« La guerre économique prépare la guerre militaire » – Entretien avec Peter Mertens (PTB)

Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique © Salim Hellalet

Érosion de l’hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis envers la Chine… Le système international né de la fin de la Guerre Froide, dominé par l’hyperpuissance américaine, est en train de s’effondrer et de laisser place à un nouvel ordre mondial multipolaire. Plutôt que de prendre acte de cette nouvelle donne et de diversifier ses liens avec le reste du monde, l’Europe s’aligne toujours plus sur Washington. Mais est-il encore possible de mettre en place une politique altermondialiste, alors que les BRICS se comportent parfois eux-mêmes de manière impérialiste ? Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique, l’affirme, à condition de prendre un tournant radical dans notre politique étrangère. Entretien réalisé par William Bouchardon et Amaury Delvaux, avec l’aide de Laëtitia Riss.

Le Vent Se Lève – Vous êtes secrétaire général du Parti de Travail de Belgique (PTB), aux côtés de Raoul Hedebouw, et vous venez de publier Mutinerie. Comment notre monde bascule (à paraître en français aux éditions Agone début mars 2024, ndlr) afin d’analyser les recompositions du système international. Dans quelle mesure votre parcours au sein du PTB a-t-il nourri l’élaboration de ce livre ?

Peter Mertens J’ai été président du Parti du Travail de Belgique (PTB) entre 2008 et 2021, date à laquelle Raoul Hedebouw a pris ma succession. Avec d’autres membres, j’ai participé au nécessaire renouveau du parti (tout en conservant un socle idéologique marxiste, ndlr) à partir du milieu des années 2000, où nous étions alors un petit parti avec des tendances sectaires. Ce renouveau nous a pris plus de 10 ans. Notre analyse était la suivante : nous devions construire un rapport de force et un parti de la classe travailleuse, capable de peser en Belgique.

Avec la croissance du parti, il y a beaucoup plus de travail, c’est pourquoi nous avons dédoublé le leadership du parti : Raoul Hedebouw est le président et le porte-parole principal et j’en suis le secrétaire général. Comme nous étions concentrés sur la construction du rapport de force en Belgique, nous étions moins occupés avec ce qui se passait à l’étranger. Désormais, nous sommes en train de remettre nos tâches internationalistes à la hauteur des défis d’aujourd’hui. Et sur ce terrain, nous sommes en contact avec de nombreux mouvements et partis à la gauche de la social-démocratie, en Europe et ailleurs dans le monde. 

« Les pays du Sud Global savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. »

C’est grâce à ce leadership collectif et à ces rencontres que j’ai pu écrire ce livre, qui n’est pas juste un projet individuel. Je m’appuie aussi sur le service d’étude de notre parti, dirigé par notre directeur politique David Pestieau. Lui et son équipe m’ont aidé à rechercher des documents exhumés dans mon livre, notamment les textes de l’OTAN et de l’Organisation Mondiale du Commerce.

LVSL – Ces organisations occidentales sont au cœur du système international qui a été hégémonique jusqu’à récemment. Le titre de votre livre fait cependant référence à une contestation grandissante du règne de l’hyperpuissance américaine. Comment expliquez-vous que les pays du Sud soient de plus en plus réticents à s’aligner sur la position américaine ?

P. M. – Le titre du livre vient d’une déclaration de Fiona Hill, une ex-membre du National Security Council américain (organe qui conseille directement le Président américain en matière de défense et d’affaires étrangères, ndlr). Selon elle, l’abstention de la plupart des pays du Sud Global sur les sanctions contre la Russie était une « mutinerie ». Soyons clairs : la majorité de ces États ont condamné l’invasion illégale de la Russie sur le territoire ukrainien, ce qui est logique vu que nombre d’entre eux ont été envahis de multiples fois et connaissent bien l’importance de la souveraineté. 

Toutefois, concernant les sanctions, ils n’ont pas suivi Washington. C’est là aussi logique : un pays sur dix sur la planète subit, sous une forme ou une autre, des sanctions de la part de Washington. Ces pays savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. Or, dans la majorité des cas, les conséquences de ces sanctions sont supportées par les peuples des pays en question et ces mesures n’ont aucun effet sur le régime politique en place.

Ici, en Europe, nous ne nous en sommes pas rendus compte ; l’eurocentrisme nous aveugle. Le regard de la majorité des peuples du Sud Global sur les événements internationaux est pourtant très différent de la vision développée en Europe. J’ai récemment discuté avec beaucoup de personnes issues du Sud Global et j’ai constaté des moments de fractures profonds avec l’Occident. La première fracture est la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, qui était illégale et basée sur un mensonge. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie, c’est un moment charnière majeur. La crise financière de 2008 constitue le deuxième moment charnière. En Europe, cette crise nous a contraint à sauver les banques avec l’argent public et a eu pour conséquence l’austérité. Pour les pays du Sud, cette crise a été plus profonde encore et a montré la fragilité de l’hégémonie du dollar américain, autour duquel est organisé tout le commerce international.

Peter Mertens lors de notre interview © L. R.

LVSL – Renaud Lambert et Dominique Plihon s’interrogent en effet sur la fin du dollar dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. De nouveaux accords commerciaux sont, par ailleurs, conclus dans d’autres monnaies et les banques centrales commencent à diversifier le panier de devises qu’elles ont en réserve. Est-ce une des conséquences de la guerre en Ukraine ?

P. M. – Cette érosion du dollar débute avec la crise financière de 2008. C’est à ce moment-là que l’idée des BRICS est réellement née, bien qu’il existe également d’autres raisons historiques à son émergence. Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud se sont rassemblés car ils veulent faire du commerce sur une autre base que celle du néo-colonialisme, en mettant en place un système financier proposant des alternatives de paiements au dollar. C’est pour cela qu’ils ont créé une banque d’investissement dirigée par Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil. Certes, le dollar reste hégémonique, mais cela constitue malgré tout une nouvelle donne.

Parmi leurs sanctions contre la Russie, les autorités américaines ont débranché la Russie du système international de paiement SWIFT, dont le siège est en Belgique. L’usage de cette puissante arme de guerre économique a entraîné une panique dans beaucoup de pays du Sud, car ils ont réalisé qu’elle pouvait aussi être utilisée contre eux. Avec ce genre de sanction, les États-Unis peuvent prendre otage les pays avec leur propre argent ! Cela a sans doute incité certains pays à vouloir rejoindre les BRICS. Lors de leur dernier congrès à Johannesburg fin août, les BRICS ont accueilli 6 nouveaux membres (l’Argentine, l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Ethiopie, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, ndlr), sur un total de 40 pays candidats. C’est un vrai saut qualitatif.

« Entre 2003 et 2023, il y a eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003. »

De ce point de vue, la guerre en Ukraine est en effet un autre moment charnière, en raison des sanctions. J’en citerai encore deux autres. D’abord, la COP de Copenhague en 2009, où les pays occidentaux ont refusé de prendre des mesures fortes pour le climat et pour aider les pays pauvres face au changement climatique. Enfin, le refus des pays occidentaux de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, qui a marqué une fracture profonde face à un problème mondial.

Depuis le 7 octobre, la guerre contre la Palestine constitue un nouveau point de rupture, dont l’impact est potentiellement le plus important. L’axe guerrier États-Unis-Israël pratique une violence extrême, pensant être au-dessus de toutes les lois internationales et pouvoir se permettre n’importe quoi. Mais cet axe est plus isolé que jamais. Partout dans le monde, le deux poids deux mesures est devenu évident. Entre 2003 et 2023, il y a donc eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Et pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003.

Peter Mertens dans une manifestation organisée par le PTB pour un cessez-le-feu en Palestine © PTB

LVSL – Outre le dollar et leur armée, les États-Unis disposent également d’une puissance technologique redoutable, qu’ils utilisent pour faire avancer leurs intérêts. Les GAFAM espionnent ainsi le monde entier, tandis que de nouvelles rivalités autour des microprocesseurs se mettent en place avec la Chine. Est-il possible d’échapper à l’emprise des États-Unis en matière technologique

P. M. – Je pense qu’il faut regarder en face la puissance économique des BRICS : en termes de PIB mondial, ils pèsent désormais plus que le G7 (qui regroupe ce qui était les 7 pays les plus industrialisés au monde, ndlr). Cette puissance économique constitue une différence avec le mouvement des non-alignés des années 60-70. A l’époque, les États-Unis ont pu tuer le mouvement des non-alignés grâce à la dette. Puis l’URSS s’est effondrée et ils se sont retrouvés sans rivaux sérieux. Mais désormais, la situation est différente, notamment en raison du poids économique de la Chine. La réaction des États-Unis est claire : ils lui ont déclaré la guerre économique. J’emploie le mot guerre de manière délibérée : la guerre commerciale prépare la guerre militaire. Les bateaux de l’OTAN qui encerclent la Chine et les sanctions prises par les États-Unis contre Pékin font partie de la même stratégie.

Dans mon nouveau livre, je cite longuement Alex W. Palmer, un spécialiste américain des microprocesseurs. En 2022, deux dates sont importantes selon ce chercheur : le 24 février 2022 avec l’invasion de la Russie en Ukraine et le 7 octobre 2022, date à laquelle les USA ont pris les mesures pour interdire presque tout développement des microprocesseurs en Chine. D’après lui, ces mesures sont un acte de guerre économique inédit, dont l’objectif est de détruire tout développement économique en Chine. Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. Récemment, Joe Biden a convoqué le premier ministre néerlandais Mark Rutte à Washington pour lui ordonner de cesser l’exportation vers la Chine des machines fabriquées par la firme hollandaise ASML, qui sont essentielles pour la fabrication des semi-conducteurs de dernière génération. Le premier ministre hollandais a accepté sans contrepartie. 

« Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. »

Les États-Unis sont inquiets de l’avance de la Chine dans les secteurs de technologies de pointe. Il y a de quoi : sur les 90 domaines les plus avancés au niveau des sciences et technologies, la Chine mène la danse dans 55 d’entre eux. Les États-Unis ne l’ont pas vu venir. C’est pour cela qu’ils réagissent désormais par le protectionnisme et la guerre économique. Jack Sullivan (influent conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, ndlr) l’affirme de manière assez transparente : « C’est fini le globalisme d’avant ; il faut du protectionnisme ; c’est fini avec le néolibéralisme ; c’en est fini avec l’accès de la Chine au marché international. »

On constate la même dynamique sur les ressources énergétiques, qui ont toujours formé l’infrastructure du système capitaliste. Au XIXe siècle, c’était le charbon, puis au XXe le pétrole. De l’arrivée de British Petroleum en Irak en 1902 aux guerres du Golfe, d’innombrables guerres ont été menées pour le pétrole. Désormais, c’est la guerre des batteries qui est lancée : tout le monde se rue sur le lithium et les ressources essentielles pour l’électrification. Là aussi, les États-Unis se montrent très agressifs vis-à-vis de la Chine et des BRICS. Malgré tout, je pense que les États-Unis ne parviendront pas à restreindre la montée en puissance de la Chine.

LVSL – Hormis cette opposition à l’hégémonie américaine, il est tout de même difficile de voir ce qui rassemble les BRICS. Par ailleurs, il existe de réelles tensions entre des pays au sein de ce bloc, notamment entre la Chine et l’Inde. Peut-on vraiment attendre quelque chose d’un groupe aussi hétérogène ?

P. M. – Aucune valeur ne réunit les BRICS ! C’est une association de pays strictement pragmatique, car c’est comme ça que l’ordre mondial fonctionne. La gauche a souvent une lecture erronée car elle pense en termes de morale et de « valeurs ». Or, l’impérialisme et les forces anti-impérialistes ne pensent pas en ces termes mais plutôt en termes de pouvoir politique et économique. Les BRICS ne sont pas un projet de gauche, mais un projet pragmatique visant à servir les intérêts de ces pays, en créant une alternative au dollar et au Fonds Monétaire International et en cherchant à favoriser le commerce Sud-Sud.

Je ne suis évidemment pas dupe. L’Inde connaît de grandes tensions avec la Chine et Modi est un homme d’extrême-droite. Ses trois grands amis étaient Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Il est responsable de l’assassinat de plus de 750 paysans lors de la plus grand révolte de l’histoire indienne de la paysannerie et a laissé des razzias racistes contre les musulmans avoir lieu.

De même en Arabie Saoudite : c’est le despotisme total. Il n’y a aucune liberté pour la classe travailleuse et pour les femmes. Il n’empêche que l’entrée de l’Arabie Saoudite dans les BRICS marque un tournant. En 1971, avec les pétrodollars, les États-Unis ont promis à l’Arabie Saoudite d’avoir toujours des armes et une stabilité politique en échange de pétrole bon marché. Désormais, l’Arabie Saoudite vend son pétrole à la Chine non plus en dollars, mais en yuans ! Bien sûr que c’est un régime haïssable. Mais en matière de politique internationale, on ne peut pas juste réagir émotionnellement en fonction de « valeurs », il faut analyser l’échiquier mondial avec réalisme. Et la réalité est que les BRICS défient le système construit autour du dollar. Personnellement, bien que je ne soutienne pas les régimes de certains pays des BRICS, je considère leur émergence comme une bonne nouvelle parce qu’elle défie l’unilatéralisme et l’hégémonie américaine pour la première fois depuis 1991. 

« La dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. C’est un mécanisme néocolonial ! »

Mais en parallèle de la mutinerie menée par les BRICS, il y a également une mutinerie au sein de ces pays. En Inde, je suis avec attention les luttes des paysans, des femmes et de la classe travailleuse contre le régime de Modi. De même, l’Afrique du Sud connaît une corruption énorme, le fossé entre riches et pauvres y est considérable et le régime politique est fortement critiqué par la population. Lula est un progressiste, mais son gouvernement n’est pas pour autant socialiste. Et contre les concessions faites aux grands propriétaires fonciers au Brésil, je soutiens ceux qui luttent pour les droits des paysans, comme le Mouvement des Paysans sans Terre.

LVSL – Dans votre livre, vous rappelez l’histoire du mouvement tiers-mondiste, à partir notamment de la conférence de Bandung en 1955. Ce mouvement était porteur d’espoir pour un rééquilibrage des relations internationales et de l’économie mondiale. Croyez-vous à la résurgence de l’altermondialisme et sur quelles bases ? Les tentatives consistant à faire revivre cet esprit de « non-alignement », notamment de la part de Lula, vous semblent-elles prometteuses ?

P. M. – Je crois que la tentative opérée par les BRICS de permettre un commerce dans d’autres monnaies que le dollar relève surtout du pragmatisme. Mais cette démarche est déjà un acte progressiste en soi. Regardons en face la situation depuis les années 50-60 : la dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. Cela signifie que ces pays doivent privilégier des monocultures tournées vers l’exportation, plutôt que des productions au service de leurs propres populations, afin d’obtenir des dollars. Et quand ils ont des difficultés à refinancer leur dette, le Fonds Monétaire International (FMI) ne leur octroie des prêts qu’à condition de couper dans les services publics, les salaires et les pensions et de privatiser davantage. Tout cela ne fait que les rendre plus dépendants des États-Unis et de l’Europe. C’est un mécanisme néocolonial ! Désormais, pour la première fois, les pays du Tiers Monde peuvent refinancer leur dette, indépendamment du FMI, grâce à la banque des BRICS. Certes, ce n’est pas un emprunt socialiste mais au moins c’est un mécanisme honnête et sans conditions. Quand bien même ce n’est un progrès en direction du socialisme, cela reste un progrès pour les pays du Sud Global, qui doit être soutenu.

Certes, cela ne suffit pas pour construire un altermondialisme de gauche. C’est pourquoi nous devons aussi soutenir les mouvements de gauche dans ces pays, afin de peser sur l’agenda politique. On peut tout à fait soutenir le MST au Brésil pour mettre la pression sur Lula, tout en reconnaissant qu’il joue un rôle important pour nos idées au niveau international. De la même manière, je soutiens le NUMSA, le syndicat des métallos sud-africains, qui lutte contre la corruption considérable au sein du gouvernement de l’ANC, tout en étant en accord avec la politique extérieure de l’Afrique du Sud. Bien sûr que la gauche a des valeurs à défendre, mais je refuse d’interpréter toute la complexité du monde actuel uniquement en termes de valeurs. L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux.

« L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux. »

LVSL – L’Union européenne tend à s’aligner sur les États-Unis, contrairement à ce qu’affirment nos dirigeants. S’ils prétendent réguler l’action des GAFAM, ou encore bâtir une « autonomie stratégique » en matière internationale ou de réindustrialisation, la réalité est que nous sommes de plus en plus dépendants des Américains, y compris dans des domaines où cela était encore peu le cas, comme les énergies fossiles. Comment peut-on retrouver une véritable autonomie ? Cela implique-t-il une rupture avec l’Union européenne ? 

P. M. – Ce qui s’est passé en Europe suite à la guerre en Ukraine, surtout en Allemagne, est grave. Quelques semaines après le début du conflit, le Bundestag a renié sa politique de non-militarisation de l’économie vieille de 75 ans et a investi plus de 100 milliards d’euros dans le budget de la défense. Tout ce qui existait en termes de liens avec la Russie, notamment de la part de la social-démocratie allemande – dont les liens de Schröder avec Gazprom (l’ancien chancelier allemand a ensuite siégé au conseil d’administration de la compagnie russe, ndlr) sont le symbole le plus évident – a été détruit. Il s’agit d’un bouleversement considérable : la mémoire des comportements barbares des nazis, qui étaient presque arrivés à Moscou, a longtemps conduit à une politique de coopération entre l’Allemagne et la Russie, plutôt que d’agressivité. En quelques semaines à peine, les États-Unis ont réussi à briser cela.

Cette coupure brutale avec la Russie a suscité des remous au sein des grandes entreprises allemandes : les grands patrons de BASF, de Bosch ou Siemens ont demandé au gouvernement allemand de ne pas rompre les liens avec Gazprom, car ils souhaitaient continuer de bénéficier du gaz russe bon marché. En se rendant dépendante du gaz américain, beaucoup plus cher, l’Allemagne est rentrée en récession. En prenant des sanctions contre la Russie, l’Europe a donc pris des sanctions contre elle-même et s’est tirée une balle dans le pied. De surcroît, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis tentent d’attirer sur leur territoire des firmes européennes, notamment de technologie de pointe, grâce à d’importantes subventions et remises d’impôts. La réaction de l’Union Européenne à cette offensive américaine a été très faible. Aucune politique industrielle européenne autonome n’émerge.

