Déroute électorale pour Biden et les Démocrates

Joe Biden © Gage Skidmore

La soirée électorale du 2 novembre 2021 a tourné à la déroute pour le Parti démocrate de Joe Biden, à la peine dans les sondages depuis plusieurs mois. Si les causes semblent complexes, les conséquences sont limpides : à moins de passer rapidement à la vitesse supérieure, les Démocrates seront bientôt écartés du pouvoir pour de nombreuses années. 

Le mardi 2 novembre 2021 se tenait une série d’élections spéciales aux États-Unis. Parmi les dizaines de scrutins locaux, les plus anticipés étaient ceux de Virginie (gouverneur, procureur général et parlement) et du New Jersey (gouverneur et parlement). Un an après la présidentielle qui a permis à Joe Biden d’obtenir la Maison-Blanche et une courte majorité dans les deux chambres du Congrès, le Parti démocrate vient de subir une déroute pour le moins spectaculaire.

La Virginie, remportée de dix points par Biden en 2020, a élu des Républicains à tous les postes clés. Le gouverneur du New Jersey, un autre bastion démocrate, est parvenu à éviter la catastrophe d’un cheveu. La progression spectaculaire du GOP (Grand Old Party – surnom du Parti républicain) dans ces deux États laisse présager des élections de mi-mandat catastrophiques pour les Démocrates.

La progression spectaculaire des Républicains dans ces deux États laisse présager des élections de mi-mandat susceptibles d’enterrer le Parti démocrate pour une décennie

Le GOP table désormais sur un gain de 50 sièges, ce qui constituerait un raz de marée susceptible de propulser Donald Trump (ou son successeur) à la Maison-Blanche en 2024. Parmi les signaux les plus préoccupants, la hausse de la participation (comparé aux élections intermédiaires de 2017) n’a pas profité aux démocrates. Les électeurs des milieux ruraux ont voté de manière écrasante pour les Républicains. Les femmes non diplômées constituent le plus gros transfert de voix. Or, les banlieues aisées qui votent de plus en plus largement démocrates depuis 2016 et compensent normalement leurs mauvais scores dans les campagnes ont reculé en faveur du GOP. Autrement dit, la coalition démocrate reposant sur les classes populaires issues des minorités et les électeurs diplômés menace de s’effondrer.

Le premier réflexe consisterait à prononcer la mort clinique de Joe Biden et son parti. Mais ces défaites doivent être replacées dans leur contexte. Dix des onze derniers présidents ont perdu l’État de Virginie l’année suivant leur élection. En 2017, Trump avait également perdu une sénatoriale en Alabama, État qui avait pourtant voté pour lui avec 30 points d’écart. En clair, l’apathie des électeurs du parti au pouvoir et la motivation de ceux figurant dans l’opposition tendent à produire ce genre de résultats. Une logique qui risque de s’étendre aux élections de mi-mandat.

Un avertissement en forme de dernière sommation pour Biden

Comme le soulignent les universitaires spécialistes des États-Unis Jean-Éric Branaa et Lauric Henneton, la principale cause de cette défaite est l’impopularité croissante de Joe Biden. Elle s’explique par différents facteurs. La vague de variant Delta, l’inflation résultant de la reprise économique post-covid et la hausse de la criminalité semblent avoir précipité une forme de désenchantement. Mais au-delà des éléments exogènes sur lesquels Joe Biden n’a qu’un pouvoir limité, l’immobilisme qui s’est emparé du Congrès semble avoir provoqué les conditions de la défaite, comme l’a reconnu à demi-mot le président démocrate.

Après un premier succès au mois de mars, avec le vote de son plan de relance covid, Biden n’a fait que reculer. Il a renoncé à sa très populaire promesse électorale d’augmenter le salaire minimum à 15 dollars de l’heure face à la résistance d’une partie de sa majorité au Sénat puis refusé de procéder à l’annulation partielle de la dette étudiante. 

La relative continuité avec Donald Trump en terme de politique environnementale et migratoire a également pu frustrer une partie de sa base électorale. De même, la réforme portant sur le droit de vote, qui doit permettre de contrer les dispositions prises à l’échelle locale par le Parti républicain pour limiter l’accès à l’isoloir des minorités ethniques, tout comme la réforme institutionnelle censée protéger les élections et réduire les pratiques discriminatoires prisées par le GOP (en particulier, le redécoupage partisan des circonscriptions) sont au point mort au Congrès. Résultat : les activistes et leaders des mouvements citoyens alertent depuis des mois sur le désenchantement, la déprime et l’apathie des électeurs concernés. 

« Lorsque votre adversaire essaye de se suicider, ne vous placez pas entre lui et le pistolet »

Randy Weber, élu républicain à la Chambre des représentants, 14e circonscription du Texas, le 1er novembre 2021, cité par Politico

Cet immobilisme législatif s’explique en partie par le grand chantier lancé par Biden au mois d’avril : un double plan d’investissements (infrastructures, climat et social) financé par des hausses d’impôts sur les plus riches et les multinationales, qui doit permettre de restructurer l’économie américaine et améliorer sensiblement les conditions matérielles des classes moyennes et populaires. Ces deux textes sont l’objet de négociations interminables entre l’aile progressiste, qui cherche à faire adopter le plan tel qu’il avait été dessiné par la Maison-Blanche, et une poignée d’élus démocrates ultraconservateurs déterminés à réduire l’ambition du texte et obtenir des faveurs pour les secteurs économiques qui financent leurs campagnes.

Or, les multiples concessions faites à l’aile droite démocrate au cours des négociations génèrent de gros titres dévastateurs. On a ainsi pu lire récemment :

« Biden sur le point de renoncer au coeur de son plan climat à cause d’un seul sénateur. » (New York Times)

« Des tensions politiques forcent Biden à abandonner le projet de gratuité de l’enseignement supérieur public. » (NBC News) 

« Sur la réduction du prix des médicaments, Biden subit une défaite familière. » (Washington Post)

« Les démocrates suppriment les congés parentaux gratuit du plan économique de Biden. » (Bloomberg)

« Le projet démocrate de taxer les milliardaires tel qu’Elon Musk est annulé. » (NBC News)

Difficile, dans ces conditions, de motiver son électorat. D’autant plus que ces négociations limitent la capacité de Joe Biden et du Congrès à gérer de manière visible d’autres questions, telles que l’inflation, l’immigration, la crise sanitaire et les problèmes liés à la reprise économique. Au point de renvoyer l’image de « Démocrates bons à rien » dont aimait les affubler Donald Trump. Les Républicains s’en félicitent ouvertement, l’élu de la 14e circonscription du Texas déclarait récemment « Ils vont nous réinstaller au pouvoir » en justifiant le silence de son camp par un adage « Lorsque votre adversaire essaye de se suicider, ne vous placez pas entre lui et le pistolet ».

En cause : le conservatisme des Démocrates 

Une fois de plus, l’incapacité des Démocrates à faire campagne pour quelque chose, et de tenir leurs promesses électorales, semblent avoir nui à leurs candidats.

Lorsque Barack Obama et Joe Biden sont venus faire campagne en Virginie, ils n’ont pas vanté les mesures prises par les Démocrates pour relancer l’économie ou combattre l’épidémie ni promu les efforts législatifs en cours. Fidèle à lui-même, Obama a surtout fait la leçon aux électeurs qui seraient tentés de s’abstenir, tout en critiquant l’extrémisme de Glenn Youngkin, le candidat républicain, en tentant de le repeindre en avatar de Donald Trump. Quant à Joe Biden, le New York Times n’avait pas de mots assez sévères pour qualifier son discours, notant son acharnement à parler de Trump en lieu et place de sa propre politique. 

Terry McAuliffe, le candidat démocrate malheureux et ancien gouverneur de la Virginie entre 2014 et 2018, a axé sa campagne sur le rejet de Trump. Au point de distribuer des milliers de plaquettes par courrier avec des citations de l’ancien président disant du bien de Youngkin, dans le but de nuire à ce dernier (sic). Pire, The Lincoln Project, une organisation pro-Biden fondée par d’anciens cadres de l’administration Bush anti-Trump, a organisé une fausse manifestation de militants déguisés en suprémacistes blancs pour accuser le candidat républicain de complaisance envers Trump. Des tactiques mensongères qui n’ont fait qu’aggraver l’image déjà écornée de McAuliffe.

Glenn Youngkin, un multimillionnaire et ancien gestionnaire du fonds spéculatif Carlyle, aurait pu être attaqué pour sa carrière dans la finance, comme Obama avait habilement sabordé la campagne de Mitt Romney en 2012 en instrumentalisant le fait que ce dernier avait fait fortune en gérant un fonds d’investissement spécialisé dans la vente à la découpe des entreprises. Mais McAuliffe était incapable de mener ce type d’attaque, puisqu’il possède lui-même des investissements importants dans Carlyle…

Faire campagne contre Donald Trump ne suffit plus aux Démocrates. D’autant plus qu’il est moins présent dans la tête des gens après avoir été bannis des réseaux sociaux à leur demande…

Youngkin a mené une campagne habile, tenant Donald Trump à distance sans le répudier, axant son discours sur l’économie et l’éducation, qui se sont avérés être les deux problématiques principales des électeurs (à 32% et 28% selon les enquêtes post-électorales). En agitant les peurs concernant les contenus de l’enseignement antiraciste à l’école, il s’est assuré du soutien de la base électorale de Donald Trump sans prendre de risque. Mais l’essentiel de son discours portait sur l’économie, les budgets alloués à l’école et la promesse de ne plus les fermer pour cause de Covid. Il fait mieux que Trump dans tous les comtés de l’État, parvenant à augmenter le vote républicain (en % des suffrages) sur l’ensemble du territoire. Une prouesse qui a logiquement provoqué un sentiment de panique au sein du Parti démocrate.

D’aucuns diraient que cette élection répudie à la fois le trumpisme – c’est un républicain modéré qui s’impose – et l’approche centriste de Biden. Le Parti démocrate et ses relais médiatiques ont beau essayer de faire porter la responsabilité de cet échec à son aile gauche, la Maison-Blanche est contrôlée par un centriste, le Congrès est bloqué par deux sénateurs centristes (Manchin et Sinema) et McAuliffe était le candidat le plus à droite à se présenter à la primaire. Ancien directeur de campagne de Clinton, il avait récolté le soutien de l’establishment démocrate, contre trois autres candidats plus progressistes.

L’épouvantail trompeur du wokisme et les difficultés réelles de la gauche

De nombreux observateurs, y compris en France, voient dans cette déroute démocrate une répudiation de leur wokisme et la conséquence d’un basculement trop à gauche sur le plan sociétal de Joe Biden.

Les partisans de cette lecture pointent le résultat de plusieurs élections municipales. Les villes de Seattle et Minneapolis ont élu des maires démocrates centristes et pro-police. À Buffalo, la candidate socialiste a été battue par le maire centriste sortant, lui aussi pro-police. Toujours à Minneapolis, ville où Georges Floyd a été tué par les forces de l’ordre, le référendum visant à dissoudre la police de la ville pour mettre en « un département de la sécurité » qui inclurait les pompiers et services sociaux en plus d’une force policière réformée a échoué (56% contre, 44% pour). 

Tout cela pointe les limites du discours « Defund the police » qui a émergé des manifestations Black Lives Matter de l’été dernier, et renforce l’idée que les activistes veulent aller trop vite pour le reste du pays. Mais cette question semble avoir joué davantage aux marges. Elle n’explique pas le basculement des anciens électeurs de Biden éduqués ou issus des comtés ruraux vers les Républicains ni la réélection du procureur général progressiste Larry Krasner à Philadelphie.

L’autre élément pointé du doigt est le wokisme supposé de certains Démocrates et les problématiques liées aux contenus de l’enseignement à l’école. Depuis les évènements du 6 janvier, le Parti républicain et son bras armé (Fox News et la sphère médiatique conservatrice) n’ont eu de cesse d’agiter ces questions sociétales pour masquer leur opposition systématique aux politiques sociales populaires de Joe Biden (chèque Covid, allocations familiales, hausse des impôts sur les multinationales, hausse du salaire minimum, propositions de congés parentaux, de renforcement de la protection sociale, etc.). Après s’en être pris à la cancel culture en multipliant les polémiques sur le changement de nom de « Monsieur patate », le retrait des ventes d’albums de bande dessinée du Docteur Seus et autres faits de cette nature, la droite a trouvé le bon axe en s’attaquant à l’enseignement scolaire, problématique arrivée en seconde place dans les intentions de vote des électeurs de Virginie. 

Le bouc émissaire du GOP se nomme Critical Race Theory ou CRT. Une approche universitaire qui étudie le racisme sous « son aspect systémique et institutionnalisé », selon les lectures américaines en la matière. Mais en mélangeant ce champ d’études aux initiatives ponctuelles et nécessaires de sensibilisation aux problématiques raciales qui peuvent avoir lieu à l’école, la droite est parvenue à créer une forme de panique morale. 

Un échange entre un journaliste et électeur républicain de Virginie devenu viral résume le problème. Tout en se disant inquiet par la CRT, l’électeur admet être incapable d’expliquer de quoi il s’agit. Si Younkin a répété à chaque meeting son opposition à la CRT, il s’est bien gardé de la définir, ou d’admettre qu’aucune école de Virginie ne l’enseignait. 

Pour Ryan Grim, journaliste politique à The Intercept, la CRT a joué un rôle marginal dans l’importance prise par l’éducation dans ces scrutins. Entre les fermetures à répétitions, les obligations de port du masque et autres initiatives locales plus ou moins adroites et sensées, l’école est devenue un lieu d’affrontement politique particulier. D’autant plus qu’aux États-Unis, le contenu des programmes et la gestion des écoles s’effectuent à l’échelle locale et en consultation avec les bureaux de parents d’élèves. 

Du reste, les causes de la débâcle démocrate sont vraisemblablement plus globales. À l’impopularité de Joe Biden s’ajoute une réaction conservatrice face à la triple remise en cause du modèle social américain entraîné par le Covid, les manifestations géantes pour la justice raciale et la tentative d’arracher des compromis au capital et aux grandes fortunes sur le plan économique. Une réaction résumée à du racisme et de l’anti républicanisme par une partie des élites intellectuelles.

Ironiquement, la tendance élitiste, intolérante et moralisatrice des démocrates, dénoncés par des auteurs de gauche tels que Thomas Frank ou le journaliste Van Jones, est principalement le fait des démocrates libéraux sur les questions sociétales, mais plus modérées sur les aspects économiques, quoique pas le fait de la gauche pro-Sanders.

Or, c’est avant tout le cœur du Parti démocrate et ses cadres modérés qui sont remis en cause par cette élection. Dans un éditorial épousant parfaitement leur logique interne, le NYT appelle Biden à tourner le dos aux progressistes et se recentrer. Un discours éculé, ressorti après chaque élection depuis 1992, mais qui trouve toujours un écho au sein des dirigeants du parti. Ainsi, l’empressement de Biden a faire adopter ce vendredi son plan d’investissement dans les infrastructures confirme ce réflexe désastreux. Qualifié de « pire que le statu quo » par Alexandria Ocasio-Cortez et le journal socialiste Jacobin, le plan en question a été écrit par le patronat et les lobbies américains, et voté avec le soutien des républicains.

À moins de parvenir à arracher à son aile droite son plan pour le climat et le social, Joe Biden s’avance vers des élections de mi-mandat en forme de bérézina, qui pourraient offrir le contrôle de l’appareil législatif fédéral et des pouvoirs locaux au Parti républicain pour une décennie. On pourra alors conclure qu’aucune leçon n’a été tirée de la désastreuse présidence de Barack Obama.

L’aile gauche démocrate, dernière chance pour le plan d’investissements ?

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Depuis plusieurs semaines, le Congrès est en ébullition. La colonne vertébrale du programme Build Back Better de Joe Biden – un grand plan d’investissement pour les infrastructures, le social et le climat – est en discussion à la Chambre des représentants et au Sénat. Le président américain, qui joue peut-être son mandat en ce moment même, doit beaucoup à son aile gauche et en premier lieu Bernie Sanders, qui se bat corps et âme contre une dizaine d’élus démocrates conservateurs prêts à tout faire capoter pour satisfaire les groupes privés qui financent leurs campagnes. Bien que la Maison-Blanche ne puisse pas encore crier victoire, son rôle étant également trouble, la catastrophe semble avoir été évitée de justesse fin septembre. Mais la démocratie américaine est à nouveau mise à rude épreuve et cette fois, Donald Trump et les républicains n’y sont pour rien.

La bataille politique qui se mène actuellement au Congrès est interne au camp démocrate. Le plan, composé d’un volet bipartisan sur la modernisation des infrastructures à 550 milliards ainsi que d’un volet social et climat à 3 500 milliards, aurait dû faire l’objet d’un accord fin septembre. Si la très grande majorité des élus sont unis derrière les propositions de Joe Biden, une minorité virulente s’attache à mettre en danger sa présidence en refusant le montant alloué au second. Neuf représentants et deux sénateurs centristes ont ainsi défié la Maison-Blanche et brisé la fragile unité qui régnait jusque-là au sein du Parti démocrate.

Parmi eux, on retrouve Joe Manchin et Kyrsten Sinema qui entretiennent des liens financiers forts avec les industries des énergies fossiles et des laboratoires pharmaceutiques, toutes deux impactées par certains dispositifs inclus dans le deuxième volet, notamment les mesures visant à lutter contre le réchauffement climatique et à réguler le prix des médicaments. Le problème ne se limite cependant pas à des intérêts sectoriels divergents puisque les organisations patronales comme l’US Chamber Of Commerce poussent aussi ces derniers à torpiller le plan, afin d’éviter les hausses d’impôts sur les sociétés et les hauts revenus qui permettraient de le financer. Hors de question donc pour Manchin, Sinema et leurs comparses de se mettre à dos leur principale source de financement en soutenant un tel projet, et peu importe l’impopularité de leur position auprès de l’Amérique démocrate.

De fait, cela équivaut à des pratiques de corruption institutionnalisées, qui, bien qu’endémiques aux États-Unis, fragilisent la démocratie américaine. Le financement des campagnes électorales étant très peu réglementé, ce phénomène n’est pas nouveau. En 2019, la sénatrice Elizabeth Warren dénonçait vigoureusement ce système : « Regardez de près, et vous verrez – problème après problème, les politiques très populaires sont bloquées parce que les sociétés géantes et les milliardaires qui ne veulent pas payer d’impôts ou suivre de règles utilisent leur argent et leur influence pour faire obstacle. » Il prend cependant une toute autre ampleur cette fois-ci alors que le pays est très fracturé, que les inégalités s’accroissent, que le réchauffement climatique s’accentue et que la crise sanitaire a mis à genoux les classes populaires et moyennes. Si le rapport de force n’a jamais été aussi favorable aux progressistes, la très courte majorité démocrate au Congrès confère un poids exceptionnel aux dissidents. Avec un Sénat à 50-50 et une Chambre des représentants à 220-212, aucune dispersion de voix ne doit avoir lieu lors du vote d’un projet crucial comme celui-ci.

La gauche sort les crocs

Le deal initial consistait à lier les deux parties du plan de 4 000 milliards : pas de passage de l’une sans un accord sur l’autre. Constatant le refus de la dizaine d’élus démocrates conservateurs de le respecter, le Progressive Caucus de la Chambre des représentants, composé de plus de 90 membres, a bloqué le processus législatif poussant ainsi la Speaker Nancy Pelosi à repousser d’une semaine le vote sur le volet bipartisan infrastructures de 550 milliards. Malgré ces quelques jours supplémentaires de négociation, aucune solution n’a été trouvée et le vote n’a finalement pas eu lieu. Face à cela, Joe Biden a pris les devant et s’est rendu au Congrès pour discuter avec sa majorité. Il en a profité pour soutenir la démarches des progressistes et a appelé les élus démocrates à s’accorder sur un montant inférieur à 3 500 milliards pour le volet social et climat afin de trouver un compromis et faire adopter le plan dans son ensemble.

Nouveau chiffre évoqué par la Maison-Blanche : 2 000 milliards. Ambition revue à la baisse mais signe d’un changement dans le rapport de force au sein du Parti démocrate. Pour la première fois, la gauche a pu tenir tête à l’aile conservatrice de centre-droit et aux lobbys. Souvent qualifiée d’« idéaliste » et de « populiste », elle a su faire preuve de pragmatisme là où les centristes, dépeints habituellement en « réalistes » et « modérés », ont refusé les mains tendues. Et c’est Pramila Jayapal, leader du Progressive Caucus qui résume le mieux la situation: « Build Back Better, le programme du président, le programme du parti Démocrate, serait mort si nous n’avions pas fait ce que nous avons fait. » Voilà qui fracasse le mythe de l’irresponsabilité supposée de la gauche radicale, largement répandu par les grandes chaînes de télévision américaines ces dernières années.

