Papa Schulz à la chancellerie ?

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Martin Schulz, ©fsHH. Licence : CC0 Creative Commons

Si depuis quelques semaines vous vous languissez de la frénésie électorale qui a amené Emmanuel Macron à la tête de notre pays le 7 Mai, ne désespérez pas. Il vous suffit de traverser le Rhin pour retrouver pendant quelques mois l’ « air de la campagne ». Le 24 septembre 2017, nos voisins allemands devront également se rendre aux urnes pour choisir la nouvelle composition de leur Parlement. Les députés fraîchement élus auront alors la charge d’élire la personne qui occupera le poste de chancelier pour les quatre prochaines années.

Comme en France, les sondeurs, politistes et autres experts plus ou moins fiables ont sorti leur boule de cristal depuis longtemps pour tenter de déterminer qui occupera la fonction suprême. On pense en premier lieu à Angela Merkel qui brigue un quatrième mandat. Si sa candidature a été approuvée par 89,5 % des représentants de la CDU en décembre 2016, elle se retrouve cependant en mauvaise posture face à un électorat précarisé se tournant de plus en plus vers le parti d’extrême-droite Alternative für Deutschland. Les déboires de la CDU lors de certaines élections régionales, dans le Mecklenburg-Vorpommern en Septembre 2016 notamment, illustrent parfaitement cette nouvelle tendance qui pourrait bien mettre fin au règne de Merkel. Elle doit également faire face à un nouveau challenger dont le visage n’est pas inconnu en Allemagne : Martin Schulz.

Que penser alors de ce nouveau venu ? Martin Schulz se distingue tout d’abord par un parcours assez atypique. Alors que les politiciens allemands sont habitués à collectionner les diplômes de l’enseignement supérieur (un cinquième des députés du Bundestag possède un doctorat), il arrête le lycée avant d’obtenir l’Abitur (“équivalent” du baccalauréat, ndlr) et suit une formation de libraire. Membre du parti social-démocrate (SPD), il est élu député européen en 1994 et devient Président du Parlement européen en 2012. C’est donc en quittant ce poste en janvier 2017 qu’il décide de s’engager à l’échelon national en vue des élections fédérales de septembre. Il est depuis pressenti comme potentiel remplaçant d’Angela Merkel, annonçant une possible rupture avec ses politiques de restriction budgétaire et d’ouverture commerciale appliquées en Allemagne et fortement encouragées dans les autres pays européens.

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Martin Schulz et son grand ami Jean-Claude Juncker © ErlebnisEuropaBerlin. Adam Berry/EU/AFP-Service. Licence : l’image est dans le domaine public.

C’est du moins ce que s’imaginent les observateurs. Il serait hâtif de voir en Martin Schulz le héraut de l'”Europe sociale”, de par son engagement dans les institutions européennes tout d’abord. Son accession au poste de Président du Parlement Européen fut le résultat d’un accord passé avec les Partis Populaires Européens mettant de facto le Parlement au service de la Commission grâce à la construction d’une « grande coalition » à l’allemande entre les sociaux-démocrates et les conservateurs. On note ainsi le soutien indéfectible de Schulz aux politiques promues par José Manuel Barroso puis Jean-Claude Juncker, en particulier la signature des accords de libre-échange avec les États-Unis et le Canada. Il est donc difficile d’imaginer que l’élection de Schulz puisse porter un coup au consensus néolibéral régnant en Europe.

Si l’on cherchait à comprendre Martin Schulz d’après le spectre politique français, on pourrait le comparer à Emmanuel Macron, voire à François Fillon. 

Avec Emmanuel Macron, il partage une vision fédéraliste de l’Europe (qui va souvent de pair avec une adhésion aux idées néolibérales, assumée ou non), qui lui a valu de devenir en peu de temps le petit chouchou des médias allemands. Il faut dire que dans un pays où la modération est de rigueur dans les discours politiques, Schulz fait office d’exception et joue sur son image d’homme sympathique et énergique pour séduire une partie des électeurs. Mais il devra également se démarquer de la CDU d’Angela Merkel, une mission compliquée quand on sait que les deux partis gouvernent en coalition depuis 2013 et que c’est Gerhard Schröder, membre du SPD, qui a mis en place les réformes les plus dures en termes d’emploi et de budget au début des années 2000 (un peu comme le PS en France).

Enfin, on a découvert récemment des points communs entre Martin Schulz et François Fillon, soit une même tendance à siphonner l’argent public et à placer ses proches à des postes clés. Selon Der Spiegel, il aurait entre autres fait usage d’un jet privé aux frais du contribuable et rémunéré plusieurs de ses alliés en les plaçant au sein de l’administration du Parlement Européen. Ces pratiques ont notamment attiré l’attention de sa compatriote Ingeborg Grässle, chargée du contrôle budgétaire au Parlement. Il est cependant trop tôt pour déterminer l’impact de ces accusations sur la campagne de Schulz qui pour l’instant se place encore devant Merkel dans certains sondages.

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Martin Schulz ravira-t-il à Angela Merkel le poste de chancelière? © ErlebnisEuropaBerlin. Licence : l’image est dans le domaine public. 

Pour finir, il faut prendre en compte les trois défaites subies par le parti de Schulz dans trois Länder, dont la Rhénanie du Nord-Westphalie qui constituait un bastion majeur de la SPD. Ces résultats à l’échelon régional contrastent beaucoup avec l’image d’un Martin Schulz parti pour gagner les élections fédérales en Septembre. Mais quelque soit son résultat, la question des coalitions se pose. Sans nécessairement arriver premier, le SPD pourrait tenter de constituer une alliance dite “rouge-rouge-verte”, avec les écologistes et Die Linke, et ainsi créer une nouvelle majorité au Bundestag. Mais on imagine très bien Schulz reconduire pour quatre ans la grande coalition avec la CDU, faisant ainsi perdurer l’austérité budgétaire si chère à la chancelière actuelle.