Les États-Unis veulent maintenant répliquer cela avec la Chine. C’est une folie : non seulement ils auront beaucoup de mal à se couper de la Chine, mais l’Europe en aura encore plus : nous échangeons avec la Chine 850 milliards d’euros de marchandises chaque année ! J’ajoute que la neutralité carbone en Europe dépend pour l’instant de la technologie chinoise. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d’accord avec les patrons de Bosch, Siemens, Volkswagen et Mercedes quand ils demandent de ne pas reproduire avec la Chine ce que l’Europe a fait avec la Russie. Dans le conflit inter-impérialiste entre capitalistes, j’espère que la bourgeoisie européenne se comportera de manière sérieuse et dira non à la bourgeoisie américaine qui veut nous entraîner dans de nouveaux conflits.

Peter Mertens lors de notre interview © L. R.

Bien sûr, je n’ai aucune illusion : la bourgeoisie européenne ne veut pas une Europe progressiste, mais cherche au contraire à imposer aux peuples européens une nouvelle dose d’austérité. Elle entend également conserver des relations néo-coloniales avec une partie du monde, bien que le rejet de la France en Afrique ne cesse de grandir. Mais c’est la même dialectique que pour les BRICS : on ne peut pas raisonner uniquement en termes de « gentils » et de « méchants », il y a de nombreuses contradictions sur lesquelles il faut jouer. Donc je soutiens les capitalistes allemands dans leur opposition aux États-Unis, mais continue de défendre une Europe socialiste, contre les intérêts de ces grandes entreprises.

LVSL – Il est vrai que les sanctions prises à l’encontre de la Russie ont renforcé la dépendance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous qu’il soit possible de réorienter l’Union européenne vers une politique socialiste ? Ou faut-il rompre avec les traités européens et construire de nouveaux cadres de coopération ?

P. M. – Ma position sur cette question est liée à l’histoire belge : nous sommes un petit pays qui a été créé pour jouer le rôle d’État-tampon entre l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Un changement de société au niveau de la seule Belgique, ça n’existe pas! ! Je plaide donc pour une autre société, une autre industrialisation et une autre forme de commerce à l’échelle continentale. Cela passera, selon moi, par plus d’échanges entre ceux qui luttent et qui résistent dans toute l’Europe pour créer une rupture au sein de l’Union Européenne. 

Mais cela suppose que nous soyons à la hauteur. J’en ai assez de la dépression collective de la gauche européenne qui passe son temps à se lamenter de la percée de l’extrême-droite ! Quand je vais en Amérique latine ou en Inde, eux aussi s’inquiètent de la montée du fascisme, mais surtout ils le vivent et ils luttent. Bien sûr que l’extrême-droite progresse et nous menace. Mais pour reconquérir une partie de la classe travailleuse tentée par le vote fasciste, on ne peut pas se contenter de se plaindre. La droite et l’extrême-droite s’appuient sur une narratif dépressif, selon lequel la classe travailleuse n’existe pas et l’immigration va nous détruire.

« Face à l’extrême-droite, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. »

Face à cela, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. Les mobilisations sociales massives que nous avons connu récemment en Angleterre, en Allemagne et en France sont des points d’appui. Comme la grève des ouvriers de l’automobile aux États-Unis, avec une belle victoire à la clé ! Et puis nous devons être là où sont les gens, c’est-à-dire avant tout dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail, pas seulement avec les intellectuels. Ce n’est que comme cela que nous pourrons arrêter la tentation fasciste au sein de la classe travailleuse. 

Par exemple, avec notre programme Médecine pour le peuple (initiative de médecine gratuite dans les quartiers populaires, ndlr), on touche des personnes qui votent pour le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande, ndlr). Plutôt que de les exclure, nous discutons avec eux et tentons de les convaincre. Les gens sentent si vous êtes honnêtes et convaincus du discours que vous portez. Donc il faut un langage clair et franc, comme celui de Raoul Hedebouw, qui permet d’attirer vers nous des gens en colère en raison de leur situation précaire et de politiser cette colère. Si l’on se contente des livres, on ne changera rien. Il faut aussi des gens sur le terrain.

Vers la fin de l’hégémonie du dollar ?

© Giorgio Trovato

Depuis plus d’un demi-siècle, le dollar américain domine en tant que monnaie de réserve internationale. Cette hégémonie vigoureusement protégée permet aux États-Unis de soumettre nombre de pays à leur politique et à celle de leur Banque centrale. Mais plusieurs événements récents ont donné naissance à un mouvement de dédollarisation qui ne cesse de grandir, notamment depuis le conflit ukrainien. Vers quel nouveau système monétaire se dirige-t-on ? Si l’hégémonie du dollar n’est pas menacée à court terme, deux blocs distincts, celui de l’Occident et celui des partisans d’un autre système monétaire international, semblent en train d’émerger. Dans cet article, Julien Chevalier revient sur le rôle de la monnaie américaine et la stratégie de dédollarisation de nombreux pays.

Lors de la conférence de Bretton Woods aux États-Unis, en juillet 1944, les deux protagonistes John Maynard Keynes et Harry Dexter White, l’un britannique, l’autre américain, préparent la construction du système monétaire international. Alors que Keynes plaide pour la création d’une monnaie international – le bancor -, White défend lui l’idée d’un système étalon-or où toutes les monnaies sont indexées sur le dollar. Comme les États-Unis possèdent l’essentiel des réserves de métal jaune, ce système permet à l’Oncle Sam d’imposer la monnaie américaine comme monnaie de référence dans le monde. À l’issue de ce sommet, la proposition de White est retenue.

La toute-puissance de la monnaie américaine

En réussissant à imposer le dollar en tant que monnaie de réserve internationale, les États-Unis sont parvenus à astreindre une hégémonie monétaire et ainsi à s’endetter massivement, grâce au privilège d’avoir cette dette toujours rachetée par des investisseurs étrangers. En agissant ainsi, le pays peut donc se permettre de creuser son déficit continuellement, sans que sa monnaie ne se déprécie. Un avantage considérable qui contribue grandement à faire des États-Unis la première puissance économique mondiale.

Ce privilège fut difficile à maintenir dans le système étalon-or (1), car les États-Unis devaient augmenter sans cesse leur stock de métal jaune pour pouvoir s’endetter et ainsi financer entre autres le projet de « Grande Société » et la guerre du Vietnam. La fin des Accords de Bretton Woods en 1971, puis les Accords de la Jamaïque en 1976, leur permirent d’entretenir cette suprématie. Grâce à la suppression des limites à la création monétaire et l’élaboration des taux de changes flottants, les États-Unis peuvent poursuivre leur politique menée depuis 1945 et même l’intensifier. John Connally – alors secrétaire américain au Trésor sous l’administration Nixon – déclare ainsi : « Le dollar est notre monnaie, mais votre problème. » Depuis plus de 40 ans, malgré les plafonds établis par le Congrès, la dette américaine ne cesse d’augmenter. En 1971, elle était d’environ 450 milliards de dollars. De nos jours, elle atteint 30 trillions de dollars.

Il est devenu indispensable de disposer de dollars – donc de financer l’endettement américain – pour acquérir des ressources vitales telles que le pétrole.

Si le règne du dollar perdure, c’est aussi grâce à ce que l’on appelle le « pétrodollar. » Du fait de l’ignorance des Britanniques quant à la présence de pétrole dans les sous-sols arabes, mais aussi de la réticence des pays du golfe Persique face à l’ingérence du Royaume-Uni dans la région suite à la chute de l’Empire ottoman en 1922, les États-Unis réussissent à se rapprocher des pays du Golfe en signant notamment un accord stratégique avec l’Arabie Saoudite lors du pacte du Quincy le 14 février 1945. Le roi saoudien Ibn Saoud et le président américain Franklin D.Roosevelt s’entendent autour d’une alliance visant à ce que les États-Unis accèdent aux gisements pétroliers saoudiens en échange d’une protection militaire dans la région.

Mais en 1973 naît le premier choc pétrolier. Du fait du pic de production de pétrole aux États-Unis et de la dépréciation du dollar – sur lequel les prix du pétrole sont fixés –, les prix de l’or noir s’écroulent. Pour combler les pertes accumulées, les membres de l’OPEP s’accordent alors pour augmenter de 70% le prix du baril. En comprenant l’importance du pétrole comme première source d’énergie du monde dans une période où le déclin de production sur le territoire américain ne fit que commencer, le grand négociateur américain Henry Kessinger – alors secrétaire d’État sous la présidence Nixon – conclut avec l’Arabie Saoudite un nouvel accord s’appuyant sur les bases du Pacte de Quincy. Grâce à la promesse d’un dollar fort, d’une commercialisation permanente d’armes, et d’un soutien militaire renforcé dans la région du Golfe Persique, les États-Unis parviennent à ce que chaque baril de pétrole soit désormais échangé en dollars. Suite à cela, la majorité des échanges de matières premières se sont faits en devise américaine. Autrement dit, il est devenu indispensable de disposer de dollars – donc de financer l’endettement américain – pour acquérir ces ressources vitales.

Après plusieurs erreurs stratégiques, le vent tourne

L’intensification de l’utilisation de l’extraterritorialité du droit américain – notamment de la loi FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) de 1977 – a inévitablement accru la réticence des pays étrangers envers les États-Unis. Le fait que la possession de dollar par une entreprise étrangère rende cette dernière immédiatement passible d’enquêtes lorsqu’elle enfreint le droit américain, a contribué à ce que la monnaie américaine ne soit plus uniquement un outil de domination monétaire, mais aussi un levier juridique de coercition mettant en danger la souveraineté de l’ensemble des agents économiques. De nombreuses entreprises françaises, chinoises, iraniennes… en ont payé le prix.

Est venu s’ajouter à cela la mise en place de plusieurs embargos (Iran, Venezuela, Afghanistan…), mais aussi la menace d’une exclusion de certains pays du système de messagerie interbancaire SWIFT, outil géopolitique occidental désormais dominé par les Américains. En isolant une banque de ce réseau, le transfert d’ordres de paiement s’arrête, ce qui revient à rendre l’institution financière quasi-inerte. Les banques iraniennes en sont notamment exclues en 2012 au moment où le pays accélère le développement de son programme nucléaire. Deux ans plus tard, les États-Unis émettent la possibilité de suspendre les banques russes du réseau suite à l’annexion de la Crimée. Saisissant le danger d’une dépendance au système occidental, la Russie crée dans la foulée sa propre structure de messagerie bancaire russe nommée SPFS.

De son côté, la Chine établit, en 2015, un réseau local : le programme CIPS. Ce système offre des services de compensation et de règlement pour les échanges transfrontaliers en yuan. Quatre ans plus tard, les pays européens font de même grâce en instaurant le réseau INSTEX suite au retrait unilatéral des États-Unis de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Mais très vite, le président Trump les rappelle à l’ordre et menace ceux qui l’utiliseraient de ne plus pouvoir commercer sur le sol américain.

Si le système européen n’est que très peu utilisé, les systèmes russes et chinois sont en plein essor. Au-delà d’attirer de nombreux partenaires comme l’Iran, l’Inde et la Turquie, ils réussissent surtout à entraîner une accélération du mouvement de dédollarisation qui se traduit notamment par une diminution des réserves de dollars dans le monde. Ainsi, alors que le dollar représentait 66% des réserves mondiales en 2014, il ne représente désormais plus que 58,8% des réserves, au profit de l’euro, du yuan et de l’or.

Si la guerre en Ukraine peut s’expliquer par de multiples raisons géopolitiques (énergie, élargissement de l’OTAN, conflits internes …), la longue stratégie de dédollarisation de la Russie reste une source importante de tensions entre les États-Unis et le Kremlin.

Bien que les leaders de ce mouvement restent les « rivaux stratégiques » des américains – c’est-à-dire la Chine et la Russie – plusieurs pays commencent à tourner le dos aux États-Unis et au dollar pour se rapprocher de la Chine et du yuan. C’est notamment le cas d’Israël, qui a récemment annoncé diminuer ses réserves en dollar (baisse de plus de 5%) pour y ajouter pour la première fois du yuan (dans une quantité encore très faible). C’est aussi le cas du Brésil qui a choisi de réduire ses réserves en dollars en 2021 (de 86,03% à 80,34%), au profit du yuan (part évoluant de 1,21% à 4,99%). D’autres pays comme le Nigéria, l’Iran, ont fait de même quelques années plus tôt.

Dans ce contexte, si la guerre en Ukraine peut s’expliquer par de multiples raisons géopolitiques (énergie, élargissement de l’OTAN, conflits internes …), la longue stratégie de dédollarisation de la Russie reste une source importante de tensions entre les États-Unis et le Kremlin. En 2013, 95% des ventes d’hydrocarbures de la Russie vers les BRICS s’échangeaient en monnaie américaine. En 2021, c’est moins de 10%. Un changement radical quand l’on sait que la Russie est un des principaux producteurs de pétrole dans le monde, que les matières premières contribuent à plus de la moitié des exportations du pays, mais qu’elles restent surtout pour les États-Unis le moyen d’entretenir leur suprématie monétaire.

Par ailleurs la banque centrale russe ne cesse de diminuer ses réserves en dollars depuis 2014. Aujourd’hui, la monnaie américaine représente seulement 16,4% de ses réserves. L’euro quant à lui constitue 32,3% des réserves, l’or 21,7% (porté notamment par l’achat de 40 milliards de dollars d’or ces 5 dernières années) et le yuan 13,1%. Une stratégie qui permet aujourd’hui de restreindre les effets des récentes sanctions économiques prises par l’Occident à l’égard de la Russie.

Si l’exclusion des banques russes du système SWIFT suite à l’invasion de la Russie en Ukraine était prévisible, le gel des avoirs de la banque centrale l’était beaucoup moins. Cette décision risque d’accroître la défiance des pays étrangers vis-à-vis de Washington, bien plus que de l’Europe qui ne dispose pas de l’hégémonie monétaire, mais qui n’a surtout pas pour coutume d’utiliser ce type de mesure. Selon Gita Gopinath, directrice générale du FMI – ces sanctions pourraient « venir compromettre la domination du dollar à l’avenir » et engendrer une « fragmentation plus forte du système monétaire international. » Elle explique notamment que cela se traduira par « des tendances à la baisse vers d’autres monnaies jouant un rôle plus important. »

Le dollar dans cette période contrastée

Malgré les conflits sino-indiens aux frontières, l’alliance Russie-Chine-Inde, peuplé de 2,8 milliards d’habitants – soit plus d’un tiers de la population mondiale -, se renforce avec le conflit en Ukraine. Au-delà de l’intensification de leurs échanges depuis le début de la guerre, ces pays commencent à commercer certaines de leurs matières premières dans leur monnaie nationale. À l’idée de voir le yuan s’internationaliser, et dans une volonté d’affaiblir le dollar, la Chine a payé ses récentes livraisons de charbon à la Russie en yuan. Les vendeurs de pétroles russes proposent de faire de même. De son côté, l’Inde explore la possibilité de régler ses échanges avec la Russie en roupies.

En parallèle, certains pays profitent de cette situation pour faire du chantage aux américains. Suite aux récentes négociations avec l’Iran et les multiples déclarations du président Biden visant à mettre fin au soutien des États-Unis dans la guerre au Yémen, l’Arabie saoudite déclare qu’elle réfléchit à l’idée d’échanger avec la Chine son pétrole en yuan plutôt qu’en dollar. Comme Riyad joue un rôle majeur dans la puissance et la pérennité de la monnaie américaine, cette menace pourrait faire l’effet d’une bombe en cas d’adoption. Mais le prince saoudien n’est pas le seul à vouloir agir de la sorte. Le candidat et ex-président brésilien Lula da Silva, a récemment révélé qu’il instaurerait, s’il était élu en octobre prochain, une monnaie unique en Amérique latine dans le but d’être « libéré de la dépendance du dollar. »

Le fait de voir de nombreux pays et de grandes puissances comme l’Inde et la Chine accentuer leurs échanges avec la Russie – responsable de la guerre en Ukraine – dans leur monnaie nationale, témoigne non seulement d’une volonté marquée de ces pays à mettre fin à l’hégémonie du dollar, mais aussi et surtout de l’impuissance des États-Unis face à un mouvement désormais unifié. À cet égard, les récentes déclarations publiques de politiciens et de grandes banques marquent un changement de communication notable. S’il était rare d’en entendre parler auparavant, le sujet est de plus en plus abordé de nos jours. Alors que la démocratie et le système financier américain semblent être menacés, l’acquiescence des États-Unis face à cette situation nous invite donc à réfléchir aux perspectives qu’induirait la croissance continue de ce mouvement anti-dollar.

Vers l’émergence d’un nouveau système monétaire ?

Dans un travail de recherche produit par Goldman Sachs, des analystes mettent en avant le fait que la devise américaine est actuellement confrontée à bon nombre de défis auxquels était la livre sterling au début du 20ème siècle, lorsqu’elle occupait le statut de monnaie de réserve internationale. En effet, la détérioration de la position nette des actifs étrangers, le développement de conflits géopolitiques potentiellement défavorables, et la faible part des volumes d’échanges mondiaux par rapport à la domination de la monnaie dans les paiements internationaux, sont des défis semblables à ceux du Royaume-Uni et de la livre sterling avant la crise de 1929. Si les années qui suivirent rebattirent les cartes d’un nouveau système monétaire international, tout laisse à croire que la décennie qui s’annonce pourrait être assez identique.

Bien que la devise américaine reste pour l’heure prédominante, son hégémonie est de plus en plus attaquée et le pouvoir de certains modes de paiements s’accentue. En plus de l’essor des crypto-monnaies donnant naissance aux monnaies numériques de banques centrales (Central Bank Digital Currency) – projets sérieusement étudiés par les institutions monétaires -, l’internationalisation du yuan et l’augmentation des réserves en or dans le monde sont le signe que plusieurs devises pourraient, à terme, concurrencer la place du dollar.

Au regard de la politique économique du pays ces dernières années, le développement du yuan suppose donc la mise en place de réformes structurelles.

Si la Chine a longtemps eu recours à la dévaluation monétaire pour soutenir ses exportations et poursuivre son expansion économique, l’augmentation de la part de la Chine dans le PIB mondial, son fort développement technologique, la puissance régionale du pays, la libéralisation de son régime de change, la mise en place du yuan numérique, le développement de son propre système de messagerie bancaire, l’augmentation de la part de la monnaie chinoise dans les DTS (2), et la création d’une instance de régulation financière unique, sont autant de facteurs qui permettent l’internationalisation du yuan. Toutefois, le prolongement de cette stratégie de long-terme implique certains sacrifices. La Chine doit investir massivement et devenir un exportateur net d’actifs ou un pays à déficit commercial. Les contrôles de capitaux doivent être abandonnés et l’accès au yuan dans le monde doit se faire en quantité illimitée. Au regard de la politique économique du pays ces dernières années, le développement du yuan suppose donc la mise en place de réformes structurelles.

