Questions stratégiques à Frédéric Lordon

Pour Frédéric Lordon, l’avenir de l’humanité est clair : « le communisme ou le désastre ». La social-démocratie serait morte et enterrée et une rupture avec l’ordre néolibéral et le système capitaliste s’avérerait donc nécessaire pour tout espoir de changement. Mais quelle forme de bouleversement apparaît alors la plus plausible, politiquement ? Comment se positionner par rapport au pouvoir d’État ? Quelle importance accorder aux élections et à la participation du peuple ? Face à Frédéric Lordon, nous aborderons tout particulièrement le cas de la France et de l’hypothèse Mélenchon pour tenter de penser ces différents points stratégiques.

Frédéric Lordon occupe une position de visibilité manifeste dans la gauche radicale française depuis une décennie 1 et se distingue d’autres célèbres intellectuels engagés par ses objets d’études – économie et politique –, ses nombreuses interventions politiques et son style percutant largement accessible. Loin de tenter une critique générale de l’œuvre dense et foisonnante de Lordon, critique qui impliquerait un long retour à sa référence théorique principale, Spinoza, nous tenterons simplement de soulever quelques questions relatives à la stratégie de changement politique radical de gauche alors même que, malgré la catastrophe du dérèglement climatique, l’ordre néolibéral productiviste apparaît triomphant.

Si on devait avancer une définition simple du concept de stratégie, elle désignerait la tâche de penser théoriquement, à partir de l’histoire passée et actuelle, les différents devenirs politiques, puis à les évaluer en termes de probabilité afin d’accorder, selon son système de valeurs, sa pratique présente en fonction. Au niveau stratégique, Lordon ne semble par exemple pas dupe des limites de la forme assembléiste, touchant quasi-exclusivement des milieux bourgeois et petits-bourgeois urbains dans un espace relativement confidentiel, dont il ne prétend pas faire un modèle de rupture systémique malgré son engagement dans le mouvement Nuit debout.

Face à la puissance du capital, prendre l’État au sérieux : combat de gigantomachies

Dans un livre d’entretiens de 2019, Lordon aborde la question de l’option électorale de gauche radicale dans une partie nommée de façon éloquente « L’État : à prendre ou à laisser ? ». Dans cette séquence, Lordon considère qu’il est justifié de penser qu’une « gigantomachie » telle que le capitalisme néolibéral ne peut être efficacement combattu que par une autre « gigantomachie ». Il prend donc au sérieux le thème de la prise du pouvoir d’État, « gigantomachie » s’il en est : « L’idée d’une prise de l’État, d’une prise du pouvoir d’État, n’en finit pas de magnétiser les imaginaires de la révolution, ou disons plus vaguement de la « transformation sociale ». Il est d’usage, dans les secteurs gauchistes, de disqualifier cette idée comme illusion privée de toute consistance. Pourtant […] je considère que si l’on veut discuter du bien-fondé ou de l’inanité de cette idée, il faut commencer par lui faire droit. C’est que le magnétisme n’opère pas pour rien : il comprend au moins, à l’état pratique, cette idée – juste – que, révolution ou transformation sociale, il s’agit de combats macroscopiques : des gigantomachies. Le capital est un titan. Pour l’abattre, il faut donc des géants. Or le seul géant sur les rangs, c’est le nombre assemblé – les masses comme on disait. « Mais précisément, ça, ça n’est pas l’État », me diras-tu. Sauf que si : là où la production du nombre assemblé est une entreprise des plus aléatoires – ça s’appelle un processus révolutionnaire et, comme on sait, ça n’arrive pas tous les quatre matins –, l’État, c’est du nombre déjà assemblé sous une certaine forme. Évidemment, il y a beaucoup à redire quant à cette forme, mais ce qu’on peut pas ne pas voir c’est que la cristallisation de puissance est là 2. »

Lordon va donc tester, historiquement 3 et spéculativement, cette hypothèse de déviance électorale, notamment en imaginant au cours de son raisonnement la victoire de Jean-Luc Mélenchon aux élections présidentielles de 2017 :  « Il est tout à fait certain qu’accéder au pouvoir [pour Mélenchon en 2017] avec un soutien objectif aussi mesuré que ce score de premier tour [de 20%] ne suffisait nullement à créer les conditions auxquelles je pense : les conditions du nombre de masse mobilisé. Dont une réalisation a été donnée en 1936. Sans grève générale : rien. Supposons que la machine à remonter le temps nous permette de revenir en avril 2017, de machiner Hamon, et puis voilà, Mélenchon est élu. Que se passe-t-il ? À l’évidence, Tsipras redux : tempête générale […]. Tempête, donc, d’abord financière, ensuite médiatique, et retraite en rase campagne. En deux mois, grand maximum, peut-être même deux semaines ! […] Un Mélenchon élu en 2017 se retrouve au pouvoir avec un soutien mesuré par un score de premier tour de 20% et quelques, seul au sommet d’un appareil d’État dont certaines composantes stratégiques s’apprêtent à faire défection, si ce n’est à saboter activement. Et face à cette hostilité écumante de la quasi-totalité du pouvoir économique et symbolique en face de lui. Comment veux-tu que ça ne se finisse pas en une terrible défaite ? […] Pour qu’il ne puisse pas faire retraite sur des « positions préparées à l’avance », il faut que le nombre ne lui laisse pas d’autre choix que d’avancer vers le point L [en référence à Lénine], et de le franchir 4. »

Ces propos de Lordon, faisant de l’élection de Mélenchon une sorte de non-événement politique à moins d’être accompagnée d’un puissant mouvement social, se situent dans la lignée des considérations précédentes sur l’option Mélenchon lors de sa candidature présidentielle de 2017, à laquelle Lordon apportait un soutien critique 5.

Une nécessaire insurrection populaire ? Perspectives de rupture post-électorale

Dans un article de début 2017 6, Lordon traitait de la question de la dialectique entre un gouvernement de gauche et des mouvements sociaux. Il comparait l’espoir placé en Mélenchon à celui donné en 1981 à François Mitterrand, considérant que ce dernier a dû rapidement abandonner son programme du fait de l’absence de mouvements sociaux de gauche puissants. Lordon conclut cet entretien en invitant le peuple de gauche, près de 40 ans plus tard (1981-2017), à enclencher une nouvelle dialectique de rupture programmatique annoncée, en ne répétant pas l’histoire, à savoir : en ne manquant pas à son rôle post-électoral de contrôle politique, de soutien et d’opposition. Une force faisant tendre à la radicalité et au dépassement de ce fameux point L, désignant pour Lordon l’état de guerre assumé avec le capitalisme à un degré avancé difficilement remédiable 7. Ce genre de situation de dépassement du gouvernement par le mouvement pouvant par exemple se retrouver historiquement avec le Front populaire, à une époque où les lieux d’organisation des mouvements sociaux étaient beaucoup plus puissants (tels les syndicats et les partis politiques de gauche, et plus particulièrement la CGT et le PCF, même si eux aussi pouvaient se retrouver débordés par le mouvement).

L’argumentation développée par Lordon est bien spécifique. Il ne s’agit pas de penser la victoire de Mélenchon impossible, ni d’imaginer Mélenchon manquant de volonté politique de changement, mais plus radicalement de considérer le niveau politique institutionnel national condamné face aux logiques systémiques sans un soutien populaire radical de masse. Dans un entretien réalisé en 2019 à l’occasion de la sortie de son ouvrage Vivre sans ?, Lordon estimait qu’ « un gouvernement Mélenchon serait K.O. debout avant même de poser sa première fesse dans le fauteuil présidentiel ! […] Moi je dis qu’en deux semaines le gouvernement est torché ! Mais gigantesque ! Alors, que faire là contre, en effet ? Il n’y a pas 36 manière de s’en tirer… C’est-à-dire un gouvernement sans une insurrection à caractère quasi révolutionnaire derrière n’a aucune chance en effet. Il n’a aucune chance 8. »

Il ne fait aucun doute que la volonté politique hypothétique d’un Mélenchon tendant à faire appliquer son programme résolument anti-néolibéral et pro-État social, opposé aux traités européens en vigueur et favorable à une refonte intégrale du droit européen sous peine de sortie de l’Union européenne (UE) se heurterait aux grandes forces systémiques, et tout spécialement à la fameuse troïka : BCE, Commission européenne et FMI. Il n’a jamais été question que l’accession de la gauche radicale au pouvoir, qu’il s’agisse de Mélenchon, de Corbyn ou encore de Sanders, tout comme lors de la victoire effective de Syriza en Grèce, se déroule sans une réaction violente des divers représentants de l’ordre néolibéral en place. Le débat est ailleurs. 

Pour Lordon, cette réaction serait fatale et priverait toute victoire électorale d’effet politique conséquent, sans l’intervention providentielle du peuple. Mais on peut penser autrement, toujours de manière spéculative, les possibilités d’action d’un gouvernement radical de gauche face à la réaction anticipée du système, même en l’absence d’un puissant mouvement populaire insurrectionnel « quasi révolutionnaire » – étant entendu qu’il serait toujours préférable que celui-ci ait lieu et renforce la dynamique de bouleversement. 

Dans le cas de la France, Mélenchon expose ainsi sa stratégie de manière claire : dans un premier temps (plan A), il tenterait une renégociation en profondeur des traités européens, faisant peser dans les rapports de force tout le poids, en cas d’échec, d’une future sortie de la France de l’UE, et par conséquent de la zone euro (plan B), afin de pouvoir mener une politique authentiquement de gauche, nécessitant pour l’État de battre monnaie, d’être libéré de la règle d’or budgétaire et de renégocier en profondeur le remboursement de la dette publique 9. Nous pouvons convenir du fait que les négociations européennes auraient davantage de chances d’aboutir victorieusement en cas de soutien massif de la population française, pouvant se traduire par des grèves et des manifestations, rendant plus crédible la sortie effective de l’UE dans l’hypothèse d’une impasse.

Surgit alors le souvenir de la parodie de négociations entre l’UE et le gouvernement de Tsipras, qui avait finalement abouti à la signature d’un nouveau mémorandum imposant à l’État grec la continuation de mesures d’austérité. Mais la France n’est pas la Grèce, et la menace de sortie d’un Mélenchon agiterait le spectre d’un effondrement de la zone euro, contraignant ses adversaires à un choix compliqué : sauvegarder l’exigence néolibérale au niveau européen ou privilégier la stabilité, voire la survie, de la zone euro. 

Et si les négociations venaient à échouer, une participation populaire active de masse serait bien entendu la bienvenue pour pousser le gouvernement à la sortie de l’UE et vers des réformes structurelles de gauche 10. De la volte-face de Mitterrand en 1983 avec l’adoption du tournant de la rigueur et son refus de sortir du Système monétaire européen (ce qui témoigne, là encore, de l’importance de la question européenne dès lors que l’on examine les conditions de possibilité de transformation sociale par un gouvernement élu), Lordon systématise la nécessité de mouvements sociaux « quasi révolutionnaires » sous peine de capitulation des plus hauts élus, faisant du nombre, autrement dit du peuple soulevé, un acteur indispensable du processus de changement radical de gauche. Le peuple apparaît alors comme essence de la révolution.

Deux exemples permettent de contredire les paroles péremptoires de Lordon selon lesquelles « un gouvernement sans une insurrection à caractère quasi révolutionnaire derrière n’a aucune chance en effet. Il n’a aucune chance 11. » – bien que celles-ci aient été prononcées pour le cas de la France et que nos exemples soient extra-européens. 

En 2006, à la suite d’importants mouvements sociaux en Équateur, Rafael Correa est élu président de la République. Une fois élu, il entame, sans mouvement social insurrectionnel « quasi révolutionnaire » derrière lui une politique de nationalisations et d’augmentations des investissements publics, permis par une annulation de 40% de la dette publique consécutive à un audit général 12. Si cet exemple ne vise pas à rendre aveuglément confiant vis-à-vis d’élus aux promesses de gauche, les risques de tentatives de coup d’État ou de trahison existant toujours bel et bien, il permet néanmoins d’illustrer qu’il est possible de changer drastiquement de politique sans participation populaire insurrectionnelle : « espérer le meilleur et se préparer au pire, c’est la règle 13 ».

En remontant un peu plus loin et en nous référant à l’expérience – dont la fin tragique, convenons-en, a hypothéqué la mémoire hors du Chili – de gouvernement de L’Unité Populaire (1970-73), il apparaît que l’opposition victoire électorale/lutte sociale (ou insurrection) est à complexifier. Si Allende a été élu, en septembre 1970, dans un contexte de forte politisation, du moins faut-il convenir que sa victoire (pourtant minoritaire, puisque le socialiste a obtenu environ 35 % des voix) a intensifié les luttes ouvrières et paysannes. L’expérience de radicalisation et de mise en place démocratique d’une « voie chilienne au socialisme » témoigne de la possibilité que la transformation du cadre institutionnel encourage des occupations de terre, d’usines, et de reprise en main de la production par les travailleurs 14.

« Le communisme ou le désastre » ? Une alternative limitée et abstraite

À la lecture du dernier ouvrage de Lordon, Figures du communisme, les propos de la quatrième de couverture se confirment : « En 40 ans de néolibéralisme, l’espace social-démocrate où se négociaient des « aménagements » dans le capitalisme a été fermé : ne reste plus que l’alternative de l’aggravation ou du renversement ». 

Du tristement célèbre « there is no alternative » (TINA) de Thatcher, Lordon semble répondre par un « there is one alternative », rejoignant le fameux slogan de manifestation : « une seule solution, la révolution ». Mais de quelle révolution s’agit-il ? Lordon parle de renversement, sans en spécifier davantage le degré de radicalité ou les modalités envisageables. L’arrivée au pouvoir par les urnes d’un opposant au néolibéralisme, suivie de la mise en place d’un système hybride de capitalisme régulé, de socialisme d’État et de formes associatives, constituerait-elle par exemple une rupture suffisante à ses yeux ? Un départ de l’UE est-il une condition nécessaire ? À cette seconde interrogation, Lordon répond sans ambiguïté par l’affirmative. 

Invité au sommet internationaliste pour un plan B en Europe tenu les 23 et 24 janvier 2016, Lordon considère que « le plan B n’a pas d’autre sens que d’être le porteur historique de cette différence et au point où nous en sommes, disons-le avec emphase, le seul restaurateur possible de la démocratie 15. » Pour Lordon, le plan A est donc voué à l’échec. Il n’existe aucune possibilité raisonnable pour un gouvernement à la volonté de gauche véritable d’obtenir la renégociation des traités européens – on retrouve là l’idée d’alternative impossible entre aggravation et rupture. L’essence de l’UE serait néolibérale, tandis que celle du capitalisme serait la détérioration des conditions de vie des classes subalternes. Lordon résume sa pensée de la manière dichotomique suivante : « le communisme ou le désastre 16 . » 

Cette formule, pour être percutante, n’en est pas moins éminemment problématique, Lordon transformant sa volonté (rupture communiste) en nécessité et unique voie divergente. Au niveau environnemental, cette alternative simplifiée pourrait se justifier bien davantage qu’au niveau social de moyen terme. Lorsque Lordon affirme que « le capitalisme menace de détruire l’humanité 17 », il serait plus juste d’ajouter l’adjectif néolibéral au capitalisme en question. Cette réserve ne traduit pas de notre part une tentative de laver le capitalisme de ses péchés, au détriment d’une version néolibérale diabolisée et présentée comme seule responsable, car le capitalisme par ses tendances internes de recherche effrénée de plus-value porte en lui la variante particulièrement agressive du néolibéralisme. Toutefois, l’usage dans le rejet viscéral du terme de capitalisme chez Lordon nous semble révélateur de sa tendance à la dualisation des possibles : le capitalisme se métamorphose en incarnation du Mal, il implique une nécessaire purification dans une rupture totale qui prend sous la plume de Lordon le beau nom de communisme, balayant toute réflexion stratégique sur le degré et les modalités de rupture. Il semble alors interdit de penser des situations intermédiaires, de transition, où un capitalisme régulé et limité côtoierait d’autres modes de production, selon un équilibre fonction des contextes et des conjonctures spécifiques, correspondant historiquement au socialisme (Lénine lui-même ayant largement participé à instaurer la nouvelle politique économique, la NEP, modèle d’équilibre entre propriété d’État et capitalisme contrôlé).

Quels sont les éléments autorisant Lordon à réduire si considérablement le spectre des devenirs politiques ? S’il est indéniable que les auto-proclamés sociaux-démocrates, Hollande, Blair, ou encore Obama, ont opté pour la voie néolibérale, Lordon va beaucoup plus loin en tranchant pour une impossibilité sociale-démocrate générale. Ce jugement peut se comprendre pour la situation européenne, les traités imposant à ses membres de très lourdes contraintes qui obligent une possibilité sociale-démocrate nationale crédible à se positionner clairement sur la question européenne, affirmant la possibilité de rupture – à défaut d’être révolutionnaire – constituée par une sortie des traités européens en vigueur, leur respect réduisant drastiquement la marge de manœuvre en politique économique, y compris pour un authentique compromis social-démocrate. 

Mais hors Union européenne, l’absence de carcan juridique supranational aussi puissant dans les démocraties électives autorise-t-il à penser, sans lui être nécessairement favorable, une possible voie sociale-démocrate de compromis sans rupture, bénéficiant davantage aux travailleurs et travailleuses (aux dépens des capitalistes) que l’ère néolibérale ? 

La politique menée en Argentine depuis un peu plus d’un an et l’élection à la Présidence de la République du péroniste Alberto Fernández fournit un exemple très intéressant, car complexe, sur la question. En parallèle de réformes qu’on pourrait véritablement qualifier de sociales-démocrates (augmentation du salaire minimum et des impôts pour les plus riches, plan de lutte contre la faim, légalisation de l’avortement, etc.), Fernández a entrepris un combat judiciaire avec le FMI visant à restructurer à la baisse la dette publique argentine, sans pour autant avoir rompu avec le système capitaliste, trouvant ainsi un équilibre précaire entre la lutte et la continuité relationnelle 18

Finalement, avec son alternative empirement/rupture, Lordon nous semble contribuer, sans nul doute à son corps défendant, à déresponsabiliser les dirigeants successifs optant pour un durcissement néolibéral et une violente stratégie offensive – y compris au sein de l’UE, les traités n’impliquant pas à eux seuls une irrésistible aggravation. Sans rupture, une stagnation, voire une amélioration plus ou moins importante des conditions de vie et de travail des masses laborieuses, même si de plus en plus rarement effectives, ne peuvent donc pas être exclues a priori

Un renversement sans victoire électorale ? 

Après ces réserves quant à l’unicité de l’alternative face à la casse actuelle, examinons les conditions de possibilité de différents devenirs non électoraux de conduire à la rupture. Si dans Vivre sans ? Lordon discute l’option électorale et institutionnelle – qu’il a l’honnêteté de ne pas disqualifier d’emblée et qu’il tente de penser dans sa réalisabilité –, il n’essaie pas d’évaluer les chances de succès de divers moyens d’action contestataire dépourvus d’un succès électoral, notamment le couple grèves-manifestations.

Loin d’être inutiles, pouvant sur certains points infléchir, ou à minima ralentir la politique de démolition néolibérale, et exerçant des effets parfois puissants sur les structures mentales de larges parties de la population, les grèves et les manifestations, binôme dominant classique de la lutte, sont souvent pensées et ressenties par les militants de gauche comme le cauchemar des capitalistes et des gouvernants. Mais chaque gréviste perdant son salaire journalier, il apparaît plus facile pour un riche capitaliste de faire le dos rond pendant le blocage de la production que pour ses salariés de tenir matériellement sur la durée sans entrée d’argent. Reste alors l’argument selon lequel les grèves permettent et favorisent les manifestations. 

Mais de façon analogue au capitaliste qui attend la fin de la grève par découragement, voire épuisement de ses participants, tout gouvernement confronté à des manifestations plus ou moins puissantes peut jouer la montre et ne rien concéder s’il ne craint pas un élargissement et une radicalisation du mouvement. On a pu observer avec les Gilets jaunes les avantages des manifestations sauvages et du « vandalisme » sur les manifestations légales et encadrées quant au rapport de forces avec les dominants : de nombreuses personnes influentes ont, sous le coup de la peur au début du mouvement, tenté de presser le gouvernement à lâcher du lest. Mais l’absence de perspective d’élargissement, notamment de grèves reconductibles, a rapidement conduit au remplacement d’une ritualisation par une autre, des manifestations traditionnelles à un rendez-vous hebdomadaire ne nécessitant pas de se mettre en grève. Et toute ritualisation implique une capacité d’anticipation et donc un plus grand contrôle pour les adversaires. 

Davantage, même dans l’hypothèse très optimiste d’une grève générale et de manifestations puissantes, le gouvernement, suivant l’exemple de De Gaulle en mai 68, pourrait toujours organiser de nouvelles élections, la nécessité d’une victoire électorale pour une rupture politique effective pérenne demeurant intacte. En définitive, à la fin d’un mouvement de grèves et de manifestations, le pouvoir économique réside toujours dans les griffes des capitalistes et de l’État, tandis que ce dernier détient le pouvoir politique macroscopique en dernière instance (face à une organisation supranationale comme l’UE).

Insurrections, blocages, occupations et réquisition des outils de travail apparaissent comme des armes potentiellement plus dangereuses pour l’ordre néolibéral, entraînant les dirigeants étatiques à réagir immédiatement et brutalement face à ces phénomènes en envoyant la police, et si nécessaire l’armée. On pourrait néanmoins arguer de la possibilité, en cas d’insurrection populaire massive, d’une scission au sein des appareils répressifs d’État, pouvant conduire à une situation de guerre civile. Mais avec plus de 75% de participation aux élections présidentielles, quelle est la probabilité, même sous un gouvernement autoritaire, de voir se soulever une partie importante de la population jusqu’à un point de véritable conflit militaire ? Car même si l’acte de voter n’implique pas mécaniquement une impossibilité ultérieure de mise en danger insurrectionnelle, il semble tendanciellement traduire une confiance relative dans les mécanismes démocratiques institutionnels qui paraît devoir limiter les chances de radicalité massive extraordinaire. De plus, même en admettant qu’une telle configuration advienne, le vote des militaires et des policiers – dont les suffrages se portent massivement sur la droite et l’extrême-droite 19 – semble rendre l’hypothèse de scission peu plausible, ou du moins hautement incertaine, compliquant grandement la réalisation de toute issue victorieuse d’un tel processus. 

Certes, les institutions nationales, et par conséquent les moments électoraux les plus déterminants sur le niveau étatique, en tant que niveau dialoguant avec de puissants acteurs de l’ordre néolibéral, engendreraient à n’en pas douter une très vive réaction agressive, y compris au sein même de l’appareil d’État. Néanmoins, hors changement électoral et prise du pouvoir politique d’État, la réaction face à un puissant mouvement social révolutionnaire serait alors dirigée à la fois par ce fameux « système » et par le terrible appareil répressif d’État emmené par un gouvernement et une haute administration acquis à l’idéologie néolibérale.

En un sens, la pensée de Lordon qui semble poser un primat de l’insurrection (condition nécessaire mais pas forcément suffisante) sur la voie électorale contourne le problème central de la gauche actuelle ; de la même manière que l’action gouvernementale de Jean-Luc Mélenchon, s’il l’avait remporté en 2017, aurait été entravée par son faible score au premier tour (moins de 20 % des voix), toute insurrection, dans le même contexte, serait vouée à l’échec. L’enjeu politique premier demeure de savoir comment rendre possible – ou désirable – une transformation sociale radicale, qui implique directement l’intelligence collective. L’espoir placé dans la candidature de Mélenchon ne résulte donc pas d’un fanatisme aveugle. Il n’est après tout pas absurde, une fois constatée l’absence totale de mouvement social vigoureux – chose qui ne laissera pas de nous étonner, dans un contexte de restriction des libertés et de généralisation d’un système de surveillance policier –, de penser que l’élection de 2022 puisse offrir un débouché aux nombreuses colères que fait naître le gouvernement autoritaire et destructeur d’Emmanuel Macron et de les unir dans un espace de délibération commun.

Cet article, s’il vise à penser l’importance du phénomène électoral national, ne doit pas servir pour autant de prétexte à une attente et une préparation exclusives des prochaines grandes échéances en la matière, une année constituant une période beaucoup trop importante pour cette tâche. On rejoindra donc finalement Lordon sur un point : la meilleure façon de terminer le règne du macronisme, et par la même occasion de préparer les élections à venir, réside sans conteste dans la lutte. 

Notes :

1 En atteste tout particulièrement le discours d’ouverture du mouvement Nuit debout le soir du 31 mars 2016 place de la République qui lui avait été confié , l’annonce de ses articles en “Une” du Monde diplomatique, ou encore l’audience des vidéos youtube dans lesquelles il est le principal, ou l’un des principaux intervenants, comme par exemple cette vidéo récente du Média recevant Lordon à propos de la sortie de son dernier ouvrage Figures du communisme (Paris, La Fabrique, 5 mars 2021) et qui, alors que je finis cet article, avait en un peu plus de 2 semaines (publiée le 18 mars 2021) récolté près de 200 000 vues : “Face au désastre qui vient : le communisme désirable. Frédéric Lordon”, Julien Théry : https://www.youtube.com/watch?v=sBLwC6BQX-s

2 Frédéric Lordon, Vivre sans ?, Institutions, police, travail, argent…, conversation avec Félix Boggio Ewanjé-Epée, Paris, La Fabrique, 2019, pp. 169-170. Pour une critique de Frédéric Lordon divergeant de la nôtre, voir Benoît Bohy-Bunel, “Critique de Vivre sans, de Frédéric Lordon”, RUSCA, 11, 2020 : https://doi.org/10.34745/numerev_045

3 Lordon mentionne par exemple une des dernières tentatives d’inflexion de la politique néolibérale, celle d’Alexis Tsipras et de Syriza dont on connaît hélas le résultat. Dans Figures du communisme, Lordon revient dans un chapitre sur l’expérience chilienne menée par Allende et sur “la voie démocratique vers le socialisme” pour considérer que “les expériences politiques passées s’ajoutent donc aux expériences de pensée présentes pour nous permettre de mesurer ce qu’il est permis d’espérer des procédures électorales dans le capitalisme quand c’est le capitalisme qui doit être mis en cause : rien.” Frédéric Lordon, Figures du communisme, op. cit., p. 187.

