L’explosion à Beyrouth, produit de la déliquescence de l’État libanais

Manifestations Beyrouth
Des manifestants libanais enflamment le centre-ville de Beyrouth en octobre 2019, au début de la thawra (révolution). © Blandine Lavignon

À Beyrouth, l’explosion du 4 août dernier a tout balayé sur son passage, du centre-ville ultra-moderne qui fait face au port jusque dans les quartiers périphériques, en passant par le quartier historique de Gemmayzeh. Les bâtiments se sont effondrés  sur un périmètre de plus de 17 kilomètres. Beyrouth, ravagée par la terrible explosion demande des comptes. Comment 2 700 tonnes de nitrates d’ammonium ont pu se retrouver stockées sans surveillance dans son port durant six longues années à proximité du centre-ville de Beyrouth ? Ce terrible drame met en évidence la faillite et la responsabilité de l’État libanais, mais aussi la structure même de celui-ci, ayant rendu possible une telle négligence meurtrière.


La construction du port de Beyrouth date de 1887. Doté d’un terminal conteneur au début des années 2000, c’est un rouage économique et stratégique essentiel du pays puisque 80% des importations du pays y transitent. Il a fait l’objet ces dernières années de nombreux travaux d’agrandissement, à coups d’investissements massifs de la part de l’État. Pour cause, l’objectif est de le transformer en véritable hub régional.

En 2014, le cargo moldave Rhosus est contraint de faire étape à Beyrouth du fait de problèmes techniques. Il se voit finalement saisir sa cargaison, alors qu’il devait initialement livrer une société d’explosifs au Mozambique. Il possède à son bord 2 700 tonnes de nitrates d’ammonium. Le 27 juin 2014, le juge des référés de Beyrouth demande le placement de ce stock sous la garde du Ministère des transports ainsi que la sécurisation du lieu de stockage. En attendant, le hangar 12 du port de Beyrouth accueille le nitrate. Ce stockage provisoire dure alors six années, malgré les notifications régulières aux responsables politiques et à la justice de la présence problématique d’un tel stock.

La responsabilité de l’État libanais

D’après un rapport de la Sécurité de l’État consulté par Reuters, le Premier ministre et le président de la République avaient encore été prévenus le 20 juillet dernier du risque causé par cette cargaison, ainsi que de la nécessité de sécuriser le stock en dehors du port. Il était pourtant de notoriété publique, d’après de nombreux témoignages d’employés du port, que le hangar contenait du matériel extrêmement dangereux. Si la cause du départ de l’incendie qui a déclenché l’explosion reste encore à déterminer, le stockage d’une telle quantité de matière explosive à côté du centre-ville engage la responsabilité de l’État libanais.

Récemment, la zone du stock d’ammonium faisait l’objet de travaux qui n’étaient pas surveillés en permanence et sans bénéficier non plus d’une sécurisation adéquate. Le 4 août, à 18 heures, un incendie se déclare à proximité du hangar. Une première explosion ainsi qu’un nuage de fumée sont alors visibles, puis survient la puissante explosion due aux nitrates d’ammonium. Le creusement d’un cratère de 40 mètres de profondeur témoigne de sa violence.

Encore sous le choc de la catastrophe, les Libanais voient fleurir nombre de théories sur la cause de l’explosion sur les réseaux sociaux. La plus récurrente est celle de l’attentat : le responsable serait le Hezbollah (parti libanais disposant d’une branche paramilitaire légalement armée), ou encore l’ennemi sioniste (Israël, avec lequel le Liban est toujours officiellement en guerre). Si dans un premier temps, il est difficile de conclure à l’entière responsabilité de l’État libanais, ses dirigeants brillent pourtant par leur absence de déclarations à la suite du drame.

Pour cause, si la seule chose sur laquelle la classe politique libanaise arrive à s’entendre, c’est bien pour faire front commun et refuser de porter la responsabilité de sa négligence qui a coûté la vie à 171 personnes, et a fait plus de 6 000 blessés. La plupart des dirigeants affirment alors découvrir le contenu du hangar 12, comme le leader du Hezbollah Hassan Nasrallah qui assure alors mieux connaitre le port d’Haïfa que celui de Beyrouth. Cruelle ironie puisque Nasrallah avait menacé Israël en 2017 de faire exploser le nitrate d’ammonium stocké dans le port d’Haïfa.

La classe politique libanaise semble bien décidée à garder la mainmise sur cette affaire. Ainsi, le président Michel Aoun a refusé une enquête internationale, arguant du fait que cela desservirait la confiance en la justice libanaise et qu’il s’agissait avant tout d’un souci de souveraineté. Le dossier de l’enquête a donc été transféré à la Cour de justice, sous la houlette de Ghassan Oueidate, procureur général. Le choix de cette instance n’est pas anodin puisque celle-ci juge les crimes portant atteinte à la sécurité de l’État libanais et à la paix civile. Dès lors, l’État libanais se positionne en victime de la catastrophe, refusant de facto d’en reconnaitre sa part de responsabilités.

Cette stratégie de déresponsabilisation repose surtout sur la préservation du schéma de corruption grâce à un mécanisme bien huilé. Non contents d’essayer de faire admettre qu’ils ne savaient rien, les dirigeants cherchent désormais à faire reposer le drame sur le bas de la hiérarchie. Ainsi, des coupables tout désignés ont été placés en détention provisoire, notamment le directeur général des douanes, Badri Daher, ainsi que deux autres responsables des douanes et du port. Les scandales de corruption sont fréquents lors des déclarations douanières, dont le coût s’élève à plus d’un milliard de dollars par an. Le directeur des douanes avait par ailleurs porté plainte cette année contre un reportage mettant en lumière son implication dans la corruption du port. 16 fonctionnaires des deux structures ont également été arrêtés, laissant croire à l’efficacité de l’enquête libanaise. Pourtant, le directeur des douanes avait régulièrement demandé la vente ou l’exportation du stock d’ammonium ces dernières années, mais il aurait adressé ces requêtes sans suivre les étapes de la procédure légale. L’imbroglio administratif de l’État libanais et de ses lois renforcent le schéma de corruption, amenant à un enchevêtrement tel qu’il est impossible de remonter la chaine des responsabilités et que les coupables désignés, s’ils ne sont certes pas étrangers à ces pratiques, n’en sont pas moins qu’un maillon. Les arrestations pour la forme ne donnent pas de réponse à la population libanaise sur les causes de la catastrophe.

L’absence de traçabilité et de sanctions judiciaires vis-à-vis des affaires de corruption renforce ce phénomène. Et pour cause, le système judiciaire est lié au système politique, qui décide des nominations. Pour cette raison, la nomination du juge d’instruction de l’enquête a notamment clivé la scène politique libanaise, retardant le début de l’enquête et laissant craindre pour l’indépendance de l’enquête. Le juge Fadi Sawan, du tribunal militaire, a été finalement choisi.

L’État libanais, coquille vide au service des intérêts communautaires

Le 10 août, suite au scandale provoqué par la catastrophe, le Premier ministre Hassan Diab présente sa démission alors que de nombreux ministres avaient déjà claqué la porte du gouvernement. La démission de Hassan Diab fait suite à l’annonce de la tenue d’élections législatives anticipées. En l’absence d’une alternative structurée, ces élections risquent de devenir une stratégie de la classe au pouvoir pour se maintenir, en rebattant elle-même les cartes d’une nouvelle opposition. Comme présageant cela, le Premier ministre démissionnaire a déclaré dans son allocution télévisée que ce désastre était « le produit d’une corruption endémique au sein de l’État ». Cette phrase souligne que l’État libanais apparait être une coquille vide, pris dans un engrenage de corruption. L’une des revendications principales du mouvement du 17 octobre (thawra, révolution en arabe) était ainsi d’avoir un véritable État fort, une nation libanaise.

Pour cause, l’accord de Taëf (22 octobre 1989) qui a acté la fin des 15 ans de la guerre civile, a organisé le Liban sur le principe du confessionnalisme politique (inspiré du découpage politique du régime de la Mutasarrifiyyade de 1861). Chaque confession est ainsi représentée au sein du gouvernement et l’organisation du pouvoir est répartie entre celles-ci (ainsi, le président de la République est chrétien maronite, le président de l’Assemblée Nationale est musulman chiite, et le Premier ministre est musulman sunnite). Les caisses de financements de l’État se retrouvent réparties entre communautés. Cette répartition étatique est un formidable moyen pour les leaders communautaires de se départager le pays. Le partage du pouvoir contribue à dessiner des clivages verticaux dans la société et impacte le développement institutionnel ainsi que l’assise de l’État dans la société libanaise.

Ainsi, la figure du zaïm, le chef de clan, à laquelle on prête allégeance, passe au-dessus de la figure de l’État. Il est difficile alors pour l’État ou pour toute alternative de s’imposer face aux avantages obtenus par le biais de ce système, en particulier au vu de la situation économique critique. Cette configuration amène également à de la « petite corruption » avec le système de la wasta. Ainsi, l’obtention d’un emploi, comme n’importe quelle démarche administrative, est conditionnée par une relation avec un fonctionnaire et le paiement d’une somme d’argent. Ce trafic d’influence renforce les bases du confessionnalisme. Il comporte aussi le risque de failles sécuritaires importantes puisqu’il n’existe aucun système d’audit des institutions.

Le régime fiscal non distributif du pays conditionne cette structure de la dépendance. D’après le sociologue Thierry Kochuyt, « la reconnaissance de la pauvreté n’est donc que partielle et l’assistance reste sélective, ce qui montre que la précarité n’est pas perçue comme une conséquence générale des mécanismes de marché, c’est-à-dire comme un phénomène socio-économique qui touche toutes les communautés »1. Ainsi, les chaines de solidarité et le maillage communautaire remplacent l’État, en l’absence de protection publique.

Dans cette configuration, la prise en charge des soins des victimes de l’explosion est une question complexe. L’État a assuré qu’il prendrait à sa charge les frais médicaux engagés, mais sans en dire plus. Traditionnellement, l’État n’assure que peu la sécurité sociale et médicale de ses citoyens. Pour cause, la plupart de ces secteurs sont presque entièrement privatisés. L’État se décharge donc de sa responsabilité et de son action vis-à-vis de ceux-ci. La privatisation à outrance est certes l’une des résultantes des demandes des bailleurs de fonds, mais aussi et surtout la résultant de la construction d’un discours politique. Le poids exorbitant de la dette publique justifie ce discours récurrent sur la scène politique libanaise depuis les années 2000. La privatisation serait alors la recette miracle pour que cessent les maux économiques du pays.

La privatisation presque totale du système hospitalier engendre d’importants coûts d’hospitalisation pour la population libanaise. Les hôpitaux publics ne disposent que de 1 500 lits alors que l’explosion a fait plus de 6 000 blessés. Ils pâtissent aussi de la vétusté de leurs équipements et d’un sous-investissement sectoriel. Les circuits de la corruption subtiliseraient environ 30% du budget alloué à l’hôpital, d’après Waël Abou Faour. Cet ancien Ministre de la santé avait fait sien le combat contre la corruption dans cette institution.

De son côté, la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) ne couvre qu’une partie de la population et s’applique seulement aux frais de services de soin. Environ 130 000 libanais ne disposent d’aucune couverture concernant leur santé. Alors que l’explosion a fortement endommagé les entrepôts du Ministère de la Santé, et que l’OMS estime à plus de la moitié les hôpitaux hors-service dans la capitale, reste à savoir dans quelle mesure la prise en charge sera possible dans un système hospitalier déjà saturé et en crise depuis de long mois.

Les hôpitaux de campagne mis en place par certains pays de l’aide internationale (Iran, Qatar, Russie, Jordanie et Maroc) pallient à ce manque en prenant en charge gratuitement les blessés et en distribuant des médicaments, mais face à cette aide ponctuelle, le secteur médical libanais est à bout de souffle.

La question de la reconstruction

La question du coût de la reconstruction de Beyrouth se pose également, avec des dégâts évalués à 15 milliards de dollars. Qui paiera la reconstruction dans un pays exsangue ? Le Liban traverse actuellement la pire crise économique de son histoire contemporaine avec une dévaluation de plus de 80% de sa monnaie et un système économique à bout de souffle. La crise du coronavirus a encore accentué cette situation, dans un pays où une part importante de la population vit d’un revenu journalier.

Beyrouth n’a jamais été totalement reconstruite après la guerre civile. Les immeubles en ruines, criblés de balles, font partie intégrante du paysage urbain et côtoient des constructions ultra modernes. Les infrastructures et les institutions sont en grande partie héritées de la guerre. La guerre civile (1975-1990) a endommagé et détruit nombre d’entre elles. À la fin de celle-ci, l’effort de reconstruction ne s’est concentré que sur une infime partie de ces défaillances, sans équiper et développer les nouvelles zones urbaines résultants des déplacements forcés pendant le conflit. Les reconstructions n’ont pas été sans avantager le pouvoir politique via des conflits d’intérêts dans les appels d’offre.

L’exemple le plus marquant de cette dynamique est la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, initiée par le Premier ministre Rafic Hariri (assassiné le 14 février 2005 dans un attentat). Sous couvert de l’approbation du Conseil de développement et de reconstruction (organisme public), celui-ci finance la reconstruction intégrale du centre-ville de Beyrouth via sa société privée Solidere, qui bénéficie ainsi de juteux contrats. La reconstruction intégrale permet ainsi la privatisation de la majeure partie du centre-ville. Par ailleurs, cette reconstruction ne tient pas compte de l’intérêt public, et entraîne la destruction de nombreux bâtiments d’époque. Ces derniers auraient pourtant pu faire l’objet d’une politique ambitieuse de préservation du patrimoine.Le nouveau centre-ville devient une vitrine vide d’un Beyrouth luxueux, fantasmé, mais qui tranche avec le centre-ville populaire et vivant de l’avant-guerre. Au delà, cette politique de reconstruction a renforcé les clivages urbains préexistants. Elle a en effet coupé le centre-ville des quartiers populaires de Badawi et de la Quarantina.

En 2006, lors de la guerre avec Israël, Tsahal bombarda lourdement la capitale libanaise, faisant 1 183 morts. Tsahal détruit alors environ 7 millions de mètres carrés d’habitations, avec un coût de reconstruction chiffré à 1,7 milliard de dollars. À l’époque, le Hezbollah avait financé l’essentiel de la reconstruction. En effet, les dégâts ont touché surtout la banlieue sud, la Dahiye, bastion du parti. Le Hezbollah avait alors créé en 2007 le programme de reconstruction « Waad » afin de mettre en œuvre et de gérer seul la reconstruction. Cela renforça alors son rôle d’acteur public incontournable pour une partie de la population libanaise. L’entreprise avait été un succès pour le parti, avec 196 logements construits, pour la plupart équipés de générateurs. Un vrai luxe dans l’un des quartiers les plus pauvres de Beyrouth, caractérisé notamment par de l’habitat illégal. La reconstruction de 2006 par le Hezbollah a donc définitivement consacré son emprise territorial sur cette zone de Beyrouth.

Aujourd’hui, 300 000 Libanais se retrouvent sans domicile après l’explosion du 4 août. Les citoyens se retrouvent en première ligne de la reconstruction des quartiers détruits par l’explosion. Tandis que les annonces d’aide et de planification de l’État concernant la reconstruction sont au point mort, les Libanais s’organisent pour déblayer les dégâts, réparer certaines infrastructures et reloger les habitants ayant perdu leur logement. Encore une fois, ce sont les réseaux de solidarité qui s’activent pour pallier le manque étatique. Ils bénéficient de l’appui de la diaspora libanaise et de la solidarité internationale. Mais les moyens manquent et la situation nécessite une importante aide humanitaire d’urgence. La « conférence internationale de soutien et d’appui à Beyrouth et au peuple libanais » a promis 252,7 millions d’euros d’aide. Mais elle n’a pas encore déterminé de quelle manière cette aide sera distribuée et coordonnée. Elle ne doit en effet pas passer par l’État libanais, condition à laquelle se sont engagés les donateurs.

Les destructions touchent principalement les quartiers historiques de Gemmayzeh et de Mar Mickael. Ces derniers abritent des demeures traditionnelles libanaises, pour certaines datant de l’époque ottomane. Mais elles touchent aussi les rares quartiers non gentrifiés du centre-ville de l’après-guerre. De nombreux habitants ont ainsi déjà été démarchés pour vendre leur logement. Il s’agit d’initiatives de promoteurs privés qui voient dans la reconstruction une formidable opportunité de spéculer et obtenir une vente à prix moindre, profitant de l’urgence de la situation des habitants. Les habitants du quartier, des associations et des chercheurs libanais se mobilisent déjà pour éviter que l’appétit des promoteurs immobiliers achève d’enterrer ce patrimoine architectural et ne déloge les habitants, comme ce fut le cas lors des précédentes reconstructions.

Face à l’incurie de la classe politique, le mouvement de contestation de la thawra a repris en force samedi dernier. Il a réuni plusieurs milliers de Libanais venus crier leur colère et leur indignation. Les potences dressées symboliquement sur la place des Martyrs signaient un message clair : le coupable est le gouvernement.

 

 

1- Kochuyt, Thierry. « La misère du Liban : une population appauvrie, peu d’État et plusieurs solidarités souterraines », Revue Tiers Monde, vol. 179, no. 3, 2004, pp. 515-537

L’émergence des sociétés militaires privées : la guerre à l’heure du néolibéralisme

© Logo officiel de Blackwater

La dernière tentative de coup d’État contre le président du Venezuela Nicolas Maduro n’a pas été menée par une agence liée au gouvernement américain, mais par une société militaire privée, basée aux États-Unis. Elle est symptomatique de la montée en puissance fulgurante de ces acteurs sur l’échiquier géopolitique. Plus d’un million de personnes travaillent aujourd’hui pour une société militaire privée dans le monde. Blackwater (américaine) en Irak ou Wagner (russe) en Libye [1] : ces compagnies ont pignon sur rue en zone de conflits. La privatisation de missions habituellement prises en charge par l’État ne touche dorénavant plus seulement le secteur économique, mais également les questions de défense et la gestion de la politique extérieure. La libéralisation des structures étatiques a rendu possible l’éclosion de ces sociétés. Censées combler les défaillances des armées, elles prennent aujourd’hui une importance croissante dans la conduite des affaires militaires.


Mercenaires et sociétés militaires privées

Pour nuancer le caractère supposément inédit du recours à des groupes privées par les États, il faut comprendre que ce n’est pourtant pas un fait nouveau dans l’histoire. Afin de pallier les manquements de l’armée, les structures dirigeantes ont souvent fait appel à des groupes qu’on qualifiera de « mercenaires ». Pour l’historien Yvon Garlan ce terme fait explicitement référence à « un soldat professionnel dont la conduite est avant tout dictée, non par son appartenance à une communauté politique, mais par l’appât du gain ». Stricto sensu, le recours aux mercenaires est aussi vieux que l’histoire.

«Vous ne savez donc pas que je vis de la guerre et que la paix me ruinerait »

Le cas de la Compagnia bianca (compagnie blanche) constitue réellement ce que l’on peut identifier comme l’ancêtre le plus lointain du modèle entrepreneurial des sociétés militaires privées actuelles. Créée en 1361 par John Hawkwood, cette structure rassemblait des soldats de plusieurs nationalités – Français, Anglais ou Allemands (pour beaucoup des rescapés de la guerre de Cent Ans). Cette compagnie n’a cessé de changer d’allégeance afin de se mettre au service du plus offrant, et a remporté de nombreuses batailles avant sa dissolution en 1394. Dans sa réponse à des moines qui lui souhaitaient que Dieu lui apporte la paix, Hawkwood résuma la raison d’être de sa société en une formule lapidaire : « Vous ne savez donc pas que je vis de la guerre et que la paix me ruinerait » [2]. Ces organisations dépendent essentiellement de l’existence de conflits armés entre pays.

Plus tard, le Royaume-Uni aura recours à de nombreuses reprises à ces armées privées en les dotant de prérogatives toujours plus élargies. Ce sera le cas en 1600, avec la naissance par décret royal de la Compagnie britannique des Indes orientales qui défendra le monopole du commerce dans l’océan Indien pendant plus de deux siècles.

Le recours à des contractants militaires n’est donc pas un fait nouveau, singulièrement en cas de guerre. Pourtant il est indéniable que la puissance, les missions et le statut de ces groupements ont bien évolué ces dernières décennies. On s’intéressera ici uniquement aux sociétés militaires privées qui agissent pour le compte des États et non aux entreprises de sécurité privées, employées par exemple par des ONG ou des grandes firmes.

La notion de simple « mercenaire » se retrouve dépassée par l’ampleur qu’a pris le phénomène depuis les années 90. On observe la formation d’un nouveau concept entrepreneurial bien plus complexe avec des compagnies d’envergure internationale qui ont élargi leur champ d’activité. Loin de seulement compenser les écueils de l’armée régulière, les missions déléguées aujourd’hui à ces groupements les font remplacer les États dans certains domaines. Les sociétés militaires privées sont dorénavant autonomes et agissent en dehors des cadres étatiques, avec parfois des objectifs qui divergent de ceux de leur État d’origine.

Comme l’observe le chercheur Pascal Le Pautremat, on peut également ajouter que « les frontières entre guerre ouverte et guerre secrète sont de plus en plus nébuleuses » au fil du temps. Il n’est plus aussi aisé qu’avant de discerner si l’engagement militaire est officiel ou non de la part des États.

Pour essayer de définir de façon assez simple ce que représente aujourd’hui une société militaire privée, on peut reprendre les mots de Peter Singer l’auteur de Corporate Warriors – the Rise of the Privatised Military Industry : « Une compagnie militaire privée ou CMP est une compagnie qui se charge de jouer le rôle traditionnellement joué par l’armée et les services secrets, et en général par l’appareil de sécurité national » [3].

Le marché global de ces entreprises est en constante expansion ces dernières années avec une demande toujours plus importante. Mais pourquoi les États font-ils véritablement appel à ces compagnies privées ?

Les raisons de cette externalisation

Le recrutement s’explique d’abord par la symbolique qui ressort de la réputation et de l’image de ces entreprises. Lors d’un conflit chaque mort de soldat est l’apport d’une nouvelle pierre à l’édifice des opposants de la guerre. Plus les victimes sont nombreuses, plus les gouvernants doivent gérer une opinion publique qui leur devient défavorable. A contrario, la mort de contractants n’est pas comptabilisée officiellement. La capture ou le décès de mercenaires en zone de guerre est un coût bien plus tolérable pour eux en terme d’image publique.

En plus de cela, les bavures et les éventuels cas de corruption sur le sol étranger leur sera bien moins reproché (ou seulement par ricochet). Ils peuvent donc s’ériger comme des parangons de vertus tout en menant des missions en sous-main dans le monde entier. Cette présence militaire informelle leur permet de conserver un ancrage dans des zones de conflits, dont ils se sont pourtant officiellement retirés.

La deuxième raison touche à l’impératif de rentabilité. Externaliser et donc déléguer des opérations est bien moins coûteux pour les États. Comme l’évoquait Sami Makki dans le Monde Diplomatique, le département de la défense américain estimait ainsi, en 2002, « qu’il pourrait économiser plus de 11 milliards de dollars entre 1997 et 2005 grâce à l’externalisation » [4]. Des sommes colossales donc, qui achèvent de convaincre nombre de gouvernements. L’évolution de ces organisations et la multiplication de leurs missions rendent même ces économies bien plus importantes aujourd’hui.

La période post-seconde guerre mondiale fut réellement une période faste pour les mercenaires. La décolonisation a poussé nombre de dirigeants à les employer pour contrecarrer les projets des différents mouvements indépendantistes notamment en Afrique noire, que ce soit en Guinée ou au Zaïre. Les Anglo-saxons vont profiter de cette époque fertile pour poser les bases de sociétés militaires privées. Ce sera également un des objectifs du renommé mercenaire français Bob Denard (singulièrement en « République des Comores»).

Mais c’est véritablement l’écroulement du bloc soviétique qui va permettre la formation de ce qu’on appelle aujourd’hui les sociétés militaires privées. Les États vont progressivement diminuer leur budget de la défense (notamment les États-Unis) durant cette période de détente [5]. En réponse à ces coupes majeures, des groupements conservateurs et néoconservateurs vont pousser à une externalisation de leurs moyens de défense pour éviter un retrait du pays de la scène internationale. Un lobbying assuré en particulier par des personnages comme Dick Cheney ou Paul Wolfowitz qui revendiquent le fait que les USA conservent une emprise sur le monde en tant que leader incontesté. Cette demande de délégation de la défense sera facilitée par la démultiplication des crises régionales dans le monde, que ce soit au Moyen-Orient ou dans les Balkans. La création des sociétés militaires privées résultera donc en premier lieu d’une banale logique d’offre et de demande.

Pour se distancier du mercenariat traditionnel qui avait mauvaise presse, ces sociétés vont essayer de se vendre comme des entreprises comme les autres en normalisant leur activité.

Executive Outcomes va être répertoriée comme la première organisation assimilable à une société militaire privée. Créée en 1989, elle officiera notamment en Angola et en Sierra-Leone pour lutter contre des mouvements révolutionnaires mais surtout sécuriser des territoires pour des entreprises pétrolières américaines.

Ce sera ensuite l’explosion. Près de 3000 contrats vont être signés entre le gouvernement étasunien et ces nouvelles sociétés entre 1994 et 2004 [6]. On peut penser entre autre à la guerre dans les Balkans où interviendra le groupe MPRI (Military Professional Resources Incorporated) qui aidera de façon décisive l’armée croate en modernisant son matériel tout en adaptant sa stratégie (avec le soutien de Bill Clinton).

Mais c’est une autre compagnie qui obtiendra le succès le plus retentissant : Blackwater, une société fondée par l’ultraconservateur et ancien Navy Seal, Erik Prince [7]. Cette société militaire privée va connaître une expansion express à la faveur d’un événement qui va véritablement propulser le groupe et avec lui l’activité des sociétés militaires privées.

L’attentat du 11 Septembre 2001 va rebattre les cartes de la défense américaine. Un régime ultra-sécuritaire va se mettre en place avec une demande accrue sur les questions régaliennes notamment après le Patriot Act. Les sociétés militaires privées vont se mettre en avant et seront bien servies aux moments des lancements des deux guerres en Irak et en Afghanistan. Al Clarck, un des fondateurs de Blackwater le reconnaîtra lui-même : « C’est Oussama ben Laden qui a fait de Blackwater ce qu’elle est aujourd’hui ».

