L’Équateur sur la voie de « l’autoritarisme compétitif »

Daniel Noboa, président de l’Equateur depuis 2023.

Où s’arrêtera le tournant autoritaire de l’Équateur ? Daniel Noboa a été amplement réélu (13 avril) dans des conditions critiquées par l’opposition et les observateurs internationaux. Si le scrutin s’est déroulé dans une relative transparence, l’utilisation de l’argent public à des fins électorales, le consensus médiatique en faveur du président sortant, les états d’exception en cascade et la persécution judiciaire de l’opposition ont limité ses chances de parvenir au pouvoir. Noboa dispose à présent des leviers institutionnels pour imposer un agenda économique et social dicté par les élites du pays. Impopulaire, il est en phase avec le retour brutal du sous-continent dans le giron du Fonds monétaire international (FMI) et l’orbite diplomatique de Washington. Reportage.

NDLR : Emblématique du tournant politique de l’Amérique latine, l’Équateur a fait l’objet de nombreuses publications récentes au Vent Se Lève. Outre un entretien avec la candidate malheureuse à l’élection présidentielle Luisa González, nous vous invitons à lire nos analyses relatives à l’assaut de l’ambassade du Mexique d’avril 2024, la dissolution des structures étatiques et la perméabilité croissante entre institutions publiques, secteur privé et narcotrafic. Tous nos articles sur le sous-continent latino-américain sont disponibles dans notre dossier « l’Amérique latine en question ».

Triomphe démocratique, fraude électorale ou « structurelle » ? 

Comment Luisa González a-t-elle pu obtenir un score presque équivalent à celui du premier tour ? Sa progression quasi-inexistante jette le trouble du côté de ses partisans. D’autant plus qu’elle a bénéficié du soutien de Leonidas Iza, leader marxiste indigène et candidat malheureux, qui avait tout de même recueilli 5% des suffrages au premier tour. Ces 540.000 bulletins de vote, qui représentaient les seules réserves de voix d’un scrutin particulièrement polarisé où seuls trois candidats ont dépassé le seuil des 3%, sont à mettre en regard avec les maigres 87.000 suffrages supplémentaires récoltés par la candidate González.

Une interrogation d’autant plus brûlante qu’une si faible progression pour un candidat entre les deux tours est presque sans équivalent dans l’histoire récente du sous-continent. Ainsi que le relève Francisco Rodriguez, chercheur à l’Université de Denver, sur une trentaine de scrutins latino-américains, seuls deux présentent un schéma similaire. Il faut remonter à l’élection péruvienne de 2016 et au scrutin haïtien de 2011 pour constater une progression aussi faible d’un candidat entre les deux tours.

Dans le cas haïtien, c’est une fraude qui avait permis au parti au pouvoir de se maintenir. Dans le cas péruvien, la candidate Keiko Fujimori – fille et héritière politique d’Alberto Fujimori, auteur de nombreux crimes à la tête du Pérou dans les années 1990 – avait fait face au barrage de la quasi-totalité des partis politiques, de la gauche marxisante à la droite ultralibérale. Ainsi, son score n’avait quasiment pas varié entre les deux tours. Une configuration bien différente pour l’Équateur d’avril 2025 où le troisième candidat, Leonidas Iza, avait soutenu Luisa González.

D’autant que l’intégralité des voix « anti-corréistes » s’était déjà cristallisées autour du président sortant à l’occasion du premier tour, comme en témoigne l’effondrement inédit du traditionnel Parti Social-Chrétien sous la barre des 1%, soit 14 points de moins que lors du dernier scrutin où il n’incarnait pourtant déjà plus le vote utile de droite … Ainsi que l’écrit Francisco Rodriguez : « les résultats de l’élection équatorienne de l’année 2025 ne sont pas normaux, et ne doivent pas être considérés comme tels. Les chercheurs en sciences sociales et experts électoraux devraient se demander : comment expliquer une telle anomalie ? ».

Sans rompre formellement avec le cadre démocratique, le régime équatorien en exploite les failles afin de restreindre l’accès de l’opposition aux leviers d’action politique.

À cette question, la réponse du noyau dur des « corréistes » est simple : une « fraude » généralisée. Plusieurs anomalies ont bien été documentées, et des cas de fraude ont pu contribuer à expliquer cet écart. Cette explication est cependant insuffisante : la plupart des délégations internationales présentes en Équateur ont attesté que l’élection s’était déroulée dans des conditions libres et transparentes. Si la fraude avait été massive au point d’expliquer le million de voix de différence entre les deux candidats, les témoignages auraient abondé en ce sens.

L’explication pourrait être plus prosaïque : jusqu’à quelques jours du second tour, une distribution massive d’aides monétaires directes a été consentie par le gouvernement. Dans un océan d’austérité, Daniel Noboa a soudainement injecté pas moins d’un demi-milliard de dollars pour venir en aide aux producteurs et provinces en difficulté. Une pratique qui avait soulevé l’inquiétude de l’Organisation des États américains (OEA), pourtant bien disposée à l’égard des gouvernements de droite : au lendemain de l’élection, elle dénonçait un « usage indu des ressources publiques et de l’appareil d’État à des fins prosélytes ».

À cette distribution conjoncturelle de « bons », d’une ampleur inédite dans un contexte électoral, s’ajoute un climat plus général d’intimidation et de violations de l’État de droit. À vingt-quatre heures des élections, Daniel Noboa avait – à la surprise générale – déclaré un État d’urgence dans sept provinces ; celui-ci, ainsi que l’a dénoncé l’opposition, conférait un pouvoir discrétionnaire aux autorités militaires et suspendait les garanties constitutionnelles des votants. La veille, les Équatoriens vivant au Venezuela avaient été interdits de participation au scrutin par le Conseil national électoral. À la tête de cette institution censément impartiale, l’ex-députée Diana Atamaint, dont le frère avait été nommé, en décembre 2024, consul à Washington…

L’interdiction de l’usage des téléphones portables dans l’isoloir et le lieu de vote, ainsi que les dénonciations d’une supposée tentative de « fraude » des « corréistes » par Daniel Noboa (dans un pays pourtant militarisé), avaient contribué à créer un climat d’une extrême tension. Si les « fraudes » directes survenues le jour de l’élection n’expliquent pas le million de voix d’écart entre Daniel Noboa et Luisa González, une « fraude structurelle » n’a-t-elle pas truqué les règles du jeu en amont ?

Manipulation clientéliste de l’aide sociale, inflexion partisane des instances de contrôle, violation des garanties constitutionnelles, rhétorique d’intimidation : lorsque l’un de ces phénomènes point au Venezuela, la presse française y consacre généralement plusieurs jours de reportages indignés, tandis que sa diplomatie s’en émeut avec gravité. L’Équateur n’a pas eu droit à de tels égards.

Autoritarisme compétitif au service d’un « Plan Colombie 2.0 »

Le système politique équatorien revêt pourtant toutes les caractéristiques de ce que les politologues Steven Levitsky et Lucan Way qualifient « d’autoritarisme compétitif ». Sans rompre formellement avec le cadre démocratique, de tels régimes cherchent à en exploiter les failles afin de restreindre l’accès de l’opposition aux leviers d’action politique qu’il est censé garantir. Cela passe en général par trois instruments : l’utilisation abusive des moyens de l’État – qui se traduit, dans le cas équatorien, par la distribution d’argent public à des fins clientélistes -, une couverture médiatique biaisée ainsi qu’un harcèlement organisé en vue de dissuader les opposants de poursuivre leurs activités politiques.

La mission d’observation électorale envoyée sur place par l’Union européenne faisait justement état, au lendemain du premier tour, d’un « biais clairement favorable à l’actuel président dans les médias publics ». La persécution organisée de nombre d’opposants politiques n’est quant à elle plus à prouver depuis l’arrestation, au mépris de toute convention diplomatique, de l’ex-vice-président Jorge Glas en plein cœur de l’ambassade mexicaine. Ce n’est qu’un exemple d’une accélération des procédures judiciaires engagées à l’encontre de figures de premier plan du « corréisme », à l’image du maire de Quito, Pabel Muñoz, qui fait actuellement face à une procédure de destitution après avoir été accusé par le Tribunal contentieux électoral (TCE) d’avoir employé des fonds publics et une fonctionnaire municipale au profit de la campagne de Luisa González.

Pratique critiquable, mais dont la dénonciation par une instance – le TCE, qui est par ailleurs resté muet face à des agissements du même ordre perpétrés par le gouvernement Noboa – ne peut qu’interroger. Ce, d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé. Le premier édile de Guayaquil (plus grande ville d’Equateur, ndlr), Aquiles Alvarez, lui aussi issu du mouvement de la Révolution citoyenne, a en effet échappé de peu à une peine d’incarcération préventive dans une affaire de trafic de carburants avant que le juge chargé de l’affaire n’ait estimé qu’il ne disposait pas de preuves suffisantes en vue d’appliquer une telle peine. Luisa González elle-même a fait face à une accusation de diffamation après avoir accusé María Beatriz Moreno, dirigeante du mouvement politique duquel est issu Daniel Noboa, d’entretenir des liens avec le narcotrafic. Là encore, la candidate a rapidement été relaxée par la justice.

Il faut dire que de tels soupçons sont partagés bien au-delà du simple camp « corréiste ». Verónica Sarauz, veuve de l’ex-candidat centriste Fernando Villavicencio, assassiné en pleine campagne présidentielle en 2023, ne cesse d’accuser les autorités équatoriennes d’entraver l’enquête relative au meurtre de son époux. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle a dû se soumettre à un contrôle arbitraire au sein de l’aéroport de Quito le 15 avril dernier. Un contrôle à ses yeux injustifié qui survient une semaine à peine après qu’elle a affirmé avoir subi des pressions de la part du procureur général en vue de la convaincre d’accuser le mouvement de la Révolution Citoyenne du meurtre de Villavicencio, ce à quoi elle s’est refusée.

Les tensions entre ces deux camps politiques sont pourtant de notoriété publique depuis des années, l’époux de Verónica Sarauz ayant été l’un des fers de lance de l’opposition à Rafael Correa entre 2007 et 2017. Le fait qu’ils soient malgré tout suspectés de fomenter conjointement la déstabilisation du gouvernement équatorien s’inscrit dans une rhétorique consistant plus largement à assimiler au narcotrafic toute opposition affichée à la politique mise en place par Daniel Noboa. Éléments de langage qui caractérisent pleinement « l’autoritarisme compétitif » tel qu’il est défini par Levitsky et Way – et qui font entrer l’un des plus proches alliés de Washington dans la catégorie des régimes hybrides, aux côtés de la Russie de Vladimir Poutine.

Le fait que les corréistes et les centristes soient, malgré leurs divergences profondes, suspectés de fomenter conjointement la déstabilisation du gouvernement équatorien s’inscrit dans une rhétorique consistant plus largement à assimiler au narcotrafic toute opposition affichée à la politique mise en place par Daniel Noboa.

Cette rhétorique n’est pas sans rappeler la logique ayant présidé à la mise en place du Plan Colombie, vingt-cinq ans auparavant. Ratifié par Washington et le gouvernement colombien dirigé par le conservateur Alvaro Uribe, cet accord de coopération militaire visait à favoriser l’intervention de forces américaines en vue de lutter contre le narcotrafic. C’est précisément la logique à l’œuvre en Équateur depuis l’adoption par référendum, le 21 avril dernier, d’un article permettant à l’armée de suppléer, voire de se substituer aux forces de police dans un certain nombre de territoires en manque d’effectifs.

Ces militaires sont également appuyés par des sociétés de sécurité privées telles que Blackwater, propriété d’Erik Prince, ex-commando américain qui ne cache ni sa proximité avec Donald Trump, ni son rejet de la gauche équatorienne. En toute cohérence avec les exactions que ce groupe est accusé d’avoir perpétré en Irak, celui-ci s’est notamment illustré par l’arrestation arbitraire, le 5 avril dernier, de plusieurs habitants de Guayaquil, relâchés dans la foulée par manque de preuves. Le tournant néolibéral engagé par Lenin Moreno en 2017 atteint ainsi son paroxysme : afin de pallier les conséquences de la cure d’austérité sur les effectifs de police, l’État va jusqu’à déléguer son « monopole de la violence légitime » à des sociétés étrangères qui, sous couvert de lutte contre le narcotrafic, en viennent à s’ingérer dans le dernier scrutin…

Vers un narco-État ?

La farce équatorienne succèdera-t-elle à la tragédie colombienne ? Les travaux de la chercheuse Lucie Laplace ont montré combien, dans le cadre du Plan Colombie, la lutte contre le trafic de drogue a été un prétexte pour dissimuler le véritable objectif de cette opération : lutter contre la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Tandis que ses combattants étaient pourchassés, de nombreux groupes paramilitaires, étroitement liés à l’administration colombienne et aux narcotrafiquants, ont été épargnés. Ainsi, ce « plan » n’a fait qu’exacerber le conflit armé interne qui a endeuillé la Colombie sans menacer le règne des gangs. Dans le cas équatorien, il est frappant de constater que, tandis que des figures incarnant la lutte contre le narcotrafic se trouvent au premier rang des victimes du tournant autoritaire, les fers de lance du trafic de stupéfiants semblent en tirer profit.

Si la convocation d’une Constituante vise à conférer un vernis populaire à un agenda largement contesté, le consentement des Équatoriens pourrait n’être extorqué qu’au prix de nouvelles infractions à l’État de droit.

Au cours des cinq dernières années, de nombreux chargements de cocaïne auraient été détectés dans des installations appartenant à près de 127 entreprises bananières, parmi lesquelles le groupe Noboa Trading Co. Or, il se trouve que le président équatorien est directement lié à cette société via l’entreprise panaméenne Lanfranco Holdings, qui en est l’actionnaire majoritaire. En violation de la Constitution équatorienne, qui interdit au personnel de l’administration publique de détenir des parts dans des paradis fiscaux, Daniel Noboa est en effet co-propriétaire de cette entreprise aux côtés de son frère.

Jake Johnston, directeur de recherches internationales au sein du Centre de recherche économique et politique (CEPR), estime que cela induit un conflit d’intérêt significatif. En vue d’atteindre l’objectif prioritaire affiché par Noboa, à savoir l’éradication du narcotrafic, il apparaît nécessaire de réguler de manière plus stricte l’ensemble des compagnies bananières du pays. Or, cet accroissement normatif viendrait dans le même temps engendrer un certain nombre de coûts susceptibles de restreindre les profits générés par les exportations bananières, ce qui entre en contradiction avec les intérêts personnels du chef d’État équatorien. C’est ainsi que, si les liens directs entre Noboa et le narcotrafic ne sont pas avérés – les dirigeants du groupe Noboa Trading Co. ayant systématiquement coopéré avec les autorités équatoriennes à la suite de ces découvertes -, force est de constater qu’ils partagent non seulement les mêmes circuits de commercialisation, mais également un intérêt commun : l’affaiblissement des institutions étatiques.

Pivot d’un nouveau tournant pro-américain

Malgré sa petite taille et sa relative pauvreté en ressources naturelles, l’Équateur n’a pas été un pays anodin dans la géopolitique régionale. Sous la présidence de Rafael Correa (2007-2017), il a été l’un des pôles les plus radicaux du rejet des politiques du FMI. Une lutte que l’Équateur a prolongée sur le plan diplomatique, promouvant une intégration régionale latino-américaine, en rupture avec le cadre panaméricain qui prévalait alors. Quito, ce n’est pas un hasard, a hébergé le siège de l’UNASUR.

De même, depuis 2017, l’Équateur s’est distingué dans la radicalité de son tournant pro-américain. Coopération en matière sécuritaire et militaire, retour dans le giron du FMI, alignement de sa diplomatie sur le Département d’État américain : Daniel Noboa a radicalisé une orientation déjà embrassée avec enthousiasme par ses deux prédécesseurs. Comme pour symboliser l’avènement d’une nouvelle ère, Daniel Noboa reprend à la gauche une méthode éprouvée : la convocation d’une Assemblée Constituante.

C’est un tel processus qui avait permis à l’Équateur de se doter d’une nouvelle Constitution en 2008. Celle-ci proclamait le caractère social de l’économie du pays, la souveraineté du pays vis-à-vis des tribunaux d’arbitrage ou d’une présence militaire étrangère, et limitait les nouveaux emprunts qui ne serviraient pas à financer des dépenses sociales. Autant de mesures que le camp de Daniel Noboa entend défaire par le biais de la convocation d’une nouvelle assemblée constituante. Un pari qui n’est pas sans risque : en avril 2024, les Équatoriens se prononçaient par référendum sur onze réformes promues par le gouvernement. Les deux mesures au caractère le plus nettement néolibéral ont été rejetées : la reconnaissance de la légalité des tribunaux d’arbitrage et du travail à l’heure ont été refusées à 65 et 69,5 %.

Coopération en matière sécuritaire et militaire, retour dans le giron du FMI, alignement de sa diplomatie sur le Département d’État américain : Daniel Noboa a radicalisé une orientation déjà embrassée avec enthousiasme par ses deux prédécesseurs.

Si la convocation d’une Constituante apparaît comme un moyen de conférer une légitimité populaire à un agenda contesté de toutes parts, le consentement des Équatoriens pourrait n’être extorqué qu’au prix de nouvelles infractions à l’État de droit. Un processus qui bénéficie du soutien, ou de l’indifférence, des autres États de l’Amérique.

Exception notable dans un sous-continent tétanisé par le retour de Donald Trump à la présidence : la présidente mexicaine Claudia Sheinbaum a défendu une position « anti-impérialiste » assumée, refusant de reconnaître la légitimité des résultats et affichant son appui politique à Luisa González. Elle s’inscrit dans la lignée de son prédécesseur, qui visait à promouvoir une intégration régionale susceptible de prendre le contrepied de l’influence nord-américaine dans la région. S’opposant à Washington et à la majorité des pays du continent, elle avait salué la réélection de Nicolas Maduro.

À l’opposé, le gouvernement chilien de Gabriel Boric, qui avait dénoncé les irrégularités du scrutin vénézuélien, a tout de suite reconnu la licéité du processus équatorien. Un positionnement cohérent avec son orientation diplomatique essentiellement pro-américaine, prise au lendemain même de sa victoire électorale. Plus surprenant, son homologue bolivien Luis Arce lui a emboîté le pas. Une manière de se distinguer encore de son prédécesseur – et ex-camarade de combat – Evo Morales, qui affichait une forte proximité politique avec Nicolas Maduro à l’époque où il dirigeait le pays.

De la même manière, le chef d’État brésilien Lula da Silva, qui avait souhaité incarner une position de médiateur dans le cas vénézuélien, a immédiatement reconnu l’élection de Daniel Noboa. Une décision qui peut s’expliquer par sa volonté de prendre la tête d’une intégration régionale plus large, mais par conséquent, moins « politique ». Saluant son homologue le 15 avril 2025, il affirmait que : « Le Brésil continuera à travailler avec l’Equateur pour défendre le multilatéralisme, l’intégration sud-américaine et le développement durable de l’Amazonie ».

Entre le positionnement « anti-impérialiste » mexicain et la posture plus consensuelle du Chili, de la Bolivie et du Brésil, le chef d’État colombien Gustavo Petro a souhaité incarner une voie médiane. S’il n’a pas dénoncé une « fraude », il a refusé de reconnaître un scrutin considéré comme insuffisamment libre et transparent – une attitude similaire à celle qu’il affichait pour le Venezuela. Et comme dans le cas vénézuélien, il a offert la médiation de son pays pour solder le différend entre le parti au pouvoir et l’opposition.

Le caractère exceptionnel du positionnement mexicain et colombien n’a rien de fortuit. Il traduit l’alignement renouvelé du sous-continent sur Washington, malgré les différends affichés par de nombreux gouvernements avec le locataire de la Maison-Blanche. Le même constat vaut pour l’Europe. Le sous-continent a largement manifesté son inquiétude face au retour de Donald Trump au pouvoir, et multiplié les proclamations indépendantistes. C’est pourtant en bloc qu’il soutient la position américaine, dans son arrière-cour, sur l’élection équatorienne…

Équateur : derrière l’invasion de l’ambassade mexicaine, l’effondrement des institutions

ambassade mexicaine équateur - le vent se lève

Le 5 avril, des forces policières et militaires équatoriennes envahissaient l’ambassade du Mexique pour y arrêter l’ancien vice-président Jorge Glas. Condamné par la justice équatorienne à une peine de prison, il y avait requis l’asile politique. Cette violation brutale de l’espace diplomatique, sacralisé par la Convention de Vienne, a suscité une réprobation mondiale. Mais derrière cette apparente unanimité, des fractures voient déjà le jour. La Colombie et le Mexique tentent de donner une suite juridique à cette affaire, devant Cour interaméricaine des Droits de l’homme (CIDH) pour l’une, la Cour internationale de justice (CIJ) pour l’autre. Ils ne seront vraisemblablement pas soutenus par les États-Unis, qui entretiennent de bonnes relations avec le chef d’État équatorien Daniel Noboa. Celui-ci compte en effet sur l’appui de Washington dans sa lutte contre le narcotrafic, qui connaît une progression vertigineuse en Équateur. Cette dégradation de la situation du pays se produit sur fond d’explosion de la pauvreté et des inégalités, générée par des années de réformes libérales à marche forcée…

LVSL a consacré plusieurs articles récents au contexte équatorien, dont un entretien avec la candidate à la présidentielle Luisa Gonzalez et un autre avec la préfète de la région de Pichincha Paola Pabón. Vincent Arpoulet, auteur d’un article sur la dernière élection présidentielle, revient ici sur cette nouvelle affaire.