4 Frédéric Lordon, Vivre sans ?, op. cit., pp. 187-188.

5 Au cours d’un passage dans l’émission “Là-bas si j’y suis” sur le thème “Soutenir Mélenchon ?” (27 janvier 2017), à la remarque du journaliste Daniel Mermet “Je trouve un Lordon un petit peu moins radical que d’habitude” concernant son soutien à la candidature de Mélenchon, Lordon répond immédiatement “Non non, ne t’en fais pas, je suis toujours aussi méfiant et cependant je maintiens ce que j’ai dit tout à l’heure. Je pense que pour la première fois nous avons une différence significative qui est émise, qui a pris sa place dans l’offre politique et que l’on ne peut pas complètement faire l’impasse dessus. Alors, ne pas faire l’impasse, ça ne veut pas dire se rendre avec armes et bagages. Moi j’ai pas le goût du ralliement inconditionnel, tu comprends ? Et alors particulièrement en l’occurrence.” https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/frederic-lordon-soutenir-melenchon, 13’30. Retranscription de l’entretien : https://blogs.mediapart.fr/edition/actualite-et-verites-de-la-campagne-de-la-france-insoumise/article/280117/frederic-lordon-soutenir-melenchon

6 Publié sur son blog du Monde diplomatique, “La pompe à phynance” (lancé le 22 avril 2008) le 19 avril 2017, 4 jours avant le premier tour des présidentielles et joliment intitulé “Les fenêtres de l’histoire” : https://blog.mondediplo.net/2017-04-19-Les-fenetres-de-l-histoire

7 Frédéric Lordon, Vivre sans ?, op. cit., pp. 178-180.

8 Cet entretien a été réalisé pour le site Hors-Série, Judith Bernard recevant Lordon le 19 octobre 2019 à l’occasion de la publication de Vivre sans ? (on peut noter qu’elle l’a accueilli dans ce cadre à la sortie de nombre de ses ouvrages) : https://www.hors-serie.net/Dans-le-Texte/2019-10-19/Vivre-sans–id375. Pour la version gratuite d’un court extrait de cette intervention : “Lordon, Mélenchon et la révolution”, https://www.youtube.com/watch?v=HSeHjpAI4ko

9 On renvoie à la nouvelle version du programme L’Avenir en commun, qui reprend sur ce point les principales idées de 2017 : https://noussommespour.fr/wp-content/uploads/2020/11/AEC-novembre-2020.pdf

“Le plan A, c’est la sortie concertée des traités européens par l’abandon des règles existantes pour tous les pays qui le souhaitent et la négociation d’autres règles.Le plan B, c’est la sortie des traités européens unilatérale par la France pour proposer d’autres coopérations. L’UE, on la change ou on la quitte.”, p. 61 du programme.

Un article de LCI du 20 avril 2017 (Justine Faure, “Plan A, plan B : que propose Jean-Luc Mélenchon pour l’Europe ?”, LCI, 20/04/2017 : https://www.lci.fr/elections/presidentielle-2017-1er-tour-plan-a-plan-b-que-propose-jean-luc-melenchon-a-rome-pour-l-europe-2028757.html) résume le plan de Mélenchon de la manière suivante : “Le plan A de Jean-Luc Mélenchon comporte la fin de l’indépendance de la Banque centrale européenne, l’arrêt de la libéralisation des services publics, la mise en place d’un protectionnisme solidaire, une harmonisation sociale et fiscale au niveau européen. Le plan B, consécutif à un “Frexit”, proposerait de stopper la contribution de la France au budget de l’Union européenne, de réquisitionner la Banque de France pour reprendre le contrôle de la politique du crédit et de la régulation bancaire, ou encore de mettre en place un contrôle des capitaux et des marchandises aux frontières nationales.” L’article poursuit en citant Mélenchon : “notre programme n’est pas compatible avec les règles des traités européens qui imposent l’austérité budgétaire, le libre-échange et la destruction des services publics. Pour appliquer notre programme, il nous faudra donc désobéir aux traités dès notre arrivée au pouvoir, par des mesures de sauvegarde de la souveraineté du peuple français.”

10 Dans Vivre sans ?, Lordon estime que “le nombre écrasant, c’est aussi, peut-être surtout, la condition pour que cette “dictature du prolétariat” ne dégénère pas en guerre civile, donc à terme en dictature tout court. Plus le nombre est grand, plus les dominants déposés sentent qu’ils sont maintenant numériquement et symboliquement dominés. Il y a des disproportions quantitatives qui désamorcent d’emblée toute tentative d’aller à la guerre, qui font comprendre “en face” que cette guerre est sans objet parce qu’elle est déjà perdue.”Frédéric Lordon, Vivre sans ?, op. cit., p. 188.

11 “Lordon, Mélenchon et la révolution”, https://www.youtube.com/watch?v=HSeHjpAI4ko

12 Voir par exemple “L’Équateur prospère va réélire le chaviste Rafael Correa à la présidence” (15 février 2013) : http://www.latinreporters.com/equateurpol15022013ib.html

13 Fernando Pessoa, En bref, Paris, Christian Bourgois, 2004.

14 Il n’y a qu’à voir le film de Chris Marker, « Le fond de l’air est rouge » (1977), dans lequel on voit Allende inciter les ouvriers d’une usine à aller plus loin dans l’autogestion, pour comprendre que la dialectique entre représentants et représentés ne peut se laisser enfermer dans une logique bottom-up réductrice quant aux processus de radicalisation de gauche. Pour un aperçu général de la période Allende, on renvoie à Alain Joxe, Le Chili sous Allende, Paris, Gallimard, 1974.

15 Lordon au plan B (23 janvier 2016) : https://www.youtube.com/watch?v=l23ZRvNL1f4, 13’22.

16 Face au désastre qui vient… : https://www.youtube.com/watch?v=sBLwC6BQX-s, 25’30.

17 Face au désastre qui vient… : https://www.youtube.com/watch?v=sBLwC6BQX-s, 24’33.

18 Rosa Moussaoui, “Dette de l’Argentine : le président Alberto Fernandez aux prises avec le FMI”, humanite.fr, 03/03/2021 : https://www.humanite.fr/dette-de-largentine-le-president-alberto-fernandez-aux-prises-avec-le-fmi-700837

19 Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, “Pour qui votent les casernes ?”, Fondation Jean Jaurès, 15/07/2019 https://jean-jaures.org/nos-productions/pour-qui-votent-les-casernes ; étude Cevipof de Sciences Po : https://www.maire-info.com/upload/files/etudecevipof.pdf

Équateur : après quatre ans de répression judiciaire, le retour à un ordre démocratique ?

© Vanessa Jarrín

Depuis plusieurs années, Le Vent Se Lève analyse régulièrement l’évolution de la situation politique de l’Équateur. Tête de pont de la lutte contre le néolibéralisme sous le mandat de Rafael Correa, ce pays a connu un grand retour dans le giron de l’orthodoxie depuis l’élection de Lenín Moreno en 2017. Ce 11 avril se joue une élection déterminante pour son avenir, qui oppose Andrés Arauz, successeur politique de Rafael Correa, à Guillermo Lasso, banquier libéral et pro-américain. Nous publions cette tribune de David Adler, coordinateur général de l’Internationale progressiste, traduite par Amélie Bonot et Antoine Gaboriau. L’Internationale progressiste compte au nombre des observateurs internationaux présents en Équateur pour surveiller le bon déroulement du scrutin.

Le 11 avril, le peuple équatorien votera une dernière fois pour élire le prochain président du pays. Mais alors que nous approchons du second tour de l’élection présidentielle équatorienne, les attaques contre son processus électoral s’intensifient rapidement.

Au cours du dernier mois, nous avons assisté à des appels à un coup d’État militaire, qui ont été publiés dans les journaux les plus populaires d’Équateur, à des tentatives de disqualification des candidats par de fausses accusations de fraude et, de confiscation des bases de données de vote pour un « audit » illégal des résultats du premier tour.

Ces tactiques sont conçues non seulement pour défier les institutions démocratiques de l’Équateur, mais aussi pour être exportées. Alors que la démocratie en Amérique latine est à un point de basculement, les élections équatoriennes devraient envoyer un signal à travers la région : retour de la souveraineté populaire ou continuation de la guerre légale.

Ndlr : depuis trois ans, les partisans de l’ex-président Rafael Correa subissent une série d’accusations judiciaires qui les privent la plupart du temps du droit d’exercer des fonctions politiques. Ils qualifient de guerre légale (en anglais lawfare) cette judiciarisation de la politique. Vincent Arpoulet analysait ce phénomène il y a deux ans pour LVSL, dans un article intitulé « Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme en Amérique latine : le cas équatorien ».

Les élections présidentielles en Équateur arrivent dans un contexte de grave crise économique, sociale et politique. La mauvaise gestion de la pandémie de Covid-19 a dévasté les communautés à travers le pays, les taux de pauvreté ayant grimpé de plus de 10 pour cent depuis le début de la pandémie et la production économique ayant chuté de plus de 10 pour cent sur la même période. Les médecins équatoriens signalent aujourd’hui un pic important de cas de Covid-19, qui vient s’ajouter à un nombre de décès parmi les plus élevés de la région.

Entre-temps, le gouvernement Moreno a été secoué par un scandale sur les vaccins. Certains de ses membres ont en effet été pris en flagrant délit de distribution prioritaire de vaccins à leurs amis – riches et puissants. Une vague de démissions du gouvernement Moreno a suivi, alimentant le mécontentement à l’égard d’un président qui figurait déjà parmi les responsables politiques les moins populaires de l’histoire de l’Équateur, avec un taux d’approbation très bas, à 7%.

Les élections du 11 avril représentent donc une occasion cruciale pour le peuple équatorien de réclamer les droits constitutionnels qui leur ont été niés par le gouvernement Moreno : droit à la santé, à un travail décent, à la souveraineté populaire… Moreno et ses alliés du Fonds monétaire international ont menacé l’ensemble des droits fondamentaux avec leur programme agressif d’austérité, de libéralisation et de privatisation. L’enjeu de cette élection pour tous les citoyens équatoriens ne pourrait revêtir une plus grande importance.

Mais une série d’acteurs politiques conspirent maintenant contre la population. Au cours des dernières semaines, nous avons une fois de plus assisté à des tentatives d’ingérence et d’atteinte à l’intégrité du processus électoral de la part d’acteurs situés à l’intérieur et à l’extérieur de l’Équateur.

En Équateur, le Bureau du Procureur et le Bureau du Contrôleur se sont unis pour attaquer le Conseil national électoral avec de fausses accusations de fraude électorale, demandant la confiscation de ses bases de données numériques et l’annulation du décompte des voix du premier tour.

En dehors de l’Équateur, le procureur général de Colombie s’est associé au bureau du procureur pour attaquer le candidat Andrés Arauz avec des mensonges absurdes concernant un prêt des guérilleros de l’Armée de Libération Nationale à sa campagne présidentielle.

C’est pour cette raison que l’Internationale Progressiste se mobilise à nouveau en Équateur. Lors du premier tour de ces élections, les délégations d’observation internationales comme la nôtre ont joué un rôle essentiel pour résister à ces pressions anti démocratiques. Aujourd’hui, une fois de plus, réunissant des parlementaires et des spécialistes des données du monde entier, notre délégation va parcourir le pays pour contribuer à garantir des élections libres, équitables et transparentes.

Notre délégation ne se fait aucune illusion sur l’ampleur de cette tâche. Nous avons été attaqués dans la presse, accusés de fraude et menacés d’expulsion du pays. Mais nous reconnaissons également les enjeux mondiaux de la lutte de l’Équateur et nous nous inspirons du courage du peuple équatorien pour défendre ses droits à la santé, à la dignité et à la souveraineté populaire.

La « Marque France » : déboires et dangers du marketing appliqué à la nation

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© slon_dot_pics

Pris dans un référentiel néolibéral qui les pousse à l’attractivité et à la compétitivité, les collectivités locales – et à leur tête ceux qui les gouvernent – ont recours depuis plusieurs décennies au marketing pour se distinguer sur la scène internationale. Cherchant à accroître leur « réputation concurrentielle », villes, métropoles, régions, mais aussi nations, conçoivent des « marques territoriales ». Dans ce contexte, l’avènement de « marques pays » interroge quant au lien entretenu par le néolibéralisme avec l’idée de nation. Pour Simon Anholt, à l’origine du concept, la « marque pays » ou « marque nation », peut se définir comme « une identité nationale rendue tangible, solide, transmissible et utile ». Une telle définition laisse poindre la tension latente entre le projet d’élaboration d’une identité de marque compétitive pour un pays et l’identité nationale inhérente à ce dernier. C’est ce qu’illustre le cas de la « Marque France » qui, sous les diverses formes qu’elle revêt, altère l’idée nationale française, en tant que communauté de destin politique, par la création d’un récit économique et culturel ancré dans les promesses du modèle néolibéral.

Tout n’est pas marketing, mais le marketing s’intéresse à tout. Voilà ce qu’aurait pu écrire Machiavel s’il avait été notre contemporain. Telle est en tout cas la réalité du monde qui est le nôtre, où rien, ou presque, ne semble échapper à l’emprise du marketing. C’est celle d’un monde néolibéral, où la concurrence économique s’est imposée comme base des relations sociales, dans tous les domaines de la vie humaine. Un monde au cœur duquel l’individu moderne lui-même, devenu « sujet entrepreneurial »[1], autonome, rationnel et performant, cherche à se distinguer et à se vendre au sein d’un environnement hautement concurrentiel. Dans un tel univers, la marque s’impose de fait comme un véritable outil stratégique. Bien plus qu’un simple signe distinctif, elle s’illustre par sa capacité à produire et transmettre un ensemble d’éléments cognitifs, affectifs et conatifs. En somme, une marque a le pouvoir de créer de la valeur pour celui ou celle qui la revêt.

La marque territoriale permet de modifier l’image et les représentations associées au territoire pour servir l’ambition d’attractivité et de compétitivité des collectivités et de leurs dirigeants.


À l’échelle territoriale, cette production de valeur ajoutée se matérialise en « surplus d’attractivité »[2]. Dans la compétition qui les oppose pour attirer investissements, touristes et « classes créatives », bon nombre de collectivités locales ont en effet compris que les caractéristiques matérielles et immatérielles de leur territoire, supposées ou avérées, pouvaient leur permettre de soigner leur réputation. Plus qu’une question de compétition, il s’agit davantage pour ces collectivités de s’inscrire dans une logique de différenciation. Par le biais de leur marque territoriale, elles développent ainsi des « avantages comparatifs », qui leur permettent de se distinguer des autres collectivités.

Logo, charte graphique, slogans, et création d’un univers imaginaire et sensoriel autour des atouts du territoire : la marque territoriale emprunte ce qui se fait de mieux en matière de stratégie marketing. Elle permet ainsi de modifier l’image et les représentations associées au territoire pour servir l’ambition d’attractivité et de compétitivité des collectivités et de leurs dirigeants.

La nation : une marque comme les autres ?

Autre échelle, mêmes principes. Bien conscients que l’image qu’ils projettent à l’international leur permet d’attirer des investissements et de promouvoir le tourisme, les gouvernements nationaux, notamment ceux d’Amérique latine, ont hâtivement pris le plis de l’injonction marketing à partir du début des années 1990.

La « marque nation » répond à deux impératifs. D’une part, elle permet l’élaboration d’une « identité compétitive », en vue de créer un « produit-pays » distinctif et désirable sur le marché mondial. D’autre part, elle renforce l’identité et le sentiment d’appartenance au sein même de la communauté nationale[3]. La marque nation est ainsi à la fois dirigée vers l’extérieur et l’intérieur des frontières nationales : en valorisant et promotionnant tout ou partie de l’identité nationale, elle garantit au pays d’acquérir une « réputation concurrentielle »[4] à l’étranger et renforce l’estime de soi et l’unité nationale.

La nation, tout comme la marque, se construit autour de valeurs fondatrices, qu’elle incarne et promeut en direction des membres qui la composent et de ceux qui lui sont extérieurs.


Pour autant, par pur snobisme intellectuel ou par rejet sémantique, d’aucuns pourraient railler l’association de ces deux concepts, à première vue antinomiques. En effet, en tant que construit socio-historique, la nation aurait une nature supérieure, immuable et inaliénable, qui ne saurait être manipulée à des fins mercantiles. Précurseur des études autour du concept de marque nation, Wally Olins montre pourtant que la nation, tout comme la marque, se construit autour de valeurs fondatrices, qu’elle incarne et promeut en direction des membres qui la composent et de ceux qui lui sont extérieurs[5]. En étudiant le cas de la France, l’auteur démontre ainsi que la nation française s’est constamment réinventée, de manière sporadique et parfois même violente. D’une époque à une autre et dans un laps de temps parfois très bref, la France a toujours su « façonner et remodeler son identité nationale » pour « présenter une nouvelle version d’elle-même », projetant ainsi symboliquement les transformations de sa réalité socio-économique et politique. Cependant, il n’en demeure pas moins que le concept de marque nation va bien au-delà, notamment au travers de la mercantilisation des attributs de l’identité nationale qu’il induit. En acceptant un tel paradigme, la nation s’expose dès lors « à défendre son imaginaire comme un véritable capital »[6].

Identités et récits nationaux au service de la néolibéralisation mondialisée

L’avènement de marque nation n’est pas sans poser de questions sur la manière avec laquelle les logiques de marché tendent à redéfinir les identités et les récits nationaux. À l’inverse de projets nationalistes antérieurs, le recours à la marque nation lie le processus de construction nationale aux connaissances et au langage du monde du marketing et de la gestion. Les études en nation branding mettent ainsi en avant l’existence d’une tension entre l’élaboration d’une identité compétitive, et l’identité nationale qui prévaut, remodelée par le discours économique et culturel néolibéral.

Créativité, innovation, dépassement de soi et esprit entrepreneurial (on peut prendre l’exemple de l’individu érigé en ambassadeur de la marque) sont autant d’atouts mobilisés par la marque nation. Le sociologue Felix Lossio parle ainsi de « flexibilisation de l’identité collective » pour désigner l’édification d’une communauté nationale autour de valeurs néolibérales.

De nombreux éléments vont en ce sens. On peut prendre pour exemple l’importance accordée aux classements internationaux (Country Brand Index) qui tentent, par la métrie, d’objectiver l’attractivité des nations et de les mettre en compétition. Il en va de même pour la marchandisation des lieux, vendus et consommés comme de simples produits ou des « expériences sensorielles esthétisées »[7] (idée de « vivre » le pays). Notons que cette marchandisation s’accompagne d’une tendance à l’essentialisation des nations et de leur culture, à la fois par un principe d’association et de réduction des attributs de la nation, selon qu’ils soient considérés comme valorisables, ou non. La marque nation consacre également la participation d’acteurs privés dans la production et la validation des référents identitaires nationaux, et ce grâce à de nombreux partenariats publics-privés, nationaux voire internationaux, qui transfèrent une partie de la souveraineté nationale vers une « classe promotionnelle internationale »[8] d’experts du marketing et de la publicité. Enfin, la marque nation se distingue par sa performativité dans la mesure où le nouveau récit national qu’elle établit, très souvent anhistorique et dépolitisé, facilite l’adhésion des valeurs qu’elle érige par la communauté nationale. Communauté nationale dont la marque pays peut d’ailleurs tout à fait redéfinir les contours : selon que tel ou tel aspect socio-culturel est mis en avant ou délaissé dans la stratégie de marketing national, certains citoyens peuvent s’en retrouver exclus ou marginalisés.

La France à la recherche de son nouveau récit économique

Il est indéniable que la France jouit aujourd’hui encore d’une image de marque à l’international. Première destination touristique mondiale, elle est également le pays européen qui a recueilli le plus d’investissements étrangers en 2019. La France, à laquelle est associée une certaine idée de « grandeur », doit en partie son succès aux récits historiques et socio-culturels qui fondent son identité. Pays des droits de l’Homme, empreint de valeurs universelles et humanistes, la nation française s’est construite autour de l’héritage de la révolution et de la valorisation de son patrimoine historique. Son rayonnement est aussi indéniablement associé à la Ville Lumière, ainsi qu’à un ensemble d’attributs bien réels mais parfois fantasmés, tels que le luxe, la gastronomie ou encore l’art de vivre à la française.

« Une marque nation, à l’idéal, [est] la combinaison de ses récits historiques et sociaux, culturels, sportifs et économiques. De tous, c’est le récit économique qui aujourd’hui vous met sur la carte du monde. »

Philippe Lentschener


Atout France, l’agence de développement touristique de la France, au nom évocateur, a procédé au début des années 2000 à un diagnostic de l’image de la France. Les conclusions retenues furent les suivantes : à défaut d’être un « pays de cocagne, havre de luxe et de volupté, […] où il fait bon vivre plutôt que de travailler », la France est également une nation « peu intéressée aux applications concrètes et mercantiles », « moins motivée et moins douée pour tout ce qui touche aux dures réalités de l’économie »[9].

Pénalisée par l’image d’un pays industriel en déclin, lâché dans la course à l’innovation technologique et paralysé par l’immobilisme d’une société réfractaire au changement, la France ne serait plus autant attractive et compétitive que par le passé. En quête d’un nouveau récit économique, à même de la placer à nouveau sur le devant de la scène internationale, la France s’est ainsi tournée à son tour vers le marketing national. Car, si « une marque nation, à l’idéal [est] la combinaison de ses récits historiques et sociaux, culturels, sportifs et économiques […] de tous, c’est le récit économique qui aujourd’hui vous met sur la carte du monde »[10], comme l’ont bien compris les tenants du nation branding à la française.

En ce sens, la « Marque France » s’est progressivement institutionnalisée, à l’image de la création de l’agence nationale Atout France, pourtant peu connue du grand public. D’autres succès, plus retentissants, s’inscrivent dans cette lignée : la création des marquages d’origine « Fabriqué en France » et du label « Origine France Garantie » en 2011, pour valoriser la production française, la reprise du concept de French Touch par l’entreprise Renault, emprunté à l’univers de la musique, pour vanter l’innovation et la créativité française, ou encore plus récemment le dépôt de la marque « Élysée – présidence de la République », en 2018. À ces dispositifs s’ajoutent encore divers efforts réalisés en termes de soft power, à l’image de l’organisation de compétitions sportives internationales, telles que l’Euro 2016 ou les JO de Paris 2024. Autant d’occasions rêvées pour la France d’offrir au reste du monde des expériences « à son image, innovante[s], rayonnante[s], créative[s], [et] inspirée[s] de l’art de vivre français »[11].

Le projet inachevé de création de la « Marque France »

Le quinquennat de François Hollande a failli être l’occasion pour la France de voir sa stratégie de marketing national enfin fondée sur une marque pays à part entière. En effet, à l’initiative du gouvernement, fut lancé en janvier 2013 la mission « Marque France ». Confiée entre autres au publicitaire Philippe Lentschener, cette dernière s’est vue fixée pour objectif d’identifier « le récit économique de la France » et les marges de manœuvre économiques et juridiques nécessaires à la création d’une marque nation française. Les préconisations de la mission « Marque France » ont fait l’objet d’un rapport public, remis au gouvernement en juin 2014. Cependant, faute d’un véritable portage politique et de dissensus entre les membres du gouvernement socialiste, elles ne furent jamais appliquées[12].

La « Marque France » se veut être un « multiplicateur de valeur »

Pour autant, le projet de création de la « Marque France » cristallise les craintes suscitées par l’application du marketing à la nation. Le récit, tel que proposé par la mission « Marque France », met en exergue le « génie français », innovant et créatif, et « l’exception française », à l’art de vivre unique. Un tel développement, bien que relativement illusoire, n’est pas problématique en soi. Ce sont davantage les fins au service desquelles il se place qui interpellent. Ainsi, dans cette perspective, la « Marque France » se veut être un « multiplicateur de valeur », capable de « valoriser l’extraordinaire gisement d’actifs immatériels » de la France. Par un habile tour de passe-passe incantatoire, voici donc la nation française réduite en « actifs » à « valoriser ».

Pour parvenir à faire de ce nouveau récit économique une référence partagée par les Français et la promouvoir au-delà des frontières nationales, la mission « Marque France » souhaite entreprendre ce qui s’apparente à une véritable révolution culturelle. À titre d’exemples, elle préconise de « nourrir la jeunesse de ce récit », en adaptant les programmes scolaires, ou encore d’instaurer un « 14 juillet économique », pour célébrer de concert succès économiques et cohésion nationale. Dans la même veine, la mission suggère que la « Marque France » soit pilotée par une agence de gouvernance publique-privée. Elle recommande également de la doter d’outils d’évaluations et de l’intégrer à des classements internationaux, pour « piloter et mesurer » son efficacité, en interne comme en externe. Enfin, elle revendique de faire des « acteurs majeurs des domaines économiques, sociaux et culturels » et des Français de l’étranger les principaux ambassadeurs de l’image de la marque.

De la mercantilisation des attributs nationaux, à la construction d’un récit monolithique imperméable aux contradictions politiques et aux tensions sociales, en passant par l’exclusion de celles et ceux qui ne contribuent pas à la transformation économique du pays, ces « gens qui ne sont rien », le projet de création de la « Marque France » témoigne indéniablement des déboires et du danger de l’application du marketing à la nation. L’échec de sa mise en œuvre sous une forme réellement institutionnalisée ne signifie pas pour autant que le récit national français n’a pas été progressivement transformé sous l’influence du régime culturel néolibéral. À l’heure des débats sur le roman national, en témoigne le mythe fantasmé de la start-up nation, qui consacre une nation d’entrepreneurs, premiers de cordée d’un monde meilleur sur le point d’advenir.

