Le film Vice est rentré bredouille de la course aux Oscars 2019 où il faisait pourtant figure de favori. L’Académie a préféré nominer le consensuel et rassembleur Green Book plutôt que le brûlot politique d’Adam McKay. Vice a pourtant l’intérêt de démontrer en 134 minutes le triste bilan de la politique étrangère américaine de ces vingt dernières années, tout en décrivant une démocratie US à bout de souffle minée par la corruption. Un pamphlet satirique incroyablement malin, minutieusement documenté, aux résonances troublantes avec l’actualité.
Le portrait d’un inglorious bastard
Vice est présenté (partiellement) à tort comme une biographie de Dick Cheney. Dick Cheney officiait au sein de l’administration de George W. Bush comme vice-président des États-Unis, de 2001 à 2009. Le film est en réalité une parodie de biopic, qui détourne les passages obligés du genre et s’autorise quelques caricatures pour mieux appuyer sa thèse. Adam McKay dresse ici le portrait d’un loser, incapable de terminer ses études, pas loin de devenir sérieusement alcoolique, et qui va pourtant devenir/être/se montrer un des personnages les plus influents de l’histoire politique américaine récente. Un salopard que le réalisateur nous rend finalement attachant, un arriviste cynique que l’on ne peut s’empêcher de trouver fascinant, un génie du mal qu’on irait presque jusqu’à excuser. Vice reprend donc le parti pris qui faisait déjà la saveur de The Big Short (le précédent film d’Adam McKay): suivre de manière ludique le parcours d’ordures débrouillardes dont le succès illustre la défaillance de tout un système. Le scénario refuse ainsi, à raison, d’adopter un point de vue moral sur la personne de Dick Cheney et s’intéresse, avant tout, à la chaîne d’irresponsabilités qui lui a permis d’acquérir une telle capacité de nuire.
Les jours glorieux de l’empire américain
Vice nous raconte l’ascension fulgurante de Dick Cheney, qui profite de l’élection de Bush pour devenir un véritable chef d’État de l’ombre, en jouant sur le flou du cadre légal définissant la fonction de vice-président. Ce coup d’État légal, légitimité par de brillants juristes, lui permet alors de maîtriser en direct la force de frappe militaire américaine et de lancer ses grands projets. Le 11-Septembre est l’opportunité rêvée pour mettre à exécution des plans dessinés à l’avance et lancer la « War on Terror » dont le monde entier subit encore les conséquences aujourd’hui. Un peu de propagande, un zeste de mauvaise foi, des mensonges assumés de l’ONU, quelques fidèles en Europe et le tour est joué. Dick Cheney envahit l’Irak, ouvre de juteux marchés aux entreprises amies, s’arroge les quasi pleins pouvoirs et crée des zones de non-droit comme Guantanamo pour réaliser ses basses œuvres. Le bilan fait froid dans le dos : des centaines de milliers de victimes, américaines, irakiennes, afghanes. Les conséquences géopolitiques sont catastrophiques : le droit international est bafoué, l’ONU décrédibilisée, des régions entières sont déstabilisées. La liste est longue et Vice n’a bien sûr pas le temps de présenter en détails la chaîne de toutes les causalités. Mais ce rappel salutaire permet d’arriver à une question : comment un homme et ses sbires ont pu aller aussi loin sans qu’aucun garde-fou n’ait fonctionné ?
Entre satire et propagande politique
Vice a un propos, des idées et des messages à faire passer. Le film dénonce amèrement la politique étrangère américaine, la faillite d’une démocratie minée par le pouvoir de l’argent, ainsi que le cynisme absolu des loups de Washington. Le réalisateur a, cependant, bien compris que le cinéma militant devait se faire séducteur pour réussir à intéresser au-delà des cercles de convaincus. The Big Short avait réussi le pari de vulgariser en quelques heures de film les mécanismes de la crise de 2008, la folie du capitalisme financiarisé dérégulé. Le film cadrait avec force l’absurdité du pouvoir accordé à quelques apprentis sorciers qui jouent au poker avec la vie de millions de gens et provoquent, par effets dominos, la ruine d’États entiers. Vice conserve le même style et le même panache pour dézinguer d’autres facettes de l’empire américain. Ainsi, le réalisateur s’amuse avec de nombreux gimmicks de mise en scène, comme par exemple une voix off ironique, des passages face caméra, des métaphores visuelles décalées, mais surtout des dialogues ciselés d’une efficacité comique redoutable. Le divertissement, indéniablement de qualité, permet d’accrocher le spectateur… Pour mieux lui raconter des choses qu’il n’avait pas forcément envie d’entendre !
Une démocratie américaine à bout de souffle
Adam McKay a bien conscience que la mémoire collective oublie vite et a souvent tendance à tout ramener à des questions de personnes. Vice essaie justement de nous rappeler que les mêmes causes structurelles produiront au contraire les mêmes effets. Le portrait de l’état de la démocratie américaine que dresse le film est sans appel. Il apparaît être un système politique pourri par les lobbies financiers, où l’argent domine et achète tout : dans les campagnes électorales, au Parlement, au Pentagone, à la Maison Blanche. Dans ce simulacre de démocratie, l’État de droit est vacillant face à une armée de diplômés d’Harvard grassement payés qui a le pouvoir de faire tomber en quelques mois les maigres contre-pouvoirs subsistants.
Vice est un pamphlet brillant contre une démocratie américaine à la dérive. Une satire méchante mais jamais cynique, qui tente de mobiliser des sympathisants (qu’on imagine plutôt du côté de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio–Cortez) avec humour tout en revendiquant fièrement son ambition pédagogique. De l’excellent cinéma politique !
Les élections de mi-mandat sont une victoire pour « l’aile gauche » du parti démocrate, dont douze membres sont élus à la chambre des représentants. Derrière celles et ceux qui incarnent cette victoire, se trouve une organisation politique dénommée Democratic Socialists of America, un mouvement qui prend de l’ampleur au sein d’une société dont les esprits furent durablement marqués par le maccarthysme.
Le 7 novembre 2018, la commission nationale politique des socialistes démocrates d’Amérique (DSA) se félicitait des résultats des élections de mi-mandat dans les termes suivants : « Hier, les socialistes démocratiques ont combattu et gagné des campagnes électorales inspirantes à travers le pays, représentant la renaissance du mouvement socialiste américain après des générations en retraite. »[1]
Deux ans après l’étonnante campagne présidentielle du seul candidat autoproclamé socialiste, Bernie Sanders, sa jeune garde fait son entrée à la Chambre des Représentants, bien décidée à faire pencher la balance à gauche.
La page du maccarthysme semble donc définitivement tournée. Avec l’élection de douze élu·e·s au niveau national, le terme « socialiste » refait surface aux États-Unis d’Amérique, une terre pourtant peu fertile pour les idées qu’il évoque.
Dans un pays où les inégalités progressent (aux États-Unis, la part du centile supérieur dans le revenu national a augmenté de 10,7% en 1980 à 19,6% en 2013[2]) et où 51% des 18-29 ans ont une bonne image du socialisme[3], les DSA apparaissent comme une organisation politique — ce n’est pas un parti — dynamique, passant en moins de deux ans de 8000 membres à plus de 50 000. Descendant direct du Parti socialiste américain disparu en 1972, la jeune force socialiste semble assumer et revendiquer l’intégralité de son héritage idéologique.
Eugene Victor Debs et le parti socialiste américain
Discours d’Eugene V. Debs à Canton, en 1918.
Né de parents français, Eugene Victor Debs — Eugène pour Sue, Victor pour Hugo — fut le candidat du Parti socialiste américain à cinq élections présidentielles et obtint son plus haut score en 1912 (6%). Leader syndical, fondateur du IWW (Industrial Workers of the World). Il continue, aujourd’hui, d’inspirer les DSA.
Pacifiste opposé à la Première Guerre mondiale, Eugene Victor Debs avait une vision internationaliste de la lutte sociale et invitait donc la classe ouvrière à s’unir indépendamment des frontières nationales.
« Et je tiens à souligner le fait – et on ne le répétera jamais assez – que la classe ouvrière qui mène tous les combats, la classe ouvrière qui fait tous les sacrifices, la classe ouvrière qui répand librement son sang et fournit les corps, n’a jamais eu son mot à dire dans les déclarations de guerre ou dans les traités de paix. La classe dominante s’est toujours occupée des deux. Eux seuls déclarent la guerre et eux seuls déclarent la paix. Vous, vous n’avez pas à raisonner ; vous, vous avez à faire et à mourir. »[4]
Ce discours de Debs, empreint de lutte des classes et de pacifisme, a été publié par les DSA à l’occasion du centenaire de la fin de la Grande Guerre[5]. Cet hommage rendu à un « citoyen du monde » (ainsi se définissait Debs) reste une gageure dans un pays qui attache une importance capitale à sa puissance militaire.
En parallèle à son engagement pacifiste, Debs militait activement pour l’abolition du capitalisme. Un combat que ne renient pas les socialistes démocrates d’Amérique, dénonçant à l’envi la cruauté du capitalisme et la nécessité de le combattre. Dans sa communication visuelle intitulée « Thanks, capitalism », l’organisation met en avant sa lutte pour une économie et une société toutes deux contrôlées démocratiquement. Un projet politique qui fait écho à l’idéologie du fondateur des DSA : Michael Harrington.
L’héritage Harrington
Né en 1928, Michael Harrington fut dans sa jeunesse un catholique de gauche. Adhérent du Catholic Worker Movement — communautés se consacrant notamment à la lutte contre la guerre et à l’inégale distribution des richesses — sa désillusion vis-à-vis de la religion ira de concert avec son intérêt croissant pour la philosophie marxiste. Membre d’une petite organisation nommé Ligue socialiste indépendante, il fut encarté de facto au Parti socialiste américain lorsque ce dernier fusionna avec la ligue précitée.
Dans les années 1970, lorsque le Parti socialiste d’Amérique devint Social Democrats, USA, Harrington claqua la porte pour fonder le Comité d’organisation socialiste démocratique qui deviendra en 1982 Democratic Socialists of America.
Intellectuel reconnu, professeur de science politique au Queens College, Harrington fut un auteur prolifique et un contributeur régulier à la revue socialiste Dissent fondée par son ami Irving Howe. Dans cette dernière, quelques mois avant son décès, il réfuta l’idée selon laquelle le socialisme s’oppose à la logique de marché :
« On fait un reproche aux socialistes d’un désordre économique qu’ils ont depuis longtemps analysé et exploré. […] La confusion est rendue encore plus pernicieuse par l’hypothèse simpliste selon laquelle le capitalisme consiste en l’économie de marché et le socialisme en l’économie qui s’oppose au marché. Ceux qui proposent cette formule sont béatement ignorants du fait que même un marxiste aussi “orthodoxe” que Léon Trotski insistait, il y a plus d’un demi-siècle, sur le fait que les marchés et les prix étaient essentiels à toute transition vers le socialisme. Ils sont également ignorants de l’existence d’une longue tradition social-démocrate – comme en témoigne le livre d’Anthony Crosland, “The future of socialism”, lequel résume brillamment la sagesse socialiste qui prévalait dans les années 50 – selon laquelle les marchés ne peuvent vraiment fonctionner que dans une société égalitaire et socialiste. »[6]
Le socialisme tel que défendu par Harrington prend ses distances avec certaines expérimentations malheureuses qui ont jalonné l’histoire du XXème siècle. Sur son site officiel, l’organisation insiste sur l’aversion qui est la leur vis-à-vis de la « bureaucratie gouvernementale » toute puissante. Selon l’organisation, il s’agit en effet de prendre à revers les critiques qui s’appuient sur l’expérience soviétique, ou, plus récemment, sur la débâcle bolivarienne au Venezuela. S’inspirant de Robert Owen, de Charles Gide ou encore de John Stuart Mill, DSA met en avant une propriété sociale des moyens de production qui s’exercerait par les sociétés coopératives tout en évoquant également des entreprises publiques qui seraient gérées par les travailleuses et travailleurs.
Dans un ouvrage paru en 2003, la philosophe française Monique Canto-Sperber classe ainsi Michael Harrington parmi les théoriciens du socialisme libéral[7], un courant qui a pour précurseur John Stuart Mill, auteur libéral classique du XIXe siècle qui finit, à la fin de sa vie, par épouser les idées socialistes.[8]
Harrington n’a d’ailleurs jamais nié son attrait pour cette collusion idéologique entre libéralisme et socialisme, le premier étant selon lui nécessaire pour atteindre le second :
« Disons les choses comme ça. Marx était un démocrate avec un petit “d”. Les socialistes démocrates envisagent un ordre social humain fondé sur le contrôle populaire des ressources et de la production, la planification économique [..] et l’égalité raciale. Je partage un programme immédiat avec les libéraux de ce pays parce que le meilleur libéralisme mène au socialisme. […] Je veux être sur l’aile gauche du possible. »[9]
En cela, Harrington s’inscrit dans la lignée de Pablo Iglesias, fondateur du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) : « Celui qui soutient que le socialisme est contraire au libéralisme a du socialisme une idée erronée ou méconnaît les fins poursuivies par le libéralisme. »[10]
Par sa volonté de garantir les libertés individuelles de toutes et tous, de promouvoir la décentralisation, de socialiser les moyens de production par le biais de coopératives possédées par les travailleuses et les travailleurs, la pensée de Michael Harrington va en effet bien au-delà d’un « social-libéralisme » de type blairiste.
« Nous sommes socialistes parce que nous rejetons un ordre économique basé sur le profit privé »
Manifestation des DSA à San Francisco (2017)
Si l’émergence d’une telle force politique eût été encore peu probable il y a quelques années, tant « socialisme » fut un mot conspué aux États-Unis, elle réussit l’exploit d’agiter le débat public outre-Atlantique en dépit d’une ligne que d’aucuns en France jugeraient « dure ». En témoigne l’article 2 de la constitution de l’organisation :
« Nous sommes socialistes parce que nous rejetons un ordre économique basé sur le profit privé, le travail aliéné, les inégalités flagrantes de richesse et de pouvoir, la discrimination fondée sur la race, le sexe, l’orientation sexuelle, l’expression sexuelle, le handicap, l’âge, la religion, l’origine nationale, la brutalité et la violence pour défendre le statu quo. Nous sommes socialistes parce que nous partageons la vision d’un ordre social humain fondé sur le contrôle populaire des ressources et de la production, la planification économique, la distribution équitable, le féminisme, l’égalité raciale et les relations non oppressives. Nous sommes socialistes parce que nous développons une stratégie concrète pour réaliser cette vision, pour construire un mouvement majoritaire qui fera du socialisme démocratique une réalité en Amérique. Nous croyons qu’une telle stratégie doit reconnaître la structure de classe de la société américaine et que cette structure de classe signifie qu’il y a un conflit d’intérêts fondamental entre les secteurs ayant un pouvoir économique énorme et la grande majorité de la population. »
En France, il faut remonter au congrès d’Épinay-sur-Seine de 1971 pour voir le Parti socialiste prôner la « rupture avec le capitalisme ». Cet idéal, resté dans les limbes, sera rayé de ses principes vingt ans plus tard. Dès lors, il ne reste guère plus que les forces qui se réclament du communisme (Lutte Ouvrière et le Nouveau Parti Anticapitaliste) pour porter une dialectique marxiste hostile aux intérêts privés et fondée sur la socialisation des moyens de production.
Cependant, il serait incorrect de voir dans la constitution des DSA un corpus idéologique homogène. En effet, de très nombreux groupes de travail coexistent et illustrent l’hétérogénéité idéologique : antispécisme, communisme, socialisme libertaire… Des courants qui s’expriment sur les réseaux sociaux et qui ont su créer une dynamique communicationnelle en phase avec notre époque.
Du poing levé à l’emoji « rose »
Profil Twitter officiel des Democratic Socialists of America.
Dissent, Jacobin… Si le premier est un magazine « historique » du socialisme américain, le second veut porter la voix d’un socialisme rajeuni. Ayant à cœur d’être l’une des principales voix de l’Amérique à promouvoir des perspectives socialistes sur des sujets tels que l’économie, la politique ou encore la culture, son fondateur, Bhaskar Sunkara, le voit comme « le produit d’une génération plus jeune, moins liée aux paradigmes de la guerre froide qui ont soutenu les vieux milieux intellectuels de gauche comme Dissent ou New Politics, mais toujours désireuse d’affronter, plutôt que de présenter, les questions soulevées par l’expérience de la gauche au 20e siècle. »[11] Un pari qui semble réussi : né en 2010, Jacobin jouit d’une popularité numérique bien supérieure à celle du vénérable Dissent. La rose fleurit à nouveau.
Une rose devenue par ailleurs l’« emoji » de ralliement de la gauche socialiste américaine. En février 2017, la radio publique new-yorkaise WNYC déclarait : « Par exemple, une rose près du nom sur un réseau social est un signe d’appartenance au mouvement DSA. »[12]
Cette pratique, destinée à donner une visibilité immédiate aux membres et sympathisant·e·s du socialisme a été adoptée par les comptes officiels des socialistes démocrates d’Amérique et de nombreuses personnalités parmi lesquelles l’actrice Livia Scott, l’écrivain Sean T. Collins ou encore l’acteur Rob Delaney ont ainsi publiquement affiché leurs convictions. L’absence de socialisme aux États-Unis, que le sociologue Seymour Martin Lipset appelait « l’exceptionnalisme américain », semble bien avoir touché à sa fin[13] : les idées socialistes et social-démocrates agitent désormais le débat politique.
Socialisme ou social-démocratie ?
Contrastant avec leur objectif historique de socialisation des moyens de production, les socialistes démocrates d’Amérique ne tarissent pas d’éloges à l’égard des exemples scandinaves en matière de social-démocratie. Les points mentionnés sont d’ailleurs ceux qui constituent les principales revendications du projet politique des socialistes démocrates d’Amérique : un salaire minimum élevé à 15$/heure, un système de santé à payeur unique (« Medicare for All »), des études supérieures gratuites et un syndicalisme fort.
« De nombreux pays d’Europe du Nord jouissent d’une grande prospérité et d’une relative égalité économique grâce aux politiques menées par les partis sociaux-démocrates. Ces pays ont utilisé leur richesse relative pour assurer un niveau de vie élevé à leurs citoyens – salaires élevés, soins de santé et éducation subventionnée. Plus important encore, les partis sociaux-démocrates ont soutenu des mouvements ouvriers forts qui sont devenus des acteurs centraux dans la prise de décision économique. »[14]
Cette volonté d’État-social soucieux de l’émancipation des individus s’inspire des travaux de philosophes tels que John Rawls et Amartya Sen. Si le premier a élaboré une théorie de la justice qui, selon lui, pouvait s’appliquer à un régime socialiste libéral[15], c’est en réponse à ses insuffisances qu’Amartya Sen a conceptualisé l’approche par « capabilités » (on retrouve néanmoins une première évocation de cette approche chez le socialiste Richard Henry Tawney[16]). Considérant que l’égalité des biens premiers prônée par Rawls était insuffisante à garantir une même liberté effective , les capabilités s’attachent à mettre en exergue « l’étendue des possibilités réelles que possède un individu de faire et d’être »[17]
Fight for $15, un combat pour la répartition des richesses
Campagne de communication des DSA pour un salaire minimum de $15/h.