« Dans une situation complexe et sans précédent à laquelle est confronté le pays, j’ai pris des décisions exceptionnelles pour protéger la sécurité nationale ». C’est ainsi que Daniel Noboa, homme d’affaires élu à la tête de l’Équateur au mois d’octobre dernier, justifie l’invasion de l’Ambassade du Mexique par la police nationale dans un communiqué officiel.

« Une situation complexe et sans précédent » : c’est ainsi qu’un observateur pourrait désigner le délitement de l’État équatorien face au narcotrafic, qui a conquis une emprise considérable en à peine huit ans, et qui n’a fait que s’accélérer depuis l’élection de Daniel Noboa. Peu d’institutions échappent encore à l’influence des gangs, dont les ramifications s’étendent jusqu’à la tête des prisons équatoriennes. En octobre dernier, un sinistre événement devait le rappeler : suite à l’assassinat d’un candidat à la présidentielle, sept suspects et possibles témoins ont été tués dans une cellule équatorienne. Au point d’en oublier qu’il y a quelques années, suite aux mandats du président socialiste Rafael Correa (2006-2016), l’Équateur était l’un des pays les plus sûrs du sous-continent.

À l’origine de cette dégradation, des coupes brutales dans les dépenses publiques, qui se sont notamment traduites par la suppression, en 2018, du ministère de Coordination et de la Sécurité. Le nouveau président Daniel Noboa, tout en poursuivant cette démarche, s’inscrit dans une logique de « guerre interne » contre le narcotrafic. Un tour de vis aux accents autoritaires, dénoncé par ses adversaires comme un moyen de contrôler l’opposition.

Une consultation populaire est ainsi convoquée le 21 avril prochain, visant à amender la Constitution afin de permettre à l’armée d’appuyer la police nationale dans l’espace public. Ou d’autoriser l’extradition de narcotrafiquants aux États-Unis : ce référendum s’inscrit dans le rapprochement opéré par l’Équateur avec les États-Unis autour de la lutte contre le narcotrafic. Ainsi, en octobre dernier, le gouvernement équatorien annonçait le retour de troupes américaines dans le pays, dans le cadre d’une coopération militaire entre Quito et Washington.

Cette militarisation de la lutte contre le narcotrafic, sous l’égide américaine, n’est pas sans rappeler le « plan Colombie » longtemps à l’oeuvre dans ce pays voisin, à l’échec retentissant. Conclu en 2000 avec l’objectif affiché d’endiguer le trafic de stupéfiants, cet accord a en réalité servi d’arme de guerre contre les seules Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Il a contribué à l’intensification du conflit interne que connaissait la Colombie, tout en épargnant un certain nombre de groupes paramilitaires directement liés au trafic de drogue… La faillite de la « guerre contre la drogue » n’empêche pas Daniel Noboa de la reproduire à la lettre plus de 20 ans plus tard.

Derrière une unanimité de façade, des divergences subsistent. À rebours de l’activisme de Gustavo Petro, qui entend donner des suites juridiques à cette affaire, les États-Unis se contentent de rappeler leur attachement au principe d’inviolabilité des ambassades

Désastreuse pour lutter contre le narcotrafic, cette stratégie ne fait pas que des perdants. Elle offre à Daniel Noboa une occasion de consolider son fragile leadership, en assimilant l’opposition politique aux gangs, à longueur de communiqués et discours officiels. C’est ainsi qu’au lendemain de la prise d’assaut de l’Ambassade mexicaine, le président équatorien assimilait la décision de son homologue mexicain d’accorder l’asile politique à Jorge Glas à une ingérence susceptible de fragiliser l’État équatorien dans sa lutte contre le narcotrafic. Une logique conduite à son paroxysme dans le communiqué présidentiel du 9 avril, qui qualifie Jorge Glas de « délinquant (…) impliqué dans des crimes très graves ».

Réactualisation à peine voilée de la doctrine de guerre contre-insurrectionnelle qui était brandie par les dictatures militaires des années 1970 pour justifier leur hégémonie, sous le prétexte d’une menace communiste susceptible de s’infiltrer dans toutes les strates de la société… Avec un nouvel instrument de répression par rapport aux années 1970 : l’instrumentalisation d’affaires judiciaires à des fins politiques, dénoncée par ses opposants sous le terme de lawfare (« guerre légale », contraction de law et warfare). Le transfert de Jorge Glas dans une prison de haute sécurité, par des militaires, le lendemain de son arrestation, suffit à mesurer le caractère hautement politique de cette affaire, par-delà les justifications juridiques fournies.

Un certain nombre de dirigeants latino-américains ont aussitôt accusé le gouvernement équatorien d’avoir violé le droit d’asile, pourtant garanti par la Convention de Caracas depuis 1954. C’est en ce sens que le président colombien Gustavo Petro a annoncé déposer un recours devant la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH) en vue de faire valoir les droits de Jorge Glas qui ont été, à ses yeux, sérieusement bafoués. Plus compromettant pour l’Équateur, la secrétaire d’État aux Affaires étrangères du Mexique Alicia Barcena a demandé la suspension de l’Équateur de l’Organisation des Nations-Unies et annonçait qu’elle porterait l’affaire auprès de la Cour internationale de justice (CIJ). Le choix de cette institution, sous les projecteurs mondiaux depuis que l’Afrique du Sud l’a mobilisée pour accuser Israël de crime de génocide à Gaza, n’a rien d’anodin.

Si le degré de radicalité varie, la condamnation a été unanime de la part des gouvernements du continent américain. Au-delà du droit d’asile, elle porte atteinte à la Convention de Vienne qui garantit l’inviolabilité des représentations diplomatiques. C’est ainsi que 29 États sur 31 ont adopté, ce mercredi 10 avril, la résolution de l’Organisation des États américains (OEA), y compris des gouvernements aussi conservateurs et peu soucieux des droits de l’Homme que celui de Dina Boluarte au Pérou, ou de Javier Milei en Argentine. Les États-Unis, en termes excellents avec le gouvernement de Daniel Noboa, ont eux aussi condamné la violation de l’espace diplomatique.

Cette quasi-unanimité peut s’expliquer par le fait qu’il s’agit d’une violation sans précédent de cette convention, pierre angulaire de la souveraineté des États. Jamais, dans l’histoire contemporaine du continent latino-américain, un gouvernement n’avait attaqué aussi frontalement une représentation diplomatique. Augusto Pinochet lui-même n’avait pas osé franchir cette ligne rouge lorsque le Mexique avait – déjà – octroyé l’asile à un certain nombre d’opposants politiques. De même, Jeanine Anez, la cheffe d’État bolivienne qui a pris le pouvoir suite au coup d’État contre Evo Morales en 2019, ne s’est pas opposée à l’évacuation de ce dernier – ici encore par l’Ambassade du Mexique.

D’aucuns pourraient convoquer le souvenir du siège de l’Ambassade de Colombie au Pérou lorsque Victor Haya de la Torre, opposant de premier plan du chef d’État Manuel Odria, s’y était réfugié. Mais même dans ce cas, qui a fait date dans l’histoire des ambassades, l’intégrité de la représentation diplomatique n’avait pas été compromise. Ainsi, la condamnation quasi unanime de cet acte s’explique par la crainte de tolérer un dangereux précédent, susceptible d’ouvrir une brèche dans cette institution centrale du droit international…

Derrière une unanimité de façade, des divergences subsistent cependant, révélatrices des fractures du sous-continent. À rebours de l’activisme de Gustavo Petro, qui entend donner des suites juridiques à cette affaire, les États-Unis – ainsi que la plupart de leurs alliés sud-américains -, se contentent de rappeler leur attachement au principe d’inviolabilité des ambassades. Une « ambivalence » que n’a pas manqué de relever le président mexicain Andrés Manuel Lopez Obrador (« AMLO »).

Cette fuite en avant de l’Équateur ne surgit pas de nulle part. Elle fait suite à une autre violation majeure du droit international, datant du mois d’avril 2019. Le gouvernement équatorien de Lenín Moreno avait alors autorisé la police britannique à capturer Julian Assange, réfugié au sein de l’Ambassade équatorienne à Londres. Si cet acte ne représente pas une violation comparable à celle de la convention de Vienne, il porte cependant atteinte à l’un des piliers du droit d’asile – tel qu’il est reconnu par la Convention de Caracas – : le principe du non-refoulement. Celui-ci vise à interdire à tout État ayant accepté d’accorder l’asile politique à un individu de le lui retirer tant que les raisons l’ayant conduit à accorder ce droit restent en vigueur. Or, en 2019, les menaces pesant sur Julian Assange restent les mêmes que lorsque Rafael Correa lui avait accordé l’asile, à savoir l’éventualité d’une extradition vers le territoire étasunien. Les événements récents ne l’établissent que trop clairement.

« Il n’existe plus d’État de droit en Équateur » – Entretien avec Luisa González

Luisa Gonzales - Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

Dirigeante du Mouvement de la Révolution citoyenne (Revolución ciudadana), formation de l’ancien président équatorien Rafael Correa, Luisa González fut candidate à l’élection présidentielle anticipée de 2023. Sa campagne se concentrait sur l’héritage de la période « corréiste », le bilan critique de la présidence de Guillermo Lasso et l’affirmation de la souveraineté équatorienne face aux États-Unis. Bien que favorite et arrivée en tête du premier tour devant le candidat libéral et pro-américain Daniel Noboa, elle s’est inclinée au second avec 48,17% des voix le 15 octobre, au terme d’une période électorale marquée par la disparition dans des circonstances floues de détenus politiques et des menaces de mort reçues en son encontre. Dans cet entretien, elle revient sur la situation politique inquiétante en Équateur, où la judiciarisation du conflit politique fait peser de lourdes menaces sur l’État de droit, et en particulier sur les membres de son mouvement. Elle insiste sur les mécanismes du lawfare qui ont poussé Rafael Correa et d’autres militants de la « Révolution citoyenne » à l’exil, face aux intimidations et à la répression, ainsi que sur l’instrumentalisation de grandes affaires judiciaires médiatisées à des fins politiques. Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL : Une opération anti-mafia a été lancée en Équateur avec une grande mise en scène télévisuelle. Cette opération semble également viser des fonctionnaires et des personnalités judiciaires, ce que vous dénoncez. Que se passe-t-il en Équateur ?

Luisa González : L’affaire Métastase, qui suscite une attention considérable en Équateur, est centrée sur la lutte contre le crime organisé. D’abord, il est notable que la procureure elle-même a dissous deux unités judiciaires dédiées à la lutte contre le crime organisé, réduisant ainsi les ressources disponibles pour cette lutte.

Un exemple marquant est l’affaire León de Troya, liée au trafic de drogue. Dans cette affaire, des policiers enquêteurs ont été contraints de fuir l’Équateur, apparemment en raison de persécutions politiques, malgré la découverte de liens entre la mafia albanaise et le gouvernement de Guillermo Lasso. La procureure a tardé à agir sur cette affaire et n’a pas suffisamment communiqué sur les résultats de l’enquête.

Le cas Métastase trouve son origine dans l’enquête menée à la suite l’assassinat de Leandro Moreno, dont le téléphone portable a révélé des informations clés. Malgré la possession de ces documents depuis plus d’un an, la procureure n’a pas agi, permettant à des individus impliqués dans l’extorsion, comme Fernando Villavicencio, de se présenter à des postes politiques sans révélation publique des faits.

Dans le contexte de l’affaire Métastase, Wilman Terán, président du Conseil de la Magistrature et membre de l’équipe de la procureure générale ainsi que du président actuel de la Cour, Iván Saquicela, est au centre d’une controverse. Ces derniers l’ont soutenu pour diriger le Conseil de la Magistrature. Lors de l’élection des juges, où il semblait y avoir une tentative de contrôler le processus, des perquisitions ont eu lieu. Wilman Terán a été arrêté, sans possibilité de se défendre librement, contrairement à d’autres personnes arrêtées dans des circonstances similaires mais qui ont été libérées. Cette situation soulève des questions sur les intentions réelles derrière ces actions et la tentative de contrôler le système judiciaire.

Dans cette affaire, un élément crucial est le procès politique intenté contre la procureure générale. En tant que membres de la Revolución Ciudadana, elle nous a contactés et nous a adressé des menaces, nous informant publiquement que si nous continuions le procès politique à son encontre, des mesures de rétorsion seraient prises contre des membres éminents de notre mouvement, notamment Jorge Glas, l’ex-vice-président, et Paola Pabón, notre préfète de Pichincha [principale région de l’Équateur, NDLR]. En effet, la récente demande de localisation et d’arrestation de Jorge Glas, qui a dû chercher refuge à l’ambassade du Mexique, confirme ses intentions.

Deux événements politiques majeurs semblent pousser la procureure à créer un écran de fumée. Elle a choisi son moment pour divulguer une enquête vieille d’un an, jusqu’alors non publique. Par ailleurs, elle n’a jamais traité avec la même célérité la plainte de l’ambassadeur des États-Unis concernant l’existence de « narco-généraux ». Malgré nos demandes, cette enquête n’a pas avancé. L’ambassadeur américain, outrepassant son rôle diplomatique, s’est immiscé dans la politique interne de notre pays en lançant des accusations graves, notamment pour des faits de blanchiment d’argent impliquant des banques, des équipes de football et des journalistes. Si ces allégations sont fondées, elles devraient être transmises de manière officielle et confidentielle aux autorités compétentes pour une enquête approfondie et la poursuite des coupables, dans le but de pacifier le pays.

Au contraire, l’action de l’ambassadeur, en collaboration apparente avec la procureure, sème le trouble sans apporter de clarté sur les enquêtes en cours. La procureure, quant à elle, n’a pas fait preuve de diligence dans plusieurs affaires importantes comme celle de León de Troya, le scandale des narco-généraux, le cas Danubio ou encore les INA Papers.

LVSL : Cette procureure, Diana Salazar, a été au centre de vos critiques pendant plusieurs semaines. Quels reproches lui faites-vous ?

L. G. : L’approche de Diana Salazar dans son rôle de procureure générale montre qu’elle agit comme un acteur politique. Sa réaction initiale aux menaces d’un procès politique par la Revolución Ciudadana a été de chercher à nous intimider, ce qui témoigne d’une attitude qui dépasse les normes attendues d’un procureur impartial. De fait, la convocation de Jorge Glas à une enquête, suivant la menace qu’elle avait formulée, souligne cette tendance.

Un autre facteur de préoccupation réside dans la gestion des enquêtes par son bureau. Il est reproché à Salazar que la majorité des affaires s’en tiennent à des enquêtes préliminaires sans aboutir à des accusations formelles ou des jugements. Cette situation crée un climat d’insécurité et d’impunité, en particulier dans des cas nécessitant une intervention judiciaire rapide et efficace. La lenteur dans le traitement de dossiers médiatiques comme l’affaire INA Papers et le cas León de Troya, où des témoins clés ont été assassinés sans que des mesures de protection adéquates soient prises, accentue ces inquiétudes.

Concernant l’affaire Métastase visant le président du Conseil de la Magistrature, il est important de noter que Salazar a agi avec plus de rapidité, malgré le fait que cette personnalité appartienne à son cercle politique. Cette différence de traitement suggère une possible instrumentalisation de la justice à des fins politiques. Dans ce contexte particulier, le fait qu’elle ait gardé des informations cruciales pendant plus d’un an, pour les révéler dans un moment politiquement opportun, renforce l’impression d’une manipulation judiciaire visant à consolider sa position dans un climat politique défavorable.

LVSL : Vous dénoncez le lawfare en Équateur, comme dans d’autres pays d’Amérique latine, c’est-à-dire, la guerre judiciaire. Cela signifie-t-il que le système judiciaire n’est plus impartial ?

L. G. : Absolument, l’impartialité du système judiciaire en Équateur est sérieusement compromise. Nous l’avons clairement exprimé. Un exemple flagrant est le président de la Cour de Justice, Iván Saquicela. Alors qu’il devrait incarner la justice et l’équité, il a ouvertement manifesté son parti pris politique, notamment par des prises de position contre la Revolución Ciudadana. L’asile politique accordé à l’ancien président Rafael Correa en Belgique est d’ailleurs en partie dû à la reconnaissance de la partialité de M. Saquicela.

Cette tendance se retrouve dans le comportement de la Procureure Générale de l’État. Malgré les preuves disponibles, elle montre une réticence à agir rapidement dans certains cas, tandis que dans d’autres, sans preuves solides, elle intervient de façon précipitée, semblant poursuivre un agenda de persécution politique.

Mon expérience personnelle lors de la campagne présidentielle en est un témoignage éloquent. Une semaine avant le second tour, sept détenus sous la garde de l’État à la prison de Latacunga ont été mystérieusement assassinés. Ces personnes devaient fournir des témoignages liés à l’assassinat de Fernando Villavicencio, qui auraient pu, selon certains, impliquer la Revolución Ciudadana. La réaction publique à ces événements a souligné leur nature politique plutôt que judiciaire, ce qui a conduit à l’arrêt de cette démarche.

La vérité entourant la mort de Fernando Villavicencio reste inconnue. Malgré l’importance des données de son téléphone portable pour l’enquête, celles-ci n’ont pas été exploitées. À l’inverse, dans l’affaire Métastase, ils ont minutieusement examiné le téléphone de Leandro Moreno. Cette incohérence suggère une dissimulation délibérée. Ainsi, il apparaît clairement que le bureau de la procureure à la Cour Nationale de Justice opère non pas de manière indépendante, mais selon des motivations politiques et des intérêts spécifiques de ses dirigeants.

LVSL : Dans le contexte actuel, quelle évolution prévoyez-vous pour la situation en Équateur ?

L. G. : La situation actuelle semble indiquer une poursuite de la persécution politique. Des actions ont déjà été entreprises contre Jorge Glas, faisant écho aux menaces de la procureure, avec des demandes d’arrestation et d’interrogatoires pour des raisons qui restent floues. Ceci illustre la nature arbitraire de ces actions, semblant relever davantage de la persécution politique que d’une procédure judiciaire légitime. Nous avons également des inquiétudes concernant Paola Pabón, notre préfète, et d’autres membres de la Revolución Ciudadana qui pourraient faire face à des actions illégales.

LVSL : Concernant la reconnaissance internationale de cette situation, avez-vous des exemples concrets ?

L. G. : Oui, un exemple notable est l’intervention d’Interpol. La Cour nationale de justice de l’Équateur a demandé à plusieurs reprises à Interpol d’émettre une vignette rouge contre Rafael Correa. Interpol a refusé, considérant que les charges contre lui relèvent plus de la persécution politique que de la justice. Cela est corroboré par l’asile politique accordé à Correa en Belgique, et les refus répétés d’Interpol illustrent une reconnaissance internationale de la persécution politique en Équateur.

De plus, les asiles politiques accordés à plusieurs membres de la Revolución Ciudadana en Argentine, au Venezuela et au Mexique soulignent cette reconnaissance. Ces événements mettent en évidence l’absence d’impartialité judiciaire en Équateur. Il n’existe plus d’État de droit garantissant une procédure judiciaire conforme à la loi dans notre pays.

LVSL : Comment le dysfonctionnement du système judiciaire affecte-t-il le problème croissant de l’insécurité en Équateur ?

L. G. : L’escalade de l’insécurité en Équateur est directement liée aux défaillances de notre système judiciaire. Comme je l’ai mentionné, le bureau du procureur, responsable de l’accusation et de la conduite des enquêtes jusqu’à l’établissement formel des charges, laisse la plupart des affaires en phase d’enquête préliminaire. Cela signifie que le système de justice n’est pas pleinement opérationnel. En plus, l’absence d’impartialité des juges et le manque de financement adéquat de la part du gouvernement central exacerbent ces problèmes, contribuant ainsi à l’insécurité croissante.

Cette situation engendre un sentiment d’impunité. Les criminels restent libres et, comme illustré dans l’affaire Moreno, il semble y avoir des cas où les juges sont corrompus. Le manque de surveillance efficace sur les actions des juges et sur leurs pratiques judiciaires est un problème majeur. L’Unité d’analyse financière et de lutte contre le blanchiment d’argent devrait jouer un rôle clé dans l’investigation de la corruption parmi les juges, mais cela ne se produit pas suffisamment.

La situation en Équateur est extrêmement grave et douloureuse. Nous sommes confrontés à un État défaillant, qui ne parvient pas à contrôler l’impunité et permet à la violence de se propager de façon inquiétante. Nous assistons à des crimes horribles, y compris l’assassinat d’enfants, un phénomène inédit dans notre histoire, et l’exploitation de nos enfants dans le trafic de drogue. Cette crise continuera tant qu’un gouvernement ne prendra pas des mesures sérieuses et efficaces pour y remédier.