Les contractants des sociétés militaires privées réussiront à investir massivement les zones de conflits avec un soutien total de l’administration Bush qui va encourager cette externalisation. Cette période marque l’ouverture d’une nouvelle ère pour les questions de défense, la privatisation va progressivement grignoter l’armée régulière depuis lors. Si les multiples bavures ont entamé la crédibilité des contractants, la parenthèse ouverte après l’attentat du World Trade Center ne s’est jamais refermée. Le nombre de compagnies s’est démultiplié avec des plate-formes de lobbying pour soutenir leur cause auprès des États.

Crimée, Libye, Sahel… les sociétés militaires privées sont aujourd’hui présentes dans la majeure partie des zones de conflits avec un pouvoir toujours plus colossal.

Une explosion du recours aux sociétés militaires privées

Après l’Irak, on observe une évolution progressive de ces entreprises. En se développant, elles vont assurer la prise en charge d’opérations toujours plus variées : interventions anti-pirates en Somalie, lutte contre le terrorisme au Sahel, opérations humanitaires… Suivant les Anglo-saxons, les autres grandes puissances vont se décider également à investir massivement dans ce type de compagnies. Des sociétés chinoises se sont par exemple implantées en Afrique, ce sera le cas pour la Crimée ou plus tard la Libye pour les Russes… (France Info a d’ailleurs tenté d’établir un bref état des lieux des opérations de sociétés militaires privées en Afrique [8]). Le nombre de contractants sur les zones de conflit n’est plus anodin. Au début de la guerre en Irak en 2003 on pouvait comptabiliser 1 contractant privé pour 10 membres de l’armée américaine et ce sera même le double quatre ans plus tard. En terme de comparaison le ratio n’était que de 1 pour 100 lors de la première guerre du Golfe.

En 2019, on pouvait même recenser 53 000 contractants américains pour seulement 35 000 soldats de l’armée régulière au Moyen-Orient [9]. Actuellement, les sociétés militaires privées emploient plus d’un million de personnes [10] pour près de 1 500 compagnies existantes [11] (chiffre de 2012). Si on rapportait ce chiffre aux armées nationales régulières, cela représenterait la seconde armée du monde.

Les missions touchent aujourd’hui un large éventail de possibles : soutien aux opérations militaires, conseil militaire (entraînement, armement…), soutien logistique (hébergement, maintenance…), sécurité civile, ou encore prévention de la criminalité (dont une bonne part de renseignement) [12]. Ces entités toujours plus volumineuses ont développé au fur et à mesure de leur évolution une capacité d’adaptation aux situations périlleuses.

Dissocier le pouvoir politique américain de ces entreprises militaires est devenu aujourd’hui impossible. (…) La soeur du fondateur de Blackwater, Erik Prince, assure actuellement le rôle de Secrétaire à l’Éducation du gouvernement Trump.

La première puissance est souvent vue comme une source d’inspiration pour le meilleur comme pour le pire. L’ampleur qu’ont pris les sociétés militaires privées dans le pays commence ainsi à devenir progressivement une tendance pour le reste du monde. Si les États-Unis ont été un vivier pour ces compagnies c’est en grande partie dû à la logique néolibérale qui s’est ancrée dans la société depuis les années 80. Pour les penseurs de ce paradigme, la privatisation entraîne une baisse des coûts tout en accroissant la qualité du service. De grandes fondations libérales accompagnées par des groupes politiques ont défendu cette vision dans les plus hautes strates de l’État, ce qui n’a pas manqué d’impacter le secteur de la défense.

Les liens entretenus entre ces sociétés et le monde politique ont favorisé l’explosion de cette délégation. Pourtant l’idée même de la rentabilité imputable à cette externalisation devrait être relativisée. En 2019, 45% des contrats signés entre le département de la défense et des contractants étaient jugés « non-compétitifs ». Il n’existait donc aucun phénomène de concurrence pouvant entraîner une baisse substantielle des coûts [13].

Mais rien n’arrête la cécité de la logique néolibérale étasunienne. Près de la moitié du budget de la défense américain de 2019 (environ 370 milliards) était ainsi consacré à des entrepreneurs privés. Cette somme a été multiplié par deux fois et demi en moins de vingt ans. Une délégation qui s’étend de la construction d’infrastructures jusque ce recours aux services de mercenaires.

Les subventions colossales sous lesquelles sont noyées leurs sociétés militaires privées explique leur succès inédit à l’aune de cette exception américaine. A titre d’exemple, la compagnie KBR (Brown & Root, and Kellogg) a pu collecter près de 50 milliards de dollars de contrats issus du Department Of Defense entre 2001 et 2019.

Les sociétés militaires privées et le complexe militaro-industriel : le cas des États-Unis

Les États-Unis constituent un cas particulier en la matière.

La gestion néolibérale de la chose militaire n’équivaut pas, de l’autre côté de l’Atlantique, à un retrait de l’État : les entreprises militaires privées doivent au contraire leur fulgurante émergence aux généreuses subventions étatiques, dont elles ont été arrosées des décennies durant. L’externalisation du secteur de la défense s’est opérée, aux États-Unis, sous le strict contrôle de l’administration. Il est donc permis de relativiser le caractère “privé » des sociétés militaires américaines, dont les actions s’inscrivent presque toujours en continuité avec les visées géopolitiques du gouvernement américain. Les États-Unis n’ont-ils pas mené à bien une étatisation du secteur militaire privé, en même temps qu’une privatisation de la défense ?

Dissocier le pouvoir politique américain de ces entreprises militaires est devenu aujourd’hui impossible. Que la famille du fondateur de Blackwater Erik Prince soit une de plus grosse contributrice du parti Républicain (auquel il a donné lui-même des sommes incalculables) n’est sans doute pas pour rien dans les liens fusionnels entre l’administration Bush et son entreprise. Une bonne partie de la famille Prince est d’ailleurs ancrée dans le monde politique. Sa propre sœur Betsy DeVos assure actuellement le rôle de Secrétaire à l’Éducation du gouvernement Trump.

Les dirigeants de la compagnie Diligence Llc, Lanny Griffiths and Ed Rogers, étaient par exemple aussi membres du lobby républicain Team Barbour Griffiths and Rogers. Mack McLarty, ancien chef de cabinet de Bill Clinton deviendra quant à lui consultant de la société après avoir quitté son poste [14].

Une relation de proximité qui touche également les hauts gradés de l’armée. « Il serait rare de trouver un officier supérieur à la retraite qui ne soit pas lié d’une manière ou d’une autre à un entrepreneur militaire », déclarait Christopher Preble, vice-président de la défense et de la politique étrangère de la Cato Institute (l’une des grandes fondations libérales américaines) [15].

Ces relations incestueuses aboutissent à des hausses régulières des subventions étatiques allouées à ces sociétés militaires privées, qui en sortent par là-même renforcées… et avec davantage de moyens pour intensifier leur lobbying visant à accroître leurs subventions. Ce cercle vicieux est aujourd’hui l’une des composantes essentielles du complexe militaro-industriel américain.

Ces sociétés militaires privées ne se contentent pas de militer pour recevoir des subventions. Elles ont également un agenda géopolitique. Leur prospérité étant liée à l’existence de conflits, c’est sans surprise qu’on les retrouve soutenir les options les plus belliqueuses sur tous les théâtres d’opération. Elles ont par exemple pesé de tout leur poids, après le 11 septembre, pour convaincre les autorités américaines que Saddam Hussein détenait bien des armes de destruction massive. Devant le comité des forces armées du Sénat, David Kay, l’un des hiérarques de la société militaire Science Application International Corporation, ira jusqu’à promouvoir une intervention armée en se cachant derrière sa fonction d’expert indépendant.

L’administration Trump semble satisfaire en tous points l’agenda des sociétés militaires privées. Accroissement sans précédent du budget militaire, explosion des contrats signés entre le Pentagone et les sociétés militaires, accroissement des tensions avec l’Iran, le Venezuela ou la Chine : depuis près de quatre ans, elles bénéficient d’une politique budgétaire, de choix géopolitiques et d’un climat médiatique qui leur sont résolument favorables.

Si ces liens incestueux avec le pouvoir politique sont possibles, c’est aussi que l’encadrement de ces sociétés laisse à désirer, ce néo-mercenariat restant encore aujourd’hui une activité au périmètre loin d’être clairement délimité.

Une activité aux statuts relativement peu définis

Un flou juridique entoure l’utilisation de cette armée auxiliaire alors que les sociétés sont pourtant souvent dépendantes de conventions internationales et de réglementations nationales.

Lors d’un conflit, le statut des personnes physiques est déterminé par la convention de Genève de 1949 et des différents protocoles qui ont par la suite enrichi le texte (notamment l’article 47 ajouté en 1977). La plupart des participants seront étiquetés en tant que « combattants ». Rentrent dans cette case à la fois l’armée régulière mais également les milices, des mouvements de guérilla (comme les FARC), etc… Ces derniers seront tenus au droit international (et donc aux questions humanitaires) en tant que potentiels utilisateurs d’armes.

Une autre catégorie serait celle des « mercenaires », mais ils sont normalement employés par une partie au conflit et participent clairement et officiellement aux combats. Les employés des sociétés militaires privées (qui sont donc des contractants) rentrent difficilement dans cette deuxième classification. Le recrutement s’effectue via une société, non par un État, et ils n’ont pas forcément pour ordre de participer au conflit (du moins officiellement). Si ce protocole lutte en partie contre le mercenariat, ce flou laisse un haut degré d’appréciation et les incriminations pénales sont peu mises en avant. Pourtant cette convention a été signé par près de 161 États ce qui en fait le seul véritable texte de loi ayant une portée quasi universelle [16].

D’autres textes internationaux ont tenté de préciser ce qu’englobe la notion de mercenaire avec des réglementations plus strictes mais rares sont les États qui en sont partie prenante (exemple du document de Montreux en 2008). S’il n’y a pas de législation stricte commune c’est aussi que les approches des gouvernements ne sont pas convergentes, notamment sur la CPI par exemple.

En parallèle, chaque État dispose de sa propre législation nationale concernant le mercenariat. Les USA se reposent ainsi sur un certain nombre de textes qui réglementent par exemple l’exportation de connaissances, de biens et de services en matière de défense. Un certain contrôle de la part de la justice et des législateurs a été également prévu. Le Congrès a un droit de regard, mais uniquement sur les contrats dont la somme est supérieure à cinquante millions de dollars. En cas de bavure dont la gravité est constatée, les contractants peuvent aussi tomber sous la juridiction de la Cour martiale.

Des élus comme Jan Shakowsky (élue de l’Illinois à la Chambre des représentants) poussent depuis plusieurs années pour que des normes plus strictes soient adoptées en matière de transparence des activités des sociétés militaires privées.

La France défend pour l’instant une position bien plus ferme sur le sujet. La loi relative à ces compagnies adoptée en Avril 2003 réprime assez durement l’activité de mercenariat. Pourtant elle conserve une certaine ambiguïté, n’interdisant pas les sociétés qui travaillent selon les lois anglo-saxonnes [17].

Les sociétés militaires privées disposent d’un arsenal juridique qui leur permet de s’adapter et de trouver des failles aux réglementations nationales et internationales. Après que l’Afghanistan et l’Irak aient interdit la présence de ces compagnies sur leur territoire, nombre d’entre-elles ont tout simplement changé l’appellation de leur fonction devenant des “entreprises de gestion des risques”. Malgré l’interdiction officielle, des sociétés-écrans continuent leurs activités. Suite à l’interdiction de Blackwater, Erik Prince a ainsi tout simplement créé une nouvelle compagnie : Frontier Services Group, très active en Afrique.

Incontestablement, les législations actuelles sont incapables de contrôler réellement ce qui se passe lors des conflits.

Une impunité quasi totale en zone de guerre malgré les scandales

Si les sociétés militaires privées ont eu souvent droit à une médiatisation défavorable c’est aussi que certaines de leurs opérations ont pu mal tourner. On ne compte plus le lot de scandales relevant d’affaires de contractants de sociétés militaires privées.

La plupart du temps, ces bavures ne sont pas relevées et restent impunies. Aucune transparence n’est requise de la part des sociétés militaires privées qui se défaussent bien souvent de leur responsabilité en cas de complications. Les objectifs de l’armée ne sont pas ceux des compagnies, le désordre peut leur servir pour assurer leur sécurité.

Il arrive que certaines affaires n’arrivent pas à être camouflées et finissent par être médiatisées. Ce fut le cas par exemple pour la compagnie DynCorp poursuivie pour un scandale d’esclavage sexuel impliquant des mineurs en Bosnie en 1999 [18] .

Ou encore pour la société CACI International, Inc, accusée d’avoir fait usage de la torture dans la prison d’Abou Ghraib entre 2003 et 2004 [19] .

Plus retentissant, la société Blackwater ne put échapper à des poursuites après que cinq de ses gardes privés aient ouvert le feu et causé la mort de dix-sept civils irakiens (et une vingtaine d’autres blessés) le 16 Septembre 2007 [20]. À son audition devant le Congrès le 2 Octobre 2007, Erik Prince déclarera simplement que « les civils sur lesquels il a été fait feu étaient en fait des ennemis armés ». Malgré plusieurs preuves démontrant une certaine préméditation de la part de certains gardes, le procès s’étalera sur plusieurs années avant de finir par la condamnation de trois agents à des peines réduites (entre douze et quinze ans de prison).

Le marché global de ces compagnies, qui s’élève à plus de 210 milliards de dollars, pourrait atteindre 420 milliards en 2029. Sera-t-il alors possible d’opérer un retour en arrière, lorsque cette logique de délégation au privé aura atteint de telles proportions ?

Blackwater est le symbole de l’impunité dans laquelle prospère les compagnies privées. On reproche à la société plus de 195 crimes et délits graves simplement sur le sol irakien [21], mais dans la plupart des cas ils ne furent suivis d’aucune poursuite.

Le New York Times dévoilera même une note en 2014 qui nous montre que l’administration américaine était parfaitement au courant des dérives de Blackwater [22]. En Août 2007, Jean Richter, un enquêteur du département d’État américain s’est rendu en Irak afin « d’évaluer les performances » de la compagnie. Il y détaillera un nombre incalculable de fautes graves, jusqu’à sa prise de contact avec le responsable de la société en Irak qui ira jusqu’à menacer sa vie [23]. Une toute puissance que les États-Unis ne remirent jamais en cause. Blackwater, devenu depuis Academi, conserve un haut niveau de responsabilité aujourd’hui qui n’est que peu contesté (Erik Prince défendait encore la privatisation de la guerre en Afghanistan l’année dernière [24]).

Cette concentration des critiques autour du cas ultra-médiatisé de Blackwater finira pourtant par masquer des affaires autrement plus importantes avec d’autres compagnies. Si la société a fini par être célèbre en acquérant une réputation désastreuse, elle reste l’arbre qui cache la forêt et permet de passer sous silence l’intervention d’autres organisations comme Kellogg Brown and Root. Peter Dale Scott l’établit de manière convaincante dans son ouvrage The American War Machine : la sulfureuse compagnie assure une fonction de paravent en détournant l’attention des affaires des autres sociétés.

La récente déconfiture vénézuélienne

Récemment, l’intervention ratée d’une société militaire privée a été en partie oblitérée du champ médiatique malgré l’importance qu’aurait pu prendre l’opération. Une tentative de coup d’état au Venezuela qui s’est déroulée dans la nuit du 2 et 3 Mai et qui a rapidement tournée au fiasco pour les instigateurs [25]. « L’Opération Gedeon » avait été préparée depuis des pays voisins dont la Colombie et impliquait plus d’une dizaine de paramilitaires et plusieurs autres dizaines d’hommes. Parmi ces soldats deux d’entre eux ont retenu l’attention : Luke Denman et Airan Berry deux citoyens américains, respectivement ancien béret vert et ancien soldat des Forces spéciales. Après l’échec de leur opération et leur arrestation, les deux hommes avoueront publiquement leurs objectifs dans une confession filmée et diffusée à la télévision vénézuélienne [26]. Denman expliquera qu’il était chargé d’entraîner des soldats vénézuéliens près de la frontière du pays et que le plan devait permettre de sécuriser Caracas et son aéroport principal. Un prérequis avant de faire tomber et d’exfiltrer Nicolas Maduro jusqu’aux États-Unis.

Il donnera également l’identité des commanditaires de l’expédition : une société militaire privée du nom de Silvercorp USA, dirigé par un ancien béret vert, Jordan Goudreau. La compagnie n’est pas la première venue, elle aurait même assuré la sécurité de plusieurs meetings du président américain depuis 2018. Si beaucoup ont douté du bien fondé de l’opération qui finira par renforcer Maduro, Jordan Goudreau finira lui-même par reconnaître publiquement l’implication de sa société. Il apparaîtra dans une vidéo au côté de Javier Nieto Quinter (ancien capitaine de la garde nationale vénézuélienne) en assumant la légitimité de l’intervention.

Pour Juan Guaidó l’opposant principal de Maduro, et pour Washington, tout sera fait pour ne pas être relié à ce fiasco qui rappelle furieusement la fameuse opération de la « baie des cochons ». Pourtant pour Guaidó les choses seront plus compliquées. Denman l’impliquera nommément dans sa vidéo confession. Du coté de Silvercorp également, on diffusera l’extrait d’un contrat de 213 millions de dollars sur lequel apparaît la signature de Guaidó. Le Washington Post finira même par publier un second contrat reliant la société militaire privée à des proches de l’opposant vénézuélien [27]. Ces derniers, sous pression, tenteront de se dédouaner en affirmant que « ce n’était qu’un contrat exploratoire » et que les liens avec la compagnie étaient rompus bien avant l’intervention.

Cette histoire sera un ratage complet du début jusqu’à la fin. Guaidó finira affaibli, Silvercop discrédité, et des soupçons pèseront sur une possible implication des États-Unis.

L’opération aurait cependant pu avoir de forts retentissements si elle avait été mieux préparée et plus volumineuse. Elle pose dans tous les cas la question de la souveraineté des États, notamment ceux de l’hémisphère Sud, face aux sociétés militaires privées.

Quel avenir pour les sociétés militaires privées ?

L’idéologie néolibérale s’est parfaitement ancrée dans le milieu de la défense, le recours aux contractants risque de se démultiplier dans les prochaines décennies.

Le marché global de ces compagnies, qui s’élève à plus de 210 milliards de dollars, pourrait atteindre 420 milliards en 2029, selon le centre d’analyse Visiongain [28]. Sera-t-il alors possible d’opérer un retour en arrière, lorsque cette logique de délégation au privé aura atteint de telles proportions ?

À trop déléguer, les pays finissent par se déposséder peu à peu de l’emprise qu’ils avaient sur la chose militaire. Tous les États ne sont évidemment pas au même niveau en terme de recours aux sociétés militaires privées – la France, par exemple, étant plutôt en défaveur de cette externalisation, bien qu’elle ne rejette pas l’utilisation d’entreprises de « conseil » dans le domaine (comme GEOS). Pourtant, la plupart des gouvernants tendent vers une légalisation progressive de l’activité. Même en hexagone, des groupes de pressions se forment pour faire accepter cette délégation [29] (comme l’atteste le rapport de 2012 présenté par les députés Christian Menard (UMP) et Jean-Claude Violet (PS), en faveur des sociétés militaires privées).

Plusieurs raisons peuvent faire craindre cette utilisation intensive de groupes privés en remplacement de l’armée régulières [30]. On a déjà évoqué le peu d’emprise des gouvernements sur ces compagnies avec une autonomie quasi totale dans leurs décisions. Du fait du lien intrinsèque entre sécurité et confidentialité, il est extrêmement difficile pour les gouvernements d’avoir accès aux clauses des contrats signés par ces entreprises.

Mais comme le souligne Elliott Even, il est également à craindre de voir se profiler une perte de savoir-faire et ce qui pourrait constituer un brain drain des forces armées vers les sociétés privées. La logique d’externalisation et les salaires avantageux du privé ne peuvent que pousser les spécialistes (dans le secteur des nouvelles technologies notamment) à se détourner du service de l’État. Certains domaines de compétence risquent ainsi de devenir la possession exclusive des sociétés militaires privées dans plusieurs années. À l’horizon de la délégation, la dépendance.

Enfin comme l’évoquait en son temps Hawkwood, les compagnies militaires privées vivent de la guerre. Attiser les braises pour provoquer des affrontements entre pays n’effraierait pas nombre d’entre-elles (tout comme faire du lobbying auprès de gouvernements pour obtenir une guerre). Elles ne sont mues que par l’impératif de maximisation du profit. Elles n’hésitent donc pas à dramatiser les risques que courent les populations pour vendre leurs matériel de contrôle et proposer leurs services, favorisant les factions les plus belliqueuses au sein des États et recourant à la propagande de guerre pour légitimer leur existence.

Déléguer, oui… mais à quel prix ?

Notes :

[1] : https://www.rfi.fr/fr/europe/20200201-groupe-wagner-une-soci%C3%A9t%C3%A9-militaire-priv%C3%A9e-russe (Wagner)

[2] : https://www.cairn.info/revue-inflexions-2007-1-page-137.htm

[3] : https://www.youtube.com/watch?v=6LaSD8oFBZE (Vice)

[4] : https://www.monde-diplomatique.fr/2004/11/MAKKI/11663

[5] : https://journals.openedition.org/sdt/20562

[6] : https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_2004_num_69_4_1117

[7] : https://www.lesechos.fr/2009/07/blackwater-une-armee-tres-privee-474501

[8] : https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/guinee-equatoriale/passage-en-revue-des-mercenaires-chiens-de-guerre-et-autres-societes-militaires-privees-presents-en-afrique_3749699.html

[9] : https://www.washingtonpost.com/national-security/2020/06/30/military-contractor-study/

[10] : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/afghanistan-irak-des-guerres-tres-privees_894324.html

[11] : http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i4350.asp (Rapport parlementaire AN 2012)

[12] : https://www.cairn.info/revue-inflexions-2007-1-page-107.htm

[13] : https://watson.brown.edu/costsofwar/files/cow/imce/papers/2020/Peltier%202020%20-%20Growth%20of%20Camo%20Economy%20-%20June%2030%202020%20-%20FINAL.pdf

[14] : https://www.sourcewatch.org/index.php/Diligence,_LLC

[15] : https://www.washingtonpost.com/politics/pentagon-nominees-ties-to-private-firms-embody-revolving-door-culture-of-washington/2017/01/19/3524e8f4-dcf9-11e6-918c-99ede3c8cafa_story.html?utm_term=.3650925cd8bf

[16] : https://www.youtube.com/watch?v=37FPLhAU9uU (RT France)

[17] : https://www.monde-diplomatique.fr/2004/11/VIGNAUX/11674

[18] : https://www.theguardian.com/world/2001/jul/29/unitednations (DynCorp)

[19] : https://www.washingtonpost.com/local/public-safety/abu-ghraib-contractor-treatment-deplorable-but-not-torture/2017/09/22/4efc16f4-9e3b-11e7-9083-fbfddf6804c2_story.html (CACI International Inc)

[20] : https://www.liberation.fr/planete/2007/10/08/en-irak-blackwater-accuse-de-massacre-delibere_12437 (Blackwater)

[21] : https://www.reuters.com/article/us-iraq-usa-blackwater/blackwater-involved-in-195-shootings-report-idUSN0150129520071002

[22] : https://www.marianne.net/monde/blackwater-en-irak-la-securite-sans-foi-ni-loi

[23] : https://www.nytimes.com/interactive/2014/06/30/us/30blackwater-documents.html

[24] : https://www.youtube.com/watch?v=KOB4V-ukpBI (interview de Erik Prince pour Al Jazeera en faveur de la privatisation de la guerre en Afghanistan en 2019)

[25] : https://www.mediapart.fr/journal/international/150520/au-venezuela-l-echec-d-une-operation-de-mercenaires-embarrasse-l-opposition (Venezuela)

[26] : https://www.theguardian.com/world/2020/may/06/venezuela-maduro-abduction-plot-luke-denman-americans-capture   

[27] : https://www.washingtonpost.com/world/2020/05/07/de-miami-venezuela-fall-el-plan-de-capturar-maduro/ (contrat Guaido)

[28] : https://www.visiongain.com/private-military-security-services-market-set-to-grow-to-420bn-by-2029-says-new-visiongain-report/ (Rapport centre d’analyse Visiongain)

[29] : https://www.lemonde.fr/international/article/2013/05/29/les-societes-militaires-privees-francaises-veulent-operer-plus-librement_3420080_3210.html

[30] : https://www.cairn.info/revue-inflexions-2014-1-page-149.htm

Les recettes des GAFA pour « résoudre » la pandémie

© Marielisa Ramirez

Apple, Facebook et Google se présentent depuis quelques temps comme les « sauveurs dans la tempête », qui profitent de leur quasi-monopole sur les données informatiques pour oeuvrer à la résolution de la pandémie. Les GAFAM s’assurent ainsi un formidable accroissement de leur pouvoir en développant une forme de « biopolitique » de plus en plus liée à la datafication. Par Anna-Verena Nosthoff et Felix Maschewski, enseignants à la Freie Universität de Berlin et auteurs de Die Gesellschaft der Wearables – Digitale Verführung und soziale Kontrolle (« La société des wearables – Tentation digitale et contrôle social »). Traduit par Judith Kleman et Simon Darjesson.


Le 10 avril, Apple et Google déclaraient simultanément sur leurs sites Internet qu’il n’y avait « jamais eu meilleure opportunité » pour « travailler à la résolution de l’un des problèmes les plus urgents du monde ».

Les deux géants monopolistiques ont annoncé développer conjointement une plateforme pour le contact tracing – une technologie de suivi par smartphone des contaminations au Covid-19. L’objectif, promettent-ils, est « d’utiliser le pouvoir de la technologie (…) pour aider des pays dans le monde entier ». Autrement dit, les ingénieurs californiens s’arrogent un nouveau rôle : sauver l’humanité, la libérer du mal. Un rôle qui s’inscrit dans la devise de Google : Don’t be evil (« Ne soyez pas malveillants »).

À peine quelques semaines plus tôt, le président des États-Unis faisait faisait part de sa pleine confiance sur le sujet. « Je tiens à remercier Google », déclarait Donald Trump lors d’une conférence de presse. Sa gratitude s’adressait en particulier aux « 1700 ingénieurs » qui développaient un site destiné à réaliser un testing du Covid-19 à grande échelle. Le président se disait lui aussi convaincu que ce serait une aide précieuse pour toute la population et pour le monde entier : « We cover this country and large part of the world » (« Nous couvrons ce pays et une grande partie du monde »)

Dans le jargon de Google, cela se dit ainsi : « We’ve mapped the world. Now let’s map human health » (« Nous avons cartographié le monde. L’heure est venue de cartographier la santé humaine  »).