Sources

[1] Clément Jérémie, « La fabrique des subjectivités en contexte néolibéral : la fiction de l’individu entrepreneur de lui-même face au sujet de la psychanalyse », Cahiers de psychologie clinique, 25 août 2020, n° 55, no 2, pp. 143‑163.

[2] Corbille Sophie, « Les marques territoriales. Objets précieux au cœur de l’économie de la renommée », Communication. Information médias théories pratiques, 13 décembre 2013, Vol. 32/2, doi:10.4000/communication.5014.

[3] Voir les travaux de Gisela Cánepa Koch et Felix Lossio Chavezsur la « marca país ».

[4] Lossio, Felix. La nación en tiempos especulativos o los imperativos culturales de las marcas país. En La nación celebrada: marca país y ciudadanías en disputa (pp. XXXX). Gisela Cánepa y Felix Lossio (eds.). Lima: Red de Ciencias Sociales.

[5] Olins, Wally. (2002). ‘Branding the Nation – The Historical Context’, The Journal of Brand Management, 9(4), pp. 241-248.

[6] « Quand les pays deviennent des marques — ilec », consulté le 28 février 2021, URL :  https://www.ilec.asso.fr/article_revue_des_marques/5640

[7] Lossio Felix.

[8] Varga, S., 2013. The politics of nation branding. Collective identity and public sphere in a neoliberal state. Journal of Philosophy and Social Criticism, 39(8), pp. 825-845.

[9] Bonnal Françoise, « Comprendre et gérer la marque France », Revue francaise de gestion, 2011, N° 218-219, no 9, pp. 27 43.

[10] « Du «made in France» à la «marque France» », LE FIGARO, consulté le 28 février 2021, URL :  https://www.lefigaro.fr/vox/economie/2016/10/28/31007-20161028ARTFIG00388-du-made-in-france-a-la-marque-france.php.

[11] « Soutenons la candidature de Paris aux Jeux Olympiques 2024 ! – La France en Slovaquie », consulté le 14 mars 2021, URL :  https://sk.ambafrance.org/Soutenons-la-candidature-de-Paris-aux-Jeux-Olympiques-2024.

[12] « La « marque France » victime de la guerre Ayrault-Montebourg – Challenges », consulté le 14 mars 2021, URL :  https://www.challenges.fr/economie/la-marque-france-victime-de-la-guerre-ayrault-montebourg_57951

Esther Duflo et Abhijit Banerjee : pourquoi un tel engouement médiatique ?

Abhijit Banerjee et Esther Duflo ont reçu le prix Nobel d’économie en 2019 avec Michael Kremer © Kris Krüg / FT

Esther Duflo et Abhijit Banerjee ont décidément le vent en poupe. Récemment invités à conseiller nul autre que le pape François, ils hantent les colonnes des médias depuis que le prix Nobel d’économie leur a été attribué en 2019. Cet engouement n’épargne pas le vieux continent : les médias européens recueillent comme parole d’évangile le moindre de leur propos, conseil ou saillie. Entre réinvention de l’eau chaude et dépolitisation des problèmes économiques, leurs recherches ne se démarquent pourtant pas par leur originalité. Ce que confirme la lecture de leur dernier livre, Économie utile pour des temps difficiles en France (2020).

Esther Duflo est une économiste franco-américaine, professeure au MIT, connue pour avoir travaillé dans la deuxième administration Obama sur les politiques d’aides au développement. Depuis le début des années 2010, elle fait partie du cercle très sélectif des économistes français en vue aux États-Unis avec Thomas Piketty ou Gabriel Zucman. Son heure de gloire est arrivée en 2019 lorsqu’elle a reçu le prix Nobel d’économie avec son mari Abhijhit Banerjee et Michael Kremer. Quelques mois plus tard, elle publiait avec son mari Good Economics for Hard Times aux États-Unis traduit début 2020 sous le titre Économie Utile pour des Temps Difficiles en France.

Comme Thomas Piketty, Esther Duflo s’est fait connaître grâce à une approche nouvelle des sciences économiques et par sa volonté de s’adresser au grand public. En 2013, Thomas Piketty lance un pavé dans la mare : Le Capital au XXIe siècle. L’ouvrage de presque 1000 pages montre à grand renfort de chiffres une explosion des inégalités dans les pays occidentaux depuis les années 1980. A tel point que leur niveau est aujourd’hui presque similaire à ce qu’il était au XIXe siècle. Ce travail de chiffrage des inégalités est notamment poursuivi par Gabriel Zucman et Emmanuel Saez qui ont publié Le Triomphe de l’injustice en 2020 (traduit de l’anglais), et aidé à concevoir les propositions d’impôt sur la fortune d’Elizabeth Warren et Bernie Sanders.

Part des 1% les plus riches dans le total des revenus aux Etats-Unis entre 1910 et 2010. En 2007, les 1% des américains ont reçu 23,5% du total des revenus distribués ©RoyBoy/Wikimedia Commons

Esther Duflo quant à elle œuvre avec Abhijhit Banerjee dans le champ de l’économie du développement. En 2004, elle devient professeur au MIT et y participe à la création du Poverty Action Lab. C’est là qu’elle expérimente et popularise une méthode nouvelle en économie : les « essais randomisés contrôlés » ou ERC. Importée de la biologie, elle consiste à constituer deux groupes-test identiques auxquels on applique deux traitements différents, dont un placebo. On observe ensuite les différences de réaction entre les groupes et on en déduit si le traitement est efficace ou non.

Mieux vaut ne pas mettre tous ses ERC dans le même panier

Même si cette méthode est très reconnue et particulièrement utilisée dans les procédures d’approbation des médicaments, les ERC connaissent certaines limites. Les conditions de l’étude peuvent fausser ses résultats, par exemple si les critères de représentativité occultent des groupes sociaux importants ou si l’environnement de l’étude est trop différent de celui dans lequel le traitement doit réellement s’appliquer. Pour des raisons de coûts, ils permettent rarement des évaluations au-delà du moyen terme et leur conception est en partie dirigée par les financeurs, conduisant à limiter les critères observés et à interrompre et ne pas publier les expériences ratées. Sur le plan éthique enfin, si des effets positifs ou négatifs clairs apparaissent, poursuivre l’expérience commence à poser question. Ces limites n’empêchent pas néanmoins les ERC d’être une méthode ayant fait ses preuves dans la recherche de médicaments efficaces.

Ils sont aussi utilisés en sciences sociales depuis les années 1960. Néanmoins, cela implique une réflexion méthodologique sérieuse sur les limites particulières de la méthode dans un contexte social. Ce n’est pourtant pas l’impression que donnent Esther Duflo et Abhijhit Banerjee. La revue Contretemps et Le Monde Diplomatique ont tous deux publié des critiques au vitriol des ERC en matière de politiques sociales et économiques. En premier lieu, ils condamnent leurs utilisateurs à se contenter d’une approche micro-économique puisque les politiques macroéconomiques (tarifs douaniers, nationalisations ou plan de relance) peuvent difficilement être testées sur des populations ciblées. Cette absence de position sur les grandes questions économiques permet sans doute d’expliquer une bonne partie de l’engouement institutionnel pour cette méthode. Les ERC permettent de dépolitiser la lutte contre la pauvreté en préservant l’idée que les politiques ultra-libérales imposées aux pays du Sud (austérité, privatisation, libéralisation) seraient compatibles avec la réduction de la pauvreté si elles étaient accompagnées de programmes empiriquement testés.

“Les ERC permettent de dépolitiser la lutte contre la pauvreté en préservant l’idée que les politiques ultra-libérales imposées aux pays du Sud (austérité, privatisation, libéralisation) seraient compatibles avec la réduction de la pauvreté”

Ensuite, on l’a évoqué, les ERC sont confrontés à des faiblesses méthodologiques particulières en sciences sociales. L’impact des différences culturelles sur les réactions est évidemment bien plus fort en économie qu’en biologie, ce qui limite la possibilité de généraliser des résultats. Les ERC souffrent aussi de biais liés à leur concentration sur de petits groupes. Ainsi, lorsque des études montrent une hausse des revenus pour les personnes ayant accès à une éducation de meilleure qualité, on peut supposer que tout ou partie de cet effet disparaitrait si l’ensemble de la population avait accès à une meilleure éducation.

Enfin, il n’est pas possible d’administrer un placebo comme en médecine. Chaque expérience est donc constituée d’un groupe qui ne reçoit rien et de groupe auxquels on applique les traitements. Le problème, c’est que les groupes sont bien conscients de participer à une expérience et que cela peut donc affecter leurs réactions. On peut en trouver un exemple récent avec l’expérimentation en Finlande d’un revenu de base auprès d’un groupe de demandeurs d’emplois. Les deux principales observations de l’expérimentation ont été une amélioration du bien-être du groupe-test et un taux d’activité resté stable. Cette seconde observation a pourtant une limite évidente : les participants sachant que l’expérience ne durerait que quelques années, ils avaient largement intérêt à continuer à chercher du travail, une situation qui serait bien différente si le revenu de base devenait une prestation sociale durable. Quoi qu’il en soit, le gouvernement finlandais a depuis perdu les élections et la nouvelle coalition au pouvoir ne souhaite pas généraliser la mesure.

Méthode de la pauvreté et pauvreté de la méthode

La pauvreté théorique des travaux de Duflo et Banerjee les conduit à oublier qu’il n’existe pas de concept neutre. Dans une récente vidéo pour le Gravel Institute, Richard Wolff explique ainsi que le seuil de 1,90$/jour fixé par la Banque Mondiale montre une chute de 80 à 90% de la grande pauvreté dans le monde. Le problème, c’est qu’en utilisant le seuil de 7,40$/jour fixé par l’ONU, la proportion de personne vivant dans la grande pauvreté a très peu diminué depuis 40 ans et leur nombre a augmenté, les seuls progrès significatifs ayant eu lieu en Chine. Or, le seuil de l’ONU est fondé sur une estimation du minimum nécessaire à une alimentation basique et une espérance de vie normale là où on peut juger que celui de la Banque Mondiale est plus arbitraire.

Cette opposition n’est pas que méthodologique. Le seuil de la Banque Mondiale vend en effet, une brillante success story dans laquelle capitalisme mondialisé et programmes humanitaires ont quasiment mis fin à la grande pauvreté. En revance, le seuil de l’ONU montre que les seuls pays ayant réussi à réduire massivement la pauvreté sont ceux dans lesquels les investissements publics et les programmes de sécurité sociale jouent un rôle central, notamment Cuba et la Chine.

“le seuil [pour la grande pauvreté] de l’ONU montre que les seuls pays ayant réussi à réduire massivement la pauvreté sont ceux dans lesquels les investissements publics et les programmes de sécurité sociale jouent un rôle central, notamment Cuba et la Chine”

Plus encore, la dépolitisation de la lutte contre la pauvreté présentée par Duflo et Banerjee cache aussi une logique technocratique et paternaliste. En effet, comme l’expose l’article de Contretemps « les pauvres sont des patients dont la subjectivité et la souveraineté sont niées. Ex ante, ils ne participent pas à la définition des problèmes explorés et peuvent rester ignorants des tenants et des aboutissants des tests menés ; ex post, ils n’ont pas accès aux données recueillies. La légitimité de l’intervention en surplomb des experts peut ainsi être contestée dans la mesure où elle implique une dépossession méthodique des droits politiques des sujets participant à l’expérimentation ».

Des temps difficiles pour l’humilité scientifique

Tout n’est pas noir cependant, Économie Utile pour des Temps Difficiles évitant le principal écueil de Poor Economics en ayant seulement comme ambition de faire un état des lieux de la recherche en économie dans le domaine des ERC plutôt que de faire l’apologie de la méthode elle-même. Sur plus de 500 pages, les auteurs couvrent donc des dizaines d’études dans le monde entier portant sur l’immigration, la croissance ou encore l’environnement.

Cet éclectisme est d’ailleurs sans doute la faiblesse la plus évidente du livre. Si la plupart des études se situent dans le champ économique, Duflo et Banerjee citent aussi des travaux plus proches des sciences politiques, quand ils ne s’essaient pas eux-mêmes au commentaire politique. La diversité géographique des travaux recensés laisse aussi perplexe : il est certes intéressant de découvrir les mécanismes d’intégration des migrants sur les marchés du travail en Inde ou au Népal mais que nous disent-ils des mêmes problèmes en Amérique Latine, en Europe ou en Afrique ?

Duflo et Banerjee n’échappent donc pas au penchant impérialiste des sciences économiques qui tentent régulièrement des incursions sur le terrain des autres sciences sociales. Gary Becker avait ainsi reçu le prix Nobel d’économie en 1992 « pour avoir étendu le domaine de la théorie économique à des aspects du comportement humain jusqu’ici ignorés par les autres sciences humaines ». En appliquant le concept d’homo economicus à des domaines aussi variés que la criminalité ou le divorce, la controverse était déjà forte, notamment sur la déconnexion entre les attentes de la théorie et les comportements réels. Mais en s’exprimant sur des domaines dont ils ne sont pas spécialistes, dans un ouvrage qui se veut un exposé du meilleur de la recherche en ERC, on peut légitimement s’interroger sur le peu d’intérêt de la démarche.

Reste la question centrale : ce livre apporte-t ’il un éclairage novateur sur les problèmes économiques ? Malgré quelques pointes de bravoures, Duflo et Banerjee rappellent essentiellement des faits établis depuis longtemps par d’autres sciences sociales, ce qui peut nous amener à relativiser la révolution méthodologique que seraient les ERC.

“Malgré quelques pointes de bravoures, Duflo et Banerjee rappellent essentiellement des faits établis depuis longtemps par d’autres sciences sociales”

Rien de nouveau mais il y a du soleil

Élément surprenant, Esther Duflo et Abhijhit Banerjee étrillent les vieux économistes libéraux. Ils leur reprochent d’ignorer les travaux empiriques récents en science économique ayant démontré que les baisses d’impôts pour les grandes entreprises et les plus fortunés ne stimulent pas la croissance. De manière générale, ils se montrent sévère avec la représentation médiatique de la science économique qui n’a pas intégré les recherches empiriques récentes. Partant de là, Duflo et Banerjee prennent des positions qu’on n’attendrait pas forcément de la part de prix Nobel. Ils affirment notamment que les économistes sont incapables de déterminer les facteurs de croissance à long terme et, dans leur chapitre consacré à l’environnement, que la croissance économique n’apporte peut-être plus rien aux économies développées. Si ces déclarations sont effectivement très fortes, ce sont paradoxalement des questions traitées avec d’autres méthodes que les ERC. En effet, bien que l’essentiel du livre déroule un grand nombre d’études utilisant les ERC, les auteurs s’appuient aussi sur des études employant d’autres méthodologies, pour aborder les nombreux thèmes dans lesquels les ERC ne peuvent pas être employées.

Le principal constat que les auteurs présentent à l’aide des ERC est que, malgré les préjugés, les pauvres sont les personnes les plus compétentes pour gérer leur argent. La meilleure façon de lutter contre la pauvreté est donc de leur en donner sans les assommer de contrôles moralisateurs. Si le constat n’est pas désagréable à lire, il n’est pas vraiment nouveau et a déjà été posé depuis un certain temps en sociologie.

Alors faut-il acheter Économie Utile pour des Temps Difficiles ? Le livre offre une approche généraliste de l’économie, abordable pour les néophytes. Le prix Nobel des auteurs donnent aussi du poids aux critiques qu’ils font de la science économique dominante. Cependant, ces critiques ne doivent pas conduire à croire que Duflo et Banerjee sont des économistes hétérodoxes. Au contraire, comme Ulysse devant choisir entre perdre son navire face à Charybde ou sacrifier quelques marins à Scylla, ils sacrifient quelques principes de l’économie orthodoxe pour mieux sauver l’ensemble. Après Contretemps et Le Monde Diplomatique, Le Vent Se Lève avait aussi publié un article sur le naufrage méthodologique des ERC.

Pour conclure, il faut en finir avec le biais « apolitique » de Duflo et Banerjee qui, à force de refuser de voir les structures de domination et les rapports de force, en deviennent aveugles. On pourrait noter à ce titre l’absence totale de mention des syndicats malgré leur rôle évident dans la construction des États-providence. Mais les auteurs donnent un autre exemple frappant avec les politiques de redistribution des terres et de droit au travail en Inde. Ces dernières ne fourniraient pas la fluidité nécessaire pour que des activités innovantes et la productivité agricole se développent. Duflo et Banerjee déplorent que les tentatives de remplacer ces aides en nature par des prestations sociales n’aient rencontré que défiance et mobilisations sociales. Ils en tirent la conclusion assez molle qu’il faudrait améliorer la confiance entre les citoyens et les décideurs politiques. Il réagissent ainsi comme s’il n’y avait pas de conflit politique sous-jacent entre des élites économiques cherchant à maximiser leurs profits et leur pouvoir et des travailleurs pauvres ruraux qui s’inquiètent de leur capacité à préserver une aide sociale dont le contrôle serait entre les seuls mains du pouvoir politique.

Ali Laïdi : « Le but de la réflexion sur la guerre économique, c’est un objectif d’écologie humaine »

Ali Laïdi © Maël Le Briand

Journaliste pour France 24 où il anime l’émission le Journal de l’Intelligence économique, chercheur associé à l’IRIS, docteur en sciences politiques et membre fondateur de l’École de pensée sur la guerre économique, Ali Laïdi a publié plusieurs ouvrages consacrés aux guerres économiques dont l’Histoire mondiale de la guerre économique. En 2019, il a publié Le Droit, nouvelle arme de guerre économique : comment les États-Unis déstabilisent les entreprises européennes chez Actes Sud, dans lequel le journaliste et chercheur revient sur le développement de l’extraterritorialité du droit américain au moyen de luttes contre la corruption et visant à empêcher de commercer avec des régimes hostiles aux États-Unis comme Cuba ou l’Iran. Dans cet entretien best-of, réalisé en novembre 2019, nous avons souhaité revenir avec Ali Laïdi sur la situation géopolitique en matière de guerre économique ainsi que sur la stratégie de la France en la matière. Nous revenons également sur les nouvelles armes fournies par les États-Unis en matière d’extraterritorialité du droit ainsi que sur l’insuffisante réponse de l’Union européenne.

LVSL – Quel est votre opinion, votre interprétation de l’entretien d’Emmanuel Macron à The Economist en 2019 concernant l’état de mort cérébral de l’OTAN mis en perspective de son rapprochement, son dégel avec Vladimir Poutine au G7 ?

Ali Laïdi – Nous vivons une phase assez intéressante dans la problématique de l’affrontement économique. Cela fait vingt-deux ans que je travaille sur le terrain en tant que journaliste et que chercheur. Ce que j’entends depuis un ou deux ans, ce sont des choses que je ne pensais pas entendre avant des années. Il y a vraiment des choses qui sont en train de bouger dans la perception des élites politiques, économiques et administratives. Est-ce que cela va déboucher sur quelque chose de très concret ? Je ne sais pas, mais il y a néanmoins une évolution.

La sortie d’Emmanuel Macron sur la mort cérébrale de l’OTAN s’intègre dans une compréhension du monde qu’il a eu, je pense, à partir du moment où il arrive au pouvoir. Ce n’est pas quelqu’un qui est franchement anti-américain : on s’attend plutôt à ce que ses relations avec les États-Unis soient apaisées. Mais je pense qu’il a tout de suite vu qu’il y avait un gros problème avec nos relations transatlantiques, avec le personnage de Trump, qui, en soi, ne révèle rien d’autre de ce que font les États-Unis depuis soixante ans, mais qui le fait avec ses mots, avec ses tweets, avec son côté un petit peu radical et non conventionnel. Le président français s’aperçoit qu’on ne peut plus compter sur la relation unique Paris-Washington, et surtout sur la relation Bruxelles-Washington.

Je pense qu’au début de son mandat, il a très vite perçu le problème. Il a essayé de le résoudre dans un axe Paris-Berlin, puisque Paris-Londres à cause du Brexit. Il s’est aperçu qu’il ne pourrait pas amener la question au niveau à Bruxelles dans cet axe Paris-Berlin. La stratégie a donc été de bouger d’abord en France, et de faire en sorte d’avoir une voix qui porte à Bruxelles. Parmi la manière de bouger du président Emmanuel Macron, il y a un pivot qui s’exerce : puisqu’on ne peut pas compter sur la relation Paris-Washington ni Bruxelles-Washington on va l’orienter, on va la rééquilibrer. En effet, elle était complètement penchée sur l’axe transatlantique donc il fallait la rééquilibrer en remettant dans la balance le poids de nos relations avec la Russie. Et c’est assez fort parce qu’il y a eu ce qu’il a dit à propos de l’OTAN, mais avant il y a aussi eu l’envoi du ministre des Affaires étrangères à Moscou, et encore avant, son discours assez incroyable à la conférence des Ambassadeurs où il les prévient qu’ils n’ont pas intérêt à le paralyser, le parasiter dans la relation qu’il est en train de reconstruire avec Moscou.

LVSL – Sur ce point, certains observateurs, comme Éric Denécé, interprètent ce revirement comme étant aussi l’effet de Trump lui-même qui, s’opposant aux néoconservateurs en interne aux États-Unis, aurait besoin d’un intermédiaire en Europe pour renouer une relation que la technostructure lui empêche de faire avec la Russie. Que pensez-vous de cela ?

A.L. – Si j’ai bien compris, Eric Denécé pense qu’il s’agit d’un jeu à la fois pour Macron et pour Trump pour avoir un interlocuteur en Europe, pour rétablir les liens avec la Russie. Ce qui est clair c’est que Trump est un ennemi de Poutine. Trump n’aime pas la Russie. Ce qu’il aime c’est l’image de Poutine : homme fort, qui a rétabli une situation qui était catastrophique à la fin des années 1990, qui tient les verrous de son pays, etc. C’est ça qu’il aime, ce n’est pas la Russie en tant que telle.

Lire sur LVSL : « Eric Dénécé : Emmanuel Macron s’est totalement aligné sur l’insoutenable position américaine concernant l’Iran ».

Est-ce que Trump joue un jeu parfaitement conscient avec Macron, pourquoi pas. Mais dans ces cas-là, ils arrivent à contre-temps. C’est-à-dire que quand Trump arrive et qu’il tape sur l’OTAN, en disant que c’est « obsolète », alors Macron aurait dû suivre le président. Or il ne l’a pas suivi à l’époque. Maintenant, qu’il dit que « l’OTAN est en mort cérébrale », les États-Unis viennent dire que ça fonctionne. Si stratégie il y a, elle n’est pas très coordonnée.

Trump aime bien la Russie de Poutine, mais il a une Amérique profonde, démocrate et républicaine, qui ne le suit pas là-dessus. Quant à Macron, il n’y a pas vraiment de France profonde qui l’empêcherait de renouer avec la Russie parce qu’il a une fenêtre d’ouverture qui est très belle en ce moment. C’est l’exaspération des élites dirigeantes économiques, politiques et administratives envers les États-Unis.

Il le sent bien, les remontées sont très claires : il y a vraiment une exaspération vis-à-vis des États-Unis. Ce n’est pas un revirement mais plutôt un rééquilibrage des relations qui consiste à dire qu’on ne peut pas mettre tous nos œufs dans le même panier, c’est-à-dire tout invertir dans la relation transatlantique. Je ne suis pas macronien mais il a raison de dire que la stratégie de la France, la stratégie de l’Europe, c’est ni Washington, ni Moscou, ni Pékin. Ce doit être la relation Paris-Bruxelles, Madrid-Bruxelles, Berlin-Bruxelles, etc. Je ne sais pas si c’est ce qu’il pense, mais en tout cas, dire non aux États-Unis, non à la Russie et non à la Chine, ça devrait être la position de n’importe quel président français, allemand, espagnol, italien, etc. Si ce rééquilibrage tend vers cet objectif, tout le monde va applaudir. Il va y avoir une résistance, même en France. Vous allez avoir la résistance de gens qui restent dans les canons néolibéraux et qui vont vouloir mettre des bâtons dans les roues. Mais je suis sûr que le président Macron et l’ensemble de son cercle de gens ont été impressionnés par le mouvement des gilets jaunes. Je pense qu’ils ont compris aujourd’hui ce qu’on dit depuis vingt-deux ans : il y a un continuum entre des événements comme les gilets jaunes et la préservation des intérêts économiques souverains de Paris, de Bruxelles, de l’Europe, etc. Je pense qu’ils sont en train de comprendre cela. Par conséquent, la pression vient du bas, et elle est puissante. Les résistances resteront dans les infrastructures. Mais je crois qu’en vingt-deux ans, je n’ai jamais entendu ce que j’entends actuellement dans les hauts niveaux de l’administration.

Il n’y a pas encore de changement de paradigme car cela va demander beaucoup de travail. Mais ils sont en train de se rendre compte qu’ils ont eu tort de ne pas se poser ces questions-là clairement. Ils sont en train de se dire qu’il faut s’intéresser à ces questions d’affrontement économique parce que ce sont des questions éminemment politiques. Ce ne sont pas des questions économiques. Ce sont bien des questions politiques, puisque la finalité est bien la souveraineté politique.

Quand vous voyez qu’au MEDEF ils ont créé un Comité de souveraineté économique, vous constatez l’avancée du MEDEF. À la rigueur, c’est à l’État de parler de souveraineté économique. Non, le MEDEF en parle aussi désormais. J’observe un certain nombre de signaux, depuis deux ans, qui montrent vraiment que sur le discours, ils sont en train de comprendre quelque chose.

Toute la question va être d’accompagner, de nourrir ce discours, de manière à ce qu’il aboutisse à des actions concrètes liées à la sécurité économique.

LVSL – L’organe de centralisation de l’intelligence économique est revenu à Bercy, le SISSE. Vous parliez du MEDEF qui se positionne sur ces questions de souveraineté : est-ce que cela signifie qu’il y aura une coordination au niveau des politiques publiques plus importantes entre le secteur privé, le secteur public, les grands patrons ?