« L’Équateur est devenu un État failli » – Entretien avec Paola Pabón

Paola Pabon - Le Vent Se Lève
Paola Pabon, préfète équatorienne, représentant la région de Pichincha au salon du chocolat à Paris début novembre 2023.

Un mois avant que les Argentins portent le libertarien Javier Milei au pouvoir, les Équatoriens élisaient le multi-millionnaire Daniel Noboa, dont la famille a fait fortune dans l’exportation de bananes, partisan de la mise en place de nouvelles mesures d’austérité et de libéralisation. En cela, il s’inscrit dans la continuité des présidences de Lenín Moreno (2017-2021) et de Guillermo Lasso (2021-2023), marquées par une explosion de la pauvreté, des inégalités et de la criminalité, ainsi que par un réalignement sur les États-Unis. Dans plusieurs régions équatoriennes, des bandes armées ont pris la place de l’État. Nous rencontrons Paola Pabón, préfète de la région équatorienne de Pichincha, figure de la « Révolution citoyenne », mouvement politique mené par Rafael Correa qui a gouverné le pays pendant une décennie (2007-2017) avant son tournant néolibéral.

LVSL – Comment expliquez-vous la victoire de Daniel Noboa à l’élection présidentielle équatorienne, malgré son héritage élitaire et son programme néolibéral ?

Paola Pabón – Ce second tour nous offre plusieurs enseignements. Tout d’abord, il est impératif d’élargir la portée de ce que représente la Révolution citoyenne au sein de l’électorat progressiste. Cette démarche est difficile, étant donné que le spectre progressiste semble limité, mais je pense que c’est notre devoir de la mener à bien.

Ensuite, il est essentiel de pouvoir, sans sacrifier le programme et l’idéologie, développer une approche communicationnelle différente pour toucher d’autres segments de la population. C’est l’autre leçon de cette élection. L’influence dominante des réseaux sociaux chez les plus jeunes n’a pas été suffisamment prise en compte – cela peut être un défi pour une organisation centrée sur l’idéologie et le programme.

Revenons sur le contexte, qui reste très difficile. Rappelons que c’est la première élection nationale à laquelle participe la Révolution citoyenne avec son propre parti [NDLR : lors des élections précédentes, les représentants de la Révolution citoyenne, interdits d’avoir une représentation propre, n’ont pu concourir qu’en s’alliant à des partis autorisés]. Après sept ans d’interdiction politique, nous avons réussi à rétablir notre organisation, ce qui n’est pas négligeable : cela a exigé des efforts considérables pour asseoir la marque, rendre claire l’assimilation du mouvement à la Révolution citoyenne et permettre aux gens de nous identifier.

Malgré cela, plusieurs problèmes structurels sont demeurés – qui tendent malheureusement à devenir intrinsèques au pays -, qui nuisent à l’image de notre organisation politique, de notre proposition et de nos dirigeants. Je fais allusion au rôle de la justice, aux organismes de contrôle et aux médias. La machine médiatique, vent debout contre notre projet, notre message et nos dirigeants, crée un plafond de verre pour la Révolution citoyenne. Pour la population, il devient ardu de discerner le vrai du faux au milieu de tant d’accusations, de procédures judiciaires et de fausses nouvelles.

Cette campagne est exceptionnelle : un attentat contre la vie d’un candidat a été perpétré, et de manière opportuniste, on a cherché à lier cet acte terrible à notre cause ! Nous regrettons que certains cherchent à souiller les institutions démocratiques avec le sang de cet assassinat [NDLR : il s’agit de Fernando Villavicencio, assassiné dans les circonstances les plus troubles, avec notamment une violation du protocole de sécurité par ses gardes du corps. Quelques jours plus tard, huit des personnes impliquées dans cet assassinat devaient être massacrées en prison. Lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet pour davantage de détails]. Cela a sans aucun doute eu un impact significatif sur notre offre politique et sur notre candidate Luisa González. Ces éléments minent la confiance d’un secteur actuellement indécis – celui qui ne croit plus en l’État, en la démocratie, en l’institutionnalité, et ne pense pas que le processus électoral puisse changer sa vie.

« À l’heure actuelle, certaines provinces sont entièrement sous le contrôle du trafic de drogue. Elles se transforment en zones sans loi, dépourvues de présence des forces de l’ordre, du gouvernement national et des autorités locales. »

Que l’on parle du bloc médiatique, de la saturation des réseaux sociaux par les fausses nouvelles ou de la construction d’un récit « anti-corréiste », ce sont des problèmes structurels. Il est important de noter que cet « anti-corréisme » ne repose sur aucune proposition politique : c’est un discours purement oppositionnel. Cette combinaison de facteurs nous laisse malheureusement à quatre points de remporter l’élection présidentielle. Bien que cela constitue une défaite, il faut reconnaître l’importance des résultats électoraux : plus de quatre millions d’Équatoriens ont voté en faveur de la Révolution citoyenne.

LVSL – Ce contexte remonte à la présidence de Lenín Moreno (2017-2021), durant laquelle de nombreux procès ont été intentés contre d’ex-responsables de la « Révolution citoyenne ». Vous-mêmes en avez été victime [NDLR : nous avions déjà interrogé Paola Pabón dans le cadre d’un reportage effectué à Quito en février 2021 ; bien qu’élue, elle avait été placée en situation de liberté conditionnelle]. Depuis l’élection de Guillermo Lasso en 2021, les choses ont-elles changé ?

PP – Ces problèmes structurels sont demeurés au cours des deux années de présidence de Guillermo Lasso. Toutes les entités de contrôle sont des organes dépendantes de l’État. Elles demeurent les actrices de l’offre politique, continuant à jouer le jeu politique de ceux qui maintiennent l’hégémonie et le pouvoir actuellement en place. Par conséquent, la justice représente actuellement une menace pour nous, alors que dans d’autres pays elle est garante de paix et de démocratie. Nous sommes constamment soumis à des examens spéciaux de la Contraloría, et des enquêtes spéciales au ministère Public sont fréquentes, agissant comme un rappel constant de la présence de la justice.

Si l’on entre dans les détails, la situation devient encore plus préoccupante. Des accusations récentes ont été dirigées contre le gouvernement du président Lasso, liés à la mort de nombreuses personnes sur laquelle lumière n’a pas été faite. Elles n’ont pas reçu de réponse satisfaisante de la part de la justice. La mort du dernier candidat à la présidence Fernando Villavicencio n’a pas été élucidée. Ce que je vais vous dire pourra vous sembler incroyable : huit des personnes arrêtées dans l’affaire de la mort de Fernando Villavicencio ont été assassinées en l’espace de deux jours. Cela s’est produit alors qu’on aurait dû les protéger et prendre soin d’elles, car leur vie était cruciale pour résoudre l’affaire.

LVSL – Durant la campagne présidentielle, un référendum a eu lieu quant à l’extraction pétrolière dans la zone de Yasuní, qui a divisée la gauche équatorienne. La gauche héritière de la « Révolution citoyenne », représentée par Luisa Gonzáles, s’est prononcée en faveur de l’extraction, tandis que les votants s’y sont opposés. Daniel Noboa, de manière contre-intuitive, s’est également dit opposé à l’exploitation. Pensez-vous que cela peut constituer un facteur explicatif des résultats électoraux ?

PP – Je pense que d’autres raisons sont en jeu. Cette décision, récemment prise, suscite des préoccupations pour qui veut gouverner le pays. Dans mon cas, à une échelle plus restreinte, j’ai discuté avec plusieurs gouvernements municipaux et paroissiaux d’Amazonie. Très modestes, ils sont inquiets car ils ne bénéficient pas d’une éducation et d’un système de santé de qualité, et ont besoin de ressources pour les financer.

Plus de 70 % du réseau routier national est actuellement en état déplorable, et nous faisons face à des pannes récurrentes de courant en raison du manque d’accès à l’électricité. Il y a également une crise croissante en matière de sécurité. Or, ceux qui sont au pouvoir savent que des ressources sont nécessaires pour investir dans le secteur public et élaborer des politiques publiques.

Cependant, la population a pris une décision courageuse : celle de choisir une voie de développement alternative, malgré ces difficultés. Dans un pays où la pauvreté est massive, opter pour ce nouveau modèle représente un changement de paradigme. Cela implique une co-responsabilité mondiale. Dans ma région, Pichincha, il y a eu des avancées significatives, parvenant à faire déclarer la zone de la biosphère du Chocó Andino par l’UNESCO, et refusant l’extraction minière dans la région actuelle, optant ainsi pour un modèle différent.

Cela représente une responsabilité immense. Ce que vous voyez ici aujourd’hui au Salon du Chocolat de Paris [où l’entretien a été réalisé début novembre, Paola Pabón représentant la région de Pichincha NDLR] témoigne de cette démarche. Dire non à l’exploitation minière est une chose, mais quelles sont les alternatives pour que ces économies puissent perdurer ? La décision de laisser le pétrole sous terre ne se résume pas uniquement à calculer combien de barils de pétrole n’ont pas été vendus, ni à évaluer simplement la perte de ces ressources pour le budget de l’État. Cela concerne également l’économie locale, qui fournit des services liés à l’exploitation minière et pétrolière, comme le transport et l’alimentation, qui pourrait également en faire les frais. C’est une décision courageuse qui doit être assumée avec responsabilité. Nous devons respecter la démocratie, mais il est temps, et nous espérons que le président Noboa, qui a soutenu cette proposition de manière discrète et ambigüe durant la campagne électorale, l’assumera avec responsabilité.

LVSL – Vous évoquez la situation sécuritaire du pays. Les chiffres témoignent d’une dégradation alarmante en la matière [NDLR : pays sûr durant des années, l’Équateur a rejoint le top 10 des pays marqués par la plus forte criminalité]. Comment l’expliquez-vous ?

PP – À l’heure actuelle, l’Équateur est confronté à une défaillance de l’État. C’est devenu un État failli. C’est une déclaration difficile, mais elle reflète la situation actuelle du pays. Cette dégradation découle d’une raison relativement simple : l’absence de l’État pendant sept ans de gouvernance néolibérale. L’État a laissé l’éducation en suspens, n’a pas résolu les problèmes de santé ni investi dans la sécurité. En disparaissant des territoires, il a créé un vide qui n’a pas été comblé par le marché, comme le pensaient les dirigeants de l’époque. En lieu et place de cela, c’est le crime organisé qui l’a occupé.

Nous avions été témoins de l’activité du crime organisé à proximité, en Amérique centrale et en Colombie, mais l’Équateur était relativement à l’écart de cette réalité. À l’heure actuelle, je peux affirmer avec beaucoup de tristesse que nous avons enregistré 6.044 décès dus à des actes de violence. Ce chiffre augmentera pour atteindre probablement plus de 7.000 Équatoriens d’ici la fin de l’année. Ce qui est particulièrement douloureux, c’est que parmi ces 6.000 décès, 80% concernent des Équatoriens de moins de trente ans. Le crime organisé est en train de détruire notre pays, notre jeunesse et l’avenir de la nation.

À l’heure actuelle, certaines provinces sont entièrement sous le contrôle du trafic de drogue. Elles se transforment en zones sans loi, dépourvues de présence des forces de l’ordre, du gouvernement national et des autorités locales. On en sait très peu en raison du blocage médiatique effectué par la presse équatorienne.

Pourquoi ce déclin a-t-il été si rapide ? Parce que le crime organisé a comblé le vide laissé par l’État dans le fonctionnement du système. Il a financé le système judiciaire et le système politique, et en ce moment il s’approprie les territoires. À présent, nous payons cela avec des larmes et du sang.

LVSL – Quelle est la raison de votre présence au salon du chocolat de Paris ?

PP – Si vous parcourez les sites, vous verrez ce sont des entités nationales qui sont principalement représentées. Dans le cas équatorien, la seule entité représentée lors de cet événement crucial pour le cacao et le chocolat est la région de Pichincha.

Nous sommes venus avec dix-huit producteurs de cacao et de chocolat de notre province. Actuellement, nous faisons face à un défi singulier. Le 20 août, de manière démocratique et souveraine, la zone du Chocó Andino a rejeté l’exploitation minière, ce qui requiert maintenant la mise en place d’un modèle de développement économique durable. Cela implique des coûts substantiels. Il est impératif que les petits producteurs aient accès à des installations de transformation des matières premières. Ainsi, il est inexact de considérer que cela ne crée pas de valeur ajoutée. Un exemple concret de cette valeur ajoutée réside dans le chocolat, fabriqué localement dans la région du Chocó Andino.

Dans cette région, nous avons des réussites notables en termes de valeur ajoutée, notamment dans la production de chocolat, la mise en place d’un centre de valorisation pour le café, et un autre centre pour la canne à sucre. L’objectif sous-jacent est d’établir des connexions entre les producteurs locaux et les consommateurs en Europe qui apprécient notre chocolat et notre cacao. Cette initiative dépasse la simple sphère du chocolat, visant à ancrer ces produits sur le marché local. Tel est l’objectif de notre visite et de notre participation au Salon du Chocolat.

LVSL – Que fut le bilan de la « Révolution citoyenne » sur les conditions de travail des producteurs de cacao et de chocolat ?

PP – Nous serons toujours du côté des personnes qui en ont le plus besoin. Quelle est notre logique de travail ? Premièrement, encourager l’associativité. Ensuite, la formation, l’assistance technique et la commercialisation sont les trois axes sur lesquels nous avons travaillé au cours de ces quatre dernières années, suivant en quelque sorte l’héritage de la politique d’économie populaire et solidaire du gouvernement de la Révolution citoyenne.

Néolibéralisme autoritaire et narcotrafic : l’Équateur au bord du gouffre ?

Équateur - Le Vent Se Lève
Le palais présidentiel équatorien © Vincent Ortiz pour LVSL

Comme les précédentes, l’élection présidentielle équatorienne du dimanche 15 octobre confronte deux candidats que tout oppose. Luisa Gonzáles, arrivée en tête du premier tour, capitalise sur le rejet de la présidence du banquier conservateur Guillermo Lasso (2021-2023), dont la politique a accru les inégalités et l’insécurité dans des proportions alarmantes. En face d’elle, l’héritier multi-millionnaire Daniel Noboa promeut le statu quo en matière économique et sociale. L’extrême tension du climat politique singularise cependant cette élection entre toutes. Tandis que le narcotrafic étend son emprise sur le pays, un candidat à la présidence et deux responsables politiques ont été assassinés durant la campagne, propageant les rumeurs les plus folles quant à leurs commanditaires. Alors que les conflits sociaux se multiplient et que les Équatoriens rejettent une politique imposée par le Fonds monétaire international (FMI), le clivage autour de l’extractivisme empêche la gauche de marcher unie.

Agustin Intriago, Maire de la ville de Manta ; Fernando Villavicencio, candidat à l’élection présidentielle ; Pedro Briones, dirigeant local du mouvement de la « Révolution citoyenne », qui revendique l’héritage de la présidence de Rafael Correa (2007-2017) et soutient Luisa Gonzáles. Tels sont les noms des trois responsables politiques assassinés en moins d’un mois en Équateur, pourtant encore classé parmi les pays les plus sûrs du continent sud-américain il y a sept ans. C’est dans ce climat que s’est tenu le 20 août dernier le premier tour d’un scrutin présidentiel convoqué de manière anticipée par le président conservateur sortant Guillermo Lasso alors sous le coup d’une procédure de destitution engagée par l’Assemblée nationale.

Celle-ci fait suite à la formulation d’accusations à son encontre de la part du procureur général selon lesquelles il serait intervenu en vue d’étouffer une enquête visant à établir les liens entre le banquier Danilo Carrera, qui n’est autre que son beau-frère, et l’entrepreneur Rubén Cherres. Celui-ci est suspecté d’avoir obtenu de manière irrégulière des parts de marché avec leur aide, tout en entretenant par ailleurs des relations avec un réseau de narcotrafiquants (surnommé la « mafia albanaise »)…

Un scandale qui vient s’ajouter à un bilan marqué par une insécurité et des inégalités croissantes, lourdement sanctionné par la population équatorienne. Celle-ci a décidé de placer en tête de ce premier tour Luisa González, soutenue par le mouvement de la Révolution citoyenne, suivie par la grande fortune Gustavo Noboa. Ce dernier, porteur d’un projet s’inscrivant dans la continuité de la politique actuelle, est parvenu à incarner une forme de nouveauté en prenant soigneusement ses distances vis-à-vis de la polarisation exacerbée du pays, alimentée par la plupart des autres candidats soucieux de manifester leur opposition frontale au « corréisme » [de l’ancien président Rafael Correa, opposé au néolibéralisme NDLR].

« Les nombreux liens entre des figures du crime organisé et des responsables gouvernementaux, jusqu’au plus haut niveau, donnent du crédit aux allégations selon lesquelles le meurtre de Villavicencio aurait pu être un crime d’État »

Mark Weisbrot, directeur du Center of Economic and Policy Research (CEPR)

Ce second tour a un goût de remake : Luisa Gonzáles revendique l’héritage du président Rafael Correa élu en 2006, tandis que son adversaire Gustavo Noboa n’est autre que le fils du candidat malheureux qui avait alors perdu face à ce dernier.

« Délit d’assassinat par omission volontaire »

La question sécuritaire a été propulsée au premier plan de cette campagne présidentielle par le meurtre, à la sortie d’un meeting en plein coeur de Quito le 9 août dernier, du candidat de centre-droit Fernando Villavicencio. Sous les couleurs du mouvement Construye, cet ex-syndicaliste du secteur pétrolier avait fait de la lutte contre la corruption et le narcotrafic ses priorités. Des coordonnées qui rappellent l’assassinat, dans les mêmes conditions, de Luis Carlos Galan lors de la campagne présidentielle colombienne de 1989.

Si le bourreau de Villavicencio a été neutralisé – contrairement à son homologue colombien -, tout comme les sept individus suspectés de lui avoir prêté main-forte, ceux-ci viennent à leur tour d’être assassinés, ce samedi 7 octobre, au sein des prisons de Guayaquil et de Quito. Les soupçons se sont tournés vers Adolfo Macias, représentant du gang des Choneros : bien que ces derniers n’aient pas revendiqué l’assassinat du candidat, ils entretiennent d’étroites relations avec le narcotrafic colombien, de même que Los Aguilas, la bande qui contrôle le quartier n°7 de la prison de Guayas 1 dans laquelle viennent d’être assassinés six des sept suspects interrogés…

En l’absence de preuves tangibles, les allégations de collusion entre gangs et responsables politiques vont bon train. Et dans la sphère médiatique, elles sont généralement à sens unique. Il n’a fallu que vingt-quatre heures pour que Guillermo Lasso attribuer la responsabilité de cet assassinat aux partisans de Rafael Correa, affirmant qu’il ne permettra pas de « livrer le pouvoir et les institutions démocratiques au crime organisé, bien qu’il soit déguisé en parti politique ». Une prise de position alimentée par l’opposition notoire entre Correa et Villavicencio, qui s’est notamment réfugié à Washington en 2013 après avoir accusé l’ex-président équatorien d’avoir commandité une excursion armée au sein d’un hôpital… La surmédiatisation de cette opposition a conduit Rafael Correa à affirmer que cet assassinat résulte d’un « complot de la droite » destiné à discréditer Luisa González.

Ces accusations reposent sur la mise en lumière de dysfonctionnements manifestes dans le dispositif de sécurité octroyé par l’Etat au défunt candidat, à la suite des menaces répétées dont il a fait l’objet ces derniers temps. En effet, le véhicule à bord duquel il est monté juste avant d’être assassiné n’était pas blindé, contrairement aux préconisations qu’aurait dû suivre un processus de sécurité à la hauteur des risques auxquels il se voyait exposé. Par ailleurs, aucun garde du corps ne se trouvait du côté gauche de la voiture, d’où sont provenus les tirs mortels. Des observations également relayées par la famille de Fernando Villavicencio qui a décidé, le 18 août dernier, de déposer une plainte à l’encontre du ministre de l’Intérieur Juan Zapata, du directeur du renseignement policier Manuel Samaniego, de son homologue chargé de l’opération de sécurité et protection du candidat, ainsi que du général de la Police Fausto Salinas, récemment limogé par Lasso en réaction à la tuerie survenue au sein de la prison de Guayas 1.

Cependant, cela n’empêche pas ce dernier d’être également traîné devant la justice par la famille du défunt candidat pour « délit d’assassinat par omission volontaire ». Mark Weisbrot, directeur du Center of Economic and Policy Research (CEPR), ajoute : « les nombreux liens entre des figures du crime organisé et des responsables gouvernementaux, jusqu’au plus haut niveau, donnent du crédit aux allégations selon lesquelles le meurtre de Villavicencio aurait pu être un crime d’État ».