Peu importe le caractère excessif d’une telle promesse et le fait que le site Internet ne s’est révélé tout au plus être qu’une ébauche brouillonne ou que la large panel du testing ait relevé plus de la lubie qu’autre chose. C’est le message ici qui est important : en cas de crise pandémique aigüe, la Maison Blanche mise sur l’élite de la high tech au point qu’elle excède la vision de la faisabilité digitale de cette élite elle-même. L’important est la célébration unanimiste d’une idéologie qui fait de la technologie l’outil ultime de la résolution des problèmes – ce qu’on appelle le solutionnisme.

C’est une grande lacune de la souveraineté des États qui apparaît ici à la faveur de l’état d’urgence virologique – et les sociétés de la Silicon Valley mettent tout leur poids et toute leur autorité pour la combler. Elles montent au créneau, en effet, sans aucune naïveté : elles s’intéressent au secteur de la santé depuis des années déjà, elles y ont déjà accumulé une expertise dans le traçage de données par le moyen des smartphones et autres wearables, comme on appelle toute technologie portable, connectée et destinée à être portée sur soi, du type des montres smart. La crise du coronavirus semble aujourd’hui faire advenir le moment décisif pour que les géants du numérique puissent s’imposer comme les précurseurs d’une politique sanitaire intégralement informatisée – tout en se mettant en scène comme « bienfaiteurs » de l’humanité.

Le mot d’ordre des deux compagnies est donc : « Never let a serious crisis go to waste » (« Une crise grave est une chance à ne surtout pas laisser passer »).

Google : la souveraineté dans l’état d’urgence

Alphabet – ainsi se nomme aujourd’hui le conglomérat Google – a pris l’annonce par Trump de la création du site de testing du coronavirus comme une incitation pressante à improviser une réponse. D’où l’annonce, simultanément à celle du site Internet destiné à coordonner les tests, que d’autres tests seraient menés, totalement indépendants des premiers. Leur réalisation serait confiée à une filiale d’Alphabet, Verily. On mobilisa alors en un temps très court un personnel considérable et on développa, en Californie, à New York, dans le New Jersey, dans l’Ohio ou encore en Pennsylvanie, des drive-throughs (testings d’automobilistes à leur volant) permettant un dépistage du Covid-19 efficace et sûr.

Il va de soi que les participants doivent remplir une sorte de test d’aptitude, répondre à des questions sur leur état de santé du moment, sur leur lieu d’habitation ou encore leur histoire sanitaire personnelle et qu’ils transmettent ainsi toutes sortes d’informations sensibles au testeur – et ce d’autant plus qu’au départ, avoir un compte Google était obligatoire pour participer au test… Tout cela s’accorde avec une philosophie d’entreprise où la plupart des services rendus ne sont que présumés gratuits. La devise de Google qui veut que « Sharing is caring » (« Partager, c’est prendre soin des autres ») – est particulièrement vraie en ces temps de coronavirus…

Avec sa rapidité de réaction, le conglomérat a donc apporté la preuve de sa capacité d’action, car, s’il n’avait pas réalisé entièrement la proposition de Trump, du moins il avait su la saisir au bond et lui conférer un fort impact médiatique. Enfin, il avait assumé souverainement ses responsabilités. Alphabet n’a pas attendu le coronavirus, en effet, pour concevoir la santé avant tout comme une question technologique, et donc un domaine où il a un marché à conquérir. La création de Verily a en effet permis d’avoir un spécialiste qui coordonne depuis 2018, avec le « Projet Baseline », des études à grande échelle ne promettant rien moins que de « redessiner le futur de la santé ».

Tantôt sont lancées dans ce cadre des recueils de données, sur quatre ans, auprès de 10 000 personnes porteuses de montres connectées de conception Google, tantôt des études sur des diabètes de type 2, sur la prévention des maladies cardiovasculaires aussi bien que mentales. On veut en savoir toujours plus sur les interactions entre le corps, l’environnement et le psychisme, étudier sur la base de données informatiques ce que signifie être sain ou malade, mais surtout développer de nouveaux produits et services. Le projet est tellement gigantesque qu’il n’est pas rare que le conglomérat parle d’une « révolution », une révolution qui, au nom de la santé publique, s’engagerait à toujours plus de mesures, toujours plus de financements pour des collectes de données toujours plus nombreuses et un tableau monopolistique toujours plus vaste. Dans le jargon de Google, cela se dit ainsi : « We’ve mapped the world. Now let’s map human health » (« Nous avons cartographié le monde. L’heure est venue de cartographier la santé humaine  »).

Le testing du Covid-19 n’est d’ailleurs pas la seule réponse d’Alphabet à la crise du coronavirus. On recourt aussi aux voies conventionnelles de la cartographie et l’on génère via Google Maps, dans 131 pays, Suisse comprise, ce que l’on appelle des mobility reports. Sont utilisées ici, anonymisées et « agrégées », des données de localisation qui indiquent normalement la fréquentation d’un lieu donné, par exemple un restaurant à l’heure du déjeuner.

Ces données sont maintenant susceptibles d’être utilisées par les autorités pour pointer les « tendances dans les déplacements », localiser les zones à risque de l’épidémie et vérifier si la population se conforme ou non à l’impératif catégorique de « lisser la courbe » (flatten the curve), et reste confinée. Cette offre éminemment utile ne montre ainsi pas seulement avec netteté par exemple une augmentation de la fréquentation des parcs municipaux dans le canton de Berne, et le fait qu’il serait ou non « branché » de faire du télétravail à Genève ; le conglomérat apporte aussi le service d’un véritable outil administratif, ou les données recueillies fournissent des indications qui peuvent se transformer en réglementations nouvelles. En ce sens, est souverain celui qui a les meilleures cartes en mains.

Facebook : des données pour le Bien

Alphabet n’est pas le seul membre actif du « cabinet de crise technologique » à se soucier du bien-être des gens. Facebook lui aussi renoue dans l’état d’urgence avec sa propre fibre missionnaire, l’entreprise a conçu ces derniers temps non seulement un « Coronavirus Information Center » pour le fil d’actualité, mais a aussi combattu avec une détermination inédite les infox ou encore créé un nouveau émoticône, « coronavirus avec un cœur », pour promouvoir la solidarité automatisée. Le réseau social entend utiliser la « connectivité de la communauté » pour combattre le virus, et, avec la Carnegie Mellon University (CMU), cible des utilisateurs auprès desquels il promeut un questionnaire destiné à aider les chercheurs à établir des cartes géographiques hebdomadaires de symptômes cliniques qui ont été déclarés individuellement.

On espère ainsi toucher des millions d’utilisateurs. C’est seulement sur cette large base d’information – les données ne sont certes pas partagées avec Facebook, mais on peut se demander sur la base de quels critères Facebook choisit les participants potentiels – que l’on pense pouvoir renseigner sur l’état actuel des contaminations : « Ces informations peuvent aider les autorités sanitaires pour anticiper les besoins et planifier l’usage des moyens disponibles, et déterminer où et quand peut être entrepris le déconfinement de tel ou tel secteur de la population. »

Ces études sur des échantillons de masse peuvent être facilement perçues dans la situation présente comme étant uniquement un phénomène de crise. Mais qu’on ne s’y trompe pas : dans la Silicon Valley, elles sont depuis longtemps business as usual.

En sus du sondage quotidien, Facebook élargit encore son programme de « Disease Prevention Maps » (cartes pour la prévention des maladies). Le projet utilise données de géolocalisation et données de mouvements issus de l’utilisation des applications proposées par le groupe, et veut ainsi accroître « l’efficacité des campagnes sanitaires et la réaction aux épidémies » et a déjà été utilisé pour tracer le choléra au Mozambique ou pour contenir le virus Zika. Trois nouveaux outils, les co-location maps, les movement range trends et le social connectedness index, doivent à présent permettre d’évaluer dans quelle mesure les déplacements et les contacts sociaux de la population contribuent à la diffusion du virus, si les mesures de confinement prises ont un effet ou si de nouvelles mesures sont éventuellement nécessaires. Le slogan de l’encartage général est lui aussi très prometteur : Data for Good. Cela va de soi : on est ici engagé pour le Bien.

Mais il en va chez Facebook de beaucoup plus que de se positionner simplement en outil désintéressé des autorités sanitaires. Le cartographe de la sociabilité vise à étendre sa sphère d’influence et à se forger un véritable leadership. Si Mark Zuckerberg a fait don ces derniers temps de quelque 720 000 masques respiratoires à des institutions publiques et de 25 millions de dollars à la plateforme de recherche « Covid-19 Therapeutics Accelerator », ce n’est pas seulement pour se poser en philanthrope, caritatif autant que d’utilité publique. Son entreprise voit dans la crise une chance unique de développement, la chance de pouvoir passer d’un réseau social à une sorte de réseau de recherche scientifique, et se présente toujours plus comme l’infrastructure publique qu’elle a toujours voulu être : c’est-à-dire comme un élément essentiel du bon fonctionnement du système en l’état.

C’est pour cela qu’à côté de la CMU, on travaille au quotidien avec diverses institutions de santé, on cherche avec la New York University et le Mila Research Institute de Montréal comment utiliser des applications d’intelligence artificielle (IA) pour mieux préparer à la crise les hôpitaux et leur personnel. Par-delà cet investissement, on a aussi mis en place une ambitieuse « coalition internationale », le Covid-19 Mobility Data Network. Avec celle-ci, l’entreprise s’investit désormais dans une coopération qui à la fois confine au service de santé publique et est en même temps très calculée, avec la Harvard School of Public Health, la National Tsing Hua University à Taïwan, l’Université de Pavie en Italie ou la Bill & Melinda Gates Foundation. Le but avoué est, grâce aux « conclusions en temps réel obtenues à partir des Data for Good de Facebook », de déceler avec plus de précision le moment de la contamination et au bout du compte de produire des modélisations permettant de pronostiquer le déroulement de la crise. Bref : de transformer un futur indécis en un autre, probable.

Si des procédés analogues étaient surtout utilisés il y a encore quelques mois pour étudier les préférences des utilisateurs, prédire leur comportement de consommation et leurs déplacements afin de promouvoir une communication publicitaire basée sur le mouvement, la passion pour la collecte de données dans le cadre d’un capitalisme de la surveillance généralisée apparaît désormais sous un jour nouveau.

Car grâce à un management de crise requis dans des fonctions essentielles, que l’entreprise, dont l’image était sérieusement écornée, semble peu à peu se réhabiliter, savoir oublier toutes sortes de scandales dans le domaine de la protection des données et se produire à nouveau avec succès en sauveur presque magique de l’économie digitale. Comme l’écrit Mark Zuckerberg : « Le monde a été déjà confronté à des pandémies par le passé, mais cette fois nous avons une nouvelle superpuissance : la capacité à collecter et à échanger des données pour le Bien. »

Tout cela a aussi changé le regard porté sur le géant du numérique. Car bien qu’il ne soit nullement établi avec certitude que les cartes et les services sont d’une quelconque utilité dans la lutte contre le Covid-19, ils agissent comme une offre thérapeutique au puissant pouvoir de séduction. Une offre dont l’étendue consolide la position de monopole de l’entreprise et qui ravive ses ambitions. Et c’est ainsi que la crise fait l’effet pour Facebook d’une utile mise à jour du système, promettant de lui apporter une légitimité renouvelée.

Extension du domaine du tracking

Mais au-delà des analyses de données par l’entreprise, riches en perspectives, des expériences beaucoup plus concrètes sont actuellement menées en Californie. Elles visent à une autre proximité et relation au patient.

On travaille ainsi actuellement au Zuckerberg San Francisco General Hospital sur une façon de compenser le manque de testings à grande échelle en utilisant les technologies  wearable. La bague « Oura » – une bague qui mesure aussi bien le rythme cardiaque que la fréquence respiratoire – vise à diagnostiquer les contaminations au coronavirus avant même que les symptômes soient ressentis. Les personnels des hôpitaux, les plus menacés du fait de leurs contacts permanents avec les personnes contaminées, sont équipés de cet appareil portable intelligent, qui ne les quitte pas, et transmettent des données intéressantes à un « système d’alerte précoce » particulièrement réactif. Le but de ce suivi en temps réel est de réagir plus rapidement à l’avenir, de sorte que les soignants développant la maladie puisse être identifiés plus tôt, contrôlés et soignés plus efficacement : cette bague est là pour les guérir, pour tous les détecter.

Dans l’étude « Detect » du Scripps Research Institute, on pense en dimensions encore beaucoup plus grandes, on cherche à élargir le plus possible le nombre de personnes testées. Dès lors le testing n’est pas associé à un unique wearable intelligent, mais à quasiment toute la palette des bracelets d’activité connectés – depuis le sobre Fitbit de Google jusqu’au très sophistiqué Apple Watch. Chaque auto-testeur peut participer pour autant qu’il vit aux États-Unis, et transmettre aux chercheurs ses données corporelles, en véritable scientifique citoyen, via l’application « MyDataHelps » (« Mes données aident »). Comme avec la bague « Oura », il s’agit ici aussi de détecter précocement des symptômes et de « resocialiser » des données individuelles en sorte que les foyers de contamination puissent être, là encore, mis en cartes, mieux localisées, délimités avec le plus de précision possible.

« Detect » fonctionne comme le remake d’une étude antérieure, parue dès janvier, qui étudiait ce qu’elle nommait le « real-time flu tracking » (traçage de la grippe en temps réel) via wearable auprès de quelque 200 000 porteurs d’appareils Fitbit. Par l’entremise de ce bracelet d’activité, étaient saisies des données sur le rythme cardiaque et le sommeil grâce auxquelles, selon les conclusions de l’étude, il était possible d’améliorer de manière significative les pronostics par rapport aux moyens existants. Certes, le traçage n’était pas convaincant de bout en bout – par exemple, les données du sommeil manquaient de précision, et l’on ne pouvait pas vraiment distinguer entre l’accélération du pouls dû à une infection grippale et celui dû au stress quotidien. Les auteurs n’en soulignaient pas moins l’énorme potentiel de la technologie wearable, dont la diffusion accrue devait rendre rapidement possible une surveillance continue sur une plus vaste échelle, et plus précise dans le temps. Rien qu’en Suisse, un petit cinquième de la population est d’ores et déjà utilisateur de wearables, et la tendance ne fait que s’accentuer.

C’est justement ce potentiel que l’étude « Detect » cherche à présent à traduire dans la réalité, on élargit avec les variables biométriques – type activité quotidienne – la profondeur de champ de la surveillance et c’est ainsi que le site internet peut déclarer avec optimisme : « Vous êtes désormais en mesure de pouvoir de prendre le contrôle de votre santé, de même que les soignants du système public de santé peuvent stopper l’émergence d’une maladie de type grippal dans des communautés relativement grandes ».

Avec l’acceptabilité accrue, par le Covid-19, du partage solidaire des données, l’individu quantifié mute vers le collectif quantifié. La saisie, l’analyse et le contrôle ininterrompus de données sensibles sont présentés comme un champ d’études innovant, comme une prise de pouvoir de la collectivité. Ainsi, autocontrôle et contrôle social sont indéfectiblement liés.

Ce qui pouvait être encore perçu avant le coronavirus comme une surveillance abusive, se présente désormais comme l’établissement d’une cartographie de la santé sur un mode participatif et aux fins de la recherche. Une recherche qui lie de plus en plus ses avancées à des appareils intelligents, dont l’utilisation est – de plus en plus – à portée de mains.

Apple : au service de l’humanité

Ces études sur des échantillons de masse via wearable peuvent être facilement perçues dans la situation présente – la Stanford University elle aussi a encore récemment lancé une étude liée au Covid-19 – comme étant uniquement un phénomène de crise. Mais qu’on ne s’y trompe pas : dans la Silicon Valley, elles sont depuis longtemps business as usual.

S’opère aussi un déplacement de souveraineté : le quotidien devient le laboratoire expérimental des entreprises, la vie elle-même n’est plus qu’une expérience de mesure intelligente (« smart »). On assiste à la systématisation toujours plus insistante de ce que l’on peut appeler une biopolitique en cours de datafication

Si Google entend mesurer la santé, via wearables, Apple, lui, s’exerce tout particulièrement depuis ces derniers temps au mode du laboratoire expérimental transportable. En développant sa Smartwatch et son « Research App », Apple a exploré de nouveaux champs de recherche entrepreneuriaux. Chacun a pu, dès avant la pandémie, participer à des études sanitaires de grande ampleur grâce à la sensorique connectée et au Big Data – des études allant des capacités auditives jusqu’au suivi de la menstruation-, chacun a pu mettre ses données à la disposition de toutes sortes d’universités, hôpitaux ou institutions comme l’OMS. Toute une infrastructure, reliant l’individu via wearable à la grande marche du monde et promettant de nouvelles avancées scientifiques, des produits d’avenir, et peut-être surtout une importance individuelle : « The future of health research is you » (« Le futur de la recherche médicale, c’est vous »).

Il n’est guère étonnant que l’Apple Watch soit aujourd’hui considérée comme un élément essentiel de nombreuses études sur le Covid-19. Que son contrôle d’activité d’avant-garde soit particulièrement coté. Et que la pandémie, comme l’a expliqué récemment le directeur des opérations d’Apple, Jeff Williams, rende indispensable plus rapidement de nouvelles fonctionnalités d’Apple Watch comme l’instrument de cardiométrie intégré. Tout ceci donne à penser que la « solution » en propre d’une étude Apple sur le Covid-19 n’est elle aussi vraisemblablement qu’une question de temps.

Dès maintenant, on ne reste pas inactif. Le président (CEO) d’Apple Tim Cook conseille le président américain, réorganise des chaînes de livraison, conçoit des visières de protection pour le personnel soignant et, à l’instar de Google, produit grâce à son propre système de cartes des rapports de mobilité pour l’administration. Ainsi Apple, qui considère que ses missions dans le secteur de la santé « ne sont pas limitées au poignet »,  se met-il lui aussi intégralement au service de la cause, et veut utiliser les vents favorables pour lancer de nouveaux services et applications : ce que Cook proclamait dès janvier 2019 est plus que jamais valable : « Si l’on demandait un jour ce qui aura été le plus grande contribution d’Apple à l’humanité, il n’y aura qu’une réponse possible : la santé. »

Qui a suivi ces derniers mois les recherches d’Apple et de Google dans le secteur médical ne sera guère surpris par la nouvelle récente de leur collaboration en matière de traçage des contacts. En bonne logique, sans attendre que les acteurs publics s’acquittent de leurs obligations, les deux multinationales présentent leur propre « solution globale » – en bons promoteurs de la « technocratie directe » qu’elles sont. L’infrastructure, qui est prévue pour toutes sortes d’applications de traçage, mise sur une approche décentralisée, se présente de ce fait comme plus égalitaire et « progressiste » que les systèmes centralisés – que finalement elle exclut complètement du jeu ! Que les multinationales, avec l’impact considérable qui est le leur sur le marché, créent ainsi une norme désormais incontournable, qu’elles généralisent et standardisent leur « solution » (le Chaos Computer Club parle de « diktat ») n’est dès lors qu’une sorte d’élégant effet secondaire.

On a ainsi conscience dans la Silicon Valley, en ces temps qui semblent totalement débridés, que l’heure est venue, on parle à nouveau sur un ton pénétré et l’on use à plein de son pouvoir de décision – utilisateurs de smartphones de tous les pays, unissez-vous ! Bien sûr, il n’y a « jamais eu moment plus important » pour Apple et Google, pour aider à sauver le monde « avec la force de la technologie », pour le remettre sur pieds selon ses idées bien arrêtées. Mais il y a rarement eu plus de disponibilité, ou plus exactement plus de nécessité, à les croire. À être obligé de les croire.

Biopolitique en voie de datafication : la santé comme prestation de service

Les crises engendrent nécessairement des espaces de décisions, un afflux temporaire d’une série de potentialités différentes, où il en va du tout ou rien, du succès ou de l’échec. Que les entreprises géantes de la Silicon Valley aient la décision facile, que certaines d’entre elles soient fermement assurées par temps de crise, elles l’ont fréquemment démontré au cours de ces dernières années. Avec la pandémie, la forme si particulière de résilience qui a cours en Californie se montre une nouvelle fois au grand jour.

On aura rarement pu observer plus clairement avec quelle rapidité les différents acteurs arrivent à s’adapter, usent de leurs infrastructures, voire les réorientent entièrement, pour se présenter en sauveurs incontournables, en outils de la lutte contre la crise – en somme : pour se réinventer.

Il n’étonnera guère qu’à cette occasion, du don’t be evil de Google au bringing the world closer together de Facebook, de vieux récits soient – avec talent ! – remis au goût du jour, que le solutionnisme trouve de tous côtés une nouvelle légitimation et que la connectivité se déploie toujours plus. Reste que tout cela est lié à des risques et des effets secondaires non négligeables.

Car de toute évidence, n’entrent pas seulement dans les potentialités des multinationales l’idée, louable en soi, de la lutte contre la crise, ou du soutien massif à la santé, à travers toutes sortes de partenariats public-privé. En elles s’opère aussi, insidieusement, clandestinement, un déplacement de souveraineté : le quotidien devient le laboratoire expérimental des entreprises, la vie elle-même n’est plus qu’une expérience de mesurage intelligent (« smart »). On assiste à la systématisation toujours plus insistante de ce que l’on peut appeler une biopolitique en cours de datafication.

Les acteurs d’État comme les acteurs privés ont compris depuis longtemps que le vieil outil biopolitique – statistiques périodiques ou valeurs moyennes évaluées par cycles – était aujourd’hui tout à fait suranné. Que, si l’on voulait maintenir en état de fonctionner le corps des individus, et plus encore le corps social, on avait besoin de mécanismes plus individualisés, de cartes plus parlantes et d’appareils plus « friendly ». Les sauveurs chamaniques de la Silicon Valley prennent ce qui ressort des fonctions régaliennes de l’État pour le ramener à leurs prestations de service, ils développent des instruments essentiels de politique sanitaire et, par le fait qu’ils se déclarent eux-mêmes « institutions de recherche », engrangent un fabuleux surcroît de compétence. Ainsi l’individu évolue-t-il toujours davantage, sous le signe de la santé, dans des espaces mesurés, ainsi ses données de mobilité et de contact sont-elles traquées et sondées en temps réel : son état de santé, son pouls ou son rythme de sommeil sont soumis à une surveillance de tous les instants. Que disait déjà le slogan du « Research App » d’Apple ? « Humanity says thank you » (« L’humanité vous dit merci »).

Ce qui semble pendant la crise tout à fait compréhensible, et même, dans quelques cas, raisonnable, crée rapidement un nouvel état de fait. Une réalité dans laquelle l’intrusion sur le mode monopolistique de la technologie numérique va si loin dans le monde de la vie et de l’expérience qu’elle finit par développer une force normative : le moment arrive où elle ne se content plus de seulement décrire ce qui est. Mais aussi ce qui devrait être.

Peut-être ne devrions-nous donc pas dire aussi inconsidérément « I want to thank Google », ni concevoir la crise comme un problème qui n’attend que l’intelligence artificielle pour être résolu. Nous devrions urgemment jeter aussi un coup d’œil à la notice jointe de la thérapeutique de surveillance capitaliste.

Les auteurs :

Anna-Verena Nosthoff est essayiste, philosophe et politologue. Elle enseigne à l’Université de Vienne, la Freie Universität de Berlin et était ces derniers temps « Research fellow » au Weizenbaum Institut pour la société connectée. Felix Maschewski est essayiste, économiste et enseigne à la Freie Universität de Berlin. Récemment est paru leur ouvrage commun « Die Gesellschaft der Wearables – Digitale Verführung und soziale Kontrolle » (« La société des wearables – Tentation digitale et contrôle social ») aux Éditions Nicolai-Verlag de Berlin.

Cet article est paru en allemand dans la revue Republik : https://www.republik.ch/2020/05/09/wie-big-tech-die-pandemie-loesen-will.

Vaincre la pandémie, abattre les oligarchies financières, par Jean Ziegler

Jean Ziegler à Paris, mai 2018 © Vincent Plagniol pour LVSL

Vice-président du Conseil consultatif des Droits de l’Homme des Nations-unies depuis 2009, Jean Ziegler y a auparavant occupé le poste de Rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation pendant huit ans. Auteur de nombreux livres traduits dans le monde entier, il compte au nombre des principales figures de la critique du néolibéralisme et de ses conséquences sociales dans les pays de l’hémisphère Sud. Dans cet article, il revient sur les défaillances structurelles que révèle la pandémie de coronavirus dans l’ordre mondial contemporain et ébauche des pistes pour son dépassement. 


Durant la première vague européenne de la pandémie du coronavirus (Covid 19), du 1er mars au 30 mai 2020, deux stratégies propres au capitalisme financier globalisé se sont révélées particulièrement meurtrières : celle du recours à la loi des coûts comparatifs des frais de production et celle de la maximisation des profits. Jusqu’au début du déconfinement en Europe, l’épidémie a fait dans le monde plus de 375 000 morts, dont près de 100 000 aux États-Unis, de 36 000 au Royaume-Uni, plus de 32 000 en Italie, de 28 000 en France, de 26 000 en Espagne et de 23 000 au Brésil. En Europe, les victimes meurent principalement dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD en France) et dans les hôpitaux.

Le 29 mai 2020 à 14 h, la situation en France était la suivante : 28 714 décès depuis le 1er mars 2020, dont 18 387 à l’hôpital et 10 327 dans les EHPAD. Il n’existe pas de chiffres fiables pour les morts du virus survenus à domicile1. En EHPAD, l’agonie des victimes est souvent cruelle.

La totale dépendance des États européens à l’égard de la Chine et de l’Inde (…) est responsable de dizaines de milliers de morts par suffocation.

Voici le témoignage de Maya (prénom d’emprunt), aide-soignante dans un EHPAD de Montreuil, dans la banlieue parisienne :

« J’ai vu des collègues, faute de masques et de surblouses, refuser d’entrer dans les chambres de malades du Covid. Les résidents sont alors restés sans médicaments et sans manger. Les infirmières n’ont pas non plus voulu aller à leur chevet pour leur prodiguer leur traitement »2.

Nombre de patients de cet EHPAD ont eu de la peine à se nourrir seuls, sans les aides habituelles. Du moment que la pénurie de masques, de surblouses et de charlottes empêchait les soignants d’approcher les résidents, aux douleurs provoquées par le manque de traitements sont venues s’ajouter les affres de la faim.

[Lire sur LVSL notre entretien avec Jean Ziegler, réalisé en mai 2018 : « Nous assistons à une régression des normes internationales vers la sauvagerie »]

En Europe, la plupart des hôpitaux ont, avec une rapidité impressionnante, réorganisé leur fonctionnement. Les médecins urgentistes, les infirmières et infirmiers, aides-soignants et aides-soignantes, personnes chargées du nettoyage, ambulanciers hommes et femmes, responsables de la pharmacie, de la logistique ont accompli – et continuent d’accomplir – un travail absolument admirable, risquant à chaque instant leur santé, se dévouant sans limite aux soins des personnes infectées. Mais dans nombre de centres de réanimation, à partir de la mi-avril, l’angoisse rodait : les médecins urgentistes étaient confrontés à une diminution rapide des stocks de médicaments indispensables à la réanimation cardiopulmonaire, notamment des malades intubés et mis en coma artificiel.

