Quand l’UE fait obstacle à la paix

Jusqu’à quel point l’Union européenne s’opposera-t-elle à une issue négociée du conflit ukrainien ? Déploiement de troupes, nouvelles sanctions, budgets militaires en hausse : au moment précis où un cessez-le-feu devient envisageable, Bruxelles accélère l’escalade. Au nom d’une victoire désormais hors de portée, les capitales européennes sabotent les pourparlers, isolent leur propre camp — et prolongent une guerre qu’elles ne peuvent pas gagner. Face à l’éventualité d’une paix négociée, l’Union semble redouter moins la défaite que la fin du récit qu’elle s’est imposée à elle-même. Article de Fabian Scheidler, originellement paru dans la New Left Review sous le titre « Preventing Peace » et traduit pour LVSL par Alexandra Knez.

Alors que les négociations en vue d’un accord de paix en Ukraine sont en cours et que Washington laisse entrevoir une possible détente avec le Kremlin, les États européens s’efforcent d’entraver le processus. De nouvelles sanctions sont imposées à Moscou, des armes sont acheminées en urgence vers les lignes de front et on débloque des fonds pour le réarmement. La Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne visent à augmenter leurs budgets de défense pour atteindre au moins 3 % du PIB, quand l’UE prévoit de créer un « fonds de contributions volontaires » pouvant atteindre 40 milliards d’euros pour l’aide militaire. En cas de cessez-le-feu, Emmanuel Macron et Keir Starmer n’excluent pas le déploiement de troupes en Ukraine. Une mesure qui se veut « rassurante », alors qu’il semble probable que seuls des soldats neutres soient crédibles comme que gardiens de la paix.

Si certains dirigeants de l’Union européenne ont timidement pris acte de la démarche diplomatique de Donald Trump, la position officielle du Vieux continent depuis février 2022 – à savoir que les combats ne doivent pas prendre fin sans une victoire absolue de l’Ukraine – reste largement inchangée. Kaja Kallas, haute représentante de l’Union européenne en charge des Affaires étrangères et de la sécurité, est depuis longtemps opposée aux efforts visant à désamorcer le conflit, déclarant en décembre dernier qu’elle et ses alliés feraient « tout ce qu’il faut » pour écraser l’armée de l’envahisseur russe.

On pourrait penser que l’UE aurait intérêt à éteindre l’incendie à ses portes. Elle continue pourtant d’y verser de l’huile

Ces propos ont récemment été repris par la Première ministre danoise, Mette Fredriksen, qui a même suggéré que « la paix en Ukraine est en réalité plus dangereuse que la guerre ». Le mois dernier, lorsque les négociateurs ont évoqué la possibilité de lever certaines sanctions pour mettre fin aux hostilités en mer Noire, la porte-parole de la Commission européenne pour les affaires étrangères, Anitta Hipper, a affirmé que « le retrait inconditionnel de toutes les forces militaires russes de l’ensemble du territoire ukrainien serait l’une des principales conditions préalables ».

Cette position semble reposer sur l’hypothèse que l’Ukraine serait capable d’expulser les Russes et de reconquérir toutes les terres perdues – scénario qui est manifestement irréaliste. Dès l’automne 2022, le général Mark Milley, alors président de l’état-major interarmées des États-Unis, a admis que la guerre s’était enlisée et qu’aucune des deux parties ne pouvait l’emporter. En 2023, Valery Zalushnyi, alors commandant suprême des forces armées ukrainiennes, faisait un aveu similaire. Finalement, même ces sombres prévisions se sont révélées trop optimistes. Au cours de l’année écoulée, la position de l’Ukraine sur le champ de bataille n’a cessé de se détériorer. Ses pertes territoriales s’accumulent et ses victoires dans la région russe de Koursk ont été presque entièrement effacées. Chaque jour, le pays se dirige vers l’effondrement, tandis que le nombre de ses victimes et ses dettes augmentent.

Il est peu probable que Kallas, Fredriksen et Hipper croient réellement que la Russie se retirera du Donbass et de la Crimée, et encore moins de manière inconditionnelle. En insistant sur ce point comme condition préalable à la levée ou même à la modification des sanctions, ils écartent de facto la perspective d’un allègement des sanctions, et renoncent ainsi à l’un de leurs moyens les plus concrets de faire pression dans les négociations. On pourrait penser que l’UE aurait tout intérêt à éteindre l’incendie à ses portes. Pourtant, elle continue d’y verser de l’huile, compromettant ainsi ses propres intérêts en matière de sécurité ainsi que ceux de l’Ukraine. Au lieu de se positionner comme médiateur entre les États-Unis et la Russie – seule option rationnelle compte tenu de sa position géographique –, elle continue d’ignorer les deux grandes puissances et d’accroître son propre isolement.

Comment expliquer ce comportement apparemment irrationnel ? L’intellectuel indien Vijay Prashad soupçonne les élites européennes de s’être avant tout investies dans la préservation de leur propre légitimité. Elles auraient trop engagé de capital politique dans cet objectif de paix « victorieuse » pour se retirer maintenant. Compte tenu de sa position de force sur le champ de bataille, il est encore trop tôt pour dire quel type d’accord le Kremlin accepterait.

Mais si Moscou était d’accord pour un cessez-le-feu, le discours que l’UE a véhiculé ces trois dernières années – selon lequel il est impossible de négocier avec Poutine, qu’il est déterminé à conquérir d’autres États européens, que son armée serait bientôt désintégrée – serait fatalement remis en cause. À ce stade, un certain nombre de questions difficiles se poseraient. Comment expliquer, par exemple, que l’UE ait refusé de soutenir les pourparlers de paix d’Istanbul au printemps 2022, lesquels avaient de fortes chances de mettre fin au conflit, d’éviter des centaines de milliers de victimes et d’épargner à l’Ukraine une succession de défaites cuisantes ?

Un accord de paix viable freinerait également la frénésie de réarmement qui sévit actuellement en Europe. S’il est établi que les objectifs de la Russie sont avant tout régionaux, et qu’elle vise par son influence à repousser les menaces potentielles sur son périmètre occidental, alors l’accroissement des dépenses militaires ne pourrait plus être justifiée par l’allégation selon laquelle le Kremlin complote pour envahir l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie avant de marcher plus à l’ouest. Dans le même ordre d’idées, il ne sera plus aussi facile d’obtenir l’adhésion du public au démantèlement de l’État-providence, que l’Europe ne peut soi-disant plus se permettre, pour construire une économie de guerre. L’appel à davantage d’austérité – affaiblissant les services publics de santé, de l’éducation, des transports, de la protection de l’environnement et des prestations sociales – perdra toute justification.

Noam Chomsky avait déjà souligné qu’une dynamique de démantèlement des programmes sociaux au profit du complexe militaro-industriel était à l’oeuvre sous le New Deal aux Etats-Unis. Alors que l’État-providence renforce le désir d’autodétermination des citoyens, agissant comme un frein à l’autoritarisme, l’économie de guerre génère des profits sans avoir à se soucier des droits sociaux. C’est donc le remède parfait pour une élite européenne qui peine à perpétuer son pouvoir dans un contexte de stagnation économique, d’instabilité géopolitique et de contestation populaire.

Cependant, l’UE pourrait également être réticente à s’engager dans une diplomatie constructive en raison de ses relations avec une nouvelle administration américaine plus hostile. Si l’Union maintient qu’une paix victorieuse est réalisable, tout en sachant pertinemment que ce n’est pas le cas, alors elle pourra présenter tout compromis négocié par Donald Trump comme une trahison. Cela permettra aux opposants du chef d’État américain d’affirmer qu’il a « poignardé l’Ukraine dans le dos » et qu’il est le seul responsable de ses pertes territoriales. S’opposer à la paix devient un moyen utile de créer l’amnésie historique.

On ne saurait trop insister sur les effets destructeurs de cette stratégie. Les forces qui, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Ukraine, veulent poursuivre indéfiniment une guerre perdue d’avance ou saboter un accord de paix, n’en sortiront que renforcées. Ce sera un facteur aggravant, accroissant la probabilité d’une guerre civile en Ukraine et d’une confrontation directe entre l’UE et Moscou. Si les dirigeants européens se souciaient réellement de la « sécurité » de leurs pays, ils seraient avisés de reconnaître certaines vérités douloureuses. Parmi elles, l’échec de l’approche occidentaliste du conflit, de la livraison d’armes à tout va, du rejet de la diplomatie. Garantir la paix sur le continent exige une orientation radicalement différente : entamer un processus de négociation plutôt que le torpiller en coulisses.

Guerre en Ukraine : l’Europe de la défense contre le non-alignement ?

Suite à l’altercation entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky, l’Europe découvre son impuissance après des décennies de dépendance à l’égard des États-Unis. Dans cet extrait, William Bouchardon, secrétaire de rédaction du Vent Se Lève, revient sur les raisons de l’abandon de l’Ukraine par Donald Trump, l’inféodation de l’Europe à Washington et les pistes pour en sortir. Alors que « l’Europe de la défense » est sur toutes les lèvres, elle soulève de nombreuses questions.

Pourquoi l’Allemagne est à nouveau l’homme malade de l’Europe

Le chancellier allemand Olaf Scholz (SPD), l’usine Vokswagen de Wolfsburg et le Bundestag. © Sébastien Lapostolle pour LVSL

Une troisième année de récession qui se profile, une crise politique inédite, un parti néo-nazi à 20% dans les sondages, une industrie en crise profonde, un réarmement qui plombe le budget… Alors que les Allemands vont renouveler leurs députés au Bundestag, le fameux « modèle » d’Outre-Rhin semble profondément ébranlé. Les difficultés sont loin d’être passagères : toutes les bases du régime économique mis en place depuis 20 ans sont fracturées. Arc-boutée sur l’atlantisme, la foi libre-échangiste et le culte de la rigueur budgétaire, la classe politique allemande refuse de voir la réalité en face. 

Déficit public très faible, dette sous contrôle, exportations records grâce à sa puissance industrielle, plein emploi, inflation au plus bas… Pendant des années, le modèle économique allemand a été célébré en France dans les pages des quotidiens économiques et a servi de source d’inspiration pour les programmes politiques, en particulier à droite. Certes, la gauche s’est toujours montrée plus critique de ce modèle, pointant notamment la précarité de l’emploi introduite par les lois Hartz, le manque d’investissement public et les inégalités persistantes entre l’ex-RDA et l’Ouest. Elle enviait malgré tout le système de cogestion des entreprises de nos voisins d’Outre-Rhin, qui offre la moitié des sièges du conseil de surveillance aux représentants du personnels dans les entreprises de plus de 2000 salariés, bien que celui-ci n’offre en réalité qu’un pouvoir limité aux syndicats

Malgré ces limites évidentes, le succès économique de l’Allemagne paraissait insolent jusqu’en 2020. Après le chaos de la pandémie, qui a touché le monde entier, c’est surtout la guerre en Ukraine qui a enclenché une crise économique dont le pays ne sait plus comment sortir. Après une contraction du PIB de 0,3% en 2023 et de 0,2% l’an dernier, l’Allemagne semble ainsi partie pour une troisième année consécutive de récession. L’industrie est particulièrement touchée : en 2023, la production manufacturière était inférieure de 9% par rapport au record enregistré en 2018 et un recul supplémentaire de 3,3% aurait eu lieu en 2024. Les trois secteurs les plus exportateurs, l’automobile (17,3% des exportations), les machines-outils (14,4%) et la chimie (9%), sont tous en net recul ces dernières années. C’est donc le cœur du système économique allemand qui est touché.

La grande panne de l’industrie automobile

Cet automne, les difficultés de Volkswagen ont eu un retentissement national dans un pays où la voiture est source de fierté et représente un cinquième de la production industrielle et des millions d’emplois. Un an après le lancement d’un plan d’économie de 10 milliards d’euros, le groupe a demandé de nouveaux efforts à ses salariés et rompu un tabou historique en annonçant la possible fermeture de 3 usines sur 10 en Allemagne. Depuis la création de l’entreprise en 1937, cela n’est jamais arrivé. Volkswagen envisageait également des dizaines de milliers de licenciements (en Allemagne et à l’étranger), une baisse des salaires de 10 à 18 % et l’externalisation d’une partie de la fabrication de composants. Finalement, l’entrée en grève préventive de 100.000 travailleurs a permis un compromis : pas de fermetures d’usine, un gel des salaires pour les deux prochaines années et le départ de 35.000 personnes d’ici 2030, en misant sur les départs en retraite.

