Qui a peur de Rafael Correa ?

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© Bernardo Londoy

La Cour de cassation d’Équateur vient de confirmer la condamnation de Rafael Correa à huit ans de prison, invalidant de fait sa candidature à la vice-présidence d’Équateur (en binôme avec Andrés Arauz). Cette décision a été précédée par celle du Conseil électoral national (CNE) d’invalider la participation de la coalition Fuerza Comprimiso Social (Force du compromis social) aux élections générales de 2021, soutenue par Rafael Correa. Ces derniers rebondissements s’inscrivent dans un processus de judiciarisation de la politique équatorienne, qui a pour effet d’écarter l’ancien président, dont tout indique qu’il possède de solides bases populaires pour la reconquête du pouvoir. Par Denis Rogatyuk, traduction Mathieu Taybi.


[Lire sur LVSL notre entretien avec Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales »]

La base sociale de Rafael Correa semble cependant être demeurée intacte. Le 8 juillet, on vit apparaître une nouvelle coalition qui incorpora tant les leaders de la Révolution citoyenne que leurs soutiens avec d’autres forces politiques opposées au gouvernement de Moreno – La Union por la Esperanza. Depuis son lancement, la coalition a attiré de nombreux mouvements sociaux, petits partis de gauche, groupes indigènes, étudiants et associations féministes.

Au même moment, le gouvernement se trouve de nouveau dans la tourmente avec la démission du vice-président Otto Sonnenholzner et son remplacement par Maria Alejandra Muñoz. Pendant qu’un certain nombre de ministres posent aussi leur démission auprès de Moreno, celle de Sonnenholzner sonne pour la première fois dans l’histoire de l’Équateur la succession de trois vices-présidents au cours d’un même mandat présidentiel. Sa démission a été accompagnée par un nombre croissant de rumeurs autour d’une possible participation à la campagne présidentielle lors des élections générales de 2021.

Judiciarisation de la politique

La campagne menée contre contre Rafael Correa surpasse en intensité celles initiées contre Lula da Silva au Brésil, Cristina Kircher en Argentine ou Jorge Glas en Équateur. Elle est analogue en bien des aspects à celle qui empêche Evo Morales de concourir, en Bolivie, à une fonction politique depuis son renversement à la suite d’un coup d’État. Elle est le produit d’une stratégie régionale des élites latino-américaines visant à empêcher le retour au pouvoir de présidents qui ne seraient pas entièrement alignés sur leurs intérêts.

[Lire sur LVSL notre dossier consacré au coup d’État bolivien de novembre 2019]

La Cour national de justice a ratifié le 21 juillet la peine d’emprisonnement de huit ans requise contre Rafael Correa à la suite de l’appel émis par l’équipe juridique de Correa. Le procès, dirigé par la procureure Diana Salazar, a sans relâche soutenu que l’ancien président opérait un « réseau de corruption » pendant son dernier mandat entre 2013 et 2017 aux côtés de son parti politique de l’époque, Alliance Pays (Allianza Pais), servant de principal bénéficiaire de pots-de-vins allant jusqu’à 7,8 millions de dollars provenant d’entreprises privées comme le célèbre géant du BTP Brésilien, Odebrecht.

La partie civile n’a pas cessé de mettre en avant une soi-disant preuve, sous la forme des 6000 dollars qu’il a empruntés au fonds présidentiel commun. Avant ce chef d’inculpation, Correa était déjà mis en cause pour 25 autres chefs d’inculpation, allant de la corruption au kidnapping. Comme c’est le cas avec « l’Affaire des pots-de-vins », l’équipe juridique de Correa et de ses alliés ont constamment remis en cause ces chefs d’inculpations pour manque de preuves, de vices de procédures, de violations du code pénal équatorien ou de refus de prise en compte de preuves essentielles qui contredisent les témoignages contre Correa. Jorge Glas, le vice-président de Correa pendant son dernier mandat, a été condamné de la même manière lors d’un procès qui n’a que vaguement respecté les procédures légales établies et qui ne se reposait que sur des preuves fortement discutables.

Au même moment, d’autres leaders historiques de la révolution citoyenne ont été constamment persécutés et menacés par le gouvernement. Tandis que l’ancien ministre des Affaires étrangères Ricardo Patino, l’ancienne présidente de l’assemblée nationale Gabriela Rivadeneira et l’ancienne membre de l’assemblée constituante Sofia Espin ont tous été forcés de demander l’asile au Mexique, d’autres, comme Virgilio Hernandez et le préfet actuel du Pichincha Paola Pabon, ont été arrêtés et emprisonnés pendant plusieurs mois après les révoltes massives menées par les indigènes contre le plan d’austérité de Moreno en octobre 2019.

[Lire sur LVSL notre reportage sur les soulèvements d’octobre 2019 en Équateur, co-rédigé par Vincent Arpoulet : « Amérique latine : le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes »]

Les persécutions contre Correa et ses alliés ont longtemps eu pour but d’empêcher leurs participations aux élections présidentielles de février 2021, malgré le fait que le poids électoral de Correa et de la révolution citoyenne (estimé entre 35 % et 40 % de l’électorat du pays) en fasse la plus grande force politique du pays. Ce n’est que par l’élimination de leur représentation politique légale que le gouvernement de Moreno et ses alliés à droite peuvent temporairement empêcher leur retour au pouvoir.

Une fraude électoral permanente

Depuis la première rupture de l’Alliance Pays en octobre 2017 et la création du Mouvement de révolution citoyenne, le gouvernement de Moreno et ses alliés au sein des institutions judiciaires ont constamment tenté d’enterrer l’héritage de Correa.

Les premières tentatives eurent lieu en janvier 2018, alors que Correa et les 29 membres de l’Assemblée Nationale Équatorienne qui le soutenait ont essayé de former une liste électorale « Révolution Citoyenne », liste qui fut rejetée par le conseil électoral au motif que ce nom était déjà utilisé par « un autre mouvement » (très certainement le reste de l’Alliance Pays aligné avec Moreno). Après cela, ils ont essayé de s’enregistrer sous le nom de « la Révolution Alfarist » (Revolucion Alfarista), en utilisant le nom du leader de la « révolution libérale » équatorienne et ancien président à la fin du XIXe siècle et au début XXe Eloy Alfaro. Cela a été aussi refusé en raison de l’appartenance d’Alfaro à la tradition libérale et non socialiste.

[En avril dernier, LVSL publiait un article d’Andrés Arauz, candidat à l’élection présidentielle équatorienne, traduit par Baptiste Albertone : « Pharmacolonialisme et triage monétaire »]

Après cela, Correa et ses alliés se sont liés avec un petit parti : le Mouvement de l’accord national (Movimineto Acuerdo Nacional ou MANA) en mai 2018, dont Ricardo Patino a été élu en tant que nouveau secrétaire.

Enfin, en décembre 2018, un accord fut trouvé entre le Mouvement de révolution citoyenne et la Fuerza Compromiso Social, précédemment dirigé par un allié de Moreno Ivan Espinel, qui permit aux leaders de la révolution citoyenne d’intégrer le parti et de participer aux élections locales de 2019. Cela eu un certain succès : le parti mobilisa des millions de votes et a remporté d’importantes victoires dans les provinces du Pichincha et de Manabi (les 2ème et 3ème régions les plus peuplés) malgré l’hostilité des médias publics et privés. En dépit, ou plutôt du fait de ces succès, le gouvernement de Moreno a continué de rechercher de nouveau moyens d’empêcher Correa et ses alliés de participer aux élections présidentielles cruciales de 2021.

Cette tentative est passée à la vitesse supérieure au début de l’année 2020 avec la décision en mars concernant « l’Affaire des pots-de-vins » et sa ratification en juillet, empêchant Correa d’occuper une fonction publique pour les 25 prochaines années, bien qu’il y ait un débat à ce propos en ce moment même. Mais, début juillet, le secrétaire général de la Cour des comptes Pablo Celi, a demandé que le Conseil Électoral National élimine le FCS de la liste légale des partis politiques avec trois autres partis mineurs. Bien que la constitution équatorienne interdise explicitement que la Cour des comptes influence la décision du conseil électoral, cela n’a pas empêché Moreno et ses alliés de le faire par le passé. Il s’ensuivit un long ping-pong légal entre la Cour des contentieux électoraux et le Conseil national électoral, le premier rejetant l’appel des membres du CNE de proscrire le parti politique. Sous la pression des procureurs généraux Diana Salazar et de Pablo Celi, le CNE a éliminé le FCS le 19 juillet – une décision qui pourrait être annulée si Correa et son équipe présentent les preuves requises pour le maintien du statut légal du parti. Par ailleurs, le CNE a également rejeté la candidature de Rafael Correa au poste de vice-président d’Équateur en binôme avec Andrés Arauz bien qu’aucun obstacle juridique ne semble s’y opposer.

Même si le gouvernement réussit à éliminer le FCS, leurs efforts sont peut-être déjà vains en raison de la formation d’une nouvelle coalition politique progressiste.

Un nouvel espoir pour un pays en ruines ?

La coalition Union pour l’espoir a été fondée le 7 juillet pendant un meeting en ligne entre Rafael Correa, des leaders de la Révolution citoyenne et d’autres organisations politiques : mouvements sociaux et individus.

Outre le Mouvement pour la révolution citoyenne, la nouvelle coalition inclut aussi le parti Centre démocratique (Centro Democratico) du journaliste et ancien préfet Guayas, Jimmy Jailara, qui était auparavant aligné avec le gouvernement Correa entre 2013 et 2017. Parmi les autres mouvements, on compte le Forum permanent des femmes équatoriennes, la Confédération des indigènes et des organisations paysannes (FEI) représentée à l’Assemblée nationale par José Agualsaca, mais aussi le Front national patriotique dirigé par l’ancien ambassadeur au Brésil Horacio Sevilla et SurGente mené par l’ancien ministre du travail de Correa Leonardo Berrezueta. Dans une interview récente avec El Ciudadano, Ricardo Patiño mentionne le fait que plus de 20 autres partis politiques et mouvements sociaux voulaient rejoindre la coalition. Bien qu’il n’y ait pas encore de détails en ce qui concerne les possibles candidats aux postes de président et vice-président, les anciens leaders de la révolution citoyenne seront certainement au premier plan.

La formation de l’Union pour l’espoir et les circonstances socio-économique ressemblent à la première formation de l’Alliance Pays avant les élections présidentielles de 2006, avec pour objectif de former une assemblée constituante et de rédiger une nouvelle constitution. Une profonde crise institutionnelle avec des présidences instables (ou dans le cas présent des vices-présidences), une crise économique résultant de l’application d’un très dur programme du FMI et l’avènement spontané d’un mouvement anti-austérité de masse (les indigènes en octobre 2019 et les Forajidos en 2005) comptent au nombre des parallèles que l’on peut dresser.

D’un autre côté, le parti Pachakutik, qui traditionnellement se voulait les représentants de la population indigène du pays au travers de la CONAIE, a jusqu’ici écarté avec véhémence une quelconque coopération formelle avec Correa et son mouvement. Ceci est principalement du à deux facteurs : la longue histoire de conflits du mouvement avec l’administration de Correa et son alignement récent avec les forces politiques traditionalistes de droite, dont l’exemple le plus proéminent est son appui électoral au magnat de l’industrie de droite, Guillermo Lasso, pendant les élections de 2017. Leonidas Iza, le leader indigène de la province du Pichincha et l’un des principaux organisateurs du mouvement d’octobre 2019, a publiquement déclaré que « le corréisme n’est pas représentatif de la gauche [équatorienne] et qu’il favorise bien plus les groupes aux importants pouvoirs [économiques]. » Pachakutik répétera-t-il la désastreuse stratégie électorale de 2017 consistant à s’aligner avec la droite ?

La stratégie des deux alliances majeures de droite, le Parti chrétien social (PCS) et l’alliance CREO dirigé par Guillermo Lasso, reste incertaine car les deux ont, d’une manière ou d’une autre, soutenu les politiques économiques de Moreno et se sont alignées contre Rafael Correa.

Pas de futur clair pour le gouvernement en place

Tandis que son appareil légal s’est montré efficace pour maintenir ses opposants politiques en marge, la même chose ne peut être dite pour sa gestion de la pandémie de Covid-19, de l’économie ou même de ses propres institutions.

La démission abrupte d’Otto Sonneholzner a été suivie par celle du ministre des Affaires étrangères Jose Valencia et du secrétaire des communications Gustavo Isch (cinquième démission pour ce poste). Au même moment, les statistiques officielles pour le nombre de cas de Covid-19 à la fin juillet était de 83 193 cas actifs et de 5 623 morts – bien que les vrais chiffres soient potentiellement bien plus importants du fait de la dévastation provoquée par l’épidémie dans la ville de Guayaquil tout au long du mois d’avril et de mai. Enfin, les réformes recommandés par le FMI et l’austérité restent de mise et continuent à être appliquées par le gouvernement Moreno.

Cette crise politique et économique générale a créé dans le pays une vacance du pouvoir sans précédent ; les six prochains moins avant les élections générales restent très incertains…

Équateur : néolibéralisme et Covid-19, un cocktail dévastateur

Le président équatorien Lenín Moreno © Présidence de la République d’Équateur.

Le 8 avril, la Cour équatorienne a condamné l’ancien président Rafael Correa ainsi que son vice-président Jorge Glas à 8 ans de prison, tout en leur interdisant l’exercice de fonctions publiques pendant les 25 prochaines années. Cette nouvelle offensive survient à un moment de crise dans le gouvernement de Lenín Moreno. Sa mauvaise gestion de la pandémie du Covid-19 et la révélation de centaines de décès non documentés menacent de provoquer la plus grande crise socio-économique depuis l’effondrement financier et la dollarisation de 2000-2001. Par Denis Rogatyuk, traduction Marie Lassalle.


Pouvoirs autoritaires

Au cours des deux dernières années, le gouvernement de Moreno est devenu de plus en plus enclin à user de tactiques autoritaires et à usurper le pouvoir du système judiciaire pour réduire ses opposants au silence. D’autres dirigeants pro-Correa du Mouvement de la révolution citoyenne, tels que la gouverneure de la province de Pichincha, Paola Pabon, et l’ancien député Virgilio Hernandez, ont été emprisonnés puis libérés faute de preuves. Ricardo Patiño, Gabriela Rivadeneira [ex-présidente de l’Assemblée nationale, ndlr] et Sofia Espin ont eux été contraints de s’exiler au Mexique.

En outre, en août 2019, plusieurs membres du Conseil pour la participation des citoyens et le contrôle social ont été démis de leurs fonctions et remplacés – alors qu’ils avaient été élus en mars de cette même année – après s’être opposés de manière constante aux mesures du gouvernement de Moreno. La répression généralisée contre les manifestants, notamment indigènes, en octobre 2019 – lorsque des mouvements massifs protestaient contre la promulgation des réformes parrainées par le FMI – a placé le gouvernement de Moreno sur la longue liste des régimes répressifs d’Amérique latine. Pendant près d’un mois d’affrontements, des dizaines de militants et de manifestants indigènes ont été tués.

Cette soudaine escalade de la répression, en particulier contre Correa et ses alliés, peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Le gouvernement Moreno est confronté à une crise politique aiguë. Le régime a du mal à se défaire des conséquences des manifestations d’octobre 2019 contre la suppression des subventions aux carburants et les autres réformes mandatées par le FMI.

Ces événements ont en particulier aggravé les tensions avec les organisations politiques indigènes qui sont venues s’ajouter à l’opposition des forces politiques conservatrices traditionnelles basées à Guayaquil. Cette instabilité est aggravée par la crainte qui entoure les prochaines élections générales, prévues pour février 2021, et le possible retour de Rafael Correa à la présidence. Bien que la carte électorale actuelle soit entourée d’incertitude et qu’aucune alliance politique concrète n’ait été conclue, il est largement reconnu dans tous les secteurs politiques que Correa bénéficie du soutien d’au moins un tiers de l’électorat. Compte tenu des divisions actuelles entre les factions politiques proches du gouvernement Moreno et celles qui s’y opposent, cela rend sa victoire d’autant plus probable si sa candidature est acceptée par le Conseil national électoral.