De son côté, l’or reste un concurrrent de taille. Le métal jaune est notamment très apprécié des pays qui souhaitent se dédollariser. Les banques centrales qui contournent le système de financement en dollars sont celles qui ont acheté le plus d’or au cours des vingt dernières années. La Chine et la Russie ont massivement investi dans l’or, tout comme la Turquie, l’Inde et le Kazakhstan. L’or constitue aujourd’hui un sixième des réserves mondiales des banques centrales, ce qui équivaut à près de 2000 milliards de dollars. L’accélération de la dédollarisation va donc inévitablement entraîner une augmentation de la demande en or.

Mais l’hypothèse d’un système monétaire multipolaire implique alors la diminution continue de la place du dollar et la montée en puissance de ces devises concurrentes. En admettant qu’un tel scénario advienne – ce qui nécessite plusieurs années ainsi que de nombreux changements – la situation financière américaine sera transformée. La réduction d’achats d’obligations américaines dans le monde entraînera inévitablement une dépréciation du dollar. Pour combler cette chute, les États-Unis n’auront d’autres solutions que d’augmenter leurs taux d’intérêts réels à des niveaux suffisamment élevés. Ce qui pourrait engendrer d’importants effets sur la consommation et la croissance du pays.

Si cette stratégie de dédollarisation se fait progressivement, c’est aussi et surtout car une dépréciation brutale de la monnaie américaine aurait des conséquences dévastatrices pour certains pays, notamment les principaux partenaires commerciaux des États-Unis. Dans le cadre de sa politique protectionniste, la Chine a massivement acheté du dollar ses dernières années. Le pays possède environ 1000 milliards de dollars d’obligations américaines et plus de 3000 milliards de dollars dans ses réserves. Une chute soudaine de la devise américaine entraînerait des pertes colossales pour l’Empire du Milieu. La Chine réduit donc graduellement ses achats de treasuries depuis 2014.

L’Europe quant à elle, et notamment l’Allemagne, poursuit ses achats de bons du Trésor américain et finance ainsi le déficit du pays. L’accélération de la dédollarisation pourrait donc fortement affecter la valeur des avoirs détenus par les pays européens. Un scénario qui produirait aussi de sérieuses conséquences chez certains pays émergents car ces derniers continuent d’être acheteur net d’obligations américaines en raison de leur vulnérabilité financière.

Si l’hégémonie du dollar perdure, l’accélération de la dédollarisation vient donc ajouter un nouveau défi à la banque centrale américaine, dans un contexte de forte inflation et de baisse des marchés financiers dans le pays. En parallèle, le ralentissement de la globalisation et la multiplication des rivalités économiques et géopolitiques témoignent d’une volonté – de nombreux pays – de changer de paradigme. Le souhait grandissant d’un recours à la souveraineté monétaire se manifeste alors par une libération progressive de l’utilisation du dollar au profit d’autres devises. À cet égard, et pour d’autres raisons, la guerre en Ukraine risque de créer une bipolarisation du monde qui s’additionne à nombre d’éléments de ruptures. Mais sous quelles conditions les États-Unis accepteraient-ils de voir la place du dollar s’éroder jusqu’à perdre leur domination et vivre en dessous de leurs moyens après plus d’un demi-siècle de privilège ? Au-delà de réfléchir à l’avenir du système monétaire international, ce changement d’ère pourrait être l’occasion de penser une nouvelle forme de création monétaire qui favoriserait la stabilité mondiale.

Article originellement publié sur or.fr et réédité sur Le Vent Se Lève.

Notes :

[1] : L’étalon-or est un système monétaire dans lequel l’unité monétaire est définie en référence à un poids fixe d’or. La quantité de monnaie émise par la banque centrale est strictement limitée par ses réserves d’or. Étant donné que les réserves d’or ne sont pas infinies, les pays ne pouvaient, par le biais de leur banque centrale, se permettre de créer de la monnaie comme ils le souhaitaient.

[2] : Les DTS (droits de tirage spéciaux) représentent la monnaie que peut émettre le FMI. Ils répondent généralement à des besoins de liquidités dans le cas où un pays subirait une crise financière. Les DTS s’appuient sur cinq grandes monnaies internationales : le dollar, l’euro, le yen, la livre britannique et le yuan depuis 2016. Le Fonds Monétaire International « crée de la monnaie » en s’appuyant sur les banques centrales des pays émetteurs. Lorsqu’un pays décide d’emprunter au FMI des DTS, il obtient le moyen de convertir ses DTS dans une des monnaies acceptées par le FMI.

Populismes en Inde et au Brésil : l’indigence des analyses médiatiques

(Brasília – DF, 13/11/2019) Encontro com o Primeiro-Ministro da República da Índia, Norenda Modi. Foto: Alan Santos/PR

Quel est le point commun entre l’Inde et le Brésil ? A priori, aucun : tout semble séparer ces deux pays. Leur traitement médiatique récent tend pourtant à les rapprocher. Il s’agirait dans les deux cas de grandes démocraties, dirigées depuis peu par des personnages autoritaires, et confrontées à une catastrophe sanitaire sans précédent face à la pandémie de Covid-19. De là à présenter l’hécatombe comme une conséquence logique de l’élection de « populistes » tels que Narendra Modi et Jair Bolsonaro, il n’y a qu’un pas, que certains médias franchissent allègrement. Les peuples seraient ainsi punis par là où ils auraient péchés. Mais une comparaison des deux pays questionne ce lien de causalité au profit d’un autre : autoritarisme et désastre sanitaire apparaissent plutôt comme deux symptômes de contradictions profondes.

Aux racines des maux contemporains

Culture, religion, démographie, géographie, langue ou histoire nationale : inutile de lister les différences évidentes entre l’Inde et le Brésil. Des points communs existent pourtant bien entre ces deux membres des « BRICS », promis au début du siècle à un brillant avenir économique. Leur rapide croissance a pu faire oublier un temps le fossé abyssal dans la répartition des richesses. Celles-ci se trouvent extrêmement concentrées, au détriment de l’immense majorité de la population, produisant de facto des conditions d’existence radicalement différentes d’un lieu à l’autre, d’une classe à l’autre. En 2017, un classement mondial des inégalités positionnait d’ailleurs ces deux pays au même niveau : 10% de la population indienne détenait 77% de la richesse nationale, alors que 73% de la richesse générée cette année avait été acquise par le 1% des plus riches. Oxfam notait qu’au Brésil, les 5% les plus riches bénéficiaient d’un revenu équivalent au 95% restant.

De telles disparités se trouvent renforcées par un dynamisme démographique qui a mis en lumière les graves faiblesses de nombreuses infrastructures publiques (en particulier le système hospitalier public, gratuit et universel, mais vétuste). Celles-ci n’ont pas ou peu profité du récent développement économique. Au contraire même, la dépendance à l’étranger continue d’être marquante dans bien des domaines, de la défense à l’industrie pharmaceutique. Le secteur privé prend alors le relai pour les parties de la population ayant les moyens d’y accéder.

Ce contexte favorise également une accentuation des contradictions entre villes et campagnes. Il est important de noter que l’Inde comme le Brésil sont deux Etats fédéraux, fortement décentralisés. L’existence d’Etats fédérés pourrait contribuer à développer les territoires. Au contraire, les ressources se trouvent concentrées dans les métropoles, accueillant des millions de travailleurs migrants issus de l’exode rural. La question de la réforme agraire reste en suspens depuis la période coloniale dans ces deux pays. Au Brésil, le modèle latifundiaire prédomine lorsque l’on s’éloigne de la côte. Les grandes exploitations emploient des milices privées pour réprimer leur main d’œuvre, qui s’organise et occupe des terres cultivées avec des structures telles que la Ligue des paysans pauvres (LCP), débouchant aujourd’hui sur une situation explosive dans des États comme la Rondônia. Les contestataires sont régulièrement assassinés – parfois par la police. Dans la seule ville de Rio, 1 239 personnes ont été tuées par cette dernière durant l’année 2020. Soit plus que dans tous les Etats-Unis.

En Inde, ce sont les zones rurales qui concentrent les basses castes telles que les Dalits ainsi que les populations autochtones Adivasis. L’agriculture traditionnelle est bousculée dans le sillage de la « révolution verte » et la condition paysanne ne s’est guère améliorée sous les récents gouvernements. La récente révolte ayant mobilisé des millions d’indiens pauvres contre la libéralisation du marché promue par le gouvernement Modi  n’est que la dernière d’une série de soulèvements. De vastes régions reculées allant du Bengale au Kerala échappent au contrôle gouvernemental, régies par le mouvement révolutionnaire naxalite, héritier de la révolte de Naxalbari de 1967. Le déploiement de centaines de milliers de policiers et de paramilitaires et les exactions sans nombre qui en découlent entretiennent un climat de violence dans l’Inde profonde. Pour contrer ce phénomène qualifié de première menace pour la sécurité nationale, le gouvernement fédéral a aujourd’hui recours aux hélicoptères et aux drones. Il organise également des milices locales responsables de massacres réguliers de supposés rebelles – telles que la Salwa Judun, finalement démantelée en 2011. Sur les vingt dernières années, le bilan humain dépasserait les 10 000 morts.

Bolsonaro, Modi : des politiciens accidentels ?

L’arrivée au pouvoir d’hommes forts aux agendas néolibéraux et à la rhétorique nationaliste et anticommuniste n’a donc rien d’un hasard. Narendra Modi s’appuie sur un solide appareil partisan : le BJP, rassemblant une grande partie de la droite indienne jusqu’aux extrémistes hindouistes. Il s’agit d’un parti de masse chapeautant diverses structures, parmi lesquelles une aile paramilitaire, l’Organisation nationale des volontaires (RSS), revendiquant six millions de membres. Bien que multinationale, l’Inde est marquée par des épisodes de violences de masse visant les opposants politiques ou les communautés non-hindouistes. Des violences tolérées, attisées ou directement organisées par les nationalistes aujourd’hui au pouvoir.

Jair Bolsonaro semble avoir un parcours différent. Ses affiliations partisanes ont toujours été fluctuantes, et son parcours politique de trublion antisystème est souvent comparé à celui de Donald Trump. Mais la dimension multiculturelle du Brésil ne doit pas conduire à minimiser le poids de l’extrême droite dans le pays. Avant même les vingt années de dictature militaire (mise en place en 1964 avec l’appui des Etats-Unis dans le cadre de l’opération Brother Sam), ce pays voit naître le plus important mouvement fasciste des années 30 hors d’Europe : l’intégralisme brésilien, déjà à l’origine d’une tentative de coup d’Etat en 1938.

L’actuel président brésilien s’inscrit directement dans la filiation de ces périodes troublées. Appuyé sur le lobby agraire et sur l’armée, soutenu par des églises évangélistes en pleine expansion, Jair Bolsonaro a bénéficié de sa position d’outsider tout en se trouvant aujourd’hui affaibli par cette même absence de structure partisane. Son opposition radicale aux écologistes et aux paysans sans terre s’explique par l’importance de l’agrobusiness dans un gouvernement ayant ouvert la voie à une déforestation accélérée de l’Amazonie au profit des grands exploitants. Le BJP de Narendra Modi semble quant à lui bien plus solidement implanté dans la société indienne. Mais la réforme agricole ayant entrainé une contestation historique à la fin de l’année 2020 est pourtant un cadeau aux quelques entreprises dominant le secteur. Le démantèlement des marchés d’État prive les paysans pauvres d’un prix minimal pour les denrées produites, au risque de couper leurs moyens de subsistance. Jair Bolsonaro comme Narendra Modi représentent les intérêts économiques des grands exploitants agricoles. Dans les deux cas traités, ces leaders ont mobilisé un clivage politique majeur en se présentant en recours face aux précédents gouvernements de gauche réformiste, du Parti du congrès indien comme du PT brésilien. La stratégie est d’une ironie mordante : malgré la modération de ces deux grands partis qui auront finalement déçus les espoirs des classes populaires et appliqué les politiques de restructuration néolibérale, leurs adversaires les présentent comme des agents du péril rouge.

Construction d’un ennemi intérieur, hystérisation du débat public autour de thématiques identitaires, passage en force de réformes favorables aux classes dominantes accompagnées de mesures liberticides… Et, bien sûr, destruction systématique de l’environnement. Le bilan provisoire de Jair Bolsonaro comme de Narendra Modi ne diffère pas dans ses grandes lignes de celui des droites européennes. Leur travail de restructuration réactionnaire se nourrit de l’échec des sociaux-démocrates les ayant précédés. Dans le sous-continent indien comme dans de nombreux pays d’Amérique latine, l’apparition progressive d’une classe moyenne urbaine permise par leurs politiques redistributives s’est retournée contre eux : des candidats nationalistes sont parvenus à agréger un électorat hétérogène et transversal en incarnant une contestation des gouvernements antérieurs.

La pandémie de Covid-19 apparaît comme un révélateur des  faiblesses de tels dirigeants, politiciens talentueux mais piètres gestionnaires, perdant pied avec la réalité populaire en temps de crise. Cependant, le bilan humain catastrophique est également dû aux défaillances majeures de ces Etats. Les gouvernants actuels ne font qu’aggraver une situation nationale déjà singulièrement difficile. Si les défis conjoncturels pourront se résoudre avec le temps, une transformation sociale d’ampleur restera nécessaire pour traiter les problèmes structurels affectant l’Inde comme le Brésil – parmi bien d’autres pays.

Révolte paysanne en Inde : de la libéralisation agricole à l’émergence d’une opposition politique

Agriculteurs manifestant devant le Red Fort à Delhi © Adnan Abidi

Depuis fin novembre, des centaines de milliers de paysans se sont installées sur les principales voies d’accès à la capitale indienne, New Delhi, pour contester la réforme de l’agriculture portée par le gouvernement Modi. Récemment entrée dans une phase plus violente, la plus grande grève du XXIe siècle étonne autant par son ampleur que par sa capacité à fédérer une opposition au pouvoir de Modi, jusqu’alors intouchable.

Le 17 et 20 septembre 2020, le parlement indien vote en faveur des indian agriculture acts of 2020, un ensemble de lois visant la réforme de l’agriculture à l’échelle nationale. Porté par le gouvernement Modi, il accélère la libéralisation du secteur agricole jusqu’alors fortement soutenu par l’État qui garantissait notamment des prix minimaux de vente de denrées alimentaires au travers des mandis (marchés de gros locaux) ou de l’agence alimentaire nationale.

Trois lois pour accélérer la libéralisation de l’agriculture indienne

La première loi de « promotion et de facilitation du commerce et de l’échange des produits agricoles » permet aux agriculteurs de vendre en dehors des mandis. Si la loi souhaite mettre fin aux monopoles locaux qui s’y sont formés, l’expérience de l’État du Bihar laisse à penser que leur abolition nuit avant tout aux revenus des agriculteurs. Soumis à cette loi depuis 2006, le Bihar a principalement vécu une extinction progressive des marchés de gros et de toute régulation. Pris entre la nécessité d’obtenir de l’argent rapidement et le coût élevé du stockage des récoltes, les agriculteurs sont bien souvent obligés de vendre rapidement, se retrouvant ainsi à la merci de commerçants libres de fixer leur prix en plus d’être à l’origine d’une volatilité importante. Un rapport officiel fait par exemple état d’une différence de 10 à 15% des revenus générés par le blé au Bihar par rapport aux prix minimum assurés par les mandis de l’État voisin de Madhya Pradesh.

La libéralisation du secteur se pense au gouvernement comme une opportunité pour les agriculteurs de choisir à qui et où ils veulent vendre. La deuxième loi du projet prévoit ainsi d’encourager des « accords sur le prix » en amont des récoltes entre agriculteurs et acheteurs. En plus d’alerter sur le risque de développement des monocultures spéculatives intensives, les paysans opposés à la réforme rappellent la puissance incontournable des géants de l’industrie et de l’agroalimentaire à la tête desquelles règnent les tout puissants Ambani et Adani, premier bénéficiaire de ces futurs accords.

La troisième mesure achève la dérégulation du marché sous couvert d’attirer les investissements privés vers la modernisation et le développement des infrastructures de stockage. Cette loi « d’amendement sur les produits essentiels » prévoit de retirer de la liste des denrées jusqu’à présent soumises à une régulation publique l’huile, les pommes de terre ou encore les oignons – et donc de mettre fin aux achats de denrées par des agences d’états souvent accusées de gaspiller les denrées par manque d’infrastructure.

Ces trois textes sont accompagnés de dispositions qui ajoutent à la crainte de la faillite, de la pénurie et de l’inflation celle de la réduction des droits des paysans, notamment en cas de recours auprès de l’administration lors d’un contentieux avec un acteur privé.

La réforme a aussi son lot d’oubliés, à l’instar des travailleurs agricoles sans terres pouvant représenter jusqu’à ¼ de la population active rurale dans certains états ou de la question de détérioration des sols cultivables à cause de l’usage massif de pesticide qui conjugue par exemple pollution de 80% des nappes phréatiques avec multiplication des cas de cancer dans l’État du Pendjab.

La continuité de la révolution verte

La réforme s’inscrit dans la continuité de la politique agricole portée par la révolution verte des années 1960. Amorcée par Nehru pour faire face aux famines et pénuries qui obligent alors l’Inde à importer massivement du blé des États-Unis, cet ambitieux programme de modernisation a forcé le pas à la mutation d’une agriculture vivrière de subsistance à une agriculture commerciale intensive. L’introduction de nouvelles variétés de blé et de riz à haut rendement en substitut d’une grande variété de céréales locales mieux adaptées à la diversité des terres cultivables, la mécanisation de la production et l’usage intensif d’engrais chimiques et de pesticides sont autant de nouveauté qui ont tout autant permis à l’Inde d’atteindre l’autosuffisance qu’à des grands groupes agroalimentaires de se constituer en cartel sur le marché. La vague de libéralisation de l’économie indienne dans les années 1990 renforce les gros poissons du marché en accélérant la capitalisation et la marchandisation d’un secteur progressivement oublié des politiques publiques qui lui préfèrent l’industrialisation et l’urbanisation du pays. Si le système des mandis avait jusqu’alors permis de maintenir le secteur à une petite distance des lois du marché, son abolition est perçue comme une condamnation pour une grande majorité de la population paysanne déjà largement surendettée et exposées à la pauvreté.

Le mouvement social en marche depuis novembre replace au cœur du débat public indien la question agraire, généralement abordée à travers le prisme de la crise profonde que traverse le monde agricole depuis trente ans.