Né en 2012 des suites des marches organisées par les employé·e·s de fast-food en grève (parmi lesquels McDonald’s, Burger King, KFC…) réclamant une meilleure rémunération et de meilleures conditions de travail, l’objectif du mouvement Fight for $15 est d’obtenir pour toutes et tous un salaire minimum fédéral de 15$/h. Soutenu par les socialistes démocrates, le mouvement jouit également du soutien de Bernie Sanders.
Le sénateur du Vermont ne cesse en effet de rappeler les conséquences néfastes de l’actuel salaire minimum fédéral, fixé à 7,25$/h. Dans son livre-programme, ce dernier dénonce les politiques salariales des grands groupes américains tels que Wal-Mart. L’entreprise familiale des Walton rémunère ainsi ses employé·e·s sans qualification au salaire horaire minimum fédéral. Insuffisant pour vivre décemment, les employé·e·s reçoivent les aides de l’assistance publique (logement subventionné, bons alimentaires, Medicaid…), aides financées par les contribuables. Ainsi, Bernie Sanders considère que l’une des familles les plus riches d’Amérique, avec une fortune avoisinant les 130 milliards de dollars, est subventionnée pour ses bas salaires.[18]
Soutenu par les socialistes démocrates et de nombreux syndicats, le mouvement Fight for $15 a donc également reçu le soutien de l’ex-candidat socialiste à la présidence des États-Unis. Exhortant Amazon à adopter un salaire horaire minimum de 15$ et saluant les nombreuses grèves (Bernie Sanders a, en outre, appelé à rien acheter durant les « Prime Day » pour soutenir les grévistes), il a, avec le député Ro Khanna, également attiré l’attention sur ces problématiques salariales en proposant une loi nommée « Stop Bad Employers by Zeroing Out Subsidies » — Stop BEZOS) visant à imposer à 100% les entreprises de plus de 500 employé·e·s dont une partie reçoit des aides sociales. Une lutte qui a abouti. En effet, en octobre 2018, Jeff Bezos a cédé aux revendications : le salaire minimum chez Amazon USA est désormais de 15$/h.
Salvatrice pour les familles les plus pauvres et sans impact négatif sur l’emploi[19] (selon les récents travaux publiés par les économistes David Neumark, Brian Asquith et Brittany Bass), la hausse du salaire minimum est une préoccupation majeure de la gauche américaine et ses récentes victoires devraient inspirer toutes les gauches à l’heure où certaines hausses du salaire minimum ne sont que des trompe-l’œil.
Un Green New Deal, réponse éco-socialiste aux enjeux climatiques
Porté par la nouvelle élue socialiste Alexandria Ocasio-Cortez, ce plan décennal d’inspiration rooseveltienne conjugue « fin du monde et fin du mois » en apportant des réponses en matières d’enjeux environnementaux et de justice sociale.
Pointant du doigt les fonds publics levés pour sauver le système bancaire lors de la crise financière de 2008, Alexandria Ocasio-Cortez défend un financement public massif visant à fournir dès 2028 une électricité d’origine 100% renouvelable, une décarbonisation considérable des industries manufacturières et agricoles, l’amélioration du réseau d’infrastructures de transport et un financement massif en vue d’améliorer la réduction et le captage des gaz à effet de serre.
Sur le plan social, le Green New Deal a pour objectif d’ouvrir à toutes et tous la formation et l’éducation nécessaires pour participer pleinement et sur un pied d’égalité à la transition écologique, notamment grâce à un programme de garantie d’emploi qui assurera un emploi rémunéré à toute personne qui en veut un. Cette proposition reste toutefois floue quant à sa mise en œuvre. Outre cette inclination en faveur de l’égalité des chances, le projet mentionne la réduction des inégalités raciales, régionales et basées sur le genre : ainsi, le plan de la députée Ocasio-Cortez veillera à orienter les investissements publics soient équitablement répartis entre les communautés historiquement pauvres, désindustrialisées ou marginalisées.
Fer de lance des socialistes démocratiques, le Green New Deal donnera naissance à un programme de santé universel tout en se laissant l’opportunité de développer d’autres programmes sociaux (tels qu’un revenu de base) « que le comité spécial jugera appropriés pour promouvoir la sécurité économique, la flexibilité du marché du travail et l’esprit d’entreprise ; et impliquer profondément les syndicats nationaux et locaux pour qu’ils jouent un rôle de premier plan dans le processus de formation professionnelle et de déploiement des travailleurs. »[20]
Appelé de ses vœux par l’ex-ministre de la transition écologique et solidaire Nicolas Hulot[21] et resté sans suite, le Green New Deal à l’échelle européenne reste un projet peu audible porté essentiellement par les partis politiques écologistes. À l’inverse, le projet porté par Alexandria Ocasio-Cortez reçoit le soutien d’organisations politiques et écologistes (Green Party US, Sunrise Movement, Sierra Club…).
Des socialistes démocrates aux sociaux-démocrates ?
Parmi les grands projets de réformes portés les socialistes démocrates d’Amérique et ses élu·e·s, aucun (si ce n’est Medicare for All, un projet de socialisation du système de santé) ne porte véritablement en lui un idéal socialiste s’inspirant de la constitution de l’organisation, laquelle prône la fin du capitalisme, de la propriété privée des moyens de production et la création d’une économie coopérative.
Rappelons-nous que Michael Harrington a fondé les Democratic Socialists of America après avoir vu le parti socialiste américain devenir social-démocrate. Que dirait-il aujourd’hui en observant la logique de son mouvement, qui conjugue une dialectique socialiste et des projets politiques teintés de social-démocratie ?
Désormais élu·e·s la Chambre des Représentants, l’exercice des responsabilités s’apprête à nous éclairer sur la stratégie choisie. L’idéal socialiste se heurtera-t-il aux exigences de la realpolitik ? Wait ‘n’ see.
[1]NPC Statement on 2018 Elections, dsausa.org [2] Sur la même période, la part de revenu des 50% les moins aisés a baissé de 19,9% à 12,8% (Laboratoire des inégalités mondiales : https://wid.world/fr/country/etats-unis/) [3]“Most young Americans prefer socialism to capitalism, new report finds“, CNBC, 14 août 2018 [4] Discours d’Eugene Victor Debs à Canton, Ohio, juin 1918. [5]Tweet issu du compte officiel @DemSocialists, 19 septembre 2018 [6] Michael HARRINGTON, “Toward a new socialism”, Dissent, spring 1989 [7] Monique CANTO-SPERBER, Nadia URBINATI, Le socialisme libéral : une anthologie Europe-Etats-Unis, Éditions Esprit, 2003
L’ouvrage de Serge AUDIER, Le socialisme libéral, est lui aussi très instructif. [8] La vision millienne d’un socialisme en accord avec les principes libéraux de son époque est explicitée dans l’article « De la défiance à l’éloge des coopératives par J. S. Mill : retour sur la constitution d’une pensée libérale dans la première moitié du XIXe siècle » de Philippe GILIG et Philippe LÉGÉ, 2017 [9] Herbert MITGANG, “Michael Harrington, socialist and author, is dead”, The New York Times, 2 août 1989 [10] Pablo IGLESIAS, « Sistema. Revista de Ciencas sociales », octobre 1915, p. 143 [11]Idiommag.com : “No short-cuts : interview with the Jacobin”, mars 2011 (traduction de l’auteur) [12]WNYC.org : “Capturing the energy of the left”, 3 février 2017 (traduction de l’auteur) [13]« Le credo américain peut être décrit en cinq termes : liberté, égalitarisme, individualisme, populisme et laissez-faire. L’égalitarisme, dans son acception américaine, et comme l’a souligné Tocqueville, implique une égalité des opportunités et le respect de l’individu, et non une égalité de résultats ou de conditions. » Seymour M. LIPSET, “American Exceptionalism: A Double-Edged Sword”, W. W. Norton & Company, 1997, p. 19 (traduction de l’auteur). [14] “But hasn’t the European Social Democratic experiment failed?”, dsausa.org [15] « […] la théorie de la justice comme équité laisse ouverte la question de savoir si ses principes sont mieux réalisés dans une démocratie de propriétaires, ou dans un régime socialiste libéral. C’est aux conditions historiques et aux traditions, institutions et forces sociales de chaque pays de régler cette question. En tant que conception politique, la théorie de la justice comme équité ne comporte aucun droit naturel de propriété privée des moyens de production (bien qu’elle comporte un droit à la propriété personnelle nécessaire à l’indépendance et à l’honnêteté des citoyens) ni de droit naturel à des entreprises possédées et gérées par les travailleurs. Au lieu de cela, elle offre une conception de la justice grâce à laquelle ces questions peuvent être réglées de manière raisonnable en fonction du contexte particulier à chaque pays. » John RAWLS, Préface de l’édition française de la « Théorie de la Justice », Éditions Points, 2009, p. 14 [16] « En réalité l’égalité des chances n’est pas seulement une question d’égalité de droit […] L’existence de l’égalité des chances dépend non pas simplement de l’absence d’incapacités, mais de la présence de capacités. » Richard H. TAWNY, Equality (Fourth edition), George Allen and Unwin, 1964, p. 106 [17] Alexandre BERTIN, Quelle perspective pour l’approche par les capacités ?, Revue Tiers Monde, 2005, p. 392 [18] Bernard SANDERS, “Our revolution: a future to believe in”, MacMillan, 2016, p. 223 [19]Bloomberg.com : “New Congress shoud raise the minimum wage”, 13 novembre 2018 [20]Ocasio2018.com : “A green new deal” [21] Discours de M. Nicolas HULOT, « Territoires, entreprises, opérateurs financiers, des solutions concrètes pour le climat – MEDEF », 11 décembre 2017
Un vent de révolte souffle sur l’Amérique. Par dizaines de milliers, les enseignants et professeurs d’écoles se mettent en grève, vêtus de rouge, pour exiger des hausses de salaires et davantage de moyens. Après Chicago, la Virginie-Occidentale, l’Oklahoma et l’Arizona, c’est à Los Angeles que le corps enseignant vient de remporter une victoire historique. Au point de motiver leurs collègues de Denver pour déclencher à leur tour une grève de grande ampleur. Par Politicoboy.
Ces mouvements sociaux, massivement soutenus par les parents d’élèves et les communautés locales, ne visent pas uniquement à améliorer les conditions de travail des professeurs et d’apprentissage de leurs élèves, mais s’opposent avant tout à la dynamique de privatisation de l’éducation publique. Au point de la mettre à l’arrêt ? À en croire les résultats de Los Angeles, on serait tenté de répondre par l’affirmative.
L’incroyable pouvoir d’un mouvement social
Début janvier, sous le ciel de Los Angeles, deux phénomènes exceptionnels ont eu lieu. Une pluie persistante s’est abattue sur la mégapole californienne pendant une longue semaine. Et sous ces averses inhabituelles, des dizaines de milliers d’enseignants ont défilé dans le centre-ville et tenu des piquets de grève dans l’ensemble des écoles du comté.
Neuf jours durant, trente-deux mille professeurs ont répondu à l’appel du syndicat UTLA (United teachers of Los Angeles) et provoqué la fermeture des établissements scolaires de la région, jusqu’à faire plier les autorités locales. (1)
Pour mesurer l’ampleur de ce mouvement social, il faut apporter quelques précisions. Aux États-Unis, l’enseignement public est géré par districts largement autonomes. Celui de Los Angeles est le second du pays, après la ville de New York, avec plus de sept cent cinquante mille enfants scolarisés dans les écoles primaires, collèges et lycées. C’est aussi un des plus vastes, le territoire qu’il recouvre s’étale sur une centaine de kilomètres et nécessite plusieurs heures de route pour joindre les extrémités. La gouvernance de ces districts est assurée par une assemblée d’élus (School board) qui désigne un président. Dans le cas de Los Angeles, il s’agit du milliardaire Austin Beutner, qui s’est donné pour mission d’accélérer la privatisation du système scolaire en morcelant le district de Los Angeles en trente-deux portfolios mis en concurrence. Ces efforts devraient ensuite servir de « modèle à exporter à travers tout le pays ». (2)
La gentrification en cours à Los Angeles et la hausse du coût de la vie rendent toute grève reconductible difficile à organiser pour des enseignants qui ne peuvent généralement pas se permettre de sacrifier une semaine de salaire. Et dans une ville qui célèbre plus que nulle autre le culte de la réussite personnelle, rassembler trente-deux mille grévistes et maintenir leur cohésion pendant dix jours semble tenir du miracle.
Capture d’écran YouTube du journal télévisé de CBS
Le soutien massif des parents d’élèves et de l’opinion publique, en dépit d’une campagne médiatique particulièrement hostile, a contribué pour beaucoup à ce succès. L’altruisme et l’entraide étaient visibles jusqu’aux piquets de grève où les parents d’élèves venaient distribuer des repas chauds aux professeurs avant de danser en chantant leurs slogans sous la pluie.
Le soir de la victoire, la présidente du syndicat UTLA, Arlene Inouye, expliquait à la revue socialiste Jacobin :
« Je sais que je suis épuisée, mais ça va me manquer. C’est vraiment spécial de pouvoir vivre cela. C’est magnifique. (…) L’isolement et les barrières auxquelles sont confrontés les enseignants au jour le jour — la grève les a fait voler en éclat. Un torrent d’amour, c’est ce que j’ai ressenti au cours de ce mouvement. Il y avait un réel sentiment de communion et d’amour pour l’autre. Bien sûr, il est difficile de faire grève, mais une fois que vous êtes lancé, c’est exaltant. Honnêtement, je ne pensais pas que les membres de notre syndicat auraient ce sentiment d’avoir autant de pouvoir. Je pense qu’aujourd’hui, chacun se dit « j’ai gagné, nous avons tous gagnés ». Nous avons un immense pouvoir collectif. »
Les enseignants ont obtenu gain de cause sur toutes leurs revendications. La plus emblématique est le moratoire sur l’implantation des charter schools (écoles privées sous contrat, financées par de l’argent public) dans le district. Quant aux demandes plus concrètes et immédiates, les enseignants ont obtenu le rétablissement d’une infirmière à temps plein par établissement scolaire, la réduction du nombre d’enfants par classe, la remise en cause des fouilles discriminatoires des élèves, davantage de bibliothécaires et conseillers d’orientation et une impressionnante hausse de 6 % des salaires pour le corps enseignant.
Arlene Inouye s’avoue presque surprise d’un tel succès :
« Nous n’avons rien lâché sur nos principes. Mais ce qui a fait la différence, c’est le fait que trente-deux mille enseignants aidés par quinze mille parents d’élèves et des membres de leurs communautés ont tenu un piquet de grève dans chaque école du district. Nous avions cinquante mille syndiqués et sympathisants allant manifester chaque jour dans le centre-ville. Cela confère un immense pouvoir. »
Le lendemain, le district de Denver débutait l’organisation d’un mouvement de grève similaire.
Une grève locale qui s’inscrit dans un mouvement national
La victoire éclatante du syndicat de Los Angeles doit beaucoup à ses prédécesseurs, à commencer par la grève victorieuse de Chicago en 2012.
Aux États-Unis plus qu’ailleurs, trente ans de politiques néolibérales ont ravagé le syndicalisme. Le succès de Chicago ne fut possible qu’après une réorganisation interne initiée par la base et étalée sur des années, qui a permis de renverser la direction syndicale et d’adopter une tactique pourtant jugée périmée : celle de la confrontation brutale et du refus du compromis. La grève de 2012 mit 30 000 professeurs dans la rue, paralysa l’ensemble du système scolaire de la métropole de l’Illinois pendant une semaine et apporta la première victoire significative d’un syndicat d’enseignants depuis des années. (3)
Les professeurs de Los Angeles se sont inspirés du modèle et après des années d’organisation méticuleuse et des mois de préparation houleuse, ont déclenché à leur tour une grève générale.
En 2017 déjà, la Virginie-Occidentale, un État gouverné par les républicains, pro-Trump et considéré comme ultraconservateur a été le témoin d’un autre mouvement historique. Ce n’est pas un district, aussi grand soit-il, mais la totalité des districts de l’État qui se sont mis en grève neuf jours durant. Une grève illégale, reconduite contre l’avis des directions syndicales et pourtant soutenue massivement par la population. Non seulement les enseignants obtinrent gain de cause (une hausse de salaire de 8 % et l’arrêt du morcellement de leur assurance maladie), mais ils décrochèrent également les mêmes concessions pour le personnel non-enseignant, jusqu’aux chauffeurs de cars scolaires. (4)
Cet épisode encouragea des mouvements similaires en Arizona et en Oklahoma, deux autres États conservateurs où les enseignants sortirent également victorieux. Pour comprendre cette vague de protestation, il faut revenir sur le système éducatif américain.
L’éducation aux États-Unis : les charter schools à l’assaut de l’école publique
Les États-Unis sont connus pour leurs frais d’université exorbitants. Quarante-quatre millions de diplômés accusent une dette moyenne de trente-sept mille dollars par tête, pour un montant total de 1520 milliards de dollars. (5)
Mais avant de pouvoir accéder à l’université, les Américains doivent passer par un système scolaire particulièrement inégalitaire. Les écoles privées accueillent 10 % de la population, dont 75 % d’enfants blancs. Les frais importants et la répartition géographique de ces établissements expliquent cette disparité.
La majeure partie des élèves fréquente l’école publique, dont la qualité varie grandement en fonction du district scolaire et de la localisation. Ceci s’explique par les règles d’inscription qui, sur un principe similaire à la carte scolaire en France, obligent essentiellement les enfants à fréquenter l’école du quartier. Or ces écoles sont majoritairement financées par les impôts locaux.
On assiste ainsi à un cercle vicieux : les bonnes écoles se trouvent majoritairement dans les quartiers huppés et poussent les prix de l’immobilier vers le haut, contraignant les familles modestes à déménager vers un district moins riche et des écoles moins bien financées. Les enfants issus des minorités ethniques, en particulier les noirs et les hispaniques, se trouvent particulièrement défavorisés.