A.L. – C’est le souhait le plus fort du SISSE. L’Intelligence économique (IE) a toujours été à Bercy. Mais simplement, c’était l’IE. Aujourd’hui, le SISSE parle de sécurité économique. J’entends de la part de ces élites le mot « guerre économique », « pillage de nos données technologiques », etc. pour la première fois en vingt-deux ans. Ce sont des mots qui commencent à apparaître dans des cercles où ils étaient jusque-là tabous, interdits. Le SISSE se veut le pivot de cette organisation, de cette circulation de la réflexion, de la prise opérationnelle des problématiques liées à la sécurité économique. C’est son vœu le plus cher. Et on ne peut que le lui souhaiter, même si dans toute la courte histoire de l’intelligence économique en France, et quand vous regardez les modèles étrangers, quand ça a été pris à l’étranger et bien pris, ça a été pris au plus haut niveau de l’exécutif, c’est-à-dire en Grande-Bretagne le Premier ministre, aux États-Unis le président, en Russie le président, au Japon, le Premier ministre. Ça a progressé dans l’histoire de l’IE en France, c’est-à-dire qu’on va connecter le SISSE à l’Elysée. C’est évidemment l’appui de l’Elysée fort, clair et franc qui lui donnera toute sa dynamique.

LVSL – Vous disiez qu’en vingt-deux ans c’était la première fois que vous entendiez des mots réels d’une prise de conscience de ce qu’il se passe. N’y en a-t-il pas eu, en particulier en France, dans les années 1990, à la suite des lois Helms-Burton de protestation – la France avait menacé d’aller voir l’OMC. Est-ce qu’en France il n’y tout de même pas un discours similaire depuis longtemps ? Ou a-t-il vraiment fallu attendre ce qu’il s’est passé avec Alstom, puis avec Siemens, pour que cette prise de conscience arrive ?

A.L. – Ce n’est pas seulement Alstom, Siemens, qui l’a fait émerger. Le véritable tournant a eu lieu avec les gilets jaunes. Ce lien est primordial. Parce qu’à la rigueur, ils peuvent abandonner Alstom. Ces élites dirigeantes économiques étaient vraiment dans une perspective néolibérale. Ils perdent Alstom, et donc ?

Mais non : les ouvriers d’Alstom se battent. C’est cette résistance qui fait qu’ils sont obligés de prendre en compte le problème. Là où je suis optimiste aujourd’hui, c’est parce que, en effet, j’entends des choses que je n’ai jamais entendu. Là où j’étais pessimiste avant : Helms-Burton c’est 1996, Alstom c’est 2014, BNP c’est 2015, etc. ; ils ne comprennent pas ce que sont les signaux faibles. Or le signal faible, disons en matière d’extra-territorialité américaine c’est 1982. Quand Reagan veut interdire aux filiales des sociétés américaines de participer à la construction du gazoduc qui amène le gaz soviétique en Europe, vous avez Margaret Thatcher qui tape du poing sur la table et qui dit qu’il est hors de question qu’ils nous imposent leur droit de cette manière. Ça c’est un signal faible ! 1982 ! Il faut attendre 1996 pour la loi Helms-Burton, la problématique avec Cuba parce que ça empêche un certain nombre d’entreprises européennes etc. Là encore, c’est l’Europe qui dépose plainte, qui retire sa plainte à l’OMC, et puis il faut attendre les premiers mouvements de l’extraterritorialité américaine avec des sévères amendes au début des années 2000 pour qu’entre 2002 et 2015 il y ait la BNP. Ça n’a pas bougé. Depuis 1982, ils n’ont rien mis en place ! À partir de 1996, ils n’ont rien mis en place ! Alors il y a le règlement de 1996 de la Commission européenne, mais ils n’ont rien, quasiment rien.

LVSL – Est-ce que ce ne serait pas lié justement à une question générationnelle c’est-à-dire Margaret Thatcher ou d’autres, même si c’est le point de départ du néolibéralisme, c’est quand même des gens qui viennent d’un autre monde, encore plus ancien que ce que l’on appelle aujourd’hui l’ancien monde et tous nos dirigeants qui n’ont pas réagi dans les trente dernières années sont des gens qui vivent, ou vivaient, peut-être, du fantasme de la fin de l’Histoire, de l’ère Fukuyamienne aussi. N’est-ce pas une question psychologique, de formation des mentalités ?

A.L. – Depuis vingt-deux ans je travaille sur ces questions et je me demande « comment c’est possible ». Il y a plusieurs explications, qui mériteraient un bouquin entier.

Si je les prends d’un point de vue historique, on est, en Europe, bloqué sur la conception smithienne du marché. Je vais même plus loin : la conception de Montesquieu du commerce, « le commerce adoucit les mœurs ». De plus, nous avons mal lu Montesquieu parce que dans un autre passage de son livre il dit que les commerçants se font la guerre entre eux, donc attention, il faut les encadrer. Nous avons été bloqués à Montesquieu, le doux commerce, puis après Adam Smith : le marché c’est le lieu où un acheteur et un vendeur se rencontrent, passent un deal et les deux possèdent le même niveau d’information. Les anglo-saxons, eux, ont avancé sur ces définitions, et à partir de cette définition, ils ont repris celle des néolibéraux, donc l’école néoclassique : le marché, c’est tout le contraire, c’est le lieu de la concurrence, et c’est celui qui possède le meilleur niveau d’information qui remporte la mise. On est à l’inverse de la conception européenne du marché. Tout mon travail de chercheur, c’est de dire, en reprenant Montesquieu, qu’on l’a mal lu, d’abord, et qu’on en a tiré la conclusion que la politique avait le monopole de la violence, que c’était le champ de l’affrontement de la violence. Moi je dis non. Le champ économique est aussi un champ de la violence. Dans les économistes, personne ne travaille le champ de la violence dans les relations économiques. On en est donc aujourd’hui à ce qu’il n’y est aucune pensée stratégique, en France comme en Europe, sur ces problématiques de violence dans le champ économique. Lorsque j’ai commencé en 1996, aucune entreprise de taille importante ne voulait me parler, aucune. Il a fallu, à l’époque, que je passe par les sociétés d’intelligence économique qui étaient les prestataires de service de ces grosses boîtes. Au bout d’un certain nombre d’années, par la confiance, elles ont accepté de me parler de ces opérations qu’elles menaient, essentiellement défensives, et quelques-unes offensives. Même aujourd’hui, quand je vois et j’entends des entrepreneurs de très haut niveau, du CAC 40, dire qu’ils n’en peuvent plus de cette pression américaine je leur dis que c’est aussi un peu de leur faute car ils n’ont pas porté de discours pendant des années.

LVSL – Est-ce que la cécité des élites politiques est aussi une cécité des élites économiques envers et contre tout ? Par exemple lorsqu’à la BNP Paribas, il commence à y avoir des signaux faibles dangereux, mais tant qu’on a rien du département de la Justice, a priori tout va bien, alors que la plupart des responsables économiques pensent qu’ils restent immunisés contre ça.

A.L. – C’est terminé. Ce que l’on voit dans les yeux c’est la peur, parce qu’à partir du moment où ils arrêtent des gens, ils les envoient en prison, Pierucci, … C’est la peur qui se lit sur la plupart des visages des grands patrons. On touche à votre intégrité physique. Ce n’est plus le lambda qui va compter, ils tapent sur des directeurs etc. Il y a une vraie peur que j’ai vu dans ces trois années d’enquête.

Pour revenir à ce que vous disiez, pour moi, la première des responsabilités, c’est l’absence de pensées. Qui est censé apporter de la pensée ? Le monde académique et universitaire, au sens très large : école de commerce, d’ingénieur, universités, etc.

Moi, quand je reprends mes études en 2006, pour faire une thèse, je me tourne vers Sciences Po, parce qu’à l’époque j’enseigne là-bas, et je leur demande s’ils veulent prendre ma thèse. La personne, que je ne citerai pas, par charité, me dit : « C’est quoi la guerre économique ? Cela n’existe pas ! ». La première responsabilité elle est donc là. C’est pour ça que tout mon travail, à travers l’école de pensée sur la guerre économique qu’on a lancée récemment, est d’aller porter ce discours-là dans les universités et les grandes écoles, pour qu’ils en fassent un objet d’étude. Il ne s’agit pas de se transformer en guerrier économique mais de dire que c’est un objet d’étude, c’est un objet conflictuel, c’est un objet polémologique, c’est un objet où, en effet, il y a moins de transparence que si on étudie Victor Hugo, mais il faut y aller. Il faut essayer de comprendre ce qu’il se passe. S’il y avait eu ce travail, je pense que des générations d’entrepreneurs, de dirigeants, de cadres-dirigeants, auraient peut-être étaient un peu plus alerte, et le politique aussi parce qu’il aurait touché ces questions-là.

LVSL – C’est donc une bataille culturelle à mener ?

A.L. – Énorme ! Ni HEC, ni Sciences Po, ni l’ENA, n’a de formation sur ces problématiques de guerre économique. Or ce sont les futurs dirigeants. Il y a deux ans, des étudiants de l’ENA sont venus me voir dans le cadre d’un travail sur la relance de la politique publique de l’intelligence économique. On a parlé deux heures. Au bout de ces deux heures, ils étaient effarés de voir à quel point on avait du retard. Au bout des deux heures, je leur ai dit que la réponse était très claire : est-ce que, eux, étudiants de l’ENA, reçoivent ces cours ? Non…

Les seuls qui ont reçu des cours à l’ENA sur l’intelligence économique, ce sont des étudiants étrangers. Nous partons de très loin. Des gens comme moi ont été mis de côté par le monde universitaire, parce que la question de la guerre économique c’était une non-question, ça n’existait pas, ou c’était un tabou dont il ne fallait surtout pas parler.

Lire sur LVSL : « Nicolas Moinet : Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau ».

Puisque vous êtes, vous, dans le combat politique, le problème du concept de guerre économique c’est qu’il est entre deux visions extrêmes : la vision néolibérale, qui dit que la guerre économique n’existe pas, parce que, si moi, néolibéral, je dis qu’elle existe, alors, de fait, je suis obligé d’accepter l’intervention de l’État, seul acteur légitime à porter la violence, donc je l’efface, tout en sachant parfaitement qu’elle est là. À l’autre bout, plutôt extrême gauche, il y a le discours qui nous a cassé aussi pendant des années qui dit que les porteurs du concept de guerre économique portent un faux concept qui ne sert que le patronat, qui l’utilise pour demander aux salariés d’abandonner les acquis sociaux depuis des décennies, au nom de la compétition économique mondiale. Mais c’est tout le contraire ! Les gens qui parlent de la guerre économique sont au contraire des gens qui défendent les modèles sociaux-culturels français, tout comme le modèle social-culturel algérien, turc, malgache, etc. Le but de la réflexion sur la guerre économique c’est un but d’écologie humaine. Si vous ne préservez pas la différence des modèles culturels, quand bien même on est d’accord sur le cadre géo-économique du marché, le jour où il y a de nouveau une crise comme celle de 2008, et que vous avez un acteur comme les États-Unis, l’Europe – parce que nous on l’a fait -, la Chine ou la Russie qui a uniformisé le monde, il n’y a aucune possibilité de résilience. La résilience, en cas de crise très grave, viendra de la diversité des modèles. C’est cela qui nous sauvera si on refait des bêtises. Et à mon avis on va en refaire. Vous voyez donc que la démarche est tout le contraire de ce que pense l’extrême gauche.

LVSL – Dans votre réflexion, vous mobilisez beaucoup l’importance des gilets jaunes dans la prise de conscience économique de la technostructure. Les gilets jaunes demandent le RIC, mais ils soutiennent aussi, dans l’opinion majoritaire, le référendum sur ADP. Est-ce que la question de l’intervention par référendum de la population ce ne serait pas aussi une arme de défense économique, plutôt que de compter exclusivement sur une structure gouvernementale ?

A.L. – C’est sûr. Ces interventions via le RIC ce sont des interventions qui illustreront la défense de la souveraineté économique.

Quand je parle des gilets jaunes, j’englobe tous les mouvements. Les gilets jaunes ça a une répercussion en France mais j’englobe aussi Podemos, Occupy Wall Street, etc. Ce sont les peuples qui se soulèvent contre, pas seulement le néolibéralisme, mais contre l’ADN du néolibéralisme, qui est la compétition à tout prix. Ce sont eux qui disent à un moment, stop, parce que ça ne va plus avec le projet démocratique. Je rappelle que la base Rousseauiste du projet démocratique c’est de dire : moi individu j’abandonne mon droit à la violence pour construire un ensemble, à partir du moment où cet ensemble me protège. Si l’ensemble ne me protège plus, alors je reprends mon droit à la violence. Ce que les peuples réclament dans le monde avec tous ces soulèvements, c’est ça. C’est de dire : attention vous oubliez le contrat de base qu’on a tous signé, qu’on soit français, américain, algérien, etc. On a tous signé ce contrat qui consiste à renoncer à notre violence, à partir du moment où, ensemble, la solidarité, nous protège. Si vous ne faites plus ce boulot-là, alors il est normal que chaque individu réagisse. Je ne légitime pas la violence, mais voilà comment cela s’inscrit et voilà comment les peuples contestent directement la compétition à tout va qui est inscrite dans l’ADN du néolibéralisme.

LVSL – D’ailleurs nous voyons bien que le monopole de la violence légitime, la violence régalienne d’État est utilisée aux fins de protéger la structure économique dans toutes les révolutions qu’on voit un peu en ce moment à travers la planète.

A.L. – C’est là où les élites perdent la main. Je pense qu’en France, ils sont en train de le comprendre. 

LVSL – Parce que c’est le plus représentatif, on met énormément la focale sur l’extraterritorialité des lois américaines et en particulier de l’action, vous l’avez bien distingué, de l’administration américaine et peut-être moins de la justice américaine, qui se sent parfois mise de côté par l’OFAC, la Justice du Trésor américain. Est-ce qu’il n’y a que les États-Unis qui ont, dans leur arsenal juridique, développé un tel modèle ? Y a-t-il d’autres pays, comme la Chine par exemple, ou même des pays de l’UE, qui ont aussi pris les devants ?

A.L. – À ce niveau-là, il n’y en n’a pas. Vous avez raison de préciser que l’administration de la justice américaine est en roue libre sur ces questions ; elle ne souhaite surtout pas qu’un des acteurs aille au bout et interpelle la justice américaine pour que ça aille à la Cour suprême. La tradition de la Cour suprême c’est de dire non à des actions de la justice américaine qui rentreraient en contradiction avec d’autres justices dans le monde. Les européens disent qu’eux aussi extra-territorialisent, avec le RGPD. On sourit… Le RGPD il ne vaut plus rien face au Cloud Act que Trump a signé. On ne joue pas dans la même catégorie. Ce ne sont pas des différences de degrés mais de nature. En revanche, côté chinois, ils apprennent très vite. Leur objectif, évidemment, c’est la réciprocité.  Ils vont réussir à monter en gamme très rapidement et à imposer aussi leur droit. C’est ce qu’ils font sur l’ensemble de la route de la soie grâce à leurs subventions, à leurs aides, à leurs investissements. Ils font signer des contrats de droit chinois sur toute la route de la soie et ils ont créé trois tribunaux arbitraux dont deux à Pékin, pour pouvoir régler les éventuels contentieux qu’il y aurait sur la route de la soie à partir de contrat de droit chinois. Ils ont donc parfaitement compris. Ce n’est pas un hasard si les deux livres, Pierucci et le mien ont été traduits très rapidement. Il y a une soif de connaissance en Chine. Et cette soif-là, quand on est un milliard trois cents millions, elle peut très vite aboutir à un rééquilibrage des relations. Les Chinois sont tranquilles, ils ont le temps, ils ont la masse pour eux, et ils ne se laisseront pas faire. S’ils acceptent d’être bousculés, parce que même moi j’ai été surpris de la manière dont ils ont accepté d’être bousculés sur le dossier ZTE et sur le dossier Huawei, c’est parce qu’ils ont, et à juste titre, le sentiment qu’un accord commercial plus large permettrait de régler très rapidement ces deux affaires. Contrairement à ce qu’Obama a dit lors de l’affaire BNP au président Hollande – en disant qu’il ne peut pas intervenir du fait de la séparation des pouvoirs – le président Trump a assumé. Il a dit qu’il était intervenu sur ZTE et qu’il interviendrait pour Huawei s’il y avait un accord commercial.

LVSL – La directrice financière de Huawei qui est arrêtée au Canada et qui est, par ailleurs, la fille du fondateur de Huawei… Nous avons du mal à croire que ce soit uniquement l’administration américaine qui demande au gouvernement canadien d’intervenir.

A.L. – Trump l’assume. Il dit qu’il intervient dans ces affaires et qu’elles seront réglées s’il y a un accord. Il s’en sert comme du chantage, tout simplement.

LVSL – Quel est le rôle des agences de renseignement américaines dans le processus judiciaire ? Quels sont leurs rapports avec le DOJ par exemple ? C’est une simple remontée d’informations ou ça peut même être une prospective pour le DOJ ?

A.L. – C’est une remontée d’informations. Les agences de renseignement ont obligation de faire remonter au FBI toute information susceptible de prouver qu’une personne est en train de violer la loi américaine. Par exemple, si la NSA met sur écoute deux apprentis terroristes et que dans la conversation, il y en a un qui mentionne un contrat obtenu de manière illégale, cette information remonte.

LVSL – Est-ce qu’il y a une coordination ? Est-ce qu’il y a une forme de prospective ou c’est un opportunisme systématique ?

A.L. – C’est très clair que ce qui intéresse les États-Unis dans cette extraterritorialité ce ne sont pas les amendes. Nous ça nous a fait mal. 12 milliards, ça fait mal. Mais ce qu’ils recherchent c’est de l’information. Il faut nourrir leur base de données. C’est de l’info-dominance. Plus que les sanctions et les amendes, ils vont tout faire en coordination, FBI, NSA, CIA, pour récupérer de l’information.

Dans toutes les enquêtes internes qu’ils ont déclenché contre les entreprises européennes, chinoises, etc., c’est l’information qui était recherchée.

Encore une fois, on a voulu ne pas entendre. En 1993, Warren Christopher, qui est secrétaire d’État de Bill Clinton, va devant le Congrès américain et dit : « Nous voulons les mêmes moyens que nous avons eu pour lutter contre l’Union soviétique pour affronter le nouveau paradigme qui est la guerre économique, l’affrontement économique ». Ce qui est formidable chez les Américains c’est qu’ils écrivent. Pendant des années, on nous a traité d’anti-Américains, parce qu’on disait qu’ils espionnent. On leur disait de regarder ce qu’écrit un ancien directeur de la CIA, James Woolsey, de 1993 à 1995. Il écrit un papier titré « Why do we spy our allies » en 2000. Aucune réaction. Il faut attendre 13 ans, pour que surgisse l’affaire Snowden. Là on ne peut vraiment plus nier. Et encore ! Quelles sont les réactions ?

LVSL – On le sait, mais vu que cela ne collait pas au mode de pensée qui est le nôtre, c’est du déni. Est-ce que vous ne pensez pas qu’il y a quelque chose de concordant dans le rapport entre intelligence économique, surveillance de masse, GAFAM et marketing ? Car l’affaire Snowden c’est de la surveillance de masse, qui est économique, et quand bien même elle serait en partie anonyme, elle peut permettre de faire de la publicité ciblée. Mais tout cela revient en définitive aux administrations américaines. Donc cela peut devenir de la surveillance idéologique. Est-ce que, d’une certaine manière, le marketing, la publicité et les GAFAM qui ont aussi des annonceurs ne sont pas partie prenante d’une intégration à la structure de stratégie économique américaine ?

A.L. – Complètement. Là encore nous n’avons pas voulu l’entendre quand Bill Clinton, en 1994, offre internet en disant que c’est une création de l’Arpanet, du Pentagone, mais on offre cela au monde. Ce n’est clairement pas gratuit. Ils maîtrisent complètement. D’ailleurs, aux États-Unis, ils sont en train de réfléchir à un internet qui soit plus équitable, où l’on donnerait plus de bandes passantes à tel acteur et moins à tel autre. Ils ont la main. Évidemment, ils peuvent enfumer les élites européennes.

LVSL – Frédéric Pierucci recommande de racheter le secteur énergie d’Alstom. On sait la perte que cela représente. Est-ce que c’est pareil avec le câble sous-marin d’Alcatel ?

A.L. – Lorsque l’on est dans le modèle capitaliste néolibéral, tout ce qui est côté, est racheté. Même une petite boutique non côtée est rachetable. Il n’y a donc pas de raison de penser qu’on ne peut pas le faire, si on a l’argent. C’est autorisé. C’est parfaitement honnête et sincère, parfaitement annoncé puisque monter à un certain niveau d’acctionnariat nécessite une déclaration préalable. C’est ouvert, transparent, etc.

La problématique des lois extraterritoriales ne se résoudra jamais dans le champ économique ni dans le champ juridique, quand bien même M. Gauvain fait un très bon rapport. La problématique se résoudra dans le rapport de force politique. Tant que les élites dirigeantes ne se mettront pas dans cette attitude, n’assumeront pas qu’il faut un rapport de force politique, ils n’y arriveront pas.

C’est important parce que les Américains n’arrêteront leurs intrusions que le jour où ils verront qu’en face ils ont des gens qui leur disent stop. J’en suis à 100% persuadé : ils continuent parce qu’ils n’ont personne pour leur dire stop. Depuis que mon livre a été publié, ils se soucient quand même de ce qu’il se passe en France. Ils voient que la France est en train de bouger. Si elle bouge et qu’elle fait bouger Bruxelles, cela va devenir de plus en plus ennuyant pour eux. Mais ils ont besoin de ce rapport de force pour se donner eux-mêmes des propres limites.

LVSL – C’est un peu ce sur quoi se basait le DOJ finalement. La loi de blocage, 1968, révisée en 1980, qui expliquait que de toute façon vu les sanctions que peuvent encourir les responsables économiques, cette loi n’a finalement aucun effet, elle sert strictement à rien.

A.L. – Ce n’est pas le DOJ mais la Cour suprême. Elle juge de la légitimité des lois françaises. Éventuellement une entreprise française refuserait de donner une pièce, alors le DOJ poursuit l’entreprise devant un juge américain. La Cour suprême dit donc au juge américain que c’est à eux de juger ; s’ils pensent qu’en violant la loi française, ils risquent plus gros qu’en violant la loi américaine, alors il ne faut pas leur demander de pièce. En revanche, s’ils pensent qu’en violant la loi française, ils ne risquent pas grand-chose, alors il faut les obliger à violer la loi française.

LVSL – L’action, par exemple, de Margrethe Vestager, en tant que Commissaire européenne, et qui a d’ailleurs été remise en fonction pour les cinq prochaines années, comment jugez-vous son action ? Trouvez-vous que ça peut être un exemple de capacité de l’UE à dire, sur les sujets des GAFAM, stop ?

A.L. – C’est le seul exemple existant. Elle a du courage. Elle travaille et elle applique les textes européens. Elle ne dit pas qu’elle ne peut pas appliquer ce texte parce que ce sont nos amis américains. Elle dit que le texte dit ça, donc les GAFAM ont tant comme amende. Eux, français et allemands qui veulent marier Siemens et Alstom, non. Quand il y a eu cet épisode elle dit d’ailleurs qu’il faut changer les textes. Elle comprend les problématiques, mais elle applique le droit de la concurrence comme il est actuellement. Ces textes datent de 1990. La Chine n’était pas rentrée dans l’OMC à cette époque. Peut-être faut-il changer ces textes et rééquilibrer la relation consommateur-entreprise. Les deux sont liés en réalité… Vestager c’est l’exemple de la personne qui a résisté aux Américains. Quand vous parlez à la DG Trade et que vous leur dites que la personne qui a le sentiment de protéger les Européens n’est pas de la DG Trade mais de la DG concurrence, ils sont très vexés. Ils ne comprennent pas la montée des populismes, le Brexit, Trump, ce qu’il s’est passé en Italie, ce qu’il se passe en Pologne ou en Hongrie, la montée de l’extrême-droite en Espagne… Signer en permanence des traités de commerce n’est pas une bonne technique. Quelle est la finalité ? Est-ce que c’est de protéger l’Européen ou la finalité est d’aller toujours vers cette valeur d’actionnariat de l’entreprise ? Est-ce que c’est encore de notre époque ? Je crois que c’est le président Macron qui a dit cela également. Réfléchissez. Posez-vous. Quelles sont les conséquences de ce que vous faites ? etc.

LVSL – Aujourd’hui l’Union européenne est un peu en retard mais pensez-vous qu’elle a les moyens ou qu’elle peut avoir les capacités de se réarmer, de savoir bien se positionner face aux US ou face à la Chine ? Là il y a la dédollarisation chinoise et russe. Ils veulent sortir du système SWIFT avec les Chinois. Est-ce que cela peut être une option pour l’Europe de s’allier à un système pareil ?

A.L. – Par exemple, sur l’Iran, ils sont en train de créer INSTEX, qui sort de SWIFT.

Lire sur LVSL : « Le système SWIFT : une arme géopolitique impérialiste ».

