d’une croissance exponentielle de l’empreinte carbone, provoquant le réchauffement climatique auquel nous faisons face. Ce même progrès a permis l’amélioration prodigieuse du niveau de vie des individus et des ménages, surtout dans les pays marqués par un capitalisme keynésien de redistribution (Welfare capitalism). Faut-il déduire de la crise climatique actuelle l’idée que tout modèle de développement humain conduit forcément au désastre écologique ? Le concept de « développement » désigne à la fois le niveau de richesse matérielle d’une société (l’équipement domestique, les infrastructures publiques, le patrimoine des ménages…) et le modèle social et humain qui l’accompagne. La possibilité du développement repose ainsi sur des critères matériels sans pour autant s’y réduire entièrement puisqu’il vise le bien-être des individus, une notion complexe qui recoupe des réalités à la fois économiques, sociales et psychologiques. Il faut ainsi questionner l’hypothèse selon laquelle la transition écologique supposerait la baisse du niveau de vie.

Une révolution industrielle avant l’anthropocène

L’histoire montre que le développement humain n’a pas toujours été producteur d’émissions carbones en quantités démesurées, car après tout, la machine à vapeur n’est pas l’acte de naissance de l’humanité. Historien de l’art médiéviste, spécialiste des techniques et prospectiviste, Jean Gimpel a consacré sa vie à réhabiliter le Moyen-Âge. Il l’interprète comme une période de confiance dans le progrès, en considérant même que l’homme médiéval y croyait profondément à l’inverse de celui de l’Antiquité qui en ignorait le principe de linéarité. Gimpel voit dans le dynamisme technologique et culturel de la France des XIIe et XIIIe siècles une révolution industrielle à l’époque médiévale. Dans Les bâtisseurs de cathédrales[1], il écrit qu’« en l’espace de trois siècles […] la France a extrait plusieurs millions de tonnes de pierres pour édifier 80 cathédrales, 500 grandes églises et quelques dizaines de milliers d’églises paroissiales. ». Les terroirs sont remembrés, les paysans défrichent les forêts. En évoquant les activités textiles et l’abattage des bœufs qui polluent les eaux urbaines comme la Tamise à Londres et la Seine à Paris, Gimpel montre ainsi que l’environnement a été affecté et détérioré au Moyen-Âge, soit bien avant le XIXe siècle. Sur un territoire plus restreint qu’aujourd’hui, la France atteint les 20 millions d’habitants vers 1320, soit autant que la Scandinavie contemporaine. C’est le grand pas en avant des XIe – XIIIe siècles dont nos paysages contemporains portent encore la marque, décris par Marc Bloch dans Les caractères originaux de l’histoire rurale française[2]. Aujourd’hui, les clochers romans et gothiques dominent encore les paysages agraires et leurs vastes openfields à la sortie de l’agglomération parisienne. Les flèches des cathédrales sont toujours les monuments les plus hauts dans de nombreux départements français et la quasi-totalité des paroisses du bassin parisien connaissent des reconstructions d’églises durant le Moyen-Âge tardif. C’est en observant l’appareillage des plus grandes églises que certains historiens ont découvert que les bâtisseurs gothiques ont inventé la construction préfabriquée des pierres en carrière et sur le chantier. C’est une méthode à laquelle la France n’aura de nouveau recours en masse qu’après la Seconde Guerre mondiale avec la préfabrication lourde en panneaux prédéfinis, comme le système Camus pour la reconstruction des années 1950. De ce formidable progrès technique, Gimpel va même jusqu’à penser que l’agriculture du XIIIe siècle pourrait être un modèle d’aménagement pour perfectionner les techniques agricoles de ce que l’on appelait le « tiers-monde » durant les années 1970. Il en a déduit une vision non linéaire et cyclique de l’histoire, déterminée par les lois de l’innovation technologique où aux grandes périodes d’expansions succèdent des phases de « plateau technologique » (ralentissement de l’innovation) puis de déclin. Dès la fin du XIIIe siècle, le développement social et technologique entre en stagnation et correspond à ce que l’historien Emmanuel Le Roy-Ladurie appelle « l’histoire immobile » entre le XIVe et le XVIIIe siècles.

Le Moyen-Âge tardif fut une véritable époque de révolution industrielle portant les germes du productivisme et du rationalisme.

Méconnu dans l’Hexagone, l’historien et philosophe américain Lewis Mumford anticipe avec 70 ans d’avance certaines thèses de Bernard Stiegler sur la technique et le temps. Mumford écrit dans Technique et civilisation[3] que l’impact véritable de la technique sur la civilisation humaine et sur son environnement remonte à l’avènement au XIe siècle de l’« âge éotechnique » en Europe occidentale. Située à l’aube de la technologie moderne, cette ère, qui s’achève vers 1750, se caractérise par le développement de techniques nouvelles grâce à l’usage du fer et à la généralisation de l’énergie hydraulique et éolienne. Rigoureusement intransportable, celle-ci se manifeste par une grande dispersion géographique des sources de production grâce à la densité d’implantation des moulins, à la fois dans les zones urbaines et rurales. Les énergies renouvelables contemporaines en reprennent le principe de déconcentration spatiale mais avec une capacité de rendement et de transport plus élevée (voire peut-être de stockage contre leur intermittence). L’invention de l’horloge dans les monastères bénédictins et cisterciens marque l’avènement progressif de la mécanisation et du règne de la technologie sur la civilisation humaine, car c’est en mesurant le temps qu’on peut ensuite maîtriser l’invention du chemin de fer et, comme aujourd’hui, les technologies de communication. Quoique l’origine bénédictine des horloges ait été depuis remise en question, la thèse générale de Mumford dans Technique et civilisation rejoint l’idée de Gimpel selon laquelle le Moyen-Âge tardif fut une véritable époque de révolution industrielle portant les germes du productivisme et du rationalisme[4], au point qu’il devient difficile de donner une date précise à l’avènement de l’anthropocène. On pourrait d’ailleurs multiplier les exemples d’une incidence anthropique sur l’environnement et les paysages qui remonte même bien avant le Moyen-Âge, si l’on songe à la maîtrise de l’irrigation et à la naissance de l’agriculture en Mésopotamie.

Vers la fin du progrès technique ?

Ferons-nous toujours preuve d’un rationalisme conquérant comme nos ancêtres essarteurs de la Beauce ? Notre époque peut-elle encore s’engager sur la pente ascendante du progrès matériel, comme ce fut le cas dans la France du XIIIe siècle et le monde anglo-américain du XXe siècle ? Dans La fin de l’avenir, la technologie et le déclin de l’Occident, Jean Gimpel s’exerce à la prospective[5]. On y lit ces lignes surprenantes : « Depuis la contre-culture et Mai 68, la psychologie du Français, comme celle de l’Américain, s’est modifiée dans le sens d’une rupture avec l’avenir matérialiste ». Il imagine la fin du progrès technologique pour les décennies à venir, notamment sous les coups du combat écologiste, avec comme conséquence la stagnation du développement humain. Cet ouvrage nous renvoie à l’idée, difficile à admettre, du déclin économique et social de la France contemporaine. Cette hypothèse a été récemment interrogée par l’historien et anthropologue Emmanuel Todd dans Les luttes de classe au XXIe siècle[6]. A la suite de la crise économique de 2008, il entrevoit l’amorce d’une baisse du niveau de vie orchestrée par l’État en impliquant une remontée des conflits de classe pour les décennies à venir. Plutôt qu’un enrichissement de la classe moyenne supérieure (à l’exception des 1% les plus riches dont le revenu augmente), Emmanuel Todd conçoit une stabilisation des inégalités pour 99% de la population dont la baisse de niveau de vie se manifeste par un ensemble de variables démographiques comme la chute du taux de fécondité. L’ouvrage est paru un an après le début des gilets jaunes, un mouvement populaire dont la mobilisation originelle s’explique par le refus d’une augmentation de la taxation des prix du carburant. Lors des tout premiers évènements, les gilets jaunes ont été particulièrement nombreux à manifester dans les zones dont le niveau d’équipement a récemment décliné : un article du Monde en date du 15 janvier 2021 relevait que « 30% des communes ayant perdu leur supérette dans les dernières années ont connu un évènement gilets jaunes, contre 8% pour les autres ». En obligeant les habitants à effectuer des distances plus longues en voiture pour se rendre dans les commerces alimentaires, la taxation du carburant fournit l’exemple d’une mesure écologique qui affecte particulièrement les marges en sous-équipement où se concentrent les faibles revenus. L’écologie libérale fait ainsi baisser le niveau de vie.

La transition écologique va-t-elle porter un coup fatal en altérant définitivement la qualité de vie ? Il faut à tout prix l’éviter car la préservation de l’environnement suppose de limiter la quantité des biens matériels produits et mis à notre disposition. Nous sommes également bien plus nombreux sur Terre : de 500 millions à la fin du Moyen-Âge, nous sommes passés aujourd’hui à 7 milliards, ce qui nécessite toujours plus d’épuisement et de partage des ressources naturelles. En ce sens, la lutte des gilets jaunes pour le maintien du niveau de vie constitue, au sein du monde développé, l’avant-garde politique des conflits de demain, dans la droite lignée de la modernité politique initiée par la Révolution française.

Rebâtir notre modèle social et technologique pour lutter contre la baisse du niveau de vie

Il existe des solutions. En premier lieu, il faut conduire une politique keynésienne d’État social pour répartir les richesses inégalement détenues. Ensuite, une stratégie de souveraineté politico-économique et de réindustrialisation verte doit réconcilier la protection de l’environnement avec le redéploiement d’une production nationale. Enfin, le retour à l’aménagement volontaire du territoire permettrait d’articuler la gestion collective des ressources d’énergie en voie de raréfaction avec la garantie d’un accès universel et égalitaire à l’équipement sanitaire, commercial et culturel. Selon la définition qu’en donne Eugène Claudius-Petit au conseil des ministres en 1950, l’aménagement du territoire désigne l’action d’organiser harmonieusement l’implantation humaine dans l’espace afin de la disposer en fonction des « ressources naturelles » et des « activités économiques ». Il constitue la méthode la plus volontariste pour mener à bien les grandes réorientations industrielles et écologiques. Assez analogues à l’approche anglo-saxonne du welfare planning, ces trois programmes doivent permettre de lutter contre le déclin français en maintenant le meilleur niveau de vie possible à travers la transition écologique.

