Raquel Garrido : “Le seul drapeau des gilets jaunes, c’est le drapeau français”

©Vincent Plagniol

Raquel Garrido est un des principaux soutiens médiatiques des gilets jaunes. Présente dans les manifestations, s’affichant avec certains leaders du mouvement, nous avons voulu l’interroger sur la critique radicale que formulent les gilets jaunes à l’égard du système représentatif et à l’égard des médias. L’occasion, aussi, de revenir sur le contexte de raidissement progressif du pouvoir et des violences de plus en plus prégnantes.


LVSL : Le gouvernement a récemment fait passer une loi anti-casseurs, dans un contexte d’utilisation manifestement disproportionnée des lanceurs de balles de défense. Nous assistons aussi à une multiplication des comparutions immédiates et des consignes en vue de condamnations plus lourdes. Comment analysez-vous ces mesures ? Sommes-nous devant un tournant quasi-illibéral de la présidence Macron ?

Raquel Garrido : Je suis choquée de la dérive rapide de cette élite politique, qui a définitivement rompu avec des valeurs de liberté et de démocratie les plus élémentaires.

Mais ce n’est pas surprenant puisqu’ils ont accepté depuis le début de faire un putsch mondain si l’on peut dire, en prenant le pouvoir de justesse, grâce à une puissance de frappe médiatique énorme mais une très faible assise démocratique. Cette situation allait nécessairement déboucher sur la répression actuelle. Mais je ne m’attendais tout de même pas à ce qu’ils acceptent aussi cyniquement de mutiler les gens de la sorte, avec des mains arrachées et des yeux éborgnés, d’utiliser massivement du gaz lacrymogène dont ils font manifestement évoluer la composition – bien que pour l’instant ils le nient. Je suis très triste et j’ai peur, car ils ont le monopole de l’usage de la force et parce qu’ils sont visiblement prêts à en faire n’importe quoi. Ils ont par ailleurs véhiculé tout un discours de vengeance au sein des forces de l’ordre, qui consiste à nazifier l’adversaire. Il s’agit de désigner les gilets jaunes comme des séditieux, des factieux, des opposants à la démocratie, des antirépublicains et des fascistes. Or, quiconque frappe un nazi se vit comme un résistant.

Ils sont en train de fabriquer des générations de personnes qui sont prêtes à faire usage de la violence parce qu’elles ont vu en leur adversaire non pas un contradicteur mais un fasciste. C’est très criminogène, j’ose espérer qu’ils ne l’emporteront pas au paradis. Toute une génération est maintenant marquée par cette violence. Elle va dorénavant se situer dans le débat démocratique à partir de ce vécu-là. Il ne faut jamais perdre de vue que si ce gouvernement mutile ses propres compatriotes, c’est pour défendre des profits privés liés à la suppression de l’ISF, par exemple. Ils mutilent pour défendre l’exonération fiscale. Ils mutilent pour défendre la monarchie présidentielle et le pouvoir de l’Élysée. C’est simple : les gilets jaunes souhaitent une redistribution des richesses et eux ne veulent pas en entendre parler. Les gilets jaunes démontrent une résistance, une détermination inédite. Le gouvernement, au lieu de céder comme dans n’importe quel pays démocratique, ne négocie pas alors même que le mouvement peut se prévaloir d’un important soutien de la population.

LVSL : Beaucoup de débats ont cours sur l’identité politique des gilets jaunes, sur leur appartenance au clivage gauche-droite. Quel regard portez-vous sur ces discussions et plus généralement sur les aspirations portées par les gilets jaunes ? 

RG : Pour moi, les gilets jaunes n’ont pas d’identité au sens politicien du terme. Ils ne se définissent pas comme de droite ou de gauche. Ils apportent une preuve éclatante que ces deux mots n’ont plus vraiment de sens commun. Je connais encore beaucoup de personnes de gauche qui pensent que gauche est un synonyme de : un, la redistribution des richesses, deux, la préservation de l’environnement et de l’écosystème, trois, la défense de certains principes démocratiques. Ce n’est pas vrai, le mot gauche n’est pas synonyme de ces concepts-là dans la tête de la majorité des citoyens. Pas seulement des gilets jaunes, mais des Français en général. C’est ce qui est fascinant chez les gilets jaunes : ce n’est pas parce que l’on ne se réfère pas au mot gauche que l’on n’aspire pas à la redistribution des richesses ou la justice fiscale, à la préservation de l’écosystème et à la démocratie. Car ce sont bien là les éléments qui composent précisément le cœur du mouvement.

Ceux qui aspirent à gouverner doivent comprendre une bonne fois pour toutes que la masse de l’électorat ne se joindra pas à un projet qui s’autoproclame de gauche et persiste à batailler autour de ce vocabulaire, de ce mot, de ce drapeau. Le seul drapeau des gilets jaunes, c’est le drapeau français. Et ce qui est incroyable, c’est que le drapeau français porte en lui l’égalité fiscale et sociale, la préservation de l’environnement et la souveraineté du peuple. Alors, qu’est-ce qu’on demande de plus ? Moi, le drapeau français me suffit.

D’autant plus si on y ajoute les quarante-deux « directives du peuple », un texte légitime et né de ce mouvement, que je valide des deux mains à peu de choses près. Je suis même émue de la façon dont notre histoire nationale charrie en elle toutes ces revendications, sans même qu’elles aient à être portées par des partis existants.

Elles ont réussi à traverser le temps et elles se retrouvent chez des hommes et des femmes qui n’étaient plutôt pas intéressés par la chose publique en général. C’est absolument fascinant. Cela prouve que le peuple français est un peuple hautement éduqué, malgré l’appauvrissement systématique de l’Éducation nationale. Je suis très heureuse de ce mouvement, heureuse d’avoir rencontré beaucoup de gilets jaunes, des animateurs du mouvement et je souhaite vraiment que tout cela puisse se traduire dans une transformation du régime politique, car c’est bien l’unique solution aux problèmes soulevés par les gilets jaunes. En mettant en avant le RIC, ils ont tout compris. Il ne s’agit pas seulement de défendre de belles revendications sociales et écologiques. Encore faut-il avoir les moyens de faire en sorte que la souveraineté émane de la société. Sans la souveraineté, on n’est rien, on est une multitude. Le peuple, c’est le collectif qui exerce la souveraineté effectivement. Mais ce n’est pas possible dans le cadre de la monarchie présidentielle. Il faut donc changer la monarchie présidentielle, car on ne va pas changer le peuple.

LVSL : Que pensez-vous de la façon dont le gouvernement a cherché à polariser la situation sur les violences ? Il semble avoir réussi son coup et affaibli le soutien aux gilets jaunes.

RG : Concernant le discours du gouvernement sur les violences policières, on a observé une dérive récente qui a consisté à justifier ces violences. Non seulement comme une réponse légitime à la violence des gilets jaunes sur le matériel ou sur les forces de l’ordre elles-mêmes, mais aussi comme une réponse à l’idée que les gilets jaunes remettent en cause les institutions.

Le gouvernement a généré le discours suivant : si on s’oppose à lui, on est en réalité opposé aux institutions et donc à la République. Or, moi je suis contre ces institutions et pourtant je ne suis pas contre la République. Je suis pour la VIe République. Ce discours est particulièrement dangereux. Ils essaient de criminaliser toute personne qui s’opposerait à la Ve République. Celle-ci s’effondre de toute façon et ne jouit plus de l’assentiment général. Ce n’est pas nouveau. Quand il y a des débats publics sur l’opportunité d’un 49-3, c’est bien que la constitution ne jouit plus du consentement global.

En temps normal, on ne discute pas des articles de la constitution, c’est un texte qui permet que l’on débatte des lois sans qu’il soit remis en cause. Au moment où la controverse porte sur la constitution elle-même, celle-ci ne joue plus son rôle constitutionnel. La monarchie présidentielle de la Ve République est faible et dire que l’on souhaite la remplacer par autre chose, dans des modalités pacifiques, n’est certainement pas un acte d’essence dictatoriale, contrairement à ce que soutient en permanence le gouvernement. L’inversion sémantique est très forte. Eux-mêmes, qui utilisent des méthodes autoritaires et répressives, violentes, font passer les aspirants à la démocratie pour des dictateurs. On ne doit pas accepter cette mise en place discursive. 

LVSL : En 2015, Vous avez publié un Guide citoyen de la VIe République. Quel regard portez-vous sur la crise de la représentation dont les gilets jaunes sont l’expression depuis maintenant plusieurs mois ?

RG : Avant d’être une crise de la représentation, c’est une crise de l’existence civique sur le plan individuel. C’est-à-dire que chaque individu ne trouve pas sa place en tant que citoyen, en tant que souverain, mais comme consommateur, comme candidat à l’entrée dans le système économique de production. Dans la théorie qui gouverne nos sociétés modernes depuis la Révolution française, le souverain n’est pas le monarque de droit divin mais le peuple lui-même. Or, progressivement, les individus ont été expulsés du système civique, essentiellement – et on en vient à la question de la représentation – du fait de comportements d’élus qui ont repoussés les citoyens.

Par exemple lorsque certains se sont fait élire sur un programme mais en ont appliqué un autre. À la longue, lorsque cette situation se reproduit une fois, deux fois, trois fois, il y a quelque chose de rationnel à ne plus aller voter. Il ne s’agit pas là d’une apathie ou d’une ignorance culturelle comme on peut l’entendre dans la bouche des élites, qui ont un rapport à l’abstention très péjoratif et moralisateur. À chaque élection, on entend des phrases du type : « si vous saviez le nombre de gens morts pour le droit de vote » ou « vous savez, nos aînés se sont battus pour ça. Pourquoi vous n’allez pas voter ? C’est honteux ». Non, ce n’est pas si honteux. En y réfléchissant un peu, chacun verrait qu’il est pourtant assez rationnel de choisir de ne pas voter.

Le comportement de ces élus n’est pas à mettre sur le compte de leur morale personnelle, il est lié à un système institutionnel qui organise l’impunité politique. C’est très caractéristique du système français. Nous avons un chef de l’État, à la tête de l’exécutif, qui ne rend de comptes à personne, ce qui n’existe dans aucune grande démocratie au monde. Dans les systèmes de type anglo-saxon, le Premier ministre rend des comptes au Parlement. Il y a en principe une corde de rappel.

En France, le président de la République a l’onction du suffrage universel, ce qui lui permet de se prévaloir d’une légitimité pour agir à sa guise entre deux élections. Ce comportement d’impunité a des effets pervers. Quand on se sait vivre dans l’impunité au plan politique, on peut se croire dans l’impunité sur le plan pénal. Nicolas Sarkozy en est un bon exemple. Il a pour l’instant réussi à s’en sortir dans les méandres des affaires judiciaires, mais son entourage n’y a pas échappé, comme on l’a vu avec la condamnation de Claude Guéant. Cette croyance dans l’impunité pénale se traduit aussi par le non-respect des règles électorales d’une campagne. On a vu se créer tout un drame autour de la cagnotte de soutien à Christophe Dettinger, afin qu’il ne puisse pas en bénéficier pour sa défense, tandis qu’à l’inverse, Nicolas Sarkozy a pu amasser sans problème 10 millions d’euros pour payer une campagne qui était délictuelle. On est dans l’impunité pénale.

C’est un des principaux versants de la machine à fabriquer du dégoût à l’égard des élus. Et ce comportement rejaillit en cascade sur toute la classe politique. Si la tête se place dans une logique d’impunité, l’élu en-dessous de lui l’est aussi à son tour. Ce comportement concerne alors les parlementaires, mais surtout les présidents d’exécutifs comme les maires, ou présidents de collectivités.

Le maire par exemple bénéficie d’un effet présidentiel très fort, car institutionnellement, il dispose de beaucoup de pouvoir. Il bénéficie d’un mode de scrutin qui lui est extrêmement favorable. Il concentre énormément de pouvoir décisionnel, de pouvoir de police, de pouvoir en matière d’appels d’offres, etc. Et l’on s’aperçoit alors que le meilleur moyen d’avoir de l’incidence en politique réside dans la courtisanerie : si l’on souhaite une subvention, plutôt que d’avoir à démontrer l’efficacité ou l’utilité d’une action qui devrait bénéficier d’argent public, on se retrouve à faire la cour au maire.

Ce phénomène s’aggrave au fur et à mesure que s’installe l’austérité. Moins il y a d’argent public à répartir, plus son obtention est un enjeu et plus on voit en conséquence s’appliquer des effets de cour. Certains élus se comportent alors avec l’argent public comme s’il s’agissait de leur argent. Typiquement, il arrive parfois qu’un maire déclare « j’ai financé la piscine. ». Mais non, ce n’est pas lui qui l’a financée. C’est nous, avec nos impôts, qui l’avons financée. Ce type de vocabulaire entre dans une logique de fait présidentiel, qui est devenue la norme en France.

Cette logique a abouti à un dégoût généralisé de la politique. Et pas seulement de la part des classes les plus populaires, des catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées, des marges de la politique ou des extrêmes, mais aussi de la part de classes moyennes qui avaient l’habitude d’être représentées. Classiquement, un citoyen qui se situe à l’extrême-gauche ou à l’extrême-droite est habitué de longue date à ne pas avoir de représentant au deuxième tour. Mais c’est un fait nouveau pour un citoyen qui s’identifie à la droite traditionnelle ou à la social-démocratie, qui est habitué à être représenté au second tour. Avec la montée du Front national, ces citoyens se trouvent régulièrement et depuis un certain nombre d’années privés de candidat au deuxième tour.

L’insatisfaction du mode de scrutin actuel est de plus en plus criante, et cela nous oblige à nous demander quel autre mode de scrutin nous souhaiterions afin de mettre un terme à cette situation qui génère de la violence. Quand en mai 2017, 18% des inscrits choisissent Emmanuel Macron tandis que 82% d’entre eux se portent sur les autres candidats et le vote blanc et nul – sans compter ceux qui ne sont pas inscrits – comment le gouvernement peut-il jouir d’une stabilité dans un tel contexte d’hostilité ? Et la situation aurait été la même si Jean-Luc Mélenchon avait été élu, avec 22 ou 23% au premier tour puis face au FN au second. Il aurait été confronté au même problème qu’Emmanuel Macron : l’illégitimité, au sens démocratique du terme. Soit on ose éteindre la lumière de la Ve République – c’était la position de Jean-Luc Mélenchon en 2017 – soit on s’accroche à la monarchie coûte que coûte, y compris contre tout le monde. Or, aujourd’hui, ce tout le monde est composé de gens déterminés qui n’ont plus rien à perdre sur le plan économique et social. C’est le cas des gilets jaunes, qui sont prêts à perdre des yeux, perdre des mains, sacrifier leur vie familiale, perdre tout plutôt qu’accepter d’être des riens, pas seulement au plan économique mais aussi sur le plan civique.

LVSL : Dans quelle mesure la VIe République que vous proposez serait capable de répondre à cette critique radicale exprimée aujourd’hui à l’encontre de la démocratie représentative et des corps intermédiaires en général ?

RG : Premièrement, le désir de contrôle et la défiance vis-à-vis de quiconque souhaite représenter est une réaction à l’impunité. Nous ne partons pas de rien. Nous partons d’une situation en France où les gens qui nous ont représentés ont abusé de cette fonction. Tout le monde est donc dans la méfiance. Cette méfiance ne doit pas être perçue comme un problème mais plutôt comme un atout. Il faut générer des mécanismes de contrôle. Pour moi, le cœur de la réponse, c’est la question de la révocabilité. C’est le droit de révoquer et l’organisation de la révocabilité des élus. Plus que tous les autres sujets, tels que le cumul des mandats dans le temps, le plus important à mes yeux est l’acceptation par les élus de leur propre révocabilité.

Bien sûr, cette révocabilité ne doit pas s’opérer dès le lendemain de l’élection, pas à tout bout de champ, ni au prix de l’instauration d’un mandat impératif qui abolirait à mon sens la possibilité d’une délibération réelle en assemblée. Car il ne peut y avoir de délibération réelle en assemblée sans la possibilité de se laisser convaincre par les autres membres de l’assemblée. Le mandat impératif abolit cette possibilité de porosité et d’échange, condition nécessaire à la fabrique de l’intérêt général.

Cela dit, la révocation peut avoir, au-delà de l’aspect punitif qui saute aux yeux, un aspect très positif à travers la modification du comportement de chacun. Pour les candidats tout d’abord : s’ils savent qu’ils n’auront d’autre choix que d’appliquer leur programme du fait du droit de révoquer, alors ils seront plus attentifs dans l’élaboration de celui-ci. Le droit de révoquer permet donc premièrement d’améliorer la phase de délibération préalable et d’élaboration des programmes, qui serait plus collective et plus sérieuse. Par exemple dans ma commune, si je sais que le maire sera réellement contraint d’appliquer le programme, je me rendrai plus volontiers aux réunions préalables où l’on discute de ce programme. La connaissance de ce dernier sera plus large, les citoyens sauront qu’il s’inscrit dans une logique particulière, qu’il peut changer selon les circonstances si un événement exceptionnel venait à survenir, etc. Tout cela participerait d’une élévation générale du niveau de conscience et de connaissance à propos du programme et de la gouvernance.

Deuxièmement, il faut intégrer d’autres dispositifs, comme le tirage au sort, qui peut être inséré dans plusieurs mécanismes de prise de pouvoir, à tous les échelons du pays. Tout d’abord, parce que l’issue du tirage au sort est beaucoup plus conforme à la réalité sociologique du pays qu’avec le vote. Et ensuite, car il apporte un tiers-avis qui s’avère toujours intéressant. Le tirage au sort a néanmoins un problème : il ne permet pas la révocabilité. À partir du moment où quelqu’un n’est pas élu sur un programme, il ne peut pas rendre compte de ce programme. Le tirage au sort ne permet donc pas ce travail préalable de désignation et d’exercice de la souveraineté. Être souverain, c’est se forger une opinion politique et être capable de l’exprimer librement. Être tiré au sort, c’est tout sauf l’expression de la souveraineté. Ce n’est pas un acte souverain, c’est un acte de gestion de la délibération. L’acte souverain, c’est délibérer autour d’un programme et désigner quelqu’un pour le mettre en place. C’est pourquoi il faut faire attention avec le tirage au sort. Il faut déterminer les cadres dans lesquels il peut être très utile et les cadres dans lesquels, à l’inverse, il ne le serait pas.

LVSL : Quels sont les cas où le tirage au sort ne serait pas utile ?

RG : À l’Assemblée nationale, par exemple. Une chambre délibérative représentant la nation ne doit pas être tirée au sort. La nation est une, il s’agit de la représenter de la façon la plus complète possible. Il n’y a pas besoin de tirage au sort. En revanche, il pourrait y avoir dans tous les territoires du pays et même au niveau national des assemblées tirées au sort avec des prérogatives particulières. Cela dépend aussi de la façon dont on tire au sort. Par exemple, tire t-on au sort sur la liste de tous les inscrits ou tire t-on au sort par profession ? On pourrait mettre en place une chambre du temps long, qui travaillerait sur une autre temporalité que l’Assemblée nationale, composée de citoyens tirés au sort, avec des systèmes de rotation.

Sur ce point, il ne faut surtout pas être dogmatique. On doit laisser sa chance à la créativité, il faut pouvoir tester de nouveaux outils. Les nouvelles technologies doivent pour ce faire être mises à profit. Techniquement, on serait en capacité d’organiser un référendum par jour. Sur mon téléphone, sur le chemin du travail, je pourrais répondre à une dizaine ou une vingtaine de questions. Toutes ces questions qui se posent sur le bureau d’un ministre, elles pourraient être posées aux gens, et ils pourraient être beaucoup à participer. Mais est-ce vraiment un procédé intéressant ? Là encore il faut faire une distinction entre les sujets et les circonstances dans lesquels on peut appliquer une démocratie du référendum permanent, et ceux qui nécessitent un temps plus long et pour lesquels la délibération s’impose.

Nous devons rester ouverts. On pourrait même imaginer une situation où la technologie permettrait d’être présent dans une assemblée par hologramme, comme dans Star Wars ! C’est là l’invention d’une démocratie nouvelle, nous devons décider de ce que nous voulons. Et ce que nous voulons, c’est être protagonistes tout le temps. Ou peut-être pas tout le temps, car nous avons tous également d’autres choses à faire, chacun ne souhaite pas nécessairement être protagoniste 24h/24 ! Certains citoyens pourraient vouloir suivre les événements comme le lait sur le feu, d’autres à l’inverse décideraient de s’en remettre davantage aux premiers, mais compte tenu du passif, nous sommes plutôt dans une phase de contrôle accru.

LVSL : Dans cette VIe République que vous appelez de vos vœux, quel rôle seraient amenés à jouer les médias en tant que corps intermédiaires ?