Je rappelle que depuis 2017, et ça a été annoncé en juillet cette année par Bruno Le Maire, l’un des dossiers prioritaires de Bruno Le Maire et de la Commission européenne, c’est de retrouver une indépendance à travers l’euro et donc de se démarquer du dollar. Juncker s’étonne du fait que les européens achètent leurs propres avions en dollar. Il y a un énorme travail à faire. Mais nous n’avons pas le choix. Il faut le faire, sinon ce sont les nationalistes les plus extrêmes qui vont prendre le pouvoir. Le discours de la protection il est porté par eux. Je suis extrêmement sollicité par cette mouvance d’extrême droite ; je refuse parce qu’on fait parfois des constats identiques, mais on n’a absolument pas les mêmes solutions, elles sont même radicalement opposées. Ils font croire qu’ils sont solidaires, mais le jour où ils seront au pouvoir, ils ne le seront absolument pas. Ils vont se bouffer les uns les autres. Le nationalisme est extrêmement dangereux. L’Europe n’a donc pas le choix. Pour cela, il ne faut pas qu’elle soit dans l’organisation opérationnelle. Cela ne marchera pas. Il faut qu’elle relance la pensée stratégique et qu’à partir de celle-ci il y ait des opérations. Quand vous demandez à l’Europe le texte sur la stratégie de sécurité, ils vous sortiront des textes et doctrines sur la sécurité concernant le terrorisme, la prolifération nucléaire, le changement climatique à cause des migrations, etc. Lorsque vous leur demandez les textes sécuritaires sur la défense économique… Rien. Il faut repartir de là, refonder une doctrine de sécurité économique. Même si les britanniques s’en vont, ça concerne 480 millions de personnes. On arrête pas de dire qu’on est le premier marché, on devrait être un marché mature et capable d’être ouvert mais aussi capable de se protéger.

LVSL – General Motors a déposé une plainte contre Fiat Chrysler en les accusant de corruption. Ce serait lié aux négociations salariales aux États-Unis : Fiat Chrysler aurait corrompu des dirigeants de syndicat. Fiat Chrysler a répondu du tac au tac que si General Motors portait plainte contre eux sur ce motif précis ce serait pour une seule raison : escamoter leur relation avec PSA. Savez-vous si aux États-Unis, en dehors peut-être de la justice, il y a des responsables, peut-être dans le parti démocrate, qui sont contre les pratiques des administrations américaines ?

A.L. – Je pense qu’aux États-Unis il y a aussi un déni. On laisse l’administration et la justice en roue libre. Il ne faut pas oublier que ça part en 2000 à cause du terrorisme. La réflexion américaine c’est pour lutter contre le terrorisme et contre son financement. La violation des embargos et la corruption permettent à l’argent sale de fournir les terroristes. Il y a un événement qui est terrible et à partir de ce moment, ils mettent tout en place, peu importe ce qu’il se passe, quitte à violer la loi américaine avec le Patriot Act, parce qu’ils sont vraiment traumatisés par cela. Ils ne veulent pas en entendre parler. Ils ne veulent pas monter à la Cour suprême. Pour l’instant ils sont dans le déni à cause de ce traumatisme. Ils prétendent aussi que chez eux la vérité c’est important. Je l’ai entendu à plusieurs reprises ; la vérité c’est quelque chose de très fort. Ils ont l’impression que nous les européens on est un peu rigolo là-dessus. Je leur rétorque qu’ils sont à l’origine du plus grand mensonge de ces trente dernières années, qui a entraîné des guerres terribles, fait des centaines de milliers de morts. C’est un mensonge terrible sur les armes de destruction massive en Irak. C’est faux. C’est un complot. Et ils viennent nous dire qu’on est des menteurs. Le crime est quand même bien plus important qu’Alstom, BNP etc. et il est établi par deux rapports, l’un américain, l’autre anglais. Et on ne voit pas Bush ou Tony Blair être trainés en justice.

Sur l’automobile, il faut regarder sur les quarante dernières années. Quand, dans les années 80-90, Toyota apparaît comme un concurrent qui peut mettre en cause le leadership américain, il est cassé. Dans les années 2000, arrive Volkswagen. Cassé par le dieselgate. Renault. Et là, Carlos Ghosn se fait casser. Etc. Je constate simplement qu’à chaque fois qu’émerge un acteur non américain sur l’automobile, il a des soucis. Je ne sais pas d’où ça vient. Par exemple, ça, c’est un dossier sur lequel devrait travailler des universitaires pour comprendre ces mécanismes et sa chronologie.

Ali Laidi : Le Droit, nouvelle arme de guerre économique – Actes Sud 22€

Du néolibéralisme au libertarianisme autoritaire

City de Londres © Wikimedia Commons

« Il ne suffit en effet pas de payer pour renverser un régime politique. Pour convertir leurs intérêts économiques en un arrangement institutionnel qui pérennise leur domination, les acteurs financiers émergents doivent aussi investir la sphère des idées. À mesure qu’ils accumulent des capitaux, non seulement ils se dotent de lobbies et de mouvements politiques qui les représentent, mais ils financent également un large réseau d’intellectuels et de think tanks. » À rebours des discours dominants sur le Brexit qui analysent les patrons comme de fervents supporters du Remain, Marlène Benquet, chercheuse en sociologie au CNRS, et Théo Bourgeron, postdoctorant à l’University College de Dublin, proposent dans La Finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme (éditions Raisons d’agir) d’expliquer l’apparition d’une seconde financiarisation qui tendrait à remplacer l’ère du néolibéralisme. Bien plus pernicieux que les thuriféraires du néolibéralisme, ses promoteurs promeuvent un courant idéologique puissant mais relativement peu connu à l’extérieur des États-Unis : le libertarianisme. À partir du Brexit, les deux chercheurs ont souhaité comprendre les mécanismes qui sous tendent le développement de ce courant d’idées et comment il renforce l’instabilité économique mondiale. Les lignes suivantes sont extraites de leur ouvrage.

Comment interpréter la remise en cause du régime politique d’accumulation néolibéral ? Depuis les années 1970, ce régime avait ouvert aux acteurs capitalistes de nouvelles sources de profit par l’extension des marchés financiers à de larges pans de la société. Le néolibéralisme des pays du Nord s’était appuyé sur les institutions de la démocratie libérale, qui permettait, à peu de frais et sans danger pour l’accumulation capitaliste, de canaliser les mécontentements populaires. Au niveau international, l’Union européenne était l’une de ses institutions emblématiques. Ses traités organisaient le transfert aux marchés, en particulier financiers, de nombreux pans de l’économie des démocraties libérales qui la composent. Mais des événements récents comme le Brexit, les élections de Donald Trump, Jair Bolsonaro ou Boris Johnson bouleversent la domination du régime néolibéral. Ainsi, le Brexit a affranchi le Royaume-Uni des institutions de l’Union européenne, tandis pendant quatre ans l’administration de Donald Trump a mené les États-Unis à rompre avec d’autres institutions néolibérales comme l’OMC et les flux internationaux de marchandises qu’elle organise.

Toutefois, cette rupture avec le néolibéralisme débouche non pas sur l’instauration d’un régime d’accumulation plus social, mais avec la mise en œuvre d’un régime libertarien-autoritaire. Le libertarianisme repose sur la défense radicale de la propriété privée comme unique règle de la vie sociale, sans considération pour ses effets collectifs. Il limite le rôle de l’Etat, y compris dans ses fonctions régaliennes. Libertarien sur le plan économique, le régime qui émerge au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et au Brésil, est autoritaire sur le plan politique. Hostile à tout mécanisme redistributif, il fait de la répression des mouvements sociaux, de la réduction des libertés publiques, du contrôle des manifestations et de l’expression, la modalité privilégiée du maintien de l’ordre social.

Or, comme on peut s’y attendre, la mutation du régime d’accumulation des Etats-Unis, du Royaume-Uni et du Brésil, à savoir de la première, de la sixième et de la neuvième puissances mondiales, produit des effets géopolitiques majeurs. Le libertarianisme autoritaire n’est pas un isolationnisme : il articule les intérêts des classes dominantes des pays à l’avant-garde du capitalisme (et de leurs fortunes financières exubérantes) avec ceux des classes dominantes d’autres pays, plus marginaux dans l’ordre international néolibéral qui prévalait jusqu’à présent. L’émergence de régimes libertariens-autoritaires s’appuie sur des coalitions internationales, qui incluent des pays néolibéraux. Il n’est en effet pas nécessaire que les fonds de la seconde financiarisation tiennent le haut du pavé dans l’ensemble des pays pour que leurs intérêts soient défendus à l’échelle internationale. Les États convertis au régime d’accumulation libertarien-autoritaire peuvent donc conclure des accords avec des Etats dominés par d’autres forces économiques mais qui ont un intérêt commun à démanteler les régulations internationales, sociales et environnementales minimales.

À travers l’Europe, ce qui se joue n’est pas seulement la montée plus ou moins rapide des nouveaux acteurs financiers, c’est aussi l’émergence d’alliés potentiels pour les tenants du nouveau régime politique d’accumulation, y compris dans des pays peu financiarisés.

L’extension des conflits au Nord

La bascule des régimes politiques d’accumulation de ces grands pays est lourde de conséquences. Elle approfondit la financiarisation des sociétés, qui fait revenir les inégalités de revenu et de patrimoine à un niveau équivalent à celui du début du XXe siècle. Elle transforme en nouvelles sources de profit des pans de la vie quotidienne des individus, des politiques sociales et environnementales qui jusqu’ici en étaient préservées. Il en résulte des phénomènes aussi disparates que le remplacement des subventions publiques à l’éducation par la dette étudiante privée, la transformation du tiers-secteur des associations et des entreprises sociales en centres de profit financier, la marchandisation des espaces naturels et agricoles.

Mais à ces conséquences sociales s’ajoutent des effets environnementaux vertigineux. Entre les subventions et les baisses d’impôts qu’il réclame, le secteur financier pèse d’un poids lourd sur les budgets publics. L’accès à certains biens communs comme l’eau est remis en cause : les 100 000 habitants de la ville américaine de Flint, en banlieue de Detroit, ont ainsi été exposés entre 2014 et 2017 à une eau courante contaminée au plomb du fait de la crise budgétaire qui frappait leur commune. En France, certains territoires sont exposés à des crises d’accès à l’eau similaires, elles aussi directement liées aux restrictions budgétaires, qui touchent en priorité les territoires d’Outre-mer, mais aussi les quartiers populaires, au point que l’association Coalition Eau estime qu’un million de personnes n’ont pas accès à l’eau en France. Plus généralement, le retrait des Etats-Unis du traité de Paris sur le climat et la volonté du gouvernement britannique de ne pas adhérer aux objectifs climatiques de l’Union européenne ne produisent pas seulement des incendies en Californie et des glissements de terrain en Angleterre, mais des événements extrêmes dans l’ensemble des autres pays, au sujet desquels les principaux pollueurs n’entendent participer à aucune forme de réparation collective.

La crise du Covid-19 a montré à quel point le basculement d’un pays dans un nouveau régime politique d’accumulation pouvait avoir des conséquences dans des domaines inattendus de la vie sociale. Au Royaume-Uni, les intellectuels du nouveau régime d’accumulation étaient déjà présents dans le débat politique britannique bien avant le référendum du Brexit, soutenus par certaines franges du parti conservateur et les acteurs de la seconde financiarisation. Économistes comportementalistes et think tanks libertariens avaient dès le début des années 2010 pesé sur la définition de la politique britannique en matière de pandémie. Ceux-ci défendaient déjà des politiques sanitaires appuyées exclusivement sur la privatisation et la responsabilité individuelle et se montrent très critiques envers toute politique de gestion centralisée de l’épidémie. Lorsque le virus fait irruption en Europe, le gouvernement de Boris Johnson s’appuie pleinement sur ces nouveaux intellectuels, allant jusqu’à élaborer (avant de l’abandonner en discours) une politique sanitaire fondée sur « l’immunité collective ». Parallèlement, ces États s’engagent dans une guerre commerciale avec leurs anciens partenaires et voisins pour s’approprier les ressources matérielles nécessaires à la lutte contre le virus. C’est ainsi qu’en pleine pandémie, l’administration de Donald Trump cherche à racheter CureVac, une entreprise pharmaceutique allemande impliquée dans un projet de vaccin prometteur, afin d’assurer aux citoyens américains les premières doses, tandis que le gouvernement de Boris Johnson décide de ne pas participer à l’appel d’offre groupé européen en matière de respirateurs artificiels et de matériel de protection, qui visait à éviter des comportements de prédation entre pays européens, pour conclure des contrats indépendants.

En modifiant les rapports de force mondiaux, ce nouveau régime d’accumulation libertarien-autoritaire participe à la définition d’une nouvelle situation géopolitique. L’ordre international néolibéral instaurait une bipartition du monde radicale. D’un côté, les pays dits du Nord, liés entre eux par des accords de toutes sortes, militaires à travers l’OTAN, économiques à travers les grands traités commerciaux régionaux, politiques à travers l’Union européenne et le G7. De l’autre, les pays dits du Sud, terrain de jeu des forces capitalistes du Nord, poussés aux conflits de toute sorte : conflits commerciaux à travers un dumping social et fiscal sans fin, mais aussi conflits militaires soutenus par le Nord pour l’accès aux ressources, aux marchés et à la main d’œuvre. L’ordre international qui monte annonce la fin de cette bipartition du monde. Seulement ce ne sont pas les conflits du Sud qui cessent : c’est le pacte de non-agression tacite entre les États du Nord qui est rompu.

Pour trouver de nouvelles opportunités de profit, les tenants du nouveau régime d’accumulation ne craignent plus les conflits entre pays capitalistes développés. Tandis que la concurrence fiscale entre les États s’accroît, à la suite de la décision de l’administration Trump de baisser l’impôt sur les profits des entreprises de 35% à 21% et du plan du gouvernement Johnson de le réduire de deux points, la concurrence se durcit également sur le plan commercial. L’ordre instauré par l’OMC et les accords GATT successifs a volé en éclat avec les décisions américaines de ne plus renouveler ses juges au sein de l’organe de règlement des différends de l’OMC. Les tensions commerciales entre États, que l’OMC avait pour rôle de juguler sur un mode néolibéral afin d’éviter un retour aux politiques d’agression commerciale des années 1930, refont surface. Cela laisse aux grandes puissances incarnant le nouveau régime d’accumulation la porte ouverte pour faire pression sur leurs partenaires commerciaux dans le sens qui convient aux intérêts qu’elles représentent. C’est ainsi que le gouvernement britannique affirme vouloir se libérer des normes sociales et environnementales européennes pour offrir de nouveaux débouchés à leurs produits et capitaux nationaux partout dans le reste du monde.

Au-delà des conflits commerciaux et s’il ne s’agit pas ici de jouer les prophètes de malheur, il est impossible d’ignorer que les représentants du nouveau régime politique d’accumulation se détournent également des grandes institutions qui organisaient la paix au Nord (et souvent la guerre au Sud), qu’il s’agisse de l’OTAN et de la tradition d’interventionnisme américain, de l’Union européenne, des institutions internationales multilatérales (ONU, G7, G20) et des traités de limitation des armements hérités de la guerre froide. La paix au Nord semble être devenue un bien public trop coûteux à produire pour ces gouvernements, en premier lieu le gouvernement fédéral américain, dans un monde où les acteurs capitalistes qu’ils représentent sont désormais capables de résister voire de s’enrichir en période de catastrophes. Les acteurs de la seconde financiarisation sont loin de jouer le rôle de courtiers de la paix que Karl Polanyi attribuait à la haute finance à la fin du XIXe siècle : contrairement à ces derniers, ils ne semblent plus prêts à accepter le coût collectif du maintien de l’ordre entre États.

Cela ne signifie pas que la situation au Sud soit vouée à s’améliorer. Les gouvernements britannique et étatsunien ont très clairement fait savoir leur volonté de reprendre en main leur politique étrangère, en l’associant plus étroitement encore aux profits de leurs grandes entreprises nationales et sans plus prendre la peine d’afficher des objectifs de réduction de la pauvreté. Certains pans de leur politique extérieure passent sous le contrôle direct des secteurs financiers, comme dans le cas du remplacement progressif de l’aide au développement international par des « investissements à impact », en partenariat avec les grands fonds d’investissement privés des deux pays. Ces gouvernements n’ont pas plus qu’avant le projet de garantir la paix au Sud, mais ils n’ont en revanche plus celui de la garantir au Nord.

Ces évolutions préfigurent l’importation au Nord de problèmes jusqu’alors cantonnés au Sud : accès à l’eau et aux ressources essentielles, niveaux de pollution menaçant les habitats humains, niveaux de pauvreté extrêmes, irruption de conflits, au-delà de ce que produisaient jusqu’ici les institutions néolibérales.

De l’importance de connaître son adversaire

Le Brexit témoigne donc de l’affrontement entre les tenants du régime politique d’accumulation néolibéral européen déclinant et les tenants d’un nouveau régime en construction. Régime qui n’a rien de réjouissant : il ouvre de nouvelles perspectives à l’accumulation de profit financier par une orientation politique faite de libertarianisme, d’autoritarisme et de climatoscepticisme.

Dès lors, est-on condamné à souhaiter voir descendre dans la rue des ouvriers aux côtés des banquiers d’investissement de la City pour protéger le traité de Lisbonne ? Non. Il serait illusoire de croire que les institutions du néolibéralisme européen et leurs soutiens, parce qu’ils constituent un obstacle temporaire au projet politique des acteurs financiers montants, puissent constituer des alliés de la cause populaire. La courte histoire du Brexit montre à quelle vitesse les franges perdantes du patronat peuvent accepter leur défaite et se repositionner avantageusement dans le nouveau régime politique d’accumulation. Si un basculement similaire devait avoir lieu en Europe continentale et donc en France, les secteurs dominants du régime néolibéral, les grandes banques, les assureurs et les entreprises industrielles, négocieraient leur ralliement avec les tenants du nouveau régime. Le néolibéralisme n’offre pas de rempart solide aux conflits provoqués par les acteurs de la seconde financiarisation et il n’est de toute façon pas de retour en arrière possible. Ni le régime néolibéral ni son prédécesseur fordiste ne répondent aux défis posés par l’émergence de puissances libertariennes-autoritaires à l’heure du changement climatique, des inégalités sociales extrêmes et de la montée des conflits entre Etats du Nord. Il n’y a donc aucune bonne raison de regretter le déclin du régime d’accumulation néolibéral. Mais il est maintenant temps de connaître le nouveau visage des adversaires. Sur les continents européen et américain, ceux-ci viennent de muter et menacent désormais le minimum d’harmonie sociale, de paix et de ressources environnementales nécessaires à des sociétés libres. Mais des fronts de résistances s’ouvrent, des mouvements sociaux se développent, de nouvelles organisations se créent. Des rapports de force à venir dépendent l’état futur du monde et de nos existences.

Le libéralisme contre le « droit à la ville » : Lisbonne et la production de l’espace-capital

© Mariana Abreu

Au cours des dix dernières années, les villes du Sud de l’Europe ont vu leurs centres historiques « cannibalisés » par les locations touristiques de court-terme, et Lisbonne n’a pas fait exception. Dans la capitale portugaise, les locations de court-terme représentent aujourd’hui près d’un tiers des propriétés du centre-ville, et on y compte neuf touristes pour un habitant.1 Abandonnée à la seule loi du marché, la garantie constitutionnelle du logement a été pulvérisée après la crise de 2008 par les politiques néolibérales imposées au Portugal. L’arrivée en masse des touristes, accompagnée de l’envolée vertigineuse des prix immobiliers, menacent la capacité de nombreux ménages à se loger, et ces derniers se voient ainsi éjectés des centre-villes. Suite à trois mois de confinement qui ont vidé la capitale portugaise de ses flux touristiques massifs, et après une chute de 11,8% du PIB au deuxième trimestre 2020, Lisbonne, « comme de nombreuses villes, réévalue ses priorités post-pandémie ».2 Une rupture qu’il convient de relativiser.

À partir des années 2010, le Portugal a commencé à faire la Une des journaux pour deux raisons bien distinctes : d’une part, pour l’humiliation que constituait la mise sous tutelle du pays par la Troïka, d’autre part, pour une lignée record de victoires aux « Oscars du Tourisme ». Difficile alors de prédire que le couple « meilleure destination européenne » / « crise de dette souveraine » accompagnerait l’une des plus graves crises de l’État-providence portugais. En 2013, alors que le taux de chômage s’élevait à 17,5%, le Portugal connaissait une croissance à deux chiffres du nombre de touristes arrivés sur le territoire. Dix ans plus tard, Lisbonne apparaît comme la capitale européenne avec le ratio de locations touristiques le plus élevé sur Airbnb, avec plus de 30 logements pour mille habitants. Parallèlement, le nombre de maisons à louer sur le long terme a baissé de 30% au cours des cinq dernières années, touchant principalement deux villes : Porto et, bien sûr, Lisbonne, qui ont vu l’offre du parc locatif traditionnel chuter de 85 et 75%, respectivement. 

Aujourd’hui, le prix des appartements neufs à Lisbonne s’élève en moyenne à 6 500 € par m² et peut atteindre 7 700 € par m² dans les quartiers les plus recherchés du centre historique. Dans le même temps, le SMIC portugais ne s’élève pas au-dessus de 635€. L’article 65.3 de la Constitution portugaise, établissant que « l’État adoptera une politique visant à mettre en place un système de revenus compatible avec les revenus familiaux et l’accès à son propre logement », ne peut être évoqué autrement que sur le mode de l’ironie.

Selon Ana Cordeiro Santos, chercheuse au Centre d’études sociales (CES), de l’Université de Coimbra, la crise de l’Etat-providence remonte aux années 1980, à l’époque où le Portugal s’est libéré d’un demi-siècle de répression dictatoriale et s’est empressé de se joindre la construction européenne. « L’Etat a échoué dans sa mission de fournir une offre publique de logement », écrit-t-elle3. Depuis les années 1980, le Portugal compte seulement 2% de parc locatif public, un taux qui reste bien en-deçà de la moyenne européenne.4 L’auteure de La nouvelle question du logement au Portugal voit dans le processus d’adhésion à l’UE le corollaire d’une accélération des mesures libérales, principalement dans le secteur financier, qui ont accru l’accès au crédit et l’endettement. Depuis le début des années 2000, les politiques urbaines ont toujours favorisé une plus grande initiative privée dans le secteur immobilier. Parallèlement, le parc locatif des centres historiques s’est considérablement dégradé. En cause, une politique de gel des loyers remontant à 1948, qui a généré une faible compétitivité pour ce secteur sur le marché locatif, que n’ont compensé aucun investissement public conséquent – nécessaires à la réalisation des travaux d’entretien des bâtiments.

Au Portugal, les transformations de l’espace urbain se sont accentuées suite à la crise économique et financière de 2008, contribuant à la fragilisation des foyers défavorisés. Luís Mendes, philosophe, géographe et professeur à l’Université de Lisbonne, voit dans l’exemple lisboète un cocktail paradigmatique de la déréglementation du marché immobilier.5 En effet, au problème structurel de pénurie du parc locatif public s’est ajouté un ensemble de mesures néolibérales subordonnées aux intérêts fonciers et visant à flexibiliser le marché du logement. Le Nouveau régime de location6, promulgué en 2012 et imposé par la Troïka, est venu couronner la libéralisation du marché du logement, et particulièrement le régime de locations portugais, renforçant le pouvoir des propriétaires et dégageant la route à une augmentation excessive des prix des loyers et en facilitant les évictions, qui ont conduit à l’expulsion de nombreux foyers de leurs appartements dans les centre-villes. En 2016 on comptait 1931 évictions au Portugal, soit plus de 5 familles par jour qui se sont vues chassées de chez elles – contre 1003 en 2013. La plupart sont des retraités ou des pauvres, déjà fragilisés par l’impact des politiques d’austérité budgétaire. Parallèlement, la capitale a vu ses activités économiques traditionnelles et ses petits commerces locaux fermer leurs portes. Le quartier traditionnellement populaire d’Alfama a vu sa population chuter de 20 000 résidents en 1980 à 1 000 aujourd’hui.

Tel qu’il a été théorisé par le géographe et philosophe Henri Lefèbvre, le droit à la ville renvoie au droit des habitants à s’approprier les processus décisionnaires et les installations de production de la ville.7 Cette appropriation des processus décisionnaires implique une appropriation de l’espace public et une liberté de mouvements. Le « droit à la ville » s’inscrit donc dans une tentative de légitimation des rapports de souveraineté et de la reconnaissance du droit à occuper l’espace ; celui-ci n’est pas conçu comme une entité neutre et vide de contenu social, chaque société produisant ses espaces et déterminant ses rythmes, exprimant sa fonction sociale.

En 1930, Fernando Pessoa s’amusait à coucher sur le papier les toits et couleurs de Lisbonne du haut de sa fenêtre au quatrième étage d’un modeste appartement situé au coeur de la ville ; une situation inconcevable aujourd’hui, où les habitants modestes, privés des mille charmes attrape-touristes de la ville, sont relégués dans la périphérie et près des autoroutes. À qui appartient donc la ville portugaise ?

Au tournant néolibéral de 2012 et au processus de gentrification qui en a découlé, s’est ajoutée la mise en place d’une série d’instruments financiers et légaux destinés à soutenir l’investissement privé étranger au sein du marché immobilier local. La loi des Résidents Non Habituels (RNH) et des Visa Gold ont notamment institué un régime fiscal très avantageux pour les retraités ou investisseurs étrangers. Le premier est destiné aux citoyens de la Communauté européenne possédant un fort capital économique. Le second s’adresse aux citoyens d’autres pays en leur accordant un permis de résidence, à condition de stimuler l’investissement, à savoir le transfert de capitaux, la création d’emplois et l’achat de biens immobiliers dans les quartiers du centre historique de la ville. Selon Luís Mendes, « dans les deux cas, elle profite aux citoyens étrangers avec des réductions importantes et même des exonérations fiscales, introduisant des inégalités entre ceux qui bénéficient des promotions et des soldes fiscaux et les résidents permanents, portugais ou étrangers, qui ne bénéficient d’aucun avantage fiscal. » Entre 2013 et 2019, les recettes de l’Etat portugais issues des acquisitions de Visas Gold s’élevaient à 4 300 milliards d’euros, soit dix fois le montant accordé à la promotion d’un parc locatif public entre 1987 et 2011. 