Il s’agit d’éviter ce que le géographe Jean Labasse dénomme « l’illusion technicienne » : ni emballement technophile d’un côté […], ni décroissance générale de l’autre […]. Une attitude raisonnable et sobre doit esquisser une troisième voie qui mêle high-tech et low-tech.

C’est ce que l’urbaniste écossais Patrick Geddes, repris par Lewis Mumford, appelait en quelque sorte de ses vœux par l’avènement d’un « âge néotechnique » fondé sur des circuits agricoles de proximité, une offre d’électricité sans charbon ni fer, et une technologie au service du bien-être de tous, qui n’aliène pas l’individu. Selon un modèle analogue, Jean Gimpel défendait l’initiative de la Technologie intermédiaire (Appropriate technology) visant à adapter les innovations techniques à la réalité historique et anthropologique des sociétés contemporaines, selon leur niveau de développement. Elle demeure aujourd’hui largement ignorée par l’écologie politique, si bien que l’UNESCO s’en est ému récemment en dénonçant l’absence de remise en perspective culturelle et anthropologique des scénarios de transition. Il s’agit d’éviter ce que le géographe Jean Labasse dénomme « l’illusion technicienne » : ni emballement technophile d’un côté, naïvement nourri par le solutionnisme de la géo-ingénierie ou de la smart city, ni décroissance générale de l’autre pour revenir à un supposé état de nature révélateur de la méconnaissance des lois de l’histoire humaine. Une attitude raisonnable et sobre doit esquisser une troisième voie qui mêle high-tech et low-tech selon les spécificités géographiques et historiques. D’un côté, contre les grands projets inutiles d’aménagement métropolitain et l’artificialisation des sols, il faut renouer avec les restaurations du patrimoine culturel et la préservation des terroirs (schéma d’affectation des sols, réimplantations des haies bocagères, remembrement écologique des openfields, spécialités culinaires et « produits » régionaux). L’économie planifiée doit servir la fabrication d’objets non obsolescents et durables, dans une quantité qui répond aux besoins réels, en réemployant parfois certaines méthodes anciennes au lieu de recourir constamment à l’innovation. De l’autre côté, il s’agit de développer des technologies de pointe utiles en passant à une diversité de sources d’énergie décarbonées qui garantissent l’emprise au sol la plus limitée possible pour préserver l’environnement, et de développer la recherche scientifique comme le projet de fusion nucléaire au centre d’études de Cadarache (Bouches-du-Rhône). Il faudra également maîtriser la décarbonation de l’industrie relocalisée. La possibilité d’un tel compromis raisonné entre low-tech et high-tech devra prouver que l’homme est suffisamment ingénieux pour différencier son œuvre de celle de la nature et subvenir à ses besoins sans (trop) épuiser les ressources terrestres. Car, après tout, il s’agira d’être rationaliste sans excès productiviste.

Notes :
1 – Jean Gimpel, Les Bâtisseurs de cathédrales, Paris: Seuil, 1958.
2 – Marc Bloch, Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris: Armand Colin, 1931.
3 – Lewis Mumford, Technique et civilisation, 1934, traduction et réédition française Paris: Parenthèses, 2016.
4 – Voir Lynn Townsend White, jr, The Historical Roots of Our Ecologic Crisis, chap. 5 in Machina ex Deo : Essays in the Dynamism of Western Culture, Cambridge, Mass., and London, England, The MIT Press, 1968, p. 75-94
5 – Jean Gimpel, La fin de l’avenir : la technologie et le déclin de l’occident, Paris: Seuil, 1992.
6 – Emmanuel Todd, Les luttes de classe au XXIe siècle, Paris: Seuil, 2020.

La protection de la vie comme principe de l’action politique

© WHO

Dans son discours du 5 mai lors d’une visite dans une école, le chef de l’État Emmanuel Macron déclarait : « Cette période qui s’ouvre le 11 mai, c’est notre responsabilité collective », embrayant le pas aux discours du gouvernement sur la responsabilité « civique », « citoyenne » ou encore « personnelle ». Depuis l’annonce du plan de déconfinement face aux parlementaires fleurissent ainsi les discours qui entendent installer un mouvement de transfert de responsabilité, d’abord du plus haut niveau de l’État vers les collectivités, et en dernière instance ensuite vers les citoyens. L’usage intempestif de l’expression de responsabilité collective impose un examen de ce concept, afin de prendre la mesure de l’arbitraire politique qu’il sous-tend – et ouvrir la voie à une nouvelle éthique de responsabilité fondée sur la préservation de la vie sous toutes ses formes. Par François Méresse.


La responsabilité collective, nouveau mirage politique

La responsabilité peut être désignée de façon juridique ou éthique. Lorsque le politique fait appel à la responsabilité collective, c’est un impératif moral qu’il entend installer, encadré par des mesures juridiques de nature coercitive. À circonstances sanitaires exceptionnelles, devoir de responsabilité exceptionnel, laisse penser le gouvernement.

Cet impératif moral nouveau, savamment distillé dans le discours par la voix des politiques, se heurte pourtant au principe même de l’action politique de réponse à la crise sanitaire. La décision du déconfinement est un acte éminemment politique venu du plus haut sommet de l’État sans le consensus ni du conseil scientifique, ni des parlementaires dans leur ensemble, et moins encore d’une population qui s’inquiète notamment largement de la réouverture des écoles.

Poser la question de la responsabilité collective dans la gestion du déconfinement le 11 mai se heurte alors à la logique causale. L’imputation de la responsabilité collective aux membres individuels de la société devient impossible à cause de la rupture d’opinion entre ces deux instances. Nul citoyen ne peut se sentir investi de la responsabilité d’une décision qu’il désapprouve. Ce n’est que par un nouveau tour de force discursif que le politique entend jouer de sa domination pour introduire la fiction psychosociale que la responsabilité pèse sur chacun. Il est alors déterminant de révéler l’arbitraire de ce principe de domination.

La conviction au détriment de la responsabilité

La distinction wébérienne entre éthique de responsabilité et éthique de conviction se révèle aujourd’hui encore efficace afin d’illustrer le mode d’action choisi par le pouvoir politique. La gestion de la crise du Covid-19 et la décision de déconfiner illustre une action politique guidée essentiellement par la conviction presque intime du chef de l’État, de la nécessité de relancer l’activité économique, au détriment des recommandations scientifiques et résistances de l’opinion.

Dans la conception wébérienne le propre de l’action du politique, et du militaire, est pourtant d’agir selon une éthique de responsabilité qui s’inquiète des conséquences concrètes de l’action sur les autres. Une des composantes essentielles de l’éthique de la responsabilité du politique se révèle être la capacité de prédiction quant aux effets des actions entreprises et des moyens utilisés. Agir par conviction comme tend à le faire le gouvernement face à la crise actuelle nie pleinement ce travail de prédiction des effets à long terme, reportant alors la responsabilité d’une éventuelle nouvelle vague de contamination sur les comportements individuels des citoyens.

En se dé-responsabilisant du temps long, le politique s’illustre une fois de plus par une vision court-termiste de son action, répondant ainsi à l’urgence d’un système économique menacé par l’indispensable ralentissement de nos vies confinées.

Réduire les stocks de masques, réduire les budgets des hôpitaux, tarder à confiner, se hâter à déconfiner… les politiques néolibérales menées depuis des années ont abandonné la protection de la vie et du futur afin de répondre en priorité aux enjeux du marché. Cette régression du bien-être au profit des dogmes néolibéraux est le produit de l’irresponsabilité politique d’une classe dirigeante mondiale qui a perdu sa légitimité dans son incapacité à protéger.

Déconfinement, la dernière irresponsabilité politique ?

Depuis deux mois de confinement, la situation nationale, européenne et internationale nous a permis d’en savoir plus sur l’épidémie, sa mortalité, sa circulation et surtout sur l’absence de traitement qui nous conduit à nous habituer à cohabiter avec le virus mortifère. La décision politique d’entrer dans une phase de déconfinement nie alors pleinement le principe plus radical de responsabilité qui veut que l’on renonce à une action dès lors qu’elle met en péril le présent ou le futur.

Ce déni de responsabilité du politique – ou d’irresponsabilité politique – fait ainsi passer l’impératif économique de reprise d’activité avant la recommandation sanitaire poussant alors les citoyens à s’indigner des multiples actes de malgouvernance du politique. Pourtant, comme souvent dans la gestion des crises sanitaires la pénalisation du système politique restera marginale, puisqu’aucune instance actuelle, qu’elle soit politique ou citoyenne, n’a le pouvoir de venir sanctionner cette irresponsabilité politique.

En effet, lors du scandale du sang contaminé, cité comme témoin par Georgina Dufoix, Paul Ricoeur déclarait déjà : « (…) il y a carence des instances politiques – et notamment du Parlement – devant lesquelles les politiques devraient être amenés à rendre compte des faits de mal-gouvernance. Nous avons choisi (…) les décisions discrétionnaires, le double emploi, le cumul, les chasses gardées, les féodalités… C’est dans la culture politique de ce pays de n’avoir pas de débats contradictoires. D’où le silence des années 84-85, d’où le scandale au lieu du débat, d’où la pénalisation faute d’un traitement politique ».

Il est alors indispensable de définir une chaîne de responsabilité au moment des prises de décisions phares dans la gestion de la crise, et de ne pas céder aux discours d’appel à la responsabilité individuelle, se rappelant que la mission première de l’État et donc de la classe politique qui entend l’incarner est de protéger ses citoyens. Si aucune instance ne permet aujourd’hui de juger des actes de malgouvernance, chaque citoyen détient pourtant une capacité certaine à un procès moral du politique par l’ensemble de la société. L’indignation collective peut ainsi devenir le terreau favorable à l’avènement d’une nouvelle éthique de la responsabilité qui place la mesure du risque pour la vie au coeur de l’action politique.