Dans nombre de centres, à chaque moment, des médicaments essentiels risquaient de manquer. Ce fut notamment le cas des anesthésiants Propofol et Isofluran utilisés pour les narcoses, de l’opioïde anti-douleur Sufentail et du curare et du Midazolam, utilisés pour la sédation des patients.

Comme beaucoup d’autres pays, l’Allemagne a vécu l’angoisse des médicaments manquants. Début avril, la société multinationale de production pharmaceutique Baxter avertissait le Bundesinstitut für Arzneimittel und Medizinprodukte3 qu’elle était temporairement dans l’incapacité de livrer l’Isofluran et le Propofol. À ses clients, la société écrivait qu’elle leur demandait « poliment de ne plus effectuer de commandes durant le mois d’avril »4.

Les principaux médicaments indispensables au traitement par respiration artificielle, notamment par appareil respiratoire et par coma artificiel et intubation, sont fabriqués en Asie. Exemple : le curare synthétique est principalement fabriqué en Inde, les médicaments utilisés par les anesthésistes le sont en Chine et également en Inde.

Afin d’obtenir un profit maximum pour leurs actionnaires, les sociétés multinationales dominant le secteur pharmaceutique ont depuis longtemps délocalisé en Asie une grande partie de leur production.

En Chine, la grève est assimilée à un délit criminel, les syndicats indépendants y sont inconnus, les ouvriers et ouvrières corvéables à merci. Même chose en Inde qui pourtant, sur le papier, est une démocratie. Les salaires y sont, selon les secteurs, de 3 à 5 fois inférieurs à ceux des travailleurs et travailleuses des mêmes secteurs d’Europe occidentale.

Dans l’EHPAD de Montreuil, des hommes et des femmes âgés, infectés du coronavirus, sont morts de faim et faute de médicaments. Dans des hôpitaux et des cliniques, en Allemagne, Italie, Espagne et Russie, aux États-Unis, au Brésil, combien de malades ont souffert l’enfer, mourant par suffocation dans d’atroces souffrances, à défaut des médicaments nécessaires aux anesthésies et aux réanimations prolongées ? Le public ne le saura pas.

La loi du capitalisme des coûts comparés des frais de production les a tués.

Pour lutter contre la première vague de la pandémie du Covid 19, les États industriels d’Europe, mais aussi les États-Unis, les pays d’Amérique du Sud, la Russie, etc., se sont trouvés totalement dépendants des industries délocalisées en Asie.

Venons-en aux masques. Pour lutter contre la pandémie, le port du masque est exigé. Or, l’accès aux masques pour le personnel soignant et, plus généralement, pour les populations européennes, relève de la farce.

Prenons l’exemple de la France.

Le 16 février 2020, Olivier Véran prend ses fonctions de ministre des Solidarités et de la Santé. Quelques jours plus tard, il déclare devant le Sénat : « En 2020, il y avait un stock d’État de masques de 1 milliard. Quand je suis arrivé au ministère, il n’y en avait plus que 150 millions. […] Du point de vue des masques, nous n’étions pas un pays préparé à une crise sanitaire en raison d’une décision prise il y a neuf ans »5.

Que s’est-il passé ? La République française, quel que soit le parti au pouvoir, est ravagée par l’idéologie néolibérale.

Il y a dix ans, la réserve stratégique détenue par l’État comptait plus de 1 milliard de masques chirurgicaux et de masques de type FFP-2 (plus filtrants et réservés au personnel soignant). Mais ce stock coûtait cher. De plus, il fallait le renouveler tous les cinq ans. La logique capitaliste imposait aux dirigeants un changement de stratégie. Les dirigeants ont alors introduit la notion de « flux ». Ils se sont mis à commander des masques à des entreprises chinoises, moyennant des « contrats dormants », activés uniquement en cas de besoin. Résultat : au début de la pandémie et durant toute sa première vague, la France a presque entièrement dépendu pour ses masques des fabricants chinois… et ceux-ci se sont fréquemment trouvés dans l’incapacité de livrer.

D’où les directives grotesques du Premier ministre Édouard Philippe : jusqu’à mi-mars, il assurait que le port du masque ne jouait aucun rôle dans le combat contre le coronavirus. Deux mois plus tard, changement du tout au tout du langage gouvernemental : le port du masque est obligatoire dans les transports publics et les magasins et fortement conseillé dans l’espace public.

Se procurer des masques en Chine constitue pour les acheteurs privés et publics un parcours du combattant. Le marché est chaotique. Il est peuplé de maîtres-chanteurs et d’escrocs. Les États les plus puissants, notamment les États-Unis, recourent aux menaces, au chantage, pour se procurer les précieuses protections jetables : masques, surblouses, charlottes, couvre-chaussures, lunettes de protection, etc.

Début 2020, le président Trump a déterré une loi datant de la Deuxième Guerre mondiale, appelée Defense Protection Act, permettant au gouvernement de Washington de saisir toute cargaison de biens importants pour la sécurité nationale. Trump en fait un usage intense. Exemple : des acheteurs brésiliens, mandatés par le gouverneur de l’Etat fédéral de Bahia, achètent début mars auprès d’une entreprise chinoise 600 appareils de respiration artificielle de type New Port HT 7-Plus. L’avion cargo transportant les appareils effectue un arrêt technique à Miami. Le gouvernement américain fait saisir la cargaison.

L’Organisation mondiale du commerce (OMC) émet un avertissement mi-mars : elle demande à ses États membres de veiller au respect des règles de transparence et de non-discrimination du commerce international. En vain !

Le détournement de cargaison, la rupture de contrats, les escroqueries, les menaces et les chantages continuent de plus belle. Le Brésil est, après les États-Unis, le pays le plus cruellement frappé par la pandémie. Son ministre de la Santé, Luis Henrique Mandetta, commande en Chine et paie d’avance 200 millions de masques. Mi-mars, les masques sont stockés sur l’aéroport chinois dans l’attente de leur livraison via l’Argentine. C’est alors qu’apparaissent dans le ciel 23 avions cargos américains. Les agents qu’ils transportent négocient sur place le détournement de la cargaison pour un prix largement supérieur. L’entrepreneur chinois, y trouvant son compte, rompt aussitôt le contrat passé avec les Brésiliens… et les 200 millions de masques sont embarqués pour les États-Unis.

Le Canada, la France, d’autres États encore dénoncent régulièrement les ruptures de contrats et les détournements de cargaisons de masques et d’autres protections jetables, d’instruments médicaux, d’appareils respiratoires, etc.

Israël a chargé les agents du MOSSAD, son agence de renseignements dédiée aux opérations spéciales, de l’acquisition des masques et autres produits médicaux.

Dans cette guerre commerciale impitoyable, certains Etats jouissent d’une position avantageuse.

Prenons l’exemple de l’Allemagne. Après une discussion téléphonique avec le président chinois XI Jinping, la chancelière Angela Merkel a obtenu l’installation par la Lufthansa d’un pont aérien entre Shanghai et Francfort. L’Allemagne évite ainsi les risques de rupture de contrats en faveur d’acheteurs plus généreux et de détournement de cargaisons commandées et payées d’avance.

Pour des pays plus pauvres, mais également dépendants de la Chine (ou de l’Inde), la montée constante des prix des médicaments, des appareils respiratoires et des masques constitue une autre catastrophe.

[Pour une analyse de l’impact économique et social de la pandémie dans l’hémisphère Sud, lire sur LVSL cet article de Nicolas Jacquet : « Le dilemme de l’Afrique sub-saharienne face au Covid-19 »]

Le type d’appareil de respiration artificielle commandé en Chine par le gouvernement de Bahia coûtait avant la pandémie 700 dollars US. Une cargaison de ces appareils commandée en Chine par le gouvernement italien en avril 2020 était facturée à 25 000 dollars la pièce.

La multiplication exponentielle des commandes, notamment européennes, provoque des impasses de livraison en Chine même. Les matières premières commencent à manquer. De plus, faute d’espace dans les avions cargos, la marchandise reste parfois bloquée durant des semaines sur les aéroports chinois.

La totale dépendance des États européens, américains, africains, à l’égard de la Chine et de l’Inde pour la livraison des moyens de lutte élémentaires et indispensables contre la pandémie est responsable de dizaines de milliers de morts par suffocation.

Selon les chiffres de l’ONU, plus de 35% de la population d’Afrique subsaharienne vit dans des habitats dits « inofficiels », où un seul robinet d’eau sert jusqu’à 1000 ou parfois 2000 personnes, où se protéger du virus (…) tient donc du projet utopique.

À l’heure où j’écris ces lignes, personne ne sait encore si une deuxième vague épidémique menace les continents. Personne ne connaît réellement le Covid-19, ni ses origines, ni son mode de diffusion à moyen et long terme. C’est un tueur masqué. Un assassin inconnu. L’humanité, jusqu’à présent, lui est livrée sans défense. Il n’existe pour s’en prémunir ni vaccin ni traitement.

Mais une chose est certaine. Dans la guerre contre le virus, la stratégie capitaliste est un échec.

Au cours des dernières générations, les oligarchies du capital financier globalisé ont réussi à démanteler, désarmer l’État et à instaurer l’aliénation dans la conscience collective. Face à la pandémie, leur stratégie s’avère meurtrière.

Que faut-il faire ? De toute urgence et avant que le tueur masqué ne revienne en force ? Le rétablissement des droits et devoirs régaliens de l’État dans les secteurs de la santé (et de l’alimentation) est urgent. Le secteur de la santé publique doit être déclaré secteur stratégique au même titre que la défense nationale et la sécurité publique.

Les investissements publics dans ce secteur – recherche, équipements hospitaliers, salaires des personnels soignants, équipements médicaux dans les EHPAD aussi – doivent être augmentés massivement.

Fin de la fermeture d’hôpitaux et fin de la surexploitation des soignants et des soignantes. Fin immédiate de la politique d’austérité, quand elle touche au plus près de la vie humaine. Abolition de la directive de l’Union européenne interdisant un déficit du budget des États membres supérieur à 3%.

Pour mettre un terme à la multi-dépendance du secteur public de la santé et augmenter rapidement les budgets de la recherche médicale et des salaires des soignants, pour financer les équipements hospitaliers, les stocks de masques et de médicaments destinés à sauver des vies, l’État doit accepter de s’endetter.

Je le répète : il faut accepter la montée de la dette souveraine si les investissements dans le secteur sanitaire l’exigent. Il faut « déglobaliser » radicalement ce secteur. Ayant récupéré leur capacité normative, les États doivent forcer les sociétés multinationales de la pharmacie à rapatrier leurs établissements de recherche et de production.

Quelle que soit la protestation inévitable des actionnaires, les États doivent prendre des parts du capital de ces entreprises ou, si nécessaire, procéder à leur nationalisation.

Le Covid-19 pénètre dans les palais comme dans les masures. Il tue les miséreux comme les oligarques. Il ne connaît pas de frontières sûres. Il a obligé 3 milliards d’êtres humains à travers le monde à se confiner chez eux. Il crée l’angoisse, ruine l’économie et sème la mort. Ce qui se passe au-delà des mers concerne directement les Européens. L’Organisation mondiale de la santé exige qu’on mette à disposition au minimum 5000 lits d’hôpitaux publics pour 100 000 habitants. Or, les 52 États africains n’en possèdent en moyenne que 1800 pour 100 000 habitants. En Afrique, 32,2% des habitants sont gravement et en permanence sous-alimentés. Autrement dit, les forces immunitaires d’un tiers de la population sont fortement affaiblies.

Dans les slums de Dacca, au Bangladesh, dans les bidonvilles surpeuplés de Nairobi, dans les favelas de São Paulo, aucune « distanciation sociale » n’est possible. Selon les chiffres de l’ONU, plus de 35% de la population d’Afrique subsaharienne vit dans des habitats dits « inofficiels », où un seul robinet d’eau sert jusqu’à 1000 ou parfois 2000 personnes, où se protéger du virus en se lavant fréquemment les mains tient donc du projet utopique. La dette extérieure des États imposée de longue date par l’oligarchie du capital financier globalisé est écrasante. Elle empêche tout investissement significatif dans le secteur de la santé publique. Au 31 décembre 2019, la dette des 123 pays dits du Tiers monde6 s’élevait à 2100 milliards de dollars. Aucune lutte victorieuse contre le Covid-19 n’est possible sans la suppression radicale et immédiate de la dette extérieure des pays les plus pauvres de la planète.

[Lire sur LVSL cet article de Milan Rivié : « En plaine pandémie, l’Afrique se prépare-t-elle à une nouvelle cure d’austérité ? »]

Warren Buffet est classé par le magazine américain Forbes au septième rang des hommes les plus riches du monde. S’exprimant sur la chaîne de télévision CNN, il déclarait au journaliste qui l’interviewait : « Yes, there is class warfare, all right, but it is my class, the rich class, that’s making all war and we are winning » (« Oui, la guerre des classes, ça existe, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et nous sommes en train de la gagner »)7.

Il nous faut de toute urgence renverser le rapport de forces. Le capitalisme tue. Avant de pouvoir gagner notre lutte contre la pandémie, il nous faut abattre le règne planétaire des oligarchies du capital financier globalisé.

Jean Ziegler

Auteur du livre Lesbos, la honte de l’Europe (Editions du Seuil, 2020).

1 Le Monde, 1-2 juin 2020.
2 « EHPAD, autopsie d’une catastrophe annoncée », in Le Monde, 7 mai 2020.
3 Institut fédéral des médicaments et des dispositifs médicaux de la division du ministère fédéral de la Santé
4 Der Spiegel, 11 avril 2020.
5 Cité par Le Monde, 8-9 mai 2020.
6 Tous les pays de l’hémisphère sud, sauf les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud).
7 Interview sur CNN, 25 mai 2005, cité par le New York Times, 26 novembre 2006.

Les quatre frugaux, ventriloques d’une Union européenne dans la débâcle

Alors que se déroule le Conseil européen, moines soldats et autres condottieres eurobéats se livrent à d’irréalistes prédications où l’Union européenne serait, enfin, à même d’être à la hauteur de l’enjeu. De ces vaticinations demeure une réalité intangible, à savoir de multiples divisions entre États-membres. Les coupables d’un éventuel échec lors du Conseil sont déjà trouvés : les bien-nommés « quatre frugaux ». L’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède ne défendent pourtant que ce qu’est intrinsèquement l’Union européenne depuis trois décennies : une libre circulation totale des capitaux, des biens et services et des hommes dans un marché libéré de toute contrainte étatique. L’idée qu’il faudrait se montrer solidaires dans le jeu à somme nulle européen leur est étrangère. Leur reprocher de ne pas respecter à la lettre les commandements de l’Union européenne, sans remettre en cause la concurrence institutionnalisée par les Traités européens, qui rend inévitables les passagers clandestins, est la dernière coquecigrue des élites néolibérales européennes.


Les dramaturges européens ont trouvé un nouvel acte à leur pièce. Celle-ci a démarré en février 2020, lorsque le président du Conseil européen Charles Michel a réuni les chefs d’États pour négocier à Bruxelles le prochain budget pluriannuel européen, de 2021 à 2027. La propagation du Covid-19 n’alarmait pas davantage les cénacles dans les capitales européennes. Le départ, effectif, du Royaume-Uni, vint pourtant troubler ce qui aurait pu être une négociation coutumière, à savoir le maintien du ratio accordé à la Politique agricole commune (PAC) ou l’augmentation du budget consacré à la Politique extérieure de sécurité commune (PESC). Comment parvenir à maintenir un budget équivalent avec le départ d’un de ses plus importants contributeurs ?

[Pour eux], davantage d’intégration européenne ne peut mener à rien si aucune politique d’ajustement structurel des finances publiques n’est pas menée par les États – comprendre, les États du Sud.

C’était sans compter sur la volonté de plusieurs États-membres, dont la France, de profiter de la situation pour augmenter le budget européen. Verhoging van de Europese begroting ? (« un accroissement du budget européen ? ») se sont inquiétés les Néerlandais. Les Pays-Bas, orphelins du Royaume-Uni, ont donc commencé à jouer leur nouveau rôle, celui d’opposants à tout renforcement de l’intégration européenne. Le premier ministre libéral néerlandais, l’inamovible Mark Rutte, est venu à Bruxelles avec une biographie de Frédéric Chopin sous le bras. L’idée était entendue : les Pays-Bas étaient prêts à négocier, mais à budget constant, voire avec un budget très légèrement diminué, de 1100 milliards, soit 1% du budget total de l’Union. La pensée calviniste qui irrigue les élites amstellodamoises depuis le XVIe siècle rappelle un point essentiel : un sou est un sou. Si un État-membre quitte l’Union européenne, alors il est logique que l’on contribue moins au budget européen.

[Pour une analyse de l’idiosyncrasie hollandaise en la matière et du rôle des Pays-Bas dans l’Union européenne, lire sur LVSL, par le même auteur : « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? »]

Charles Michel, en piètre négociateur, a cru pouvoir faire vaciller celui qu’on surnomme Mister Teflon. Après tout, le budget européen est voté à l’unanimité et avec le ralliement des Néerlandais, la négociation pourrait s’avérer fructueuse, l’Allemagne ayant intégré l’idée qu’une augmentation sensible du budget européen pouvait servir ses propres intérêts. Le président du Conseil européen a donc invité son homologue néerlandais à un échange bilatéral pour négocier les principaux points de crispation. Mark Rutte est de fait venu… accompagné de trois de ses homologues, à savoir les premiers ministres respectifs de l’Autriche, du Danemark et de la Suède, Sebastian Kurz, Mette Frederiksen et Stefan Löfven. Les quatre frugaux dévoilaient leur alliance.

La ligue hanséatique des ladres

La comédie des sommets européens a trouvé ses nouveaux histrions. Subtile évolution de la nouvelle ligue hanséatique, popularisée par le Financial Times, les quatre frugaux ont la particulière délicatesse d’être, pareillement à Harpagon dans l’Avare de Molière, des avaricieux. Non seulement ils se refusent à participer activement à l’avenir budgétaire de l’Union européenne, mais la crise du coronavirus va dévoiler leur allergie à toute solidarité financière à l’égard des États-membres sévèrement touchés par la pandémie, au premier chef l’Italie. De fait, un mois après leur coming out médiatique, les quatre frugaux se sont retrouvés sur une position commune lorsque l’idée d’émettre des coronabonds, de mutualiser la dette des États ou d’accorder des subventions fut proposée par une dizaine d’États européens, à commencer par la France, l’Italie ou encore l’Espagne. L’attitude du ministre des Finances néerlandais, le conservateur Wopke Hoekstra, qui suggéra l’idée qu’une enquête européenne soit menée pour savoir pourquoi certains États-membres ne pouvaient gérer à eux seuls les conséquences économiques et sociales du confinement suffit pour saisir la haute idée que se font les frugaux de la solidarité européenne.

D’aucuns parleraient de dogmatisme. Mais les quatre frugaux se révèlent être surtout d’éminents descendants de Pyrrhon, dont le scepticisme dont ils font preuve à l’égard de leurs homologues dépasse la stricte opposition entre Europe du Nord et Europe du Sud. Après tout, l’Irlande, la Belgique ou encore les États baltes ont apposé leur signature à la proposition d’émission des coronabonds. Derrière cette alliance conjoncturelle se cache en définitive trois orphelins du Royaume-Uni et un État isolé, orphelin de sa relation privilégiée avec l’Allemagne. Il ne fait mystère à personne que l’Autriche, depuis des décennies, a globalement calqué, et tout particulièrement depuis son entrée dans l’Union européenne en 1995, ses positions européennes sur celle de l’Allemagne. Ce positionnement correspond, pour la diplomatie autrichienne, à une neutralité à laquelle tient le pays. La proximité culturelle, politique sinon spirituelle entre Vienne et Berlin n’est plus à établir. Seules les embardées extrémistes autrichiennes, lorsque l’extrémiste Jörg Haider gouverna pour la première fois dans un pays européen après 1945 en coalition avec la droite en 1999, ont pu crisper les relations.

Les élections législatives de 2017 ont permis l’arrivée au pouvoir de l’ambitieux et jeune ministre des Affaires étrangères Sebastian Kurz, qui a de nouveau rompu la tradition séculaire de cogestion entre conservateurs et sociaux-démocrates autrichiens pour s’allier avec le parti d’extrême droite d’Heinz-Christian Strache, le FPÖ. La coalition entre les deux partis n’a pas été du goût des hiérarques de la CDU ni même, et c’est plus surprenant, de la CSU bavaroise. Les nouvelles élections législatives de 2019, qui ont obligé Kurz à s’allier avec les Verts, n’a pas fondamentalement changé la nature de la relation entre le Premier ministre autrichien et la chancelière allemande. Angela Merkel reproche à Kurz de s’être allié avec l’un des partis les plus extrémistes d’Europe. Tandis que ce premier reproche à la chancelière allemande ses positions trop hétérodoxes en matière économique (!) et trop éloignées des valeurs conservatrices. L’épisode de l’ouverture des frontières aux migrants en Allemagne a profondément marqué une Autriche très réticente à l’immigration de masse. L’émacié jeune leader autrichien a donc trouvé en la figure de Mark Rutte un allié idéal pour barrer la route aux soi-disant largesses budgétaires dont pourrait faire preuve l’Union européenne.

Si l’alliance avec l’Autriche va très probablement demeurer circonstanciée à la négociation sur le « Recovery Fund » portée par la présidente de la Commission von der Leyen et le président du Conseil Michel, les Pays-Bas peuvent compter sur l’assertivité des dirigeants sociaux-démocrates danois et suédois. Tout comme La Haye, Copenhague et Stockholm avaient pour habitude de rester discrets lors des négociations européennes et se suffisaient de l’intransigeance des leaders britanniques pour que leurs revendications soient transmises. À eux seuls, bien que contributeurs nets au budget européen, les Danois et les Suédois pèsent très peu sur la scène européenne et ne sont même pas membres de la zone euro.

Le Danemark, autant que les Pays-Bas, a toujours difficilement accepté que les choix décisifs pour l’Union européenne se limitent à l’action du couple – en France – ou du moteur – en Allemagne – franco-allemand. Le petit royaume scandinave a donc mené une politique étrangère atlantiste – d’aucuns parlent de superatlantisme – dans une étroite collaboration avec les États-Unis et le Royaume-Uni, à même de contrebalancer l’axe Paris-Berlin. C’est en ce sens qu’on peut lire la décision de l’ancien Premier ministre danois Anders Fogh Rasmussen d’entrer en guerre contre l’Irak en 2003, à l’image du Royaume-Uni et de la Pologne. Naturellement, le Brexit a été difficilement vécu à Copenhague et le pays cherche depuis à s’appuyer sur des États à même de partager ses orientations.

Cette inclinaison diplomatique est encouragée par l’éloignement relatif des États-Unis sur la scène européenne depuis que l’ancien président américain Barack Obama a opéré ce qu’on nomme le « pivot » vers l’Asie. À rebours de croyances populaires, Donald Trump poursuit cette politique, suscitant l’embarras des pays pro-Washington au sein de l’Union européenne, comme la Pologne mais également le Danemark. Ne pouvant plus contrebalancer son retrait des affaires européennes par un atlantisme soutenu, le Danemark a vu dans les Pays-Bas, pays lui aussi atlantiste et rigoriste sur les finances publiques, un nouvel État leader capable de porter la voix de l’Europe du Nord. Il n’est étranger à personne que le Danemark s’est toujours montré frileux dès qu’est abordée la question de l’intégration budgétaire et économique de l’Union européenne. La visite officielle d’Emmanuel Macron en août 2018 au Danemark pour rencontrer son homologue Lars Løkke Rasmussen n’a pas dissipé le clivage.

Pour la Suède, qui comme l’Autriche, est entrée dans l’Union européenne en 1995, la position officielle dans les affaires internes s’est limitée à une intégration en retrait et à un alignement des positions avec le Royaume-Uni. Plus qu’au Danemark, le Brexit a été un cataclysme pour le royaume scandinave bien qu’il s’en cache. Le pays a continuellement contribué main dans la main avec Londres pour obtenir des rabais lors de l’élaboration du budget européen et Stockholm s’est toujours vivement opposé à davantage d’intégration. Pour les Suédois, et la ministre actuelle des Finances Magdalena Andersson le confirme, davantage d’intégration ne peut mener à rien si aucune politique d’ajustement structurel des finances publiques n’est pas menée par les États – comprendre, les États du Sud. C’est ainsi que la ministre s’exprimait en 2016 : « Pour une économie petite et ouverte comme celle de la Suède, le fait d’appartenir à son marché [le plus grand marché intérieur du monde] est un grand avantage. Pour que le marché demeure efficient et soit renforcé, des réformes doivent être menées dans l’intérêt des citoyens ». Si la Suède ne souhaite aucunement quitter l’Union européenne, le statu quo est préférable à toute intégration. Il a de fait paru naturel au gouvernement social-démocrate de Löfven de s’allier avec les euroréalistes Néerlandais.

Giuseppe Conte a ajouté, non sans acrimonie, que les quatre frugaux avaient tout intérêt à signer le plan, au risque que la destruction des économies du Sud ait un effet d’entraînement dans l’ensemble de la zone euro et plus largement au sein de l’Union européenne.

Lors de la crise grecque, en 2014, le Danemark mais surtout la Suède avaient pu compter sur une alliance déjà conjoncturelle entre le britannique David Cameron, le néerlandais Mark Rutte, l’allemande Angela Merkel et le suédois Fredrik Reinfeldt. L’on se souvient des quatre dirigeants européens ensemble sur une petite embarcation dans la résidence d’été du Premier ministre suédois, en opposition frontale aux États dépensiers de l’Europe du Sud. Le rapprochement récent de l’Allemagne avec la France a de nouveau braqué les deux États scandinaves, qui ne supportent plus de voir les deux principales puissances économiques élaborer des solutions sans consulter les autres dirigeants européens. L’alliance avec les Pays-Bas, pourtant dirigés par le néolibéral Rutte, ne les a pas encombrés outre mesure. Au contraire, les logiques économiques l’emportent aisément sur les revendications partisanes au Danemark et en Suède. L’attachement européen reste relatif dans les pays scandinaves et il est inconcevable, peu importe la couleur politique, que la sobriété économique revendiquée au Nord serve à payer les déboires du Sud.