« La plus grande grève du XXIe siècle »

Annoncée en juin 2020, la réforme n’attend pas de passer devant le parlement en septembre pour être contestée durant l’été. Si les agriculteurs se réunissent progressivement sous la bannière de syndicats régionaux, l’anniversaire du mouvement « Quit India » du 9 août marque le début d’une alliance nationale de plus de cinq cents organisations autour d’une « mobilisation paysanne unie ». Puis le mouvement s’intensifie en début novembre, d’abord par le blocage des routes de 22 états orchestré par 200 unions syndicales ou associatives paysannes, et par un appel à se rendre sur Delhi lancé par des agriculteurs du Punjab et de l’Haryana. Au cri de ralliement « Delhi Chalo » (allons à Delhi) répondent des agriculteurs de l’Inde entière qui rejoignent en tracteur les campements établis sur les autoroutes menant à Delhi.

Face à l’augmentation des arrivées sur les campements, le gouvernement amorce des négociations en début décembre, qui n’aboutissent à rien de satisfaisant d’après les syndicats. Alors qu’un recours devant la cour suprême est introduit, les pourparlers s’intensifient, toujours dans un dialogue de sourd, courant janvier. Après deux mois de mobilisation, le milliardaire Ambani prend position en affirmant que son entreprise Reliance, qui a fortement a gagné dans la réforme et qui opère entre autres dans l’approvisionnement en gros de denrées alimentaires, ne pratiquera pas une baisse des prix. En dehors de cette déclaration raisonnablement questionnable, la seule concession envisagée par le gouvernement consiste à retarder d’un an et demi la mise en œuvre des lois, proposition refusée par les syndicats.

Une action collective élargie

Parallèlement, la population indienne découvre peu à peu, et surtout par le biais des réseaux sociaux, le pacifisme et la patience des nombreux manifestants prêts à rester « aussi longtemps qu’il faudra au gouvernement pour revenir sur la réforme » sur les bords des autoroutes dans le froid hivernal de Delhi. Initié par la communauté sikhs du Penjab, ce mode de contestation est animé par un idéal pacifiste fondé sur la figure trans-caste et trans-classe du paysan qui nourrit la nation, l’annadata. La résilience des trois principaux campements autour de Delhi depuis trois mois est en grande partie due à la reproduction des pratiques socio-religieuses sikhs. L’alimentation est par exemple assurée par des langars, cantines communautaires attachées aux lieux de culte sikhs, qui permettent de nourrir tous les agriculteurs présents grâce aux denrées apportées par chacun ainsi que la seva, forme de service volontaire à la préparation, au nettoyage ou au service des repas.

Ce mode de protestation suscite le soutien d’une grande partie de la population, charmée par des vidéos sur les réseaux qui montrent des agriculteurs servant le repas aux policiers présents sur les campements. Le répertoire de l’action collective a progressivement dépassé l’organisation des campements pour s’étendre à l’Inde entière, notamment après le premier appel à une grève nationale lancée le 8 décembre qui sera suivi par l’arrivée constante de nouveaux paysans sur les routes menant à Delhi.

L’union des syndicats venus de toute l’Inde, représentant autant les petits propriétaires terriens que les agriculteurs journaliers, autant les sikhs que les musulmans ou les hindoues présente à la population une vision idéalisée de l’Inde plurielle.

Comme le rappelle Sumantra Bose, professeure de politique internationale à la London School of Economics, le secteur agricole est politiquement fédérateur puisque près de la moitié de la population y est liée économiquement, et se sent donc concernée par les enjeux qui le touche. Le succès des plateformes mises en place par les agriculteurs pour diffuser leurs actions au grand public témoigne de cet engouement collectif : la chaîne youtube dédiée, Kisan Ekta Morcha, a par exemple dépassé un millions d’abonnés en un mois.

L’union sacrée que le gouvernement n’avait jusqu’alors pas réussi à briser, malgré de nombreuses campagnes de désinformations, s’est récemment effritée sous le coup des premiers échauffourés avec la police. Le 26 janvier, alors que la police de Delhi autorise les paysans à défiler en tracteurs dans un périmètre défini de la ville, certains manifestants s’écartent de la route balisée pour rejoindre le fort rouge, symbole historique de l’indépendance. S’en suit alors deux journées d’affrontements avec les forces de l’ordre qui se solde par la mort d’un homme et de nombreux blessés. Si les godis medias (les “médias assis sur le genoux du pouvoir”) ont vite sauté sur l’occasion pour discréditer le mouvement aux côtés de Modi, il semblerait pourtant que la résilience du mouvement puisse largement surmonter ce virage violent. Les syndicats ont ainsi décidé de faire retomber la tension en annulant une autre marche prévue le 3 février et se sont quasi unanimement désolidarisés des violences.

Les premières fractures du gouvernement Modi

Alors que l’absence d’opposition sérieuse à l’échelle nationale est un facteur inhérent à l’hégémonie de Modi depuis 2014, le regroupement des agriculteurs derrière une et même revendication constitue pour les observateurs la première fracture notable du pouvoir de Modi. La difficulté du pouvoir à établir un discours cohérent face aux premiers jours de manifestation a mis à jour des failles organisationnelles non seulement au sein du BJP mais aussi plus largement du Sangh Parivar (regroupement d’associations oeuvrant pour le nationalisme hindou).

Le point d’accroche réside dans le caractère délicat du secteur agricole, que le gouvernement ne peut se permettre de dénigrer en bloc auprès de la classe moyenne qui représente son électorat principal. Alors que Modi a toujours bénéficié du soutien de sa base électorale lors de l’implémentation des autres grandes réformes de sa gouvernance (démonétisation, abrogation de l’article 370), il semble qu’ici la conception de l’État proposée par les réformes de l’agriculture entre en contradiction avec l’attachement de sa classe moyenne à l’intervention de l’État sans pour autant pouvoir se rattacher au nationalisme-hindou couramment mis en avant par Modi.

Comme le montre E. Sridharan (1), environ 60% de cette population est directement dépendante des aides d’État, en tant que fonctionnaire ou propriétaire terrien. S’il est pour l’instant difficile d’évaluer l’impact du mouvement sur le pouvoir de Modi, il semble que le tournant plus répressif des dernières semaines, qui a notamment mené à la coupure d’internet sur Delhi ou à de nombreuses menaces envers des média indépendants, sonne le signal d’alarme d’un pouvoir qui veut s’endurcir par peur de tomber. Après avoir refusé de revenir sur ses pas, le gouvernement affronte donc des manifestants que la violence ne semble pas faire reculer.

Aux portes de Delhi des tranchées sont creusées, des barricades en béton surmontées de barbelés sont érigées. Sur le camp de Ghazipur le leader syndicaliste Sakesh Tikait le promet, il se battra jusqu’à la mort pour éviter l’expulsion des agriculteurs. Derrière lui les manifestants le soutiennent : ils resteront là au moins jusqu’au 2 octobre, jour de la naissance du Mahatma Gandhi. En attendant, ils plantent des fleurs sur les planches clouées de la police.

(1) E. Sridharan, « The political economy of the middle class in liberalising India », ISAS Working paper n°49, 2008.

Inde : des réformes agraires entraînent la plus grande grève du monde

Manifestation de paysans indiens le 11 décembre 2020. © Randeep Maddoke

Fin janvier, les autorités indiennes ont coupé l’électricité et l’eau à un camp de protestataires, afin de mettre un terme à un mois de sit-in des agriculteurs manifestant contre les nouvelles réformes agricoles. Malgré ces coupures et une répression policière de plus en plus violente, les agriculteurs continuent leur lutte, des milliers d’autres arrivant en tracteurs au campement en signe de solidarité. Simran Jeet Singh, universitaire indien membre de plusieurs thinks-tanks et historien de l’Asie du Sud revient sur l’origine et l’évolution de ce mouvement social hors-normes encore peu abordé en Europe. Article traduit et édité par William Bouchardon.

Depuis la semaine dernière, la répression du mouvement paysan en Inde a redoublé d’ampleur. À New Delhi, la police a tiré des gaz lacrymogènes et des manifestants ont été attaqués à coups de matraque. Selon le gouvernement indien, la violence a commencé lorsqu’un groupe de manifestants s’est écarté de l’itinéraire prévu et a franchi les barricades du Fort Rouge, symbole de l’indépendance de l’Inde, où le Président donne son allocution annuelle pour la fête nationale. Mais les vidéos prises sur le terrain montrent de multiples cas où des policiers attaquent des manifestants sans avoir été provoqués. Au moins un manifestant est mort lorsque son tracteur s’est renversé alors que la police tirait des gaz lacrymogènes, tandis que des centaines de policiers ont été blessés. Si la plupart des manifestants sont toujours déterminés à poursuivre la lutte, deux syndicats d’agriculteurs ont annoncé qu’ils se retiraient des manifestations en raison des violences.

L’escalade de fin janvier s’inscrit dans un face-à-face de plus de deux mois entre les agriculteurs et le gouvernement indien qui ressemble pour l’instant à une impasse. Les manifestants remettent en cause de nouvelles lois promulguées en septembre visant à déréglementer le secteur agricole. Pour le premier ministre Narendra Modi, ces réformes constituent un « tournant décisif » pour l’économie indienne. Les opposants des réformes les qualifient, eux, de « condamnation à mort » des travailleurs agricoles.

Les troubles ont commencé fin novembre lorsque plus de 250 millions de personnes ont participé à une grève générale en réaction aux nouvelles lois, conduisant de nombreux observateurs à qualifier le mouvement de « plus grande manifestation de l’histoire de l’humanité ». Des centaines de milliers d’agriculteurs indiens ont alors installé des camps sur différents sites à la périphérie de la capitale. Les manifestants ont dû endurer un hiver rigoureux qui a coûté la vie à 150 d’entre eux, tandis que 18 autres se sont suicidés. Malgré ces décès et les rudes conditions de vie dans les camps, les manifestants, issus d’horizons très divers, transcendant les clivages religieux, de caste et de classe sociale, et promettent de rester jusqu’à ce que soient abrogées les nouvelles lois.

Le 12 janvier, face à une pression croissante et à l’échec de onze cycles de négociations, la Cour suprême de l’Inde a suspendu les nouvelles lois et convoqué un comité pour examiner les préoccupations des agriculteurs. Les chefs de file de la protestation ont toutefois estimé que cette suspension n’était pas sincère. Pour Balbir Singh Rajewal, un des leaders du mouvement, « les membres du comité nommés par la Cour suprême ne sont pas fiables car ils ont écrit que ces lois agricoles sont favorables aux agriculteur. Nous allons continuer notre campagne ».

« Nous sommes prêts à affronter les balles, mais nous ne mettrons pas fin à nos protestations ».

Depuis le début, les syndicats d’agriculteurs appellent à un retrait complet et absolu de la législation et considèrent les propositions d’amendement insuffisantes. « Nous avons rejeté à l’unanimité la proposition du gouvernement », déclarait ainsi Jagmohan Singh, secrétaire général de l’Union Bharatiya Kisan (Union des agriculteurs indiens). « C’est une insulte à notre égard… Nous ne voulons pas d’amendements ». Alors qu’aucun des deux camps ne veut céder et que la tension monte entre manifestants et autorités, les agriculteurs sont déterminés à poursuivre la lutte, même face à la violence. « Nous sommes prêts à affronter les balles, mais nous ne mettrons pas fin à nos protestations ».

Des lois écrites pour l’agro-industrie

A l’origine du conflit, on trouve trois projets de loi : la loi sur le commerce des produits agricoles, la loi sur l’accord de garantie des prix et des services agricoles, et la loi sur les produits essentiels. Ensemble, ces lois prévoient la suppression des protections gouvernementales en place depuis des décennies à l’endroit des agriculteurs, notamment celles qui garantissent des prix minimums pour les récoltes. Si les agriculteurs protestent contre ces trois projets à la fois, ils sont particulièrement préoccupés par le Farmers’ Produce and Commerce Bill, qui habilite les entreprises à négocier l’achat des récoltes directement avec les petits agriculteurs.

Pour ces derniers, ce serait une catastrophe, la plupart d’entre eux n’ayant ni les compétences ni les ressources nécessaires pour faire face aux multinationales. Les paysans de tout le pays craignent donc que leurs moyens de subsistance ne soient décimés et qu’ils s’endettent encore plus.

Balbir Singh Rajewal, syndicaliste paysan en lutte contre les nouvelles lois agricoles. © Harvinder Chandigarh

Etant donné le poids considérable du secteur agricole dans l’économie indienne, les conséquences de ces lois s’annoncent énormes. Les petits agriculteurs et leurs familles représentent près de la moitié des 1,35 milliard d’habitants de l’Inde : selon le recensement national de 2011, près de 60 % de la population active indienne, soit environ 263 millions de personnes, dépendent de l’agriculture comme principale source de revenus. Pour beaucoup d’entre eux, ces nouvelles lois viennent confirmer ce qu’ils craignaient le plus : que les petites exploitations agricoles ne soient plus un moyen de subsistance rentable ou durable en Inde. Au cours des dernières décennies, les paysans ont vu leurs marges bénéficiaires se réduire et leurs dettes augmenter. Une récente étude de l’économiste Sukhpal Singh, de l’université agricole du Pendjab, montre ainsi que les ouvriers agricoles du Pendjab sont endettés à hauteur de quatre fois leur revenu annuel.

Épidémie de suicides chez les paysans indiens

Plusieurs études ont en effet démontré que le cycle implacable de l’endettement est le principal facteur de l’épidémie de suicides de paysans que connait le pays. En trois ans, de 2015 à 2018, plus de 12.000 agriculteurs ont mis fin à leur jour dans l’État du Maharashtra. Et cette tragédie ne se limite pas à un seul État : en 2019, plus de 10.000 fermiers indiens se sont suicidés, selon les données du Bureau national indien des archives criminelles.

Or, ces statistiques alarmantes ont été enregistrées avant l’introduction des nouvelles lois ! On comprend mieux pourquoi certains qualifient ces dernières « d’arrêt de mort »… En effet, de nombreux experts craignent que la nouvelle législation ne serve qu’à endetter davantage les agriculteurs, exacerbant ainsi la crise économique et l’épidémie de suicides qui en découle.

Kaushik Basu, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, résume la situation en un tweet : « Je viens d’étudier les nouvelles lois agricoles de l’Inde. Je me rends compte qu’elles sont biaisées et qu’elles seront préjudiciables aux agriculteurs. Notre réglementation agricole doit changer, mais les nouvelles lois serviront davantage les intérêts des entreprises que ceux des agriculteurs. Chapeau à la sensibilité et à la force morale des agriculteurs indiens ».

Endettement et crise écologique : les legs de la « Révolution verte »

Le mouvement de protestation actuel s’inscrit dans une lutte beaucoup plus longue des agriculteurs indiens, inextricablement liée à la mise en œuvre du programme de la « révolution verte » à la fin des années 1960. Soutenue par les États-Unis, cette initiative déployée dans tous les pays du Sud a conduit à des pressions du gouvernement indien sur les agriculteurs du Penjab pour qu’ils abandonnent leurs méthodes agricoles traditionnelles au profit d’un système industriel américanisé. Si les rendement des cultures se sont considérablement améliorés, ces « progrès » rapides ont toutefois eu des conséquences profondément néfastes.

Pou augmenter les rendements, les nouvelles semences ont eu besoin de beaucoup plus d’eau que n’en fournissaient les précipitations naturelles. Les agriculteurs ont donc dû creuser des puits et irriguer leurs champs avec l’eau des nappes phréatiques. Ils ont également dû recourir à des pesticides et à des engrais nocifs pour favoriser la croissance « miraculeuse » des semences modifiées. Autant de pratiques qui se poursuivent encore aujourd’hui. Cependant, comme les prix des semences et des pesticides ont augmenté et que les prix minimums de vente des récoltes approuvés par le gouvernement sont restés bas, les agriculteurs ont été obligés de se tourner vers les banques et les prêteurs privés pour obtenir des prêts afin de maintenir leur entreprise à flot. C’est ainsi qu’a débuté la crise écologique, sanitaire et économique qui frappe désormais les agriculteurs indiens.

L’usage de pesticides toxiques durant des décennies a ravagé les sols du pays. En parallèle, les études du gouvernement montrent que les agriculteurs ont pompé tellement d’eau souterraine pour irriguer leurs cultures que le niveau de la nappe phréatique baisse de près d’un mètre par an. Le Penjab, l’un des plus gros consommateurs de pesticides par hectare du pays, connait également l’un des pires taux de cancer en Inde, ce qui lui vaut le titre de « ceinture du cancer »… Une étude de 2017 a relevé d’importantes traces d’uranium et d’autres éléments toxiques lourds dans des échantillons d’eau potable, tandis que de nombreuses autres études font un lien entre la forte augmentation des cas de cancer au Penjab et l’utilisation massive de pesticides dans la région.

Même si les agriculteurs indiens obtiennent l’abrogation de la législation, ils seront contraints de retourner travailler dans les mêmes conditions intenables, qui conduisent un paysan au suicide toutes les 30 minutes.

Les mauvaises récoltes dues à la dégradation des sols et l’incapacité à rembourser les intérêts des prêts ou à obtenir des prix compétitifs pour leurs produits forment un cercle vicieux pour nombre de paysans indiens. D’où l’épidémie de suicide que la nouvelle législation ne fera qu’aggraver.

Un moment décisif

La situation des agriculteurs indiens était déjà sombre avant même l’introduction de la nouvelle législation. Loin d’être une aberration, ces manifestations sont en fait la conclusion logique de décennies d’exploitation et de négligence de la part du gouvernement. Même si les agriculteurs indiens obtiennent l’abrogation de la législation, ils seront contraints de retourner travailler dans les mêmes conditions intenables, qui conduisent un paysan au suicide toutes les 30 minutes.

Si le gouvernement reste passif et ne s’attaque pas aux causes profondes de cette crise, les protestations de ce type deviendront de plus en plus fréquentes à mesure qu’augmenteront les taux de cancer, la pauvreté et l’épidémie de suicides. Alors que la tension s’aggrave chaque jour, il est clair que le gouvernement indien se trouve à la croisée des chemins. Continuera-t-il à ignorer et à négliger des millions de personnes les plus vulnérables ou cherchera-t-il enfin à résoudre les problèmes de longue date qui sont au cœur de cette lutte ? La réaction du gouvernement à ces manifestations de masse déterminera si l’Inde reste prisonnière d’un passé d’exploitation ou si elle s’engage résolument dans la voie d’un avenir plus juste et plus écologique.

Jai Jagat : les héritiers de Gandhi sur la route pour un monde qui marche

Rajagopal, M.P, 15.11.2019 Benjamin Joyeux

9 novembre 2019, nous atterrissons à Delhi, avec Daniel Wermus, journaliste genevois, et Jean-Marc Lahaye, réalisateur web. Nous avions décidé quelques semaines auparavant de nous rendre en Inde pour aller passer quelques jours aux côtés des marcheurs de Jai Jagat 2020, une grande marche Delhi-Genève pour la justice et la paix partie le 2 octobre dernier et encore trop largement méconnue. Par Benjamin Joyeux.