Sources :

https://www.mediapart.fr/journal/international/241116/le-depart-de-martin-schulz-rouvre-le-jeu-au-parlement-europeen

http://www.spiegel.de/politik/deutschland/martin-schulz-markus-engels-profitierte-von-fragwuerdigen-zahlungen-a-1134030.html

http://www.spiegel.de/politik/deutschland/martin-schulz-union-knoepft-sich-spd-kanzlerkandidaten-vor-a-1134142.html

http://www.euractiv.fr/section/elections-2014/news/martin-schulz-remis-en-cause-au-parlement-europeen/

http://www.zeit.de/politik/deutschland/2017-02/martin-schulz-spd-cdu-umfragen

Crédits photo

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Pourquoi Macron risque d’achopper sur l’Europe [vidéo]

Crédits : SciencesPo
Macron à Sciences Po pour un débat sur l’Europe. Crédits non nécessaires

En ce jour de “fête de l’Europe” (oui, il y a une fête de l’Europe. Pourquoi pas : il y a bien une Journée mondiale de la scie sauteuse…), voici un court entretien vidéo – 12 minutes environ – avec l’économiste et professeur de finances Steve Ohana. Auteur en 2013 d’un ouvrage intitulé Désobéir pour sauver l’Europe (Max Milo), il est interrogé ici par Coralie Delaume pour la web télé du blog L’arène nue, désormais associé à LVSL. L’économiste effectue un tour d’horizon de la situation en zone euro, notamment en Grèce et en Italie, de l’inanité de la politique de l’offre telle qu’elle est prévue dans le programme électoral d’Emmanuel Macron, et revient en fin d’entretien sur la question du Brexit.

 

 

 

 

R.I.P. – L’écologie, grand perdant du débat d’entre-deux-tours

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Pas de crédit. Creative commons

Le grand débat d’entre deux tours aura au moins eu le mérite de clarifier les choses pour les écolos qui pensaient trouver en la personne d’Emmanuel Macron une bouée de sauvetage, un kit de survie minimal face aux crises environnementales et face à la pseudo-écologie rétrograde du Front National. Pas un mot, pas une proposition, pas un geste pour les électeurs de Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon ; un seul mot d’ordre, tacitement accepté par les deux protagonistes : l’écologie, ça commence à bien faire.

Certes, on ne peut pas parler de tout en deux heures et demie; mais ce n’est pas un prétexte pour ne parler de rien la plupart de temps, et que Le Pen ait voulu en découdre bien salement n’empêchait pas son technocrate d’adversaire d’essayer de parler un peu du fond, plutôt que de se faire courtoisement piétiner. Certes, bien d’autres thèmes essentiels (culture, enseignement supérieur et recherche, défense, logement…) sont purement et simplement passés à la trappe. Mais était-ce si difficile d’essayer d’en placer une sur la transition énergétique, le nucléaire, les pesticides, le modèle alimentaire, la bio, les filières courtes ? Macron, faisant preuve d’un rare sens du ridicule, ne pouvait s’empêcher de qualifier chaque sujet de “priorité”. L’écologie n’en est visiblement pas une.

Il a longuement été question de l’Europe. De transposition de normes, d’Europe “qui protège”. Contre des migrants, des terroristes, ça on avait compris. Et contre le glyphosate ? Contre les perturbateurs endocriniens, dont un éditorialiste avait dénoncé, quelques jours avant le premier tour, le fait qu’ils avaient “perturbé” le débat électoral (mais quel humour !) ? Et de cette Europe qui empêche les États de contraindre les géants de l’agroalimentaire à adopter l’étiquetage nutritionnel, dont l’une des vertus serait de mettre au pilori les seigneurs de l’huile de palme ? De cette Europe qui fait obstacle à toute forme de protectionnisme écologique ? De cette Europe-là, bien sûr, il n’a pas été question.

Un point de détail de la vie des Français, comme dirait l’autre (agirpourlenvironnement.org)

Il a été question d’emploi. Le Grand Marcheur, d’ordinaire si prompt à nous régaler de promesses d’emploi liés au numérique, s’est abstenu d’évoquer les emplois liés à la transition énergétique, à la rénovation thermique des logements (il est vrai que les “passoires énergétiques” sont rarement habitées par des banquiers d’affaires…), au développement de l’agro-écologie, de la permaculture, des recycleries. Pas un mot non plus sur les récentes crises agricoles : il va donc falloir s’attendre à des mesures-sparadraps d’urgence, pour accompagner la fuite en avant d’un modèle productiviste, aux ravages économiques, sociaux et environnementaux sans nombre.

Il a bien sûr été question de migrations. Mais pas des migrations climatiques, alors qu’elles concernent 250 millions d’hommes, de femmes et d’enfants d’ici 2050 (selon l’ONU), et déjà plus de 83 millions entre 2011 et 2014. Des “déplacés” qui n’ont pas encore de statut unifié au niveau du droit international. À croire que le changement d’échelle est tellement important qu’il en devient aveuglant.

Bilan des migrations climatiques en 2012 (d’après le rapport “Global Estimates 2012”, de l’International Displacement Monitoring Centre et du Norwegian Refugee Council)

Il a été question d’école, de savoirs fondamentaux, de lecture et d’écriture, mais pas du rôle clé qu’elle peut jouer dans la prévention et la sensibilisation au gaspillage, à l’éco-responsabilité en matière d’alimentation, de manière à la fois ludique et exigeante. Il a été question de santé : pas des milliers de victimes des particules fines, mais plutôt de montures de lunettes (sujet, il est vrai, autrement plus important !). Il a été question d’espérance de vie : pas de l’espérance de vie en bonne santé, qui baisse depuis deux ans, notamment en raison de l’explosion des maladies chroniques, de la hausse des cancers infantiles, fortement corrélés à des facteurs environnementaux. Il a été question d’atlantisme. Pas des négociations avec Trump à propos du massacre environnemental délirant dont il est l’auteur cynique, des mesures à prendre pour l’empêcher de traîner dans la boue, avec sa glorieuse “nouvelle révolution énergétique”, les engagements (même superficiels) pris au moment de la COP21, en matière de réduction des émissions de GES, de protection des espaces marins, compte-tenu de l’effet que peuvent avoir sur les pays émergents des mesures courageuses prises par les acteurs historiques du dérèglement climatique.

Sale temps pour les écologistes, donc. Alors même que le dernier scénario néga-Watt, ou le rapport “Pour une agriculture innovante à impacts positifs” de Fermes d’avenir confirment l’urgence et la crédibilité d’une vraie transition, pas d’un bricolage en carton-pâte. Le message est clair : la start-up Macron et la PME Le Pen n’ont pas, dans leur feuille de route, de stratégie à l’échelle de la civilisation humaine. D’autres devront assumer cette tâche.