Un contrat de confiance malgré des divergences

« Je pense que le président Biden a été un partenaire de bonne foi. Il est en fait un modéré et nous sommes en désaccord sur certaines questions. Mais il tend la main et il essaie de comprendre notre point de vue, et c’est pourquoi je me bats pour son programme» déclare Alexandria Ocasio-Cortez le lendemain de l’intervention du président au Congrès. Malgré plusieurs accrochages au sujet de la politique migratoire ou vis-à-vis d’Israël, une relation de confiance, reposant sur des intérêts communs, semble s’être installée peu à peu entre la gauche démocrate et la Maison-Blanche. Pour comprendre sa construction, il est nécessaire de se remémorer la fin des primaires démocrates et le ralliement de Bernie Sanders à l’ancien vice-président de Barack Obama.

Contrairement à 2016 où Hillary Clinton avait tout fait pour entraver le sénateur socialiste, les deux hommes ont combattu loyalement. L’alliance s’est donc faite rapidement et sans accroc. Un groupe de travail spécial entre progressistes et modérés pour revoir et renforcer le programme du futur président s’est rapidement mis en place pour permettre d’apaiser la méfiance entre les deux sensibilités démocrates. C’est à la suite de ces concertations qu’est né le Build Back Better que nous connaissons aujourd’hui. Après l’élection, la remise en cause des résultats par Donald Trump et l’attaque contre le Capitole ont poussé le Parti démocrate à faire bloc pour protéger le président élu et les institutions. Rarement la famille démocrate avait fait preuve d’autant d’unité.

Lire sur LVSL à ce sujet l’article de Politicoboy au sujet du plan de relance.

Une fois Joe Biden installé à la Maison-Blanche, la mise en œuvre des promesses de campagne était essentielle pour maintenir le lien et la confiance. L’adoption rapide de l’American Rescue Plan, estimé à 1 900 milliards de dollars et le retrait des États-Unis d’Afghanistan ont rassuré l’aile gauche sur les intentions du nouvel homme fort de Washington. Et quand l’hystérie médiatique s’est abattue sur Biden pour sa décision courageuse de mettre un terme à une « guerre sans fin », la gauche démocrate a pris sa défense et a rappelé la responsabilité de ses prédécesseurs dans ce fiasco. Cette relation, encore fragile et précaire, connaît aujourd’hui un nouveau tournant avec cette montée au créneau des progressistes pour sauver le programme du président à un an d’élections de mi-mandat à hauts risques. Réussiront-ils ? Premiers éléments de réponse fin octobre, date à laquelle les négociations devront être terminées si l’on en croit Nancy Pelosi.

Vers le triomphe de Bernie Sanders ?

Bernie Sanders

Le sénateur socialiste espère faire adopter le plan d’investissement de Joe Biden pour le social et le climat au Congrès fédéral, un projet de 4 000 milliards de dollars susceptible de transformer le pays. Le modèle social qui en découlerait, et les investissements dans la transition écologique associés, auraient un profond impact sur l’Amérique et au-delà. Mais le patronat, les intérêts financiers et leurs relais au sein du Parti démocrate livrent une intense bataille pour le faire échouer. Assistera-t-on au triomphe de Sanders ou à l’échec de Biden ?

Du jamais vu. Ce vendredi 27 août, plus de 2 000 personnes se sont déplacées à Lafayette, ville modeste située dans l’État conservateur de l’Indiana, pour assister à un rassemblement politique. Du haut de ses quatre-vingts ans, Bernie Sanders a profité de la pause estivale pour repartir en campagne. En plus de l’Indiana, il a visité la petite ville de Cedar Rapids, dans l’Iowa. « C’est très inhabituel de voir un politicien d’envergure nationale visiter cette région » concède à Jacobin magazine monsieur Jeff Kurtz, ancien élu de Cedar Rapids. Cette fois, Bernie Sanders ne cherche pas à promouvoir sa propre candidature, mais un double projet de loi au cœur de la politique de Joe Biden : le plan d’investissement dans les infrastructures, le social et le climat. « Le projet le plus significatif pour les travailleurs et classes moyennes depuis les années 1960 » selon Bernie Sanders.

Annoncé au mois de mars par Joe Biden, le plan se divise en deux volets distincts. Le premier, d’un montant initialement fixé à 2 200 milliards, couvre les investissements dans les infrastructures et pour la transition énergétique. Le second, chiffré à 1 800 milliards, cherche à renforcer le modèle social, ce que Joe Biden a désigné comme les « infrastructures humaines. » Les montants sont calculés sur dix ans et doivent être financés par des hausses d’impôts sur les entreprises et grandes fortunes, la Maison-Blanche ayant refusé de recourir au déficit budgétaire via la création monétaire, suite aux craintes injustifiées d’une hausse de l’inflation.

De là découle le premier obstacle. Le Parti républicain (Grand Old Party, GOP) s’oppose fermement à toute hausse d’impôts sur les classes supérieures et les grandes entreprises, en plus d’espérer faire échec au plan pour des raisons électoralistes – une économie en berne et une présidence Biden inefficace lui étant favorable pour les élections de mi-mandat.

Ne pouvant compter sur la collaboration du GOP, Joe Biden disposait de deux options législatives pour faire adopter son plan au Congrès : obtenir de la part de la majorité démocrate au Sénat la suppression de la règle du filibuster qui nécessite 60 votes sur 100 pour faire adopter un projet de loi (les démocrates disposent de 50 sénateurs et du vote de la vice-présidente pour départager une éventuelle égalité), ce qui permettrait ensuite de légiférer à majorité simple, ou bien faire passer le texte via la procédure exceptionnelle de « réconciliation budgétaire. » C’est grâce à cette procédure, réservée aux lois impactant le budget fédéral, que Joe Biden avait fait adopter son plan de relance Covid au mois de mars.

Lire : Le plan covid de Joe Biden change-t-il la donne, mars 2021, LVSL

Mais deux sénateurs démocrates, Joe Manchin et Kyrsten Sinema, s’opposent à la suppression du filibuster et rechignent à recourir à la procédure de réconciliation. Plutôt que de concentrer ses efforts de persuasion sur ces deux alliés, Joe Biden a décidé de suivre leur stratégie de négociation avec le Parti républicain, dans l’espoir d’obtenir un accord bipartisan susceptible de passer le Sénat avec soixante voix. Au risque de perdre un temps précieux, la Maison-Blanche préférait laisser Manchin et Sinema tenter cette approche bipartisane afin d’obtenir leur soutien pour passer le volet social par réconciliation budgétaire.

Après trois mois d’âpres tractations, pas moins de dix-sept sénateurs républicains ont voté le texte portant sur les infrastructures. Une première victoire de Joe Biden, néanmoins à double tranchant.

Un accord bipartisan en forme de piège tendu par les intérêts financiers

Des 2 200 milliards de dollars, le premier volet du plan Biden est passé à 550 milliards. Les montants couvrent des investissements dans les infrastructures physiques (routes, ponts, rails, aéroports et ports) pour 268 milliards, ainsi que 65 milliards pour l’accès à l’internet haut débit, 43 pour l’électrification des transports et la rénovation du réseau électrique, 46 pour l’adaptation au changement climatique, 21 pour boucher les sites pétroliers et miniers en fin de vie, et 55 pour la rénovation des canalisations d’eau potable. Des montants significatifs, mais à mettre en parallèle avec la proposition initiale de Joe Biden, déjà inférieure aux 2 600 milliards recommandés par les experts pour la simple rénovation des infrastructures actuelles.

Copie d’écran du NYT, via « The infrastructure plan, what’s in and what’s out » : à gauche le projet initial, à droite ce qui a été voté au Sénat.

Au lieu d’être financé par des hausses d’impôts, ce projet sera payé par des économies plus ou moins crédibles sur la fraude à protection sociale et via la privatisation d’infrastructures publiques existantes. Pour la gauche américaine, le manque d’ambition et les mécanismes de financement sont problématiques. Si les sénateurs les plus progressistes du Parti démocrate, dont Bernie Sanders, ont voté ce texte, c’est que sa ratification à la Chambre des représentants est conditionnée au vote du second volet du plan, portant sur le social.

« Les investissements inclus dans le texte bipartisan ne sont pas tous idéaux, il y a des provisions pour leurs financements qui sont vraiment inquiétantes (…) Bipartisan ne veut pas nécessairement dire que c’est dans l’intérêt du public, souvent ces textes incluent de nombreux cadeaux aux lobbies »

Alexandria Ocasio-Cortez, sur Cable News Network (CNN), le 4 août 2021.

En effet, la stratégie adoptée par Chuck Schumer (président de la majorité démocrate au Sénat), Nancy Pelosi (présidente de la Chambre) et Joe Biden consiste à voter le projet en deux temps : un premier volet bipartisan, déjà voté au Sénat, et un second qui doit être adopté par la procédure de réconciliation budgétaire. Afin d’éviter d’être trahie en cours de route par les démocrates conservateurs, la gauche progressiste a obtenu que les deux plans soient « couplés ». Le plan bipartisan ne saurait être adopté par la Chambre sans que le Sénat passe le second volet par réconciliation. Ce second volet contient les mesures portant sur le climat initialement prévues dans le premier texte mais abandonnées lors des négociations avec les républicains, en plus des réformes sociales.

La Maison-Blanche et les cadres du Parti démocrate souscrivent à cette stratégie. Néanmoins, rien ne garantit que ce second volet « social et climat » ne soit pas également vidé de son essence au cours du processus législatif.

House of Cards au Congrès

En août, le Sénat a ainsi adopté deux textes : le plan bipartisan avec l’aide des républicains, et un projet de loi qui autorise le recours à la procédure de réconciliation pour un montant maximal de 3 500 milliards, ce qui constitue déjà un compromis du point de vue de l’aile gauche. En effet, du haut de sa position centrale de Chef du Comité au Budget du Sénat, responsable de la procédure de réconciliation, Bernie Sanders réclamait 6 000 milliards.

Les 3 500 négociés permettent, en théorie, d’accomplir une longue liste de priorité de la gauche démocrate. Outre les investissements massifs pour la transition énergétique – dont la création d’un Climate civil corps qui agira comme un programme d’emploi public pour effectuer des tâches liées à la transition écologique et pourrait à terme employer des millions de personnes, le plan prévoit d’abaisser l’âge d’éligibilité à l’assurance maladie publique Medicare, de couvrir les frais dentaires et d’audition pour les seniors, de rendre les deux premières années d’enseignement supérieures et l’accès à la maternelle gratuit, de pérenniser l’allocation familiale de 300 dollars par mois et par enfant votée en mars dans le cadre du plan covid, d’instaurer des congés parentaux et arrêts maladie payés… bref de renforcer considérablement le modèle social américain. À cette transformation majeure s’ajoutent les principales dispositions du Pro Act, un texte visant à renforcer significativement le pouvoir des syndicats de travailleurs, ainsi qu’une réforme portant sur l’immigration, dans le but de faciliter la régularisation de nombreux sans-papiers et leurs enfants.

Les sources de financement sont en cours de négociation, mais incluent une hausse de la fiscalité sur les plus riches et les grandes entreprises, la possibilité donnée à Medicare de négocier directement les prix des médicaments avec les laboratoires comme en Europe (au lieu de se les faire imposer par les fabricants négociant directement avec les hôpitaux et assurances privées) et un renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale. Autant de propositions qui provoquent une forte mobilisation des intérêts financiers et du patronat contre le texte.

Pour l’instant, deux obstacles se dressent face au camp Sanders. Au sein des commissions responsables de l’élaboration du texte, les démocrates conservateurs les plus proches des lobbies déploient des efforts considérables, souvent contre leurs propres promesses électorales, pour alléger le texte. En particulier sur la baisse des prix des médicaments, suceptible de générer 600 milliards d’économie en dix ans.

Ensuite, au niveau des majorités démocrates des deux chambres, les négociations internes au parti portant sur les grandes lignes du texte restent vives.

Au Sénat, Joe Manchin et, dans une moindre mesure, Kyrsten Sinema, cherchent à amputer le plan de 2 000 milliards pour ne conserver que les dispositions les plus favorables au Capital, tout en réduisant la nécessité d’obtenir des sources de financement.

À la Chambre, un petit groupe d’élus démocrates conservateurs a engagé un bras de fer pour découpler les deux volets du texte. Leur but est simple : voter en premier lieu le plan bipartisan déjà adopté au Sénat afin de priver la gauche du parti de tout levier lors des négociations sur le contenu du second volet, tout en se réservant la possibilité de voter contre celui-ci. Ces démocrates, soutenus lourdement par les organisations patronales telles que la Chamber of Commerce, ne sont pas parvenus à faire plier Nancy Pelosi. Mais ils ont obtenu d’elle la promesse que le texte bipartisan sera « considéré » pour un vote à la Chambre dès le 27 septembre, avant que le vote du second volet ne soit effectif au Sénat. Cette manœuvre explique le soutien des sénateurs républicains au premier volet du plan : il leur offre indirectement une possibilité théorique de faire échec aux réformes portant sur le social et le climat.

Le Progressive Caucus, un groupe parlementaire informel d’élus progressistes, a menacé très sérieusement de voter contre le texte bipartisan, si le découplage des deux volets avait lieu. Fort d’une petite centaine d’élus, il a la capacité théorique d’imposer sa volonté aux démocrates conservateurs récalcitrants.

« L’attitude de Joe Manchin n’est pas acceptable (…) Je sais qu’il s’est énormément investi sur le volet bipartisan (…) les deux volets du plan ont été écrits en tandem et fonctionnent comme un tout, ce serait vraiment regrettable pour les Américains et le Congrès que ces deux volets échouent au Sénat. »

Bernie Sanders, le 12 septembre sur CNN

Mais il n’est pas impossible, si un nombre suffisamment élevé d’élus républicains décidaient de rejoindre les démocrates conservateurs, que l’aile gauche soit mise en échec à la Chambre. Dans pareil scénario, tout dépendra du nombre d’élus progressistes qui aura le courage de voter contre l’accord bipartisan du plan Biden. Or, les primaires pour la législative partielle de l’Ohio ont montré comment les tactiques malhonnêtes et mensongères visant à accuser la candidate pro-Sanders Nina Turner d’être hostile au programme de Joe Biden lui avaient couté son élection face à une démocrate conservatrice.

Pour le moment, les progressistes emmenés par Ilhan Omar, la whip du Progressive Caucus, tiennent bon. Mais plus le vote approchera, plus la pression sera intense et les dissensions lourdes au sein de la majorité démocrate.

Un test parfait pour le capitalisme du XXIe siècle

Pour comprendre pourquoi un texte au pouvoir électoraliste si évident et par ailleurs plébiscité par l’électorat démocrate et républicain peine à voir le jour, il faut revenir aux fondamentaux de la politique américaine.

Les élus répondent à deux grands types de motivations. Leurs perspectives de carrière, en termes de réélection ou de mandat à des postes supérieurs, et leurs opportunités d’enrichissement personnel.

Aux États-Unis, où les intérêts privés peuvent financer les campagnes électorales, se plier aux exigences des différents lobbies et donateurs permet de s’assurer des dons importants pour les futures campagnes. Mais du point de vue électoraliste, voter en fonction des préférences de ses électeurs (localisés dans une circonscription précise pour les parlementaires) est un autre facteur non négligeable. Au minimum, il vaut mieux éviter d’effectuer des votes qui exposeraient ensuite l’élu à des attaques aux prochaines élections, que ce soit face à un candidat républicain ou un démocrate dans le cadre d’une primaire.

Typiquement, les élus issus d’une circonscription solidement acquise à leur parti disposent d’une plus grande marge de manœuvre et doivent avant tout se soucier du risque d’une primaire, alors que les parlementaires issus de territoires contestés doivent soigner l’électorat centriste et leur base.

À l’échelle du parti, il est également indispensable d’obtenir des résultats probants, au risque de provoquer les conditions d’une lourde défaite aux prochaines élections.

C’est pour cela que Joe Biden, Chuck Schumer et Nancy Pelosi se trouvent, pour une fois, davantage en phase avec l’aile progressiste qu’avec les démocrates conservateurs : leur priorité reste de garder leur mandat, et le contrôle des institutions qui va avec (présidence, Sénat et Chambre des représentants). De ce point de vue, l’adoption d’une version à peine édulcorée du projet de Bernie Sanders serait probablement idéale. Sans compter leur hypothétique désir de laisser derrière eux un « héritage » politique fort. Dans le cas de Schumer, la perspective de voir Alexandria Ocasio-Cortez le défier dans le cadre d’une primaire entre probablement en ligne de compte dans son rapprochement avec la gauche du parti. Pour Pelosi, comme l’expliquait récemment le journaliste Ryan Grim, le fait que sa majorité parlementaire dépende de plus en plus des électeurs situés dans la banlieue aisée justifie de faire adopter des textes qu’ils plébiscitent. Si les dépenses fédérales étaient jadis perçues comme de l’assistanat au seul bénéfice des classes défavorisées, elles sont désormais accueillies positivement par les classes moyennes et supérieures inquiètes du réchauffement climatique, des coûts exorbitants de l’assurance maladie et de l’éducation. 

« La finalité pour nous tous est la suivante : on ne peut pas laisser passer cette opportunité. (…) Le Sénat va se montrer à la hauteur de l’ampleur de la crise climatique »

Chuck Schumer, le 13 septembre 2021, à propos du plan d’investissement et des résistances internes à son parti.

Mais certains élus conservateurs démocrates ont d’autres priorités. Si certains espèrent acquérir une réputation en se plaçant au cœur des négociations, d’autres cherchent certainement à s’offrir une retraite dorée dans le privé. C’est ce qui semble motiver une partie des neuf élus conservateurs rebelles à la Chambre, qui se sont opposés à Joe Biden et leurs propres promesses de campagne en cherchant à faire échouer la stratégie législative du parti. Une situation qui ne manque pas d’ironie. Après avoir été élus contre des candidats progressistes avec le soutien de Nancy Pelosi, ils la remercient en cherchant par tous les moyens à faire échouer son agenda législatif. L’establishment démocrate paye son opposition structurelle à l’aile progressiste. La position des élus conservateurs n’en reste pas moins incompréhensible du point de vue électoral : ils représentent des circonscriptions acquises au Parti démocrate et leurs constituants soutiennent très largement le plan Biden/Sanders.

Au Sénat, la corruption est plus avérée. Qualifié de « sénateur préféré » d’Exxon Mobil par le principal lobbyiste de la compagnie pétrolière dans un enregistrement audio fuité à la presse, Joe Manchin est à la tête d’une petite fortune issue de l’industrie du charbon. En plus d’être financé par les principaux représentants de ces industries – Wall street compris – Manchin a donc un intérêt personnel à s’opposer aux hausses d’impôts, à freiner la transition énergétique et à protéger les profits des laboratoires pharmaceutiques.

« Je parle aux équipes de Joe Manchin toutes les semaines. »

Keith McCoy, directeur des relations entre ExxonMobil et le Congrès, dans un échange obtenu par Channel 4.

Différents enregistrements audios obtenus par la presse ont confirmé ce qui pourrait paraitre pour de simples spéculations. Dans l’un d’eux, Manchin reconnait implicitement vouloir protéger la règle du filibuster pour défendre les intérêts de ses donateurs issus de Wall Street, et leur suggère d’acheter quelques voix républicaines pour faire échec à la gauche progressiste, en évoquant la possibilité de promettre à ces élus une place au soleil dans une entreprise privée.

L’allégeance de Kyrsten Sinema envers le patronat est tout aussi explicite. Dans une visioconférence fuitée à la presse, elle sollicitait directement les représentants patronaux pour obtenir des arguments contre la loi Pro Act censée renforcer le pouvoir des syndicats. Elle est également la principale bénéficaire des dons issus de l’industrie pharmaceutique.

Ceux qui prônent un « capitalisme vert » et parient sur le bon sens du patronat et de la Finance pour maintenir la cohésion de la société disposent d’un exemple limpide des conditions nécessaires à cette réalisation.