RG : C’est un sujet épineux. Je rappelle que pour être souverain il faut avoir une opinion et l’exprimer. Cela renvoie à la question de l’habeas corpus et à celle de la répression policière ; c’est donc la question de la liberté. Mais c’est aussi la capacité de se forger réellement et sincèrement sa propre opinion politique. Là interviennent deux grands acteurs. L’école d’une part, avec sa massification et son adaptation à chaque type d’individu et à chaque condition sociale. Les médias d’autre part. Aujourd’hui, les médias m’aident-ils objectivement à être quelqu’un de libre ? Non, il y a un gros problème en France. Et pas seulement à cause de la concentration oligarchique des médias entre les mains de huit personnes. Le problème est qu’il y a globalement un affaissement brutal de la déontologie dans le métier de journaliste. Une des raisons importantes est la concurrence avec le web, qui provoque un alignement sur le temps court. Cette frénésie du temps court ne permet pas le temps de la vérification et la contradiction. Cela pousse à utiliser un vocabulaire imprécis et exagéré, plutôt faux.

Dans ces conditions, les médias deviennent des machines à fabriquer de la fake news. Je parle bien là des médias mainstream et non des réseaux sociaux. Je ne pense pas que les fake news viennent principalement des réseaux sociaux ou d’internet. Il y en a, mais globalement ce qui est vraiment grave c’est quand les médias mainstream mentent. Cela doit absolument être changé. Il faut à cet effet un conseil de déontologie journalistique, parce que les médias qui souhaitent faire de la déontologie une valeur ajoutée doivent avoir un élément sur lequel s’appuyer. Le journal qui choisit un matin de ne pas relayer une information nouvelle dans la seconde par souci déontologique doit pouvoir l’affirmer, en faire un argument de vente et de constitution de son audience. Cette démarche serait soutenue par le conseil de déontologie, car il permet de comparer les titres de presse en fonction des réprimandes subies.

La controverse n’intervient pas tant sur la nécessité ou non de mettre en place ce conseil de déontologie journalistique, mais plutôt sur sa composition. Faut-il y faire figurer uniquement des journalistes avec une carte de presse, ou aussi des pigistes ? Des rédacteurs en chef ? Des actionnaires ? Des usagers ? Si oui, lesquels et comment les choisir ?

Le conseil aurait également un effet au niveau des conditions de travail des journalistes. Car si un pigiste doit fournir dix papiers dans la journée tout en appliquant une déontologie, il est soumis à deux injonctions contradictoires. Il ne peut répondre à ces deux exigences à la fois. Ici, la précarité du journaliste l’empêche de résister à sa hiérarchie. En revanche, la présence d’un conseil lui permettra de signaler à sa hiérarchie que sous un tel rythme le journal risque de subir des sanctions par manque de déontologie. Le conseil vient alors en soutien des journalistes précaires. De plus en plus de revendications affluent dans le sens de la création d’un conseil de déontologie journalistique de la part des associations de pigistes.

LVSL : Quand on parle de VIe République, on pense souvent à une logique parlementaire où l’élection se ferait à la proportionnelle. C’est ce qu’on entend généralement dans la bouche de Jean-Luc Mélenchon ou dans vos propos. On y oppose régulièrement l’argument historique de l’instabilité du système institutionnel de la IVe République, ou encore, de la part des défenseurs de la Ve République, l’idée selon laquelle le système actuel garantirait la stabilité et la capacité du Président à réagir rapidement. Comment concilier la pluralité de la représentation et l’urgence de l’action dans des démocraties où le temps accélère ?

RG : La liberté d’action gouvernementale liée à la légitimité vient nécessairement du consentement populaire. Elle ne vient pas de l’encre sur le papier de la constitution. Emmanuel Macron est légitime sur le papier, mais tout le monde sait qu’il ne l’est pas tant en réalité. Celui qui est assez bête pour soutenir que la Ve République est un régime stable n’a pas mis le nez hors de chez lui depuis un certain temps, le pays est en ébullition ! La théorie des partisans de l’Ancien régime – je parle ici des soutiens de la Ve République – consiste à penser que c’est la constitution qui fait la stabilité. Non, ce qui fait la stabilité, c’est le consentement majoritaire. S’il y a 60 à 70 % des gens qui approuvent une politique, on peut considérer qu’il existe une certaine stabilité. Et si la chambre des représentants est à peu près représentative de la population, la stabilité est reflétée aussi à l’Assemblée nationale.

Je trouve qu’on attaque beaucoup la IVe République. Elle a obtenu la sécurité sociale et elle a négocié et conclu d’importants accords de décolonisation par exemple. Elle a donc des réussites à son actif, et pas des moindres. À l’inverse, la Ve République est dans une fin de règne déplorable, criminogène et corrompue. Quoi qu’il en soit, la créativité doit l’emporter sur la nostalgie. Je ne suis pas politiquement nostalgique. Par exemple, je n’affirme pas que nous devons “retrouver” notre souveraineté, comme s’il avait existé une époque dorée où nous étions souverains avec laquelle il s’agirait de renouer. C’est un vocabulaire qu’on retrouve plutôt dans la bouche des partisans du Brexit. En vérité, sous la Ve République nous n’avons jamais été souverains. Plus tôt encore, les femmes n’ont eu le droit de vote que très tardivement. Alors la souveraineté, entendue ici comme la caractéristique de la personne qui n’a pas de maître, reste de l’ordre de ce qui est à construire.

Le Parlement tient une place importante dans cette construction car il est l’outil de contrôle de l’exécutif. Nous allons sortir – j’emploie souvent des formules qui nous placent déjà dans l’après car je suis convaincue que nous allons changer de République – d’un régime qui concentre tout le pouvoir entre les mains de l’exécutif et qui s’enferme dans un abus de pouvoir. L’exécutif établit par exemple l’ordre du jour à l’Assemblée nationale, il fixe le budget de l’État et il gouverne par ordonnances ou par l’article 49-3. Il y a au quotidien une pratique du pouvoir de la part de l’exécutif qui est abusive et détestable. Mais pour éviter cela, rétablir les pouvoirs de l’Assemblée ne suffira pas. On le voit aujourd’hui dans le jeu pervers qui se noue autour de la question du nombre de députés. Il n’y a rien de plus antiparlementariste que de dire qu’il y a trop de députés. C’est l’argument numéro un contre le Parlement et c’est ce qu’il y a de plus poujadiste.

En vérité, le premier représentant de l’antiparlementarisme dans ce pays n’est pas l’individu qui a secoué les grilles de l’Assemblée nationale lors de l’Acte XIII des gilets jaunes, c’est Emmanuel Macron. Mais face à cela, il ne faut pas non plus prendre le parti des députés de la Ve République, qui sont difficilement défendables puisqu’ils ne servent à rien. Soit ils sont godillots, soit ils forment une opposition qui dispose de tellement peu de pouvoir qu’elle ne parvient à obtenir presque aucune victoire législative.

Et on peut ajouter à cela la déconnexion croissante entre le niveau de vie d’un député et le niveau de vie d’un français ordinaire. Ainsi, articuler le monde d’après autour de la défense du Parlement est un piège dans lequel il ne faut pas tomber. Ce piège, Emmanuel Macron nous le tend. Je suis opposée à la réduction du nombre de députés, je suis même favorable à son augmentation. Et pour la suppression du Sénat.

LVSL : Vous vous référez à la Convention nationale ?

RG : C’est une belle référence ! En tous cas, la question du Parlement est nécessairement à repenser. Nous devons réfléchir à la porosité du Parlement avec les citoyens au quotidien sur une base beaucoup plus régulière. Encore une fois, apparaît ici le lien avec la question des nouvelles technologies et celle de la révocabilité, ainsi que la nécessité d’une plus grande horizontalité. Pour revenir aux gilets jaunes, il est frappant de constater que même à l’échelle d’un rond-point, ils ne voulaient pas désigner de porte-parole. Personne parmi eux ne veut assumer la délégation et personne ne veut déléguer, c’est un fait. Nous en sommes donc là : on ne peut pas faire du parlementarisme l’axe cardinal d’une proposition nouvelle de régime politique.

LVSL : Imaginons qu’une force comme La France Insoumise accède au pouvoir. L’application de son programme supposerait un grand nombre de détricotages, ainsi que l’usage de procédures accélérées dans à peu près tous les domaines, ou encore l’utilisation de référendums, etc. La transformation radicale de la société exige une capacité à agir vite, comment l’assurer dans un cadre institutionnel qui privilégierait la délibération ?

RG : Il est vrai qu’au sein de La France Insoumise, une petite musique a souvent cours, compte tenu de la personnalité très forte de Jean-Luc Mélenchon – qui constitue l’une de ses principales forces par ailleurs. Cette petite musique charrie l’idée qu’au fond, le caudillisme nous aiderait à régler très rapidement ce que le néolibéralisme a mis des années à détricoter, grâce à l’appui de la légitimité de cet homme fort que serait Jean-Luc Mélenchon, qui triompherait dans ses négociations face à Angela Merkel, face au MEDEF ou au CAC40. Sincèrement, je n’en ferai pas un argument principal, car il reviendrait à la figure de ses auteurs. Mélenchon a les reins solides, c’est un homme fort, et c’est tant mieux, car il est vrai que face à l’adversité – et il y en a ! – il faut résister. Mais seul, personne ne peut résister, il faut des troupes derrière. Dès lors que l’élection est conçue comme la finalité d’un parti, ces troupes disparaissent. À l’inverse, si le vote est conçu comme le début d’un mouvement, cette force demeure vivante. Selon des mécanismes institutionnels qui restent à définir, certes, mais cette force doit vivre, quitte à investir la rue. Je suis favorable à des manifestations pour que Jean-Luc Mélenchon, s’il devient Président, ou un autre, soit poussé à accélérer le pas. Nous ne devons pas penser que face à une société sans cesse plus conservatrice, nous aurions besoin d’un caudillo pour passer en force. C’est une facilité, et nous même devons nous en désintoxiquer. Le mouvement des gilets jaunes est en outre passé par là, et il signale que l’aspiration populaire n’est pas à remplacer le monarque par un nouveau monarque plus éclairé. Personnellement, je souhaite quelqu’un qui éteigne la lumière de la monarchie présidentielle, c’est mon principal voire unique critère de vote. Ainsi, la mobilisation électorale dépendra aussi de la crédibilité du candidat à ne pas garder le pouvoir après son élection. Il faut donc se méfier de l’habit de grand-chef, qui pourrait s’avérer un obstacle à la victoire.

LVSL : En Espagne, Podemos est contraint de s’allier au PSOE, dans la mesure où un régime à la proportionnelle intégrale ou quasi intégrale limite les possibilités de gouverner seul avec une majorité de députés. Cette logique peut encourager l’établissement d’un consensus au centre, néolibéral, et par conséquent privilégier des forces qui occupent le centre de l’échiquier politique. Une telle configuration en France ne laisserait-elle pas les partis contestataires de l’ordre établi aux marges du pouvoir ? 

RG : Une assemblée constituante, c’est en fait une révolution pacifique. Je pense que si nous convoquons une assemblée constituante, tous les partis anciens seront balayés. Si l’on observe toutes les forces politiques de l’échiquier existant, elles sont toutes traversées de contradictions sur le plan institutionnel. Même à La France Insoumise, certains ne veulent absolument pas que l’on enlève la figure du président de la République. À l’inverse, d’autres, comme moi, pensent à l’instar de Saint-Just que « le Président doit gouverner ou mourir ». Dans un pays qui a pris l’habitude d’élire le Président au suffrage universel, il serait vain de maintenir un président sans pouvoir ou non élu au suffrage universel. À mes yeux, il ne faudrait pas de président de la République du tout.

Cette contradiction aboutit logiquement à une lutte au sein de l’assemblée constituante. Chacun devra dès lors se dévoiler : sommes-nous pour ou contre un président de la République ? À ce stade, La France Insoumise n’a pas été obligée de se positionner. Elle soutient juste la nécessité de convoquer une assemblée constituante, ainsi que des mesures de base comme le droit de révoquer, la prise en compte du vote blanc et du vote nul dans les suffrages exprimés. Je soutiens totalement ces mesures que je trouve nécessaires, mais sur la question du Président, rien n’est encore écrit. Imaginons que je me présente à l’assemblée constituante, je ne m’inscrirai pas sur une liste qui plaide pour le maintien d’un président de la République. Je ne sais pas s’il y aurait une liste France Insoumise proprement dite, mais si c’est le cas, je ne m’y présenterai que si la liste défend la suppression de cette institution, ce qui serait probable.

Quoi qu’il en soit, on voit bien comment les contradictions internes balaieraient les partis actuels, qui mourront donc avec la Ve République. Il est difficile de prévoir ce qui adviendrait ensuite. Je ne sais pas si une situation similaire à l’Espagne est imaginable, avec des difficultés à construire des majorités. Ce que je retiens avant tout, c’est l’expérience équatorienne. Quand Rafael Correa décide de convoquer une assemblée constituante, il décide parallèlement et en toute cohérence de ne présenter aucun candidat à l’élection législative qui se tient concomitamment. Les membres de sa formation Alianza País veulent une nouvelle constitution ou rien. Ils ne souhaitent pas faire partie du parlement de l’ancien régime. Correa, élu président au suffrage universel, ne dispose donc d’aucun député à l’assemblée du régime antérieur. Après un affrontement avec le Tribunal constitutionnel, il obtient l’organisation d’uneassemblée constituante. Et lorsqu’interviennent les élections pour désigner les membres de cette assemblée, la formation de Rafael Correa décroche une large majorité : les citoyens ont souhaité élire le parti qui a voulu ce nouveau régime, qui a provoqué la constituante, plutôt que les représentants de l’ancien régime. Donc bien malin celui qui peut prédire quelle sera la carte politique sous la VIe République !

D’autant plus que dans le schéma proposé par La France Insoumise, on ne pourrait pas faire partie de l’assemblée constituante si on a déjà été élu dans le cadre de la Ve, afin d’éviter que la classe politique n’importe son inertie et ses échecs dans la création de la VIe République. Il s’agira aussi de faire en sorte que les membres de la constituante ne puissent se retrouver en situation de conflit d’intérêt : ils seraient inéligibles pendant le premier mandat de ces institutions qu’ils auraient mises en place, afin d’éviter l’édification de règles qui les arrangent personnellement.

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscrit par Tao Cheret et Vincent Dain.

Gilets jaunes : les blessés qui dérangent

Les blessés qui dérangent

Ils ont perdu un œil, une main, un bout de visage, ou leurs dents. En une fraction de seconde, leur vie a été bouleversée, parfois brisée parce qu’ils marchaient pacifiquement au sein ou aux abords d’une manifestation. Ils sont plus de 2000 selon les chiffres officiels à avoir été blessés par les forces de l’ordre pendant les manifestations des gilets jaunes. Nous sommes allés à la rencontre d’une trentaine de ces blessés graves à travers la France au cours des dernières semaines. Réalisé par Salomé Saqué, Louis Scocard et Antoine Dézert.

 

Cagnottes des blessés présents dans la vidéo :
Vanessa : https://www.leetchi.com/c/pour-ness-v…
Axel : https://www.leetchi.com/c/soutiens-ax…
Franck : https://www.leetchi.com/c/franck-bles…
Jérôme : https://www.paypal.com/pools/c/8bugzZ…

Les gilets jaunes et la résurgence des chants populaires : la rue réinvente ses refrains

Le mouvement des gilets jaunes confirme de semaine en semaine son caractère inédit et imprévisible. Pourtant, par-delà ses revendications politiques et sociales, le mouvement ressemble aussi à un coup de force culturel. A travers les chansons, les images, les inscriptions, que ce soit des tags ou des tracts, il a su créer ses propres signes. Il y aura,  tout aussi assurément dans les mois et les années à venir, des livres, des pièces, des films pour évoquer le mouvement. Dans l’immédiat, le vecteur indétrônable de cette nouvelle culture de la rue reste le chant. Chant de manifestants, chant de combat ou de parodie, retour sur l’itinéraire exceptionnel de ces refrains populaires.


Sur le plan culturel, le monde politique se révèle souvent fécond. Les inventions à partir de détournements de la parole politique sont d’ailleurs un grand classique des réseaux sociaux et les humoristes traditionnels trouvent dans ce contexte une importante source d’inspiration.

Toutefois, l’irruption sur la scène politique de la parole nouvelle des gilets jaunes, celle d’une population jusque-là inaudible, génère une production artistique qui déborde très largement les cadres habituels de la satire ou du pamphlet. On ne compte plus les hymnes, les « chansons officielles » et clips qui fleurissent sur la toile. Détournement de classiques de la chanson française, textes originaux chantés ou rappés, performances chorégraphiques, montages photos, fresques urbaines, le moment politique actuel signe le retour en force d’un art populaire qui cherche les moyens de traduire l’esprit du mouvement : sa transversalité, son attachement à l’égalité, à la solidarité, au mélange de modestie et de noblesse. Porté par une puissante lame de fond politique, cet art populaire parvient ainsi à arracher à l’espace publique de furtives fenêtres d’expression, à l’image du “portrait de Marcel” à Dions, vite effacé par les forces de l’ordre.

le moment politique actuel signe le retour en force d’un art populaire qui cherche les moyens de traduire l’esprit du mouvement : sa transversalité, son attachement à l’égalité, à la solidarité, au mélange de modestie et de noblesse.

Éphémères météores expressives ou premiers jalons d’un réveil culturel ? Pour l’heure il est impossible d’en juger, mais le phénomène a déjà de quoi susciter une réflexion historique. Parce qu’elle vise avant tout à représenter et incarner un sentiment collectif, l’expression populaire se situe à l’opposé des acceptions institutionnalisées de l’art qui s’articulent autour des notions d’œuvre, d’auteur, d’individualité, ou de recherche esthétique. Plus anonyme, plus diffuse, plus chaotique, la genèse de ces objets culturels comporte une irréductible et fascinante part de mystère. À la manière des tics de langage, des figures de style ou des blagues, ils traversent l’espace social sans qu’on puisse en identifier l’origine ou la fin.

Du stade aux ronds-points : la genèse du refrain politique

Exception faîte de la Marseillaise, le refrain le plus entendu les samedi après-midi est sans doute celui qui suit :

Emmanuel Macron, oh tête de con

On vient te chercher chez toi

Emmanuel Macron, Emmanuel Macron

On vient te chercher chez toi

Si le texte semble clairement avoir été constitué dans le cadre même des mobilisations et de ses slogans appelant à la destitution, la mélodie utilisée est plus ancienne. Popularisée cet été par des supporters français à l’occasion d’un but de Benjamin Pavard lors des huitièmes de finale du mondial de football. Elle s’est imposée à une très large fraction du corps social, conquis par ces paroles de circonstance :

Benjamin Pavard, Benjamin Pavard,

Je crois pas que vous connaissez,

Il sort de nulle part,

Une frappe de bâtard,

On a Benjamin Pavard

Loin d’être originale, la mélodie était cependant déjà très répandue dans la sphère footballistique. Ainsi à l’été 2016 lors de l’Euro qui se déroule en France, les supporters britanniques entonnaient déjà à tue-tête, toujours sur le même air :

Don’t take me home

Please, don’t take me home

I just don’t wanna go to work

I wanna stay here

And drink all your beer

Frappés par le chant britannique, les supporters français, à l’instar des gilets jaunes, n’ont fait que lui inventer un nouveau texte pour un nouveau contexte. Le chant des gilets jaunes serait ainsi une création d’outre-manche ? Pour sa mélodie, sans doute. Mais l’ancienneté et la richesse des échanges culturels avec nos voisins anglo-saxons laissent supposer un phénomène autrement plus complexe. Car, dans les stades anglais, le refrain servait aussi à faire les louanges des joueurs français ! Dans un article intitulé The complete history of the Dimitri Payet song, un certain Sean Whetsone documente, vidéos à l’appui, l’histoire du refrain. Chant revendicatif, protestant contre le projet d’un club de football de vendre l’un de ses joueurs, le texte s’adapte à toutes les situations et patronymes, comme ce fut le cas pour Yohan Cabaye, milieu de terrain à Newcastle :

Don’t Sell Cabaye, Yohan Cabaye,

I Just Don’t Think You Understand,

That If You Sell Cabaye, Yohan Cabaye,

You’re Gonna Have A Riot On Your Hands

Cette pratique, que l’auteur fait remonter au delà de 2012, s’est ensuite transformée en expression plus pacifique et plus consensuelle de la fierté d’avoir dans son équipe favorite un joueur jugé particulièrement brillant. Ainsi la version dédiée au joueur d’Arsenal en 2015 :

We’ve got Payet, Dimitri Payet !

I just don’t think you understand.

He’s Super Slavs man, he’s better than Zidane.

We’ve got Dimtri Payet !

Et c’est sans doute de cette version que se sont inspirés les supporters français pour manifester leur enthousiasme à l’égard de Benjamin Pavard, comme en atteste la correspondance du préventif « I don’t think you understand » à sa déclinaison française « Je crois pas que vous connaissez ».