Le Premier ministre suédois Stefan Löfven, pourtant issu de la même famille politique sociale-démocrate que son homologue espagnol Pedro Sanchez, n’a pas hésité, non sans quérulence, à menacer d’un veto suédois les négociations s’il s’avérait que l’Espagne n’acceptait pas des prêts avec contreparties lors d’une rencontre entre les deux chefs d’États cette semaine dans la résidence d’été du Premier ministre suédois. Quant à Mette Frederiksen, la Première ministre danoise, elle ne cesse de répéter que les premiers bénéficiaires de toute politique à l’échelle européenne doivent être les Danois et l’État-providence danois.

Une alliance de circonstance prête à abcéder

Si les quatre frugaux mettent en surchauffe les cabinets des chancelleries européennes, il convient de replacer à sa juste mesure leur degré d’influence. Mark Rutte et ses estafiers ne sont que pure construction médiatique et leur alliance ne sert que des intérêts très conjoncturels. C’est toute la singularité de s’allier entre pingres, puisque ce sera au plus frugal (sic) que cette alliance profitera. Personne n’est assez dupe pour croire que Rutte, Frederiksen, Löfven et Kurz partagent outre mesure des objectifs communs. L’unique et véritable convergence réside dans la volonté pour les trois premiers de prolonger, dans le prochain budget européen, les rabais qu’ils ont obtenus au même titre que le Royaume-Uni pour le cadre financier pluriannuel. D’ailleurs, la France est prête à abandonner l’exigence de disparation des ristournes pour convaincre ses homologues frugaux d’accepter le plan de soutien de 750 milliards d’euros proposé par la Commission européenne suite à la proposition conjointe d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel.

[Pour une analyse détaillée de ce plan, lire sur LVSL : « Plan de relance européen : la montagne accouche-t-elle d’une souris ? »]

De nombreux dirigeants européens, à commencer par Emmanuel Macron, Pedro Sanchez, Giuseppe Conte et Angela Merkel, qui a pris la tête de la présidence tournante de l’Union au 1er juillet jusqu’au 31 décembre 2020, l’ont parfaitement intégré. L’objectif pour les partisans du plan de relance européen, aussi critiquable soit-il par ailleurs, est de convaincre chacun des frugaux sur ce qui les intéresse de prime abord pour mieux tuer dans l’œuf l’alliance circonstanciée. Autrement dit, de faire abcéder cette nouvelle ligue. Ce sont de fait les intérêts nationaux, à la fois politiques et économiques qui priment.

Sebastian Kurz semble être le premier à vouloir lâcher du lest en se contentant de limiter le montant des subventions accordées aux États les plus touchés mais en acceptant le principe que l’ensemble du plan ne contienne pas uniquement des prêts. Aussi anecdotique cette position soit-elle, elle tranche de fait avec la position jusqu’au-boutiste tenue le premier ministre néerlandais qui conditionne le plan de relance à l’unanimité des États. Cette inclinaison est le résultat d’une pression douce mais réelle de ses partenaires écologistes au sein de la coalition gouvernementale d’une part, les Grünen étant favorables à des mécanismes de solidarités plus approfondis. D’autre part, la proximité économique et géographique entre Vienne et Rome pourrait convaincre le leader autrichien de prendre en compte le projet de réformes porté par Conte afin d’avaliser le plan de relance. Le Premier ministre italien n’a pas hésité à se rendre à Vienne, mais également à Berlin et à La Haye pour convaincre ses homologues du sérieux de son agenda de réformes.

Pedro Sanchez, dont le capital politique interne est fortement entamé en raison d’un confinement sévère de la population, a également pris soin de rencontrer un par un ses homologues pour tenter de faire les faire incliner en faveur du plan. Sans réel succès jusqu’à présent, Mark Rutte lui ayant signifié qu’il ne signerait l’accord qu’en cas « d’efforts substantiels réalisés par l’Espagne ». Sa rencontre, comme évoquée plus haut, avec le Premier ministre suédois n’a pas permis de réelles avancées. Néanmoins, au contraire de la position quinteuse du Néerlandais, Stefan Löfven n’a pas écarté l’idée qu’un accord puisse être trouvé en dernière instance. Il a de fait indiqué aux journalistes « qu’on n’entre pas dans une négociation avec cette attitude, on entre dans une négociation pour essayer de trouver une solution ». Il s’est d’ailleurs rendu à Paris jeudi pour arrondir les angles avec le président Emmanuel Macron avant de s’envoler pour Bruxelles. La position suédoise est similaire à la position danoise. Le gouvernement social-démocrate de Mette Frederisken a indiqué vouloir faire en sorte qu’un compromis aboutisse. L’intérêt particulier des deux royaumes scandinaves réside dans la capacité qu’auront l’un et l’autre de voir leurs gouvernements respectifs sortir gagnant de cette négociation. C’est déjà un pari réussi au Danemark, Mette Frederisken ayant obtenu le soutien de l’opposition libérale au Parlement danois. En Suède, Stefan Löfven compte maintenir jusqu’au bout cette attitude pour paralyser la progression des Démocrates suédois, situés à l’extrême droite, qui demeure la deuxième ou troisième force politique dans les intentions de votes.

Non, le véritable caillou dans la chaussure des Européens demeure les Pays-Bas de Mark Rutte. La visite officielle d’Emmanuel Macron fin juin à La Haye, rapidement suivi par Giuseppe Conte puis par Pedro Sanchez ne sont pas étrangères à la situation, pas plus que l’invitation d’Angela Merkel adressée à Mark Rutte pour qu’il se rende à Berlin au début du mois. Tel un stylite, le chef de gouvernement néerlandais fait monter les enchères en menaçant de mettre un veto batave au plan européen, même si ses trois spadassins finissent par apposer leur signature au Recovery Fund. Le Premier ministre n’a pas, d’après sa lecture personnelle des événements, à s’inquiéter outre mesure d’un veto néerlandais. Ce dernier est au zénith dans les sondages, avec des alliés peu encombrants depuis que la CDA du ministre des Finances Wopke Hoekstra se débat en interne pour savoir qui serait en mesure de se présenter aux élections législatives néerlandaises de mars 2021.

61% des Néerlandais rejettent le plan européen proposé par la Commission européenne et ces derniers considèrent Mark Rutte comme le meilleur Premier ministre d’après-guerre. C’est ainsi qu’il a déclaré, en cas de pressions de ses homologues, qu’il n’est pas « fait de massepain » – pâte friable – pouvant « supporter sans problème » cette pression. La seule véritable concession qu’il a apportée étant qu’il trouvait le projet de budget européen de Charles Michel plus présentable qu’en février. Aussi, il s’est décidé à ne pas ramener la biographie de Frédéric Chopin avec lui à Bruxelles.

Ce qui s’exprime ici est moins une attitude individualiste que la conséquence de la logique de l’Union européenne. Les élites pro-européennes ont beau jeu de vouloir dénoncer l’attitude des quatre frugaux. Mais ces derniers ne tentent-ils pas de respecter à la lettre le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ?

L’impétueux chef d’État néerlandais sait que sa position de leader des quatre frugaux sert à la fois les intérêts des Pays-Bas mais également les siens sur la scène politique intérieure. Ce dont ne se rend pas compte Mark Rutte est qu’il risque d’être rapidement isolé en cas de veto néerlandais. N’est pas le Royaume-Uni qui veut. De fait, la préservation de la monnaie unique et du marché commun sont ce qui a fait basculer Angela Merkel et son gouvernement dans le camp adverse. Le ministre des Finances allemand Olaf Scholz exerce d’ailleurs une pression sur Stefan Löfven et Mette Frederiksen. Plus inquiétant pour Mark Rutte, Angela Merkel, en conférence de presse avec son homologue italien, a mis en garde le chef d’État néerlandais et les autres frugaux en expliquant clairement qu’aucune concession réelle ne sera accordée sur une réduction globale du plan. Giuseppe Conte a ajouté, non sans acrimonie, que les quatre frugaux avaient tout intérêt à signer le plan, au risque que la destruction des économies du Sud ait un effet d’entraînement dans l’ensemble de la zone euro et plus largement au sein de l’Union européenne.

Le véritable problème est à l’échelle de l’Union

L’attitude qu’ont chacun des quatre États est certes sujette à caution. Mais les quatre frugaux ne sont pas les seuls à tenter d’obtenir des concessions sur le plan de relance et, par ricochet, sur le futur budget européen. La Hongrie et la Pologne, pourtant largement bénéficiaires du plan à venir, réclament à leur tour qu’aucune contrepartie en matière de respect de l’État de droit ne soit invoquée pour le prochain budget européen. La République Tchèque semble de son côté vouloir accepter le plan tel quel, mais à condition qu’elle bénéficie sur le prochain budget de rallonges.

Ce qui s’exprime ici est moins une attitude individualiste que la conséquence de la logique de l’Union européenne. Les élites pro-européennes ont beau jeu de vouloir dénoncer l’attitude des quatre frugaux. Mais ces derniers ne tentent-ils pas de respecter à la lettre le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et le Traité de l’Union européenne (TUE), dont la naissance a été rendue possible par le Traité de Maastricht ? Dans un colloque organisé à Zurich en février 2019, Mark Rutte rappelait à juste titre qu’il était pour davantage d’Europe et pour un accroissement du rôle de cette dernière sur la scène géopolitique mondiale. Il ajoutait, non sans malice, que chacun devait en interne respecter scrupuleusement les règles fixées en commun et ratifiées par tous les États membres : « Mais un accord est aussi un accord en ce qui concerne l’euro et le Pacte de stabilité et de croissance. Car ici aussi, faire entorse aux règles peut contribuer à l’érosion du système tout entier et nous ne pouvons rien accepter de tel ».

La pandémie du coronavirus est bien venue ébranler l’édifice européen et son caractère exceptionnel oblige les États et l’Union européenne à activer des outils eux-mêmes exceptionnels. C’est d’ailleurs la ligne portée par l’Allemagne qui a effectué un retournement spectaculaire sur la question en quelques mois. Suffirait-il dès lors d’une crise exogène pour affriander les plus frugaux des Européens, alors que ce sont ces derniers qui se sont montrés, en apparence, comme les plus droits dans leur respect des institutions et des règles budgétaires ?

Prise dans cette configuration, cette analyse montre toute l’absurdité de l’architecture européenne qui oblige, in fine, à ce que les États se livrent, à coups d’artifices juridiques, à une concurrence rude et imparfaite. Les Pays-Bas sont l’un des pays qui a le plus profité de l’Union européenne, contrairement à la France ou à l’Italie mais personne ne s’était réellement ému jusqu’à présent du dumping fiscal exercé par les Néerlandais, tant que ces derniers respectaient le pacte de stabilité budgétaire. Le problème n’est donc pas tant que les Néerlandais se soient montrés plus malicieux dans leur gestion des affaires européennes que des règles édictées qui, de fait, montrent l’impasse, sinon la débâcle qu’offre l’Union européenne. Ce dont souffre l’Union européenne et son élite néolibérale est l’aboulie que même une crise de l’ampleur du Covid-19 ne semble que partiellement soigner. C’est cette même élite, qui, sans vergogne, n’a pas hésité à appliquer l’austérité, dont les conséquences sont loin d’être terminées, à la Grèce, à l’Espagne, à Chypre, au Portugal ou encore à l’Irlande. C’est encore cette même élite qui a, coûte que coûte, souhaité préserver la monnaie unique, avec les conséquences dramatiques que l’on mesure chaque jour au niveau du chômage et de la pauvreté, là encore au Sud de l’Europe.

De nombreux éditorialistes font mine de s’étonner de l’attitude des Pays-Bas, de la Suède, du Danemark et de l’Autriche. Ils constatent à quel point ce sont d’affreux radins nocifs à l’intégration européenne. Mais de quelle intégration parle-t-on ? Une intégration qui consiste à poursuivre l’affaiblissement de nombreuses économies car trop divergentes les unes des autres ? Une intégration qui accepte en son sein le non-respect de la question des droits humains les plus élémentaires, à l’image de ce qui s’est déroulé durant la campagne présidentielle polonaise ? Ils oublient en définitive que le problème de ces interminables sommets européens est intrinsèquement, ontologiquement lié à la nature même de l’Union européenne et de sa construction.

Ce ne sont pas quelques milliards en plus ou en moins, à coup de prêts ou de subventions qui changeront quoi que ce soit au problème. Les élites néolibérales et autres cénobites eurobéats pourront toujours se consoler à coups de discours et autres arguties antiphonaires.

Plan de relance européen : la montagne accouche-t-elle d’une souris ?

© Emmanuel Sangnier

À survoler la presse française, le plan de relance européen est un succès pour le président de la République, qui aurait convaincu Angela Merkel de la nécessité d’un instrument budgétaire visant à contrebalancer l’accroissement des divergences de la zone euro. Il semble réaliser le fantasme des élites françaises de « clouer la main de l’Allemagne sur la table » par la mutualisation budgétaire. Le son de cloche est bien différent dans les couloirs bruxellois, où les États-membres de l’Union européenne avancent leurs pions dans les coulisses ; là-bas, on n’oublie pas que la France a déjà fortement reculé par rapport à ses ambitions initiales et risque de payer le prix fort de cet accord. L’opposition des « quatre frugaux » à toute idée de mutualisation accroîtra nécessairement son coût pour la France – qui est, selon les données macroéconomiques du premier trimestre, le pays de l’UE le plus touché par les conséquences du confinement. Sur le long terme, ce plan ne résout rien des défauts de conception de l’union économique et monétaire ; pis : il fait peser plusieurs menaces austéritaires sur l’économie européenne – et particulièrement sur les pays du Sud. Par Lorenzo Rossel.


Le Conseil européen de ce week-end doit conclure des négociations budgétaires qui ont commencé1 il y a deux ans autour du budget pluriannuel de l’Union pour la période 2021-2027 (la proposition initiale émise en mai 2018 était de 1135 milliards d’euros pour l’ensemble de la période). L’atmosphère était alors toute différente : on ne parlait que de « réformes » des grandes orientations politiques et de la volonté élyséenne de construire une souveraineté européenne. L’enthousiasme a été de courte durée ; les plus optimistes ont dû acter en février dernier l’impossibilité de réforme des grands équilibres du budget – les pays de l’Est refusant une diminution de la politique de cohésion, la France toute réforme substantielle de la Politique agricole commune, les « frugaux » nordiques et l’Allemagne une hausse substantielle de leur contribution – visant à dégager une marge de manœuvre pour investir dans l’espace, la défense ou le numérique.

Les « frugaux », le Sud et le bloc franco-allemand : l’impossible équilibre ?

La crise consécutive au coronavirus et la récession historique qui s’annonce ont cependant conduit les responsables européens à s’accorder sur la nécessité d’un plan de relance – NextGenerationEU – à 750 milliards d’euros (500 milliards de transferts, 250 milliards de prêts à taux avantageux) en plus du budget pluriannuel.

Le bloc des pays du Nord est constitué des Pays-Bas, de l’Autriche, du Danemark, de la Suède et de la Finlande ; lorsqu’il s’agit d’être implacable sur des politiques d’austérité, ils sont rejoints par les États baltes dans une nouvelle ligue hanséatique. Les plus véhéments sont les Néerlandais

[Pour une recontextualisation de Conseil européen et un décryptage des points techniques qui y sont discutés, lire sur LVSL par le même auteur : « Plan de relance européen : la farce et les dindons »]

On peut identifier quatre blocs antagonistes dans cette négociation – avec de nombreuses nuances internes et des recoupement partiels :

  • Le bloc central franco-allemand (rejoint à l’occasion par le Luxembourg, la Belgique ou l’Irlande) qui s’est politiquement mis en jeu pour cette proposition. En-dehors de la défense de cet accord il n’est que peu revendicatif, à condition que le rabais de contribution côté allemand et la politique agricole commune côté français soient préservés.2
  • Le bloc des pays du Sud (Italie, Espagne, Portugal, Grèce, Chypre et Malte. La Croatie, la Roumanie et la Bulgarie pouvant être considérées tant du Sud que de l’Est), les plus touchés par la crise, qui devraient être les principaux bénéficiaires de cette proposition. Leur objectif est de modérer la conditionnalité – c’est-à-dire principalement des mesures d’austérité – que cherchent à leur imposer les États du nord en échange de l’accès aux fonds du plan de relance.3
  • Le bloc des pays de l’Est, qui bénéficient moins de cette proposition de fonds de relance, mais qui sont prêts à accepter le plan, en échange d’une sanctuarisation de la Politique de cohésion (sans aucune condition relative au respect de l’État de droit, notamment pour la Pologne ou la Hongrie…) dans le budget pluriannuel. Dans une moindre mesure, ils soutiennent un maintien à un niveau élevé de la PAC ainsi que des retours plus importants pour eux sur le plan de relance.4
  • Les pays du Nord enfin : Pays-Bas, Autriche, Danemark, Suède et Finlande ; lorsqu’il s’agit d’être implacable sur des politiques d’austérité comme condition d’accès aux fonds, ils sont rejoints par les États baltes dans une nouvelle ligue hanséatique. Les plus véhéments sont les Néerlandais, déterminés à réduire le montant des transferts pour les transformer en prêts, à durcir la gouvernance jusqu’à demander l’unanimité pour la validation des plans de relance nationaux « subventionnés » par le plan de relance européen NextGenerationEU.

Par-dessus tout, la ligne rouge des pays du Nord consiste dans la mutualisation des dettes, qu’elle s’effectue à travers une augmentation pérenne et conséquente du budget ou par l’émission d’obligations par une autorité européenne (les coronabonds). Ces pays étant dépositaires de fortes traditions parlementaires où les objectifs budgétaires sont fortement soutenus et surveillés, les gouvernements nordiques, en particulier celui du premier ministre néerlandais Mark Rutte, jouent de la menace d’un blocage de leur parlement en cas de contribution nationale trop élevée ou de règles européennes de gestion trop « laxistes ».

Pour résumer : le plan de relance, priorité politique du bloc central franco-allemand, rencontre l’opposition du bloc nordique, le soutien non désintéressé du bloc du Sud et l’indifférence du groupe de l’Est.

Alors que comme le montrait le précédent article, la proposition de la Commission était budgétairement défavorable à la France, il semble que la nouvelle proposition révisée de Charles Michel soit le produit de concessions françaises supplémentaires.

La grande réforme du financement de l’Union n’aura vraisemblablement pas lieu. La France, soutenue par la Commission et le Parlement européens, bute sur une série d’obstacles. On trouve en premier lieu l’Allemagne, secondée par les pays de l’Est, opposée à l’introduction de la ressource ETS. On trouve ensuite les paradis fiscaux (Pays-Bas, Luxembourg, Irlande…), opposés à la mobilisation de ressources qui mèneraient vers des harmonisations fiscales (taxe numérique, assiette commune sur les sociétés, taxe sur les transactions financières) et mettraient fin à l’optimisation indécente des plus sourcilleux sur la dépense commune : les Pays-Bas.

On trouve enfin les « frugaux », secondés par l’Allemagne, quant à la suppression des rabais. Ces derniers pourraient même augmenter (rappelons que si ceux-ci ne sont ne serait-ce que maintenus, cela reviendrait à ce que la France rembourse, sans aucune plus-value européenne, 8 milliards de 2021 à 2027 à l’Allemagne, au Danemark, à la Suède, à l’Autriche et aux Pays-Bas !), comme à quasiment chaque négociation depuis 1984 et le fameux I want my money back de Margaret Tatcher. La revendication de « mécanismes de correction » (terme poliment employé par la Commission) réduisant les contributions nationales – jusqu’à 25% dans le cas des Pays-Bas – des bénéficiaires n’a pas disparu avec le départ de nos voisins d’Outre-manche. Ces rabais minent tout autant le « projet européen » que la sécession fiscale de nos grandes fortunes. Ce graphique, extrait d’une note du think thank Bruegel, illustre le caractère régressif du financement du budget européen.

Source : Bruegel, A new look at net balances in the European Union’s next multiannual budget, https://www.bruegel.org/2019/12/a-new-look-at-net-balances-in-the-european-unions-next-multiannual-budget/

L’intégrité du plan de relance semble encore menacée par les assauts des « frugaux ». Danois, Suédois et Autrichiens ayant sur ce volet modéré leurs ardeurs, l’activisme des Néerlandais est à souligner : une coupe de 100 milliards dans les 500 milliards de transferts n’est pas impossible d’ici à la fin de la négociation, amputant un plan déjà modeste par les moyens au regard de ses objectifs.

Les autres frugaux se consolent par des demandes de coupes supplémentaires dans les 1100 milliards proposés en mai dernier par la Commission (contre 1135 milliards dans la première proposition de la Commission en mai 2018) et par des demandes de rabais supplémentaires.5

Sur le sujet de la gouvernance, le premier ministre néerlandais se montre également très virulent et exige la validation des plans de relance nationaux à l’unanimité des États-membres pour débloquer les fonds du plan de relance, ce qui conduirait inévitablement, au vu des priorités politiques des gouvernements – conservateurs ou sociaux-démocrates – nordiques, voire baltes, à un durcissement de l’austérité, à des « réformes structurelles » avec des objectifs d’équilibre des budgets de l’État et des comptes sociaux sans se soucier de leur effet dépressif (sur des économies déjà déprimées…). Sur cette question précise, il semble tout aussi isolé que déterminé, et son parlement avec lui. La volonté de conditionner les subventions et les prêts à des mesures austéritaires rencontre cependant une approbation plus large, qui s’étend jusqu’à l’Allemagne et la présidente de la Commission – on peut d’ores et déjà considérer que l’injection d’une certaine dose d’austérité fait partie des accords qui seront signés.

Les « frugaux » apparaissent donc comme les derniers États-membres suffisamment insatisfaits pour faire échouer le Conseil européen. Un coup de théâtre dans la belle communication élyséenne de sortie de confinement n’est donc nullement impossible, embarrassant le président qui a déjà mis le plan européen du côté des réussites de son quinquennat. Celui-ci, constituerait-il, s’il était adopté, « l’une des plus grandes avancées européennes des dernières décennies » comme l’affirme le président Macron ?6

Une révolution politique ?

Le président de la République a en effet investi depuis le discours de la Sorbonne une grande partie de son capital politique dans un approfondissement de la construction européenne, parallèlement à une volonté de stopper le processus d’élargissement7. Le plan de relance proposé constitue-t-il un point de rupture en la matière, aux conséquences de long terme ?

Une grande part des observateurs bruxellois – divers think thank comme Bruegel ou l’institut Robert Schumann, les correspondants français à Bruxelles à l’image de Jean Quatremer, passé d’une période de dépression sur la construction européenne en février8 à l’allégresse en mai, (devisant même de la construction d’un Trésor européen9) soulignent bien une rupture importante : pour la première fois, l’Union va emprunter pour redistribuer entre les États-membres.

Cependant – et c’est là une caractéristique essentielle de ce plan – il se fait à traités constants. La Commission a en effet tiré le maximum de ceux-ci et notamment de l’article 122 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne. Or quand on examine celui-ci, ce qui autorise un tel plan est son caractère à la fois « exceptionnel » et « limité dans le temps ». Aucun renouvellement de ce plan dans trois ou quatre ans (à l’échéance des engagements de dépenses de celui-ci) n’est donc prévu et seules des circonstances « exceptionnelles » pourraient justifier un nouvel arrangement de la sorte. De telles circonstances exceptionnelles seraient de nouveau évaluées au regard des demandes budgétaires en application du principe de proportionnalité. Surtout, l’Union ne pourra pas faire « rouler » davantage la dette créée d’ici 2024 par la réponse à la Crise du Covid-19 au-delà de la date limite (2058 selon l’échéance prévue par la Commission dans sa proposition amendée de décision ressources propres). Le Trésor européen entrevu par Jean Quatremer a donc une durée de vie limitée, contrairement à ceux des États-membres – immortels jusqu’à preuve du contraire.

Assurément, les traités ont été distordus et vu les échéances, il n’est guère impossible que d’ici à 2058 ils soient révisés, mais cet accord ne représente aucun changement de logique pérenne et ne peut constituer a contrario de ce qu’avance le président Macron « l’une des plus grandes avancées européennes des dernières décennies ».

Au niveau économique également, en apparence le plan semble constituer une rupture. Il va bien permettre à l’Italie de passer l’année sans voir sa dette attaquée par les marchés (si la Banque centrale européenne maintient sa politique en dépit des recours juridiques qui se multiplient, traités à l’appui, contre elle). Les transferts budgétaires impliqués par NextGenerationEU sont cependant bien trop faibles et dans quelques années l’Italie sera confrontée aux mêmes problèmes structurels : une productivité en baisse depuis l’introduction de l’euro, un sous-investissement chronique dans les infrastructures et l’éducation (partiellement compensé certes pendant quelques années), une fuite de ses diplômés vers les pays du Nord, un Mezzogiorno inadapté au libre-échange et à une monnaie forte et une fissure encore accrue dans le consensus fiscal avec le Nord.

Nulle révolution économique, donc, mais des enjeux politiques conséquents pour Emmanuel Macron et Angela Merkel, les promoteurs du plan. Le président français se pose en sauveur de l’Europe pour fédérer son électorat. Plusieurs analyses – de la cartographie électorale d’Emmanuel Todd et d’Hervé le Bras10 à l’économie politique de Bruno Amable et Stefano Palombarini11 – ont montré l’aspect fédérateur du projet européen pour des composantes de l’électorat autrefois opposées entre centre droit et centre gauche. En dehors de l’objectif de préservation de la PAC (ce qui au passage limite les possibilités de réforme et « d’écologisation » des dispositifs européens) et du soutien à un plan de relance temporaire, la France semble avoir tout cédé sur ses ambitions de réforme du budget, et notamment sur le volet ressources.

Le modèle structurellement ultra-exportateur de l’Allemagne, l’impossibilité pour les nations du Sud de dévaluer leur monnaie, l’incompatibilité de la discipline budgétaire promue par l’Allemagne avec les modèles sociaux des pays méditerranéens, sont autant de tâches aveugles de la volonté réformatrice d’Angela Merkel

Les nouvelles priorités en dépenses du président que sont la défense et l’espace ont quant à elles été rabotées au fur et à mesure de la négociation par rapport au projet de budget initial de la Commission en mai 2018. Les montants envisagés (moins de 10 milliards sur 7 ans pour la défense, 13 pour l’espace) semblent trop faibles au regard des objectifs élyséens d’armée européenne ou du moins de commandement intégré alternatif à l’OTAN – d’autant que sur ces positions la France reste très isolée, l’Allemagne et la Pologne souhaitant notamment conserver le parapluie américain.