L’extrême droite allemande (AFD) enlève son masque

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© Robin Krahl 

Lors d’une conférence donnée le jeudi 9 mars à Berlin, le nouveau parti d’extrême droite a dévoilé son programme politique. Les leaders de l’AfD ont annoncé les mesures dont le parti sera le porte-parole lors des prochaines élections qui auront lieu en septembre prochain. Sans grande surprise, celles-ci ne sont pas sans rappeler les propositions du Front National. Pour l’AFD, c’est un revirement par rapport aux propositions présentées lors du lancement du parti en 2013.

La sortie de l’Union Européenne 

La conférence a démarré sur ce postulat : « l’Allemagne n’est pas une démocratie ». L’idée majeure de l’AFD est de proposer la sortie de l’UE votée par les Allemands à l’aide d´un référendum afin que l’Allemagne « retrouve sa souveraineté ». A ses débuts, le parti s’était tout de même prétendu favorable à une intégration européenne dans le cadre des nations en se déclarant uniquement opposé à l’euro… tout en souhaitant conserver un marché commun. Le parti propose aussi d’introduire plus de référendums populaires sur le modèle suisse, ainsi qu’une regrettable réforme des institutions, ouvrant la porte aux interrogations : l’élection du Bundespräsident au suffrage direct par les citoyens, ainsi que la réduction des prérogatives des députés et du Chancelier. Actuellement, le Bundespräsident est élu par le Parlement et son rôle est celui d’un garant de la stabilité et de la continuité de l’Etat. Le système politique allemand a été décidé ainsi après la seconde guerre mondiale afin de prévenir toute nouvelle dérive d’un pouvoir trop personnel. La loi fondamentale (Grundgesetz) limite les pouvoirs du Président et les pouvoirs des députés du Bundestag et du Bundesrat. Que recherche réellement l’AFD en proposant cette réforme ? Il s’agit certainement d’une composante invariable de ce que les Allemands nomment le Rechtpopulismus, le populisme de droite qui revendique l’idée d’une personnalité forte à la tête de l’Etat.

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Frauke Petry, leader de l’AFP © Harald Bischoff

L’exclusion comme moteur politique et idéologique

De même que les frontistes français, les réactionnaires allemands prônent une politique dure et injuste envers les immigrés, et se font les chantres de la fermeture des frontières comme moyen de « protéger le pays » et d’« empêcher une invasion massive du système social ». La fermeture des frontières figure en tête de la liste du programme, le but de l’AfD étant de passer en dessous des 200.000 migrants par an (et une immigration basée sur des critères sélectifs), ainsi que d’interdire les regroupements familiaux pour les réfugiés. Alors que l’Allemagne a accueilli 890 000 réfugiés en 2015 et 280 000 en 2016, l’AfD propose de mettre fin à cette politique et souhaite diminuer l’accès au droit d’asile. En tant que proposition phare, figure aussi la reconduction à la frontière des criminels étrangers qui devront ainsi être emprisonnés dans le pays d’origine. Une dernière mesure phare concerne la déchéance de nationalité pour les immigrés binationaux coupables de crime. De plus, le parti songe à l’étendre aux Allemands ayant « des origines étrangères » sans apporter plus de précisions.

La question de l’Islam a aussi été longuement évoquée, l’AfD souhaitant interdire les cursus d’études universitaires sur l’Islam ou la théologie islamique (à l’instar des Gender Studies), ainsi que le port du voile dans les lieux publics, à l’école et à l’université. Marine Le Pen avait, elle aussi, fait part d’intentions allant dans le même sens. Selon l’AfD, l’intégration consiste à « plus qu’apprendre l’allemand », l’apprentissage et la promotion de la langue allemande occupant tout de même une grande place dans le programme politique, celle-ci étant définie comme le « centre de l’identité [allemande] ». Depuis ses débuts, le parti s’oppose radicalement au multiculturalisme et donne à la Leitkultur (voir l’article paru à ce sujet sur LVSLhttps://lvsl.fr/allemands-a-recherche-dune-identite-perdue) une définition se rapprochant du nationalisme exclusif. Il se positionne ainsi sur la même ligne que certains universitaires proches de la CSU et de la branche conservatrice de la CDU. Pour rappel, l’ex-CDU Friedrich Merz  avait expliqué que la culture de référence allemande (Leitkultur) devait “représenter un contre-poids” à la société multiculturelle. Position qui semble avoir été reprise par l’AfD. La communication du parti utilise aussi les même codes simplifiés et grossiers que le FN en France, en affublant certaines personnalités d’une burqa (représentation préférée des partis populistes de droite du “totalitarisme de l’Islam”) ou bien en éditant des tracts relatant des chiffres gonflés et établissant des parallèles douteux avec l’immigration et le chômage ou bien le terrorisme.

Et que vive l’armée !

En matière de défense, la restauration du service militaire pour « la protection et la puissance de la patrie » est proposée. D’une façon assez surprenante, l’AfD souhaite que les Etats-Unis restent un allié important et que l’OTAN reste une alliance de défense effective tout en refusant que les soldats allemands soient envoyés en mission pour les intérêts des « pays amis ». Ils doivent cependant pouvoir être mobilisés sous mandat de l’ONU. À ce méli-mélo incohérent s’ajoute la volonté dun « meilleur comportement » envers la Russie. L’AfD espère ainsi s’assurer la protection de l’Allemagne par des forces alliées étrangères, étant consciente de la faiblesse relative de la Bundeswehr qu’elle souhaite d’ailleurs « renforcer ». L’armée allemande est en effet peu dotée en effectifs et le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale reste un obstacle à toute tentative d’intervention militaire majeure (l’armée est totalement contrôlée par le Bundestag). Les récents exercices d’entraînement entre la police fédérale allemande et la Bundeswehr en cas d’attaque terroriste sont d’ailleurs largement relatés dans les journaux nationaux. Précisons aussi que l’AfD s’oppose à la construction d’une Europe de la Défense.