Bien que Joe Biden revendique son attachement au capitalisme et vise à en pérenniser les structures, les grands intérêts financiers représentés – entre autres – par la Chamber of Commerce et les cadres de Wall Street refusent la moindre concession susceptible de diminuer leur profit à court terme, que ce soit via une faible hausse d’impôt ou une modeste remise en cause de leur chiffre d’affaires potentiel. À cette opposition générale contre toute mise à contribution – malgré les sommes records promises par Joe Biden pour stimuler l’économie – s’ajoutent les intérêts sectoriels.

À ce titre, l’enregistrement du lobbyiste en chef d’Exxon Mobil obtenu par Chanel 4 est particulièrement éloquent. On l’entend détailler sa stratégie d’opposition à la transition énergétique, qui consiste à supporter publiquement des propositions politiquement inapplicables – comme la taxe carbone – tout en s’attaquant aux sources de financement du projet de loi climat pour le vider de sa substance. Ainsi, les lobbies ne dénoncent pas l’investissement dans la rénovation thermique des bâtiments qui réduirait la demande d’énergie carbonée, mais cherchent à convaincre certains élus démocrates de ne pas toucher au taux d’imposition afin d’empêcher le financement de cette mesure. Cette stratégie, adoptée par Manchin et Sinema au Sénat, à de fortes chances de porter ses fruits.

Vers un dénouement imminent ?

Compte tenu des lois mises en place à l’échelle locale par le Parti républicain pour restreindre l’accès au vote des minorités et du nouveau découpage partisan des circonscriptions, il est de notoriété publique que les démocrates ont très peu de chances de se retrouver en capacité de faire adopter des réformes ambitieuses dans les dix prochaines années. Sauf s’ils parviennent à déjouer les pronostics et faire mentir les précédents historiques. Ce qui nécessite a priori de passer une réforme suffisamment significative du point de vue de l’amélioration du quotidien des Américains. Faire adopter le plan de Joe Biden ne constitue pas uniquement une bonne politique pour le climat et le social, mais un impératif pour le futur du Parti démocrate.

Ce qui ne garantit en rien son succès. Si les deux factions démocrates restent campées sur leurs positions, les deux volets échoueront au Congrès. De même, les démocrates conservateurs, aidés par quelques élus républicains, pourraient parvenir à faire adopter l’accord bipartisan et faire échouer le plan complémentaire de 3 500 milliards. C’est l’objectif de la Chamber of Commerce et du Parti républicain.

Une hypothèse moins pessimiste verrait le plan bipartisan adopté avec la version tronquée du plan Sanders, qui serait réduit à 1 500 milliards et ne comporterait plus aucune avancée sociale structurelle ni investissement majeur pour le climat. C’est l’objectif affiché par Joe Manchin, ce qui constitue une volte-face puisqu’il se disait favorable à un plan de 4 000 milliards au mois de mars, avant que les lobbyistes entrent en jeu.

Mais l’hypothèse du succès de Bernie Sanders – que ce soit en obtenant son plan de 3 500 milliards ou une version relativement proche – reste tout à fait envisageable. Plusieurs éléments conjoncturels permettent d’y croire. Les cadres du Parti démocrate ont besoin de cette victoire, la société civile et les différentes organisations citoyennes font pression en ce sens et la gauche progressiste dispose d’une réelle capacité de négociation. De l’autre côté, les élus républicains à la Chambre sont plus proche de la ligne Trump et moins susceptibles de voter avec les démocrates le volet bipartisan. Enfin, la Chamber of Commerce et les grandes entreprises ont besoin des investissements contenus dans le volet bipartisan, ce qui donne un levier à la gauche démocrate pour négocier. Reste à savoir si Joe Biden saura peser de tout son poids pour faire pencher la balance du côté de l’aile Sanders, plutôt que de laisser Manchin et ses alliés le tenir en échec. Du résultat de ce combat politique dépendent probablement beaucoup de choses.

La curieuse béatitude de la gauche française à l’égard de Joe Biden

Joe Biden © Wikimedia Commons

On connaît la fascination de l’establishment français pour les démocrates américains, et son empressement à se lover dans les multiples réseaux atlantistes. On connaît les liens tissés entre l’alt-right américaine et les extrêmes droites européennes. À présent, est-ce au tour de la gauche – y compris celle opposée au néolibéralisme – de contribuer à la pénétration du softpower américain en France ? L’enthousiasme manifesté par de nombreux représentants des partis de gauche – que tout oppose parfois – pour la politique de Joe Biden et son plan de relance a de quoi interroger. Calquant sans nuances le contexte américain sur la politique française, ils passent sous silence les conditions de possibilité d’un tel plan de relance – une banque centrale accommodante – et les privilèges structurels des États-Unis par rapport au reste du monde.

« Plutôt Joe Biden qu’Emmanuel Macron » : c’est Olivier Faure qui s’est fendu de cette déclaration, mais elle est symptomatique de l’esprit qui règne au sein de la gauche française.

Le « camarade » Joe Biden : la grande lueur à l’Ouest

Parmi les enthousiastes face à l’élection de Joe Biden, on trouve les nostalgiques de la présidence de François Hollande, ravis d’entendre le chef d’État américain multiplier les déclarations sur le thème mon ennemi, c’est la finance.

On trouve également les atlantistes traditionnels, qui poussent un soupir de soulagement à l’idée de voir les États-Unis durcir leurs relations avec la Chine et la Russie. La diplomatie offensive de Joe Biden permettra de « rétablir une forme d’équilibre dans nos relations avec la Russie », déclare le député européen Raphaël Glucksmann. Comprendre : le renforcement du leadership américain aura pour effet de limiter « l’ingérence russe » à laquelle est confronté le continent européen (dominé, il est vrai, par un système financier basé à Moscou, soumis à des sanctions draconiennes payées en roubles, infesté de think-tanks pro-russes, victime d’une politique prédatrice de rachats d’entreprises menée depuis le Kremlin, mis sur écoute par les services secrets de Russie…).

On trouve aussi des personnalités au discours plus radical, qui apprécient la dimension sociale de la politique de Joe Biden. Le secrétaire général du Parti communiste français, Fabien Roussel, ne trouvait pas de superlatifs assez élevés pour décrire le plan de relance américain (« révolutionnaire », « incroyable »). « J’ai l’impression que Joe Biden a pris sa carte au PCF », ajoutait-il – suscitant l’ire de « camarades » un brin plus orthodoxes.

Consensus, donc, entre des communistes et ceux qui en 2016 n’excluaient pas de rejoindre la campagne d’Emmanuel Macron. De quoi cette grande lueur à l’Ouest est-elle le nom ?

Fabien Roussel comme Olivier Faure prennent appui sur la politique de Joe Biden pour critiquer celle d’Emmanuel Macron. Pour tempérer leur enthousiasme – et accessoirement défendre le président français – les journalistes leur opposent une objection dérangeante : « Mais peut-on comparer la France et les États-Unis ? ». Cette fois, on est bien obligé de donner raison aux journalistes dans leur scepticisme.

La souveraineté monétaire : tabou de la gauche

Les chiffres du plan de relance américain (5 400 milliards de dollars) laissent songeur ; ils réduisent celui de l’Union européenne (750 milliards d’euros) à des proportions lilliputiennes. Si l’on comprend a priori l’enthousiasme de la gauche française, encore faut-il s’intéresser aux modalités de financement de ce plan de relance.

Il est ici question de souveraineté monétaire. La Federal Reserve Bank (Fed) n’est pas entièrement indépendante du pouvoir politique : ses statuts légaux la définissent comme « indépendante au sein du gouvernement » (within the government). Ce n’est pas le cas de la Banque centrale européenne (BCE).

C’est ici que le bât blesse : la première partie du plan, votée en mars 2021, n’a pas été financée par l’impôt mais par l’emprunt. D’un montant de 1.900 milliards de dollars, elle vise à faciliter la consommation des ménages. Les deux prochains volets de ce plan, dédiés aux dépenses sociales et en infrastructures, devaient à l’origine faire suite à une hausse de l’imposition sur le capital (à 28 %, contre 21 % aujourd’hui). Mais Joe Biden multiplie à présent les signes de renoncement.

Les démocrates assurent que l’intégralité des 3 500 milliards de dollars restants pourront être couverts par les ressources de l’État américain, même sans élévation de l’impôt sur le capital (grâce, notamment, à la lutte contre la fraude fiscale et un bras de fer avec l’industrie pharmaceutique). Dans un contexte d’opposition systématique de la part des républicains, de fracturation du parti démocrate entre un establishment libéral et une aile proche de Bernie Sanders, et de volonté de la part de Joe Biden d’aboutir à un consensus bipartisan, de telles déclarations relèvent cependant de la gageure ; on peut douter que l’intégralité des mesures visant à financer les 3 500 de dollars aboutissent. Auquel cas, le déficit sera comblé par un nouvel emprunt.

NDLR : Pour une analyse des clivages internes au Parti démocrate, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « L’establishment démocrate poursuit sa guerre contre les partisans de Bernie Sanders : le cas Nina Turner »

Doit-on pour autant en conclure que Joe Biden a édulcoré son plan de relance et trahi ses promesses électorales ?

Aucunement : les États-Unis disposent d’un système monétaire et financier qui, telle une pierre philosophale, leur permet de faire entrer une quantité a priori illimitée d’argent dans les caisses de l’État sans accroître la fiscalité. Leur Banque centrale, la Federal Reserve Bank (Fed), a pris depuis 2008 une série de mesures destinées à soutenir l’économie américaine et les dépenses budgétaires du gouvernement. Outre une utilisation massive de l’assouplissement quantitatif visant à racheter les dettes bancaires afin de garantir une liquidité constante, elle a acquis de nombreuses obligations émises par l’État américain, procédant de fait au financement monétaire de l’économie américaine.

Certains élus de gauche défendent une utilisation similaire de la Banque centrale européenne (BCE). Le système américain de financement des dépenses publiques est-il applicable outre-Atlantique ?

Il est ici question de souveraineté monétaire. La Fed n’est pas entièrement indépendante du pouvoir politique : ses statuts légaux la définissent comme « indépendante au sein du gouvernement » (within the government), et précisent qu’elle doit agir « dans le cadre des objectifs économiques et financiers d’ensemble établis par le gouvernement ». Bien que statutairement indépendant du pouvoir politique, son président, nommé une fois tous les quatre ans par le chef d’État (avec ratification du Congrès), ne peut donc accéder à ce poste qu’avec l’aval de la majorité. De plus, il possède comme mission légale la lutte contre le chômage, aux côtés de celle contre l’inflation – quand la BCE possède pour « objectif principal » le maintien de la stabilité des prix.

TFUE, article 119, paragraphe 2

L’indépendance de la BCE est quant à elle bien plus marquée. Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) la définit comme « indépendante dans l’exercice de ses pouvoirs », et somme « les institutions (…) de l’Union [européenne] ainsi que les gouvernements des États membres » de « ne pas chercher à influencer » les membres de sa direction. Son président y est nommé tous les huit ans, à l’issue d’une procédure impliquant les chefs d’État européens, le Parlement et le Conseil des gouverneurs de la BCE. La possibilité pour une majorité politique européenne d’initier une rupture avec les dogmes anti-inflationnistes de la BCE apparaît donc bien plus restreinte.

Quand bien même un alignement des planètes devrait se produire, et une majorité de gouvernements de gauche proposer une présidence hétérodoxe à la tête de la BCE, les traités européens ne souffrent d’aucune ambiguïté : la BCE n’est pas habilitée au financement monétaire de l’économie. Celui-ci est expressément interdit depuis Maastricht. Et on sait que la modification des traités requiert l’approbation unanime des États-membres de l’Union…

TFUE, article 123, paragraphe 1

D’aucuns objecteront que l’assouplissement quantitatif pratiqué par la BCE sous l’impulsion de Mario Draghi constitue une forme indirecte mais bien réelle de financement monétaire de l’économie européenne. Que la Banque centrale acquière des obligations d’État sur le marché primaire (comme c’est le cas de la Fed), ou qu’elle les rachète sur le marché secondaire (comme c’est le cas de la BCE), l’effet est le même : elle se porte garante des dettes étatiques – facilitant le financement du budget et rassurant les marchés. En s’inscrivant dans les pas de son prédécesseur, Christine Lagarde initie bel et bien une rupture avec la lettre des traités, ainsi, pourrait-on ajouter, qu’avec l’esprit ordolibéral de la construction européenne.

NDLR : Sur ce sujet, lire sur LVSL l’article d’Eugène Favier-Baron, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz : « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne »

L’action de la BCE et de la Fed sont pourtant inassimilables. L’assouplissement quantitatif de la première est une grâce concédée aux États par le Directoire de la BCE, destinée à prévenir un effondrement financier. Mesure conjoncturelle et para-légale, elle est à la merci du moindre retournement de conjoncture. L’achat d’obligations pratiqué par la Fed est au contraire une pratique ordinaire, encouragée par le droit américain, qu’aucune contingence politique ne semble pouvoir menacer. On voit mal la Fed refuser de financer l’État américain sous le prétexte qu’il serait trop dispendieux. On imagine au contraire très bien la BCE cesser son programme d’assouplissement quantitatif si un État européen en profitait pour mettre en place un plan de relance allant à l’encontre des dogmes austéritaires de l’Union européenne.

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a du reste déclaré à plusieurs reprises que l’assouplissement quantitatif devrait être stoppé net s’il donnait un blanc-seing aux États en leur permettant d’initier une politique budgétaire hétérodoxe. L’arrêt du 16 juin 2015 précise que l’assouplissement quantitatif ne doit en aucun cas « soustraire les États membres à l’incitation à mener une politique budgétaire saine ». Pour ce faire, la Banque centrale doit éviter que « les conditions d’émission d’obligations souveraines soient altérées par la certitude que ces obligations seront rachetées par la BCE après leur émission ».

Penser l’application, en Europe, d’un plan de relance à l’américaine, implique donc de s’intéresser aux obstacles juridiques qu’il rencontrerait, de prendre acte de son incompatibilité potentielle – pour ne pas dire probable – avec les traités européens, et de songer, in fine, à une rupture avec ces traités et la monnaie unique, afin de permettre aux États de mener une politique monétaire souveraine. Mais on sait à quel point il s’agit d’un sentier épineux pour la gauche. Sans même évoquer le Parti socialiste – intégralement acquis aux dogmes européens depuis 1983 et la défaite en interne de Jean-Pierre Chevènement – ou Place publique – ataviquement pro-européen –, le Parti communiste français lui-même a renoncé à proposer une rupture avec le cadre européen depuis la signature du Traité de Maastricht, qu’il avait pourtant vivement combattu. La France insoumise se démarque en portant une critique offensive de l’Union européenne ; on peut cependant noter qu’elle est revenue à un discours plus consensuel sur cette question depuis les élections européennes de 2019 – après avoir ouvert une brèche audacieuse deux ans plus tôt.

Les privilèges de l’empire

Cet enjeu – non négligeable – mis à part, la volonté de transposer, en Europe le plan de relance des démocrates américains, se heurte à un autre obstacle.

Une fois encore, les modèles de consommation des États-Unis (puissance importatrice, stimulant la consommation de sa population par l’endettement) et de l’Allemagne (puissance exportatrice, compensant les faibles salaires de ses habitants par des excédents massifs) entrent en parfaite harmonie. Au détriment du reste de l’Europe.

On ne peut comprendre le système financier américain si l’on ne s’intéresse à la complexion économique bien particulière des États-Unis. Ceux-ci parviennent à concilier faible imposition sur le capital (notamment depuis le mandat de Ronald Reagan), dépenses publiques élevées (en particulier dans le domaine militaire) financées par l’endettement public, et déficits commerciaux records permettant de maintenir une consommation importante par l’importation de produits à bas coûts du monde entier. Pour n’importe quel autre pays, un tel déséquilibre de la balance commerciale (couplé à une utilisation massive du financement monétaire) entraînerait une dépréciation marquée de sa monnaie.

Mais le dollar, fortement demandé dans le monde entier, est assuré contre ce risque par son seul statut de monnaie de réserve internationale. Tel est le privilège induit par la domination de la hiérarchie monétaire globale : ni les déficits accumulés par les Américains ni leurs politiques monétaires hétérodoxes n’ont d’implication notable sur la valeur de leur devise. Ainsi, les États-Unis peuvent significativement améliorer le niveau de vie de leur population par des plans de relance fondés sur l’emprunt et le financement monétaire, sans questionner l’inégalité fiscale de leur modèle.

NDLR : Pour une discussion sur le système monétaire et financier américain, et les leçons que pourraient en tirer les Européens, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Politicoboy avec Stephanie Kelton, l’une des principales représentantes du courant Modern Monetary Policy (MMT) : « Pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit »

Est-ce le cas de l’autre côté de l’Atlantique ? Dans l’hypothèse où la France initierait un tel plan de relance, l’appartenance à la zone euro la protégerait contre le risque d’une dépréciation à marche forcée de sa devise. Mais il faut aussi s’intéresser à ce qu’il adviendrait dans ce même pays une fois sorti de la monnaie unique (étant entendu que cette sortie pourrait se révéler le corollaire nécessaire à un tel plan de relance). Dans ce contexte, le cumul du déficit commercial, déjà l’un des plus importants d’Europe, et de pratiques monétaires hétérodoxes, pourrait conduire la monnaie française à chuter de manière significative.1 Le recours à une fiscalité progressive pourrait alors s’avérer incontournable, quand il n’est que facultatif aux États-Unis.2

Il ne s’agit pas ici de justifier la rigueur budgétaire ou l’orthodoxie monétaire. La France ne partage certes pas le « privilège exorbitant » du dollar, mais elle ne vit pas sous l’épée de Damoclès d’une forte inflation ou d’une dépréciation imminente de sa monnaie – à l’instar de nombreux pays émergents. Tout en gardant à l’esprit les acquis importants de la Modern Monetary Theory (MMT) et des solutions à base de création monétaire popularisées par plusieurs think-tanks3, il n’est cependant pas interdit de s’interroger sur les contraintes internationales qu’encourrait la France si elle mobilisait massivement sa Banque centrale pour financer son économie.

Signe de l’absence de regard critique de la gauche à l’égard de l’administration Biden : la question des implications internationales de son plan de relance n’est même pas posée.

Pour les pays émergents d’abord. Un nombre important d’entre eux est soumis à une dollarisation plus ou moins poussée.4 En conséquence, lorsque les taux d’intérêt américains varient, ceux des pays émergents tendent à suivre. La Fed, ayant récemment relevé ses taux pour contrecarrer une hypothétique surchauffe, enclenche de ce fait une légère hausse des taux de ces pays – qui pour certains, bien loin de bénéficier d’un plan de relance à l’américaine (lequel pourrait justifier cette hausse des taux), mettent au contraire en place des politiques d’austérité budgétaire !5

NDLR : Pour une analyse de la pénurie de devises qui affecte nombre de pays émergents, lire sur LVSL l’article d’Andrés Arauz : « Triage monétaire : comment le coronavirus révèle les fractures nord-sud », et celui de Pablo Rotelli : « richesse des terres et pauvreté des nations : l’éternelle malédiction des ressources naturelles en Amérique latine ».

Pour l’Europe, ensuite. Les États-Unis affichent déjà un déficit commercial record, consommant bien davantage qu’ils ne produisent. Dans le jeu à somme nulle du commerce international, un accroissement de la consommation des Américains sans accroissement symétrique de la production, aura pour contrepartie une augmentation des importations issues du reste du monde. À l’heure où la Chine affiche sa volonté d’en finir avec son statut de puissance exportatrice, c’est l’Allemagne, du fait de ses excédents records, qui est toute indiquée pour remplir ce rôle.

Une fois encore, les régimes d’accumulation et modèles de consommation des États-Unis (puissance importatrice, stimulant la consommation de sa population par l’endettement) et de l’Allemagne (puissance exportatrice, compensant les faibles salaires de ses habitants par des excédents massifs) entrent en parfaite harmonie. Au détriment du reste de l’Europe, qui souffre déjà des excédents commerciaux allemands. Comme l’écrit Romaric Godin : « Les tensions entre capital et travail au sein de l’Europe semblent alors inévitables (…) Cela pourrait se doubler d’une nouvelle tension entre l’Allemagne et ses alliés, qui pourraient chercher à profiter des opportunités ouvertes par le marché états-unien, et la France et les pays moins exportateurs, qui devront encore améliorer leur compétitivité au prix de coupes sociales et budgétaire ».

L’enfer des travailleurs du reste du monde, envers du paradis des consommateurs américains ? Sans dresser de lien mécanique entre surconsommation américaine et accroissement des pressions austéritaires dans les pays émergents et en Europe, la question des conséquences néfastes du plan de relance américain mérite d’être posée. Il est à cet égard surprenant que la gauche française ne le fasse pas, se contentant de postuler une similarité entre les structures économiques américaines et françaises, et l’absence d’implications des premières sur les secondes.