Les charter schools : cheval de Troie de la privatisation
Les charter schools ont fait leur apparition dans les années 90 comme un modèle alternatif et autonome, avant de devenir le fer de lance des efforts de privatisation à partir des années 2000, sous prétexte de lutter contre l’injustice sociale et raciale, et de pallier les manquements supposés de l’éducation publique.
Gratuites pour les parents, gérées par le privé et financées par le public, les charter schools reçoivent une somme fixe par enfant scolarisé. La certification de l’établissement dépend des résultats des élèves, évalués par des tests standardisés.
Le système incite à la recherche de la performance à travers une minimisation des coûts, la maximisation du nombre d’enfants par classe et une pédagogie uniquement tournée vers la préparation aux tests standards. Les enseignants qui n’atteignent pas leurs objectifs sont licenciés et les élèves en échec scolaire renvoyés. Ce système de management est directement inspiré du monde de l’entreprise, et cela pour une raison simple : la montée en puissance des charter schools est le résultat d’un intérêt croissant du privé, et en particulier d’une poignée de milliardaires et gestionnaires de fonds d’investissement spéculatif. Pour citer l’un d’entre eux : la solution pour l’école publique n’est pas de la financer pleinement, mais de « lui faire adopter les mêmes principes de concurrence et de gouvernance qui fonctionnent dans les entreprises privées ». (6)
Capture d’écran PBS — Grève des enseignants de Los Angeles, janvier 2019
D’un côté, l’austérité post-crise financière de 2008 a sapé les budgets de l’éducation, avec comme conséquence une dégradation des conditions de travail du corps enseignant et d’apprentissage des élèves, ouvrant un gouffre pour le privé. De l’autre, le regain d’intérêt des hommes d’affaires s’explique par le gigantesque marché représenté par l’éducation publique (600 milliards de dollars annuels). Bien que majoritairement constitués d’établissements à but non lucratif, les charter schools permettent aux groupes privés qui les opèrent (et aux fondations philanthropiques qui financent leurs constructions ou opérations via des dons privés) d’influer sur les méthodes de management, les outils pédagogiques et le contenu des programmes. De quoi former une future armée de consommateurs de produits Microsoft, et des bons citoyens prêts à être embauchés par les multinationales.
Les deux principaux contributeurs au mouvement ne sont autres que la famille Walton (fondatrice des supermarchés Walmart connus pour imposer des conditions de travail déplorables à ses employés) et la fondation Bill et Melania Gates.
Comme le dénonce Anand Giridharadas, auteur du livre Winners take all, the elites charade of changing the world (Les gagnants prennent tout, comment les Élites font semblant de changer le monde), les milliardaires de la Silicon Valley, obsédés par les solutions gagnant-gagnant, préfèrent financer par des dons importants l’implantation des charter schools qui viennent cannibaliser les budgets de l’école publique plutôt que de militer pour une hausse de leurs impôts qui permettrait de mieux financer l’éducation, ou d’encourager l’assouplissement de la carte scolaire, ce qui obligerait leurs enfants à fréquenter d’autres élèves issus de milieux plus modestes. Leurs intentions ne sont pas nécessairement mauvaises. Certains pontes de la finance et de la Tech pensent sincèrement que les méthodes de management qui ont fait leurs fortunes devraient être appliquées à l’école.
Que ce soit à travers des dons aux politiciens des deux bords, tous favorables à ce mouvement de charterisation, ou en finançant les écoles elles-mêmes, ces philanthropes intéressés contribuent au démantèlement de l’école publique, avec des conséquences catastrophiques : une ségrégation accrue, des résultats scolaires en baisse et une formidable souffrance des élèves et des enseignants concernés. (7)
À Los Angeles, cette classe de milliardaires a dépensé pas moins de 10 millions de dollars en frais de campagne (le budget du premier tour d’une campagne présidentielle française) pour faire élire des membres du School Board favorables aux écoles charter. Ces groupes d’influence ont ensuite inondé la presse locale (dont ils sont souvent les propriétaires) d’articles visant à discréditer le syndicat des professeurs pour décourager la grève.
À La Nouvelle-Orléans, de tels efforts ne furent pas nécessaires. La totalité des 7500 professeurs du district a été licenciée dans les jours qui ont suivi l’ouragan Katrina. Proches des communautés auxquels ils enseignent, syndiqués et plutôt de gauche, ils représentaient un frein aux politiques néolibérales qu’allait mettre en place la classe dirigeante locale sous prétexte de reconstruction de la ville. Casser les syndicats constitue toujours un objectif non avoué des réformateurs de l’éducation. À La Nouvelle-Orléans, ils ont ensuite remplacé les écoles publiques de la ville par des centaines de charter schools. Résultat : dans la capitale du jazz, les cours de musique ont été supprimés. Certains établissements à majorité noire imposent une discipline de fer aux enfants, avec interdiction de parler pendant les repas et privation de récréation, au point de menacer le développement cérébral des plus jeunes. (8)
L’explosion des charter schools n’impacte pas seulement le bien-être des élèves qui y sont scolarisés et les professeurs qui y travaillent. Parce qu’elle cannibalise les budgets réservés aux écoles publiques, celles-ci voient leurs moyens diminuer. Le coût des infrastructures reste le même, mais les ressources disponibles par élève diminuent. D’où l’augmentation des enfants par classe, la disparition des conseillers d’orientation et des infirmières dénoncés par les grévistes de Los Angeles.
« Teachers strike back » : Les États-Unis renouent avec le pouvoir des grèves
La révolte des enseignants américains s’inscrit dans une progression incontestable du syndicalisme et des luttes sociales aux États-Unis. L’année 2018 fut celle de tous les records, avec un total de jour de grève le plus élevé depuis 1989. Parmi les luttes marquantes, on notera la victoire du personnel de Walt Disney qui obtient une hausse du salaire minimum, et celle des contrôleurs aériens qui força Donald Trump à capituler dans son bras de fer contre le Parti démocrate pour financer son mur à la frontière mexicaine.
Le combat des grévistes de Los Angeles, Denver et Chicago s’inscrit dans une lutte contre la privatisation de l’éducation. Pour les Californiens, il s’agissait avant tout de regagner le contrôle sur l’implantation des écoles charter, et d’empêcher le projet de découpage du district en portfolios. C’est également le point de blocage des grévistes de Denver, qui ont décidé de déclencher une grève générale malgré la promesse d’une hausse de salaire de 10 %.
« On conçoit cette grève comme la première escarmouche d’une longue guerre pour sauver l’école publique de l’emprise des milliardaires. Et je suis confiant, nous avons la capacité de gagner ». Justin Kirkland, professeur de Denver et membre du parti Democratic socialists of America (DSA).
Le projet d’organisation en portfolios, directement inspiré des stratégies d’optimisation des placements financiers ayant cours à Wall Street, a pour but d’établir un marché de l’éducation où chaque élève pourra choisir entre différentes écoles (charter ou publique), obligeant ces dernières à se faire concurrence, tout en poussant les plus mauvaises à la fermeture selon la loi du marché. À Denver, la logique des rémunérations des enseignants à l’aide de bonus, inspiré du monde de la finance, se voulait le cheval de Troie du découpage à venir. Au bout de trois jours de grève, les enseignants ont obtenu gain de cause : un moratoire sur les bonus, et une hausse de salaire de 12 %. (9)
À travers le pays, la marche vers la privatisation imposée aux enseignants et aux parents d’élèves subit un premier coup d’arrêt. Mardi 19 février en Virginie-Occidentale, berceau de la révolte, les enseignants déclenchaient le second round de grève. Cette fois, l’objectif consistait à bloquer un projet de loi visant directement les professeurs. Le texte prévoyait la mise en place d’une amende pour chaque jour de grève posé et autorisait le déploiement des charter schools dans l’État, avec une subvention en prime, sous la forme de coupons distribués aux parents d’élèves. Pour reprendre les mots de Jane O’Neal, déléguée syndical de Charleston :
« Nous avons lancé ce mouvement national l’année dernière, alors on ne peut pas les laisser venir nous rouler dessus maintenant. On dirait bien que la grève précédente était un tour d’échauffement. Nous avons énormément appris au cours de notre lutte et nous sommes bien mieux préparés que nous l’étions la dernière fois. Maintenant, on sait comment faire grève, on sait comment nourrir nos enfants, on sait comment rester unis jusqu’à ce qu’on gagne. Alors, s’ils veulent nous mettre à terre, je dis « qu’ils viennent ». On est prêt à lutter aussi longtemps qu’il faudra. » (10)
Qu’elle se rassure, dès le lendemain les élus républicains de Virginie-Occidentale capitulaient en votant contre le projet de loi. Le fait que la quasi-totalité des écoles de l’État se trouvait de nouveau bloquée et le Parlement assiégé par des milliers d’enseignants vêtus de rouge y était certainement pour quelque chose…
Alors que Donald Trump est de plus en plus incontesté dans le Parti républicain, l’avenir du Parti démocrate semble des plus incertains. Il est aujourd’hui déchiré entre les deux tendances qui s’étaient affrontées lors de la primaire de 2016. L’une, incarnée par Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, prône une politique de redistribution sociale et la mise en place d’un New deal vert. L’autre, que l’on appellera ici l’establishment démocrate, souhaite maintenir le statu-quo et maintenir le Parti démocrate dans le camp néo-libéral. Les idées incarnées par Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez jouissent d’une grande popularité au sein de la jeune génération américaine, mais l’establishment démocrate veille.
Bernie Sanders a été largement battu en 2016 par Hillary Clinton (23 États contre 34 pour l’ex-secrétaire d’État), aussi largement d’ailleurs que Clinton elle-même face à Barack Obama en 2008 (23 contre 33). Mais la défaite de la première femme candidate à une présidentielle face à Donald J. Trump a permis aux démocrates-socialistes [ndlr : l’appellation des partisans de Bernie Sanders] de propager dans l’opinion l’idée qu’un autre résultat, qui aurait fait de Sanders le candidat démocrate, aurait permis de défaire Trump. Cette explication se tient : si Clinton l’avait emporté dans le Michigan, le Wisconsin, et la Pennsylvanie, trois États traditionnellement démocrates, elle aurait gagné l’élection générale. Ces victoires de Trump dans ces États de la Rust Belt, la ceinture de rouille, l’ancien cœur industriel du pays, auraient selon eux pu être évitées avec Sanders comme candidat (celui-ci avait gagné la primaire dans deux de ces États).
« Si Clinton l’avait emporté dans le Michigan, le Wisconsin, et la Pennsylvanie, trois États traditionnellement démocrates, elle aurait gagné l’élection générale. »
La popularité de cette lecture de l’élection chez les électeurs démocrates, ajoutée à des allégations de fraude dans certains États pendant la primaire, est inquiétante pour l’establishment démocrate, la direction du parti et les élites démocrates. L’incertitude demeure sur la prochaine primaire qui doit mettre le Parti démocrate en ordre de bataille pour reprendre la Maison Blanche à Donald Trump.
La singulière Elizabeth Warren : une candidature longtemps attendue
C’est dans ce contexte que la sénatrice Elizabeth Warren est devenue la première candidate d’importance à se déclarer le 1er janvier 2019. La lancée d’une campagne aussi tôt, plus d’un an et demi avant l’élection présidentielle de novembre 2020, n’est pas une anomalie dans la politique américaine : la primaire de 2008 a débuté dès novembre 2006 soit avec deux mois d’avance supplémentaire. Ce n’est donc pas le timing qui interroge mais le sens à donner à cette candidature.
Elizabeth Warren est une figure de premier plan de la gauche du Parti démocrate depuis sa nomination au panel de contrôle du Congrès en 2008 pour y apporter son expertise en matière financière. Warren était en effet professeur de droit à Harvard, spécialisée dans les questions financières et de droit commercial. Républicaine, elle passe dès 1996 au Parti démocrate. Le Parti républicain lui paraît avoir alors définitivement tourné le dos au réalisme économique pour être devenu le lobby des baisses d’impôts et de la dérégulation financière. Warren se met ensuite à travailler sur le thème de la banqueroute et son encadrement par la loi, ce qui en fit la conseillère idéale pour le tout-juste président Barack Obama, chargé de gérer les suites de la crise financière de 2008. Elle est vite devenue une figure montante et en 2010 son nom est évoqué pour l’accès à la Cour suprême.
Mais elle se fit réellement connaître du grand public avec sa campagne de 2012, à l’accent radical. Lors de celle-ci, elle mit en cause les « PDG, destructeurs de l’économie » et, dans un discours à l’époque encore inhabituel, rappela que : « Personne dans ce pays n’est devenu riche seul. Personne. Vous avez fondé votre entreprise ici ? Félicitations. […] Gardez-en le plus gros morceau. Mais une partie du contrat social sous-jacent est qu’en prenant votre part du gâteau, vous en donniez aussi pour le prochain gamin qui arrive. »
Pour autant son profil n’est pas toujours irréprochable aux yeux de la gauche américaine. Warren s’est illustrée en 2016 lors de la dernière primaire démocrate, après avoir longtemps caressée l’idée de se présenter elle-même, par son soutien à Hillary Clinton, alors que beaucoup attendaient qu’elle soutienne son adversaire.
« Warren s’est illustrée en 2016 par son soutien à Hillary Clinton, alors que beaucoup attendaient qu’elle soutienne son adversaire. »
Pour mieux situer Elisabeth Warren, c’est à ce dernier qu’il faut comparer ses idées car il s’agira de son principal challenger à la gauche du parti. Comme le souligne Meagan Day qui écrit pour le magazine Jacobin, référence de la gauche radicale américaine, Warren n’est pas anti-capitaliste mais favorable à un capitalisme « plus aimable et plus doux ». Là où Sanders propose de casser les trusts, Warren veut les mettre au service de la collectivité. Là où Sanders veut retirer les assurances santé du secteur privé, Warren veut rétablir l’Obamacare, une forme de partenariat public-privé. Cette différence d’ambition est rendue explicite par la loi qu’elle a proposé il y a peu : l’acte pour un capitalisme responsable. Warren est une progressiste au sens américain (sur de nombreuses questions de société cruciales) mais elle est avant tout une sociale-libérale : pour elle le rôle du gouvernement est de réguler les excès du marché et de rendre le marché plus équitable pour qu’il fonctionne mieux. Il n’est pas de chercher à abolir la compétition, mais de la fluidifier en évitant les monopoles. Cela explique son soutien aux écoles privées avant que l’état catastrophique du système public d’éducation américain ne lui fasse réaliser son erreur.
Au vu de ces différences, la candidature de Warren peut cependant se comprendre comme une alternative plus modérée à Sanders. On peut se demander comment la gauche du Parti démocrate, défaite en 2016, peut aujourd’hui se permettre d’avoir deux candidats ? C’est que le paysage politique américain s’est scindé et radicalisé ces dernières années dans des proportions inattendues. Non seulement à droite avec la montée du Tea Party puis l’arrivée de Trump sur le devant de la scène, mais aussi et de manière plus inattendue, à gauche.
La montée des sociaux-démocrates
Contrairement à une croyance largement ancrée dans la gauche française, il y a bien eu une gauche puissante et vivace aux États-Unis. Mais du fait de sa situation au sein même du Léviathan capitaliste (une expression des Black Panthers), elle a toujours dû faire face à une opposition extrêmement brutale d’où la quasi disparition d’une gauche, au sens français du terme, pendant deux décennies.
C’est donc avec surprise que la gauche française et européenne a observé l’épopée de Bernie Sanders. Présenté comme un candidat mineur lors du dépôt de sa candidature, celui-ci a réellement mis en difficulté Hillary Clinton, la contraignant à radicaliser son programme et à dépenser beaucoup plus d’argent et de temps dans les primaires qu’elle ne l’avait prévu.
« Une majorité de jeunes américains disent aujourd’hui préférer le socialisme au capitalisme. »
En dehors du champ partisan les idées de Sanders remportent également des victoires. Si l’année a commencé avec l’affaire Janus v. AFSCME où la Cour suprême a établi une nouvelle jurisprudence qui affaiblit la capacité des syndicats à représenter les salariés du secteur public, ceux-ci ne se sont pas laissés démonter. En Virginie-Occidentale, en Oklahoma, en Arizona, dans le Kentucky, en Caroline du Nord, en Géorgie et au Colorado des milliers d’enseignants se sont mis en grève pour protester contre l’état lamentable de leurs écoles et des salaires indignes. Un mouvement social inédit, tandis que depuis 2016 les travailleurs de la restauration rapide arrachent des hausses du salaire minimum État par État. Un sondage Gallup confirme qu’en 2018, 62% des Américains soutiennent les syndicats. Ce taux n’était que de 56% en 2016 et de 48% en 2009. En 2018, et pour la première fois depuis 50 ans, le nombre d’adhérents et de militants syndicaux a augmenté.
Face à une Hillary Clinton qui voulait marcher dans les pas d’Obama et déployer le storytelling d’une Amérique des gagnants en marche vers une réconciliation sociale et raciale, Sanders a voulu parler de l’Amérique qui souffre et de la croissance des inégalités socio-économiques. La victoire de Donald Trump a contraint le Parti démocrate à abandonner le rêve d’un pays qui leur serait désormais acquis parce que de plus en plus divers. Le score décevant de Clinton a montré que les électeurs démocrates, qu’ils soient blancs, noirs, ou latinos, resteraient chez-eux en masse si le projet de société qui leur était présenté n’était pas suffisamment ambitieux.
Fort de cette douloureuse victoire a posteriori de leur analyse, les démocrates-socialistes étaient en position idéale pour conquérir le parti qui s’était refusé à eux en 2016. Pour eux et leurs alliés progressistes, les élections de mi-mandat de 2018 ont cependant été un succès mitigé. Alexandra Ocasio Cortez, membre du DSA, qui l’a emporté face au candidat de l’establishment démocrate lors de la primaire du Queen et du Bronx, incarne la nouvelle génération d’élus progressiste au Congrès. Mais beaucoup d’élections prometteuses ont néanmoins été perdues comme la course pour le siège de gouverneur de Floride qui a échappé au progressiste Andrew Gillum d’une poignée de voix.
Ils ont cependant réussi à profiter des quelques sièges gagnés à la Chambre des représentants pour dominer le débat depuis novembre et imposer leurs thèmes pour la primaire à venir. Ces thèmes sont les mêmes que ceux de la campagne de Sanders : l’assurance maladie universelle publique, la lutte contre les trusts, la lutte contre Citizen United – un arrêt de la Cour suprême qui empêche tout plafonnement du financement des campagnes électorales et transforme la présidentielle en show télévisé – et un Green New deal, une relance de l’économie par la transition écologique.
Si Sanders a été déterminant dans ce combat pour occuper l’espace, notamment en réussissant à imposer à Amazon une hausse des salaires pour tous ses salariés à l’échelle du pays, c’est la jeune Alexandria Ocasio Cortez qui a le plus réussi à faire parler d’elle. La jeune élue a su avancer ses idées en jouant habilement des réseaux sociaux et de la sympathie qu’elle inspire à gauche tout comme de l’hostilité des Républicains à son égard.