«L’Allemagne doit être fière de son passé»

Et si le pire était pour la fin ? Alors que le Front National – et la droite française en général – se plaisent à évoquer les « aspects positifs du colonialisme », l’AfD déclare, sans crainte, vouloir en finir avec la politique actuelle de mémoire du national-socialisme et « ouvrir l’histoire à de nouvelles possibilités » qui permettraient d’évoquer… les « aspects positifs de l’histoire allemande ». Il est assez douteux, de la part du parti d’extrême droite, de regrouper sous un même thème la critique de la mémoire du national-socialisme et la volonté de parler des points positifs de l’histoire allemande. Surtout lorsque cela figure sur un programme électoral. Mais encore récemment, il est possible d’entendre certaines personnes parler d’un ton naïf des « progrès en matière de transports sous Hitler, notamment pour les autoroutes ». Gruselig (effrayant), comme on dit en allemand. L’AfD n’est pas un parti “nazi” en tant que tel, mais parmi ses soutiens, certains le sont. Intervient alors le conflit entre la mémoire d’un fait ou d’une période historique, et de son utilisation dans la politique.

Une critique du monde post-idéologique ? 

La fin des idéologies – voire celle de l’Histoire – semble belle et bien n’être qu’une chimère. Car l’AfD, à l’instar du Front National, manœuvre et porte aussi un discours destinant à casser le clivage gauche-droite pour définir une nouvelle opposition entre les nationalistes et les pro-UE. La crise des réfugiés est à ce titre un motif concret prêtant à la construction d’une ligne idéologique correspondant à celle qui vient d’être détaillée est qui constitue le programme électoral de l’AfD. Merkel, en prétendant vouloir uniquement décider des mesures en ne faisant usage que du sacro-saint pragmatisme, donne en fait un sens idéologique à l’ouverture des frontières et du contenant à ce qu’est aujourd’hui l'”européisme” dont l’extrême-droite se sert pour se donner un contenu politique en “contre”. Et pour en terminer avec les idées reçues, l’AfD n’est ni un parti social, ni un parti qui se situerait “ni à droite, ni à gauche” de l’échiquier politique : ses idées sont réellement celles d’un renouveau du nationalisme allemand sur le modèle des autres partis nationalistes européens.

Pour retrouver le programme complet de l´’AfD : https://www.alternativefuer.de/programm/

Pour en savoir plus sur le système politique allemand : http://elections-en-europe.net/institutions/systeme-politique-allemand/

Crédits :

© Robin Krahl https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2015-01-17_3545_Landesparteitag_AfD_Baden-Württemberg.jpg

© Harald Bischoff https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Frauke_Petry_5187.jpg

L’illusion économique : Todd contre la Mondialisation

Emmanuel Todd
©Oestani

Il y a vingt ans, sortait L’illusion économique, d’Emmanuel Todd. L’occasion de revenir sur le parcours d’un intellectuel et son apport dans le débat public, à l’heure où certaines de ses prévisions semblent se vérifier.

On a quasiment tous un Emmanuel Todd dans notre famille. Vous voyez sûrement cet oncle ou ce grand-père qui au fil des années à élevé le pourrissage d’ambiance au rang de discipline olympique et qui pourtant est réinvité à chaque repas de famille. Le rapport entre Todd et nos médias nationaux est à peu près le même. Il y a deux ans, alors que le jesuischarlisme avait été consacré comme le nouvel esprit de notre époque torturée, Emmanuel Todd faisait le tour des rédactions pour vendre son livre Qui est Charlie ? portant sur les manifestations du 11 Janvier 2015 qu’il assimilait, avec beaucoup de finesse, à un « acte d’hystérie collective ». Inutile de préciser qu’avant même la sortie du livre, nos chers éditorialistes avaient sorti le bazooka républicain contre cet islamo-gauchiste qui avait osé souiller la belle unité de la nation. Une tribune fut même rédigée par (le stagiaire de) Manuel Valls dans Le Monde qui entendait bien rétablir la vérité sur le mouvement post-Charlie Hebdo. Et pourtant, les rédactions ne peuvent s’empêcher de réinviter Emmanuel Todd, devenu au fil du temps un incontournable de l’analyse socio-anthropo-géo-politique.

En 1976, le jeune Emmanuel a d’abord la bonne idée de publier un livre qui prédit la fin de l’Union Soviétique (La Chute finale) qui le propulse au rang de prophète des sciences sociales après que sa prédiction se soit vérifiée. Rebelote en 2007 lorsqu’il rédige avec Youssef Courbage Le rendez-vous des civilisations dont les analyses seront corroborées par les Printemps arabes à peine quelques années plus tard. Les Allemands avaient Paul le poulpe, nous avons Emmanuel le démographe. Todd dispose dès lors d’un droit d’entrée dans la presse française qui lui permet de s’entraîner régulièrement à son activité favorite : le lancer de pavé dans la mare. Car au sein d’un entre-soi médiatique habituée à chanter les louanges de la mondialisation et de l’Union Européenne, ce qu’il raconte fait tâche.

Inégalités culturelles et économiques

Il faut remonter à 1997 pour comprendre les positions de Todd sur ces deux questions. Les années 90 sont alors un El Dorado pour les partisans du monde libre : on annonce le règne de la démocratie libérale pour les siècles à venir, les Européens trépignent d’impatience à l’idée de tout payer en euros, Lionel Jospin et les Spices Girls enjaillent la jeunesse française, tout va pour le mieux donc. Alors que Alain Minc (un autre prophète, moins talentueux) vient d’écrire La mondialisation heureuse, Emmanuel Todd publie un essai d’environ 400 pages intitulé L’illusion économique. Sa thèse est très simple : l’Euro et le libre-échange, c’est de la merde. Dans des termes plus courtois, il nous explique au fil des pages que la stagnation des économies développées est un effet de la mondialisation et recommande donc de mettre fin à la monnaie unique ainsi qu’à la libre circulation des marchandises.