Enfin, la crise du Covid-19 s’est présentée comme une arme à double tranchant pour le gouvernement de Moreno. D’une part, elle lui a permis d’accélérer la procédure judiciaire contre Correa et sa candidature potentielle à la présidence. D’autre part, elle a introduit une répression sévère contre les revendications ouvrières, sous couvert de faire respecter la quarantaine.

Un régime néolibéral dans la tourmente

Dans la mégapole côtière de Guayaquil, les effets de la pandémie pourraient évoquer les ravages d’une zone de guerre ou les scènes d’un film catastrophe. Des centaines de cadavres enveloppés dans des sacs mortuaires – lorsque ce ne sont pas simplement des sacs poubelles – remplissent des camions entiers qui traversent la ville pour livrer leur funeste cargaison à des morgues qui débordent déjà de victimes.

Face à l’impossibilité de cacher la catastrophe, les sources officielles ont commencé à donner des estimations plus précises : le total de personnes infectées et de morts atteignait respectivement 7 161 et 297 le 10 avril – une augmentation de 30% en 24 heures. D’autres sources privées ont indiqué des chiffres bien plus élevés, avec plus de 1 900 cadavres collectés dans la seule province de Guayaquil au cours des deux dernières semaines.

Les trois dernières années du gouvernement de Lenín Moreno ont progressivement détruit le tissu de l’État-providence équatorien ainsi que les projets sociaux initiés et développés pendant la décennie précédente. Durant celle-ci, le secteur de la santé avait bénéficié de la plus haute priorité. La part des dépenses publiques pour ce domaine était passée de 1,81 % du PIB en 2007 à 4,21 en 2016. Les résultats ont été significatifs : le nombre total de médecins est passé de 16 pour 10 000 personnes en 2009 à 20,5 en 2016, le nombre total de lits aux urgences est passé de 473 en 2006 à 2535 en 2018 et le nombre total de lits d’hôpital de 19 945 à 24 359 au cours de la même période. Ce processus s’est toutefois arrêté net suite au virage du pays vers le néolibéralisme et au démantèlement progressif des acquis sociaux construits pendant cette décennie. Bien que les dépenses publiques globales en matière de santé n’aient pas été réduites de manière substantielle, les structures de l’État ont été vidées de leur substance.

Parmi les annonces de ce gouvernement figurent notamment l’élimination de 13 des 40 institutions ministérielles du pays d’ici avril 2019, 2 milliards de dollars de coupes budgétaires par l’élimination de postes ainsi que la privatisation d’un certain nombre de sociétés d’État et d’entités publiques. Avant la crise, Moreno avait pris la décision d’expulser plus de 400 médecins et personnels médicaux cubains en novembre 2019, à l’instar de ses homologues néolibéraux en Bolivie et au Brésil. Il a également été réticent à rétablir les liens diplomatiques avec Cuba afin d’acheter le médicament antiviral Interféron Alfa-2B, actuellement produit par la nation insulaire pour lutter contre la propagation du Covid-19. Affaibli par ce long processus de démantèlement de l’infrastructure gouvernementale, le secteur de la santé n’a pas pu faire face seul à la pandémie.

Cette dégradation se reflète dans le leadership de Moreno lui-même. Sa présidence a progressivement été vidée de sa substance et déléguée à d’autres hauts fonctionnaires. C’est notamment le cas d’Otto Sonnenholzner qui a gagné sa place suite à la gestion désastreuse des manifestations de 2019 par le gouvernement et à sa décision de déplacer temporairement la capitale de Quito à Guayaquil. À partir de début mars et pendant toute la période de la pandémie, Moreno a grandement limité ses apparitions publiques et ses annonces, tandis que Sonnenholzner a pris le devant de la scène.

À bien des égards, Sonnenholzner est le prodige de l’élite économique équatorienne. Remplaçant Maria Alejandra Vicuña à la vice-présidence en décembre 2018 suite à la chute de celle-ci pour corruption, Sonnenholzner a d’abord été nommé à ce poste par le Parti social-chrétien (PSC), classé à droite. Il a ensuite obtenu le soutien de l’Alliance nationale (AP) au pouvoir et des différentes forces politiques alignées sur le nouveau projet néolibéral de Moreno. Professeur à la faculté des sciences économiques de l’Université catholique de Guayaquil et précédemment consultant dans les secteurs de la construction, de l’agriculture et du commerce, ce jeune homme de 37 ans n’avait aucune affiliation préalable avec l’AP ou l’un des partis politiques traditionnels. Cette position a fait de lui l’homme idéal pour combler le fossé entre Moreno et ses nouveaux alliés à Guayaquil. L’un de ses soutiens privés les plus visibles a été l’Association équatorienne de radiodiffusion (ARE), d’autant plus qu’il a réussi à faire abroger la loi de communication de l’ère Correa qui visait à soutenir les médias communautaires et publics tout en limitant le pouvoir des médias privés. Il a depuis joué un rôle de modérateur entre le président et les élites économiques du pays. Plus récemment, certains ont fait remarquer que ses apparitions publiques et ses visites auprès du personnel de santé et des victimes ressemblent davantage à une campagne électorale qu’à une gestion de crise.

Une fois l’étendue de la propagation largement connue, Moreno et Sonnenholzner ont tous deux affirmé que les images qui montraient la quantité de victimes et la répression du gouvernement équatorien étaient le fait de « réseaux en ligne » et de centres de trolls gérés par Rafael Correa et ses alliés. L’annonce a été reprise et promue par un certain nombre de médias privés et de journalistes alignés sur le gouvernement mais largement ridiculisée et critiquée sur les réseaux sociaux. Elle a été suivie d’une autre conférence de presse de Sonnenholzner, pour le moins étrange, où il a présenté des excuses publiques pour « la détérioration de l’image internationale de l’Équateur », plutôt que pour l’absence de réponse initiale du gouvernement. Dans une autre action largement critiquée, la police a procédé à l’arrestation d’un homme pour avoir publié des vidéos critiquant Lenín Moreno et Cynthia Viteri, la maire de Guayaquil. Il répétait en outre les allégations selon lesquelles le nombre réel de personnes infectées et décédées était beaucoup plus élevé que ne le laissaient croire les sources officielles. Cette action a été menée après que le gouvernement Moreno ait annoncé qu’il allait enquêter sur la publication de « fausses nouvelles » concernant l’actuelle urgence sanitaire.

L’austérité aux temps du coronavirus

Avant même l’apparition du Covid-19, le pays était confronté à une crise économique et politique. De nouvelles mesures d’austérité menaçaient de s’installer suite à la signature d’un paquet de dettes de 4,2 milliards de dollars avec le FMI en février 2019. Auparavant, la gestion de Moreno n’avait effectivement pas été en mesure de mettre en œuvre les principales « recommandations » formulées par le fonds, telles que la levée des subventions aux carburants et à l’essence, en raison des protestations massives des mouvements indigènes et syndicaux en octobre 2019.

De plus, la pandémie n’a pas empêché le gouvernement de placer ses obligations envers la finance mondiale au-dessus de la santé de ses citoyens. Le 23 mars, le ministre de l’économie, Richard Martínez, a indiqué que le gouvernement équatorien prévoyait de rembourser 324 millions de dollars de sa dette envers les prêteurs internationaux afin de « remplir ses obligations envers les investisseurs », malgré le besoin évident d’investir d’urgence dans des mesures pour faire face au Covid-19. Ironie du sort, après quelques jours seulement, les dirigeants du FMI et de la Banque mondiale ont préconisé l’allègement de la dette des économies émergentes ainsi qu’un financement d’urgence de plus de 12 milliards de dollars pour aider les pays à lutter contre la pandémie. Au regard de l’étroite coopération du gouvernement Moreno avec les autorités du FMI depuis mars 2019, il semble impossible que celui-ci ait ignoré cette décision dans les jours qui ont précédé son annonce.

Dans le même temps, le gouvernement a lancé l’étape suivante du processus interne d’ « optimisation et de réduction » de l’État et a annoncé 1,4 milliard de dollars de coupes budgétaires – austérité qui résulte à la fois de la pandémie de coronavirus et du récent effondrement du prix mondial du pétrole. Si le secteur de la santé semble avoir été épargné par ces réformes, elles prennent toujours pour cible plusieurs ministres, secrétaires, comités et fonctions publiques de premier plan qui ont été mis en place par Correa. Le secrétariat de la jeunesse, cinq entreprises publiques, quatre secrétariats techniques et l’agence publique de régulation des médias sont autant d’entités dont la suppression ou la privatisation a été confirmée.

Ce cycle d’austérité s’est accompagné de l’annonce de nouveaux impôts, tant pour les particuliers que pour les entreprises, ainsi que d’une réduction de 10 % des salaires des travailleurs du secteur public destinée à amortir la crise. Ces mesures comprennent un impôt temporaire de 5 % sur les sociétés qui ont réalisé plus d’un million de dollars de profits. Un nouvel impôt progressif pour les travailleurs a également été créé : une augmentation de 2 dollars par mois pour ceux qui gagnent plus de 500 dollars et qui monte jusqu’à 4 400 dollars par mois pour les salaires de 50 000 dollars et plus. À ceux qui gagnent moins de 400 dollars par mois, M. Moreno a promis deux paiements de 60 dollars, effectués en avril et en mai.

Jugeant ces mesures largement insuffisantes, des syndicats comme le Front unitaire des travailleurs (FUT) et le Comité des entreprises équatoriennes (CEE) ont annoncé qu’ils s’opposeraient à ces mesures.

La gestion de la crise du coronavirus risque donc de fragiliser davantage un gouvernement à l’impopularité record. Dans ce contexte, on ne peut que s’attendre à un durcissement de la répression de l’opposition, représentée au premier chef par Rafael Correa.

Richesse des terres et pauvreté des nations : l’éternelle malédiction des ressources en Amérique latine

Les présidents Hugo Chávez, Evo Morales, Lula da Silva et Rafael Correa © Marielisa Vargas

Les leaders populistes d’Amérique latine catalysent de nombreux espoirs et frustrations. Adulés pour leurs programmes sociaux, ils se voient cruellement reprocher, en temps de crise, leur échec à transformer la matrice de leur économie. Soutiens et opposants entretiennent alors le mythe selon lequel la santé économique dépendrait exclusivement de leur gestion. Ainsi, Perón aurait industrialisé l’Argentine tandis que Nicolás Maduro aurait plongé à lui seul le Venezuela dans le chaos. Si ce genre d’analyses font mouche sur un format médiatique et militant, où invectives et infox règnent sans partage, elles s’effectuent au détriment de raisonnements scientifiques rigoureux. Pour comprendre les crises récurrentes des pays latino-américains, il faut prendre en compte les contraintes structurelles à leur développement, propres à la malédiction des ressources naturelles.


La période faste des progressismes n’est plus qu’un lointain souvenir. Les années 1970 semblent beaucoup plus proches que les années 2000. Le sous-continent de Bolivar et de San Martin, forgé par ses révolutions et ses nombreux coups d’État, semble condamné à sombrer de manière perpétuelle dans des crises économiques et des troubles politiques.

Tout se passe finalement comme si la région était maudite. Cette malédiction porte en réalité un nom, celle des ressources naturelles. Loin d’être une simple lubie d’économistes en mal de publications, ce courant met en exergue les contraintes structurelles contre lesquelles se fracassent les trajectoires de développement des pays latino-américains. Les crises actuelles et les bouleversements passés y trouvent leur explication profonde, loin de l’hystérie récurrente des débats de surface.

À l’image de l’équipe du libéral Mauricio Macri, tout gouvernement qui ignore les contraintes structurelles est condamné à précipiter son pays dans une débâcle économique accélérée. Tout gouvernement qui tente de les contourner semble destiné à en subir les effets les plus indirects et les plus sournois.

La malédiction des ressources naturelles, plafond de verre et chape de plomb.

Plus un pays est doté en ressources naturelles, moins bonnes sont ses performances économiques. Ainsi se résume l’idée générale de la malédiction des ressources. Le tableau ci-dessous illustre parfaitement cette idée. On peut y voir la corrélation négative entre les exportations de ressources naturelles sur le PIB et le niveau de richesse par habitant pour chaque pays.

Source : Sachs, J.D. et Warner A.M (2001) European Economic Review, pp. 827-838.

Une relation statistique n’implique pas nécessairement un lien de causalité. Encore faut-il en expliquer les raisons. Pour cela, deux courants de pensée se rejoignent et se complètent. D’un côté, celui du structuralisme latino-américain, qui naît en 1949 à la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes) avec les premiers travaux de l’argentin Raul Prebisch. De l’autre, celui qui découle de la découverte du « syndrome hollandais ».

Le premier courant met en avant une évolution jusqu’alors insoupçonnée : la dégradation des termes de l’échange pour les pays latino-américains. En d’autres termes, les exportations des pays périphériques achètent de moins en moins de biens manufacturés qui eux, sont importés. L’explication est simple : avec l’enrichissement mondial, la demande de biens manufacturés augmente plus vite que celle des biens primaires dans lesquels se spécialisent les États sud-américains. De fait, si l’on venait par exemple à doubler le salaire d’un travailleur au SMIC, il n’achèterait pas deux fois plus de pommes ou d’oranges, mais il voudrait probablement acquérir une voiture, un ordinateur ou un nouveau téléphone.

Cela provoque un déficit commercial structurel chez les pays périphériques, qui s’accompagne d’une rareté chronique de devises et qui s’aggrave lorsque l’on dérégule le commerce extérieur. En effet, si l’Argentine exporte, à titre d’exemple, du soja, les dollars qu’elle reçoit en échange viennent demander des pesos sur le marché des changes national. À l’inverse, lorsqu’elle importe un avion, elle doit le payer en dollars, que l’importateur doit se procurer sur le marché. On voit donc bien que si les importations surpassent en valeur les exportations, la demande de dollars – qui se font rares – est supérieure à celle de monnaie nationale – le peso. Le prix de la devise nord-américaine augmente dans les mêmes proportions que diminue celui du peso contre lequel elle s’échange. On dit que ce dernier se déprécie. Par conséquent, le prix de toutes les importations mesurées en pesos augmente, ce qui cause une première vague d’inflation. Pour s’en prémunir, les épargnants se ruent vers le dollar, dont le prix augmente à nouveau. Une fois en place, ce cercle vicieux est pratiquement incassable.

Tôt ou tard, les services de la dette viennent drainer l’économie de ses devises, qui se trouve cette fois asphyxiée sous le poids de ses créanciers

L’inflation, déterminée principalement par ce mécanisme et par sa propre inertie acquiert alors un caractère chronique puis, passé un certain seuil, présente des effets récessifs pour les pays concernés. Faute d’exportations suffisantes, l’hémorragie de devises que cause la blessure des déficits courants peut être momentanément compensée par l’endettement extérieur, réalisé en dollars le plus souvent. L’afflux de devises sur le marché des changes neutralise le premier terme du cercle vicieux dépréciation-inflation. Seulement, tôt ou tard, les services de la dette viennent drainer l’économie de ses devises, qui se trouve cette fois-ci asphyxiée sous le poids de ses créanciers.

On rétorquera que le déficit courant est compensé par l’excédent du compte capital. Cette égalité comptable ne se vérifie pas vraiment dans les faits. Les capitaux ont tendance à fuir l’inflation et les pays au bord des crises de la dette. S’ils affluent, ils le font lors des périodes où le taux de change est relativement stabilisé par le processus d’endettement et que leur rentabilité à court terme est garantie par des taux d’intérêt nominaux bien supérieurs à l’inflation. Lorsque l’endettement devient insoutenable et que les services de la dette vident la baignoire de devises plus vite que ce qu’elle ne se remplit, les capitaux étrangers prennent leur « envol vers la qualité », c’est-à-dire vers des titres plus sûrs dans des pays plus stables. La saignée qui en découle provoque une forte dépréciation de la monnaie nationale et une nouvelle vague d’inflation. Trop endetté, le pays se retrouve presque sans marge de manœuvre pour la contenir. Notons que ce facteur d’instabilité s’aggrave avec la dérégulation des marchés des capitaux dans les années 1980, fruit des politiques d’ajustement structurelles mises en place dans le cadre du Consensus de Washington.

Dans ce cas, pourquoi ne pas diversifier la production et développer une industrie locale ? La question revient souvent, notamment adressée sous forme de reproche de la gauche européenne aux gouvernements progressistes latino-américains.