Warren, Sanders et les (probables) candidats de l’establishment…
Warren peut avoir lancé sa candidature avec pour objectif de réunir les démocrates autour d’un projet qui puisse satisfaire aussi bien l’aile modérée du parti que l’aile plus radicale proche du DSA. Mais rassembler paraît compliqué dans un contexte de tension extrême entre ces deux composantes.
C’est que l’establishment du Parti démocrate semble désespérément chercher un adversaire capable de défaire Sanders, pas de rassembler le parti. Ce fut d’abord Michelle Obama qui fut sollicitée, une candidature dont rêvent de nombreux démocrates depuis le deuxième mandat d’Obama. Si l’ex-première dame s’est souvent positionnée à la gauche de son époux, en particulier sur la question noire, elle reste suffisamment centriste au goût de l’establishment. Par ailleurs, elle confortait la préférence de ce dernier pour l’entre-soi et les dynasties politiques. Des Kennedy aux Clinton, le Parti démocrate a en effet en son sein plus de dynasties politiques que le Parti républicain. Mais Michelle Obama a clairement affirmé qu’elle ne souhaitait pas être candidate et ne pensait pas devoir être présidente.
Ensuite on a eu droit à la presque candidature d’Oprah Winfrey, vibrante présentatrice de talk show, et soutien de la première heure de Barack Obama. Un discours puissant sur le mouvement #metoo et les obstacles à franchir dans le show business en tant que femme noire, délivré lors des Golden Globe Awards, a suffi à convaincre de nombreux dirigeants démocrates qu’une candidature Winfrey 2020 pouvait être une bonne idée. Où étaient passées les exigences de qualification et d’expérience qui paraissaient indispensables pour promouvoir Hillary Clinton ? L’éventualité d’une candidature progressiste consensuelle qui ne remettrait pas en cause le statu quo semblaient les avoir balayées. Soudainement, opposer une milliardaire connue du grand public par un show télévisé à sa gloire au président milliardaire connu du grand public par un show télévisé à sa gloire ne semblait pas être une absurdité pour le Parti démocrate. Très vite, cependant, des oppositions se sont manifestées et l’hypothèse a fait long feu faute de déclarations dans le sens d’une candidature de la part de Winfrey. Cependant, l’hypothèse en dit long sur la fébrilité de l’establishment du parti. Les espoirs soulevés par cette option ont néanmoins souligné l’absence de consensus et un désir de retrouver un leadership au sein de l’électorat.
Faute de mieux c’est Obama lui-même qui a assumé ce rôle en prévision des élections de mi-mandat : l’ex-président est encore immensément populaire au sein de la famille démocrate et auprès d’une grande partie des électeurs américains. Mais il n’est pas possible à un président de faire plus de deux mandats depuis Franklin Delano Roosevelt et ses douze années de présidence. Les midterms ont cependant fait émerger plusieurs autres options pour l’establishment démocrate.
Cette candidature est peut-être déjà trouvée alors que se multiplient les signes selon lesquels Beto O’Rourke pourrait se présenter, candidat malheureux au Sénat américain lors des dernières midterms. Le jeune parlementaire dégageait en effet Ted Cruz du Sénat à 200 000 voix près dans le très conservateur Texas. Celui-ci a déjà reçu le soutien de l’un des principaux Super Pac** démocrates et vient de se lancer dans un road-trip « à la rencontre des Américains ». O’Rourke semblait pourtant proche de Sanders pour certains électeurs : favorable à la légalisation du cannabis, virulent contre Trump et son mur, populaire auprès des jeunes et surtout financé par de petites donations comme le sénateur du Vermont. Bien qu’il ne s’en soit jamais réclamé, le candidat a été rapidement classé comme membre de l’aile progressiste du parti (y compris dans nos colonnes). Mais sur les questions socio-économiques, d’écologie, ou de contrôle des armes, Betto O’Rourke s’est plusieurs fois retrouvé à la droite du parti et a d’ores et déjà des liens avec l’establishment, des Kennedy à Obama, auquel il est parfois comparé.
« Beto O’Rourke est Obama mais blanc, Kamala Harris est Obama mais en femme : on perçoit le manque de figures auxquelles se raccrocher dans l’establishmenT, en dehors de l’ancien président. »
Si jamais O’Rourke venait à être un mauvais cheval, le parti ne manque pas de candidats potentiels. Kamala Harris est une autre politique qui a émergé, elle, dès 2016, et réussi à se faire élire représentante en Californie. Elle a annoncé sa candidature le 21 janvier 2019. Si Beto O’Rourke est « Obama mais blanc » d’après un collecteur de fonds démocrates, Kamala Harris est « Obama mais en femme ». On perçoit ici le manque de figures auxquelles se raccrocher dans l’establishment en dehors de l’ancien président. Tout jeune charismatique est vu comme un Obama en puissance : O’Rourke a 43 ans et si Harris en a déjà 58 c’est une nouvelle venue dans le jeu politique national. C’est ne pas voir qu’Obama réussissait à incarner, par son histoire, par son style et par sa couleur, un espoir déconnecté de tout programme politique, alors qu’il a dirigé au centre. Un exploit difficile à renouveler maintenant que le rêve qu’Obama avait voulu incarner est devenu le cauchemar Trump.
Or, Harris se situe dans une sorte de juste-milieu à géométrie variable. Légèrement plus à gauche qu’Obama, si l’on s’en tient à son bilan comme procureur du district de San Francisco – poste qu’elle a occupée de 2004 à 2010 – puis de Californie de 2010 à 2016. Harris s’est d’abord fait connaître comme une opposante au Parti démocrate sur la question de la peine de mort en refusant de prononcer une seule sentence en ce sens au cours de ses mandats et en favorisant également la réinsertion plutôt que l’incarcération. Elle a par ailleurs lutté contre les pratiques déviantes de l’industrie pharmaceutique, la prédation immobilière, et plusieurs compagnies pétrolières. Mais elle a aussi tenu des positions conservatrices sur les mêmes sujets. Elle s’est opposée à l’abolition d’une loi californienne qui condamne automatiquement les multi-récidivistes à perpétuité, même pour des délits mineurs ; a soutenu l’incarcération des parents d’élèves absentéistes ; s’est opposée à la légalisation ou même à la dépénalisation du cannabis ; et surtout a refusé de poursuivre la banque One West Best accusée d’avoir saisi les biens de certains débiteurs de manière frauduleuse… après que One West Best soit devenu un des principaux donateurs pour sa campagne pour le siège de procureur de l’État.
Aujourd’hui, les alternatives ne semblent pas forcément suffisantes pour faire barrage à une nouvelle candidature de Sanders, qui reste l’homme politique le plus populaire du pays. L’aile la plus droitière du parti commence de nouveau à paniquer. La candidature de Warren ne leur doit rien mais elle peut leur offrir un répit et donner l’occasion de diviser la gauche des démocrates, ce qui permettrait aux modérés de s’unir autour d’une candidature plus consensuelle et d’isoler Sanders.
Cela annonce une primaire difficile pour les démocrates-socialistes américains malgré la progression de leurs idées dans l’opinion et au sein de l’électorat démocrate et indépendant. Les appels à une candidature raisonnable et rassembleuse – donc centriste – vont se multiplier. Il est probable que de nombreux Américains, désespérés de devoir subir un second mandat de Trump, soient influencé par cet argument. Malgré l’échec de cette stratégie lors de la dernière présidentielle, il ne manquera pas d’être répété par les principaux médias et faiseurs d’opinions démocrates.
Sanders a eu la chance de concourir face à une Hillary Clinton seule, car la candidate avait pris soin de faire le vide autour d’elle, en s’assurant notamment de la non-candidature du très populaire Joe Biden. Cette fois-ci, le candidat social-démocrate, qu’il soit Sanders ou non, ne pourra pas compter sur un espace aussi dégagé ni sur la seule hostilité à l’égard de sa rivale, hostilité de longue date qui avait aidé à rendre un Sanders assez rugueux sympathique aux yeux de la jeunesse de gauche. La multiplication des annonces de candidatures depuis début janvier risque de rendre les choses beaucoup plus confuses pour les électeurs.
La tâche est donc ardue pour les démocrates-socialistes américains. Ils ne remporteront la victoire qu’à condition de défendre clairement les idées progressistes que soutiennent une partie grandissante des Américains.
* Si le terme de democrat-socialist qu’emploie Sanders pourrait être traduit par socialiste démocratique, le sénateur du Vermont se réfère surtout à la social-démocratie scandinave. Cependant, son discours est beaucoup plus critique que peuvent l’être aujourd’hui les sociaux-démocrates européens, d’où l’usage du néologisme démocrate-socialiste qui renvoie en fait à ce que sont les sociaux-démocrates américains : des socialistes au sein du Parti démocrate.
** Ces Political action commitee sont des organisations chargées de réunir des fonds pour soutenir une campagne politique, jugées indispensables. Ces dernières années, Sanders, mais aussi O’Rourke, ont démontré qu’un soutien populaire et une campagne de financement participatif auprès des citoyens lambda pouvait donner de meilleurs résultats que les levées de fonds.
400 000 tonnes d’explosif : voilà les moyens que la Chine entend mettre à profit pour construire le grand canal du Nicaragua. Lancé en 2014, ce projet – s’il est marqué par des retards conséquents et un probable gel – est le signe de l’hybris chinoise. L’empire du Milieu se donne pour objectif de contourner le canal du Panama, chasse gardée des États-Unis.
Objectif stratégique : une nouvelle route commerciale hors du contrôle des États-Unis.
Les autoroutes d’aujourd’hui sont bleues : 90% du commerce mondial s’effectue par voie maritime – 90% en volume et 80% en valeur ! La maîtrise des mers et des canaux qui les connectent est donc un enjeu stratégique majeur. Pour preuve, les grands États font toujours peu de cas du droit international quand leurs intérêts commerciaux sont en jeu : opération militaire menée à Suez en 1956 par la France, le Royaume-Uni et Israël pour reprendre le contrôle du canal que l’Égypte voulait nationaliser, invasion militaire de Panama par les États-Unis en 1989 pour éviter que le canal ne tombe dans l’escarcelle panaméenne.
Or, le développement accéléré de la Chine, première puissance marchande mondiale depuis 2013 – 11% du commerce international, bouscule la mainmise des États-Unis et des États européens sur les mers. La Chine compte, elle aussi, gérer et contrôler les échanges internationaux. L’engagement d’une frégate et d’un pétrolier-ravitailleur au sein de l’opération anti-piraterie Atalante dans le golfe d’Aden depuis 2008 en est une démonstration.
Pour contrôler les mers, rien de tel que de construire ses propres infrastructures de transport ! Tout comme le méga projet de Nouvelle route de la soie, lancé en 2015 par le président chinois Xi Jinping, le canal du Nicaragua est un des volets de cette politique.
Les moyens annoncés pour construire ce canal sont à la hauteur des ambitions chinoises : 50 000 ouvriers et 50 milliards d’euros pour une concession d’une durée de cinquante ans.
Un projet pharaonique pour faire du canal de Nicaragua un nouveau pivot du commerce maritime mondial ?
Avec le canal du Nicaragua, la Chine ambitionne d’inaugurer la principale route commerciale pour le commerce Asie – Amériques, prenant ainsi la place du canal de Panama. Son ambition est triple : capter un trafic maritime mondial qui augmente d’au moins 3% tous les ans et qui a doublé en 15 ans [1], détourner le trafic actuel de Panama qui est saturé – 5% du commerce maritime mondial, Suez représentant 15%, et réintégrer le commerce qui transite actuellement par des ponts terrestres, notamment nord-américains [2].
Comment ? En excavant une voie navigable de 278 km, de l’embouchure du Rio del Brito côté Pacifique à celle du Rio Punto Gorda donnant sur la mer des Caraïbes, d’une profondeur et d’une largeur minimale de 30 et 230 mètres ! Les canaux concurrents de Suez et de Panama étant moins profonds (24 et 18 mètres) et plus étroits, le canal du Nicaragua serait le seul à pouvoir accueillir des navires commerciaux que le canal de Panama ne pourrait faire transiter : les post-post-panamax. Il en résulte une capacité prévue de seulement 6 600 navires par an [3], contre 14 000 pour Panama et 18 000 pour Suez.
Le projet chinois s’appuie sur la volonté du Nicaragua de s’autonomiser par rapport aux États-Unis.
À l’instar de nombreux États américains, le Nicaragua – qui est par ailleurs un des pays les plus pauvres d’Amérique centrale a été directement affecté par la doctrine Monroe [4], à savoir l’ingérence des États-Unis sur un continent considéré comme leur chasse gardée [5]. Dans un tel contexte, un État, pour défendre sa souveraineté, dispose de deux options : la solidarité collective [6] et le soutien extérieur. À ce titre, la Chine représente un appui de poids pour relâcher le joug de Washington et les États américains s’en saisissent. Exemple : en janvier 2016, le 23e sommet du forum économique de l’APEC [7] a été l’occasion pour de nombreux pays américains [8] de se joindre à la Chine contre le projet de partenariat trans-pacifique (TPP) et de soutenir l’initiative chinoise de libre échange qu’est la FTAAP [9]. Le TPP, signé en octobre 2015, n’a d’ailleurs que faiblement rallié sur le continent américain [10], avant d’être gelé par Trump en janvier 2017.
Oppositions et manque de soutien financier : le canal est désormais en suspens
Malgré son ambition pharaonique, ce projet est désormais entre deux eaux. Son principal financeur, le milliardaire hongkongais Wang Jing, qui contrôle la société HKND Group, a connu un sévère revers de fortune fin 2015, qui lui a fait perdre 85% de sa fortune. Les oppositions des populations paysannes locales impactées par le projet et le réchauffement des relations entre la Chine et le Panama sont autant de facteurs qui ralentissent le projet. Ce rapprochement sino-panaméen s’est en effet conclu par la reconnaissance officielle de la Chine par le Panama – jusqu’alors allié de Taïwan et son adhésion à l’initiative chinoise de la nouvelle route de la soie.
Résultat : alors que le canal du Panama a terminé ses travaux d’agrandissement en 2016, l’excavation du canal du Nicaragua a été reportée sine-die. Malgré les dénégations officielles des autorités du pays début 2018 quant à l’arrêt définitif du chantier, aucune date de reprise n’a été annoncée.
Mais quand bien même ce projet semble avoir sérieusement pris l’eau, il illustre la force de frappe financière chinoise, prête à lancer des travaux pharaoniques pour contourner le canal de Panama, avant d’obtenir la bienveillance forcée de ce pays, soutenu par leur grand rival mondial : les États-Unis.
[4] Doctrine américaine de 1823 qui affirme la prédominance des Etats-Unis sur les affaires du continent selon la formule « L’Amérique aux Américains ».
[5] Coups d’Etat financés par la CIA tels celui de Pinochet au Chili, Opération Condor d’assassinats d’opposants aux régimes soutenus par les Etats-Unis dans les années 70, Affaire des Contras au Nicaragua dans les années 1980, intervention directe de l’armée américaine à la Grenade en 1986…
[6] Notamment l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les Amériques), l’UNASUR (Union des nations sud-américaines) et le MERCOSUR.
[7] Communauté économique pour l’Asie – Pacifique, organisation internationale créée en 1989 pour promouvoir les liens économiques entre ces zones sur la base du libre échange.
[8] Notamment le Nicaragua, la Costa Rica et la Colombie.
[9] Zone de libre échange Asie Pacifique, présentée par la Chine au 22e sommet de l’APEC en 2014.
[10] Il concerne seulement 5 Etats américains (Etats-Unis, Canada, Mexique, Chili, Pérou) pour 12 Etats participants.
Il se passe quelque chose au Texas. Ce bastion républicain pourrait basculer à gauche pour la première fois depuis trente ans lors des traditionnelles élections de mi-mandat auxquelles l’avenir politique de Donald Trump semble désormais suspendu. Un reportage depuis Houston où le candidat démocrate mène une campagne populiste remarquée et particulièrement riche en enseignements. Par politicoboy (@PoliticoboyTX).
Houston, samedi 11 août. Malgré la chaleur écrasante et les prévisions orageuses, ils se sont déplacés par centaines pour rencontrer le candidat démocrate au poste de sénateur du Texas. Les rues de South Side, cette banlieue défavorisée de Houston, débordent de voitures arborant des autocollants à lettres blanches sur fond noir, formant un message simple et limpide : « Beto for Senate ». Au détour d’un pâté de maisons sinistré par le passage de l’ouragan Harvey douze mois plus tôt, la silhouette élancée du natif d’El Paso apparait à notre vue. Beto O’Rourke, impeccable dans son pantalon de costar et sa chemise entre ouverte, précède une longue file de sympathisants venus lui serrer la main. Arborant un franc sourire, il prend le temps d’échanger quelques mots avant de se prêter à l’incontournable rituel du selfie.
Un barbecue texan fume des viandes low and slow au côté d’une grande tente sous laquelle des bénévoles encouragent les passants à s’inscrire sur les listes électorales. Un foodtruck propose des tacos à ceux qui ne souhaitent pas profiter du barbecue offert contre une adresse email ou un numéro de téléphone. À l’entrée du vieux théâtre de quartier reconverti en QG de campagne, on se presse pour pénétrer dans la salle principale où Beto doit débuter son discours d’une minute à l’autre.
Le pari fou de Beto O’Rourke
Au lieu de se présenter dans sa circonscription d’El Paso pour une réélection assurée, Beto O’Rourke s’est lancé un défi colossal : contester le siège de Sénateur de l’État du Texas. Son adversaire n’est autre que Ted Cruz, le finaliste malheureux des primaires du parti républicain face à Donald Trump.
Beto démarre avec un triple handicap : inconnu au-delà de sa circonscription, il affronte un candidat sortant jouissant d’une reconnaissance nationale, dans un État caricaturalement conservateur. Malgré l’évolution démographique qui devrait rendre le contrôle du Texas plus contesté, Donald Trump a facilement remporté cet État avec 10 points d’avance sur Hillary Clinton.
Le retard accusé par Beto O’Rourke dans les tout premiers sondages publiés en 2017 respectait cet ordre de grandeur, mais il serait désormais quasiment comblé. Un signe ne trompe pas : depuis quelques semaines, le camp républicain panique. L’impensable devient possible. Pour la première fois depuis trente ans, un démocrate pourrait s’imposer au Texas.