Mais n’est-ce pas le propre de l’hégémonie de voiler l’asymétrie entre le pays dominant et le pays dominé, et de conduire le second à se penser comme le premier ?

Notes :

1 Une dépréciation de la monnaie serait souhaitable en France dans un premier temps, puisqu’elle permettrait de réduire son déficit commercial.

2 Nous nous plaçons ici ici dans la perspective hypothétique d’un plan de relance massif qui entraînerait sortie de l’euro, financement monétaire de l’économie française (direct ou indirect, via l’assouplissement quantitatif) et panique (simulée ou réelle) des investisseurs. Les facteurs qui pourraient concourir à faire chuter la monnaie française seraient alors multiples : bannissement du pays de certains marchés financiers, attaques spéculatives, accroissement du prix des actifs financiers français et baisse des taux consécutive à l’assouplissement quantitatif, achat de dollars de la part des bénéficiaires de celui-ci…

3 Sous l’impulsion de l’Institut Rousseau.

4 Rares sont les pays émergents qui ont officiellement adopté le dollar comme monnaie à part entière [NDLR : c’est le cas de l’Équateur ; à voir sur LVSL cette conférence de Guillaume Long, chercheur et ex-ministre équatorien, sur la dollarisation du pays]. Plus fréquemment, cependant, le dollar est couramment utilisé par les populations de ces pays comme monnaie para-légale, faisant office d’étalon de référence dans des contextes de forte inflation (au Venezuela ou au Liban par exemple). Quand bien même ce n’est pas le cas, les gouvernements des pays émergents tendent à ancrer le cours de leur monnaie sur celui du dollar. Ces formes plus ou moins poussées de dollarisation limitent l’autonomie de la politique monétaire des pays concernés : si les taux d’intérêt de la Fed subissent une hausse, ceux des pays qui ont ancré leur monnaie au dollar suivent. S’ils s’y refusent, leur monnaie perd en attractivité pour les investisseurs et subit une baisse, ce qui met fin à l’ancrage au dollar.

5 Politiques d’austérité traditionnellement supervisées par le FMI et la Banque mondiale, destinées à permettre à ces pays de leur emprunter… des dollars. Où l’on voit à quel point la servitude monétaire des pays du Sud – soumis à des pressions austéritaires pour avoir accès au dollar, qu’ils ne peuvent pas imprimer mais dont ils subissent pourtant les fluctuations, lesquelles accroissent l’austérité lorsqu’il est en hausse – est l’envers du « privilège exorbitant » des États-Unis.

Confrontation avec la Chine : Biden dans les pas de Trump

Au début du mois de juin, Joe Biden a décidé d’élargir la « liste noire » des entreprises chinoises ayant l’interdiction de bénéficier d’investissements américains. Ce décret porte le nombre de sociétés concernées à 59 et témoigne du maintien de la ligne dure à l’égard de la Chine défendue par son prédécesseur, Donald Trump. Si l’on veut saisir toute la complexité de cette rivalité États-Unis – Chine, il est important de rappeler que l’enjeu n’est pas exclusivement commercial, mais aussi technologique et militaire. Pour l’administration Biden, il s’agit de maintenir un statut de première économie mondiale de plus en plus fragile, de contrer l’ascension chinoise dans le domaine de la technologie et d’empêcher l’Armée populaire de libération (APL) de contester une suprématie militaire pour l’instant indiscutable. La Chine, pour sa part, cherche prioritairement à multiplier les partenariats économiques, à développer son immense potentiel technologique afin de servir sa stratégie géopolitique visant notamment à étendre sa souveraineté en mer de Chine.

Au-delà d’une simple « guerre commerciale »

Les tensions actuelles entre les États-Unis et la Chine sont d’abord dues à l’accroissement du déficit commercial américain vis-à-vis de la Chine au cours des deux dernières décennies pour atteindre 345 milliards de dollars (les deux tiers du total) en 2019 [1]. Selon un rapport de l’Economic Policy Institute, ce déficit croissant a eu pour conséquence la destruction d’environ 3,7 millions d’emplois américains entre 2001 et 2018 [2]. Les Américains ont tendance à expliquer ce déséquilibre et ses conséquences par l’ampleur des « pratiques déloyales » chinoises. Or, si les transferts forcés de technologie peuvent être qualifiés ainsi, le soutien de l’État chinois aux entreprises stratégiques ou encore la limitation de l’accès au marché national relèvent tout simplement d’une politique protectionniste.

Si, à l’époque de sa présidence, Donald Trump n’hésitait pas à dénoncer les effets néfastes du libre-échange quand il s’agissait de pertes d’emploi sur le sol américain, il présentait volontiers l’interventionnisme de l’État stratège chinois – visant notamment à permettre aux entreprises de mieux faire face à la concurrence internationale – comme une menace inacceptable. Ainsi, exploitant à la fois l’hostilité d’un nombre croissant de citoyens américains envers la Chine [3] et la volonté du Congrès (Républicains et Démocrates réunis) d’adopter une position plus offensive envers cette dernière, l’administration Trump a développé le concept d’« agression économique » [4], dans l’optique de justifier une politique commerciale offensive à l’égard de la Chine.

Cette politique unilatérale lancée en 2018 s’est premièrement manifestée par la taxation à hauteur de 10% de plus de 5 700 produits chinois (acier, textile, électronique…) représentant un montant d’environ 200 milliards de dollars [5], avant de déboucher à l’été par l’imposition de tarifs douaniers de 25% sur ces mêmes importations [6]. Pékin, qui s’était contentée au départ de riposter par le biais de mesures punitives contre une gamme de produits américains, a fini par dénoncer une « guerre commerciale », puis fit augmenter ses propres tarifs douaniers en représailles. De plus, le Premier ministre Li Keqiang a annoncé un plan d’aide dont l’objectif était de soutenir les entreprises chinoises affectées par les restrictions commerciales [7]. Ce n’est qu’en octobre 2019 que les deux pays ont fini par s’engager à suspendre la hausse de certains droits de douane. Un accord dit de « Phase 1 » a été signé en janvier 2020 afin de formaliser cet engagement.

Si Joe Biden a décidé de maintenir la ligne ferme de son prédécesseur en élargissant la « liste noire » des entreprises chinoises qui ne peuvent plus recevoir d’investissements américains, c’est avant tout dans le but de limiter l’accès de la Chine aux technologies et marchés américains.

La politique offensive de l’administration Trump a certes contribué au ralentissement de la croissance chinoise et mené à la dévaluation du yuan par la Banque populaire de Chine [8]. Cependant, la deuxième puissance économique mondiale a tout de même bien résisté en compensant la baisse des exportations vers les États-Unis par une augmentation des exportations vers d’autres pays, notamment ceux de l’ASEAN (Association of SouthEast Asian Nations). Ce mouvement va probablement s’accélérer grâce à la signature en novembre 2020 du Partenariat économique régional global (PERG ; Regional Comprehensive Economic Partnership en Anglais) qui rassemble 15 pays d’Asie et d’Océanie représentant près d’un tiers du commerce mondial, ce qui en fait le plus grand accord de libre-échange conclu à ce jour [9]. En défendant très activement ce projet, la Chine s’est érigée en grande défenseure du multilatéralisme au moment même où Donald Trump retirait les États-Unis d’un autre accord de libre-échange dont elle ne faisait pas partie, le Partenariat transpacifique (PTP). En rien protecteur sur les plans social et environnemental, le PERG permet en fait à la Chine de se préserver de tout isolement sur le plan économique et de conforter son rôle de premier plan dans une région comprenant plusieurs alliés de Washington.

Consulter le dossier que LVSL a consacré au décryptage de l’expansion chinoise et de sa confrontation avec les grandes puissances : « Comment la Chine change le monde »

En outre, les dirigeants américains savent pertinemment que les ambitions de l’empire du Milieu ne se cantonne pas à la région Asie-Pacifique. Le développement des « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative) – un grand projet d’investissement transcontinental ayant pour but de construire un vaste réseau d’infrastructures afin de faciliter le commerce de marchandises et le transport d’énergies – en est la meilleure preuve puisqu’elles incluent l’Asie centrale, une partie de l’Afrique de l’Est et même de l’Europe dans leur tracé.

Pour toutes ces raisons, la rivalité entre les États-Unis et la Chine ne se limite nullement à une simple « guerre commerciale ». Du côté américain, l’enjeu dépasse largement la question du déficit extérieur. Si Joe Biden a décidé de maintenir la ligne ferme de son prédécesseur en élargissant la « liste noire » des entreprises chinoises qui ne peuvent plus recevoir d’investissements américains [10], c’est avant tout dans le but de limiter l’accès de la Chine aux technologies et marchés américains afin d’éviter qu’elle concurrence la domination des États-Unis dans des secteurs clés pour la sécurité nationale. Le dévoilement par les dirigeants chinois du plan « Made in China 2025 » et du quatorzième plan quinquennal qui visent en grande partie à accélérer l’innovation, notamment dans les secteurs de pointe [11], a sans doute exacerbé les craintes de Washington.

Technologie et ressources naturelles

Il n’est pas anodin que, déjà à l’époque de la présidence Trump, le géant technologique Huawei ait été placé sur la fameuse liste noire. Désormais première vendeuse de smartphones au monde, cette société a connu une ascension fulgurante et construit à présent des réseaux de télécommunications dans les pays du Sud. Pour le chercheur américain Evgeny Morozov, « [s]a trajectoire illustre les hautes aspirations du gouvernement pour le secteur des technologies. Si d’autres entreprises chinoises venaient à suivre cet exemple, la suprématie économique américaine au niveau mondial pourrait s’en trouver sérieusement ébranlée [12] ».

Vivement inquiétés par cette perspective, les États-Unis ont également mené bataille sur le terrain diplomatique. À titre d’exemple, le Chili et le Royaume-Uni ont tous les deux chassé Huawei de leurs réseaux 5G après avoir subi des pressions [13].

Stand de Huawei au salon industriel de l’Internationale Funkausstellung Berlin © Matti Blume

Au-delà de ce cas précis, l’actuel Président américain et ses conseillers restent persuadés que la technologie est un véritable instrument de puissance permettant à la fois de stimuler la croissance économique, de renforcer les capacités militaires, voire de faciliter la surveillance de masse. Ce constat, largement partagé entre les pays développés et émergents, ne peut que favoriser une compétition dans l’acquisition de technologies de plus en plus sophistiquées. En Chine, les dépenses en recherche et développement ont été multipliées par 12 entre 2000 et 2018, et le pays se classe désormais en deuxième position juste derrière les États-Unis [14]. Bien que le rattrapage ne soit pas encore total, l’État chinois possède un avantage de taille sur l’État fédéral américain : il est plus à même de maîtriser son système productif. En effet, alors que des multinationales américaines telles que Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft pouvaient jusqu’à récemment nouer des partenariats avec des entreprises chinoises, les dirigeants de Huawei n’ont sans doute même pas songé à faire de même avec des sociétés implantées aux États-Unis, bien conscients que Pékin ne tolérerait pas un tel écart. En ce sens, dans la droite lignée de l’administration Trump, l’administration Biden s’est donnée pour objectif de réorienter les investissements des entreprises américaines du secteur des nouvelles technologies hors de Chine.

En Chine, les dépenses en recherche et développement ont été multipliées par 12 entre 2000 et 2018, et le pays se classe désormais en deuxième position juste derrière les États-Unis.

De leur côté, les grandes entreprises technologiques chinoises, qui bénéficient grandement des débouchés qu’offrent les « nouvelles routes de la soie » ainsi que d’un fort soutien étatique, se déploient non seulement en Asie, mais aussi en Europe et en Afrique. Le pouvoir chinois compte bien profiter de ces nouveaux marchés d’exportation afin de diminuer sa dépendance envers les pays développés. Cette dépendance pourrait même, à certains égards, s’inverser, puisque plusieurs entreprises chinoises fournissent des technologies de surveillance par intelligence artificielle à des États européens tels que l’Allemagne, la France, l’Italie, ou encore le Royaume-Uni [15] – dans un contexte où les autorités cherchent à renforcer leurs moyens de surveillance des populations.

Lire sur LVSL l’article de Sarah Vennen : « Cyber-colonialisme : comment le régime de techno-surveillance chinois s’impose au Zimbabwe »

D’autre part, la question des métaux rares, dont certains sont essentiels au développement de l’industrie du numérique ainsi qu’à la construction de batteries, est cruciale pour la deuxième économie du monde. En conséquence, des pays comme la Bolivie, dont le sous-sol regorge de lithium, représentent un grand intérêt pour la Chine qui ne cache pas son ambition de faire rouler l’intégralité de ses automobilistes en voiture électrique d’ici quelques années. En août 2019, le gouvernement bolivien avait conclu un partenariat avec le consortium chinois Xinjiang TBEA Group prévoyant notamment l’implantation d’une usine de batteries lithium-ion sur le sol chinois [16]. Le coup d’État de novembre 2019, soutenu par les États-Unis, fut suivi d’une rupture des relations avec le pays de Xi Jinping. Les actions de l’entreprise américaine Tesla, spécialisée dans la construction de voitures électriques, avaient alors explosé, et beaucoup avaient spéculé sur les éventuels contrats qui pourraient être signés avec la Bolivie. Ce rapprochement entre les États-Unis et la Bolivie a été suspendu par l’élection de Luis Arce, vainqueur des élections de novembre 2020, qui affiche clairement sa détermination à rétablir les ponts avec la Chine. À l’époque de sa campagne, il déclarait déjà à Le Vent Se Lève : « la Chine [met] l’accent sur l’investissement ou le tourisme en même temps que sur le commerce. Par conséquent, il est plus opportun pour l’économie bolivienne de passer des accords avec ce genre de gouvernements, qui proposent des accords plus adaptés à nos conditions que ceux qui sont régis par le libre-échange » [17].

Lire sur LVSL notre entretien avec le président Luis Arce : « Nous devons garantir la souveraineté de la Bolivie sur le lithium »

De la même manière, on peut interpréter les récentes mutations politiques en République démocratique du Congo comme la conséquence des affrontements sino-américains autour des métaux rares. Ce pays, qui contient plus de 50 % des réserves de cobalt et de coltan, constitue un lieu hautement stratégique en la matière. Alors que l’ex-président Joseph Kabila avait multiplié la signature de contrats miniers avec la Chine, son successeur Félix Tshisekedi affiche sa volonté de les renégocier et de se rapprocher des États-Unis. Une démarche saluée par le gouvernement américain qui, de la fin du mandat de Donald Trump au commencement de celui de Joe Biden, a tendu la main au nouveau président congolais [18].

Lire sur LVSL l’article de Nathan Dérédec : « Métaux rares : l’empire global de la Chine »

On l’aura compris, le fait que la Chine conforte sa place de grande puissance économique et technologique et s’impose comme un acteur incontournable sur la scène internationale a toutes les raisons d’inquiéter les États-Unis, dernier pays à avoir atteint le rang « superpuissance » et peu désireux de voir un adversaire direct se rapprocher de ce statut. Cependant, la rivalité sino-américaine possède bien une dimension militaire. Cette tendance s’est confirmée dès le premier mandat de Barack Obama dont l’administration avait lancé une stratégie de « pivot » (rebalance, en Anglais) vers l’Asie-Pacifique. Depuis, les Américains ont considérablement renforcé leur présence militaire dans cette région tandis que Pékin mène une politique particulièrement offensive en mer de Chine.

Tensions militaires accrues dans l’Indo-Pacifique

La stratégie du « pivot » avait pour finalité de réorienter la politique étrangère des États-Unis. À de nombreux égards, l’administration Obama a considéré dès la fin des années 2000 (une décennie marquée par les interventions en Afghanistan et en Irak) que la menace principale ne provenait plus du Moyen-Orient, mais de la puissance montante chinoise. Cette vision a été conservée durant les deux mandats du Président démocrate, si bien que celui-ci déclarait en 2015 : « La Chine veut écrire les règles pour la région du monde qui connaît la croissance la plus rapide. Pourquoi la laisserait-on faire ? Nous devrions écrire ces règles [19]. »

Toutefois, comme le rappelle le chercheur Hugo Meijer, l’objectif se limitait à l’époque à « dissuader tout comportement agressif ou coercitif de la RPC (République populaire de Chine) [20] ». Pour les dirigeants américains, la Chine ne représentait alors qu’une menace à l’échelle régionale.

Les hauts responsables de l’administration Trump, pour leur part, ont prêté aux ambitions de la Chine une dimension globale. Ainsi, l’on pouvait lire dans le résumé de la National Defense Strategy publié en 2018 que la Chine poursuivait déjà à l’époque « un programme de modernisation militaire qui vis[ait] à atteindre une hégémonie régionale dans l’Indo-Pacifique à court terme et à supplanter les États-Unis pour atteindre la prééminence mondiale dans le futur [21] ». Plus précisément, le Bureau du Secrétariat de la Défense estimait dans son rapport annuel au Congrès de septembre 2020 que l’armée chinoise dépassait déjà l’US Army dans trois domaines spécifiques, à savoir la marine, les missiles balistiques et de croisière conventionnels basés au sol et les systèmes de défense aérienne intégrés [22]. C’est pourquoi un nouveau renforcement de la présence américaine s’est opéré et donc élargi au bassin indo-pacifique, qui comprend à la fois la partie occidentale de l’Océan Pacifique et les parties tropicales et subtropicales de l’Océan Indien. Ceci s’explique notamment par le fait que l’Inde est considérée comme un allié de poids pour contrebalancer la puissance chinoise dans la région. Dans cette perspective, Donald Trump, tout comme son prédécesseur, avait décidé de revitaliser le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad) conclu en 2007 entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie dans le but de contenir la puissance chinoise [23].

Lire sur LVSL l’article de Marine Lion : « Inde-Chine : un point de non-retour dans la guerre économique globale ? »

Dès les premiers mois de son mandat, le Président Biden a décidé d’accorder une importance première à cette alliance et a pris l’initiative de réunir les Premiers ministres des trois États partenaires lors d’un sommet virtuel le 12 mars dernier. En attendant la formation d’un potentiel « Quad+ », qui pourrait s’élargir à la Corée du Sud, voire à plusieurs États membres de l’ASEAN [24], le quatuor entretient déjà de solides relations avec la France qui a déployé d’importants moyens militaires dans la région entre mars et juin. En effet, le porte-avions à propulsion nucléaire Charles-de-Gaulle, le sous-marin d’attaque à propulsion nucléaire Émeraude, le porte-hélicoptères Tonnerre et la frégate Surcouf ont été mobilisés dans le cadre d’exercices conduits en coopération avec les armées des États membres du Quad [25]. La fin de la présidence Trump n’a donc absolument pas remis en cause la volonté des États-Unis de former un front aussi large que possible pour faire échec aux visées expansionnistes de Pékin dans la zone Indo-Pacifique. De manière globale, bien que le budget militaire chinois reste largement en-dessous de celui des États-Unis, les dirigeants américains ont très bien noté qu’il était quatre fois plus important que ceux du Royaume-Uni, de l’Allemagne ou encore de la France [26].

La fin de la présidence Trump n’a absolument pas remis en cause la volonté des États-Unis de former un front aussi large que possible pour faire échec aux visées expansionnistes de Pékin dans la zone Indo-Pacifique.

La Chine, de son côté, voit d’un mauvais œil l’élargissement de cette coalition dans sa première zone d’influence. Ceci n’est guère étonnant dans la mesure où elle mène depuis des années une politique offensive en mer de Chine méridionale où elle se dispute les îles Paracels et Spratleys avec des alliés des États-Unis, notamment Taïwan, le Vietnam et les Philippines, provoquant ainsi des incidents à répétition. À la suite de l’adoption, en février, d’une loi maritime, les autorités chinoises ont même renforcé les pouvoirs de leurs garde-côtes [27]. Comme le résume la chercheuse Sophie Boisseau du Rocher : « [l]a Chine agit comme si ses prétentions territoriales étaient déjà une réalité lui permettant de s’affranchir des clauses de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer qu’elle a ratifiée le 15 mai 1996 [28] ». Par conséquent, la perspective d’un apaisement des tensions semble pour l’instant s’éloigner.