Aussi, il est nécessaire d’explorer cette possibilité dans le cadre des paramètres actuels de la mondialisation. Il s’agit là de produire sur place ce qui cesse d’être importé afin de réduire les déficits commerciaux. Seulement, si l’Uruguay achète moins de biens manufacturés à la Chine, cette dernière reçoit moins de dollars en provenance du pays d’Artigas et de Suarez. La Chine dispose alors de moins de devises pour acheter la production uruguayenne et réduit ses importations à son tour, ce qui vient léser le secteur agro-exportateur de l’Uruguay, principale source de devises du pays.

D’autre part, pour s’industrialiser, l’Uruguay doit importer des machines-outils et de la technologie, alors que ses exportations et l’afflux de devises qui va avec ont diminué. Par conséquent, le déficit courant se creuse à nouveau et vient alimenter l’inflation. L’autre option est de ne pas acquérir ces productions lourdes et couper court au processus d’industrialisation, ce qui ramène le pays à la situation initiale.

Dans les deux cas, le piège de la spécialisation se referme sur les espoirs de développement des nations périphériques et dépendantes.

L’Amérique latine contracte le virus hollandais

À cette trappe structurelle vient s’y ajouter un autre, celle du syndrome hollandais. Ce phénomène s’observe pour la première fois dans les années 1960 aux Pays-Bas. La découverte de grands gisements de gaz booste les exportations hollandaises et les devises affluent vers le pays de la tulipe. Loin d’être une bonne nouvelle, cette manne exceptionnelle de devises constitue une demande soudaine pour les florins[1] qui s’apprécient rapidement : les exportateurs, nouvellement riches en devises, doivent se procurer de la monnaie nationale pour faire face à leurs dépenses et pour acquérir des titres libellés en florins, par exemple. Lorsque la monnaie hollandaise s’apprécie, sa production devient mécaniquement moins compétitive. Cela renchérit les exportations et fait baisser le prix relatif des importations. L’industrie nationale perd des parts de marchés et se contracte, à l’inverse du chômage et de la pauvreté, qui augmentent alors.

Le secteur industriel s’affaiblit aussi du côté de l’offre. Le secteur exportateur du gaz, plus rémunérateur, prive en partie l’industrie de capitaux et de travailleurs qualifiés, qui préfèrent quitter ce dernier pour se diriger vers le premier.

Le schéma ci-dessous résume ce mécanisme.

Source : NRGI, mars 2015.

Ce cadre d’analyse ne tarde pas à se transposer aux pays latino-américains, dont les particularités, loin de l’invalider, continuent de le compléter jusqu’à nos jours.

Par exemple, lorsque le cours du pétrole augmente, on pourrait s’attendre à ce que le bolivar, la monnaie vénézuélienne s’apprécie et que l’inflation diminue dans le pays. Pourtant, c’est l’inverse qui se produit. Dans l’économie bolivarienne, l’effet-demande compense ainsi l’effet appréciation-désinflation : l’afflux de devises se traduit par une importante demande de biens et de services adressée à une offre domestique très limitée. Si le marché ne peut s’ajuster par les quantités, il le fait par les prix, qui augmentent et viennent alimenter une inflation auto-entretenue.

Le syndrome hollandais se complexifie lorsque l’on introduit d’autres variables, comme la volatilité des cours. Celle-ci pose un problème majeur lorsque, comme en Argentine, la rente d’exportation sert en partie à financer le budget public. À partir du moment où le cours du soja commence à chuter en 2014, en plus du déficit commercial, c’est le déficit public qui se creuse, lui aussi source d’inflation.

La volatilité des cours empêche d’autre part de pérenniser une politique de soutien à l’industrie, qui pourrait minimiser les premières conséquences du syndrome hollandais. En effet, si les subventions sont financées par un impôt sur les exportations en période de hausse des cours, leur effondrement prive l’État de recettes budgétaires. L’industrie, privée de subventions, se retrouve alors à la merci de l’impitoyable concurrence internationale.

Le syndrome revêt aussi un volet politique. L’instabilité économique structurelle et les luttes – nationales ou transnationales – pour le contrôle des ressources naturelles entraînent dans leur sillage de nombreuses ruptures de l’ordre constitutionnel, comme l’illustre la longue liste de coups d’État et de guerres civiles qui jonchent tristement l’histoire du continent le plus inégalitaire du monde. Cette instabilité politique empêche de construire un cadre institutionnel favorable au développement des pays à long terme.

Une voie sans issue ?

Le panorama général dépeint jusqu’ici est très pessimiste. Il n’habilite pas pour autant une lecture fataliste et qui ne prendrait pas en compte le succès inégal des différents gouvernements dans la lutte contre cette malédiction. Certains gouvernements réussissent à adoucir les effets des contraintes structurelles sur la population. On pense typiquement à la réduction rapide des taux de pauvreté et de chômage observée durant les années 2000 sous les gouvernements progressistes en Argentine, au Brésil, en Équateur et en Bolivie.
Une réduction similaire s’observe toutefois dans des pays comme la Colombie ou le Chili, ce qui brouille les pistes quant au mérite des gouvernements progressistes en la matière. Mais d’une part les méthodologies de mesure diffèrent et compliquent la comparaison internationale. D’autre part ce qui est mesuré n’est la pauvreté monétaire relative : ce qui fait réellement la différence relève du domaine des biens et services non marchands mis à disposition de la population par la puissance publique. En ce sens, l’effet positif sur le bien-être dû au développement des services publics financés par les entrées de devises n’apparaît pas dans la mesure de la pauvreté ou du revenu par tête. Ainsi, à revenu égal, il vaut mieux vivre en Argentine, où l’éducation et la santé sont gratuites et que le gaz et l’électricité l’étaient pratiquement durant l’époque kirchnériste plutôt qu’au Chili, où seuls les plus aisés peuvent accéder à l’éducation supérieure et à la santé.

D’autre part, lorsque l’on applique des politiques néolibérales conçues pour fonctionner de la même manière en tout lieu et en tout temps, à l’image de l’Argentine de l’ancien président Macri, les résultats sont généralement catastrophiques. La dérégulation du commerce extérieur, du marché des changes et de celui des capitaux provoque à la fois un creusement des déficits commerciaux, une forte dépréciation et une hausse de l’inflation. L’explosion de la pauvreté, déjà structurelle, ne se fait pas attendre. En seulement quatre ans, près de 3,5 millions d’Argentins – sur une population de 46 millions – basculent sous le seuil de pauvreté, dont le taux a dépassé les 35%.

Puis, s’il est vrai que les limites structurelles au développement des pays périphériques soumis à la malédiction des ressources naturelles ne peuvent être conjurées au niveau national, ni à court ni à moyen terme, deux autres échelles restent envisageables pour tenter de dépasser ces contraintes ou d’en adoucir les effets.

Tout d’abord, l’échelle internationale permet de faire appel à la coopération des pays structurellement excédentaires. Certes, la probabilité qu’ils acceptent de réduire les excédents, pourtant financés par les déficits des autres, est très faible. Cette échelle permet surtout de comprendre comment les bouleversements violents de l’ordre économique mondial peuvent ouvrir des fenêtres de tir pour les pays périphériques. En effet, sans la crise de 1929, l’Argentine n’aurait pas pu enclencher son processus d’industrialisation par substitution d’importations qui, malgré toutes les contradictions liées à sa position de pays agro-exportateur, ne prend fin qu’à la suite d’un coup d’État conservateur en 1955.

L’échelle locale offre d’autres solutions partielles. Si elles ne sont pas en mesure de modifier les structures de production, les initiatives populaires apportent de nombreuses réponses aux effets les plus délétères de la spécialisation productive. Par exemple, la récupération des usines en faillite par les travailleurs qui en assurent la continuité productive en autogestion ne représente pas seulement une arme formidable contre le chômage, mais sont aussi un signal fort envoyé aux patrons tentés de définancer leurs entreprises au profit de la spéculation financière.

Les monnaies alternatives, quant à elles, permettent d’assurer un niveau d’activité minimum lorsque les liquidités en monnaie nationale se font rares dans l’économie réelle. L’expérience la plus réussie, le bocade, a permis à la petite province argentine de Tucuman d’alléger son budget en pesos, de réduire sa dette et d’activer la production locale pendant plus de vingt ans, jusqu’au moment où le gouvernement national en décrète la suppression en 2003. Ces monnaies permettent aussi de combattre les effets récessifs de l’inflation, du moment que les circuits dans lesquelles elles circulent sont suffisamment intégrés et diversifiés pour en tirer le potentiel maximal.

Loin d’alimenter des visions défaitistes, la prise en compte des contraintes structurelles permet de nous doter d’une vision éclairée des crises qui secouent actuellement l’Amérique latine et nous empêche de tomber dans des lectures partielles, partiales et manichéennes d’une réalité complexe. En ce sens, il est impossible d’imaginer les solutions futures sans appréhender correctement les soubassements des mécanismes économiques qui façonnent le présent.

[1] Le florin est la monnaie hollandaise avant l’euro.

En Équateur, ces persécutions de journalistes qui n’inquiètent pas la presse française

Le président équatorien Lenín Moreno © Présidence de la République d’Équateur.

Sous la présidence de Rafael Correa, la presse française ne fut jamais avare d’articles dénonçant « l’autoritarisme » du président équatorien. Ce dernier aurait mené, aux côtés de ses alliés Nicolas Maduro ou Evo Morales, une politique féroce de répression de la liberté d’expression et des journalistes d’opposition. Depuis l’élection de Lenín Moreno à la présidence de l’Équateur en 2016 – qui, bien qu’élu sur une plateforme de continuité avec Rafael Correa, a renié l’héritage de celui-ci et effectué un virage politique à 180° – le pays semble être redevenu un paradis pour les journalistes et la liberté d’expression, à en croire la presse française. Lenín Moreno a pourtant lancé une chasse aux sorcières massive contre son opposition, dont les premières victimes sont bel et bien les journalistes. Elle constitue l’attaque la plus significative contre le pluralisme en Équateur depuis plusieurs décennies. Par Denis Rogatyuk. Traduit par Loïc Dufaud-Berchon et Stéphane Pick.


Pour la première fois depuis bien longtemps, un gouvernement a autorisé une police étrangère à pénétrer sur son territoire souverain, l’ambassade d’Équateur à Londres, et à procéder à l’arrestation d’un journaliste dont le statut de réfugié a été reconnu par de nombreuses organisations internationales dont les Nations unies, la Commission inter-Amériques des droits de l’Homme ou encore Amnesty International. Quelles motivations ont poussé Lenín Moreno à livrer Julian Assange à la police anglaise, et probablement bientôt à la justice américaine ? L’octroi d’un prêt de 4,2 milliard de dollars du FMI à l’Équateur y est-il pour quelque chose ?

Quoi qu’il en soit, il ne s’agit là que de la partie émergée d’une campagne de répression contre les opposants au gouvernement Moreno, conduite activement depuis deux ans. Ola Bini, développeur de logiciel suédois, activiste Internet et défenseur de longue date de la vie privée sur la toile, a été arrêté et détenu pendant presque 30 heures sans audition le 11 avril à Quito, capitale de l’Équateur, pour une prétendue collaboration avec Julian Assange et des tentatives illégales de hacking informatique. Une fois l’audition commencée, aucune charge contre lui n’a été présentée, les autorités préférant demander une détention préventive de 90 jours.

Les allégations selon lesquelles il collaborait depuis l’Équateur avec des hackers russes sont étayées par la relation amicale qu’il entretient avec Julian Assange, ses visites à l’ambassade équatorienne à Londres et son soutien au travail de Wikileaks. Le 2 mai, la Cour de la province de Pichincha lui a interdit de faire appel et l’a renvoyé en détention dans le centre El Inca, sous le prétexte de nombreux livres sur l’hacktivisme informatique qui sont en sa possession.

Bini lui-même, ainsi que ses parents, ses conseils juridiques et de nombreuses personnalités politiques de premier plan considèrent que sa détention fait de lui un prisonnier politique du gouvernement Moreno, sa persécution étant motivée par la volonté de criminaliser Julian Assange, et de faire oublier les scandales de corruption qui accablent Moreno. Dans une lettre publiée le 6 mai, Bini expose son expérience du système carcéral équatorien, le décrivant comme « un mélange malsain de longues périodes d’isolement et d’ennui parsemées de menaces diverses et d’actes de violence ». Sous la pression des organisations internationales, la Cour de Pichincha a fini par proclamer sa libération au bout de 70 jours de détention.

de nombreux journalistes et Conseillers en communication sous le gouvernement Correa ont également subi des pressions de la part du gouvernement moreno. 

Cette campagne contre l’opposition a également pris la forme de censures incessantes de stations de radio d’opposition, de sites Internet d’information critique – ou publiant tout simplement des informations sur le scandale INA papers qui éclabousse le gouvernement Moreno.

Les journaux et sites web Ecuadorenmediato, Ruta Kritica, Radio Pichincha Universal et Hechos Ecuador ont été ou bien censurés, ou bien victimes de cyberattaques, ou bien purement et simplement arrêtés sur ordre du Ministère de la Communication de l’Équateur. De plus, de nombreux journalistes et conseillers en communication sous le gouvernement Correa, dont Fernando Alvarado, Marco Antonio Bravo, Carlos Bravo, Patricio Pacheco, Carlos Ochoa et Richard Macias, ont également subi des pressions et des harcèlements de la part du gouvernement Moreno.

Correa Chavez
Rafael Correa, ex-président d’Équateur, aux côtés de Hugo Chavez. Il est actuellement réfugié en Belgique. Ses proches sont victimes de procès politiques incessants en Équateur. ©Bernardo Londoy

Le régime Moreno ne montre par ailleurs aucun signe de ralentissement de la persécution des responsables de la Révolution citoyenne [nom donné au processus politique mené par Rafael Correa en Équateur de 2007 à 2017]. Un mandat d’arrêt préalable à tout procès a notamment été émis contre Ricardo Patiño, l’ancien ministre de la Défense, de l’Économie et des Affaires étrangères, sur des charges d’incitation à la violence – fondées sur un discours qu’il a donné en octobre 2018 dans une réunion interne de son parti dans lequel il appelait à une « résistance combative » impliquant une « saisie des institutions publiques » comme outil d’opposition au gouvernement de Moreno.

Patiño comptait parmi les figures les plus importantes du gouvernement Correa. Il a joué un rôle crucial dans la construction de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) et l’organisation de l’asile de Julian Assange, puis dans l’engagement du Mouvement de la révolution citoyenne (MRC, mouvement dirigé par Rafael Correa) dans les organisations d’opposition au gouvernement de Moreno et à son tournant néolibéral. Patiño a d’ailleurs quitté l’Équateur le 17 avril, et réside temporairement au Mexique.

Enfin, la guerre politique et psychologique contre Rafael Correa et Jorge Glas, ancien vice-président de Rafael Correa, semble atteindre de nouveaux sommets. Rafael Correa, cible de nombreux procès en Équateur, vit exilé en Belgique depuis deux ans. Jorge Glas, quant à lui, est toujours incarcéré dans la prison de Latacunga à Quito sous prétexte de corruption dans l’affaire Odebrecht. Son procès, présentant un certain nombre d’irrégularités et marqué par l’absence effective de preuves matérielles, n’est pas sans rappeler celui de Lula au Brésil. Jorge Glas, en plus de son rôle de vice-président, est également considéré comme l’une des figures majeures de la Révolution citoyenne, responsable en particulier de la mise en place et de la construction de plusieurs gigantesques projets énergétiques, comme celui de l’usine hydroélectrique Coca Codo Sinclair.

Deux autres conseillères de Rafael Correa ont été condamnées à des peines de prison, avant même qu’un procès régulier ait pu être tenu.

Dans sa tentative de décrédibiliser la légitimité du mandat de Correa et de Glas entre 2013 et 2017, le gouvernement Moreno et son avocat général ont tenté d’établir que l’entreprise brésilienne Odebrecht a été impliquée dans le financement illégal de la campagne de 2013 d’Alianza País, l’ancien mouvement politique de Rafael Correa, dans les élections présidentielles et législatives de cette année. Néanmoins, aucune preuve concluante ne semble être venue étayer ces accusations.

