Depuis le retrait de Joe Biden, le camp démocrate est en effervescence autour de la vice-présidente Kamala Harris, dont la candidature galvanise le Parti. Les sondages témoignent d’une indéniable remontée, qui s’accompagne d’un enthousiasme palpable auprès de l’électorat démocrate. « Du jamais vu depuis Barack Obama », à en croire de nombreux observateurs. Si la comparaison semble facile, sa pertinence ne se situe pas dans la candidature et le « style » de Kamala Harris. La similitude est à chercher dans sa proximité avec les grands argentiers du Parti démocrate. Et le programme politique qu’elle risquerait de mettre en place une fois élue. Analyse.
Cet article est le premier d’une série de portraits sur l’élection présidentielle américaine.
Dans sa newsletter du 29 juillet, le cinéaste et militant Michael Moore insiste sur la fulgurance inédite de l’enthousiasme suscité par la candidature de Kamala Harris. Il évoque les 170 000 militants inscrits en quelques jours pour faire campagne, les 120 000 participants à la première réunion en visioconférence et les levées de fonds impressionnantes – une grande partie provenant de petits dons citoyens. Des chiffres qui donnent le vertige, alors que la vice-présidente n’avait pas encore été officiellement investie par le Parti, ni n’avait sélectionné son colistier ou publié un début de programme. L’annonce de la sélection de Tim Walz comme colistier a été suivie d’une nouvelle levée de fonds spectaculaire auprès des Américains issus des classes moyennes. Et les foules qui se déplacent pour assister aux premiers meetings de campagne inquiètent Donald Trump.
Cet enthousiasme se reflète également dans la couverture résolument positive des principaux médias proches du Parti démocrate ou non alignés – les mêmes qui couvraient de manière dépréciative la campagne de Joe Biden avant de multiplier les coups de pression en faveur de son désistement. Comme souvent aux États-Unis, le retournement de la presse a été aussi rapide que prononcé. Il s’accompagne d’une inversion tout aussi notable des sondages. Cinq jours après le retrait de Joe Biden, le très conservateur Wall Street Journal titrait : « Kamala Harris efface l’avance de Trump, selon notre enquête d’intention de vote ». Désormais, elle a également rattrapé le retard de Biden dans les États clés. Trump ne semble pas bénéficier du « coup de pouce » qui fait habituellement suite à la Convention du Parti républicain, tout comme il n’avait pas profité d’une hausse des intentions de vote suite à la tentative d’assassinat à son encontre.
Pour les militants qui avaient fait campagne pour Obama, ses deux mandats furent une amère déception. Wall Street n’eut aucun compte à rendre, mais dix millions d’Américains furent expulsés de leur logement
Aussi spectaculaire qu’il puisse paraitre, ce retournement reste compréhensible. L’ancien président républicain demeure profondément impopulaire et perçu, par une majorité d’électeurs, comme un dangereux extrémiste. De même, le vieillissement accéléré de Joe Biden avait plongé l’ensemble du camp démocrate dans une forme de léthargie fataliste. À commencer par les militants et sympathisants, très majoritairement hostiles à sa candidature dès son annonce début 2023. N’importe quel autre candidat démocrate disposant d’un profil national aurait vraisemblablement suscité un certain enthousiasme. Le projet politique de Kamala Harris reste à définir. Mais la perspective d’une victoire contre Trump suffit, pour l’instant, à provoquer cette « Kamalamania » que certains s’aventurent à comparer à « l’Obamamania » de 2008.
Du Yes we can à l’élection de Trump : le spectre d’Obama
Le premier président afro-américain de l’Histoire des États-Unis n’avait pas suscité un engouement si profond uniquement parce qu’il était jeune, métis et charismatique. Son éloquence s’accompagnait de prises de position annonçant un véritable tournant après huit années de présidence Bush, débutées par le fiasco de la guerre en Irak et achevées par la crise des subprimes. Celles-ci faisaient suite à huit ans de présidence Clinton, où les démocrates avaient peu ou prou appliqué le programme du Parti républicain, en matière de politique économique, sociale ou carcérale.
À l’inverse, Barack Obama s’était fait connaitre du grand public pour son opposition à la guerre en Irak, puis avait fait campagne sur la promesse d’une réforme de l’assurance-maladie et la prise en compte de l’enjeu climatique – entre autres marqueurs susceptibles d’expliquer pourquoi deux millions d’Américains avaient milité pour sa victoire. Un engouement qui avait aussi gagné Wall Street et la Silicon Valley. Les deux grands centres du capitalisme américain avaient abreuvé la campagne d’Obama de dons financiers, s’assurant de sa complaisance une fois élu.
Du point de vue des forces militantes qui avaient fait campagne pour Obama, les deux mandats du président démocrate furent une profonde déception. Wall Street n’eut aucun compte à rendre suite à la crise financière, mais dix millions d’Américains furent expulsés de leur logement. Le grand plan climat ne fut pas soumis au vote du Congrès. La grande réforme de l’assurance-maladie « Obamacare » fut écrite par les lobbyistes de l’industrie pharmaceutique et n’inclut pas la promesse d’une option publique.
Les soldats revenus d’Irak – où l’État islamique finit par prospérer – furent redéployés en Afghanistan. La relance économique votée en début de mandat fut trop timide, précipitant huit années de lente reprise qui débouchèrent sur une explosion des inégalités, des fermetures d’usines et l’élection de Donald Trump. Non seulement la victoire d’Obama ne marqua pas un tournant dans les problèmes de racisme que connaissent les États-Unis, mais après avoir vanté son investiture comme « le jour où le niveau des océans commencera à cesser de monter et la planète à se soigner » à la convention démocrate de 2008, il finira son mandat en se targuant d’avoir présidé à la plus grande hausse de production de pétrole de l’histoire récente…
Sur le plan politique enfin, les années Obama ont été marquées par un recul spectaculaire de la présence du parti démocrate à tous les échelons du pouvoir : perte de majorité aux deux chambres du Congrès, dans de nombreux parlements d’États et perte de nombreux postes de gouverneurs. Ce qui contribuera in fine à une ultra-majorité conservatrice à la Cour suprême.
Le bilan contrasté de Joe Biden et la responsabilité de Kamala Harris
Deux figures majeures du Parti démocrate ont tardé à soutenir officiellement Kamala Harris : Barack Obama et Bernie Sanders. Le premier pour des raisons purement stratégiques : comme beaucoup de cadres du Parti, Obama ne pensait vraisemblablement pas qu’Harris serait la meilleure candidate. Des gouverneurs issus de swing States au bilan solide auraient constitué de meilleures options. Dans son communiqué initial, l’ancien président avait évité de mentionner Harris et appelé implicitement à un processus de désignation aussi ouvert et démocratique que possible. Mais le fait que Joe Biden ait soutenu la candidature de Harris a enclenché une dynamique insurmontable.
Bernie Sanders, quant à lui, a refusé d’appuyer officiellement Harris pendant plus longtemps. Il espérait monnayer son soutien officiel contre le même type d’engagement programmatique qu’il avait obtenu de Biden. Promesses qui faisaient suite à une collaboration plus fructueuse qu’espérée.