Néolibéralisme autoritaire et narcotrafic

Si les responsables de ce crime demeurent encore inconnus, les causes de l’explosion de l’insécurité, elles, sont plus aisées à établir. Le virage néolibéral impulsé par Lenín Moreno (2017-2021) à la suite de son élection à la présidence de l’Équateur, puis approfondi par son successeur Guillermo Lasso, a généré une dégradation alarmante de nombreux indicateurs : le nombre d’homicides a été multiplié par cinq en seulement six ans, passant de 5,8 pour 100.000 habitants au terme de la présidence Correa à… 25,9 l’année dernière – avant d’augmenter de plus de 55 % depuis le mois de janvier1.

Cette évolution découle du démantèlement d’une partie des institutions étatiques entamée par Moreno dès 2017, avec la suppression de six ministères de coordination créés par Rafael Correa en vue de planifier les modalités de gestion des différentes aires d’action de l’État. La suppression plus spécifique du Ministère de coordination de la Sécurité avait alors privé le gouvernement des marges de manœuvre susceptibles de lui permettre de faire face aux implications de l’accord de paix conclu en 2016 entre son homologue colombien et la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC)…

Ce groupe imposait jusqu’alors une forme de contrôle sur l’ensemble de la frontière entre l’Équateur et la Colombie, en vue d’éviter qu’un gang colombien commette sur le territoire équatorien des actes susceptibles d’encourager un renforcement de la coopération entre les armées de ces deux États. Le retrait des FARC laisse libre cours aux gangs qui profitent de l’affaiblissement de l’Etat équatorien pour s’implanter au sein de son territoire…

Cette hausse de l’insécurité a par ailleurs été favorisée par la précarisation d’une part importante de la population équatorienne, découlant de différentes mesures successivement adoptées par les gouvernements de Lenín Moreno et de Guillermo Lasso en vue de réduire les dépenses publiques, conformément aux préconisations du FMI. Celui-ci avait accordé en 2019 un prêt de 10,2 milliards de dollars à l’Équateur en contrepartie de l’adoption de mesures visant à « assouplir la fiscalité », pour citer Anna Ivanova, alors cheffe de mission du FMI en Équateur. C’est ainsi que Lasso décide notamment de diminuer l’impôt sur les sorties de devises, initialement mis en place en vue de garantir un équilibre des dollars en circulation au sein d’un Etat qui ne dispose pas du pouvoir de création monétaire… puisque sa monnaie est directement imprimée par la Federal Reserve (Fed) des États-Unis.

Les seules forces politiques qui sortent renforcées des scrutins précédents sont porteuses de projets alternatifs au néolibéralisme

En bout de course, l’État manque de fonds susceptibles de lui permettre d’assumer des mécanismes de redistribution sociale à la hauteur des besoins sociaux, et la pauvreté explose. Si au cours de la présidence Correa, le taux de pauvreté avait chuté de quinze points, passant de 37 % en 2007 à 21,5 % en 2017, elle s’élève à 25 % au terme de l’année dernière, après avoir atteint un pic de 33 % en 20202. Ce facteur contribue sans nul doute à comprendre comment un nombre croissant d’Équatoriens marginalisés se sont tournés vers les gangs, qui prétendent se substituer à un État perçu comme incapable d’améliorer leurs conditions de vie.

Refusant malgré tout de revenir sur des orientations économiques ayant précipité cette hausse de la criminalité, le gouvernement Lasso avait alors décidé se cantonner à une stratégie répressive fondée sur l’adoption répétée d’états d’urgence et de couvre-feux face à la multiplication des mutineries dans les prisons ainsi que des mobilisations sociales. Cette stratégie revenait à placer sur un pied d’égalité des responsables d’actes criminels et des manifestants exerçant leurs droits constitutionnels – comme en témoigne l’arrestation, le 14 juin 2022, de Leonidas Iza, président de la Confédération des Nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE), qui était alors aux avant-postes d’une importante mobilisation convoquée suite à l’explosion des prix des produits de première nécessité.

Le gouvernement sortant avait ainsi poussé la logique néolibérale à son paroxysme, en systématisant une approche répressive des conflits sociaux. C’est ainsi que l’Équateur a intégré en 2023 le sinistre podium des dix États les moins respectueux des droits des travailleurs, selon l’Indice global des droits établi par l’Organisation internationale du travail (OIT). Celle-ci avait épinglé le gouvernement de Guillermo Lasso sur deux points en particulier : l’adoption de lois régressives en termes de droit du travail, couplée à d’importantes violences policières à l’encontre de grévistes3.

Fractures internes à la gauche équatorienne

Ces coups portés aux mobilisations sociales n’empêchent pas la population équatorienne de sanctionner le bilan du gouvernement Lasso dans les urnes. Le score de Luisa Gonzáles, en tête du premier tour des élections, vient ainsi confirmer la tendance observée lors des élections municipales et régionales qui se sont tenues au mois de février 2023. Les deux seules forces politiques qui sortent renforcées de ce scrutin sont porteuses de projets alternatifs au néolibéralisme, à savoir le mouvement de la Révolution citoyenne et le parti indigène Pachakutik, qui passent respectivement d’1,1 et 0,5 millions de voix en 2019 à 1,9 et 0,8 millions de suffrages cette année

Le fait qu’un candidat « corréiste » soit élu à la tête de la mairie de Guayaquil après plus de trente ans de domination sans partage du Parti Social-Chrétien (PSC) – l’un des principaux représentants de la droite équatorienne qui soutient notamment Lasso lors de l’élection présidentielle de 2021 – traduit l’ampleur de la déconvenue subie par les tenants de la voie néolibérale.

Si cette dynamique est confirmée par le fait que le PSC ne termine qu’à la 4e place de ce scrutin présidentiel, ainsi que par les 33,6 % des suffrages grâce auxquels Luisa González termine près de 10 points devant son challenger Daniel Noboa, force est de constater que le Pachakutik s’effondre. Son candidat Yaku Pérez n’obtient en effet que 4 % des suffrages contre 19 % lors du scrutin présidentiel de 2021. Cette perte de quinze points en deux ans est cependant moins due à un affaiblissement du mouvement indigène qu’à des divisions internes à cette mouvance.

Daniel Noboa, dont la famille a fait fortune grâce au modèle extractiviste équatorien, a su attirer à lui une part importante des voix issues de la gauche critique vis-à-vis de l’extraction pétrolière

La CONAIE avait notamment refusé, sous l’impulsion de son dirigeant Leonidas Iza, d’appeler à voter pour le candidat Yaku Pérez, accusé de proximité avec les élites néolibérales, dans son programme comme dans sa démarche. Il est vrai que celui-ci avait appuyé le banquier conservateur Guillermo Lasso face au candidat « corréiste » en 2017. Quatre ans plus tard, il avait ensuite refusé de choisir entre Lasso et Andrés Arauz, qui défendait l’héritage de Rafael Correa – au motif qu’un État fort et centralisé, défendu par ces derniers, serait antinomique avec les droits des populations indigènes. Son soutien au renversement d’Evo Morales en Bolivie en 2019 vient renforcer son inimitié avec des figures de premier plan de la CONAIE telles qu’Iza ou son prédécesseur Jaime Vargas.

Ceux-ci s’étaient rendus à La Paz au mois de novembre 2020 en vue de manifester leur proximité avec l’ex-président bolivien. Pachakutik paie enfin ses divisions internes en ce qui concerne la position à adopter à l’égard de la procédure de destitution engagée par l’Assemblée nationale à l’égard de Lasso, la moitié des 24 parlementaires élus avec le soutien de ce parti n’ayant pas pris part à ce vote. Ce choix avait lui aussi suscité l’ire de la CONAIE, aux avant-postes de la mobilisation face au gouvernement de Guillermo Lasso.

Alliance de circonstances entre anti-extractivistes et néolibéraux

Cette débâcle de Yaku Pérez bénéficie notamment à Daniel Noboa, dans la mesure où l’entrepreneur termine en tête dans six des treize provinces amazoniennes dans lesquelles le candidat du Pachakutik avait obtenu ses meilleurs scores en 2021.

Comment expliquer cette montée en puissance d’un candidat dont la famille s’est pourtant enrichie grâce au modèle extractiviste équatorien – le père de Daniel Noboa contrôlant notamment le marché de la banane, qui représente la deuxième source de revenus de l’Etat équatorien après le pétrole ? Noboa s’est notamment affiché ouvertement favorable à l’arrêt de l’exploitation des ressources pétrolières situées au sein de la réserve naturelle du Yasuni.

Cette question, qui représente l’une des principales lignes de fracture traversant la gauche équatorienne, a fait l’objet d’un référendum convoqué en parallèle de ce scrutin présidentiel qui s’est soldé par une importante victoire des opposants à l’exploitation de ces ressources, le « Oui » à la préservation de la réserve du Yasuni obtenant 59 % des suffrages exprimés. Dans ce contexte, Noboa a su attirer à lui une part importante des voix issues de la gauche critique vis-à-vis de l’extraction pétrolière et ce, d’autant plus que Luisa González s’est par ailleurs affichée ouvertement favorable au maintien de l’exploitation pétrolière dans cette zone.

Contrairement aux leaders de la CONAIE, favorables à une rupture radicale avec l’extraction pétrolière, les « corréistes » comptent sur l’or noir, qui représente la première source de revenus de l’État – fût-ce pour les réinvestir dans des programmes de diversification de la structure productive équatorienne sur le plus long terme. C’est ainsi que si González a su mobiliser l’électorat « corréiste » lors de ce premier tour, elle pourrait – de même qu’Arauz en 2021 – rencontrer des difficultés à élargir cette base à l’occasion du second tour en raison d’une alliance de circonstance entre anti-extractivistes et néolibéraux.

« Noboa, c’est Lasso rechargé »

Le soutien de Noboa à l’arrêt de l’exploitation pétrolière au sein du Yasuni jure avec ses autres propositions économiques susceptibles de renforcer la dépendance de l’Etat équatorien à l’extraction de telles ressources. Dans la droite ligne des orientations adoptées par Lasso, il se veut porteur d’un « environnement entrepreneurial attractif » destiné à favoriser les investissements privés4. Or, ce sont justement de telles politiques économiques qui ont conduit au développement, au cours des années 1980 et 1990, d’un processus de « reprimarisation extractive » fondé sur l’installation tous azimuts d’entreprises privées sur les principaux gisements pétroliers du pays, mues par une logique court-termiste de maximisation du profit5.

À l’instar de « l’environnement attractif » prôné par Noboa, ce processus a largement reposé sur des avantages fiscaux privant l’Etat d’une manne financière conséquente – celle-là même qui aurait été et serait nécessaire pour sortir l’Équateur de sa dépendance à ces ressources. Cette priorité donnée aux investissements privés place Daniel Noboa dans la continuité de Guillermo Lasso. Mais ce n’est pas leur seul point commun.

Le journal brésilien Folha révèle en effet que le nom du candidat libéral apparaît aux côtés de celui du président Lasso dans les Pandora Papers6. On apprend notamment qu’il a officié comme responsable du compte bancaire de la société Festil Investments S.A., basée au Panama. Or, il se trouve que la Constitution équatorienne interdit à tout individu détenteur de parts dans des paradis fiscaux de concourir à une élection présidentielle, ce qui rend, de fait, sa candidature illégale. Pour couronner le tout, il se trouve que cette société possède des parts au sein du groupe Banisi, qui n’appartient à nul autre que… Guillermo Lasso. On comprend que le hashtag « Noboa est Lasso Rechargé » soit devenu si populaire sur les réseaux sociaux…

L’élection de Noboa, à qui la quasi-totalité des candidats restés aux portes du second tour ont apporté leur soutien au nom de l’opposition au corréisme, est-elle désormais actée ? Rien n’est moins sûr. La marge de dix points que lui prêtaient les sondages publiés à la fin du mois d’août ne cesse de se restreindre à l’approche du second tour.

Toujours est-il que, quel que soit le vainqueur proclamé dimanche soir, ses marges de manœuvre devraient être limitées par une Assemblée nationale renouvelée, en parallèle du premier tour de ce scrutin présidentiel. Avec ses cinquante sièges, le mouvement de la Révolution citoyenne y dispose du premier groupe parlementaire, mais n’atteint pas les soixante-neuf élus nécessaires en vue de s’assurer la majorité absolue des votes au sein de cette assemblée.

Cependant, la diversité des autres groupes politiques rend tout aussi complexe la perspective de constitution d ’une large majorité au profit de Noboa. C’est donc en composant avec un certain nombre de contraintes institutionnelles que la nouvelle administration qui découlera de ce scrutin devra répondre à la crise sécuritaire, ainsi qu’à la polarisation exacerbée autour de laquelle s’effrite chaque jour davantage le consentement autour d’un pacte démocratique commun.

Notes :

1 Johnston Jake, Vasic-Lalovic Ivana, « Ecuador : A Decade of Progress, Undone », Center for Economic and Policy Research, August 15, 2023 ; https://cepr.net/report/ecuador-a-decade-of-progress-undone-full-html/

2 https://donnees.banquemondiale.org/indicator/SI.POV.NAHC?locations=XP-EC

3 www.globalrightsindex.org

4 CNN, « Las 5 propuestas claves de Daniel Noboa para ser presidente de Ecuador », 11/10/2023; https://cnnespanol.cnn.com/2023/10/11/5-propuestas-clave-daniel-noboa-elecciones-ecuador-orix/

5 Prévôt-Schapira Marie-France, 2008, « Amérique latine : conflits et environnement, “quelque chose de plus” », Problèmes d’Amérique latine, no 70, p. 5-11.

6 JARDIM Claudia, « Equador: Candidato tem empresa em paraiso fiscal », Folha, 12/10/2023 ; https://www1.folha.uol.com.br/mundo/2023/10/candidato-presidencial-do-equador-e-dono-de-empresas-em-paraiso-fiscal.shtml

Quand Assange était espionné par une société de sécurité privée

Parmi la nébuleuse d’acteurs qui ont contribué à la répression de Wikileaks et à la surveillance de Julian Assange, on trouve UC Global. Cette société de sécurité privée avait à été mandatée pour veiller sur la sécurité d’Assange – et du personnel de l’ambassade d’Équateur à Londres, où il avait trouvé refuge. Elle s’est rapidement retournée contre lui. On sait aujourd’hui qu’elle a pratiqué un espionnage systématique des moindres faits et gestes de Julian Assange, jusque dans son intimité. A-t-elle collaboré avec la CIA ? Nils Melzer, rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, revient ici sur le rôle d’UC Global. Il rappelle que les pratiques de cette entreprise relèvent d’une forme de torture psychologique.

Déjà en 2017, les mesures de surveillance à l’intérieur de l’ambassade sont renforcées. La salle de contrôle de l’entrée, où se trouvent le personnel de sécurité et les écrans de surveillance, disparaît derrière une vitre sans tain. Pour Assange et ses visiteurs, il n’est plus possible de voir si et par qui ils sont observés. Les caméras existantes à l’intérieur de l’ambassade sont remplacées par des modèles plus récents, à haute résolution. Officiellement, elles n’enregistrent pas les sons. Officiellement, les pièces privées d’Assange sont également exemptes de surveillance. Mais celui-ci continue de se méfier.

Il recouvre les documents de sa main lorsqu’il les lit ou les rédige. Il tente de protéger la confidentialité de ses réunions dans la salle de conférences en diffusant de la musique à fort volume à la radio, en mettant en marche ses propres dispositifs de brouillage, en recouvrant des documents et en aveuglant les caméras avec des lumières vives. Pour les discussions sur des questions juridiques sensibles, Assange emmène ses avocats dans les toilettes pour dames et fait couler l’eau pour générer un bruit de fond.

Paranoïa ? En réalité, la surveillance d’Assange à l’ambassade est encore plus systématique et complète qu’il ne l’imagine. Tout est enregistré, documenté, espionné : examens médicaux, réunions stratégiques avec des avocats, rencontres avec des visiteurs privés. Le personnel de sécurité s’intéresse autant à son état de santé et à ses habitudes de sommeil qu’à ses notes personnelles ou aux cartes SIM des téléphones portables de ses visiteurs. Des documents privés disparaissent, des notes médicales sont volées, des téléphones sont ouverts. Des microphones sont trouvés dans l’extincteur de la salle de conférences, dans les prises électriques et, oui, même dans les toilettes pour dames.

Confronté à la surveillance permanente d’Assange, l’ex-secrétaire à la Défense Leon Panetta est sincèrement amusé : « Cela ne me surprend pas. Je veux dire, ce genre de choses se produit tout le temps. »

Le fils d’Assange, Gabriel, né au printemps 2017, suscite un intérêt particulier. Stella Moris et Assange ont fait tout leur possible pour garder leur relation secrète. Assange apprend qu’il va devenir père par une note que Moris lui glisse lors d’une de ses visites. Après la naissance de Gabriel, ce ne sera jamais elle qui apportera le nourrisson à l’ambassade, mais un ami qui le fera passer pour le sien.

En avril 2017, Assange avait confié sa situation familiale délicate aux autorités suédoises, dans l’espoir de trouver un arrangement réciproque qui lui aurait permis d’être présent à la naissance de Gabriel. Il s’agissait bien sûr des mêmes autorités suédoises qui avaient démontré à plusieurs reprises un manque total de respect pour le droit à la vie privée d’Assange et que l’ambassade des États-Unis à Stockholm avait décrites comme des « partenaires fiables » dans la coopération en matière de renseignement militaire et civil. Il n’est donc pas surprenant que le personnel de sécurité de l’ambassade d’Équateur ait rapidement eu des soupçons et ait volé une des couches de Gabriel pour effectuer un test ADN.

En 2020, la radio publique allemande ARD interviewe Leon Panetta – directeur de la CIA de 2009 à 2011, et ensuite secrétaire à la Défense jusqu’en 2013. Confronté à la surveillance permanente d’Assange à l’ambassade d’Équateur, Panetta est sincèrement amusé : « Cela ne me surprend pas. Je veux dire, ce genre de choses se produit tout le temps. Dans le domaine du renseignement, vous savez, le but du jeu est d’obtenir des informations par tous les moyens possibles. Et je suis sûr que c’est ce qui était en jeu ici. »

L’amusement sincère de Panetta et la franchise presque naïve avec laquelle il reconnaît le non-respect des lois par la CIA sont d’une honnêteté désarmante. De toute évidence, il est déjà tellement habitué à la criminalité institutionnelle qu’il ne la perçoit même plus comme problématique – phénomène répandu parmi les puissants et les privilégiés de ce monde.

En même temps, Panetta condamne Assange et Wikileaks pour ce qu’il décrit comme une « violation assez énorme d’informations classifiées », et estime qu’il « devrait être puni » et jugé afin d’« envoyer un message aux autres pour qu’ils ne fassent pas la même chose ». Mais contrairement à la CIA, Wikileaks n’a obtenu aucune de ses informations par des méthodes illégales. Pas d’écoute téléphonique, pas de vol des données, pas de piratage et certainement pas de torture. Néanmoins, M. Panetta ne voit aucune contradiction à exiger des poursuites judiciaires contre Assange pour son journalisme d’investigation, tout en tolérant l’impunité pour les crimes d’État commis par les agences de renseignement.

Un acteur clé directement responsable des mesures de surveillance à l’ambassade d’Équateur est la société de sécurité privée espagnole UC Global. En 2015, elle a été engagée pour garantir la sécurité des locaux du personnel de l’ambassade, apparemment en raison de contacts personnels avec la famille du président équatorien de l’époque, Rafael Correa. Le propriétaire d’UC Global est David Morales, un ancien Marine espagnol. Il est à l’origine de l’expansion massive de la surveillance d’Assange. Chaque jour, il examine personnellement le matériel recueilli par son personnel à l’ambassade. Souvent, ces rapports lui parviennent aux États-Unis.

La place d’UC Global (à droite) dans la nébuleuse d’acteurs qui ont contribué à la répression de Wikileaks © Aymeric Chouquet pour LVSL. Pour plus de détails, lire sur LVSL l’article de Maud Barret-Bertelloni et Vincent Ortiz : « Ce que l’affaire Assange révèle du pouvoir américain depuis le 11 septembre ».

Les voyages de Morales en Amérique sont devenus plus fréquents depuis qu’il a participé à une foire commerciale sur la sécurité à Las Vegas en 2016. Il reçoit des contrats d’un empire de casinos qui entretiendrait des liens étroits avec les services de renseignement américains. Après son premier retour de Las Vegas, Morales aurait tenu des propos énigmatiques à son personnel, affirmant que « nous jouons dans la cour des grands » et qu’il était « passé du côté obscur » et travaillait désormais pour leurs « amis américains ». Morales a-t-il commis le péché capital de tout entrepreneur de sécurité et s’est-il retourné contre les intérêts de son client ? A-t-il profité de sa position pour surveiller Assange et remettre ensuite les données à une agence américaine de renseignement ? Était-il un agent double ?

Si UC Global coopérait avec un service de renseignement américain, cela affecterait fatalement non seulement la procédure d’extradition, mais aussi les accusations d’espionnage du département de la justice américain sur lesquelles se fonde la demande d’extradition.