Joe Biden cherche des alliés en Europe

Les chefs d’État et de gouvernement des membres du G7 lors du sommet de Cornouailles © Crown Copyright

Au mois de juin, le Président Biden a effectué une tournée diplomatique sur le continent européen afin d’assister à plusieurs sommets (G7, OTAN) et de rencontrer notamment les dirigeants de l’Union européenne (UE) ainsi que le Président russe Vladimir Poutine. Avant même de quitter le sol américain, le chef d’État a déclaré que l’objectif de son voyage était de faire savoir « clairement à Poutine et à la Chine que les États-Unis et l’Europe [étaient] soudés » [29]. Cette déclaration ne s’inscrit pour l’instant dans aucune stratégie clairement définie. Jusqu’ici, les États-Unis et l’UE ont seulement lancé une action collective aux côtés du Canada et du Royaume-Uni dans le cadre de laquelle plusieurs sanctions ont été adoptées contre d’actuels et anciens fonctionnaires chinois impliqués dans la mise en œuvre de programmes de détention et d’assimilation forcée visant les Ouïghours (une minorité vivant dans la région du Xinjiang) [30]. Les paroles du Président démocrate constituent surtout un appel au renforcement de la relation transatlantique et confirment que Washington veut à tout prix éviter d’être isolée face à une puissance chinoise en pleine expansion.

Lire sur LVSL l’article d’Othman el Hadj : « Le doux rêve d’une défense européenne indépendante de l’OTAN »

Notes :

[1] NARDON Laurence et VEILLET Mathilde, « La guerre commerciale sino-américaine : quel bilan à l’issue de la Présidence Trump ? », Potomac Paper, n° 40, Ifri, novembre 2020.

[2] SCOTT Robert E. et MOKHIBER Zane, “Growing China trade deficit cost 3.7 million American jobs between 2001 and 2018”, Economic Policy Institute, janvier 2020.

[3] YOUNIS Mohamed, “New High in Perceptions of China as U.S.’s Greatest Enemy”, Gallup, 16 mars 2021.

[4] EDWARDS John, “‘Economic aggression’: Donald Trump picks a fight with China”, The Interpreter, 20 décembre 2017.

[5] BULARD Martine, « Chine – États-Unis, où s’arrêtera l’escalade ? », Le Monde diplomatique, octobre 2018.

[6] MATELLY Sylvie, « Entre la Chine et les États-Unis, une compétition inévitable ? », Revue internationale et stratégique, 2020/4.

[7] BULARD Martine, art. cit.

[8] RICCI Sébastien, « Dévaluer le yuan, une stratégie à risques multiples pour Pékin », La Tribune, 6 août 2019. [1] BULARD Martine, « Bombe libre-échangiste en Asie », Le Monde diplomatique, janvier 2021.

[9] BULARD Martine, « Bombe libre-échangiste en Asie », Le Monde diplomatique, janvier 2021.

[10] LUBOLD Gordon et LEARY Alex, “Biden Expands Blacklist of Chinese Companies Banned From U.S. Investment”, The Wall Street Journal, 3 juin 2021.

[11] MATELLY Sylvie, art. cit.

[12] MOROZOV Evgeny, « Bataille géopolitique autour de la 5G », Le Monde diplomatique, octobre 2020.

[13] Ibid.

[14] THIBOUT Charles, « La voie technologique du conflit sino-africain », Revue internationale et stratégique, 2020/4.

[15] Ibid.

[16] MARIETTE Maëlle, « En Bolivie, la filière du lithium à l’encan », Le Monde diplomatique, janvier 2020.

[17] « Nous devons garantir la souveraineté de la Bolivie sur le lithium », entretien avec Luis Arce Catacora, Le Vent Se Lève, 19 avril 2020.

[18] « Comment Washington a poussé Tshisekedi à renégocier les contrats miniers signés par Kabila avec la Chine », Africa Intelligence, 25 juin 2021.

[19] « Remarks by the President in State of the Union Adress », Janvier 2015. Disponible ici.

[20] MEIJER Hugo, « L’Asie-Pacifique dans le débat stratégique américains. Obama, Trump et la montée en puissance de la Chine », Politique américaine, 2019/3 (n° 33).

[21] MATTIS Jim, “Summary of the 2018 National Defense Strategy”, p. 2. Disponible ici.

[22] Office of the Secretary of Defense, Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China 2020Annual report to Congress, Washington, U.S. Department of Defense, septembre 2020.

[23] MEIJER Hugo, art. cit.

[24] PÉRON-DOISE Marianne, « Le Quad, pilier de la stratégie indo-pacifique de l’administration Biden ? », The Conversation, 21 avril 2021

[25] BULARD Martine, « L’Alliance atlantique bat la campagne en Asie », Le Monde diplomatique, juin 2021.

[26] MAULNY Jean-Pierre et SCHNITZLER Gaspard, « Puissance militaire : la Chine, ennemi public numéro un des États-Unis ? », Revue internationale et stratégique, 2020/4.

[27] BULARD Martine, « L’Alliance atlantique bat la campagne en Asie »

[28] BOISSEAU DU ROCHER Sophie, « Chine et Asie du Sud-Est : les jeux sont-ils faits ? » Politique étrangère, 2021/2.

[29] « Joe Biden veut faire savoir ‘à Poutine et à la Chine que les États-Unis et l’Europe sont soudés’ », Le Monde, 9 juin 2021.

[30] TALLEY Ian et NORMAN Laurence, “U.S. and Its Allies Sanction China Over Treatment of Uyghurs in a Collective Action”, The Wall Street Journal, 22 mars 2021.

Aux États-Unis, la Cour suprême tente-t-elle d’entraver le vote des minorités ?

En 1965, les États-Unis tournaient le dos à des décennies de discrimination raciale sur l’accès au vote. La loi sur les droits civiques, le Voting Rights Act, venait remettre en cause les tentatives dans les États du Sud en particulier d’empêcher les minorités et notamment les Afro-Américains de voter. Plus de cinquante ans après, la Cour suprême est venue remettre en cause des dispositions de la loi dans la décision Brnovich v. DNC. Pourtant, cette remise en cause ne semble pas se traduire dans la réalité.

Huit ans après la terrible décision Shelby County v. Holder, qui avait invalidé la Section 5 du Voting Rights Act qui prévoyait l’accord préalable du gouvernement fédéral (preclearance) dans les anciens États ségrégationnistes avant toute modification de leurs lois électorales et trois ans après Abbott v. Perezla Cour suprême vient de rendre son opinion au sujet deux lois électorales votées en Arizona. Renversant le jugement de la Cour d’Appel du 9e Circuit, la Cour suprême affirme qu’elles ne sont pas de nature à nuire à l’exercice du droit de vote des minorités et que par conséquent, elles n’enfreignent pas la Section 2 du Voting Rights Acts.

Out-of-Precinct policy” et “ballot harvesting

En vigueur depuis 2016, les articles A.R.S. §§ 16-122,-135,-584 d’Arizona prévoient l’annulation des bulletins déposés dans le mauvais district de vote (out-of-precinct policy). En parallèle, l’article A.R.S. § 16-1005(H)-(I) (issu de la House Bill 2023) prévoit l’interdiction et la pénalisation de ce qui est péjorativement désigné comme de la « moisson de bulletin » (ballot harvesting), une pratique consistant à confier son bulletin de vote anticipé à autrui, hors exceptions prévues par la loi. 

La Cour d’Appel, dans son jugement rendu le 27 janvier 2020, avait abouti à la conclusion que cette loi porte atteinte au droit de vote des minorités. La Cour, s’appuyant sur le jugement de première instance (DNC v. Reagan (2018)) avait à la fois mis en avant le manque de transports en commun, la faible proportion de personnes disposant d’un véhicule personnel et la forte proportion de la population concernée à occuper un emploi aux horaires inflexibles. « Les Hispaniques, Amérindiens et Africains-Américains sont nettement moins susceptibles que les autres de posséder un véhicule, plus susceptibles de dépendre des transports publics et plus susceptibles d’avoir des horaires de travail rigides ».

Pire encore, le Département de la Justice de l’administration Biden s’est rangé du côté de l’État d’Arizona à travers un brief en amicus curiæ

Des arguments qui manquent cruellement d’éléments statistiques selon le très conservateur juge Alito qui a renversé le jugement de la Cour d’Appel par le truchement d’un test qui, selon toute vraisemblance, validera les nombreuses lois électorales qui fleurissent dans les États républicains. Des lois qui sont, à l’instar de la House Bill 2023, censées lutter contre la fraude électorale.

Une bataille entre Alito et Kagan

S’étalant sur 84 pages, les opinions du juge Alito (joint par les juges Roberts, Thomas, Kavanaugh, Gorsuch et Barrett) et de la juge Kagan (jointe par les juges Breyer et Sotomayor) s’apparentent à une véritable passe d’armes, le premier reprochant à la seconde d’avoir perdu son « zèle pour la signification statistique », la seconde accusant le premier de « passer sous silence les mots forts que le Congrès a rédigé pour atteindre un objectif tout aussi fort : faire en sorte que les citoyens issus des minorités puissent accéder au système électoral aussi facilement que les Blancs. » Bien que l’argumentation du juge Samuel Alito renferme quelques éléments sujets à interrogation, force est de constater que le camp progressiste n’a pas su démontrer le caractère discriminatoire des deux textes en question. Pire encore, le Département de la Justice de l’administration Biden s’est rangé du côté de l’État d’Arizona à travers un brief en amicus curiæ (amie de la Cour).

Pour les démocrates, le refus de l’État de compter les bulletins de vote déposés dans la mauvaise circonscription et la restriction de la collecte des bulletins de vote « affectent de manière négative et disparate les citoyens amérindiens, hispaniques et afro-américains de l’Arizona », en violation de la Section 2 de la loi sur les droits civiques (Voting Rights Act). Le Comité national démocrate (DNC) avance ainsi que les bulletins rejetés car déposés dans le mauvais district (out-of-precinct) le sont davantage pour les populations issues des minorités et pointe du doigt le nombre considérable de bulletins rejetés en Arizona entre 2008 et 2016, un argument rapidement balayé par le juge Alito qui note que le nombre de bulletins rejetés décroît depuis 2012 et que cette décrue s’est poursuivie en 2016 (année d’entrée en vigueur des textes). 

Précisant qu’il renonçait à annoncer un test qui régirait toutes les affaires impliquant la Section 2 du Voting Rights Act, le juge Alito a présenté alors les cinq facteurs d’évaluation permettant de juger la conformité des lois visées ici :

1 – L’importance de la charge imposée par une loi : « Voter demande du temps et, pour presque qui que ce soit, un déplacement, ne serait-ce que jusqu’à la boîte aux lettres la plus proche. Le fait de voter […] exige le respect de certaines règles », a-t-il précisé.

2 – La mesure dans laquelle une loi visée s’écarte de ce qui était la pratique courante lorsque le paragraphe 2 de la Section 2 a été amendé en 1982.

3 – L’importance de toute disparité dans l’impact d’une loi sur les membres de différents groupes raciaux ou ethniques est également un facteur important à prendre en considération, soulignant qu’« il ne faut pas amplifier artificiellement des différences qui sont au fond très minimes. »

4 – L’existence de possibilités offertes par l’ensemble du système de vote d’un État au moment d’évaluer le fardeau imposé par une disposition contestée. Ce qui fait dire au juge Alito que « lorsqu’un État propose plusieurs moyens de voter, toute charge imposée aux électeurs qui choisissent l’une des options disponibles ne peut être évaluée sans tenir compte également des autres moyens disponibles. »

5 – L’importance des intérêts de l’État.

Parmi ces cinq facteurs, le 2e et le 5e sont ceux qui font le moins l’unanimité. « Si telle ou telle chose n’existait pas en 1981 ou 1982, il est normal que les États l’éliminent. C’est un raisonnement circulaire qui n’a aucune base légale et qui est très opportuniste » tonne Leah Litman, professeure de droit à l’Université du Michigan et co-animatrice du podcast Strict Scrutiny. Néanmoins, ce facteur n’est pas vu par le juge comme étant un critère contraignant. Ce dernier a en effet nuancé en précisant que la Cour ne décidait pas si l’adhésion ou le retour au cadre qui était celui de 1982 était licite en vertu de la Section 2. Ainsi, pour le juge Alito, la longévité d’une loi comme l’étendue de son adoption sont seulement des paramètres dont il faut tenir compte.

Le 5e facteur est tout aussi disputé puisque le juge adoube la crainte somme toute très républicaine de la fraude électorale, bien que cette dernière apparaisse comme tout à fait marginale. Anticipant ce contre-argument, le juge a pris à témoin la commission Carter-Baker de 2004, laquelle avance que le vote par correspondance peut conduire à des pressions et à des manœuvres d’intimidation. Elle conclut ainsi que « les États devraient donc réduire les risques de fraude et d’abus dans le vote par correspondance en interdisant aux tierces parties — organisations, candidats et militants de partis politiques de manipuler les bulletins de vote par correspondance. » En outre, le juriste prétend rappeler une évidence en précisant qu’un État a le droit d’agir pour prévenir la fraude sans attendre que celle-ci ne se manifeste.

Enfin, lorsqu’il s’agit d’analyser le caractère discriminatoire des deux lois, la juge Kagan note la plus forte probabilité pour les minorités de voir leurs bulletins rejetés. Reprenant les éléments mis en avant par la Cour d’Appel, elle rappelle que les bulletins des populations hispanique, africaine-américaine et amérindienne ont une probabilité deux fois plus élevée d’être rejetés. Un trompe-l’œil pour le juge de la majorité qui retourne les statistiques à son avantage.

« Manipulation statistique »

Sans remettre en cause les chiffres énoncés par la juge Elena Kagan, le juge Alito précise qu’une politique qui fonctionne pour plus de 98 % de l’électorat, minorités comprises, a peu de chances de rendre un système « inégalement ouvert ».

Dénonçant une utilisation « très trompeuse », le juge s’attarde sur la méthodologie utilisée par la Cour d’Appel pour le 9eCircuit. « La Cour de District a constaté que, parmi les comtés qui ont déclaré des votes hors circonscription lors de l’élection générale de 2016, environ 99 % des électeurs hispaniques, 99 % des électeurs africains-américains et 99 % des électeurs amérindiens qui ont voté le jour de l’élection ont déposé leur bulletin dans la bonne circonscription, tandis qu’environ 99,5 % des électeurs non issus des minorités l’ont fait. Sur la base de ces statistiques, le 9e circuit a conclu que “les électeurs issus des minorités en Arizona ont voté hors circonscription deux fois plus souvent que les électeurs blancs”. Il s’agit précisément du type de manipulation statistique que le juge Easterbrook a critiqué à juste titre, à savoir 1,0 ÷ 0,5 = 2. Bien comprises, les statistiques ne montrent qu’une petite disparité qui ne permet guère de conclure que les processus politiques de l’Arizona ne sont pas ouverts de manière égale. »

Une démonstration à laquelle semble souscrire la juge Kagan elle-même, qui reconnaît dans une note de bas de page être « d’accord avec la majorité pour dire que les “très petites différences” entre les groupes raciaux n’ont pas d’importance. Certaines disparités raciales sont trop faibles pour étayer une conclusion d’inégalité d’accès parce qu’elles ne sont pas statistiquement significatives – c’est-à-dire qu’elles pourraient être le fruit du seul hasard. […] En outre, il peut exister un certain seuil de ce que l’on appelle parfois la “signification pratique” – un niveau d’inégalité qui, même s’il est statistiquement moyen, est tout simplement trop insignifiant pour que le système juridique s’en préoccupe. »

Cependant, si la juge progressiste semble souscrire aux propos de la majorité, elle persiste à voir dans la loi interdisant la collecte de bulletins de vote (House Bill 2023) une disposition discriminatoire.

Querelle postale

« Les faits critiques pour l’évaluation de la loi sur collecte des bulletins de vote ont trait au service postal » nous dit la juge Kagan. Ainsi, elle affirme que la population amérindienne se repose essentiellement sur ces services de collecte compte tenu du manque criant d’accès aux services postaux. Elle souligne l’absence de service public postal de proximité dans les zones rurales d’Arizona, conduisant la population amérindienne à faire jusqu’à deux heures de route pour trouver une boîte aux lettres. Des preuves considérées comme « circonstancielles et anecdotiques » selon le brief de l’administration Biden. Aux remarques de la majorité, qui reprochent l’absence de données statistiques ou de témoignages, la juge Kagan rétorque que l’Arizona n’a jamais compilé de données sur la collecte des bulletins de vote par des tiers.

Des preuves considérées comme « circonstancielles et anecdotiques » selon le brief de l’administration Biden

En réponse, la majorité s’appuie sur les dispositions légales en vigueur concernant le service public postal, notamment l’article 39 U.S.C. §101(b) qui dispose que le service postal doit fournir un maximum de services postaux efficaces et réguliers aux zones rurales, aux communautés et aux petites villes où les bureaux de poste ne sont pas autonomes et qu’aucun petit bureau de poste ne doit être fermé pour la seule raison qu’il est déficitaire. Par conséquent, le juge Alito conclut qu’ « un prétendu manquement du service postal à ses obligations légales dans un endroit particulier ne constitue pas en soi un motif pour annuler une règle de vote qui s’applique à l’ensemble d’un État. »

À l’heure actuelle, il est donc difficile de soutenir l’argument selon lequel la fin du ballot collection nuit considérablement à l’exercice du droit de vote des populations amérindiennes, à fortiori quand, en 2020, le taux de participation de ladite population a augmenté de 12 et 13 % dans les deux réserves les plus importantes. En outre, la House Bill 2023 prévoit des exceptions permettant à un membre de la famille, du foyer ou à un personnel soignant d’apporter un bulletin : une disposition qui demeure plus permissive qu’en AlabamaNevada, ou Pennsylvanie.

Une décision en demi-teinte

L’opinion du juge Alito a laissé un goût amer aux progressistes et pour cause : son cheminement a abouti à mettre davantage la charge de la preuve sur les minorités que sur les États, lesquels n’ont plus vraiment à justifier la modification de leur droit électoral puisqu’invoquer la lutte contre la fraude suffit à opérer des changements qui ont un impact, même marginal, sur l’exercice du droit de vote des minorités. En cela, le juge Alito ne déroge pas à ce qu’il avait écrit dans Abbott v. Perez : « Chaque fois qu’un plaignant prétend qu’une loi étatique a été promulguée avec une intention discriminatoire, la charge de la preuve incombe au plaignant et non à l’État. » Comme l’a souligné la juge Elena Kagan : « Bien sûr, prévenir l’intimidation des électeurs est un intérêt public important. Bien sûr que la prévention de la fraude électorale l’est aussi. Mais ces intérêts sont également faciles à faire valoir sans fondement ou en guise de prétexte dans les cas de discrimination électorale. »

Pour autant, Brnovich v. DNC ne doit pas être vue comme sonnant le glas du Voting Rights Act : si ni l’intention ni la conséquence discriminante n’ont été reconnues en ce qui concerne l’Arizona, la Section 2 du VRA demeure. Peut-on s’attendre à d’autres lois du même acabit ? Oui, assurément. Il est néanmoins encore trop tôt pour tirer des conclusions sur leurs effets.

États-Unis : l’impossible abolition de la peine de mort ?

Peine de mort aux États-Unis © Issia

Abolir la peine de mort au niveau fédéral et inciter les États fédérés à suivre l’exemple du gouvernement fédéral : telle était la promesse de campagne du candidat Joe Biden. Une promesse qui reflète l’important degré de complexité qui entoure la question de la peine capitale et les difficultés, nombreuses, qui entravent le chemin vers l’abolition totale.

Douze hommes et une femme ont subi la peine capitale durant le dernier mois de la présidence de Donald Trump : un retour des exécutions fédérales en période de « lame-duck » (période entre l’élection présidentielle et la fin de mandat d’un président sortant) inédite depuis plus d’un siècle et ce au terme d’un moratoire vieux de dix-sept ans. Son successeur, Joseph R. Biden, avait promis la fin de la peine de mort au niveau fédéral et des mesures incitatives de manière à en réduire l’usage au sein des États fédérés. Une gageure à l’heure où le Département de la Justice appelle la plus haute juridiction du pays à revenir sur le jugement de la Cour d’Appel du 1er circuit et ainsi confirmer la condamnation à la peine capitale pour Dzokhar Tsarnaev, reconnu coupable de l’attentat du marathon de Boston en 2013.