Si le chancelier Olaf Scholz a salué « un bon accord, socialement responsable », les problèmes du secteur automobile sont loin d’être résolus. Le nombre de voitures produites en Allemagne est passé de 5,65 millions en 2017 à 4,1 millions en 2023 et les ventes des marques allemandes sont en nette baisse : un million et demi de voitures en moins pour le mastodonte Volkswagen et entre 200.000 et 300.000 véhicules en moins chaque année pour BMW et Mercedes sur la même période. Plusieurs phénomènes se cumulent pour expliquer cette chute sans précédent. En Europe, le renouvellement des voitures est au ralenti du fait des prix très élevés des nouveaux modèles. Aux États-Unis, la politique protectionniste de Donald Trump va obliger les constructeurs à implanter leurs usines sur le sol américain pour pouvoir y proposer des prix compétitifs, ce qui n’augure rien de bon pour les usines allemandes. Quant à la Chine, longtemps un eldorado pour les groupes allemands, le marché y est désormais de plus en plus dominé par des constructeurs nationaux, dont les modèles sont moins chers et plus innovants.

Si le tournant de l’électrique était censé apporter un renouveau du secteur, l’Allemagne a raté cette révolution technologique. Au cours des années 2010, elle a largement ignoré le phénomène, considérant que l’amélioration continue des moteurs thermiques – technologie maîtrisée à la perfection par les industriels allemands depuis plus d’un siècle – avait plus d’avenir que les véhicules à batterie. Volkswagen a préféré mentir sur ses émissions de CO2 pour continuer à écouler ses véhicules plutôt que d’investir dans l’électrique. Résultat : le scandale du « dieselgate » aura coûté 30 milliards à l’entreprise et durablement abîmé son image de marque. Pendant ce temps, les constructeurs chinois, en particulier BYD, ont su optimiser leurs batteries et les logiciels qui vont avec, qui peuvent faire varier l’autonomie d’un véhicule jusqu’à 30%, à batterie égale. Après s’être imposés sur le marché domestique, les constructeurs chinois sont désormais très agressifs en Europe. Si les constructeurs allemands tentent de rattraper leur retard en développant de nouveaux modèles, l’arrêt soudain des subventions aux véhicules électriques outre-Rhin en 2024, sacrifiées pour réduire le déficit, a fait chuter les ventes de voitures électriques de 27%. Inquiets par ce tournant technologique, les constructeurs allemands mènent donc une fronde contre la décision européenne d’interdire la vente de voitures thermiques neuves en 2035.

Un pays vulnérable à la fin du libre-échange

Au-delà du symbole, l’exemple de l’automobile illustre parfaitement l’addition de menaces auxquelles fait face l’industrie allemande. Avec une balance commerciale excédentaire de 242 milliards d’euros l’an dernier, l’économie allemande est très tournée vers l’export. Pendant des années, le libre-échange a permis à ses entreprises de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer. Le grand retour des tarifs de douane aux États-Unis et la réindustrialisation enclenchée par les subventions massives de l’Inflation Reduction Act sont en train de fermer le marché américain. Or, Washington est le second partenaire commercial de l’Allemagne et surtout celui avec lequel elle réalise le plus grand excédent, plus de 65 milliards d’euros en 2022. La Chine est elle le premier partenaire de Berlin, mais aussi l’origine de son plus grand déficit commercial : 93 milliards en 2022. Étant donné la montée en gamme de l’industrie chinoise et sa pénétration croissante du marché européen, ce trou devrait se creuser.

Pendant des années, le libre-échange a permis aux entreprises allemandes de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer.

Bien sûr, l’Allemagne peut toujours écouler ses marchandises en Europe. Sa balance commerciale avec la plupart des pays de l’UE et avec le Royaume-Uni est d’ailleurs très excédentaire. Rien de surprenant à cela, tant l’Allemagne est la grande gagnante de la construction européenne. La sous-évaluation de l’euro a permis à Berlin de doper ses exportations, rendues moins chères, au détriment de l’Europe du Sud. Toujours en matière monétaire, l’obsession germanique pour le contrôle de l’inflation et des déficits, imposée aux autres États de la zone euro, a engendré des plans d’austérité extrêmement violents en Grèce, en Espagne, au Portugal et en Italie, qui ont conduit à l’explosion de la pauvreté et à la déliquescence de l’Etat et de la protection sociale. L’Allemagne a tiré profit de cette situation en attirant des centaines de milliers de jeunes éduqués d’Europe du Sud, venant remplacer une main-d’œuvre vieillissante. Enfin, les « délocalisations de proximité » vers la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie ont apporté un certain développement industriel à l’Europe centrale, mais au bénéfice principal de l’Allemagne, qui a fait main basse sur une large part des économies des États du groupe de Visegrád.

Mais cette hégémonie européenne touche désormais à ses limites. La succession de plans d’austérité en Europe depuis une quinzaine d’années – largement exigée par l’Allemagne – a durement affaibli l’activité économique, engluée dans une stagnation sans fin. Difficile dans ces conditions de trouver de nouveaux débouchés commerciaux. L’Allemagne pousse donc l’Union européenne à conclure de nouveaux accords de libre-échange. Corée du Sud, Canada, Japon, Kenya, Nouvelle-Zélande, Chili… La Commission européenne en a signé à tout va ces dernières années. Et la tendance ne semble pas prête de s’arrêter, des deals étant actuellement négociés avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines, mais surtout le Mercosur. Le marché commun sud-américain fait rêver les industriels allemands, tant les débouchés sont immenses. Volkswagen est ainsi implanté de longue date au Brésil, son second marché extérieur après la Chine. En supprimant la quasi-totalité des droits de douane, Berlin espère avoir accès aux nombreuses matières premières du continent sud-américain, tout en y exportant ses produits manufacturés. Mais cette stratégie se heurte à l’opposition de plusieurs membres de l’UE, inquiets de la déflagration que cet accord engendrerait pour leur secteur agricole, notamment la France. Par ailleurs, la Chine est déjà le premier partenaire commercial de la plupart des pays de la région.

Dépendance au gaz de schiste américain

Outre les tensions commerciales, le moteur économique allemand est également ralenti par l’explosion des prix de l’énergie. Avant la guerre en Ukraine, Berlin importait 55% de son gaz naturel, 45% de son charbon et 35% de son pétrole depuis la Russie. Indispensable à de nombreuses industries, le gaz est aussi la source de plus de 13% de l’électricité produite en Allemagne l’an dernier, une part en croissance ces dernières années pour faire face aux fluctuations de la production renouvelable (59% du mix électrique en 2024) et à l’arrêt du nucléaire courant 2023. Pendant des années, les importations de gaz russe ont été encouragées, notamment par la construction d’un second gazoduc dans la mer Baltique, le célèbre Nord Stream 2. A elle seule, la présence de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder au conseil d’administration de la société Gazprom témoignait des liens extrêmement forts entre l’État allemand et le Kremlin en matière énergétique.

Le conflit ukrainien a évidemment rebattu toutes les cartes. Sous la pression des États-Unis, mais aussi des pays baltes et de la Pologne, très atlantistes et de longue date défavorables à Nord Stream, l’Union européenne a dû se sevrer d’hydrocarbures russes au plus vite, quoi qu’il en coûte. Adopté au nom du soutien à l’Ukraine et du combat « pour la démocratie », cet embargo a conduit l’UE à renforcer ses achats de pétrole et de gaz depuis des pays pourtant tout sauf démocratiques comme le Qatar ou l’Azerbaïdjan, mais aussi depuis l’Inde, qui réexporte massivement des hydrocarbures achetés… à la Russie. Mais ce sont les États-Unis qui bénéficient le plus de ce nouveau contexte. Redevenus auto-suffisants en combustibles fossiles en 2018 grâce à l’exploitation intensive de gaz de schiste, ils ont saisi l’occasion pour exporter leur production excédentaire vers l’Europe. Les exportations de gaz naturel liquéfié des États-Unis vers l’UE et le Royaume-Uni ont bondi de 71 millions de mètres cubes par jour en 2021 à plus de 200 millions en 2023. La moitié du GNL importé en Europe vient désormais d’Outre-Atlantique.

L’explosion des importations gazières depuis les États-Unis a un triple impact délétère sur l’Europe, et en particulier l’Allemagne, plus grande consommatrice. D’abord, ce nouvel approvisionnement est extrêmement polluant : les fuites de méthane et le transport très énergivore du gaz liquéfié par rapport au gaz conduit par pipeline rendent le gaz américain jusqu’à 4 fois plus polluant que le gaz traditionnel, soit presque autant que le charbon. Ensuite, car elle s’accompagne d’une explosion des prix, qui s’explique en partie par les coûts de transport (liquéfaction, regazéification, usage de navires méthaniers…), mais surtout par la spéculation. Les Allemands ont vu leurs factures de gaz bondir, de 30% pour les industriels à 74% pour les particuliers, au profit des entreprises américaines. Enfin, il pose un problème géopolitique, à savoir une dépendance excessive à Washington. Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité, ou à minima aidé à organiser, l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes aux parlementaires et aux journalistes.

Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes.

Un réarmement ruineux

Cette inféodation de l’Allemagne aux États-Unis se traduit aussi en matière militaire. Si l’orientation atlantiste de l’Allemagne de l’Ouest, puis réunifiée, n’est pas nouvelle, les discours pacifistes ont longtemps été très forts en Allemagne. Outre le souvenir douloureux de la Seconde guerre mondiale, ils s’appuyaient sur la volonté de nombreux Allemands de renforcer les liens avec la RDA durant la guerre froide – la fameuse Ostpolitik – puis sur l’objectif d’économies budgétaires, la menace d’une guerre conventionnelle s’étant éloignée. Là aussi, la guerre en Ukraine a tout changé. Fin février 2022, le chancelier Olaf Scholz annonçait un « changement d’époque » et mettait en place un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour le réarmement. Certes, l’état de déliquescence de la Bundeswehr impliquait des investissements. Mais la contribution à l’effort de guerre ukrainien via l’envoi de matériel militaire et l’exigence des États-Unis d’une augmentation des dépenses militaires des membres de l’OTAN ont aussi lourdement pesé sur cette décision.

Si tous les objectifs fixés par Scholz en matière de réarmement n’ont pas été atteints, le budget alloué à la défense a explosé. Au total, l’Allemagne a dépensé plus de 90 milliards d’euros dans ce domaine en 2024, ce qui correspond à l’objectif de 2% du PIB fixé par Washington. Le complexe militaro-industriel américain se frotte les mains : de nombreux achats allemands sont réalisés directement aux États-Unis, au détriment de la France, qui espérait obtenir des contrats. L’achat de chasseurs F-35, pourtant extrêmement chers et bourrés de défauts, a été l’une des décisions phares du gouvernement sortant. Si la coalition tricolore, réunissant le SPD, les Verts et les libéraux du FDP, s’est parfois affrontée en interne sur les types d’armement à fournir à l’Ukraine, la position maximaliste des Verts a toujours fini par l’emporter. Sous l’influence d’Annalena Baerbock, ministre écologiste sortante des Affaires étrangères, des armes toujours plus destructrices ont été livrées à l’Ukraine et la politique étrangère allemande suit plus que jamais les ordres des États-Unis. L’Allemagne s’est ainsi illustrée comme soutien indéfectible d’Israël dans son entreprise de nettoyage ethnique à Gaza et en Cisjordanie, notamment à travers des ventes d’armes massives et une intense répression du soutien à la Palestine.

Ce tournant du réarmement est désormais visible dans tout le champ politique. Tous les partis traditionnels – CDU (droite), SPD (sociaux-démocrates), Verts et FDP – ainsi que l’AfD (extrême-droite) s’accordent sur l’objectif de dépenser au moins 2% du PIB dans la défense. Le vice-chancelier écologiste Robert Habeck propose même 3,5%, sans doute afin de faire plaisir à Donald Trump, qui exige désormais le chiffre astronomique de 5%. Pour se différencier les uns des autres, ces partis surenchérissent : retour de la conscription obligatoire pour la CDU et l’AfD, envoi de missiles Taurus à l’Ukraine pour les Verts, la CDU et le FDP, création d’un bouclier antimissile européen pour le SPD… Or, toutes ces promesses ont un coût. Le fonds spécial de 100 milliards d’euros étant déjà entièrement attribué et devant prendre fin en 2027, il faut trouver une trentaine de milliards chaque année rien que pour tenir les 2%. C’est ici que les partis classiques divergent : pour le SPD et les Verts, l’urgence géopolitique est supérieure aux contraintes budgétaires et l’endettement n’est pas un problème. Pour le FDP, la CDU et l’AfD, la rigueur budgétaire est intouchable et il faut donc réduire l’État-providence.

Une coalition incohérente brisée par la rigueur budgétaire

C’est justement sur cette question du budget que la coalition tricolore s’est fracturée cet automne. Alors que la Constitution allemande interdit depuis 2009 un déficit public supérieur à 0,35% du PIB, les marges de manœuvre sont extrêmement restreintes. Si la règle a été temporairement suspendue durant la crise sanitaire, son retour a très vite entraîné des tensions, notamment lorsque la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a jugé fin 2023 anticonstitutionnel l’usage de fonds inutilisés pour la gestion du COVID dans un nouveau fonds hors budget destiné aux investissements écologiques et dans les semi-conducteurs. Le message de cette jurisprudence était clair : la rigueur absolue doit primer sur tout autre objectif. Une vision qui correspond tout à fait à celle défendue par Christian Lindner, chef du parti ultra-libéral FDP et ministre des finances de la coalition sortante, qui a construit sa carrière politique en se présentant comme garant de l’orthodoxie budgétaire.

Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement.

Concilier ce dogme absurde de l’équilibre des comptes publics avec les investissements dans l’industrie voulus par le SPD, ceux pour les politiques écologiques défendus par les Verts, ainsi que les dépenses considérables pour le réarmement, le soutien à l’Ukraine et les aides pour les factures d’énergie, le tout dans un pays vieillissant et en récession relève de la quadrature du cercle. Après des coupes budgétaires massives en 2024, la préparation du budget 2025 s’est avérée encore plus compliquée. Actant des désaccords insurmontables, le chancelier Olaf Scholz (SPD) a donc fini par limoger Lindner début novembre, privant son gouvernement du soutien des 91 députés FDP, nécessaires pour obtenir une majorité. Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement deux semaines plus tard

Si le budget 2025 a fait exploser la coalition, celle-ci était néanmoins fragile depuis le début. Ces trois dernières années, le SPD, les Verts et le FDP n’ont cessé de s’affronter, en particulier autour des politiques voulues par les écologistes, comme la fermeture des centrales nucléaires, la fin des voitures thermiques neuves en 2035 ou encore l’interdiction des six millions de chaudières à gaz et au fioul d’ici à 2030. Alors que les aides pour cette transition énergétique étaient sacrifiées sur l’autel de l’austérité, ces mesures ne pouvaient qu’être profondément impopulaires. L’incohérence entre la nécessité de réduire les émissions et la préférence des Verts pour le charbon plutôt que le nucléaire – bien que les renouvelables se développent fortement, le charbon compte toujours pour 15% de la production électrique – et leur soutien au gaz de schiste américain a conduit à leur détestation. Le gouvernement sortant paie les conséquences de ces choix, les sondages indiquant tous une baisse des intentions de vote en faveur du SPD, des Verts et du FDP, ce dernier risquant de ne pas franchir le seuil de 5% nécessaire pour entrer au Bundestag.

Sondage en ligne Yougov auprès de 2430 Allemands conduit entre le 14 et le 17 février 2025. Source : X

Percée des néo-nazis et émergence d’un Macron allemand

Face à ce bilan, les différents partis d’opposition peuvent tous espérer progresser ce dimanche. Donnée à 30% dans les sondages, la CDU-CSU devrait faire son retour à la chancellerie, avec la personne de Friedrich Merz. Cet opposant historique à Angela Merkel, qui a fini par mettre la main sur le parti après 25 de défaites internes, est la version allemande d’Emmanuel Macron. Ancien banquier chez Blackrock, il plaide sans relâche pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait même publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes… En matière économique, son programme est on ne peut plus classique : baisses d’impôts massives, dérégulation, culte de l’innovation, suppression du Bürgergeld (équivalent allemand du RSA) et bien sûr austérité budgétaire. Il plaide aussi pour un réarmement massif dans le cadre de l’OTAN, compte sur la relance du nucléaire et la taxe carbone pour résoudre la crise climatique et entend bien sûr durcir les lois sur l’immigration.

Ancien banquier chez Blackrock, Friedrich Merz plaide pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes

Ce dernier point est également un des enjeux de la campagne, marquée par plusieurs attaques commises par des étrangers en situation irrégulière, sur lesquelles surfe l’Alternative für Deutschland (AfD). Né en 2013 contre les plans « d’aide » à l’Europe du sud en pleine crise des dettes souveraines, le parti a rapidement été capturé par les courants d’extrême-droite. Il n’hésite pas à revendiquer l’héritage du Troisième Reich et à multiplier les provocations, à travers des affiches où des parents font des saluts nazis pour « protéger leurs enfants », une conférence sur la « remigration » organisée à Wannsee – lieu de décision de la « solution finale » -, une remise en cause de la politique mémorielle et nombre de clins d’oeil au régime hitlérien dans ses slogans. Porté par le dégagisme et désormais soutenu par Elon Musk, le parti ne cesse d’engranger des succès électoraux, en particulier en ex-RDA.

Espérant endiguer sa progression, Friedrich Merz reprend certaines de ses propositions. Un texte visant à restreindre le regroupement familial et à étendre les pouvoirs de la police des frontières a ainsi opportunément été présenté fin janvier par la CDU et a failli être adopté, grâce au soutien de l’AfD. Une manœuvre politique qui s’est retournée contre son initiateur : tandis que l’extrême-droite a vu ses idées légitimées, la rupture du « cordon sanitaire » historique a heurté une grande partie de la société allemande et compliquera forcément les négociations pour former une coalition. S’il semble impossible que l’AfD entre au gouvernement, le programme néolibéral et autoritaire de Merz a toutes les chances de faire exploser les scores des néo-nazis à la prochaine élection, de la même manière que Macron a mis le Rassemblement National aux portes du pouvoir.

A gauche, deux stratégies opposées

Face à ce scénario catastrophe, et alors que les Verts et le SPD feront sans doute partie de la future coalition au pouvoir, les électeurs ne voulant ni du néolibéralisme de centre-gauche, ni de celui de droite, et encore moins de l’extrême-droite, n’avaient jusqu’ici qu’un seul vote possible : celui pour Die Linke. Mais le parti de gauche radicale a rencontré de nombreux obstacles ces dernières années : ses propositions no border sont rejetées par la grande majorité des Allemands, y compris une part de son propre électorat, tandis que son bilan au gouvernement de certains Länder à l’Est est difficile à différencier de ce que ferait le SPD. Die Linke n’a donc cessé de perdre des électeurs et s’est divisé entre une frange gauchiste et libertaire et une autre, alliant un programme économique et social ambitieux et une orientation plutôt conservatrice sur les questions socioculturelles, autour de Sarah Wagenknecht. Cette dernière a finalement fait scission pour créer son propre mouvement, le BSW, et réalisé une première percée l’an dernier aux élections européennes, puis lors d’élections dans les parlements de Thuringe, du Brandebourg et de Saxe, trois Länder de l’Est où son discours rencontre un vrai succès

Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci souffrirait alors des mêmes faiblesses que la coalition sortante.

Le scrutin du 23 février est censé départager ces deux stratégies antagonistes. Si les deux partis sont globalement d’accord sur la nécessité de politiques redistributives, Wagenknecht a fait de la paix en Ukraine et au Proche-Orient un axe central de son programme, tandis que Die Linke s’exprime peu sur la question et reste très frileux à l’idée d’oser critiquer Israël. Sur l’immigration, Wagenknecht espère récupérer des électeurs de gauche demandeurs d’une plus grande fermeté, mais, ce faisant, elle risque de légitimer davantage l’AfD et donc de lui fournir des voix. A l’inverse, la posture sans-frontièriste de Die Linke a beau être clairement impopulaire, elle peut séduire les électeurs à la recherche d’une opposition forte au durcissement en cours. Si l’un des deux partis échoue à être représenté au Bundestag, il sera durablement fragilisé et sa stratégie désavouée. Mais il est également possible que les deux parviennent à franchir le seuil de 5% et que le match soit nul.

Dans ce dernier cas, la constitution du futur gouvernement serait rendue encore plus compliquée. Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci risquerait alors de souffrir des mêmes faiblesses que la coalition sortante. Si le frein à l’endettement pourrait être allégé au vu de la situation, les problèmes de fond de l’économie allemande ne devraient pas être traités. Aucun des partis en question ne remettant en cause l’atlantisme et le libre-échange ou n’ayant de solution pour faire baisser le coût de l’énergie et proposer un nouveau modèle économique, la crise va durer encore longtemps. Face à cette fuite en avant, l’AfD aura tout le loisir de prospérer dans le confort de l’opposition. Le « consensus » politique tant vantée par les admirateurs du « modèle allemand » arrive lui aussi en bout de course.

Les mythes de l’OTAN perdent de leur éclat

Balles et drapeau de l’OTAN. © Marek Studzinski

Alors que le retour de Donald Trump à la Maison Blanche interroge les pays européens sur l’avenir de la protection militaire que leur accorde depuis 75 ans l’OTAN, cette alliance reste pourtant centrale dans leur politique de défense. Surtout, elle fait toujours l’objet de mythes pourtant largement invalidés par l’histoire : celle d’une alliance défensive, composée de pays démocratiques et promouvant le respect des droits humains. Autant de mensonges qu’il est temps de dénoncer, pour sortir de l’aveuglement sur cette structure clé de l’impérialisme américain. Par Sevim Dagdelen, députée allemande du mouvement de Sarah Wagenknecht (BSW) [1].

L’histoire des Lumières nous enseigne qu’il faut toujours se méfier de l’image qu’une personne ou une organisation donne d’elle-même. Les Grecs de l’Antiquité l’avaient déjà compris ; au-dessus du temple d’Apollon, on pouvait lire la maxime « Connais-toi toi-même ». La connaissance de soi, qualité humaine essentielle, devrait également valoir pour les organisations. Pour l’OTAN, ce n’est apparemment pas le cas.

Plus encore, le déni de sa véritable nature fait partie de l’essence même de l’organisation. Autrement dit, l’alliance militaire promeut activement une image favorable, mais trompeuse. Étonnamment, la question de savoir si celle-ci reflète la réalité est très rarement posée. En fait, les 75 années d’existence de l’OTAN équivalent à 75 années de déni, avec toutefois une expansion spectaculaire de son échelle et de sa portée au cours des dernières années.

Une organisation défensive ?

Tout d’abord, il y a le mythe central de l’OTAN en tant qu’organisation défensive : une communauté d’États de droit dont le seul but est de défendre le territoire de ses membres dans le respect du droit international. L’histoire raconte un récit bien différent. En 1999, en violation du droit international, l’OTAN a elle-même mené une guerre d’agression contre la République fédérale de Yougoslavie. Parmi les crimes de guerre commis par l’OTAN figurent le bombardement d’une station de télévision à Belgrade et un bombardement – présumé accidentel – de l’ambassade de Chine, qui a tué trois journalistes chinois.

En Afghanistan, elle s’est engagée à partir de 2003 dans une guerre qui dépassait largement le territoire de l’alliance. Vingt ans plus tard, le pouvoir a été remis aux talibans, alors que leur renversement était justement l’objectif déclaré de l’invasion. Cette guerre de 20 ans en Afghanistan a été marquée par de nombreux crimes de guerre qui sont restés impunis. On peut citer par exemple la frappe aérienne étasunienne d’octobre 2015 sur un hôpital de Médecins sans frontières à Kunduz.

L’institut Watson de l’université Brown aux États-Unis estime à 4,5 millions de personnes le nombre de victimes des guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient au cours des 20 dernières années.

L’OTAN a adopté la devise des mousquetaires : un pour tous et tous pour un. Dans la pratique, cela signifie que les actes individuels de membres de l’OTAN doivent également être attribués à l’organisation elle-même. L’institut Watson de l’université Brown aux États-Unis estime à 4,5 millions de personnes le nombre de victimes des guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient au cours des 20 dernières années. Les guerres, comme celle d’Irak, étaient des violations flagrantes du droit international, fondées sur des mensonges.

L’OTAN n’est pas une organisation défensive, mais une organisation d’illégalité et de violation du droit international qui, séparément ou en tant qu’organisation, mène des guerres d’agression sur une base politiquement opportuniste.

Des États de droit démocratiques ?

Un deuxième mythe, peut-être celui qui a été inculqué avec le plus d’insistance, est que l’OTAN serait une communauté de démocraties, ancrée dans l’État de droit. Mais une fois de plus, l’histoire dément cette présentation flatteuse. Jusqu’en 1974, le Portugal, membre de l’OTAN, était dirigé par une dictature fasciste qui a mené des guerres coloniales sanglantes en Angola et au Mozambique. Les combattants de la résistance ont été conduits dans des camps de concentration tels que Tarrafal au Cap-Vert, où nombre d’entre eux ont été torturés à mort. Comme le Portugal fasciste, la Grèce et la Turquie étaient toutes deux membres de l’OTAN au lendemain de leurs coups d’État militaires respectifs.

Comme le Portugal fasciste, la Grèce et la Turquie étaient toutes deux membres de l’OTAN au lendemain de leurs coups d’État militaires respectifs.

C’est l’OTAN elle-même qui a lancé l’Opération Gladio, une organisation clandestine en Europe occidentale qui devait être activée lorsque des majorités démocratiquement élues menaçaient de voter contre l’adhésion à l’OTAN. En Italie, des attentats terroristes ont par exemple été perpétrés au nom de groupes d’extrême gauche pour discréditer le Parti communiste italien lorsqu’il tentait de former un gouvernement.