Un procès pénal devant la Cour nationale de justice en Équateur vise à faire la lumière sur cette affaire. Assange et ses avocats accusent Morales et UC Global de surveillance illégale et, entre autres, de violation de la relation confidentielle avocat-client. Apparemment, des employés de l’entreprise auraient même tenté de faire chanter Assange pour obtenir d’importantes sommes d’argent en menaçant de publier du matériel le montrant dans des situations intimes. Des journalistes allemands de la Norddeutscher Rundfunk (NDR) ont également déposé des rapports criminels contre UC Global pour des transgressions de la vie privée et de la confidentialité lors de leurs visites à Assange à l’ambassade d’Équateur.

Le gouvernement équatorien, désormais dirigé par Lenín Moreno, résilie le contrat avec UC Global en 2018 et engage une société de sécurité équatorienne du nom de Promsecurity. Cela ne met toutefois pas fin à la surveillance d’Assange. En particulier, ses réunions avec ses avocats sont toujours enregistrées et, dans un cas, même les documents apportés à l’ambassade par un avocat sont secrètement photographiés.

Dans ses réponses officielles à mes interventions, le gouvernement équatorien a toujours nié avoir espionné Assange. Par exemple, le 26 juillet 2019, le ministre des Affaires étrangères écrit : « Il n’y a pas eu de réglementation excessive ni d’enregistrement de réunions privées. » Ce déni est remarquable, étant donné que les grands médias ont largement montré et commenté certains des enregistrements vidéos qui en ont résulté, qui sont toujours accessibles sur des plateformes en ligne telles que YouTube.

Le 2 décembre 2019, le gouvernement équatorien poursuit : « N’oubliez pas que les caméras de sécurité à l’intérieur de l’ambassade n’ont pas été installées pour enregistrer M. Assange, mais pour surveiller les locaux de la mission et protéger toutes les personnes qui s’y trouvent, y compris les fonctionnaires diplomatiques. » On peut supposer que ce raisonnement s’applique également aux microphones installés dans les toilettes pour dames.

En outre, « M. Assange et ses avocats et associés ont proféré des menaces et des accusations insultantes à l’encontre de l’État équatorien et de ses fonctionnaires au Royaume-Uni, les accusant sans fondement d’espionnage pour d’autres nations ». À l’inverse, le gouvernement équatorien accuse Assange de réaliser des enregistrements non autorisés dans l’ambassade. Il est évidemment presque impossible d’avoir un dialogue constructif sur la base de cette perception borgne de la réalité.

D’un point de vue juridique, la surveillance permanente des conversations d’Assange avec ses avocats et ses médecins rend irrémédiablement arbitraire toute procédure fondée sur les informations ainsi recueillies. Dans ces circonstances, l’égalité des parties devant la loi ne peut tout simplement plus être garantie. Si UC Global coopérait avec un service de renseignement américain, cela affecterait fatalement non seulement la procédure d’extradition, mais aussi les accusations d’espionnage du département de la justice américain sur lesquelles se fonde la demande d’extradition.

Par ailleurs, la surveillance permanente et la violation constante du droit à la vie privée qui en découlent constituent également l’une des composantes classiques de la torture psychologique. La personne torturée est délibérément privée de l’espace de sécurité que constitue la vie privée, élément essentiel pour préserver le sentiment d’autonomie personnelle, la stabilité émotionnelle et l’identité. La surveillance à sens unique par des caméras, des microphones cachés ou des jumelles élimine toute possibilité de contact humain, ce qui aggrave encore le sentiment d’impuissance qui en découle.

Ce texte est issu du livre de Nils Melzer, L’affaire Assange : histoire d’une persécution politique (Éditions critiques, 2022).

Rafael Correa : « Imponer nuestras condiciones al capital transnacional, construir la integración regional »

© Pablo Porlan/Hans Lucas, Le Vent Se Lève

Tras una primera entrevista en Bruselas en 2019, volvemos a encontrar al presidente Rafael Correa tres años después, en París. Mientras tanto, el contexto ha cambiado radicalmente en América Latina: la izquierda ha ganado las elecciones en países claves, las fuerzas neoliberales están en retroceso y el expresidente brasileño Lula, a punto de llegar al poder, afirma querer relanzar la integración regional y acabar con el dominio del dólar. Paradójicamente, las ambiciones de romper con el actual orden mundial parecen ser menores que hace una década. América Latina ya no es un polo de contestación del paradigma dominante como lo era antes. Le Vent Se Lève entrevistó a Rafael Correa sobre este nuevo contexto y las perspectivas para su país y el subcontinente.

La entrevista fue realizada por Vincent Ortiz, redactor jefe adjunto de Le Vent Se Lève y doctorando en economía, Keïsha Corantin, jefe de la sección “América latina” de Le Vent Se Lève y doctoranda en geografía, y Vincent Arpoulet, doctorando en economía del desarrollo. Fue editada por Nikola Delphino, Alice Faure y Seb Tellor.

Le Vent Se Lève – Una nueva ola de izquierda está surgiendo en América Latina, incluso en el corazón de bastiones históricos del neoliberalismo, marcada con la victoria de candidatos de izquierda como Gustavo Petro en Colombia y Gabriel Boric en Chile. La nueva generación de activistas latinoamericanos reivindica la herencia de las experiencias progresistas de los años 2000, pero también pretende aportar una mirada crítica. En el ámbito medioambiental, no dudan en adoptar una postura “anti extractivista”, en el plano cultural esa izquierda es muy sensible a las demandas de extensión de las libertades individuales. Sin embargo, en los frentes económicos, financieros y geopolíticos, parece menos ambiciosa. ¿Qué opina de esta nueva generación de izquierda?

Rafael Correa – En primer lugar, esta nueva izquierda es un producto de la anterior. Los procesos progresistas fueron obstaculizados de forma antidemocrática a través de golpes de Estado, como en Bolivia y Brasil, o a través de traiciones con campañas de la prensa, “fundaciones” y “ONGs” controladas desde EE. UU., como en Ecuador [1]. Este renacimiento conservador lo vimos venir desde lejos, en 2014, operando de forma antidemocrática. En América Latina no tenemos una verdadera democracia, y no la tendremos mientras la prensa siga interfiriendo en los asuntos políticos de manera tan frontal y manipulando la verdad. Sin la verdad no hay democracia, sin la verdad no hay elecciones libres.

Nota del editor : sobre este último tema, el lector francofono podrá leer el artículo de Vincent Ortiz publicado en Le Vent Se Lève: « Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine »

Los ciudadanos pueden comparar cómo los conservadores han ganado poder y cómo lo han hecho los progresistas. Los movimientos progresistas vuelven con fuerza a través de las elecciones, como en Brasil en este momento.

Hay una fuerte oposición a la emancipación del dólar por parte de las élites, que hablan español pero piensan en inglés, y de la prensa, que manipula las conciencias

Sí, creo que nos encontramos con una izquierda un tanto diferente en temas medioambientales, que mantiene un discurso “anti-neoextractivista” en algunos casos, como en Chile, o incluso en Colombia. Creo que se equivoca. Creo que los recursos naturales son una ventaja ineludible y la mejor oportunidad de desarrollo para América Latina, siempre y cuando se utilicen de forma social y ambientalmente responsable. Debemos aprovechar nuestros recursos naturales. Sería irresponsable no hacerlo ante la pobreza y las necesidades básicas que tenemos.

Esta nueva izquierda tiene un discurso más moderado en cuestiones socioeconómicas, y una perspectiva más posmoderna en cuestiones culturales: promueve el matrimonio gay o los derechos de los animales. Estos temas nos interesan a todos -y son de gran interés para algunos grupos relativamente pequeños-, pero creo que hay algunos temas que siguen siendo prioritarios como acabar con la pobreza y la exclusión socioeconómica en América Latina. Esta es la peor injusticia, es la cuestión moral más importante. No debemos olvidar nunca nuestra principal razón de ser: crear una América Latina más justa en un mundo más justo, porque seguimos viviendo en una América Latina llena de injusticias, que sigue siendo presa de intereses extranjeros.

LVSL – Hablando de intereses extranjeros, las recientes declaraciones de Lula sobre la necesidad de acabar con el reinado del dólar han causado revuelo. En cuanto a Ecuador, su país, ha sufrido una forma extrema de dolarización, pero toda América Latina está sufriendo la dominación del dólar de una u otra forma [2]. ¿Cree que este giro a la izquierda en América Latina, la probable victoria de Lula en Brasil y el actual contexto geopolítico allanan el camino para un cambio de paradigma en el ámbito monetario? ¿Sería alcanzable el fin del dominio del dólar y el rediseño de las estructuras comerciales internacionales entre América latina y Estados Unidos?

Nota del editor: sobre este tema, vea aquí la intervención (en francés) de Guillaume Long, ex-canciller ecuatoriano, en una conferencia organizada por Le Vent Se Lève en marzo de 2018 en la École normale supérieure de París: “Euro, franc CFA, dollar: l’ère de la servitude monétaire?””

RC – Si Lula gana en Brasil, el equilibrio geopolítico en la región cambia radicalmente. Se trata de un país de 200 millones de personas, un tercio de la población de América Latina. Las declaraciones de Lula son muy prometedoras, y ya hemos mencionado esta perspectiva. Con UNASUR, nuestra idea era crear una moneda regional seguida de una unión monetaria. Es absurdo que sigamos dependiendo del dólar para el comercio. Mediante el uso de una moneda regional, podríamos crear un sistema de compensación regional. En este momento, por ejemplo, si Perú vende 100 millones de dólares a Ecuador y éste vende 120 millones, tenemos que utilizar 220 millones de dólares. Pero con una moneda regional, Perú podría vendernos 100 millones y nosotros les venderíamos 120 millones, y el saldo total sería de 20 millones. Cada país pagaría el precio de las importaciones en moneda nacional y el saldo total se pagaría en dólares. Así que sólo 20 millones de dólares irían de Perú a Ecuador.

Propusimos esta alternativa; el objetivo era tener una moneda contable, como el ecu, y luego una moneda regional. Pero no hay que engañarse : hay una fuerte oposición a este proyecto por parte de las élites, que hablan español, pero piensan en inglés, y de la prensa, que manipula las conciencias para mantener la dependencia al dólar.

El caso de Ecuador es muy grave; ni siquiera es comparable al de Grecia, que ha sufrido el euro como moneda común, pero al menos es una moneda común. El dólar es una moneda extranjera. A través del dólar, importamos los imperativos de la política monetaria de Estados Unidos, cuyos intereses y estructuras económicas son completamente diferentes de los nuestros.Las élites intentan vender la idea de que la dolarización es algo positivo. Los ciudadanos son receptivos a esto: piensan en términos dolarizados, y creen que si se devalúa una moneda, tendrán menos dólares en sus bolsillos. Pero si todo el mundo tiene dólares en el bolsillo y nadie produce, la economía se hunde… Es importante recordar que el conjunto es más que la suma de sus partes, de ahí la relevancia de una ciencia como la macroeconomía.

© Pablo Porlan / Hans Lucas, Le Vent Se Lève

De manera similar, las élites han tratado de inculcar un sentimiento de rechazo a los impuestos en Ecuador, utilizando un razonamiento igualmente absurdo: “si alguien no paga impuestos, bien por él”, pero si nadie lo hace, el sistema se rompe. Este sesgo individualista se ha utilizado masivamente para engañar a los ciudadanos. Así, el dólar cuenta con un fuerte apoyo popular. De ahí la necesidad de un proceso de concienciación sobre la cuestión monetaria. Lula tiene razón cuando dice que hay que acabar con esta moneda. Hace unos años propusimos iniciativas en este sentido, y ahora tenemos que avanzar hacia una moneda regional.

LVSL – Este contexto geopolítico favorable no es nuevo. A finales de la década de 2000, cuando en su mayoría América Latina estaba gobernada por la izquierda, se creó un Banco del Sur, así como otros proyectos para generar instituciones en posición de competir con el Banco Mundial y el FMI. Estos proyectos no tuvieron éxito. ¿Considera el contexto actual más prometedor?

RC – Creo que la comparación es contra el contexto actual: antes teníamos mejores condiciones, más margen de maniobra y fuertes ambiciones. Creamos la UNASUR con el objetivo de la integración integral. Utilizamos este concepto porque no nos interesaba comerciar o crear un mercado, sino sentar las bases de una “nación de naciones”, como soñaba Simón Bolívar, mediante la coordinación de las políticas de defensa, las infraestructuras energéticas, las políticas macroeconómicas. Queríamos ir en contra de los procesos anteriores, caracterizados por la competencia entre la clase obrera de nuestros diferentes países -lo que generaba una presión a la baja sobre los salarios- y las exenciones fiscales destinadas a enriquecer el capital transnacional. Con UNASUR, hemos impuesto nuestras condiciones a este capital transnacional. Hoy día apenas se menciona, a pesar de ser un tema de gran actualidad.

En el centro de esta nueva dinámica, para la que UNASUR ha sentado las bases, se encuentran los embriones de una nueva arquitectura financiera regional. Consistiría en un Banco del Sur, un Fondo Monetario del Sur donde acumularíamos nuestras reservas, y que garantizaría un sistema de compensación regional con una moneda común. Hoy ya no se habla de proyectos tan ambiciosos. Antes había más voluntad, aunque el proyecto del Banco del Sur estaba bloqueado, porque algunos países de la región no estaban interesados en él: ya tenían su propio banco de desarrollo.

No sé por qué la gente encuentra tan sorprendente que tengamos vínculos con China : China financia la economía estadounidense, China es el mayor acreedor del mundo !

Así que las fuerzas son menos favorables que antes, pero el proyecto de una nueva arquitectura financiera para el Sur es más necesario que nunca.

LVSL – ¿En este nuevo orden geopolítico liberado de la influencia estadounidense, cuál sería el papel de China? En el caso del Ecuador, el acercamiento a China le ha permitido contrarrestar la hostilidad de los mercados financieros estadounidenses y establecer importantes acuerdos de cooperación. En su discurso de 2016 en Ecuador, el presidente Xi Jinping presentó la acción de China como dirigida a permitir que los estados latinoamericanos se liberen de su dependencia de los recursos naturales. Sin embargo, algunos acuerdos con China plantean dudas ; podríamos dar muchos ejemplos, pero nos limitamos a mencionar los préstamos condicionados al acceso garantizado de China a los recursos petroleros y minerales del continente. ¿No teme que China persiga la misma lógica imperial que los Estados Unidos?

RC – Sólo para aclarar: defendiendo nuestra soberanía y construyendo la integración regional, podemos hacer mucho, pero no podemos hacerlo todo. Hay realidades económicas y políticas que no podemos ignorar: Estados Unidos es nuestro mayor socio comercial. No nos interesa luchar con ellos, sólo nos interesa nuestro desarrollo. La nueva izquierda no puede llamarse simplemente “anti” (antiimperialista, anticapitalista). La matriz de mi lucha es la lucha contra la pobreza, la injusticia y el subdesarrollo, por lo que considero que el capitalismo neoliberal es el sistema más absurdo que se puede concebir para una región tan desigual como América Latina. No por fantasías teóricas sobre la necesidad de abolir el capitalismo neoliberal, sino porque sé perfectamente que este modelo no nos ha permitido desarrollar nuestro país.

Podemos hacer mucho, pero no podemos hacerlo todo. Podemos tener una relación de iguales, no como país, porque Estados Unidos tiene un poder económico mucho mayor que el nuestro, sino como región.

En cuanto a China, no sé por qué la gente encuentra tan sorprendente que tengamos vínculos con China. China financia la economía estadounidense, China es el mayor acreedor del mundo… ¿por qué no deberíamos beneficiar? China tiene una enorme capacidad de financiación. ¿Cuál es su talón de Aquiles? Energía, hidrocarburos. Nosotros tenemos capacidad para exportar hidrocarburos y necesitamos financiación: nuestras necesidades coinciden. Es la razón de nuestro acercamiento estratégico a China.

No hay contradicción con la defensa de nuestra soberanía: nunca permitiremos que ningún imperio nos imponga sus condiciones. Por supuesto, como cualquier banco de desarrollo – como el japonés, el brasileño… – el banco chino nos presta dinero para que sus empresas puedan invertir. Todo el mundo lo hace. Y todo el mundo utiliza a China para financiar su economía. ¿Por qué estaría mal que América Latina también lo hiciera?

LVSL – La actualidad política del Ecuador fue marcada por una oleada de movimientos sociales muy importantes, y violentamente reprimidos, que no consiguieron una victoria decisiva. Ecuador está acostumbrado a estos movimientos callejeros, que han llevado a tres presidentes a soltar el poder. ¿Cómo analiza el fracaso de este movimiento?

RC – Este fracaso se debe principalmente a los líderes de las manifestaciones. Para esta izquierda, la protesta social aparece como el fin, no como el medio. La lucha, por supuesto, es necesaria para ganar derechos. Pero durante mis diez años de gobierno, de 2007 a 2017, conseguimos triplicar el salario mínimo, consolidar los derechos de los trabajadores, imponer una redistribución masiva de la riqueza y la renta, mejorar el acceso a la sanidad y la educación… simplemente votando. Y, sin embargo, esta gente salió a la calle a protestar contra mi gobierno, ¡y luego apoyó a Guillermo Lasso! Lasso, que aparece en los Pandora Papers, ha aplicado un brutal programa neoliberal desde su elección, que ha generado una considerable violencia. Como resultado de su fracaso, estamos pasando de ser el segundo país más seguro de América Latina a altos índices de inseguridad.

¿Cómo pueden protestar contra el neoliberalismo cuando lo han apoyado? Esta es la contradicción de la CONAIE, este movimiento supuestamente de izquierda que intenta imponer su programa electoral por la fuerza [3].

© Pablo Porlan/Hans Lucas, Le Vent Se Lève

Tiene poco poder electoral – pierde sistemáticamente en las elecciones – pero tiene un gran poder de hecho, por su capacidad de movilización, hablo por experiencia. En 2013, propuse que el país “extrajera hasta la última gota de petróleo y hasta el último gramo de oro” para salir de su subdesarrollo y erradicar la pobreza. Mi rival, el candidato de la CONAIE, Alberto Acosta, propuso al país lo contrario: no al “extractivismo”, al petróleo y a la minería. Él obtuvo el 3% de los votos y yo casi el 60%. Y a pesar de ello, la CONAIE trató de imponernos su programa a través de las calles.

Nota del editor: Para un debate sobre la “Revolución Ciudadana” ecuatoriana y su desmantelamiento, lea nuestra entrevista (en francés) en Le Vent Se Lève con Guillaume Long, ex-canciller del Ecuador: “Comment la révolution citoyenne d’Équateur a été trahie”. Para un análisis de las posiciones “antiextractivistas”, lea el artículo de Matthieu le Quang: “Rompre avec l’extractivisme: la quadrature du cercle?

Si Julian Assange hubiera denunciado crímenes de guerra rusos o chinos, se le habría erigido un monumento en el centro de Washington

En consecuencia, no apruebo los métodos ni la plataforma política de la CONAIE. Su apología de la fuerza y la lucha trivializa la violencia. ¡La represión causó la muerte de siete manifestantes! Muchas personas perdieron la vista. Estoy de acuerdo con la necesidad de resistir contra los ataques a nuestros derechos… pero no en el marco de una organización que pretende imponer su agenda por la fuerza, ¡un año después de haber apoyado al presidente Lasso! La CONAIE se complace en criticar el neoliberalismo, cuando hace poco lo apoyaba.

LVSL – En el Parlamento hubo un intento de destitución del presidente Guillermo Lasso, que fracasó porque una parte de la izquierda – y en particular los miembros del movimiento indígena Pachakutik y del partido Izquierda Democrática – no apoyaron esta votación. En Europa, los medios de comunicación destacaron la tensión entre las organizaciones indígenas y los “correístas”, los presentaron como factores clave en la división de la oposición a Guillermo Lasso. ¿Cómo analiza esta secuencia y su tratamiento mediático?

RC – El análisis de los medios de comunicación es muy parcial. También denuncio la represión del gobierno de Lasso. Fue brutal y criminal. La policía recibió la orden de disparar a los manifestantes según su criterio. Esto también es motivo suficiente para que Lasso se vaya. La detención de Leónidas Iza fue un secuestro, y lo condenamos, como hemos condenado todas las violaciones de los derechos humanos. Esto no significa que estemos de acuerdo con los métodos o la plataforma de la CONAIE, como he dicho antes. Todo esto ha sido muy mal interpretado por la prensa, tanto latinoamericana como ecuatoriana. Su objetivo es difundir la desinformación y mantener a los ciudadanos en la oscuridad.

En diez años hubo siete presidentes. Desde 1996, ningún gobierno ha completado su mandato, hasta que fui elegido. Los conflictos eran frecuentes, así como los cambios de poder. Pero las soluciones no eran ni democráticas ni constitucionales. Ante el fraude democrático que podía existir, introdujimos en la Constitución procesos parlamentarios para dar una salida institucional, democrática y pacífica a los conflictos. El régimen ecuatoriano, como otros de la región, era presidencialista. Existe una fuerte tradición presidencialista en América Latina. Hemos introducido un presidencialismo flexible, que no significa débil. ¿Cómo se traduce esta flexibilidad? Por el hecho de que, cuando vemos un fracaso total del gobierno, su incumplimiento de la Constitución, etc., existe la posibilidad de revocar su mandato.