Selon Todd, la seconde moitié du XXème siècle se caractérise tout d’abord par une montée des inégalités, non pas socio-économiques mais culturelles. La thèse ici défendue est assez originale : c’est l’évolution de la stratification éducative au sein des différentes nations qui a permis de justifier le développement des inégalités économiques. Alors qu’en 1945, la part des individus ayant fait des études supérieures demeure infime dans les pays développés, celle-ci se met à augmenter pour atteindre 20 % dans la plupart de ces pays en 1975. L’apparition d’une nouvelle classe d’éduqués supérieurs aurait alors rendu les sociétés plus tolérantes à l’inégalité. Cette tendance peut être illustrée par le développement de deux figures sociologiques dans l’imaginaire français : le beauf et le bobo. Pour faire simple, les 33 % du milieu regardent avec dédain les 66 % du bas pendant que les 1 % du haut sortent le champagne.

Les casseroles de la mondialisation et de l’Euro

Quelles sont donc les conséquences pratiques de cette nouvelle donne ? Dans un premier temps, Todd signe l’acte de décès des grandes croyances idéologiques qui pouvaient, dans une certaine mesure, unifier le corps social (par exemple le communisme qui en France associait ouvriers et intellectuels sortis de l’ENS). On se retrouve alors avec des classes moyennes acceptant passivement des politiques dont les premières victimes sont les classes populaires, à savoir l’ouverture au libre-échange et le choix de la monnaie unique. Todd prône donc un retour au protectionnisme commercial qui seul permet des politiques de redistribution efficaces alors que la libre circulation des marchandises entraîne une compression de la demande globale. Quand on peut vendre des sandales à n’importe qui dans le monde, le salaire cesse d’être perçu comme un revenu pour devenir un coût à réduire au maximum. De la même façon, pourquoi se priver quand on peut faire produire ces mêmes sandales par des Bangladeshis sans protection sociale ? Les premiers à trinquer sont bien sûr les salariés occidentaux peu qualifiés.

La mondialisation que l’on nous présente sous ses aspects les plus sympathiques ne profite donc pas aux sociétés dans leur ensemble, au contraire elle contribue exclusivement à l’enrichissement d’une minorité. Il faut rajouter à ça l’adoption de la monnaie unique par les États européens suite au traité de Maastricht signé en 1992. Emmanuel Todd livre ici une analyse extrêmement critique des principes qui sous-tendent la création de l’Euro, en outre la conception allemande de la monnaie. Inutile de s’étendre sur les très nombreux défauts de notre belle monnaie européenne, la situation actuelle des pays du Sud de l’Europe est suffisamment éloquente.

Une seule solution : la nation ?

Ces deux politiques combinées trahissent finalement selon Todd les nouveaux clivages qui traversent la société française. Face à une classe dirigeante qui ne jure que par la mondialisation et l’Europe, une classe moyenne d’éduqués supérieurs se maintient tranquillement alors que les classes populaires voient leurs conditions de vie se dégrader à vitesse grand V. Il faut reconnaître la lucidité de Todd qui identifie très tôt le vote FN comme un symptôme de cette « fracture sociale » (expression consacrée par la campagne du camarade Chirac en 1995) et préfigure la victoire du non au référendum sur l’adoption du TCE en 2005. Mais l’auteur ne s’arrête pas là et nous propose même une solution à sa sauce : une réhabilitation du concept de nation, pas en des termes xénophobes et va-t-en-guerre mais dans le sens ou seul le cadre national permet à l’État de reprendre la main sur l’économie. 20 ans après la parution du livre, la vision de Todd semble se concrétiser peu à peu : la lutte des classes passe désormais par une rupture avec la mondialisation et l’Union Européenne. Une question demeure cependant : qui s’occupera de cette rupture ?

Crédits photos :

http://www.librairie-terranova.fr/15712-article_recherche-l-illusion-economique-essai-sur-la-stagnation-des-societes-dev.html
http://culturebox.francetvinfo.fr/livres/essais-documents/emmanuel-todd-souleve-une-vive-polemique-avec-qui-est-charlie-218385

Pour aller plus loin :

La démondialisation de Jacques Sapir
Leur grande trouille. Journal de mes pulsions protectionnistes de François Ruffin
La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique de Frédéric Lordon

Crédit photo :

© Oestani

Allemagne : Qui a peur de l’AfD ?

©Olaf Kosinsky/Skillshare.eu Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Germany

En cette période assez particulière marquée par des bouleversements politiques majeurs tels que la victoire du Brexit au Royaume-Uni, l’élection de Trump aux USA ou encore l’expulsion, puis la réintégration (ouf !) de Pierre Larrouturou de Nouvelle Donne, nos voisins d’outre-Rhin semblent faire figure d’exception. Et pourtant, l’AfD émerge.

La vertueuse stabilité à l’allemande semble avoir pris corps en la personne de Angela Merkel, désormais considérée par certains comme le dernier rempart de la démocratie libérale, qui brigue un quatrième mandat de chancelière. Si son parti, la CDU (Union chrétienne-démocrate), remporte de nouveau les élections fédérales qui auront lieu en Septembre 2017, Merkel aura exercé cette fonction durant 16 ans ! Mitterand peut aller se rhabiller. On peut supposer que la CDU n’aura pas trop de mal à conserver son leadership l’an prochain. Son principal concurrent, le SPD (parti social-démocrate), peut difficilement se présenter comme une alternative à Merkel étant donné que le parti a choisi en 2013 de gouverner en coalition avec elle. Les Grünen (parti écologiste) et Die Linke (“la gauche”) ont certes réussi à s’installer sur la scène politique du pays, mais peinent à dépasser la barre des 10% lors des élections fédérales. On évoque parfois la possibilité d’une coalition “rouge-rouge-verte” rassemblant les Grünen, Die Linke et le SPD, mais cette issue reste très incertaine. Tout semblait donc au beau fixe pour les conservateurs, jusqu’à ce que l’AfD vienne chambouler cet équilibre…