En matière de politique intérieure, Biden a fait beaucoup plus en trois ans que son ancien patron en huit. Surtout, il a tenté de tourner la page du néolibéralisme, pour revenir à une forme de keynésianisme et dirigisme économique en rupture avec quarante ans de politiques économiques. Que l’on pense simplement à la grande loi « Chips Act », conçue pour rapatrier la production de composantes électroniques sur le territoire, au plan d’investissements dans les infrastructures et à la loi climat qui favorise, par différents mécanismes protectionnistes, le développement d’une industrie verte sur le territoire américain – au grand dam des Européens.
Dès l’annonce de sa candidature, Harris a reçu le soutien de pontes de la Silicon Valley. En échange : le limogeage de Lina Khan, la présidente de la Federal Trade Commission qui engage des actions judiciaires contre les pratiques monopolistiques des géants de la tech
Non seulement Joe Biden assume une forme de protectionnisme, mais il peut également se targuer de certaines victoires non négligeables contre les classes dominantes, via la mise en place d’impôts sur les grandes entreprises et les plus riches, tout en rognant les profits de l’industrie pharmaceutique par le plafonnement du prix de certains médicaments. Sa politique pro-syndicale a été marquée par un symbole fort : Joe Biden fut le premier président américain à se rendre sur un piquet de grève. Un geste qui s’inscrit dans une politique de hausse des salaires et du pouvoir d’achat, qui se reflète dans la nomination de Lina Khan à la tête de la Federal Trade Commission (FTC, l’agence fédérale en charge de protéger les consommateurs par l’application des lois antitrusts).
Pourtant, ces incontestables succès n’ont pas débouché sur une amélioration significative du niveau de vie de la majorité des Américains. Ces mesures, dont les limites sont évidentes, restent trop timides face aux fractures béantes qui traversent la société américaine. Et leurs effets sont contrebalancés par la conjoncture économique marquée par l’inflation, la hausse du prix de l’énergie, la stagnation de la productivité et une crise du logement de plus en plus intense.
La question se pose donc de savoir si Kamala Harris va tenter de poursuivre la voie tracée par Joe Biden ou si, davantage captive des intérêts financiers à l’instar de Barack Obama, elle en reviendra aux politiques néolibérales traditionnelles.
La candidate qu’appréciaient les grands argentiers démocrates
En 2020, les milieux financiers avaient salué la nomination de Kamala Harris à la Vice-présidence des États-Unis. Le Wall Street Journaltitrait « l’enthousiasme de Wall Street indique qu’elle estime que les réformes financières ne seront pas une priorité de cette administration » et notait que « Biden semble avoir réussi à contenir l’aile gauche de son parti ». La sénatrice de Californie revenait de loin. Candidate malheureuse aux primaires démocrates de 2020, elle avait abandonné la course suite à des sondages désastreux, qui la donnaient à moins de 3%. Cet échec cuisant, en dépit d’une campagne confortablement financée, qui comptait de nombreux anciens membres des équipes Clinton, et soutenue par de nombreux médias, s’expliquait par les problèmes inhérents à Harris elle-même. Ses tentatives de triangulation malheureuses, ses difficultés à prendre une position et s’y tenir, son inaptitude patente à diriger une équipe et son bilan très droitier lorsqu’elle était procureur général de Californie avaient contribué à alimenter la perception d’une politicienne opportuniste et dépourvue d’ossature idéologique.
C’est Joe Biden qui avait sauvé sa carrière politique en la choisissant comme colistière. Une décision quelque peu contrainte par l’engagement pris – pour mettre en difficulté son concurrent Bernie Sanders – de prendre une femme comme vice-présidente. Harris incarnait un compromis entre les profils jugés trop à droite et la progressiste Elizabeth Warren. La sénatrice de Californie avait aussi pour elle sa proximité avec les réseaux financiers, en particulier dans la Silicon Valley.
De même, Biden l’a quelque peu imposée comme successeur lorsqu’il a jeté l’éponge. Selon certaines informations publiées par la presse américaine, cette décision aurait été partiellement motivée par un désir de revanche contre les cadres du Parti démocrate (Obama, Pelosi, Schummer) qui l’avait poussé à renoncer, mais en préférant un processus de désignation plus ouvert, potentiellement à la Convention du parti. Biden lui-même doit son accession à la Maison-Blanche à une suite d’évènements fortuits : le ralliement de dernière minute des cadres du parti derrière sa candidature pour battre Bernie Sanders (alors qu’Obama lui avait déconseillé de se présenter et avait soutenu d’autres candidats en privé) et la crise Covid, qui avaient précipité la défaite sur le fil de Donald Trump tout en lui fournissant un alibi pour faire campagne depuis son domicile.
Le parcours de Kamala Harris doit davantage au hasard qu’au talent – contrairement à celui de Barack Obama, qui avait triomphé de la machine Clinton aux primaires avant de remporter deux présidentielles de suite. Harris est davantage tributaire des grands donateurs du Parti démocrate et des tractations internes avec les cadres que de la base électorale du parti. Dès l’annonce de sa candidature, elle a reçu le soutien de milliardaires californiens comptant parmi les pontes de la Silicon Valley. Reid Hoffman ne s’est pas contenté de contribuer à hauteur de 17 millions de dollars, il a également exigé que Harris limoge Lina Khan, la présidente de la FTC qui engage de nombreuses actions judiciaires contre les pratiques monopolistiques des GAFAM et souhaite réguler le secteur de la tech…
Kamala Harris est également liée, via son entourage, à l’entreprise Uber. Son beau-frère siège au conseil d’administration et sa campagne a recruté David Plouffe, ancien stratège d’Obama et lobbyiste en chef d’Uber. À ces liens s’ajoute son bilan mitigé en tant que Procureur général de la Californie, où elle avait refusé de poursuivre les organismes financiers ayant eu des comportements frauduleux pendant la crise des subprimes.
Or, depuis qu’elle est promise à un rôle national, Harris a renoncé à de nombreuses promesses et engagements. Lorsqu’elle était sénatrice puis candidate aux primaires démocrates de 2020, elle avait défendu le projet de loi de nationalisation de l’assurance maladie (Medicare for all), soutenu l’idée d’une garantie à l’emploi fédéral (Federal job guarantee) et s’était prononcée contre le fracturation hydraulique. Ces renoncements peuvent être interprétés comme des calculs politiques pour recentrer son image, ou l’abandon de promesses qu’elle ne comptait pas tenir, en dépit des arguments convaincants qu’elle avait pu dérouler à l’époque pour les défendre.
Absence de colonne vertébrale idéologique et proximité à l’égard des intérêts financiers : Harris ne semble pas mal partie pour emprunter le même chemin désastreux que Barack Obama.
Tim Walz, l’incarnation de l’espoir progressiste sur le « ticket » démocrate
La sélection de son colistier était le premier (et seul) grand choix à faire d’ici l’élection. Comme Obama, pour « équilibrer le ticket », Harris a voulu faire équipe avec un homme blanc issu d’un État rural. Le parti démocrate peut s’enorgueillir de compter plusieurs gouverneurs populaires élus dans des États du Midwest. La logique aurait voulu que Harris sélectionne Josh Shapiro, charismatique gouverneur de l’État décisif de Pennsylvanie.
Les milieux patronaux et la presse poussaient en sa faveur. Pourtant, Harris a créé la surprise en sélectionnant le gouverneur du Minnesota, Tim Walz, bien plus progressiste. La gauche démocrate, les grands syndicats ouvriers et d’instituteurs ont mené une campagne-éclair en faveur de sa candidature. La décision a tenu à peu de choses, mais Harris a surpris tout le monde en optant pour Walz.