Deux autres conseillères de Rafael Correa à cette époque, Pamela Martinez et Laura Terán, ont été elles aussi détenues le 5 mai après la découverte de courriels présentant un transfert potentiel de près de 11,6 millions de dollars provenant de géants de la construction brésilienne vers le compte bancaire d’Alianza País pendant la période 2013-2014 – dans une affaire connue sous le nom d’Arroz Verde. Elles ont été condamnées à des peines de prison préventives, avant même qu’un procès régulier ait pu être tenu, alors que pèsent de sérieux doutes sur la solidité de ces accusations.

Dans le même temps, l’avocat général doit agir sur d’autres affaires de corruption, celles-ci davantage établies, comme celle des INA papers, qui ternissent la présidence de Lenín Moreno et mettent à mal son récit anti-corruption. Pour autant, il va sans dire que tant que Lenín Moreno occupera la présidence de la République équatorienne, ces affaires ne pourront faire l’objet d’aucune mise en accusation judiciaire.

Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales »

https://www.flickr.com/photos/quecomunismo/2315478731
© Bernardo Londoy

En exil en Belgique depuis deux ans, persécuté par son successeur qui l’a trahi et qui a récemment livré Julian Assange, Rafael Correa reste déterminé. Nous l’avons rencontré alors que son mouvement venait d’obtenir des victoires significatives au niveau local contre le pouvoir de Lenin Moreno. Au cours de cet entretien, nous avons pu aborder l’expérience de son passage au pouvoir et du processus de Révolution citoyenne, aujourd’hui en danger, mais aussi les barrières qu’il a trouvées sur sa route et la facilité avec laquelle tout ce qu’il avait construit a été démantelé. Presse aux mains de l’oligarchie, élites corrompues, judiciarisation de la politique en Amérique latine, Rafael Correa s’est livré sans détour. Entretien réalisé par Vincent Ortiz. Retranscrit par Aluna Serrano et traduit par Marie Miqueu-Barneche, Guillaume Etchenique et Maxime Penazzo.


LVSL – On assiste depuis quelques années à un retour en force du néolibéralisme en Amérique latine. En Équateur, ce basculement ne s’est pas opéré par l’arrivée de l’opposition au pouvoir (comme c’est le cas en Argentine ou au Brésil) mais par la subversion interne d’Alianza País, le parti qui vous avait porté à la présidence de la République en 2006 et qui a reconduit Lenín Moreno, que l’on désignait comme votre successeur. Comment cela a-t-il été possible ?

Rafael Correa – Tout d’abord, revenons sur le contexte. Nous sommes effectivement revenus en arrière par rapport à la fin des années 2000, où huit des dix pays d’Amérique du Sud étaient dirigés par des gouvernements de gauche. Cependant, le tableau n’est pas aussi sombre que dans les années 90,  où le second tour des élections opposait systématiquement la droite et l’extrême-droite, où la gauche n’existait pas. Aujourd’hui, la gauche existe, et elle ne stagne pas à 3 %. Au Brésil, elle est arrivée en seconde position aux dernières élections, ainsi qu’en Argentine. En Équateur, nous avons gagné, mais nous avons été trahis. Cette année, la gauche peut remporter les élections en Argentine et en Bolivie.

Il n’y a donc pas, comme dans les années 90, une domination généralisée de la droite. En revanche, elle est prête à tout pour anéantir les dirigeants de gauche partout où elle en a la possibilité, comme à l’époque des dictatures. Regardez le cas de Lula, de Cristina Fernandez de Kirchner, le cas de mon vice-président [ndlr l’ex vice-président équatorien Jorge Glas est aujourd’hui en prison, accusé de « corruption » par les autorités judiciaires équatoriennes], et mon propre cas. Ils essaient d’anéantir la gauche, mais celle-ci est encore profondément ancrée dans les sociétés ; il y a une véritable force qui s’est exprimée il y a quelques semaines pendant les élections locales en Équateur, pour ne donner qu’un exemple.

Que s’est-il passé en Équateur ? Nous avons été trahis. Le gouvernement a remis l’Équateur entre les mains des mêmes groupes qui dominaient le pays avant la Révolution citoyenne. Sa popularité est très faible, et il compte sur l’appui du pouvoir médiatique, contrôlé par les multinationales. Le gouvernement actuel sombre dans la dictature : il fait absolument ce qu’il veut, ne respecte pas l’ordre constitutionnel, ni les normes démocratiques, ni les droits humains, persécute ses adversaires politiques – mais comme cette persécution est dirigée contre nous, on ne dit absolument rien dans le reste du monde ; même en Équateur, les médias sont silencieux sur ces violations.

Le mal qui a été fait est immense, mais nous finirons par gagner.

LVSL – Pendant longtemps, le Conseil national électoral équatorien avait invalidé la création d’un Mouvement pour la Révolution Citoyenne qui représenterait vos partisans sous des prétextes divers. Le 24 mars dernier ont eu lieu les élections au cours desquelles vous avez finalement pu être représenté. Est-ce que vous diriez qu’on assiste à une normalisation de la vie politique en Équateur ?

RC – On a voulu empêcher notre participation par tous les moyens. On nous a volé Alianza País, le plus grand mouvement politique de l’histoire d’Équateur. Nous avons essayé de créer un nouveau mouvement, sous le nom de Mouvement pour la Révolution citoyenne, puis mouvement alfariste [ndlr, d’après Eloy Alfaro, personnalité marquante de l’histoire d’Équateur], puis Maná [ndlr, d’après une ville équatorienne] ; le Conseil national électoral nous a interdit la création de ces trois mouvements. Au moment où ils croyaient nous avoir éliminés, et que nous n’allions pas pouvoir participer aux élections locales du 24 mars, nous avons conclu un accord avec Lista cinco, un parti totalement marginal, mais qui nous a permis de participer aux élections. Malgré le grand nombre de candidatures que nous avons improvisées, malgré le fait que je n’ai pas pu faire campagne en Équateur, étant exilé en Belgique, nous avons gagné dans deux des trois provinces les plus peuplées du pays, et dans la plus peuplée nous sommes arrivés deuxième : cela démontre que nous demeurons la première force nationale.

LVSL – Quel bilan faites-vous de ces élections ? Vos candidats ont gagné dans deux provinces importantes, mais dans une grande partie du territoire vous n’avez pas pu vous présenter. Quel est l’état du rapport de force maintenant avec Alianza País ?

RC – Dans ce contexte, la victoire a consisté dans le simple fait de pouvoir participer ! (rires) Il y a trois mois, nous n’avions tout simplement pas de parti politique. Et les conditions étaient telles que lorsque lorsque les élections ont eu lieu, 30% de la population ignorait que Lista cinco représentait la Révolution citoyenne ! Si ces 30% avaient été informés, nous aurions gagné, par exemple, la municipalité de Quito. Nous avons participé à ces élections dans des conditions extrêmement défavorables, contre tout et contre tous – nous avons seulement pu compter sur le soutien de notre peuple.

Nous avons pu inscrire des candidats à la préfecture dans seulement douze des vingt-trois provinces, des candidats aux municipales dans seulement quarante-neuf des deux cent vingt mairies, et malgré cela, j’insiste, nous avons gagné deux des trois plus grandes provinces, nous avons plus de soixante-six représentants. Bien sûr, nous n’avons pas pu nous inscrire dans tout le pays, mais en nous inscrivant dans moins de la moitié du pays, nous avons obtenu plus de 12% du soutien du peuple. Une simple règle de trois nous indique que si nous avions pu participer dans toutes les provinces, dans tous les cantons, nous aurions au moins 25%. Sans que je sois présent en Équateur, sans qu’une partie importante des gens connaisse notre parti, avec un parti-écran…

LVSL – Nous avons évoqué tout à l’heure le basculement politique qui a eu lieu ces dernières années en Amérique latine, avec l’arrivée au pouvoir de forces néolibérales au détriment des gouvernements nationaux-populaires. Comment analysez-vous ce basculement ?

RC – En Amérique Latine, nous avons eu l’opportunité de créer les conditions internes et externes d’un développement souverain, digne, qui aille de pair avec la justice sociale. Ces conditions étaient réunies, par exemple, au sortir de la Seconde guerre mondiale. Quand les élites ont réalisé qu’elles perdaient le contrôle, elles ont opté pour la mise en place de dictatures militaires, dans les années 60 et 70. Aujourd’hui, elles sont de nouveau prêtes à tout pour anéantir tout mouvement progressiste, souverain, nationaliste, promouvant la justice sociale, qui contesterait leur pouvoir. C’est ce qui vient de se produire en Équateur.

Après avoir exercé une domination absolue dans les années 90, elles ont subi défaite après défaite, jusqu’à ce qu’elles en viennent à se dire : « plus jamais ça ! ». Considérant que les États-Unis les avaient négligées, les élites se sont finalement concertées afin de tout mettre en œuvre pour reprendre le pouvoir. Elles sont désormais disposées à anéantir les dirigeants de gauche, comme durant les années 70, à l’époque de l’opération Condor [ndlr, opération conjointe de dictatures militaires et de mouvements paramilitaires en Amérique latine, coordonnée par la CIA et le département d’État américain, visant à anéantir l’influence des communistes en Amérique latine ; elle s’est soldée par des dizaines de milliers d’assassinats et de cas de tortures en quelques années]. Nous assistons en ce moment à un Plan Condor 2.0, sans appui militaire, sans assassinats politiques : les élites se contentent d’assassiner des réputations, par le lynchage médiatique et les accusations judiciaires.

Regardez ce qui est arrivé à Lula, à Cristina Kirchner, à mon vice-président : il s’est écoulé près d’un an et demi depuis qu’on les a mis en accusation judiciaire pour « corruption », sans que l’on ne parvienne à trouver un seul élément concluant.

Cependant, nous ne sommes pas non plus dans les mêmes conditions que dans les années 90. Nous ne sommes plus la « gauche des 3 % » ; j’ai moi-même une base électorale d’environ 40 % en Équateur. Le Parti des travailleurs a fini second aux élections présidentielles brésiliennes, les héritiers du kirchnerisme ont terminé seconds aux élections présidentielles d’Argentine, et remporteront probablement les prochaines élections.

Les élites sont prêtes à tout pour réduire ces alternatives à néant, par l’usage de leur arme la plus létale : la presse. Ceux qui pensent que nous pouvons entamer des processus de changement sans remettre en cause le système médiatique dominant en Amérique latine n’ont rien compris. C’est quelque-chose qui nécessite une réflexion sérieuse : le principal instrument dont disposent les élites pour maintenir en place des gouvernements corrompus et détruire les vestiges du progressisme se nomme la presse. Nous n’avons plus de démocratie, nous avons une démocratie médiatique. La démocratie est censée venir du peuple, et non pas des propriétaires des médias. Si nous souhaitons une véritable démocratie, nous devons réfléchir à quoi faire de cette presse que l’on appelle fréquemment la « gardienne de la démocratie » et qui, lorsqu’on prête attention à l’histoire de l’Amérique Latine, s’est avérée être la gardienne des dictatures – et des pires dictatures.

LVSL – En Équateur, plusieurs ex-responsables de la Révolution Citoyenne ont été mis en accusation judiciaire sous le prétexte de la « corruption ». Votre ex-vice-président Jorge Glas est en prison, vous-même avez été attaqué par le système judiciaire équatorien. Comment analysez-vous ce processus de judiciarisation de la politique en Équateur ? Pensez-vous que l’on assiste au même phénomène qu’en Argentine ou au Brésil ou les juges s’érigent en faiseurs de rois ?

RC – C’est une stratégie régionale. Les élites n’ont plus besoin de l’armée, mais si elles en avaient besoin, elles n’hésiteraient pas à faire appel à elle. Le pouvoir médiatique et les auxiliaires de justice leur suffisent : ils subissent diverses pressions de la part du pouvoir économique et politique, puis  vous désignent comme « coupable ». Ils ne disent plus « faites entrer l’accusé », mais « faites entrer le coupable », comme à l’époque de Franco.

Ils ont pris le contrôle de la justice, ont toujours eu la mainmise sur les moyens de communication, et peuvent ainsi appliquer ce que l’on appelle le lawfare : la guerre légale, la judiciarisation de la politique. Voyez ce qu’ils ont fait à Lula : ils le détiennent depuis près d’un an, lui interdisent de participer aux élections présidentielles, alors qu’il était le seul qui pouvait battre Bolsonaro. Après quoi, le juge Moro, qui lui a interdit de se présenter aux élections, a accepté le poste de ministre de la justice du gouvernement de Bolsonaro. Il s’est passé quelque chose de similaire avec Cristina Fernandez Kirchner et mon vice-président. Ils n’ont trouvé aucun élément concluant contre eux mais les détiennent prisonniers depuis un an et demi. Nous avons mis nous-mêmes à disposition l’intégralité de nos comptes, qui contredisent leur version des faits, mais nous sommes sous le feu de vingt-trois procédures pénales et criminelles. J’ai la chance de pouvoir travailler en sécurité en Belgique, mais dans le même temps Jorge Glas est en prison. En Équateur, de nombreuses personnes doivent se défendre sans pouvoir travailler, contraints de vendre leur maison, leur voiture, etc.

Il s’agit d’une stratégie régionale destinée à anéantir les dirigeants de gauche et le progressisme. Elle se met en place par le martèlement, l’exagération, la sortie du contexte, l’accusation de corruption, qui aboutit à la destruction de vies politiques, permettant aux élites d’obtenir ce qu’elles n’avaient jamais réussi à obtenir par les urnes.

LVSL Dans votre livre publié en 2010, De la Banana República a la No República, vous analysez le cadre financier, économique et juridique imposé par les États-Unis à l’Équateur : la dollarisation, la mise en place de traités de libre-échange, etc. Sous la Révolution citoyenne, vous avez finalement décidé de ne pas sortir du dollar, de ne pas remettre en cause tous les accords de libre-échange ; en 2016, vous avez même signé un nouvel accord de libre-échange avec l’Union européenne. Pourquoi ne pas avoir choisi de rompre avec ce cadre ? Pensez-vous qu’il est possible de mettre en place des mesures sociales dans le cadre de la dollarisation, en acceptant une certaine forme de libre-échange ?

RC – Si j’avais pu sortir de la dollarisation, je l’aurais fait. Mais les coûts étaient trop élevés. Nous avons donc tenté de mettre en place un modèle économique qui soit à la fois hétérodoxe et progressiste, dans le cadre de cette immense restriction qu’implique la dollarisation. Le principal problème tient au fait que nous n’avons pas le contrôle du taux de change ; le talon d’Achille des pays en voie de développement n’est pas le secteur fiscal mais le commerce extérieur. Le manque de productivité est dû aux facteurs suivants : si on n’est pas compétitif, le déficit du commerce extérieur va augmenter, et si on investit, le déficit augmentera pour tout processus de croissance et de développement. Une variable clef est la variation du taux de change, mais nous ne la contrôlons pas : ceci est la restriction de la dollarisation.

Quant au libre-échange, nous avons certes signé un accord avec l’Union européenne portant sur les bananes, à la suite de dures négociations, deux ans après la Colombie et le Pérou. Nous l’avons conclu avec réticence, mais nous étions obligés de le faire. En revanche, nous n’avons par exemple jamais conclu d’accord de libre-échange avec les États-Unis. En l’absence de politique monétaire (avoir le dollar revient quasiment à abandonner sa politique monétaire par l’instrument du taux de change), nous avons en revanche choisi de mettre en place un grand nombre de politiques commerciales (droits de douane, protectionnisme) qui ont rompu avec le libre-échange.

LVSL – La plupart des gouvernements latino-américains ont été confrontés au défi de la diversification, au fait que leur économie reposait généralement sur une logique extractiviste, concernant souvent un petit nombre de matières premières. Rétrospectivement, comment jugez-vous votre tentative de diversification de l’économie équatorienne ? Quelles ont été les principales contraintes qui ont empêché de faire aboutir ce processus ?