Un nouveau parti à droite

On pourrait croire en lisant la dernière phrase que l’Agence Française de Développement a décidé d’ouvrir une succursale en Allemagne. Il n’en est rien. L’AfD dont nous parlons ici est Alternative für Deutschland (“Alternative pour l’Allemagne”), un parti créé il y a trois ans, qui, depuis, semble avoir conquis une fraction de l’électorat allemand. Revenons donc sur l’histoire de cette “alternative”. En février 2013, d’anciens membres de la CDU décident de fonder un nouveau parti, avec comme ligne directrice la sortie de la zone Euro. L’idée est simple : l’Euro ne fait qu’accentuer les inégalités entre les pays européens et l’Allemagne se retrouve à payer pour ces feignasses d’Europe du Sud. Parmi les fondateurs, on trouve Bernd Lucke, professeur de macroéconomie, ou encore le juriste Alexander Gauland. Ils seront rejoints par d’autres personnalités telles que Hans-Olaf Henkel, le Pierre Gattaz allemand. Pas très subversif pour un parti qui se présente comme une alternative. Il est vrai que l’AfD avait à ses débuts à peu près la même ligne économique que la CDU ou le FDP (parti libéral dont le nom abrégé fait beaucoup marrer les français en général). Mais le parti se distingue sur un point : les fondateurs de l’AfD ont l’idée géniale de se proclamer “ni de gauche, ni de droite”. Preuve que nos politiciens français (Le Pen, Macron…) n’ont pas le monopole de l’enfumage, Alternative für Deutschland fait office de précurseur en la matière. Et c’est comme ça que Lucke et sa bande font progressivement entrer le loup dans la bergerie.

Entre temps le parti participe aux élections fédérales en Septembre 2013, mais ne parvient pas à dépasser les 5% nécessaires pour pouvoir former un groupe parlementaire au Bundestag. Si le parti obtient à peu près le même score dans la majorité des Länder, on distingue tout de même une légère préférence pour le parti en ex-Allemagne de l’Est, en particulier en Saxe où l’AfD rassemble 6,8% des votes. Mais comment se fait-il que l’on classe désormais l’AfD dans la même catégorie que le Front National quand celle-ci ne devait être qu’un parti libéral vaguement eurosceptique ? En choisissant d’étiqueter son parti “anti-establishment”, Bernd Lucke a pris le risque de laisser entrer des personnalités pas très fan du Multikulti à l’allemande, qui considère que quand même, c’était vachement mieux quand il y avait pas tous ces kébabs dans les rues. Et ce sont ces personnes qui vont progressivement prendre contrôle du parti. Lucke quitte finalement le parti en Juillet 2015, suivi par d’autres personnalités, après sa défaite face à Frauke Petry qui devient leader de l’AfD, signant ainsi la victoire de la ligne conservatrice.

Les ambiguïtés du vote AfD

Comment expliquer désormais le succès relatif de Alternative für Deutschland ? Il faut tout d’abord aborder le cas de PEGIDA. Les “patriotes européens contre l’islamisation de l’occident” (avouez que ça claque comme nom) portent un mouvement fondé en 2014 à Dresde, où plusieurs manifestations furent organisées avec pour mot d’ordre la lutte contre l’immigration et l’Islam.

PEGIDA ayant fait des émules dans d’autres villes allemandes, on peut donc considérer que l’adhésion de certains citoyens allemand au discours de l’AfD s’inscrit dans cette mouvance anti-immigration. Ce sentiment de rejet des migrants a été renforcé dans une certaine mesure par la politique d’Angela Merkel, qui, en alliant accueil des réfugiés et politique budgétaire restrictive, a donné du grain à moudre aux discours xénophobes de l’AfD et de PEGIDA. Le parti a en effet continué son ascension au cours de l’année 2016., en se hissant par exemple à la deuxième place lors des élections régionales en Sachsen-Anhalt avec 24,3% et dans le Mecklenburg-Vorpommern avec 20,6%. On remarque que les Länder où le parti fait ses meilleurs score sont curieusement ceux ayant accueilli le moins de migrants. En revanche ce sont ceux où la population souffre le plus du chômage et de la pauvreté. La réalité de l’Allemagne, c’est que 25 ans après la réunification, les inégalités persistent entre l’Est et l’Ouest. Si nos médias ont souvent tendance à faire de l’Allemagne un Eldorado économique, ils oublient souvent ces régions où la désindustrialisation et l’exode des jeunes ont plombé l’économie et où les gouvernements, trop attachés au schwarze Null (0% de déficit public), ont été incapables de lutter contre la dégradation des conditions de vie. Cependant l’AfD a également réalisé un tour de force en s’imposant dans des Länder plus riches comme le Baden-Württemberg avec 15,1% des votes. Il devient alors difficile de déterminer si le parti se nourrit du rejet de l’immigration ou des partis traditionnels et de leurs politiques, probablement un peu des deux.

Ce qui est clair, c’est que Alternative für Deutschland est en passe de s’installer durablement dans le paysage politique allemand et que les élections fédérales ayant lieu l’année prochaine constitueront un bouleversement dans l’histoire politique de l’Allemagne après 1945. Pour la première fois les Allemands ont la possibilité de voter pour un parti à droite de la CDU, reste à savoir ce qu’ils en feront.

Pour aller plus loin (et pour réviser son allemand) :

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Podemos, entre Gramsci et Hillary – Rencontre avec Christophe Barret

Rencontre avec Christophe Barret, historien et auteur de l’ouvrage Podemos, pour une autre Europe, sorti aux éditions du Cerf en novembre 2015. Au programme, les contradictions internes de la coalition Unidos Podemos, les rapports de ses composantes à l’Union Européenne et la très complexe question catalane.


LVSL – Vous êtes l’auteur du remarqué Podemos, pour une autre Europe, sorti aux éditions du Cerf en novembre 2015. Vous expliquiez, dans cet ouvrage, la façon dont le mouvement populiste Podemos a émergé sur la scène politique espagnole. Fruit d’une synergie complexe entre le mouvement des indignés, le département de sciences politiques de l’université complutense de Madrid, et d’autres mouvements sociaux, Podemos s’était donné pour objectif la fameuse « guerre éclair » censée aboutir à la prise du pouvoir. Depuis, deux élections ont eu lieu et la coalition Unidos Podemos n’a pas réussi le sorpasso (i.e dépasser le PSOE), Mariano Rajoy a été réélu à la tête du gouvernement grâce à l’abstention du PSOE, et de nouvelles élections sont donc exclues. Qu’est-ce qui, selon vous, a empêché Unidos Podemos de dépasser le PSOE ?