Le gouverneur n’est pas seulement l’archétype du père de famille du Midwest : il fait partie des rares politiciens à ne pas être diplômé en droit et à venir de la working class. Outre son empathie affichée pour le monde rural et son profil atypique (adepte de la pêche, il est un ancien entraineur de football, instituteur et réserviste), il peut se vanter de l’un des bilans les plus à gauche du pays en tant que gouverneur. Il a par exemple instauré des congés parentaux et une cantine scolaire gratuite au Minnesota. Un bilan qu’il défend avec délectation lorsque la droite trumpiste l’accuse d’être un dangereux communiste…
En cas de victoire en novembre, ce qui est loin d’être acquis, il pourrait être un élément déterminant pour éviter à Kamala Harris de tomber dans les mêmes travers que Barack Obama. C’est du moins l’espoir nourri par la gauche démocrate, désormais rallié à la candidature de Harris…
Quelle Europe découvrent les 6 millions de visiteurs qui franchissent chaque année les portes d’Europa-Park ? Entre montagnes russes et boutiques de souvenirs, le parc à thème allemand présente la vision fantasmée d’une Europe harmonieuse, à la fois ancrée dans les traditions des différentes nations qui la composent et à la pointe de l’innovation technologique. Et bien que la politique soit censée rester aux portes du parc, ce rêve européen qu’ont façonné les Mack, famille d’industriels depuis des générations, correspond aux valeurslibérales et conservatrices de leurs propriétaires. Reportage au cœur de cette Europe miniature, de ses représentations politiqueset de ses effets idéologiques.
Matinée pluvieuse d’avril 2024 à Rust, petite commune à 50 km de Strasbourg, surtout célèbre pour abriter l’un des plus grands parcs d’attractions du monde. Ce jour-là une foule de journalistes et d’influenceurs se presse aux portes d’Europa-Park pour l’inauguration du nouveau quartier thématique croate et de son attraction phare : Voltron Nevera powered by Rimac, une montagne russe à propulsions multiples sur le thème des expérimentations électriques de Nikola Tesla, au parcours impressionnant comprenant 21 virages et 7 inversions sur une distance record d’1,3 km, censé évoquer la téléportation, dont le secret aurait été percé par le célèbre inventeur. Sur la scène dressée au cœur du nouveau quartier, plusieurs techniciens et designers ayant travaillé sur l’attraction prennent la parole, suivis par des membres de la famille Mack, à la tête du parc depuis sa fondation en 1975 : Roland, le directeur, son frère Jürgen, responsable de l’administration, et ses enfants, Michael, Ann-Kathrin et Thomas, respectivement chargés des pôles construction, hôtellerie et restauration. Sont évoqués successivement les prouesses techniques de l’attraction (depuis des générations, les Mack sont constructeurs de grands huit, et ce sont notamment les attractions à sensations fortes qui font la réputation du parc), les charmes de la Croatie reproduits dans la nouvelle zone, inspirée de la ville de Hvar, et la nourriture typique du pays servie dans le quartier sous l’impulsion de la germano-croate Miriam Mack, l’épouse de Michael. Un orchestre interprète également sur scène quelques airs traditionnels.
Après une ultime bénédiction de l’attraction par les responsables du culte au sein du parc (« parce que c’est toujours important pour toi, cher Roland », comme le précise le maître de cérémonies’adressant malicieusement à son patron), place au spectacle : un acteur incarnant Nikola Tesla apparaît en haut des murs en carton-pâte de l’attraction, et actionne un levier qui la met en marche : un premier wagon file à toute allure, inaugurant inversions et propulsions dans une fanfare de feux d’artifice. Tesla rejoint ensuite les Mack sur scène, et c’est comme si le célèbre inventeur (certes né dans la commune de Smiljan, aujourd’hui située en Croatie, mais qui faisait alors partie de l’empire d’Autriche ; on peut aussi noter qu’il a émigré aux États-Unis à l’âge de 28 ans, et que c’est là qu’il a conduit les travaux scientifiques qui l’ont rendu célèbre) parrainait directement la famille dans leur entreprise de mise en valeur de son (presque) pays natal.
Cette mise en scène pour le moins étonnante, mélangeant apparition fantaisiste d’un personnage historique, rite chrétien, carte postale croate et exaltation des prouesses techniques permises par la prospérité de l’entreprise familiale, interroge sur la nature du microcosme européen que constitue Europa-Park. En effet, si le parc, à sa création, devait simplement servir de vitrine aux montagnes russes construites par les Mack, la thématique européenne apparaît en 1982 avec la construction du quartier italien. Au fil des ans, alors que le parc gagne en popularité, apparaissent notamment les quartiers anglais (1988), scandinave (1992), espagnol (1994), grec (2000) ou islandais (2009). Par le fait même de renvoyer à des pays ou à des régions géographiques existantes, le parc développe, forcément, un certain sous-texte politique. « Vous construisez l’Europe pour les enfants », avait déclaré le président du Sénat, Alain Poher, à Roland Mack lors de l’inauguration de la zone française en 1990. Dès lors, la question se pose : quelle Europe le parc présente-t-il aux enfants ? Quels récits nationaux sont narrés à travers la thématisation des différents quartiers et la scénographie des attractions qui s’y trouvent ? Qu’est-ce que le parc retient de l’histoire et de la géographie européennes, et surtout qu’est-ce qu’il en oublie ?
« Vous construisez l’Europe pour les enfants », avait déclaré le président du Sénat, Alain Poher, à Roland Mack lors de l’inauguration de la zone française en 1990.
Dans Utopiques : Jeux d’espaces de Louis Marin, livre fondateur sur les espaces imaginaires ou fantasmés, un chapitre est consacré à Disneyland. Pour Marin, c’est justement le caractère utopique de Disneyland qui permet à cet espace particulier de mettre en scène une harmonie parfaite du Rêve américain ; c’est dans ce « non-lieu » que peut « se « réalise[r] » la réconciliation des contraires, en représentation : le passé et le futur, le temps et l’espace, la gratuité ludique et le sérieux de l’échange marchand, le réel et l’imaginaire. L’utopie s’y accomplit dans sa perfection, mais cette perfection est un spectacle ; son harmonie est une représentation »1. C’est avec les mots de Marin en tête que nous proposons une brève visite sémiologique d’Europa-Park, pour mettre en lumière ses représentations de l’Europe (qui, là aussi, consistent souvent en une harmonie imaginaire, une réconciliation magique des contraires), ainsi que certains de leurs présupposés idéologiques.
Cependant, Europa-Park n’est pas Disneyland. Si Louis Marin a pu analyser de manière aussi pertinente le royaume de la souris dans une perspective structuraliste, c’est aussi que Walt Disney lui-même était obsédé de structures, et avait longuement prémédité celle de son parc, et des quatre zones parfaitement délimitées et complémentaires (Adventureland, Frontierland, Tomorrowland, Fantasyland) qui s’étendent autour de Main Street, U.S.A. Franz Mack, fondateur du parc et père de Roland, n’avait pas une telle vision d’ensemble. Le développement d’Europa-Park s’est fait au fur et à mesure des années, avec une certaine dose d’improvisation, qui explique par exemple que dans le parc l’Angleterre soit voisine de la Russie ou le Portugal de l’Islande. La représentation de l’Europe dans le parc n’est donc pas la traduction d’une réflexion préalable, mais doit beaucoup à une forme de contingence.