Une campagne populiste inspirée par Bernie Sanders
Beto O’Rourke reprend à son compte les principaux ingrédients du succès de Bernie Sanders. Tout comme lui, il refuse les financements privés (à l’exception des dons individuels plafonnés), là où son adversaire aligne des dizaines de millions de dollars de contributions en provenance des « super PACs », ces groupes d’influence alimentés par les multinationales, lobbies et milliardaires. Beto peut ainsi promouvoir un programme ambitieux, où l’on retrouve les principaux marqueurs de la plateforme « populiste » de la gauche américaine. Il milite pour une assurance maladie universelle et publique, le fameux « medicare for all » proposé par Bernie Sanders et taxé « d’irréaliste » par Hillary Clinton. Il place la question des salaires et de l’emploi au cœur de son discours, et défend une politique volontariste pour le contrôle des armes à feu, l’accès à l’éducation et la lutte contre le réchauffement climatique.
Au Texas, centre névralgique de l’industrie pétrolière où les armes à feu et les pick up trucks font partie intégrante du style de vie local, les stratèges démocrates se seraient opposés catégoriquement à un tel discours.
Comparant sa campagne électorale à ses jeunes années de musicien dans un groupe de Punk/Rock amateur, Beto O’Rourke assume une approche instinctive qui rappelle la méthode déployée par François Ruffin en 2017. Le candidat démocrate privilégie le terrain, encourage le porte-à-porte et multiplie les « town hall », ces séances publiques de questions-réponses. Il a mis un point d’honneur à visiter en camionnette chacun des 254 comtés de ce gigantesque territoire grand comme la France et la Belgique, s’arrêtant dans des villages où plus aucun homme politique ne se rend. Que ce soit devant plusieurs milliers d’étudiants à Austin, ou une douzaine de retraités à Luckenbach, il martèle le même message. « Nous avons besoin d’un système de santé, d’un système éducatif et d’une économie qui fonctionnent pour tous les Texans, pas seulement pour les 1 % ».
Son discours rappelle le populisme de gauche au sens de Laclau. Cherchant à définir un « nous » contre un « eux », il fustige les puissances financières qui soutiennent son adversaire.
Ce « nous » se veut inclusif. Beto tente de dépasser le clivage démocrate-républicain avec un message rassembleur et positif. Délaissant les traditionnelles couleurs bleues du parti démocrate, il opte pour la neutralité du noir et évite soigneusement d’apposer le mot « démocrate » sur ses visuels de campagne. Cela ne l’empêche pas de mettre les pieds dans le plat. À un républicain qui l’interpellait en meeting pour lui demander s’il approuvait « l’insulte au drapeau et aux vétérans faits par les joueurs de la NFL qui s’agenouillent pendant l’hymne national », il répond par un monologue enflammé, détaillant les raisons de ce geste (protester contre les violences policières dont les Noirs sont disproportionnellement victimes) avant de terminer par ces mots « je ne crois pas qu’il existe quelque chose de plus américain que de se battre de manière non-violente pour défendre ses droits ». La vidéo de cette intervention, devenue virale, lui vaut le soutien de Son Altesse Lebron James himself, l’athlète le plus populaire du pays.
Beto O’Rourke s’inscrit dans une vague progressiste
Le vent tourne aux États-Unis. Des candidats se déclarant ouvertement socialistes (une insulte dont Barack Obama se défendait vigoureusement) gagnent des élections. Ils militent pour des réformes de plus en plus populaires : l’assurance maladie universelle publique, le salaire minimum à 15 $ de l’heure (contre 6 à 10 aujourd’hui), la garantie universelle à l’emploi, la fin des financements privés des campagnes électorales, l’université gratuite et l’accès des travailleurs à la gouvernance d’entreprise. Des propositions auxquelles l’opinion publique adhère désormais très majoritairement.
Du haut de ces vingt-huit ans, Alexandria Ocasio-Cortez a ébranlé les certitudes de la classe politico-médiatique américaine en triomphant d’un baron démocrate pressenti pour diriger le groupe parlementaire au Congrès. Il fallait voir Sean Hannity, le plus fervent supporteur de Donald Trump et tête d’affiche de la chaine FoxNews, s’alarmer de la victoire de la jeune native du Bronx. S’égosillant en prime-time sur le fait qu’elle se revendique socialiste, il projette les points clés de son programme sur un écran géant, offrant une visibilité inespérée à la gauche radicale.
Puis c’est le maire afro-américain de Tallahassee, Andrew Gillum, qui surgit de nulle part pour remporter la primaire démocrate pour le siège du gouverneur de Floride. Il fera face à celui qui se présente comme « fils spirituel » de Donald Trump, dans un match que certains commentateurs dépeignent en lutte par procuration entre l’ancien et le nouveau président des États-Unis. Sauf que Gillum ferait passer Barack Obama pour un vieux réactionnaire ultralibéral, tant son approche est radicalement progressiste.
Ces succès ne doivent pas faire oublier l’épineux problème auquel la gauche américaine se trouve confrontée : comment mettre en œuvre un programme politique largement majoritaire auprès de l’opinion publique (et fondamentalement anticapitaliste), dans un pays dirigé par une classe politico-médiatique déterminée à éviter cette issue à tout prix. La réponse se situe probablement chez Gramsci : il faut livrer une guerre de position pour conquérir petit à petit les lieux de pouvoir. Bien qu’il ne soit pas à proprement parler membre de la gauche radicale, Beto O’Rourke pourrait capturer un avant-poste précieux en arrachant le Texas des griffes du parti républicain.
Les midterms, enjeu majeur pour l’avenir de Donald Trump, et de l’Amérique
Replaçons cette élection dans son contexte. Le 6 novembre prochain, l’ensemble des Américains se rendra aux urnes pour les traditionnelles élections de mi-mandat. La totalité de la chambre des représentants et un tiers du Sénat seront renouvelés à cette occasion. Or, le parti démocrate n’a besoin de conquérir qu’une de ces deux chambres du Congrès pour obtenir une capacité de blocage législative, et déclencher des dizaines de commissions d’enquête parlementaires qui enseveliront la Maison-Blanche sous une montagne de procédures judiciaires. Une perspective qui terrifie le camp républicain. Avec la conclusion imminente de l’enquête du procureur Mueller en ligne de mire, Donald Trump joue sa survie.
Ces midterms seront également le théâtre d’une recomposition politique dont les conséquences, tant à l’échelle locale que nationale, risquent de moduler le paysage politique pour la décennie à venir. Ce fut le cas en 2010, où le raz-de-marée conservateur priva définitivement Barack Obama de la moindre marge de manœuvre et fit basculer le parti républicain vers l’extrême droite, ouvrant la voie à Donald Trump.
Cette année, les démocrates sont favoris pour reprendre le contrôle de la Chambre des Représentants. Les choses s’annoncent plus compliquées pour le Sénat, la carte électorale étant particulièrement défavorable au parti démocrate qui doit défendre 24 sièges, contre seulement huit pour les républicains. Celui du Texas devait être le plus solide de tous. Ce n’est plus le cas.
La mobilisation de l’électorat, clé de l’élection
La salle principale du vieux théâtre déborde de monde. Nous suivons avec difficulté le discours de Beto, à quelques mètres de l’entrée. « On a de la chance de l’avoir, lui », me glisse une retraitée vêtue d’un t-shirt « Texas democrats » délavé. En effet, pour ce scrutin d’importance historique, disposer d’un candidat capable de créer l’enthousiasme représente un atout inespéré.
Seuls 56 % des Américains s’étaient déplacés pour la présidentielle de 2016. Aux midterms de 2014, le taux d’abstention avoisinait les 65 %. Ce cycle électoral ne fera pas exception, la victoire ira au parti qui saura mobiliser son électorat.
Donald Trump l’a bien compris, et multiplie les déplacements pour énergiser sa base. Il s’est finalement résigné à venir au Texas dépenser ses précieuses ressources pour appuyer la candidature de son ancien rival. Dans un tweet éloquent, il explique « Nous allons louer le plus gros stade du Texas pour organiser un meeting en soutien de Ted Cruz ».
Cette aide inespérée pourrait s’avérer à double tranchant. Le simple choix du lieu relève du casse-tête. Les deux plus grands complexes sont à Houston et Dallas, deux villes qui votent majoritairement démocrate, et où la venue de Donald Trump risque de galvaniser l’électorat de Beto O’Rourke. Ce dernier s’est précipité sur cette annonce pour inciter ses sympathisants à faire un don supplémentaire « pour contrer les attaques de Donald Trump ».
En politique, c’est quasi systématiquement le candidat le mieux financé qui l’emporte. Beto aurait collecté près du double de son adversaire, au point que Mitch McConnel, le président de la majorité républicaine au Congrès, se dit favorable à l’allocation de fonds nationaux pour la campagne de Ted Cruz. Signe qu’en haut lieu, on panique devant l’énergie déployée par le candidat démocrate.
En réalité, les difficultés de Ted Cruz reflètent celles du parti républicain. Le sénateur sortant avait bénéficié d’un vote de rejet de Barack Obama et fait campagne contre sa réforme de santé « Obamacare ». Six ans plus tard, son message se limite à un cri de ralliement aux accents du désespoir : « Let’s keep Texas red » (gardons le Texas rouge, couleur du parti républicain). Son bilan se résume à une abrogation partielle d’Obamacare (qui a révolté l’opinion publique) et les baisses d’impôts spectaculaires de Donald Trump, que le parti républicain ne parvient pas à vendre à son propre électorat (et pour cause, concentré sur les 1 %, la plupart des Américains n’en ont pas vu la couleur). Les spots télévisés de Ted Cruz se contentent d’agiter le spectre de l’immigration et d’attaquer son adversaire, avec un double effet pervers. Les publicités négatives mobilisent l’électorat démocrate, et offrent davantage de visibilité à Beto O’Rourke.
Ce dernier enchaîne jusqu’à trois meetings par jour. En juillet, nous l’avions rencontré dans un bar du quartier aisé de Houston Heights à l’occasion d’un « Town Hall pour les jeunes professionnels afro-américains avec Beto ». Il avait pris position en faveur de la légalisation du cannabis. « La répression contre cette drogue touche disproportionnellement les minorités », avait-il argumenté. Ce samedi, il termine son discours dans une ambiance électrisée, la chemise trempée de sueur.
« Rien ne remplace le porte-à-porte. Pour ma première campagne à El Paso, je frappais moi-même à plusieurs dizaines de maisons par jour, en me présentant avec humilité. Une vieille dame républicaine accepta de me recevoir. Je l’ai écouté me raconter ces problèmes et inquiétudes. Un mois plus tard, un jeune homme m’aborde dans un café et me dit : “vous êtes bien Beto ? Ma grand-mère organisait une fête de famille le weekend dernier. Elle nous a fait promettre à moi et mes 32 cousins, oncles et tantes de voter pour vous !”
Le Texas est peut-être un peu trop vaste pour une campagne de terrain et encore trop conservateur pour un progressiste populiste, mais le fait que cette élection soit aussi ouverte et incertaine en dit long sur l’évolution du paysage politique américain.
Sophie Rauszer est collaboratrice parlementaire au groupe de la GUE/NGL au Parlement européen, elle a par ailleurs été responsable du chapitre Europe de l’Avenir en Commun, le programme de la France insoumise. Nous avons souhaité l’interroger sur la stratégie de la France Insoumise à l’occasion des élections européennes.
LVSL – Le taux de participation aux élections européennes est passé de 61% en 1979 à 42% lors des dernières élections en 2014. Comment la France Insoumise compte-t-elle mobiliser « les gens » en 2019 ?
Je pense qu’il y a une prise de conscience de plus en plus importante, particulièrement à gauche, du rôle prédominant que joue l’Union européenne dans les politiques néolibérales nationales. La France Insoumise doit accompagner cette prise de conscience, montrer que ces élections sont l’occasion de sanctionner la politique de Macron. Tout ce qui se joue en France est d’abord décidé à Bruxelles. La politique européenne conditionne la politique française. Et ce, particulièrement depuis ce qu’on appelle le « semestre européen », soit depuis que le budget national doit d’abord être approuvé au niveau communautaire. La hausse de la TVA sous Hollande faisait partie des « recommandations » de la Commission européenne à la France. La réforme du droit du travail également. Et quand je lis dans les derniers papiers la proposition de dégressivité de l’aide au chômage, nous avons bien du souci à nous faire. Nous ne sommes probablement qu’au début du « Président des riches » si nous ne faisons rien.
Pour gagner aux élections européennes, nous devons d’abord convaincre ceux qui nous ont accordé leur confiance en 2017 de revenir aux urnes. Lorsque j’étais candidate pour les législatives [Ndlr, dans la circonscription du Bénélux], j’ai pu constater que les gens avaient de réelles attentes sur le sujet européen. Depuis, il y a en plus beaucoup de déçus du macronisme, notamment ceux qui sont attachés à la démocratie parlementaire. Ce que nous devons également mettre en avant, c’est que nous pouvons gagner des batailles européennes. Nous gagnons à chaque fois que nous parvenons à faire entrer une lutte au cœur de l’hémicycle. Trop de choses se passent dans l’ombre. Trop de sujets sont cachés par un habillage de technicité. Le cas de notre victoire pour l’interdiction de la pêche électrique est exemplaire à ce titre. Des scientifiques venaient expliquer aux eurodéputés à quel point cette technologie était moderne, efficace et écologique. En réalité, ils étaient généralement néerlandais ou proche de groupes de pression néerlandais, les premiers investisseurs dans cette technique barbare et inhumaine. Il a suffit d’une étincelle. Younous Omarjee, notre député européen insoumis, s’est saisi de l’enjeu, appuyé par des ONG telles que Bloom. Il est de fait devenu impossible pour la grande coalition de faire son « business as usual », et de laisser au passage les petits pêcheurs français se faire concurrencer par cette technique.
LVSL – Vous donnez un exemple particulier mais le Parlement européen a des pouvoirs limités. Quelle est l’utilité pour la France insoumise d’envoyer une délégation importante dans ce Parlement ?
Effectivement, le Parlement européen n’a pas autant de pouvoirs que nous le souhaiterions. A commencer par le droit d’initiative législative. C’est une des propositions que nous porterons pendant la campagne des européennes. Le Parlement européen doit pouvoir proposer des lois, comme dans n’importe quelle démocratie.
Par ailleurs, plus notre délégation d’eurodéputés insoumis sera importante, plus nous pourrons changer le rapport de force. Nous obtiendrons plus de rapports, de temps de parole et de pouvoirs pour mettre en lumière nos propositions à l’image de ce que font déjà nos députés insoumis à l’Assemblée. Il y a beaucoup de sujets sur lesquels nous devons porter la voix de l’insoumission au niveau européen. L’Avenir en Commun nous donne un cap. Bien sûr, il faut encore le décliner dans un programme spécifiquement pour les européennes, associant objectifs, propositions réalisables rapidement et rapport de force global. Nous y travaillons actuellement et nous avons d’ailleurs reçu de nombreuses contributions des insoumis sur la plate-forme en ligne.
LVSL – Vous avez déclaré que Macron était « plus royaliste que le roi » en matière européenne. Qu’entendez-vous par là ? Les médias présentent le président de la République comme un grand réformateur du projet européen…
C’est une vision particulièrement française. Les médias étrangers ne sont pas si laudatifs sur Jupiter. Car tout cela n’est que communication. Qu’a-t-il accompli au niveau européen concrètement ? Voilà un an que le président Macron suit à la lettre les principes ordolibéraux européens : réforme du marché du travail, libéralisation du rail, coupes supplémentaires dans la fonction publique ou encore CETA. Au niveau européen, c’est une succession d’échecs et de renoncements. Que ce soit sur les listes transnationales, le glyphosate, l’aquarius ou encore le budget de la zone euro : il n’a rien obtenu.
Le projet qu’il porte n’est d’ailleurs pas européen au sens où nous l’entendons. Il ne représente que l’Europe des traités, celle de la « concurrence libre et non faussée ». Si c’était véritablement la solidarité européenne qui motivait Macron, nous aurions été les premiers à accueillir Aquarius. Au lieu de cela, le gouvernement s’est ridiculisé derrière des explications géographiques pour éviter de prendre ses responsabilités. C’est finalement l’Espagne qui a accueilli ces quelques migrants, évitant une nouvelle catastrophe en mer. Ce n’est pas non plus la fameuse « Europe sociale » qui semble l’intéresser, sinon il n’aurait pas attaqué la seule proposition d’harmonisation à la hausse, sur le congé parental. Enfin, si c’était véritablement la démocratie européenne qui le motivait, pourquoi n’avons pas pu voter par referendum sur le CETA ? Le véritable visage de la « souveraineté européenne » qu’il défend c’est, comme à l’échelon national, museler toujours plus la voix des citoyens. Le Belge Guy Verhofsdadt, son meilleur allié au Parlement européen, veut priver les parlements nationaux de vote sur tous les accords internationaux commerciaux au nom de cette « souveraineté européenne ».
Sophie Rauszer, responsable de la partie Europe du programme de la France insoumise
LVSL – Vos positions ne semblent pas si éloignées de celles de Benoît Hamon, de Yanis Varoufakis et de leur « Printemps européen » non ?
Nous avons un différend fondamental. Nous avons pris conscience qu’à « traité constant », nous ne pouvons pas mettre en œuvre notre programme. Nous ne voulons pas empiler les « mesurettes » pour tenter de faire de brics et de brocs une « Europe sociale » invoquée mais introuvable. La désobéissance aux traités est donc le point de départ de tout projet de rupture avec cette UE. Il faut assumer ce point comme un rapport de force dans la négociation européenne. Il est interdit de désobéir aux Traités ? Pourtant, personne n’a imposé de sanctions à l’Allemagne de Merkel pour les excédents commerciaux qu’elle fait au mépris des règles européennes, et sur le dos des peuples européens. Proposer un programme de gauche sans avoir pour ambition de changer les traités ne serait qu’un vœu pieux. C’est pour cela que nous avons mis sur pied la stratégie du Plan A/Plan B. Le Plan A, c’est proposer à l’ensemble des pays de l’UE de renégocier les traités pour que ceux-ci soient compatibles avec le programme que nous – et d’autres en Europe – souhaitons mettre en place. Avec le Plan B, nous prévoyons l’éventuel échec d’une partie de ces négociations, et dans ce cas, tout ce que l’Union refuse, nous le mettrons en œuvre avec les pays volontaires, en désobéissant aux traités. L’intelligence stratégique de ce Plan B c’est qu’en mettant la pression aux pays réticents, il permet au Plan A d’avoir plus de chance d’aboutir !