Propusimos este procedimiento para resolver la crisis, la gente estaba siendo asesinada en las calles, la policía estaba golpeando a la gente y matándola, los que estaban violando la Constitución eran ellos. Perdimos la votación porque sólo conseguimos 80 de los 92 necesarios. Así que logramos convocar elecciones anticipadas para resolver esta grave crisis de forma constitucional, democrática y pacífica: con votos, no con balas.

LVSL – Julian Assange vuelve a estar en el punto de mira de los medios de comunicación ahora que su extradición a Estados Unidos está a punto de ser finalizada por la justicia británica. Bajo su mandato, Ecuador le concedió asilo político durante varios años, hasta que fue expulsado bajo la presidencia de Lenín Moreno. En retrospectiva, cómo analiza esta elección, y cuál es el legado de Julien Assange y Wikileaks para usted?

Nota del editor: Vea aquí nuestros artículos sobre el caso Julian Assange

RC – Cuando examinamos el caso de Julian Assange, quedó claro que no había ninguna garantía del debido proceso. Así que tomamos la decisión soberana de concederle asilo, que es un derecho que tiene cualquier país. No tenemos que justificar nada.

En cuanto a lo demás, hay que mencionar, por supuesto, los abusos del Reino Unido, que nunca dio un salvoconducto a Assange, así como las presiones a Lenín Moreno, que rompió el artículo 41 de la Constitución, que prohíbe explícitamente el regreso de un refugiado que haya sido procesado por otro país. Pero en la mente de Lenín Moreno, ya que Correa había concedido asilo a Assange, tenía que oponerse, no le importaba sacrificar a un ser humano.

El caso de Julian Assange es una vergüenza mundial, es una manifestación de la doble moral que domina el orden internacional: si Julian Assange hubiera denunciado crímenes de guerra rusos o chinos, se le habría erigido un monumento en el centro de Washington, pero como denunció a los de Estados Unidos es un delincuente, deberían meterlo en la cárcel por 170 años.

Eso no es todo: las contradicciones en la gestión de este caso llegan hasta el punto de que se alega que divulgó información confidencial. Todo Estado tiene información confidencial, es una prerrogativa de la soberanía nacional, pero los crímenes de guerra son otra cosa, hay que denunciarlos, y eso es lo que hizo Julian Assange.

No publicó esta información él mismo: se la dio a los periódicos – el New York Times, El País, Der Spiegel en Alemania, The Guardian en el Reino Unido, etc… ¿Y qué se hizo con estos periódicos que publicaron la información? Nada.

Esto es una terrible justicia de dos velocidades, va en contra de los principios más básicos de la libertad de prensa. Lo que es aún más grave es el silencio del periodismo mundial, no sé si es que no les gusta Julian Assange. Puede no gustarme o disgustarme, no lo conozco personalmente, nunca hemos hablado, ni siquiera por teléfono, sólo le hice una entrevista una vez.

Pero estamos hablando de una terrible injusticia, y de una persona cuyo error es haber dicho la verdad y haber denunciado los crímenes de guerra. Esto demuestra la doble moral y el desprecio imperante por los derechos humanos.

Notas :

[1] En noviembre de 2019, un golpe policial y militar derrocó al presidente boliviano Evo Morales, poniendo fin a los trece años de gobierno del Movimiento al Socialismo (MAS). Tres años antes, el Senado brasileño destituyó a Dilma Rousseff en un proceso de impeachment alimentado por un clima mediático hostil a la presidenta brasileña. Posteriormente, el poder judicial iba a impedir que el ex jefe de Estado Lula se presentara a las elecciones presidenciales a pesar de su alta popularidad y lo condenó a prisión, allanando el camino para la victoria de Jair Bolsonaro. Del mismo modo, en Ecuador, el poder judicial y la prensa hicieron mucho para sacar a los “correístas” del poder y llevar al presidente Lenín Moreno, a pesar de ser apoyado por Rafael Correa, a iniciar un giro neoliberal y proamericano.

[2] Los países latinoamericanos son vulnerables a las fluctuaciones de las tasas de la FED. Si los tipos de interés suben y los de América Latina se mantienen fijos, se producirá una fuga de capitales hacia Estados Unidos. Además, en los países que se enfrentan a una alta inflación, la población tiende a alejarse de la moneda nacional en favor del dólar, que se considera más fiable. Estos dos fenómenos llevan a los gobiernos latinoamericanos a vincular su moneda al dólar – o, en casos excepcionales, como Ecuador y El Salvador, a sustituirlo por el dólar.

[3] La CONAIE es, en términos cuantitativos, la principal organización indígena. Sus relaciones con el movimiento de Rafael Correa han sido tensas. Sus dirigentes han convocado con frecuencia manifestaciones contra su gobierno. Los “correistas” les han acusado de hacer el juego a la oposición liberal.

Rafael Correa : « Imposer nos conditions au capital transnational, reconstruire l’intégration régionale »

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Président de l’Équateur de 2007 à 2017, Rafael Correa fut l’une des figures du « tournant à gauche » de l’Amérique latine au commencement du millénaire, aux côtés des présidents vénézuélien Hugo Chávez et bolivien Evo Morales. Après un premier entretien à Bruxelles en 2019, nous le retrouvons trois ans plus tard à Paris. Entre-temps, le contexte a radicalement changé : la gauche a remporté les élections dans des pays clefs d’Amérique latine, les forces néolibérales sont en reflux, et l’ex-président brésilien Lula, aux portes du pouvoir, affirme vouloir relancer l’intégration régionale et en finir avec la domination du dollar. Paradoxalement, les ambitions de rupture avec l’ordre mondial actuel semblent moindres qu’il y a une décennie. L’Amérique latine n’est plus, autant qu’elle l’était alors, un pôle de contestation du paradigme dominant. Nous avons interrogé Rafael Correa sur ce nouveau contexte et les perspectives qui se dessinent pour son pays et le sous-continent. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, Keïsha Corantin et Vincent Arpoulet, retranscrit par Alice Faure, Nikola Delphino et Seb Tellor.

Le Vent Se Lève – Une nouvelle vague de gauche émerge en Amérique latine, y compris au cœur de certains bastions historiques du néolibéralisme : victoire de Gustavo Petro en Colombie, Gabriel Boric au Chili. La nouvelle génération militante latino-américaine revendique l’héritage des expériences progressistes des années 2000, mais prétend y apporter un regard critique. Sur le plan environnemental, elle n’hésite pas à tenir un discours anti-extractiviste. Sur le plan culturel, elle est très sensible aux demandes d’extension des libertés individuelles. Sur les plans économique, financier et géopolitique en revanche, elle semble moins ambitieuse. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle génération de gauche ?

Rafael Correa – Premièrement, cette nouvelle gauche est le fruit de l’ancienne. Les processus progressistes antérieurs avaient été entravés de manière antidémocratique : par l’entremise de coups d’État, comme ce fut le cas en Bolivie et au Brésil, ou de trahisons assorties de campagnes menées par la presse, les « fondations » et les « ONG » téléguidées depuis les États-Unis, comme ce fut le cas en Équateur1.

NDLR : sur cette dernière thématique lire sur LVSL l’article de Vincent Ortiz : « Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine »

Nous avions vu venir de loin, en 2014, cette renaissance conservatrice, qui opérait par des modalités anti-démocratiques. En Amérique latine, pour ainsi dire, nous n’avons pas de démocratie réelle, et nous n’en aurons pas tant que la presse continuera son ingérence dans les affaires politiques de manière aussi frontale et manipulera la vérité. Sans vérité il n’y a pas de démocratie, sans vérité il n’y a pas d’élections libres.

Les citoyens peuvent comparer les modalités par lesquelles les conservateurs ont conquis le pouvoir, par rapport à celles des progressistes. Les mouvements progressistes reviennent en force par les élections, comme au Brésil en ce moment.

Nous voulons nous libérer du dollar, mais il existe une forte opposition de la part des élites qui parlent espagnol mais réfléchissent en anglais, de la presse qui manipule les consciences

Effectivement, je crois que l’on a affaire à une gauche quelque peu différente sur les questions environnementales, qui tient un discours anti-néoextractiviste dans certains cas, comme au Chili, ou même en Colombie. Je pense qu’elle se trompe. J’estime que les ressources naturelles sont un avantage incontournable et la meilleure opportunité dont l’Amérique latine dispose pour se développer, à condition qu’elles soient utilisées de manière responsable au niveau social et environnemental. Nous devons profiter de nos ressources naturelles. Il serait même irresponsable de ne pas le faire face à la pauvreté et aux nécessités premières qui sont les nôtres.

Cette nouvelle gauche tient un discours plus modéré sur les questions socio-économiques, et a une perspective davantage postmoderne sur les questions culturelles. Elle met en avant le mariage homosexuel ou les droits des animaux. Ces thématiques nous intéressent tous – et elles intéressent beaucoup quelques groupes relativement restreints –, mais je pense que d’autres sujets demeurent prioritaires : en finir avec la pauvreté et l’exclusion socioéconomique en Amérique latine. C’est la pire des injustices, c’est la question morale la plus importante. Nous ne devons jamais oublier notre principale raison d’être : créer une Amérique latine plus juste dans un monde plus juste. Car nous vivons encore dans une Amérique latine emplie d’injustices, qui demeure la proie d’intérêts étrangers.

LVSL – En parlant d’intérêts étrangers, les déclarations récentes de Lula portant sur la nécessité de mettre fin à la domination du dollar ont fait grand bruit. Votre pays, l’Équateur, a subi une forme extrême de dollarisation, mais toute l’Amérique latine souffre de la domination du dollar d’une manière ou d’une autre2. Croyez-vous que ce tournant à gauche de l’Amérique latine, la probable victoire de Lula et le contexte géopolitique actuel ouvrent la voie à un changement de paradigme en matière monétaire ? La fin de la domination du dollar et la refonte des structures du commerce international entre l’Amérique latine et les États-Unis sont-elles à portée de main ?

RC – Si Lula gagne au Brésil, l’équilibre géopolitique de la région change radicalement. C’est un pays de 200 millions de personnes, soit un tiers de la population de l’Amérique latine. Les déclarations de Lula sont tout à fait prometteuses, et nous avions déjà évoqué cette perspective. Avec l’UNASUR (Union des nations sud-américaines), notre idée était de créer une monnaie régionale suivie d’une union monétaire. Il est absurde que nous dépendions toujours du dollar pour faire des échanges.

À travers l’utilisation d’une monnaie régionale, nous pourrions créer un système de compensation régionale. Actuellement, par exemple, si le Pérou vend pour 100 millions de marchandises à l’Équateur et que l’Équateur lui vend 120 millions, nous devons utiliser 220 millions de dollars. Mais avec une monnaie régionale, le Pérou pourrait nous vendre 100 millions tandis que nous leur vendrions 120 millions, et le solde total serait de 20 millions. Chaque pays paierait le prix des importations en monnaie nationale et le solde total serait payé en dollars. Il n’y aurait ainsi que 20 millions de dollars qui passeraient du Pérou à l’Équateur.

Nous avons proposé cette alternative. L’objectif était d’avoir une monnaie comptable, comme l’écu, puis une monnaie régionale. Mais il ne faut pas se bercer d’illusions : il existe une forte opposition à ce projet de la part des élites qui parlent espagnol mais réfléchissent en anglais, et de la presse, qui manipule les consciences pour faire perdurer la dépendance au dollar.

Le cas de l’Équateur est très grave. Il n’est pas même comparable à celui de la Grèce, qui a souffert de l’euro comme monnaie commune, mais, au moins, il s’agit d’une monnaie commune. Le dollar est une monnaie étrangère. Par l’entremise du dollar, nous importons les impératifs de la politique monétaire des États-Unis, dont les intérêts et les structures économiques sont complètement différents des nôtres.

NDLR : sur cette thématique, voir ici la conférence organisée par Le Vent Se Lève en mars 2018 à l’École normale supérieure avec Guillaume Long, Coralie Delaume et Kako Nubukpo : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? »

Les élites cherchent à faire accepter l’idée que la dollarisation serait une donnée positive. Les citoyens y sont réceptifs : ils pensent en termes dollarisés, et estiment que si l’on dévalue une monnaie, ils auront moins de dollars en poche. Mais si tout le monde possède des dollars dans sa poche et personne n’en produit aucun, l’économie s’écroule… Il faut garder à l’esprit que le tout est autre chose que la somme des parties, d’où la pertinence d’une science comme la macroéconomie.

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Par un procédé similaire, les élites ont cherché à instiller un sentiment de rejet de l’impôt en Équateur, en procédant à des raisonnements tout aussi absurdes : « si une personne ne paie pas d’impôts, tant mieux pour elle » – mais si personne n’en paie, le système s’écroule. Ce biais individualiste a été massivement utilisé pour tromper les citoyens. Ainsi, le dollar possède un important soutien populaire. D’où la nécessité d’un processus de conscientisation sur la question monétaire. Lula a raison lorsqu’il affirme la nécessité d’en finir avec cette monnaie. Nous avions proposé des initiatives en ce sens il y a quelques années, et il nous faut à présent nous diriger vers une monnaie régionale.

LVSL – Ce contexte géopolitique favorable n’est pas neuf. À la fin de la décennie 2000, alors que la majorité de l’Amérique latine était gouvernée par la gauche, une Banque du Sud a vu le jour, ainsi que d’autres projets visant à créer des institutions concurrentes de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Ces projets n’ont pas fait long feu. Selon vous, le contexte actuel est-il plus prometteur ?

RC Je crois que la comparaison est à la défaveur du contexte actuel : nous avions des conditions plus favorables auparavant, davantage de marge de manœuvre, et de fortes ambitions. Nous avons créé l’UNASUR, dans un but d’intégration intégrale. Nous employions ce concept parce qu’il ne s’agissait pas pour nous de commercer ou de créer un marché, mais de jeter les fondements d’une « nation des nations », comme le rêvait Simon Bolivar, par l’entremise d’une coordination des politiques de défense, des infrastructures énergétiques, des politiques macroéconomiques. Nous avons voulu aller à l’encontre des processus antérieurs, caractérisés par une mise en concurrence de la classe ouvrière de nos différents pays – qui a généré une pression à la baisse sur les salaires – et des exonérations d’impôts visant à enrichir le capital transnational. Avec l’UNASUR, nous avons imposé nos conditions à ce capital transnational. Aujourd’hui, on n’en parle presque plus, alors que c’est une thématique d’une actualité brûlante.

Au cœur de cette nouvelle dynamique dont l’UNASUR a jeté les fondements, on trouve les embryons d’une nouvelle architecture financière régionale. Elle consisterait en une Banque du Sud, un Fonds monétaire du Sud où nous accumulerions nos réserves, un système de compensation régionale avec une monnaie commune. On ne parle plus, aujourd’hui, de projets si ambitieux. Il y avait davantage de volonté auparavant, même si le projet de Banque du Sud est resté bloqué car certains pays dans la région n’y avaient pas intérêt : ils avaient déjà leur propre banque de développement.

J’ignore pourquoi on trouve si surprenant que l’on entretienne des liens avec la Chine. La Chine, premier créancier du monde, finance l’économie des États-Unis !

Ainsi, les forces en présence nous sont moins favorables qu’auparavant mais le projet d’une nouvelle architecture financière du Sud est plus nécessaire que jamais.

LVSL – Dans ce nouvel ordre géopolitique libéré de l’influence américaine, quel serait le rôle de la Chine ? Dans le cas de l’Équateur, le rapprochement avec la Chine lui a permis de contrecarrer l’hostilité des marchés financiers américains et d’établir d’importants accords de coopération. Dans son discours en Équateur en 2016, le président Xi Jinping a présenté l’action de la Chine comme visant à permettre aux États latino-américains de s’affranchir de leur dépendance aux ressources naturelles. Cependant, certains accords avec la Chine soulèvent des questions. Nous pourrions donner de nombreux exemples, mais ne mentionnons que les prêts conditionnés à la garantie de l’accès de la Chine aux ressources pétrolières et minérales du continent. Ne craignez-vous pas que la Chine poursuive les mêmes logiques d’empire que les États-Unis ?

RC – Une précision : en défendant notre souveraineté et en construisant l’intégration régionale, nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne pouvons pas tout faire. Il y a des réalités économiques et politiques que nous ne pouvons ignorer : les États-Unis sont notre premier partenaire commercial. Nous battre avec eux ne nous intéresse pas, seul notre développement compte. La nouvelle gauche ne peut pas simplement se dire « anti » (anti-impérialiste, anti-capitaliste). La matrice de mon combat, c’est la lutte contre la pauvreté, l’injustice et le sous-développement. Raison pour laquelle je considère que le capitalisme néolibéral est le système le plus absurde qui puisse se concevoir pour une région si inégale que l’Amérique latine. Pas à cause de fantasmes théoriques sur la nécessité d’abolir le capitalisme néolibéral, mais parce que je sais pertinemment que ce modèle ne nous a pas permis de développer notre pays.

Nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne pouvons pas tout faire. Nous pouvons avoir une relation d’égal à égal – pas en tant que pays, car les États-Unis possèdent une puissance économique bien supérieure à la nôtre, mais en tant que région.

Concernant la Chine, j’ignore pourquoi on trouve si surprenant que l’on entretienne des liens avec elle. La Chine finance l’économie des États-Unis ! La Chine est le principal créancier du monde… pourquoi n’en bénéficierions-nous pas ? La Chine possède une immense capacité de financement. Quel est son talon d’Achille ? L’énergie, les hydrocarbures. Or nous possédons la capacité d’exporter des hydrocarbures, et nous avons besoin de financements : nos besoins coïncident. C’est la raison de notre rapprochement stratégique avec la Chine.

Il n’y a aucune contradiction avec la défense de notre souveraineté : nous ne permettrons jamais qu’un quelconque empire nous impose ses conditions. Bien sûr, comme toute banque de développement – comme la japonaise, la brésilienne… –, la chinoise nous prête de l’argent afin de permettre à ses entreprises d’investir. Tout le monde le fait. Et tout le monde recourt à la Chine pour financer son économie. Pourquoi serait-ce mal que l’Amérique latine le fasse également ?

LVSL – L’actualité politique équatorienne a été marquée par une vague de mouvements sociaux très importants, violemment réprimés, qui ne sont pas parvenus à arracher de victoires décisives. L’Équateur est habitué à ces mouvements de rue menés par la CONAIE (Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur), qui ont conduit trois présidents à quitter le pouvoir3. Comment analysez-vous l’échec – relatif – des dernières manifestations ?

RC – Cet échec est d’abord imputable aux leaders des manifestations. Pour cette gauche, la protestation sociale apparaît comme la fin, et non le moyen ; l’issue, et non la voie. La lutte, bien sûr, est nécessaire pour conquérir des droits. Mais durant mes dix années de gouvernement, de 2007 à 2017, nous avons réussi à plus que tripler le salaire minimum, consolider les droits des travailleurs, imposer une redistribution massive de la richesse et des revenus, améliorer l’accès à la santé et à l’éducation… simplement en votant. Et la CONAIE est pourtant sortie dans la rue pour protester contre mon gouvernement, puis a soutenu Guillermo Lasso ! Lasso, qui apparaît dans les Pandora Papers, qui a mis en place un programme néolibéral brutal depuis son élection, lequel a généré une violence considérable. Du fait de son échec, nous quittons notre rang de second pays le plus sûr d’Amérique latine pour atteindre des sommets d’insécurité.

Comment peuvent-ils protester contre le néolibéralisme, alors qu’ils l’ont soutenu lors des présidentielles ? C’est toute la contradiction de la CONAIE, ce mouvement supposément de gauche.

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Ce mouvement tente d’imposer son programme électoral par la force. Il ne possède que peu de pouvoir électoral – il perd systématiquement aux élections –, mais il détient un grand pouvoir de fait, en raison de sa capacité mobilisatrice. Je parle d’expérience. En 2013, j’ai proposé au pays « d’extraire jusqu’à la dernière goutte de pétrole et au dernier gramme d’or » pour le sortir de son sous-développement et éradiquer la pauvreté. Mon rival, le candidat de la CONAIE, Alberto Acosta, a proposé au pays tout le contraire : non à l’extractivisme, à l’exploitation pétrolière et minière. Il a récolté 3 % des voix et moi près de 60 %. Et malgré cela, la CONAIE a tenté de nous imposer son programme par la rue.

NDLR : Pour une discussion sur la « Révolution citoyenne » équatorienne et son démantèlement, lire sur LVSL notre entretien avec Guillaume Long, ancien ministre des Affaires étrangères de Rafael Correa : « Comment la Révolution citoyenne d’Équateur a été trahie ». Pour une analyse des positions « anti-extractivistes », lire l’article de Matthieu le Quang : « Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ? »

Si Julian Assange avait dénoncé des crimes de guerre russes ou chinois, on lui aurait érigé un monument en plein centre de Washington

En conséquence, je n’approuve ni les méthodes, ni la plateforme politique de la CONAIE. Son apologie de la force et de la lutte par la rue banalise la violence. La répression a causé la mort de sept manifestants ! De nombreuses personnes ont perdu la vue. Je suis d’accord avec la nécessité de résister contre les atteintes à nos droits… mais pas dans le cadre d’une organisation qui cherche à imposer son programme par la force, un an après avoir soutenu le président Lasso ! La CONAIE a beau jeu de critiquer le néolibéralisme, quand elle l’a appuyé si peu de temps auparavant.