RC – Ce fut l’une de nos préoccupations dès le début. Mais ce sont des changements structurels qui ne peuvent advenir du jour au lendemain. L’absence d’une économie diversifiée, la dépendance à certains produits clefs, à certaines matières premières, est la définition même du sous-développement. Le sous-développement implique par nature une faible productivité. Pour dépasser ce modèle, qu’il s’agisse d’un modèle agro-exportateur ou extractiviste, il ne s’agit pas d’arrêter d’exporter – que l’on pense au soja pour l’Argentine ou aux bananes pour l’Équateur –, de fermer les mines, de stopper les extractions pétrolières, mais plutôt de mobiliser ces ressources pour développer d’autres secteurs. C’est ce que nous nous efforçons de faire depuis le début. Mais les résultats n’arrivent pas en une semaine, un mois, un an ou dix ans. Les processus de développement les plus rapides, dans les pays récemment industrialisés au développement tardif comme Singapour, la Corée du Sud ou Taïwan, ont nécessité 25 à 30 ans de dictature, dans un environnement géopolitique qui plus est favorable.

Nous avons fait au mieux, mais c’est impossible en dix ans. Comment nous diversifier ? En investissant dans le capital humain, afin de créer une économie de la connaissance, en investissant dans le tourisme. Quels en sont les principaux obstacles ? Nous devons former du personnel, et cela est l’affaire de générations. De ce point de vue, nous sommes très fiers de notre programme de bourses d’étude. C’est de loin le plus grand de l’Amérique Latine, comparable dans le monde seulement avec celui du Danemark. Il représente près de 20 000 bourses, plus que dans toute l’histoire de l’Équateur. Cela permet à des jeunes d’aller dans les meilleures universités du monde. Ils se familiarisent avec d’autres cultures et reviennent avec une nouvelle manière de voir les choses et de nouvelles réponses à des questions que l’on se pose aujourd’hui. Nous avons beaucoup parié sur le talent humain, avec ces bourses, mais aussi en exigeant beaucoup plus de nos universités.

LVSL – Votre situation actuelle à l’étranger vous oblige à faire campagne depuis les réseaux sociaux. Quelles difficultés cela implique-t-il ? Vous sentez-vous dans la position de Juan Perón lorsqu’il distillait ses consignes depuis la radio ?

RC – Perón a passé vingt-sept ans hors de son pays, j’espère que j’y reviendrai plus tôt ! (rires).

Après avoir quitté mon mandat avec un taux d’approbation de 70 %, j’ai naïvement pensé à me retirer de la vie politique. J’ai cru que nous avions réussi à consolider quelque chose qui allait se poursuivre, que nous avions forgé des cadres durables. Une de mes grandes déceptions a été de voir à quel point il a été facile de détruire ce que nous avions mis tant d’efforts à bâtir. On peut décider de se retirer de la politique, mais la politique ne nous abandonne jamais. Face aux attaques du gouvernement actuel, je suis obligé de m’impliquer en politique, et comme on ne me laisse pas rentrer au pays, je suis obligé de faire de la politique à travers un iPhone. Malgré cela, je reste le principal opposant à ce gouvernement. Et nous tenons ce gouvernement en échec.

LVSL – Vous avez fait le choix de ne pas vous représenter aux dernières élections présidentielles. Est-ce que vous ne tirez pas la conclusion que cela a affaibli votre tentative de Révolution Citoyenne ? Cela ne montre-t-il pas l’importance du leader dans les processus de changement politique ?

RC – C’est la fable de l’âne, du meunier et de son fils. Si j’avais continué, on aurait dit de moi que j’étais un dictateur, un caudillo, qui souhaite un pouvoir à vie. Maintenant que je suis parti, on me demande « pourquoi ? C’est irresponsable ! » (rires). Il n’est pas possible de contenter tout le monde. Je vois là la marque d’une double morale. Si Angela Merkel est au pouvoir pendant seize ans, élue quatre fois, c’est parce qu’elle est une leader et que l’Allemagne est une démocratie ; si c’est Evo Morales qui brigue un quatrième mandat, c’est un caudillo, et la Bolivie est une dictature.

LVSL – Votre exercice du pouvoir s’est légitimé par l’opposition que vous avez dressée entre la patrie d’un côté, et les élites équatoriennes de l’autre. En Europe, le terme de patrie est parfois rejeté à gauche, et associé à la droite. Que pouvez-vous nous dire de la mobilisation du discours patriotique pour articuler différentes demandes issues de la société ?

RC – Lorsqu’en 2006 nous avons commencé cette campagne, notre slogan était « retrouver une patrie » (volver a tener patria). Les spécialistes nous expliquaient que ça n’allait pas fonctionner, parce que les gens pensaient à leur portefeuille : il fallait parler de création d’emplois, de construction de maisons, d’augmentation des minima sociaux, de baisse des impôts, etc. Nous avons répondu : « nous voulons de nouveau faire rêver les gens ; nous voulons de nouveau avoir une patrie ».

Pourquoi ? Parce que notre patrie était détruite – d’où mon livre, De la Banana República a la no República : le néolibéralisme a tout détruit, jusqu’à la République. Quand je suis arrivé en Équateur, il y avait deux millions d’Équatoriens émigrés. C’est une chose de le dire, c’en est une autre de regarder cette réalité en face. Les émigrés ne sont pas des chiffres. Cette situation nouvelle signifie que beaucoup d’enfants (jusqu’à 50% dans certains cantons, comme Chunchi) étaient élevés par des voisins, ou par les aînés des fratries, parce que leurs parents étaient partis en Espagne, en Italie : des exilés de la pauvreté, suite à la crise qu’a produit le néolibéralisme en 1999. Des phénomènes jusqu’ici inconnus sont apparus, comme le suicide infantile. La société était déstructurée et démobilisée, les gens regardaient leurs chaussures, ils avaient honte de dire qu’ils étaient Équatoriens parce que nous symbolisions l’émigration, la pauvreté, l’exclusion, le manque d’infrastructures et de routes, les carences énergétiques, etc.

C’est là un de nos plus grands succès pour moi : nous avons réussi à faire de nouveau rêver les gens. Nous voulions qu’ils sachent qu’il était possible d’avoir de nouveau une patrie. Pour que les gens croient à ce rêve, il fallait réussir à le transmettre : cela ne signifiait pas être de droite, ou de gauche.

Que signifie « retrouver une patrie » ? C’est retrouver une société où chacun puisse trouver sa place, prendre de nouveau soin de sa terre, pouvoir être heureux sur le sol où il est né, ne pas avoir à émigrer de force. Voilà le sens du rêve que nous avons proposé à l’Équateur en 2006 : avoir de nouveau une patrie.

LVSL – Qui étaient les vendepatria [ndlr, terme utilisé en Amérique latine pour désigner les « traîtres à la patrie », littéralement les vendeurs de patrie] ?

RC – La droite, la même qui est au pouvoir aujourd’hui et qui se vend au Fonds monétaire international. Souvent, ce ne sont pas les États-Unis qui nous imposent un agenda, ce sont nos élites qui demandent, d’elles-mêmes, à ce qu’on leur passe la corde au cou. Ils ont eu recours au FMI sans que ce ne soit nécessaire. Ce sont eux-mêmes qui ont inventé la crise qui n’était alors qu’une simple récession créée par leur incompétence. Il y a bien sûr des intérêts en jeu : ils savent que les programmes du FMI signifient des privatisations, une baisse d’impôts pour les riches, etc. Voilà les vendepatria : ceux qui se soumettent à l’extérieur, pour appliquer des recettes qui viennent de l’extérieur, en fonction d’intérêts extérieurs.

LVSL – Les prochaines élections présidentielles en Équateur auront lieu en 2021, quelle est votre feuille de route d’ici là ?

RC – Nous sommes dans un moment très dur, et c’est la Révolution Citoyenne qui doit revenir à la tête du pays. Nous avons incarné le projet progressiste le plus couronné de succès d’Amérique latine ; nous sommes devenus une référence, dépassant même le continent américain. Jean-Luc Mélenchon, dans l’une dans une de ses campagnes, a présenté un programme qui s’appelait « Révolution Citoyenne », suivant ainsi l’exemple de l’Équateur. Il y a des chaires universitaires en Europe et aux États-Unis où l’on enseigne les politiques hétérodoxes de la Révolution Citoyenne, en particulier les politiques économiques et la gestion de crise. Par exemple, la manière dont nous avons réussi à surmonter ce qui est survenu en 2015-2016, lorsque le baril de brut est tombé sous les 30$, que le dollar s’est apprécié de 30%, et qu’un tremblement de terre de quasiment 8 sur l’échelle de Richter s’est produit en Équateur. Malgré cela, nous avons dépassé cet orage en un temps record, à moindre coût, et sans augmenter la pauvreté et les inégalités.

La Révolution Citoyenne doit revenir, et je serai où il sera nécessaire que je sois. Quel est le plan d’action ? Il va sans doute y avoir des élections anticipées, car malgré le soutien qu’apporte la presse corrompue au gouvernement, elle ne pourra pas occulter les scandales de corruption dont il fait l’objet. On a récemment découvert un compte bancaire secret appartenant au président de la République et à sa famille, où il recevait de l’argent sale issu de contrats avec le secteur public pour ses dépenses de luxe. Ils vont devoir organiser des élections anticipées comme l’indique notre constitution. Dès lors,  il faut se préparer à un scrutin national dès que le rapport de force changera. Tout le reste se résoudra, parce que ce n’est pas un problème juridique : c’est un problème politique.

Scandale de corruption en Équateur : quand le récit autour de Lenin Moreno s’effondre

Le président équatorien Lenín Moreno © Présidence de la République d’Équateur.

Un scandale de corruption qui concerne des millions de dollars de pots-de-vin implique le président de l’Équateur et son cercle proche – comprenant son épouse, Rocio González, son frère, Edwin Moreno Garcés, le conseiller présidentiel, Santiago Cuesta et son ami proche Conto Patiño. La justice équatorienne vient d’accepter que soient menées des enquêtes contre Lenin Moreno.


Sont également mêlés à cette histoire, largement ignorée par les groupes médiatiques équatoriens, Xavier Macías Carmigniani, un lobbyiste impliqué dans des affaires de trafic d’influence, de vente d’armes et d’activités illégales diverses, et son épouse María Auxiliadora Patiño, qui est la fille de Conto Patiño.

Il est important de préciser que dans ce contexte, lobbies ne fait en aucun cas référence à quelqu’un qui représente les intérêts politiques d’une entreprise devant l’État, mais plutôt à quelqu’un qui assure des contrats publics aux entreprises en échange de pots-de-vin qu’il partage ensuite avec l’agent de l’État qui a signé le contrat. En réalité, c’est un moyen de verser des dessous-de-table via un acteur intermédiaire.

INA Investment Corporation

Tout a commencé avec INA Investment Corporation – INA est l’acronyme des prénoms des trois filles de Lenin Moreno: Irina, Karina et Cristina – une entreprise offshore enregistrée au Belize en mars 2012. Un des actionnaires principaux était le frère du président, Edwin Moreno Garcés. INA Corporation a ouvert le compte numéro 100-4-1071378 à la Balboa Bank au Panama. Comme le montre les documents, ce compte était utilisé par Xavier Macías pour gérer les transferts et/ou les paiements vers des tierces parties, en utilisant la même logique que pour les autres comptes. Il est ensuite revenu dans les mains de ses propriétaires et a été utilisé pour les acquisitions de ses mécènes. Des années plus tard, en mars 2015, Edwin Moreno a demandé que son nom soit retiré de l’entreprise, au profit de celui de María Auxiliadora Patiño, épouse de Miguel Macías Carmigniani.

L’existence de cette entreprise a été révélée au grand jour lorsque en décembre 2015, Auxiliadora Patiño a commis l’erreur de payer directement avec le compte d’INA Investment pour des meubles et d’autres biens de luxe achetés à Genève pour Rocío González de Moreno, actuelle première dame d’Équateur.

Cette preuve de corruption souligne les contradictions importantes de Lenin Moreno, de son administration et de leur prétendue promesse de s’attaquer à la corruption après les élections de mai 2017.

Le lobby de la famille Moreno

En 2009, alors vice-président de l’Équateur, Lenin Moreno, a organisé des rendez-vous d’affaires pour son ami proche Xavier Macías Carmigniani, qui se sont soldés par l’attribution de plusieurs contrats à l’entreprise publique chinoise Sinohydro en Équateur. Le vice-président Moreno envoyait en son nom Xavier Macías Carmigniani rencontrer des entreprises étrangères. Il agissait alors comme lobbyiste, recevait des pots-de-vin de l’entreprise chinoise desquels il reversait ensuite une partie à Moreno via la société écran INA Investment Corporation.

Avec le soutien de son beau-père, Corto Patiño, Macías a servi de lien entre les entreprises chinoises, les hommes d’affaires équatoriens et Lenin Moreno, pour recevoir et gérer, comme une figure de proue, une énorme fortune personnelle supérieure à 20 millions de dollars. Corto Patiño a lui-même reçu une commission de 18 millions de dollars de Sinohydro, qu’il n’a jamais déclaré aux autorités fiscales équatoriennes et a cherché à dissimuler en la déposant au Panama. Sous le gouvernement de l’ancien président Rafael Correa, cela avait été détecté par le Service de revenues internes (SRI) équatorien. Des enquêtes ont été ouvertes en mars 2015, qui ont conduit Edwin Moreno à demander que son nom soit rayé de la liste des actionnaires d’INA Investment.

Xavier Macías a également fait du lobbying pour l’attribution du contrat de Coca Codo Sinclair, d’un montant d’environ 2 800 000 000 de dollars américains, le plus important projet d’infrastructure publique de l’histoire de l’Équateur. Les courriels de décembre 2015 indiquent également que l’on avait promis à Xavier Macias un contrat avec Moreno pour la construction de la centrale ZAMORA de 3000 MW. Cette promesse a été faite lors d’un voyage en Europe avec Maria Patiño et l’épouse de Moreno, Rocio González.

De plus, les messages de Macias de 2016 signalent « le retard de 6 mois dans le paiement des commissions » d’août à septembre, et que Lenin Moreno, qui vivait alors à Genève, se plaignait du fait que Sinohydro n’avait pas respecté les dispositions précédemment convenues de paiement des pots de vin.

Macías a également consulté le directeur adjoint de Sinohydro, Hu Ning, au sujet du financement de biens immobiliers que Moreno voulait offrir comme cadeaux. Le montant du paiement obtenu pour ces achats s’élevait à 200 000 $. Dans sa réponse, Hu Ning a remercié Macías pour le soutien reçu de Sinohydro et expliqué qu’en ce qui concerne les projets d’achat de biens immobiliers, cela se ferait « proportionnellement au progrès économique de l’entreprise », c’est-à-dire sur la base de la signature, en cas de victoire aux élections présidentielles de 2017, des contrats promis par Lenin Moreno.

L’analyse approfondie des courriels, ainsi que des messages Telegram et WhatsApp, montre que le couple Macías-Patiño est le gestionnaire des actifs de la famille de Lenin Moreno, offrant ainsi une couverture pour dissimuler les richesses de l’actuel président.

Les routes de l’argent

Contrairement à d’autres cas présumés de corruption en Équateur, ici les preuves abondent : il existe une série de courriers électroniques, de dépôts, de virements, de reçus et même la délivrance d’une carte de crédit pour l’acquisition de biens de luxe tels que des bijoux, des sacs à main en cuir de crocodile et autres, et même le nom de l’appartement en Espagne, sur les rives de la Méditerranée, acheté pour les vacances de la famille présidentielle. Par exemple, des transferts d’un montant total de 19 342 dollars ont été effectués depuis le Panama pour l’achat de meubles à Moinat S.A. Antiquités en Suisse, qui ont ensuite été transportés vers l’appartement de Moreno à Genève alors qu’il était l’envoyé spécial de l’ONU pour les droits des personnes handicapées.

Dans un autre cas, des virements d’un montant total de 133 400 euros ont été enregistrés d’INA Investment vers un compte bancaire de l’Espagnol Emilio Torres Copado, inscrit à la Banque Santander, pour l’achat d’un appartement à Villajoyosa, Alicante. La piste de l’argent mène également aux frères Edwin et Lenin Moreno, via les services MAVCCO International et la société pétrolière Sertectep, appartenant à leur ami personnel, Eduardo López.

Les commissions en espèces ont été déposées dans plusieurs comptes situés dans des paradis fiscaux, qui ont ensuite été traités par INA Investment, en tant que bienfaiteur de la famille Moreno pour financer son style de vie luxueux en Europe et ses voyages à travers le monde.