Alors que des milliers d’habitants sont ainsi déchus de leur droit d’accès à la ville, la valeur du logement se voit réduite à la seule spéculation immobilière et à son appréciation par une élite transnationale. La tyrannie des chiffres, qu’Alain Supiot identifie comme une nouvelle forme de gouvernance, ne peut que faire écho à la réalité portugaise : « La raison du pouvoir n’est plus recherchée dans une instance souveraine transcendant la société, mais dans des normes inhérentes à son bon fonctionnement. Prospère sur ces bases un nouvel idéal normatif, qui vise la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes. »8 Les critères pour se voir octroyer la nationalité sont désormais financiers, la citoyenneté devient un marché comme les autres. 

Selon Fernando Medina, Maire de Lisbonne, « Le moment est venu de faire les choses différemment. » Paroles galvaudées par la classe politique et médiatique européenne pendant le confinement, elles mobilisent un lexique éculé. Qu’en est-il pour le parc locatif portugais ? 

Les réformes initiées par Antonio Costa, socialiste arrivé au pouvoir en 2015, semblent s’inscrire dans une dynamique de protection du droit au logement. Après la brutalité des politiques de financiarisation du logement de 2011, qui ont rasé le peu qui subsistait du parc social, il semblerait que le gouvernement cherche à combattre la « grave pénurie de logements » qui constitue l’une des plus grandes vulnérabilités du pays. À cet égard, Costa ne s’est épargné ni les grands mots ni les grands chiffres. En 2018, la coalition de gauche annonçait une « Nouvelle génération de politiques du logement », visant l’amélioration de la qualité de vie des habitants, la revitalisation des villes et la promotion de la cohésion sociale et territoriale.9 Les accords se multiplient avec les mairies dans le but de re-localiser des foyers vivant dans des « conditions indignes ». Le nombre de licences d’hébergement à court terme à Lisbonne a été plafonné dans sept des vingt-quatre quartiers de la ville – les plus touchés par l’afflux de visiteurs étrangers. Le premier ministre évoque aujourd’hui la nécessité d’un « régime public du logement » et il a annoncé vouloir consacrer 1251 millions d’euros, issus des fonds du plan de relance européen, à la revitalisation du parc locatif traditionnel.

Si l’on peut discerner dans le discours du gouvernement d’António Costa une volonté affichée de rompre avec le cycle néolibéral et austéritaire entamé par le précédent gouvernement, il serait erroné d’y voir un réel changement de paradigme. Alors que les réformes initiées par le gouvernement se nourrissent de l’investissement public, elles ne se sont nullement attaquées au problème structurel de la carence du parc locatif public. En effet, la nouvelle « génération » de politiques du logement reste principalement dirigée vers les propriétaires et le marché privé. On y retrouve des politiques de stimulation financière, d’avantages fiscaux et de financements publics destinées à compenser les pertes des propriétaires qui accepteraient de louer leurs biens à des prix plus raisonnables. La réalité des objectifs reste donc bien en-deçà des attentes ; l’augmentation du parc locatif public ne vise en outre qu’un objectif de 5%, contre 2% aujourd’hui. 

« Alors que nous rouvrons nos villes, nous ne devons pas retourner au business as usual », selon F. Medina. Dans une tribune publiée dans The Independent, le maire de Lisbonne affirme sa volonté de ramener les habitants dans le centre ville, au profit d’une Lisbonne plus équitable et plus verte. Mais au-delà des communications gouvernementales, force est de constater que la rupture demeure relative. La mobilisation des ressources publiques se fait dans le but d’attirer des investissements privés, et semble encore bien loin de la ré-appropriation de l’espace urbain rêvée par Lefèbvre. 

La soumission de la ville et du logement à la loi du marché met à nu l’une des plus grandes crises de l’État-providence. Le modèle de la « ville générique », théorisé par Rem Koolhaas, résonne profondément avec la situation actuelle : « Les villes qui se développent aujourd’hui se caractérisent par la disparition progressive de leur identité.10 La ville générique, c’est ce qui reste quand on a éliminé la prévalence de l’histoire, de la culture spécifique matérialisée dans le patrimoine (…). Il y a bien, presque partout, des centres historiques, dont certains ont été préservés, d’autres réhabilités, plus ou moins restaurés, parfois reconstruits à l’identique, et qui sont voués au prestige, au tourisme, au patrimoine. Ils sont en voie de muséification et la vie quotidienne s’en est presque retirée. Le reste, la vraie ville, c’est la ville de plus en plus libérée du centre historique. La ville générique est souvent médiocre, informe et interchangeable. Elle est éphémère, modeste, n’ayant pas été conçue pour durer ».11

1Aleksandra Wisniewska, “Are Airbnb investors destroying Europe’s cultural capitals?”, Financial Times, septembre 2019

2Fernando Medina, “After coronavirus, Lisbon is replacing some Airbnbs and turning holiday rentals into homes for key workers”, The Independent, juillet 2020

3Ana Cordeiro Santos, A nova questão da habitação em Portugal: uma abordagem de economia política, Actual Editora, 2019

4Ana Cordeiro Santos: A Nova Geração de Políticas de Habitação é um estímulo fiscal aos senhorios”, in Fumaça, 2019

5Luís Mendes, “Gentrificação, financeirização e produção capitalista do espaço urbano” in Cadernos do Poder Local, n.º8, 2017

6Pour un récapitulatif des mesures imposées par la Troïka: https://acervo.publico.pt/economia/memorando-da-troika-anotado

7Henri Lefèbvre, Le droit à la ville, 1968

8Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, 2015

9Pour le détail sur la “Nouvelle génération de politiques sur le logement”: https://www.portaldahabitacao.pt/pt/portal/habitacao/npgh.html

10Rem Koolhaas, La ville générique, 1994

11R. Robin, “L’après-ville ou ces mégalopoles qu’on dit sans charme…”, in Communications, 2009

Barbara Stiegler : « Refuser d’abandonner les sciences de la vie et de la santé aux experts »

© F. Mantovani

À la suite de son dernier ouvrage Du cap aux grèves paru en août dernier aux éditions Verdier et en écho à son essai de 2019 « Il faut s’adapter », nous nous sommes entretenus avec la philosophe et enseignante à l’université de Bordeaux Barbara Stiegler. Nous y évoquons ses travaux sur le néolibéralisme, la manière dont ils ont été accueillis en pleine crise des Gilets jaunes et leur écho en période de pandémie, prétexte à une offensive sur les libertés individuelles — un thème qu’elle développera dans un ouvrage à paraître le 14 janvier 2021 aux éditions Gallimard, De la démocratie en Pandémie. La philosophe revient également sur son propre engagement militant et porte un regard critique sur les formes traditionnelles de la lutte sociale. Entretien réalisé par Guillemette Magnin et Vincent Ortiz.

Le Vent Se Lève – Au début de votre livre, vous décrivez le mouvement des Gilets jaunes comme une « nouvelle étape dans la compréhension du projet néolibéral ». Plus tard, vous voyez dans le mouvement contre la réforme des retraites l’affirmation d’une « autre vision des rythmes de la vie, du sens de l’évolution et de notre vie sur terre ». Selon vous, dans quelle mesure les manifestants ont-ils eu à l’esprit cette nouvelle vision ? Comment s’est-elle exprimée, visuellement, dans la rue ?

Barbara Stiegler – Pour ce qui est des Gilets jaunes, ils ont fait la démonstration que « le cap » promu par le néolibéralisme, celui d’une adaptation de tous à la mondialisation, condamnait des populations entières à l’échec et à la disparition, non seulement du point de vue de leur emploi mais jusque dans leur manière de vivre. Ils ont montré qu’à l’ère de la crise écologique, le néolibéralisme conduisait les classes populaires à l’impasse en les plaçant dans une contradiction impossible : l’obligation de se déplacer vers les périphéries (du fait de la gentrification des métropoles) et l’obligation conjointe de revenir dans les centres-villes (au nom de la lutte contre la pollution).

Le cap est tout simplement apparu intenable, et les Gilets jaunes en ont très logiquement déduit la nécessité de se réapproprier notre démocratie. Visuellement, ils ont reconstitué des agoras miniatures sur les ronds-points, mais aussi des forums et des assemblées, avec notamment les « assemblées des assemblées », signe d’une réelle inventivité politique dont on a trop peu rendu compte dans les grands médias.

Retrouvant des questions qui étaient celles de la démocratie athénienne, ils ont aussi renoué avec la symbolique républicaine et rousseauiste : celle de la souveraineté du peuple, de sa Volonté générale et du Contrat social. Réhabilitant les services publics, ils ont donné un élan considérable au mouvement de défense des retraites, dans lequel les agents de la fonction publique (enseignants, soignants, travailleurs sociaux etc.) ont joué, conjointement avec les acteurs privés (avocats, cadres supérieurs), un rôle clé.

Tout est organisé pour diviser le monde en deux camps binaires : les complotistes populistes d’un côté, les progressistes réalistes de l’autre, la nuance et le questionnement sont tout simplement impossibles

Pour essayer de comprendre la force de ce mouvement, j’ai proposé une analyse plus globale de la notion de retraite. J’y ai vu le droit de se retirer de la compétition mondiale, de développer un autre rapport en effet à la temporalité et au rythme de la vie et des vivants que celui qu’imposait le projet de réforme du gouvernement. En imposant une retraite à point fondée sur la capitalisation individuelle, il transformait cet âge de la vie en une compétition continue et il imposait aussi cette vison à la jeunesse, dès son entrée dans la vie active. À la lumière de l’épidémie, qui touche à la fois les plus âgés et les plus jeunes, on voit sans peine les dégâts considérables qu’auraient produit aujourd’hui une telle réforme et on ne peut que se réjouir que ce projet ait été bloqué par la société.

LVSL – Malgré les liens évidents que vous dressez entre la problématique de votre ancien livre « Il faut s’adapter » et la révolte des Gilets jaunes, vous dites avoir été surprise de l’écho qu’ont eu vos travaux au moment des premières manifestations. La tyrannie de l’adaptation que vous décrivez semble également avoir été éprouvée et rejetée par les Gilets jaunes. Comment expliquez-vous que cette mobilisation ait eu davantage d’impact que les précédentes ? Était-il possible de l’anticiper ?

[Lire ici le premier entretien que nous avions effectué avec Barbara Stiegler à propos de son ouvrage « Il faut s’adapter »]

BS – Comme tout événement historique, le mouvement des Gilets jaunes est de l’ordre de l’irruption et de la création. Il n’était donc pas possible de l’anticiper. Ce que nous pouvions prévoir en revanche, c’était que le cap allait finir par être contesté massivement par les citoyens.

Si les Gilets jaunes ont eu autant d’impact, c’est à mon avis pour au moins trois raisons. D’abord pour l’inventivité symbolique et politique dont ils ont fait preuve. Ensuite pour la force politique de leurs revendications, inscrites dans un double héritage démocratique et républicain. Et enfin parce qu’ils ont surpris tout le monde et en particulier tous ceux qui pensaient que les classes populaires étaient indifférentes à la chose publique. Pendant des années en effet, les chroniqueurs nous ont abreuvés d’un discours typiquement néolibéral sur l’apathie des populations et la passivité des masses.

À les entendre, les « Français » ne s’intéressaient qu’à la consommation et à l’emploi et ils étaient rivés à leurs seuls intérêts privés. Cette mise en scène, largement orchestrée par les grands médias, a brutalement été déjouée à partir du 17 novembre 2018. À la stupéfaction des classes bourgeoises et diplômées, on a vu les Français des zones périphériques se passionner pour la démocratie, les questions de justice sociale et environnementale et l’héritage républicain de la Révolution française.

On a vu aussi que ce mouvement avait réussi à marginaliser très rapidement les velléités racistes ou le discours anti-immigrés de certains, au profit d’une série de revendications cohérentes dans lesquels tous les Gilets jaunes sans exception étaient en mesure de se reconnaître. L’adversaire n’était plus le travailleur pauvre, l’immigré ou le migrant, vieille stratégie de division mise en place par tous les gouvernements depuis les années 1970 pour mieux régner. Il devenait le cap néolibéral, imposé autoritairement par la monarchie présidentielle, niant à la fois la République et la démocratie. Et c’est ce qui explique qu’ils aient personnalisé leur lutte autour de la figure d’Emmanuel Macron.

LVSL – Fin 2019, vous réalisez que la lutte menée dans le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche s’inscrira « presque naturellement » dans le vaste mouvement social qui s’étend dans le pays. Ce constat a-t-il été largement partagé par vos confrères ? Le mouvement des Gilets jaunes, suivi des manifestations contre la réforme des retraites, était-il particulièrement propice à cette convergence des luttes ?

BS – Je crois en effet que, si l’on compare la situation actuelle de l’Université avec celle de 2009, date à laquelle nous nous étions déjà mobilisés pour lutter contre le gouvernement d’alors, nous sommes désormais beaucoup moins isolés. La casse des services publics de santé, d’éducation et de recherche commence désormais à être visibles aux yeux de tous, et l’attachement des classes populaires à ces services publics est l’une des leçons du mouvement des Gilets jaunes, ce que la crise sanitaire a durablement renforcé.

La vieille opposition construite par les pouvoirs dominants entre « les Français » et « les fonctionnaires » est donc en voie d’être déjouée. Mais il y a à cela une condition : que ces mêmes fonctionnaires s’engagent à se mobiliser pour l’intérêt général et pour la défense des services publics, en les mettant au service de tous. La grève peut dès lors être réhabilitée : non pas comme une lutte corporatiste pour des avantages acquis, mais comme un combat qui concerne tous les citoyens de ce pays qui tous ont besoin d’un système de santé, d’éducation et de recherche qui fonctionne.

LVSL – Vous décrivez dans votre livre une relation « destructrice » entre certains universitaires et les grands médias. Ce problème est-il structurel ?

BS – Je suis moins affirmative, puisque ma formule s’énonce sous forme de question. Mon expérience avec les médias a plutôt été jusqu’ici très positive, à ma grande surprise d’ailleurs. Du fait des Gilets jaunes, mon essai chez Gallimard, pourtant très dense, a bénéficié d’une promotion parfaitement inattendue. Mais les choses se sont compliquées quand je suis entrée en mobilisation, ce dont j’ai toujours prévenu mes interlocuteurs dans les médias pour que le contrat soit clair.

Cela m’a valu plusieurs déprogrammations brutales, sans explication claire, ou des mauvaises manières comme celles que je relate dans mon livre, à propos d’une Matinale de France Culture. Structurellement, alors que les grands médias fonctionnent de plus en plus sur le mode du spectacle, il est en effet difficile aux chercheurs académiques de se faire entendre. Quand tout est organisé pour diviser le monde en deux camps binaires : les complotistes populistes d’un côté, les progressistes réalistes de l’autre, la nuance et le questionnement sont tout simplement impossibles.

Critiquer le pouvoir en place, dans un tel dispositif, c’est nécessairement verser dans le complotisme et quitter le camp raisonnable du réalisme. En étouffant toute divergence, ce carcan manichéen sur lequel repose le macronisme, mais qui était déjà en germe dans les décennies précédentes, est évidemment destructeur pour notre démocratie, et c’est pour cette raison que nous devons nous battre pour tenter de nous imposer dans les médias.

Même si c’est une activité épuisante et risquée, et qui est d’ailleurs très mal vue dans mon milieu, j’estime qu’elle est de mon devoir. Car c’est le néolibéralisme qui depuis les années 1930 a imposé cette idée : une démocratie responsable reposerait sur le consensus des experts et des dirigeants et sur la disqualification de toute forme de résistance, renvoyée au retard, à l’inadaptation et à la déficience cognitive des populations. En critiquant publiquement le pouvoir depuis le savoir universitaire, en opposant aux experts les résultats de la recherche scientifique et du travail académique, on déjoue bien évidemment cette mise en scène, et c’est ce qui nous rend potentiellement très gênants pour le spectacle dominant.

Le capitalisme numérique est le grand gagnant de crise sanitaire. Il est donc temps que nous nous emparions de ce constat pour faire du numérique une question politique majeure.

LVSL – Lorsque vous décidez de ne plus vous limiter à « produire des idées » mais à « mettre les mains dans la lutte », vous êtes confrontée à un certain nombre de blocages. Lors d’une assemblée générale à laquelle vous participez à l’Université de Bordeaux, vous constatez rapidement que la révolte voulue par tous peine à se structurer. Y voyez-vous une obsolescence des formes traditionnelles de la lutte sociale ?

BS – Oui, et c’est l’enquête principale que je mène dans ce livre. Qu’est-ce qui nous empêche de nous mobiliser alors même que nous voudrions nous y mettre ? Qu’est-ce qui nous divise et nous entrave, alors même que nous sommes les plus déterminés ? Mes onze thèses sur la grève, qui font écho à Marx tout en proposant un contrepoint, égrènent tous les contresens qui embarrassent nos luttes sociales et qui le plus souvent relèvent d’une vieille métaphysique : celui du dualisme de l’âme et du corps, du sens eschatologique de l’histoire, de la teneur sacrificielle de la lutte pour n’en mentionner que quelques-uns parmi tant d’autres.

Ma conviction est que les universitaires et les militants ne réfléchissent pas à assez aux modalités concrètes de leurs activités, qu’ils ne sont pas assez réflexifs : Qu’est-ce qu’un cours ? Une évaluation ? Une réunion ? Une assemblée générale ? La démocratie universitaire ? Le virage numérique ? Toutes ces questions passionnantes sont souvent laissées de côté et abandonnées à des routines de travail ou de mobilisation qui ne sont pas interrogées. Dans une perspective locale et miniature, qui s’intéresse à la construction des luttes dans leur précision, ce sont pourtant de grandes questions politiques.

LVSL – Une thématique affleure à plusieurs reprises dans votre ouvrage : celle de la « transition numérique », qui semble faire partie intégrante de l’impératif néolibéral d’adaptation. Dans un article rédigé en 2016 (« Le demi-hommage de Michel Foucault à la généalogie nietzschéenne »), vous mentionniez l’émergence d’un évolutionnisme « algorithmique », caractérisé par un « adaptationnisme dur » – qui semble très compatible avec l’idéologie que vous analysez dans « Il faut s’adapter ». Avec la crise du Covid, le numérique n’est-il pas le secteur privilégié par lequel se déploie le néolibéralisme, dans le discours et dans les actes ?

BS – Absolument. Si les mesures de confinement ont semblé mettre un coup d’arrêt à la mondialisation, le virage numérique a en réalité permis de l’accélérer en favorisant un capitalisme de plateforme : le e-commerce évidemment, mais aussi la esanté et le e-learning. Pour le gouvernement actuel, qui portait depuis son arrivée au pouvoir le projet d’une révolution numérique dans tous les secteurs de la société, il est très clair que la crise a produit un effet d’aubaine : celui d’accélérer la transition numérique et de préparer les esprits aux mutations qui seront bientôt rendues possibles par la 5G.

Mais cela dépasse évidemment le cadre national. Pour beaucoup d’analystes, le capitalisme numérique est le grand gagnant de crise sanitaire, qui a d’ailleurs vu prospérer les grandes fortunes et les actifs financiers. Dans le même temps, nous avons pu faire l’expérience des désastres produits par cette vision sur l’enseignement, le soin, le travail et la vie sociale. Il est donc temps que nous nous emparions de ce constat pour faire du numérique une question politique majeure. À travers la lutte contre le capitalisme numérique, l’hégémonie du Big data et de la conduite algorithmique de nos sociétés doit d’urgence être affrontée par nos démocraties. Ce qui implique de ne pas abandonner les sciences de la vie et de la santé aux experts.

LVSL – Vous concluez votre livre en suggérant des pistes de résistance au néolibéralisme. Vous suggérez par exemple la constitution de communautés autonomes par rapport au marché global, à l’écart de ses flux, à l’abri de ses impératifs. Ce processus, selon vous, peut avoir lieu grâce à l’agrégation d’individus rétifs au fonctionnement du système. Vous écrivez notamment : « La réalité, c’est que le néolibéralisme se joue d’abord en nous et par nous, dans nos propres manières de vivre. Que ce qui est en cause, c’est bien nous-mêmes et notre intime transformation ». Cela peut surprendre les lecteurs de « Il faut s’adapter », où vous détaillez longuement la critique que John Dewey oppose au néolibéralisme de Lippmann. Dewey s’attache à démontrer le caractère déterminant de l’environnement sur les organismes, mais aussi la capacité de ces derniers à influer sur lui, à le modifier. Confrontés à un environnement aussi déterminant que celui du néolibéralisme, ne faudrait-il pas travailler à en abattre les différentes structures (par des réformes politiques à échelle nationale par exemple) plutôt que de chercher à s’en extraire ? Croyez-vous vraiment en l’efficacité d’une action que l’on peut qualifier « d’individualiste » face au néolibéralisme ?

BS – La miniaturisation des luttes que je défends n’est ni un individualisme, ni un renoncement à l’échelle nationale ou mondiale. Ce n’est pas un individualisme car elle ne prend évidemment corps qu’à plusieurs. Et ce n’est pas non plus un repli sur le local, car sa puissance est telle qu’elle a au contraire pour horizon un renouvellement politique profond, qui a évidemment vocation à essaimer ailleurs et à plus grande échelle. S’il faut dorénavant miniaturiser les luttes, c’est parce nous vivons une période où le pouvoir global de nos adversaires est si écrasant qu’il nous décourage et nous démobilise.

[Lire sur LVSL une analyse des thèses que Barbara Stiegler défend dans « Il faut s’adapter », par Vincent Ortiz et Pablo Patarin]

En revenant là où nous sommes, ici et maintenant, nous sommes parfaitement capables de lancer des chantiers politiques nouveaux et à notre portée. Or, dans une époque aussi effervescente que la nôtre, il est évident que ce qui se tente à Bordeaux s’expérimente aussi à Lille ou à Strasbourg. Que les zones rurales et périurbaines sentent elles aussi, pour reprendre une expression qui vous est chère, que le vent se lève et que c’est la rencontre entre les expériences multiples de tous ces métiers, ces territoires et ces secteurs, qui sont autant de réseaux de résistance, qui seule pourra renouveler les grands programmes ou les grands plans qui visent une échelle plus globale.

Nous devons en finir avec les visions de surplomp, cesser de croire que quelques esprits éclairés pourraient concevoir le bon programme pour « le monde d’après » et revenir aux enseignements de l’histoire. La résistance n’a pas commencé en 1944, elle n’a pas surgi d’un coup avec le CNR et le programme des jours heureux. Elle n’a pas commencé par concevoir un programme de gouvernement. Elle a commencé à quelques-uns, ici où là, en affrontant pied à pied un adversaire dangereux, qui maillait tout le territoire, et qui obligeait les réseaux à une lutte de long terme, sourde et clandestine.

Ce que nous devons réinventer aujourd’hui, c’est de la même manière une lutte de long terme qui réinvente la grève, le sabotage et les stratégies fines de résistance et qui nous permettent, ce faisant, d’inventer des alternatives créatrices dont nous n’avons, aujourd’hui, pas même l’idée. Ce que je défends est au fond très simple : ce n’est que dans la lutte politique concrète, en chair et en os, et non dans des cerveaux isolés les uns des autres devant leur écran, que la politique se réinvente.

David Cayla : « Une grande partie de la gauche est incapable de s’extraire de la pensée néolibérale »

© Manon Decremps

La crise économique, conséquence de la pandémie du Covid-19, qui touche la quasi-totalité des économies du monde, a relancé le débat quant au rôle de l’État en France. Le système néolibéral, dominant toutes les sphères de pouvoir depuis le début des années 1980, semble toucher à sa fin pour David Cayla. Le maître de conférences en économie à l’Université d’Angers, dans son ouvrage Populisme et néolibéralisme, tente de montrer en quoi les conséquences d’une gestion néolibérale de l’État et de nos économies permet l’apparition de populismes qu’il rejette. Dans cet entretien, nous avons souhaité revenir sur le rôle de l’Union européenne dans la construction du système néolibéral, les formes de populismes en action en Europe ainsi que sur l’incapacité des forces situées à gauche de proposer une alternative crédible aux idées néolibérales. Entretien réalisé par Valentin Chevallier.


LVSL – Sur l’Union européenne, vos critiques concernent principalement le marché unique et ses règles très structurantes (quatre libertés fondamentales, concurrence et forte limitation des aides d’État) plutôt que les aspects monétaires de la construction européenne et notamment l’euro comme responsable de la désindustrialisation d’une grande partie de l’Union. Il ne produirait que de manière « sous-jacente » des divergences économiques. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

David Cayla – Dans le chapitre 1 consacré à l’analyse du populisme européen, mon propos ne vise pas à critiquer telle ou telle institution européenne mais plutôt à comprendre pourquoi l’Union européenne engendre du populisme. Je pense qu’il faut en trouver la cause dans la dynamique économique, sociale et démographique.

Le continent européen se fracture. Depuis une vingtaine d’années, l’activité industrielle déserte l’Europe du Sud et les zones périphériques pour se concentrer en Allemagne et en Europe centrale. Les mouvements de population suivent les flux économiques à la recherche d’emplois plus stables et mieux rémunérés. Jusqu’en 2008, les flux migratoires allaient d’Est en Ouest ; depuis une dizaine d’année, ils suivent les investissements industriels et se concentrent en Allemagne et dans les pays limitrophes. L’Allemagne a ainsi connu un solde migratoire de plus de 4,3 millions de personnes entre 2010 et 2018, la majorité venant d’autres pays européens. De même, la Pologne et la Hongrie ont récemment retrouvé une attractivité migratoire et attirent désormais les travailleurs plus pauvres des pays baltes ou d’Ukraine.

Quelle sont les causes de ces chamboulements ? Pourquoi l’Italie et l’Espagne se désindustrialisent et perdent leur population tandis que l’Autriche, l’Allemagne et la Pologne attirent les investissements industriels ? L’explication souvent avancée est celle de la monnaie unique. Les économies italiennes et espagnoles aurait naturellement besoin d’une monnaie faible qui se dévalue régulièrement tandis que l’économie allemande aurait besoin d’une monnaie forte. La création de l’euro, parce qu’elle empêche les dévaluations, aurait donc avantagé l’Allemagne et désavantagé l’Italie.