Arrêtons les « lettres au père Noel ». Car comment appeler autrement la revendication de Hamon et Varoufakis d’un parlement de la zone euro ou encore d’un 35H européen quand la directive actuelle est à 48H ? Ils n’ont pas compris que dans le cadre des traités, tout ce que l’Allemagne pourrait accepter se fera en contrepartie d’un contrôle budgétaire plus accru, et sera donc inutile, comme l’a très bien analysé Frédéric Lordon. C’est exactement ce qui vient de se passer ce mardi. La chancelière allemande accepte un maigre budget de la zone euro – très faiblement doté – contre en revanche l’application à la lettre des politiques d’austérité, via le Mécanisme Européen de Stabilité. Il faut partir sur de nouvelles coopérations et ne pas avoir comme unique interlocuteur l’Allemagne. Si on veut faire de véritables politiques sociales transnationales, nous devons nous tourner vers d’autres pays, qui ont des traditions politiques et surtout économiques plus proches de la France.
LVSL – La France insoumise est régulièrement attaquée sur son indulgence à l’égard de la Russie. Récemment, votre eurodéputé s’est abstenu sur une résolution demandant la libération de prisonniers politiques en Russie. Quelle est votre position au Parlement européen sur ces enjeux ?
Évidemment, nous défendons la libération des prisonniers politiques, comme Oleg Sentsov, en Russie. Nous n’avons pas voté contre le texte dont vous parlez sur ce réalisateur. Notre candidat de gauche en Russie a lui-même été emprisonné par Poutine. Nous nous sommes abstenus car cette résolution était surtout l’occasion de redemander le prolongement des sanctions contre la Russie qui pénalisent d’abord notre propre économie et instaure en Europe un climat vindicatif qui n’est pas sain. Car c’est aussi une question de géopolitique globale. Le Parlement européen, c’est le deux poids deux mesures en matière de géopolitique actuellement. Au lieu de participer à l’atténuation des conflits, il y contribue. Durant la dernière législature, ce ne sont pas moins de 93 textes contre la Russie – soit plus d’une résolution par plénière – qui ont été mis au vote, contre 4 sur l’Arabie Saoudite par exemple. Quant à la politique du nouveau président américain ? Rien à dire… Les rares rapports sur les USA ne concernent jamais la politique – ni même la « guerre de l’acier » -, mais des éléments purement techniques a priori, de renforcement de nos relations.
LVSL – N’avez-vous pas l’impression de développer une vision caricaturale des rapports avec les États-Unis ?
Comme le dit Jean-Luc Mélenchon, j’arrêterai de faire de l’anti-impérialisme primaire quand les États-Unis d’Amérique seront passés à de l’impérialisme supérieur ! L’Union européenne cherche systématiquement à se rapprocher des USA, au mépris de sa volonté d’autonomie politique et stratégique qu’elle prétend promouvoir par ailleurs. A croire que la leçon d’humiliation du dernier G7 n’aura pas suffi. Le comble de ce double discours, c’est le projet européen d’Union de la défense. Ce dernier revient à se lier les mains à l’OTAN, par la mutualisation des moyens avec l’organisation transatlantique, l’appel à un « renforcement de la confiance mutuelle » et même le partage de nos renseignements stratégiques avec Trump ! S’agit-il vraiment d’anti-américanisme primaire que de critiquer cet état de fait, alors qu’il a été révélé que la NSA nous espionnait à grande échelle (via les services de renseignements allemands) ? Ensuite, l’objectif souvent affiché de cette Union de la défense est de promouvoir une « industrie européenne compétitive ». Si tel était le cas, l’UE se fixerait a minima une obligation d’achat de matériel européen pour soutenir notre industrie. Mais au contraire, l’Union renforce ses achats communs avec l’OTAN. Comment dès lors garantir la sécurité de nos informations sensibles si notre matériel utilise des logiciels américains ? Bien malin qui peut dire aujourd’hui quel est l’intérêt commun européen en géopolitique. Dans tous les cas, ce n’est ni de s’aligner sur Moscou, ni sur Washington.
Thomas Frank est un historien et journaliste américain qui s’intéresse aux évolutions politiques contemporaines aux États-Unis. Il analyse comment les Démocrates ont abandonné les classes populaires aux Républicains dans ses ouvragesPourquoi les riches votent à gauche (2018) et Pourquoi les pauvres votent à droite (2008). Il a récemment fait l’objet d’un portrait dansLe Vent se Lève (1), et nous avons eu la chance de le rencontrer lors de sa venue en France, à l’occasion de la traduction de son dernier livre aux éditions Agone.
LVSL : Vous avez écrit Listen, Liberal [en français : Pourquoi les riches votent à gauche, 2018] quelques mois avant l’élection présidentielle de 2016. Dans ce livre, vous vous demandez ce qui est arrivé au « parti du peuple », et vous mettez en garde contre la prise de contrôle du parti par ce que vous appelez la « classe professionnelle » [les cadres et professions libérales qui possèdent un haut niveau d’éducation]. Avez-vous été surpris le 8 novembre 2016 ?
Thomas Frank : Non. Enfin, il y avait beaucoup d’émotions différentes ; bien sûr, j’étais surpris car tous les sondages disaient qu’Hillary Clinton allait gagner, vraiment tous. Et certains disaient qu’elle allait remporter une victoire historiquement écrasante : en ce sens, évidemment, cela fut surprenant. Cependant, je venais de faire le tour du pays [pour la promotion de Listen, Liberal] et je disais, juste avant l’élection : « attention, Trump pourrait facilement gagner ». J’ai aussi écrit un article pour le Guardian (2), une semaine avant l’élection, dans l’éventualité d’une victoire de Trump, dans lequel il est appelé president-elect [président élu], et il a été publié quelques minutes après qu’il a été déclaré vainqueur. Donc, j’ai été le premier… [rires]. C’était un bon article, j’étais enthousiaste qu’il soit publié, donc il y avait beaucoup d’émotions différentes le soir de l’élection. Mais j’étais malheureux parce que je vis en Amérique. J’ai des enfants, vous savez ! C’est terrifiant que ce type soit président. Mais la réponse est que je n’étais pas surpris. J’avais passé la semaine à écrire cet article et j’avais fini par me convaincre qu’il avait une très bonne chance de gagner.
LVSL : Pensez-vous que la défaite d’Hillary Clinton peut constituer une prise de conscience pour le Parti Démocrate ? Pensez-vous que quoi que ce soit ait changé depuis 2016 ?
C’est une importante prise de conscience pour le Parti Démocrate, mais ils choisissent de l’ignorer. À l’époque de l’élection, j’ai pensé que les choses allaient devoir changer dans le Parti Démocrate. Ils allaient devoir voir que le chemin qu’ils suivent depuis 30 ou 40 ans a été une erreur, c’était évident. Mais plutôt que de faire ça, ils ont inventé toutes sortes de blocages cognitifs pour empêcher cette prise de conscience. Je dis que c’est évident, mais ils disent : oh non, c’était les Russes, c’était le FBI, c’était les racistes, les sexistes… Tout cela est vrai dans une certaine mesure, mais ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour ne pas tirer les leçons de cette élection. Selon moi, 2016 est une année qui restera gravée dans les mémoires. C’est une année volcanique comme 1968, sauf que tout va dans la mauvaise direction. Ne tirer aucune leçon de ce qui est arrivé est choquant, mais c’est ce qu’ils font.
LVSL : Vous avez passé beaucoup de temps dans ce que l’on appelle le « Trump Country », c’est-à-dire les régions des États-Unis qui ont largement voté pour Donald Trump, comme lorsque vous avez visité la ville où a grandi Walt Disney, dans le Missouri (3). Pensez-vous que le « trumpisme » est parti pour s’implanter durablement dans ces endroits ?
Oui. Et la raison, c’est parce que le parti Républicain a appris comment battre les Démocrates, Trump leur a montré. Il y a deux questions ici. La première est : qu’est-ce que les Républicains vont faire ? Ils ne vont jamais abandonner le « trumpisme ». Ils peuvent détester Donald Trump, l’homme, c’est le cas de beaucoup d’entre eux : la famille Bush le hait… Mais ils ne feront jamais marche arrière sur sa politique, car ça leur a donné la victoire face à ce qui semblait être une situation impossible. Ils ont battu les Clinton, alors qu’Hillary avait levé deux fois plus de fonds que Trump ! Ils ne vont jamais renoncer à ça. Mais le prochain Républicain ne sera pas aussi mauvais. Trump était un très mauvais candidat à la présidence. Par exemple, son racisme : offenser tous ces groupes différents, c’est une stratégie vraiment stupide ! Il a attaqué les Mexicains, pourquoi faire ça ? Il y a beaucoup de Mexicains en Amérique ! Il aurait pu avoir les voix d’un grand nombre d’entre eux s’il n’avait pas fait ça. Le prochain Trump ne fera pas ça. Il ne sera pas aussi stupide, et je dis ça aux Démocrates depuis deux ans. Le prochain Trump pourrait être quelqu’un comme Ted Cruz [sénateur du Texas], qui est un très bon politicien. Il ne fait pas d’erreur idiotes, il n’envoie pas des tweets idiots et il n’est pas entouré d’idiots. Le « trumpisme » ne va pas disparaître, ils ont appris que même un imbécile peut battre les Démocrates avec cette stratégie.
« Les Républicains ne feront jamais marche arrière sur la politique de Trump. »
L’autre question concerne les régions « rouges » [d’après la couleur généralement attribuée au parti Républicain]. Elles vivent une histoire tragique. Cette ville du Missouri était un endroit acquis aux Démocrates jusqu’à très récemment. Harry Truman vient de cette région. Le Missouri était un État Démocrate jusque dans les années 1980. Mais maintenant, c’est fini, l’État est complètement Républicain. Ça arrive à travers tous le pays, c’est ce dont je parle dans What’s the Matter with Kansas? [2004, publié en France en 2008 sous le titre Pourquoi les pauvres votent à droite]. C’est en train d’arriver dans le Michigan, en Pennsylvanie… Le Wisconsin était un des États les plus à gauche des États-Unis, et il a voté pour Trump. Et aucun signe ne montre que cela va s’arrêter maintenant. Cela va continuer tant que la situation de la classe moyenne continuera de se détériorer en Amérique. Et je crois que cela va continuer même si ce n’est plus le cas… Les Républicains sont les seuls à parler de classe, les Démocrates leur laissent le monopole de cet enjeu et ça leur coûte terriblement.
LVSL : Les médias conservateurs sont des éléments-clef de cette stratégie. Fox News, ou les émissions de radio comme le Rush Limbaugh Show, semblent dominants dans l’Amérique rurale aujourd’hui. Comment les médias alternatifs de gauche peuvent-ils atteindre les Américains ruraux ?
C’est difficile, presque impossible. Dans des endroits comme le Missouri ou la Virginie-Occidentale, ces programmes sont omniprésents. Dès que l’on allume la radio, on tombe sur Rush Limbaugh ; si l’on change de station, ça sera Glenn Beck ou Sean Hannity… Quant à Fox News, leur portée est extraordinaire. C’est un phénomène en Amérique : tout le monde connaît un membre de sa famille qui passe son temps regarder Fox News et à répéter ce qu’il y entend. C’est une chaîne qui est fondée sur la persécution : « les méchants libéraux [au sens américain : la gauche] veulent ruiner votre mode de vie et augmenter vos impôts »… Tous les programmes sont comme ça. En fait, c’est une chaîne fondée sur la vision du monde de Richard Nixon ! L’idée vient de Roger Ailes, qui était son directeur de campagne. Ça a eu un impact énorme, car Fox News explique les actualités aux gens de ces endroits d’une façon que ne font pas les médias de gauche. D’ailleurs, les journaux sont en train de mourir aux États-Unis. J’ai grandi à Kansas City, et le journal local ne fait plus que douze pages, presque uniquement des dépêches de l’AP [équivalent de l’AFP]. À Chicago, les magnifiques locaux du Chicago Tribune, un des journaux les plus prestigieux du pays, ont été vendus pour devenir un complexe d’appartements. Donc, la presse papier se meurt et pendant ce temps, les médias conservateurs s’insinuent dans tous les aspects de la vie quotidienne. Il y a eu une époque où les médias de gauche avaient cette présence ; ils avaient un sens pour les gens dans la vie de tous les jours. C’était l’époque où il y avait un mouvement ouvrier actif et des syndicats dans toutes les petites villes, et ils avaient tous leurs journaux. Cette présence de la gauche dans la vie quotidienne des gens a disparu.
LVSL : Depuis que vous avez écrit What’s the Matter with Kansas ?, on vous a souvent accusé de minimiser le rôle du racisme dans le mouvement populiste conservateur. Quel rôle le racisme a-t-il joué dans l’élection de Trump ? Est-ce que le backlash [contrecoup] conservateur est différent dans le Midwest et dans les Appalaches d’une part et dans le Sud profond de l’autre ?
Pour le dire simplement : oui, il est différent. Quand j’ai écrit What’s the Matter with Kansas?, j’ai délibérément choisi le Kansas parce que ce n’était pas le Sud. Il y a déjà eu beaucoup de livres écrits sur le Sud, Jim Crow [les lois ségrégationnistes], la fuite des blancs du Sud vers le parti Républicain et la stratégie sudiste de Richard Nixon ; tout ça est une histoire de racisme. Mais dans le Kansas, c’était différent. C’est une situation où le backlash n’est pas ouvertement raciste. Cependant, le racisme a joué un rôle important dans l’invention de ce mouvement. Les origines du populisme de droite remontent à un homme, George Wallace : il était gouverneur de l’Alabama dans les années 1960, et il a quasiment inventé ce backlash contre la gauche. C’était un Démocrate [à l’époque, les Démocrates conservateurs dominaient totalement le Sud], et il a été le premier conservateur populiste. Nixon lui a piqué tout son répertoire. Il a appelé ça la stratégie sudiste, et l’objectif était de prendre l’électorat blanc sudiste aux Démocrates. Mais aujourd’hui, ça s’est développé bien au-delà, en jouant sur les griefs des classes populaires blanches.
Quant à Trump, il a bien sûr charmé les électeurs racistes. Il est intolérant, surtout contre les musulmans, c’est le groupe qu’il a le plus attaqué. Mais je ne suis pas sûr que cela ait vraiment aidé Donald Trump à gagner l’élection : je pense que les électeurs racistes votaient déjà pour les Républicains depuis longtemps. Peu de racistes ont voté pour Barack Obama…
LVSL : Vous avez dit que la désindustrialisation était la force principale derrière la montée du backlash dans le Midwest, et en particulier dans la « Rust Belt » [régions fortement touchées par la désindustrialisation dans le nord du pays], et Donald Trump a été élu sur un programme protectionniste sans précédent grâce à ces endroits. Pensez-vous qu’un nouveau consensus protectionniste va émerger aux États-Unis, ou que seuls les Républicains s’approprieront cet enjeu ?
Tout d’abord, la désindustrialisation était une force importante, je pense que c’est ce qui a fait élire Donald Trump, mais il y a beaucoup de forces différentes à l’œuvre. Cependant, faire campagne contre les traités de libre-échange lui a permis de battre tous les autres candidats Républicains et Hillary Clinton : c’est un coup de génie. C’est précisément l’enjeu qui permet de séparer le parti Démocrate de sa base, notamment les syndicats. En revanche, impossible de savoir s’il va vraiment tenir sa parole. Il a annoncé qu’il mettrait des taxes douanières sur l’acier et l’aluminium, mais ne l’a pas encore fait. Les États-Unis sont en train de renégocier l’ALENA [Accord de libre-échange avec le Canada et le Mexique] en ce moment même, mais personne ne sait ce qui va changer. Je pense que les Républicains vont continuer à faire campagne sur le protectionnisme, mais il y a beaucoup de Démocrates qui sont très bons sur ce sujet. Hillary Clinton était particulièrement vulnérable, puisque c’est sous le mandat de Bill Clinton que l’ALENA a été signée, et parce qu’elle a été Secrétaire d’État. Si Bernie Sanders ou Joe Biden avaient été candidats, ils auraient probablement dit qu’ils étaient d’accord avec Trump sur les accords de libre-échange et ça n’aurait pas posé de problème. En tous cas, il est tout à fait possible que nous entrions dans un nouvel âge du protectionnisme.
« La productivité continue à augmenter mais les salaires stagnent. La raison, c’est que les travailleurs n’ont plus de pouvoir, les syndicats ont été anéantis. »
LVSL : Dans 30 des 50 États américains, l’emploi le plus répandu est celui de camionneur, qui pourrait disparaître très vite avec l’arrivée des voitures autonomes. Avec le développement de l’automatisation, pensez-vous qu’il sera possible d’atteindre à nouveau le plein-emploi ? La gauche devrait-elle s’y opposer ?
L’automatisation n’est pas encore là : en ce moment, la croissance de la productivité aux États-Unis est très basse, et ce depuis longtemps. Par ailleurs, nous sommes très proches du plein-emploi. Les salaires vont recommencer à monter en Amérique, même sans les syndicats et sans augmentation du salaire minimum, parce que le marché du travail est tendu. Dans tous les cas, nous ne devrions pas être contre l’automatisation. Après la Seconde Guerre mondiale, quand la productivité augmentait sans cesse, les salaires augmentaient en parallèle. Nous ne devrions pas avoir peur de la productivité. Le problème, c’est qu’à un moment, dans les années 1980 et 1990, le rendement et les salaires se sont séparés : la productivité continue à augmenter mais les salaires stagnent. C’est catastrophique. La raison, c’est que les travailleurs n’ont plus de pouvoir, ils ne peuvent plus exiger d’augmentations quand la production s’accroît. Les syndicats ont été anéantis, tout le pouvoir est entre les mains du management. La hausse de la productivité est une bonne chose, mais il faut que les travailleurs en bénéficient.
LVSL : En France, nous appelons souvent les géants du numérique les « GAFAM » (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft). Comment combattre le pouvoir de ces entreprises qui se sont insérées dans tous les aspects de la vie de tous les jours ?
Le moment où nous aurions dû faire ça était, encore une fois, durant la présidence de Barack Obama. Nous avons des lois « anti-trust » contre les monopoles aux États-Unis, mais elles ne sont pas appliquées. Toutes ces entreprises, sauf peut-être Apple, violent ces lois de manière flagrante. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une application vigoureuse de ces lois. Les gouvernements doivent se préoccuper de vie privée et de concurrence, et mettre en place des règles pour ces nouveaux secteurs d’activité. Ça, Obama ne l’a pas fait.
LVSL : Il semble que le néolibéralisme a atteint une sorte d’hégémonie culturelle, en particulier dans les médias, où il est rarement remis en question. Comment la gauche peut-elle contrer cette hégémonie ? Comment peut-on amener la question du libéralisme économique dans le débat public ?