Quant à la musique, elle serait encore plus ancienne. Sean Whetsone situe son origine dans la reprise d’un tube des années 1990, “Achy Breaky Heart” de l’américain Billy Ray Cyrus. Si le parcours mélodique est à peu près fidèle au refrain originel, son caractère en sort largement modifié. La transformation d’une mélodie chantée seule par un professionnel en un vaste refrain repris par plusieurs milliers de bouches en a gommé le folklore américain pour en faire une manifestation de lyrisme collectif.

Le chant, un catalyseur politique historique

L’Histoire ne dira sans doute jamais si les gilets jaunes se sont consciemment inspirés de la version la plus vindicative du chant britannique : “You’re gonna have a riot on your hand”. Force est de constater toutefois un parallélisme dans les dimensions protestataires des deux versions qui toutes deux réclament une forme de contrôle, de pouvoir sur le destin de personnalités publiques : « Don’t sell Cabaye » s’est transformé en « Emmanuel Macron, on vient te chercher chez toi ».

L’Histoire ne dira sans doute jamais si les gilets jaunes se sont consciemment inspirés de la version la plus vindicative du chant britannique : “You’re gonna have a riot on your hand”.

L’existence d’un tel chant peut bien sûr paraître anodine au regard des enjeux et du tragique de la situation française. Son succès fulgurant s’appuie néanmoins sur des mécanismes d’une profondeur historique que l’on aurait tort de négliger. Le souci de simplicité vocale et mémorielle est une constante de l’histoire de la musique occidentale, et en particulier de l’histoire liturgique. Des premiers chants chrétiens aux chorals luthériens, la dimension fédératrice du chant collectif a toujours été l’un des principaux leviers de diffusion et de conservation de la foi. Et les premiers fondateurs de l’État-nation sauront s’en souvenir : aujourd’hui encore, toute nation a son hymne national.

Par ailleurs, le fait de composer des mots sur un air déjà très répandu remonte au moins au bas Moyen-âge, activité que l’on nommait contrafacta. Au XIè siècle, qui voit naître la lyrique troubadour au sud de la Loire, la pratique était couramment admise chez les élites artistiques et intellectuelles de l’époque. Le statut éminemment public du répertoire supposait alors une forme de propriété collective d’un patrimoine musical et poétique commun : un air comme un poème, célèbre ou anonyme, appartenait à tout le monde. L’impressionnante audience de l’air Pavard-Macron suggère donc que la pratique – déjà massivement attestée par les historiens de la Révolution Française – a survécu jusqu’à nos jours. Avec la Marseillaise, la devise républicaine et les constantes références à 1789, elle est une trace supplémentaire de l’étonnante vivacité de notre héritage historique.

L’extraordinaire capacité de mobilisation de la victoire footballistique nous donnait déjà une idée de l’existence d’affects transversaux touchant une écrasante majorité du corps social. Le fait que ce refrain soit passé de chant de joie à chant de révolte nous renseigne sur la nature éminemment politique des affects en question. Mais il nous donne aussi des éléments quand au sens que l’on peut donner à l’adjectif « populaire » qui ne peut se confondre tout à fait avec « majoritaire », « dominé » ou même « citoyen ». Sous cette perspective, le populaire n’est pas l’émanation d’usages sociologiquement situés ou de pratiques institutionnalisées. Il est un bien commun, une force qui va sans propriétaire, une grammaire affective à disposition du nombre, et dont le politique se saisi depuis déjà des siècles pour mener ses batailles.

 

 

 

En Argentine, des « gilets jaunes » défilent contre les réformes néolibérales de Macri

Photo publiée sur le compte Instagram “Chalecos Amarillos Arg”

Depuis l’acte I des Gilets Jaunes, plusieurs pays ont vu émerger des mouvements populaires apparemment similaires sur leurs territoires respectifs. Ainsi tantôt yellow jackets, tantôt chalecos amarillos, des manifestations de gilets jaunes se produisent régulièrement en Hongrie, en Bulgarie, en Pologne, en Allemagne, au Portugal, en Belgique, au Royaume-Uni, aux Pays Bas, en Israël et tout dernièrement en Argentine. Les gilets jaunes argentins défilent contre les réformes néolibérales du gouvernement de Mauricio Macri, qui ont plongé les secteurs populaires dans une crise sociale majeure.


Chaque mouvement est si particulier que l’on ne devrait pas parler d’un mouvement mais plutôt de mouvements : les gilets jaunes israéliens qui réclament le départ de Netanyahou, non pas en raison de l’injustice fiscale ou des mauvaises conditions de vie mais en raison de la corruption gouvernementale, n’ont pas grand-chose à voir avec les gilets jaunes français par exemple, si ce n’est le fait qu’ils arborent un de ces gilets à présent devenus le symbole d’un mécontentement.

De l’autre côté de l’Atlantique, en Argentine, un groupe de plus en plus massif de gilets jaunes se réunit en face du parlement argentin tous les samedis à partir de 18h, depuis plus d’un mois. Si pour le moment il ne s’agit que de quelques centaines de personnes qui manifestent le gilet sur le dos, leur page Facebook, Chalecos Amarillos de Argentina, compte déjà plus de 9000 abonnés. L’exemple français y est mis en avant, une photo de gilets jaunes face à l’Arc de Triomphe a été mise en guise de couverture. L’idée de lancer cette initiative est apparue au cours de manifestations populaires contre les tarifazos, terme qui désigne la hausse vertigineuse des prix des services publics en Argentine. Depuis l’accession au pouvoir du très libéral Mauricio Macri en 2015, le prix du gaz a augmenté de 930%, celui de l’eau courante de 638% et celui de l’électricité de 920% (source : BBC). Tout cela se produit dans un contexte de crise économique auquel s’ajoute une inflation de l’ordre de presque 50% pour la seule année 2018. Ces manifestations rappellent celles de l’année 2001, lorsque le pays a fait face à la pire crise bancaire de son histoire, qui s’est soldée par une profonde récession et le départ du président Fernando De la Rua en hélicoptère. A cette époque comme aujourd’hui des milliers d’Argentins défilaient dans la rue, généralement en dehors de toute structure syndicale ou politique -même si elles n’ont cessé d’accompagner le mouvement- pour réclamer le départ de leurs dirigeants. Le caractère désorganisé de ces manifestations a constitué un terrain favorable pour qu’un mouvement tel que celui des gilets jaunes français puisse être importé dans ce pays. Cependant les processus historiques sont uniques, irreproductibles et ne peuvent pas être copiés tels quels à n’importe quel endroit ni à n’importe quel moment. C’est la raison pour laquelle derrière les similitudes apparentes entre les mouvements français et argentins se cachent des différences majeures qui sont le reflet des différences structurelles entre ces deux sociétés. C’est à ce stade que l’intérêt de la comparaison prend tout son sens [1]. Alors qu’en France, le mouvement des gilets jaunes peut se lire comme le produit de la faillite des organisations politiques et syndicales traditionnelles, en Argentine, il semblerait plutôt que les Gilets Jaunes tentent de se superposer à ces organisations plutôt qu’à les supplanter. Un rapide passage en revue du rapport des gilets jaunes français et argentins aux partis et organisations traditionnelles permet de rendre compte de la spécificité du mouvement argentin.

Les gilets jaunes, produits de la faillite des partis et des syndicats traditionnels : la situation en France

En France, les mouvements des gilets jaunes surgissent suite à quatre décennies d’avancée du néolibéralisme qui a eu tendance à produire deux effets, dont les réponses peuvent se lire dans les principales revendications des manifestants.

D’un côté, les processus de marchandisation des sociétés – dont Karl Polanyi rend magnifiquement compte dans La Grande Transformation (1944) – provoquent généralement un réencastrement de la sphère marchande en voie d’autonomisation dans la sphère sociale. Si ce processus a pris des formes souvent destructrices par le passé, notamment avec l’accession au pouvoir de Hitler et de Mussolini, il a aussi pu revêtir des formes constructives. La France par exemple a su stopper la marchandisation de sa société à la sortie de la deuxième Guerre Mondiale avec l’instauration de la Sécurité Sociale, dont les logiques d’allocation des richesses diffèrent des logiques marchandes. Les revendications des gilets jaunes, qui concernent une meilleure répartition de l’impôt, le rétablissement de l’ISF et plus largement une meilleure répartition des richesses, peuvent se lire comme une volonté de remettre en question la prépondérance des institutions de marché sur le reste des institutions sociales et politiques en mettant en cause la logique de maximisation des profits individuels.

D’un autre côté, l’accaparement du pouvoir politique par la sphère marchande résumé par le « There is no alternative » de Thatcher a tendance à contribuer au rapprochement programmatique des principaux partis cartellisés en vue de pérenniser un partage du pouvoir. Cela produit une crise de la représentation qui se traduit par exemple par des taux d’abstention de l’ordre de 25% au second tour de l’élection présidentielle de 2017 et de 51% aux législatives qui ont suivi. Les mouvements des gilets jaunes français prospèrent précisément sur le terrain abandonné par les institutions traditionnelles de représentation. En ce sens le Référendum d’initiative citoyenne (RIC), l’autre principale revendication des gilets jaunes –dont l’héritage idéologique, les inconvénients et la portée sont analysés dans l’article de Vincent Ortiz- fait état d’un besoin de réappropriation populaire du pouvoir politique et témoigne également de l’espace de représentation délaissé par les partis politiques.

En Argentine, une tentative de se superposer aux organisations traditionnelles plutôt que de les dépasser

De l’autre côté de l’Atlantique, le contexte est tout autre. Cette sorte d’espace vide qu’occupent les gilets jaunes français n’est pas disponible pour leurs homologues argentins. En effet, le maillage associatif, militant, syndical et politique est d’autant plus puissant que le clivage de la société argentine et les enjeux de celui-ci sont importants. Ce dernier sépare principalement principalement deux camps. D’un côté se trouve celui des péronistes [2] et des kirchnéristes [3], industrialisateur, plutôt progressiste, soutenu par le mouvement ouvrier organisé, par une partie du secteur industriel –notamment celle qui bénéficie du développement du marché intérieur- ainsi que par la plupart des organisations populaires telles que les mouvements de travailleurs de l’économie informelle et les organisations de travailleurs autogérés. D’un autre côté, le camp des anti-péronistes et anti-kirchnéristes rassemble une large coalition marquée par certaines alliances objectives entre un secteur du PS, les secteurs de droite conservateurs, les néolibéraux, un secteur du Parti Radical[4] et les grands propriétaires terriens qui monopolisent le secteur agro-exportateur. Le camp péroniste, souvent autoproclamé « camp populaire », qui parie sur le développement du marché intérieur, et le camp anti-péroniste, qui a tendance à privilégier l’ouverture de l’économie et le libre échange, semblent irréconciliables sur la politique économique à mener, ce qui se comprend parfaitement au regard des intérêts objectifs de leurs soutiens. Autrement dit, les enjeux des élections sont d’une telle magnitude que cela pousse certainement à la politisation de la société argentine. Si le taux d’abstention n’est pas un bon indicateur pour rendre compte de cela -le vote est obligatoire-, d’autres signaux montrent que la politique prend une place très importante dans la vie quotidienne des Argentins, et que l’espace disponible pour l’émergence de nouvelles manifestations politiques est très réduit. En effet, un électeur sur quatre est adhérent d’un parti en Argentine. En France au contraire, si l’on additionne les adhérents déclarés LREM, LFI, LR, le PS et le RN on trouve le chiffre de 1 384 000 membres. Cela représente à peine 3% des inscrits sur les listes électorales en 2017.

Du côté de la représentation des travailleurs, l’espace semble également mieux occupé en Argentine, où le taux de syndicalisation frôle les 40%, alors qu’il n’atteint que 11% en France, ce qui rend compte de leur impuissance face aux effets délétères de la mondialisation, tels que les délocalisations, la compression du « coût du travail » ou le chômage de masse.

Finalement, si les syndicats traditionnels délaissent les secteurs informels dont les travailleurs ne s’inscrivent pas dans des logiques salariales classiques, ces derniers s’organisent tout de même en créant leurs propres structures de représentation mêlant représentation politique et ouvrière, telles que la Confederacion de trabajadores de la economia popular, ou les structures de représentation d’entreprises récupérées par leurs travailleurs qui produisent en autogestion.

Dans ces conditions, les gilets jaunes argentins –forcément moins nombreux que les français[5]- ne sont pas en mesure de s’approprier un espace au sein du champ politique et syndical qui aurait été délaissé par d’autres institutions de représentation. Ils semblent au contraire opérer plutôt une superposition vis-à-vis de structures pré existantes. En effet, si à première vue les lignes directrices sont similaires aux françaises, le caractère apartisan et asyndical du mouvement et la volonté de voir le président démissionner sont clairement proclamés, les discours que tiennent les gilets jaunes argentins ainsi que leur composition semblent confirmer cette hypothèse.

Né au cœur de la crise actuelle et suite à plusieurs manifestations contre les hausses des prix des services publics, le mouvement de gilets jaunes argentin est en grande partie composé de votants kirchnéristes, de militants de diverses causes de gauche, de syndicalistes, de quelques anarchistes, d’une minorité de nationalistes de droite[6] mais aussi de « voisins et de retraités appauvris par les politiques néolibérales mises en place par le gouvernement de Mauricio Macri »[7]. Les porteurs de cette initiative, pour le moment pacifique, revendiquent ce qu’ils perçoivent comme un exemple d’insurrection en France et ce n’est pas un hasard si les deux mouvements apparaissent suite à l’avancée de politiques d’austérité d’inspiration libérale.

Toutefois les différences structurelles des deux pays, dont les constitutions des mouvements respectifs sont tributaires, transparaissent dans le cas argentin à travers deux indices. En effet, si en France la critique du néolibéralisme et de l’austérité au sein des Gilets Jaunes sont plutôt l’apanage des secteurs les plus à gauche, les Gilets Jaunes argentins en font un point de ralliement indiscuté et reproduisent à ce sujet le discours des différents composants du « camp populaire », qui se construit en opposition à ce qui est identifié comme « l’oligarchie ». A cela s’ajoute l’absence du RIC dans leurs revendications, ce qui témoigne d’une certaine confiance dans une issue politique qui passera par les rouages de la démocratie représentative. Ces deux éléments semblent également confirmer l’hypothèse selon laquelle les gilets jaunes argentins sont plutôt issus d’organisations préexistantes auxquelles ils se superposent et semblent par là adresser une injonction de combativité aux dirigeants traditionnels. Cette mobilisation peu structurée qui n’emprunte pas les canaux habituels de représentation inquiète un délégué syndical péroniste : « j’ai peur que ce soient des trolls de droite qui soient là pour nous piquer des voix en 2019 »[8]. L’exemple de la liste Jaune aux européennes lui donnerait-il raison ?

Crédits :

© page Instagram des Gilets Jaunes argentins @chalecosarg

 

Notes :

[1] Comme l’expliquait Lévi-Strauss à propos du structuralisme à son interlocuteur lors d’un entretien, les choses ne peuvent se définir qu’en fonction d’autres choses car elles sont nécessairement situées. En effet, il est très difficile de décrire sans comparer. Comment expliquer ce qu’est être riche sans comparer avec une personne pauvre, ou avec la distribution des revenus dans une économie, sans prendre en compte finalement les positions relatives des individus ou en d’autres termes, leur place dans une structure sociale ? Ce type de comparaison est un moyen par exemple de faire apparaître la structure économique d’une société donnée. Lévi Strauss donne l’exemple d’un visage. Comment le décrire sans faire appel à la comparaison avec d’autres visages? On se voit immédiatement obligé de formuler des phrases telles que “le nez est plutôt rond” ou “les yeux sont plutôt clairs”, ce qui sous entend nécessairement une comparaison puisque la rondeur d’un nez ne peut être que relative et est mise en contraposition avec un nez plutôt pointu par exemple. Suite à un léger déplacement l’anthropologue passe à la comparaison entre sociétés. Si chacune prise séparément apparaît comme étant extrêmement compliquée c’est en les comparant que peuvent apparaître leurs spécificités, leurs différences structurelles. Il aurait été impossible pour Karl Marx par exemple de caractériser les sociétés britanniques et allemandes comme hautement industrialisées sans sous entendre qu’elles l’étaient par rapport à d’autres sociétés. La comparaison internationale fait non seulement apparaître les structures nationales, mais pousse l’observateur à les caractériser et à les situer. Par exemple, le fait de rendre compte des inégalités dans deux sociétés différentes fait déjà apparaître les structures de revenus au sein de chacune, mais si l’on compare les deux structures on peut être en mesure de caractériser un pays comme étant “très inégalitaire” ou “peu inégalitaire”.

[2] Juan Domingo Perón a été le premier président élu au suffrage universel direct de l’Argentine de 1946 à 1955, date à laquelle il subit un coup d’Etat conservateur. Suite à son exil en Espagne, il remporte de nouvelles élections et gouverne le pays entre 1973 et 1974, année de son décès.

[3] Nestor Kirchner et Cristina Fernandez de Kirchner, se réclamant héritiers du péronisme ont remporté à tour de rôle les élections présidentielles de 2003 (Nestor), de 2007 (Cristina) et 2011 (Cristina). La victoire électorale de Mauricio Macri en 2015 met fin à l’étape Kirchnériste en Argentine.

[4] Parti de centre droit.

[5] Si aucun chiffre officiel n’existe en France ou en Argentine, les gilets jaunes argentins sont assurément moins nombreux, les témoignages faisant état de « quelques centaines » réunis pour le moment uniquement à Buenos Aires.

[6] En l’absence de statistiques officielles je me base sur des entretiens que j’ai réalisé à distance auprès de plusieurs gilets jaunes argentins.

[7] Entretien réalisé auprès de Pablo Doublier, membre de la commission communication du mouvement et délégué syndical.

[8] Propos recueillis auprès d’un délégué syndical de télécommunications qui a préféré garder l’anonymat.

 

Contre le grand débat macronien, la leçon démocratique des gilets jaunes

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Annoncé le 18 décembre dernier lors d’une allocution du président Macron en réponse au mouvement des gilets jaunes, le grand débat national est donc lancé depuis bientôt un mois. En encadrant l’envie débordante d’expression démocratique mise en avant par les Gilets jaunes, l’exécutif espère ainsi trouver un peu de répit avant l’échéance électorale des européennes. Mais le peu d’enthousiasme pour ce grand débat pourrait vite le détromper, tout comme il constitue une opportunité pour le mouvement de contestation de se solidifier davantage.   


“À l’initiative du Président de la République, le gouvernement engage un grand débat national sur quatre thèmes qui couvrent des grands enjeux de la nation : la fiscalité et les dépenses publiques, l’organisation de l’État et des services publics, la transition écologique, la démocratie et la citoyenneté.” Par ces mots, qui figurent sur la page d’accueil du site gouvernemental consacré à ce grand débat national, le gouvernement donne suite à l’annonce faite par le président Macron le 18 décembre dernier, en organisant sur l’ensemble du territoire ce qu’il définit comme une “concertation d’ampleur nationale, qui a pour objectif de redonner la parole aux Français sur l’élaboration des politiques publiques qui les concernent”.

Complété par la désormais fameuse lettre présidentielle adressée aux Français et une distribution de “kits d’organisation et de présentation” dans les mairies qui doivent l’accueillir, il semble cependant que ce grand débat ait déjà du plomb dans l’aile. De la polémique autour du coût de son organisation, à la suspicion qu’il ne soit en fait qu’une campagne déguisée de La République en Marche pour les prochaines élections européennes, il est même évident qu’il soit passé à côté de son objectif. Preuve en est : le boycott revendiqué de ce débat par les principales figures du mouvement des gilets jaunes, et le succès de la plateforme alternative appelée “le Vrai débat”.

Comment expliquer dès lors, malgré un travail médiatique construisant l’image d’un débat pacifié comme catharsis face aux violences des dernières manifestations, et celle d’un président prêt à mouiller la chemise plusieurs heures durant face à des assemblées de maires, que l’engouement ne soit pas au rendez-vous (seulement 27% des Français comptent ainsi y participer) ? Sans doute parce que les Français, et parmi eux les Gilets jaunes, n’ont pas la mémoire si courte.