Je trouve cette explication très insatisfaisante. Elle donne l’impression qu’il y aurait des essences économiques italienne et allemande. Par je ne sais quel atavisme qu’on ne précise jamais l’économie italienne serait incapable de survivre à une monnaie forte alors que les Allemands – parce qu’ils seraient germaniques ? – seraient plus efficaces que tous les autres peuples européens pour produire des biens à haute valeur ajoutée compatibles avec une monnaie forte.

Il me semble que si l’on veut comprendre les dynamiques industrielles du continent, il faut dépasser ces préjugés et s’intéresser aux causes profondes qui handicapent tel industriel et avantage tel autre. Pourquoi l’industrie se concentre-t-elle autour de la mer du Nord et déserte la Méditerranée ? Tout simplement parce que si on les laisse circuler librement, les capitaux s’agglomèrent spontanément dans les régions les plus denses industriellement. Les populations suivent, avec retard, les pôles d’attraction industriels. C’est une loi générale connue depuis le XIXe siècle et développée notamment par l’économiste britannique Alfred Marshall. À l’époque, il s’agissait de comprendre pourquoi l’unification économique des nations engendrait l’exode rural et le développement de grands centres urbains. La même dynamique est aujourd’hui à l’œuvre sur le continent européen unifié par le marché unique. Mais au lieu que ce soient des départements qui se désindustrialisent et se dépeuplent, ce sont à présent des pays entiers qui disparaissent lentement.

Alors pourquoi la mer du Nord et non la Méditerranée ? Pour des raisons historiques et géographiques. L’Allemagne a connu un boum industriel dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle a accumulé des infrastructures qui la rendent aujourd’hui plus efficace que les autres régions européennes. Or, avec la libre circulation du capital, les petits écarts hérités de l’histoire ne peuvent que s’approfondir. Les effets d’agglomérations permettent aux pays les plus industrialisés d’attirer les investissements industriels, tandis que les régions les plus fragiles perdent en attractivité. Ce phénomène est cumulatif.

“L’appartenance à la zone euro n’est pas significative lorsqu’on regarde les dynamiques industrielles depuis 2000.”

Pourquoi ne pas évoquer le rôle la monnaie unique ? Je l’évoque comme explication théorique complémentaire. Le problème est que cette hypothèse ne colle pas avec les observations. En tant que chercheur je suis bien forcé d’admettre ce que les données démontrent, à savoir que l’appartenance ou non à la zone euro d’un pays membre de l’Union européenne n’est pas significative lorsqu’on regarde les dynamiques industrielles depuis 2000. C’est la géographie et les effets d’agglomération engendrés par la libre circulation du capital et du travail qui fonctionne le mieux pour comprendre ce qui se passe sur le continent.

LVSL – Vous prenez en exemple le Royaume-Uni et la Suède, qui se sont fortement désindustrialisés pour dire que la monnaie n’est pas fondamentale. Mais la couronne suédoise n’est-elle pas fortement enchaînée à l’euro (règle du MCE 2 – mécanisme du taux de change européen) ? La France, fortement touchée par la désindustrialisation, est-elle donc un pays périphérique de l’Europe, loin des dynamiques industrielles théorisées par Alfred Marshall ?

D.C – Les effets de la monnaie unique ne se limitent pas au taux de change. L’euro c’est aussi une politique monétaire. Les taux d’intérêt de la banque centrale influencent le coût du capital et l’activité économique dans son ensemble. Or, pratiquer une politique monétaire uniforme au sein d’une zone euro hétérogène et en voie de divergence ne peut pas fonctionner. En préservant sa monnaie, la Banque de Suède peut mener une politique relativement autonome, même en ayant une monnaie dont le taux de change est lié à l’euro. Il faut néanmoins noter qu’elle ne tire pas un grand bénéfice de sa non appartenance à l’euro puisque sa perte d’emplois industriels est comparable, dans la durée, à celle de son voisin finlandais qui lui appartient à l’euro. Le Royaume-Uni, pour sa part, a gardé une monnaie flottante vis-à-vis de l’euro. Cela ne l’a pas empêché de se désindustrialiser au même rythme que la France durant la période 2000 – 2019. On observe néanmoins un retournement de tendance récemment puisque cela fait quelques années que le Royaume-Uni se réindustrialise contrairement à la France. Peut-être est-ce là un effet de la dévaluation de la livre ou du Brexit ? Comme souvent, il est difficile de trancher, surtout lorsqu’on n’a pas de point de comparaison.

La France est clairement devenue un pays périphérique si l’on applique le modèle de Marshall. L’activité de ses ports décroît globalement et la plupart de ses canaux de navigation ne sont pas adaptés à la circulation des péniches. Son grand fleuve structurant, la Loire, n’est pas navigable contrairement au Danube qui relie l’Autriche aux grands ports de la mer du Nord grâce aux canaux. Seule l’Alsace est directement reliée au cœur industriel du continent via le Rhin. C’est d’ailleurs la région qui s’en sort le mieux. Avec l’effondrement de l’emploi industriel, on voit aussi disparaitre du capital humain, les compétences techniques qui sont indispensables à l’activité industrielle. Les formations disparaissent ou s’adaptent au marché du travail d’une économie post-industrielle. Aujourd’hui, on fait Polytechnique pour devenir tradeur ou pour travailler dans un ministère et non pour inventer les technologies de demain. La désindustrialisation française est aussi culturelle et institutionnelle.

LVSL – Vous critiquez la « psychologisation » qui est effectuée lorsque, selon vous, on explique « la bonne gestion » des pays du Nord pour leur culture protestante face à une « culture méditerranéenne plus indolente ». Vous privilégiez une approche en termes de dynamiques économiques comme facteurs explicatifs de ces distorsions. N’estimez-vous pas au contraire que se limiter aux seuls déterminismes économiques comme finalités, occulte le caractère culturel et surtout politique des dynamiques de pouvoir dans nos sociétés ?

D.C – Ah mais oui ! C’est bien l’idée du livre. Je suis un économiste et non un spécialiste de psychologie sociale. Donc ce qui m’intéresse c’est justement de voir si une perspective économique peut utilement éclairer les évolutions sociale et politique du continent. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas des analyses complémentaires à mener à partir d’autres savoirs.

Ceci étant dit, j’évoque dans le livre les travaux du psychologue Graham Wallas, auteur de The Great Society (1914). Dans cet ouvrage, Wallas lie les dynamiques économique et psychologique et montre comment la mondialisation et l’unification économique qu’elle engendre suscite un profond mal-être social. En quelques siècles, les sociétés humaines ont dû passer du village traditionnel où tout le monde se connaît à une économie mondialisée fondée sur des rapports sociaux abstraits, ce qu’il appelle la « Grande Société ». Or, celle-ci ne peut être que profondément déstabilisante pour les populations et les institutions traditionnelles.

De même, le marxisme analyse la manière dont se constituent les classes sociales à partir de l’infrastructure économique. Les intérêts communs se transforment en intérêts collectifs et structurent les rapports de classes qui sont autant culturel que politique. On constate aujourd’hui un phénomène similaire dans certains pays européens. La Pologne, en devenant la base arrière de l’industrie allemande pourrait superposer à son identité nationale une identité de classe ouvrière.

Enfin, l’économiste et anthropologue Karl Polanyi ou le juriste Alain Supiot évoquent eux aussi les effets du marché sur l’évolution des institutions sociales et sur la transformation de notre système juridique. Les dynamiques économiques sont, là-aussi, premières, même s’il est évident que le culturel et le politique pèsent évidemment en retour sur le système économique.

Par ailleurs, dans la conférence qu’il a donné dernièrement à l’université d’Angers, Emmanuel Todd reconnait que son modèle, qui part des structures anthropologiques inconscientes pour remonter vers les dynamiques culturelles et éducatives subconscientes puis vers le niveau politique et économique conscient pourrait être vu de manière plus horizontale, avec des boucles de rétroaction qui iraient de l’économie vers l’anthropologie.

Ce que je veux dire c’est qu’il n’est pas illégitime a priori de partir de l’économie pour comprendre les dynamiques culturelles et politiques. D’autres que moi l’ont fait avec un certain succès et je m’inscris dans leur filiation. Je crois également que les transformations culturelles et politiques n’émergent pas spontanément mais pour répondre à besoins sociaux-économiques souvent invisibles aux yeux des commentateurs.

LVSL – Votre analyse du populisme retient essentiellement le caractère idéologique et droitier en prenant par exemple pour appui les travaux de Jan-Werner Müller. Pourtant, Laclau et Mouffe ont largement théorisé sur une approche discursive et progressiste du populisme. En Espagne ou d’autres forces électorales ailleurs en Europe sont loin de votre description des dirigeants populistes, qui « conçoivent leur action comme celle d’un dirigeant d’entreprise et utilisant un langage et un imaginaire issus du monde des affaires » ou étant de « grands entrepreneurs ». Pourquoi avoir fait ce choix qui semble restreindre les différents populismes ?

D.C – (Rires) Je me doutais bien que LVSL me poserait cette question ! Pourquoi ne pas évoquer les travaux de Chantal Mouffe ou d’Ernesto Laclau ? Parce que mon propos ne se place pas sur le même plan que le leur. Laclau et Mouffe s’intéressent au phénomène politique du populisme, alors que ce qui m’intéresse c’est la dynamique sociologique sous-jacente qui explique le populisme. C’est la raison pour laquelle je commence le livre par l’analyse du phénomène Raoult qui est symptomatique du populisme sociologique qui m’intéresse. Impossible de dire si les pro-Raoult sont de droite ou de gauche. Le raoultisme n’est pas politique. Ce n’est pas non plus la constitution d’un peuple conscient de lui-même. C’est simplement une réaction sociale spontanée qui répond à l’anxiété du moment et s’étend sur le terreau fertile d’une profonde défiance populaire vis-à-vis des institutions sociales et politiques.

Disons-le clairement. Pour moi le populisme n’est pas un phénomène politique, même s’il engendre des personnalités et des mouvements politiques. Ainsi, je crois que l’élection de Trump en 2016 est la conséquence d’un phénomène sociologique plus profond. C’est ce phénomène qui m’intéresse. J’évoque d’ailleurs aussi les mouvements populistes de gauche tels que Syriza ou Podemos, ou même les Gilets jaunes. Mais ce qui m’intéresse ce n’est pas de décrire et d’étudier ces mouvements mais de comprendre les conditions sociaux-économiques qui les ont fait émerger.

“Pour moi le populisme n’est pas un phénomène politique.”

Dans ce cadre de cette analyse, le rapport entre certains dirigeants populistes et le marché m’a intéressé. Mais je ne généralise absolument pas cette réflexion à tous les populismes. En réalité, j’essaie surtout de résoudre une apparente contradiction entre le fait que le néolibéralisme suscite angoisse et défiance et conduit en même temps à élire des milliardaires pro-marché. Cela ne veut pas dire que tous les mouvements populistes sont pro-marchés. Ce n’était certainement pas le cas des Gilets jaunes.

LVSL – Pour définir le néolibéralisme, vous reprenez le terme employé par Foucault de « gouvernementalité » pour montrer qu’on a plutôt affaire à un « système néolibéral ». Pouvez-vous revenir sur votre concept de « système néolibéral » en tant que doctrine politique et en quoi diffère-t-il de la pensée classique libérale qu’on associe trop souvent ?

Il est important de souligner que le néolibéralisme n’est pas une théorie économique mais bien une doctrine politique. De ce fait, elle relève de l’art de gouverner et concerne non seulement le domaine économique mais aussi l’ensemble des rapports sociaux. Cependant, définir clairement le néolibéralisme n’est pas simple car les politiques néolibérales peuvent sembler se contredire dans les mesures qu’elles proposent comme le souligne très justement Serges Audier[1]. Je parle donc d’un « système néolibéral » pour montrer qu’en dépit de certaines contradictions il existe des principes communs à toutes les doctrines néolibérales, même si les mises en oeuvre ne sont pas toujours uniformes.

On retrouve les mêmes problèmes lorsqu’on évoque le libéralisme classique qui n’est pas non plus une doctrine homogène permettant de définir clairement telle ou telle politique. Par exemple, la loi sur le voile à l’école peut tout à fait être justifiée ou combattue en invoquant les mêmes valeurs libérales, ce qui peut sembler troublant. Autrement dit, se dire « libéral » c’est affirmer certaines valeurs telles que le respect de l’individu et de sa liberté, l’importance de permettre son émancipation… mais cela ne signifie pas nécessairement adhérer à des politiques libérales du point de vue économique. John Stuart Mill le dit très clairement dans son fameux essai De la liberté (1859) « Le principe de la liberté n’[est] pas impliqué dans la doctrine du libre-échange » affirme-t-il. Du point de vue libéral, « la société a le droit de contraindre » le commerce. Aussi, Mill est favorable au libre-échange non par principe, mais parce qu’il pense que le libre-échange est une politique efficace du point de vue économique. Un libéral peut donc tout à fait être favorable au protectionnisme s’il en démontre l’efficacité. L’économiste allemand Friedrich List, qui défend une telle politique, est donc bien un auteur libéral.

Le néolibéralisme doit être distingué du libéralisme classique car il repose sur des principes totalement différents. Au cœur du néolibéralisme se trouve l’équation suivante : les marchés sont des institutions qui servent non à échanger mais surtout à créer des prix pertinents socialement et économiquement. Ce système de prix engendre des comportements cohérents entre eux et hiérarchise la valeur de chaque action et de chaque production de manière efficace. Les néolibéraux admettent néanmoins que les marchés ne sont pas des institutions naturelles et que s’ils ne sont pas régulés et encadrés juridiquement ils peuvent se mettre à dysfonctionner, produire des désordres sociaux ou engendrer des prix injustes et inefficaces. Le rôle de l’État est donc d’empêcher ces défaillances de marché et de les corriger là où elles s’installent. Lorsque l’État parvient à établir un ordre concurrentiel pertinent, les marchés fonctionnent correctement et le système produit un résultat qui permet la prospérité de tous.

On voit bien ici que, du point de vue néolibéral, et contrairement à Mill, toute restriction au commerce est contraire à ses principes fondateurs. Le libre-échange se justifie d’abord au nom de ces principes et non parce qu’il est efficace du point de vue de la prospérité économique.

LVSL – Walter Lippmann est souvent considéré comme l’un des précurseurs du néolibéralisme. Il « affirme que le laissez-faire n’est pas soutenable socialement et injustifié scientifiquement ». Mais, en puisant dans les théories évolutionnistes, Lippmann n’a-t-il pas repris, comme l’a écrit Barbara Stiegler dans Il faut s’adapter, une partie des thèses d’Herbert Spencer et du darwinisme social ? Donc, que le néolibéralisme a des convergences avec le libéralisme évolutionniste qu’il prétend rejeter ?

D.C – Le néolibéralisme s’oppose clairement au laissez-faire. C’est vrai chez Lippmann, mais aussi chez Hayek, Friedman et Eucken, pour la raison que j’ai indiquée plus haut. Du point de vue des néolibéraux le marché ne peut fonctionner s’il n’est soutenu par l’État.

Je suis d’accord avec l’idée de Barbara Stiegler selon laquelle le néolibéralisme repose sur un principe d’adaptation des sociétés aux marchés. C’est d’ailleurs précisément ce que signifie l’équation que nous avons vu plus haut. Néanmoins, il faut aussi dire clairement que Il faut s’adapter n’est pas un livre sur le néolibéralisme mais un livre sur les pensées opposées de deux auteurs que sont Water Lippmann et John Dewey. C’est donc un livre sur l’origine intellectuelle de The Good Society (1937), l’ouvrage qui a inspiré le philosophe Louis Rougier et qui a été à l’origine du colloque Walter Lippmann de 1938.

Le colloque Lippmann et The Good society ont eu une grande influence sur les auteurs néolibéraux de l’après-guerre. Le colloque a servi de modèle à Hayek pour constituer, en 1947, La Société du Mont Pèlerin qui a été l’incubateur des idées néolibérales dans la seconde moitié du XXe siècle. De même, The Good Society est cité explicitement par de nombreux auteurs néolibéraux (dont Friedmann et Hayek). Je me suis même amusé à retracer la postérité d’une métaphore de Lippmann qui définit le rôle de l’État comme celui d’un arbitre qui établit le code de la route. Elle a en effet été beaucoup reprise.

Ceci étant dit, il serait erroné de faire de Lippmann le fondateur du néolibéralisme contemporain. Lippmann n’a fait en vérité que synthétiser l’esprit du temps. Il s’inspire à la fois des travaux de l’ultra-libéral Ludwig von Mises et de ceux de Keynes (il les remercie tous deux dans la préface de l’édition américaine). De plus, l’école de Fribourg d’où émergera le néolibéralisme allemand nait en 1936, soit un an avant que le livre de Lippmann ne soit publié, avec des idées très similaires.

Lippmann est un talentueux journaliste. Il sent l’air du temps comme personne, mais ce n’est pas de sa pensée que nait le néolibéralisme. Il a juste écrit une formidable synthèse des idées proposées à son époque par ceux qui voulaient renouer avec un libéralisme réformé pour contrer les idéologies fasciste et communiste.

Enfin, pour vous répondre plus directement, je ne crois pas que le néolibéralisme puisse s’apparenter au darwinisme social de Spencer. On trouve certes un passage explicitement eugéniste dans The Good Society. Mais c’est aussi dans l’esprit du temps et cette idée ne sera reprise par personne par la suite, contrairement à la métaphore du code de la route. D’autres propositions de Lippmann connaitront le même sort, comme son attachement à une fiscalité très progressive ou son insistance à donner à l’État un rôle déterminent dans la protection de l’environnement. Bref, s’il a clairement été une source d’inspiration pour de nombreux auteurs néolibéraux, The Good Society n’est pas la bible du néolibéralisme que certains suggèrent.

LVSL – Vous écrivez que le système néolibéral, pour qu’il s’accomplisse, doit « surtout maintenir la paix sociale ». La création d’un revenu de base universel, qui n’est justifié que pour garantir « l’ordre marchand en impliquant une intervention minimale de l’État » est pourtant reprise par certains responsables politiques de gauche. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

D.C – C’est bien le problème qui est au cœur de mon livre. Une grande partie de la gauche est en réalité incapable de s’extraire de la pensée néolibérale.

La caractéristique d’une idéologie dominante est qu’elle fait passer pour évidentes des « solutions » qui n’en sont pas mais qui sont conformes à ses principes. Ainsi, dans les années 1980, l’un des grands combats de Friedman était de supprimer tous les projets de rénovation urbaine des municipalités pour confier directement l’argent de ces projets aux habitants des quartiers en question. Ce faisant, il dépossédait les élus de leurs prérogatives d’aménagement urbain au nom de la liberté individuelle. Aujourd’hui, en France, droite et gauche font à peu près la même chose lorsqu’elles privilégient la construction de logements privés grâce à de très onéreux crédits d’impôts au lieu de mettre de l’argent dans le logement social piloté par les municipalités.

“Une grande partie de la gauche est en réalité incapable de s’extraire de la pensée néolibérale.”

Toute la logique néolibérale repose sur l’idée de dépolitiser au maximum l’action des gouvernements dans l’économie en se reposant quasiment exclusivement sur l’ordre réputé spontané des marchés en concurrence. Donner de l’argent public aux entreprises ou aux ménages pour leur permettre de décider de son usage est tout à fait dans la logique néolibérale. Ainsi, Milton Friedman était un partisan d’un revenu monétaire minimal qui serait distribué sous la forme d’un impôt négatif. Selon lui, il valait beaucoup mieux donner directement de l’argent aux gens plutôt que de leur fournir un service public. En matière scolaire il militait également pour la distribution de chèques éducatifs aux familles, libre à elles d’aller ensuite inscrire leurs enfants dans l’école privée de leur choix.

En somme, le marché est la solution à tout ; l’intervention politique dans l’économie est toujours néfaste. Et si un soutien doit être apporté ce doit être sous une forme monétaire, ce qui permet de susciter une offre privée, et non sous la forme de services publics organisés collectivement.

Evidemment, toute cette belle mécanique repose sur une confiance absolue dans les mécanismes marchands, et sur l’égalité supposée des individus face au marché. Or, toutes ces croyances ne reposent sur aucun argument scientifique sérieux. Très souvent, on constate au contraire que les marchés ne sont ni justes ni neutres, ni efficaces. À l’inverse, la délibération collective des citoyens permet souvent de trouver des solutions non marchandes qui s’avèrent plus efficaces.

LVSL – Les inégalités dans le monde ont explosé depuis le début des années 1980 avec la mise en œuvre de politiques d’austérité. La perpétuelle concurrence que se livrent les États pour attirer les investisseurs est un « jeu » sans fin. Vous semblez préconiser la « limitation de la circulation globale du capital par le rétablissement des frontières » en opposition aux solutions d’une fiscalité supranationale promue par Piketty. Concrètement, comment procéderiez-vous sachant que cette solution est contraire aux traités européens et aux règles de l’OMC ?

D.C – Je pourrais vous répondre que la mise en œuvre des solutions ne relève pas de mes compétences d’économiste. Mon rôle est d’étudier la situation présente, d’en décrire la logique, les contradictions et, dans la mesure du possible, de prévoir les évolutions possibles de cette situation. Mon propos dans ce livre est de montrer les contradictions sociales et politiques que fait peser le système néolibéral lorsqu’il est mis en œuvre et qu’il ne débouche pas sur les résultats attendus.

L’échec de ces politiques nourrit le mécontentement, accentue la défiance et conduit en fin de compte à l’émergence de mouvements politiques alternatifs, idéologiquement peu structurés, qui promettent un État fort pour contrebalancer le sentiment de dépossession que vivent les populations. Si on laisse la logique actuelle poursuivre ses effets, c’est l’état de droit et la démocratie qui finiront par tomber. Dès lors, les traités internationaux deviendront caduc et les frontières économiques seront brutalement rétablies.

Je ne souhaite évidemment pas qu’un tel scénario se produise. Je suis attaché aux libertés, à la démocratie représentative et, bien entendu, à nos droits fondamentaux. Or, la déstabilisation actuelle et la perte de légitimité de nos démocraties sont très inquiétantes. Que des gens puissent sincèrement croire que le but de nos dirigeants politiques soit de tuer une partie de la population ou de détruire l’économie en sacrifiant les petits commerces, ou que les vaccins sont des poisons inventés pour enrichir les grands groupes pharmaceutiques en dit long sur l’état de défiance profond que ressent une partie de la population. Le problème est que toutes ces théories, même les plus loufoques, finissent par avoir des effets réels en légitimant les actions violentes au détriment de la délibération collective et du vote citoyen.

En fait, l’émergence des mouvements populistes illustre l’état avancé de décomposition de nos sociétés. Mon sentiment est qu’on ne créera rien de constructif en attisant ces mouvements. Une société repose sur une double confiance. Celle que doit inspirer les institutions sociales (le système politique, la presse, l’école, la justice, etc.) et celle qui doit exister spontanément entre deux personnes qui sont en relation. Aujourd’hui, ces deux formes de confiance sont menacées et je me désole qu’une partie de nos intellectuels et de nos responsables politiques entretiennent un jeu dangereux en montant les gens et les communautés les unes contre les autres et en entretenant une vision complotiste du monde. Les diatribes contre la presse, le gouvernement, les autorités de santé, les enseignants, les juges ou la police sont totalement irresponsables et nous poussent vers le chaos. Plutôt que de se draper dans une indignation facile il faut comprendre ce qui conduit certaines institutions à dysfonctionner et résoudre ces dysfonctionnements. Malheureusement, le gouvernement actuel tend davantage à cliver et à attiser les tensions qu’à rétablir la sérénité. Emmanuel Macron a une lourde responsabilité dans l’effondrement de la confiance institutionnelle que connaît la France actuellement.

“Le néolibéralisme n’a jamais été aussi proche de sa fin.”

Pardon, je me rends compte que j’ai oublié de vous répondre. Mais au fond, la réponse est évidente. Ce dont on a besoin, c’est de responsables politiques qui aient le cran de rompre clairement avec le néolibéralisme et donc, oui, avec les traités européens et un certain nombre d’autres traités commerciaux qui empêchent aujourd’hui de mener de véritables politiques alternatives. Cela passera nécessairement par une révision constitutionnelle, pourquoi pas sous la forme d’une constituante. Mais rompre avec la logique actuelle qui nous pousse vers le chaos n’est pas une fin en soi. Elle doit surtout servir un projet collectif. Inventer un monde post-néolibéral nécessite un véritable travail démocratique et intellectuel. J’espère que nous y parviendrons collectivement.

LVSL – Vous expliquez que « le temps du néolibéralisme est sur le point de s’achever ». Pourtant, on ne semble pas aller vers moins de marché mais vers davantage de soutien public au marché. L’épidémie du Covid-19 n’est-elle pas au contraire une illustration de la maturation du néolibéralisme, caractérisé par une concurrence vive entre les États, une absence de remise en cause des traités de libre-échange, une volonté de stabiliser les prix et un ordre social durement maintenu ?

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D.C – Bien sûr, vous avez raison. Le néolibéralisme n’a jamais été aussi puissant institutionnellement dans notre pays. Mais il n’a également jamais été aussi proche de sa fin.

Nous n’en sommes qu’au tout début de la crise économique qui vient et, honnêtement, je ne crois pas qu’une gestion néolibérale de cette crise sera possible. Doit-on s’en réjouir ? Je ne sais pas. La fin du néolibéralisme peut tout autant déboucher sur le pire que sur le meilleur. Mais plus la société sera avancée dans son état de décomposition, plus le pire sera probable. Voilà l’urgence de tout repenser. Quoi qu’il en soit, l’avenir sera ce qu’on en fera.

[1] S. Audier (2012), Néo-libéralisme(s), Grasset.

En finir avec le « miracle économique chilien »

En octobre 2019, la plus vaste contestation populaire qu’ait connu le Chili depuis le retour de la démocratie en 1990 dévoilait l’envers du « miracle chilien ». Cette expression a été fréquemment employée pour désigner le formidable développement économique de cet État prétendument modèle, alors qu’émergent avec une terrible acuité renforcée par la Covid-19, les fragilités d’un système où « l’inégalité est loi commune »[1]. Les chiffres macro-économiques officiels et l’embellie touristique du pays ont longtemps servi de cache-misère à une réalité peu reluisante.