Le « pacte de lecture »2 que le parc passe avec ses visiteurs est différent de celui qui a cours dans d’autres parcs à thème. Si, contrairement à Disneyland, où les quartiers thématiques sont explicitement imaginaires, la majorité des zones d’Europa Park renvoient à des espaces qui existent dans la réalité et en reproduisent notamment certains éléments architecturaux, il ne s’agit pas comme à France Miniature de promettre la reproduction exacte de tel ou tel monument, ville ou lieu-dit ; c’est plutôt l’atmosphère d’un pays qu’on cherche à reproduire, et parfois à réinventer avec une certaine fantaisie. Tout pacte de lecture trop réaliste est de toute façon brisé par la coexistence de zones référentielles avec des mondes imaginaires, comme la Forêt des Contes ou le Royaume des Minimoys, lesquels évoquent plutôt un autre parc, Efteling, aux Pays-Bas, consacré aux contes et aux légendes. Cette référentialité paradoxale se traduit par un rapport trouble à l’histoire et à la réalité : certains éléments du parc, authentiques et présentés de façon quasi muséale, à l’instar d’un ancien module de la station spatiale Mir, offert au parc par la Russie en 1997, sont intégrés à des décors artificiels pour produire un effet de réel.
De la même façon, certaines attractions sont thématisées autour de personnalités historiques, comme Christophe Colomb ou Léonard de Vinci, qui sont présentées exactement de la même façon que des personnages fictifs intégrés au parc, comme le pirate Bartholomeus von Robbemond ou les ingénieurs Eckbert et Kaspar Eulenstein (version germanique et imaginaire des frères Wright). Cette reconfiguration du réel n’est cependant pas sous-tendue par un pacte de lecture explicitement politique comme au Puy du Fou, où le rapport fantaisiste à l’histoire correspond à un programme royaliste, l’adhésion à ce programme étant la motivation première d’une partie des visiteurs. On ne se rend pas à Europa-Park pour des raisons politiques, mais plutôt par goût pour les sensations fortes. Notons donc que la promenade sémiologique que nous proposons dans cet article, attentive à des détails que la plupart des visiteurs peuvent très bien ne pas remarquer tout en passant une excellente journée, s’éloigne de ce qui pourrait être considéré comme un usage « normal » du parc – ce qui n’invalide évidemment pas pour autant notre analyse, l’idéologie n’étant jamais plus efficace que lorsqu’elle passe inaperçue.
Carte postale promotionnelle (2001)
Rêves touristiques : exotisme et consumérisme
Dans le récit proposé par la plupart des zones du parc, les visiteurs occupent une position de touriste qui découvre d’un point de vue extérieur un pays exotisé et réduit à ses aspects les plus plaisants et consommables. L’attraction Piccolo Mondo, dans le quartier italien, en est un exemple particulièrement frappant. Un petit radeau nous conduit à travers des dioramas peuplés d’animatronics, et nous fait traverser une Italie réduite à des bouteilles de vin, des pizzas, une représentation d’opéra et la beauté de l’architecture vénitienne. De la même façon, le CanCan Coaster, né d’un partenariat avec le Moulin Rouge en 2018, invite dès sa file d’attente les visiteurs à circuler dans les coulisses du cabaret, ainsi que dans la chambre d’un artiste bohème de Montmartre, où les reproductions de peintures Belle-Époque côtoient des bouteilles vides ; l’attraction en elle-même intègre dans son récit une prise d’absinthe, une visite de Paris et de certains de ses monuments célèbres et un spectacle au Moulin Rouge sur le fameux galop d’Offenbach. Là encore, les plaisirs de l’art, de la nourriture et de la boisson sont unis en un seul geste de consommation.
Cette consommation imaginaire permet d’encourager une consommation réelle, dans sa continuité : dans la boutique de l’attraction Madame Freudenreich Curiosités, qui a pour cadre l’Alsace, il est notamment possible d’acheter un rosé alsacien, et Europa-Park propose un rhum en édition limitée dont l’histoire fictive est liée à la diégèse de l’attraction Piraten in Batavia : cette recette particulière (« il est vieilli en fûts de porto tawny sur un bateau de l’attraction […] où le mouvement perpétuel de la navigation lui permet de capter à la perfection les arômes boisés des fûts »3) aurait été découverte par le personnage principal de l’attraction, Bartholomeus von Robbemond.
La philosophie d’Ulrich Damrau, scénographe et décorateur qui a été le principal instigateur de la thématique européenne du parc, consistait à ne pas reproduire à l’identique des sites et monuments célèbres. Les seuls qu’on peut véritablement reconnaître sont en effet le Globe Theater et le Moulin Rouge, mais il ne s’agit pas des monuments les plus célèbres de Londres et de Paris ; on ne trouve à Europa-Park ni Big Ben ni Tour Eiffel. L’enjeu est plutôt de recréer un environnement particulier en imitant l’architecture typique des pays représentés à partir de modèles moins directement identifiables : le quartier suisse a ainsi pour inspirations principales les communes de Chandolin et Zermatt, le quartier scandinave les villes de Bergen et Stavanger, et le tout récent quartier croate, comme évoqué plus haut, la ville de Hvar. C’est aussi vrai à l’échelle de certains bâtiments du parc : l’église norvégienne est ainsi directement inspirée de l’église de Borgund en Norvège, et le château irlandais du château de Cashel.
Des dispositifs informatifs, et même muséaux, coexistent avec ces mises en scène plus ou moins fantasmatiques, troublant les rapports entre histoire et mythe, entre authentique et artificiel. C’est notamment le cas dans la file d’attente du CanCan Coaster où, à côté d’une reproduction spectaculaire de la main de la statue de la Liberté telle qu’elle a été montrée à l’exposition universelle de Philadelphie, se trouve une vitrine consacrée au sculpteur Auguste Bartholdi, réalisée en partenariat avec le musée Bartholdi de Colmar. On trouve également, à la sortie de l’attraction, une vitrine rendant hommage à Dorothea Haug, danseuse classique qui a fondé les « Doriss Girls » du Moulin Rouge : on y aperçoit certains objets qui lui auraient appartenu, probablement les robes et les ballerines, mais la scénographie de cette vitrine, avec des lustres anciens, des bouteilles de vin et des affiches à la provenance incertaine, est similaire à la scénographie de l’attraction elle-même, ce qui jette encore une fois le trouble entre réel et simulacre. Dans le quartier russe, une maisonnette est consacrée à l’artisanat traditionnel du pays ; on peut y admirer des poupées gigognes, des poteries, des icônes, et même des figurants qui produisent ces objets, donnant à voir leur processus de fabrication, le tout surmonté de panneaux explicatifs. Le parc est parsemé de ces petits espaces où les visiteurs les plus curieux peuvent en apprendre davantage sur les pays qu’ils traversent fictivement, comme un voyage touristique qui ne serait pas entièrement consacré à la consommation, mais quand même entrecoupé de parenthèses culturelles.
Le recours à l’imaginaire et à une tradition souvent fantasmée permet au parc d’effacer certaines des contradictions de l’Europe contemporaine.