Après un vol sans encombre, nous arrivons au moment où Delhi, l’immense capitale indienne, subit depuis une semaine un nouvel épisode de pollution rendant l’air très difficilement respirable[1]. Delhi compte actuellement 29 millions d’habitants, en faisant la 2e plus grande ville du monde, la première d’ici 10 ans d’après les Nations Unies[2]. Le niveau de particules fines y dépasse alors jusqu’à 10 fois le niveau recommandé par l’Organisation mondiale de la santé, faisant de Delhi la ville la plus polluée du monde.

Delhi, quartier de Pahar Ganj, 9 novembre 2019 Benjamin Joyeux

Ainsi, nous ne nous attardons pas dans la capitale indienne, et prenons rapidement un train direction Bhopal, à environ 760 km plus au Sud.

Bhopal, ce n’est pas seulement la ville de la catastrophe industrielle qui fit entre 20 et 25 000 morts la nuit du 3 décembre 1984 lors de l’explosion d’une usine de la firme américaine Union Carbide[3]. Bhopal, c’est également la capitale de l’état du Madhya Pradesh, d’environ 2 millions d’habitants, dotée d’un magnifique centre historique gorgé de temples et de mosquées, et d’un lac qui n’est pas sans rappeler Genève.

Lac de Bhopal, 11 novembre 2019 Benjamin Joyeux

Bhopal, c’est surtout la ville qui abrite les principaux locaux de l’organisation Ekta Parishad.

Logo d’Ekta Parishad

Ekta Parishad[4] (« Forum de l’Unité » en Hindi) est un mouvement indien qui s’est fait connaître à l’échelle nationale puis internationale ces dernières décennies pour avoir organisé de grandes marches non-violentes, dans la plus pure tradition du Mahatma Gandhi, afin de défendre les droits des petits paysans sans terres. Une marche de 25 000 petits paysans en 2007, la Janadesh[5], entre Gwalior et Delhi, avait permis à Ekta Parishad d’obtenir un certain nombre de promesses du gouvernement indien d’alors pour les droits des petits paysans et des Adivasis, ces peuples premiers marginalisés et grands oubliés des politiques économiques indiennes. Ces promesses n’ayant pas été suivies d’effets, Ekta Parishad et son leader charismatique, Rajagopal P.V, avaient alors récidivé en 2012 avec une grande marche ayant réuni plus de 100 000 paysans, accompagnés de dizaines d’internationaux, la Jan Satyagraha[6]. Cette fois les résultats obtenus étaient tangibles, avec des garanties juridiques pour l’accès aux ressources des Indiens les plus démunis.

Narendra Modi lors de sa 1ère victoire nationale le 17.05.2014 India.com

Mais en 2014, le BJP[7] de Narendra Modi, parti de la droite nationaliste hindou, arrive au pouvoir. La priorité n’est alors clairement plus l’accès aux ressources pour les plus démunis, mais les investissements directs étrangers pour faire du sous-continent, cette « Inde qui brille » chère à Modi, une puissance économique de premier plan dans la course à la compétitivité mondiale.

Carte de la marche

Lorsque Ekta Parishad demande alors au nouveau pouvoir la mise en œuvre des promesses jusqu’alors obtenus pour les petits paysans, celui-ci lui rétorque que les politiques économiques et foncières à appliquer ne sont pas de son seul ressort, mais sont réclamées par les grandes institutions internationales, FMI, OMC, Banque mondiale, et les différents traités internationaux signés par l’Inde.

« Young team » de Jai Jagat 2020, locaux d’E.P, Bhopal, 11.11.2019 Benjamin Joyeux

Qu’à cela ne tienne, si le nouveau gouvernement indien se déclare impuissant à garantir les droits fondamentaux des plus démunis, Ekta Parishad va s’adresser cette fois-ci directement aux représentants de la communauté internationale. Surtout que les Nations unies adoptent en septembre 2015 l’Agenda 2030 et ses 17 Objectifs de développement durable (ODD), signés par l’ensemble des États de la planète. Un programme universel ambitieux, avec par exemple comme premier ODD l’« éradication de la pauvreté »[8].

Pour Rajagopal et l’équipe d’Ekta Parishad, prenant au mot cet Agenda 2030, une nouvelle marche s’impose, mais cette fois-ci à l’échelle du Globe. Il faut interpeller la communauté internationale et l’ensemble des consciences bien au-delà de l’Inde sur le sort fait aux plus démunis. Décision est prise de marcher de Delhi jusqu’à Genève, siège européen des Nations Unies, pendant un an, d’octobre 2019 à septembre 2020, afin de récolter le long du chemin les doléances et les bonnes pratiques des communautés traversées par la marche.

Une marche pour promouvoir à l’échelle internationale la non-violence telle que définie par le mahatma Gandhi. Une marche pour dialoguer avec les Nations unies lors de son arrivée à Genève fin septembre 2020 afin de faire une place à la société civile et aux représentants des plus démunis dans la réussite de l’Agenda 2030, véritable « plan survie de l’humanité ». Une marche aux 4 piliers très clairs : éradiquer la pauvreté, éliminer l’exclusion sociale, lutter contre la crise climatique et faire cesser la violence et les conflits. Une marche pour faire converger à Genève en septembre 2020 les milliers d’acteurs du changement qui partout sur la planète œuvrent déjà concrètement pour la transition. Bref une marche pour défier l’imagination et faire tomber toutes les frontières : les frontières géographiques, en traversant une dizaine de pays, mais également les barrières mentales, celles que l’on a tous dans nos têtes et qui souvent découragent et empêchent de croire en la possibilité d’un autre monde possible. Cette marche est nommée Jai Jagat (« la victoire du monde, de tout le monde » en Hindi)[9] !

Lorsque nous arrivons à Bhopal, le 11 novembre 2019 au matin, nous commençons par rencontrer l’équipe des jeunes volontaires d’Ekta Parishad. Ceux-ci s’occupent de la mobilisation de la jeunesse et de la communication autour de la marche Jai Jagat 2020. Ils sont en train de préparer une conférence de trois jours consacrée à l’engagement de la jeunesse à l’arrivée des marcheurs à Bhopal fin novembre. Une dizaine de jeunes connectés et surdiplômés, issus des classes moyennes et urbaines indiennes, ayant rejoints l’aventure Jai Jagat.

Un des programmes phares d’Ekta Parishad consiste à rassembler de jeunes diplômés urbains et de jeunes villageois ruraux pour qu’ils puissent échanger et partager ensemble leurs idées le temps d’un weekend de formation autour de la non-violence. Car bien souvent ces deux milieux ne se côtoient pas et ne se croisent même pas, deux mondes cloisonnés qu’Ekta Parishad s’efforcent de relier afin de faire émerger des problématiques et des solutions communes. C’est le bien nommé programme « Rurban »[10].

Parmi les jeunes volontaires de Bhopal, il y a Mohsin (1er à gauche photo ci-dessus), jeune diplômé originaire de la ville, en charge de mobiliser les jeunes urbains pour la campagne Jai Jagat 2020, et qui dirige la réunion.

Pour lui, « les jeunes constituant aujourd’hui la majorité de la population mondiale, ils ont un rôle essentiel à jouer dans le changement nécessaire à l’avènement d’un monde vivable pour tous. Jai Jagat est une fantastique initiative pour leur permettre de se rassembler autour de cette idée. » Mohsin et son équipe tentent ainsi de sensibiliser la jeunesse, à Bhopal et au-delà, principalement via les réseaux sociaux, sur les enjeux globaux grâce à cette marche Delhi-Genève.

Une façon également de remettre Gandhi au goût du jour. Sanya, jeune Instagrameuse et animatrice radio locale présente à la réunion, cite ainsi pour expliquer son soutien à Jai Jagat la fameuse phrase du Mahatma « sois toi-même le changement que tu veux voir dans le monde ».

Sanya (1ère à droite) et la « young team », locaux d’E.P à Bhopal, 11.11.2019 Benjamin Joyeux

Nous quittons Bhopal le lendemain à l’aube avec Aneesh, coordinateur national d’Ekta Parishad, afin d’aller rejoindre les marcheurs de Jai Jagat, dans le district de Bina, à environ 3h de route. Lorsque nous les rejoignons en milieu de journée, cela fait plus d’un mois qu’ils sont sur les routes indiennes.

Partis de Delhi le 2 octobre 2019, jour du 150e anniversaire du Mahatma Gandhi, les marcheurs ont depuis parcouru entre 20 et 25 km par jour dans des conditions parfois dantesques, entre le soleil de plomb, la pollution, en particulier les déchets de plastique, la circulation sur les autoroutes et routes nationales indiennes, etc.

Le groupe de marcheurs se compose d’une cinquantaine de personnes, dont un tiers d’internationaux, avec une forte majorité de Français (mais également un jeune Kényan, un Néo-zélandais, un Suisse et un Espagnol), un tiers de jeunes Indiens urbains et diplômés et un tiers de cadres et de petits paysans d’Ekta Parishad. Et environ la moitié des marcheurs sont des marcheuses, la promotion des femmes étant un des piliers de la campagne Jai Jagat.

Groupe des marcheurs Jagat traversant le Tropique du Cancer, nov. 2019 Jai Jagat 2020

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’accueil impressionnant que reçoivent Rajagopal et le groupe des marcheurs de Jai Jagat sur la route. Sur les places des villages, devant les temples, dans les écoles, à chaque croisement de rues, sur les chemins, des dizaines, voire des centaines de personnes, femmes, hommes, enfants, viennent à la rencontre de Rajagopal et des marcheurs, pour les couvrir de guirlandes, de colliers de fleurs, leur offrir du thé (le fameux Tchaï indien), le gîte et le couvert, juste un sourire, bref le peu qu’ils ont.

On voit bien à la réaction des villageois qu’il ne s’agit pas d’une opération de communication mais qu’Ekta Parishad récolte sur le terrain le fruit de 30 années de travail au plus près des villageois et des communautés les plus marginalisées d’Inde, oubliées de l’État central.

Villageois saluant le passage de la marche, Madhya Pradesh, 13.11.2019 Benjamin Joyeux
Accueil de la marche dans une école, M.P, 13.11.2019 Benjamin Joyeux

Dans les villages, le passage de Jai Jagat permet aux habitants de se rassembler et de prendre la parole, souvent joints également par des politiciens locaux. Ils peuvent alors exprimer leurs doléances, leurs besoins, leurs échecs comme leur réussite…L’occasion de faire société le temps d’une escale de la marche.

Tous ces témoignages, ce matériau humain qui émane directement du terrain, sont recueillis par les marcheurs, qui veulent amener jusqu’à Genève en septembre 2020 ces milliers de voix anonymes. Des voix qui doivent absolument être prises en compte par la communauté internationale, des réalités locales qui doivent amener à un changement global, comme le souligne Jill Carr-Harris, coordinatrice internationale de Jai Jagat, d’origine canadienne et une des principales initiatrices de la campagne :

« Par le dialogue et la discussion avec les populations locales, nous intégrons ensemble leurs idées dans une compréhension plus large, pour lier leur vision locale des problématiques au changement global nécessaire. C’est vraiment intéressant, parce que par le passé, nous avons fait avec Ekta Parishad beaucoup de marches gandhiennes, toujours à l’échelle locale. La différence ici est que nous lions cette marche et ces réalités locales à des objectifs globaux et à des enjeux mondiaux. »

Jill Carr-Harris, à droite, aux côtés de Rajagopal, M.P, 13.11.2019 Benjamin Joyeux

Mais cette marche est loin d’être une promenade de santé. Pendant les trois jours de notre présence, certains des marcheurs internationaux nous font part de leurs difficultés à s’adapter au rythme très soutenu de 25 km par jour, suivis de nombreux meetings et réunions dans chaque lieu traversé, même si leur motivation et leur fierté de participer à cette marche semblent intactes.

Comme le souligne Véronique, une Française originaire de Lyon qui n’avaient jamais été auparavant impliquée dans des mouvements activistes et qui a tout quitté pour rejoindre Jai Jagat : « C’est une très belle aventure qui n’est pas toujours facile, mais on apprend à vivre ensemble dans la non-violence et le respect de l’autre. »

Ou Laurence, autre Lyonnaise âgée de 54 ans, qui a décidé de rejoindre Jai Jagat après être tombée tout à fait par hasard sur une conférence à laquelle participait Rajagopal dans sa ville un an auparavant. Et après avoir également parlé avec Véronique :

« J’ai quitté mon travail, j’ai tout organisé avec ma famille et j’ai quitté une vie très confortable dans un très bel appartement pour vivre cette expérience assez incroyable ici. » ajoutant être extrêmement surprise par sa capacité d’adaptation, réussissant à passer outre la promiscuité du groupe et la vétusté de certains lieux. Elle tient à préciser : « Je ne regrette pas du tout, c’est une chance extraordinaire de vivre tout ça ! »

Véronique et Laurence sur les routes du Madhya Pradesh, 14.11.2019 Benjamin Joyeux

À la question de savoir pourquoi avoir rejoint cette marche et tout quitté pendant un an, Javier, jeune médecin espagnol polyglotte embarqué dans l’aventure répond dans un parfait Français :

« Je ne peux pas donner beaucoup de raisons ou d’explications, c’est plutôt que j’ai ressenti un appel très fort. D’un côté je me reconnais beaucoup dans les objectifs de la marche et la philosophie de la non-violence, et de l’autre c’est aussi une question de transformation personnelle, un pèlerinage. »

Javier, M.P 14.11.2019 Benjamin Joyeux

Pour Shruti, jeune enseignante indienne née dans une petite ville du Tamil Nadu (sud de l’Inde) et ayant grandie à Mumbaï, titulaire d’un master en biotechnologies et qui marche également depuis plus d’un mois :

« J’ai appris à aller profondément en moi pour essayer de me découvrir et c’est ce qui m’a amené à Jai Jagat : chercher la vérité, la paix et une famille pas seulement humaine mais où toutes les espèces vivantes vivraient ensemble en harmonie. »

Shruti en tête de la marche, 13.11.2019 Benjamin Joyeux

Évidemment, face aux immenses enjeux actuels auxquels nous sommes tous confrontés, entre la crise climatique, la destruction du vivant, l’explosion des inégalités, la montée des populismes et de toutes sortes de violences… ces quelques cinquante personnes qui marchent actuellement sur les routes des tréfonds de l’Inde rurale semblent à première vue d’une touchante naïveté, une petite goutte d’eau dans l’océan.

 

La marche ne fait que commencer. Encore plus de 300 jours à tenir, neuf autres pays à traverser, dont l’Iran qui ne connaît pas ces temps-ci une situation politique et sociale très apaisée, des milliers de personnes à rencontrer, des centaines à convaincre de rejoindre la marche, des dizaines de journalistes à contacter afin de faire connaître cette incroyable épopée humaine… Et des milliers de roupies, de dollars, d’euros à collecter pour pouvoir traverser à pied la moitié du globe, ce qui est loin d’être gagné.

Puis à l’arrivée à Genève fin septembre 2020, il s’agira de réussir encore à s’adresser aux différentes agences onusiennes et à des représentants des institutions nationales et internationales afin de permettre à la société civile et en particulier aux plus démunis et marginalisés de pouvoir dialoguer et s’exprimer. À leur permettre d’être de véritables acteurs du changement pour la mise en œuvre de l’Agenda 2030. À faire de la non-violence portée par ces héritiers directs de Gandhi, Mandela et Martin Luther King une stratégie politique efficiente pour changer le réel.

Il est ainsi prévu à l’arrivée de Jai Jagat à Genève toute une série d’évènements à la fois politiques et artistiques pendant une semaine, du 26 septembre au 3 octobre 2020[11].

Les marcheurs n’en sont pas encore là. Chaque pas, chaque mètre supplémentaires, chaque village traversé, chaque frontière qui sera franchie d’ici à l’arrivée à Genève, seront autant de petites victoires qui viendront, ils l’espèrent tous, nourrir la grande Histoire.

Rajagopal mène quant à lui cette marche jour après jour, avec calme et détermination. Cette campagne a un objectif très clair selon lui : porter à l’échelle globale des solutions locales concrètes émanant de la base et recueillies tout au long de la marche. Tout en marchant, Rajagopal tente de synthétiser en quelques phrases toute la philosophie de Jai Jagat, du local au global :

« Parce que la pauvreté, les discriminations, les violences, la crise climatique sont bien réelles, elles ne peuvent pas être résolues simplement par des discussions et des vœux pieux. Même si ces Objectifs de développement durable (Agenda 2030) sont un processus bienvenu, nous avons vraiment besoin d’une action déterminée pour réussir à les concrétiser sur le terrain. Si les gens n’ont pas le contrôle sur leurs ressources mais qu’elles sont contrôlées par des multinationales, s’ils n’ont pas de pouvoir sur leurs propres terres, si les décisions sont prises uniquement dans différents forums internationaux, rien ne saura être résolu. Comment faire pour que les décideurs qui cherchent à répondre aux problèmes au sommet se rendent compte qu’il faut partir des gens à la base ? Ce changement de perspective est la réponse des problèmes de notre temps et quand il arrivera, les problèmes ne seront pas résolus uniquement en Inde, mais également en Afrique, en Amérique Latine, partout sur la planète. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un changement de paradigme dans notre façon de penser et d’agir. C’est ce que la campagne Jai Jagat doit réussir à faire. »

Après ces trois jours de partage assez magiques en compagnie des marcheurs de Jai Jagat, sur les routes du Madhya Pradesh, nous repartons la tête pleine d’images et de couleurs magnifiques, de rires d’enfants et de sourires des plus grands, avec quelques ampoules aux pieds, mais également plein de questions. Comment cette marche de cinquante personnes va-t-elle pouvoir continuer au-delà de l’Inde ? Comment va-t-elle se faire suffisamment connaître pour être rejointe tout au long de son parcours par des dizaines, des centaines, des milliers de nouveaux marcheurs ? Comment va-t-elle pouvoir se financer entièrement jusqu’à Genève ? Comment les représentants des populations les plus pauvres de la planète vont pouvoir réussir à s’exprimer dans les instances nationales et internationales d’une des villes les plus riches du Globe ?

Comme pour la fable du Colibri, en fait tout cela dépend peut-être surtout de chacun d’entre nous, puisque Jai Jagat, c’est la « victoire de tout le monde ». Plein de petits pas pour l’homme, et un grand pas pour l’humanité. Alors tous en marche, notamment en France où il est plus qu’urgent de se réapproprier cette expression, et rendez-vous au plus tard à Genève en septembre prochain.