Le “grand débat”, une formule déjà usée

Du débat sur l’aménagement du territoire organisé en 1993 par le gouvernement d’Édouard Balladur au grand débat polémique de 2009 sur l’identité nationale voulu par Nicolas Sarkozy, sans oublier encore les débats plus confidentiels de la présidence de François Hollande sur les vaccins ou la transition énergétique, ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement en proie à la contestation – ou plus simplement jugé en manque de contact avec les Français – annonce l’organisation d’une grande consultation démocratique. Relevant la plupart du temps de l’effet d’annonce, et rarement suivi de changements institutionnels (mis à part la loi Fillon de 2005 dans la foulée d’un grand débat sur l’éducation), le grand débat à l’échelle nationale semble cependant être une idée relativement nouvelle en France. Profondément reliée à l’érosion du cadre politique et démocratique depuis plusieurs décennies, elle se fonde sur ce que le philosophe allemand Habermas appelle une “éthique de la discussion”. Cette éthique entend placer par-dessus tout la recherche du compromis au-delà des intérêts particuliers des participants à la discussion, et dynamiser ainsi une démocratie libérale considérée comme un horizon indépassable (ceci explique au passage le succès des thèses d’Habermas dans le cadre de la construction européenne). Une démocratie, donc, dont le peuple n’est alors plus totalement considéré comme étant le souverain au sein d’un Etat-nation, et que l’on ne reconnaît pas comme une entité rationnelle, mais plutôt comme le public d’une discussion : un public multiple, à la rationalité limitée, et qui doit être encadré notamment par des experts, tout comme il doit encadrer en retour l’action des institutions auxquelles il est attaché.

Derrière la mise en scène de la participation populaire au processus de décision politique à travers une telle discussion, on comprend que ce grand débat cache une conception de la démocratie conçue par les gouvernants et les spécialistes qui les accompagnent, comme un art du contournement et du détournement. Une “démocratie d’élevage” selon le terme de Laurent Mermet, où gouverner n’est plus seulement choisir mais aussi ne pas choisir, selon un calcul avantages/coûts emprunté à l’économie libérale. Cette mise en scène, dont l’autre objectif est de réalimenter la légitimité du pouvoir macronien en rejouant aux quatre coins de la France le récit qui l’avait mené à la victoire en 2017, a au final l’effet inverse au moment où le besoin quasi pathologique du président de la République de faire des petites phrases a tendance à faire tomber les masques.

Un macronisme à bout de souffle et débordé

Devenu le principal promoteur de ce grand débat national dans un cadre taillé pour lui par la Commission nationale du débat public et les éditorialistes des plateaux télévisés, le président Macron prend en fait un risque important. En se mettant sous les projecteurs au contact de cette France qui a voté pour lui, et qui aujourd’hui soutient majoritairement les gilets jaunes, il joue ainsi un jeu d’équilibriste entre la figure de grand dynamiteur de la scène politique (qui l’a mené au pouvoir) et celle du président jupitérien planant au dessus des contingences, comme les institutions le lui permettent. Un “en même temps” dont Emmanuel Macron a fait sa signature et qui lui permet encore de faire mouche auprès de sa base, malgré les sorties régulières et destructrices du point de vue communicationnel auxquelles il se livre dans la presse.

Mais loin de ressusciter l’engouement de la campagne de 2017, cette participation du président au débat à travers la France révèle en fait l’usure d’un pouvoir incapable de se remettre en question, et surtout l’usure d’une langue macroniste qui tourne à vide. Preuve en est, le récent appel désespéré à l’implication de la jeunesse dans le grand débat, après avoir pourtant affirmé il y a quelques mois à cette même jeunesse qu’elle devait avoir un diplôme avant de vouloir exister…

Cette usure dévoile le logiciel cassé, autant idéologiquement – celui du néolibéralisme – que politiquement – celui de la Ve République –  de ce pouvoir macroniste engagé dans une fuite en avant mêlant autoritarisme et complotisme de bas étage, mâtiné d’une langue technocratique réduisant le débat attendu par les Français à un choix superficiel entre différents postes de dépenses publiques, à alimenter ou non.

S’il entérine l’échec du macronisme, le grand débat a cependant pour deuxième effet de révéler l’intelligence politique profonde du mouvement des Gilets jaunes. En effet, ce dernier a bien compris l’opposition en train de se préciser autour de la conception de la démocratie, dont il amorce véritablement un débordement salutaire -comme le montrent les sept propositions ayant émergé en direct sur le plateau de Cyril Hanouna face à une Marlène Schiappa déconfite. Refusant de se laisser piéger par les cahiers de doléances des mairies, le mouvement a donc organisé sa propre plateforme, intitulée “le Vrai débat”. S’appuyant sur les mêmes outils que ceux fournis au gouvernement par la Commission nationale du débat public pour l’organisation du grand débat, le Vrai débat propose une réflexion autour de sept thématiques sur lesquelles tout un chacun peut écrire une proposition détaillée, voter à propos de l’une ou l’autre, ou s’exprimer librement. La plateforme met ainsi en avant une volonté d’interaction et de transparence absente de celle du grand débat gouvernemental, où la participation se fait majoritairement sur des sujets techniciens de fiscalité et dépenses publiques quand la thématique démocratique est celle qui mobilise le plus sur le Vrai débat.

Par le fond et par la forme que prend cette organisation alternative, portée par un mouvement qui depuis ses origines refuse les cadres établis, se dessinent les contours d’une autre rationalité, radicalement démocratique.

L’appel de Commercy, une déclaration démocratique

Une rationalité qui s’est exprimée les 26 et 27 janvier dernier à Commercy dans la Meuse où, répondant à l’appel d’une coordination des Gilets jaunes locaux, plus de 60 délégations venues de toute la France se sont réunies. Qualifié “d’assemblée générale des assemblées générales”, le rassemblement de Commercy a mené deux jours durant des débats intenses, retransmis en direct sur les réseaux sociaux, et notamment sur la question de la légitimité et de l’organisation de cette assemblée qui sont la matière même du politique. Guidés par la conscience d’être au centre de l’attention générale et par le souci d’être à la hauteur des enjeux, les Gilets jaunes de Commercy ont ainsi rédigé l’un des textes clés de ce mouvement.

À la fois cri de révolte et appel à la solidarité, l’appel de Commercy affirme, par les valeurs et les engagements qu’il proclame, un discours en totale opposition à la froideur d’un grand débat national qualifié “d’entourloupe” et de campagne de communication du gouvernement. S’il constitue un texte profondément politique, c’est que la matière de cet appel de Commercy est aussi tissée par les liens sociaux entre ses rédacteurs, liens sociaux qui définissent une autre dimension de la rationalité de ces Gilets jaunes : celle de l’affect, une dimension que Frédéric Lordon propose de voir comme l’étoffe même du politique.

Dans cette dimension, le souci de soi et des siens guide l’action politique des individus qui refusent l’image bestiale et séditieuse qui leur est apposée par l’État (et ses renforts médiatiques), désormais incapable d’ordonner ces affects dans un sens qui lui est favorable. Comme le montre l’importance prise ces dernières semaines par les visages et les corps des victimes de la répression au LBD et à la grenade de désencerclement, l’émulation des affects au sein du mouvement des Gilets jaunes se fait dorénavant dans un sens diamétralement opposé à la puissance de l’État. L’indignation face à une répression dont la brutalité ne cesse d’être soulignée est ainsi devenue semaine après semaine le principal moteur de cette émulation. Un moteur d’une redoutable efficacité dans une société aussi densément médiatisée, et dont les Gilets jaunes parviennent à tirer parti. De plus, la quête d’inclusivité du mouvement à d’autres parties de la société qui ne se sentaient pas concernées par celui-ci, participe elle aussi de cette dynamique profondément démocratique. Indignation et inclusivité dessineraient alors un horizon d’affects puissants et efficients, capable de mettre à bas celui promu par le pouvoir de l’Etat.

On voit donc qu’ayant conquis ses propres espaces, son propre langage, son propre public et ses propres revendications, le “vrai débat” mené par les gilets jaunes a toute possibilité de devenir le débat majoritaire au sein de la société française. Il en émane un besoin d’expression collective pour rompre l’isolement politique et social que n’arrêteront aucune répression ni aucune concertation. Même si des divisions internes – notamment autour de la question du lien avec les organisations syndicales, qui se fait jour à la fin du texte de Commercy – ne sont pas à minimiser, le mouvement est devenu trop grand pour être absorbé par le pouvoir macroniste. Celui-ci, n’ayant plus la légitimité de la parole démocratique et de son organisation, n’aura bientôt plus qu’une seule issue raisonnable : se taire et laisser le peuple parler.

 

 

 

 

 

Vincent Glad : « Le rôle de la presse, ce n’est pas seulement d’informer, c’est aussi parfois de s’indigner »

Particulièrement actif sur Twitter, Vincent Glad a notamment travaillé pour 20minutes.fr et Le Grand Journal. Journaliste à Libération, son approche du mouvement des gilets jaunes fait de lui une personne atypique dans un champ journalistique qui ne lui a rien épargné. Nous sommes revenus sur son parcours et sa perception de l’éthique journalistique.


Le Vent se Lève – Concernant les gilets jaunes, vous êtes très présent sur les réseaux sociaux. Vous avez donc beaucoup réagi et analysé le mouvement. Est-ce que vous pouvez revenir un peu plus en détail sur ce que vous pensez, la manière dont vous percevez le traitement médiatique de ce mouvement social ?

Vincent Glad Je pense que le traitement journalistique a beaucoup manqué d’empathie, de capacité à écouter et à prendre au sérieux les revendications des gilets jaunes. On a trop essayé de plaquer les codes politiques de notre classe sociale — où toute personne doit être classée rigoureusement sur une échelle politique allant de l’extrême-gauche à l’extrême-droite — sur les gilets jaunes qui, eux, ne se reconnaissent pas du tout dans cela. Au départ, pour la presse, le mouvement ne pouvait être que d’extrême-droite, manipulé par des gens plus intelligents qu’eux, c’est-à-dire Marine Le Pen et ses amis.

C’était une forme de théorie du complot. Marine Le Pen n’a rien à voir là dedans, c’est un mouvement grassroots créé par des vrais gens, à partir d’une vraie colère. Un mouvement dans lequel on retrouve des gens d’extrême-droite, mais aussi des gens d’extrême-gauche et surtout beaucoup de gens apartisans.

C’est un mouvement très compliqué, qui échappe totalement aux grilles d’analyses traditionnelles. Selon moi, les gilets jaunes sont dans la droite lignée des mouvements des places du début des années 2010, les Indignés espagnols ou Occupy Wall Street, qui réunissaient des sociologies très différentes, plus urbaines et plus diplômées. Mais c’était la même logique de collectifs auto-organisés avec des procédures de coordination horizontale.

« Les Indignés espagnols disaient « Ils ne nous représentent pas », on pourrait reprendre ce slogan sur les rond-points. »

Les gilets jaunes ne disent plus « On est contre les 1% » mais « On est contre Macron ». Ce simple mot d’ordre « Macron démission ! » permet d’agréger beaucoup de gens ensemble qui ne pensent pas forcément la même chose. C’est faire du collectif avec des idées politiques antagonistes, en mêlant une diversité d’idées.

Il est frappant de voir que le mouvement des gilets jaunes, qui a débuté sur la question des prix du carburant, a abouti à une revendication majeure qui écrase toutes les autres, à savoir le Référendum d’initiative citoyenne (RIC). À force de délibération sur les groupes Facebook et sur les rond-points, les gilets jaunes sont arrivés à la même conclusion que les Indignés espagnols ou Occupy Wall Street : le problème, c’est la démocratie représentative. Les Indignés espagnols disaient « Ils ne nous représentent pas », on pourrait reprendre ce slogan sur les rond-points.

Les journalistes et les politiques ont eu du mal à comprendre cela au départ, alors que tout était exprimé clairement sur Facebook. Dans un mouvement social normal, on n’a pas accès aux réunions stratégiques de la CGT ou de la CFDT. Avec les gilets jaunes, tout est exprimé de manière claire sur Facebook, dans les Facebook Live d’Eric Drouet ou de Maxime Nicolle et surtout dans les millions de commentaires des internautes.

C’est une masse d’informations qui est inédite. C’est un incroyable trésor. Le problème, c’est que sur ces groupes, l’énonciation est profondément différente du langage médiatique : c’est une parole plus brute, avec beaucoup de points d’exclamation, des fautes d’orthographe, une manière d’écrire qui ne se regarde pas écrire, une manière d’écrire comme on parlerait.

Un journaliste normal – et moi le premier au départ – est entraîné à considérer cela comme de la parole dite de « troll ». Les trolls, ce sont ces gens qui vous répondent vigoureusement sur Twitter pour vous dire que votre article c’est de la merde, que vous êtes un vendu au pouvoir, voire un « collabo ».

En fait, les trolls, plus largement, ce sont ceux qui ne pensent pas comme vous et/ou ne s’expriment pas comme vous. C’est une population que les journalistes ne voient plus sur internet. Ils existent, ils commentent sous tous les articles, mais on préfère ne pas les voir. Les gilets jaunes, c’est cela, c’est l’irruption des trolls dans l’action politique. Ces gens qu’on a négligés parce que leur parole était trop brute, trop loin de nos formats d’écriture qui sont aussi des formats de pensée.

En tant qu’interface entre le Facebook des rond-points et le Twitter des centre-villes, je suis aux premières loges de cette incompréhension entre les deux mondes. Dès que je poste une capture d’écran d’un message d’Eric Drouet ou de Maxime Nicolle, je reçois une volée de commentaires méprisants sur leur orthographe: « Et encore cette orthographe de primates ! », « Le point commun entre tous les gilets jaunes est l’orthographe, la conjugaison, la grammaire et d’une façon générale le Q.I. », « Ils ont le niveau intellectuel proportionnel à celui de leur orthographe !! » (sic).

Le mépris social par rapport aux gilets jaunes, je me le prends en pleine face tous les jours sur Twitter. Alors j’essaye tant que faire se peut d’expliquer que tout est plus compliqué que cela, que non, ce ne sont pas des débiles, qu’ils ont inventé des formes de mobilisations très intéressantes, que leurs leaders informels font preuve d’une transparence qu’on aimerait voir chez les leaders politiques.

Je trouve que les meilleurs articles produits sur les gilets jaunes ont été faits par des journalistes qui ont pris le temps d’écouter les gens sur les rond-points, qui ont fait preuve de beaucoup d’empathie et ce, sans mépris social. C’est l’attitude qu’on aurait tous dû avoir. En journalisme, il ne suffit pas de tendre un micro. Il faut aussi et surtout écouter les gens et comprendre leur logique, ce qui est tout à fait différent.

Je pense notamment à cet article exceptionnel de Florence Aubenas dans Le Monde. Ou au travail au long cours d’Emmanuelle Anizon dans L’Obs, qui apporte à l’occasion un peu de vérité du terrain (et ça en manque) sur le plateau de C dans l’air. Il y a une phrase d’une gilet jaune qui m’a beaucoup marqué dans l’article de Florence Aubenas: « Ça faisait des années que je bouillais devant ma télé, à me dire : « Personne ne pense comme moi ou quoi ? » Quand j’ai entendu parler des gilets jaunes, j’ai dit à mon mari : c’est pour moi. »

LVSL- On réfléchissait tout à l’heure un petit peu aux infox. Elles sont quand même assez omniprésentes dans l’actualité. Il y a eu une loi qui est passée sur ce sujet et des médias ont mis en place ce qu’ils appellent des décodeurs. Comment, en tant que journaliste, est-ce possible de répondre aujourd’hui à cette crise de confiance qui existe dans l’information qui est transmise ?

VG C’est extrêmement difficile. Je pense que le bon fact-checking est celui qui se met à la hauteur des gens. C’est ce que fait CheckNews de Libération, qui au lieu se limiter au déboulonnage de rumeurs, authentifie aussi beaucoup d’informations qui traînent sur Internet. Le fact-checking est parfois mal perçu quand il se borne à dire « Non, c’est faux » ou « Non, c’est plus compliqué que ça ».

En répondant aux questions des internautes, en les aidant à confirmer des informations qui circulent, CheckNews fait, je trouve, un travail salutaire de rapprochement entre les médias et internet. Ce n’est pas un hasard si le premier décompte des blessés suite aux violences policières pendant le mouvement des gilets jaunes a été fait par Check News. Cela répondait à une demande très forte de leurs lecteurs. Avec la profusion de documents amateurs, le travail du journaliste est aussi maintenant d’authentifier ces documents, de vérifier le contexte et ainsi de les placer dans le débat public.

Depuis un mois, j’ai ouvert mes messages privés sur Twitter, ce qui signifie que tout le monde peut m’envoyer un message. Je pensais être submergé de messages haineux et, en définitive, j’ai surtout reçu beaucoup d’informations par ce biais. Je reçois peut-être 100 messages par jour, c’est un enfer à traiter, mais c’est une vraie mine d’or. Les citoyens, comme les journalistes, font aussi leurs recherches sur internet et m’envoient des informations.

Cela prend beaucoup de temps et d’énergie, il faut que je vérifie à chaque fois avant de les publier. Mais je trouve que c’est notre métier de répondre à tous ces gens passionnés, pro ou anti gilets jaunes, qui veulent que je publie ou au moins que je m’intéresse à leur petite trouvaille. Ça m’a vraiment appris à plus écouter internet, à travailler d’une certaine manière en collaboration avec des anonymes.

« Ce mouvement des Gilets Jaunes a formé une nouvelle génération à la politique mais aussi au maniement de l’information. »

On a souvent dit que les gilets jaunes ne faisaient que propager des infox. Il est vrai qu’au départ ils avaient une très forte perméabilité aux fausses informations, notamment le pacte de Marrakech qui vendrait soit-disant la France à l’ONU. Mais je trouve qu’ils ont évolué en deux mois, ils sont plus méfiants sur les fausses informations, même si je vois encore beaucoup de complots absurdes circuler. Ils savent bien que les infox, ça les décrédibilise, car les médias vont dire du mal d’eux derrière.

Il y a eu récemment une rumeur sur les groupes Facebook qu’une voiture de police avait foncé dans la foule lors d’une manifestation à Strasbourg. Il y avait plusieurs témoignages écrits mais beaucoup de gilets jaunes refusaient d’y croire en disant « Je n’y croirai pas tant que je n’aurai pas vu une vidéo ». Et la rumeur s’est éteinte d’elle-même, faute de preuves visuelles. Donc il y a aussi une auto-modération et un apprentissage de la critique des sources. Pour eux, une source écrite ne vaut en rien une source visuelle. Ce mouvement des gilets jaunes a formé une nouvelle génération à la politique mais aussi au maniement de l’information.

LVSL- Vous avez commencé votre carrière sur des sites d’informations en ligne comme 20 minutes.fr. Selon vous, en quoi internet modifie les pratiques des journalistes ?

VG – Internet, depuis les années 1990, ne cesse de modifier le métier et les pratiques du journaliste. Cela fonctionne par vagues. Une première génération a inventé le métier de journaliste web dans la seconde partie des années 1990. Puis la bulle a explosé et le métier a reflué. Je suis arrivé sur le marché du travail après cela, en 2006, dans un paysage alors assez désert. Personne ne croyait vraiment au journalisme web, il fallait tout reconstruire.

La présidentielle de 2007 a relancé le journalisme sur internet, ça a été une période extrêmement stimulante où une nouvelle génération de jeunes journalistes, dont j’ai eu la chance de faire partie, a pu inventer ou réinventer la manière de faire ce métier sur le web, en partant quasiment de zéro. On était alors au début de YouTube et de Dailymotion, les documents amateurs commençaient à s’inviter dans l’actualité. En 2008, Twitter commence à être utilisé par les journalistes et c’est un nouveau changement radical dans la manière de pratiquer notre métier. Toutes ces nouvelles plateformes ont révolutionné la manière de faire du journalisme.

Aujourd’hui, avec la crise des gilets jaunes, je me fais la réflexion que, depuis cette révolution-là, le métier de journaliste sur internet n’a que peu évolué sur le plan de la forme. Tous les sites web font depuis des années des live écrits, inspirés notamment de l’énergie de Twitter. Avec les gilets jaunes, on découvre l’émergence du live vidéo, notamment des Facebook live, qui jouent un rôle majeur dans la mobilisation. Et je constate que les journalistes ne reprennent pas à leur compte cet outil.

Pourquoi ne pas faire comme ces pages d’info citoyenne qui se sont montées ces derniers mois et qui proposent des Facebook live chaque samedi pour suivre en temps réel la manifestation ? Ce que fait France-Actus, mené par un apprenti carrossier de 18 ans, est assez incroyable sur le plan de la forme : un multiplex de Facebook Live avec un bandeau façon BFM qui défile en-dessous et des interviews en chat vidéo. J’ai l’impression que le journalisme web s’est un peu endormi ces dernières années. On a perdu cette envie de réinventer les formes du journalisme (à l’exception notable de Snapchat, que des médias comme Le Monde ont très bien su s’approprier). Du coup, ce sont des amateurs qui le font et qui nous mettent une sacrée claque.