[Lire sur LVSL : « Le doux rêve d’une défense européenne indépendante de l’OTAN »]

Contrairement aux objectifs qu’il s’était donné en 2017 et à la promesse de révolution faite à son électorat, Emmanuel Macron a donc échoué à redonner un nouvel élan au « projet européen ». Il n’a su le mettre à l’abri – sauf durant une exception temporaire de quelques années au maximum, et de manière limitée – de ses logiques austéritaires et concurrentielles, des comportements parasitaire et de ses passagers clandestins. En-dehors de Bruxelles et de son entre-soi très chic de think thank, de correspondants de grands journaux européens, de lobbyistes, de syndicats, d’ONG et de fonctionnaires européens, il continue d’exister 27 projets européens plus ou moins ambitieux.

Le seul projet commun que l’Union parvienne à générer sur les dernières années semble être celui d’un recentrage national. Le président de la République, au lieu de s’attaquer aux sources des divergences économiques et politiques que sont le marché et la monnaie uniques, a préféré emboîter le pas à trente ans de politique européenne des gouvernements français depuis Maastricht : pousser pour une solidarité budgétaire, conçue comme un palliatif aux maux précédemment décrits ; une forme de solidarité que personne ne souhaite au sein des pays riches.

Le palliatif pour maintenir le statu quo

Pour Angela Merkel également, le capital politique investi est important. De la même manière qu’en 2015 au moment de la décision unilatérale de l’Allemagne d’ouvrir ses frontières aux réfugiés, il n’a fallu qu’un changement de ton de la chancelière pour que l’ensemble de la CDU se convertisse rapidement à des objectifs ambitieux. Bien que la volonté initiale de la chancelière ne s’étendait sans doute pas au-delà du maintien du statu quo, et qu’elle ait très clairement souligné le caractère unique (Einmal : une fois) du plan de relance, l’ensemble de la grande coalition a suivi, de même que la plupart des grands médias allemand (à l’exception du très ordolibéral Frankfurter Allgemeine Zeitung), marginalisant les critiques comme Friedrich Merz. Il se dessine outre-Rhin un unanimisme autour du fait que l’Allemagne doive sauver le continent de la fragmentation – notamment face à la perspective d’une sortie de l’Italie.

Cette bonne volonté n’est pas critiquable en elle-même – et en un sens admirable – mais ni les moyens, ni la réflexion d’ensemble ne suivent. En 2015, l’Allemagne pensait mettre fin par la seule force d’une volonté collective – incarnée par la phrase Wir schaffen das de la chancelière – à une longue tradition de nation définie sur des bases ethniques et accueillir plus d’un million de réfugiés syriens en un court laps de temps, sans se poser les questions de l’échec relatif de l’intégration des populations d’origine turque. De la même manière, elle se découvre aujourd’hui la puissance magique de résoudre les difficultés des pays du Sud par quelques transferts budgétaires inconséquents au regard de la nécessité, sans se poser la question de la cause des déséquilibres structurels qui polarisent l’Union.

Le modèle économique structurellement ultra-exportateur de l’Allemagne, l’impossibilité pour les nations du Sud de dévaluer leur monnaie, l’incompatibilité de la discipline budgétaire promue par l’Allemagne avec les modèles sociaux des pays méditerranéens, ou même plus simplement l’existence du rabais allemand de contribution au budget de l’Union européenne de 3,5 milliards par an, qui pèse sur les finances françaises, italiennes et espagnoles, sont autant de tâches aveugles de la volonté réformatrice d’Angela Merkel.

Dans ce contexte, il y a fort à parier que l’enthousiasme outre-Rhin durera quelques mois. À la première difficulté, toutefois, le retournement pourrait être très rapide. Il est même probable que l’extrême droite en profite comme en 201712 en cas de contrecoup à l’excès d’enthousiasme allemand que l’on observe actuellement.

Le plan de relance européen qui sera annoncé – sauf grand retournement – dans les jours prochains constituera donc une bouffée d’oxygène pour les bénéficiaires méditerranéens qui devraient pouvoir passer l’année sans crise majeure ; celle-ci est repoussée de plusieurs années et le plan aura permis d’acheter du temps. Cependant il ne constitue en aucun cas, en raison de ses caractéristiques sous-dimensionnées, exceptionnelles et limitées dans le temps, une révolution dans la logique de concurrence qui préside au fonctionnement de l’Union européenne. Il porte le risque d’une austérité imposée comme condition à son existence. En outre, le capital politique investi se fait au détriment d’autres volets qui pourraient permettre de lutter contre la fragmentation (harmonisation fiscale, autonomie financière conséquente de l’Union et sortie de la logique du juste retour, réaffirmation d’un consensus fiscal pour le budget européen par la suppression des rabais, investissement dans une logique de puissance par une indépendance de l’OTAN et sur le volet numérique).

Pour la France, il signifie le rétrécissement des ambitions du discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron face au scepticisme des « frugaux », alors que dans quelques années la France ne pourra plus se permettre de porter la même ambition en raison de sa situation financière dégradée. Pour l’Allemagne et pour l’Europe du Nord par extension, il pourra provoquer à moyen terme le basculement dans l’euroscepticisme devant la déception suscitée et dans la crise politique, achevant définitivement le système de grands Volksparteien (CDU et SPD) et paralysant encore davantage le jeu politique outre-Rhin.

Notes :

1 Pour plus d’informations, le lecteur pourra se référer aux infographies de politico.eu : https://www.politico.eu/article/the-eus-budget-fight-by-the-numbers/

2 Une augmentation pour le fonds européen de défense et la politique spatiale de l’Union serait la bienvenue à l’Elysée tandis que l’Allemagne privilégie toujours l’enveloppe de la politique de cohésion pour ses régions de l’Est. France et Allemagne s’opposent en revanche avec force sur le volet des financement, où la France pousse très fortement pour la mutualisation du produit de la vente des quotas ETS sur un marché du carbone, pour lequel elle a tant œuvré dans les années 2000.

3 La proposition de la présidence du Conseil en la matière est moins technocratique que la proposition initiale de la Commission : elle impliquerait une validation à la majorité qualifiée inversée du Conseil (55% des États-membres, représentant 65% de la population, doivent voter contre un plan national pour qu’il soit refusé et que l’État membre en question ne reçoive aucun fonds européens) et une validation du Parlement européen.

4 Ils s’opposent également à une « écologisation » du financement du budget : le projet de la Commission, soutenue en cela par le Parlement européen, comprenait en 2018 l’introduction, dans les ressources de l’Union, d’une contribution plastique (censée rapporter 6 milliards par an) et d’une part du produit de la vente des quotas carbone du marché ETS (selon les propositions et avec des hypothèses conservatrices de prix moyen sur la période de l’ordre de 25€/tCO2, ce prix ayant dépassé 30€ en juillet 2020, cette part pourrait rapporter de 3 à 10 milliards au budget de l’Union). Cette « écologisation » est en réalité très défavorable aux États de l’Est qui concentrent une grande part des industries émettrices de CO2 et augmentent marginalement leurs contributions sur ces 9 à 16 milliards de ressources qui se substitueraient aux contributions calculées selon la richesse nationale de chaque Etat. Elle est en revanche extrêmement favorable à la France, où les secteurs couverts par des quotas ETS vendus aux enchères et notamment la production d’électricité sont résolument décarbonés : sa part dans les quotas mutualisés serait donc très faible (6%-7% selon le Think Thank Bruegel contre 17,5% pour la part française du RNB européen)

5 La boîte de négociation de Charles Michel dévoilée en juillet coupait déjà le budget pluri-annuel de 25 Md€ à 1175 Md€ pour l’ensemble de la période : https://www.politico.eu/article/the-eus-budget-fight-by-the-numbers/

6 Entretien du président de la République du 14 juillet 2020 avec Léa Salamé et Gilles Bouleau

7 La France, très isolée sur ce point, a soutenu à l’automne 2019 et à l’hiver 2020 avec seulement l’appui du Danemark et des Pays-Bas, une réforme du processus en essayant d’inclure le principe de réversibilité. Cette réforme avait également pour objectif principal de retarder l’entrée imminente dans l’Union de l’Albanie et de la Macédoine du Nord, puis à plus longue échéance de la Serbie et des États restants de l’ancienne Yougoslavie

10 Voir Emmanuel Todd et Hervé le Bras : Le mystère français, 2013, Emmanuel Todd : Les luttes de classes en France au XXIème siècle, 2020.

11 Bruno Amable et Stefano Palombarini : L’illusion du bloc bourgeois, Alliances sociales et avenir du modèle français, 2017

12 Aux élections de 2017, consécutivement à la crise des réfugiés, l’AFD entrait au Bundestag avec 12,6% des suffrages nationaux.

Plan de relance européen : la farce et les dindons

© Pierre Castellin

Ce vendredi 17 juillet, le Conseil européen entame une réunion destinée à élaborer une réponse économique et sociale à la crise de Covid-19. Au terme de longs mois d’attentisme, les institutions européennes ont accouché d’un plan de relance présenté en grande pompe le 27, 28 et 29 mai dernier par la Commission européenne. Calqué sur la déclaration franco-allemande 10 jours plus tôt, ce plan consiste à emprunter 750 milliards en commun pour les distribuer en trois ou quatre ans sous la forme de transferts budgétaires et de prêts à taux réduits aux pays déjà très endettés. Une somme destinée à calmer le mécontentement des États du Sud et à maintenir le statu quo face aux velléités souverainistes de l’Italie, pourtant jugée insuffisante par certains face à l’ampleur de la récession – d’autant qu’elle risque d’être conditionnée par des mesures d’austérité. Refusant d’entrer en confrontation frontale avec l’Allemagne et les « frugaux », la France est d’ores et déjà l’une des grandes perdantes de ces négociations. Retour sur les enjeux de la réunion du Conseil. Par Lorenzo Rossel. 


L’inertie européenne face à la pandémie

Depuis le début de la crise sanitaire, les institutions européennes se sont signalées par leur lenteur face à la progression de la pandémie, mettant plus d’un mois à réagir aux préoccupations soulevées par l’Italie et subissant les fermetures unilatérales des frontières nationales.

Les exceptions à la politique de concurrence font peser un risque d’accroissement des divergences entre le sud de l’Europe, où les entreprises seront à genoux dans quelques mois, et le nord, où les gouvernements auront tiré partie de leurs marges pour recapitaliser leur secteur privé et accroître la compétitivité de leurs industries

En matière économique et budgétaire, la réaction européenne a d’abord consisté à trouver le plus petit dénominateur commun entre les États membres, en accélérant le décaissement des dépenses UE de la politique de cohésion par des mesures de flexibilité sur les conditions (dispositifs CRII et CRII+), en relâchant les règles qui contraignent habituellement les actions des États-membres (suspension des objectifs de 3% de déficit et de 60% de dette publique, allègement du dispositif de suivi des politiques des États-membres – Semestre européen – et surtout relâchement du dispositif cœur de la politique de concurrence européenne : la limitation des aides d’État) et en votant de nouvelles dépenses à cadre constant (lancement du programme d’urgence sanitaire pour un montant de 3 milliards déjà utilisé au bénéfice de la Grèce, utilisation du fonds de solidarité de l’Union européenne).

Ces mesures ont un caractère ambigu, car si elles bénéficient à tous les États-membres, ce n’est pas dans les mêmes proportions, et elles semblent mal calibrées pour répondre à la crise. Ainsi, les facilités sur la politique de cohésion bénéficient d’abord aux États de l’Est de l’Union européenne : la Pologne et la Hongrie ont ainsi bénéficié chacune de plus d’argent en valeur que l’Italie dans le cadre de ces dispositifs, alors même que le PIB italien est près de quatre fois plus important que le PIB polonais et représente plus de dix fois le PIB hongrois – et que l’Italie a bien davantage souffert des mesures de confinement1Le relâchement des règles européennes qui limitaient les aides d’États a laissé libre cours aux subventions directes et aux recapitalisations… pour les États qui en avaient les moyens ! Or sur les 1900 milliards de dépenses publiques en soutien de l’économie validées fin mai à l’échelle de l’Union par la Direction générale de la concurrence, plus de la moitié sont distribuées ou utilisées par l’État fédéral allemand (l’Allemagne ne représentant que le quart de l’économie européenne) pour ses entreprises2 3. 

De même, les plans des pays nordiques sont plus importants en €/habitant que les plans italiens et français, alors qu’ils sont moins touchés. Ces différences permises par la marge budgétaire plus importante des États du Nord (marge qui est elle-même le produit des modèles économiques du Nord fondés sur les exportations, qui ont acquis une compétitivité-prix plus importante depuis l’introduction de l’euro) représentent une exception temporaire à la politique de concurrence promue par l’UE. Elle risque d’accroître les divergences entre le Sud, où les États et les entreprises seront à genoux dans quelques mois, et le Nord, où les gouvernements auront tiré partie de leurs marges pour recapitaliser leur secteur privé et accroître la compétitivité de leur industrie, accentuant ainsi la polarisation de l’économie européenne.

[Pour une analyse des déséquilibres à l’œuvre dans la zone euro, lire sur LVSL : « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne »]

Ce dernier point menace l’avenir de la zone euro et les hauts-fonctionnaires du Trésor semblent en être bien conscients. Bruno Le Maire a plusieurs fois évoqué ce risque, à la fois en France4 5 et auprès de ses alter ego européens. C’est ce qui motive la position française, visant à accroître le budget européen des États-membres pour soulager l’économie des pays du Sud, en contraignant les États du Nord à prendre part à la solidarité continentale – soit en facilitant les emprunts sur les marchés des pays les plus fragiles par une garantie commune (les coronabonds, qui impliquent un endettement commun), soit par des transferts budgétaires accrus à destination du Sud, soit par une combinaison des deux instruments.

Les négociations ont démarré dès mars, et mobilisé les différentes institutions européennes. En annonçant l’extension massive de son programme de rachat des dettes souveraines sur les marchés secondaires, la BCE a également invité le Conseil de l’UE à mettre en place un cadre commun pour des politiques budgétaires de soutien à l’économie. Le Conseil européen, s’étant réuni, a décidé de renvoyer cette question vers l’Eurogroupe qui a acté mi-avril son échec à harmoniser les positions entre nouvelle ligue hanséatique et pays méditerranéens [l’Eurogroupe est une institution ad hoc, qui regroupe de manière informelle les ministres des Finances de la zone euro ndlr]. Ces derniers, menés par l’Italie et l’Espagne, redoutant la saignée infligée à la Grèce depuis 2011, ont refusé de recourir au Mécanisme européen de stabilité, qui, s’il accorde des prêts à taux réduits, le fait à des conditions de réformes drastiques.

La tâche a donc échu à la Commission à travers le budget européen de mettre en place ce cadre commun de solidarité budgétaire. La Commission a mis plus d’un mois à formuler cette proposition, qui venait en réalité compléter les négociations sur le cadre financier pluriannuel 2021-2027. Considérant la ressemblance avec le plan franco-allemand (tant en termes de montants que de conditions et de modalités) élaboré par Emmanuel Macron et Angela Merkel, la Commission a sans doute attendu le feu vert venu de Paris et Berlin pour calquer ses propositions sur celui-ci.

Pourquoi le budget européen plutôt que les coronabonds ou le Mécanisme européen de stabilité ?

Les coronabonds constituaient d’emblée une ligne rouge infranchissable pour les États du Nord, Pays-Bas en tête. La ministre des Finances finlandaise a même laissé entendre en avril qu’une telle mesure entraînerait une sortie de son pays de la monnaie unique. Ces États craignaient que cette mutualisation des dettes publiques soit un prélude à d’autres transferts, et qu’ils finissent par devoir assumer le défaut italien anticipé pour les prochaines années – tant l’Italie, par la fragilité de son économie et de sa finance, inspire peu confiance, malgré le soutien de la BCE.

[Pour une analyse du risque que fait peser l’Italie sur la zone euro et les institutions européennes, voir notre dossier « L’Italie, poudrière de l’Europe ? »]

Pourquoi les pays du Nord, après avoir rejeté les coronabonds, ont-ils opté pour une extension du budget européen plutôt que pour un instrument ad hoc comme l’a été le Mécanisme européen de stabilité ? Le budget européen présente l’avantage d’être fortement encadré par des plafonds divers et variés, ainsi que des procédures où la règle de l’unanimité est privilégiée. La modification de la décision relative aux ressources propres6, en particulier lorsqu’elle encadre les contributions des États membres (toute contribution supplémentaire au-dessus de 1,20% du RNB de l’Union nécessite un amendement de cette décision) doit en effet être ratifiée par les procédures constitutionnelles nationales ; elle induit ainsi pour chaque État un passage presque systématique devant le Parlement. Seules des modifications dans les limites de ces plafonds se font à la majorité qualifiée du Conseil et par vote du Parlement européen.

Cette rigidité a pour première conséquence de fixer le montant total du dispositif ainsi que les clefs de répartition dès sa mise en place, rendant ainsi impossible un ajustement du montant et une modification de la destination des fonds au fur et à mesure de la crise. Le choix du budget européen doit donc être interprété comme une victoire des pays du Nord, qui veulent éviter toute forme de solidarité budgétaire – autre qu’exceptionnelle et limitée – à destination des États du Sud. Les pays du Nord espèrent également s’appuyer sur cet accroissement du budget pour imposer une conditionnalité dans les aides aux pays du Sud – qui passe par de nouvelles mesures d’austérité.

500 milliards de transferts et 250 milliards de prêts à taux réduits

Le montant de 500 milliards de transferts budgétaires représente un succès diplomatique de la France, même s’il est largement inférieur aux demandes communiquées par Bruno Le Maire et les conseillers Europe d’Emmanuel Macron de 1000 milliards. Les premiers montants évoqués (selon des papiers ayant fuité fin avril de la part de la Commission) étaient de 160 milliards de subvention et de 160 milliards d’emprunts mutualisés pour l’ensemble de l’Union – 1 % + 1 % du PIB de l’UE, sur plusieurs années.

On doit comprendre que les montants divers qui sortent dans la presse ne sont pas tous comparables entre eux. es emprunts communs ou les prêts accordés par l’Union sont la manifestation d’une forme minimale de solidarité dans la mesure où le caractère commun de ces emprunts, et l’appui de pays mieux notés sur les marchés financiers, permet de réduire le taux d’emprunt nominal des obligations émises. Les subventions sont la manifestation d’une forme plus étendue de solidarité ; c’est le cas du cœur de 500 milliards du plan de relance. En effet, les États ont non seulement en partage la charge des intérêts de l’emprunt commun, contrairement aux prêts-relais, mais ils remboursent en plus les sommes qu’ils ont empruntées au prorata de leur part dans le revenu national brut européen. Ils représentent cependant une couleuvre moins difficile à avaler pour les pays du Nord, pour les raisons évoquées plus haut – un plafond sévèrement contrôlé et la possibilité ouverte à l’imposition d’une conditionnalité.

Outre des dépenses pour un montant total de 190 milliards en pluriannuel qui viennent renforcer des programmes européens existants (15 milliards pour la politique agricole, 50 milliards pour des nouvelles dépenses de cohésion, un fonds de transition énergétique et environnementale passant de 7,5 à 40 milliards, etc.), le cœur du plan de relance se situe bien davantage dans la « facilité de résilience et de reprise », d’un montant de 310 milliards. Cette facilité consisterait en des remboursements de dispositifs nationaux éligibles aux critères européens : la Commission a notamment insisté sur l’investissement dans la « transition écologique et numérique », pilier consensuel et en phase avec les orientations de la Commission Von der Leyen (Thierry Breton étant le promoteur d’un Green Deal et d’une « stratégie numérique »). Elle a également mentionné un pilier davantage crispant : des réformes structurelles de la fonction publique et des systèmes sociaux, dans la plus pure tradition ordo-libérale.

Les pays du Sud, bénéficiaires de l’accord ?

La Commission européenne, en liant le déblocage des fonds aux « recommandations » prodiguées par elle-même dans le cadre du Semestre européen et en se posant comme juge de la mise en œuvre de celles-ci, propose paradoxalement une gouvernance qui semble moins défavorable aux pays du Sud. Dans la configuration institutionnelle actuelle, avec un Parlement européen politiquement nain, une gouvernance plus « démocratique » se traduirait nécessairement par un renforcement des prérogatives du Conseil des États-membres – et dans les faits par un pouvoir d’action beaucoup plus étendu de la part des « frugaux »7, partisans d’une ligne plus dure à l’égard des pays du Sud que les technocrates bruxellois.

Sur le long terme, ce plan ne résout rien des défauts de l’union économique et monétaire et fait peser plusieurs menaces austéritaires sur l’économie européenne, et plus particulièrement sur les pays du sud

[Pour une analyse du rôle des Pays-Bas dans l’Union européenne, pays leader de la nouvelle ligue hanséatique, lire sur LVSL : « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? »]

En analysant les chiffres des enveloppes par État-membre publiées par la Frankfurter Allgemeine Zeitung8 (notons au passage qu’aucun journal français n’a pu obtenir de telles précisions issues de fuites de la Commission), on constate que les grands bénéficiaires budgétaires de ce plan de relance sont l’Italie et l’Espagne en termes quantitatifs. L’Italie, étant le premier bénéficiaire en volume du plan, va bénéficier de 30 milliards de plus que ce qu’il devra par la suite rembourser ; il pourra également emprunter pour un coût d’environ 10 milliards moins les sommes qu’il va donner, puis recevoir. L’Italie passe ainsi de contributeur net (situation anormale de la période précédente alors que dans le même temps le RNB/habitant de l’Italie était déjà inférieur avant la crise à la moyenne UE-27 en tenant compte des parités de pouvoir d’achat) à bénéficiaire net du budget européen. De même, l’Espagne augmente sa clef de retour nette (une fois sa contribution au plan déduite).

Source : Frankfurter Allgemeine Zeitung,  Pour lecture : en euros 2018, à gauche les transferts budgétaire, à droite les prêts à taux réduits accordés aux pays endettés/mal notés sur les marchés.

L’ampleur de ces sommes est l’objet de vifs débats. Trop élevées selon les pays du Nord, elles sont dérisoires face à la récession pour les analystes les plus critiques de la zone euro. Cet article ne s’étend pas davantage sur ce sujet mais invite le lecteur à consulter les analyses dédiées de l’OFCE9 ou de l’économiste Jacques Sapir10.

Cette répartition se fait au désavantage relatif des pays de l’Est, ceux-ci restant bénéficiaires mais de manière beaucoup moins conséquente que dans le cadre du budget pluriannuel – en accord avec le caractère contracyclique du plan de relance, et en rupture avec la politique de cohésion traditionnelle de l’Union, tournée vers les économies où la richesse par habitant est la plus faible.

Cette répartition ne profite en revanche guère à la France : son retour national sur le plan de relance est même en dessous de ses retours habituels11 sur le budget pluriannuel, alors que l’économie française est l’une des plus touchées du continent européen, et que son taux de chômage moyen sur les 10 dernières années est proche de 10%. Ce faible taux de retour serait dû notamment à la méthode d’allocation retenue pour la « facilité de résilience et de relance »12 qui plafonne arbitrairement, pour les pays au-dessus de la moyenne UE en richesse par habitant (ce qui cible exclusivement la France et la Belgique, les autres pays riches ayant un faible taux de chômage), le critère chômage de la France (plus de 125% de la moyenne UE sur la période 2015-2019) à 75% de la moyenne UE, baissant de plus de 30% le retour français sur cet instrument – le plus conséquent du fonds de relance.

Dernier point de ce plan et non des moindres : pour le financement de ce plan, la Commission a proposé de lever 750 milliards sur les marchés et de rembourser cette somme entre 2028 et 2058. En calculant les intérêts sur les subventions, la France va dépenser entre 3,5 et 4 milliards par an sur 30 ans pour des retours inférieurs à 50 milliards au total, soit un solde net négatif compris entre – 55 et – 70 milliards en tout. La France est donc bien, conformément à une blague qui tourne dans les institutions européennes, le convive au repas européen qui, même fauché, propose d’inviter ses partenaires (italien et espagnol) en payant l’addition.

En apparence, le plan est donc un succès diplomatique pour le président de la République, qui aurait convaincu Angela Merkel de la nécessité d’un instrument budgétaire temporaire pour contenir l’accroissement des divergences de la zone euro. Il semble réaliser le vieux fantasme des élites françaises de « clouer les mains des Allemands sur la table » par la mutualisation budgétaire. Pourtant, la dynamique de négociations et l’opposition des « quatre frugaux » à toute idée de mutualisation vont nécessairement accroître le coût pour la France d’un tel plan, alors que selon les données macroéconomiques du premier trimestre, la France est le pays le plus touché de l’Union européenne par les conséquences du confinement. Sur le long terme, ce plan ne résout rien des défauts de l’union économique et monétaire et fait peser plusieurs menaces austéritaires sur l’économie européenne, et plus particulièrement sur les pays du Sud.

Analyser les conséquences à long terme de ce plan de relance dépasse largement le cadre de cet article – dédié à l’étude des dispositifs techniques du plan et des enjeux de négociation. Le Vent Se Lève en publiera un second à l’issue de la réunion du Conseil européen, dédié à cette question (et l’auteur invite d’ores et déjà son lecteur à écouter l’hymne à la joie pour accompagner sa lecture).

Notes :

11 (Si on cherche un étalon de comparaison, le lecteur averti pourra retrouver les tableaux en ligne de la Commission sur les exercices budgétaires précédents : ou les calculs de la direction du budget (jaune budgétaire annexé au PLF 2020)).

L’État-plateforme ou la mort de l’État social : Castex et le monde d’après

©PHOTOPQR/LE PARISIEN/Fred Dugit. Paris, 19/05/2020

Alors que le gouvernement convoque les partenaires sociaux le 20 juillet pour relancer sa réforme des retraites, le sermon déjà trop bien connu sur le « trou de la Sécu » et le poids des « charges » fait son retour fracassant sur les plateaux depuis le début du déconfinement. Comprenez : la Sécurité sociale ne pourra se remettre des dépenses engendrées par la crise sanitaire, d’autant plus que la baisse d’activités provoquée par le confinement aura entraîné une baisse logique des cotisations. Le passage programmé d’un État social issu du CNR à un État-plateforme, dernière lubie idéologique libérale, poursuit encore davantage la violence infligée à un système social déjà à bout de souffle. Analyse par Léo Rosell et Simon Woillet. 