Le 16 avril 2016, plusieurs provinces équatoriennes ont été secouées par un tremblement de terre de magnitude 7,8 sur l’échelle de Richter, qui a fait 673 morts et des milliers de blessés, en plus de dommages matériels importants. Il a également été prouvé que des fonds alloués à titre de dons aux victimes du tremblement de terre en Équateur avaient également été détournés.

En ce qui concerne cette tragédie, Lenín Moreno, avec son ami et maintenant conseiller présidentiel, Santiago Cuesta, ont pris l’initiative d’attirer des dons pour l’aide humanitaire. Cependant, l’argent collecté a été détourné vers des comptes privés.

Les répercussions

La conséquence la plus surprenante de ces allégations a peut-être été le silence presque complet d’information dans les principaux médias privés et publics en Équateur, ce qui témoigne d’un effort soutenu pour minimiser ces allégations en faveur du maintien de la présidence de Moreno. Moreno lui-même a nié toutes les allégations et tout acte répréhensible, affirmant le 20 février qu’on « a attaqué mon honneur et celui de ma famille, avec une série de données qui n’ont rien à voir avec moi ».

Le lundi 25 février, Ronny Aleaga, membre de l’Assemblée nationale équatorienne, a présenté les deux premières allégations formelles au bureau du Procureur spécial chargé de la lutte contre la corruption et le crime organisé (FECCCO) en Espagne, ainsi qu’à l’Agence fiscale de l’État. Dans les deux cas, les allégations impliquent Moreno et sa famille dans l’achat d’un appartement à Villajoyosa, à Alicante, vendu pour 135 000 euros par Emilio Torres, bien que la valeur réelle du département soit bien plus élevée. À son retour en Équateur, sa conférence de presse a été perturbée par un groupe d’assaillants qui seraient liés à l’ancien président Abdalá Bucaram ainsi qu’au gouvernement actuel. Cela souligne en outre la sensibilité et la probabilité que les allégations d’Aleaga soient vraies.

En outre, la gravité des allégations peut potentiellement invalider les accusations de corruption formulées par Moreno lui-même contre son ancien vice-président, Jorge Glas, et l’ancien président, Rafael Correa. Surtout, ils pourraient potentiellement s’avérer être le coup de grâce pour briser le dos du gouvernement de plus en plus instable de Moreno, qui doit faire face à une opposition croissante dans la rue en raison de sa politique de réduction des dépenses sociales et de la demande d’un programme d’aide financière totalisant 4,2 milliards de dollars du Fonds monétaire international (FMI).

Comment la Révolution Citoyenne d’Equateur a été trahie – Entretien avec Guillaume Long

© Vincent Plagniol pour LVSL

Français de naissance, Guillaume Long a étudié en Grande-Bretagne avant de rejoindre la “Révolution Citoyenne” d’Équateur comme ministre sous plusieurs gouvernements dirigés par Rafael Correa. Il a notamment été ministre des Affaires Etrangères en 2016-2017, lors d’une des phases les plus tendues de l’affaire Julian Assange. Cet entretien est l’occasion pour lui de revenir sur les acquis, les erreurs et les perspectives de la “Révolution Citoyenne” ; sur le cas Julian Assange, et les orientations géopolitiques du gouvernement équatorien ; sur la politique mise en place par le gouvernement de Lenín Moreno ; et sur la nouvelle vague néolibérale et pro-américaine qui balaye l’Amérique latine.


LVSL – Vous avez été ministre sous plusieurs gouvernements présidés par Rafael Correa (2007-2017), avant d’être nommé représentant de l’Equateur aux Nations Unies suite à l’élection de Lenín Moreno. En décembre 2017, vous avez démissionné de votre poste en protestant contre « l’autoritarisme » de Lenín Moreno. Pouvez-vous revenir sur les raisons de ce choix  ?

Guillaume Long – J’ai participé à la Révolution Citoyenne [processus politique de rupture avec le néolibéralisme initié par l’élection de Rafael Correa à la présidence de l’Équateur en 2006] depuis son commencement. J’ai accepté, après la fin du gouvernement Correa, d’exercer la fonction de représentant de l’Équateur aux Nations Unies, à partir du moment où le projet de Lenín Moreno s’inscrivait dans la continuité de la Révolution Citoyenne. Comme la politique de Lenín Moreno initiait une rupture assez radicale avec celle de Rafael Correa, j’ai décidé de rompre avec son gouvernement. Le référendum du 4 février [référendum convoqué par Lenín Moreno portant sur des changements constitutionnels en Equateur], en particulier, a été mené de façon complètement anticonstitutionnelle. Il fait partie d’une stratégie réactionnaire de récupération du pouvoir. Son but est de revenir sur dix ans de Révolution Citoyenne par la destruction du leadership de l’ex-président Correa. Être représentant d’un gouvernement comme celui-là, qui cherche à détruire les acquis du gouvernement dont j’ai fait partie en tant que ministre, entrait en contradiction avec mes convictions politiques.

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Guillaume Long et Rafael Correa

Je pense que le gouvernement de Moreno fait partie de cette nouvelle vague réactionnaire en Amérique latine. On a récemment vu plusieurs gouvernements de droite succéder aux gouvernements progressistes : c’est légitime à partir du moment où c’est le résultat de changements électoraux. Dans le cas de l’Équateur, il est donc légitime que Monsieur Moreno soit au pouvoir puisqu’il a été élu, mais il l’avait été sur une plateforme progressiste de continuité avec la politique de Rafael Correa, et il a effectué une volte-face complète. Il a été jusqu’à dire publiquement qu’il n’aimait pas les citoyens qui avaient voté pour lui, et préférait ceux qui avaient voté contre lui ! Avouer qu’on a menti et manipulé tout le monde, que le programme pour lequel les citoyens ont voté n’est pas celui qui sera mis en application, est assez grave d’un point de vue démocratique.

“Tous les partis politiques – tous, sans exception – et tous les médias équatoriens ont fait campagne pour le “oui” au référendum. Celui-ci a été soutenu par l’oligarchie équatorienne, car il portait sur la suppression d’une loi votée sous la Révolution Citoyenne, qui s’attaquait directement à l’accumulation du capital des grands oligarques”

LVSL – Pouvez-vous revenir sur les conditions dans lesquelles s’est déroulé le référendum du 4 février 2018, et sur les nouvelles orientations politiques de Lenín Moreno  ?

Guillaume Long – Lenín Moreno a mené cette affaire intelligemment. Dans les autres pays d’Amérique latine, la contre-offensive de la droite s’est déroulée d’une manière différente : on a mis en place des mesures néolibérales et attaqué conjointement les leaders historiques de la gauche. C’est ce qui s’est passé en Argentine et au Brésil, avec l’attaque portée au leadership de Cristina Kirchner et de Lula dans le même temps que l’on mettait en place des mesures néolibérales. Un virage à 180° a donc été opéré sur tous les plans. Dans le cas de l’Équateur, la droite a pris soin d’attaquer le leadership de Rafael Correa – en l’empêchant de se représenter à l’élection présidentielle via le référendum – avant d’entreprendre des réformes libérales. C’est une stratégie intelligente, qui a permis de tromper un certain nombre d’électeurs de gauche en leur faisant croire que le projet de Lenín Moreno s’inscrivait dans la continuité de la Révolution Citoyenne.

Le référendum consistait en sept questions. Quatre d’entre elles n’avaient aucune importance. Le « oui » l’a emporté facilement tant elles étaient démagogiques. Leur but était d’orienter le vote des électeurs pour les trois autres questions, c’est sur celles-ci que Moreno tenait à gagner. Il l’a emporté sur les sept questions, mais sur ces trois-là avec un pourcentage moindre puisque c’est sur elles que Rafael Correa a fait campagne pour le « non ». Quelles étaient ces trois questions ? L’une portait sur la non-réélection illimitée d’un président d’Equateur : cela vise évidemment la possible réélection de Rafael Correa. Une autre, sur le Conseil de Participation Citoyenne, qui a pour fonction de nommer les autorités de contrôle indépendantes de l’État équatorien : le procureur, la cour des comptes, la cour constitutionnelle, le conseil de la magistrature… Ces instances ont la capacité d’exercer un contrôle sur l’État en Équateur, via une forme de judiciarisation de la politique. Suite au référendum, les anciens membres de ce conseil ont été limogés ; Moreno a promis des élections pour en nommer de nouveaux, mais en attendant, pendant la transition, c’est le Président Moreno lui-même qui nomme les membres de ce conseil… qui pourront à leur tour nommer tous les drigeants de ces instances judiciaires. Cela lui permet de nommer des personnes qui persécutent légalement ses opposants. C’est un exemple typique de judiciarisation de la politique en Amérique latine, qui permet aux néolibéraux d’écarter du pouvoir leurs adversaires.

“La droite voyait en Lenín Moreno quelqu’un capable de tuer politiquement Rafael Correa à l’intérieur de son propre parti. C’est là toute la tragédie, et en même temps le génie de cette opération politique : un Cheval de Troie a été placé dans Alianza Pais (le parti de Rafael Correa) pour en expulser la mouvance “corréiste””

LVSL – Jorge Glas, vice-Président équatorien sous Rafael Correa, a été victime d’une procédure d’impeachment et condamné à 6 ans de prison pour « corruption ». Qu’en est-il ?

Guillaume Long – Jorge Glas a été emprisonné, et Moreno se sert de ces mécanismes judiciaires pour attaquer tous les sympathisants de l’ex-président Correa – voilà pour la deuxième question importante de ce référendum, dont il fallait lire l’astérisque et l’annexe pour en comprendre le contenu, et qui donne de facto les pleins pouvoirs au Président Moreno.

La troisième question importante de ce référendum portait sur l’élimination de l’une des lois les plus progressistes votées sous Rafael Correa, qui avait pour objet de lutter contre la spéculation dans la vente, revente et trafic de terres et de biens immobiliers. Elle avait été votée en 2015 avec beaucoup de difficultés. Il s’agissait d’une « winful tax law », dont voici le principe : lorsque survient une augmentation brutale de la plus-value sur une propriété, l’État prélève un impôt extraordinaire sur cette propriété. Cette loi concernait, par exemple, des terres rachetées à 10,000 dollars l’hectare par ceux qui ont obtenu des informations privilégiées grâce à leur réseau ou leur famille (qui sont donc en capacité de savoir que des travaux vont avoir lieu sur ces terres), et qui revendent ces terres à des millions et des millions de dollars grâce aux travaux qui ont été effectués dessus. Ils achetaient donc des terres agricoles à trois fois rien, et devenaient millionnaires en l’espace d’une nuit. Cette loi sur la plus-value mettait directement en cause l’accumulation du capital des grands oligarques. Son abolition était l’une des conditions posées par l’oligarchie féodale équatorienne (on parle ici des grands planteurs) au gouvernement Moreno pour le soutenir depuis son élection, et soutenir le « oui » au référendum. En théorie, des lois comme celles-ci se débattent et se changent à l’Assemblée nationale, mais l’oligarchie a insisté pour qu’elle soit modifiée à l’issue d’un référendum pour l’éliminer complètement du débat politique équatorien. C’est terrible, parce qu’il y a eu en Équateur une « gauche » qui a défendu le président Moreno jusqu’au bout, alors qu’on voyait bien que le projet qui déboucherait sur la victoire du référendum n’était en rien progressiste !

L’intention derrière ce référendum était en premier lieu de tuer politiquement Rafael Correa. Celui-ci a tout de même récolté 36-37% des voix sur ces trois questions ; cela peut sembler faible, mais il ne faut pas oublier que tous les partis politiques d’Équateur – tous sans exception – ont fait campagne pour le « oui ». [Le Conseil National Electoral d’Équateur a empêché Rafael Correa de créer un mouvement politique à trois reprises]. Tous les médias ont fait campagne pour le « oui ». Avant, tous les médias privés étaient hostiles à Rafael Correa, mais ce n’était pas forcément le cas des médias publics, qui exerçaient une forme de contre-pouvoir. Aujourd’hui, Moreno a limogé tous les PDG des médias publics et en a installé d’autres qui lui sont favorables… et beaucoup plus à droite que les propriétaires des médias privés ! Aujourd’hui, la droite exerce donc une forme d’hégémonie politique via les moyens de communication, comme on n’en avait pas connue depuis trente ou quarante ans.

La droite voyait en Lenín Moreno quelqu’un capable de tuer politiquement Rafael Correa à l’intérieur de son propre parti. Tous les candidats que la droite avait présentés contre Correa à l’extérieur de son parti ont perdu avec un écart considérable. C’est là toute la tragédie de leur opération politique : ils ont trouvé un cheval de Troie qui a réussi, avec l’appui de certains secteurs de l’État, à expulser la mouvance “corréiste” présente à l’intérieur d’Alianza Pais [le parti qui a porté Rafael Correa au pouvoir]. C’est une opération politique terrible, maligne, mais brillante.

LVSL – Il y a donc une stratégie consciente de la part de la classe dominante qui vise à écarter les partisans de Correa du pouvoir  ?

Guillaume Long – J’en suis convaincu, bien que n’étant pas partisan des grandes théories conspirationnistes. La droite a trouvé quelqu’un à l’intérieur de notre parti politique pour détruire l’héritage de la Révolution Citoyenne et écarter la personne dont elle avait le plus peur : l’ex-président Correa. Je disais tout à l’heure que Rafael Correa avait gagné 36-37% des voix sur les questions importantes du référendum : il a ces voix, il les a eues tout seul. Ces votes, c’est le noyau dur du corréisme qui subsiste dans les pires circonstances, au moment où les accusations de corruption se multiplient à l’égard des proches de Correa, amplifiées par les médias, et où Rafael Correa n’a même plus de parti politique avec lequel faire campagne ! On a dû faire une campagne complètement à l’écart des moyens traditionnels de communication, via les réseaux sociaux notamment. Les 62-63% de Lenín Moreno sont d’une quarantaine de partis politiques d’Équateur, alors que seules quatre associations (ce n’étaient même pas des partis, plutôt des ONG) ont fait campagne pour le « non ». Vous mesurez le niveau d’asymétrie des forces en présence – et le socle politique de Correa.

Je pense que Rafael Correa fait encore peur à ses adversaires. Il est affaibli, mais ce référendum a permis de montrer que son socle politique est solide. Je pense qu’ils n’ont pas réussi à l’écarter de la lutte politique en Equateur.

Guillaume Long et Julian Assange

“J’ai très peur pour Monsieur Assange. La droite fait pression sur Lenín Moreno pour qu’il se rapproche des Etats-Unis”

LVSL – Vous avez été ministre des Affaires Etrangères de Rafael Correa à l’une des périodes les plus tendues de l’affaire Julian Assange (2016-2017). Craignez-vous que le gouvernement de Lenín Moreno revienne sur le droit d’asile que Rafael Correa avait accordé à Julian Assange ? D’une manière plus générale, pensez-vous que Lenín Moreno remettra en cause la politique d’indépendance nationale par rapport aux États-Unis initiée par Rafael Correa ?

Guillaume Long – Je le crains. Maintenant que Lenín Moreno a gagné le référendum, la droite lui demande d’effectuer des changements très importants en Équateur pour qu’il dispose d’une majorité parlementaire : des changements dans le domaine de la politique économique et de la politique étrangère en particulier. Dans le domaine de la politique étrangère, elle exige un rapprochement avec les Etats-Unis. On est déjà en train de l’observer : l’ambassadeur des États-Unis est omniprésent en Équateur. Il fait la Une de tous les journaux, et on le trouve toujours en compagnie du véritable ministre des Affaires Étrangères en Équateur, c’est-à-dire le ministre du Commerce et des investissements, très à droite.