Il faut toutefois noter que la précision de la référentialité et le souci historique sont plus ou moins manifestes selon les zones géographiques concernées : dans le quartier allemand, c’est-à-dire l’allée principale du parc (l’équivalent de Main Street, U.S.A. à Disneyland), l’architecture de chacun des 16 Länder allemands est représentée par une maison différente, ce qui permet de montrer avec nuances la richesse du patrimoine architectural du pays. Un peu plus loin, la « forêt enchantée », qui met en scène des contes des frères Grimm, redouble cette mise en valeur de la culture allemande en spatialisant son patrimoine immatériel. La Grèce, elle, se résume à l’architecture des villes hautement touristiques de Mykonos et de Santorin, mais surtout à ses ruines et à ses mythes. C’est à cet imaginaire mythologique que renvoie le roller-coaster Poseidon, et les attractions Pegasus et La malédiction de Cassandre donnent aux visiteurs le rôle non plus de touristes mais d’archéologues sur la piste d’une civilisation disparue et magique. Cette façon de résumer la Grèce à sa touristicité et à son passé antique, sans aucune référence à la Grèce contemporaine, interroge particulièrement dans un contexte géopolitique où le pays est, de façon récurrente, un point de tension important au sein de l’Union européenne. Le recours à l’imaginaire et à une tradition souvent fantasmée permet au parc d’effacer certaines des contradictions de l’Europe contemporaine.
Rêves de progrès : « les merveilles de la technologie »
Cette exaltation de la tradition, de l’histoire, des éléments les plus « typiques » de chaque identité nationale se télescope avec un autre axe idéologique très fort dans le parc : la valorisation du progrès technologique. On s’aperçoit notamment de ce télescopage dans le quartier russe : à l’entrée de la zone se trouve un petit édifice surmonté de clochers à bulbes qui rappelle, sur ses façades intérieures, les grandes dates de l’histoire russe (le couronnement de Boris Godounov, la bataille de Poltava, la fondation de Saint-Pétersbourg…) ; on aperçoit dans la même perspective les tours futuristes de l’attraction Euro-Mir, sur le thème de la conquête spatiale.
Cette valorisation du progrès peut notamment s’expliquer par l’inspiration manifeste des parcs Disney et notamment d’EPCOT, acronyme de « Experimental Prototype Community Of Tomorrow », imaginé par Walt Disney comme une ville du futur utopique, au cœur de laquelle se trouve la célèbre sphère géodésique abritant l’attractionSpaceship Earth, copiée quasiment à l’identique à Europa-Park. Sur un dessin préparatoire d’Ulrich Damrau il est inscrit au frontispice de la sphère « Wunder des Technik », « les merveilles de la technologie », ce qui semble rejoindre les valeurs d’EPCOT telles que résumées par les mots d’Esmond Cardon Walker, ancien PDG de Disney, affichés sur une plaque à l’entrée du parc américain : il s’agit de valoriser « les réalisations humaines » et « les merveilles de l’entreprise » qui pourront faire advenir un futur meilleur (« Here, human achievements are celebrated through imagination, wonders of enterprise and concepts of a future that promises new and exciting benefits for all. »)
Dessin préparatoire d’Ulrich Damrau pour Europa-Park
Les personnages de découvreurs géniaux, réels ou fictifs, sont systématiquement mis en valeur. Dans les attractions VoloDaVinciet Voltron, les visiteurs sont invités à essayer la nouvelle invention de Léonard de Vinci ou de Nikola Tesla, directement accueillis par l’inventeur sous forme d’animatronic – qu’il s’agisse d’une « machine volante » à pédales d’une vitesse de pointe de 15 km/h ou d’une montagne russe aux proportions dantesques, le cadre narratif est le même.
Plusieurs autres attractions font usage de ce mythe de l’inventeur-explorateur vernien. Il est fréquent d’observer dans la file d’attente, avant de s’embarquer dans le voyage que sera l’attraction, les bureaux couverts de papiers et de croquis de ces génies au travail, qu’il s’agisse de celui du professeur Carter qui s’apprête à découvrir l’Atlantide dans Abenteuer Atlantis ou de celui des frères Eulenstein, qui étudient les ailes des oiseaux pour créer le premier vol habité dans Voletarium.
Le parc développe d’ailleurs en ce moment un « univers étendu », à la manière d’un Marvel Cinematic Universe dont les protagonistes seraient les différents inventeurs et explorateurs fictifs mis en scène dans les attractions du parc. L’« Adventure Club of Europe » est donc une confrérie d’inventeurs et d’aventuriers européens à la recherche d’artefacts magiques autour du globe. On peut remarquer le sous-entendu colonialiste de ce genre de récits. Ainsi le fondateur de l’ACE, Bartholomeus van Robbemond, est un explorateur dont on suit les aventures dans l’attraction Piraten in Batavia, dans le quartier néerlandais : Batavia était en effet le nom du siège de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales en Indonésie (l’actuelle Jakarta). Là encore, on retrouve dans la file d’attente les plans et les croquis préparatoires du personnage, étalés sur son bureau, avant d’explorer avec lui, dans l’attraction, cet espace exotique. Beaucoup des expéditions de l’Adventure Club of Europe auxquelles il est fait référence dans la file d’attente du Voletarium, notamment sur certaines tapisseries qui ornent les murs d’une sorte de gentlemen’s club, dépassent elles aussi les limites du continent européen : on découvre ainsi que les explorateurs du « Club » se sont aventurés au Bhoutan ou en Égypte.
Si, ces dernières années, les responsables du parc se sont efforcés d’atténuer la dimension coloniale de certaines attractions, ce processus a davantage eu lieu sur le mode de la gestion de crise que de l’autocritique spontanée. En 2019, dans le cadre d’un travail de séminaire, deux étudiants ont fait remarquer les connotations racistes des Radeaux de la jungle, attraction qui proposait une promenade dans un village colonial africain peuplé d’animatronics, les personnages noirs en habits traditionnels, les blanc en tenues de colons, tout en beige et coiffés de salacots. Une polémique a éclaté, qui a obligé la direction à réagir, par l’intermédiaire de son porte-parole Engelbert Gabriel : « Certaines scènes des Radeaux de la Jungle, l’une des plus anciennes attractions d’Europa-Park, peuvent être mal interprétées selon les normes actuelles. […] Nous avons pris ce retour comme une occasion d’accélérer la refonte déjà prévue de l’attraction et de retirer certaines figures dès la saison estivale en cours [2021] »4 : l’attraction a donc été remplacée par un voyage en barque dans l’Autriche de l’impératrice Josefina. Mais cette remise en cause ponctuelle ne semble pas avoir été systématisée à l’ensemble du parc.
De même, on peut noter la dimension fortement genrée de l’imaginaire de l’explorateur-inventeur génial : les personnages réels ou fictifs qu’on trouve dans ce rôle sont presque exclusivement des hommes. Les efforts en faveur d’une représentation égalitaire restent d’ailleurs là encore superficiels : Madame Freudenreich, personnage principal de l’attraction Madame Freudenreich Curiosités, parcours scénique assez lent et surtout pensé pour les enfants, fait elle aussi partie de l’Adventure Club of Europe. Elle nous apparaît cependant sous les traits d’une paisible grand-mère alsacienne s’occupant de dinosaures, du côté de la cuisine et du soin, fidèle aux normes de genres traditionnels.