Pour une nouvelle éthique de la responsabilité

Il y a plus de 40 ans déjà, Hans Jonas interrogeait, dans Le Principe de Responsabilité[1], de l’évolution de notre société face au développement technologique qui place les hommes « en danger permanent d’auto-destruction collective ». Plus que jamais « Le Prométhée définitivement déchaîné », selon la formule consacrée de Jonas, met aujourd’hui en danger l’avenir de l’homme et de la planète, et le Covid-19 n’est qu’un aperçu du danger auquel le système néolibéral ultra productiviste expose nos sociétés. Face à cette crise sanitaire, mais plus largement aux multiples catastrophes écologiques dont 2020 a été une funeste illustration, le politique ne peut plus faire l’impasse sur la délibération éthique dans l’exposition au risque.

Il faut sortir de l’immédiateté des mesures de politiques publiques pour mesurer les effets à long termes de toutes les décisions sur la préservation de la vie. Le moment est d’autant plus opportun que, plus que jamais, tous les pays, leurs gouvernements et leur population sont exposés au virus et à ses effets. Chacun dans le monde se trouve pleinement concerné par ce scénario de disparition de la vie que la confrontation au réel force à ne plus ignorer.

Il faudra vivre avec le virus répète-t-on actuellement. Plus globalement, nous vivons déjà avec le risque inhérent à nos modèles de production et de consommation qui exposent l’environnement en permanence. Plus que jamais le concept de Jonas d’”heuristique de la peur” doit être un recours pour repenser la gouvernance politique et mettre en place une véritable éthique de responsabilité partagée. Cette heuristique de la peur parvient à mobiliser les hommes en les confrontant à la menace de sa disparition. Nous ne prendrons jamais autant conscience de ce qui doit être au coeur de notre volonté politique qu’en l’état actuel des choses.

La peur qui habite chacune et chacun face à la crise ne doit pas être comprise comme une faiblesse et concourir à un abandon de notre liberté à une classe politique ; au contraire, elle doit amener à un sursaut de vigilance de chacun et donc de pouvoir d’action politique. Ce sentiment de peur partagé, d’angoisse sur l’avenir, peut ainsi être au fondement de l’expression d’une volonté nouvelle qui veut que l’humain, dans toutes ses formes, ne soit plus une variable d’ajustement de l’économie, mais qu’il soit au coeur du projet politique. « Agis de façon telle que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie. »

Dans la conception jonassienne, la responsabilité n’est plus conçue en termes juridiques mais proprement moraux, comme souci de l’autre et de l’avenir commun. Ce souci de l’autre et de l’environnement doit ainsi être la condition nouvelle de notre existence et de nos formes de gouvernements.

La préservation de la vie comme mode d’action politique

Le risque de destruction du vivant est inhérent au modèle néolibéral, le Covid n’a fait que rendre cette réalité visible aux yeux de l’ensemble de la planète. Il faut puiser dans cet éveil brutal la force pour refuser la dépossession des citoyens en tant que société de leur pouvoir d’action politique.

Le moment est propice à un renversement de paradigme afin d’ériger cette peur de la destruction de la vie comme moteur de l’action politique et tout faire pour que chaque décision qui engage la vie présuppose la mesure du risque par la majorité de la société. La crise sanitaire du Covid-19 nous rappelle ainsi que l’objet de la responsabilité collective doit être le mortel en tant que mortel. La société ne peut plus être responsable en dernière instance de décisions politiques prises sans débat démocratique et qui pourtant engagent le présent et l’avenir de chacun.

Comment alors dépasser l’impuissance politique dans laquelle le modèle démocratique actuel maintient ceux qui ne prennent pas part au jeu électoral ? Récupérer sa puissance d’agir au niveau politique ne peut ni ne doit plus passer uniquement par un acte de vote qui plus est lorsqu’une part toujours plus importante de la société ne croit plus aux principes de la représentation. Faire le pari que la société doit elle-même initier, depuis sa base, les nouvelles valeurs qu’elle entend défendre et que le politique devienne ainsi le reflet de la société et non plus l’inverse.

Cela passe, pour ceux qui le peuvent, par nos choix de consommation, de mobilité, notre participation aux actions de solidarité et, en dernière instance, notre expression dans les urnes. En renvoyant la responsabilité à l’individu de préserver la vie en temps de déconfinement, le gouvernement rappelle paradoxalement que l’action politique n’est pas seulement celle du politique. Il faut que cela soit le cas en temps de crise, mais également pour l’après. La crise du Covid-19 est ainsi une formidable occasion d’ériger la préservation de la vie comme socle politique national et ainsi redonner à chacun le pouvoir d’oeuvrer à achever le péril néolibéral pour envisager un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. En tant que peuple mortel, aspirant à préserver la vie.

 

Notes :

[1] Hans Jonas, Le principe de responsabilité – Une éthique pour la civilisation technologique, 1979.

Relocaliser l’agriculture est une priorité

Le 28 novembre dernier, l’INRA organisait un grand colloque consacré à la reterritorialisation de l’alimentation, une question lancinante à l’heure où les intermédiaires se multiplient entre la production, la transformation et la commercialisation. Selon le rapport d’information sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et industrielles[1], un produit parcourt en moyenne 3000 km avant d’arriver dans notre assiette, soit 25 % de plus qu’en 1980. Les petites exploitations qui tentent de s’imposer sur le marché local peinent à faire face à la concurrence des produits importés à bas coût, et le métier d’agriculteur est de plus en plus compliqué. Actuellement, un agriculteur se suicide tous les deux jours selon les données de l’Observatoire national de santé. Le coût environnemental et social de ce modèle impose une transformation des pratiques, par un regain par les territoires de leur capacité de production locale organisée autour de filières intégrant enjeux sociaux et environnementaux. Mais face à la mondialisation des échanges et à l’urbanisation croissante, comment encourager le développement de circuits courts de proximité ?


Circuits courts de proximité : quels avantages pour renforcer la durabilité des territoires ?

Selon la définition adoptée par le ministère de l’Agriculture en 2009, un circuit court est un mode de commercialisation des produits agricoles qui s’exerce soit par la vente directe du producteur au consommateur, soit par la vente indirecte à condition qu’il n’y ait qu’un seul intermédiaire entre l’exploitant et le consommateur. Il en existe plusieurs formes : les magasins de producteurs, la vente directe à la ferme et sur les marchés, les points de vente collectifs (« La Ruche qui dit oui »), les paniers et AMAPs (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne). La définition du ministère de l’Agriculture ne prend pas en compte de la distance parcourue par le produit. Ce qui est qualifié de circuit court n’est donc pas nécessairement synonyme de proximité. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) a quant à elle proposé une définition du circuit court de proximité[2] qui inclut le kilométrage parcouru par le produit, de 30 km pour un produit agricole à 80km pour les produits transformés. En matière de durabilité, cette définition n’est cependant pas suffisante. L’ADEME définit l’agriculture durable comme celle qui répond à un certain nombre d’enjeux qui sont à la fois la sécurité alimentaire des pays et populations, la rémunération de l’ensemble de la chaîne de production, le respect de l’environnement et la qualité nutritionnelle et sanitaire des aliments[3]. En outre, un aliment « local » n’est pas nécessairement cultivé sans pesticides et son mode de production peut avoir un impact énergétique important. Faire pousser des tomates sous serres chauffées en hiver, bien que tout près de chez soi, aura par exemple un impact désastreux pour l’environnement. Pour mesurer la durabilité d’un produit, il convient donc de prendre en considération l’ensemble du cycle de vie du produit, soit sa production, sa transformation, son conditionnement et son transport jusqu’au lieu de consommation.

Les modèles d’alimentation durables sont les circuits courts de proximité fondés sur des techniques agricoles favorisant la préservation de la qualité des sols et la qualité nutritive des aliments (agroécologie, transformation sans additifs) plus favorables à l’environnement et garantissant un modèle économique viable pour le producteur. Dans une interview pour le journal l’Humanité, Marc Dufumier[4] explique que « les agriculteurs sont devenus des ouvriers payés à la pièce. Et si la pièce présente le moindre défaut, l’agro-industrie en diminue le prix. La pression à la baisse des prix est incessante ». Les agriculteurs sont pris dans un système capitaliste qui les pousse à produire au plus bas prix, rendant leurs conditions de vie précaires. Ainsi, le développement des circuits courts de proximité est un moteur d’emploi sur le territoire qui dynamise l’économie locale et permet de rémunérer le travail du producteur de manière décente. Derrière les circuits courts, c’est donc la perceptive d’un nouveau rapport à l’espace qui grandit, un nouveau moyen de faire société et de renouer avec son territoire.

Quels sont les freins au développement de ces producteurs locaux ?

La loi d’avenir de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt du 13 octobre 2014 a marqué une avancée en matière de relocalisation de la production agricole et alimentaire. Cette loi a mis en place les PAT (Plans d’alimentation territoriaux) qui ont pour objectif d’associer les producteurs, les distributeurs, les collectivités territoriales et les consommateurs dans des projets alimentaires locaux. Néanmoins, l’objectif annoncé d’avoir 500 PAT en 2020 n’a pas été tenu, puisqu’aujourd’hui seule une centaine de PAT ont vu le jour sur le territoire national.  Ouverts en 2017, les États généraux de l’alimentation marquaient la possibilité d’avancées en matière de réglementation alimentaire. La loi EGalim du 30 octobre 2018 qui en est ressortie a en effet permis certaines avancées. Elle prévoit notamment qu’au 1er janvier 2022, les repas servis en restauration collective dans tous les établissements chargés d’une mission de service public comptent 50% de produits de qualité et durables, dont au moins 20 % de produits biologiques[5]. Néanmoins, l’obligation d’intégrer une part de produits locaux dans les aliments servis dans les cantines n’a pas fait l’objet d’un article dans la loi. En outre, en raison du principe fondateur de l’Union européenne de libre circulation des marchandises, il n’est pas possible de favoriser un produit local sur le critère qu’il est produit sur son sol. Or, face aux faibles coûts de production des denrées dans certains pays qui ont recours à une main d’œuvre bon marché, force est de constater que les producteurs locaux ne réussissent pas à rivaliser. Il apparaît donc nécessaire d’orienter les marchés publics en fonction de critères de durabilité[6].