Guerre contre le Covid et chant du déshonneur

Les réformes néolibérales menées jusqu’à la crise sanitaire à marche forcée pourraient ainsi réapparaître par la fenêtre, au prétexte honteux des morts du Covid, et des pertes de cotisations liées à l’arrêt de l’activité économique pendant le confinement. Ce refrain a en tout cas été rapidement entonné par Gérald Darmanin, alors encore ministre de l’Action et des Comptes publics, qui se prétend pourtant « gaulliste social ». Le nouveau Premier ministre, Jean Castex, lui-même ayant éhontément repris ce qualificatif pour se décrire tout récemment. De même, pas moins de 136 milliards d’euros de dépenses liées au Covid-19 ont été délibérément transférés sur le budget de la Sécurité sociale, accentuant artificiellement un déficit qui relève en fait davantage d’une construction idéologique réactionnaire que d’une réalité, eu égard à l’équilibre permis par les branches bénéficiaires de la Sécurité sociale.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la définition de l’horizon du monde d’après ait été confiée à Jean Castex, fidèle sarkozyste à l’origine, qui introduisit, dans le cadre du plan hôpital de 2007, la tarification à l’activité dans le système hospitalier. La fameuse « T2A », dénoncée par l’ensemble des personnels soignants pour avoir introduit la notion d’objectifs et de rentabilité dans l’hôpital public, a ainsi constitué un véritable poison pour le système hospitalier, conduisant à la rationalisation des coûts et à la mise en concurrence des établissements de santé, au profit des cliniques privées. La catastrophe sanitaire du coronavirus a révélé la brutalité des effets de ce système pensé par Jean Castex et mis en place par Roselyne Bachelot, ministre de la santé sous Sarkozy et actuelle ministre de la Culture.

Le nouveau Premier ministre Jean Castex a ainsi affiché très tôt sa détermination à traiter en particulier la réforme des retraites. Il a notamment présenté un nouvel agenda, avec une réunion des partenaires sociaux dès le 20 juillet, alors que des premières rencontres bilatérales ont été organisées depuis le 8 juillet. La réforme des retraites est ainsi plus que jamais « absolument indispensable », selon Bruno Le Maire au micro de RTL, le ministre de l’Économie. Alors que l’épidémie de Covid réapparaît dans plusieurs régions françaises de façon inquiétante, le gouvernement semble absolument déterminé à agir vite sur ce dossier qui n’a, selon lui, duré que trop longtemps, profitant des vacances d’été pour devancer la rentrée sociale annoncée pour septembre.

Mais alors, comment comprendre cette énième fuite en avant du gouvernement ? Entre l’échec cuisant de la gestion de la crise sanitaire et la piteuse reculade sur son injuste réforme des retraites par points, modifier en profondeur un logiciel libéral désuet face à l’urgence des injonctions à une politique de « l’après-Covid » et l’angoisse de 2022 semblait bien trop compliqué.

Pourtant, la Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, les allocations-chômage et les retraites, autant de « conquis sociaux » au cœur de notre modèle social, ont manifesté, durant la crise du Covid-19, leur rôle de filets de protection. Sans eux, beaucoup de Françaises et de Français n’auraient pu se soigner correctement, et seraient tombés dans la pauvreté faute de revenu de substitution dans un contexte de cessation d’activité massive, ajoutant à la crise sanitaire une crise économique et sociale encore plus grandes que celles auxquelles nous sommes déjà hélas confrontés.

L’économiste Philippe Ledent rappelle à dessein qu’il est hors de question que les citoyens reçoivent directement la facture des dépenses engagées par cette crise. Selon lui, « la Sécurité sociale sert précisément à ce qui est en train de se passer. Si elle n’est pas utile et utilisée maintenant, alors elle ne sert à rien. […] Quand un événement comme celui-ci survient, on ne tergiverse pas, on laisse se creuser le déficit de cette Sécurité sociale car c’est son rôle. » Un rôle que le gouvernement français semble avoir malheureusement perdu de vu depuis longtemps.

Passer de l’État social à l’État-plateforme en pleine crise : le Castex du gouvernement

Comment poursuivre la marche forcée des réformes imposées par l’exécutif dans un tel contexte d’impopularité et de remise en cause de sa gestion de la crise ? La solution a ainsi été toute trouvée dans le rebranding de solutions éculées, cette fois-ci sous l’aspect de la dernière innovation de l’économie politique américaine, celle de l’État-plateforme, inaugurée par les réflexions de Tim O’Reilly dans Government as platform, lui-même inspiré par le penseur libertarien Eric Raymond, auteur de La cathédrale et le bazar.

En effet, camouflée derrière les annonces généreuses quant à la revalorisation des salaires des personnels de soin hospitalier, le projet initial de la majorité, soutenu par les élites socio-économiques européennes, risque de se poursuivre à vive allure : inaugurer l’entrée fracassante des systèmes sociaux européens dans l’ère de la data economy californienne, en utilisant la numérisation de la santé publique comme « pied-de-biche » pour casser les « tabous » français sur la réforme du système social issu du Conseil national de la Résistance et ainsi privatiser « par la petite porte » – celle de la data economy – les services publics.

De l’étude de 2013 de Mc Kinsey France sur la digitalisation de l’économie réelle et des services publics au rapport Villani, du Health Data hub français, en passant par le Livre Blanc pour la stratégie digitale de l’Union Européenne défendu par Ursula Von der Leyen, le libéralisme européen s’engage dans la voie d’un rattrapage laborieux de la généralisation chinoise et californienne de l’intelligence artificielle à l’ensemble des secteurs clefs de régulation économique, sanitaire et juridique de nos sociétés. On voit bien que les enjeux de souveraineté, essentiels au demeurant, sont convoqués la plupart du temps par nos dirigeants pour camoufler la brutalité de la transformation sociale qu’ils cherchent à imposer comme une évidence. En témoignent la polémique autour du choix de Microsoft Azure Cloud sans appel d’offre dans le cas du Health Data Hub, ou encore, l’impréparation du lancement de l’application Stop Covid, qui selon la Quadrature du Net contenait un système d’identification captcha de Google.

De la surveillance épidémiologique à la facilitation administrative, les prétextes sont bons pour lancer la machine de la collecte des métadonnées d’utilisateurs. L’objectif réel d’un tel système étant d’alimenter en permanence – par le biais de la carte vitale et des dossiers de sécurité sociale ou des fichiers administratifs par exemple – les guichets centralisés de collecte par les institutions publiques, lesquels serviront de canaux de redistribution de ces informations de l’État aux entreprises, comme l’indique le rapport de préfiguration du Health Data Hub faisant mention du rôle de l’État dans ce qu’il nomme la « nécessaire industrialisation» des flux de données de cette nouvelle data economy.

Une litanie revient dans toutes les bouches réformistes depuis la fin des années 1960 – permettant au passage d’écorner un peu plus l’héritage jacobin : « l’État est malade des lourdeurs de son administration ». Pour la chercheuse Marie Alauzen : « Cette problématisation de l’administration comme « intérieur malade de l’État » se traduit par le déploiement d’un vaste chantier : la Rationalisation des choix budgétaires et comptables (RBC), entreprise à partir de janvier 1968 et par la progressive mise en place du Plan calcul »[1]. Les dernières études de l’Institut Montaigne sur l’insertion professionnelle en Seine-Saint-Denis, ou celles de l’IFRAP d’Agnès Verdier-Molinier sur l’hôpital public, sont là pour nous rappeler le problème au cas où le confinement aurait trop échaudé certains esprits avides d’une meilleure reconnaissance économique pour les soignants et les professions déconsidérées (livreurs, caissiers, agriculteurs, enseignants, techniciens de surface, etc.) qui ont porté sur leurs épaules la stabilité du pays.

Face à une telle « urgence », la solution s’impose d’elle-même : pour éviter les critiques traditionnelles quant à l’inhumanité des réductions d’effectifs publics, on passe par le prétexte de la numérisation, et de la nouvelle configuration du législateur en position de faiblesse face aux plateformes privées américaines et chinoises (GAFAM, BATX). L’idéologie de la « soft law », autre mot pour désigner le laxisme libéral français et européen à l’égard des firmes du numérique – le RGPD connaît en effet une grave période de flottement, la CJUE n’ayant toujours pas rendu son avis sur le transfert des données des GAFAM de leurs serveurs européens aux États-Unis –, participe alors de la redéfinition du rôle de régulation et de coercition de l’État et du Parlement. Non plus sévir, sanctionner, border juridiquement, mais « inciter » les grands acteurs monopolistiques à la compliance pour ne pas « priver » les consommateurs, PME et grands groupes industriels de la stimulation économique provenant des prouesses surestimées de l’Intelligence Artificielle.

Mais le paradoxe d’un tel discours est qu’il s’appuie précisément sur le pouvoir centralisateur de l’administration étatique pour collecter et redistribuer ce nouveau pétrole de l’ère numérique que sont les métadonnées (comportements utilisateur, géolocalisation, …). Or, l’ironie de l’histoire dans le cas présent tient au caractère suicidaire d’une telle idéologie, que l’on peut à bien des égards qualifier – selon le concept d’Evgeny Morozov – de solutionnisme technologique. En effet, si une telle conception de l’État peut sembler aller de soi et relever de la réaction de bon sens face à la « concurrence internationale » chinoise et américaine (on pense ici à la souveraineté des données des Français et Européens face aux GAFAM, au Cloud ou à la 5G), elle cache en réalité la logique de rentabilité et de réduction des effectifs publics qui la justifie via l’automatisation des tâches administratives, comme le diagnostic, ou le secrétariat, ce sur quoi insiste Marie Alauzen.

Ainsi, loin d’être disjointes dans leur logique, la « modernisation numérique », et la « modernisation sociale » semblent fonctionner de concert dans la pensée libérale contemporaine pour proposer une forme douce, progressive d’État social minimal. Dans son article intitulé « La construction de l’Etat social minimal en Europe » (Politique européenne, vol. 27, no. 1, 2009, pp. 201-232), Noëlle Burgi montre que ce changement de paradigme passe par des réformes et des restructurations sociales permanentes. Aussi différentes soient-elles d’un pays à l’autre dans l’Union européenne, ces dernières ne sont pas désorganisées. Elles tendent à se mouler sur un modèle dit des « trois piliers ».

Ce modèle organise, selon Burgi, une protection sociale à trois étages. À la base, un socle assistanciel constitué de prestations minimales fiscalisées est confié pour l’essentiel à la bonne gestion opérationnelle des collectivités territoriales, dans une perspective décentralisée. Un deuxième ensemble intermédiaire d’essence socioprofessionnelle  combine des assurances obligatoires et des dispositifs facultatifs, comme les institutions de prévoyance collective. Enfin, un troisième étage est établi sur les marchés de l’épargne et de l’assurance.

Promu d’abord en Suisse dans les années 1970, puis repris par la Banque mondiale (1994; apRoberts, 1997) et la Commission européenne, le découpage en piliers décrit très imparfaitement la réalité observée dans la plupart des pays. Notamment à l’égard du modèle français issu du CNR, et que la réforme par points prétendait abattre pour l’ouvrir à la capitalisation. Selon Burgi, « aux yeux de ses défenseurs, ce modèle des trois piliers présente l’avantage de construire l’espace de la capitalisation ou du marché là où ils étaient absents (apRoberts, 1999, 2007 ; Coron, 2007) et de placer la protection sociale « sous le double signe de l’assistance et du marché » (apRoberts, 1997) ». Ce qui permet de construire une vision positive du marché comme vecteur et co-garant avec l’État, de la protection sociale. Ainsi, la doctrine de l’État-plateforme, à travers les réductions budgétaires qu’elle prétendra imposer à l’hôpital public si l’on se laisse benoîtement enivrer des promesses thaumaturgiques de la télémédecine et de l’e-santé, aura un impact négatif sur la structure d’ensemble du financement de notre Sécurité sociale, à nouveau attaquée par le discours prétendument modernisateur du gouvernement actuel.

Contre la capitalisation de la protection sociale, il faut réaffirmer la puissance de la cotisation sociale

Face à ce « monde-d’après » pire que celui d’avant que nous concocte le gouvernement, il incombe au contraire de réaffirmer les fondements du modèle social français créé lui aussi à l’issue d’une crise de grande ampleur.

Et parmi les grandes institutions de la Libération, celle de la cotisation sociale sert de fondement à l’ensemble de l’édifice social érigé par les révolutionnaires de 1944-1946. L’intérêt principal de la cotisation réside dans le fait qu’il constitue une forme de salaire socialisé, prélevé sur le salaire des salariés et par le biais de cotisations patronales, puis directement distribué à la Sécurité sociale, afin de payer le système de santé, les soignants et l’hôpital, mais aussi les retraités, les parents et les chômeurs. Particulièrement efficace, l’Urssaf mettant un jour pour transformer les cotisations en salaires et en prestations, ce système a permis de réduire l’ampleur d’une crise qui aurait été tout autre sans ce type de mécanisme.

Au cœur du projet de modèle social pensé par le Conseil national de la Résistance, puis mis en place à la suite du plan Laroque par les équipes d’Ambroise Croizat, ministre communiste du Travail et de la Sécurité sociale, le financement par le biais de la cotisation s’inscrivait précisément dans un objectif de démocratisation sociale. En effet, ces cotisations sociales étaient gérées directement par les travailleurs eux-mêmes, à travers des Conseils d’administration des caisses élus à 75% par les syndicats des travailleurs et à 25% par ceux du patronat. Surtout, la cotisation, contrairement à un financement par l’impôt, devait permettre l’autonomie du système vis-à-vis du budget de l’État, et dès lors ne pas dépendre des objectifs budgétaires de gouvernements dont la Sécurité sociale ne serait pas la priorité.

La Sécurité sociale, telle qu’elle est envisagée à la Libération, reposait essentiellement sur la volonté de mettre fin aux angoisses du lendemain et d’instaurer un « ordre social nouveau ». Cette tradition était revendiquée par Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale, qui insistait, dans un discours le 23 mars 1945, sur la nécessité d’inscrire la Sécurité sociale dans ce qu’il assimile à une tradition nationale : « Or, la tradition française dans le domaine de la sécurité sociale n’est pas une tradition d’étatisme bureaucratique ; c’est une tradition d’entraide volontaire, […] c’est la tradition du vieux socialisme français, du socialisme de Fourier, de Louis Blanc, de Proudhon, c’est cette tradition qui a son nom inscrit dans notre devise nationale, c’est la tradition de la fraternité. »

Cette énumération justifiait la particularité du système de protection sociale qu’Ambroise Croizat et lui, entre autres, appelaient de leurs vœux, à savoir non-étatique, dont le budget devait être géré de façon autonome vis-à-vis de celui de l’État, et par les représentants des travailleurs eux-mêmes. L’évocation de la fraternité dresse un pont entre l’héritage révolutionnaire et les réalisations à venir, dans le cadre de la République et de la solidarité nationale, allant de pair avec l’exaltation d’une « foi révolutionnaire ».

C’est précisément grâce à ce principe de la cotisation que les Centres hospitaliers universitaires ont pu être financés sans avoir besoin de s’endetter auprès d’une banque, ni d’avoir à payer de quelconques intérêts, ce qui a largement réduit la dépense publique pour des investissements d’une telle ampleur. Or, ce sont ces établissements publics de santé, qui ont une triple mission de soins, d’enseignement et de recherche, qui ont été en première ligne dans le traitement des patients atteints de Covid-19.

Réformer la Sécu, pour mieux la détricoter

Quelque temps seulement après la mort de ce dernier, consacré par la tradition cégéto-communiste comme le « père de la Sécu », les premières réformes de la Sécurité sociale commencent à amputer le système pensé par le CNR. Le général de Gaulle de retour au pouvoir en 1958 instaure d’abord le contrôle des budgets des caisses par l’État, ainsi que la nomination des directeurs de caisses.

En 1967, les ordonnances Jeanneney instaurent un découpage des risques de la Sécurité sociale en branches, contraire au principe de la caisse unique, la suppression des élections et surtout la mise en place du paritarisme, de telle sorte que les Conseils d’administration devaient désormais être composés à 50 % de représentants des salariés et à 50 % de représentants du patronat, ces derniers pouvant s’allier temporairement au syndicat le plus modéré et former ainsi une majorité défendant leurs intérêts.

En 1990, la Contribution sociale généralisée remet en cause le financement par la cotisation en instaurant un impôt non progressif, tandis qu’en 1995 l’instauration de la Loi de finance de la Sécurité sociale par Alain Juppé marque une nouvelle étape d’étatisation de la Sécurité sociale, son budget étant désormais voté par le Parlement. Le régime général a ainsi subi des attaques répétées de la part de ces gouvernements successifs, toujours selon l’objectif annoncé de « sauver » la Sécurité sociale, mais qui masque en fait une volonté inavouable de libéraliser le système de protection sociale, de surcroît lorsqu’ils traitent de sa nécessaire « modernisation » pour l’adapter aux défis contemporains.

La rhétorique médiatique et le projet néolibéral

La rhétorique médiatique de légitimation des choix gouvernementaux actuels en matière de gestion du budget et des comptes sociaux, qui appliquent en quelque sorte le projet du « monde du travail de demain » décrit par le candidat Macron, se déploie d’ailleurs sur un mode pernicieux : commenter – ou critiquer selon les opinions économiques – la forme, c’est-à-dire l’arbitrage du gouvernement sur les 10 milliards alloués aux gilets jaunes en baisses d’impôts et de cotisations sociales, pour naturaliser implicitement l’argument de fond jamais remis en cause : le principal problème du pays, c’est la réduction du déficit public et des comptes sociaux. Aujourd’hui, la crise économique entraînée par le confinement nous offre le plaisir, certes aigre à nos oreilles, d’une modulation de ce cher refrain, autour cette fois-ci de la générosité – entendez ici pingrerie en réalité – de la politique de chômage partiel du gouvernement Macron.

À travers cette stratégie plus ou moins consciente (délibérée dans le cas de la technostructure, incomprise et entonnée par servilité dans le cas des plateaux télés), se dessine un projet de société plus profond et une cohérence du discours sur le long terme : la rhétorique médiatique néolibérale. On invoque les vocables « réductions de la dépense publique », « réduire la dette », « accélérer les réformes », que la majorité des chroniqueurs impose depuis plusieurs décennies au débat public, justifiés par la technostructure libérale. Se répand ainsi l’idée que les politiques sociales coûtent cher, que les Français se plaignent trop, qu’il faut prendre en compte le vieillissement démographique, et qu’il faut tailler dans le gras des politiques sociales en prenant soin de faire de la « pédagogie ».

En réalité, la pilule est un peu trop grosse pour être avalée, et un soupçon légitime commence à se faire jour : n’y a-t-il pas ici une volonté délibérée de détruire le modèle social français à travers les baisses de cotisations, outil de destruction des comptes sociaux ? Augmenter par ce biais le déficit de la Sécu, et légitimer un peu plus la nécessité de réformer le système social français, au bénéfice du secteur privé.


[1]Marie Alauzen, Plis et replis de l’État plateforme. Enquête sur la modernisation des services publics en France. Sociologie. PSL Research University, 2019. Français. ffNNT : 2019PSLEM037ff. fftel-02418677f

Marco Enriquez-Ominami : « En Amérique latine, les élites perçoivent une fenêtre d’opportunité pour affaiblir la démocratie »

Marco Enriquez-Ominami © Gpeirano

Marco Enriquez-Ominami a été candidat à l’élection présidentielle chilienne à trois reprises. Opposant au gouvernement de Sebastián Piñera, il livre au Vent Se Lève ses analyses concernant le contexte post-Covid au Chili et la crise sociale historique qu’a connu le pays en octobre 2019. Au Chili, où le consensus néolibéral n’a jamais été réellement fissuré, le gouvernement du président multi-millionnaire Sebastián Piñera est sous la foudre des critiques pour sa décision de maintenir une politique d’orthodoxie budgétaire en pleine pandémie. Marco Enriquez-Ominami est également un membre fondateur du Grupo de Puebla, plateforme qui vise à rassembler les mouvements « progressistes » d’Amérique latine, au sein de laquelle on trouve Evo Morales, Rafael Correa ou Ernesto Samper – qui répondait à nos questions le mois dernier. Entretien réalisé par Pierre Lebret, traduction Maïlys Baron, Romain Lacroze et Rachel Rudloff.


Le Vent Se Lève – Quelle analyse faites-vous de la gestion de la pandémie par le gouvernement de Sébastián Piñera ?

Marco Enriquez Ominami – Une réévaluation du gouvernement chilien s’impose, à l’aune des faits récents, de ses promesses et du potentiel qu’avait le Chili pour faire face à cette crise. Si l’on se réfère aux faits et aux chiffres, c’est un échec. En matière de contamination, en matière économique, en matière d’endiguement de la crise économique – qui était inévitable mais qui a été rendue plus sévère que nécessaire, c’est un échec. Le gouvernement chilien annonçait être mieux préparé à la crise que l’Italie. En comparaison d’autres pays, le Chili avait des atouts bien plus favorables pour faire face à la crise : il est doté d’une fiscalité fonctionnelle, d’une capacité d’endettement public, de fonds prévisionnels gigantesques, et il vend un produit qui ne cesse d’accroître se rentabilité : le cuivre. Peu importe par quel bout on prend le problème : c’est un désastre.

En Bolivie comme au Chili, les gouvernements conservateurs ont une vocation démocratique très faible ; ils comprennent qu’il existe une fenêtre d’opportunité pour affaiblir la démocratie.

LVSL – Le gouvernement affiche une volonté de ne pas accroître la dette de l’État, aux dépens de la santé des familles chiliennes. Peut-on parler de résistance idéologique ?

MEO – C’est exact. Il y a une logique derrière son agenda. C’est une erreur de qualifier le gouvernement d’incohérent, car de logique il ne manque pas. Dans le domaine sanitaire, sa volonté est de prendre soin de l’économie avant de s’occuper de la santé. C’est une logique, qui n’est certes pas la mienne, mais elle conserve sa cohérence. De la même manière, dans le domaine économique, le gouvernement s’accroche à une doctrine cohérente : la réduction au strict minimum des coûts sociaux, de la fiscalité ou de la dette. Si on les accroît, un débat s’enclenchera inévitablement sur la fraction de la population qui devra payer pour les financer ; or, il existe aujourd’hui une très grande majorité électorale et sociale qui souhaite augmenter les impôts des plus riches.

Piñera lui-même est multimillionnaire et veut à tout prix l’éviter. Si les agences de notation de risques dégradent la note du Chili, du fait d’un coût extensif qui mettrait en danger la capacité de paiement de l’économie chilienne, cela affecterait directement le président et ses amis. Il faut également prendre en compte le fait que le Chili va entrer dans une phase électorale et que le président pourrait tenter d’investir des ressources dans un contexte pré-électoral.

LVSL – L’accord national gagné par Sebastian Piñera avec le soutien de certains partis de l’opposition n’apparaît-t-il pas comme une nouvelle manière de déléguer les responsabilités ? Ou de neutraliser le débat constitutionnel ? [secoué depuis octobre 2019 par une série d’insurrections de masse, le Chili a été le théâtre d’un débat constitutionnel visant à repenser les institutions du pays. Sebastian Piñera est accusé par l’opposition de vouloir le neutraliser ndlr].

MOE – Absolument. Je crois que les deux derniers accords ont été improductifs. L’accord de « paix » du mois de novembre 2019 [suite aux manifestations de masse ndlr] n’a pas généré la paix, et l’accord « économique » – selon les termes des signataires, dans un langage chic – est idéologiquement ancré à droite. Mais je veux être pragmatique et nous approuvons les accords. Je n’ai pas signé l’accord de paix, mais nous approuvons le plébiscite qu’il inaugure [l’accord de paix de novembre 2019 débouche sur un référendum ndlr]. De la même manière, je n’ai pas signé l’accord économique, mais j’approuve les 100 000 pesos versés par famille pour faire fonctionner les chauffages. C’est mieux que rien, mais la vigilance est de mise : nous sommes face à un président qui ne comprend que le rapport de force.

[Pour une mise en contexte de la crise chilienne d’octobre 2019, lire sur LVSL : « Chili : vers l’effondrement du système de Pinochet ? »]

LVSL – En lien avec la crise constitutionnelle, le plébiscite prévu pour avril dernier a été reporté à octobre prochain du fait de la crise sanitaire. Certains secteurs conservateurs mettent en doute son aboutissement : cet esprit de résistance vous préoccupe-t-il ?

MEOEn Bolivie comme au Chili, les gouvernements conservateurs ont une vocation démocratique très faible ; ils comprennent qu’il existe une fenêtre d’opportunité pour affaiblir la démocratie. Je suis préoccupé par la manière dont s’effectueront les campagnes politiques, où l’égalité dans la participation est mise en péril par la pandémie. En France, le premier tour des élections municipales a vu une abstention très haute, alors que la démocratie se nourrit de sa légitimité électorale. Lorsque cette légitimité est minée par une pandémie – qui est très aiguë au Chili –, on ne peut réduire le comportement électoral des Chiliens à une simple « vocation abstentionniste ».

[Lire sur LVSL notre entretien avec Ernesto Samper : « Les coups d’État sont de retour en Amérique latine après trente ans de vie démocratique »]

Je suis en faveur du maintien du calendrier électoral et du plébiscite, parce que je pense que les problèmes démocratiques se résolvent avec davantage de démocratie. Ce virus est politique ; c’est un virus de classe, symptôme des faiblesses institutionnelles, qui prospère sur la faiblesse institutionnelle, la faiblesse du leadership et la carence de structures sociales. En conséquence, lorsqu’on se trouve face à un virus qui mute en silence et à grande vitesse, à haute contagiosité, potentiellement mortel, profondément politique qui plus est, c’est avec des moyens très politiques qu’on doit l’affronter.

LVLS – Il y a quelques jours, de nombreux leaders ont exprimé leur rejet des actions du président contre le Congrès. Que se passe-t-il dans la Moneda ? Assiste-t-on à un tournant autoritaire de l’exécutif chilien, sur le mode de Bolsonaro au Brésil ?

EO – Je pense que c’est le cas ; mais je pense également que ce processus découle moins d’une orientation idéologique que de considérations personnelles. Le président chilien est sous le coup de deux menaces juridiques délicates. Il se trouve face à une multitude de protestations pour violation de droits humains, consécutive aux protestations d’octobre. D’autre part, des processus judiciaires vont être initiés, visant à sanctionner la négligence dans la stratégie de lutte contre le coronavirus du gouvernement chilien. Une stratégie envisagée fut celle de l’immunité de groupe. En avril, on a assisté, pour ainsi dire, à l’ouverture de bouteilles de champagnes pour célébrer la fin de la pandémie – qui commençait : le ministre de l’Éducation a demandé un retour dans les classes, la vice-ministre de la Santé a demandé aux Chiliens de sortir de nouveau dans les cafés. Ce sont des déclarations publiques, et des actes d’État. On sent dans l’atmosphère chilienne une volonté de châtier les responsables de près de 8 000 décès.

Rien ne me plairait plus qu’une société solidaire, mais les idées de concurrence, de capital, d’accumulation, sont ancrées dans la culture chilienne. Les Chiliens sont vent debout contre les abus du capitalisme, mais simplement contre ses abus.