On peut donc établir un lien, au profit du parc, entre imaginaire du progrès, attractions à grande vitesse, et discours capitaliste qui permet de sceller des partenariats avec de grandes entreprises.
C’est particulièrement dans les attractions les plus rapides que le thème de la technologie est exploité. Ainsi, dans la file d’attente du Bobsleigh suisse, des panneaux de questions-réponses sur les trains, les avions et les sous-marins ont été préparés par le Musée des transports de Lucerne. Dans la zone islandaise, la file d’attente du Blue Fire, un launchedcoaster qui passe de 0 à 100 km/h en 2 secondes et demie, plonge les visiteurs dans une zone d’extraction de gaz naturel. Ces thématisations facilitent les partenariats avec certaines entreprises, et au lancement de l’attraction, un partenariat existait entre Blue Fire et la société russe d’énergie Gazprom qui proposait une exposition interactive sur le gaz, son extraction, ses usages. En 2020, Blue Fire change de partenaire, il s’agit désormais de Nord Stream 2, un pipeline qui relie la Russie à l’Allemagne, mais le partenariat est suspendu en 2022 pour cause de guerre en Ukraine.
On peut donc établir un lien, au profit du parc, entre imaginaire du progrès, attractions à grande vitesse et discours capitaliste, qui permet de sceller des partenariats avec de grandes entreprises. Pour le Silver Star (l’une des attractions les plus connues du parc, qui était le grand huit le plus haut d’Europe jusqu’en 2012), c’est Mercedes Benz, et la file d’attente est un véritable petit salon de l’auto à la gloire du constructeur. Pour Voletarium c’est la compagnie aérienne Eurowings, dont l’un des avions apparaît au cours de l’attraction. La présence accrue de ces sponsors dans le parc s’explique bien sûr par le pragmatisme financier de ses gérants, mais elle contribue également à dessiner une certaine ligne idéologique.
Rêves d’Europe, rêves de droite ? L’enthousiasme d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron
Cette ligne idéologique, dans le Voletarium par exemple, semble être simplement la mise en scène d’une communauté européenne harmonieuse. C’est ce vers quoi font signe des panneaux à l’entrée de l’attraction, qui donnent des explications sur le drapeau européen en ces termes : « le cercle de 12 étoiles d’or sur fond azur symbolise l’union, la solidarité et l’harmonie entre les peuples d’Europe. Il représente les 820 millions d’Européens ». L’attraction consiste en un simulateur de vol dynamique, qui donne l’impression aux visiteurs de survoler 15 sites européens ; se mêlent de grandioses paysages naturels comme le Mont Cervin ou les plaines de Kalfafell en Islande ; des monuments et des éléments patrimoniaux importants, comme les châteaux de Schönbrunn et de Neuschwanstein, la Tour Eiffel ou la ville de Venise ; on trouve aussi une référence au patrimoine littéraire de l’Europe, lorsqu’on survole La Mancha et qu’une scène animée permet d’apercevoir Don Quichotte chargeant des moulins. On a déjà mentionné l’avion d’Eurowings qui traverse le ciel au milieu de l’attraction et qui, au-delà de l’intérêt financier du partenariat, renvoie aux technologies qui sont développées en Europe et à l’entreprenariat dynamique du continent. Alors qu’on survole le Parlement européen de Strasbourg retentit l’Ode à la joie, hymne de l’Union européenne ; mais le voyage ne s’arrête pas sur cette valorisation explicite des institutions européennes, puisqu’on finit par survoler Europa-Park où, après un feu d’artifice, les mascottes du parc, qui représentent chacune un pays différent, nous saluent.
C’est finalement dans le parc que se célèbre l’harmonie européenne. Pour littéraliser la métaphore de l’harmonie, ces mascottes font d’ailleurs partie d’un groupe musical fictif, les Rustis (du nom de la ville de Rust, où se trouve Europa-Park), dont on peut acheter l’album dans les boutiques du parc. Cette ambition de construire une communauté, un « nous » européen, est également inscrite dans certains choix architecturaux, notamment une place dans le quartier allemand, ornée d’une fontaine représentant l’enlèvement d’Europe et parsemée de petites plaques indiquant la direction et la distance des principales villes européennes, conférant au parc une position de centralité. On trouve aussi, dans le quartier français, la Place de l’amitié, ainsi nommée pour célébrer l’amitié franco-allemande.
Des rituels politiques marquent également la vie d’Europa-Park : à l’inauguration des nouveaux quartiers thématiques sont régulièrement conviés des responsables politiques des pays représentés, et certaines personnalités ont des liens privilégiés avec le parc. C’est par exemple le cas d’Angela Merkel, qui a déclaré, lors d’une de ses visites, qu’« Europa-Park incarne, à sa manière, la puissance de l’Europe »5. À une autre occasion, elle a « loué le concept d’Europa-Park soit [plusieurs quartiers] formant une Europe sans frontières et où chaque pays est représenté par ses diversités architecturales, culturelles et gastronomiques »6. Si c’est en effet une Europe sans frontières que promeut le parc, il s’agit sans doute d’une absence de frontières imaginée depuis un certain bord politique. On s’en aperçoit aussi en observant quelles personnalités publiques sont mises en valeur dans le parc.
Emmanuel Macron s’était d’ailleurs félicité en 2018 d’un projet de téléphérique censé relier Europa-Park à la France, partageant l’annonce du parc : « Un rêve est né : un projet franco-allemand qui devrait permettre de rapprocher les deux pays grâce à un téléphérique. L’investissement en France créera de nouveaux emplois. »
Brochure du parc (1990)
Par exemple, à l’entrée, un bâtiment porte le nom d’Helmut Köhl, ancien chancelier allemand, artisan de l’Union européenne et de la monnaie unique et membre, comme Angela Merkel, du CDU, le parti démocrate-chrétien et libéral-conservateur allemand. Cette idée d’une Europe attachée à ses traditions, mais innovante, conquérante, blanche et masculine correspond sans doute, au moins en partie, à ce que Mona Chollet appelle des « rêves de droite »7. Emmanuel Macron s’était d’ailleurs félicité en 2018 d’un projet de téléphérique censé relier Europa-Park à la France. « Europa-Park a choisi d’investir en France. C’est la consécration d’un vrai projet franco-allemand qui créera des milliers d’emplois ! #ChooseFrance », avait-il tweeté, partageant cette annonce du parc : « Un rêve est né : un projet franco-allemand qui devrait permettre de rapprocher les deux pays grâce à un téléphérique. L’investissement en France créera de nouveaux emplois. » Ce qui frappe, c’est la grande similitude des éléments de langage du président néolibéral et de la communication du parc. Projet, investissement, création d’emplois : telle semble être la finalité de cette Europe harmonieuse et sans frontières.
Interroger l’Europe rêvée d’Europa-Park c’est aussi se demander qui rêve de cette Europe : si beaucoup de ces rêves sont des rêves de droite, c’est qu’ils sont à l’image de leurs propriétaires. Europa-Park est une entreprise familiale, sur le modèle du Mittelstand allemand : il s’agit d’entreprises au nombre d’employés relativement réduit (correspondant aux PME en France), dont la stratégie se concentre « sur une gamme précise de produits et de services qui exigent un fort degré de spécialisation », et dont la dimension familiale « implique un certain niveau de paternalisme dans les relations professionnelles »8. Pour des raisons qui sont également stratégiques, et pour promouvoir les différentes branches de l’entreprise (Mack Rides, Mack Solutions, MackMedia…), Europa-Park met très régulièrement en scène la famille Mack, lors de grands évènements comme l’inauguration de la zone croate, mais aussi au sein même des attractions, comme dans la file d’attente du CanCan Coaster, où un buste de Franz Mack trône dans une vitrine, ou encore dans Piraten in Batavia, où l’on croise, au cœur de l’Indonésie coloniale, un animatronic prestidigitateur aux traits de Roland Mack (une surprise de ses enfants !).