On pourrait objecter que nous évoquons ici une époque révolue et que l’OTAN est désormais prête à être sollicitée dans la lutte mondiale des démocrates contre les autocrates. Or même sur ce point, tout observateur sérieux doit conclure qu’il y a quelque chose d’inexact dans cet aspect de l’image que l’alliance du 21ème siècle donne d’elle-même. Prenons l’exemple de la Turquie sous le président Recep Erdogan. Le pays a mené des guerres illégales à plusieurs reprises contre l’Irak et la Syrie, a soutenu des groupes terroristes islamistes en Syrie et, selon l’estimation du gouvernement allemand en 2016, est un tremplin pour les islamistes. Pourtant, il est et reste à ce jour un membre important de l’OTAN.

Il existe des accords de sécurité bilatéraux, comme celui conclu avec l’Espagne de Franco, avec l’Arabie saoudite et le Qatar, alors que ces États sont ouvertement antidémocratiques. Le seul critère valable pour traiter avec l’Alliance est un avantage géopolitique évident. L’OTAN n’est pas une communauté de démocraties et elle n’existe pas non plus pour défendre la démocratie.

Respect des droits humains ?

Troisièmement, l’OTAN affirme qu’elle protège les droits humains. Même si on passe au-dessus du fait que les actions de l’OTAN bafouent sans cesse le droit au travail, aux soins de santé et à un logement adéquat, cet élément de l’identité qu’elle propage ne correspond pas non plus à la réalité. Aujourd’hui, les prisonniers de la guerre mondiale contre le terrorisme menée par les États-Unis croupissent toujours à Guantanamo Bay, où ils sont détenus sans procès depuis près d’un quart de siècle. Telle est la réalité des « droits humains » dans le premier pays de l’OTAN. Quant aux 14 années de calvaire de Julian Assange, elles en disent long sur le respect de la liberté d’expression et de la liberté de la presse.

Son « crime » a été de révéler au public les crimes de guerre commis par les États-Unis. Une campagne de dénigrement a été lancée contre lui où Hillary Clinton et Mike Pompeo ont ouvertement envisagé son assassinat. Cela fait partie de la réalité de la relation de l’OTAN avec les droits humains. La campagne internationale pour défendre Assange a heureusement été couronnée de succès et il est aujourd’hui un homme libre. La lutte pour sa libération illustre le nécessaire combat pour la liberté en tant que telle au cœur du système de l’OTAN.

L’orgueil avant la chute ?

Vu la propagande incessante du mythe de l’OTAN, il est presque miraculeux que non seulement le soutien à l’organisation s’érode dans le monde entier, mais que ce soit précisément les personnes les plus exposées à cette propagande qui sont de plus en plus sceptiques à l’égard du pacte militaire. Aux États-Unis, l’approbation de l’OTAN par l’opinion publique n’a cessé de diminuer ces dernières années, tandis qu’en Allemagne, la majorité des citoyens doutent du principe de défense de tous les membres. En d’autres termes, ils ne sont plus disposés à s’engager à respecter l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord. Les gens sentent bien que les apparences sont trompeuses.

Alors que ses défenseurs parlent de l’alliance comme si elle était éternelle, l’OTAN commet une erreur dans l’escalade en Ukraine et dans l’expansion de ses opérations en Asie. Comme la plupart des empires, l’OTAN tombe dans le piège de la sur-extension. L’OTAN semble répéter les erreurs de calcul de l’Empire allemand lors de la Première Guerre mondiale, mais cette fois à l’échelle mondiale.

Comme la plupart des empires, l’OTAN tombe dans le piège de la sur-extension.

À l’époque, l’Empire allemand pensait pouvoir mener une guerre sur deux fronts. Aujourd’hui, une croyance similaire gagne du terrain au sein de l’OTAN, selon laquelle elle devrait non seulement affronter la Russie et la Chine, mais aussi s’engager au Moyen-Orient. Il s’agit d’une prétention orgueilleuse à l’hégémonie mondiale.

Trois nouveaux fronts

L’OTAN se considère visiblement comme menant une guerre sur trois fronts. Mais si elle le faisait, sa défaite serait certaine dès le départ. Dans ce contexte, il est logique que trois réunions spécifiques aient été prévues lors du sommet de l’OTAN. La première était une session de travail consacrée à la poursuite du réarmement de l’alliance. La deuxième était le Conseil OTAN-Ukraine, où l’on a discuté des moyens d’étendre le soutien de l’OTAN à l’Ukraine, en augmentant les livraisons d’armes et en permettant à l’Ukraine d’adhérer à terme à l’OTAN. Enfin, une troisième session a été organisée avec les partenaires de l’Asie-Pacifique (ou l’AP4, qui comprend l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud) et une rencontre avec les dirigeants de l’UE.

75 ans après sa création, l’OTAN s’efforce de renforcer la volonté de combattre en Ukraine et de s’étendre vers l’Asie, avec l’intention d’y promouvoir l’« Otanisation » de la région et d’y mettre en œuvre la stratégie qu’elle estime avoir déjà déployée avec succès contre la Russie. Actuellement, l’objectif principal dans le Pacifique n’est pas l’adhésion directe des pays asiatiques à l’OTAN, mais l’élargissement de la sphère d’influence de l’OTAN par le biais d’accords de sécurité bilatéraux. Et pas seulement avec l’AP4, mais aussi avec les Philippines, Taïwan et Singapour.

Tout comme l’Ukraine est considérée comme un État en première ligne face à la Russie, l’OTAN espère faire de pays asiatiques comme les Philippines des États challengers face à la Chine. L’objectif initial est de participer à une guerre froide par procuration, tout en se préparant à une « guerre chaude » par procuration des États-Unis et de l’OTAN en Asie. L’expansion de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie a suivi le principe de la « grenouille bouillie ». Progressivement, de nouveaux États d’Europe de l’Est sont devenus membres afin de ne pas trop éveiller les soupçons de la Russie. C’est également de la sorte que les choses se passent aujourd’hui en Asie. Pour contenir la Chine, l’OTAN resserre un à un ses liens avec les pays qui l’entourent et construit une phalange prête à la guerre. 

Comme toujours, l’objectif est d’éviter de devoir mener soi-même une telle guerre et d’avoir accès aux ressources des alliés pour mener ces guerres froides, puis chaudes. Cette évolution s’accompagne d’une guerre économique, désormais également dirigée contre la Chine, dont le fardeau le plus lourd est supporté par les économies des États clients des États-Unis. Les États-Unis et l’OTAN suivent une méthode de guerre définie par l’ancien stratège militaire chinois Sun Tzu, qui conseillait à un État d’essayer de mener une guerre sans ses propres ressources.

Le problème pour les stratèges de l’OTAN n’est pas seulement leur volonté de mettre le feu au monde entier, mais aussi le risque d’intensifier la construction d’alliances parmi les États qui rejettent l’OTAN. Pour ces États, le regroupement devient une nécessité pour protéger leur propre souveraineté. Ainsi, la politique de l’OTAN encourage la montée en puissance des pays du BRICS et d’autres alliances dans le Sud global… Paradoxalement, les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN promeuvent un monde multipolaire. Avec son soutien inconditionnel au gouvernement d’extrême droite de Benjamin Netanyahu, l’OTAN perd désormais toute légitimité morale dans le Sud, puisqu’elle est considérée comme complice des crimes de guerre israéliens.

Les stratégies de l’alliance s’écroulent en raison de sa propre sur-extension impériale. Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est d’un cessez-le-feu et de l’ouverture de négociations en Ukraine. Les politiques agressives en Asie doivent également cesser. En fin de compte, la lutte contre l’OTAN est également une lutte pour sa propre souveraineté. Au lieu d’une alliance d’États clients des États-Unis, l’Europe doit suivre sa propre voie. Un premier pas serait de ne plus se laisser berner par une alliance militaire qui finance sa stratégie agressive en réduisant les dépenses sociales et les services publics des États membres.

[1] Article de notre partenaire belge Lava Media.

La menace iranienne ? Au-delà du bruit médiatique

Menace iranienne - Le Vent Se Lève
Ebrahim Raïssi, président iranien, et Ali Khamenei, « guide suprême »

Les tirs de l’Iran contre Israël, en riposte au bombardement de son consulat à Damas, ont fait l’objet d’un commentaire médiatique particulièrement intense. Tandis que les chancelleries occidentales, tout en réaffirmant leur attachement à Tel-Aviv, ont appelé à la désescalade, l’arène télévisuelle est devenue le théâtre de toutes les outrances et de toutes les simplifications. Ainsi, les choses auraient peu changé depuis la Révolution iranienne de 1979. La République islamique, fanatiquement hostile à « l’Occident » et sur la voie du réarmement nucléaire, représenterait une menace vitale pour la stabilité du Moyen-Orient et la sécurité des Européens. Une vision des choses qui jure avec l’opportunisme de la politique étrangère du pays, bien plus fluctuante que les dirigeants iraniens – et leurs adversaires les plus acharnés – ne veulent le reconnaître.

À vrai dire, la séquence a un goût de déjà vu. La réaction médiatique également.

Juin 2019, Iran : des « gardiens de la Révolution » abattaient un drone américain, non loin de la frontière. Après une surenchère verbale de part et d’autre, Donald Trump annulait l’envoi de bombardiers, dix minutes avant leur départ programmé selon ses dires. Bluff ? Revirement de dernière minute ? Les historiens auront peut-être un jour le fin mot de l’histoire.

Quelques mois plus tard, un drone américain abattait Qassem Soleimani en Irak, commandant en chef des « gardiens de la Révolution ». Après quelques semaines d’une rhétorique incendiaire, l’Iran se contentait d’une réplique mesurée contre des installations militaires américaines, toujours en Irak.

Pour les deux parties, ces escarmouches avaient leur utilité. Côté iranien, elles justifiaient le tour de vis supplémentaire imposé par le pouvoir, dans un contexte de mobilisations sociales intenses. Côté américain, elles justifiaient la doctrine de « pression maximale » de l’administration Trump contre les mollahs.

Si l’Iran n’est pas un acteur rationnel, à quelle impulsion répond-il en ciblant Israël ? À un « désir maléfique » (sic) de « revanche contre l’Occident », selon un chroniqueur du Point.

Mais les deux parties n’avaient pas intérêt à aller plus loin. Un conflit ouvert aurait causé d’incommensurables dommages à l’Iran, et Donald Trump ne pouvait risquer de s’engager dans un nouveau bourbier au Moyen-Orient après avoir fait campagne sur « la fin des guerres sans fin ». Les deux acteurs avaient porté des coups millimétrés, aptes à satisfaire les « faucons » de leur camp tout en évitant l’engrenage qui conduirait à l’escalade.

La République islamique, acteur plus opportuniste que doctrinaire, plus tacticien que fanatique ? Les récentes tirs sur Israël semblent avaliser cette grille de lecture. Spectaculaires par leur ampleur et le précédent qu’ils marquent – il s’agit de la première attaque directe contre l’État hébreu -, ils n’étaient pas de nature à infliger des dommages conséquents.

Ainsi que le rappelle Michel Duclos, conseiller pour l’Institut Montaigne : « c’est une frappe limitée, essentiellement symbolique, destinée à faire beaucoup de bruit mais pas trop de mal ». Le chercheur Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAN) va jusqu’à déclarer au Monde – dans un article au titre qui suggère pourtant l’inverse – : « les Iraniens ont observé une grande transparence dans leur réponse. Ils ont veillé à ce que les Américains et les Israéliens soient assez préparés pour contrer ces frappes ».

Sur les chaînes d’information en continu et les plateaux télévisuels, ces analyses sont méthodiquement balayées. La République islamique y est décrite comme obnubilée par Israël et « l’Occident », incapable de la moindre once de pragmatisme et du moindre sens tactique.

Surenchère éditorialiste, escalade diplomatique

Considérer l’Iran comme un acteur qui met en regard moyens et fins, évalue les rapports de force et s’adapte à la conjoncture, comme n’importe quelle entité géopolitique ? C’est très explicitement ce que refuse Caroline Fourest sur le plateau de LCI. « On a beaucoup parlé de la rationalité de Monsieur Poutine, si on parle de celle des mollahs c’est encore plus inquiétant », y déclare-t-elle, généralisant au passage ce postulat d’irrationalité à l’ensemble des systèmes autoritaires.

Si donc l’Iran n’est pas un acteur rationnel, à quelle impulsion répond-il en ciblant Israël ? À un « désir maléfique » (sic) de « revanche contre l’Occident », selon les mots d’un chroniqueur du Point. On lui reconnaîtra au moins le mérite de la clarté. Tout comme à la présentatrice Laurence Ferrari qui, dans un édito halluciné sur CNews, s’en prend à « la litanie “il faut éviter l’escalade” » : face à un « État tyrannique dirigé par des religieux sanguinaires », les atermoiements pacifistes font le jeu, pêle-mêle, « du communautarisme, de l’islamisme, du soutien déguisé au jihadisme », au Moyen-Orient, en France et même « en Australie ».