Pour suivre les gilets jaunes, je publie énormément de contenu sur Twitter parce que je sais que je suis beaucoup suivi par mes confrères journalistes, et je veux leur montrer ce qui se passe sur Facebook, comme une envie de leur dire « Allez y, allez voir ce qu’il s’y passe, ne restez pas là dans cette terrible bulle de filtres qu’est Twitter ». En tout cas, sur les gilets jaunes, et c’est une première pour un événement d’actualité majeure, c’est là où ça se passe. Au départ, en novembre, il n’y avait quasiment aucun journaliste qui suivait les groupes Facebook de gilets jaunes, un lieu central du mouvement, que je considérerais comme une sorte d’assemblée générale permanente et à ciel ouvert du mouvement. Depuis, ça a changé, les journalistes ont compris que c’était un nouveau terrain d’investigation et une source comme une autre.

LVSL- Sur votre parcours, vous avez travaillé une saison pour le Grand Journal avant de quitter l’émission. Comment vous en êtes venu à travailler au Grand Journal et pourquoi vous avez fait le choix de quitter l’émission ?

VG – Comment suis-je arrivé là ? À l’époque, j’avais décidé d’arrêter le journalisme et de faire de la sociologie. Je m’étais inscrit à l’EHESS. Je n’ai pas pu finir mon mémoire. On m’a proposé juste avant l’élection présidentielle, six mois avant 2012, de rejoindre le Grand Journal pour suivre la campagne sur le web. C’était une proposition qui était compliquée à refuser, on était en pleine campagne présidentielle, des moments majeurs pour le journalisme.

Ce fut une expérience intéressante mais, disons, compliquée, parce que la télé avec une telle audience est quelque chose d’extrêmement stressant. Il est difficile d’être aussi bon dans un format télé que sur Internet. Sur Twitter, ou quand j’écris un article sur le web, j’ai 100% de liberté, je n’ai quasiment pas d’editing derrière. Je maîtrise tout de A à Z. À la télévision, quand on est chroniqueur, on maîtrise 20%. Tout le reste, c’est le dispositif, et cela m’échappait.

J’en ai conclu que la télé de forte audience n’était pas forcément mon truc. Si on va en télé, il faut vraiment avoir des conditions béton pour le faire. Sur ce type d’émission, j’avais une minute trente pour parler. C’était très compliqué. J’ai arrêté au bout d’un an et demi et je suis retourné à mes activités écrites, plus artisanales. Après, ça a été une expérience intéressante, j’ai été au cœur du dispositif médiatique et je comprends mieux la télévision, qui est un monde sur lequel on a des milliers de fantasmes.

LVSL- Qu’est-ce que vous pensez de la gestion des chaînes privées ? Est-ce que vous avez l’impression que les journalistes sont beaucoup contraints ? Est-ce qu’il y a des objectifs spécifiques qui sont posés quand on travaille pour une chaîne privée ?

VG – C’est une question difficile parce qu’on n’a jamais de rapports avec l’actionnaire. Quand j’étais à Canal Plus, ce n’était pas encore Vincent Bolloré, c’était Vivendi. Je ne savais même pas vraiment toutes les entreprises qu’ils possédaient. Je me souviens être devenu la cible des fans de Free parce que j’avais dit du mal de la nouvelle box de la marque. Sur les forums, je prenais très cher : « Vincent Glad est vendu à SFR, c’est une honte, il a lu une chronique écrite par son actionnaire ». Je venais d’arriver à Canal + et j’ai appris à cette occasion que Vivendi possédait SFR…

Le rapport avec l’actionnaire, quand on est un petit journaliste de base, est toujours extrêmement lointain. Aujourd’hui, à Libération, je bosse pour Patrick Drahi, qui d’ailleurs a racheté SFR, ça me poursuit. Quel est mon rapport avec l’actionnaire ? Je n’en ai aucun. Après on ne peut pas nier qu’il y a une forme d’auto-censure. Pour éviter les emmerdes, je vais plutôt éviter de me lancer dans une grosse enquête sur SFR, ma position serait trop compliquée. Même si je note que Libé avait dit beaucoup de mal de la stratégie dans les télécoms du groupe Altice ces derniers mois. C’est évident que je préférerais que la presse française aille mieux financièrement et qu’elle ne soit pas dans les mains d’une poignée de milliardaires. On ne serait pas sans cesse obligé de se justifier là-dessus, ce que beaucoup de journalistes vivent mal.

Au-delà des actionnaires, je trouve que le problème actuel du journalisme est que nous vivons dans une véritable bulle, loin de la vraie France. Je ne parle ici que du journalisme national, la presse régionale a moins ce problème et est nettement plus au contact de ses lecteurs. En Allemagne, les journaux nationaux sont basés à Berlin, Francfort, Hambourg ou Munich. En France, tout est centralisé à Paris. Être journaliste à Paris, c’est souvent n’avoir que des amis journalistes parisiens, ce qui crée ce qu’on appellerait sur internet « une bulle de filtres ». Quand j’ai fait mon école de journalisme, j’étais un petit mec de 19 ans venu de Lorraine. J’ai l’impression qu’on m’a appris à devenir un journaliste parisien. Pendant deux ans, je n’ai rencontré que des journalistes ou des futurs journalistes et quand je suis arrivé à Paris, j’étais parfaitement prêt pour intégrer cette bulle.

Sur les gilets jaunes, c’est évident qu’on n’a rien vu venir. C’est une classe sociale qui n’est pas du tout celle des journalistes, avec un mode d’expression, un niveau de langage radicalement éloigné du nôtre. On a profondément manqué d’empathie au début, avec une forme de mépris social vis-à-vis de cette révolte qui ne ressemblait à aucune autre. On n’a pas voulu prendre au sérieux leurs revendications. Le « Macron démission ! » n’a pas été analysé, il a juste été vu au départ comme de l’ignorance, comme le témoignage de manifestants qui ne comprennent rien à la politique, alors que c’était littéralement leur programme politique.

Les médias ont eu un gros temps de retard sur le thème des violences policières. Moi qui suis plongé dans deux bulles de filtre différentes, celle des gilets jaunes sur Facebook et celle des journalistes sur Twitter, je voyais le fossé se creuser chaque jour un peu plus entre les deux arènes. D’un côté, Facebook pleurait avec ces mosaïques de gueules cassées au flashball. De l’autre, rien ou presque, à part le travail exceptionnel du journaliste indépendant David Dufresne, qui recense un par un tous les cas de violences policières sur son compte Twitter.

Au début, je ne voulais pas y croire, je me disais que ce n’était pas possible. Le gouvernement ne pouvait pas sciemment demander à sa police de tirer à coup de lanceurs de balles de défense sur la tête des manifestants. J’ai l’impression que j’ai été victime de l’habitus journalistique qui fait qu’on se méfie toujours de toute théorie du complot, qu’on est toujours trop mesuré, trop lent avant de s’indigner. Je me disais « ce n’est pas possible, l’État ne peut pas faire ça, ça ne peut être que des bavures isolées ».

« Le rôle de la presse, ce n’est pas que d’informer, c’est aussi parfois de s’indigner.»

De toute façon, si la presse n’en parle que peu, c’est bien que ce n’est pas un sujet… Et puis les vidéos de violences policières s’accumulaient, s’accumulaient sur mon Facebook. Twitter était toujours aussi silencieux sur la question. Finalement, ce n’est qu’après l’épisode du commandant Andrieux à Toulon début janvier que la presse a commencé à vraiment traiter le sujet. On s’est rendu compte que le nombre de blessés suite à des tirs de lanceurs de balles de défense était délirant. Quand Check News de Libération a sorti le 14 janvier le décompte des blessés graves chez les gilets jaunes et les journalistes (94 à ce jour), j’ai réalisé qu’on avait vraiment merdé. Ce décompte fondé sur les documents amateurs qui circulaient sur Facebook, on aurait dû le faire bien avant, dès début décembre. On n’aurait pas dû considérer que cette masse de photos et de vidéos policières qui circulait sur les réseaux n’était au fond qu’une forme d’infox.

Je ne dis pas que la presse n’en a pas parlé. De manière éparse, la presse a évoqué ces violences policières. Mais elle ne s’en est jamais indignée. La police tirait sur la tête de manifestants et on faisait comme si c’était normal. Le rôle de la presse, ce n’est pas que d’informer, c’est aussi parfois de s’indigner. Et je trouve que dans notre grande majorité, on a perdu cela. Le journalisme n’est plus militant ou si peu.

Nous sommes devenus des petits fonctionnaires de la vérité, obsédés par le fait de ne pas relayer des infox. Les vidéos de violences policières pleuvent sur Facebook mais nous sommes au-dessus de cela, on ne va quand même pas prendre au sérieux des documents amateurs qui ne prouvent rien. Or, c’était précisément notre métier de sortir ces vidéos de Facebook, d’enquêter sur le contexte et d’attester qu’elles étaient authentiques pour les porter dans le débat public. Qui a été montrer à Christophe Castaner ces vidéos ? C’était pourtant notre rôle. Si le journalisme a perdu ce côté militant, ce n’est pas de la faute de Drahi, Bolloré ou autres. C’est de notre propre faute.

LVSL- Cela encourage à questionner la formation en école de journalisme. Vous avez peut-être lu le livre de François Ruffin Les petits soldats du journalisme. Pensez-vous que vous dressez le même constat que lui ?

VG – J’avais au départ une assez mauvaise image de Ruffin, justement parce que j’avais lu son livre avant d’entrer en école de journalisme, environ deux jours avant et je n’ai pas retrouvé ce qu’il décrivait. Je pense qu’il a fait un livre très unidirectionnel avec un peu de mauvaise foi. Après, je crois qu’il y a un vrai problème avec les écoles de journalisme.

Par l’apprentissage des formats du journalisme, qui sont extrêmement réducteurs (des reportages d’une minute trente), d’une certaine manière, on nous formate l’esprit. On nous forme à devenir un journaliste bien poli avec cette sorte de modération, de pondération, de sérieux. Ce qui m’avait désagréablement surpris, c’est qu’on m’apprenait des formats ultra courts. Dans un reportage d’une minute 30 en radio, si on considère qu’il faut placer deux interviews de 20 secondes et mettre des commentaires qui présentent les interviews, on ne dit absolument rien. Ça m’avait sidéré. Après, les écoles sont conscientes de ce problème et on fait aussi des formats longs bien plus intéressants. Mais impossible d’échapper à ces cours de télé et de radio que je détestais où il n’était question que de forme, jamais de fond.

Par ailleurs, ça manque beaucoup de réflexion. Je pensais que j’allais dans une école où on allait réfléchir, réfléchir, réfléchir. Il n’en fut rien, on apprenait surtout des techniques pour faire rentrer ce qu’on a vu sur le terrain dans un format bien défini et souvent réducteur. Je précise que j’ai aussi donné des cours de journalisme pendant plusieurs années et qu’on m’a toujours laissé faire ce que je voulais, dans la plus totale liberté.

Si formatage il y a, c’est aussi parce que les journalistes qui viennent donner ces formations reproduisent logiquement auprès de leurs élèves certains de leurs mauvais réflexes. Les écoles de journalisme ne sont structurellement pas l’endroit où on peut renouveler nos pratiques car ce sont les journalistes d’aujourd’hui qui forment les journalistes de demain, avec souvent un peu trop de déférence. Il faut être un jeune con en école de journalisme et ne pas suivre aveuglément ce que t’apprennent tes profs, mais c’est forcément difficile.

LVSL- Nous avions un peu abordé ces questions en ce qui nous concerne. Il y avait notamment le fait, assez flagrant, qu’Emmanuel Macron était devenu une forme de candidat des médias. Depuis, un certain nombre de mesures ont été prises par le président de la République. Qu’est-ce que vous pensez du rapport qu’entretiennent Emmanuel Macron et le gouvernement avec la presse ?

VG – C’est compliqué. Je sais qu’il y a cette accusation, dans le livre auto-édité Crépuscule de Juan Branco, qui connaît un grand succès sur internet ces dernières semaines. Ce dernier explique que Macron a été porté au pouvoir par l’oligarchie, par des milliardaires qui le soutenaient. Je n’ai pas d’avis sur la question, je n’ai pas enquêté là-dessus.

Après, c’est évident qu’il a été porté par la vague médiatique, par le buzz favorable que lui ont réservé les éditorialistes. Cela étant, je considère aujourd’hui que les médias ne font pas tout, qu’il existe ce formidable contre-pouvoir qu’est internet et que l’unanimisme médiatique peut aussi avoir des effets indésirables si internet se constitue en opposition. Regardez ce qu’il s’était passé en 2005 avec le référendum sur le Traité européen. Les médias défendaient assez largement le « Oui », et c’est le « Non » qui l’a emporté, porté en partie par la contre-scène d’internet.

Que les médias aient été plutôt macronistes pendant la campagne, c’est un fait. Mais regardez ce qu’il s’est passé avec l’affaire Benalla. Pendant 2 semaines — et alors même qu’on venait d’être champions du monde et qu’on pensait à autre chose — les médias ont matraqué cette affaire. Donc il est difficile de dire que les médias sont foncièrement macronistes. Les médias sont avant tout moutonniers, et quand un cycle médiatique se lance, tout le monde va dans le même sens. Que ce soit pendant la campagne pour saluer la fraîcheur du candidat Macron, que ce soit pour le détruire ensuite pendant l’affaire Benalla ou même tout récemment pour découvrir qu’il y avait finalement des violences policières.

Les journalistes détestent qu’on dise « les médias » car les choses sont effectivement plus compliquées que cela. Force est de constater toutefois que souvent, lesdits médias tirent tous dans le même sens et dessinent des « séquences médiatiques » où on sature l’antenne d’un même sujet. Qu’ont à faire dans cette histoire Arnault, Drahi, Bolloré, Bouygues et Lagardère pour ne citer qu’eux ? Je pense qu’ils ne comprennent pas eux-même comment ça marche et qu’est-ce qui fait qu’un sujet fait subitement la Une. Entre l’actionnaire, tout en haut, et le petit journaliste de base comme moi, il se passe des millions d’interactions. Ce n’est pas une flèche d’influence directe. C’est quelque chose de très difficile à expliquer et je comprends le soupçon qu’a le public par rapport à cela.

Des gilets jaunes aux gilets bleus : à qui profite la répression policière ?

Jérôme Rodrigues, gilet jaune éborgné par un tir de LBD, durant l’acte XI (26 janvier 2019)

Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, les dérives répressives des forces de l’ordre sont devenues légion : 1 mort, 17 personnes éborgnées, 4 mains arrachées, d’innombrables blessés, sans oublier les brimades, les provocations sans répit et les tirs intensifs de gaz lacrymogène. L’usage notamment, dans un tel contexte, du lanceur de balles de défense (LBD) fait polémique. La France est le seul pays de l’Union européenne à employer cette arme, et Amnesty International a publié mi-décembre un rapport alarmant sur l’état des violences policières en France. Dans cet affrontement perpétuel entre manifestants et forces de l’ordre on oublie néanmoins bien souvent de questionner la place des fonctionnaires de police. Chair à canon de l’oligarchie, ils sont eux aussi les victimes du durcissement de la politique du gouvernement, qui ne pense qu’à “garder le cap”. Des gilets bleus aux gilets jaunes, il pourrait bien n’y avoir qu’un pas.


Le monopole de la violence illégitime

En démocratie, l’État peut se prévaloir du monopole de la violence légitime afin que nous puissions vivre en société de façon pacifique. Parce que l’État est doté d’une force exceptionnelle, il appartient au gouvernement en place d’user de ce monopole avec mesure. Mais la répression observée depuis le début du mouvement des gilets jaunes semble au contraire totalement débridée, ce qui rend dès lors la légitimité de cette violence tout à fait discutable.

En effet, l’usage de la force par le pouvoir démocratique repose sur le principe de proportionnalité par rapport à la menace. Or le déchaînement de violence observé jusqu’à présent à l’encontre des gilets jaunes pose sérieusement question quant au respect de ce principe. Au 15 janvier, pas moins de 94 blessés graves parmi les gilets jaunes et journalistes avaient ainsi été recensés par le site Checknews.

Une arme en particulier pose question : le LBD 40 (lanceur de balles de défense). Parmi ces 94 blessés, 69 ont été touché par un de ses tirs, occasionnant dans un cas sur cinq la perte d’un oeil. Avec Jérôme Rodrigues, figure du mouvement des gilets jaunes, le nombre de manifestants éborgnés s’élève maintenant à 17. Successeur du fameux Flash-Ball, le LBD 40 dont sont équipées les forces de l’ordre est une arme dite « de force intermédiaire », considérée comme non létale. Étant néanmoins hautement dangereuse, le Défenseur des droits Jacques Toubon demandait déjà son retrait en janvier 2018 de la dotation des forces de sécurité, dans un rapport remis à l’Assemblée nationale. Il estimait en effet que « [ses] caractéristiques techniques et [ses] conditions d’utilisation sont inadaptées à une utilisation dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre ».

Malgré sa dangerosité, le LBD 40 est utilisé avec inconséquence par certains policiers, visant régulièrement la tête. Lors de l’acte IX des gilets jaunes, le samedi 12 janvier à Bordeaux, un manifestant est ainsi tombé dans le coma après avoir été touché au dos du crâne par un tir de LBD 40, alors qu’il s’enfuyait et ne présentait aucun danger. Tout comme lui, les 69 blessés graves (au 15 janvier) du fait de cette arme ont été touchés en majorité à la tête.

Au LBD 40 s’ajoute l’usage de la grenade lacrymogène GLI F4 qui, détenant 25 grammes de TNT, peut causer la mort. Elle a jusqu’ici arraché la main d’au moins quatre gilets jaunes. Comme pour le LBD, la France est le seul pays européen à autoriser l’usage de ce genre de grenades dans des opérations de maintien de l’ordre. Bien qu’il soit maintenant interdit à la France de renouveler son stock, les policiers peuvent toujours en faire usage de façon à écouler celles qui restent. D’après Le Figaro, il y en aurait encore plusieurs dizaines de milliers dans les unités de gendarmerie.

« les forces de l’ordre visent de plus en plus les journalistes, empêchent les secouristes volontaires d’agir, et cassent volontiers des téléphones portables de personnes qui filment, comme dans une volonté d’empêcher toute documentation des événements »

Les travaux de David Dufresne, écrivain et documentariste, auteur de Maintien de l’ordre (Fayard, 2013), apportent des précisions à ce sujet par le recensement qu’il fait des violences policières. Il observe que « les forces de l’ordre visent de plus en plus les journalistes, empêchent les secouristes volontaires d’agir, et cassent volontiers des téléphones portables de personnes qui filment, comme dans une volonté d’empêcher toute documentation des événements ».

Le maintien de l’ordre « à la française »

Pays des manifestations par excellence, la doctrine française traditionnelle en terme de maintien de l’ordre « était de montrer sa force pour ne pas s’en servir », explique David Dufresne. Ainsi, à titre d’exemple, il n’y a eu aucune mort directe à déplorer en mai 68 à Paris. Mais les choses ont dérapé dans les années 70, « dont le niveau de violence [était] largement équivalent à aujourd’hui », souligne l’écrivain.

Il semble que la France ait beaucoup à apprendre de sa voisine l’Allemagne, dont les violences dans le cadre du maintien de l’ordre sont devenues extrêmement rares. Comme l’explique Fabien Jobard, chercheur au CNRS et au centre Marc Bloch de Berlin, l’Allemagne se distingue en particulier par sa politique de « désescalade » (Deeskalation), qu’elle applique avec succès depuis une quinzaine d’années. Issue d’un travail social dans le cadre de la confrontation avec des personnes hostiles, cette notion repose sur le fait de considérer la manifestation comme un groupe composé d’individus doués de raison. Ce qui contraste grandement avec ce qui est enseigné dans les écoles françaises de police où « pour les policiers français, la foule est une et indivisible, elle a des pulsions animales et elle n’obéit qu’à son meneur ». La « désescalade » à l’allemande, par une considération plus atomisée de la manifestation, prône à l’inverse une logique d’apaisement par l’appel à la raison des protestataires.

La « désescalade » À L’allemande, par une considération plus atomisée de la manifestation, prône à l’inverse une logique d’apaisement par l’appel à la raison des protestataires.

Concrètement, il s’agit de communiquer avec les manifestants à tous les stades de l’opération de maintien de l’ordre. Communication qui intervient par exemple après l’arrestation des groupes d’individus susceptibles de faire basculer les manifestations : se forme alors un cordon d’agents de communication, les Anti-Konflikts-Teams, qui viennent expliquer calmement aux protestataires ce qu’il s’est produit. L’arrestation ciblée d’individus considérés comme fauteurs de troubles est aussi une pratique française, mais elle n’est pas secondée par une pratique d’apaisement comme celle-ci.