En fait, ça ne devrait pas être si dur. L’Amérique n’a jamais eu la sécurité sociale que vous avez en France, mais même ici, le public soutient fortement les éléments de base de l’État-providence. Notre système d’assurance retraite est extrêmement populaire, tout comme Medicare, l’assurance maladie pour personnes âgées. En fait, la crise financière, il y a 10 ans, était l’opportunité parfaite. Imaginez si les banquiers responsables de cette crise avaient été poursuivis… Ça aurait fait la une des journaux pendant un an, et les gens auraient été furieux. Ils étaient très en colère contre le plan de sauvetage des banques. Et la question était : qui allait saisir cette colère? Est-ce que ça sera les Démocrates, ou le mouvement du « Tea Party » [mouvement populiste libertarien au sein du parti Républicain] ? Et, vous savez, les Républicains étaient en très mauvaise posture en 2008. George W. Bush était très impopulaire, ils avaient laissé arriver la crise, il y avait eu l’ouragan Katrina et la guerre en Irak… Leur parti semblait moribond. Alors, qu’ont-ils fait ? Ils ont inventé un faux mouvement de protestation qu’ils ont appelé le Tea Party. Ils jouent sur la confusion puisque le nom sonne comme un parti mais en fait, ce sont juste des Républicains. Et on les retrouve à manifester avec des pancartes contre les banques alors que ce sont eux-mêmes qui ont créé cette situation… Les Républicains ont réussi à capturer assez de l’indignation populaire pour reprendre le pouvoir au Congrès dès 2010 : ils n’avaient passé que quatre ans dans l’opposition et ils étaient déjà revenus ! Vous avez raison de dire que le néolibéralisme est dominant dans le débat public, mais nous avions cette opportunité unique d’y mettre fin et nous l’avons manquée.
LVSL : Alors, nous devrions attendre la prochaine crise financière ?
J’espère qu’il n’y en aura pas de prochaine… Je passe mon temps à dire « nous », mais en réalité, la faute incombe à Obama et au parti Démocrate. Je sais que la façon dont vous voyez la crise en Europe est différente, mais elle a commencé en Amérique, avec Goldman Sachs et la bulle immobilière : c’était notre faute ! C’est la grande occasion manquée. Dans une situation comme celle-ci, le consensus peut facilement se désagréger. Vous savez, une des biographies de Barack Obama s’appelle The Center Holds (4). « Le centre tient »… Barack Obama a sauvé les banques et le néolibéralisme, quel triomphe ! Et puis, le centre tient jusqu’à ce que Donald Trump arrive et fasse tout basculer vers la droite… Il n’y a pas de quoi être fier.
« Nous avions l’opportunité unique de mettre fin au néolibéralisme, et nous l’avons manquée. »
LVSL : Il y a maintenant de nombreux mouvements populistes de gauche qui émergent en Europe et aux États-Unis – de l’organisation « Our Revolution » de Bernie Sanders, à la France insoumise chez nous et à Jeremy Corbyn au Royaume-Uni. Mais aucun d’entre eux n’a encore réussi à gagner… Que font-ils de travers ?
Corbyn a bien réussi, bien mieux que quiconque ne l’aurait pensé. Il sera probablement Premier ministre un jour. Mais je ne devrais parler que des États-Unis, c’est la situation que je connais le mieux. Avec Bernie Sanders, on sait ce qui s’est mal passé : le parti Démocrate avait choisi Hillary Clinton. Les membres de l’establishment Démocrate répétaient que maintenant, c’étaient son tour d’être présidente. Ils ont tout fait pour que Sanders n’ait aucune chance. Hillary Clinton avait un avantage car elle était plus connue, mais elle est aussi très détestée, et ils ne l’ont pas pris en considération. Vous avez mentionné Rush Limbaugh tout à l’heure : il passe son temps à se moquer et à insulter Hillary Clinton depuis 1992.
LVSL : Hillary Clinton était la seconde candidate à la présidence la plus impopulaire de l’Histoire, juste derrière Donald Trump…
Oui, c’est vrai ! Elle n’était manifestement pas un bon choix pour représenter le parti. Quel système génial qui nous a donné Hillary Clinton et Donald Trump ! Pour revenir à la question, il est déjà arrivé que les populistes prennent le contrôle du parti Démocrate, c’était en 1896 avec William Jennings Bryan. Il avait seulement 36 ans et a a suscité l’enthousiasme à travers tous le pays. Les Républicains ne pouvaient pas encore le traiter de communiste, alors ils l’ont comparé à Robespierre ! Ils ont levé vingt fois plus d’argent que lui et ils ont fini par le battre, notamment en trichant. Pendant longtemps, les Démocrates populistes ont pensé qu’ils ne pourraient plus jamais défier les Républicains après ça. Mais ensuite, il y a eu la grande dépression et Franklin Roosevelt, et ils ont fini par gagner.
Tribune de Théophile Malo, chargé des relations avec l’Afrique du Nord et le Moyen Orient dans une administration publique.
Les enjeux de la sortie des États-Unis de l’Accord de Vienne – ou Plan d’action global commun – sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015 par les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, l’Allemagne, l’Union européenne et l’Iran, dépassent le seul Proche Orient. Par la gravité des enjeux et l’importance des acteurs impliqués, cette crise ouvre un moment d’accélération des transformations en cours de l’ordre – ou plutôt du désordre – international. La France doit en tirer toutes les conclusions.
L’annonce de Donald Trump redonne la main aux radicaux de tous bords. La conséquence la plus immédiate de la rupture de l’accord réside dans l’escalade sans précédent à laquelle on assiste entre Israël et l’Iran. Benyamin Netanyahou, qui a fait de « sa » guerre contre l’Iran et ses alliés régionaux une question de survie politique, a ordonné dès mardi soir de nouvelles frappes qui ont tué huit soldats iraniens en Syrie. Mais pour la première fois l’Iran a riposté, en direction du Golan – territoire annexé en 1981 par Israël mais toujours syrien au regard du droit international -, sans faire de victime.
« Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. »
La riposte iranienne, suivie d’une nouvelle série de frappes israéliennes d’une ampleur jamais vue, a été orchestrée par les « ennemis complémentaires » des faucons israéliens, les Gardiens de la révolution. Piliers de l’aile dure du régime iranien, ils n’ont jamais cru en la volonté des Etats-Unis de respecter l’Accord. La crise déclenchée par Donald Trump vient renforcer, outre leur propension à répondre à l’escalade initiée par Israël, leur campagne interne aux côtés du Guide suprême Ali Khamenei pour une relance du programme nucléaire militaire.
Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. Mais peut-être est-il déjà trop tard. Benyamin Netanyahou pourrait pousser à terme pour l’emploi de mesures encore plus belligènes, tel un raid en territoire iranien, des agressions en territoire libanais contre le Hezbollah etc., tant il se sent enhardi par la caution donnée par les Etats-Unis à ses positions, et le soutien d’une Arabie Saoudite elle-même obnubilée par l’Iran.
Au-delà de ces conséquences régionales gravissimes, c’est toute l’architecture de la sécurité collective qui a été piétinée avec enthousiasme par le président étasunien, tant au niveau des règles qui sous-tendent la non-prolifération que des mécanismes de négociation et, in fine, des principes même d’un droit international ramené à un gadget soumis aux caprices du plus fort. Pour justifier la dénonciation étasunienne d’un Accord entériné en 2015 à l’unanimité par le Conseil de Sécurité de l’ONU, Donald Trump a endossé les mensonges sur la soi-disant relance du programme nucléaire militaire iranien.
Il s’inscrit dans la droite ligne de la sinistre farce qui avait précédé l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Le tout au mépris de l’Agence Internationale pour l’Énergie Atomique dont le directeur a toujours affirmé que l’Iran respecte scrupuleusement ses engagements. En ne faisant même pas mine de proposer un nouveau cadre de négociation, et en annonçant le rétablissement immédiat des sanctions contre l’Iran, Donald Trump a choisi la ligne la plus dure parmi les possibilités qui s’offraient à lui.
« Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde »
Sauf à ce que les trois puissances européennes signataires de l’accord se cantonnent au registre du témoignage verbal sans effet concret – possibilité qu’on ne saurait écarter -, une position aussi tranchée ne laisse plus de place aux timides réponses alambiquées auxquelles nous avons été habitués. Nous n’avons pas affaire à un simple accident de parcours, n’en déplaise à ceux qui, par fainéantise intellectuel ou pour sauver leurs illusions atlantistes, voient en Donald Trump un illuminé en rupture avec une politique étrangère étasunienne antérieure dépeinte comme multilatérale et bienveillante avec ses « alliés », pour ne pas dire vassaux.
Au contraire, Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde malgré le déclin d’une hégémonie effritée par la montée en puissance de la Chine et le retour de la Russie. Un des outils pour ce faire est l’application extraterritoriale de la souveraineté nationale, enjeu central ici, sous tendue par une prééminence militaire indiscutable et la permanence du statut de monnaie mondiale qu’est celui du dollar.
Que cela passe par le chaos ne semble pas perturber le président étasunien. Il faut admettre ici que l’agressivité systémique d’un Donald Trump reflète, par-delà le style du président actuel, la politique étrangère étasunienne des dernières décennies. C’est au contraire la capacité d’un Barack Obama à négocier sur le dossier iranien, quelles que soient par ailleurs les limites de « sa » politique étrangère liées à ses convictions ou aux pressions exercées sur lui, qui a marqué à cet égard une exception.
Une telle opération intellectuelle serait un immense progrès pour des dirigeants européens qui depuis trop longtemps ont, au mieux, fait mine de se démarquer des États-Unis sans envisager de remise en cause de leur alliance stratégique avec un empire dont la politique étrangère constitue une menace essentielle pour la paix.
Mais désormais les dirigeant(e)s de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne sont au pied du mur. La mise en application de leur déclaration commune[1] suite au discours de Donald Trump, relativement ambitieuse en dépit de ses ambiguïtés, suppose des ruptures claires dans leur politique étrangère. Cette déclaration affirme la volonté du trio européen d’« assurer la mise en œuvre de l’accord […] y compris en assurant le maintien des bénéfices économiques liés à l’accord au profit de l’économie et la population iraniennes », et exhorte les « États-Unis à éviter toute mesure qui empêcherait la pleine mise en œuvre [de l’accord] par les autres parties ». Dans la foulée de cette déclaration Emmanuel Macron a d’ailleurs convenu avec son homologue iranien Hassan Rohani de travailler « à la mise en œuvre continue de l’accord nucléaire ».
« L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme »
Mais le chemin est long des intentions à leur mise en œuvre. La référence aux « bénéfices économiques liés à l’accord » doit être prise très au sérieux, car elle renvoie directement à l’architecture sur laquelle repose l’accord de 2015. La question est de savoir si une entreprise désireuse de maintenir ou de développer ses activités économiques en Iran s’expose à subir un sort analogue à celui, entre autres exemples, connu par la BNP qui en 2014 a payé une amende de 9 milliards de dollars au Trésor étasunien pour avoir facilité des transactions avec le Soudan, l’Iran et Cuba.
La réponse ne fait guère de doute. Le nouvel ambassadeur des États-Unis en Allemagne, un des principaux partenaires commerciaux de l’Iran, a ainsi sommé dès mardi sur twitter, le jour même de sa prise de fonction, les entreprises allemandes à cesser leurs activités en Iran. L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme, marquée par un volet qu’on nommera ici juridico-économique tout aussi important que son volet militaire.
Autant il a été difficile à Washington par le passé de faire appliquer les sanctions par la Chine ou la Russie, autant les banques européennes, et plus spécifiquement françaises, par leur imbrication avec le marché étasunien, sont tétanisées à l’idée de contourner les sanctions. En définitive, seul un rapport de force d’État à État pourrait libérer de cette pression les acteurs économiques européens souhaitant investir en Iran. Il s’agit bien là d’un choix politique. Cette déclaration n’est donc qu’un point de départ. Deux trajectoires opposées sont désormais possibles.
Soit la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne reviennent dans le giron dès que les États-Unis menaceront de s’en prendre à toute entité qui parmi leurs « alliés » dérogera aux sanctions étasuniennes. Cette hypothèse est d’autant plus à craindre que le plan de repli saute aux yeux dans leur déclaration qui précise : « d’autres sujets majeurs de préoccupation doivent être pris en compte. Un cadre de long terme pour le programme nucléaire de l’Iran après l’expiration de certaines des dispositions du JCPoA [Joint Comprehensive Plan of Action], à partir de 2025, devra être défini. Alors que notre engagement en faveur de la sécurité de nos alliés et partenaires dans la région est indéfectible, nous devons également traiter de façon rigoureuse les préoccupations largement partagées liées au programme balistique de l’Iran et à ses activités régionales déstabilisatrices, en particulier en Syrie, en Irak et au Yémen ».
On retrouve ici les principaux griefs initiaux des États-Unis, d’Israël et de l’Arabie Saoudite contre l’Accord. Les signataires européens n’en tirent pas à ce stade les mêmes conclusions que cette coalition belliciste. Mais il est permis de penser, au regard de leur alignement systématique des dernières années, que tout incident grave pouvant être attribué à l’Iran, et de manière plus générale toute difficulté dans les nouvelles négociations qu’ils appellent de leurs vœux pourra servir d’excuse à un réalignement officiel – une sortie de l’Accord – ou déguisé – une réticence à contourner les sanctions – sur la position étasunienne. Échaudé, le Guide suprême iranien Ali Khamenei a d’ailleurs d’ores et déjà déclaré qu’il ne fait pas confiance aux européens pour donner des « garanties réelles » qu’ils ne prendront pas demain les mêmes positions que les États-Unis, poussant Hassan Rohani à exiger des européens ces mêmes garanties.
Soit ce trio, ou à défaut un de ses membres, se donne les moyens de contourner les sanctions étasuniennes, comme l’ont par exemple fait par le passé les banques chinoises ou indiennes dans le cadre des importations de pétrole iranien. Mais à défaut d’être conditionné à une remise en cause – par ailleurs plus que souhaitable – du volet militaire de l’atlantisme, qu’on imagine mal de la part de Theresa May, Angela Merkel et Emmanuel Macron, un tel choix implique au minimum une rupture claire avec son volet juridico-économique.
« Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, […] l’heure est venue de faire des choix courageux. »
Dans un accès d’utopisme on pourrait par exemple rêver que l’euro soit enfin utilisé pour contribuer à éroder le statut exorbitant du dollar, sur lequel repose en partie la capacité des États-Unis à punir ceux qui refusent d’appliquer leurs sanctions contre un pays tiers. Conscient de ce qui se joue, le président du parlement iranien a d’ailleurs de son côté estimé que les européens ont une occasion de montrer qu’ils ont le « poids nécessaire pour régler les problèmes internationaux ».
Il a raison sur ce point. Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, et devant la dangereuse fuite en avant belliciste des États-Unis, l’heure est venue de faire des choix courageux. Emmanuel Macron, prompt à se poser en « leader » européen et à endosser une posture « gaullo-mitterrandienne » jusqu’à ce jour démentie par une orthodoxie atlantiste sans faille, a une occasion historique de remettre la politique étrangère de la France dans le sens de l’indépendance et au service de la paix. Espérons qu’il saura la saisir.
L’historien Thomas Frank analyse la lente conquête des classes populaires par la droite radicale aux États-Unis. Son dernier livre, Pourquoi les riches votent à gauche, paru en anglais juste avant l’élection de 2016, sonne comme une alarme. Sa traduction en français chez Agone, avec une préface de Serge Halimi, peut nous donner les clefs pour comprendre cette évolution et inverser la tendance.
En Europe comme en Amérique, les anciens grands partis de gauche semblent suivre une trajectoire similaire qui les pousse toujours plus vers un consensus centriste et libéral. Cette stratégie conduit pourtant systématiquement à un effondrement électoral, ou même à une « pasokisation », en référence à l’ancien grand parti de la gauche grecque, aujourd’hui réduit à un groupuscule parlementaire. En réaction, les partis et les mouvements de droite connaissent cependant un mouvement inverse qui les pousse vers des positions toujours plus radicales. Quelles sont les raisons derrière ce glissement politique ? La question a déjà été posée à de nombreuses reprises mais bien peu nombreux, finalement, sont les intellectuels à avoir vraiment analysé la situation. La sortie en français de l’ouvrage Pourquoi les riches votent à gauche chez Agone (Titre original : Listen, Liberal: or Whatever Happened to the Party of the People?, Scribe, 2016) nous donne l’occasion de parler de l’un d’eux. Thomas Frank n’est pourtant pas facile à cerner. On a pu le lire dans le Harper’s Magazine, sur Salon.com, dans le Financial Times, le Guardian et le Monde diplomatique, mais il est aussi l’auteur de plusieurs livres. Selon les endroits où il s’exprime, il peut être à la fois un auteur, un analyste politique, un historien, un journaliste, un critique culturel ou même un « culture war author ». Ce qui est certain, c’est qu’il aussi un visionnaire.
Pour comprendre son importance, il faut revenir sur sa carrière. Thomas C. Frank est né en 1965 et a grandi à Mission Hills, Kansas, une banlieue dans l’aire urbaine de Kansas City, Missouri. Il étudie à l’Université du Kansas puis à l’Université de Virginie, et reçoit un doctorat en Histoire de l’Université de Chicago après une thèse consacrée à la publicité aux États-Unis dans les années 1960. Il fonde en 1988 un magazine de critique culturelle : The Baffler. La revue, qui deviendra notamment célèbre pour avoir éventé la supercherie du « Grunge speak » dans le New York Times(1), se vante de critiquer « la culture business et le business de la culture ».
Les deux premiers ouvrages de Thomas Frank (Commodify Your Dissent(2), composé d’articles qu’il a écrit pour The Baffler, et The Conquest of Cool(3), tiré de sa thèse) ont pour sujet la cooptation de la dissidence par la culture publicitaire, c’est-à-dire la marchandisation de la langue et du symbolisme non-conformiste et contestataire, en particulier celui de la jeunesse. Il s’agit d’un sujet dont l’actualité est frappante, et qui est tout-à-fait éclairant sur le rôle que tient la publicité dans la société contemporaine, les liens entre capitalisme, culture populaire et médias de masse et les relations sociales de pouvoir dans l’espace médiatique.
À l’occasion de la parution de The Conquest of Cool, Gerald Marzorati écrit dans The New York Times Book Review le 30 novembre 1997(4) :
« [Thomas Frank est] peut-être le jeune critique culturel le plus provocateur du moment, et certainement le plus mécontent. […] Sa pensée ainsi que sa prose nous renvoient à une époque où la gauche radicale représentait, en Amérique, plus que des conférences et des séminaires suivis par des professeurs foucaldiens. Frank s’est débarrassé du jargon de mandarin ; pour lui, il est question de richesse et de pouvoir, de possédants et de dépossédés, et c’est clair et net. »
Le troisième ouvrage de Thomas Frank, publié en 2000 et intitulé One Market Under God(5), examine la confrontation entre démocratie traditionnelle et libéralisme de marché, et s’attaque en particulier à ceux qui considèrent que « les marchés sont une forme d’organisation plus démocratique que les gouvernements élus ». Ici encore, l’actualité de l’analyse est brûlante et démontre que Thomas Frank avait parfaitement compris les enjeux politico-économiques qui ouvraient le nouveau millénaire.