La subtilité de la promesse du président Biden traduit toute la complexité de la question du recours à la peine capitale dans le système fédéral américain. En dépit de la Supremacy Clause de la Constitution qui prévoit une hiérarchie entre loi fédérale et loi des États, l’hypothèse d’une loi fédérale abolissant la peine de mort en préemptant les lois des États se heurterait à une contestation constitutionnelle. Quant aux mesures incitatives promises par Joe Biden, outre les questions qu’elles pourraient soulever sur leur efficacité, elles seraient sans nul doute contestées et laisseraient, là encore, le dernier mot à une Cour suprême dont l’approche interprétative serait plus que défavorable à l’action du président démocrate.

Pourquoi le Congrès ne peut pas voter l’abolition totale

Si le Congrès peut abolir la peine de mort pour les crimes fédéraux, chaque État demeure souverain en matière de droit pénal : il s’agit d’un point essentiel de la doctrine constitutionnelle de la double-souveraineté (dual-sovereignty), particulièrement chère à la Cour du juge John Roberts. Conformément à la Constitution, le Congrès des États-Unis ne peut légiférer qu’en vertu des pouvoirs énumérés par celle-ci dans l’Article 1, Section 1.

L’une des solutions permettant une abolition globale tant au niveau fédéral qu’au niveau des cinquante États seraient que la justice considère la peine de mort comme inconstitutionnelle car en violation du 8e amendement (qui interdit au gouvernement de recourir à des « peines cruelles et inhabituelles ») : aujourd’hui difficilement envisageable compte tenu de la configuration de la Cour suprême, la décision Furman v. Georgia de 1972 avait pourtant conduit les gouvernements des États à revoir leur application de la peine capitale. La décision, historique, s’était attirée les foudres du professeur Raoul Berger, qui, dans son ouvrage intitulé Death Penalties (1982), avait dénoncé la révision du 8e amendement comme « une arrogation de pouvoir de plus sous l’égide du 14e amendement ». Pour l’ancien professeur de droit de Harvard, « Le contrôle de la peine de mort et du processus de condamnation, peut-on affirmer avec assurance, a été laissé par la constitution aux États ».  William J. Brennan et Thurgood Marshall, juges dissidents dans Furman, avaient au contraire considéré la peine capitale comme intrinsèquement contraire au 8e amendement, reprenant les mots du juge Douglas dans Trop v. Dulles : « [Le 8e amendement] doit tirer sa signification de l’évolution des normes de décence qui marquent le progrès d’une société en pleine maturité ».

Cet attachement à l’évolution des normes de décence a été réaffirmé à de nombreuses reprises par les tenants « progressistes » de la Cour, à l’instar du juge Stephen Breyer ou de la juge Ruth Bader Ginsburg dans Roper v. Simmons, une affaire liée à l’exécution des jeunes de moins de 18 ans. Un critère qui n’est toutefois pas celui des juges les plus conservateurs, à l’image du juge Antonin Scalia, qui s’était empressé, dans Simmons comme dans Atkins, de dénoncer l’activisme judiciaire de la Cour, faisant fi de la règle de droit pour lui préférer l’établissement arbitraire d’une certaine norme de décence. Pour ce thuriféraire de l’interprétation originaliste, « la Cour s’autoproclame donc seul arbitre des normes morales de notre nation – et dans le cadre de cette responsabilité impressionnante, elle prétend s’inspirer des opinions des tribunaux et des législatures étrangers ».

Sans revirement de jurisprudence, la question d’une norme commune aux 50 États continuera de se heurter aux particularités du système fédéral américain au sein duquel la peine capitale est une question locale. La compétence étatique en la matière a par ailleurs été rappelée avec force en 2006 dans Kansas v. Marsh : sous la plume du juge Clarence Thomas, la Cour a affirmé que « l’État dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour imposer la peine de mort, y compris la manière dont les circonstances aggravantes et atténuantes sont évaluées ». Répondant aux opinions dissidentes de la minorité de la Cour (Breyer, Ginsburg, Souter, Stevens), le juge Thomas déclare : « Nos précédents n’interdisent pas aux États d’autoriser la peine de mort, même dans notre système imparfait. Et ces précédents n’autorisent pas cette Cour à réduire les prérogatives des États à le faire pour les raisons que la dissidence invoque aujourd’hui ».

Conscient de la difficulté inhérente au système fédéral, le président Biden avait ainsi proposé d’abolir la peine de mort au niveau fédéral et de recourir aux incitations financières par le truchement de la Spending Clause pour convaincre les États fédérés de renoncer à leur tour à la peine capitale. Une solution plausible qui nécessite néanmoins une mise en œuvre minutieuse. 

Les limites de l’incitation fédérale

En 2012, la Cour suprême rendait sa décision dans la colossale affaire NFIB v. Sebelius concernant « Obamacare » (Patient Protection and Affordable Care Act)… Si colossale que le truculent juge Scalia, durant les arguments oraux, s’était fendu d’un trait d’humour : « Qu’est-il arrivé au 8e amendement ? Vous voulez vraiment qu’on parcoure ces 2700 pages ? »

Parmi les points abordés par les neuf sages, la constitutionnalité de l’incitation financière pour l’extension du programme Medicaid. Initialement, le gouvernement fédéral s’était arrogé le droit de suspendre l’intégralité des aides fédérales accordées pour le programme Medicaid aux États refusant d’étendre ce programme conformément aux dispositions prévues par la loi. Le Chief Justice John Roberts est ainsi arrivé à la conclusion que « dans cette affaire l’ « incitation » financière choisie par le Congrès est bien plus qu’un « encouragement relativement léger » – c’est un pistolet sur la tempe », notant que « ce point de vue a conduit la Cour à invalider les lois fédérales qui réquisitionnent l’appareil législatif ou administratif d’un État à des fins fédérales. Voir, par exemple, Printz, 521 U. S. 933 (annulant la législation fédérale obligeant les agents de la force publique des États à effectuer les vérifications d’antécédents exigées par le gouvernement fédéral pour les acheteurs d’armes de poing) ». Les incitations financières émanant du gouvernement ne sauraient donc être trop fortes, au risque d’être considérées comme coercitives. Dès lors, l’efficacité d’une telle mesure pour freiner l’usage de la peine capitale semble toute relative. En outre, dans un pays où la peine de mort est encore soutenue à 55 %, y mettre fin aurait également un coût politique considérable, à fortiori dans les 24 États qui l’appliquent encore, tous républicains. Un électorat républicain qui soutient la peine capitale à près de 80 %. La dernière solution qui permettrait de mettre un terme à la peine de mort serait d’amender la constitution, un processus long et dont les chances d’aboutir sont proches de zéro.

Amender la constitution ?

Vaste programme que d’amender la constitution des États-Unis. Depuis 1791, année d’adoption des dix premiers amendements (Bill of Rights), elle n’a été amendée qu’à 17 reprises. L’article V en précise les modalités, lesquelles sont multiples, bien qu’au cours de l’histoire, les tentatives, fructueuses ou non, ont toujours suivi le même schéma : une adoption de l’amendement à la majorité des 2/3 à la Chambre des représentants et au Sénat, puis une ratification par au moins les trois-quart des États (soit 38 États). Ce moyen serait néanmoins le plus sûr pour garantir l’abolition et satisferait à la fois les plus farouches opposants à la peine de mort et les plus conservateurs, prompts à dénoncer le « gouvernement des juges » (l’ouvrage le plus connu de Raoul Berger étant « Government by Judiciary ») et à s’écrier « Pass a law! » comme savait le faire Antonin Scalia. La configuration politique actuelle, qu’il s’agisse des nombreux États républicains comme de la composition de la Chambre des représentants et du Sénat, ne laisse cependant entrevoir aucun espoir.

Pour l’instant, les espoirs se concentrent sur l’abolition au niveau fédéral. Le 4 janvier, l’élu du 14 district congressionnel de New York Adriano Espaillait a introduit la H.R.97, intitulée Federal Death Penalty Abolition Act of 2021. Le texte est à l’étude au sein du sous-comité au crime, terrorisme et sécurité intérieure depuis le 1er mars. Si le texte sort du comité, même voté par la Chambre, il devra passer sous les fourches caudines d’un Sénat où le Grand Old Party agitera très probablement la menace d’une obstruction parlementaire (filibuster) pour le faire échouer.

Après 100 jours, pourquoi Biden impressionne la presse française

© LVSL

« Un nouveau Roosevelt ». La presse française s’émerveille devant Joe Biden, ses plans de relance chiffrés en milliers de milliards et ses propositions de hausse d’impôts sur les multinationales et les plus riches. Le centriste se voit repeint en progressiste, par contraste avec des dirigeants européens embarrassés par son volontarisme. Comment expliquer un tel décalage avec sa campagne, qui suggérait une politique plus conformiste ? Faut-il y voir un manque d’objectivité de la presse ou un véritable revirement de Joe Biden ? Par Politicoboy.

Pour son numéro du 22 avril 2021, l’Obs s’est fendu d’une couverture pour le moins audacieuse. La photo de Joe Biden est accompagnée d’une double affirmation :  « Le nouveau Roosevelt – comment Biden enterre l’ultralibéralisme ». À en croire l’hebdomadaire de centre gauche, le président américain aurait « rompu avec tous les dogmes économiques dominants ». L’éditorial va encore plus loin, en affirmant (à tort) qu’Oncle Joe aurait déjà « augmenté les impôts des plus riches et ceux des entreprises ». L’Obs n’est pas le seul média hexagonal atteint d’une poussée de Bidenmania. Le 12 avril, Libération titre « Biden, un nouveau Roosevelt pour l’Amérique ? » et répond par l’affirmative en évoquant « un parfum de révolution à Washington ». Les correspondants du Monde multiplient également les chroniques sur ce thème. « Biden mène une révolution économique » et se situerait quelque part entre Roosevelt (FDR) et Lyndon B. Johnson, l’autre grand président démocrate du XXe siècle qui avait mis en place les régimes d’assurances maladie publiques Medicare et Medicaid et fait de la lutte contre la pauvreté le cœur de son projet de Great Society. Pour justifier cette comparaison audacieuse, l’Obs cite le principal intéressé, qui « a placé un portrait de FDR dans son bureau » et « revendique son héritage »  tandis que Le Monde nous explique que Biden « aime à se comparer » à Roosevelt. La presse française serait-elle devenue la porte-parole de la Maison-Blanche ?

La politique conduite par Joe Biden au cours de ses cent premiers jours ne suffit pas à expliquer cet enthousiasme débordant. L’omniprésence de la comparaison avec l’emblématique Franklin Delano Roosevelt (FDR), l’architecte du New Deal, pose avant tout la question de l’atlantisme satisfait de la presse française et de l’impartialité des médias Américains.

Biden repeint en nouveau FDR : la genèse d’un récit médiatique 

L’élection de Donald Trump a accéléré la polarisation des médias américains en deux camps distincts, pour des raisons essentiellement économiques détaillées par l’enquête de Serge Halimi et Pierre Rimbert [1]. De la même manière que Fox News préfère adopter une ligne partisane destinée à fidéliser un public précis, la presse démocrate a perdu l’essentiel de sa distance vis-à-vis du parti pour lequel vote 93% de son lectorat. 

Les journalistes de cet establishment semblent avoir des difficultés à adopter une position critique face à la nouvelle administration. CNN et MSNBC remplissent souvent le rôle de télévision d’État que Fox News assurait sous Donald Trump. La presse écrite tend à leur emboîter le pas.

Le terrain médiatique était donc fertile pour permettre l’éclosion d’un narratif élogieux, largement suggéré par les équipes de Joe Biden, selon lequel le président démocrate serait un nouveau FDR. Le 1er avril 2021, CNN s’interroge très sérieusement : « Biden va-t-il se faire une place aux côtés de FDR et LBJ ? ». Le Washington Post semble pencher pour la première option, tout comme la radio publique NPRle New YorkerUSA Today et la majorité de la presse de centre gauche. Le New York Times propose « Quatre façons d’expliquer la radicalité de Joe Biden » après avoir vanté « Des débuts qui font échos à FDR » et expliqué « comment l’héritier de FDR transforme le pays ».

Cet engouement pour les politiques inspirées du New Deal peut sembler paradoxal, puisque cette même presse attaquait sans relâche Bernie Sanders douze mois auparavant, lorsque le socialiste semblait capable de remporter la primaire démocrate sur un programme directement inspiré de FDR et revendiqué comme tel. À l’époque, ce nouveau New Deal était taxé d’irréaliste, voire pire. CNN avait comparé Sanders au coronavirus et MSNBC à Adolphe Hitler. Les choses ont évolué rapidement une fois le socialiste hors course.

L’idée selon laquelle Biden sera « le président le plus progressiste depuis FDR » (Vox) a commencé à émerger dès l’abandon de Sanders, dans ce qui s’apparente à un effort coordonné pour convaincre les électeurs progressistes de se rallier derrière le vice-président d’Obama. Les équipes de campagne de ce dernier seraient à l’origine de la comparaison avec Roosevelt, comme le détaille Time Magazine en octobre 2020. 

Le modèle économique des médias américains explique leur perméabilité au récit professé par les équipes de Joe Biden. Or, la presse française de centre gauche et ses correspondants semblent largement influencés par leurs confrères d’outre-Atlantique. D’autant plus que le contexte se prête à un tel narratif : le départ de Donald Trump a provoqué une baisse drastique de l’audimat et Biden n’est pas un personnage particulièrement exaltant. Le repeindre en Roosevelt permettrait d’améliorer les ventes. Son action politique justifie-t-elle cette comparaison maximaliste ?

Joe Biden : une rupture incomplète avec le néolibéralisme

En matière de politique étrangère et migratoire, Joe Biden s’inscrit dans la continuité de Donald Trump. Ce qui n’est pas sans provoquer la furie de son aile gauche. Sur l’économie et le social, à l’inverse, la rupture semble manifeste. Même les journalistes les plus sceptiques n’ont pu s’empêcher d’exprimer leur surprise lorsque la Maison-Blanche a annoncé souhaiter augmenter l’impôt sur les revenus du capital. Avant cela, la hausse du taux d’imposition des sociétés (qui passerait de 21% sous Trump à 28%, après être resté à 35% sous Obama) et le projet d’un impôt plancher pour les profits réalisés à l’étranger par les entreprises américaines ont été décrits comme un changement de paradigme. Le journaliste économique Romaric Godin parle de « rupture avec la révolution reaganienne » et de remise en cause incomplète du néolibéralisme.

Les hausses d’impôts doivent financer un vaste plan d’investissement dans les infrastructures, terme utilisé par les démocrates pour désigner à la fois les ponts, routes, aéroports, chemins de fer, canalisation et réseau électrique, mais également l’internet haut débit et des choses encore moins « physiques », tel que la recherche publique et l’accompagnement des seniors. La loi Pro act, qui doit renforcer drastiquement le pouvoir des syndicats, s’inscrit dans ce vaste projet. D’un certain point de vue, Biden cherche à renouer avec le capitalisme fordien des trente glorieuses, ou du moins sa version sociale-démocrate. Il s’agit de redonner à l’État un rôle important et aux syndicats le pouvoir d’arracher des compromis au patronat. Une approche que d’aucuns jugeront quelque peu anachronique, mais qui contraste avec l’obsession austéritaire de l’Union européenne et s’accompagne d’un plan climat ambitieux.  

Bien que jugé largement insuffisant par l’aile gauche démocrate, il représente le projet écologique le plus abouti jamais proposé par un gouvernement. Le rôle de l’État y est pleinement assumé, tandis que les lubies sur les taxes carbone ont été abandonnées. Un choix délibéré, guidé par la réalité politique et l’efficacité pratique, selon le chef du Conseil économique de Biden, Brian Deese. 

On compte ainsi 215 milliards de dollars pour la rénovation thermique des bâtiments, 175 milliards pour l’électrification du transport routier, 160 milliards pour le développement du ferroviaire et des transports publics, 100 milliards pour la modernisation du réseau électrique et les subventions aux énergies renouvelables, 16 milliards pour colmater les puits de gaz et de pétroles responsables de fuites de méthane – un gaz à l’effet de serre trente fois plus important que le CO2 – et 10 milliards pour la restauration des forêts. S’inspirant du Green New Deal portée par Alexandria Ocasio-Cortez et Ed Markey, le projet met l’accent sur l’aide aux populations défavorisées. 

En ajoutant la perspective d’une potentielle annulation partielle de la dette étudiante et un nouveau plan de 1 800 milliards pour investir dans la protection sociale, les services publics et l’éducation (The American Family plan), on comprend que Biden surprenne positivement. Noam Chomsky résumait ainsi « en matière de politique intérieure, Biden fait mieux que ce qu’on pouvait attendre ». Sans pour autant parler de révolution.

Le plan d’infrastructure de 2.2 trillions reste « modeste » (1 % de PIB par an, 2,5 fois moins que Roosevelt). L’American Family Plan ne fait que mettre en place, à un niveau de prestation inférieur, ce qui est considéré comme des acquis sociaux en Europe, à savoir les congés maternité, les arrêts maladie, la gratuité de la maternelle et de l’éducation supérieure publique, l’accès aux soins pour ne citer que ces exemples. 

La Théorie moderne de la monnaieinvoquée pour payer le plan Covid de 1 900 milliards voté en mars, a été rapidement mise de côté. Les deux prochains projets devront être financés par des hausses d’impôts et non par l’emprunt. Et avec une majorité particulièrement courte au Congrès, rien ne permet d’assurer que Joe Biden parviendra à atteindre ses objectifs. Après avoir abandonné la revalorisation du salaire minimum fédéral promise à Bernie Sanders [2], la Maison-Blanche semble avoir déjà renoncé à une partie de la hausse d’impôt sur les entreprises. Pire, le New York Times s’est récemment fendu d’un éditorial au vitriol pour dénoncer les efforts d’une trentaine de parlementaires démocrates qui exigent le rétablissement d’une niche fiscale pour les ultras-riches en préalable à toute négociation sur le plan d’investissement dans les infrastructures. Une position que le quotidien dénonce comme « politiquement et économiquement indéfendable ». 

Avant de revendiquer l’héritage de ces illustres prédécesseurs, Joe Biden va devoir faire adopter ses plans aux Congrès, dont les membres les plus influents prennent leurs ordres auprès du patronat. [3]

Pour l’instant, Biden procède avec pragmatisme en s’attaquant d’abord aux problématiques les plus consensuels. Son premier succès, le plan de relance Covid, ne lui a pas été inspiré par FDR, mais par Donald Trump. Le milliardaire avait fait voter un projet similaire en avril 2020, et un second volet en décembre. Le changement de paradigme s’est opéré au cours de la dernière année de présidence de Trump, comme le souligne Seth Ackermann, directeur de la publication du site socialiste Jacobin

De même, le plan d’investissement dans les infrastructures est un thème vieux comme le monde, porté par Barack Obama et Donald Trump. Il a le soutien du monde syndical, de l’US Chamber of Commerce et de la National Association of Manufacturers, l’équivalent américain du Medef. Sans les dysfonctionnements politiciens du Congrès et le manque d’habileté de Trump, ce projet soutenu par une majorité écrasante de la population aurait déjà été voté. L’American Family Plan de 1 800 milliards représentera un test plus périlleux, et brille déjà par son souci de préserver les intérêts du capital. 

Biden « refuse d’engager un bras de fer avec le monde des affaires et deux industries de poids : Big pharma et les assurances maladies privées ». (Politico)

En effet, Biden arbitre de nouveau en faveur de son aile droite. L’impôt sur la fortune de Warren et Sanders n’a pas été retenu pour le financer. Au lieu d’abaisser l’âge d’éligibilité à Medicare à 55 ans – ou même 60 ans, conformément à sa promesse de campagne – Biden souhaite renforcer les subventions d’Obamacare. Pour les néophytes, il s’agit d’un point de détail. Mais dans les faits, la première option permettrait d’étendre à 40 millions de personnes l’assurance maladie publique gratuite mise au point par Lyndon B. Johnson, alors que la seconde vise à verser 200 milliards de dollars de subventions aux assurances privées pour abaisser le coût de la couverture santé Obamacare, sans toucher aux franchises exorbitantes. 

La proposition de loi visant à permettre aux assurances publiques Medicare et Medicaid de négocier les prix des médicaments avec les entreprises pharmaceutiques, qui doit permettre de baisser drastiquement les coûts, a également été ajournée. Elle constituait pourtant une promesse centrale de campagne portée par la majorité démocrate au Congrès. 

Comme le note le site Politico, pourtant peu critique envers l’administration démocrate, Biden « refuse d’engager un bras de fer avec le monde des affaires et deux industries de poids : Big pharma et les assurances maladies privées ». Il continue de protéger leurs profits en maintenant les brevets sur les vaccins et en s’opposant à la nationalisation partielle du marché de l’assurance maladie. Après la crise des surprimes, Obama avait refusé de réformer Wall Street en profondeur. Face au coronavirus, Biden préserve un modèle de santé privé pourtant décrié pour ses multiples dysfonctionnements. 