LVSL – Vous avez déclaré il y a quelques jours que le président Piñera pourrait terminer son mandat, mais que pour ce faire il devrait intégrer à ses ministères des membres de l’opposition et de la société civile. Vous appelez à un gouvernement de cohabitation. Compte tenu du caractère présidentiel du pouvoir chilien, pensez-vous qu’un tel gouvernement serait viable ? Ne serait-il pas plus judicieux pour vous d’assumer la présidence du Sénat, afin d’incarner le processus constituant jusqu’aux prochaines élections ?

MEO – Les deux issues sont tout aussi invivables. La Constitution chilienne, à caractère profondément présidentialiste, n’offre pas la possibilité de révoquer le président par référendum. La décision que j’ai prise, qui a initié une controverse au Chili, est le produit d’un raisonnement simple. Je suis allendiste [de Salvador Allende, président du Chili décédé en 1973 suite au coup d’État mené par Augusto Pinochet ndlr] ; la mort de Salvador Allende nous a meurtri et a mis fin à la tradition démocratique centenaire qui caractérisait le Chili. J’ai proposé à Piñera qu’il s’en aille avant la pandémie, en réaction aux protestations de masse ; la meilleure issue ma paraissait qu’il renonce de lui-même au pouvoir – et non qu’on l’y contraigne, comme on a contraint Allende.

Par conséquent, l’idée de quitter le pouvoir ne me plaît pas. Je pense qu’il est important qu’il assume à présent le pouvoir et qu’il assure les trois fonctions présidentielles que sont la souveraineté, la défense nationale et l’arbitrage électoral. Je propose dans le même temps que l’opposition sorte de sa zone de confort et assume la direction des ministères de l’urgence sociale, de la santé, de l’éducation, etc. C’est une proposition politique, qui offre une solution politique : celle d’un semi-présidentialisme de fait, et non de droit. Je propose de la convertir en situation de droit, à moyen terme, mais commençons par la pratiquer de fait. Si l’on ne me donne pas raison, il n’y a aucun problème, mais il continuera à y avoir des morts !

L’autre solution, qui ne me convient pas, est celle d’un gouvernement d’union nationale. Sebastian Piñera ne croit pas en notre stratégie économique et sanitaire, et ne souhaite pas signer un quelconque accord – sans accord, impossible de parler d’unité. Pour cette raison, je préfère l’éventualité d’une cohabitation, qui maintienne le président à la place qui lui revient constitutionnellement. C’est une proposition à laquelle le gouvernement n’a pas donné suite.

LVSL – Vous êtes proche du président argentin Alberto Fernández et vous travaillez ensemble au sein du Grupo de Puebla. En tant que fondateur d’un parti d’opposition, comment la réussite de la gauche argentine pourrait-elle avoir des répercussions au Chili ? Qu’est-ce qui manque dans votre pays pour réaliser l’union ?

MEO – Alberto Fernández a travaillé pour l’unité, ce que j’essaye également de faire à ma manière. Nous devrions gagner la prochaine élection, parce que nous sommes la majorité sociale et politique, parce que nous avons raison, parce que dans la crise économique, il y a aussi une part de responsabilité qui incombe à Piñera. Il faut qu’advienne l’unité ; je suis optimiste, je pense qu’elle adviendra. Notre problème, c’est que nous n’avons pas de leadership présidentiel. Mais le problème est aussi la solution : n’ayant pas de leadership, je crois que c’est la nécessité qui devrait nous unir. Je suis donc optimiste.

LVSL – Quels types de leaderships ? Ceux qui émergent de la société civile avec des profils différents ? Ou peut-être pensez-vous au retour de Michelle Bachelet ?

MEO – Il n’y a aucun leadership aujourd’hui. Moi qui ai connu les médailles des sondages, ayant été de ceux qui ont reçu le plus de voix dans les pires positions, je connais tous les degrés de la popularité et cela me donne un point de vue singulier. Je crois qu’aucun leadership n’obtient de scores significatifs aujourd’hui. Ils stagnent tous à 10 %, y compris à droite. La situation est donc ouverte. Personnellement, je pense que dans les coordonnées mentales chiliennes – qui sont catholiques et chrétiennes –la faute et le sacrifice sont des concepts très importants. En ce qui me concerne, je soutiendrai la candidate ou le candidat qui sera le plus à même d’affronter Joaquín Lavín et Piñera, le fera avec courage en sacrifiant quelque chose. Un candidat qui soit dans l’unité, mais également prêt à perdre quelque chose. La gauche chilienne est habituée aux calculs, mais il faut faire preuve de courage, sans plus attendre.

Je regrette beaucoup le courage qu’avait Allende, celui de Lula, celui de Correa ; si l’on regarde de plus près, ils avaient tous en commun une capacité à tout risquer. Au Chili, aucun leadership émergent n’a été capable de cela.

LVLS – Pourquoi pas vous ?

MEO – Non, pour l’instant je sens que ce n’est pas le moment pour moi. J’ai déjà été trois fois candidat en huit ans. Mitterrand l’a été quatre fois en vingt-huit ans. Je crois qu’aujourd’hui je me sens à l’aise en retrait ; je crois qu’en plus, nous sommes loin du moment, mais il ne faut jamais dire « jamais plus jamais ».

LVSL – L’État du Chili a une dette historique à l’égard du peuple mapuche. Aujourd’hui la région de l’Araucanie est militarisée. Qu’est-ce que devrait faire le prochain gouvernement pour régler cette dette ?

MEO – Je suis convaincu que le défi de l’entente avec le peuple mapuche est un défi politique, et non pas militaire. Et s’il y a eu du terrorisme, c’est l’État qui a été un État terroriste. El Mercurio, journal ultra-conservateur du Chili, au début du siècle dernier, reconnaissait qu’il y avait eu un terrorisme d’État. Le problème dans la discussion avec le peuple mapuche demeure celui de l’horizontalité, de l’horizontalité juridique avec l’État du Chili, qui a manqué. Celui-ci est soit dans l’assistance, soit dans le paternalisme, soit dans le clientélisme. Il faut étudier des mécanismes qui ouvrent la voie à cette horizontalité. À un certain moment j’ai proposé, et ce n’était pas une bonne idée, d’établir les quotas indigènes. Cela ne résout pas le problème.

Bien des pistes ont été explorées. À l’Île de Rapa Nui, par exemple, dont le maire est de notre parti, trois conditions ont été rassemblées, celles-là même qui ont par ailleurs permis que se fasse la décolonisation de l’Afrique : une langue propre, un gouvernement propre et un bras de mer qui sépare les Mapuches du reste du Chili. En ce qui concerne le peuple mapuche, il n’y a pas de bras de mer qui le sépare du reste du Chili, donc cela pose un problème supplémentaire. Je pense qu’il faudrait aller vers des degrés d’autonomie très élevés. L’indépendance que demande une partie du peuple mapuche pose des problèmes complexes. Mais je crois que si sur le plan politique nous abordions la discussion d’une autre manière, nous pourrions au moins obtenir la paix.

Je comprends qu’aujourd’hui le chemin soit complètement différent, que dans le peuple mapuche il y ait des divisions et que la discussion soit quasiment impossible avec l’élite chilienne, qui est profondément raciste.

Voilà une donnée encore plus éloquente : en Bolivie il y a eu un coup d’État ; il n’y a eu aucun politique chilien qui s’est prononcé en faveur de l’État de droit bolivien, alors que c’est un pays voisin !

LVSL – En 2008, lorsqu’une tentative de coup d’État est survenue contre Evo Morales, la présidente Michelle Bachelet, qui siégeait à cette époque à l’UNASUR, a convoqué un sommet d’urgence à Santiago qui a réuni les dirigeants de la région dans le but de défendre la démocratie bolivienne. Cette fois, rien de semblable n’a été effectué depuis le coup d’État survenu en novembre 2019.

MEO – Rien n’est plus douloureux !

LVSL – L’anthropologue français Philippe Descola écrit que le capitalisme est l’autre virus. La société chilienne s’élève contre le néolibéralisme depuis octobre dernier et réclame une nouvelle Constitution. Celle-ci serait-elle suffisante pour changer de modèle socio-économique ?

MEO – Le capitalisme change comme l’eau. Il va devenir numérique. Je ne crois pas à l’arrivée d’un « monde nouveau » – la « nouveauté » est un délire propagé par la publicité et les médias. C’est quelque chose de différent qui arrive, mais la nouveauté actuelle, ce sont la mondialisation et la technologie – un monde nouveau n’arrive donc pas après la pandémie !

C’est une lutte idéologique que l’on voit poindre, entre État et marché. Nous allons devoir harmoniser l’humanité ; les êtres humains sont des êtres d’habitude, de société, appelés à se modeler, se façonner, s’adapter – comme le disait Aristote, nous sommes des imitateurs, nous nous adaptons, nous apprendrons d’autres comportements. L’être humain est un être qui s’adapte, et je pense qu’il s’adaptera à ce nouveau capitalisme, qui demeurera un capitalisme, même d’une autre nature. Je ne crois pas à l’idée de la fin du capitalisme. Rien ne me plairait plus qu’une société solidaire, mais je crois que les idées de concurrence, de capital, d’accumulation, sont ancrées dans la culture chilienne.

Les Chiliens sont vent debout contre les abus du capitalisme, mais simplement contre ses abus. Ils veulent simplement payer le juste prix pour les universités. Comme candidat, j’ai été le premier à proposer la gratuité de l’université, mais les Chiliens n’y étaient pas favorables, parce qu’ils ne voulaient pas accroître les charges fiscales du pays. La situation au Chili est donc difficile : sur la question des Mapuche, de l’éducation publique gratuite, de l’avortement, nous avons des soutiens, nous sommes plus nombreux qu’auparavant, nous constituons une majorité sociale, mais pas électorale.

J’espère me tromper en tenant ce propos, et que les prochaines élections verront la victoire de toutes ces revendications. J’observe cependant que les dirigeants les plus populaires demeurent ambivalents sur ces questions. Ce fut le cas de Piñera, ce fut également le cas de Bachelet, qui est certes préférable à celui-là, mais dont le progressisme est trompeur.

LVSL – N’est-ce pas tout le problème de cette coalition qui s’étend de la démocratie chrétienne au Parti communiste chilien ? N’est-ce pas autant un problème de gouvernement que de volonté politique qui a obéré la mise en place de la totalité des réformes promises par Michelle Bachelet ?

MEO – C’est une autre question ; même lorsque Michelle Bachelet était à la tête d’une coalition solide, elle s’est trompée sur la manière de gouverner. Ce vers quoi elle se dirigeait était juste, mais elle s’est trompée sur les moyens pour le réaliser. C’est ce qui a permis aux tensions latentes entre démocrates-chrétiens et communistes de se manifester. Je pense qu’elle s’est trompée lors de ses mandats : c’était le moment de « foncer », comme disent les Français. Alors qu’elle était en possession de la majorité dans les parlements, elle a fait à peu près la même erreur qu’Obama – toute proportion gardée – et a refusé d’utiliser les marges de manœuvre que lui offrait cette majorité.

Je pense que les gouvernements latino-américains ont besoin de personnalités fortes qui s’appuient sur des majorités. En possession d’une majorité en faveur de l’école publique, elle aurait dû l’imposer – mais elle a choisi un autre chemin.

Diminuer les salaires mirobolants versés par l’ONU : une solution au sous-financement de l’aide humanitaire

La communauté humanitaire internationale s’est réunie en 2016 pour résoudre les problèmes de sous-financement qui existent depuis de nombreuses années. Plusieurs réformes structurelles du système ont été évoquées, qui ont connu des succès divers et mitigés. Une chose est cependant restée absente des débats : un examen minutieux de l’aspect non-lucratif du travail humanitaire.


Le système humanitaire international est en crise de sous-financement

Le système humanitaire d’urgence est en crise. En effet, entre 2005 et 2017, le nombre de crises nécessitant une réponse humanitaire internationale a presque doublé (de 16 à 30). La durée moyenne de chaque crise a aussi beaucoup augmenté [1]. Notamment à cause du réchauffement climatique, les catastrophes naturelles sont de plus en plus fréquentes. Les conflits armés se multiplient et/ou ne trouvent pas de fin. En 2020, l’ONU cherche ainsi à venir en aide à plus de 167 millions de personnes.

La conséquence de tout cela est que l’aide humanitaire coûte, chaque année, de plus en plus cher. En 2007, l’ONU estimait qu’il faudrait 5 milliards de dollars pour mettre en œuvre ses programmes humanitaires internationaux. Pour 2020, elle estimait qu’il faudrait désormais trouver 28,8 milliards[2], tandis que les plans se chiffrent déjà à plus de 30 milliards[3].

Si la tendance continue, on estime que l’appel prévisionnel de l’ONU pourrait atteindre 50 milliards pour l’année 2030[4]. De son côté, le financement humanitaire public n’a pas suffisamment augmenté : seulement 59% des besoins humanitaires ont été couverts en 2019.

Il y a donc un déficit du financement humanitaire, estimé en 2016 à environ 15 milliards de dollars. Ce déficit signifie que des millions de personnes ne peuvent pas du tout être aidées dans le cadre des besoins évalués par l’ONU. Elles ne reçoivent pas assez d’aides alimentaires, d’abris pour se protéger ou d’argent pour survivre.

Le Sommet humanitaire mondial devait résoudre ce problème

Notamment pour répondre à ce problème, l’ancien Secrétaire général des Nations unies avait convié en 2016 un Sommet humanitaire mondial à Istanbul. Pendant quelques jours, la quasi-totalité de la communauté humanitaire mondiale s’y était réunie. Les acteurs humanitaires (pays donateurs, agences des Nations unies, ONGs) se sont engagés à effectuer dix réformes structurelles du système humanitaire, devant être terminées en 2020.

Un bon exemple de ces réformes est la localisation, qui consiste à augmenter le rôle joué par les acteurs locaux dans la réponse humanitaire, pour entraîner des économies d’échelle (les acteurs locaux étant moins coûteux); ou encore l’augmentation de programmes basés sur des transferts monétaires, qui pourrait amener à la réduction du nombre de personnels humanitaires nécessaires sur chaque crise en réduisant le nombre de projets nécessaires.

Ces réformes ont pour le moment eu des succès très mitigés et hétéroclites. Il faudrait donc appeler à renouveler leur calendrier jusqu’en 2030, mais ce n’est pas le sujet de l’article.

Le principe de non-lucrativité n’a pas été abordé

Un élément essentiel n’a pas été abordé pendant le Sommet humanitaire mondial, et est absent de toutes les discussions.

Si le système humanitaire est censé être caractérisé notamment par son aspect non-lucratif, ce principe n’a jamais eu de standards internationaux. Les différents acteurs humanitaires ont donc des pratiques très différentes en la matière.

Formaliser le principe de non-lucrativité au niveau international pourrait-il résorber la crise de sous-financement ?

Il n’est pas question que ce principe affirme que les personnes travaillant dans l’humanitaire devraient être pauvres. Tout le monde a le droit de pouvoir épargner ou de subvenir aux besoins de sa famille. Dans des sociétés capitalistes, il serait trop facile d’avoir des exigences démesurées vis-à-vis des personnes qui décident de s’engager.

Ce secteur est déjà suffisamment difficile et dangereux[5] pour ne pas lui faire porter toute la responsabilité de l’avarice des pays développés. En effet, les 15 milliards manquants ne constituent même pas 0,01% du PIB mondial.

Cependant, le principe de non-lucrativité devrait permettre de pouvoir combattre les excès. Y a-t-il des excès dans les agences humanitaires des Nations unies ?

Présentation du système des Nations unies

9 agences de l’ONU* [voir fin de l’article pour la liste complète] jouent un rôle prépondérant dans le système humanitaire. Elles sont à ce titre membres du Comité permanent interorganisation (institution coordonnant les plus grandes agences de l’aide humanitaire internationale).

Prises ensemble, elles emploient plusieurs dizaines de milliers de personnes dans le monde. Ces personnels ne sont pas tous logés à la même enseigne, et sont divisés en deux grands types : professionnels et généraux.

Les fonctionnaires généraux s’occupent des tâches administratives. Ils ont des contrats basés sur le principe de flemming : leurs conditions d’emploi sont les meilleures que l’on puisse trouver dans leur localité.

Les salaires des professionnels n’obéissent pas du tout aux même règles. Le principe du noblemaire postule que le fonctionnariat international doit être capable de recruter notamment les fonctionnaires les mieux payés au monde[6].

Les professionnels jouissent donc de salaires fixés en référence à ceux des fonctionnaires fédéraux des États-Unis. Et ce, quelle que soit leur nationalité, ou les coûts réels auxquels ils font face dans leur vie. Ils sont même plus élevés, puisque la tradition veut que les fonctionnaires internationaux soient mieux payés que les fonctionnaires nationaux (pour la raison qu’ils ne travaillent pas dans leur propre pays)[7].

Ainsi, les fonctionnaires professionnels internationaux disposent tous d’un salaire de base équivalent (equal work, equal pay). Cependant, ce principe d’égalité est problématique dans un monde d’inégalités économiques, où certains pays ont un coût de la vie bien plus élevé que d’autres.

Y compris lorsqu’ils vivent dans des pays à revenus intermédiaires ou faibles, plus de la moitié des professionnels gagnent près de 10 000 dollars par mois.

En plus de leur salaire de base, les fonctionnaires professionnels touchent une somme supplémentaire dite d’ajustement de poste. C’est une somme additionnelle, pouvant constituer de 11% à 106% du salaire de base, indexée sur le coût de la vie de leur zone d’affectation[8]. Cet ajustement de poste est tout de même de l’ordre de 35% du salaire de base au Bangladesh, et 45% en Afghanistan.

Y compris lorsqu’ils sont déployés dans des pays à revenus faibles ou moyens, et qu’ils ne payent pas de loyers, les professionnels gagnent donc presque tous au minimum 5 000 dollars net par mois. Plus de la moitié gagne près de 10 000 dollars net par mois, ou plus (jusque 14 364 dollars net mensuels au Niger, par exemple).

Les principes éthiques des Nations unies sont peu éthiques

Depuis le jugement de 1987 de l’Organisation internationale du travail, le principe de noblemaire a fait jurisprudence pour devenir un principe coutumier de droit international. Il est donc obligatoire pour toutes les organisations appartenant au système des Nations unies[9]. Selon le jugement, il ne serait pas une façon de privilégier le fonctionnariat international, mais une manière d’y attirer les plus qualifiés.

Ce principe peut paraître légitime à certains. De toute évidence, il repose sur une logique incitative purement économique: celle de l’homo economicus. Comme tous les principes ayant trait à des questions de justice sociale, il peut aussi ne pas être compris. Par exemple, cela présupposerait-il que les personnes travaillant pour des ONGs (généralement moins bien payées) seraient moins compétentes que les personnels des Nations unies ?

De plus, la logique purement économique du principe de noblemaire peut rebuter les personnes attirées par l’altruisme humanitaire. Ayant effectué un stage dans une agence humanitaire de l’ONU, c’est ce qui m’est arrivé. Je n’étais pas le seul stagiaire à subir cette désillusion.

On voit bien ici les limites d’un raisonnement purement économique – ou économiciste –  lorsqu’il est appliqué au domaine humanitaire. L’homo humanitarus n’est pas seulement un homo economicus. Comme dans certaines autres professions, il se doit d’attacher plus d’importance aux gratifications morales, symboliques et sociales.

Les citoyens ne sont pas toujours au courant de cet état de fait, notamment lorsqu’ils font des dons au PAM ou à l’UNICEF. Romuald Sciorra, spécialiste de l’ONU, admet dans son dernier livre qu’il est regrettable que certains personnels onusiens aient une mentalité assez éloignée des préoccupations humanitaires. Il relève aussi que leur travail est probablement loin d’être toujours absolument indispensable[10].

Dans un contexte humanitaire, le principe de non-lucrativité équitable devrait remplacer ou guider le principe de noblemaire. Ce dernier entre en contradiction directe avec le principe éthique de non-lucrativité, souvent associé au domaine humanitaire.

Discuter d’un tel changement de principe serait un grand défi pour les Nations unies, et pourrait permettre d’économiser au moins 650 millions de dollars par an (comme nous le verrons plus loin).

Formaliser le principe de non-lucrativité pour combattre les excès

Dans la situation actuelle de pénurie générale, il semble qu’il est temps de changer de principe.

Prises ensemble, les agences humanitaires de l’ONU membres du Comité Permanent Inter-Organisations emploient près de 18 000 professionnels (en prenant en compte les 820 professionnels d’OCHA, et ceux d’UNOPS). Parmi ceux-ci, plus de 10 000 sont au moins au niveau P-4, jouissant ainsi des plus hauts salaires de l’ONU (à près de 10 000 dollars nets par mois, ou plus) [11]. Une baisse mesurée des salaires des professionnels permettrait donc de faire des économies d’échelle importantes.

Dans toutes ces agences, environ 4 600 employés proviennent des Etats-Unis, d’Europe du Nord, ou d’autres pays où le coût de la vie est notoirement élevé (Suisse, Luxembourg, Corée, Japon, Israël…)[12]. Cela ne fait pas de distinction entre les différentes catégories de personnel, et comprend donc une partie importante d’employés généraux. Notamment puisque les sièges des organisations sont à Genève et New York.

Le reste des professionnels n’a aucune raison de toucher des salaires basés sur la norme américaine. De plus, si les personnels de l’ONU basés à New York ou à Genève acceptaient d’avoir des salaires moins élevés que ceux des cadres supérieurs du public, au nom de principes humanitaires, des économies substantielles pourraient être réalisées.

Des mathématiques de base montrent qu’une baisse moyenne de 3 000 dollars par mois sur les salaires de 18 000 professionnels engendrerait des économies de 650 millions de dollars par an. Cette somme correspond à quasiment une année entière d’aide humanitaire au Tchad, pays en crise profonde (l’appel de l’ONU pour 2020 y demande 672 millions de dollars)[13]. Un effort plus important que 3 000 dollars par mois, qui reste a priori possible, pourrait avoir plus d’impact.

Discuter et organiser un changement de principe

Le principe de non-lucrativité équitable ne plaide pas pour la pauvreté des travailleurs humanitaires. D’ailleurs, certaines caractéristiques propres au métier humanitaire peuvent y expliquer des salaires plus élevés que la moyenne, comme par exemple la dangerosité. Simplement, ce principe doit permettre de combattre les excès de rémunération.

Discuter de la possibilité d’un tel changement de principe et en identifier les modalités pratiques d’application serait un grand défi pour l’Organisation des Nations unies. Cela pourrait également montrer la voie à d’autres organismes non-lucratifs (par exemple certaines ONGs américaines) qui peuvent aussi parfois pratiquer des salaires très élevés.

Un Sommet organisé par le Secrétaire Général ou Sous-secrétaire Général de l’ONU aux affaires humanitaires pourrait, par exemple, permettre de discuter de ce changement. Les économies d’au moins 650 millions de dollars pourraient par exemple être allouées aux différents fonds humanitaires communs gérés par OCHA au niveau de chaque pays.

Le principe de non-lucrativité équitable ne suffirait pas à lui seul à anéantir le sous-financement de l’aide humanitaire, loin de là. Au même titre que les autres réformes  identifiées lors du Sommet humanitaire mondial de 2016, il peut le réduire.

On voit tout de même son importance lorsque certains acteurs, probablement peu optimistes, pensent que tous les engagements issus de la Grande Négociation n’aboutiraient qu’à 1 milliard d’économies par an[14].

Ce type de changement pourrait entraîner un effet de levier, favorisant l’augmentation nécessaire des financements humanitaires internationaux.

Pour une renaissance de l’idéologie humanitaire

Le grand public apparaît souvent méfiant vis-à-vis des organismes humanitaires, émettant des doutes quant à la destination réelle des dons qu’il pourrait consentir. De plus, la majorité des citoyens ne connaissent pas l’ONU et ses objectifs. Combien ignorent le nom du Secrétaire Général, ou ce que sont les Objectifs de Développement Durable ?

Formaliser le principe de non-lucrativité pourrait renouveler la légitimité du secteur. Cela pourrait aussi dans le même temps motiver le public à consentir plus d’efforts pour aider les plus pauvres à travers les organismes internationaux ou non-gouvernementaux. Cet effet levier, qu’il est impossible de mesurer précisément, ne devrait pas être sous-estimé.

L’ONU apparaît aujourd’hui affaiblie, minée par les nationalistes. Souvent mal perçue pour son caractère inaccessible et son inefficacité à résoudre les conflits. Divers scandales ne font qu’aggraver cela: non-rémunération des stagiaires, crimes de casques bleus… A sa création, elle représentait pourtant l’idéal de coopération universelle et d’abolition de la misère.

Faire renaître cette flamme pourrait encourager plus d’efforts et d’engagements pour réduire les souffrances humaines. D’autres voies identifiées par Romuald Sciorra dans son dernier livre (référence en fin d’article) sont encore plus importantes. Par exemple, l’idée de mettre les institutions financières internationales sous le contrôle du Conseil Economique et Social de l’ONU.

Dans un monde marqué par les futurs risques climatiques, les défis se multiplieront et le monde humanitaire pourrait les relever notamment en recréant un lien de confiance avec les citoyens.

 

* Programme alimentaire mondial (PAM, ou WFP)
Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF)
Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO)
Organisation internationale des migrations (OIM)
Haut commissariat aux réfugiés (HCR)
Bureau de coordination des affaires humanitaires (OCHA)
Organisation mondiale de la santé (OMS)
Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP)
Fondation des Nations unies pour l’habitat (UN Habitat)

Le PAM, le HCR et l’UNICEF sont de loin les plus grandes.

 

[1] Global Humanitarian Overview 2019, OCHA

[2] Global Humanitarian Overview 2020, OCHA

[3] https://fts.unocha.org/appeals/overview/2020/plans

[4] Too important to fail – addressing the humanitarian financing gap, High-Level Panel on Humanitarian Financing Report to the Secretary General, January 2016

[5] Professional Humanitarianism and Violence against Aid Workers, Abby Stoddard, 3 janvier 2020

[6] United Nations website : Compensation and Classification Section, UN salaries

[7] Judgment No. 825, International Labour Organization (ILO), 5 juin 1987

[8] Consolidated Post Adjustment Circular, ICSC/CIRC/PAC/541, 15 janvier 2020

[9] Judgment No. 986, International Labour Organization (ILO), 1989

[10] Qui veut la mort de l’ONU ? Romuald Sciorra, novembre 2018

[11] https://www.unsystem.org/content/hr-category

[12] https://www.unsystem.org/content/hr-nationality

[13] Plan de Réponse Humanitaire pour la République Centrafricaine, OCHA, décembre 2019

[14] http://www.thenewhumanitarian.org/analysis/2016/05/24/grand-bargain-big-deal