Cet ensemble de représentations reflète une réalité managériale : à Europa-Park, les Mack sont seuls maîtres à bord. Ils décident, en dernière instance, si tel projet verra ou non le jour et dans quelles conditions. Ainsi, après un incendie en 2023 qui a détruit les bûches et l’Alpen Express, deux des plus anciennes attractions du parc, dotées pour cette raison d’une forte valeur sentimentale pour la famille, Roland Mack a déclaré, avant même de se concerter avec les équipes créatives et techniques, qu’elles seraient reconstruites à l’identique seulement un an plus tard. De manière plus significative encore, la construction même de certaines attractions sont dues aux relations des Mack, aux hasards des rencontres notamment du fils Michael : c’est par exemple sa rencontre avec Luc Besson qui a donné lieu au développement d’une attraction (et d’un petit quartier thématique) autour du film Arthur et les Minimoys, et c’est sa rencontre avec Jean-Jacques Clérico, à la tête du Moulin Rouge, qui a permis au parc d’obtenir un partenariat pour l’attraction CanCan Coaster, ainsi que l’autorisation de construire un Moulin Rouge à l’identique.
Le pouvoir immense sur le parc de la famille Mack (blanche, chrétienne, extrêmement privilégiée sur le plan économique, enracinée dans le Bade-Wurtemberg…) permet d’expliquer le point de vue qui régit certains choix de mise en scène. On peut penser par exemple à la présence accrue de l’Alsace, région frontalière très proche et symbole par excellence d’une relation (notamment économique) privilégiée entre France et Allemagne, ou à la vision de l’Italie ou de la Grèce avant tout comme des destinations touristiques, ensoleillées et pittoresques. Cela permet aussi de comprendre ce qui est retenu ou non de la culture européenne, par exemple le christianisme, avec deux lieux de culte consacrés dans l’enceinte du parc, et un dans l’hôtel Santa Isabel, construit dans le style d’un monastère portugais. Ce point de vue situé, à partir duquel le parc a été construit et continue de se développer, permet de mieux saisir l’ambition de ce projet, qui a accompagné, sur le plan de l’imaginaire, la construction de l’Union européenne depuis les années 1990, mais qui témoigne aussi de certaines de ses limites, de ses angles morts, de ses exclusions.
[1] Louis Marin, Utopiques : Jeux d’espace, Minuit, 1973, p. 310.
[2] Pour reprendre une expression de Philippe Lejeune originellement destinée à l’analyse des récits autobiographiques. Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Seuil, 1975.
Le discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en avril 2024 était clair : l’avenir de la France est irrémédiablement lié au projet continental. La « souveraineté européenne » était alors portée en étendard par le président de la République, qui rêvait d’une union toujours plus étroite. C’est ici que le bât blesse : ce projet est loin de faire l’unanimité. Il est de bon ton d’incriminer les dirigeants « populistes » – de la Hongrie à l’Italie – qui freinent des quatre fers face aux velléités fédérales. Mais ils ne sont pas les seuls. Les « bons élèves » de l’Allemagne, des Pays-Bas aux pays scandinaves, manient plus subtilement l’art de plaider pour le projet européen tout en refusant – voire sabotant – toute initiative pouvant compromettre leurs intérêts. Un pragmatisme qui détonne avec l’idéalisme béat des dirigeants français. À force de vouloir faire de l’Union européenne l’outil de sa puissance, la France n’est-elle pas devenue l’outil de la puissance européenne ?
La France en cavalier seul
Le « couple franco-allemand » a longtemps été sur toutes les lèvres. Et pour cause : le projet européen a – pour partie – été pensé sur le mode de la réconciliation entre deux puissances rivales. Cette union nouvelle n’a pourtant pas empêché l’un des deux partenaires de rester plus proche de ses intérêts et jaloux de son indépendance. Déjà en 1963, le Général de Gaulle essuyait un premier revers lors de la signature du traité de l’Elysée par lequel l’alliance européenne souhaitée, loin du bloc américain, comme du bloc soviétique, avait été compromise par l’ajout de la mention de l’OTAN par l’Allemagne à l’insu des représentants français.
Les plus grandes étapes de la construction européenne vont alors régulièrement être promues par la France, en manque de nouvelles inspirations. Faisant le constat d’un affaissement relatif mal adapté à un idéal de grandeur hérité des temps napoléoniens, François Mitterrand avait déjà en tête un nouvel idéal mobilisateur. Il allait instrumentaliser les conséquences nullement alarmantes pour l’économie française des chocs pétroliers afin d’enterrer définitivement l’idéal socialiste. Ce vide idéologique étant insoutenable, il est alors rempli par l’alibi européen. Mitterrand pouvait ainsi affirmer que si « la France est notre patrie, l’Europe est notre avenir ». Première concrétisation de ce projet : l’Acte unique de 1986, où « quatre libertés » fondamentales de circulation (pour les capitaux, les travailleurs, les marchandises et les services) ont été instituées.
Le « rapport Delors » de 1989 prévoyait les conditions de réussite d’une monnaie unique continentale. Et à l’issue des pourparlers avec Helmut Kohl, qui exprimait quelques réticences, François Mitterrand devait accepter que l’euro devienne un nouveau Deutsche mark – soit une monnaie forte, permettant de lutter contre l’inflation, mais structurellement inadaptée à l’économie française. En parallèle, des programmes de « convergence » drastique devaient être adoptés et les budgets nationaux étroitement contrôlés et surveillés. L’Europe allemande souhaitée par la France était née.
Cet engouement pour le projet européen devait être capable de dépasser les intérêts nationaux des Etats-membres. Du moins, c’est ce qu’espérait la France. La réalité lui a pourtant donné tort, son enthousiasme ayant finalement été fort peu communicatif.
« Partenaires » européens aux intérêts bien compris
L’Allemagne, à ce titre, a toujours maintenu son cap, refusant de se laisser contaminer par l’euphorie de son voisin. Elle est ainsi restée à l’écart du projet français d’Union pour la Méditerranée qui aurait pu réorienter la priorité européenne sur le flanc sud, alors que l’Allemagne convoitait les pays de l’Est en vue d’en faire son Hinterland. Le grand élargissement de l’UE à l’Europe centrale en 2004 permet ainsi à l’Allemagne de disposer d’une base-arrière de travailleurs bon marché pour son industrie. De la même manière, toute indulgence pour la situation grecque a été mise de côté de sorte à préserver un ordo-libéralisme forcené s’assurant d’une rigueur budgétaire mettant en péril des actifs stratégiques européens, à l’exemple du port du Pirée racheté par un fonds d’investissement chinois.