Pour combler cette lacune, les subventions pourraient être accordées selon la durabilité des modèles d’agriculture. Mais là encore le bât blesse puisque les aides européennes allouées à l’agriculture à travers la PAC (politique agricole commune[7]) sont accordées en fonction de l’unité de surface. Autrement dit, plus on a d’hectares, plus on a de subventions. Ce système a ainsi poussé les agriculteurs à agrandir leurs exploitations et à moderniser leurs techniques sur la base d’un modèle productiviste d’agriculture intensive (croissance de pratiques agricoles nuisant à la santé des sols, perte de contenu organique, surutilisation de pesticides). Le système de la PAC a fait de la terre nourricière une source de rente.  Dans un dossier de la revue Alternatives économiques[8], Antoine de Ravignan[9] souligne que lors de la définition de son cadre pluriannuel, la PAC a cherché à inciter à de meilleures pratiques agricoles en conditionnant 30% des paiements directs (soit 12 milliards d’euros par an) au respect de meilleures pratiques agricoles. Cependant, un rapport de la Cour des comptes européenne souligne ainsi que « ce verdissement n’a suscité de changements dans les pratiques agricoles que sur quelques 5% des surfaces ». Selon ce rapport, en l’absence d’objectifs clairs (baisse de polluants, amélioration de matières organiques dans les sols), le paiement vert reste une aide au revenu, mais ne permet pas d’avancées environnementales.

Enfin, pour encourager le développement d’un modèle alimentaire durable pour les territoires, il est impératif de rendre possible la possession des terres par les agriculteurs. En France, de plus en plus de personnes morales achètent des terres au détriment des agriculteurs. Ces investisseurs alimentent la spéculation autour du foncier agricole dont le prix explose, rendant son accès impossible aux agriculteurs. Ces investisseurs, en encourageant le modèle des grandes exploitations d’agriculture intensive et de monoculture, représentent un danger pour la préservation de la fertilité des sols, mais aussi pour l’emploi et la qualité nutritionnelle des aliments. Emmanuel Hyest, président de la FNSafer a, à plusieurs reprises, alerté les pouvoirs publics sur l’irréversibilité de ce phénomène aux conséquences dramatiques. La dérégulation du marché foncier menace aujourd’hui la soutenabilité du modèle agricole. Dominique Potier, député de Meurthe-et-Moselle souligne ainsi l’urgente nécessité d’une loi foncière.

« il en va de la souveraineté alimentaire, de la lutte contre le changement climatique et de la vitalité de nos espaces ruraux ».

En somme, reterritorialiser notre alimentation en encourageant le développement des modèles de production plus durables apparaît aujourd’hui fondamental pour assurer la préservation de l’environnement, la juste rémunération des producteurs et la qualité nutritive des aliments. Cela ne sera pas possible sans une révision de la logique de la politique agricole commune et la lutte contre la concurrence dérégulée. Par ailleurs, Emmanuel Macron avait promis une loi pour 2019 sur la protection du foncier agricole, cette loi semble se faire attendre. Pourtant, elle est fondamentale pour encadrer la bonne distribution des surfaces agraires et garantir notre souveraineté alimentaire.

 

[1]Rapport d’information n°2942 sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et industrielles, Brigitte Allain, 7 juillet 2015.

[2] ADEME, rapport « Alléger l’empreinte environnementale de la consommation des Français en 2030 »,2015.

[3] ADEME, rapport « Alléger l’empreinte environnementale de la consommation des Français en 2030 », 2015.

[4] Marc Dufumier est professeur honoraire à AgroParisTech, président de la nouvelle association pour la Fondation René-Dumont, membre du comité scientifique de la Fondation Nicolas-Hulot, président de Commerce équitable France et administrateur du Centre d’actions et de réalisations internationales (CARI)

[5] C’est notamment ce que préconisait le rapport d’information sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et industrielles

[6] 9 milliards d’euros sont versés chaque année à 300 000 exploitations en France

[7]Qualité de vie, écologie, innovation, les campagnes sont de retour Alternatives économiques, n°16, Décembre 2018

[8] Antoine de Ravignan, Rédacteur en chef adjoint d’Alternative économiques

[9] Rapport d’information sur la proposition de loi relative à la lutte contre l’accaparement des terres agricoles et au développement du biocontrôle, N° 4363

« La production de plastique va augmenter de 40 % dans les 10 ans qui viennent » – Entretien avec Jacques Exbalin

Jacques Exbalin est l’auteur du livre La guerre au plastique est enfin déclarée ! , une enquête riche en informations sur l’évolution de la production, les dangers, la géopolitique du plastique et les déboires des filières de recyclage. Il consacre également une partie de son livre aux solutions permettant de s’en passer. Dans cet entretien à la fois dense en données et synthétique, nous faisons le point sur les principaux enjeux liés au plastique, en France et dans le monde, ainsi que sur les fausses solutions souvent mises en avant.


LVSL : Dans votre ouvrage, vous dites que la production de déchets plastiques va grandement augmenter dans le futur. Pourquoi ? Comment se répartit géographiquement cette augmentation ? Concerne-t-elle uniquement les pays émergents, ou bien aussi les pays développés ?

Jacques Exbalin : Comme on peut le constater, la production de plastique est en perpétuelle augmentation depuis les années 60. Cela va continuer à cause de la consommation croissante des pays émergents, où la collecte et le recyclage demeurent très faibles. Selon PlasticsEurope, elle est en croissance continue (+3,9 % en 2017, +4 % en 2016, +3,5 % en 2015). Si l’on tient compte uniquement des plastiques les plus courants, à savoir le PET, le polypropylène, le polyéthylène et le PVC, la demande mondiale a augmenté au rythme de 4,7 % par an sur la période 1990-2017. En France aussi, la production de plastique a augmenté de 7,8 % entre 2016 et 2017. Cocorico, de quoi nous plaignons-nous !

Selon un rapport de l’ONU, la production pourrait atteindre 620 millions de tonnes d’ici à 2030. Les tortues se frottent les… nageoires, les baleines éructent de joie, les oiseaux de mer gazouillent de plaisir…  Il faut ajouter aussi qu’il existe une forte demande dans les pays émergents pour l’emballage et le conditionnement, et que la production de nouveaux polymères correspond à des applications récentes dans le secteur automobile et médical. Dans certains cas, on ne peut que s’en réjouir.

Selon le quotidien britannique The Guardian, les groupes qui gèrent les combustibles fossiles, notamment Exxon et Shell, ont investi depuis 2010 186 milliards de dollars dans 318 nouveaux projets qui pourraient contribuer à une augmentation de la production de plastiques de 40 % dans les 10 ans qui viennent. Près de la moitié d’entre eux sont en construction ou terminés, et le reste est prévu. Et la cerise sur le gâteau est dévoilée dans un article du Monde du 10 octobre 2018 intitulé « Pour l’Arabie saoudite, le plastique c’est fantastique ». On y apprend que pour répondre à la demande du marché asiatique en pleine croissance, la compagnie nationale d’hydrocarbures Saudi Aramco et Total (cocorico) va se lancer dans la construction d’un nouveau site pétrochimique nommé Amiral, terminé en 2024 (investissement de 9 milliards d’euros), pour multiplier la production de plastiques.

Par ailleurs, les experts de l’AIE (Agence internationale de l’énergie) dans un communiqué du 5 octobre précisent les données. La croissance de la demande de plastique dans le monde est fulgurante, elle a dépassé ces dernières années celle d’acier, de ciment et d’aluminium et cette hausse devrait se poursuivre. La pétrochimie (pour faire des plastiques) représente déjà 14 % de la production mondiale de pétrole et 8 % de celle de gaz, et devrait absorber plus d’un tiers de la croissance de la demande pétrolière d’ici à 2030, et presque la moitié d’ici à 2050.

le volume des déchets à l’échelle mondiale va augmenter de 70 % d’ici 2050

La Banque mondiale dans un rapport publié le 20 septembre 2018 écrit que si aucune mesure n’est prise urgemment, le volume des déchets à l’échelle mondiale va augmenter de 70 % d’ici 2050 pour représenter 3,4 milliards de tonnes, contre 2,01 milliards en 2016. La Banque mondiale s’inquiète plus particulièrement de la mauvaise gestion du plastique, particulièrement problématique puisque cette matière peut avoir un impact sur les écosystèmes pendant des centaines, voire des milliers d’années .

Pollution plastique à Manille, photo © Jacques Exbalin

LVSL : Sur tout le plastique produit, combien deviennent des déchets ? Pourquoi autant et où finissent-ils ?

8 millions de tonnes de plastiques sont déversées chaque année soit 250 kg par seconde !

J. E. : On connait les chiffres depuis l’étude des Universités de Géorgie et de Californie parue dans la revue américaine Science Advances le 19 juillet 2017. Entre 1950 et 2015, 8,3 milliards de tonnes de plastiques ont été produites dans le monde et sur ce total, 6,3 milliards sont devenues des déchets très peu biodégradables. Sur ces 6,3 milliards de tonnes, seulement 9% ont été recyclées (dont seulement 10% plus d’une fois), 12% incinérées et 79% se sont accumulées dans la nature, dans les décharges sur terre et dans les océans, où plus de 8 millions de tonnes de plastiques sont déversées chaque année, soit 250 kg par seconde !

LVSL : Vous évoquez aussi le danger des microparticules de plastique, de quoi s’agit-il exactement ? En quoi sont-elles un danger ?

J. E. : Les microparticules sont des morceaux de moins de 5mm de diamètre. Elles représentent entre 15 et 31% des quelques 8 millions de tonnes déversées chaque année dans les océans. D’où viennent-elles ? Elles proviennent de plusieurs sources : tout d’abord de la fragmentation des macro-déchets de plastique (sacs, bouteilles, emballages divers)  sous l’effet du vent, des vagues, du sable et des UV du soleil, mais aussi du  frottement des pneus sur les routes, du lavage des vêtements synthétiques, des microbilles  ajoutées dans de nombreux cosmétiques, des peintures des navires, des marquages au sol des routes, des rejets industriels lors de la fabrication de plastique et des poussières des villes.

Mer des Caraïbes, photo © Jacques Exbalin

LVSL : Vous dites aussi que seule une petite partie du plastique est recyclée dans notre pays. Pourquoi est-ce si compliqué ? Les industriels nous mentent-ils donc ? Quelles solutions s’offrent à nous pour mieux recycler, sur la voie de l’économie circulaire ?