Le reste de la discussion encadrée par Laurence Ferrari est à l’avenant, au point que le spectateur a l’étrange sensation de remonter le temps et d’être téléporté en 2003, dans une émission portant sur la guerre d’Irak. Ainsi, il n’est pas question de droit international : il s’agit de « défendre un modèle » dans une guerre « entre le camp du bien et le camp du mal », « entre deux visions de la société ». À mesure que les invités se répondent les uns aux autres en s’approuvant mutuellement, une question revient : « faut-il intervenir avant que l’Iran accède à l’arme nucléaire » ? Entre deux ricanements ironiques à l’adresse de « la désescalade », la « retenue » et la « communauté internationale », on rappelle qu’Israël « est à la pointe de l’Occident » et « qu’en se défendant, Israël défend l’Occident ».

Loin de ces pitreries médiatiques, les diplomaties occidentales sont plus mesurées. Si les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France ont apporté un soutien militaire au « dôme de fer » israélien pour intercepter les missiles iraniens, ils ont tous, à leur manière, appelé à la désescalade. Benjamin Netanyahou aurait même temporairement renoncé à riposter contre l’Iran suite à un appel de Joe Biden.

Mais dans le même temps, des mesures coercitives sont annoncées contre l’Iran, par les mêmes chancelleries qui n’avaient pas eu un mot pour le bombardement de son consulat par l’armée israélienne en Syrie. Ainsi, les États-Unis et l’Union européenne ont annoncé que les sanctions financières contre l’Iran, déjà dévastatrices, seront intensifiées.

Du reste, un relâchement des tensions entre Benjamin Netanyahou et Joe Biden n’est pas à exclure. Sous pression du Parti républicain, qui lui reproche d’avoir permis à l’Iran de récupérer des fonds séquestrés sous l’administration Trump, le président démocrate pourrait durcir sa politique iranienne, ce qui l’alignerait mécaniquement sur les positions israéliennes les plus radicales.

Pour Téhéran, la volonté de préserver sa puissance régionale, qui passe par la pérennisation du pouvoir syrien et le statu quo au Liban, impose de ne pas entrer en conflit ouvert avec Israël.

Car à l’encontre du ton apocalyptique des chaînes de grande écoute, Israël sort gagnant de la séquence. Il a même remporté une « victoire » éclatante, ose un élu français – du reste peu suspect d’une hostilité prononcée à l’égard du gouvernement israélien – : « Israël a fait oublier l’inhumanité des représailles lancées contre Gaza, mobilisé à ses côtés les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne et obtenu le discret mais efficace soutien militaire de plusieurs des pays arabes. Parce que tous craignent les entreprises de déstabilisation des mollahs, Israël vient de reconstituer un front de proches et d’alliés qui pourtant désapprouvaient toujours plus les politiques de Benjamin Netanyahou ». Est-ce l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement israélien s’est lancée depuis plusieurs mois dans une stratégie tous azimuts d’internationalisation du conflit, multipliant les frappes au Liban, en Syrie, et dernièrement sur le consulat iranien de Damas ?

Au-delà de la rhétorique

Loin du monolithe théocratique que présentent les chaînes d’informations, la République islamique d’Iran se caractérise par un pragmatisme certain. Officiellement, sa ligne diplomatique reste inchangée depuis la révolution de 1979 : négation de la légitimité d’Israël et appel à constituer un front uni en faveur de la Palestine. Dans les faits, elle a très largement été infléchie.

Les relations entre le Hamas et l’Iran se sont subitement détériorée depuis le soulèvement syrien de 2011 contre Bachar al-Assad : tandis que l’organisation palestinienne avait rallié les insurgés, Téhéran avait soutenu Damas par le truchement du Hezbollah. La volonté de maintenir en place le gouvernement syrien, proche allié de la République islamique, surdétermine la lecture iranienne des enjeux géopolitiques régionaux.

Aussi comprend-on pourquoi le Hezbollah, fortement lié à l’Iran, qui le pousse à la modération, est demeuré en retrait depuis le 7 octobre. Ainsi que l’écrit le chercheur Joseph Daher dans nos colonnes : « Depuis le commencement du soulèvement syrien de 2011, le Hezbollah a progressivement abandonné une stratégie prioritairement axée sur la confrontation armée avec Israël. Une partie de cette évolution découle du fait que l’Iran, son principal soutien, ne souhaite pas affaiblir le Hezbollah dans un nouveau conflit avec Israël ». Pour Téhéran, la volonté de préserver sa puissance régionale, qui passe par la pérennisation du pouvoir syrien et le statu quo au Liban, impose de ne pas entrer en conflit ouvert avec Israël.

Une analyse de plus long terme aurait rappelé que les relations entre la République islamique d’une part, Israël et les Occidentaux de l’autre, n’ont pas toujours été antagoniques, loin s’en faut. Qu’au milieu des années 1980, Israël, obnubilé par Saddam Hussein, a fait pression sur les États-Unis pour que des armes soient fournies à Téhéran contre l’Irak, et a lui-même procédé à des livraisons à hauteur de centaines de millions de dollars. Qu’à plusieurs reprises la diplomatie iranienne a proposé « d’ouvrir des négociations avec les États-Unis sur tous les sujets – programme nucléaire, soutien au Hamas et au Hezbollah, reconnaissance d’Israël ». Que l’invasion américaine de l’Irak, en 2003, a bénéficié d’une enthousiaste coopération militaire iranienne – ouvrant ainsi la voie à l’influence iranienne dans la région.

Mais sans doute est-il plus confortable de colporter l’image d’un régime ataviquement motivé par une « revanche contre l’Occident »…

Quand les géants pétroliers appuyaient le Club de Rome

L'ère de la pénurie -- Le Vent Se Lève
© Joseph Edouard pour LVSL

La thématique de la finitude des ressources et des « limites à la croissance » n’est pas neuve. Aux États-Unis, le spectre d’un épuisement imminent du pétrole – démenti par les faits – est apparu à plusieurs reprises au cours du siècle passé. Ses implications politiques sont ambivalentes : s’il a permis de dénoncer la folie d’un système ultra-productiviste, il a aussi servi de justification aux pratiques de certaines fractions des élites économiques. Ainsi en va-t-il du secteur pétrolier dans les années 1970, qui se livrait à des opérations de cartel pour faire monter les prix ; et qui a mis en avant les prédictions de géologues du Club de Rome sur l’épuisement prochain de l’or noir, afin de fournir une cause alternative au renchérissement du pétrole. Ainsi en va-t-il des producteurs d’armes, trop heureux que la finitude des ressources justifie des conflits pour leur appropriation. Par Vincent Ortiz, auteur de L’ère de la pénurie – capitalisme de rente, sabotage et limites planétaires (Cerf, 2024). Ces lignes ont été extraites de cet ouvrage et éditées.

« En l’an 2000, l’Angleterre n’existera plus » : florilège de prédictions manquées

Le « rapport Meadows » du Club de Rome Halte à la croissance ?, qui souhaite attirer l’attention sur la finitude des ressources, émerge dans le sillage de nombreuses prédictions malthusiennes. Sa parution fait écho à celle The Population Bomb de Paul R. Ehrlich, autre best-seller fortement médiatisé. Ce biologiste est un compagnon de route des époux Meadows, qui le citent à plusieurs reprises.

Publié en 1968, son ouvrage s’ouvre sur les mots suivants : « La bataille pour nourrir l’humanité toute entière est perdue. Dans les années 1970, des centaines de millions de personnes mourront de faim malgré tous les programmes de secours qui ont été initiés. Il est à présent trop tard : rien ne peut empêcher un accroissement substantiel du taux de mortalité global » – qui, comme on le sait, allait précisément diminuer1 ! Il dresse un portrait pessimiste de l’avenir de la planète, confrontée à une population grouillante et une insécurité alimentaire exponentielle.

Avec gravité, Ehrlich alerte sur la submersion démographique qui s’abattra sur les nations développées si rien n’est fait, et développe une série de prescriptions pour la prévenir, comme la dissémination d’un agent stérilisant dans les produits alimentaires exportés dans l’hémisphère sud. Pour fantaisistes qu’ils soient, ses écrits accompagnent l’intérêt que portent les pays émergents pour les politiques anti-natalistes. Des plus incitatives – politique de l’enfant unique en Chine – aux plus coercitives – stérilisation de huit millions de femmes en Inde.

Même si nous diminuons notre consommation, nous connaîtrons une pénurie de sources d’énergie traditionnelles au début des années 1990.

Guido Brunner, Commissaire européen à l’Énergie, 1978

Face à cet accroissement démographique, les ressources, limitées, viendraient prochainement à manquer. C’était l’opinion du commissaire européen à l’Énergie Guido Brunner, autre soutien du « rapport Meadows » : « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous faisons face à la finitude des matières premières […] Il était grand temps de ralentir l’extraction du pétrole. Mais une réalité demeure : même si nous diminuons notre consommation, nous connaîtrons une pénurie de sources d’énergie traditionnelles au début des années 1990. » De graves problèmes d’approvisionnement énergétique allaient bientôt frapper les pays occidentaux, estimait-il dans un discours en 19782. Et de rappeler combien les décennies précédentes avaient été dispendieuses : « En vingt ans, notre consommation d’énergie a doublé. Notre consommation de pétrole a quadruplé. Cela ne pouvait pas continuer ainsi. »

Les mécanismes salutaires du marché n’ont certes pas tardé à intervenir : « Le prix du pétrole brut a été multiplié par six » depuis quelques années. Ce brutal accroissement des cours n’est hélas pas suffisant par rapport à l’ampleur de la crise : « Cette correction est traumatisante, mais elle est en réalité survenue trop tard. Les prix du pétrole sont demeurés trop bas pendant trop longtemps. » Guido Brunner n’était pas isolé lorsqu’il tenait de tels propos. De nombreux Nostradamus prophétisaient une ère de privations liée à l’épuisement du liquide noir.

L’époque s’y prêtait. Les années 1970 sont celles où l’on expérimente des pénuries d’essence dans les stations services ; où, aux États-Unis, on dévalise les magasins pour faire des stocks de papier hygiénique. La période de vaches grasses est terminée, austères sont les temps qui viennent : l’idée fait son chemin. C’est la décennie de Mad Max et d’une série de navets oubliés, qui mettent en scène la lutte à mort de quelques survivants dans un monde post-apocalyptique, sur une planète aride et désolée.

À l’origine de cette nouvelle ère, le choc pétrolier de 1973 : cette année-là, les majors pétrolières américaines, alliées aux pays de l’OPEP, se sont entendues pour décupler le prix de l’essence. Les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord – en réaction au soutien américain à Israël durant la guerre du Kippour – proclamaient avec fracas un « embargo » contre l’Occident. Mais en Occident, les multinationales réduisaient elles-même leur production, plus discrètement, pour accompagner cette hausse des cours. Les réactions en chaîne se multiplient, l’inflation s’affole, l’économie s’affaisse.

« Il est clair que cet épisode de croissance industrielle exponentielle ne peut que constituer une époque transitoire. Elle n’aura compté que pour trois siècles dans la totalité de l’histoire humaine », écrit M. King Hubbert à la même époque. Ce personnage hybride, géologue issu de l’industrie pétrolière, est proche du Club de Rome. Ses prédictions alarmistes faisaient écho aux préoccupations environnementales relatives à la finitude des ressources, que le choc pétrolier semblait révéler.

Derrière l’horizon des limites planétaires, la réalité du cartel pétrolier

Quelques décennies plus tard, il est possible de prendre du recul sur la séquence qui s’est ouverte en 1973. Si une récession brutale a bel et bien frappé les économies occidentales, de nombreuses prophéties ont été démenties. Il n’y a pas eu d’épuisement absolu du pétrole. Nulle raréfaction réelle n’a été à l’origine de cette hausse considérable des prix qui a mis un coup d’arrêt à la prospérité occidentale. Comment, dès lors, comprendre cette floraison de prédictions apocalyptiques qui ont marqué la décennie 1970 ?

L’ouvrage du Club de Rome Halte à la croissance ? (The Limits to Growth) était publié en octobre 1972. En octobre 1973, les pétroliers – États et entreprises – imposaient au monde une première crise énergétique. Le Club de Rome alertait sur la pénurie des ressources à venir. Les pétroliers l’imposaient. Le Club de Rome prônait la décélération des économies occidentales. Les pétroliers l’imposaient. Le Club de Rome s’enquérait de la consommation tous azimuts des Occidentaux. Les entreprises pétrolières allaient se charger de modérer leurs appétits.

Cette coïncidence entre émergence des préoccupations environnementales et récession économique était trop belle pour n’être pas exploitée par ceux qui la généraient. Aussi comprend-on le paradoxe apparent souligné par l’historien Timothy Mitchell : « de manière contre-intuitive, les compagnies pétrolières elles-mêmes ont aidé à faire émerger “l’environnement” comme objet politique, concurrent de l’économie3 ».