Pour plus d’informations :

https://www.jaijagat2020.org/

https://jaijagatgeneve.ch/

Pour contribuer financièrement à la marche et aider concrètement les marcheurs :

https://jaijagat2020.eu/donate/

 

[1] Lire notamment dans Le Monde du 3 novembre 2019 : https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/11/03/a-new-delhi-un-brouillard-de-pollution-si-dense-que-les-avions-ne-peuvent-plus-atterrir_6017863_3244.html

[2] Voir le rapport de l’Onu en détail : https://population.un.org/wpp/

[3] Sur la Catastrophe de Bhopal, voir notamment la vidéo de Brut https://www.youtube.com/watch?v=o10VzyumBW8 ou lire l’excellent livre de Dominique Lapierre et Javier Moro Il était minuit cinq à Bhopal, Pocket, 3.12.2012

[4] Voir notamment https://fr.wikipedia.org/wiki/Ekta_Parishad

[5] Sur Janadesh : https://fr.wikipedia.org/wiki/Janadesh_2007

[6] Sur Jan Satyagraha, voir notamment le film Millions can walk http://www.millionscanwalk-film.com/fr

[7] Sur le BJP ou Bharatiya Janata Party, lire https://fr.wikipedia.org/wiki/Bharatiya_Janata_Party

[8] Lire notamment https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/development-agenda/

[9] Toutes les informations sur le site https://www.jaijagat2020.org/ et en Français sur le site https://jaijagatgeneve.ch/

[10] Voir https://www.youtube.com/watch?v=1URvt2HC8A8

[11] Pour la présentation du FestiForum « Sois le changement », voir le dossier sur le site de Jai Jagat Genève : https://jaijagatgeneve.ch/festiforum-sois-le-changement/

[11] Pour la présentation du FestiForum « Sois le changement », voir le dossier sur le site de Jai Jagat Genève : https://jaijagatgeneve.ch/festiforum-sois-le-changement/

 

« Modi joue la carte sécuritaire et ethno-nationaliste » – Entretien avec Christophe Jaffrelot

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Le gouvernement nationaliste indien de Narendra Modi a annoncé unilatéralement le 5 août dernier la fin du statut d’autonomie du Cachemire, statut qui prévalait depuis 1949 dans cet état indien à majorité musulmane. Depuis cette annonce, toutes les communications avec l’extérieur y ont été coupées et les Cachemiriens vivent dans un isolement total. Les relations avec le Pakistan voisin s’enveniment dangereusement, celui-ci venant de rappeler son ambassadeur à Delhi et de rompre l’ensemble des relations commerciales avec l’Inde. Pour tenter de mieux cerner les origines de cette décision explosive, et la stratégie actuelle du gouvernement Modi, nous avons interrogé Christophe Jaffrelot, un des meilleurs spécialistes français du sous-continent indien et de sa classe politique. Propos recueillis par Benjamin Joyeux.


 

LVSL – Quelles sont les principales leçons à tirer des dernières élections législatives indiennes d’avril-mai de cette année, marquées par une nette victoire du parti du Premier Ministre sortant Narendra Modi ?

Christophe Jaffrelot – La principale leçon est que Narendra Modi a réussi à se réinventer alors qu’il avait subi des revers sérieux en 2017 et 2018, en perdant notamment au Madhya Pradesh, au Rajasthan et au Chhattisgarh. Il s’est réinventé sur un terrain jusqu’alors inexploré (il avait été élu sur un agenda plutôt économique en 2014) en jouant la carte sécuritaire et ethno-nationaliste vis-à-vis du Pakistan, suite à l’attentat de Pulwama perpétré au Jammu-et-Cachemire en février 2019 et qui avait fait 41 morts[1]. Modi avait pu alors ordonner des frappes côté pakistanais, ce qui avait littéralement créé une « hystérie nationaliste » sur laquelle il a surfé jusqu’au scrutin d’avril dernier.

Il y a chez le national-populiste qu’est Modi une sorte de répertoire le faisant passer du populisme socio-économique au national populisme ultranationaliste lui ayant permis de refaire pratiquement la performance d’il y a cinq ans. Il y a très peu de différences en termes de sièges entre 2014 et 2019.

La 2e leçon est que les institutions qui sont censées garantir la régularité des scrutins en Inde, et notamment la commission électorale, sont de plus en plus fragiles. On les a vu céder sous les coups de la majorité. Par exemple, il y a eu un dépassement du plafond des dépenses du côté du BJP[2] et la majorité n’a rien dit.

D’ailleurs, ceci constitue une 3e leçon de cette élection : le rôle de l’argent y a été sans précédent. Les évaluations les plus fiables disent que l’on a dépensé plus de 7 milliards de dollars lors des dernières élections indiennes. C’est plus que les élections américaines de 2016, pourtant les plus chères de l’histoire. La plupart de cet argent a été dépensé par le BJP qui a reçu des dons de la part des hommes d’affaires. On est désormais dans une situation très préoccupante où l’argent tend à faire l’élection. A ce point-là, c’est un phénomène nouveau.

Une des dernières leçons à tirer de ces élections est le rôle des médias en faveur de Modi. D’abord la télévision, avec la plupart des chaînes qui appartiennent à des hommes d’affaires ayant besoin de la bénédiction du pouvoir pour faire tourner leurs activités industrielles. Les salles de rédaction ont été soumises à de très fortes pressions lorsqu’elles traitaient du gouvernement. On a vu la complaisance des médias se traduire par quantité d’entorses à l’éthique journalistique : pratiquement aucune question qui dérange dans les interviews, aucune conférence de presse – ce qui est devenu la règle -, etc. A côté de cela, il y a les médias sociaux qui constituent une arme redoutable pour tous les populistes, et pour Modi en particulier. On a ainsi vu des « trolls », des spécialistes de la désinformation, qui sont payés, voir salariés du BJP, et qui s’en sont donnés à cœur joie, en prétendant par exemple que Rahul Gandhi[3] était un musulman, que sa circonscription était à majorité musulmane, que le parti du Congrès lorsqu’il était au pouvoir traitait les djihadistes comme des gens respectables, etc. C’est ridicule, mais ça sature l’espace public, créant une atmosphère qui finit par avoir un effet délétère.

LVSL – Quels sont désormais les nouveaux rapports de force au sein du champ politique indien ?

C.J. – Le BJP est maintenant dans une situation hégémonique, qui tient au fait qu’il a remporté 300 sièges à la chambre basse[4] mais également qu’il a réussi à déstabiliser l’opposition, notamment à la chambre haute[5], où il n’a pas la majorité mais où il parvient maintenant à faire voter pour lui des partis régionaux. Des partis qui sont à la tête d’Etats de l’Union indienne et qui reconnaissent la force de ce pouvoir viennent d’être reconduits dans ces fonctions. Ils négocient alors des échanges de bons procédés. A la chambre haute, il n’y a plus la résistance qu’on avait pu observer jusqu’alors. Le BJP vient ainsi de faire passer des lois draconiennes, comme une loi antiterroriste très liberticide à la chambre haute avec l’appui de partis régionaux qui étaient avant dans l’opposition. C’est un changement considérable qui témoigne de l’hégémonie grandissante du BJP. A cela s’ajoute que le parti du Congrès est sorti désuni et éreinté des élections. Cela se traduit par des transferts de députés du Congrès qui passent au BJP au niveau des Etats. Cela a fait perdre la coalition du Congrès au pouvoir dans l’Etat du Karnataka au profit du BJP. On va observer un peu partout ce phénomène, comme dans l’Etat du Maharashtra.

Dans les assemblées, et même au Parlement national, des gens du Congrès votent désormais avec le BJP. On l’a vu avec la transformation du statut du Cachemire qui n’a pas entraîné un rejet général. Si Rahul Gandhi a refusé cette décision, d’autres membres du Congrès l’ont approuvée. C’est ce qu’on a pu également observer avec la loi antiterroriste.

C’est donc une hégémonie au carré : il y a d’une part un parti dominant qui est plus fort qu’avant, et d’autre part une opposition en miettes.

LVSL – Quelles sont du coup les principales priorités de la majorité actuelle ?

C.J. – On peut citer ce qui relève du sécuritaire et de l’ethno-nationalisme qui va de pair. Le BJP a réussi à l’emporter alors que la situation économique indienne s’était fortement dégradée, grâce à cette campagne anti-pakistanaise très portée sur l’Hindutva[6]. Du coup, le BJP se dit que ce n’est pas forcément la peine de s’échiner à relancer l’économie puisqu’il suffit de surfer sur l’identitaire et le sécuritaire. Cela s’est traduit par une loi antiterroriste calamiteuse qui réduit considérablement les libertés individuelles, et par cette fameuse transformation du statut du Jammu-et-Cachemire qui perd son autonomie spéciale et son statut d’Etat, et devient un territoire de l’Union. Le BJP avait promis d’abolir l’article 370 de la Constitution indienne[7] depuis très longtemps et il l’a fait.

Les autres priorités du même ordre que l’on va voir se développer concernent l’enregistrement des citoyens, en fait la redéfinition de ce qu’est que la citoyenneté indienne : on est en effet en train de recenser ceux qui sont vraiment arrivés depuis très longtemps en Assam[8], dans le Nord-Est, et d’exclure ceux qui n’y sont pas depuis assez longtemps. C’est le début de ce qu’on appelle le National Citizenship Register, qui va aller de pair avec l’amendement du Citizenship Act pour qu’explicitement les musulmans qui ne sont pas indiens mais qui viennent des pays voisins, évidemment principalement en provenance du Bengladesh, soient d’abord parqués dans des camps puis déportés. Cela a commencé et on va voir jusqu’où la majorité est prête à aller. Evidemment, ce serait ennuyeux de s’aliéner le Bengladesh en y renvoyant à tout prix quatre millions de musulmans parlant Bengali. C’est une dimension diplomatique très lourde avec le Bengladesh. Mais sans aller jusque-là, le pouvoir indien va tenter quelque chose, car c’est une priorité, avec l’idée de commencer par l’Assam avant le reste du pays. Cette volonté de recenser les citoyens et de déporter les migrants qui ne sont pas éligibles à la citoyenneté indienne est en train se répandre. Le prochain Etat concerné sera le Bengale-Occidental.

LVSL – Le nouveau gouvernement indien vient donc d’annoncer ce lundi la révocation du statut d’autonomie de la région de Jammu-et-Cachemire, territoire disputé entre l’Inde et le Pakistan et qui était sous statut spécial depuis 1949. Pourquoi maintenant cette décision subite qui semble avoir surpris beaucoup de monde?

C.J. – C’est en fait lié à trois facteurs. D’abord à la crise économique que l’Inde traverse. Il faut absolument compenser la perte de popularité et de crédit que cela entraîne. C’est une crise sérieuse, tous les indicateurs sont au rouge : investissements, épargne, inflation, roupie, exportations… Donc c’est la meilleure façon de détourner l’attention.

Il y a un deuxième facteur, consistant à répondre à Donald Trump qui s’est mis en tête de faire une médiation entre le Pakistan et l’Inde sur le Cachemire. C’est la meilleure façon de lui imposer une fin de non-recevoir en mettant le Cachemire sous cloche.

Et puis il y a un 3e facteur qui a trait à la situation en Afghanistan, lié à la stratégie américaine. Le départ des troupes américaines d’Afghanistan peut faire craindre aux Indiens que les groupes islamistes actifs là-bas, une fois le retour prévisible des Talibans au pouvoir, ne reprennent le chemin du Cachemire. Ainsi pour éviter cela, on fait en sorte de tout de suite militariser le Cachemire pour empêcher qu’un gouvernement du Jammu-et-Cachemire puisse se montrer plus conciliant.

Ces trois facteurs renvoient à des conjonctures présentes très lourdes.

LVSL – Est-ce que ce n’est pas une stratégie dangereuse de la part du gouvernement Modi, même vis-à-vis des buts qu’il s’est fixés, de se mettre à dos Donald Trump alors qu’entre populistes, ils semblent avoir tout pour s’entendre ?

C.J. – Oui, à ceci près qu’il y a de l’eau dans le gaz entre Trump et Modi. Le nombre de dossiers litigieux entre eux ne cesse d’augmenter : ils sont en proie à une guerre commerciale. Il y a les sanctions contre l’Iran que l’Inde digère très mal, parce que l’Iran était le pays dans lequel l’Inde avait beaucoup investi, notamment dans un port en eaux profondes pour prendre le Pakistan en tenailles et accéder à l’Afghanistan. Là, ils se retrouvent à avoir investi des milliards pour rien. On a vu alors l’Inde se rapprocher de la Russie, voire de la Chine. Il y a peut-être finalement pour l’Inde plus à gagner avec cette dernière qu’avec les Etats-Unis.

Un autre aspect à prendre en compte est que le Congrès américain ne cesse de critiquer la façon dont l’Inde traite ses minorités en général et ses musulmans en particulier. Et l’Inde le vit très mal.

LVSL – Est-ce que cette décision vis-à-vis du Cachemire a été prise subitement comme on a tendance à le présenter dans les médias occidentaux ? N’était-ce pas en fait prévu depuis longtemps ?

C.J. – Oui cette décision est dans les tuyaux depuis longtemps. On est au croisement du temps court et du temps long. C’est parce que les conjonctures étaient propices que ce gouvernement a décidé d’appuyer sur la gâchette à ce moment-là. Je ne sais pas s’il y a de la naïveté de la part des Occidentaux. Il y a une naïveté plus générale de notre part du fait que l’on n’arrive pas à voir l’Inde comme un pays belliqueux, autoritaire, voire suprématiste.

LVSL – Quel rôle joue Amit Shah dans tout cela, le nouveau ministre indien de l’Intérieur à la personnalité controversée ?

C.J. – Amit Shah est homme très secret, difficile à cerner. Modi l’est tout autant d’ailleurs, et tous les deux se ressemblent énormément. Ce sont deux loups solitaires mais qui ensemble forment un duumvirat. Ils sont deux à être seuls. Amit Shah joue en fait deux rôles très importants pour Modi. Il est d’abord l’organisateur hors-pair, celui qui a réformé le BJP et a porté les victoires électorales de 2014 et 2019. Donc c’est un stratège politique à la tête du BJP. Deuxièmement, il joue le rôle de l’homme de la sécurité intérieure. Il était déjà dans cette fonction au Gujarat puisqu’il a été le secrétaire d’Etat à la sécurité intérieure de Modi après le pogrom de 2002[9]. C’est clairement sur ce sujet qu’Amit Shah s’est fait une réputation. Un homme de la sécurité, qui a soi-disant déjoué les complots des djihadistes qui visaient à assassiner Modi, à l’époque chef du gouvernement du Gujarat. On n’a jamais eu la preuve que les musulmans, qui eux ont été assassinés sur les routes, étaient vraiment venus pour faire la peau de Narendra Modi. Mais c’est ce qu’il a dit, pour justifier des exécutions qui visaient à entretenir la peur. C’est la politique de la peur tellement répandue dans tous les pays de la région. En cultivant ce sentiment de peur, vous pouvez facilement apparaître comme l’homme fort, le protecteur dont vous avez besoin.

Donc Amit Shah est un expert en politique de la peur très utile à Modi, jouant ces deux rôles. Le premier, il l’a joué dans l’ombre, très peu présent sur la scène publique. Mais maintenant qu’il est Ministre de l’Intérieur, il devient personnage public, et c’est bien le numéro deux du gouvernement, dont la voix porte le plus juste derrière Modi.

C’est un homme d’affaires qui ne vient pas d’un milieu aussi défavorisé que Modi. Par contre, tout le reste est identique. Ils sont tous deux entrés très jeunes au RSS[10], puis nommés par le RSS dans certaines de ses succursales comme son syndicat étudiant. Amit Shah y a fait ses premières armes à Ahmedabad. Ce sont deux Gujarathis venant d’un milieu culturel et politique très semblable, et ils travaillent ensemble depuis 20 ans.

Sur le Cachemire, c’est une décision qu’on ne peut pas à mon sens attribuer à une personne en particulier, car c’est quelque chose que le RSS réclame depuis 70 ans. C’est une obsession de sa part, l’abolition de l’article 370. Celui qui a le plus parlé du statut du Cachemire est le chef du RSS, Mohan Bhagwat, qui disait déjà en 2017 qu’il fallait réformer la Constitution, alors que les autres n’osaient pas encore le dire étant donné la lourdeur de la procédure. Or le RSS ne s’embarrasse pas de tout cela. Et de fait, ils ont transgressé toutes les procédures.

LVSL – Est-ce qu’après sa nette victoire, le BJP n’en revient pas à ses fondamentaux en satisfaisant tout d’abord son noyau idéologique dur ?

C.J. – Ce qui est certain, c’est que le BJP fait ce qu’il a toujours rêvé de faire car il a enfin les moyens de le faire. C’est avant tout pour remplir la mission que ces gens se sont fixés il y a des décennies de cela. En plus de cela, ils le font dans une conjoncture très propice, car personne ne peut aller contre, au risque sinon d’être antinational. Ainsi ils jouent sur du velours et détournent l’attention des vrais problèmes.

Le seul rempart désormais qui pourrait éventuellement contrer cette décision, c’est la Cour suprême. Les jours qui viennent vont être très importants car celle-ci a deux dossiers très lourds à traiter : celui d’Ayodhya[11], pour lequel la Cour va très prochainement donner son verdict, et le statut du Cachemire. On va voir alors jusqu’où la Cour suprême est encore un rempart. On ne peut pas prédire son attitude, mais c’est la seule institution qui peut encore faire la différence. Néanmoins ses juges sont sous pression et influencés eux aussi par les idées dominantes. On ne sait donc pas si la Cour va utiliser son indépendance.

LVSL – Quels sont les risques réels d’affrontements d’après vous entre l’Inde et le Pakistan suite à cette décision ?

C.J. – À court terme, il ne va sans doute pas se passer grand-chose. Le Pakistan va essayer d’internationaliser la crise et la question du Cachemire, car il a une fenêtre de tir vis-à-vis de Donald Trump. S’il réussit à faire intervenir les Américains, cela aura un effet certain. Mais c’est ensuite que les choses risquent de s’envenimer sérieusement. Ce que l’on peut imaginer, c’est que la jeunesse cachemire, si la Cour suprême valide la réforme, va descendre dans la rue. Une partie d’entre elle risque de flirter alors avec les groupes djihadistes, et ceux basés au Pakistan y verront l’occasion d’infiltrer encore davantage le Cachemire indien. C’est là qu’on assistera à une vraie escalade, qui ne fera que servir les intérêts de Modi. Il faudra alors utiliser la manière forte, et le meilleur dans la manière forte, c’est Modi, qui pourra montrer « qu’il n’y a rien à faire avec les musulmans ». Sa stratégie, c’est de ne pas vouloir la paix mais des tensions au Cachemire, des tensions qui permettent de servir les intérêts de son parti.