DES CHIFFRES MACROÉCONOMIQUES EN TROMPE-L’OEIL

Révéler « les failles du modèle chilien ». Tel était le mot d’ordre de la presse latino-américaine et mondiale à l’heure de l’explosion sociale d’octobre 2019 qui voyait le million de manifestants dépassé rien qu’à Santiago[2]. Cette première rupture d’ampleur avec le modèle de développement néolibéral, ou du moins avec l’imaginaire dichotomique « égalitaire-individualiste »[3] s’est confirmée le 25 octobre dernier avec la nette victoire du « oui » (78 %) au référendum péniblement concédé aux Chiliens par leur président Sebastián Piñera. Pourtant, si l’on s’en tient aux principaux chiffres macro-économiques, le Chili n’en demeure pas moins la tête de gondole du développement latino-américain.

La paternité du modèle économique en vigueur revient à Augusto Pinochet et sa junte militaro-conservatrice. Au pouvoir, le régime pinochetiste remit au goût du jour un modèle économique qui, sans être tout à fait nouveau pour le Chili, s’est imposé dans des proportions encore jamais connues : une libéralisation générale et des privatisations en cascade de nombreux secteurs, de l’énergie (eau, gaz, électricité) à la santé en passant par les divers fonds de pension (retraites etc.), ainsi qu’une baisse drastique des impôts sur les bénéfices des sociétés (dont le taux depuis 1984 n’a jamais dépassé 20 %). Le passage au modèle néolibéral signe aussi l’arrivée massive de capitaux étrangers, logiquement séduits par la quasi-suppression des taxes à l’exportation (un droit de douane uniformisé à hauteur de 10% est par exemple mis en place en 1979 alors qu’il dépassait 100 % avant 1980). En 1989, les investissements étrangers représentent ainsi 20,3 % du PIB chilien contre 11,3% en 1982[4].

Le retrait de Pinochet ne freine pas les politiques néolibérales. Leurs effets – en apparence – positifs se font véritablement sentir dans la décennie 1990. Le taux de croissance atteint ainsi 11 % en 1992 (Banque Mondiale) et dépasse régulièrement depuis et presque sans interruption les 4 %. Le PIB par habitant est aujourd’hui cinq fois supérieur à 1990. Des chiffres macroéconomiques à faire pâlir d’envie, qui placent le Chili largement en tête des pays les plus riches de la zone sud-américaine et caraïbe avec un PIB de 25 041 $ et un PIB/hab. de 15 293 $ (données OCDE) en 2018 contre 9 023 $ [5] en moyenne pour le reste du continent.

À y regarder de plus près, certains indicateurs sont cependant moins élogieux : le taux de chômage, bien qu’en baisse de deux points en moyenne par rapport à la fin des années 2010, stagne autour de 6 à 7 % des actifs (7,2 % en 2019 selon le PNUD), le salaire médian n’est que de 550 $/mois et les pensions de retraite de 286 $/mois. Il faut mettre ces chiffres en perspective avec la libéralisation paroxystique qu’a connue le Chili, et avec le coût élevé de la vie qui en découle.

“Les salaires au Chili sont en total décalage avec le coût de la vie. Ils ne permettent même pas d’acheter ce qui est produit ici, et c’est pour cela que l’endettement a tant augmenté » : tel est le constat que dresse l’économiste Marco Kremerman (Fundación Sol). À ce titre, et bien qu’il soit impossible de déterminer une moyenne précise des dépenses mensuelles par individu, nous pouvons estimer que le coût de la vie mensuel moyen par individu pour un foyer de deux personnes habitant à Santiago est de 732 $ environ (dont 57 % rien que pour le logement)[6] soit plus de 1400 $ par mois et par foyer. Compte tenu du salaire médian au Chili, il semble évident que le risque de précarité est élevé pour une large part de la population. Ce qui rend parfois nécessaires les compléments informels (travail non déclaré, sans protections sociales ni possibilités de cotisation) dont le taux (hors agriculture) est estimé à 27,7 % (PNUD). Enfin, selon l’OCDE, 53 % des Chiliens pourraient basculer dans la pauvreté s’il devaient renoncer à trois mois de leur salaire.

Si ces quelques données nuancent déjà l’ampleur du “miracle économique” qu’aurait connu le Chili, celui-ci a pourtant la particularité de posséder un taux de pauvreté officiel tout à fait honorable de 8,6 % en 2017 (à titre de comparaison, le taux de pauvreté français à la même date culminait à 14,1 %). Le fait est que la pauvreté monétaire a effectivement chuté depuis 1990 (entre 2006 et 2017, pauvreté et extrême pauvreté ont respectivement diminué de 72 % et 83 %)[7]. Mais encore faut-il que cet indicateur renvoie à des réalités autres que numériques. L’indice de pauvreté multidimensionnelle, introduit récemment par le gouvernement chilien, a l’avantage de prendre en compte les manifestations extra-monétaires de la pauvreté : il s’attache aux manquements dans les domaines de la santé, de l’alimentation, de l’éducation, ou du logement. 20,7 % des Chiliens (3,5 millions de personnes) sont concernés[8], par l’une de ces formes de pauvreté multidimensionnelle, et 3,4 % d’entre eux (soit environ 600 000 personnes) expérimentent la pauvreté sous chacune de ses formes. L’écart avec la part de la population touchée par la seule pauvreté monétaire, est notable.

Si cet indicateur ne saurait être suffisant pour valider un contre-discours au modèle de développement en vigueur au Chili, il nous invite à nuancer les données strictement monétaires. Cependant, il ne prendrait sens que si les données chiliennes pouvaient être comparées à celles d’autres pays latino-américains. Or, ces données sont issues du gouvernement chilien et de l’enquête « CASEN » du Ministère du Développement Social et de la Famille. En l’état, les organismes internationaux n’ont encore effectué aucune étude visant à mettre en regard la pauvreté multidimensionnelle du Chili et celle des pays environnants. La prudence reste donc de mise.

http://observatorio.ministeriodesarrollosocial.gob.cl/casen-multidimensional/casen/docs/Resultados_pobreza_Casen_2017.pdf
Au Chili, la pauvreté multidimensionnelle, plus élevée que la pauvreté en terme de revenus, est parfois un meilleur indicateur des réalités régionales. © CASEN 2017, Ministerio de Desarrollo Social y Familia

Si le caractère inégalitaire du système chilien est indéniable, encore faut-il en mesurer l’ampleur. À partir de la méthodologie de l’Asociación Nacional Automotriz de Chile (ANAC) et de l’Asociación de Investigadores de Mercado (AIM) qui envisagent une division en 7 groupes ou sous-groupes socioéconomiques (AB, C1a, C1b, C2, C3, D, E), nous proposons la synthèse suivante pour illustrer l’état des écarts de richesses au sein de la société chilienne : le groupe que l’on nommera « élites » (AB) représente seulement 1 % des Chiliens et 3 % des Santiaguinos (habitants de Santiago, ndlr) et occupe dans son extrême majorité des postes à très haute qualification. Le revenu mensuel médian par foyer des élites est d’environ 8300 $, 89 % bénéficient du système de soin privé (Isapre) et 78 % possèdent un véhicule personnel, indépendamment de l’utilisation d’un véhicule à usage uniquement professionnel (véhicule de société, véhicule avec chauffeur).

L’écart avec le groupe socioéconomique suivant, équivalent à une classe moyenne à moyenne supérieure (C1a, C1b) est déjà significatif : ces derniers représentent 12 % des Chiliens et 17 % des Santiaguinos, occupent dans 87 % des cas des postes qualifiés, exceptionnellement très qualifiés (essentiellement universitaires) et possède un revenu mensuel médian/foyer compris entre 2650 et 3650 $ environ. Ils bénéficient à 64 % du système de santé privé et à 29 % du système de santé public (à un niveau de couverture faible qui requiert des compléments onéreux). 54 % possèdent un véhicule personnel.

Les différentiels de richesse se creusent encore avec les classes les moins aisées dont on a d’ores et déjà compris qu’elles regroupent une très grande majorité des Chiliens. Ainsi, nous regrouperons dans une classe moyenne à moyenne inférieure (C2, C3) 37 % d’entre eux et 43 % des habitants de Santiago (où c’est le groupe socioéconomique le plus représenté). Leur revenu mensuel médian/foyer est compris entre 1150 $ et 1750 $ et ils occupent principalement des postes à moyenne qualification ou à qualification technique. 16 % bénéficient toutefois du système de santé privé et 66 % du système de santé public (à un niveau de couverture moyen avec accès payants à des assurances complémentaires), quand 38 % possèdent un véhicule personnel.

Enfin, le groupe socio-économique le plus important est constitué, sans surprise, des classes populaires (D,E) qui représentent 50 % des Chiliens et 37 % des Santiaguinos et dont le revenu mensuel médian par foyer est compris entre 410 $ et 720 $. Ils occupent des postes peu ou pas qualifiés (environ la moitié n’atteint pas le secondaire) et sont les premiers touchés par le chômage. S’ils bénéficient à 92 % du système de santé public (au niveau de couverture le plus haut) cela n’exclut pourtant pas de devoir parfois recourir à des compléments payants pour des soins plus spécifiques, et cela implique aussi que certains d’entre eux n’ont aucune couverture santé. Seuls 18 % possèdent un véhicule personnel.

Pour prendre véritablement la mesure des inégalités au Chili, il faut aussi avoir en tête le poids que représente ce discrédit social. La dictature a construit ou du moins confirmé à partir de bases plus anciennes un ordre social hiérarchique basé sur un imaginaire. Concrètement, les générations qui ont vécu la dictature ont une tendance plus forte à légitimer ces inégalités. Et ce phénomène a la particularité de « [transcender] toute la pyramide sociale » (voir note 3). Le discours qui brandit la promesse d’une diminution de la pauvreté par l’effort individuel, contribue davantage à jeter l’anathème sur une partie des Chiliens dont la pauvreté est synonyme de rupture du lien social voire de « dé-citoyennisation ». Cette forte acceptabilité tacite fait que l’égalité sociale n’est pas systématiquement perçue comme un but vers lequel tendre. D’où l’existence d’une défiance entre élites et classes populaires mais aussi parfois entre les membres d’un même groupe socio-économique. Sans pouvoir mobiliser un capital social ou intellectuel préexistant, toutes les conditions d’une pauvreté multidimensionnelle et surtout pluri-générationnelle sont réunies. Pour la génération née après 1990 notamment, rompre avec cette acceptabilité et revendiquer un droit à la dignité semble fondamental. N’est-ce pas d’ailleurs ainsi que les manifestants avaient rebaptisé la Plaza Baquedano de Santiago ? C’est en cela qu’on peut qualifier d’historique l’explosion sociale d’octobre 2019, qui, pour la première fois, marque une volonté des Chiliens eux-mêmes de mettre fin à l’inertie de leur modèle.

LES IMPLICATIONS SPATIALES D’UN MAILLAGE POLITICO-ÉCONOMIQUE AUX RACINES PINOCHETISTES

L’héritage du régime de Pinochet n’est pas seulement économique ; il est également spatial. Il est encore présent à travers le maillage actuel de la plupart des grandes agglomérations. Avec l’ouverture significative aux capitaux privés est en effet apparue la nécessité de faire correspondre le Chili à une certaine image, mélange de topoi fabriqués par les autorités et de visions occidentales importées avec ces mêmes capitaux. Politique marquante du régime pinochetiste, la stratégie de « limpieza » [nettoyage, ndlr] est en grande partie à l’origine de l’organisation socio-spatiale des villes chiliennes notamment du Grand Santiago.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Carte indiquant le nombre de familles déplacées et leurs communes d’origine, essentiellement des espaces centraux © JUAN CORREA

Ce nettoyage à la fois ethnique et économique s’est traduit concrètement par la déportation de quartiers entiers vers des zones périphériques peu ou pas connectées. On remarque à ce titre grâce aux productions graphiques du géographe urbaniste Juan Correa combien la ville-centre de Santiago et certaines de ses communes limitrophes ont été particulièrement touchées. Sélectionnés en fonction de leur intérêt économique, les quartiers déplacés ont accouché d’une ville hiérarchisée en fonction de la rentabilité.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Carte indiquant les zones où ont été relocalisées les familles déplacées (“erradicas”, arrachées à leurs racines, ndlr), essentiellement en périphérie

Cette réorganisation de l’espace à visée politique et financière a donc fixé des noyaux de peuplement répartis selon leurs caractéristiques socio-économiques. Il est d’ailleurs aisé de constater la corrélation entre certains des quartiers les plus concernés par cette déportation organisée et la distribution actuelle des groupes sociaux précédemment évoqués. Le quart nord-est de Santiago a ainsi vu s’y regrouper les élites et est aujourd’hui la zone la plus onéreuse de l’agglomération. Devenue une banlieue résidentielle aisée, c’est aussi une interface stratégique qui s’ouvre sur un espace touristique de premier plan pour ce qui est des sports d’hiver.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Distribution spatiale des groupes socioéconomiques du Grand Santiago. © JUAN CORREA

Surtout, puisque soumis aux lois du marché immobilier, le prix du sol a significativement augmenté – on constate une hausse de 105 % sur la dernière décennie selon Juan Correa. Outre un phénomène de gentrification « traditionnelle » autour des principaux lieux d’intérêt ou à fort potentiel économique, les agglomérations urbaines et particulièrement Santiago subissent en plus une autre hiérarchisation cette fois des sols eux-mêmes, que se disputent les promoteurs. Inégalités socio-spatiales entre citoyens donc mais aussi inégalités entre les entreprises elles-mêmes. Le prix du sol est aussi largement lié au développement des transports en commun. Et l’augmentation du prix du ticket de métro qui a fait descendre les Chiliens dans la rue n’était que la partie émergée de l’iceberg. À cause de la concurrence exacerbée et d’une intense activité de lobbying dans les secteurs des travaux publics, l’implantation ou le prolongement de lignes de transports en commun a pour conséquence première, plutôt que le désenclavement, une augmentation significative du prix des sols et avec eux du prix de l’immobilier.

Alors qu’une majorité y est très dépendante, il semble finalement favoriser une atteinte sérieuse au « droit à la ville »[9] pour de nombreux Chiliens, déjà repoussés en périphérie par le maillage hérité de la dictature. En avalisant le discours néolibéral et en organisant l’espace en fonction, le régime pinochetiste a ainsi largement produit les conditions d’une pauvreté multidimensionnelle. Aggravée par toutes les implications déjà évoquées, et ne pouvant se résorber par le seul volontarisme individuel, elle tend à se maintenir par inertie. 

UNE APPROCHE CRITIQUE DU DÉVELOPPEMENT AU PRISME DES « MASQUES DU TOURISME » : LA RÉGION DE VALPARAÍSO

Le fait touristique constitue un cas d’école. C’est aujourd’hui le secteur qui connaît la croissance la plus rapide (104 % entre 2008 et 2018)[10]. De plus, il s’insère à merveille dans le maillage hérité de la dictature – et tend à devenir un objet touristique, avec l’émergence d’un tourisme mémoriel. C’est d’ailleurs sous le régime de Pinochet que sont jetées les bases d’un modèle touristique chilien vraiment ambitieux avec la création du Sernatur (Servicio Nacional de Turismo), un organisme autonome disposant à l’origine de pouvoirs quasi coercitifs pour installer durablement le tourisme au Chili.

Le tourisme, et ses masques, pour reprendre la formule du géographe français Georges Cazes[11], sont un exemple probant des fameuses failles du modèle chilien dissimulées par un discours romantique sur le développement. Il est intéressant de constater comment la distribution des groupes socioéconomiques est aussi liée à la hiérarchisation qui est faite des territoires selon leur potentiel touristique. Mieux encore, les acteurs économiques des territoires concernés fabriquent une touristicité idéale[12] qui reprend les codes du discours néolibéral chilien. Le tourisme signerait ainsi l’essor du développement local et régional, promettrait l’insertion économique d’anciennes marges et offrirait de nombreuses perspectives pour de nombreux travailleurs.

La région de Valparaíso et Viña del Mar, en plus d’être depuis longtemps le coeur économique du pays pour sa façade littorale et portuaire est aussi la plus touristique (avec plus de 5 000 000 de visiteurs /an en 2018). Elle est vantée par le Sernatur comme une région aux multiples facettes, terre de naissance des plus célèbres noms de la littérature chilienne, parcourue à la fois de plages de sable blanc et de montagnes pour « amateurs de l’expérience outdoor »[13] ; elle a en plus la bonne idée de participer à hauteur de 3 à 4 % au PIB national et de générer plus de 5 % des emplois. Si le postulat d’un tourisme intégrateur est largement acceptable, particulièrement dans les régions extrêmes du Chili (Atacama, Patagonie), une approche plus fine est nécessaire pour y constater des inégalités d’échelles importantes.

Les premiers versants à l’ouest de Valparaíso, ville urbanisée du bas vers le haut, offrent ainsi une forme originale d’occupation du territoire dans les quebradas, sortes de marges naturelles en forme de vallées encaissées qui sont devenues au fil du temps des marges socio-économiques. Elles abritent des quartiers majoritairement informels, réunis autour d’une sociabilité nouvelle, face au désintérêt de la planification urbaine et à l’explosion du prix des sols et de l’immobilier, une dynamique qui n’est donc pas endogène au Grand Santiago.

http://revistainvi.uchile.cl/index.php/INVI/article/view/660/1098
Urbanisation du bas vers le haut et habitats informels dans les quebradas de Valparaíso. © ANDREA PINO VASQUEZ, LAUTARO OJEDA LEDESMA

S’il ne s’agit pas à proprement parler de bidonvilles car on y trouve une certaine mixité sociale, elles restent des périphéries majoritairement pauvres, délaissées et invisibilisées par l’apport d’un discours touristique sur le développement. Cet effet de relégation, alimenté par une croissance des coûts dans le centre-ville encourage le modèle du campement auto-construit[14] et pousse de plus en plus de néo-pauvres à venir y résider (un phénomène en hausse de 48 % sur la période 2011-2018 selon l’association Un Techo Para Chile). Surtout, cette forme d’urbanisation expose davantage ses habitants aux risques naturels liés à l’escarpement comme les glissements de terrain ou encore les incendies. En 2014 un incendie particulièrement marquant y avait notamment fait 15 morts.

http://www.atisba.cl/2014/04/incendio-en-valparaiso-57-de-las-viviendas-afectadas-pertenecen-a-familias-vulnerables-2/
Derrière un littoral gentrifié, la vulnérabilité notamment face aux incendies augmente avec l’exclusion sociale et l’urbanisation informelle © ATISBA.CL

Le tourisme incarne donc ce modèle de développement à deux vitesses – alors que 12 % des Chiliens déclarent n’effectuer aucun voyage sous quelque forme que ce soit durant l’année. Il constitue également un formidable outil de contrôle politique particulièrement en cette période de crise sanitaire, où la reprise progressive de l’activité touristique a été encouragée, pour ce qui est du tourisme intérieur, à l’aide de permis de voyages entre régions. Malgré une marge de manœuvre réduite pour les voyageurs, cela profite de fait aux Chiliens pouvant partir en vacances, et n’étant pas en quarantaine comme c’est souvent le cas des quartiers informels. Une planification qui impose donc ce qu’on pourrait appeler, en pastichant Henri Lefebvre, un droit au territoire à géométrie variable, dont les racines se trouvent davantage dans les inégalités chroniques du modèle chilien que dans la pandémie elle-même.

LE MODÈLE CHILIEN FACE À LA COVID-19 : DES CONSÉQUENCES À PLUS OU MOINS LONG TERME

https://www.france24.com/es/20200602-chile-pandemia-covid19-repunte-capacidad-hospitalaria-cuarentena
Face au mesures de confinement, les classes populaires ont manifesté leur désespoir. Ici, la banderole indique : « Si le virus ne nous tue pas, c’est la faim qui nous tue ». © Martín Bernetti / AFPi. Mai 2020

Si les premiers cas de coronavirus au Chili sont apparus dans les quartiers aisés, la contagion s’est rapidement déplacée vers les quartiers populaires (notamment le sud-est pour ce qui est de Santiago)[15]. Les inégalités socio-spatiales et leurs implications concrètes (promiscuité, hygiène difficile, désertification médicale) favorisent l’augmentation du nombre de malades, surtout du nombre de malades pauvres[16], tandis que la pandémie devrait générer au Chili d’ici la fin 2020 une augmentation de la seule pauvreté monétaire de près de 4 points. Pour le Grand Santiago, les statistiques livrent un constat accablant : le taux de mortalité pour 100 000 habitants est d’environ 2 à 2,5 fois plus élevé dans les quartiers au fort taux de pauvreté que dans les quartiers où ce taux est faible. Et ce parce que la distribution de la vulnérabilité suit ce même schéma. Les foyers les moins aisés sont plus exposés au virus, du fait de leur éloignement et car ils n’ont pas la même capacité à y faire face, en raison de leurs conditions de vie et de travail et du faible capital économique immédiatement mobilisable. Nous ne manquerons pas d’ailleurs de relever la proximité entre la distribution spatiale des groupes socio-économiques et celle de la vulnérabilité[17].

https://www.techo.org/chile/techo-al-dia/mapas-revelan-distribucion-de-vulnerabilidad-social-frente-al-covid-19/
Distribution socio-spatiale de la vulnérabilité face à la Covid-19. Il apparaît que les groupes socio-économiques les plus pauvres sont davantage exposés. © UN TECHO PARA CHILE

La crise économique n’a donc que révélé les failles du système lui-même. Née des mouvements sociaux et aggravée par la pandémie, elle a été jugulée dans l’urgence par des fonds a priori publics. Mais ces fonds proviennent en réalité et en grande partie des économies personnelles des Chiliens eux-mêmes via des systèmes d’ahorros [économies, ndlr] administrés par des organismes privés chargés de les mutualiser et de les faire fructifier. Cette interdépendance se retrouve dans le fonctionnement d’autres systèmes de pensions et notamment celui des retraites. Réforme entreprise au début de la dictature, l’abolition du régime par répartition et le passage à un système par capitalisation individuelle à travers des caisses – qui avaient le mérite rare de ne pas être en concurrence les unes avec les autres – promettait un taux de réversion particulièrement élevé. Mais les rendements ont été moindres, les placements risqués et la grande majorité des pensions sont aujourd’hui inférieures au salaire minimum alors que le taux de prélèvement sur salaire (10 %) reste inchangé. La réforme des retraites était d’ailleurs rapidement venue gonfler les revendications des manifestants considérant qu’elle n’a pas tenu ses promesses. En définitive, ces nombreux systèmes de capitalisation individuelle contribuent au contraire à figer les inégalités. Et ils ne sont pas de nature à répondre à des crises exceptionnelles comme la Covid-19 qui renforce la tension dans les groupes socio-économiques les plus poreux.

Le Chili est aujourd’hui à un carrefour et il serait faux de croire que le peuple est totalement uni. Mais le changement constitutionnel qui s’annonce semble bien confirmer la rupture avec le discours néolibéral qui a institué des inégalités profondes et enchevêtrées. Le résultat du référendum sonne comme une ouverture vers de nouveaux possibles ainsi que comme un nouveau défi : garder en vie les aspirations d’octobre 2019 qui ont récemment ressurgi à bien moindre échelle et lancer des transformations plus profondes sans se limiter aux plans juridique ou symbolique. 

Notes :

[1] A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II, 1840

[2] https://lvsl.fr/chili-effondrement-systeme-pinochet/#sdfootnote1sym

[3] R. Théodore, « La légitimation des inégalités socio-économiques au Chili. Essai sur les imaginaires sociaux », Problèmes d’Amérique latine, 2016/3 (N° 102), p. 75-94

[4] H. Buchi, La transformación económica de Chile : del estatismo a la libertad económica, 1993

[5] Ndlr, par souci de clairvoyance, nous utilisons le dollar américain (et non le peso) comme échelle de valeur tout au long de l’article

[6] https://www.publimetro.cl/cl/noticias/2018/12/17/sondeo-publimetro-cuanto-costaria-subsistir-un-mes-en-chile-si-la-vida-se-tratara-de-circunstancias-promedio.html

[7] A. Fresno, R. Spencer, C. Zaouche-Gaudron, « Pauvreté au Chili », ERES, « Empan », 2005/4 no 60 | pages 133 à 141 

[8] http://observatorio.ministeriodesarrollosocial.gob.cl/casen-multidimensional/casen/docs/Resultados_pobreza_Casen_2017.pdf

[9] H. Lefevbre, Le Droit à la ville, 1968

[10] https://www.eleconomistaamerica.cl/economia-eAm-chile/noticias/10375101/02/20/Chile-promueve-la-naturaleza-y-la-aventura-como-motores-del-sector-turismo.html

[11] G. Cazes, G. Courade, « Les masques du tourisme », in Revue du Tiers-monde, 2004/2 (n° 178)

[12] https://www.elmostrador.cl/noticias/opinion/2014/04/23/valparaiso-las-elites-y-la-marginacion/

[13] https://www.sernatur.cl/region/valparaiso/

[14] A. Pino Vásquez, L. Ojeda Ledesma, « Ciudad y hábitat informal: las tomas de terreno y la autoconstrucción en las quebradas de Valparaíso », Revista INVI, 28(78), 109-140, 2013

[15] F. Vergara, J. Correa, C.Aguirre-Nuñez, « The Spatial Correlation between the Spread of COVID-19 and Vulnerable Urban Areas in Santiago de Chile », 2020

[16] https://www.ciperchile.cl/2020/10/17/hacinamiento-la-variable-clave-en-la-propagacion-del-covid-19-en-el-gran-santiago/

[17] https://www.techo.org/chile/techo-al-dia/mapas-revelan-distribucion-de-vulnerabilidad-social-frente-al-covid-19/