En ce qui concerne Julian Assange, Lenín Moreno a toujours été contre la politique d’asile qui lui a été accordée. À plusieurs reprises, il a tenu des propos publics très graves, qualifiant notamment Monsieur Assange de « hacker », ce que même les États-Unis ne font pas ! [Assange est reconnu comme journaliste par l’Équateur, et bénéficie à ce titre du droit d’asile] Des déclarations de cette nature sabotent ouvertement la position juridique de l’Équateur qui est devenu, grâce à Correa, une référence en ce qui concerne le droit d’asile. J’ai très peur pour Monsieur Assange. J’espère qu’il continuera à bénéficier de la protection de l’Équateur, d’autant que sa position s’est renforcée ces derniers mois, avec la fin de l’ordre d’arrestation européen et l’abandon des poursuites à son encontre en Suède. Tout l’effort qu’il y a eu de la part d’un certain nombre d’acteurs, notamment médiatiques, pour faire de l’affaire Assange un cas d’abus sexuel, s’est maintenant effondré. Retour à la case départ : si Julian Assange est contraint de demeurer dans l’Ambassade, c’est par crainte d’une demande d’extradition de la part des États-Unis. Il reste au gouvernement britannique un petit argument contre Julian Assange : la liberté conditionnelle qu’il a violée lorsqu’il a changé de juridiction en entrant dans l’Ambassade d’Équateur. D’ordinaire, ce genre de cas se résout avec une légère amende, que l’État équatorien, j’imagine, serait ravi de payer ! Le maximum que pourrait encourir Julian Assange pour cette infraction à la loi britannique serait un mois de prison ; mais durant ce mois, les États-Unis pourraient demander une extradition de ce dernier… Ils ont d’ailleurs signé des accords avec le Royaume-Uni, à travers lesquels ils pourraient effectuer une extradition en vingt-quatre heures.

LVSL – Quel regard politique portez-vous sur Julian Assange et Wikileaks ? Les médias occidentaux mettent en avant une forme de complicité entre Julian Assange et Rafael Correa (unis par leur opposition à l’impérialisme américain). Pourtant, Julian Assange plaide pour une forme de dé-souverainisation du monde (Wikileaks retire tout de même aux États le droit de garder des secrets…), tandis que la Révolution Citoyenne a au contraire inité un processus de re-souverainisation de l’Équateur et de construction d’un État-nation…

Guillaume Long – Je me suis entretenu de longues heures avec Julian Assange, ce qui n’a pas été le cas de Rafael Correa. Ils ne se sont jamais parlé, sauf au cours d’une émission publique, dans laquelle Correa était l’invité d’Assange. Il n’y a aucun “axe Assange-Correa”. Je ne sais pas quelle est la position de Julian Assange sur les questions de souveraineté dans le cas des pays du Sud, je ne sais pas s’il prône une désouverainisation aussi radicale que pour les pays industriels avancés. Mais il y a incontestablement une dimension anarchiste dans la pensée de Julian Assange, qui n’est pas celle de la Révolution Citoyenne d’Équateur. On l’a vu quand Julian Assange a nui à la campagne démocrate d’Hillary Clinton, et quand le gouvernement équatorien – j’étais ministre des Affaires Étrangères à l’époque – a coupé la connexion internet de Monsieur Assange, considérant que l’Équateur ne devait s’ingérer d’aucune manière dans le processus électoral d’un autre pays. On sait trop bien ce que signifie l’ingérence dans nos propres processus électoraux pour accepter que Monsieur Assange participe depuis notre ambassade, en territoire équatorien et en situation d’asile, à l’élection de Monsieur Trump. Monsieur Assange s’en est plaint sur Twitter, de manière virulente. L’hypothèse d’un axe “Assange-Correa-Poutine” que certains médias se plaisent à promouvoir est donc délirante !

Il y a en revanche une responsabilité de la part de l’État équatorien. On l’a vu avec Chelsea Manning : si Monsieur Assange est extradé aux États-Unis, ce ne sera pas pour y passer du bon temps ! Ses droits humains sont menacés ; l’ONU l’a reconnu comme prisonnier politique. C’est une responsabilité de l’État équatorien que de le protéger. L’Équateur a reçu dans cette affaire une forte solidarité de nombreux pays latino-américains. Souvenons-nous de l’époque où le ministre des Affaires Étrangères d’Angleterre a maladroitement suggéré, en août 2012, qu’il allait envahir l’Ambassade équatorienne dans un raid nocturne ! Il a été obligé de se rétracter, parce que tous les pays latino-américains se sont montrés solidaires de l’Équateur.

LVSL – Vous avez un parcours plutôt atypique, puisque vous avez été ministre d’un gouvernement équatorien alors que vous êtes né et que vous avez grandi en France. Pourquoi avoir choisi de rejoindre le gouvernement de Rafael Correa  ?

Guillaume Long – Au départ, j’étais chercheur – je terminais mon doctorat à Londres. Rafael Correa est élu en 2007, et j’avais beaucoup de sympathie pour ses propositions politiques. Un ami, nommé ministre de la Planification et du Développement, me propose de le rejoindre en tant que conseiller. Je me dis que quand il y a des opportunités de cette nature, si on a une conscience politique, si on a un sens de la responsabilité politique, on ne doit pas la manquer. Ce Ministère était très important au début du mandat de Rafael Correa, puisqu’il était au cœur de son activité réformiste (je dirais même révolutionnaire). C’était le Ministère qui était chargé de planifier ce que serait l’Équateur des trente prochaines années, et qui décidait d’une bonne partie de l’agenda législatif. Les projets de lois en sortaient souvent pour être votées à l’Assemblée. Leur but était de transformer les structures de la société ; il y avait une vision très structurelle, très structuraliste derrière ce projet. Ce Ministère était composé en grande partie d’économistes, j’étais l’une des seules exceptions. En tant qu’historien, j’accordais de l’importance à la longue durée et partageais cette vision structurelle de la politique.

J’ai connu petit à petit le Président Correa, au départ sur le dossier de la réforme de l’enseignement supérieur. Ce dernier a été complètement transformé en Équateur via une nouvelle loi sur laquelle j’ai beaucoup travaillé. C’est dans ce contexte que j’ai connu Correa, qui m’a proposé de présider un conseil d’État sur la qualité de l’enseignement supérieur. Je suis devenu un personnage public lorsque ce conseil d’État a défendu une décision très importante : fermer quatorze universités créées pendant l’époque néolibérale, qu’on appelle en Amérique latine des « universités de garage », qui vendaient, au sens propre et figuré, des diplômes à leurs étudiants. Ces universités faisaient énormément de tort à l’éducation supérieure et au monde professionnel. J’ai donc fait fermer ces quatorze universités, ce qui n’a pas été facile car elles accueillaient 10% de la population étudiante.

“Rafael Correa pensait que la redistribution interne, à elle seule, était insuffisante ; il a mis en application cette vieille idée de la gauche : il faut changer la place de l’Équateur dans la division internationale du travail. Il fallait cesser d’être exclusivement des producteurs de matières premières et d’importer tout le reste”

LVSL – Quel bilan tirez-vous des dix ans de « Révolution Citoyenne » en Équateur  ?

Guillaume Long – Je pense que la Révolution Citoyenne a été immensément positive pour l’Équateur. Elle a entraîné une réduction considérable de la pauvreté, qui a concerné près de 2 millions de personnes sur une population de 16 millions. Les inégalités ont chuté : le coefficient de Gini est passé de 0,54 à 0,46 en moins de dix ans [Le coefficient de Gini est un indice qui mesure les inégalités en comparant le revenu des 10% les plus riches et des 10% les plus pauvres de la population, 0 correspondant à une parfaite égalité et 1 à l’inégalité la plus absolue]. C’est un processus qui a réduit les inégalités dans tous les domaines : les inégalités liées à l’ethnie, au genre, etc.

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Guillaume Long à l’ONU

C’est, j’insiste sur ce point, un processus institutionnaliste. Rafael Correa est un institutionnaliste : il a voulu mettre en place des institutions, dans un pays qui en était largement dépourvu. L’État s’est renforcé, et par là-même le contrat social entre les citoyens et le gouvernement. On pourrait entrer dans les détails à plusieurs niveaux (santé, éducation, etc.), mais ce qui fait la spécificité du processus équatorien, si on le compare aux autres processus latino-américains, c’est ce caractère institutionnaliste. La Révolution Citoyenne avait pour but de mettre en place des institutions d’État, là où dans d’autres pays des institutions parallèles ont été créées. Créer des institutions parallèles peut être important en phase de transition quand il y a une urgence et une institutionnalité étatique défaillante. Mais à long terme, les institutions parallèles ne sont pas viables. Il vaut mieux développer les institutions étatiques existantes, quitte à les supprimer pour les remplacer par d’autres, que d’avoir des systèmes à multiples institutions. On ne peut pas avoir trois banques centrales. On peut supprimer celle qui existe et la remplacer par une autre, mais il en faut une seule. C’est ce que Rafael Correa a compris du fait de sa formation d’économiste. Il était préoccupé par l’efficacité (c’est un des mots qu’il employait le plus) de ses réformes, et la rationalité dans l’utilisation des ressources.

Deuxième chose très importante, qui là encore s’explique par la formation d’économiste de Rafael Correa et de son entourage : l’insistance sur le changement de la matrice productive et de la division internationale du travail. Depuis le début, Correa pensait que la redistribution interne, à elle seule, était insuffisante. On pourrait bien sûr réduire la pauvreté en redistribuant les richesses domestiques, mais l’Équateur ne deviendrait jamais un pays prospère, ne jouerait jamais un rôle important dans les prises de décision internationales s’il n’y avait pas une redistribution à l’échelle mondiale. Comme il n’existe pas de gouvernement universel, cette redistribution devait se faire en changeant les structures économiques de l’Équateur : il fallait cesser d’être exclusivement des producteurs de matières premières et d’importer tout le reste. D’où l’importance du secteur de l’éducation supérieure, des sciences et de la technologie, qui a été réformé dans la perspective d’un changement économique de long terme, sur vingt ou trente ans. Si on ne comprend pas cela, on ne comprend pas le “corréisme” comme phénomène politique et économique. L’Équateur est devenu le pays qui investissait le plus dans l’éducation et dans l’éducation supérieure d’Amérique latine par rapport à son PIB  : 2,13% d’investissement public dans l’éducation supérieure, quand la moyenne en Amérique latine est de 0,8%, et la moyenne des pays de l’OCDE de 1,7%.

En lien avec ces mesures, Rafael Correa a mené à bien une réforme fiscale qui est la plus ambitieuse de l’histoire récente des Amériques, et peut-être même du monde. On est passé de revenus fiscaux de 3,6 milliards de dollars par an en 2006 à 15 milliards de dollars par an depuis 2015. Les revenus de l’État liés aux impôts ont donc été multipliés par quatre, sans que les impôts n’aient été substantiellement augmentés : 88% de l’augmentation de ces revenus découlent de l’efficacité du prélèvement des impôts qui existaient déjà, et seuls 12% sont liés à l’augmentation des impôts. Cela montre que les riches ne payaient pas leurs impôts, mais aussi que les petites entreprises ne faisaient pas de factures avec la TVA, etc. Aujourd’hui, l’application de la TVA a été généralisée car elle permet à ceux qui la paient d’avoir une déduction d’impôts sur le revenu. Je ne vais pas rentrer dans les détails techniques, mais des réformes ont été faites de sorte que les gens demandent à ce que la TVA soit prélevée. En conséquence, de l’argent entre dans les caisses de l’État, ce qui lui permet d’investir, de relancer l’économie, et de créer un cercle vertueux.

J’insiste sur l’importance de cette réforme fiscale : d’une manière générale, dans les pays pétroliers, les impôts sont très faibles, car on considère que le pétrole suffit. Quand dans les années 1970 l’Équateur a été frappé par une grande crise, le Président de l’époque a dit  : « plus besoin d’impôts, maintenant on a le pétrole ! ». Rafael Correa a fait tout le contraire. Je vous donne tous ces détails car on a souvent en tête une image stéréotypée des pays pétroliers d’Amérique latine dirigés par des gouvernements populistes, qui seraient démagogiques dans leur gouvernance. Cela n’a pas été le cas de Rafael Correa. Il a gouverné pour le futur, et mis en place des institutions et des règles du jeu qui échappent totalement aux stéréotypes que l’on accole aux populismes pétroliers.

LVSL – Comment expliquez-vous que l’économie équatorienne n’ait pas subi le même sort que d’autres pays pétroliers suite à la chute du cours du pétrole à partir de 2014 ?

Guillaume Long – Pourquoi est-ce que l’Équateur ne s’est pas effondré après 2014 ? Parce qu’il y a un plan B. D’ordinaire, les pays latino-américains se sont construits sur un modèle d’agro-export. Correa a tenté de faire évoluer l’Équateur vers un modèle de diversification économique du capitalisme. On peut toujours regretter que ce processus n’ait pas été davantage socialiste, mais il s’agit sans aucun doute d’une modernisation progressiste du capitalisme, doublée de la mise en place d’un Etat-providence qui a permis à l’Équateur de se montrer résistant face à la crise pétrolière de 2015-2016. Rafael Correa a mis en application cette vieille idée de la gauche : il faut changer la place de l’Équateur dans la division internationale du travail ; la redistribution domestique doit se doubler d’une redistribution globale. Même si des critiques peuvent être émises quant à la réussite de cette tâche (certains écologistes radicaux reprochent à Correa d’avoir continué à exploiter le pétrole, par exemple…), je pense que nous avons semé la graine de changements structurels profonds.

La crise de 2015 a été la plus terrible depuis… 1948. À cause de la dollarisation équatorienne, on ne pouvait pas dévaluer le dollar pour accroître notre compétitivité, ni dévaluer le secteur externe. Ajoutez à cela un tremblement de terre, en 2016, qui nous a coûté 3,5% du PIB en reconstruction… Ce que Correa a fait en 2015-2016 relève du miracle. C’est un sujet sur lequel les chercheurs devraient se pencher – les universitaires ont souvent tendance, en sciences sociales, à se focaliser sur ce qui s’est passé, et non sur ce qui ne s’est pas passé. La crise de 1999 en Équateur, lors de laquelle nous avons perdu notre monnaie nationale, a conduit au départ d’un million de personnes, avec en prime un coup d’État, mais elle a pourtant été moins grave que celle de 2015. Et pourtant, la crise de 2015 n’a pas duré : nous avons subi une année de décroissance, qui a été douloureuse, mais la croissance a repris.

Le processus politique de la Révolution Citoyenne en Équateur a donc des caractéristiques qui lui sont propres et qui le rendent très différent d’autres processus politiques progressistes en Amérique latine.

“Une polarisation croissante s’est mise en place entre Rafael Correa et les médias, utilisés par les oligarques pour étendre leur influence”

LVSL – Les relations du gouvernement équatorien de Correa vis-à-vis de la presse ont fait couler beaucoup d’encre. Certains accusent l’État d’avoir bridé la liberté de la presse, tandis que Rafael Correa reproche aux médias dominants leur caractère anti-démocratique (cf son article pour le Monde Diplomatique intitulé « gouverner sous les bombes… médiatiques »). Comment analysez-vous ces relations tendues entre la presse et le gouvernement équatorien, en tant qu’ex-ministre des Affaires Etrangères ?

Guillaume Long – Lorsque nous sommes arrivés au pouvoir, quatre chaînes nationales sur cinq étaient la propriété de grandes banques équatoriennes – pour vous donner une idée de ce qu’était la presse équatorienne. Rafael Correa avait un programme de régulation financière et de lutte contre les abus des banques, qui évidemment n’allait plaire ni aux banques, ni à leurs médias. Une polarisation croissante s’est donc mise en place entre Rafael Correa et les médias. Je pense qu’il était important de mener cette bataille, car elle était dirigée contre le pouvoir des oligarques, qui possédaient une influence politique considérable via ces médias.

Ceci étant dit, nous n’avons peut-être pas toujours été assez fins dans la manière dont nous avons mené cette bataille. Elle a pu nous donner une réputation d’anti-libéraux auprès de certains, alors qu’il n’y a jamais eu aucune forme de répression contre les journalistes, aucune forme de censure contre la presse, même lorsqu’elle était ouvertement alignée sur Fox News, raciste ou machiste. Ce n’est pas seulement une presse qui est néfaste d’un point de vue politique : elle perpétue tous les stéréotypes qui perdurent depuis l’époque coloniale, qu’ils concernent les classes les plus défavorisées, ou les femmes.

Il y eu sans aucun doute un affrontement très violent entre Rafael Correa et la grande presse équatorienne, notamment le samedi lors de son émission hebdomadaire, durant laquelle il répondait en termes extrêment durs aux médias qui s’étaient attaqués à lui du lundi au vendredi. Il a même été jusqu’à déchirer un journal en direct à la télévision, un geste qui a été brandi par les médias comme la preuve qu’il existait une dictature liberticide en Équateur !