Un virage à gauche qui s’explique politiquement et structurellement

Si Biden ne « rompt pas avec tous les dogmes économiques dominant » comme l’estime l’Obs, il surprend néanmoins par son volontarisme et une certaine rupture – entamée sous Donald Trump – avec l’obsession du libre-échange, l’austérité budgétaire et le recul de l’État. Joe Biden n’a pas connu une forme d’épiphanie pour autant. Ce revirement s’explique par différents facteurs structurels.

Le rapport de force exercé par la gauche démocrate contribue au tournant pris par Joe Biden

Sur le plan personnel, l’ancien vice-président d’Obama s’est toujours situé au barycentre du Parti démocrate. En fin politicien, il est capable de sentir lorsque le vent tourne, et d’adapter son positionnement en conséquence. Or, le Parti démocrate bascule de plus en plus vers la gauche, sous l’effet de plusieurs facteurs. Le plus évident demeure les deux campagnes de Bernie Sanders aux primaires démocrates et l’élection d’un groupe d’élus issus de la gauche radicale au Congrès, dont Alexandria Occasion-Cortez, Ilan Omar et Rachida Tlaib incarnent le fer de lance. Les efforts des différentes organisations citoyennes et groupes militants – on pense en particulier au Sunrise Movement et à Black Lives Matter, ont également porté leurs fruits. Plus largement, l’émergence d’une production intellectuelle abondante, y compris dans le champ économique, a permis d’accompagner ce revirement. Des livres comme Le capital au XXIe siècle de Thomas Piketty font désormais référence dans les colonnes du New York Times et du Washington Post. L’émergence de nouveaux think tanks et d’un écosystème médiatique plus indépendant et progressiste (de Vox à Jacobin) contribue à alimenter le débat et influencer les décideurs. Comme l’explique le politologue et statisticien David Shor, les conseillers et administrateurs du Parti démocrate sont de manière tendancielle plus à gauche que les élus et davantage en phase avec l’aile militante. Le résultat s’observe à travers l’administration Biden : bien que ses membres soient issus de l’establishment et souvent plus ou moins directement compromis par des intérêts financiers [4], ils restent idéologiquement influencés par leur milieu social, lui-même plus réceptif aux idées avancées par la sphère militante du parti.

C’est ce qui ressort de l’interview du New York Times de Brian Deese, directeur du Conseil économique de Biden. Le contraste avec Larry Summers, qui occupait ce poste sous Obama et exerçait une influence considérable sur le Parti démocrate, est saisissant. Deese cite le réchauffement climatique comme principal élément ayant modifié la manière de penser des membres de l’administration Biden. La montée en puissance de la Chine expliquerait également la nouvelle importance accordée par Washington aux investissements publics dans les infrastructures, l’éducation et la recherche.

Brian Deese évoque aussi l’épidémie de coronavirus, qui a exposé la vulnérabilité des États-Unis aux chaînes de production globalisées et a révélé les importantes carences du système de santé américain. La prise d’assaut du Capitole par les militants de Donald Trump et la percée électorale de ce dernier auprès des classes moyennes et populaires est un autre facteur expliquant le virage de Joe Biden. Il semblerait que les démocrates aient pris conscience du danger que représenterait une nouvelle présidence conservatrice en 2024 et se soucient davantage du sort des classes populaires qui sont sur le point de les abandonner. L’approche de la Maison-Blanche est ainsi particulièrement pragmatique et politique. Le but est avant tout de reconquérir l’électorat issu de la working class. Là où Obama avait adopté une approche strictement technocratique et jugeait l’importance de promouvoir son action politique ; indigne de lui, Biden s’efforce de mettre en place des mesures concrètes qui impactent sensiblement les électeurs, et d’en assurer la promotion à chaque prise de parole. 

Le but est avant tout de reconquérir l’électorat issu des classes populaires et de la working class. 

Ainsi, les paiements directs aux Américains sous la forme de chèques Covid initiés par Donald Trump sous la pression de l’aile gauche démocrate en 2020 ont été ressortis par Biden. De même, l’approche choisie pour le plan d’investissement pour les infrastructures met l’accent sur l’aide aux seniors (400 milliards) et aux populations les plus touchées économiquement, dont les communautés rurales. Quant au plan de 1 800 milliards pour les familles américaines, il vise à lever un maximum de barrières auxquelles sont confrontées les classes populaires pour se hisser hors de la pauvreté. La capacité de la Fed à financer ses investissements sans véritable limite, du fait de la souveraineté monétaire des États-Unis ainsi que de la prédominance et du caractère exorbitant du dollar, facilite ce tournant idéologique.

Enfin, le progressisme relatif de Biden s’explique par le rapport de force au Congrès, où Bernie Sanders et ses alliés détiennent un pouvoir non négligeable. Par le poids de leurs votes au parlement, mais surtout à travers les voix qu’ils représentent et dont le Parti démocrate ne pourra faire l’économie s’il compte conserver sa majorité. 

L’aile droite détient néanmoins une capacité d’obstruction considérable, qu’une minorité de sénateurs semble déterminée à utiliser. Le décalage entre les annonces et la réalité pourrait être significatif. Biden va devoir arbitrer entre les deux factions de sa coalition et choisir s’il souhaite suivre les pas de LBJ et FDR ou défendre les intérêts des principaux donateurs qui financent le Parti démocrate. Le combat politique pour le Pro act pourrait servir de premier test. Si les syndicats ont clairement indiqué qu’ils retireraient leurs soutiens aux démocrates si ces derniers ne votaient pas ce texte, les milieux d’affaires y sont particulièrement opposés. 

Contrairement aux célèbres cent premiers jours de FDR, les débuts de Joe Biden laissent planer le doute quant à sa détermination. Pour l’instant, il refuse toujours d’user de ses pouvoirs exécutifs avec ambition, préférant privilégier une action mesurée au Congrès. Au risque de voir le processus législatif accoucher d’une souris.

Pour la gauche française, le progressisme relatif de Biden reste un cadeau appréciable. Il permet de déplacer le débat public sur son terrain de prédilection, loin des questions identitaires et sécuritaires imposées par la droite et l’extrême droite. Comparer Joe Biden, qui déclare : « la théorie du ruissellement n’a jamais fonctionné » et revendique une hausse d’impôt sur le capital et les grandes fortunes à Emmanuel Macron et son obsession pour « les premiers de cordée » semble entièrement justifié. À condition de ne pas tomber dans la caricature imposée par les médias américains et les communicants de la Maison-Blanche.  

Notes :

1. Le Monde diplomatique, mars 2021

2. Lire notre article : Le plan de relance Covid-19 de Biden change-t-il la donne ?

3. Lors d’une rencontre par zoom avec les représentants du milieu des affaires d’Arizona, la sénatrice Kyrsten Sinema a explicitement demandé conseil aux dirigeants d’entreprises. La vidéo fuitée, montre l’étendue de la connivence entre sénateurs dits « modérés » et donateurs issus du privé. 

4. Lire notre article : L’administration Biden, le retour du statu quo néolibéral.

Le plan de relance Covid-19 de Biden change-t-il la donne ?

Planche à billets de dollars. © Pixabay

Le Congrès vient d’adopter le plan de relance Covid de 1 900 milliards de dollars souhaité par Joe Biden. En dépit de quelques reniements de la Maison-Blanche, assimilés logiquement à une forme de trahison par l’aile gauche démocrate, les montants colossaux déployés en direction des plus démunis laissent entrevoir un véritable tournant économique et social ; sinon idéologique. Pour autant, constitue-t-il un changement de paradigme ?

En avril 2020,  le président de la Banque fédérale des États-Unis a voulu rassurer les marchés en indiquant que la FED “ne tombera pas à court de munitions” pour soutenir l’économie. Assurément, en profitant de l’effet de levier permis par le premier plan de relance Covid voté au début de l’épidémie, la planche à billets a tourné à plein régime. Plus de 2 000 milliards de dollars auraient été injectés sous forme de liquidité et de prêts aux grandes entreprises. Du point de vue des firmes multinationales et des classes supérieures, l’opération est un succès. La bourse de New York (NYSE) atteint des sommets en pleine crise sanitaire, les gestionnaires de fonds spéculatifs enregistrent des profits records et les cadres supérieurs et les classes aisées voient leur patrimoine gonfler par l’appréciation des actifs financiers. Ce qui explique le refus du Parti républicain (GOP) de voter un second plan de relance avant la présidentielle de novembre 2020, puis son accord a minima pour une nouvelle injection de 900 milliards en décembre, motivée par les élections sénatoriales de Géorgie qui allaient déterminer le contrôle du Sénat. Depuis, le GOP s’oppose à toute nouvelle intervention budgétaire. De son point de vue, la bourse américaine se porte bien et l’économie repartira dès que les mesures de confinements seront levées. Surtout, avec Joe Biden à la Maison-Blanche et les démocrates majoritaires aux deux chambres du Congrès, l’appétit pour un nouveau plan de soutien s’est rapidement évaporée.

Lire sur LVSL : “Les États-Unis flambent, Wall Street exulte”.

Un impératif politique pour Joe Biden 

Mais la reprise économique en K n’a bénéficié qu’aux plus fortunés. Pour Main street, la situation reste dramatique. Comme Barack Obama huit ans plus tôt, Joe Biden hérite d’une situation catastrophique. Outre les 3 000 décès et deux cent mille cas positifs à la Covid-19 enregistrés à sa prise de fonction, le président démocrate fait face à un taux de chômage deux fois plus élevé qu’avant l’épidémie, à 6.5%. Le risque d’une répercussion sur le logement, compte tenu des nombreux locataires incapables d’acquitter leur loyer, et l’explosion du recours à l’aide alimentaire témoigne d’une situation critique. À cela s’ajoute un contexte politique tendu. Le Parti républicain a refusé de condamner Donald Trump pour son rôle actif dans l’insurrection contre le Capitole. Ce dernier continue d’affirmer que l’élection lui a été volée. Pour les démocrates, un début de mandat en demi-teinte, comme Obama en 2009, risquerait de précipiter le retour au pouvoir du trumpisme. Une reprise économique lente et poussive les condamnerait à perdre leur majorité au Congrès lors des élections de mi-mandat de 2022 et les placerait en position difficile pour aborder la présidentielle de 2024. 

Dans ce contexte, la Maison-Blanche a présenté un plan de relance ambitieux, susceptible de mettre la présidence Biden en orbite. Le leader de la majorité démocrate au Sénat, Chuck Schumer, l’a explicitement confirmé : “Pas question de reproduire les erreurs de l’ère Obama, il faut être ambitieux et agir vite”. Un avis partagé par Bernie Sanders, désormais au cœur du dispositif législatif en tant que président du Comité au budget du Sénat. Il n’a eu de cesse d’expliquer que manquer ce rendez-vous serait dramatique non seulement sur le plan économique, mais également démocratique. “Si les Américains pensent que les élections ne changent rien, ils arrêteront de voter” [1]. Deux promesses de Joe Biden se trouvaient au cœur des préoccupations de Sanders  : les chèques individuels de 2 000 $ et la hausse du salaire minimum fédéral à 15 $ de l’heure. Sur ces deux volets, le sénateur socialiste et l’aile gauche démocrate ont pu constater les revirements de la Maison-Blanche. Pourtant, le plan de soutien adopté au Sénat 50 voix à 49 reste imposant. Bernie Sanders l’a qualifié de “texte le plus ambitieux pour les travailleurs de l’histoire moderne du pays”. [2]

Des montants colossaux pour les classes moyennes et populaires

Au cœur du plan de relance Covid de Joe Biden se trouve une aide financière directe attribuée sous forme de chèques aux Américains gagnant moins de 75 000 dollars par an (150 000 dollars par foyer). Si le plan adopté par Trump en 2020 avait une assiette un peu plus généreuse – 92 % des Américains avaient touché une aide, contre 87 % pour le plan Biden -, les montants offerts par les démocrates sont plus élevés. Aux chèques de 600 $ votés en décembre s’ajoutent 1 400 dollars par adulte, et 1 400 dollars par dépendants. Soit 5 600 $ pour une famille de la classe moyenne avec deux enfants.   

Une allocation familiale de 3 600 $ sur un an pour chaque enfant de moins de six ans, et 3 000 $ pour les autres mineurs, complète le tableau. Si la plupart des pays de l’OCDE offre déjà une forme d’aide parentale de ce type, pour les États-Unis, il s’agit d’une première. Au total, c’est quelque 640 milliards de dollars (un quart du PIB de la France et 3 % du PIB des États-Unis) qui vont ainsi être versés directement aux Américains. Sans compter l’allocation chômage fédérale d’urgence, soit 300 $ par semaine en supplément des aides existantes, débloquée jusqu’au mois de septembre, pour un total estimé à 246 milliards. Selon le Urban Institute, le taux de pauvreté devrait ainsi reculer de 14 à 8 %,  soit une baisse de 42 % pour les Afro-américains, 39% pour les Hispaniques et 34 % pour les Blancs. Une étude du Tax Policy Center estime que les 20 % des Américains les plus pauvres vont voir leurs revenus augmenter de 20 % en 2021. À l’inverse, les 1 % les plus riches ne recevront aucun bénéfice. Comparée aux baisses d’impôts instaurés par Donald Trump en 2017, la différence est saisissante :

Le plan Biden comprend également des subventions pour étendre l’assurance maladie Obamacare et la couverture santé Medicaid, ainsi qu’une extension du régime COBRA qui permet aux employés ayant perdu leur emploi de conserver leur couverture santé (généralement fournie par l’employeur). Vingt-cinq milliards sont également prévus pour aider les locataires à payer leurs loyers. Les fermiers afro-américains, oubliés du plan Trump d’avril 2020, reçoivent 5 milliards d’aides dédiées. De même, les réserves amérindiennes bénéficieront d’un cadeau record de 36 milliards de dollars. [3]

Enfin, des sommes considérables sont allouées au redémarrage de l’économie. 350 milliards iront directement aux États et collectivités locales pour leur permettre de réembaucher les millions de fonctionnaires mis au chômage technique. Quelque 100 milliards iront au secteur de la santé, pour, entre autres, aider la campagne de vaccination et le dépistage. Enfin, 170 milliards sont alloués aux écoles pour leur permettre de rouvrir tout en mettant en place des dispositifs de sécurité (ventilation rénovée, masques, classe par roulement). Les PME et secteurs essentiels reçoivent également quelque 135 milliards de dollars, dont 25 pour la restauration. Seules les classes les plus aisées et les grandes entreprises sont boudées par le plan.  En effet, il contient l’équivalent de 60 milliards de dollars de hausse d’impôts les ciblant, sous la forme de suppression de niches fiscales. [4]

Joe Biden va passer les semaines qui viennent à promouvoir ce plan, déjà approuvé par 7 Américains sur dix et près d’un électeur républicain sur deux. Au cœur de son discours, on trouve l’idée que ce premier effort législatif vise à “remettre l’Amérique debout” et “donner une chance à ceux qui se battent, aux travailleurs et aux classes moyennes”. Il représente 9 % du PIB et va permettre au 40% d’Américains qui n’ont pas de quoi faire face à une dépense imprévue de plus de 400 $ de joindre les deux bouts. Surtout, les démocrates espèrent que certaines dispositions, en particulier l’allocation familiale, seront renouvelées et rendues permanentes. Ils comptent bien faire campagne là-dessus en 2022. Politiquement, c’est d’une grande habileté. Pour autant, l’aile gauche démocrate a failli refuser de voter ce plan après l’abandon ou l’affaiblissement de plusieurs mesures, dont la hausse du salaire minimum à 15$ de l’heure et l’allocation chômage.

L’aile gauche démocrate montre ses muscles…  

Selon Chuck Schumer, la principale erreur de Barack Obama aura été de faire adopter un plan de relance trop timide et mal calibré, provoquant la stagnation de l’économie américaine pour quatre ans. Sous la direction de Larry Summers, Obama avait arbitrairement fixé un montant maximal de 800 milliards de dollars, alors que sa conseillère économique Christina Romers préconisait 1 800 milliards. La raison ? Summers pensait que le Congrès refuserait un montant à quatre chiffres. Les démocrates ont ensuite négocié avec les sénateurs républicains pour obtenir les deux voix nécessaires pour atteindre 60 votes, seuil permettant d’outrepasser le filibuster (minorité de blocage à 41 voix). Le plan a été affaibli par des baisses d’impôts pour les riches, incluses pour séduire les parlementaires républicains. Susan Collins, l’élue du Maine, avait même torpillé une provision pour la rénovation des écoles. [5] On connaît la suite : Obama subira la plus large défaite aux élections de mi-mandat de l’histoire moderne et adoptera ensuite une politique d’austérité budgétaire, sous la contrainte du Parti républicain et les conseils de Larry Summers,  “pavant la voie à Donald Trump” pour reprendre les propos récents de Chuck Schumer.

Décidés à ne pas reproduire ces erreurs, les démocrates ont adopté une tout autre approche en 2021. Le plan de relance, deux fois et demi plus large, se concentre sur une aide directe aux Américains les plus démunis. Une délégation de sénateurs conservateurs emmenés par Susan Collins et Mitt Romney avait été poliment reçue par Joe Biden à la Maison-Blanche fin janvier. Leur offre à 600 milliards a été immédiatement déclinée. Pas question de les laisser jouer la montre. Plutôt que de se plier à la danse des négociations, comme l’avait fait Obama pour sa réforme de santé, Schumer a adressé une fin de non-recevoir aux Républicains, et directement adopté la procédure de réconciliation budgétaire pour faire voter le plan. Ce dispositif permet de se soustraire au filibuster pour passer un texte à la majorité simple au Sénat, mais n’est applicable qu’à condition que le projet de loi impacte de manière notable le budget. Obama avait fait adopter sa réforme de la santé de la sorte, puis Trump ses baisses d’impôts. 

Libéré du chantage des conservateurs, Joe Biden devait encore négocier en interne avec les deux factions de son parti. Les premières critiques sont venues des anciens conseillers d’Obama, Larry Summers en tête. Telle une boussole indiquant toujours le Sud, le chef de file des néokeynésiens s’est prononcé contre les chèques Covid en arguant qu’une idée défendue par Trump et Sanders était nécessairement mauvaise, avant d’agiter le risque inflationniste d’un plan de relance jugée inutile compte tenu de la santé affiché par les marchés financiers. Sur ce dernier point, il a été rejoint par des figures plus respectées, tel que l’ancien économiste en chef du FMI Olivier Blanchard. Leurs arguments ont fait le tour de Washington, bien qu’ils ne reposent que sur une note de quatre pages de la FED de New York mettant en doute l’efficacité des chèques Covid. [6] La Maison-Blanche a flirté avec l’idée de durcir drastiquement leur seuil d’éligibilité. La réaction de l’aile gauche démocrate, qui a fustigé l’absurdité politique d’une telle idée, a vite contraint Biden à abandonner cette piste.