J. E. : La France est 25e sur 28 pays en Europe pour le recyclage du plastique avec un taux de 22,2% en 2016 en comptant les exportations en Chine. Comme les exportations en Chine sont maintenant interdites, ce taux doit être encore plus faible et de nombreux pays comme les États-Unis ou l’Australie ne savent plus quoi faire de leurs déchets.

La France est 25e sur 28 pays en Europe pour le recyclage du plastique

Les industriels ne veulent plus que les déchets aillent en décharges. Ils encouragent la récupération de tous les plastiques pour développer l’incinération (6 nouveaux incinérateurs en construction) et la production de CSR (combustibles solides de récupération) pour chauffer les cimenteries et les chaufferies industrielles plutôt que pour développer le recyclage. La majorité des plastiques ne se recyclent pas. A part les bouteilles et les flacons, seulement 3% des plastiques sont recyclés. D’une part ce n’est pas rentable pour les industriels, et d’autre part à cause de la multitude de variétés et des mélanges c’est souvent très difficile, voire même impossible, de les recycler.

Est-ce souhaitable ? On peut se poser la question, car les plastiques contrairement au verre, à l’aluminium ou à l’acier ne se recyclent pas à l’infini et le plus souvent une seule fois. Il faut donc surtout éviter de l’employer et utiliser d’autres matériaux recyclables. Car quand votre bouteille en plastique a été transformée en pull, en arrosoir, en différents objets, ces derniers ne seront pas recyclables et termineront dans les décharges, les incinérateurs ou dans la nature. Il faut adopter d’autres initiatives comme la consigne des bouteilles en verre et en plastique comme cela fonctionne en Norvège, et surtout produire de moins en moins de plastiques, que les industriels développent sérieusement l’éco-conception afin que leurs produits soient recyclables et réutilisables, et surtout que les consommateurs utilisent de moins en moins de plastiques dans leur vie quotidienne et les réservent pour des usages indispensables comme dans le domaine médical par exemple.

On peut ne plus utiliser des plastiques à usage unique (pailles, cotons-tiges, touilleurs, vaisselle et couverts, ballons de baudruches, sacs en plastique,..), acheter en vrac dans des sacs en tissu ou en papier et penser aux 1 million d’oiseaux et 100 000 mammifères marins et terrestres tués chaque année par les déchets plastiques avant d’utiliser un objet en plastique.

Wings of the Ocean est un projet de dépollution, de pédagogie et de recherche sur le plastique, à bord du navire le Kraken. Chacun peut joindre cette aventure participative.

LVSL : On évoque beaucoup de solutions techniques pour lutter notamment contre le plastique en mer, comme des filtres ou en encore des installations qui seraient capables de retransformer le plastique en hydrocarbure grâce à des bactéries. Or on découvre que le plastique coule en partie dans les abysses ou se transforme en microparticules qui envahissent la chaîne alimentaire. Que pouvons-nous donc faire, sur le plan technique, pour nettoyer nos océans ?

J. E. : Il sera très difficile de nettoyer les océans pour deux raisons principales. Seulement 1% des déchets flotte, ce qui signifie que l’écrasante partie des déchets se trouvent dans le fond, quelquefois à plusieurs milliers de km de profondeur, ou échoués sur les côtes. Les déchets plastiques se transforment en microparticules de plastique de moins de 5 mm puis en nanoparticules invisibles à l’œil nu.

Les micro et nanoparticules ont envahi toute la planète dans les moindres recoins, des sommets Les plus hauts aux fosses océaniques les plus profondes.

Les micro et nanoparticules ont envahi toute la planète dans les moindres recoins, des sommets les plus hauts aux fosses océaniques les plus profondes. On en mange quotidiennement dans nos aliments, on en boit dans l’eau du robinet ou l’eau en bouteille, il pleut des micro-plastiques et on en rejette dans nos excréments. On ne connait pas exactement les conséquences sur notre santé, mais les études sur différentes espèces animales se révèlent très négatives. Il sera bien sûr impossible de nettoyer les océans, peut-être d’enlever une partie des gros déchets qui flottent. Quant aux bactéries, chenilles, vers , etc. qui décomposent les plastiques, la décomposition est beaucoup trop lente pour attendre un espoir de ce côté-là.

Alors que faire ? Utiliser le moins de plastiques possible, participer à toutes les opérations de nettoyage sur terre et sur mer, adopter une attitude zéro déchet et surtout zéro plastiques, acheter en vrac sans emballage, réutiliser les objets… Ne pas tout attendre des nouvelles technologies souvent décevantes. Le consommateur a les clés de la consommation uniquement. Les plastiques disparaîtront en partie si les consommateurs les utilisent de moins en moins. C’est à nous de changer de façon de vivre, de consommer, de manger, de se déplacer. Certains changements peuvent se faire très rapidement. Nous avons les solutions, il faut les utiliser avant qu’il ne soit vraiment trop tard !

Le Chiapas, une expérience révolutionnaire menacée par le tourisme

CRÉDIT PHOTO Arthur Temporal, https://www.flickr.com/photos/145920102

À la sortie de l’avion à Mexico, dans la file des douanes, impossible de ne pas remarquer les affiches géantes qui invitent les touristes à visiter les infrastructures écotouristiques du Chiapas. En une semaine à San Cristobal de Las Casas, j’ai rapidement constaté que pratiquement aucun touriste n’était au courant qu’il visitait des sites revendiqués par les zapatistes. Ce court séjour m’a permis de rencontrer deux organismes de la société civile chiapanèque qui travaillent avec des communautés autochtones sympathisantes des zapatistes. J’en suis venu à comprendre qu’au Chiapas, la politique de protection de l’environnement du gouvernement mexicain profitait principalement aux élites en place et surtout pas aux peuples autochtones qui luttent depuis près de 60 ans pour leur autonomie.

Ce reportage est publié en partenariat avec la Revue L’Esprit libre et a été rédigé par Émile Duchesne.


Le Chiapas et le mouvement zapatiste

L’histoire des zapatistes débute dans les années 1960-1970 alors que de nouvelles communautés autochtones s’établissent dans la Selva Lacandon. Plusieurs jeunes familles décident de quitter leur communauté pour créer de nouveaux espaces villageois en raison du manque de terres cultivables. Ces nouveaux établissements sont l’occasion de mettre en place de nouveaux rapports sociaux qui rompent avec une conception rigide de la tradition maya, mais qui rompent aussi, et surtout, avec le pouvoir des grands propriétaires terriens. Ce nouveau départ démocratise la vie communautaire et permet la stimulation de l’organisation politique chez ces jeunes familles. Pour plusieurs, il s’agit du point de départ de la lutte zapatisteLa politisation des autochtones du Chiapas se confirme en 1974 alors qu’a lieu le premier congrès autochtone de l’histoire du Chiapas.

Idéologiquement, l’Ejército zapatista de liberación nacional (EZLN) – Armée zapatiste de libération nationale – s’est construite d’après trois influences : le maoïsme, la théologie de la libération et la cosmologie maya. Ce sont des militants du mouvement étudiant révolutionnaire mexicain qui amènent l’idéologie maoïste dans les montagnes du Chiapas. Du maoïsme, les zapatistes retiennent surtout l’importance de la lutte armée pour arriver à la révolution. Certaines considérations stratégiques sont aussi retenues, par exemple celle de « commencer par occuper les villes et s’attaquer ensuite aux campagnes ». La deuxième influence, la théologie de la libération, est une mouvance très importante chez les catholiques d’Amérique latine. Au Chiapas, les membres du clergé associés à la théologie de la libération ont été d’une importance capitale dans l’organisation politique des peuples autochtones chiapanèques, qui sont devenus plus tard le foyer du mouvement zapatiste. Leur rôle est central dans l’organisation du congrès autochtone de 1974 et en 1989 dans la création de l‘universidad de la Tierra, une université pour et par les autochtones du Chiapas. Selon les tenants de ce courant, pour suivre la voie de Jésus et être un vrai chrétien, il faut faire cause commune avec les pauvres et élaborer l’évangile de la libération. Cette vision du catholicisme implique une certaine conscience de classe sans toutefois reprendre la lutte des classes marxiste.

La théologie de la libération s’oppose au réformisme et prône l’organisation des opprimés dans une optique de transformation sociale. Selon Leonardo et Clodovis Boff, deux théologiens brésiliens sympathisants de la théologie de la libération, « nous sommes du côté des pauvres seulement lorsque nous luttons à leurs côtés contre la pauvreté qui a été injustement créée et forcée sur eux ». Finalement, la culture et la cosmologie des peuples de la famille maya ont aussi eu leur importance dans la mise en forme de l’idéologie zapatiste. Les modes de prise de décision collective des peuples mayas, caractérisés par des assemblées et la recherche du consensus, ont été intégrés au mode de fonctionnement zapatiste. N’oublions pas que c’est un millénarisme inhérent à la culture maya – c’est-à-dire la recherche d’une terre meilleure – qui permet, dans les années 1960-1970, l’organisation politique des communautés autochtones.

Le reste de l’histoire est peut-être plus connu : le 1er janvier 1994, au moment où entre en vigueur l’Accord de libre-échange nord-américain – ALENA, des hommes et des femmes cagoulés, armés et affichant les couleurs de l’EZLN prennent d’assaut certaines villes du Chiapas dont San Cristobal de Las Casas, la capitale culturelle de la province. Après une dizaine de jours d’échauffourées avec l’armée mexicaine, les combattants et les combattantes de l’EZLN battent en retraite pour rejoindre les communautés autochtones des montagnes, dont la plupart sont originaires. Des négociations avec le gouvernement mexicain mènent en 1996 à l’accord de San Andres, qui prévoit une reconnaissance constitutionnelle des droits culturels et sociaux des peuples autochtones du Mexique. Cet accord n’est finalement jamais mis en œuvre. À partir de ce moment, les zapatistes cessent de négocier avec le gouvernement et intensifient leurs efforts d’auto-organisation des communautés. La même année, les zapatistes fondent le Congreso nacional indigena, qui est le premier rassemblement autochtone pan-mexicain. Cette instance est toujours active aujourd’hui et maintient une politique de non-collaboration avec le gouvernement. Ces efforts d’auto-organisation culminent en 2002 avec la création de cinq Caracoles – escargot en espagnol, des municipalités autogérées qui offrent des services aux communautés zapatistes du Chiapas : locaux de mairies, hôpital, école en langue autochtone, magasins d’artisanats, salle d’assemblée, etc.