Sur la longue durée, nous aurions aimé que cette polarisation soit moins forte. Nous avons voulu créer une chose qui n’existait pas en Équateur : des médias publics – nous avons voulu qu’ils soient des médias publics, et non des médias de propagande qui véhiculeraient notre message. C’est ce que nous n’avons pas réussi à faire. À la fin du mandat de Rafael Correa, les médias publics étaient perçus comme correistas, tandis que les médias privés étaient toujours perçus comme anti-correistas. Aujourd’hui, Lenín Moreno a limogé tous les directeurs des médias publics et les a remplacés par des personnes favorables à son projet politique.

Les médias passent souvent pour des contre-pouvoirs. Mais des “contre-pouvoirs” face à quoi ? Aux pouvoirs publics ? Aux puissances économiques ? C’était une lutte qu’il était nécessaire de mener, même si elle aurait pu l’être avec moins de dureté. Nous étions hyper-réactifs – je le reconnais ! –, parce que nous étions tellement scandalisés par la malhonnêteté des médias qu’au quart de tour, nous ripostions. Je dirais la même chose quant à notre relation avec certaines ONG (je ne parle pas de celles qui étaient directement liées à la CIA, auxquelles nous ne pouvions pas ne pas nous attaquer…), qui avaient une vision quelque peu infantile de la politique, qui nous reprochaient par exemple d’exploiter le pétrole : j’aurais dû chercher à créer des ponts avec elles. Nous étions hyper-réactifs car attaqués par tout le monde, notamment par les Etats-Unis, par les grands pouvoirs économiques, par certains secteurs des forces armées. Nous trouvions injustes que certaines personnes qui se disaient « de gauche » ne comprennent pas la situation dans laquelle nous étions, et ne se montrent pas plus solidaires avec nous !

© Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – En Europe, la « souveraineté nationale » était il y a quelques années un concept tabou dans les mouvements progressistes. En tant qu’ex-ministre des Affaires Etrangères d’un pays historiquement confronté à l’impérialisme, quel est votre avis sur cette question  ?

Guillaume Long – Je pense qu’en Europe, le débat sur la souveraineté nationale est lié à l’Union européenne ; si l’Union européenne était autre, les revendications “souverainistes” seraient moins importantes ! Je suis internationaliste, et je pense que la souveraineté nationale a lieu d’être quand on est confronté à l’impérialisme – pas forcément face à des tentatives d’intégration régionale, comme on a pu en connaître en Amérique latine. Il faut contextualiser la souveraineté nationale ; elle a évidemment son importance, surtout lors de processus de construction d’Etat-nations qui sont encore très fragiles. C’était le cas de l’Équateur en 2006 : les institutions étaient défaillantes, la politique économique était dictée par Washington et non par Quito, et nous avions deux bases américaines sur notre sol. Dans un tel contexte, la souveraineté nationale a évidemment un rôle à jouer !

La souveraineté nationale est un moyen, pas une fin – la fin est l’émancipation des peuples. C’est ce qui est intéressant avec l’expérience de la Révolution Citoyenne : on a eu affaire à un gouvernement patriotique, “souverainiste”, mais qui n’a jamais versé dans la xénophobie ou le chauvinisme. Au contraire : il s’est énormément ouvert à l’internationalisation de nombreux secteurs. C’est le cas du secteur universitaire par exemple, dans lequel nous avons accepté une certaine concurrence internationale lorsqu’elle était intéressante pour l’Équateur. LÉquateur a décrété la citoyenneté universelle, a reçu tous les réfugiés de la guerre civile colombienne qui voulaient y venir (au nombre de 120,000 !), a légalisé le vote des étrangers, leur a permis d’exercer des postes de fonctionnaires, etc. C’est donc une pratique de la souveraineté nationale qui tranche avec un bon nombre d’expériences “nationalistes”, “républicaines” ou “socialistes”, qui parfois se méfiaient des étrangers.

Je répondrais à votre question en affirmant que la défense de la souveraineté nationale est importante, bien qu’il faille penser au XXIème siècle un internationalisme beaucoup plus fluide que le nationalisme très étroit que l’on a pu connaître au XXème siècle.

“L’intégration régionale latino-américaine est compromise par le retour d’une droite hyper-féodale au Brésil, en Argentine ou en Equateur”

LVSL – L’Équateur a fait des efforts importants d’intégration régionale autour de la CELAC, de l’UNASUR [Communauté d’Etats Latino-Américains et Caraïbes et Union des Nations Sud-Américaines, deux institutions internationales qui promeuvent l’intégration régionale des pays latino-américains]. Ces projets ont-ils abouti ?

Guillaume Long – Oui, mais ce projet est en crise : l’UNASUR n’a toujours pas de secrétaire général, la CELAC est affaiblie… Nous avons énormément travaillé à l’édification d’une souveraineté régionale via la CELAC et l’UNASUR. Malheureusement, le grand virement à droite des dernières années permet à l’OEA de revenir au devant de la scène.

LVSL – Et l’affaiblissement de l’ALBA ne doit pas arranger les choses… [Alliance Bolivarienne pour les Peuples d’Amérique, union intergouvernementale fondée en 2004 par Hugo Chavez et Fidel Castro sur des bases anti-impérialistes ; l’Équateur a rejoint l’ALBA suite à l’élection de Rafael Correa]

Guillaume Long – J’ai peut-être une position sur l’ALBA qui tranche avec celle de certains à gauche. J’étais favorable à l’intégration de l’Équateur à l’ALBA, mais j’ai toujours considéré que l’ALBA n’était pas une organisation d’intégration régionale, mais une organisation politique. C’était une plateforme grâce à laquelle l’Équateur pouvait peser dans les espaces multilatéraux. L’ALBA a joué un rôle important au sein de l’ONU lorsqu’il s’est agi de souder les membres autour de positions communes sur toutes sortes de dossiers (droits humains, questions économiques, environnementales…). Mais pour moi, c’est par l’UNASUR que devait passer l’intégration régionale productive, géographique et infrastructurelle. L’ALBA ne peut remplir une telle fonction car elle est de nature politique. On le voit lorsqu’un des pays membres passe à droite et quitte l’ALBA, alors que l’UNASUR promeut l’intégration régionale sur le long terme, que les pays membres soient de gauche ou de droite. Il faut bien sûr un accord idéologique a minima. C’est ce qui a fait le succès de la construction européenne jusque dans les années 90 : avant le grand tournant néolibéral, social-démocratie et démocratie-chrétienne s’accordaient sur le fait qu’il fallait un rôle clef de l’État dans l’économie afin de réguler le capitalisme. Si nous avions un accord a minima sur la nécessité de moderniser le capitalisme, l’intégration régionale avancerait plus vite. C’est ce qui est compromis par le retour de la droite hyper-féodale en Argentine, au Brésil ou en Équateur. Si nous n’avions pas une droite de planteurs mais une bourgeoisie industrielle en Amérique latine, l’intégration régionale serait plus faisable – dans l’enceinte du capitalisme, ce qui n’enlève rien à mes convictions socialistes par ailleurs.

LVSL – Un mot sur le traité de libre-échange entre l’Équateur, le Pérou, la Colombie et l’Union européenne signé par le gouvernement précédent ? Vous vous y étiez opposé à l’époque où vous étiez dans le gouvernement de Rafael Correa.

Guillaume Long – Je m’y suis opposé – pas publiquement puisque je faisais partie du gouvernement. La position du président Correa était au départ de ne pas faire partie de l’accord que le Pérou et la Colombie avaient signé avec l’Union européenne et d’exiger la renégociation. Il y avait à l’intérieur du gouvernement une opposition considérable à la signature de ce traité. Les négociations ont été très tendues, et c’est alors qu’est survenue la crise de 2015. Le grand tremblement de terre a frappé de plein fouet la province qui dépendait le plus de ses exportations vers l’Union européenne. Cela a signé l’échec des opposants au traité. Notre argument s’inscrivait dans une perspective de longue durée : il fallait changer la place de l’Équateur dans la division internationale du travail. Sur la courte durée, une telle solution aurait été douloureuse. On peut être à gauche et avoir de grands idéaux, mais ne pas signer signifiait que l’année prochaine, nos produits allaient coûter le double de ceux de nos voisins… J’étais pragmatique. J’étais opposé au traité, mais pas dogmatique : j’en ai beaucoup parlé avec le Président Correa, et comprenais le dilemme auquel il était confronté. Ces dilemmes sont souvent simplifiés par la gauche (« on est pour ou contre les accords de libre-échange »). Les bananes étaient notre plus grande source d’exportation après le pétrole. Sur la courte durée, il est évident que nous avions besoin d’être compétitifs.

Cet accord de libre-échange est cependant beaucoup moins agressif (bien qu’il le soit indéniablement) qu’un accord signé avec les États-Unis. C’est le jour et la nuit : par rapport aux standards de l’Amérique latine, il s’agit d’un traité très léger. Dans le cas d’un accord signé avec les États-Unis, je pense que j’aurais donné ma démission.

“Je rêve encore d’une société bien plus démocratique et socialiste que celle de l’Équateur d’aujourd’hui. Mais si on tient à arriver au pouvoir et à effectuer de vrais changements, je pense qu’il faut accepter une logique pragmatique et oecuménique, consistant à faire des clins d’oeils à certains secteurs qui ne sont pas “de gauche”, mais qui peuvent appuyer des réformes progressistes”

© Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Il existe en Europe un débat sur la pertinence du clivage « droite-gauche ». Le mouvement politique auquel vous apparteniez, Alianza Pais, était idéologiquement ancré à gauche, mais s’adressait plutôt au « peuple » ou à la « patrie » qu’à la gauche. Quel est votre opinion sur la pertinence du clivage droite-gauche dans le monde actuel  ?

Guillaume Long – Alianza Pais est un parti qui défend toutes sortes de propositions qui sont traditionnellement celles de la gauche. C’est un parti de gauche, mais aussi un parti de masse, assez pluriel, comme l’a été son expression politique, la Révolution Citoyenne. Celle-ci a été soutenue, à ses débuts, aussi bien par le Parti Communiste que par certains secteurs identifiés comme de “centre-droit”. C’est le produit d’une stratégie consciente de la part de Rafael Correa. J’étais sans ambiguïté à la gauche d’Alianza Pais et à gauche du gouvernement (considéré par la presse comme un des « gauchistes » du gouvernement !), mais j’approuvais cette stratégie. Je me battais avec la droite du gouvernement, mais étais favorable à sa présence au sein du gouvernement.

Historiquement la « vraie gauche », la « gauche pure et dure », ne dépasse pas 3% aux élections en Équateur. Rafael Correa a très bien compris qu’il ne parviendrait au pouvoir qu’à condition d’inclure des secteurs “patriotiques” ou “populaires” de la droite dans son projet de refondation de l’État-nation et du contrat social. Je pense qu’il est impossible, après la grande révolution néolibérale des années 80-90 en Amérique latine, de parvenir au pouvoir avec un projet de « gauche pure et dure ». Maintenant, il faut faire la distinction entre la “droite” féodale d’une part, la “droite” qui accepte une transformation étatiste du capitalisme, des réformes keynésiennes, la mise en place d’un New Deal…

Aujourd’hui, s’acheminer vers la mise en place d’un Etat-providence, après la révolution néolibérale des années 80, est révolutionnaire ! Il existe une gauche (dont le slogan est « tout ou rien ») qui ne veut pas l’entendre, qui considère que toutes les formes de « capitalisme » se valent, qu’il soit néolibéral, keynésien, ou tempéré par un Etat-providence… La Révolution qu’on a faite n’est certes pas celle dont j’ai rêvé lorsque j’avais 18 ou 20 ans ; mais c’est une Révolution dont je suis très fier, parce qu’on l’a faite !
Une petite précision : ce que je dis ne revient aucunement à justifier le blairisme ! [de Tony Blair, premier ministre britannique qui a succédé à Margaret Thatcher et approfondi certaines de ses réformes néolibérales, malgré son appartenance au Parti Travailliste ; par extension, le « blairisme  » désigne cette mouvance de la social-démocratie qui accepte le néolibéralisme et ne se différencie plus des partis de droite sur les questions socio-économiques] Le blairisme c’est le néolibéralisme et l’austérité. Je ne dis absolument pas que n’importe quel projet « de gauche » est légitime ! En revanche, il faut que la gauche soit pragmatique, beaucoup plus oecuménique et beaucoup moins fondamentaliste qu’elle ne l’a été par le passé. S’il est possible de faire des clins d’oeil à certains secteurs qui ne sont pas de gauche, mais qui peuvent appuyer des réformes progressistes, il ne faut pas hésiter à les faire. En Équateur, certains secteurs industriels nous ont aidé à changer la société.

Si nous vivions à une autre époque, dans un autre contexte historique, avec d’autres forces, je tiendrais un tout autre discours. Je rêve encore d’une société bien plus démocratique et socialiste que celle de l’Équateur d’aujourd’hui ; mais si on tient à arriver au pouvoir et à effectuer de vrais changements, je pense qu’il faut accepter cette logique pragmatique qui a été celle de Rafael Correa.

LVSL – Ce débat traverse aussi les partis européens. En Europe, le simple fait de restaurer l’État-providence aurait également quelque chose de révolutionnaire…

Guillaume Long – Bien sûr. Cela ne signifie pas nécessairement « revenir en arrière ». On peut très bien restaurer l’État-providence et miser sur de nouveaux secteurs productifs : il faut pour cela investir dans la science et les nouvelles technologies, dans les énergies renouvelables par exemple, qui peuvent créer énormément d’emplois et de même de la croissance.

LVSL – Cela permettrait-il de donner un horizon aux classes moyennes qui, en Amérique latine, se détournent assez rapidement des gouvernements nationaux-populaires qui leur ont permis de sortir de la pauvreté ?

Guillaume Long – C’est l’autre grand débat politique. Parmi ceux qui ont voté pour Guillermo Lasso en 2017 [le candidat de droite qui s’est présenté contre Lenín Moreno, à l’époque où il apparaissait encore comme le successeur de Rafael Correa], représentant des tendances les plus oligarchiques de la droite, un grand nombre de personnes ont bénéficié de la Révolution Citoyenne et sont sorties de la pauvreté grâce à elle. Il y a une dimension esthétique dans ce choix, qui consiste à ne pas voter pour le « candidat des pauvres » car on n’est plus pauvre, et fier de ne plus l’être. Raison pour laquelle je pense que la gauche gagnerait beaucoup à travailler sur son esthétique, et pas seulement sur la dimension éthique de ses propositions.

“Le “populisme”, c’est tout ce que les élites ne comprennent pas”

LVSL – On a parfois qualifié le gouvernement de Rafael Correa de « populiste », ce qui en Amérique latine renvoie aussi bien à Juan Peron qu’à Hugo Chavez. En Europe, certains mouvements progressistes revendiquent ce concept, d’autres le rejettent. Pensez-vous que ce concept soit pertinent, d’un point de vue analytique ou politique ?

Guillaume Long – Sur le plan analytique, je suis d’accord avec les thèses de Chantal Mouffe. Je pense que le “populisme” est d’ordinaire mal défini ; « populisme » vient de « populaire » : ce n’est pas un terme par essence péjoratif. C’est un terme, au contraire, qui me semble pertinent. La politique implique nécessairement une dose de populisme, et l’hyper-politique plus encore. Un climat hyper-politisé est par excellence un moment populiste. Qu’on pense au Général de Gaulle ou à Churchill, il y avait une dimension populiste dans leur pratique ou leurs discours – Il faudrait rappeler aux médias que les héros qu’ils vénèrent ont tous été de grands “populistes” !

Au niveau politique, maintenant, faut-il le revendiquer ? Je ne sais pas. La presse l’utilise de façon tellement floue – ils ont successivement qualifié Bush, Obama et Trump de « populistes » ! – que ce terme finit par ne plus vouloir rien dire. Rafael Correa avait une très bonne définition : il disait que le populisme, « c’est tout ce que les élites ne comprennent pas ». Je n’utilise pas ce terme, car dans la sphère médiatique je pense qu’il est contre-productif de le revendiquer. Il faut donc distinguer plusieurs niveaux : politique et académique.

Le “populisme” n’est absolument pas un terme péjoratif, mais je ne l’utilise pas car je pense que ce serait contre-productif, du moins en Amérique latine.

Entretien réalisé par Vincent Ortiz.

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© Vincent Plagniol pour LVSL
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