Si l’inflation et le chômage atteignaient de nouveaux sommets, ces hausses étaient risibles par rapport à l’explosion des profits pétroliers. En 1972, un baril de pétrole était vendu à 3$. En 1974, il atteignait 12$. En 1979, il devait monter à près de 40$. La thématique des « limites à la croissance » tombait à pic. Les géants de l’or noir avaient procédé à cette hausse des prix par le biais d’une technique classique, mais inavouable : le cartel – soit un accord tacite pour limiter la production afin de conduire à une hausse des prix.

Dennis Meadows, l’un des principaux rédacteurs du « rapport » éponyme, voyait dans le choc pétrolier une corroboration de ses prédictions

Leurs gains insolents ne passaient pas inaperçus. Les multinationales proclamaient leur impuissance par rapport à un « embargo » supposément imposé par les pays de l’OPEP. Mais elles ne parvenaient pas à emporter la conviction. Leur responsabilité assez évidente dans le ralentissement de l’économie en faisait une cible privilégiée. L’avocat Paul Bloom, proche du président Jimmy Carter, résumait l’esprit du temps lorsqu’il déclarait : « le peuple américain, dans son ensemble, préfère encore la peste noire aux majors pétrolières4 ». On comprend donc que le rapprochement tactique effectué par l’industrie pétrolière vis-à-vis du Club de Rome.

L’intérêt pour la finitude des ressources allait permettre de fournir une cause alternative à ce renchérissement du pétrole : l’épuisement physique des réserves d’or noir. Les prix du pétrole montaient en flèche ? C’était le reflet de sa raréfaction ! Ainsi, l’intérêt du secteur pétrolier convergeait temporairement avec celui du Club de Rome. Les prédictions inquiétantes du second légitimaient et voilaient la stratégie économique du premier, tandis que celle-ci, provoquant inflation, récession et pénuries, semblait accoucher du monde décrit dans Halte à la croissance ?

Dennis Meadows, l’un des principaux rédacteurs du « rapport » éponyme, voyait dans les derniers événements une corroboration de ses prédictions : « Si j’avais dit, lors de la parution du livre, que l’on assisterait bientôt à une crise énergétique, à des famines de masse, à l’apparition d’un marché noir du bœuf […] à l’érosion des standards environnementaux, la plupart des gens ne m’auraient pas cru5. » Désormais, il était écouté.

Quand l’industrie du pétrole alerte sur la finitude des ressources

L’industrie du pétrole, quant à elle, effectue un pas vers le Club de Rome. Elle favorise l’ascension du géologue M. King Hubbert, qui cherche à alerter l’opinion quant à la finitude des ressources pétrolières. Une féroce controverse l’oppose à Vincent McKelvey, directeur de l’Institut géologique des États-Unis, l’organisme gouvernemental de référence sur les enjeux pétroliers. Malgré le contexte de crise énergétique, McKelvey maintient des estimations optimistes, qui étaient celles de l’industrie pétrolière quelques années plus tôt : entre 500 et 600 milliards de barils, contre 290 milliards pour Hubbert.

Les décennies suivantes devaient confirmer les prédictions pessimistes de Hubbert concernant les réserves de pétrole conventionnel. En revanche, il avait largement mésestimé les réserves non-conventionnelles – pétrole de schiste, sables bitumineux, etc. -, que d’onéreuses et polluantes révolutions technologiques allaient permettre d’extraire.

McKelvey est publiquement critiqué par John Moody, vice-président pour l’exploration et la production de Mobil Oil, la troisième major pétrolière américaine. Il lui adresse une lettre ouverte, conférant pour la première fois une ampleur nationale à cette controverse6. Si tant de pétrole reste à découvrir, « où diable est-il ? », demande-t-il. En juin 1974, le National Petroleum Council, qui représente les grands intérêts du pays en la matière, s’aligne sur les pronostics de Hubbert à l’occasion d’une réunion de l’Académie nationale des sciences7. En 1977, McKelvey est limogé. Hubbert a eu gain de cause.

En accord avec leurs intérêts bien compris, les majors rejoignent, d’une manière ou d’une autre, ses estimations8. Avant Mobil, le géologue en chef de British Petroleum avait déjà déclaré : « dans moins de trente ans, les réserves probablement découvertes ne seront plus à même de satisfaire une demande croissante »9. Son directeur des explorations ajoutait que le monde atteindrait son pic de production pétrolier au début des années 198010. Plus tard, un rapport officiel de Chevron note qu’au « commencement du siècle suivant, on peut raisonnablement anticiper un sommet dans la production du pétrole conventionnel, avant un lent déclin ». Le son de cloche d’Exxon n’était guère différent11.

Cette hantise d’un épuisement géologique du pétrole avait un autre versant : puisque la fin des réserves occidentales approchaient, sécuriser les zones pétrolifères du Moyen-Orient devenait un impératif de premier ordre.

Le plafond de production était souvent placé en aval de celui de Hubbert, et les majors ajoutaient qu’il pouvait être dépassé par des techniques non-conventionnelles. Mais l’essentiel lui était à présent accordé : les ressources conventionnelles étaient limitées ; un sommet serait atteint. Un âge de production sans douleur et de consommation sans frein s’achevait.

Que cet imaginaire de pénurie ait été commun au Club de Rome et au secteur pétrolier n’est paradoxal que si l’on perd de vue la détestation dont il faisait l’objet, et la nécessité pour lui de détourner l’attention de ses manœuvres de cartel. La pénurie de pétrole était une fiction, écrit l’économiste Morris Adelman, « mais la croyance en une fiction est un fait. Elle a conduit la population à accepter la hausse des prix comme si elle avait été imposée par la nature, alors qu’elle découlait d’une simple collusion12. » La pénurie du pétrole étant naturalisée, on pouvait alors expliquer la hausse du cours du pétrole par sa raréfaction. Les stratégies de cartel avaient un bel avenir.

Le retour sur les sentiers de la guerre

Cette hantise d’un épuisement géologique du pétrole avait un autre versant. Puisque la fin des réserves occidentales approchaient, sécuriser les zones pétrolifères du Moyen-Orient devenait un impératif stratégique de premier ordre. Du moins, c’est ce que clamait haut et fort l’administration Carter : les pays de l’OPEP détenaient une « arme décisive », et il fallait les empêcher de l’utiliser.

D’autant qu’ils semblaient dangereusement perméables à l’influence soviétique ; et que l’Union soviétique elle-même, ajoutait Zbigniew Brzeziński, conseiller à la sécurité nationale du président Carter, était menacée par une pénurie similaire d’or noir. C’est ce qui ressortait d’un rapport officiel (« PRM-10 Net Assessment ») publié par Samuel Huntington, professeur à l’Université de Harvard : les réserves soviétiques encouraient une déplétion intense, et le Kremlin portait son dévolu vers le Moyen-Orient.

Peu importait alors que de multiples faits contredisent cette vision des choses. Que des géologues soviétiques établissent la permanence de confortables réserves à disposition de l’URSS. Que Moscou entame la construction de nouveaux pipelines. Que des rapports internes à la CIA – censurés – mettent en cause les analyses de Huntington et Brzeziński, concernant les réserves soviétiques aussi bien que l’impossibilité, pour le Moyen-Orient, de mener à bien un « embargo » énergétique intégral contre l’Occident13. Du reste, la centralité des pays de l’OPEP dans la fourniture de pétrole tendait à diminuer dans les années 1970.

C’est ainsi que la « doctrine Carter » allait voir le jour, produit de la hantise du pic pétrolier et de la crainte d’un tournant anti-occidental du Moyen-Orient – dont l’unité politique autant que le caractère incontournable dans la fourniture d’énergie étaient manifestement exagérés. La où les présidences de Nixon et de Ford (1969-1977) étaient marquées par un désengagement militaire de cette zone, celle de Carter (1977-1981) allait signer le retour de l’interventionnisme, au nom des « intérêts stratégiques » du pays en matière énergétique. Avant Ronald Reagan, c’est Carter qui engage les États-Unis sur la voie du soutien militaire aux moudjahidines d’Afghanistan et de l’escalade avec la jeune République islamique d’Iran.

Les pétroliers n’étaient pas les seuls gagnants de cette séquence. La nébuleuse militaro-industrielle, en position inconfortable depuis la fin de la Guerre du Vietnam, allait bénéficier d’un nouvel afflux de commandes publiques. Au nom de la précarité énergétique des États-Unis, que les prix élevés du pétrole semblaient établir, on allait ressusciter une économie de guerre14. Abandonnant ses promesses de baisse d’impôts et de lutte contre le déficit, Reagan allait procéder à la hausse des premiers et mener le second vers de nouvelles abysses pour réarmer les États-Unis – et participer à de sanglantes guerres par procuration contre l’Iran et l’Union soviétique au Moyen-Orient. Sans qu’un épisode établisse jamais que l’approvisionnement énergétique de l’Occident ait été menacé par la donne géopolitique des années 1980. Et alors même que l’embrasement du Moyen-Orient, encouragé par les États-Unis, était sans doute une cause bien plus prégnante de la hausse des prix du pétrole15.

La vieille alliance entre le pétrole et l’armement était ressuscitée. Ces deux secteurs bénéficiaient à divers degrés des discours alarmistes sur le pic pétrolier. L’idée d’une pénurie naturelle détournait l’attention de la rareté artificiellement créée par les géants de l’or noir. Et pour les vendeurs d’armes, la sensation d’un épuisement des ressources justifiait les discours bellicistes visant à contrôler les régions qui demeuraient encore pétrolifères.

Cette coalition était amenée à durer, tout comme le discours sur la « sécurité énergétique » qu’elle promouvait – étrange hybridation d’un réalisme géopolitique paranoïaque et d’un malthusianisme à coloration prétendument écologiste. Cette hantise du pic pétrolier allait être ressuscitée au sein de l’administration Bush, qui promettait à demi-mots de l’énergie moins chère comme contrepartie de l’invasion de l’Irak16. Aujourd’hui encore, les discours bellicistes contre les pays pétroliers ne sont-il pas souvent accompagnés d’une conception implicitement malthusienne de la finitude des ressources ?

Notes :

1 Paul Ehrlich, The Population Bomb, New York, Ballantine Books, 1968, p. xi. Il a reconnu s’être trompé, mais son nom figure encore aux côtés des époux Meadows deux décennies plus tard dans un recueil d’articles coordonné par l’économiste du Club de Rome Herman Daly (Valuing the Earth. Economics, Ecology, Ethics, Massachussets, MIT Press, 1991).

2 Guido Brunner, « Discours de M. Guido Brunner devant le Centre européen de l’entreprise publique, Madrid, 1er juin 1978 », Archive of European integration, juin 1978.

3 Timothy Mitchell, Carbon Democracy. Political Power in the Age of Oil, Londres, Éd. Verso, 2011, p. 189.

4 Cité dans Rich Jaroslovsky, « Reagan and Big Oil », The New Republic, 2 mai 1981.

5 Ibid.

6 Gary Bowden, « The Social Construction of Oil Validity Estimates », Social Studies of Science 15, 2, 1985.

7 Mason Inman, The Oracle of Oil, Londres, Éd. Norton and Company, p. 257.

8 Gary Bowden, op. cit. Il met en évidence la systématicité du tournant des majors à partir de l’année 1973 quant aux estimations de réserves pétrolières restantes.

9 T. Mitchell, Carbon Democracy, p. 261.

10 Louis Turner, Oil Companies in the International System, Londres, Éd. Allen & Unwin, 1983, p. 172.

11 M. Inman, The Oracle of Oil, p. 297. La citation précédente est extraite de la même source.

12 Morris Adelman, « Is the Oil Shortage Real? Oil Companies as OPEC Tax-Collectors », Foreign Policy, Hiver 1972–73. Cet économiste a été critiqué, à raison, pour sa négation de l’idée même de limites des ressources pétrolières. Il apporte cependant des éléments empiriques utiles pour étudier le choc de 1973. Pour nuancer sa perspective, lire Akram Belkaïd, « 1973 : un choc pour prolonger l’ère du pétrole », Le Monde diplomatique, juin 2022.

13 Roger J. Stern, « Oil Scarcity Ideology in US Foreign Policy, 1908–97 », Security Studies 25, 2, 2016

14 Le budget de la Défense américaine avoisine l’équivalent de 8 % du PIB (et 25 % du budget total) au pic de l’ère Reagan.

15 Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, « Putting the State in its Place : US Foreign Policy and Differential Accumulation in Middle-East “Energy Conflicts” », Review of International Political Economy 3, 4, décembre 1996.

16 John Bellamy Foster, « Peak Oil and Energy Imperialism », Monthly Review, juillet 2008.

Importations de gaz de schiste en Europe : nouvelle dépendance létale pour le climat

Un navire transportant du gaz naturel liquéfié (GNL). © Venti Views

L’année 2023 s’est terminée avec la COP28 de Dubaï, dont l’une des lignes directrices principales était la sortie des énergies fossiles. Cet objectif est contrecarré les importations croissantes de gaz de schiste en Europe – sous la forme de Gaz naturel liquéfié (GNL) -, en pleine expansion depuis le conflit ukrainien. Sa nocivité climatique concurrence celle du charbon. Tandis qu’une série d’acteurs privés, notamment américains, s’enrichissent par ces ventes, l’Union européenne multiplie les renoncements en matière de transition énergétique.