Christophe Barret – En juin dernier, très clairement : les électeurs. Le taux de participation aux législatives d’alors était plus faible qu’à celles de décembre 2015. Les électeurs de Podemos sont ceux qui se sont le plus facilement démobilisés. L’alliance avec Izquierda Unida (IU), qui a donc donné naissance à Unidos Podemos, a pu en surprendre plus d’un. Jusqu’alors, Podemos avait construit sa renommée sur le neuf que représente le discours populiste de gauche. Ce dernier vise à « construire un peuple » – comme le disent Chantal Mouffe et Íñigo Errejón, le numéro deux de Podemos.

Il s’agit d’opposer les classes populaires aux élites jugées proches de l’oligarchie et à se défaire de ce qui fait perdre, depuis longtemps, la gauche de la gauche : par exemple les luttes d’appareil – que nous connaissons parfaitement, en France ! – ou l’usage de symboles jugés surannés en matière de marketing politique, comme par exemple le drapeau rouge, celui de la IIde République espagnole ou encore l’Internationale… Autant de choses auxquelles le jeune chef d’IU Alberto Garzón n’est pas prêt de renoncer.

Cet automne, ce sont tout simplement les barons du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE), menés notamment par Javier Fernández, qui ont ont sabordé la tentative de Pedro Sánchez de proposer une alternative à la portugaise. Ils avaient leurs raisons, sur lesquelles on peut revenir.

LVSL – On sait que deux tendances idéologiques s’affrontent aujourd’hui à l’intérieur de Podemos. La première, autour d’Íñigo Errejón, privilégie une stratégie discursive de long terme qui a pour but d’asseoir la centralité de Podemos et d’éviter le bon vieux clivage droite-gauche. La seconde, autour de Pablo Iglesias, a été à l’origine de la stratégie de coalition avec Izquierda Unida, de manière à dépasser le PSOE à court terme. Pouvez-vous revenir sur ces débats qui animent le mouvement depuis plusieurs mois ?

C.B. – Pour faire simple, et même un peu caricatural, on peut dire qu’il existe deux tendances : la populiste, aussi appelée « errejoniste », et la communiste, dite « pabliste » (car proche de Pablo Iglesias). Ces deux tendances se sont récemment opposées, pour le contrôle de la puissante fédération de Madrid. La seconde s’est imposée. Et l’on peut parier que ce sera encore elle qui s’imposera lors du prochain congrès de Podemos – le second, seulement, de son histoire –, au printemps prochain.

Les médias, ceux qui ont juré la perte de Podemos, usent et abusent de cette opposition. Ils distinguent les « gentils » errejonistes, avec qui on pourrait s’allier, et les « méchants » pablistes, jugés trop radicaux. Mais, dans les faits, Pablo Iglesias et Íñigo Errejón sont encore très loin de la rupture intellectuelle. Leur débat est aussi vieux que le parti, lui-même. Dans mon livre, je raconte, par exemple, comment il a déjà abouti à la mise à l’écart toute relative du troisième intellectuel du mouvement, Juan Carlos Monedero.

Aujourd’hui, bien-sûr, l’alliance avec IU relance tout. Alberto Garzón, lui-même, a voulu récemment enfoncer le clou. « Je ne suis pas d’accord avec les thèses d’Errejón », a-t-il même dit dans un entretien accordé à El País[1]. Il s’y déclare « critique (…) avec le discours et la stratégie politique du populisme de gauche. C’est une stratégie qui dit que, pour toucher aux gens, il faut modérer le discours ». Un document préparatoire au plan stratégique pour 2016-2017 d’IU, indique également que « les disputes organiques au sein des mouvements et partis alliés » importent moins que « le projet politique » défendu par lesdites organisations[2]. Poussant un brin la provocation, le jeune Garzón est aussi allé jusqu’à comparer la démarche d’Errejón à l’euro-communisme promu naguère par Santiago Carillo. Le débat n’est donc pas prêt de s’éteindre.

LVSL – Maintenant que le moment des élections est passé et que la crise interne du PSOE fait rage, quel va être le selon vous le comportement de Podemos dans la « guerre de position » qui s’installe ? Pensez vous que le mouvement va réussir à apparaître comme étant « l’opposition officielle » ?

C.B. – Si l’on en croit les derniers sondages qui le place à nouveau devant le PSOE, un avenir radieux s’offre à Podemos. Ces enquêtes pourraient faire pâlir de jalousie un Jean-Luc Mélenchon qui tente d’imiter Podemos, avec la « France insoumise ». Mais le parti de Pablo Iglesias, en interne, doit faire face à trois grands chantiers. Le premier est relatif à la nature des liens à tisser avec le PSOE, dont l’établissement est soumis à de nombreux aléas.  Le second touche à l’organisation territoriale du mouvement, car un compromis n’a toujours pas été trouvé, depuis le congrès fondateur de Vistalegre, entre « horizontalité » et « verticalité ». Le troisième concerne la connexion avec les mouvements sociaux, dont le nombre a diminué au cours des dernières années – contrairement à certaines idées reçues.

Malgré tout, les dirigeants du parti peuvent compter sur la détermination des militants. Chez les plus engagés, elle est intacte. Pablo Echenique, en charge de l’organisation, mobilise ainsi les troupes par différentes initiatives. Sans que l’on sache, toutefois si elle tiennent davantage de la politique de proximité, de l’action sociale ou encore de vagues tentatives d’auto-gestion.

Si l’on veut rester dans le domaine de la métaphore guerrière, disons que la conquête risque d’être difficile. Pablo Iglesias a récemment reconnu que les déplacements de voix d’un scrutin à l’autre, désormais, ne se comptent désormais plus par million. « Le PSOE va résister, ce n’est pas le PASOK », a-t-il même constaté[3]. Surtout, on voit mal comment Podemos pourrait continuer à siphonner les voix du PSOE. En effet, les enquêtes montrent aussi une rupture générationnelle et idéologique entre électeurs du PSOE – plus âgés, et parmi lesquels on trouve un très fort pourcentage de personnes résolues à ne jamais voter pour Pablo Iglesias – et de Podemos. La chose est inquiétante.

LVSL – On sait que l’Espagne est sous l’étroite surveillance budgétaire de la Commission Européenne, et que le nouveau gouvernement de Mariano Rajoy va devoir appliquer des mesures d’austérité pour corriger la trajectoire budgétaire de l’Espagne. De son côté Podemos maintient l’ambiguïté vis à vis de l’UE et du fonctionnement de l’euro. Pensez-vous que le positionnement actuel du mouvement est tenable alors que son allié, le Parti Communiste Espagnol (PCE), est sorti du bois et se positionne aujourd’hui ouvertement en faveur d’une sortie de l’euro ?