…Mais Sanders perd la bataille sur la revalorisation du salaire minimum à 15 $ 

Le sénateur démocrate et conservateur Joe Manchin (Virginie-Occidentale) s’était publiquement opposé à la revalorisation du salaire minimum à 15 $ de l’heure. Pour lui forcer la main, Bernie Sanders avait obtenu l’inclusion de la revalorisation du salaire minimum fédéral dans le texte initial, adopté par la Chambre des représentants. Le but consistait à forcer Manchin et ses alliés à choisir entre un plan de relance Covid incluant la hausse du salaire minimum ou pas de plan Covid du tout. Mais pour parvenir à ses fins, Sanders devait obtenir du Parlementarian, un fonctionnaire non élu servant d’arbitre au Sénat, la validation de l’usage de la procédure de réconciliation budgétaire pour faire adopter une telle mesure sur le salaire minimum. Cette personne avait déjà autorisé Trump à attribuer des permis de forage pétroliers dans une zone protégée de l’Alaska par cette procédure, arguant que la production d’hydrocarbures rapporterait 5 milliards de recettes fiscales à l’État sur dix ans. Cette fois, l’étude commandée par Sanders au CBO (Congress Budget Office) a démontré que la hausse du salaire minimum aurait un impact budgétaire de 54 milliards. Probablement encouragé par les déclarations publiques de Biden, qui avait jugé que son verdict serait négatif et soufflé le froid sur cet objectif, le Parliamentarian s’est prononcé contre Sanders. On peut y voir un biais idéologique, ou une façon de s’offrir une retraite dorée dans un conseil d’administration d’une grande entreprise. Toujours est-il que l’avis du Parliamentarian pouvait être ignoré par le président du Sénat, c’est-à-dire la vice-présidente Kamala Harris. Tout ce qu’elle avait à faire était de choisir de ne pas tenir compte de cette recommandation. L’opposition aurait alors dû proposer un amendement contre la hausse du salaire minimum, qui aurait requis 60 voix pour passer, soit dix sénateurs démocrates. Autrement dit, rien n’empêchait Biden de passer en force. La Maison-Blanche a pourtant décidé de suivre l’avis du Parliamentarian, privant 32 millions d’Américains d’une hausse de salaire. Le consensus relatif des économistes en faveur de cette revalorisation et son taux de popularité particulièrement élevé au sein de la population américaine – électeurs de Trump compris – n’y auront rien fait. En 2001, Bush junior avait licencié le Parliamentarian pour en installer un autre, favorable à ses baisses d’impôts. Avant cela, différents présidents avaient simplement décidé d’ignorer son avis. Rien n’était a priori impossible. Du fait de la courte majorité démocrate, Bernie Sanders aurait pu menacer de faire échec au texte entier, tout comme Alexandria Ocasio-Cortez et ses alliés à la Chambre des représentants. Mais la gauche radicale américaine a préféré éviter une confrontation frontale avec Biden sur son premier effort législatif.  Leur priorité semblait être de faire adopter les allocations familiales. Cet épisode met néanmoins en lumière le double jeu de Biden et du centre démocrate, qui défend publiquement la revalorisation du salaire minimum, mais se réfugie derrière un obscur fonctionnaire et une convention procédurale pour ne pas avoir à le voter. 

De fait, Sanders a inclus un amendement pour faire adopter la revalorisation du salaire minimum à la majorité qualifiée (60 voix). Huit sénateurs démocrates se sont joints aux 40 sénateurs républicains pour voter contre. Certains sont des proches de Biden, tels que les deux sénateurs du Delaware, ce qui en dit long sur les compromissions de la Maison-Blanche et son manque d’entrain pour défendre cette promesse électorale qui avait pourtant fait office de condition au ralliement de Sanders derrière Biden. 

Non content de cette victoire, Joe Manchin a cherché à affaiblir le texte davantage, obtenant la diminution de l’assurance chômage (passant de 400 $ par semaine à 300 $) et un léger resserrement des conditions d’éligibilité des aides. Douze millions d’Américains qui avaient bénéficié des chèques Trump seront privés de ce versement, ce qui produira 16 milliards d’économies – moins d’un pour cent du montant total du plan. Politiquement, c’est incompréhensible. Pourtant, Manchin voulait davantage de restrictions sur ces deux fronts. Il a dû faire marche arrière après que la Maison-Blanche lui a fait comprendre que l’aile gauche démocrate refuserait de voter le plan à la Chambre des représentants s’il poursuivait dans ce sens. C’est une première : les progressistes ont fini par montrer leurs muscles et fait reculer l’aile droite du parti. 

Changement de paradigme ou simple relance keynésienne ? 

Le fait que Sanders fasse la promotion du plan Biden et évite de dénoncer la trahison électorale représentée par l’abandon du salaire minimum à 15 $ semble indiquer la nature radicale du texte. Les montants colossaux débloqués pour l’Américain moyen et les classes populaires devraient avoir un impact significatif sur la société. D’autant plus que l’allocation familiale a de grandes chances d’être rendue permanente. Or, Joe Biden ne compte pas s’arrêter là. Il qualifie cette première étape de perfusion pour permettre de pallier les effets économiques de la pandémie, mais souhaite poursuivre avec un plan d’investissement dans les infrastructures du pays en vue d’accélérer la transition énergétique. La peur du déficit public semble avoir quitté Washington, comme l’a confié Stephanie Kelton dans une entrevue à paraitre prochainement. À croire que les conseils de l’autrice de l’ouvrage Le mythe du déficit et économiste majeure du courant de la Théorie Moderne de la Monnaie (MMT) ont été écoutés. 

En 2018 encore, la majorité démocrate à la Chambre des représentants avait reconduit une règle de fonctionnement interne dite “PAYGO” pour “pay as you go”, qui nécessite de compenser chaque nouvelle dépense par une nouvelle recette budgétaire. Seuls les budgets militaires y étaient exclus. Mais en 2021, sous l’impulsion de l’aile gauche, le PAYGO a été abandonné. On pourrait donc être tenté de parler de changement de paradigme. D’autant plus que l’ajout d’une assurance chômage supplémentaire démontre l’abandon d’un autre dogme : l’augmentation des allocations chômages ne découragent pas le retour à l’emploi, comme vient de le démontrer l’expérience faite en 2020, où le plan voté par Trump avait alloué 600 dollars d’aides chômages par semaine, sans empêcher une réduction rapide du chômage (de 13 à 7 %) à la fin du premier confinement.

Cependant, les discours sur le niveau inquiétant de déficit n’ont pas totalement disparu de Washington. Certains y voient une excuse pour introduire un impôt sur la fortune, d’autres pour tempérer les réformes structurelles et resserrer la vis dès la Covid passée. Il semble donc trop tôt pour annoncer le triomphe de la “Théorie moderne de la monnaie”. 

De plus, à travers l’abandon de la revalorisation du salaire minimum à 15$, on constate que le président Biden refuse de toucher au rapport de force capital-travail et cherche à préserver le profit des entreprises. Loin d’un changement de paradigme qui verrait des réformes structurelles réorienter le système économique, nous sommes plus en présence d’une mise à contribution de l’outil monétaire pour relancer le modèle existant. Un exemple suffira à illustrer ce point. Pour éviter que les employés licenciés perdent leur couverture santé, le plan Biden inclut des subventions aux assurances privées destinées à remplacer les contributions de l’employeur. La personne au chômage peut ainsi prolonger son assurance maladie sans avoir à en assumer seule les mensualités. L’avantage d’un tel système (désigné par l’acronyme COBRA) est de subventionner les assureurs privés tout en évitant aux employeurs de prendre en charge les externalités liées aux licenciements. Mais quitte à mettre l’État à contribution, les Démocrates auraient pu rendre les chômeurs éligibles au programme public Medicare, normalement réservé aux plus de 65 ans. Seulement, cela aurait considérablement réduit le chiffre d’affaires des assurances maladie privées, et ouvert la porte à une extension du régime public et une nationalisation du secteur de la santé…

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Pour suivre/contacter l’auteur : Christophe @PoliticoboyTX

Références :

1. https://www.newsweek.com/bernie-sanders-warns-democrats-theyll-get-decimated-midterms-unless-they-deliver-big-1563715

2. https://twitter.com/BernieSanders/status/1368256311549435911

3. https://www.huffpost.com/entry/stimulus-check-unemployment-coronavirus_n_603d0bb4c5b601179ebf6766

4. Vox : https://www.vox.com/policy-and-politics/2021/3/6/22315536/stimulus-package-passes-checks-unemployment

5. The intercept : https://theintercept.com/2021/02/03/democrats-covid-stimulus-obama-lessons/

6. The Hill/ American Prospect : https://www.youtube.com/watch?v=jNVj60nheIk

La stratégie de Sanders face aux premières reculades de Biden

© LVSL

Radicaux dans ses propositions, Bernie Sanders l’est moins dans sa stratégie. Refusant d’attaquer Joe Biden depuis la victoire de ce dernier aux primaires démocrates, il tente à présent d’influer sur l’orientation de la nouvelle administration, truffée de lobbyistes et de promoteurs d’une économie de marché dérégulée. Sa stratégie se révèle-t-elle payante pour autant ? Si plusieurs mesures, essentiellement symboliques, ont été prises par Joe Biden, elles sont loin d’avoir entamé le consensus néolibéral – dont le nouveau président fut jusqu’à présent un promoteur aux États-Unis. Tandis que d’aucuns louent Joe Biden pour avoir mis fin à l’orientation climatosceptique du gouvernement précédent, d’autres font observer qu’il fait déjà marche arrière sur plusieurs promesses phares de sa campagne – plan de relance ou augmentation du salaire minimum, entre autres.

Pour une analyse de la composition du gouvernement Biden-Harris, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Administration Biden, le retour du consensus néolibéral ».

Avril 2020, Bernie Sanders jette l’éponge à la primaire démocrate après avoir perdu le Super Tuesday face à un Joe Biden fragile mais dopé par la machine du parti. La situation sanitaire s’aggrave aux États-Unis, le sénateur du Vermont en prend très vite la mesure et ne souhaite pas mettre en danger ses militants lors de rassemblements ou de séances de porte à porte alors que le combat est déjà perdu. Très vite, il décide d’apporter son soutien à son ancien rival, qu’il qualifie « d’homme honnête » pour combattre « le président le plus dangereux de l’histoire ». En 2016, Bernie Sanders avait fait campagne jusqu’à la dernière primaire qui se déroulait à Washington D.C. La déception dans les rangs de la gauche américaine est palpable. Joe Biden semble n’avoir pour principaux arguments que le fait de ne pas être Donald Trump et celui d’avoir été le vice-président de Barack Obama. Absolument rien de la candidature du démocrate, hormis l’opposition au président Trump, ne peut entraîner l’adhésion des militants les plus politisés.

Bernie Sanders, bien conscient du danger d’une démobilisation de son électorat en novembre, prend les choses en main et négocie avec lui la mise en place d’une équipe mêlant progressistes et centristes afin de co-construire le programme du candidat démocrate. Jusque-là très critique de la passivité du candidat de l’establishment, Alexandria Ocasio-Cortez est invitée à y participer. Ce travail d’équipe est une réussite tant d’un point de vue stratégique que programmatique. Il en découle un ensemble de propositions plus ambitieuses, en particulier sur la thématique de l’environnement avec un plan pour le climat et la transition énergétique évalué à 2 000 milliards de dollars ou encore le travail avec la promesse d’une hausse du salaire horaire minimum à 15 dollars pour tous les Américains et d’un congé payé de 12 semaines en cas de naissance ou de maladie. Ce travail commun crée une dynamique nouvelle et un début d’unité autour de Joe Biden dans le camp démocrate. Il y a fort à parier que sans l’intervention de Bernie Sanders, rien n’aurait été fait pour retravailler les propositions de celui qui devrait faire face à la machine de guerre Trump quelques mois plus tard. En optant pour la collaboration, le sénateur du Vermont se protège de toute critique de l’establishment. Recycle-t-il pour autant une partie de son programme ?

L’entrisme : une stratégie nécessaire pour la gauche américaine ?

Cet entrisme, mené par la principale figure de la gauche américaine, est nécessaire dans un système politique favorisant le bipartisme. Faire cavalier seul revient à perdre automatiquement l’élection présidentielle ainsi que les élections pour le Congrès. C’est aussi faire perdre le Parti démocrate et risquer de voir une vague conservatrice déferler sur Washington. Ce constat est partagé par des organisations politiques de gauche telles que les Democratic Socialist of America (DSA) dont est issue Ocasio-Cortez. À défaut de pouvoir être une réelle force politique indépendante, la gauche tente d’influer l’orientation politique du Parti démocrate. Le passage par ce dernier pour mettre en œuvre une politique de gauche sociale présente au moins deux avantages : un poids réel dans la vie politique américaine et une véritable force de frappe pour les élections, du point de vue de la communication et de la mobilisation.

Si l’entrisme n’a pas toujours été une réussite au cours de l’histoire politique de la gauche, il semble que cette stratégie ait porté ses fruits ces dernières années aux États-Unis. La percée de Bernie Sanders en 2016 pourrait être considérée comme l’élément fondateur du renouveau de la gauche américaine. Indépendant au Sénat mais affilié au Parti démocrate à la primaire de 2016, il réussit l’exploit de challenger Hillary Clinton grâce à une large mobilisation de terrain et des levées de fonds gigantesques, composées uniquement de petits dons de particuliers. Cette percée a permis de donner une large visibilité aux idées du sénateur du Vermont, telles que la hausse du salaire horaire minimum fédéral à 15 dollars ou le programme d’assurance santé public Medicare For All.

La victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle, quelques mois plus tard, a mis en lumière la nécessité pour le Parti démocrate de revoir en profondeur sa copie et a validé les alertes successives émises par Bernie Sanders sur l’orientation néolibérale des politiques proposées par l’establishment. Voyant que la défaite face au milliardaire n’était pas suffisante pour provoquer des changements de logiciel, il a participé, avec des organisations militantes de terrain comme le Sunrise Movement, à la mise en place de contre-candidatures aux primaires démocrates post-élection de mi-mandat pour le Congrès. C’est ainsi qu’Alexandria Ocasio-Cortez, Ayanna Pressley ou encore Rashida Tlaib ont créé la surprise lors des midterms de 2018 en sortant victorieuses face aux candidatures centristes du parti. Particulièrement douées pour l’utilisation des réseaux sociaux, elles ont contribué à la diffusion d’idées progressistes dans l’électorat démocrate, notamment chez les plus jeunes militants, et ainsi bousculé les ténors du Parti démocrate au Congrès.

Une entrée en matière essentiellement cosmétique de Joe Biden

La victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle, le maintien de la Chambre des représentants et la reprise du Sénat étaient nécessaires pour assurer les coudées franches aux démocrates. Le 3 novembre, les deux premières conditions sont remplies et les élections sénatoriales de Géorgie, remportées à la surprise générale par le Parti démocrate, lui offrent une position, idéale dans les faits, de contrôle du pouvoir exécutif et législatif.

Présentées comme progressistes voire révolutionnaires par la presse, les mesures prises par Joe Biden depuis son investiture dans le domaine socio-économique n’érodent en réalité aucunement le statu quo néolibéral.

Si elle est fragile, tant les majorités au Congrès sont faibles, elle permet tout de même d’envisager des avancées politiques lors des deux premières années de la présidence Biden. Joe Biden a-t-il mesuré l’importance d’un changement de cap radical en cette période de crise sanitaire, économique et démocratique ? Peu de temps avant d’entrer à la Maison-Blanche il met sur la table la proposition d’un grand plan de relance de 1 900 milliards de dollars comprenant un soutien financier, suivant le principe de la monnaie hélicoptère, de 1 400 dollars pour chaque Américain gagnant moins de 75 000 dollars par an. Joe Biden va même jusqu’à déclarer qu’au vu des circonstances, il n’est plus nécessaire de regarder les déficits et l’endettement. Cette prise de position est immédiatement soutenue par Bernie Sanders.

Dès son investiture, il présente une série de mesures exécutives afin d’agir au plus vite et ne pas reproduire l’attentisme de Barack Obama, douze ans plus tôt. Après deux jours et demi de mandat, vingt-neuf décrets sont signés de la main du nouveau président. Quel bilan peut-on en tirer ?

Sur le plan symbolique et sociétal, la rupture avec l’orientation climatosceptique du gouvernement de Donald Trump est nette. Retour des États-Unis dans l’accord de Paris sur le climat, dans l’Organisation mondiale de la santé (OMS), fin du muslim ban ou encore renouvellement du soutien au programme d’immigration DACA : plusieurs promesses clefs de sa campagne ont rapidement été mises en place.

Qu’en est-il du domaine socio-économique ? Plan de relance, hausse des salaires horaires à 15 dollars de l’heure, aide alimentaire pour les familles dont les enfants ne vont plus à la cantine, moratoire sur les expulsions de logement et le paiement des prêts fédéraux étudiants jusqu’en septembre… en apparence, le tournant est également significatif. De nouvelles règles éthiques pour les membres du gouvernement sont par ailleurs établies, comme l’interdiction d’exercer une profession de lobbyiste pendant deux ans suivant un départ de l’administration. Enfin, autre mesure notable, Joe Biden réactive le Defense Production Act, permettant ainsi de réquisitionner des entreprises du secteur industriel pour faire face aux besoins d’équipements sanitaires. Cette liste non exhaustive met en lumière la nécessité pour Joe Biden d’écouter sa base. Bernie Sanders s’en félicite : « Nous allons pousser le président aussi loin que possible, mais étant donné qu’il est en fonction depuis moins d’une semaine, je pense qu’il est sur un bon départ ».

Si les violons sont officiellement accordés entre le président et le leader de l’aile progressiste, une analyse attentive de ces mesures socio-économiques les font cependant apparaître comme des coups de communication aux effets peu contraignants, visant avant tout à marquer la rupture avec Donald Trump. Plus important encore : Joe Biden joue l’ambiguïté sur plusieurs de ses promesses les plus importantes en la matière.

L’éternel persistance du statu quo ?

Malgré les récentes mains tendues de Joe Biden envers son aile gauche, Bernie Sanders reste sceptique : « Je vais être très clair : si nous n’améliorons pas significativement la vie du peuple américain cette année, les Démocrates seront anéantis lors des élections de mi-mandat de 2022 ». Le sénateur américain a de quoi être inquiet. En effet, l’équipe gouvernementale de Joe Biden est composée majoritairement d’hommes politiques proches de l’establishment et jusque-là peu enclins à réformer le pays par le biais de mesures sociales et économiques ambitieuses. On peut ici s’interroger sur l’impact réel des mesures éthiques prises par cette même administration Biden pour lutter contre la collusion entre lobbyistes et décideurs politiques.

L’opposition des Républicains au Congrès pourrait être féroce et compliquer grandement la tâche du président…qui a déclaré à plusieurs reprises être en quête d’un consensus bipartisan. Un air de déjà-vu : peu après son élection, Barack Obama avait refusé d’attaquer de front le Parti républicain sur les enjeux sociaux-économiques, et revu à la baisse les mesures les plus ambitieuses de son programme. De quoi accréditer l’analyse selon laquelle un même consensus néolibéral règne en maître au sein des deux partis ?

La plupart des mesures présentées comme progressistes prises par Joe Biden, apparaissent en réalité déjà comme des subterfuges. La proposition d’un chèque de 1 400 dollars aux citoyens modestes constitue une marche arrière par rapport à la promesse de 2 000 dollars, affichée pendant la campagne. La frange la plus libérale du Parti démocrate pousse également en faveur d’un abaissement du seuil d’éligibilité à 50.000 dollars par an pour bénéficier de cette mesure – ce qui restreindrait le nombre d’Américains bénéficiant de cette mesure par rapport à la présidence Trump.

L’application de la promesse de Joe Biden visant à relever à 15 dollars de l’heure le salaire minimum apparaît tout autant sujette à caution. Si tant est que cette mesure soit approuvée par le Congrès, son application sera étalée dans le temps jusqu’en 2025, sans garantie qu’elle arrive à son terme. Joe Biden lui-même s’est déclaré sceptique quant à la possibilité de l’adoption d’une telle mesure en temps de coronavirus.

Les mesures prises sur les dettes étudiantes et les expulsions de logements ont également de quoi laisser sceptique. Alors que la dette étudiante avoisine les 1,5 trillions de dollars et provoque l’inquiétude des analystes financiers les plus orthodoxes du fait de la bulle qu’elle constitue, Joe Biden se contente de répondre par de quelques mesures palliatives. Il prévoit d’étendre le moratoire sur le paiement des dettes étudiantes édicté par le précédent gouvernement et d’assurer le paiement d’un certain nombre – limité – de créances par le gouvernement fédéral. Quand aux mesures sur les expulsions locatives, Joe Biden se contente d’étendre celles prises par l’administration antérieure.

Il faudrait également mentionner, entre autres sujets qui provoquent l’ire des militants les plus radicaux, les signaux faibles du soutien de Joe Biden à un plan d’assurance maladie bien plus libéral que celui promis lors de la campagne – qui mettrait de côté l’option publique au profit du secteur assurantiel privé.

Présentées comme progressistes voire révolutionnaires par la presse, les mesures prises par Joe Biden depuis son investiture dans le domaine socio-économique n’érodent donc aucunement le statu quo néolibéral. Relevant souvent du symbole, se contentant parfois de prolonger les directives de l’administration antérieure, elles s’apparentent à des mesures conjoncturelles prises en temps de crise et visant à sauver un système économique sans en questionner les fondements.

Bernie Sanders devra donc continuer à faire le pont entre les deux franges démocrates. La tâche s’annonce compliquée pour lui avec d’un côté la pression à exercer sur l’establishment et de l’autre, la modération à imposer aux élus les plus radicaux. Une chose est sûre, plus que jamais, Bernie Sanders est devenu un rouage essentiel du Parti démocrate. La question de savoir si cette stratégie finira par accoucher de quelques résultats reste ouverte.