 

LVSL – Quel rôle la France et l’Union européenne peuvent-elles jouer pour tenter d’apaiser les tensions grandissantes dans la région ?

C.J. – Le Parlement européen, qui s’est montré sensible aux questions de Droits de l’Homme, pourrait intervenir, ou en tous cas se manifester. C’est ce que vient de faire d’ailleurs l’ONU à Genève, avec un courage qui passe totalement inaperçu.

Les pays européens eux vont rester très discrets car ils ont tous des intérêts économiques et stratégiques avec l’Inde, qui fait partie de la coalition indo-pacifique qui se met en place pour contenir la Chine. Tout le monde a des choses à vendre à l’Inde. En plus de cela, cette décision sur le statut du Cachemire ne s’est pas encore traduite par des violences et une grande répression. Dans ces conditions, nous ne sommes pas encore tenus de réagir. Il ne va pas se passer grand-chose sur ce front.

LVSL – Le 2 octobre prochain, c’est le 150e anniversaire du Mahatma Gandhi, une date importante même pour le BJP. Comment l’imaginez-vous au regard de ces derniers événements ?

C.J. – Paix à son âme ! Mais cet anniversaire sera célébré. Modi ne jure que par Gandhi et ils le célébreront en grande pompe. « Paris vaut bien une messe », comme disait Henri IV. On ne va pas sacrifier le potentiel international du nom du Mahatma. Mais entre rendre hommage à Gandhi et faire réellement ce qu’il disait, il y a un très grand pas.

[1] Voir notamment https://www.lemonde.fr/international/article/2019/02/14/cachemire-indien-au-moins-33-morts-dans-l-attentat-le-plus-meurtrier-depuis-2002_5423608_3210.html

[2] Le BJP ou Bharatiya Janata Party (« parti indien du peuple ») est un parti de droite nationaliste duquel est issu Narendra Modi.

[3] Rahul Gandhi est l’actuel président du Parti du Congrès, 2e principal parti indien, opposé au BJP, voir notamment sur https://rahulgandhi.in/en/

[4] La Lok Sabha (« Chambre du Peuple ») est la chambre basse du Parlement indien, composée de députés élus au suffrage universel direct dans 543 circonscriptions au scrutin uninominal majoritaire et de deux députés nommés par le président de l’Inde. Le mandat est de cinq ans, à moins que le chambre ne soit dissoute avant par le président.

[5] La Rajya Sabha (« Conseil des États ») est la chambre haute du Parlement indien. Elle est composée de 245 membres désignés pour un mandat de six ans et renouvelés par tiers. 12 sont nommés par le président de l’Inde et 233 sont élus au suffrage indirect par les membres des législatures des États et territoires.

[6] Inventé par l’idéologue d’extrême droite Vinayak Damodar Savarkar en 1923, ce mot désigne une certaine “hindouité” fantasmée et revendiquée par les nationalistes hindous.

[7] Article qui définissait ce statut administratif spécial du Cachemire indien.

[8] Etat de l’extrémité Est de l’Inde, ayant une frontière physique avec le Bengladesh.

[9] Les violences au Gujarat de 2002 sont des émeutes visant les populations musulmanes de cet Etat limitrophe du Pakistan. Ces émeutes ont fait suite à l’incendie d’un train de pèlerins hindous ayant entraîné 58 morts et auraient causé la mort de 800 à 2 000 personnes. Ce sont les émeutes les plus violentes et meurtrières que l’Inde ait connues depuis son indépendance.

[10] Le Rashtriya Swayamsevak Sangh, ou RSS (« Organisation volontaire nationale ») est un groupe nationaliste hindou d’extrême droite et paramilitaire. Fondé en 1925 à Nagpur par un médecin indien, le RSS propage une conception raciale du peuple indien. Nathuram Godse, celui qui a assassiné Gandhi, était un ancien membre du RSS.

[11] Depuis le début des années 1990, Ayodhya est le centre d’un conflit entre musulmans et hindous. Le 6 décembre 1992, des hindous ont rasé la Mosquée de Babur, construite en 1528, d’après une légende sur l’emplacement de la naissance du dieu Rāma, où il y aurait eu un temple hindou détruit par les musulmans. Cette destruction de 1992 a provoqué de violents affrontements qui ont causé la mort de 2 000 personnes, principalement des musulmans.

 

Veillée d’armes au Cachemire

Narendra Modi © India Times

14 février 2019, un camion rempli d’explosifs tue 49 paramilitaires indiens dans la partie du Cachemire administrée par l’Inde. Très vite, l’attentat est revendiqué par Jaish-e-Mohammed, dont le chef, Masood Azhar, opère en toute quiétude depuis le Pakistan. L’Inde réagit coup pour coup. Le 26 février, un raid de 12 Mirage 2000 cible un centre d’entraînement djihadiste situé au-delà de la frontière indo-pakistanaise. 350 terroristes sont neutralisés. Dès lors, cet attentat agit comme un révélateur du jeu géopolitique qui met aux prises les grandes puissances mondiales dans la région. Récit. 


Rapidement, les premières mesures de rétorsion sont prises par l’Inde, qui assure détenir « des preuves irréfutables » de la complicité pakistanaise dans l’attentat. Le Pakistan perd son statut de nation la plus favorisée et les droits de douane indiens augmentent de 20% pour Islamabad. La machine diplomatique indienne se met en ordre de marche pour cibler la République islamique et l’isoler sur le plan international. Les Etats-Unis, quant à eux, demandent au Pakistan de « cesser immédiatement de soutenir et de prêter refuge à tous les mouvements terroristes actifs sur son sol ».

Puis viennent les représailles militaires. Comme en 2016, lorsqu’une attaque terroriste avait fait 18 morts dans un camp militaire indien, le Premier Ministre, Narendra Modi, envoie les Mirage 2000 cibler les camps d’entraînement des groupes terroristes qui opèrent depuis le Pakistan. L’Inde se prépare à la réponse du Pakistan. La surveillance à la frontière est renforcée. Médias et réseaux sociaux laissent paraître un soutien unanime des Indiens, à travers le mot-dièse #Indiastrikesback.

Pendant ce temps, la traque s’organise. Le 17 février, 23 hommes soupçonnés d’être impliqués dans l’attentat sont arrêtés. Le lendemain, deux terroristes présumés sont abattus par l’armée indienne, dans un raid qui cause deux victimes civiles et 4 parmi les militaires indiens. Abdul Gazi, cerveau présumé de cette attaque, est éliminé par les forces de sécurité indienne. Ce dernier avait fait ses classes de terroriste islamiste auprès des Talibans en Afghanistan.

LE CACHEMIRE, ENJEU DE PUISSANCE POUR L’INDE ET LE PAKISTAN

Depuis 1947, attentats terroristes et guerres conventionnelles ont rythmé la vie des populations de la vallée du Cachemire. Toutes furent gagnées par l’Inde. Toutes donnent des frissons aux puissances de la région, eu égard au fait que les deux nations sont nucléarisées. Pourtant, depuis 1947, rien n’a changé, ou presque. L’Inde contrôle les deux tiers du Cachemire, tandis que le Pakistan administre le tiers restant. Dominé militairement, le Pakistan est régulièrement accusé de soutenir des groupes terroristes pour déstabiliser le seul état indien majoritairement musulman tandis que le gouvernement indien est accusé de remettre en cause les droits de l’homme et de laisser les mains libres aux forces armées indiennes pour maintenir l’ordre dans le Jammu et Cachemire.

En Inde, comme en Afghanistan, le Pakistan est accusé de financer des activités terroristes pour déstabiliser ses voisins. L’Inter-Services Intelligence, véritable État dans l’État, aurait pour rôle d’apporter un soutien logistique et financier aux groupes terroristes dans le Cachemire et en Afghanistan. Par ailleurs, le gouvernement pakistanais est accusé de tolérer l’existence de camps, ayant pour fonction d’assurer une base arrière et des centres d’entraînement pour les terroristes opérant ensuite en Afghanistan et dans la vallée du Cachemire.

Selon l’Inde, le Pakistan utilise donc les groupes terroristes qu’il protège et finance pour déstabiliser la partie du Cachemire administrée par l’Inde et remettre en cause la souveraineté indienne dans la région. A ce titre, le groupe djihadiste Jaish-e-Mohammad est particulièrement actif. En septembre 2016 déjà, il a revendiqué l’assaut contre la caserne d’Uri, au cours duquel 18 militaires indiens perdirent la vie. Le même groupe est responsable de l’attentat du 14 février dernier.

Le Pakistan se défend de telles accusations. On doit d’ailleurs à la vérité de reconnaître que le Pakistan a entrepris, depuis l’arrivée au pouvoir de Nawaz Sharif, une lutte plus affirmée contre les groupes terroristes qui opèrent sur son territoire. Ici encore, le nouveau Premier Ministre pakistanais, Imran Khan, a déclaré : « Si vous avez des preuves fermes de l’implication de Pakistanais dans cet attentat, je peux vous assurer que j’ordonnerai une enquête contre eux. Car ces terroristes sont aussi les ennemis du Pakistan, ils agissent contre nos intérêts ».

Le groupe Jaish-e-Mohammad est effectivement interdit au Pakistan depuis 2002. Pourtant, le chef de ce groupe terroriste, Masood Azhar, y vit sans être inquiété par les autorités. Par ailleurs, sous la pression du Pakistan, la Chine a empêché l’inscription du chef djihadiste sur la liste noire des terroristes reconnus par l’ONU en 2017.

L’Inde, elle, a mis en place une législation d’exception pour lutter contre le terrorisme. A cet égard, l’Armed Forces (Special Powers) Act donne de larges pouvoirs aux forces armées pour neutraliser les terroristes mais également pour perquisitionner et détenir qui que ce soit dans la région. Les associations de défense des droits de l’homme ciblent cette législation comme étant responsable de viols des droits humains dans la vallée du Cachemire.

La population du Jammu et Cachemire, seul Etat indien majoritairement musulman, est donc prise en tenaille entre un gouvernement pakistanais qui finance des groupes terroristes qui meurtrissent régulièrement l’Etat, et l’armée indienne qui recourt à une législation d’exception, lui donnant une grande liberté d’action pour maintenir l’ordre.

LE GRAND JEU DES PUISSANCES MONDIALES EN ASIE

L’avenir du monde se joue dans cette région stratégique, entre trois États-puissances : l’Inde, la Chine et les Etats-Unis.

D’un côté, le Pakistan, doté de l’arme nucléaire, joue de sa relation stratégique avec l’Arabie Saoudite et la Chine pour garantir sa sécurité et son développement économique. De l’autre l’Inde, nation nucléaire par ailleurs, jouit de sa supériorité militaire, du soutien de plus en plus affirmé des Etats-Unis et de sa position centrale dans la région pour dominer son dangereux voisin et contenir l’avancée de la Chine dans son pré carré, l’océan indien.

Islamabad noue donc des liens forts avec la Chine, qui prévoit d’investir 46 milliards de dollars dans la construction d’un corridor économique partant du Xinjiang chinois et allant jusqu’au port Pakistanais de Gwadar, de façon à garantir un accès au golfe persique, à la mer d’Arabie et à l’océan indien.

Le corridor économique sino-pakistanais.  ©Javedpk05

Cela lui permettrait d’ouvrir une route commerciale en direction de l’Asie centrale, du Moyen-orient et de l’Europe, sans passer par l’unique voie d’accès – jusqu’à présent -, le détroit de Malacca, aux abords duquel l’Inde a renforcé son contingent militaire par le biais de son implantation sur les îles Andaman et Nicobar.  En outre, une bretelle du corridor devrait rejoindre l’Afghanistan, dont les ressources minières intéressent la Chine.

Les deux pays ont également signé des programmes de coopération militaire notamment dans le domaine nucléaire, mais également pour ce qui concerne les avions de combat.

L’Afghanistan est une pièce centrale des enjeux d’influence dans la région : il donne accès aux ressources minières de l’Asie centrale. C’est la raison pour laquelle la Chine aimerait étendre le corridor sino-pakistanais en direction de l’Afghanistan. Or, un tel mouvement suppose une normalisation des relations afghano-pakistanaises, empêchée par le fait que le Pakistan constitue une base de repli et d’entraînement pour les Talibans. Les négociations entre Pakistanais et Afghans ont échoué sur un point : le Pakistan refuse que les factions djihadistes qui refusent de négocier avec Kaboul soient neutralisées. L’Inde, alliée historique de l’Afghanistan, continue de soutenir Kaboul. Elle compte s’appuyer sur le partenariat stratégique qu’elle a avec l’Iran, qui lui assure une partie de son approvisionnement en gaz et pétrole, pour moderniser le port de Chabahar. Ce dernier lui permettrait d’accéder à l’Afghanistan sans passer par le Pakistan, d’avoir un accès direct en Asie centrale et, par là même, de désenclaver son allié afghan. Par ailleurs, l’Inde a financé le nouveau parlement afghan. Elle livre également des hélicoptères de combat à l’armée afghane, ce qui lui permet de lutter plus efficacement contre les Talibans.

Avec l’Arabie Saoudite, la relation bât de l’aile. Le Pakistan a du mal à se positionner vis-à-vis de la politique d’affrontement frontal que l’Arabie Saoudite a engagé à l’égard de l’Iran. D’un côté, le Pakistan doit beaucoup à son allié sunnite : l’Arabie Saoudite fournit de larges liquidités pour permettre au Pakistan de financer son développement économique et ses écoles coraniques, la minorité pakistanaise qui sert de main d’oeuvre bon marché dans les pays du Golfe assure des transferts financiers importants vers le Pakistan, tandis que l’ancien Premier Ministre Pakistanais, Nawaz Sharif, a été libéré des geôles du général Musharraf grâce à l’aide saoudienne.

Cependant, le Pakistan se refuse à s’engager, de trop près, dans la politique anti-iranienne de l’Arabie Saoudite. Elle a refusé son soutien aux Saoudiens dans leur guerre anti-chiite au Yémen et exprime des réserves vis-à-vis de la coalition formée par Mohammed Ben Salman unissant 34 pays sunnites “contre le terrorisme”. Sharif avait même envisagé la finalisation du gazoduc Pakistan-Iran, avant que le gouvernement américain ne fasse preuve d’une extrême fermeté vis-à-vis du régime des Mollahs et ne rétablisse les sanctions économiques.

Officiellement, cette réserve est liée à la volonté pakistanaise de ne pas diviser le monde musulman. Cependant, les fragilités intérieures de l’Etat pakistanais comptent, tout autant, dans cette position modérée.  En effet, les forces de sécurité pakistanaises ont fort à faire avec le groupe terroriste sunnite Lashkar-e-Jhangvi qui cible régulièrement la minorité chiite du pays.

De son côté, l’Inde cherche à se doter d’alliés et d’une puissance économique, géopolitique et militaire à même de contenir l’avancée de la Chine dans la région. En effet, la stratégie des nouvelles routes de la soie, mise en avant par la Chine, encourage l’Inde à s’affirmer comme une puissance régionale de premier plan. Les nouvelles routes de la soie, vaste projet d’établissement de routes commerciales alternatives, et contrôlées par la Chine, pour relier l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Europe et l’Asie du Sud-Est au géant asiatique passent par des territoires pakistanais revendiqués par l’Inde.

La stratégie du collier de perle, vaste réseau de bases militaires et de facilités portuaires mis en place par la Chine en Asie du Sud-Est et dans l’Océan Indien, inquiète également l’Inde. L’énumération des facilités portuaires et militaires chinoises peut paraître inquiétante : base navale de Yulin (île d’Hainan); bases aériennes dans l’archipel des Parecels et Spratleys, annexés de fait par la Chine; construction d’un gazoduc et d’un oléoduc pour alimenter la Chine en gaz et pétrole birman; implantation dans le port de Gwadar (Pakistan), concession centenaire sur le port d’Hambantota (Sri Lanka), implantations dans le port bangladeshi de Chittagong et dans le port birman de Kyauk Phyu, ouverture de la première base militaire chinoise à l’étranger, au niveau de port de Djibouti. L’objectif de la Chine est assez clair : contrôler la Mer de Chine méridionale par laquelle passe la majorité de son approvisionnement en hydrocarbure, isoler l’Inde dans l’océan Indien et maîtriser les routes maritimes de la Mer de Chine méridionale jusqu’au détroit de Bab-el-Mandeb.

La Chine pousse également son avantage dans l’Himalaya, où elle a des contentieux avec l’Inde. Par conséquent, l’Inde renforce sa présence dans l’Himalaya à travers une modernisation de ses infrastructures et la création d’une force d’intervention de montagne armée de 40 000 soldats.

De son côté, l’Inde a renforcé ses capacités navales et d’aviation de combat à travers la commande de 36 rafales à la France et de 6 sous-marins de classe Scorpène à Naval Group. Malgré les mises en garde américaines, elle a également commandé les systèmes de défense sol-air S 400 au gouvernement russe. Elle tente par ailleurs de renforcer ses facilités portuaires à travers des accords avec les Seychelles et l’île Maurice, qui offrent des ports d’attache pour l’Indian Navy. L’Inde a enfin noué un partenariat stratégique avec la France, puissance asiatique qui s’ignore. L’Inde a désormais accès aux bases navales françaises dans l’océan Indien. La France bénéficie, en effet, d’une capacité de déploiement importante dans l’espace indo-pacifique à travers ses bases militaires à Djibouti, aux Emirats Arabes Unis, à Mayotte, à la Réunion, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie Française. 25% de sa ZEE se situe dans l’Océan Indien et 67% de sa ZEE est située dans l’Océan Pacifique.

En outre, l’Inde bénéficie du soutien de plus en plus appuyé des Etats-Unis. Elle participe, notamment, au dialogue quadrilatéral de sécurité, réunissant les Etats-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie, qui vient de commander 12 sous-marins de classe Barracuda à la France. Ces 4 nations souhaitent contenir l’avancée de la Chine en Mer de Chine méridionale et dans l’Océan Indien. Elles mettent en oeuvre des exercices militaires communs, tandis que l’OTAN met en place des opérations de promotion de la liberté de navigation. L’effet final recherché ? Le respect de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, régulièrement enfreinte par la Chine. Dans cette région, l’enjeu reste le contrôle des routes maritimes entre la Chine et ses alliés d’une part, et l’Inde, les Etats-Unis et leurs alliés d’autre part.

INDE – PAKISTAN : UNE COHABITATION IMPOSSIBLE ?

On ne peut considérer cette affrontement indo-pakistanais sans s’intéresser aux contextes politiques intérieurs de ces deux pays.