Article originellement publié sur le site de notre partenaire Lava Media.

Il était une fois l’histoire d’une énergie fossile trop chère et jugée incompatible avec les objectifs climatiques mais qui, en l’espace de quelques années, est devenue une énergie d’avenir. À tel point qu’on signe des contrats d’importation sur trente ans à plusieurs milliards d’euros. Ce récit est celui du gaz de schiste des États-Unis – qui établit à quel leur hégémonie sur le Vieux continent constitue une menace pour le climat.

En réalité, ce pays est assez pauvre en gaz naturel « facile » à trouver dans le sol, celui qu’on appelle conventionnel. Par contre, il possède d’importantes réserves de gaz plus difficile à extraire, et donc beaucoup plus cher, que l’on nomme non conventionnel, et dont le plus connu est le gaz de schiste. Celui-ci nécessite l’utilisation de technologies lourdes comme la fracturation hydraulique pour fissurer les roches de schiste dans lesquelles le gaz est contenu.

Lors de la fracturation de la roche visant à extraire le gaz de schiste, des pertes de méthane – au pouvoir de réchauffement global 25 fois plus important que le CO2 – sont fréquentes.

À partir des années 70, le gaz de schiste a commencé à être extrait par quelques petites compagnies qui osaient investir dans cette exploitation risquée. Cette production, restée marginale aux États-Unis jusqu’au début des années 2000, a connu un véritable essor en 2008 grâce à Wall Street. Pour éteindre l’incendie de la crise des subprimes, une politique de quantitative easing consistant à inonder l’économie américaine de millier de milliards de dollars a été rapidement mise en place. Cet argent « gratuit » à disposition des entreprises a permis au privé d’investir massivement dans des technologies jugées risquées, comme celles de l’exploitation du gaz de schiste.

Choc des empires et crise climatique

Ainsi, les États-Unis sont passés de plus gros pays importateur de gaz à l’autosuffisance en la matière, grâce à une production de gaz de schiste qui a été multipliée par 12 entre les années 2000 et 2010. Sans cet argent facile octroyé par l’État, l’essor de cette exploitation fossile n’aurait sans doute pas eu lieu. Ayant produit du gaz en surplus par rapport à leurs besoins domestiques, les États-Unis ont cherché à l’exporter. Mais ils ont été confrontés à trois problèmes de taille. Le premier réside dans le prix plus élevé du gaz de schiste sur le marché par rapport au gaz conventionnel. Le deuxième, dans la mauvaise presse au plan climatique et environnemental qui accompagne cette énergie. Le troisième, les contraintes en termes de transport.

Acheminer du gaz depuis les puits du Texas jusqu’à nos logements : tel fut le premier défi à relever. Le moyen de transport le plus simple et donc le moins cher est de garder cette énergie sous forme de gaz et de la déplacer par d’immenses gazoducs. C’est de cette manière que le gaz russe était importé en Europe – notamment via Nord Stream, saboté en septembre 2022. Les gazoducs ne nécessitent pas d’infrastructure de transformation majeure entre la production et la consommation, le gaz naturel une fois importé pouvant être directement introduit dans le réseau.

L’autre technologie de transport est celle du Gaz naturel liquéfié (GNL) qui consiste à refroidir et compresser le gaz naturel pour le rendre liquide. Ensuite, il est embarqué dans des bateaux spécialisés – méthaniers – jusqu’au client pour y être décompressé et injecté dans le réseau de distribution. Contrairement aux gazoducs, le GNL peut donc être transporté dans le monde entier. La contrainte est de disposer de terminaux de compression et décompression du gaz aux points de départ et d’arrivée et de méthaniers. Ce qui ne compte pas pour rien dans la facture du GNL, puisqu’il n’existe pas de gazoduc qui traverse l’Atlantique ou encore le Pacifique. La solution était donc d’utiliser le GNL pour les exportations de gaz étasunien en développant des terminaux sur les côtes.

La deuxième épine dans les pieds pour vendre ce GNL est d’ordre environnemental et climatique : l’impact en la matière du gaz de schiste est bien documenté par de nombreuses recherches scientifiques et ONG. La fracturation hydraulique nécessite en effet l’utilisation d’une grande quantité d’eau ainsi que de produits chimiques. Elle cause des pollutions majeures au niveau des nappes phréatiques et des écosystèmes marins. L’exploitation de gaz de schiste va même jusqu’à provoquer des séismes. Ces phénomènes ont déjà des effets concrets sur la santé de milliers d’individus.

C’est par exemple le cas pour les 420.000 personnes exposées aux émissions toxiques des forages de gaz de schiste de TotalEnergies au Texas. Les habitants s’organisent depuis des années contre la mise en place de puits de forage à quelques mètres de crèches et d’écoles publiques qui provoquent de nombreux symptômes de vertiges, maux de têtes ou encore saignements de nez. En plus des impacts environnementaux, l’exploitation du gaz de schiste accroît le réchauffement climatique. Lors de la fracturation de la roche, des pertes de méthane – gaz à effet de serre au pouvoir de réchauffement global 25 fois plus important que le CO2 – sont fréquentes. Que l’on ajoute à cela la quantité d’énergie nécessaire à l’extraction de ce gaz, et l’on pourra estimer qu’il est jusqu’à deux fois plus néfaste que le gaz conventionnel. Au point d’avoir un impact climatique… plus mauvais encore que le charbon.

L’abandon de cette énergie fossile avait été érigée en priorité par la COP28. C’est une grande victoire des producteurs de gaz – et donc des États-Unis – d’avoir fait reconnaître le gaz comme une « énergie de transition » pour remplacer le charbon. « L’expert » en énergie de Bloomberg, Javier Blas, avait déclaré, euphorique : « Ne parlons plus de Gaz naturel liquifié mais bien de Carburant liquifié de transition ». Les mots sont fleuris, mais la réalité demeure : si le GNL est une énergie de transition, celle-ci nous achemine vers des énergies plus polluantes que les précédentes.

Malgré son impact climatique et environnemental désastreux, les profits gigantesques qu’engendre à présent le gaz de schiste pour les producteurs américains justifient son exploitation croissante. Une trajectoire en rupture complète avec les impératifs de transition climatique, qui nécessiterait de cesser net tout investissement dans les énergies fossiles, si l’on en croit l’Agence internationale de l’énergie (IEA). La même agence signale que dès 2030, les États-Unis à eux seuls seraient responsables du dépassement des volumes mondiaux de GNL estimés acceptables dans les scénarios permettant de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C…

Il restait aux producteurs à trouver un client fidèle pour ce gaz. Or, les acheteurs européens ne voulaient pas de cette énergie plus chère que le gaz issus de Norvège ou de Russie – à l’image environnementale désastreuse qui plus est. Ce, avant le 24 février 2022…

Nouvelle ruée vers l’or pour les géants du gaz

L’Europe est fortement dépendante pour son approvisionnement en gaz. En 2021, elle importait 83% de son gaz naturel. Jusqu’en 2021, ses importations étaient issues pour près de la moitié de Russie. Ce choix était notamment justifié par le faible coût de ce gaz abondant et acheminé par gazoduc. De son côté, Gazprom, la compagnie publique russe qui a le monopole sur les exportations de gaz, effectuait un lobbying intense auprès des autorités européennes. À titre d’exemple, l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder avait été engagé comme représentant de commerce par l’entreprise russe…

Le 24 février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie devait brutalement mettre fin à cette configuration. Les Européens ont alors tenté de se passer au plus vite du gaz russe. Ainsi, en novembre 2022, la part d’importation de Russie du gaz européen n’était plus que de 12,9%, alors qu’elle était de 51,9% une année plus tôt. Si près de 40% de l’approvisionnement en gaz était manquant sans qu’aucune pénurie significative fasse son apparition, c’est qu’une autre source avait remplacé la précédente… Les États-Unis et leurs compagnies gazières sont les premiers profiteurs, et de loin. Comme l’explique un article du magazine Forbes, les exportations de gaz des États-Unis vers l’UE sont devenues une nouvelle ruée vers l’or. Ainsi, entre 2021 et 2022, les exportations de gaz des États-Unis vers l’Europe ont augmenté de 119%, faisant de l’Europe le premier marché d’exportation.

Cette hausse s’est poursuivie en 2023. Cette nouvelle donne constitue une victoire pour les géants du gaz américain. Depuis plusieurs années, les autorités américaines font pression pour ouvrir le marché européen à leurs exportations. D’abord en soutenant la libéralisation du marché du gaz européen pour casser les contrats d’approvisionnement à long terme avec la Russie ou la Norvège. Ensuite, sous Donald Trump puis Joe Biden, en sanctionnant les entreprises qui participaient à la construction de nouveaux gazoducs reliant la Russie à l’UE. La diplomatie américaine a été particulièrement active, notamment en Europe de l’Est, pour retourner la situation en sa faveur.

Autre manifestation de ce lobbying : lors du huitième Conseil de l’énergie entre les États-Unis et la Commission Européenne en 2018, son président Jean-Claude Juncker avait convenu avec Donald Trump de renforcer la coopération stratégique entre les deux parties en matière énergétique. L’objectif étant d’accroître les importations de GNL au nom de la sécurité énergétique européenne.

L’Europe, de son côté, encouragée par les géants du secteur et par les États-Unis, y a vu une échappatoire à la crise du gaz russe. En développant de nouveaux terminaux de GNL dans ses ports, elle escomptait réceptionner du gaz issu du reste du monde. Le plan REPowerEU, réponse de l’UE à la crise du gaz, prévoit un financement d’environ 10 milliards d’euros pour les infrastructures gazières. Alors qu’il existait 38 terminaux de GNL en Europe en 2021, huit nouveaux terminaux de gaz liquéfié sont aujourd’hui en cours de construction et 38 autres ont été proposés.

Le plan REPowerEU – réponse de l’UE à la crise du gaz – prévoit un financement d’environ 10 milliards d’euros pour les infrastructures gazières. Cela équivaut à doubler la capacité d’importation européenne. L’explosion de la demande de GNL alimente aussi les investissements du côté des producteurs. Les experts du secteur estiment que la demande de gaz européenne explique à elle seule l’ensemble de la croissance mondiale des investissements dans la production de GNL.

Volte-face anti-écologiste de l’Union européenne

Pour justifier ces investissements, l’Union européenne avance l’impératif de la sécurité des approvisionnements. Ces nouveaux terminaux seraient nécessaires pour ne pas manquer de gaz en cas de coupure complète des approvisionnements russes. On peut émettre des doutes sur ce récit. Tout d’abord, les terminaux européens actuels ne sont utilisés qu’à hauteur de 60% de leur capacité – il y a donc une marge très large pour accueillir de nouvelles cargaisons de gaz si nécessaires. Si l’Europe respecte ses engagements climatiques, les besoins gaziers, y compris en GNL, devraient commencer à baisser dès 2024, même en tenant compte d’une interruption complète des importations russes. Le risque est donc grand que ces infrastructures soient très au-dessus des capacités effectivement nécessaires.

Suite à la guerre en Ukraine, le prix du gaz a été multiplié par dix par rapport au niveau moyen des années précédentes. Vendre du gaz américain en Europe est ainsi devenu incroyablement rentable.

Les entreprises gazières profitent de la situation de crise pour faire approuver en urgence des investissements collectivement inutiles et qui risquent ensuite d’enfermer le continent dans une dépendance longue vis-à-vis d’une source d’énergie polluante. D’ailleurs, toujours au nom de cette crise, plusieurs pays européens ont signé des contrats d’approvisionnement en GNL américain sur 25, voire sur 30 ans. C’est donc au-delà de 2050, date à laquelle nous devrions être complètement sortis des énergies fossiles pour respecter les objectifs climatiques…

Tous les scrupules environnementaux sur le gaz de schiste semblent s’être évanouis. Le 28 février 2022, soit 4 jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Robert Habeck, Vice-chancelier de l’Allemagne déclarait encore fièrement dans la presse : « Il y a différents fournisseurs [de gaz], cela ne doit pas être les États-Unis […] L’UE va se fournir en gaz naturel ailleurs dans le monde, on ne veut pas du gaz issue de la fracturation hydraulique des États-Unis ». Les convictions du Vice-Chancelier n’auront pas survécu six mois. Le 16 août, il annonçait la signature d’un mémorandum pour maximiser l’utilisation des capacités d’importations de GNL du pays…

Les États-Unis récoltent les fruits de leur politique et se repeignent alors en sauveurs. Alors qu’il participait à un sommet de l’UE à Bruxelles en mars 2022, le président américain Joe Biden a annoncé que 15 milliards de mètres cubes de GNL étasunien, devenu entre-temps le Freedom gas, seraient livrés à l’UE pour l’aider à remplacer le gaz russe. Les États-Unis et l’Union européenne ont lancé une « task force commune sur la sécurité énergétique ». Un extrait des textes communs donne une idée des objectifs :

La Commission européenne « travaillera avec les États membres de l’UE pour garantir une demande stable de GNL américain supplémentaire jusqu’en 2030 au moins ». Pour s’assurer de la fidélité de ce nouveau client modèle, les États-Unis ont aussi lancé en novembre 2023 un nouveau train de sanctions, visant les exportations de GNL russe, qui représentent toujours 12% des importations de GNL de l’Europe. Ces sanctions seront même soutenues par l’Union européenne.