Dans les dernières années, les efforts des zapatistes se sont surtout concentrés sur l’éducation et la connaissance. En 2013, on lance une invitation aux altermondialistes du monde entier à venir séjourner dans les Caracoles pour suivre des séminaires et des cours de langues. En janvier 2017, les zapatistes poursuivent leur lancée en organisant une conférence appelée ConCiencias. Le but recherché : échanger avec des chercheurs et chercheuses universitaires et mettre en place une structure pour leur permettre de collaborer avec les communauté zapatistes : « Il s’agit de la continuité de l’Escuelita zapatista lancée en 2013. Ils veulent vivre et apprendre ensemble en stimulant les échanges. À ConCiencias, les zapatistes ont invité des experts pour échanger sur des thèmes comme la globalisation et la protection de l’environnement. C’est un chantier pour une éducation plus horizontale et pour stimuler les discussions entre la science occidentale et les connaissances des peuples autochtones ». C’est ce qu’explique le représentant de l’organisme Desarollo economico y social de los mexicanos indigenas (DESMI) – Développement économique et social des mexicains autochtones.

Le Chiapas et la nouvelle image verte du Mexique

Lors de mon passage au Mexique en juin 2017, le gouvernement fédéral mexicain et le gouvernement du Chiapas multipliaient les annonces de projets à saveur environnementale. Depuis quelques années – mais surtout depuis la Conférence des Nations unies sur le climat à Cancún en 2010 – le Mexique tente de se placer comme un leader dans la lutte contre les changements climatiques. En effet, le 5 juin 2017, à l’occasion de la journée mondiale de l’environnement, l’État mexicain fait sa profession de foi envers la cause environnementale. Le gouverneur du Chiapas, Manuel Velasco, et le ministre de l’Environnement du Mexique annoncent à Ocosingo au Chiapas d’importants investissements du ministère de l’Environnement et des Ressources naturelles du Mexique : 91 millions de pesos (6,3 millions de dollars canadiens) pour 250 projets de conservation dans la Selva Lacandona au Chiapas. Le gouverneur profite de l’occasion pour dénoncer la décision du président américain Donald Trump de retirer les États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat.

Du même coup, les deux niveaux de gouvernements signalent leur intention de continuer d’offrir annuellement 1000 pesos (70 dollars canadiens) pour chaque hectare de terre protégé par les paysans autochtones. Mais, dans les faits, pour recevoir cette subvention, les autochtones doivent cesser de pratiquer l’agriculture sur les terres concernées. De l’investissement initial, 50 millions de pesos (3,45 millions de dollars canadiens) sont destinés à la diversification des activités productives des paysans autochtones. La même semaine, le gouverneur Velasco inaugure un nouveau centre écotouristique dans la région du Canon del Sumidero ainsi qu’un centre de collecte de produits agrochimiques.

De nombreuses ONG écologistes – comme World Wildlife Fund (WWF) et Parks Watch – se sont implantées au Chiapas dans les dernières années. Sur place, DESMI critique l’arrivée de ces nouveaux organismes : « Le gouvernement mexicain reçoit beaucoup d’argent de l’international pour mettre en œuvre des mesures de protection de l’environnement. Cet argent sert essentiellement à mettre en place des programmes de contrôle coercitifs », estime le représentant de DESMI. Un autre exemple permet de comprendre l’intérêt du Mexique à s’associer à des organismes écologistes internationaux. Le 8 juin 2017, Leonardo DiCaprio est au Mexique pour annoncer que sa fondation s’associe à la fondation Carlos Slim – l’homme le plus riche du Mexique – et au président mexicain Enrique Peña Nieto pour protéger l’écosystème marin du golfe de la Californie. L’acteur vante le président mexicain en disant qu’il est un « chef de file dans la conservation des écosystèmes ». Ce positionnement sur la scène internationale n’est pas anodin : pour assurer l’afflux de touristes, le Mexique doit garder une image acceptable aux yeux du monde. L’importance du tourisme dans le discours officiel est sans équivoque : le 7 juin 2017, le ministre du Tourisme, Enrique de la Madrid Cordero, martèle que le tourisme est la voie de la « transformation sociale » pour le Mexique. Les pressions économiques et politiques pour le développement de projets écotouristiques sont donc énormes. À ce titre, une étude réalisée récemment à l’université autonome de Guadalajara démontre qu’au Mexique, 60 % des zones où pourraient être réalisés des projets écotouristiques demeurent inutilisées. Aux yeux des autorités, les projets écotouristiques sont une priorité pour le développement du pays.

La protection de l’environnement et les peuples autochtones

Sur le papier, ces projets de protection de l’environnement semblent positifs pour le Mexique. Le fait est que la majorité des zones visées par ces projets ne sont pas inhabitées : de nombreuses communautés autochtones peuplent des territoires où l’environnement est protégé. Aux yeux du gouvernement mexicain, cette occupation du territoire est nuisible : les autorités dénoncent toujours les établissements irréguliers dans les parcs nationaux. Par contre, ce ne sont pas tous les peuples autochtones qui s’opposent aux mesures de protection de l’environnement. En effet, le gouvernement joue sur des divisions préexistantes au mouvement zapatiste et s’associe aux factions autochtones pro-gouvernementales pour légitimer ses projets de protection de l’environnement. Pour le représentant de DESMI, « les peuples autochtones qui luttent n’acceptent pas les mesures de protection du gouvernement.

Ces programmes visent à contrôler la population. Ce sont essentiellement des programmes de dépossession ». En effet, pour prendre un exemple, le programme ProArbo offre 1000 pesos (70 dollars canadiens) par hectare protégé par les paysans autochtones. Cela implique que ces paysans cessent de pratiquer l’agriculture sur les terres visées. L’effet insidieux du programme vient du fait que la loi agraire mexicaine est faite de façon à ce que les paysans qui cessent de cultiver finissent par perdre le droit sur leur terre. Selon la représentante de l’organisme Otros Mundos – Autre monde, « les autochtones qui vivent des subventions vertes finissent par perdre leur droit sur la terre étant donné qu’ils ne la cultivent plus. Ces autochtones font partie des autochtones pro-gouvernementaux qui vivent depuis longtemps du paternalisme gouvernemental ».

Elle poursuit en avançant que la plupart des programmes environnementaux au Mexique sont essentiellement du greenwashing : « Dans les discours officiels, le Chiapas fait figure d’exemple pour les politiques vertes au Mexique. Pourtant, d’un côté, le gouvernement considère que les autochtones qui cultivent la terre détruisent la Selva avec leur petite agriculture et instaure des politiques de criminalisation et, de l’autre, le gouvernement subventionne des projets de monoculture industrielle sur le même territoire. Les programmes environnementaux n’incluent pas les gens qui habitent le territoire. Ces programmes criminalisent les autochtones et valorisent les monocultures aux dépens de l’agriculture de subsistance. »

Les projets de protection de l’environnement cherchent aussi à accroître le contrôle de l’État sur des territoires difficilement accessibles comme les montagnes et les jungles du Chiapas. Pour le représentant de DESMI, le lien entre contrôle social et protection de l’environnement est clair : « Les projets écotouristiques du gouvernement ont un impact négatif pour les communautés autochtones. Les disputes sur le contrôle du territoire – comme dans la réserve de Agua Azules – entraînent une présence militaire et policière qui entrave la liberté de circuler. En construisant davantage d’autoroutes, le gouvernement accroît son pouvoir sur le territoire. Les projets écotouristiques sont avant tout des projets de contrôle de la population autochtone. »

On comprendra que dans un contexte où l’État mexicain cherche à mettre un terme à l’insurrection zapatiste, tous les moyens sont bons pour donner une apparence de légitimité à ses tentatives d’accroître son contrôle sur le territoire et la population du Chiapas.

La gendarmerie environnementale et les Montes Azules

L’aire protégée des Montes Azules, fort populaire auprès des touristes, a été créée dans les années 1970 par le gouvernement mexicain et couvre un territoire de 3000 km². Cette aire protégée se trouve en plein cœur du territoire d’expansion des communautés paysannes qui deviennent plus tard le foyer de l’insurrection zapatiste en 1994. De 1997 à 2008, la situation est déjà tendue en raison de la lutte de ces communautés pour la réappropriation de ces terres. Or, en 2008, le gouvernement du Chiapas adopte un Protocole d’expulsion pour forcer treize communautés autochtones à quitter les Montes Azules. Les agents de conservation peuvent alors compter sur l’aide de la police et de l’armée mexicaine pour forcer l’évacuation des communautés ciblées. Pour citer un exemple, en janvier 2010, dans la communauté de Rancho Corozal, quatre hélicoptères militaires se posent, causant la fuite des villageois. Quelques jours plus tard, le gouvernement annonce « le développement d’une station écotouristique qui exiger[a] le déplacement de sept autres communautés ». En guise de réponse, la société civile chiapanèque organise en mars 2010 un forum social en plein cœur des Montes Azules afin de parler de la « tension entre l’occupation autochtone du territoire et la création d’aires protégées ». La déclaration finale de l’événement souligne que le territoire doit être défendu dans toutes ses dimensions : son environnement mais aussi les droits, les cultures, les langues et les formes d’organisation des peuples qui l’habitent.

La répression n’a jamais pris fin dans les Montes Azules. Récemment, le gouvernement mexicain y a instauré une nouvelle force répressive : la gendarmerie environnementale. « Ce sont des soldats qui peuvent parcourir tous les Montes Azules. Elle a été créée par des environnementalistes. En réalité, ce sont davantage des soldats environnementaux. Avec ce programme, l’État cherche à accroître sa force répressive », explique le représentant de DESMI. Du côté de Otros Mundos, on abonde dans le même sens : « Le mandat de la gendarmerie environnementale relève davantage de la stratégie contre-insurrectionnelle à l’encontre des zapatistes que de la protection de l’environnement », avance la représentante. Un communiqué daté du 8 décembre 2016 signé par des communautés autochtones de la Selva Lacandona et des Montes Azules dénonce la création de cette gendarmerie environnementale. Pour les communautés signataires, la gendarmerie est une stratégie pour favoriser l’implantation des multinationales dans les forêts du Chiapas. De plus, avec l’arrivée d’ONG étrangères et l’implication de l’Unesco dans les projets de protection, les peuples autochtones chiapanèques ont l’impression de perdre encore plus de pouvoir sur leur territoire : « La responsabilité de la réserve de Montes Azules n’est même plus fédérale ou provinciale : avec sa reconnaissance par l’Unesco, elle devient une responsabilité mondiale. Pour nous, cela représente encore une perte de contrôle des peuples autochtones sur leur territoire », ajoute le représentant de DESMI.