LVSL – Au Parlement, la tentative de destitution du président Lasso a échoué car une partie de la gauche – en particulier des membres du mouvement indigène Pachakutik et du parti Izquierda Democrática – n’ont pas soutenu ce vote. En Europe, les médias ont souligné la tension entre les organisations indigènes et les corréistes. Ils ont présenté celles-ci comme un facteur clé de la division de l’opposition à Guillermo Lasso. Comment analysez-vous cette séquence, et son traitement médiatique ?

RC – L’analyse des médias est très partielle. Je dénonce également la répression du gouvernement de Lasso. Elle a été brutale et criminelle. La police a reçu l’ordre de tirer sur les manifestants comme bon leur semblait. C’est également une raison suffisante pour que Lasso parte. L’arrestation de Leonidas Iza [leader indigène et figure des protestations en cours NDLR] était un enlèvement, et nous l’avons condamnée – comme nous avons condamné toute atteinte aux droits de l’Homme.

Cela ne veut pas dire que nous soyons d’accord avec les méthodes ou la plateforme de la CONAIE, comme je l’ai dit précédemment.

Tout cela a très mal été interprété par la presse, latino-américaine et équatorienne. Son but est de propager la désinformation et de maintenir les citoyens dans l’ignorance.

En dix ans, il y a eu sept présidents. Depuis 1996, aucun gouvernement n’a terminé son mandat – jusqu’à ce que je sois élu. Les conflits étaient fréquents, ainsi que les changements de pouvoir. Mais les solutions n’étaient ni démocratiques, ni constitutionnelles. Face aux fraudes démocratiques qui pouvaient exister, nous avons introduit des processus parlementaires dans la Constitution pour fournir une issue institutionnelle, démocratique et pacifique aux conflits. Le régime équatorien, comme d’autres dans la région, était présidentialiste. Il existe une forte tradition présidentialiste en Amérique latine. Nous avons introduit un présidentialisme flexible, ce qui ne veut pas dire faible. Comment se traduit cette flexibilité ? Par le fait que, quand nous sommes témoins d’un échec complet du gouvernement, de son non-respect de la Constitution, etc., il existe la possibilité de révoquer son mandat.

Nous avons proposé cette procédure pour résoudre la crise, les gens se faisaient tuer dans la rue, la police frappait les gens et les assassinait. Ceux qui violent la Constitution, ce sont eux. Nous avons perdu le vote car nous n’en avons réuni que 80 sur les 92 nécessaires. Nous n’avons donc pas réussi à convoquer des élections anticipées pour résoudre cette crise grave de façon constitutionnelle, démocratique et pacifique – avec des votes et non avec des balles.

LVSL – Julian Assange revient au coeur de l’attention médiatique, à présent que son extradition vers les États-Unis est quasiment actée par la justice britannique. Vous lui aviez accordé l’asile politique durant plusieurs années, jusqu’à ce qu’il soit expulsé sous la présidence de Lenín Moreno. Rétrospectivement, comme analysez-vous ce choix, et quel est pour vous l’héritage de Julien Assange et de Wikileaks ?

RC – Lorsque nous avons étudié le cas Julian Assange, il était évident qu’il n’y avait aucune garantie de procédure régulière. Nous avons donc souverainement décidé de lui octroyer l’asile, droit que possède n’importe quel pays. Nous n’avons pas à nous justifier de quoi que ce soit.

NDLR : Consultez ici le dossier consacré par Le Vent Se Lève à l’affaire Julian Assange

Quant au reste, il faut bien sûr mentionner les abus du Royaume-Uni qui n’a jamais donné de sauf-conduit à Assange, ainsi que la pression exercée sur Lenín Moreno qui a rompu l’article 41 de la Constitution, lequel interdit explicitement de renvoyer un réfugié qui a été poursuivi par un autre pays. Mais dans l’esprit de Lenín Moreno, comme Correa avait accordé l’asile à Assange, il fallait s’y opposer. Peu lui importait de sacrifier un être humain.

Le cas Julian Assange est une honte mondiale. Il est la manifestations de la justice à deux vitesses qui domine l’ordre international : si Julian Assange avait dénoncé des crimes de guerre russes ou chinois, on lui aurait érigé un monument en plein centre de Washington. Mais comme il a dénoncé ceux des États-Unis c’est un criminel, il faut le jeter en prison pour 170 ans.

Ce n’est pas tout : les contradictions dans le traitement de cette affaire vont tellement loin qu’on prétend qu’il a diffusé des informations confidentielles. Chaque État dispose d’informations confidentielles, c’est une prérogative de la souveraineté nationale. Mais les crimes de guerre sont d’un autre ressort, il faut les dénoncer, et c’est ce que Julian Assange a fait.

Ces informations, il ne les a pas lui-même publiées : il les a fournies à des journaux – le New York Times, El País, der Spiegel en Allemagne, le Guardian au Royaume-Uni, etc. Et qu’a-t-on fait à ces journaux qui, eux, ont publié ces informations ? Rien.

C’est une effroyable justice à deux vitesses. Cela va à l’encontre des principes les plus élémentaires de la liberté de la presse. Ce qui est encore plus grave, c’est le silence du journalisme mondial. Je ne sais pas si c’est que Julian Assange ne leur plaît pas. Moi, il peut ne pas me plaire ou me déplaire, je ne le connais pas personnellement. Nous n’avons jamais parlé, même par téléphone, j’ai simplement effectué une interview pour lui, une fois.

Mais on parle là d’une injustice terrible, et d’une personne dont l’erreur est d’avoir dit la vérité et d’avoir dénoncé des crimes de guerre. Cela démontre la politique internationale du deux poids, deux mesures et le mépris qui prévaut pour les droits de l’Homme.

Notes :

1 En novembre 2019, un coup d’État policier et militaire renversait le président bolivien Evo Morales, mettant fin à treize ans de pouvoir du Mouvement vers le socialisme (MAS). Trois ans plus tôt, le Sénat brésilien destituait Dilma Rousseff à l’issue d’une procédure d’impeachment alimentée par un climat médiatique hostile à la présidente brésilienne. Par la suite, le pouvoir judiciaire devait empêcher l’ex-chef d’État Lula de se présenter aux élections présidentielles malgré sa grande popularité et le condamner à la prison, ouvrant la voie à la victoire de Jair Bolsonaro. De même, en Équateur, les instances judiciaires et la presse n’ont pas peu fait pour écarter du pouvoir les « corréistes » et conduire le président Lenín Moreno, pourtant soutenu par Rafael Correa, à initier un tournant néolibéral et pro-américain.

2 Les pays latino-américains sont vulnérables à la fluctuation des taux d’intérêt de la FED. En effet, si ceux-ci augmentent et que les taux latino-américains restent fixes, un phénomène de fuite de capitaux vers les États-Unis se produit. Du reste, dans les pays en butte à une forte inflation, la population tend à se détourner de la monnaie nationale au profit du dollar, considéré comme plus fiable. Ces deux phénomènes conduisent les gouvernements latino-américains à indexer la valeur de leur monnaie sur celle du dollar – voire, dans des cas exceptionnels, comme celui de l’Équateur ou du Salvador, à la remplacer par le dollar.

3 La CONAIE est, en termes quantitatifs, la principale organisation indigène. Ses relations avec le mouvement de Rafael Correa ont été tendues. Sa direction a fréquemment appelé à manifester contre son gouvernement. Celui-ci, en retour, l’a accusé de faire le jeu de l’opposition libérale.

Andrés Arauz : « L’ignorance des mécanismes financiers à gauche est inquiétante »

Cryptomonnaies, NFT, tokens… On ne compte plus les innovations financières rendues possibles par la blockchain, dont la popularité a explosé ces derrières années. Cet enthousiasme s’explique par les aspirations libertariennes à une monnaie libérée des États… mais aussi, plus largement, par un rejet des Banques centrales perçues comme des institutions au service des élites financières. Andrés Arauz, ex-directeur de la Banque centrale d’Équateur puis candidat à la présidence du pays, revient sur ces enjeux dans cet entretien-fleuve. Il est mené par Evgeny Morozov, auteur d’ouvrages de référence sur le numérique et fondateur du site The crypto syllabus, avec lequel Le Vent Se Lève a noué un partenariat. Traduction par Florian Bru.

Evgeny Morozov – Les NFT, des tokens et autres DAO [organisation autonome décentralisée] ont le vent en poupe, entre autres innovations liées à la blockchain. Une étrange forme de populisme vaguement de gauche surfe sur cette vague. Pour citer, en substance, un investisseur américain de premier plan : « tout est déjà financiarisé – arrêtons donc de nous plaindre et passons à l’action, nous devrions tous trouver un moyen de faire tourner la financiarisation en cours à notre avantage ». Que pensez-vous de cet enthousiasme à l’égard de ces produits de la blockchain ?

Andrés Arauz : Il est important d’inscrire ces processus dans le contexte de la crise financière de 2008, puisqu’elle n’a pas seulement donné naissance au Bitcoin, mais aussi à l’assouplissement quantitatif et aux politiques monétaires non conventionnelles. La création de monnaie par les Banques centrales paraissait alors infinie – avant que la pandémie ne vienne pousser cela encore bien plus loin.

Toute cette monnaie n’a pas été utilisée pour la satisfaction de besoins concrets ; elle n’a pas été utilisée pour mettre à niveau notre système énergétique. Elle est allée ailleurs. Une partie s’en est allée vers le Dow Jones et les marchés boursiers. Une autre est à destination d’usages complètement neufs dans la cryptosphère, comme les NFT.

« Continuons à injecter de la monnaie là-dedans. Si nous arrêtons de pédaler, le vélo s’effondre. Donc continuons ainsi jusqu’à ce que quelque chose se passe » : il est difficile de combattre la financiarisation quand de telles postures politiques sont aussi répandues. C’est une bulle si grande que nul ne se risquera à la faire éclater, et elle continuera à grossir jusqu’à provoquer un bouleversement. Par conséquent, les vendeurs de NFT et de cryptomonnaies innovantes vont probablement continuer à connaître du succès tant que la politique par défaut est de continuer à alimenter le système en monnaie.

Pour parler plus spécifiquement de la génération Z, je crois percevoir une certaine excitation jusque chez les jeunes d’Amérique latine, qui sortent du lycée ou de l’université mais ne veulent rien savoir du travail réel et productif… Ils ne parlent que d’une chose : comment obtenir leurs propres NFT, ou acheter du Bitcoin pour pouvoir se faire de l’argent sur le court terme. On perd ainsi un immense réservoir de talents, d’êtres humains qui investissent leur intelligence et leurs efforts dans la poursuite de la financiarisation dans sa dimension proprement équatorienne – c’est-à-dire, l’offshorisation.

Evgeny MorozovPensez-vous qu’il y a un sens pour les progressistes à tenter de « chevaucher le tigre » ? Des penseurs sérieux à gauche, par exemple Michel Feher en Belgique, affirment que la lutte n’est plus dans l’usine Volkswagen mais dans l’application Robinhood. Pensez-vous que quelque chose de progressiste puisse sortir de telles expériences ?

Andrés Arauz – À ce propos, trois choses. Premièrement, les gens de gauche, comme tous les êtres humains, peuvent jouer au casino et parfois gagner de l’argent. Je ne vois pas de problème au fait d’agir individuellement pour se faire un peu d’argent.

Mais deuxièmement, il faut comprendre les processus en cours plutôt que de les ignorer. Et l’ignorance à gauche sur ces sujets m’inquiète réellement. La gauche se contente de condamner moralement le Bitcoin, les NFT, la finance, les banques… sans chercher à comprendre les mécanismes internes de ce système. Une chose positive qui est advenue avec le monde des cryptos est la popularisation des mécanismes de la finance. Nous devrions utiliser cette popularisation de la bulle spéculative amenée par le monde des cryptos pour tenter de mieux comprendre la financiarisation du monde conventionnel. Cela devrait être une tâche majeure pour la gauche.

Les données financières sont un sujet central ; les gouvernements devraient mobiliser toutes leurs ressources pour fonder sur elles leur souveraineté numérique.

Et puis troisièmement : si nous jouons selon les règles du jeu du capital financier, il n’y aura aucun moyen de gagner cette bataille. Ce que nous devons faire, c’est continuer à se battre pour les institutions régulatrices qui définissent les standards et les règles du jeu.

Il y a des investisseurs institutionnels, mais qui régule les investisseurs institutionnels internationaux ? Nous devons changer les lois, nous devons prendre le contrôle des banques centrales, nous devons nous assurer que les personnes qui travaillent comme régulateurs financiers sont ne sont pas liées aux banques privées… Nous devons commencer à exiger des régulations autour des conflits d’intérêt pour les personnes qui sont en charge de ces institutions.

Evgeny MorozovQuel est le lien entre la souveraineté monétaire et la souveraineté numérique ? Qu’est-ce que cela signifierait en termes de politiques concrètes pour un pays comme l’Équateur, mais aussi internationalement ? Qu’est-ce que cela signifie pour la propriété de la stack, des données, pour les lois antitrust ? Quelles sont les conséquences en termes de politiques publiques de penser ces deux formes de souveraineté comme étant imbriquées ?

Andrés Arauz – Les données financières – les données de l’argent, comme je les appelle – sont un sujet central ; les gouvernements devraient mobiliser toutes leurs ressources pour fonder sur elles leur souveraineté numérique. Je ne m’attarderai pas sur le cas de l’Équateur, car c’est un trop petit pays pour tenter de faire cela. L’Inde, en revanche, a promulgué des normes nationales autour des données financières. Ils ont dit à Visa que si elle voulait continuer à travailler en Inde, toutes les données sur les transactions financières des citoyens indiens utilisant Visa devraient être stockées en dans le pays. Il faut qu’elles soient physiquement localisés là-bas, avec du personnel indien pour les réguler, de sorte qu’elles soient soumis aux demandes d’information des autorités dans le cadre d’enquêtes judiciaires.

Bien sûr, cela bouleverse le jeu puisque, tout d’un coup, les données deviennent un actif de l’économie intérieure. Si elles sont utilisées à bon escient, avec une anonymisation correcte, une propriété commune et une prise en compte de la vie privée dès la conception, tout cela peut être utilisé pour construire un système très complet de connaissances qui peut servir aux universitaires, à la société civile, aux institutions gouvernementales, au secteur privé, etc. Cela permet de fournir davantage de services à la société, et de meilleure qualité. Et l’on évite ainsi la monopolisation de toutes ces données par des acteurs extérieurs à l’économie intérieure.

Quelque chose de similaire a été ébauché au Brésil, mais sans succès. Évidemment, ce qui a été mis en place en Chine est allé un cran plus loin, pas seulement avec la domiciliation des données mais également leurs propres applications et interfaces. Pour réfléchir au futur de la souveraineté numérique, nous devons penser aux aspects politiques et économiques non seulement des données sur les transactions financières mais aussi aux services de messagerie les plus importants et même aux interfaces utilisateur des applications. C’est quelque chose qui doit être fait par tout pays qui voudrait conserver ne serait-ce qu’un minimum de souveraineté.

Evgeny MorozovLes succès putatifs de la Chine dans cette sphère ont été très critiqués en Occident. Appuyés sur le très décrié système de crédit social, elle est parvenue à se déconnecter de l’économie mondiale dominée par les États-Unis. Même les entreprises de FinTech l’ont utilisé pour promouvoir l’inclusion financière, qui est l’un des éléments-clés de votre travail. Alors, avons-nous quelque chose à apprendre de la Chine ?

Andrés Arauz – Oui, nous avons à coup sûr à apprendre de la Chine, parce que leur système fonctionne depuis des décennies. Le gouvernement chinois, à son entrée dans l’OMC au début des années 2000, a poussé avec succès pour retarder l’introduction des cartes de crédit étrangères dans ses marchés. C’est pourquoi Union Pay a un monopole en Chine. Les Chinois ont été très intelligents à propos des normes, en particulier dans les systèmes bancaire et marchand, auxquelles ils exigeaient que l’on se conforme.

Ils ont à présent leur propre système de cartes de crédit qui est numériquement souverain et propriété de l’État. Ce système peut se penser hors de Chine. Pourquoi si peu de pays dans le monde refusent-ils d’accepter Visa et MasterCard comme systèmes de paiement ? Comment peut-il n’y avoir aucune alternative à leur monopole ? Bien sûr, il peut y en avoir, mais nous devons les imaginer et les construire de manière intelligente. Évidemment, les gouvernements jouent un grand rôle ici. À rebours d’une démarche de privatisation de la monnaie, ils devraient exercer une politique proactive pour étendre la souveraineté numérique et financière dans la sphère des paiements.

Bien sûr, la même chose est arrivée avec les fournisseurs chinois comme AliPay, ou WeChat. Ils sont à présent supervisés par une chambre de compensation de la Banque centrale, la Banque populaire de Chine. De cette façon, non seulement les données, mais également les politiques qui concernent leur déploiement dans le pays sont surveillés par le gouvernement.

Mon intention ici n’est pas de justifier les aspects totalitaires du Parti communiste chinois ! Simplement, il y a des solutions aux monopoles mondiaux (et majoritairement étasuniens) si on les conçoit de manière appropriée et que l’on utilise des techniques d’anonymisation.

Evgeny MorozovComme responsable politique, vous vous êtes montré enthousiaste quant à l’utilisation de technologies numériques à des fins progressistes. Alors que vous étiez en fonction, vous avez introduit une monnaie numérique contrôlée par l’État en Équateur, ce que nous pourrions aujourd’hui appeler une monnaie centrale numérique (Central Bank Digital Currency, CBDC). Pourriez-vous expliquer les raisons derrière l’initiative de cette monnaie numérique ? Quels objectifs progressistes devait-elle servir ?

NDLR : Pour une analyse de l’expérience politique équatorienne menée sous Rafael Correa (2007-2017), lire sur LVSL notre entretien avec Guillaume Long, ex-ministre des Affaires étrangères : « Comment la Révolution citoyenne d’Équateur a été trahie »

Andrés Arauz – Cette aventure a commencé en 2009 alors que la crise financière mondiale faisait rage. Nous nous attendions à ce que l’économie équatorienne coule, avec une crise de la balance des paiements arrivant peu après. En tant que pays dollarisé, nous dépendons des flux de dollars – ils nous sont littéralement livrés en avion depuis le bureau de la Réserve fédérale à Miami. Nous avions peur qu’à cause de la crise, le flux de dollars soit gelé, alors mêmes que nos revenus d’exportation étaient en train de s’effondrer.

Tout d’abord, nous pensions qu’il nous fallait un moyen de paiement national. Et parce que nous étions dollarisés, nous savions qu’abandonner le dollar pour le remplacer par une monnaie nationale ne serait pas possible pour des raisons politiques. Comment faire, donc, pour accéder à des moyens de paiement nationaux sans que le dollar reparte à la hausse ?

De toute évidence, l’alternative était une monnaie électronique. À l’époque, nous l’appelions monnaie mobile, et elle était inspirée des expériences kényane et philippine. Nous avons ensuite décidé que cela ne pourrait pas être seulement un projet mené par les entreprises de télécommunications, et par conséquent, dans sa conception et sa régulation, elle devait faire partie d’un projet monétaire mené par notre Banque centrale.

La deuxième raison avait à voir avec l’économie politique du système de paiement lui-même. Il était clair pour nous que si nous donnions un compte à la Banque centrale à chaque citoyen d’Équateur, nous pourrions briser de nombreux monopoles nationaux du secteur bancaire privé. Cela permettrait aussi une inclusion financière massive à court terme. Ouvrir un compte à chaque citoyen était, d’une certaine manière, un effort pour modifier les relations entre les banques privées et le gouvernement.

La troisième raison avait trait à nos efforts politiques pour transformer et faire de la Banque centrale non plus une institution élitaire mais une institution populaire. Si la Banque centrale, tout d’un coup, commence à ouvrir des comptes pour tous les citoyens d’Équateur, qu’ils soient ruraux ou urbains, pauvres, riches, jeunes ou vieux, hommes ou femmes – l’inclusion financière des femmes est plus difficile – alors cela pourrait aider à démocratiser la Banque centrale. Si les citoyens commençaient à se poser des questions – « Qu’est-ce que c’est que ça, cette Banque centrale qui m’a donné un compte, déjà ? » -, alors ils commenceraient à parler de cette institution au dîner, en déjeunant dans la rue, dans le bus…

Le simple fait d’avoir cette discussion sur ce que la Banque centrale devrait améliorer, quelles régulations sont bonnes et lesquelles ne le sont pas, même les discussions plus critiques sur ce que l’État fait de leur argent et de leurs données – était pour nous un grand succès, car cette discussion mènerait inéluctablement à une nation plus démocratique. Finalement, la Banque centrale pouvait sortir de l’ombre, ne plus être l’institution des élites avec leur savoir exclusif, mais de citoyens normaux, avec leur savoir profane.