Des policiers de l’Anti-Konflikt Team durant une manifestation © John-Paul Bader, Flickr

Plus inquiétant encore, ces arrestations lors des manifestations sont souvent effectuées en France par la BAC (Brigade Anti-Criminalité). Les policiers de la BAC, habillés en civils, procèdent généralement à des interpellations, parfois très rudement, dans les cas de flagrant délit. Ces pratiques sont reproduites en manifestations mais ne relèvent pas du maintien de l’ordre. Et pour cause : la BAC n’est aucunement formée au maintien de l’ordre. Elle est de plus réputée hautement violente du fait de son triste palmarès de morts et de blessés graves à son actif. Pour exemple, l’un de ses membres serait à l’origine d’un nouvel éborgnement, celui d’un breton de 27 ans qui ne présentait pourtant aucune menace, à l’aide d’un tir de LBD 40, samedi 19 janvier durant l’Acte X des gilets jaunes, à Rennes. Impliquer une telle unité au sein des manifestations aggrave ainsi considérablement les tensions.

À cette doctrine dépassée en matière de maintien de l’ordre s’ajoutent des décisions gouvernementales peu judicieuses. Bien loin de pratiquer la politique de la désescalade, le gouvernement décide en effet chaque semaine de monter d’un cran dans son dispositif de répression. Le Premier ministre Édouard Philippe annonçait ainsi encore 80 000 policiers mobilisés en France, le samedi 15 janvier, pour l’Acte IX. Connaissant l’état de fatigue actuel des policiers, difficile de croire que de telles levées de troupes chaque samedi permettent de pacifier la situation. Car un policier épuisé est sujet à un risque de débordement bien plus élevé que d’habitude, et parce que la possession par les forces de l’ordre des armes éminemment dangereuses présentées précédemment ne peut qu’aggraver les conséquences de ces débordements.

Connaissant l’état de fatigue actuel des policiers, difficile de croire que de telles levées de troupes chaque samedi permettent de pacifier la situation. Car un policier épuisé est sujet à un risque de débordement bien plus élevé que d’habitude.

A tout ceci s’ajoutent les mises en garde de Christophe Castaner, qui a annoncé le 11 janvier 2019 que les gilets jaunes qui participeraient à l’Acte IX se rendraient coupables de complicité avec les violences exercées au cours de la manifestation, inventant au passage un délit qui n’existe pas dans la loi. Loin de calmer les tensions, ces menaces – d’ailleurs pénalement condamnables d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende – viennent en définitive s’ajouter aux autres modalités douteuses de maintien de l’ordre prévues par l’exécutif.

La chair à canon de l’oligarchie

Dans ce climat permanent de tension et d’augmentation de la violence, les fonctionnaires de police sont aussi exposés à une plus grande vulnérabilité psychologique. Déjà neuf suicides seraient à déplorer parmi les forces de l’ordre depuis le début de cette année 2019. A titre de comparaison, 36 policiers se seraient en tout donnés la mort sur toute l’année 2018. Cette vague de suicide suscite encore un peu plus la colère des forces de l’ordre, colère qui ne date pas d’hier.

Déjà en 2016 avaient eu lieu en France des mobilisations de policiers, suite à une attaque aux cocktails Molotov qui avaient blessé quatre d’entre eux à Viry-Châtillon, en Essonne. Un syndiqué à l’Unité-SGP Police FO, contacté par l’Express, résumait alors les choses ainsi : « Les policiers ont l’impression d’être pris entre le marteau et l’enclume, d’un côté la population qui montre de plus en plus une défiance à l’encontre des forces de l’ordre, et de l’autre une justice, une hiérarchie et des politiques qui n’arrangent rien en imposant de plus en plus de choses, en sanctionnant de plus en plus même pour des choses plutôt insignifiantes ».

Dans le contexte d’épuisement engendré par les mobilisations des gilets jaunes, le syndicat de police majoritaire, Alliance Police Nationale, avait appelé le 17 décembre 2018 à fermer les commissariats, au nom de la mobilisation des « gyros bleus ». Réclamant un « Plan Marshall », les gyros bleus avaient demandé aux députés de ne pas voter pour le projet de loi de finances 2019, estimant insuffisant le budget alloué aux forces de l’ordre. Christophe Castaner avait immédiatement répondu le 18 décembre par une prime de 300€ pour les CRS mobilisés face aux gilets jaunes, puis par une hausse de salaire de 40 €. Mais cela n’avait pas été jugé suffisant par les syndicats, qui revendiquent avant tout le paiement des heures supplémentaires (plus de 20 millions d’heures non payées à ce jour) et de meilleures conditions de travail.

« On sert de punching-ball », affirme Eric, syndiqué à Alliance Police Nationale, « Ceux qui prennent cher, ce ne sont pas ceux qui donnent les ordres »

Car, même si la police semble être du bon côté de la matraque pour son intégrité physique, elle a aussi des blessés à déplorer. « On sert de punching-ball », affirme Eric, syndiqué à Alliance Police Nationale « Ceux qui prennent cher, ce ne sont pas ceux qui donnent les ordres ». Face à la violence de certains manifestants, les policiers se sentent vulnérables et parfois délaissés par leur hiérarchie. Lors de l’Acte IV, le 1er décembre 2018, certains seraient ainsi restés près de 20 minutes sans ordres clairs, avec le sentiments d’une « hiérarchie complètement dépassée ».

Gilet jaune, gilet bleu

Loin de mutiler des manifestants, la mission de la police est théoriquement d’assurer le « maintien de l’ordre », pour Eric. Mais de quel ordre s’agit-il ? Celui de l’ordre public ? Car en réprimant les Gilets Jaunes, est-ce vraiment l’ordre public qui est protégé ?

Le président de la République, Emmanuel Macron, mène une politique de complaisance à l’égard des milieux financiers, n’ayant eu de cesse de favoriser les dividendes aux actionnaires ou d’alléger leurs charges (doublement du CICE, suppression de l’ISF, allègement de l’exit tax, etc.). Parallèlement, il s’est attaqué à des personnes souvent déjà précaires telles que les étudiants ou les personnes âgées (baisse des APL, hausse de la CSG, etc.). Tandis qu’en France près de 9 millions de personnes vivent dans un état de pauvreté allant d’une situation très modeste à l’extrême précarité, une poignée de personnes concentrent toutes les richesses. Ainsi, la fortune de Bernard Arnault, patron de LVMH, se montait l’an dernier à 47 milliards d’euros, soit l’équivalent de 2,6 millions d’années de SMIC.

Cette politique en faveur des plus riches se traduit donc par des coupes dans les services publics, principaux remparts contre la pauvreté. Et cette dégradation touche les policiers au même titre que les autres fonctionnaires tels que les professions hospitalières, les juges ou les enseignants. Dans une consultation lancée en novembre 2017, les quelques 17 000 personnes à avoir participé (10 000 agents et 7 000 usagers) pointaient en particulier l’allongement des temps d’attente et la fermeture de certains services, comme par exemple les bureaux de poste. Les mauvaises conditions de travail de la police, dénoncées par les gyros bleus, ne sont finalement qu’un autre exemple de la dégradation des services publics, dont les conséquences logiques sont la baisse des effectifs, une pénurie de matériel adapté et, comme présenté précédemment, un système de maintien de l’ordre désuet et inefficace à de nombreux égards.

Les mauvaises conditions de travail de la police dénoncées par les gyros bleus sont un bon exemple de la dégradation des services publics.

La politique néolibérale dénoncée par les gilets jaunes impacte donc aussi les policiers : « On pense comme les gilets jaunes ; à la fin du mois, on n’est pas riche », confie Eric. Coexistent ainsi deux idées antagonistes chez probablement l’essentiel des policiers. D’une part, la sympathie éprouvée pour les Gilets Jaunes et leurs revendications. D’autre part, la nécessité d’obéir aux ordres – mêmes violents – par illusion de protéger l’ordre public et par crainte d’être révoqués.

Un gilet jaune s’adresse à des gendarmes durant l’Acte IX, à Rennes © Vincent Dain, LVSL

Le paradoxe de la situation est qu’en réprimant les gilets jaunes, la police s’en prend à un mouvement qui lutte aussi dans son intérêt à elle. Ayant pour mission de protéger l’ordre public, les policiers protègent en somme surtout l’ordre de l’oligarchie.

Les forces de l’ordre au service de l’oligarchie ?

« Les policiers ne font qu’obéir aux ordres » est un argument souvent avancé pour déresponsabiliser les forces de l’ordre. Il est vrai qu’ils risquent d’être révoqués en cas d’insubordination et que, comme beaucoup de monde, ils sont soucieux à l’approche des fins de mois. Néanmoins, il ne faut pas pour autant balayer d’un revers de main leur prise de responsabilité dans l’avenir politique de notre pays. Car déresponsabiliser les forces de l’ordre amène à les considérer comme des êtres incapables de faire preuve d’esprit critique et de compassion. Or, ne pas reconnaître aux policiers ces qualités ne jouera aucunement en faveur des manifestants, qui ont davantage intérêt à voir face à eux des êtres humains plutôt que des machines de répression. D’autre part, jouer sur la sympathie que les policiers éprouvent pour les revendications des gilets jaunes peut participer à la réussite du mouvement. Pour cette raison, il faut impérativement cesser de les considérer comme des personnes incapables de raisonner.

Jouer sur la sympathie que les policiers éprouvent pour les revendications des Gilets Jaunes peut participer à la réussite du mouvement.

Il ne s’agit pas ici d’être naïf, mais de mettre les policiers face à leurs responsabilités. Car ils doivent questionner sérieusement le rôle qui est le leur dans ce moment politique fondamental de l’histoire de notre pays. Réprimer des individus dangereux est une chose, battre à mort des manifestants en est une autre. L’usage disproportionné de la violence a des conséquences graves ; pour l’intégrité physique des gilets jaunes d’une part, pour la continuation du mouvement d’autre part. Car à qui profitent les coups de matraque gratuits et les tirs de LBD 40 à bout portant ? Ni aux manifestants, ni à la police ; mais bien à l’oligarchie, qui a tout intérêt à voir les gilets jaunes se démobiliser face à la répression.

L’opposition, si opposition il y a, n’est donc pas à faire entre, d’un côté, des fainéants et des agitateurs professionnels, et les bons citoyens travailleurs de l’autre. Le véritable antagonisme, fondamental, est celui du peuple contre l’oligarchie. La question est donc de savoir dans quel camp la police choisira de s’inscrire – car oui, elle doit choisir. S’il y a eu des prises de conscience, sans doute ont-elles une inertie car, pour le moment, les policiers sont davantage au service de l’oligarchie que de l’ordre républicain.

Houellebecq : autopsie d’un rire « jaune »

Presque quatre années jour pour jour après la sortie de Soumission, l’écrivain français le plus lu à l’étranger signe un nouveau roman, Sérotonine. Ce roman débute à Paris mais rejoint bien vite les lieux géographiques et fictionnels avec lesquels Houellebecq est le plus à l’aise. Ce livre, comme tous les autres, parle du Français moyen et provincial, désespéré dans un monde qu’il ne comprend plus. Celui-ci se concentre sur les agriculteurs, grands « perdants » de la mondialisation. La crise des « gilets jaunes » que traverse la France actuellement trouve un écho retentissant dans ce livre — peut-être, à ce jour, le plus lucide du grand écrivain qu’est Michel Houellebecq.


Il y a deux ans, un débat m’opposait à un autre rédacteur de LVSL [1]. Je soutenais que Houellebecq n’était qu’un parangon à la verve brillante de l’extrême droite. Il défendait une approche moins clivante : Houellebecq est un grand romancier, et lui associer des propos fascistes parce qu’il parle de situations que les Français redoutent est une facilité qu’il convient d’éviter. Je pense aujourd’hui que mon camarade avait raison. Le nouveau livre de Houellebecq, Sérotonine, vient de me le démontrer.

Houellebecq est un écrivain génial, non pas parce qu’il nous parle de la France, mais parce qu’il nous parle de la « sous-France » (souffrance) [2]. Dans Sérotonine, nous avons affaire à François-Claude, un quadragénaire consultant au ministère de l’agriculture. Il n’a pas d’enfants, ne désire plus sa compagne, et se remémore ses souvenirs heureux. Dans un ultime mouvement de résistance, quoique bien faible, il décide de quitter Paris et de partir sur les routes de Normandie.

Afin de pouvoir tenir émotionnellement, il se fait prescrire un nouvel antidépresseur, le Captorix, qui stimule une molécule naturelle apaisante : la fameuse sérotonine. Celle-ci est censée libérer par un neurotransmetteur ce que Houellebecq appelle ironiquement l’« hormone du bonheur ». Mais dans le monde houellebecquien, du bonheur, il n’y en a pas, il n’y en a plus.

Un monde agricole qui s’effondre

Florent-Claude Labrouste décide de disparaître sans donner de nouvelles à personne ; il s’étonne même de la facilité avec laquelle ceci est possible. Il rend son appartement, quitte son travail, change de banque et quitte Paris au volant de sa Mercedes G-350.

En miroir de la chute du protagoniste, c’est la chute de tout le monde agricole qui se dessine. Par un habile va-et-vient narratif, ses réminiscences de jeunesse se mêlent au récit. Alors qu’il souhaite revoir les personnes qu’il a aimées, desquelles il raconte l’histoire, il entreprend de leur rendre visite. Dans cet encastrement entre le passé et le présent, une fissure bien réelle s’observe, commune à beaucoup de Français : celle de la peur de l’avenir.

Parmi ses anciennes connaissances, Aymeric de Harcourt, un agriculteur aristocrate du Calvados, producteur de lait. Ancien camarade d’Agro [3], celui-ci voit sa production mourir à petit feu à cause des lois européennes d’une part, et de sa volonté de produire un lait bio et sans OGM d’autre part.

« et maintenant j’en étais là, homme occidental dans le milieu de son âge, à l’abri du besoin pour quelques années, sans proches ni amis, dénué de projets personnels comme d’intérêts véritables, profondément déçu par sa vie professionnelle antérieure, ayant connu sur le plan sentimental des expériences variées mais qui avaient eu pour point commun de s’interrompre, dénué au fond de raisons de vivre comme de raisons de mourir. »

Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, 2019, p. 87

Par les yeux de Florent-Claude, Houellebecq critique ici les conditions déplorables d’un élevage de poules, là-bas des élites européennes qui votent des lois qui tuent l’économie agricole sans même essayer de les comprendre. Mais les élites européennes ne sont pas les seules coupables, les fonctionnaires et consultants qui sont les témoins quotidiens de ces atrocités contre les animaux et qui voient bien qu’un monde est en train de périr sont dépeints comme des complices. Florent-Claude lui-même voit son expertise et son jargon technique moqués par l’auteur. Il se réfugie derrière des formules toutes faîtes, des concepts qui sont censés expliquer pourquoi des gens, des animaux, doivent souffrir ; et ce, avec un aplomb criminel.

D’ailleurs, des agriculteurs se suicident, n’en peuvent plus de cette situation. « On a un collègue de Carteret qui s’est tiré une balle, il y a deux jours. — C’est le troisième depuis le début de l’année. » (p. 239). Il y a une trahison de la promesse européenne : « l’Union européenne, elle aussi avait été une grosse salope » (p. 259) car « le vrai pouvoir était à Bruxelles » (p. 177). La PAC (politique agricole commune) mise en place par l’UE n’a été que mensonge et une manière de plus pour déposséder les agriculteurs de leur souveraineté et de leurs biens. Dans le monde houellebecquien comme dans le nôtre, le libéralisme torture et tue.

La critique du libéralisme

La critique aujourd’hui courante, presque facile, du capitalisme est davantage maîtrisée par Houellebecq que par les autres écrivains français. En effet, l’écrivain né à La Réunion s’attaque aux bases idéologiques du capitalisme, c’est-à-dire au libéralisme qui a permis son expansion. En peignant dans ses romans une classe moyenne, qui a pu croire au libéralisme philosophique, sexuel et économique, Houellebecq montre dans quelles solitude et misère celle-ci s’est retrouvée, sans futur ni passé vers lequel se consoler.

En citant des objets de notre quotidien (Carrefour City, Mercedes, Jack Daniel, Pornhub, etc.), Houellebecq ne nous confie pas non plus à un monde rassurant mais plutôt à un espace qui nous désoriente et nous menace. Au-delà de ce qui nous est connu, nous sommes mis face à un monde qui se fracture dans lequel les liens sociaux se délitent, les passions amoureuses se détruisent, les relations sexuelles se virtualisent et où le bonheur n’est qu’un simple concept.

« l’argent n’avait jamais récompensé le travail, ça n’avait strictement rien à voir, aucune société humaine n’avait jamais été construite sur la rémunération du travail, et même la société communiste future n’était pas censée reposer sur ces bases, […] l’argent allait à l’argent et accompagnait le pouvoir, tel était le dernier mot de l’organisation sociale. »

Ibid., p. 135

Ce que l’auteur lauréat du Goncourt en 2010 appelle le « verrou idéologique » du libre-échangisme (p. 251), c’est une capacité théorique et idéologique du néolibéralisme de donner tort à tout propos qui le critique. La clairvoyance de Houellebecq est telle qu’après avoir lu ses mots, on a l’impression de l’évidence et qu’il a pu mettre des mots sur des choses qui demeuraient informulées. De fait, que cela soit par les intellectuels commis de l’État, les chaînes d’info en continu, ou l’argumentaire extrêmement simple d’utilisation et rabâché toute la journée, la pensée critique de l’individu est « verrouillée ».

« qui étais-je pour avoir cru que je pouvais changer quelque chose au mouvement du monde ? »

Ibid., p. 251

La misère sexuelle

La critique de la société consumériste et libérale est une constante des livres de Houellebecq — surtout dans Extension du domaine de la lutte (1994) et Les particules élémentaires (1998). Si son œuvre s’intéresse évidemment aux aspects économiques [4], la critique du libéralisme est d’autant plus forte qu’elle a pour conséquence une misère sexuelle. Que cela soit dans Soumission à travers la femme à jamais fantasmée et jamais vraiment possédée qu’est Myriam, ou cette fois dans Sérotonine et la belle Camille, tous les protagonistes houellebecquiens sont prisonniers d’une femme en particulier et d’une sphère sexuelle en général qui, pire que de ne pas tenir ses promesses, n’en fait même plus.

Au début du roman, la concubine de Florent-Claude, la japonaise Yuzu, se rend dans des soirées libertines dans de beaux hôtels particuliers de l’île Saint-Louis. Elle se filme notamment dans des gang-bangs surréalistes, copule avec des chiens, alors que Florent-Claude rencontre des problèmes érectiles. Le Captorix qui provoque l’impuissance et la perte de la libido comme effets secondaires semble être l’avatar de la société libérale qui éloigne ses citoyens de la sexualité tout en les maintenant dans un état abruti de survie passive. Ailleurs, cette belle Espagnole châtain d’Al-Alquian, dans l’incipit, apparaît comme le souvenir d’un désir sexuel réprouvé, refoulé et comme une métaphore de la libido occidentale, mâle et contemporaine. Évidemment, le « retour du refoulé » est récurrent. Et la châtain d’Al-Alquian reparaît dans les rêves, et dans toutes les femmes que Florent-Claude croise ou se remémore. Aymeric non plus ne parvient pas à retenir sa femme et ses deux filles qui partent avec un pianiste londonien. Les personnages sont renvoyés à leur triste condition de perdants, de loosers, de misérables contemporains.

Par ailleurs, la sexualité est vue comme une pulsion violente et animale, tout en se voyant superposer une dimension socialement construite. Les êtres humains sont non seulement contraints par leurs pulsions violentes de baiser tout ce qui bouge mais en plus, ce doit être nécessairement genré : des mâles avec des femelles.

« j’avais besoin d’une chatte, il y avait beaucoup de chattes, des milliards à la surface d’une planète pourtant de taille modérée, c’est hallucinant ce qu’il y a comme chattes quand on y pense, ça vous donne le tournis, chaque homme je pense a pu ressentir ce vertige, d’un autre côté les chattes avaient besoin de bites »

Ibid.,p. 159

Un autre article paru le 10 janvier dernier [5] évoque bien cette « compétition sexuelle » qui a lieu entre les citoyens qui ne sont in fine que des salariés abêtis : « La compétition sexuelle s’adjoint à la compétition salariale et devient un facteur déterminant pour la reconnaissance sociale et le bien-être de l’individu. »

Le « petit livre jaune »

Les agriculteurs sont dépassés par un monde inhospitalier, une société qui les confronte entre eux, des femmes qui les ignorent. Mais une brèche politique va peut-être s’ouvrir. Une révolte s’organise tant bien que mal avec le peu de gens qui croient encore au politique : la Confédération paysanne s’allie avec la Coordination rurale. Une autoroute est bloquée par des tracteurs, les paysans sont armés et attendent les CRS à couvert. Aymeric, « l’une des images éternelles de la révolte » (p. 258), personnifie ces agriculteurs qui sont prêts à tout parce qu’ils sont désespérés. Le parallèle avec la crise actuelle des « gilets jaunes » est évident.