Conclusion

Les projets écotouristiques et les mesures de protection de l’environnement au Chiapas sont une menace pour l’autonomie des communautés autochtones. « Les peuples autochtones souhaitent avant tout [détenir] le contrôle sur leur terre et sur les richesses de la terre-mère. Lorsqu’on a le contrôle de son territoire, on y fait attention et on le protège. Les peuples autochtones ne peuvent pas aspirer à l’autonomie s’ils n’ont pas le contrôle de leur territoire », souligne le représentant de DESMI. Mais pour atteindre l’autonomie et mettre en œuvre leurs propres mesures de protection de l’environnement, les peuples du Chiapas ont de nombreux obstacles structurels devant eux : « Les autochtones sont conscients qu’ils doivent faire attention à la terre. Par contre, leur conception de la protection entre en conflit avec le modèle de développement capitaliste », fait remarquer à son tour la représentante de Otros Mundos.

L’exemple du Chiapas nous montre que les grands pouvoirs de ce monde tentent de s’approprier la lutte environnementale afin de garder leur position hégémonique. Leur credo : protéger le territoire pour mieux contrôler et déposséder celles et ceux qui l’habitent. En mobilisant des universitaires et des ONG écologistes occidentales, l’État mexicain se dote d’un outil supplémentaire dans sa lutte contre l’insurrection zapatiste : la vérité technocratique de la science occidentale. On comprend peut-être mieux pourquoi les zapatistes ont lancé l’initiative ConCiencias et sont ainsi passés de la lutte armée à la question de la nature du savoir.

« Le mépris des enjeux écologiques est un mépris des pauvres » – Entretien avec Delphine Batho

Delphine Batho © Clément Tissot

Delphine Batho est députée indépendante, présidente du parti Génération Écologie et ancienne ministre de l’Environnement. En janvier dernier, elle a publié “Ecologie intégrale, le manifeste” et a récemment lancé la liste “Urgence Écologie” pour les Européennes, avec le philosophe Dominique Bourg. Cette liste ambitionne de proposer une réponse à la hauteur de l’urgence climatique, sans pour autant se positionner en fonction du traditionnel clivage droite/gauche. Au cours de cet entretien, nous revenons à la fois sur des questions de constat et de stratégie politique, mais aussi sur ce que sous-entend l’écologie intégrale en termes de changements dans notre rapport à la politique, et à des questions telles que le droit des femmes. 


 

LVSL : Vous avez écrit le manifeste de l’écologie intégrale, paru en janvier dernier. Pourquoi le choix de ce terme « intégrale » plutôt que « radicale », par exemple, ou un autre terme ?

Delphine Batho : Ce n’est pas la même chose. L’écologie intégrale signifie qu’on intègre l’écologie dans tous les choix. À partir du moment où ce qui est en cause aujourd’hui c’est l’effondrement du vivant, la destruction accélérée de tout ce qui rend la planète habitable et vivable pour l’espèce humaine, l’écologie est l’enjeu qui prime sur tout. La vie, le vivant, est la valeur première avant l’argent, avant tout le reste. Tous les choix politiques dans tous les domaines, en matière de politique économique, de politique étrangère, de choix culturels, éducatifs etc. doivent procéder de cet impératif écologique : c’est ça le propos de l’écologie intégrale.

Elle a une dimension de radicalité parce qu’elle entraîne une rupture avec la civilisation thermo-industrielle actuelle. L’écologie intégrale implique la rupture avec le paysage politique tel qu’il est installé et avec les anciens clivages entre la Gauche et la Droite. Mais si on disait simplement « écologie radicale » et non pas « écologie intégrale », on entretiendrait l’idée fausse qu’il ne s’agit que d’un problème de degré, qu’il faut avoir un programme écolo qui ne serait pas « mou » – parce qu’il y a une écologie molle, des faux semblant, il y a du greenwashing politique. Mais notre propos ne consiste pas à dire qu’il faut faire plus fort, qu’il faut aller plus vite, c’est de dire qu’il faut faire complètement différemment. Et différemment veut dire qu’il faut en finir avec une vision qui considère l’écologie comme un sujet parmi d’autre. Non, ce n’est pas un sujet parmi d’autres : c’est la cause du siècle.

LVSL : Dans votre manifeste, vous parlez de la fin du clivage Gauche/Droite, transcendé par l’urgence écologique : pouvez-vous nous expliquer en quoi l’écologie intégrale n’est pas de Gauche ?

DB : Ce n’est pas seulement que l’ancien clivage serait transcendé par l’urgence écologique, c’est le fait que ET la Gauche ET la Droite nient les limites planétaires. L’une comme l’autre sont dans une forme de déni de l’anthropocène et des limites planétaires, parce qu’en fait la Gauche et la Droite conditionnent leur projet de société à la croissance économique.

L’idée libérale c’est qu’il faut produire plus pour s’enrichir plus et par ruissellement tout le monde finira par en bénéficier. Le propos classique de la social-démocratie c’est de dire il faut produire plus pour qu’il y ait de la croissance économique afin qu’on puisse redistribuer les richesses. Mais dans les deux cas, on conditionne un projet de société à la croissance économique, or cette croissance économique est assise sur la destruction de la nature : elle est la cause du problème aujourd’hui. Donc voilà pourquoi nous sommes en rupture avec les deux, c’est-à-dire avec le libéralisme comme avec le socialisme. Le nouveau clivage oppose ce que nous appelons les Destructeurs et les Terriens, c’est-à-dire ceux qui savent que nos conditions d’existences dépendent de la nature, et du fait de préserver une planète habitable pour le vivant et pour l’humanité.

LVSL : Pourtant il semble que l’idéologie productiviste et le dogme de la croissance du PIB soient dépassés dans le logiciel politique d’au moins 4 listes aux européennes : la France Insoumise, Génération.s, Place Publique et Europe écologie les verts. Qu’est-ce qui vous différencie d’eux ?

DB : Hélas non, au-delà des apparences ce logiciel inspire encore ceux que vous venez de citer, je vais les prendre un par un.

Concernant la France Insoumise, il y a mention dans leur programme du l’idée qu’il y aurait un nouvel espace d’expansion de l’humanité : les océans. Ils proposent d’aller chercher ce qu’ils appellent « l’or bleu » des océans. Donc en fait, c’est une nouvelle manière de contourner les limites planétaires, d’imaginer qu’il y aurait un nouveau relais de croissance dans l’exploitation des océans.

Génération.s  se situe comme une liste traditionnelle de la gauche de la gauche, donc ils ne sont pas dans la compréhension de la nouvelle période politique qui s’ouvre et du nouveau clivage qu’elle implique. Ils ne sont pas en rupture avec ce que je disais sur le socialisme et les grilles d’analyses marxisantes.

Place Publique ? Ils prétendaient faire du neuf mais ils sont sur une liste avec le Parti Socialiste qui soutient Europa City, le Center Parc de Roybon, le Lyon-Turin, le grand contournement Ouest de Strasbourg… J’ai pris la décision définitive de quitter le PS le jour où ce parti a refusé de signer mon amendement à l’Assemblée nationale pour l’interdiction du glyphosate. Donc en fait on est très loin de la conscience de l’urgence écologique. On est dans la superficialité, voire la publicité mensongère. La vérité d’une orientation politique, on la voit dans les actes concrets : refuser de signer un amendement pour l’interdiction du glyphosate, c’est un acte concret. Soutenir le Lyon-Turin, ou le grand contournement Ouest de Strasbourg, sont des actes concrets. C’est là qu’on voit la vérité en politique.

Quant à Europe Écologie les Verts, leur programme est essentiellement daté et obsolète. Il est grosso modo le même qu’il y a 10 ou 5 ans, mais on n’est plus il y a 10 ans ou il y a 5 ans. Aujourd’hui, le GIEC dit qu’il reste 12 ans. L’IPBES dont le rapport vient d’être publié atteste d’un effondrement violent du vivant. Je vais prendre un exemple : dans ses propositions pour les élections européennes, EELV préconise la sortie des pesticides en 15 ans. On ne peut pas attendre 15 ans avant d’arrêter la pollution chimique de l’agriculture et de la santé humaine, parce qu’il y a des enjeux de santé considérables derrière les enjeux liés aux pesticides. Nous n’adhérons pas à l’idée que l’écologie est un enjeu de long terme, qu’on aurait encore du temps devant nous. Nous considérons que le concept de « transition » lui-même entretient l’ambiguïté de reporter l’écologie à plus tard. Non, si on s’appelle Urgence Écologie ce n’est pas un hasard, c’est qu’il y a la nécessité absolue de prendre des décisions maintenant et d’organiser des changements rapides et radicaux.

LVSL : Pourquoi est-ce que vous avez choisi de lancer une liste aux Européennes, est-ce que c’est dans un objectif de témoignage, une tribune pour l’écologie ? Pourquoi n’avez-vous pas fait cela depuis l’intérieur de mouvement déjà existant ?

DB : Nous présentons cette liste pour agir, tout de suite. Effectivement, nous tirons toutes les leçons des périodes passées. Pour ma part, j’ai essayé pendant 20 ans et j’ai cru, comme d’autres, que l’on pouvait faire évoluer les formations politiques traditionnelles pour les amener à s’emparer des enjeux écologiques ou féministes qui me tiennent particulièrement à cœur. D’autres qui sont sur la liste Urgence Écologie ont fait le même type de parcours, mais dans d’autres formations politiques. Moi, c’était au Parti Socialiste, vous avez des gens qui sont passés par Europe Ecologie les Verts, ou par le Modem, par En Marche, par le PC, par l’UDI, qui ont eu des parcours politiques divers. Tous, on arrive au même constat : les organisations du système politique en place s’avèrent incapables de porter cet enjeu à la hauteur de ce qu’exige la nouvelle période qui commence avec la publication du dernier rapport spécial du GIEC, qui dit qu’il reste 10 ans.