Evgeny MorozovL’Équateur est non seulement le premier pays à avoir développé une monnaie centrale numérique, mais sa Banque centrale a été la première à publier les standards de sa plateforme de monnaie numérique et à développer une interface de programmation [API] pour que les citoyens puissent développer de nouvelles solutions pour l’accessibilité financière dans les zones rurales, le transport, les applications internet, entre autres. Pourriez-vous nous parler de cette expérience et de ce qui l’a motivée ?

Andrés Arauz – C’était, peut-être, l’un des aspects les plus prometteurs du système de monnaie électronique que nous avons conçu en Équateur. Nous étions engagés, même si c’était difficile, à en faire un système ouvert d’innovation où la Banque centrale rendrait son interface de programmation disponible. Nous voulions que des développeurs, issus des universités, des entreprises etc., se connectent pour développer de meilleures innovations et plateformes, pour que la monnaie électronique puisse circuler dans tout le pays. Ce fut un succès. En quarante-huit heures, des équipes venues de tout le pays ont proposé quatorze prototypes, allant d’une monnaie électronique qui pourrait être utilisée par les citoyens avec un protocole de type USSD assez primitif pour transférer de l’argent par SMS à une application, pour payer son ticket de bus quotidien.

Il y avait d’autres exemples d’inclusivité, comme des plateformes pour les personnes handicapées, malvoyantes, qui pouvaient utiliser le système de paiement avec une aide audio. Et de nombreuses autres, y compris des initiatives pour les coopératives, etc. Donc, en quarante-huit heures, nous avons montré que le réservoir de talents disponibles était immense. Tout ce qu’il nous fallait faire était de rendre un bien public largement disponible par un API ouvert.

C’est ce qu’il faut faire si vous voulez avoir de vraies FinTech qui ne soient pas basées sur les privilèges ou dépendant de grandes banques. On ne devrait pas avoir des CBDC avec simplement une Banque centrale qui développe l’application, les protocoles, les systèmes de paiement. Je ne peux pas imaginer une Banque centrale qui aurait un bureau rempli d’agents chargés de clientèle essayant d’installer des services et des systèmes de point de vente sur chaque bus dans chaque pays. Il faut que ce soit un service ouvert de type plateforme, afin que de nombreux innovateurs et entreprises puissent s’y arrimer et profiter d’une plateforme universellement disponible.

Evgeny MorozovSelon vous, y a-t-il une chose que vous auriez dû faire différemment dans la conception de la monnaie numérique équatorienne ?

Andrés Arauz – Peut-être aurions-nous dû ajouter un aspect de crédit à ce système. C’est-ce qu’on appelle le nano-crédit, qui a une dimension encore plus petite que le micro-crédit ; cela revient concrètement à prêter à un citoyen 30 ou 50 ou 100 dollars, à rembourser à un terme indéfini – ce peut être 10 ans, 30 ans, 50 ans – et d’avoir ce nano-crédit disponible dans la plateforme électronique, de sorte que quand il y a besoin de créer de la monnaie, elle soit créée, et de la monnaie pourrait circuler dans ce système en tant que moyen de paiement. C’est une vraie alternative au système bancaire conventionnel.

La Banque de France (…) se place donc délibérément sous la hiérarchie de JP Morgan

Evgeny MorozovVos premiers travaux saisissaient certaines des contre-dynamiques de nombreux processus qui étaient jusqu’alors célébrés de manière acritique. Les institutions en place, en particulier celles du système financier mondial, survivent à de nombreux défis auxquels leur hégémonie fait face. Comment évaluez-vous les premières réponses institutionnelles aux cryptomonnaies et ce qui les motive ?

Andrés Arauz – Tout d’abord, l’avènement du Bitcoin a changé le système de nombreuses manières radicales. Même s’il est rapidement devenu un instrument spéculatif, ses bénéfices considérables en termes de paiement sont toujours présents. Quelqu’un qui achète du Bitcoin en Thaïlande peut l’encaisser en monnaie domestique au Pérou sans toucher les grandes institutions bancaires. C’est un grand changement.

La dimension transfrontalière de ces paiements est la partie la plus critique. Le Bitcoin fait trembler les fondations du système existant au point que SWIFT s’inquiète de perdre son monopole sur les paiements transfrontaliers. SWIFT, bien sûr, est une coopérative possédée par les grandes banques privées. Ce système canalise la plupart des transactions transfrontalières mondiales, effectuées par les grandes banques correspondantes dans le monde, comme JP Morgan ou le Wolfsberg Group, qui est le groupe de treize banques d’envergure mondiale qui font des transactions internationales par le Conseil de stabilité financière.

NDLR : pour une analyse du système SWIFT, lire sur LVSL l’article d’Eugène Favier-Baron, Victor Woillet, Sofiane Devillers Guendouze et Yannick Malot : « SWIFT : une arme géopolitique impérialiste »

Si vous ajoutez à cette analyse une lecture géopolitique, vous constatez que le gouvernement des États-Unis et les régulateurs belges possèdent – pour aller vite – une connaissance totale des transactions transfrontalières. Une fois que vous créez une alternative, comme le Bitcoin ou d’autres cryptomonnaies, qui permettent des paiements internationaux qui ne sont pas enregistrés dans la base de données Swift, alors les pièces centrales du système capitaliste commencent à trembler. C’est la raison pour laquelle des alternatives comme TransferWise ou PayPal ont été créées ; on peut aussi penser aux initiatives philanthropiques comme la Better Than Cash Alliance, qui inclut entre autres Visa et MasterCard et qui vise à diminuer l’usage du liquide.

Les institutions internationales y donnent aussi beaucoup d’importance. La BCE porte l’alternative d’une monnaie numérique de Banque centrale mais JP Morgan avance que, puisqu’ils sont la plus grande banque en termes de transactions internationales, il vaudrait peut-être mieux avoir la JPM Coin (une monnaie privée émise par la banque) pour servir cette fonction. Il y a donc beaucoup d’initiatives en ce moment, mais elles constituent toutes une réponse au Bitcoin.

Evgeny MorozovComment voyez-vous l’entrée d’entreprises comme Facebook dans cet espace ? Pensez-vous qu’il y ait toujours un avenir pour le Libra de Facebook – ou le Diem, son nouveau nom ? Ou bien ces efforts sont-ils en train d’échouer ?

Andrés Arauz – Je suis convaincu qu’il existe un avenir pour tout cela. Certains sont optimistes quant à la capacité de la société civile de vaincre Facebook. Ceci, toutefois, passe outre une question plus large : Diem est une tentative géopolitique, au nom des États-Unis, pour préserver l’hégémonie du dollar. Et si Facebook échoue, un autre – PayPal ou Google – le fera.

Les récentes auditions au Congrès montrent que les États-Unis ont besoin de trouver une solution face à la montée en puissance de la Chine. Des systèmes de paiement numériques chinois ont émergé avec succès, d’abord avec le soutien de capitaux privés mais progressivement re-centralisés dans une sphère dirigée par l’État. Cependant, l’internationalisation de ces instruments atteindra bientôt une échelle globale grâce aux FinTechs chinoises comme Alibaba, Baidu et Tencent. Facebook a l’outil pour s’y confronter et étendre l’hégémonie étasunienne : WhatsApp, qui est déjà une sorte de bien mondial, même s’il n’est pas public.

Evgeny Morozov Quelles autres considérations géopolitiques devrions-nous avoir à l’esprit si nous réfléchissons au futur des systèmes de paiement mondiaux ?

Andrés Arauz – Traditionnellement, la monnaie est organisée de façon hiérarchique, avec des banques qui ont des comptes chez d’autres banques qui ont elles-mêmes des comptes chez d’autres banques, et elles sont organisées hiérarchiquement autour du monde. Par exemple, les transactions entre gouvernements sont menées par les Banques centrales et presque chaque Banque centrale a un compte au Système fédéral de réserve. Donc, pour l’argent public, la banque de la Réserve fédérale de New-York est au plus haut sommet. L’argent privé a de « méga banques » au sommet : JP Morgan, HSBC, Santander, Citibank et d’autres.

Dans la conception originale de la hiérarchie monétaire, les institutions gouvernementales ; comme la Fed ou le FMI, ou bien la BCE, sont toujours au sommet. De nos jours, on voit d’étranges tendances. Par exemple, la Banque de France a récemment mené une expérience avec l’Autorité monétaire de Singapour et, au lieu qu’elles soient au sommet de la hiérarchie de leur transaction, elles ont traité avec du JPM Coin, un passif émis par JP Morgan. Elles se placent donc délibérément sous la hiérarchie de JP Morgan.

Plus haut vous vous situez dans la hiérarchie monétaire, plus vous avez de pouvoir géopolitique ; vous avez également le pouvoir financier de créer de la monnaie et de vous assurer que les gens mènent leurs transactions avec vos billets, passifs, titres ou tokens… La présence de JP Morgan au sommet nous en dit beaucoup à propos de l’équilibre des pouvoirs dans le monde actuel.

Evgeny MorozovLors des élections présidentielles équatoriennes de l’année dernière, vous vous êtes opposé à la « Loi de privatisation de la Banque centrale », une réforme qui pourrait laisser le gouvernement sans réels outils pour alléger les dettes de l’économie nationale (principalement celles des ménages et entreprises locales). Cette loi a été promue un an après que l’Équateur a obtenu un accord de 6,5 milliards de dollars avec le FMI en échange de réformes structurelles. Pouvez-vous revenir sur le contexte de la mise en place de cette loi et sa signification ?

Andrés Arauz – Je vais vous répondre en évoquant l’architecture monétaire qui prévaut. Dans toute économie a minima souveraine, une Banque centrale se trouve au sommet ; en dessous, des banques privées, et ensuite des institutions plus modestes, régionales, rurales ou sectorielles. Encore en-dessous : des clients, des citoyens, particuliers ou entreprises qui ont des comptes dans ces institutions. Chacune d’elles, la petite ou la grande banque, a un compte à la Banque centrale, qui a aussi des comptes dans les banques internationales.

Quel est le contenu de cette loi ? Elle pose que l’argent du gouvernement équatorien – par exemple les fonds de la sécurité sociale ou les comptes des entreprises publiques – déposé à la Banque centrale aurait un statut inférieur aux comptes que les banques privées possèdent à la même Banque centrale. Cela voulait également dire que la monnaie que la Banque centrale avait à l’étranger devrait être destinée à l’usage des banques privées. En fait, la loi privatise le système de réserves internationales de l’Équateur, qui appartient à l’État.

La loi force le gouvernement à sacrifier tous ses bénéfices de l’exportation du pétrole, les devises étrangères qui entrent, afin de subventionner la fuite de capitaux du secteur privé. Cela a d’importantes conséquences. Pour l’économie dans son ensemble, le seul moyen d’assumer cette subvention permanente de la fuite des capitaux privés est de continuer à s’endetter. Et c’est pour cela que le prêt du FMI est le corollaire de cette politique de privatisation de la Banque centrale : les fonds du FMI seront utilisés pour payer la fuite des capitaux du secteur privé. Une Banque centrale plus hétérodoxe, alternative ou démocratique, comme celle que nous avions avant cette loi, tenterait de maintenir les liquidités dans l’économie nationale et de les recycler pour le bénéfice du peuple équatorien.

Evgeny MorozovPensez-vous que les pays du Sud souhaitant échapper au consensus de Washington peuvent passer outre les CBDC ?

Andrés Arauz – Les CBDC sont un outil nécessaire pour tout pays en développement qui veut établir une forme de contrôle sur son économie. Le débat sur les caractéristiques technologiques des CBDC, bien qu’important, n’est pas le sujet principal.

Ce qui importe bien plus est la gouvernance de l’entité qui va gérer ces CBDC – c’est-à-dire la Banque centrale. La Banque centrale n’est-elle qu’une institution gérée par des banquiers privés ? Alors, laissez-moi vous dire ce qui va se passer : ce sera une plateforme liée aux comptes des grandes banques privées, puisque ce sont celles qui ont les capacités technologiques pour organiser une telle chose. Mais pour des CBDC qui aspirent à une approche alternative, plus hétérodoxe, il vous faut quelque chose de similaire à ce que nous avons fait en Équateur.

Au XXIe siècle, les Banques centrales, en tant qu’institutions publiques, devraient faire l’objet de discussions constantes autour de la manière dont elles rendent des comptes, de leur transparence, de leur architecture institutionnelle

Evgeny Morozov – Que pensez-vous de l’adoption du Bitcoin comme monnaie officielle au Salvador ?

NDLR : Lire sur LVSL l’article de Hilary Goodfriend : « Rien ne va plus au paradis salvadorien du Bitcoin »

Andrés Arauz – Le Bitcoin n’est qu’un vernis superficiel pour éviter de discuter de ce qu’il se passe vraiment là-bas.

Une innovation intéressante a été mise en place par le gouvernement : le portefeuille Chivo. Ce n’est pas qu’un projet libertarien, c’est un portefeuille universel, émis pas l’État, pour chaque citoyen. Il permet des transactions qui ne sont pas uniquement en Bitcoin, mais également en dollars américains, c’est-à-dire qu’il facilite un système d’échanges commerciaux au sein de l’économie nationale. Chivo tente de faire ce que l’on a fait en 2009, contourner le dollar américain pour les paiements intérieurs et le remplacer par des moyens de paiement électroniques nationaux…

Je suis sûr que de nombreux autres pays suivront dans ce sillage, parce que la pandémie en a forcé beaucoup à distribuer de la monnaie gratuite aux individus, comme des chèques aux États-Unis. D’un autre côté, comme la discussion autour d’un revenu de base universel gagne du terrain, beaucoup dépendra de la manière dont le gouvernement interagit financièrement et monétairement avec ses citoyens pour délivrer des subventions. Cela mènera inévitablement sur le chemin des CBDC. Et s’il y a un minimum de décence dans des pays comme l’Espagne, le Mexique ou le Brésil, l’option publique devrait être soulevée.

Evgeny Morozov – Il est rafraîchissant de vous entendre vous concentrer sur le portefeuille Chivo plutôt que sur le Bitcoin en tant que tel dans le système salvadorien. Beaucoup à gauche ignorent complètement le portefeuille et se concentrent sur la critique du Bitcoin…

Andrés Arauz – Nayib Bukele [le président salvadorien NDLR] ne figure pas au nombre de mes alliés politiques. Mais je perçois les mérites de ce portefeuille. Bien qu’il puisse encore avoir des défauts, je comprends ce qu’il souhaite mener à bien. Il fait face à une pénurie d’échanges internationaux et doit être créatif, autrement il ne pourra pas continuer à faire tourner la machine. L’alternative serait de s’agenouiller et de supplier le FMI d’accorder un prêt, mais depuis quand est-ce une solution progressiste ?

Ainsi, je pense qu’il y a du mérite à tenter cette expérimentation : je vois une entreprise étatique qui est une alternative à celle des États-Unis. Le gouvernement Bukele a créé une subvention de 30 dollars pour inciter les citoyens à utiliser le portefeuille Chivo ; ils ont éliminé les frais bancaires et les amendes, placé ces distributeurs de monnaie partout dans le pays. Cela a de toute évidence ouvert la voie à l’innovation dans les pays progressistes, qui pourraient compléter ces expériences avec des interfaces de programmation ouvertes où les gens pourraient développer d’autres types d’initiatives autour de cette interface.

Evgeny MorozovRevenons à ce que vous disiez autour de la démocratisation des Banques centrales. Le gouvernement auquel vous avez participé en Équateur a hérité de l’ère néolibérale une Banque centrale indépendante. Cependant, votre gouvernement ne concevait pas l’action de la Banque centrale comme neutre, bien au contraire. Vous avez souhaité ouvrir ces enjeux à la discussion et faire délibérer la population à propos de son rôle…

Andrés Arauz – Absolument, nous étions parfaitement conscients que l’indépendance et l’autonomie des Banques centrales était une construction néolibérale, qui en a fait une institution élitaire au service du capital financier – et plus spécifiquement du capital financier international. Nous étions sortis de la crise financière de 1999, dans laquelle un tiers du système bancaire avait coulé ; il était détruit et les banquiers s’enfuyaient avec l’argent des gens qu’ils mettaient sur des comptes offshore à Miami et ailleurs.

Ainsi, la Banque centrale n’était pas l’institution la plus appréciée. Au contraire, elle était vue comme une complice des banquiers corrompus. Nous avons donc fait de notre mieux pour réduire l’indépendance de la Banque centrale et en faire une composante centrale du pouvoir exécutif, en en faisant une institution démocratique, qui rendrait des comptes.

Mais nous voulions aussi en faire une force pour la démocratisation du système financier. Notre initiative pour la monnaie électronique était une tentative de démocratisation du système de paiement national. Quand j’ai travaillé pour la première fois à la Banque centrale, les banques avaient accès à ce système de paiement. Nous l’avons ouvert et rénové pour que près de 400 coopératives, caisses populaires et petites institutions rurales puissent directement avoir un compte à la Banque centrale. Notre pari était qu’à long terme, la Banque centrale deviendrait une force pour réguler le capital et mettre en place un nouvel ensemble d’institutions autour de l’argent public : en d’autres termes, une économie alternative socialiste qui promouvrait la vision du Buen Vivir (bien vivre) qui est inscrite dans notre constitution.

Evgeny MorozovVos remarques offrent un contraste intéressant avec la manière dont beaucoup de « crypto-enthousiastes » pensent le rôle des Banques centrales. Il semble qu’ils aient identifié certains des nombreux problèmes du modèle néolibéral. Mais au lieu de le soumettre à une forme de contestation démocratique et de délibération citoyenne, ils portent des solutions individualistes. Les « crypto-enthousiastes » ont certainement permis une forme de délibération autour de ces questions, mais on est bien loin de la contestation politique de la finance que vous esquissiez…

Andrés Arauz – J’ai de la sympathie pour la critique des Banques centrales en général parce que dans le monde, les Banques centrales ont été conçues comme des institutions du néolibéralisme et les gardiennes des privilèges du capital financier et des banquiers privés. Et je suis sympathisant d’une alternative technologique ou technique construite pour les éviter et les contourner entièrement.

Néanmoins, ce que nous savons tous est qu’à la fin, le système de la monnaie fiduciaire sera toujours là. Même la dimension spéculative de la cryptosphère est ancrée au système de la monnaie fiduciaire, par exemple quand vous échangez des cryptomonnaies pour des dollars, des euros ou une autre monnaie locale de votre choix : vous devez interagir avec les banques conventionnelles et le système des Banques centrales.

Au XXIe siècle, les Banques centrales, en tant qu’institutions publiques, devraient faire l’objet de discussions constantes autour de la manière dont elles rendent des comptes, de leur transparence, de leur architecture institutionnelle ; répondent-elles à des intérêts privés ? Qui sont ceux qui y travaillent ? Leurs choix sont-ils au bénéfice de la majorité de la population ? Et ainsi de suite. Les ignorer totalement est un très mauvais pari. Nous devons construire une large alliance de mouvements populaires, alternatifs, partants de la base, autour de la monnaie et de la finance, avec des alternatives technologiques, mais nous ne pouvons pas ignorer l’importance radicale que possèdent les Banques centrales dans toute économie.

Evgeny MorozovQuelles formes alternatives de Banques centrales peut-on concevoir ?

Andrés Arauz – Nous devons entrer au cœur du système et le combattre. Récemment j’étais à un séminaire, invité par l’Assemblée constituante du Chili, pour discuter de ce qu’ils devraient faire à propos de la Banque centrale. C’est une discussion tabou : il s’agissait presque d’une réunion secrète, parce que les militants craignent de parler de changer la Banque centrale, comme s’il s’agissait d’une institution de l’ombre dont personne ne pourrait discuter.

Pourquoi s’en tenir au récit majoritaire selon lequel c’est uniquement par les experts que ses paramètres et ses normes devraient être établis, à Bâle ou à Washington ?

Je pense que l’on peut démocratiser la Banque centrale sans affecter la stabilité macroéconomique ou la valeur de la monnaie. Et le faire libérera des leviers, pour permettre aux gens ordinaires de vivre décemment.

Scandale Perenco : la loi française protège une multinationale implantée aux Bahamas

© Louis HB pour LVSL

La multinationale pétrolière française Perenco possède des filiales aux Bahamas, ce qui lui permet de se soustraire à l’imposition. Cependant, sa nationalité française lui permet de recevoir la protection de la législation française lors des arbitrages internationaux. Dernier événement en date : l’Équateur a été condamné à payer 400 millions de dollars à une filiale de Perenco, basée aux Bahamas, pour violation d’un traité d’investissements signé entre la France et l’Équateur. Un verdict qui tombe dans un contexte où le gouvernement français prétend multiplier les initiatives pour combattre l’évasion fiscale… Décryptage par Gillian Maghmud, Vincent Arpoulet et Vincent Ortiz. Prise de vue par Manon Decremps, montage par Malo Tixier.