« on peut vivre en étant désespéré, et même la plupart des gens vivent comme ça. »

Ibid., p. 236

La crise actuelle qui se poursuit sur les fins de semaine depuis novembre semble avoir été anticipée par l’écrivain. Pour sortir un livre début janvier, qui plus est un best-seller probable, le « bon à tirer » doit être prêt au moins en novembre. Il est donc probable que Houellebecq ait écrit cette crise fictive des agriculteurs au plus tard l’été dernier. Le ton montait déjà entre les différentes couches populaires et le Président de la République depuis un an et demi. Les étudiants, les retraités, les femmes, les ouvriers, etc. Ce que Houellebecq remarque avec justesse, c’est qu’une révolte des agriculteurs est porteuse d’une image forte : 1789 (voir l’extrait infra).

« je reconnus plusieurs fois le mot “CRS”, prononcé avec colère. Je sentais autour de moi une étrange ambiance dans ce café, presque Ancien Régime, comme si 1789 n’y avait laissé que des traces superficielles, je m’attendais d’un moment à l’autre à ce qu’un paysan évoque Aymeric en l’appelant “notre monsieur”. »

Ibid., pp. 269-270

De même que l’humoriste Pierre-Emmanuel Barré : « Maintenant il y a des agriculteurs qui rejoignent le mouvement et là ils ont peur à l’Élysée, parce que les agriculteurs ça leur rappelle 1789. Et c’est pas leurs meilleurs souvenirs. » [6] Un large mouvement, qui n’est pas homogène, ce qui est pour ainsi dire la caractéristique la plus certaine d’un peuple, est en train de s’organiser.

Depuis plus d’une dizaine de week-ends, des gens sortent de chez eux pour aller manifester, vêtus de gilets jaunes. Les historiens de la Révolution française sont tous d’accord, une grande cause est toujours l’agrégation de toutes les petites. Et Sérotonine de Houellebecq est comme un grand tableau de collages des petites gens qui se battent contre le quotidien qu’on leur a imposé, qui bravent l’humiliation de tous les jours, la mort de leurs proches aussi. Sérotonine est le livre du ras-le-bol. Le livre des Français qui n’en peuvent plus de ce « racisme de l’intelligence » [7] provenant de gens qui savent tout mieux qu’eux. Le livre des Françaises qui ne supportent plus le sexisme quotidien et institutionnel. Le livre des étudiants qui veulent une université vraiment universelle et ouverte à toutes et à tous, tous pays confondus. Sérotonine est le « petit livre jaune » qui pose des mots sur ce qu’on n’arrive pas à formuler, il met des phrases dans la bouche de ceux qui n’ont pas la voix pour se faire entendre. Sérotonine est un grand livre.


[1] Le débat opposait mon article « Michel Houellebecq : Soumission du génie à la bêtise » (https://lvsl.fr/houellebecq-soumission-genie-et-betise) à Julien Rock et son article « Michel Houellebecq et la politique : le grand malentendu » (https://lvsl.fr/houellebecq-soumission-genie-et-betise)

[2] ce jeu de mots est d’Éric Fottorino, voir Le Un, mercredi 9 janvier 2019, p. 2

[3] Agro ou AgroParisTech, anciennement École nationale supérieure des industries agricoles et alimentaires, est une école d’ingénieurs en agroalimentaire située à Paris

[4] on renvoie évidemment au livre de Bernard Maris, Houellebecq économiste(Champs-Flammarion, 2016) dans lequel l’économiste assassiné dans la tuerie de Charlie Hebdo analyse l’arrière-plan économique des livres de Houellebecq

[5] https://lvsl.fr/houellebecq-materialisme-finitude

[6] https://youtu.be/DRpzY6Nht0E

[7] Cette formule est du sociologue Pierre Bourdieu, cf. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Minuit, pp. 264-268

Les stylos rouges demandent au gouvernement de reprendre sa copie

© Capture d’écran : YouTube

Des gilets jaunes aux stylos rouges, les couleurs changent mais les colères se ressemblent. Le mouvement de protestation du corps enseignant est né le 12 décembre dernier, suite au discours d’Emmanuel Macron aux gilets jaunes. Les enseignants et l’éducation, considérés comme les grands absents de cette allocution, ont décidé de réagir. Les stylos rouges forment ainsi une mobilisation inédite pour un corps professionnel attaché traditionnellement aux syndicats et au secteur public. Face au manque de reconnaissance de la profession, à la précarité des revenus et aux réformes iniques du gouvernement en termes d’éducation, la colère a pris une nouvelle forme. Ce mouvement réunit désormais près de 67 000 enseignants du primaire comme du secondaire, du privé comme du public. Transversal, le mouvement des stylos rouges rompt avec les codes acquis de la contestation professorale et n’a pas fini de faire parler de lui.


Aux sources de la colère

La première revendication des stylos rouges porte sur les salaires. Gelés, dévalorisés, ils sont aussi bien en-dessous de la moyenne des pays européens et de l’OCDE et ce, malgré un recrutement hautement qualifié à bac+5. Le salaire net moyen de l’ensemble des enseignants (tous niveaux confondus, public et privé sous contrat) rémunérés par le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, s’élèverait à 2 417€ mensuels nets (données de 2018). En rapportant au nombre d’heures travaillées (présence en classe, préparations des cours, corrections et tâches administratives de plus en plus nombreuses), les syndicats estiment que le salaire horaire s’élève à environ 15€ de l’heure.

Rémunération annuelle d’un enseignant collège/lycée en dollars PPA, comparée aux autres pays de l’OCDE.
Source : OCDE

La tendance à la dégradation du niveau de salaire est d’ailleurs plus ancienne. À partir des données de l’INSEE, le SNES (Syndicat national des enseignants de second degré) rappelle qu’ « en 1980, professeurs, CPE et PsyEN débutants gagnaient 2 fois le SMIC, aujourd’hui c’est 1,25 fois le SMIC ». Ainsi, Loïc Vatin constatait en 2014 que « pour avoir le même pouvoir d’achat que son  homologue de 1996, le certifié de l’an 2013 devrait gagner 6000 € (brut) de plus par an ! Cela représente une perte de presque 19 %. Pour les professeurs, le déclassement est une réalité sensible. »

Professeur dans un lycée de Saint-Étienne, Claire Malecot témoigne des difficultés financières auxquelles elle doit faire face. Mère célibataire, un problème auditif génétique nécessiterait la pose d’un appareil auditif d’une valeur de 2000 €. Certifiée hors classe, au maximum de son avancée de carrière possible, elle n’en a pas les moyens si elle veut financer les études de ses enfants. « Depuis les années 1990, on a longtemps senti une honte pour les profs quand il s’agit de parler de leur salaire. On les ramène souvent à leurs vacances – pendant lesquelles nous travaillons bien sûr. Aujourd’hui, je crois que la parole se libère. »

« pour  avoir  le  même  pouvoir  d’achat que  son  homologue  de  1996,  le  certifié  de l’an 2013 devrait gagner 6 000 € (brut) de plus par  an  !  Cela  représente  une  perte  de presque 19 %. Pour les professeurs, le déclassement est une réalité sensible »

Professeur des écoles de 52 ans dans une école primaire de campagne dans la Loire, Hugues Ber est contraint d’exercer une activité supplémentaire pour assurer la survie de sa famille de deux enfants, car sa femme ne peut trouver d’emploi à la campagne. Au 10ème échelon (sur les 11 que compte la grille d’avancement d’un professeur des écoles de classe normale), il perçoit 2 100€ nets par mois. « Par mon activité d’autoentrepreneur, j’organise environ six soirs par mois des soirées karaokés, notamment dans des restaurants. C’est ce qui fait vivre ma famille ». Il ne compte pourtant pas ses heures de travail à préparer de nombreux exercices destinés à prendre en compte la diversité des niveaux de ses élèves. Chaque matin il se lève à 5h40 pour arriver à l’école à 7h30 et en repartir au mieux à 18h. Il rappelle par ailleurs qu’il n’est pas le seul à cumuler les emplois pour boucler les fins de mois : « Certaines de mes collègues sont séparées de leur conjoint et ont à charge le prêt de leur maison et leurs enfants. Elles non plus ne partent pas en vacances : elles travaillent durant les congés scolaires. »

La colère des stylos rouges, par-delà la question du revenu, vient aussi de conditions de travail de plus en plus précaires, qui dévalorisent, voire mettent en péril la profession des enseignants. Ainsi, en octobre 2018, la vidéo d’un élève qui braquait une arme sur sa professeur en classe à Créteil, pour qu’elle le note présent malgré son retard, a suscité l’indignation générale et mis en lumière les conditions de travail des professeurs et des élèves. Le hashtag #PasDeVague avait déclenché une prise de parole révoltée face à ces propos, qui a été assez mal reçue par la hiérarchie.

Pourtant, les enseignants doivent bel et bien faire face, parmi les difficultés quotidiennes, à des faits de violence verbale et physique. Parmi les nombreux facteurs sociaux qui peuvent les expliquer, l’un d’eux est flagrant : le nombre croissant d’élèves par classe. Dans des classes qui peuvent compter jusqu’à 38 élèves, plus le temps de s’occuper individuellement de chacun pour mettre le doigt sur ce qui gêne la progression. Les classes à plus de 35 élèves sont de plus en plus fréquentes, car les générations actuelles sont plus importantes en nombre d’élèves et que le nombre de postes d’enseignants n’a pas évolué de façon proportionnelle. Selon les stylos rouges, il faut donc recruter davantage d’enseignants, tout en proposant des salaires plus attractifs afin d’attirer plus de candidats, et garantir ainsi un bon niveau de recrutement.

Dans cet environnement de pression constante, la santé des professeurs est souvent fragilisée et beaucoup sont conduits au burn-out. Pourtant, en cas d’arrêt maladie, un jour de carence est imposé, c’est-à-dire que le premier jour de l’arrêt maladie est retiré du salaire, et non remboursé par la sécurité sociale ou par l’employeur. Cela ne permet ni de recouvrir la santé, ni de régler le problème de fond qui est en réalité le manque de remplaçants, dont le nombre a été considérablement réduit ces dernières années. Parallèlement, les enseignants n’ont que très difficilement accès à un rendez-vous médical par la médecine du travail, faute de moyens alloués. C’est une obligation pour tout employeur, que le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse ne remplit pas. Il n’est pas rare pour un enseignant de ne jamais bénéficier d’un tel rendez-vous durant toute sa carrière.

“Le sentiment de la non-reconnaissance sociale anime le mouvement des Stylos Rouges.”

Les stylos rouges sont également l’expression d’un sentiment de plus en plus diffus d’un mépris de la hiérarchie. Les raisons de ce sentiment sont multiples. Par exemple, face au #PasDeVague, le ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, Jean-Michel Blanquer, avait affirmé que les tweets des professeurs qui dénonçaient différentes situations plus ou moins violentes dans leurs établissements n’étaient pas forcément la réalité. Une attitude perçue alors comme une tentative d’atténuer la difficulté des conditions d’enseignement au lieu d’agir pour les rendre acceptables.

https://twitter.com/search?q=%23PasDeVague&src=tyah
Le #PasDeVague, afin de rendre visible les violences physiques et verbales subies par les enseignants © Capture d’écran : Twitter 

Travail le dimanche, repas de famille régulièrement manqués afin de corriger des copies tout le week-end, voici la réalité d’une jeune enseignante en banlieue lyonnaise, présente lors de la réunion des stylos rouges de Lyon le 16 janvier. « Je ne viens pas d’une famille de professeurs. Quand j’ai commencé, ils me raillaient toujours avec les vacances. Maintenant, ils semblent comprendre qu’une grande partie de celles-ci et de mes week-ends est consacrée à mon travail », confesse-t-elle. En effet, à l’année, un professeur certifié en collège ou lycée travaille en moyenne près de 43 heures par semaine, dont 14 à domicile. Les nombreuses heures de réunions après 18h (réunions parents-professeurs, réunions au Conseil d’administration) ou consacrées au travail administratif ne sont pas rémunérées en tant que telles.

“Les Stylos rouges  réclament avant tout de meilleurs salaires, mais aussi de meilleures conditions de travail, pour une éducation de qualité pour tous. Il en va de la réussite des élèves et de la santé des enseignants.”

Stylos rouges : la recherche de nouvelles formes de mobilisation plutôt qu’une opposition nette au syndicalisme

Si les revendications des stylos rouges sont communes à celles des syndicats, le mouvement cherche à se différencier des actions traditionnelles, dont beaucoup sont déçus. Ainsi, le mouvement, né en décembre dernier, partage de nombreux points communs avec les gilets jaunes, notamment sur la volonté d’une action différente de celle des syndicats et sur les revendications en termes de pouvoir d’achat. Mais la comparaison s’arrête là, puisqu’il se circonscrit aux métiers de l’Éducation nationale. Il porte des revendications propres à ce corps de métier, comme l’affirme le communiqué national du 14 janvier, qui ne fait pas état d’un ralliement officiel.

“Il ne s’agit pas d’une volonté de cloisonnement vis-à-vis des Gilets Jaunes, mais du souci d’une visibilité supplémentaire pour les revendications spécifiques à l’enseignement.”

Cela n’empêche pas de nombreux stylos rouges de soutenir les gilets jaunes, voire d’y participer, depuis le début de la contestation pour certains. Il ne s’agit pas d’une volonté de cloisonnement, mais du souci d’une visibilité supplémentaire de leurs revendications spécifiques. Les réunions et pages Facebook des stylos rouges sont dans ce but des lieux d’échange de positions diverses et de débats très ouverts.

Le mouvement « n’a pas vocation à se substituer aux syndicats, […] qui se battent depuis des années pour défendre [les] droits » des concernés, explique le communiqué national des stylos rouges. L’efficacité de certains moyens d’action traditionnels, en particulier les grèves multiples sous forme d’arrêt du travail d’une journée, devenues courantes dans l’action syndicale récente, est questionnée. C’est donc une volonté de plus d’inventivité dans les modes de mobilisation collective qui pousse ces membres de l’Éducation nationale, syndiqués ou non, à rejoindre les stylos rouges, ce qui n’empêche pas non plus le ralliement à des manifestations syndicales. Le message est donc clair : les syndicats devraient plus sérieusement se demander comment convaincre à nouveau tout un corps de métier de l’utilité de la grève. Les positions des syndicats vis-à-vis des stylos rouges sont diverses. Certains, comme Force Ouvrière, la FSU du premier degré ou Sud privé ont affiché leur soutien, par communiqués ou par Twitter. Tous n’affichent pas encore de position officielle, que ce soit par prudence ou, plus implicitement, par désapprobation d’une logique non-syndicale, sans doute vécue comme un affront.

“Les Stylos Rouges recherchent de nouveaux moyens d’action collective, plus médiatiques et plus visibles.”

Ce n’est plus à démontrer, pour être médiatisé et impacter l’agenda politique, il faut proposer des actions vendeuses. Les stylos rouges de l’académie de Créteil sont en ce sens allés corriger des copies au rectorat. Le but : rappeler à la hiérarchie la charge de travail cachée qui constitue leur métier. Entre le jeudi 10 et le vendredi 11 janvier, les stylos rouges de toute la France ont mené l’opération « Un stylo pour le président », afin d’adresser ce symbole à Emmanuel Macron, pour faire connaître leur existence et leur colère.

Ces actions, assez médiatiques et novatrices, semblent porter leurs fruits. Les stylos rouges sont dorénavant évoqués à chaque question posée à Jean-Michel Blanquer lors de ses passages médiatiques. Par exemple, le 14 janvier dans le 8h20 de France Inter, il a répondu ainsi aux revendications des stylos rouges : « Je réponds positivement à leurs attentes. Je n’ai aucun problème avec le diagnostic qui est fait par eux du bien-être matériel et immatériel (…) C’est ce qui m’a permis d’entamer ces mesures sur leur pouvoir d’achat. » Une affirmation loin de satisfaire, car dans les faits, aucune mesure concrète n’est encore venue prouver que le mouvement a bien été entendu.

https://www.youtube.com/watch?v=7KFq5vfYsPU
Correction publique de copies : une manifestation originale des Stylos Rouges au Havre © Capture d’écran : https://www.youtube.com/watch?v=7KFq5vfYsPU

De même, le 20 janvier, place de la République à Lyon, une vingtaine d’enseignants ont investi les bancs publics et déplié des tables pour corriger des copies un dimanche après-midi. Ce moyen de communication, bien reçu par les passants, a suscité de nombreux messages d’encouragement, tandis que des médias tels que France 3 et Le Progrès sont venus couvrir l’événement. Lors du premier week-end de février, des rassemblement avec les parents d’élèves sont prévus devant différents centres d’inspection académique partout en France. Sur les réseaux sociaux, le hashtag #StopMépris lancé par le SNES est un exemple d’outil récemment proposé par un syndicat, afin d’encourager une diffusion virale des revendicationsCes innovations pourraient pousser certains syndicats à s’interroger : quelles nouvelles méthodes d’action collective pour retrouver une place de choix dans le rapport de force avec l’État ? Les vieilles recettes, tout comme les slogans incompréhensibles pour les personnes extérieures à ces métiers doivent être revus, comme en témoigne l’action des stylos rouges.

Quel avenir pour la fonction publique et les métiers de l’enseignement ?

Les stylos rouges, dans un souci de lisibilité de leurs revendications, défendent les intérêts spécifiques à l’Éducation nationale. Plusieurs de ces revendications sont néanmoins communes à de nombreux autres corps professionnels. En effet, comme pour bien d’autres services publics, que ce soit la santé ou la police, les logiques de réduction des dépenses publiques pèsent de plus en plus sur l’éducation. Plutôt devrions-nous d’ailleurs parler « d’investissements » publics, à l’heure où l’importance du capital humain a été largement développée par les économistes de tous bords. Que deviendrait la sacro-sainte croissance économique sans service d’enseignement ou de santé efficace, mais aussi sans une justice pourvue des moyens et libertés nécessaires à son fonctionnement ? Sans santé, pas de travail efficace. Sans formation de qualité non plus. Les pays dont les résultats scolaires sont les meilleurs sont aussi bien souvent ceux qui rémunèrent le mieux leurs enseignants. De même, que deviendront les perspectives de la transition écologique aujourd’hui bien peu engagée par les gouvernements, sans une formation de qualité des citoyens et futurs travailleurs ? La contestation des stylos rouges porte ainsi en elle nombre de questions de société, qui interroge le modèle politique vers lequel tendent les réformes actuelles. Une grande majorité des Français se sentent d’ailleurs attachés aux services publics, comme l’a démontré Alexis Spire dans l’ouvrage Résistances à l’impôt, attachement à l’État, paru en 2018 aux éditions du Seuil.

“La contestation des Stylos Rouges porte en elle nombre de questions de société, interrogeant le modèle politique  vers lequel tendent les réformes actuelles. Une grande majorité des Français se sentent d’ailleurs attachés aux services publics.”

Le mouvement des stylos rouges témoigne aussi d’une inquiétude générale à l’encontre des réformes proposées par Emmanuel Macron et le gouvernement d’Édouard Philippe en matière d’éducation. Parmi celles-ci, le projet de loi « Pour une école de la confiance », présenté à partir du 11 février à l’Assemblée nationale pose question, car il interroge la future liberté d’expression des enseignants. Les stylos rouges, comme les syndicats, s’inquiètent particulièrement de l’article 1 du projet de loi :

« L’article premier rappelle que la qualité du service public de l’éducation dépend de la cohésion de la communauté éducative autour de la transmission de connaissances et de valeurs partagées. Cela signifie, pour les personnels, une exemplarité dans l’exercice de leur fonction et, pour les familles, le respect de l’institution scolaire, dans ses principes comme dans son fonctionnement. »

Cette formulation implique-t-elle que les enseignants n’auront plus le droit d’émettre de critique envers l’institution scolaire ? Pour ses détracteurs, la formule, quelle que soit son intention, est ambiguë et peut servir à réduire la liberté d’expression.

https://www.youtube.com/watch?v=CiJoSqM3dlQ
Manifestation des stylos rouges contre la réforme du lycée © Capture d’écran : https://www.youtube.com/watch?v=CiJoSqM3dlQ

La réforme du lycée précipitée, proposée sans concertation avec les professionnels de l’enseignement, inquiète aussi les stylos rouges. S’ils ne s’opposent pas à l’idée même de réformer, ils rejettent le contenu des réformes, imposées dans des délais extrêmement rapides et qui demandent, a minima, un moratoire. Pour le collectif, elles posent aussi des problèmes en termes de justice sociale, et d’accès à l’éducation pour tous. La réforme du lycée général risque en effet selon eux d’entraîner plus d’inégalités entre les territoires. Des élèves pourront voir leurs choix d’orientation post-bac limités dès leur entrée en seconde, en fonction des enseignements de spécialité dispensés ou non dans leur établissement. Il s’agit plus ou moins d’instaurer un système qui se rapprocherait de celui qui a pourtant déjà montré ses limites au Royaume-Uni. Outre la grande difficulté d’organisation pour les établissements et les familles, les opposants à cette réforme y voient donc surtout une source d’injustice éducative, qui peut limiter les études futures d’un élève dès le lycée. Or la sociologie nous montre bien que si les familles les mieux dotées en capital social auront sans doute les moyens de connaître les stratégies à adopter pour assurer l’avenir de leurs enfants, celles pour lesquelles la connaissance du système scolaire ne va pas de soi se retrouveront d’autant plus pénalisées. Ainsi pour l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (APSES) : « La réforme du lycée et du bac va se traduire par la disparition de la série ES, la dégradation des conditions d’apprentissage de nos élèves ainsi que de nos conditions de travail, la mise en concurrence des disciplines et l’exacerbation des inégalités entre les élèves issus des familles les mieux informées et les autres ». Ces conclusions sont aussi largement reprises par les stylos rouges.