Notre liste rassemble surtout plein de gens dont c’est le premier engagement politique, à l’image de Dominique Bourg, qui franchit le pas de l’engagement politique pour la première fois. Jusqu’à présent il a été un philosophe qui a pensé la cause de l’écologie. Qu’il s’engage aujourd’hui sur le plan politique est significatif. Il ne le fait pas pour lui, mais parce que cette cause en a besoin et qu’un nouveau projet politique doit être articulé à la connaissance scientifique. S’il y va, c’est parce qu’il y a un vide terrible. Les orientations de l’écologie intégrale n’existent pas dans le paysage politique actuel.

Le sens de notre démarche c’est de vouloir construire pas à pas une nouvelle force, donc de faire entendre ce propos sur le plan démocratique à l’occasion des élections européennes, mais aussi des suivantes. Ce qui commence aux élections européennes n’est pour nous que le début.

LVSL : N’y a-t-il pas un paradoxe entre dire que l’écologie intégrale doit être portée par un maximum d’acteurs politiques et le fait de vouloir l’incarner seuls ?

DB : On ne prétend pas l’incarner seuls ! Mais qui défend une politique d’écologie intégrale pour l’instant à part nous ? A travers les propositions que nous portons notamment dans le document « Fondations », nous sommes les seuls à être dans une volonté de cohérence par rapport à l’état des connaissances scientifiques sur l’accélération du changement climatique et de la destruction de la biodiversité. Je peux prendre une multitude d’exemples, notamment sur tout ce qui implique un changement des comportements individuels : le fait de supprimer les liaisons aériennes entre Paris et Marseille à partir du moment où existe le train, d’introduire des quotas carbone individuels, de réduire la vitesse etc.

LVSL : Est-ce que vous considérez être un recours institutionnel pour la jeunesse qui se mobilise pour le climat dans les rues ?

DB : Je dirais un débouché, plutôt qu’un recours. Ces mobilisations signifient l’émergence d’une nouvelle génération politique, qui attend du neuf, qui est en révolte et à juste titre. Et moi je partage cette révolte contre le système politique en place, où règnent tant d’incapables. Que ce soient des jeunes de 14 ou 16 ans, qui manifestement ont davantage lu le rapport du GIEC que les gouvernements actuels, qui sont obligés de faire une grève scolaire pour faire entendre l’urgence dans laquelle on est, voilà qui en dit long sur le monde des adultes. Et ce sont les jeunes qui ont raison. Nous souhaitons favoriser l’émergence de cette nouvelle génération et l’aider : pas lui dire ce qu’elle doit penser, mais l’aider à s’organiser, s’exprimer et à trouver dans la démocratie un relais à son combat.

LVSL : Quelle est votre stratégie pour capter la demande électorale écologiste ? Quelle est votre stratégie pour rendre hégémonique l’écologie intégrale au-delà de la sociologie du vote écologiste habituel, c’est-à-dire grosso modo classe moyenne urbaine éduquée. Comment est-ce que vous chercheriez par exemple à convaincre un gilet jaune ?

DB: Ce que laissent entendre les médias, ou votre question telle qu’elle est posée, c’est qu’un ouvrier ou une personne aux conditions de vie modestes ne seraient pas capable de comprendre la gravité des enjeux sur le climat, ni le fait que la nature est en train de mourir. C’est profondément insultant et derrière il y a une forme de mépris social.

La deuxième chose, c’est qu’en fait, les inégalités environnementales sont une inégalité sociale supplémentaire. L’autre jour, j’étais dans les Bouches du Rhône, à l’Etang de Berre. Autour de celui-ci, les hommes ont 34% de cancers de plus que la moyenne nationale, et ces victimes de la pollution ne sont pas des catégories sociales privilégiées. Quand vous allez à Paris, dans les logements sociaux qui sont le long du périphérique et où vous avez un nombre considérable d’enfants asthmatiques, ce ne sont pas des catégories sociales privilégiées. Donc en fait, le mépris des enjeux écologiques est un mépris des pauvres. C’est ne pas comprendre qu’il y a des gens qui subissent le fait d’être dépendants de la bagnole pour aller bosser tous les jours, ou d’avoir des transports en commun complètement pourris alors qu’on va mettre des milliards d’euros dans le Grand Paris express pour les touristes, ou dans le Lyon-Turin : c’est une inégalité et une injustice sociale supplémentaire.

J’ai passé du temps sur les ronds-points avec des personnes qui étaient mobilisées pour les gilets jaunes, que je ne confonds pas du tout avec la dérive violente, xénophobe, antisémite, de plusieurs composantes de ces mobilisations. Et je considère que le mouvement des gilets jaunes est en fait un mouvement politique contre les lobbies, et contre la technostructure qui confisque la décision démocratique depuis des décennies en France. Ceux qui bloquent un changement pour l’écologie sont les mêmes que ceux qui confisquent les décisions dans tous les domaines depuis des décennies. Les gouvernements passent et les problèmes restent, quelles que soient les promesses de campagne électorale, parce que ce sont les mêmes intérêts qui influencent les décisions en coulisses. Il y a quelque chose aujourd’hui de pourri dans la très haute fonction publique en France, qui sert les intérêts d’un certain nombre de très grandes compagnies.

LVSL : Votre liste aux Européennes, « Urgence Ecologique », conduite par le philosophe Dominique Bourg, est supportée par trois partis : le vôtre, Génération Écologie, mais aussi celui de Robert Hue, le Mouvement des Progressistes, et celui d’Antoine Waechter, le Mouvement écologiste Indépendant. Allez-vous former un nouveau mouvement à terme ou bien fonctionner en cartel de partis ? Où vous voyez vous dans un an ?

DB : Ce à quoi j’aspire, c’est faire émerger une nouvelle génération politique et une nouvelle forme d’organisation politique. Qui du coup ne peut pas se résumer à une sorte de cartel à l’ancienne. Je suis très heureuse du rassemblement qui s’opère pour les Européennes, mais ce rassemblement est au service d’une cause. Cette cause, c’est le fait de soutenir une liste citoyenne conduite par quelqu’un qui n’est pas issu d’un de nos partis politiques. Et de la même façon, sur cette liste, on trouve plein de personnes dont c’est le premier engagement et qui ne sont membres d’aucun des partis politiques que vous venez de citer.

Notre rôle à Génération écologie c’est justement de favoriser cela. Je suis convaincue que cette démarche se prolongera au-delà des élections européennes. Non comme une addition de partis, mais vraiment comme un processus nouveau appelant beaucoup de personnes qui ne sont pas membres de nos formations politiques à s’engager. Je souhaite qu’il y ait une nouvelle dynamique et une nouvelle force politique pour l’écologie intégrale en France. C’est cela notre projet. Et la question des organisations en tant que telle est secondaire par rapport à cet objectif. Donc quelle que soit la forme que cela prendra, que ce soit un collectif citoyen, une fédération des organisations existantes, peu importe. Ce qui compte c’est le fond, c’est la sincérité de la démarche et le fait qu’elle implique plein de gens pour qui c’est la première fois.

LVSL : Vous parlez dans votre manifeste d’écoféminisme. Pourquoi le droit des femmes est-il si important pour la transition écologique, que ce soit dans les pays du Sud ou en Occident ?

DB : Premièrement, il y a quelque chose de commun dans le mécanisme de domination des femmes par les hommes et la domination de la nature par l’humanité. Une humanité qui s’est crue supérieure à la nature, de la même façon que la masculinité s’est prétendue supérieure à la féminité. Ce n’est pas un hasard si le mot « nature » est féminin. Du coup, il n’est pas concevable que l’on puisse être écologiste sans être féministe. Il n’est pas concevable d’envisager une nouvelle relation entre l’humanité et la nature, beaucoup plus harmonieuse, tout en persévérant dans l’oppression des femmes. Il n’est pas possible de lutter contre ce pouvoir de destruction sans la complète égalité entre les hommes et les femmes. Les deux vont ensemble.

La deuxième chose c’est qu’à l’échelle mondiale, l’émancipation des femmes, leur accès à l’éducation, au travail, à l’égalité sociale complète avec les hommes, à la contraception, est un des leviers majeurs de la transformation écologique des sociétés. Elle entraîne la transition démographique. Ce n’est pas par des solutions autoritaires que l’on va maîtriser la croissance démographique, c’est par l’émancipation des femmes. C’est la seule voie démocratique pour y parvenir.

La notion d’écoféminisme a une histoire. C’est un concept imaginé en France dans les années 70, mais qui s’est surtout développé dans les pays anglo-saxons, notamment dans les luttes contre le nucléaire. L’oppression des femmes a conduit à leur marginalisation, les cantonnant aux sphères domestiques dont la gestion de la nourriture, de la maison… et le lien avec la nature dans beaucoup de pays à travers l’agriculture. De ce fait, les femmes ont développé un ensemble de savoirs et de compétences – pas pour une raison génétique, mais parce qu’elles ont été cantonnés dans ces sphères des activités humaines qui leur donnent des compétences qu’il faut désormais partager avec tout le monde.

On pourrait faire l’analogie avec ce qu’il s’est passé en politique quand on a commencé à avoir en France des femmes politiques, on leur a demandé en gros de s’occuper de la santé, de l’environnement, de l’éducation : des sujets qui n’étaient pas très importants pour ces Messieurs, donc ce n’était pas très grave pour le système dominant de les confier à des femmes. Sauf qu’en fait aujourd’hui, l’environnement est fondamental, tout comme la politique énergétique, qui est stratégique sur le plan économique. Et donc les compétences politiques que les femmes ont développées sur des sujets, qui étaient considérés comme de second ordre, leur donnent aujourd’hui une place au premier plan, au cœur du débat politique. En somme, un mécanisme d’oppression se retourne en une capacité pour les femmes de jouer un rôle majeur. Et ce n’est pas un hasard si Greta Thunberg est une femme. Ce n’est pas un hasard si partout dans le monde, dans les luttes, on voit souvent des femmes. Pas que des femmes, ce n’est pas le sens de ce que je dis. Mais on voit souvent des femmes au premier plan parce que les deux, écologie et féminisme, fonctionnent ensemble.

 

Photo à la Une : Delphine Batho, photo © Clément Tissot pour Le Vent se Lève