L’Inde, État laïc, est portée depuis quelques années par le souffle du nationalisme hindou. Le Premier Ministre Indien, Narendra Modi, en est l’expression.  Ce dernier est issu de la famille politique nationaliste hindoue, unie par l’idéologie Hindutva. Cette famille politique, à l’opposée des congressistes, considère que la Mata Bharat (Mère Inde) doit aboutir au Ram Rajya, société utopique hindoue, et voue aux gémonies les “anti-nationaux” qui considèrent que l’Inde est un creuset de civilisation, où l’Hindouisme a sa place au même titre que l’Islam. L’année 2019 est celle des élections générales pour l’Inde. Narendra Modi tente donc de s’affirmer comme un leader nationaliste, en opposition au Pakistan pour obtenir la faveur des électeurs indiens, comme en témoigne le soutien, presque unanime, qu’il a reçu après les frappes chirurgicales contre son voisin, matérialisé par le mot-dièse #IndiaStrikesBack.

De son côté, le gouvernement pakistanais est toujours prisonnier de l’influence des militaires et de l’idéologie constitutive de l’identité pakistanaise. La naissance du Pakistan provient de la volonté de la Ligue Musulmane de constituer un État musulman, par opposition au Parti du Congrès qui souhaitait une Inde rassemblée. La partition de l’Inde, en 1947, a donné lieu à la migration de 10 millions d’Indiens, les uns, musulmans, migrant vers le Pakistan, et les autres, hindous, se dirigeant vers l’Inde. Ces migrations ont donné lieu à de nombreuses émeutes communautaires et à des viols de masse.

Les militaires s’érigent en gardiens du temple. Jusqu’ici, ils refusent de céder quoi que ce soit sur la revendication d’un Cachemire pakistanais. Issu des milieux d’affaires, Nawaz Sharif avait tenté d’opérer un rapprochement, sans succès. Seule maigre consolation pour les partisans de la paix : l’accord de transport commercial entre l’Afghanistan et le Pakistan qui donne aux camions afghans le droit de rejoindre l’Inde, mais n’autorise pas le trajet retour, et, a fortiori, le trajet de camions indiens vers l’Afghanistan.

A l’heure où ces lignes sont écrites, la tension monte à la frontière indo-pakistanaise. La supériorité militaire indienne conduira probablement le Pakistan a éviter une guerre conventionnelle. Il n’en demeure pas moins que les deux pays sont embarqués dans des systèmes d’alliance et des intérêts géopolitiques radicalement opposés. A n’en pas douter, l’Asie constitue le champ où se jouera la bataille pour l’hégémonie mondiale.

Il y a 70 ans, l’Inde et le Pakistan naissaient dans le sang et les larmes

Ali Jinnah, leader de la Ligue Musulmane et J.Nehru chef du Congrès signent l’indépendance et la partition de l’Inde. ©IndiaHistorypic. L’image est dans le domaine public.

Il y a 70 ans, Jawaharlal Nehru prononçait son fameux discours “Tryst with destiny”. Après 2 siècles d’exploitation coloniale, l’Inde redevenait libre. A quelques milliers de kilomètres de là, à Karachi, une autre cérémonie, présidée par Mohammad Ali Jinnah, se tenait. Le colon britannique était chassé. Il laissait derrière lui deux nations marquées au fer rouge : celui de la misère causée par l’exploitation coloniale et celui d’une partition qui assurait aux Anglo-Américains de garder la main sur le port de Karachi et de trouver un contrepoids, en Asie, à une Inde beaucoup trop grande et beaucoup trop désireuse de porter son indépendance sur le plan géopolitique.

Quand l’Inde reprend sa liberté, elle se retrouve saignée à blanc par deux siècles d’exploitation coloniale. Selon, l’historien indien Bipan Chandra, en 1947, le taux d’illettrisme atteint 84% chez les hommes et 92% chez les femmes. Durant la seconde partie du dix-neuvième siècle, les famines se multiplient pour cumuler lors de celle qui frappe le Bengale et fait près de 3 millions de morts en 1943. Le taux de mortalité était de 25 pour 1000 quand la mortalité infantile atteint les 190 pour 1000. Le manque de structures de santé entraîne le développement du choléra, de la dysenterie et de la malaria (qui affecte alors un quart de la population) et ne laisse guère qu’une trentaine d’années d’espérance de vie aux Indiens nés à cette époque. On est bien loin des “effets positifs de la colonisation”.

Un rapt de l’Inde sciemment organisé

Beaucoup avanceront l’état peu reluisant de la société indienne avant l’arrivée des colons britanniques. Il nous faut alors étudier la politique menée par les représentants de la couronne britannique pour analyser les effets de la colonisation.

Le déclin industriel et l’effondrement de la production agricole apparaissent clairement. Dans la première moitié du 20ème siècle par exemple, la production agricole par tête baisse de 14%. Cela tient à une raison simple : le rapt organisé du revenu paysan. Lorsqu’ils mettent la main sur l’Inde, les Britanniques permettent à un petit nombre de gros agrariens (zamindars) de mettre la main sur les terres cultivables. Ainsi, en 1940, 70% de la terre est contrôlée par les grands propriétaires terriens. Avec l’Etat colonial et les prêteurs sur gage, ils contrôlent la moitié de la production agricole indienne. Imposant une part de la production reversée à l’Etat toujours plus insoutenable (allant de la moitié à près de trois quarts du revenu agricole dans certaines zones), les Britanniques faisaient peser la totalité de la charge sur les métayers qui devaient s’endetter auprès de prêteurs sur gage (qui terroriseront par la suite tout le monde) pour réorienter leur production afin d’arriver à payer les taxes fixées par l’Etat colonial. Les paysans abandonnent les productions vivrières pour des productions (indigo, thé, coton…) répondant aux besoins de la couronne avec des conditions de travail proches de l’esclavage dans les plantations de thé par exemple.

Sur le plan industriel, la colonisation a détruit la production locale. Très vite, la compagnie des Indes s’octroie le monopole du commerce avec le sous-continent. Alors que le monde se tourne vers le protectionnisme, l’Inde est un marché juteux pour les Britanniques. Elle déverse ses produits manufacturés dans le pays, faisant dire à Marx que l’Angleterre “inonda le pays d’origine du coton avec des cotonnades”.  Le textile de Lancashire est déversé sur le sol Indien, tandis que l’Inde est transformée en fournisseur de matières premières et de produits nécessaires à la couronne (thé, jute, indigo, coton, épices, graines oléagineuses…). Elle organise d’ailleurs tout son réseau ferré pour drainer les matières premières indiennes des lieux de production vers les ports (Kolkata, Mumbai, Karachi) afin de les importer en Grande-Bretagne à faible coût ou de les exporter en Chine par exemple. Deux chiffres résument le régime d’économie coloniale : entre 1935 et 1939, les productions agricoles, le tabac et les matières premières constituent 68.5 % des exportations Indiennes quand  les produits manufacturés représentent 64% de ses importations.

Enfin, dernier élément d’exploitation développé par la littérature nationaliste indienne : le drainage de capitaux depuis l’Inde vers le Royaume-Uni. Bipan Chandra le chiffre à un nombre compris entre 5 et 10% du revenu national Indien. On peut ajouter que, lorsque le système colonial s’est mis à tourner à plein régime, la moitié du budget du gouvernement indien est allouée aux dépenses militaires. Enfin, le système de taxe fut particulièrement injuste. 53% du revenu fiscal venait des taxes imposées aux paysans. 16% venait de la taxe sur le sel. Les prêteurs sur gages, les bureaucrates et les grands propriétaires terriens payaient quand à eux bien peu d’impôts.

 Une indépendance marquée au fer rouge de la partition

Après la guerre, il apparaît clair aux Anglais qu’ils ne peuvent rester plus longtemps en Inde à moins d’installer une intenable répression militaire de masse. L’élection des travaillistes ne fait qu’accélérer le processus. Depuis la mutinerie commencée par les Cipayes, les soldats indiens de l’armée britanniques, en 1857, le mouvement anti-impérialiste indien ne fait que s’intensifier. Les révoltes paysannes et tribales se multiplient. Dans le Deccan, après le boum du prix du coton dans les années 1860, sa dégringolade provoque un mouvement social intense. Les Indiens répondent à la partition du Bengale par le lancement du “swadeshi movement”, une vaste opération de boycott des produits britanniques et de promotion de l’industrie indienne. Au début du XXème siècle, la montée de Gandhi au sein de l’appareil du Congrès le conduit à lancer trois grands mouvement de luttes non violentes (en 1920 avec le mouvement de non-coopération puis en 1930 avec la marche contre la taxe sur le sel) jusqu’au vaste Quit India movement en 1942. Mais cette histoire, que l’on nous raconte souvent, de Gandhi soulevant les masses cache d’autres formes de révoltes anti-impérialistes tout autant nécessaires pour chasser les Britanniques d’Inde. Il est à noter les nombreuses grèves notamment dans la production de coton et dans le secteur ferroviaire et les cent et unes révoltes paysannes contre le vol institué des productions agricoles par l’administration coloniale qui fait exploser la dette paysanne culminent dans la création du All India Kisan Sabha qui va inspirer les réformes agraires que le Congrès devra mener après l’indépendance.

Durant la guerre, le Congrès refuse de cesser le mouvement anti-impérialiste. Cela conduit à la formation d’un “Gouvernement provisoire de l’Inde libre” (allié par anti-colonialisme à l’Empire japonais et à l’Allemagne nazie) par l’ancien président du Congrès Subhas Chandra Bose et à la levée d’une Indian National Army soutenue par le Japon et d’une Free Indian Legion soutenue par l’Allemagne et intégrée à la Waffen-SS (le poids de cette seconde organisation est néanmoins à relativiser, la Free Indian Legion comptant moins de 3 000 combattants contre plus de 40 000 pour l’Indian National Army). Pour le Congrès il s’agissait de faire comprendre à la couronne qu’elle devrait quitter le pays après la guerre.

Cependant après la guerre, la chose n’est pas dite. Pour Churchill, laisser une Inde aussi immense, du Kashmir à Kanyakumari et d’Attock à Cuttack, libre et indépendante paraît insupportable. La couronne trouve les Congressistes beaucoup trop socialistes et leur volonté de non-alignement lui fait craindre un rapprochement avec Moscou. Si Churchill a toujours méprisé le “fakir à demi-nu”, les travaillistes voudront eux, aller plus vite vers l’indépendance.

Dans ce contexte, la résolution de Lahore – revendiquant un Pakistan indépendant – adopté par la Ligue Musulmane en 1940 constitue un grand bouleversement. Ici, il faut avancer à pas feutrés. Contrairement à ce que raconte le film Le Dernier Vice-Roi des Indes, Churchill n’avait pas établi de plan de partition deux ans à l’avance. Ce document, Security of India and the Indian Ocean, prévoit cependant la nécessité de garder des garnisons anglaises dans l’Etat princier du Balouchistan. À contrario, le plan proposé par le cabinet en 1946 va plutôt dans le sens d’une Inde fédéralisée mais unie que vers une partition. Je remarque simplement que, comme le note Sumit Sarkar, le journal du vice-roi des Indes, Wavell, avant-dernier vice-roi des Indes indique que Churchill “semble préférer la partition entre l’Hindustan, le Pakistan, et le Princestan”. Une balkanisation de l’Inde en somme. C’est ce que proposera Mountbatten par la suite. Il se verra opposé un refus catégorique de Nehru qui voit bien la tentative de vassalisation de l’Inde.

Au delà de ce point qui déchaîne les passions, l’histoire nous a montré que l’existence du Pakistan a bénéficié aux Anglo-Américains. En effet, il affaiblissait une Inde qui, sous la direction de Nehru, choisissait la voie du non alignement et sous la direction d’Indira Gandhi signera même un important accord militaire avec l’URSS. Les guerres indo-pakistanaises leur assureront un allié de poids dans la région où la Chine leur est hostile. Par ailleurs, l’accès au port de Karachi est stratégique pour l’accès au pétrole et le transport de marchandises.

Mais en 1945, la partie n’est pas jouée. La société indienne est en pleine ébullition indépendantiste. Les 21, 22 et 23 novembre 1945, une explosion étudiante demandant la libération des prisonniers de l’Indian National Army fait tâche d’huile. Les taxis et les travailleurs des tramways se mettent  en grève. De nombreuses entreprises suivent le mouvement. La révolte tourne à l’émeute. Il faudra 33 morts et 200 blessés pour que l’ordre soit rétabli. En février, une révolte de la même nature intervient. La grève générale paralyse Kolkatta et les syndicats nationaux du rail, de la poste et de la fonction publique menacent eux, aussi, de se mettre en grève. Une manifestation réunissant 80 000 personnes contre les centres de rationnement se déroule à Allahabad. La répression fait 84 morts et 300 blessés. Dans ces révoltes, il est à signaler que le drapeau du Congrès, le drapeau rouge et le drapeau vert de la Ligue Musulmane se rejoignent. Lors de ce même mois de février, une mutinerie partant de Mumbai s’étend aux bases navales du pays. 78 bateaux et 20 bâtiments sont touchés par la mutinerie. La grève générale menée par le parti communiste paralyse Mumbai et s’en suit une violente répression. Des révoltes paysannes et ouvrières agitent le pays du Tebhaga au Punnapra Vayalar et culminent dans la guérilla paysanne du Telengana touchant 3000 villages sur 5 ans.

La peur de révoltes populaires de masse agite les Britanniques. Ils croient que le Congrès peut lancer un mouvement qui emportera tout. Chez les caciques du Congrès et de la Ligue musulmane, on réprouve la violence des émeutes voire même le principe de la mutinerie. À partir de 1946, les émeutes communautaires enflamment le pays et les Britanniques mettent plus de temps à réagir que pour réprimer les révoltes indiennes. Ainsi, lors de l’émeute de Kolkata en août 1946, qui fait 4000 morts, l’armée met 24 h à intervenir. La politique britannique de divide and rule entre Hindous et Musulmans continue et ses effets semble lui échapper

Dans ce chaos, les Britanniques veulent aller vite. Ils craignent une révolution incontrôlable. C’est ce qu’explique Wavell le 29 mars 1946 : “la nécessité d’éviter un mouvement de masse ou une révolution qui sont dans les moyens du Congrès, et que nous ne sommes pas sûrs de pouvoir contrôler”. Il faut dire que les grèves et les révoltes paysannes se multiplient. En avril, une grève éclate dans les quatre coins de l’Inde au sein de la police. Les travailleurs du rail et de la poste menacent d’une grève à l’été. Selon Sumit Sarkar, l’année 1946 connaît plus de 1600 mouvements de grève impliquant près de 2 millions de travailleurs. Même après les premières émeutes communautaires de l’hiver, en janvier, Kolkata est inondé d’étudiants communistes, congressistes ou liguistes protestant contre la mise à disposition de l’aéroport au service des avions français qui mènent une guerre coloniale au Vietnam. Dans le même temps, les communistes mènent une grève victorieuse de 85 jours dans le secteur du tramway, grève à laquelle se joignent les travailleurs du port. Même les ingénieurs du rail se mettent en grève. À Kanpur, une nouvelle grève menace de bloquer la production de textile et de charbon. La peur du rouge agite les Britanniques qui voient la très puissante Kisan Sabha mener des guérillas paysannes dans le Telangana. L’appareil congressiste s’alarme aussi de ce qu’ils analysent comme une fièvre révolutionnaire. Une résolution d’août 1946 condamne le “manque de discipline” et le “manquement aux obligations des travailleurs”. Les élections législatives (au cours desquelles seuls 1% des Indiens peuvent voter pour le niveau national et 10% pour le niveau régional) donnent à voir une large victoire du Congrès dans l’électorat non-musulman et un raz de marée de la Ligue Musulmane au sein de ce dernier. Les communistes, qui ont appuyé toutes les révoltes contrairement aux deux autres partis, sont mis en pièce par un électorat très restreint.

La peur du rouge et la crainte d’une guerre confessionnelle dans le pays vont peu à peu pousser le Congrès, composé principalement de notables, à accepter la partition. Après la construction d’un gouvernement intérimaire bancal et l’acceptation d’un compromis intenable (une Inde fédérale avec un gouvernement central cantonné aux affaires étrangères et à la communication laissant la possibilité à la ligue musulmane de dominer le Nord-Est et le Nord-Ouest du pays et d’aller vers la sécession de régions qui comme le Bengale contiennent 46% de non-musulmans), l’opposition bornée de Jinnah – qui boycottera l’assemblée constituante et appellera la “nation musulmane” à l’action directe – et la volonté des Congressistes d’arriver au pouvoir en évitant des effusions de violences communautaires ou des révoltes populaires trop importantes les conduira à accepter la partition. Pour les Britanniques, la situation évolue dans le bon sens. Ils pensent qu’amener la Congrès au pouvoir le plus vite possible les obligera à mater les révoltes.

Le Sang et les larmes de la liberté au prix de la partition

Le 15 août, l’Inde et le Pakistan deviennent indépendants. Le Bengale et le Penjab sont divisés en deux. En divisant l’Inde selon des limites religieuses, le Congrès espérait limiter les violences. Résultat : on assista à l’un des plus grands mouvements de migrations jamais connus. 15 millions de personnes ont traversé la frontière à pied ou en train. 1 à 2 millions de personnes en sont mortes de faim, de soif, de contamination ou victimes des émeutes. Des trains arrivaient à Amritsar, à Delhi ou à Lahore remplis de cadavres. Au moins 75 000 femmes ont été enlevées, violées et mariées de force.

La partition est le résultat de plusieurs facteurs : les tensions communautaires, attisées notamment par les Anglais et les extrémistes hindous et musulmans. C’est aussi le résultat de la fermeté avec laquelle la Ligue musulmane a refusé tout compromis pour obtenir le Pakistan. Pour Sumit Sarkar, elle tient aussi au fait que le Congrès n’a pas voulu s’appuyer sur un mouvement populaire de masse pour appuyer sa volonté de garder une Inde unie mais a préféré troquer une arrivée rapide au pouvoir au profit d’une partition, qui pensaient-ils, permettrait d’éviter la guerre civile puisqu’un point de non retour était atteint. Il ne faut pas oublier l’importance de l’influence de leaders comme Sardar Patel qui finiront par avoir des sympathies pour les nationalistes hindous et pousseront pour une partition qui protégerait les Hindous d’une sécession totale du Penjab et du Bengale.

Aujourd’hui encore, la partition hante le destin des Indiens et des Pakistanais. Le séparatisme couve dans le Kashmir et dans une moindre mesure dans le Penjab tandis que l’élection du nationaliste hindou Narendra Modi n’augure rien de bon ni pour les minorités musulmane et chrétienne d’Inde ni pour la paix entre l’Inde et le Pakistan.

Crédits photo : M.A.Jinnah, leader de la Ligue Musulmane et J.Nehru ,chef du Congrès signent l’indépendance et la partition de l’Inde. ©IndiaHistorypic. L’image est dans le domaine public.