La conquête conservatrice des classes populaires
L’ouvrage qui va le rendre célèbre aux États-Unis sera publié en 2004, peu avant l’élection présidentielle que George W. Bush remportera face au Démocrate John Kerry, sous le titre What’s the Matter with Kansas?(6). Présent 18 mois sur la liste des best-sellers du New York Times, il sera traduit en français sous le titre Pourquoi les pauvres votent à droite. Ce livre est en grande partie tirée de l’expérience de Thomas Frank avec les évolutions politiques de son État d’origine, le Kansas, et représente une analyse politique magistrale qui est encore souvent reprise aujourd’hui.
Thomas Frank part d’un constat : les régions rurales des États-Unis, et en particulier dans le Midwest, font partie des zones les plus pauvres du pays. Alors que ces endroits furent le foyer d’un populisme agrarien de gauche radicale à la fin du XIXe siècle et qu’elles souffrent énormément des politiques libérales depuis les années 1970, comment se fait-il que ces régions soient autant acquises aux Républicains ? Ainsi, le comté le plus pauvre des États-Unis à l’époque (hors réserves indiennes) se trouvait à la frontière entre le Nebraska et le Kansas : ce comté de fermiers et de ranchers déshérités votait pour les candidats Républicains avec des marges de plus de 60 points. Comment, se demande Thomas Frank dans ce livre, peut-on autant voter contre ses intérêts ?
La réponse se trouve aussi, en écho avec son travail sur la publicité, dans une appropriation de la contestation. Cette fois, c’est la droite qui a coopté le ressentiment contre l’establishment et l’a retourné à son profit. Thomas Frank montre que les Républicains conservateurs du Kansas qui étaient les plus radicaux au sein du parti se sont présentés comme les ennemis des « élites » : les politiciens du Congrès mais aussi les producteurs d’Hollywood ou les journalistes de la « Beltway », cette région urbanisée allant de Boston à Washington, D. C. En jouant sur le ressentiment des classes populaires blanches rurales et suburbaines, ils ont rapidement marginalisés les Républicains modérés et se sont assurés une domination presque totale sur la politique de l’État. Cependant, leur critique de l’élite se fait surtout sur un terrain culturel ; une fois au pouvoir, les Républicains conservateurs mettent en place une politique néolibérale qui nuit fondamentalement à l’électorat populaire. Malgré cela, au Kansas, les électeurs continuent à voter de plus en plus à droite. Ce phénomène, que l’on retrouve à travers l’entièreté du Midwest et du Sud, est appelé le « backlash » (contrecoup) conservateur par Thomas Frank. Le backlash se construit surtout sur des questions culturelles comme l’avortement, le port d’armes et le mariage gay. Dans le monde du backlash, les « libéraux » (au sens américain, c’est-à-dire la gauche) sont unis dans leur désir de détruire ces symboles de l’Amérique traditionnelle ; ils méprisent les « vrais Américains » qui vivent dans le « Heartland », le centre rural du pays. En opposition, on parle volontiers de « libéraux côtiers » pour qualifier les habitants de New York ou de San Francisco.
Le porte-étendard du backlash conservateur dans le Kansas est Sam Brownback, qui était à l’époque l’un des deux sénateurs de l’État. Il en sera par la suite le gouverneur, de 2011 à 2018, période pendant laquelle sa politique de baisse massive d’impôts ruinera totalement le budget étatique. L’entièreté de sa carrière se construira sur cette thématique anti-establishment.
« Ici, la gravité du mécontentement ne pousse que dans une seule direction : à droite, à droite, toujours plus à droite. »
Ce backlash conservateur n’est pas un phénomène récent aux États-Unis ; selon Thomas Frank, on peut retrouver ses origines à l’époque de Richard Nixon. Ce backlash vit une accélération avec l’ère Reagan mais surtout avec la « révolution conservatrice » menée par Newt Gingrich, qui fut élu Speaker de la Chambre des Représentants après la large victoire des Républicains aux élections de mi-mandat de 1994, sur un programme très conservateur (« The Contract with America »). Le repli identitaire sur des valeurs culturelles, au premier chef l’avortement, se cristallise vraiment à cette époque. Ce que Thomas Frank souligne avec justesse, cependant, est qu’il ne s’agit pas d’un banal mouvement réactionnaire et que l’on ne peut pas se contenter de l’expliquer par le racisme de la société américaine, comme beaucoup le font. Il montre au contraire que les militants anti-avortement, les plus radicaux et les plus nombreux au sein du backlash, s’identifient énormément aux militants abolitionnistes de la période précédant la guerre de Sécession. Le Kansas lui-même a été fondé par des abolitionnistes venus de Nouvelle-Angleterre cherchant à empêcher les habitants du Missouri voisin, esclavagistes, de s’établir sur ces terres. Le conflit, parfois très violent, qui opposa abolitionnistes et esclavagistes dans les années antebellum fait évidemment écho, pour ces militants, à celui qu’ils mènent contre l’avortement. Ils s’identifient également aux populistes agrariens de la fin du XIXe siècle qui secouèrent la politique américaine. Emmenés par William Jennings Bryan, un natif du Nebraska trois fois candidat à la présidentielle pour le parti Démocrate, ces populistes (comme ils s’appelaient eux-mêmes) militaient contre les monopoles et les grands banquiers qui dominaient l’économie. Ces deux mouvements populaires étaient sous-tendus par de forts sentiments religieux évangéliques, comme l’est aujourd’hui le mouvement « pro-life ». Ces activistes mettent leur lutte en parallèle avec leurs prédécesseurs comme une dissidence contre le pouvoir en place et son hégémonie culturelle. En ce sens-là, le backlash dans le Midwest est à dissocier de celui du Sud profond (Louisiane, Alabama, Mississippi, Géorgie) qui a plus à voir de son côté avec un maintien ou un renforcement de la suprématie blanche et se berce souvent de nostalgie confédérée. Mais malgré tous les beaux sentiments des conservateurs du Midwest, ce backlash les amène tout de même à voter avec constance contre leurs intérêts économiques. Contrairement à l’époque de William Jennings Bryan, le ressentiment populaires ne se tourne plus contre les élites économiques. « Ici, la gravité du mécontentement ne pousse que dans une seule direction : à droite, à droite, toujours plus à droite », écrit Thomas Frank.
Quand il écrit What’s the Matter with Kansas, il ne pouvait pas prévoir le « Tea Party », ce mouvement né en 2009 qui pousse le backlash encore plus loin, ni Donald Trump. Ces événements donnent pourtant à son livre une teneur presque prémonitoire ; ce qui se passait dans le Kansas en 2004 s’est étendu à toute la nation.
Gardant toujours un œil sur la droite américaine, il publie dans les années suivantes deux livres décortiquant le pillage systématique des services publics par les conservateurs (The Wrecking Crew(7)) et la façon dont la crise économique fut utilisée pour justifier le néolibéralisme par la droite (Pity the Billionaire(8)). Son dernier livre est publié sous le titre Listen, Liberal(9) en 2016, six mois avant l’élection qui a fait de Donald Trump l’homme le plus puissant du monde. Il s’agit en quelque sorte d’une continuation de What’s the Matter with Kansas, en ce qu’il reprend là où s’était arrêté son dernier chapitre : quelle est la responsabilité des Démocrates dans ce fiasco ?
L’ère Obama : autopsie d’un échec
Alors qu’elle avait tout gagné en 2008, la gauche étasunienne a perdu la Chambre et le Sénat, un millier de sièges dans les assemblées étatiques, n’a réussi à imposer qu’une timide réforme de l’assurance-maladie et n’a qu’à peine régulé l’industrie des services financiers. En 2016, Wall Street fonctionne comme avant, et si la reprise est là sur le papier, les trois-quarts des Américains estiment que la récession est toujours en cours. Le chômage baisse mais la grande majorité des nouveaux profits ont été captés par les actionnaires, et les jeunes diplômés arrivent sur le marché du travail et de l’immobilier écrasés par la dette étudiante.
Thomas Frank explique dans Listen, Liberal que ceci n’est pas simplement dû à la malchance ou aux aléas de l’économie. Le parti Démocrate est en fait devenu un parti d’élites, ceux qu’il appelle la « classe professionnelle », ou « classe créative » : les médecins, les ingénieurs, les avocats, éditorialistes, fondateurs de start-ups et cadres de la Silicon Valley. Cette classe était celle qui était la plus acquise au Parti Républicain dans les années 1960 – aujourd’hui, elle est devenue la plus Démocrate. De fait, le niveau d’éducation et le vote démocrate sont parfaitement corrélés dans la population blanche, ce qui n’est d’ailleurs pas le cas du revenu (les très riches continuent à voter Républicain). C’est cette classe professionnelle qui contrôle le Parti Démocrate aujourd’hui, et elle impose son programme libéral en matière d’économie.
En termes politiques, les éléments-clefs mis en avant par les Démocrates centristes qui représentent cette catégorie d’intérêts sont la méritocratie, l’expertise, le consensus, la politique bipartisane. Ce genre de discours délaisse complètement les thèmes démocrates traditionnels qui s’adressaient aux travailleurs, aux syndicats, aux habitants des zones rurales, qui promettaient de défendre les Américains moyens contre les intérêts monopolistiques ; en bref, défendre le « small guy ». Selon Thomas Frank, c’est ce changement chez les Démocrates qui pousse l’électorat populaire dans les bras des Républicains. Ce changement a commencé avec Bill Clinton, dont le mandat a été marqué par la signature de l’ALENA, le plus grand accord de libre-échange de l’histoire des États-Unis. Ce projet avait pourtant été rédigé par l’administration de George H. W. Bush, mais c’est Bill Clinton qui lui a permis d’entrer en vigueur : il aura un effet destructeur sur l’industrie du Midwest. C’est aussi sous Bill Clinton que la loi Glass-Steagall, qui régulait Wall Street depuis 1933, a été abrogée. Cette politique, à l’opposé de ce que défendaient les Démocrates depuis Franklin D. Roosevelt, était justifiée par des arguments rationnels : c’est-à-dire sur l’avis d’économistes et de banquiers, de techniciens de la politique et de l’économie. Ainsi, le secrétaire du Trésor de 1995 à 1999, Robert Rubin, était un ancien membre du conseil d’administration de Goldman Sachs. Avoir un diplôme d’une université de l’Ivy League est une condition sine qua non pour être accepté au sein de cette élite, de même que croire dur comme fer à la loi du marché, à la dérégulation et au libre-échange.
La présidence de Barack Obama n’échappa pas à cette tendance. Les Démocrates se trouvaient, en 2008, dans une situation parfaite pour réformer l’économie en profondeur : ils contrôlaient le Congrès et la crise financière appelait à punir les responsables. Mais plutôt que d’appliquer les lois anti-trusts et d’imposer des politiques de régulation à Wall Street, ils n’ont mis en place que de timides réformes. Selon Thomas Frank, cela s’explique par le fait que l’agenda démocrate était fixé par la “classe professionnelle” qu’il décrit, qui voit les régulations d’un mauvais œil et préfère appliquer les recommandations d’économistes : la présidence Obama a marqué l’avènement de la technocratie aux États-Unis. Pour les élites démocrates, les banquiers de Wall Street sont des personnes tout à fait recommandables : elles possèdent un diplôme prestigieux, donc elles savent ce qu’elles font, et se comportent de manière rationnelle. Thomas Frank rejoint ici la critique faite par Elizabeth Warren, sénatrice Démocrate du Massachusetts, ancienne professeure de droit à Harvard et figure de l’aile gauche du parti : selon elle, l’administration Obama avait le pouvoir et la légitimité pour punir lourdement les responsables de la crise, mais cela n’a pas été fait(10).
« Bernie Sanders n’est rien de plus qu’un Démocrate classique : son programme reprend presque exactement là où Harry Truman s’est arrêté. »
Malgré l’espoir historique qu’a suscité Barack Obama, la situation ne s’est pas vraiment améliorée sous sa présidence pour l’électorat populaire, qui avait majoritairement voté pour lui hors du Sud. Les banques « too big to fail » sont sauvées, les traités de libre-échange continuent d’être signés, la logique du marché continue de triompher. Ce faisant, les élites démocrates, se parant de responsabilité morale, sont persuadées de mettre en place les politiques les plus efficaces et les plus rationnelles. Après tout, elles font consensus parmi les spécialistes, et les objectifs traditionnels du parti Démocrate (justice sociale, égalité des chances, partage des richesses) ne peuvent plus permettre à la gauche de gagner à leurs yeux. Le reproche d’inéligibilité fait à Bernie Sanders rappelle l’identique rengaine contre Jeremy Corbyn. Pourtant, Bernie Sanders n’est rien de plus qu’un Démocrate classique : son programme reprend presque exactement là où Harry Truman s’est arrêté en 1952 et ne ferait pas rougir un Kennedy. Que Sanders soit devenu marginal illustre parfaitement comment le Parti Démocrate a pu perdre les cols bleu du Midwest américain. À travers le pays, les électeurs blancs sans diplôme sont devenus un groupe solidement républicain, ce qui aurait été impensable il y a vingt ans.
Bien avant l’élection de Trump, tous les éléments étaient donc déjà présents pour sa victoire. De fait, c’est bien l’Amérique qui a cru en Obama qui a élu Trump. L’Iowa, État agricole du Midwest, avait été gagné par Obama en 2008 avec neuf points d’avance ; en 2016, Trump l’a remporté avec une marge de dix points. Difficile d’accuser des personnes qui ont voté deux fois pour Obama d’avoir voté Trump par racisme ; et ce sont précisément ces électeurs qui ont voté pour Obama puis pour Trump qui lui ont permis de remporter l’élection, en gagnant des États qui n’avaient pas été remportés par les Républicains depuis 1988 comme le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie. Mais plutôt que de remettre en question leur stratégie, dont ils sont persuadés qu’elle est la seule rationnelle, les élites Démocrates, comme le montrait déjà Thomas Frank six mois avant l’élection, préfèrent analyser ce backlash comme une expression bêtement raciste. Quand Hillary Clinton se vante d’avoir gagné des districts représentant les deux-tiers du PIB étasunien avant de qualifier ses électeurs d’« optimistes, divers, dynamiques, allant vers l’avant », en opposition à ceux de Trump décrits comme simplement racistes et misogynes, elle représente parfaitement la vision qu’a l’élite démocrate de la situation électorale actuelle. Incapables de remettre en question leur vision technocratique de la politique, ils préfèrent analyser en termes manichéens tout ce qui ne va pas dans leur sens : les électeurs de Trump doivent être racistes et l’élection n’a pu qu’être truquée par la Russie. Même si ces sujets ne peuvent être ignorés, les élites du Parti Démocrate réduisent leur analyse de l’élection de 2016 à ces deux facteurs explicatifs. Pourtant, l’œuvre de Thomas Frank donne une vision très claire de ce qui a mal tourné dans la politique américaine. Depuis 1992, les Démocrates pensent qu’ils peuvent ignorer les classes populaires, acquises depuis des générations au parti ; l’idée qu’ils puissent changer de camp paraissait impensable. Pourtant, les classes populaires blanches votent aujourd’hui en masse pour les Républicains. La résistible ascension de Donald Trump et des Républicains était tout à fait prévisible et est la conséquence de problèmes qui ne risquent pas de disparaître subitement.
Ce bref aperçu de la carrière de Thomas Frank montre clairement qu’il a parfaitement compris son époque. La progressive conquête des classes populaires par les Républicains est un phénomène de longue durée, mais les signes avant-coureurs étaient déjà sous les yeux des Démocrates en 2004. What’s the Matter with Kansas? pourrait presque décrire l’élection de 2016 : Steve Bannon, le directeur de campagne de Trump, a fait du ressentiment économique son cheval de bataille principal. Donald Trump fut élu en promettant la fin du libre-échange et de la domination des élites. Il n’en fut rien(11), bien entendu, comme cela avait été le cas dans le Kansas et ailleurs par le passé.
« C’est bien l’Amérique qui a cru en Obama qui a élu Trump. »
La traduction française de What’s the Matter with Kansas? s’intitule Pourquoi les pauvres votent à droite (Agone, 2013). La traduction de Listen, Liberal sous le titre Pourquoi les riches votent à gauche montre bien le rôle complémentaire des deux ouvrages, chacun donnant une des clefs pour résoudre l’énigme de l’échec de la gauche américaine.
Thomas Frank a commencé sa carrière en montrant comment la publicité s’appropriait la contestation et la contre-culture, et il est devenu un des auteurs politiques les plus connus au sein de la gauche américaine en montrant comment les conservateurs s’appropriaient le mécontentement et le populisme. Sa compréhension des enjeux politiques de son époque est soutenue par sa formation d’historien de la culture et des idées : il associe l’analyse socio-économique et l’analyse culturelle des phénomènes politiques.
Aucun règne ne peut durer éternellement, cependant, et celui du rationalisme centriste pas plus que les autres. La résurgence au sein du parti Démocrate d’un mouvement cherchant à le ramener à ses racines constitue une réponse au consensus libéral qui domine le parti depuis Bill Clinton, et pourrait bien renverser le paradigme politique. Comme Thomas Frank le dit dans Listen, Liberal, la gauche avait par le passé la capacité d’apporter des réponses au mécontentement populaire, et c’est là qu’elle trouvait sa véritable force. Bernie Sanders a réussi à obtenir 43 % des voix avec une campagne fondée uniquement sur des contributions individuelles, une performance historique qui signifie que quelque chose a changé au sein du parti. Si les Démocrates arrivent à redevenir un parti populaire, ils pourront inverser la tendance historique à laquelle ils font face et qui a amené Donald Trump à la Maison Blanche.
Ce type de changement ne peut venir que de l’intérieur du Parti Démocrate. Mais l’analyse éclairée de Thomas Frank donne un examen de long terme se reposant sur l’histoire politique, culturelle et sociale des États-Unis qui permet à tous les observateurs d’élargir leur champ de vision et de mettre en perspective la situation politique actuelle. L’analyse rigoureuse de Thomas Frank a mis en évidence les sources du backlash conservateur qui se développe aux États-Unis dès le début des années 2000 et qui a directement mené à la présidence Trump. À l’heure où ce contrecoup commence à se faire sentir en Europe, la lecture de Thomas Frank devient nécessaire.