“Les Stylos Rouges, en plus de leurs revendications salariales propres, révèlent donc de profondes inquiétudes quant AU devenir des valeurs républicaines et d’accès pour tous à l’éducation.”

Ainsi, les stylos rouges, en plus de leurs revendications salariales propres, révèlent donc de profondes inquiétudes quant au devenir des valeurs républicaines. « L’école de la confiance » remplace « l’école de la République » dans le discours d’État. Un glissement sémantique lourd de sens. Ils craignent une réelle dégradation de l’enseignement, parallèlement à tous les autres services publics. Si les services publics fonctionnent de moins en moins bien, il sera de plus en plus facile de faire l’éloge de la privatisation. Qu’il s’agisse ou non d’une stratégie du gouvernement, c’est toute l’égalité d’accès à ces services qui sera remise en cause. Pas surprenant quand la Commission européenne les renomme « services universels ». La capacité de mise en place d’actions marquantes et mobilisatrices sera probablement déterminante pour l’avenir du mouvement.

L’Union européenne, l’autre ennemi des Gilets Jaunes

GJ europe
© Léo Balg

Les commentaires hostiles en provenance de la Commission européenne à l’égard des Gilets Jaunes n’ont pas retenu l’attention des médias français. Ils sont pourtant lourds de signification, tant les aspirations sociales portées par ce mouvement vont à l’encontre de l’orientation libérale de l’Union européenne. Le risque que font peser les Gilets Jaunes sur l’équilibre budgétaire français n’a pas échappé à la vigilance comptable de Bruxelles qui a tôt fait d’adresser des remontrances à Emmanuel Macron, jugé trop conciliant à l’égard du mouvement. C’est ainsi que le Président “jupitérien” se retrouve piégé dans un étau, entre contestation sociale dans son pays et pression budgétaire en Europe. Un examen des grandes orientations politiques économiques de l’Union européenne et une compréhension de leur influence réelle sur la politique des états membres permet d’éclaircir l’intuition fondamentale des « Gilets Jaunes » selon laquelle ils ne sont plus maîtres du destin de leur pays. L’Union européenne serait-elle le point aveugle des Gilets Jaunes ?


L’Europe en embuscade

« Macron fait de la France la nouvelle Italie » peut-on lire dans le journal conservateur Die Welt au lendemain des annonces effectuées par Emmanuel Macron d’une série de mesures visant à calmer les protestations. Le quotidien allemand reproche à Emmanuel Macron d’avoir cédé à la « foule en jaune », faisant de son pays un « facteur de risque » et non plus un « partenaire pour sauver l’Europe et la zone euro[1]  ». « Après la Grande-Bretagne, c’est la France qui s’efface comme partenaire européen fiable de l’Allemagne[2] », regrette de son côté la FAZ (Frankfurter Allgemeine Zeitung). Voici comment une bonne partie de la presse conservatrice allemande perçoit la situation ; à l’instar de ses pairs français, les journaux allemands ne se sont pas ménagés pour tenter de refréner les ardeurs des Gilets Jaunes et de leurs revendications.

Bruxelles admettrait la possibilité d’une inflexion, « mais uniquement si Paris reste en dessous des 3 % (de déficit budgétaire) »

Chez les dirigeants de l’Union européenne la tentation est grande de remettre le couvercle au-dessus de l’ébullition sociale qui agite le pays. Si la prudence est de mise sur la critique du mouvement en lui-même du côté de la Commission européenne, elle émet une réserve qui en dit long sur l’obstacle qu’elle représente face aux aspirations des Gilets Jaunes : Bruxelles admettrait la possibilité d’une inflexion, « mais uniquement si Paris reste en dessous des 3 % (de déficit budgétaire)[3] », rapporte le site Euractiv. Bruxelles, qui n’a que des chiffres à opposer à la détresse sociale, se raidit dans sa lecture comptable de l’enjeu européen et redoute tout fléchissement du président Macron.

À l’heure de la plus grande crise de son quinquennat, l’homme fort de l’Europe, le président jupitérien, a vu sa marge de manœuvre politique se restreindre dramatiquement à l’échelon national comme européen. La France d’Emmanuel Macron a pu faire figure de bonne élève en Europe, mais cela n’a pas duré. Passé l’instant d’euphorie succédant aux élections, la réalité sociale a repris le devant de la scène et s’est muée en un mouvement de contestation massif, rejetant sa politique et même sa personne.

Dans la bouche du Président, même l’Europe ne fait plus recette – plus grand-chose ne le fait d’ailleurs. Pourtant, d’Europe il est bien question dans cette crise. Emmanuel Macron n’a de cesse de rappeler dans sa “Lettre aux Français” qu’il entend offrir une « clarification » de son projet. Pourtant, comment évoquer les quatre grands thèmes retenus dans le débat (« démocratie et citoyenneté », « transition écologique », « organisation des services publics », « fiscalité et dépenses publiques[4] »), pour peu qu’on les prenne au sérieux, sans aborder l’épineuse question des institutions européennes qui les conditionnent, et des “Grandes Orientations de Politique Economique” (GOPE) émises chaque année par la Commission européenne ? (« GOPE » art 121 TFUE, Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne[5]).

“Gilets jaunes” : une soif d’ancrage territorial et de justice sociale qui se heurte aux traités européens

Ces « GOPE », au fil des révisions constitutionnelles (PSC 1997[6], six-pack[7]), sont passées de simples recommandations à de véritables instruments de contrôle prévoyant des sanctions financières en cas de non-respect desdites « recommandations », pouvant s’élever jusqu’à 0,2 % du PIB[8] du pays membre concerné. Voici, et l’on comprendra aisément pourquoi ces directives européennes constituent une grave ingérence dans la politique intérieure des pays membres, quelques extraits du rapport concernant la France pour les prévisions de l’année 2018-2019 :

« Recommande que la France s’attache, sur la période 2018-2019 : à veiller à ce que le taux de croissance nominale des dépenses publiques primaires nettes ne dépassent pas 1,4 % en 2019 […] poursuivre les réformes du système d’enseignement et de formations professionnels, à renforcer son adéquation au marché du travail […], en supprimant les impôts inefficaces et en réduisant les impôts sur la production prélevés sur les entreprises, […] réduire la charge réglementaire et administrative afin de renforcer la concurrence dans le secteur des services et de favoriser la croissance des entreprises[9] ».

Comment ne pas voir, à la lecture de ces quelques passages, que la politique qui a précipité la société française dans cet état quasi-insurrectionnel est soutenue à bras-le-corps par les institutions européennes ?

Si dans les récents événements en Europe opposant le Royaume-Uni et le continent, l’Europe du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest, il devient de plus en plus difficile de concevoir un “peuple européen”, il règne en revanche un désir de faire peuple chez les Gilets Jaunes, qui se double de la réaffirmation symbolique d’une communauté politique et d’un imaginaire révolutionnaire puisant aux sources de l’histoire française. Ce processus de recentrage sur les spécificités nationales et historiques du pays, qui vise principalement pour les « Gilets Jaunes » des services publics efficaces plutôt que rentables, un système de redistribution réellement solidaire, des institutions réellement démocratiques, ou encore un système fiscal équitable, est de fait un acte de résistance à l’agenda ultra-libéral du projet européen.

Ce conflit d’intérêts recouvre aussi une dimension géographique. Le dessein fédéraliste du projet européen se heurte à l’attachement territorial qui ressort des revendications des « Gilets  Jaunes » et met en évidence les limites du projet européen tel qu’il existe. À l’heure d’une volonté d’uniformisation des normes marchandes voulue par Bruxelles ou Francfort, de la part d’organes européens non élus, une certaine cohérence territoriale anime le mouvement des « Gilets Jaunes », lesquels s’efforcent de régénérer le lien social qui s’était délité au fil des dernières décennies. Ainsi témoigne Gérald, « Gilet Jaune » de la Vallée de la Bruche, dans le Bas-Rhin : « L’objectif est d’aller chez les commerçants locaux et de faire revivre notre vallée, de se battre contre les fermetures de classes ou de lignes de chemin de fer[10] ».

Les préoccupations des « Gilets Jaunes » témoignent d’une exigence d’action des pouvoirs locaux, d’un contact avec des interlocuteurs en prise avec leur territoire et leur mode de vie, de services publics de proximité. Or les maires se sont vus peu à peu dépossédés de leurs compétences depuis les objectifs d’intercommunalité et de décentralisation[11]. Ils se sont également retrouvés pris en étau entre demande constante d’équilibre budgétaire d’un côté, et augmentation des charges de l’autre alors que les hôpitaux, bureaux de postes, gares ferment les uns après les autres dans les territoires ruraux.

En ce sens le RIC (référendum d’initiative citoyenne), mesure phare des « Gilets Jaunes », traduit une volonté de réappropriation d’un territoire en tant qu’il est lié à une communauté qui partage un destin et revendique une culture ayant peu à voir avec celle de la « start-up nation », ou avec l’obsession maastrichtienne des 3 %  de déficit. À cette volonté s’oppose un fonctionnement de l’Union européenne qui favorise l’ingérence dans la politique économique des pays-membres, sans consultation des peuples ni même de passage par une forme de démocratie représentative.

Le gros du levier législatif de l’Union européenne se trouve en effet entre les mains d’organes non élus, comme la Commission européenne, où des ministres peuvent participer (art. 16[12] & 48 §4 TUE[13]) à des procédures de révision des institutions européennes, ainsi qu’assurer le contrôle des propositions qui sont émises par le Parlement. En plus d’institutionnaliser une collusion du législatif et de l’exécutif, cet organigramme des pouvoirs constituants se passe de tout contrôle populaire. La hiérarchie des pouvoirs européens traduit une situation paradoxale et profondément non-démocratique dans laquelle les élus du Parlement européen ont des pouvoirs plus que restreints, tandis que les non-élus de la Commission européenne disposent de l’entière initiative législative (art. 17 TUE[14]).

En prenant à la suite quelques-unes des autres doléances des « gilets jaunes », la symétrie avec les directives des « GOPE » en devient presque enfantine :

« Fin de la politique d’austérité. On cesse de rembourser les intérêts de la dette qui sont déclarés illégitimes et on commence à rembourser la dette sans prendre l’argent des pauvres et des moins pauvres, mais en allant chercher les 80 milliards de fraude fiscale […] Que des emplois soient créés pour les chômeurs. Protéger l’industrie française : interdire les délocalisations. Protéger notre industrie, c’est protéger notre savoir-faire et nos emplois […] Fin immédiate de la fermeture des petites lignes, des bureaux de poste, des écoles et des maternités […] Interdiction de vendre les biens appartenant à la France (barrage, aéroport…)[15] ».

Les articles 63 à 66 du TFUE[16] (« toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites »), renforcés par l’arrêt Sandoz GmbH 1999[17] (« constitue une entrave toute mesure nationale de nature à dissuader les mouvements de capitaux entre les États membres ») empêchent toute politique visant à limiter les délocalisations puisqu’il s’agirait d’une violation de l’une des quatre libertés fondamentales de l’UE : la liberté de circulation des capitaux[18]. L’impossibilité de restreindre ces flux monétaires entraînent de fait une délocalisation des placements financiers ainsi qu’un phénomène de désindustrialisation progressive en privant les États membres de la souveraineté monétaire si essentielle aux politiques économiques et sociales, qui deviennent soumises à des intérêts privés.

D’autre part, la Banque Centrale européenne, dont l’indépendance (Art 119[19], 130 TFUE[20]) rend son action imperméable aux turbulences de l’opinion publique, dispose d’un droit de production de ce qui s’apparenterait à des normes obligatoires à portée générale (Art. 132 TFUE[21]). Une grande partie de l’activité de la BCE, en réalité, est employée à promouvoir des moyens de lutter contre l’inflation et d’en faire la priorité, voire l’obsession des États membres, par les divers leviers de pression dont elle dispose : un agenda peu compatible avec une politique de lutte contre le chômage de masse. Phénomène économique bien connu : la stabilité des prix – point de fixation des politiques économiques des instances européennes – garantit le rendement du capital, tandis que la faible inflation coïncide avec la stagnation des salaires, qu’accompagne un taux de chômage élevé.

Un examen des grandes orientations politiques économiques de l’Union européenne et une compréhension de leur influence réelle sur la politique des États-membres permet d’éclaircir l’intuition fondamentale des « gilets jaunes », selon laquelle ils ne sont plus maîtres du destin de leur pays

Le carcan de la dette, prétexte aux politiques d’austérité qui sont un des facteurs de la contestation citoyenne actuelle, a été constitutionnalisé par l’article 123 du TFUE[22] qui interdit aux pays-membres d’emprunter à des Banques Centrales. Ces pays doivent en conséquence emprunter avec intérêts, à des banques privées, générant une dette publique colossale. Des politiques d’investissement public impliquent en somme de payer des intérêts au grand bénéfice d’investisseurs privés et au grand malheur de la majorité. Quant à la lutte contre l’évasion fiscale que souhaitent les Gilets Jaunes, l’Union européenne abrite en son sein même des paradis fiscaux (Luxembourg, Irlande) qu’elle ne reconnaît pas dans sa liste noire officielle, ce qui laisse émerger quelques doutes quant à sa volonté de lutter efficacement contre ladite évasion fiscale.

Un examen des grandes orientations politiques économiques de l’Union européenne et une compréhension de leur influence réelle sur la politique des États membres permet d’éclaircir l’intuition fondamentale des « Gilets Jaunes » selon laquelle ils ne sont plus maîtres du destin de leur pays. Au moment où des mouvements « Gilets Jaunes » essaiment un peu partout en Europe, ils n’ont souvent de commun que le revêtement du désormais symbolique jaune fluo, et semblent pour l’instant se décliner en autant de processus, propres à une culture et à une histoire, qu’il existe de peuples en ce continent. Si dénominateur commun il y a entre ces « Gilets Jaunes » européens, c’est plutôt dans la négation de son projet actuel. Même lorsqu’il n’est pas formulé directement ce rejet est présent de facto, puisque les attentes des « Gilets Jaunes » se retrouvent en contradiction avec les politiques conduites et prescrites par l’Union européenne.

Un Président affaibli sur la scène européenne

Sur la scène européenne, le président voyait déjà se former en face de lui un camp eurosceptique grandissant et un Berlin aux abonnés absents, peu pressé de parachever la construction européenne. Les “partenaires” allemands semblaient déjà avoir renoncé à toute réforme d’envergure de l’eurozone, et leurs orientations contrastaient déjà avec l’ambition du Président français ; les voilà maintenant dotés d’un blanc-seing pour justifier leur immobilisme. En effet, le défi que représentent les « Gilets Jaunes » est un signal calamiteux pour la relation tant choyée avec Berlin, un véritable camouflet pour la crédibilité des réformes promises par le Président français qui semble encore moins à même d’obtenir un quelconque infléchissement de la part des Allemands, presque soulagés de ne pas avoir à faire de concession autour d’une réforme de la zone Euro.

Mais Berlin n’est pas le seul acteur européen à se repaître de la situation. Matteo Salvini entend bien profiter de la situation d’une Bruxelles embarrassée par le déficit français. L’homme fort de l’Italie espère pouvoir jouer sur la différence de traitement autour d’un déséquilibre budgétaire que va sans doute provoquer la gestion du président français de cette crise sans précédent, par rapport aux réactions de réprobation qu’a suscité à la Commission européenne le budget déficitaire présenté par le vice-premier ministre Italien. Il affirme également vouloir bénéficier de cette crise pour se poser en rempart contre un risque de contagion européenne du mouvement, désirant ainsi promouvoir un nouvel axe italo-germanique comme moteur européen. Énième passe d’armes cynique montrant encore une fois que c’est indéniablement la paix et la concorde qui règnent grâce à l’Union européenne…

Une chose est probable : après les taxes, la fiscalité, les institutions de la Cinquième République, c’est l’Union européenne qui risque de s’inviter de plus en plus dans les débats.

Outre-manche, le Président ne convainc pas plus dans la situation actuelle. Autrefois champion du camp libéral, il s’est décrédibilisé aux yeux des « pro-remain » qui ne croient plus en sa capacité à mener à bien ses réformes. Côté « pro-Brexit », du soulagement de ne plus être autant isolés face aux railleries du continent, le sauveur-même de l’Europe ne pouvant plus être érigé en modèle d’exemplarité ni de stabilité. Emmanuel Macron, quant à lui, tente de se servir de ce qu’il analyse comme un imbroglio politique autour du « Brexit » et au sein de la classe politique britannique pour mettre en garde contre les inclinations malavisées des « Gilets Jaunes » au RIC (Référendum d’initiative citoyenne) et à la démocratie directe. Voilà le genre de situation grotesque et chaotique qui attend les peuples lorsqu’ils trouvent l’occasion de se prononcer, dit en somme Emmanuel Macron. Cette délibération autour du « Brexit », quoi que l’on pense de certains de ses rebondissements, n’est que le fruit du processus démocratique organisant une réponse politique aux aspirations de la majorité anglaise. S’asseoir purement et simplement sur ce référendum, comme les dirigeants français et grecs l’ont fait à l’occasion de la victoire du “non” dans leurs pays respectifs en 2005 et en 2015, aurait sans doute provoqué moins de remous que le respecter. Le président Macron s’inscrit dans la droite ligne d’un Jean Quatremer, correspondant européen pour Libération, qualifiant le vote du Brexit de « référendum imbécile » – il est vrai que le concept de peuple souverain est peu développé chez cette tranche d’europhiles dogmatiques et béats.

En France, les « Gilets Jaunes » hésitent quant à la stratégie à adopter pour les échéances européennes. Néanmoins une chose est probable : après les taxes, la fiscalité, les institutions de la Cinquième République, c’est l’Union européenne qui risque de s’inviter de plus en plus dans les débats à mesure que les Français qui y participent, vont réaliser à quoi ils se heurtent vraiment.


[1]https://www.capital.fr/economie-politique/la-presse-internationale-juge-macron-lallemagne-tres-acide-1319373

[2]https://www.courrierinternational.com/une/vu-dallemagne-les-gilets-jaunes-un-desastre-pour-les-finances-de-leurope

[3]https://www.euractiv.fr/section/affaires-publiques/news/bruxelles-garde-un-oeil-sur-le-cout-des-annonces-de-macron/

[4]https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/01/13/lettre-aux-francais

[5]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A12012E%2FTXT

[6]https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Glossary:Stability_and_growth_pact_(SGP)/fr

[7]http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-11-898_fr.htm?locale=fr

[8]0,5 % en cas de fraude statistique

[9]https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/file_import/2018-european-semester-country-specific-recommendation-commission-recommendation-france-fr.pdf

[10]https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/01/18/les-gilets-jaunes-de-la-vallee-de-la-bruche-soignent-leur-ancrage-territorial_5411126_823448.html

[11]Loi Notre : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000030985460&categorieLien=id

[12]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A12012M%2FTXT

[13]https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:12008M048:fr:HTML

[14]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A12012M%2FTXT

[15]https://www.lexpress.fr/actualite/societe/salaire-maximal-smic-retraite-a-60-ans-la-liste-des-revendications-des-gilets-jaunes_2051143.html

[16]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX%3A12008E063

[17]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A61997CJ0439

[18]Ainsi que la liberté d’établissement.

[19]http://www.lisbon-treaty.org/wcm/the-lisbon-treaty/treaty-on-the-functioning-of-the-european-union-and-comments/part-3-union-policies-and-internal-actions/title-viii-economic-and-monetary-policy/387-article-119.html

[20]http://www.lisbon-treaty.org/wcm/the-lisbon-treaty/treaty-on-the-functioning-of-the-european-union-and-comments/part-3-union-policies-and-internal-actions/title-viii-economic-and-monetary-policy/chapter-2-monetary-policy/398-article-130.html

[21]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:12012E/TXT

[22]http://www.lisbon-treaty.org/wcm/the-lisbon-treaty/treaty-on-the-functioning-of-the-european-union-and-comments/part-3-union-policies-and-internal-actions/title-viii-economic-and-monetary-policy/chapter-1-economic-policy/391-article-123.html