Ainsi, l’Union européenne substitue en catastrophe sa dépendance au gaz russe à une autre, aux conséquences environnementales et sociales dramatiques. Ce choix n’est pas le fruit du hasard, ou de la main invisible du marché, mais bien d’un lobbying intense, d’une stratégie en cours depuis une vingtaine d’années. Les États-Unis tirent profit de l’isolement de la Russie et du contexte de nouvelle guerre froide pour inonder le monde avec leur gaz de schiste. Cette nouvelle ruée vers l’or les pousse à développer de manière faramineuse leurs capacités de production de gaz de schiste. Au point qu’ils prévoient de tripler leurs capacités d’exportations d’2030 et ainsi d’écraser la concurrence mondiale…

Ces importations de gaz de schiste se font au prix fort, et ce sont les plus pauvres qui en paient la facture. Suite à la libéralisation du marché du gaz, son prix d’achat est maintenant fixé par les bourses. Or, la guerre en Ukraine en a fait exploser les cours. Le prix du gaz a été multiplié par dix par rapport au niveau moyen des années précédentes. Vendre du gaz américain en Europe est ainsi devenu incroyablement rentable. Au pic de la crise, chaque bateau rempli de gaz des États-Unis traversant l’Atlantique pour vendre sa cargaison en Europe rapportait entre 80 et 100 millions de dollars à son propriétaire. 850 bateaux ont fait cette traversée en 2022. De l’or en barre pour les vendeurs de gaz, dont les coûts de production n’ont pas augmenté, mais qui ont pu écouler leur GNL en Europe à un prix bien plus élevé qu’aux États-Unis. Début 2024, les prix européens du gaz restent quatre fois au-dessus du prix américain.

En Europe, la facture mensuelle des importations de gaz est passée d’environ 5 milliard d’euros par mois en 2019 à près de 27 milliards en 2022 au pic de la crise et 12 milliards aujourd’hui. Bien sûr, tous les fournisseurs de gaz à l’Europe en ont profité, de la Norvège au Qatar, en passant par la Russie. Mais avec le tarissement des exportations russes et la montée du GNL américain, les États-Unis se profilent comme le premier profiteur de cette hausse des prix.

Ces profits alimentent la machine du secteur pétrolier. Jusqu’il y a une dizaine d’années, de nombreux experts gaziers estimaient que cette technologie n’avait pas d’avenir, en raison de son bilan environnemental, mais aussi de son coût, plus élevé que celui des forages traditionnels. Ce n’est plus vrai aujourd’hui : la demande renouvelée alimente des prix élevés à l’exportation, tandis que les technologies se sont standardisées et améliorées, faisant baisser fortement les coûts de production du gaz de schiste. Par le jeu des fusions et acquisitions, les plus petites entreprises qui avaient commencé l’exploitation du gaz de schiste aux États-Unis et qui deviennent aujourd’hui très rentables se sont muées en nouveaux géants du secteur, comme ConocoPhillips. D’autres ont été rachetées par les géants « traditionnels » comme ExxonMobil ou Chevron. La production de gaz de schiste représente maintenant un lobby puissant, qui fait pression sur l’administration Biden pour accélérer les procédures d’autorisation de construction de nouveaux puits et de nouveaux terminaux de GNL pour exporter le gaz produit.

Gestion publique, paix et coopération internationale

L’histoire du gaz de schiste américain est une nouvelle démonstration de la contradiction profonde entre le mode de production dominant et les intérêts de la vaste majorité de la planète. Que ce soit l’on parle des travailleurs américains – qui financent par leurs impôts l’exploitation de cette énergie fossile à la place du renouvelable, et en subissent les conséquences environnementales – ou européens forcés de payer des factures hors de prix, les antagonismes d’intérêts sautent aux yeux. Tant que l’une des deux sources fondamentales de développement de nos économies, à savoir l’énergie, sera pilotée par logique de profit à court-terme d’une poignée de multinationales, toute transition énergétique et climatique digne de ce nom peut être renvoyée aux oubliettes. Comme ne cessent de le répéter les climatologues, chaque dixième de degré compte. Dès lors, chaque dixième de dépendance en moins aux énergies fossiles aussi.

De même, le défi climatique à relever est en contradiction directe avec l’évolution impérialiste des relations internationales. Les scénarios du GIEC qui permettent de limiter le plus possible le réchauffement climatique se basent sur des choix de société basés sur une très forte coopération internationale. Or la paix, condition nécessaire avant de pouvoir coopérer, est sans cesse mise à mal par les intérêts des grandes puissances. Les milliards qui vont dans la guerre ne vont pas dans le climat. Les conflits et leur renforcement sous couvert d’intérêts économiques ne font que retarder la transition climatique nécessaire et servent de prétexte pour les géants du gaz et du pétrole.

Amorcer une politique mondiale de lutte contre le changement climatique et ses conséquences implique de mettre fin à l’hypocrisie des classes dominantes des pays du Nord, sans cesse mise en lumière lors des différentes COP. Partage des technologies de transition sans brevets, vente d’éoliennes et de panneaux solaires et non d’énergies fossiles et d’armes : telle devrait être la nouvelle ligne directrice des relations internationales. L’Europe ne pourra porter un modèle de transitions qu’en remplaçant sa dépendance à l’agenda des États-Unis par une gestion publique de l’énergie qui planifie la transition – et par une diplomatie indépendante, qui promeut la coopération internationale.

États-Unis et Arabie saoudite : vers un « OTAN moyen-oriental » ?

Le président américain Joe Biden et le chef d’État saoudien Mohammed ben Salman en juillet 2022 © Mandel Ngan

Les Saoudiens sont en quête d’un « traité de sécurité mutuelle de type OTAN » avec les États-Unis – et Joe Biden n’y fermerait pas la porte selon un journaliste du New York Times. La nouvelle semble contre-intuitive au vu des camouflets diplomatiques infligés par la monarchie saoudienne au président américain. Pourtant, celui-ci n’a jamais cessé de considérer le royaume comme un partenaire incontournable au Moyen-Orient – et d’œuvrer à son rapprochement avec Israël. Une telle alliance ne ferait qu’accroître les risques d’escalade militaire dans la région. Par Branko Marcetic, traduction Alexandra Knez [1].

Au cours des dernières années, le gouvernement saoudien a assassiné un résident américain, journaliste au Washington Post, entraîné les États-Unis dans une guerre de voisinage épouvantable qui dure depuis des années, humilié et menacé à plusieurs reprises le président américain tout en copinant avec ses principaux rivaux mondiaux – le tout en continuant d’imposer une répression moyenâgeuse aux femmes et aux homosexuels, et d’intensifier les exécutions d’opposants à des niveaux jamais atteints. Du reste, il ne fait plus l’ombre d’un doute que des membres du gouvernement saoudien ont été directement complices des attaques terroristes contre les États-Unis le 11 septembre 2001…

Pourtant, selon le journalisme du New York Times Thomas Friedman, généralement au fait des petits papiers de la Maison Blanche, le président Joe Biden « se demande s’il ne faudrait pas envisager la possibilité d’un pacte de sécurité mutuelle entre les États-Unis et l’Arabie saoudite », qu’il décrit comme « un traité de sécurité mutuelle de type OTAN qui enjoindrait aux États-Unis de se porter à la défense de l’Arabie saoudite en cas d’attaque – très probablement par l’Iran ».

Pour un petit pays belliciste, la protection légalement garantie d’une armée gargantuesque à la gâchette facile pourrait constituer une incitation à renforcer ses velléités expansionnistes

Le New York Times et le Wall Street Journal avaient déjà évoqué l’existence d’un tel projet, mais il s’agit là sans doute de la révélation la plus explicite quant à la nature exacte des « garanties de sécurité » demandées par le gouvernement saoudien.

Il y a plus. Les Saoudiens demandent également l’aide des États-Unis pour le développement d’un programme nucléaire civil – ces mêmes ambitions supposées qui valent à l’Iran d’être menacé, sanctionné et bombardé à échéance régulière, bien que le Pentagone et les services de renseignement américains reconnaissent explicitement leur inexistence… Ils souhaitent également l’assouplissement des restrictions applicables aux ventes d’armes pour obtenir du matériel plus sophistiqué – tandis que leur guerre brutale contre le Yémen se prolonge toujours.

Qu’est-ce que les États-Unis y gagneraient ? D’une part, selon Friedman, l’actuel gouvernement israélien serait conduit à faire des concessions « qui préserveraient la possibilité d’une solution à deux États ». Ensuite, cela permettrait de normaliser les relations israélo-saoudiennes, un effort qui a commencé sous Donald Trump et que Joe Biden s’est échiné à clôturer – dans le cadre d’une stratégie visant à isoler l’Iran dans la région, et que le ministère de la Sécurité intérieure lui-même estime dangereuse, tant elle est susceptible d’accroître les sentiments anti-américains dans la région.

Il n’est pas inutile d’examiner à quel point les « avantages » mentionnés sont dérisoires. Obtenir d’Israël la promesse de « préserver la possibilité » (sic) d’une solution à deux États semble à tout le moins minimaliste. Mais compte tenu de la progression continue de l’occupation et du pillage des terres palestiniennes depuis des décennies, il est douteux que demeure à ce stade la « possibilité » de préserver quoi que ce soit ! De plus, il semblerait que ce compromis n’implique aucun engagement de la part d’Israël quant à ses attaques régulières et indiscriminées contre les civils palestiniens.

Pour couronner le tout, il intervient alors que le soutien populaire aux accords d’Abraham, signés par Israël et les États du Golfe en 2020, s’est effondré – en grande partie à cause de cette même violence. Selon toute vraisemblance, cet accord ne ferait qu’affaiblir davantage la position globale des États-Unis à un moment où une grande partie du monde se moque déjà de sa rhétorique.

Cette démarche heurterait de plein fouet les récents développements positifs dans la région, à savoir la médiation réussie de la Chine pour un rapprochement entre les gouvernements saoudien et iranien. Cet accord aurait l’effet inverse : Israël, conforté dans sa position, pourrait estimer avoir les mains libres pour lancer l’assaut concerté qu’il annonce depuis des années contre l’Iran – une guerre qui entraînerait presque à coup sûr les États-Unis dans sa dynamique…

Enfin, les implications d’une telle alliance militaire pour les États-Unis, dans une zone particulièrement belliqueuse, semblent ignorées. À l’heure actuelle, le pays est tenu à l’obligation légale de protéger pas moins de cinquante et un pays sur cinq continents – fût-ce au prix d’une entrée en guerre. Et il ne s’agit là que des pactes scellés par des traités : ce chiffre ne prend en compte les simili-alliances telle que celle nouée avec Israël.

La multiplication des alliances militaires ne risque-t-elle pas de se retourner contre l’objectif recherché – prévenir les guerres ? En particulier si l’on considère que les États-Unis constituent la plus grande puissance militaire du monde, et qu’il est enclin à se laisser entraîner dans nombre de croisades à l’étranger… Il faut ajouter à cela que pour un petit pays belliciste, la protection légalement garantie d’une armée gargantuesque à la gâchette facile pourrait constituer une incitation à renforcer ses velléités expansionnistes – ainsi, celles du gouvernement saoudien au Yémen.

C’est pour cette raison précise qu’en coulisses, comme le montrent des câbles diplomatiques révélés par Wikileaks, les responsables de l’OTAN étaient très inquiets à l’idée de laisser la Géorgie du nationaliste Mikhaïl Saakashvili adhérer à l’alliance. Un fonctionnaire turc affirmait alors que le ministre des Affaires étrangères du pays « lui avait dit que la Géorgie espérait utiliser l’adhésion à l’OTAN comme un levier en faveur de la position de Tbilissi » dans ses conflits territoriaux avec la Russie. La réponse turque avait été ferme : « on ne saurait considérer l’adhésion à l’OTAN comme un moyen de régler de tels conflits, et le [gouvernement turc] regrette que Tbilissi n’ait, entre-temps, pas même voulu envisager la voie du dialogue » avec l’une de ses régions sécessionnistes.

De quoi considérer avec circonspection toute nouvelle alliance militaire des États-Unis avec un pays belliciste…

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin, sous le titre « Joe Biden Wants You to Kill and Die for the Saudi Monarchy »