C.B. – Le positionnement est tenable tant que la position du PCE ne sera pas majoritaire au sein d’IU. Il n’en est qu’une composante. Et le très radical Alberto Garzón, pourtant économiste de formation, est des plus timorés en matière de politique monétaire. Il reconnaît, certes, que l’impossibilité de l’Espagne de pouvoir procéder à une dévaluation monétaire la conduit à la dévaluation salariale, et au maintien d’une distribution internationale du travail qui désavantage son pays. Celui-ci subit un modèle productif caractérisé privilégiant faible valeur ajoutée.

Curieusement, Alberto Garzón n’en conclut pas qu’il faille quitter l’euro. D’après lui « sortir de l’euro ne nous rapprochera pas plus du socialisme»[4]. La phrase est stupéfiante ! Curieusement, Iglesias, Errejón et Garzón sont d’accord pour garder l’euro. Ils avancent l’argument selon lequelle une politique alternative à l’austérité est techniquement possible au sein de l’euro-zone. Il semble qu’ils n’aient jamais entendu parler de Frédéric Lordon. Leur aveuglement est peut-être dû au vieux fonds européiste des Espagnols qui associent encore, avec raison, leur adhésion à l’Union européenne aux plus belles années de leur croissance économique. Mais il est surprenant que des marxistes patentés comme eux prêtent aussi peu d’importance aux questions économiques !

LVSL – Le destin de Podemos semble paradoxalement lié à la façon dont va se dénouer la crise interne du PSOE. Que va-t-il arriver au parti de Javier Fernández et de la puissante baronne andalouse Susana Díaz?

C.B. – Pour ces deux dirigeants, aussi, la prochaine épreuve du feu sera aussi un congrès. Le PSOE doit  organiser le sien au printemps et élire un nouveau secrétaire général. La présidente de l’exécutif andalou part comme favorite. Son objectif affiché est de « réconcilier » le parti. Elle affiche, aussi, une franche hostilité à Podemos. Javier Fernández est à la tête d’une direction provisoire, considérée par tous comme telle.

Pedro Sánchez, qui avait été le premier secrétaire général élu directement par les militants, en 2011, risque d’être un concurrent sérieux pour la Martine Aubry du sud. Son objectif est de « reconstruire » le parti, après les blessures laissées par son débarquement. Il vise une trajectoire à la Corbyn. Il mise sur la base, contre l’appareil. Le tour d’Espagne qu’il a entamé  lui permet de faire, presque partout, salle comble. Le destin de Podemos, pour ce qui est des perspectives d’entrer dans un gouvernement à moyen ou à long terme, est donc bien lié, en effet, à ce qui se joue au PSOE.

Dans la perspectives de négociations à venir, un atout de taille reste dans la manche de Pablo Iglesias : le fait qu’au Pays-Basque et qu’en Catalogne son parti ait déjà pasokisé le PSOE.

LVSL – La question catalane crispe le spectre politique espagnol. Carles Puigdemont, président de la Generalitat, a d’ores et déjà annoncé un référendum sur l’indépendance en septembre 2017. La voie de l’unilatéralité semble donc se dessiner en l’absence d’accord avec Madrid. Podemos est favorable à l’idée d’un référendum d’autodétermination, position dont il tire une grande popularité en Catalogne. Ce qui, paradoxalement, le rend dépendant des suffrages catalans qui viendraient à manquer dans le cas d’une indépendance. Comment pensez-vous que la question catalane va impacter la scène politique espagnole les prochains mois ? La coalition Unidos Podemos est-elle exposée au risque d’une tentative d’indépendance unilatérale ?

C.B. – La crise catalane sera, en effet, à la une de l’actualité. Car la situation est bloquée, entre un Mariano Rajoy qui joue la carte du tout judiciaire, et des Catalans proclamant à qui veut l’entendre, que le conflit qui les oppose à Madrid est avant tout politique. Une récente manifestation a réuni plus de 80 000 personnes dans les rues de Barcelone. Il s’agissait de soutenir les élus locaux qui promeuvent la tenue de ce référendum jugé illégal par le Tribunal constitutionnel de Madrid. L’avertissement de ces électeurs est clair, y compris pour Podemos. Mais la situation est terriblement compliquée.

Le clivage « pro » ou « anti » indépendance traverse tous les partis. On trouve de simples souverainistes, des indépendantistes et des fédéralistes dans tous les partis de la gauche catalane. Ainsi, la très populaire maire de Barcelone et fidèle alliée de Podemos, Ada Colau, marche sur des œufs. Elle ne soutient le processus impulsé par Puigdemont qu’à titre personnel. Elle se garde bien d’organiser une consultation sur le sujet dans sa bonne ville, malgré ce qui était, un temps, projeté.

Xavier Domènech, porte-parole et député d’En Comú Podem, la branche catalane de Podemos, ne s’est pas encore prononcé sur la nature des liens devant exister entre son parti et le mouvement qu’entend créer Ada Colau et auquel il désire être allié. Peut-être, aussi, parce qu’au sein d’Unidos Podemos, l’alliance entre Podemos et IU, les choses ne sont pas toujours claires, non plus.

La situation est, à tous égards, très tendue.

Crédits photos : Presentacion de Podemos : intervencion completa. 16.01-2014 Madrid (Youtube). Auteur : PODEMOS

[1]             Cf. El País du 25/11/2016. Consultable en ligne : http://politica.elpais.com/politica/2016/11/24/actualidad/1480011497_610254.html

[2]             Le Plan de acción de Izquierda unida (2016-2017) est consultable en ligne : http://www.izquierda-unida.es/sites/default/files/doc/Plan_de_Accion-IU-2016_2017.pdf

[3]             Constat fait, il est vrai, avant l’exclusion de Pedro Sánchez des instances dirigeantes du PSOE.

[4]             Entretien avec Salvador López Arnal, disponible en ligne : http://www.elviejotopo.com/articulo/organizacion-unidad-y-lucha-una-conversacion-con-alberto-garzon/