Plus inquiétant encore pour l’autonomie stratégique européenne, l’adhésion absolue de l’Allemagne au libre-échange. Les récents accords avec le Kenya, la Nouvelle-Zélande et le Chili ont ainsi largement été dictés par la volonté exportatrice de Berlin, de même que le futur accord avec le MERCOSUR. La balance commerciale foncièrement excédentaire du pays – plus de 200 milliards d’euros par an sur la dernière décennie – impose aux homologues européens de demeurer passifs face à cette fuite en avant libre-échangiste, toute mesure protectionniste pouvant pénaliser les carnets de commande de l’industrie allemande. C’est notamment cette intransigeance allemande qui explique l’échec de la mise en œuvre d’une taxe sur les GAFAM au niveau européen [mise en place seulement en France, elle a été remplacée par la taxe internationale à 15% de l’OCDE cette année NDLR], ou des mesures ambitieuses de protection face aux pratiques anti-concurrentielles chinoises. Et la France dans tout cela ? Son modèle social est mis en cause par ce libre-échange forcené, tandis que l’euro crée un différentiel de compétitivité nuisant à ses exportations. Aucun sacrifice ne semble suffisamment grand pour l’idéal européen.
Certains « partenaires » cherchent même à nuire à leurs voisins, voire au projet européen, en vue de préserver leurs intérêt. L’Allemagne déploie ainsi des fondations (Rosa Luxembourg, Heinrich Böll) afin de faire pression sur les politiques français de sorte à éviter une relance du nucléaire. Ce dernier pourrait alors menacer l’avantage compétitif outre-Rhin, mis à mal par un gaz de plus en plus onéreux. Ces fondations financent également des associations (Greenpeace France, Les Amis de la Terre…), des lobbys et organisent des formations pour les élites. Le rapport de l’Ecole de guerre économique de juin 2023 est ainsi formel : la volonté de neutraliser le concurrent industriel français est la principale raison à ce sabotage de la filière nucléaire. Le budget consacré à ces fondations s’est ainsi élevé à 690 millions d’euros en 2023 et est en augmentation constante. Une autre illustration de cette ambivalence allemande dans le projet européen réside dans ce lobbying exercé par le constructeur de satellites allemands OHB pour que les lanceurs proviennent de l’entreprise américaine SpaceX plutôt que de l’entreprise européenne Arianespace après l’impossibilité d’utiliser les lanceurs russes.
Les pays dits « frugaux » à l’exemple des Pays-Bas ou de l’Autriche manifestent des réticences à l’approfondissement européen pour des considérations essentiellement économiques. Il n’est pas possible pour ces pays d’envisager une mutualisation des dettes ou des mécanismes de sauvetage trop ambitieux, l’orthodoxie budgétaire étant au cœur de leur identité. Dans le cadre de la pandémie, les Pays-Bas proposaient ainsi un « don » à destination de l’Espagne ou de l’Italie. Seul l’assentiment de l’Allemagne les a fait changer d’avis, avec la promesse d’une solvabilité de l’endettement européen par les ressources propres de l’UE.
A leur tour, les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) font montre d’une ambivalence certaine. Rejetant les acquis de l’État de droit mais dépendants des subventions européennes, ils n’hésitent pas à paralyser les institutions supranationales quand leurs intérêts sont menacés. Viktor Orban a ainsi empêché le début des négociations pour l’adhésion de l’Ukraine, jusqu’à ce qu’en décembre 2023, la Commission débloque 10,2 milliards d’euros pour la Hongrie. En parallèle, le président hongrois bloque les projets de sanctions pouvant porter préjudice au secteur nucléaire russe au grand dam de ses partenaires européens.
l’Allemagne achète massivement des avions F-35 aux Américains, délaissant les productions françaises de Rafales. La Pologne n’est pas en reste : en 2023, le pays a commandé pour pas moins de dix milliards de dollars de matériel américain de défense
Le projet fédéral est alors loin de faire l’unanimité. La France, prise dans une vision messianique de son destin, se sent alors comme contrainte d’endosser un rôle trop large pour ses épaules. Il se pourrait pourtant bien qu’une telle fonction d’impulsion soit très coûteuse, tant pour les intérêts stratégiques nationaux, qu’au vu du risque d’envenimement des relations avec ses homologues européens.
La France victime de sa propre illusion
L’Union européenne, nouveau cadre politique pour déployer la puissance française perdue ? Les appels tonitruants d’Emmanuel Macron pour de nouvelles impulsions fédérales sont loin de rencontrer l’écho recherché. De 2017 à 2020, l’Allemagne a ainsi, par la voix de la Cour de Karlsruhe, contesté le programme de rachat massif de titres de dette par la Banque centrale européenne au prétexte que celui-ci outrepasserait son mandat. Ces joutes juridiques ne font que témoigner encore des réticences face à un projet fédéral européen ambitieux.
Pendant ce temps, les acquis français au sein de l’Union européenne sont mis en cause. La politique agricole commune, une des rares politiques européennes dont bénéficie la France, est menacée de renationalisation. Les États se trouveraient alors gestionnaires de ces aides, et le volume financier accordé dépendrait pour partie du bon-vouloir de chaque Etat-membre. La seule politique européenne qui avait pu motiver le Général de Gaulle à paralyser les institutions européennes par la politique de la chaise vide dans les années 1960 se trouve alors potentiellement compromise. Ce sont ainsi plus de neuf milliards d’euros par an dont la France bénéficie qui sont mis en péril.
Ces achats non coordonnés amènent l’ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, Louis Gautier, à craindre l’impossibilité pour l’UE de rationaliser des panoplies militaires disparates. Emmanuel Macron aura alors beau appeler à une « préférence européenne dans l’achat de matériel militaire », rares seront les États-membres prêts à engager un bras de fer avec les Etats-Unis. Cela s’expliquant par la peur des mesures de rétorsion, tant en matière commerciale que géopolitique, notamment par des menaces de non-intervention en cas de conflit ou de retrait de troupes au sol. Ainsi, depuis le début de la guerre en Ukraine, 68% des achats des pays européens se sont portés hors de l’Europe selon un étude de l’IRIS. Ici aussi le saut fédéral pourrait être trop exigeant pour des Etats encore aussi dépendants commercialement et géopolitiquement du géant américain.
Cette grande attente que place la France dans ses homologues européens peut lui coûter cher et rapidement ternir ses relations bilatérales. Cela a notamment été le cas concernant l’accostage du bateau de migrants Ocean Viking refusé par l’Italie et que la France a fini par accepter sous la pression de Bruxelles. Le ministre Gérald Darmanin avait alors annoncé que la France « tirera aussi les conséquences » de l’attitude italienne. Le rêve fédéral que fantasme la France n’en finit plus de percuter les intérêts bien installés d’Etats-membres décidés, amenant l’idéal à sombrer d’illusion en illusion et à se transformer, progressivement, en amertume.
Chaque jour dévoile davantage l’impasse que constitue cet irénisme. Le saut fédéral ne se fera jamais seul mais bien dans l’unanimité, or cette dernière semble bien difficile à trouver. Dans l’interlude, l’Hexagone ne cesse de brader ses savoir-faire à ses « partenaires » dans l’espoir de poursuivre une intégration européenne à tout prix. La candeur d’une France qui se rêve capitaine d’un vaisseau européen uni derrière elle fait frémir d’allégresse mais ne convainc plus grand monde. L’idéal impose de passer par le réel – comme le rappelait Jean Jaurès. Il appartient d’écouter les coups de semonce de celui-ci, plutôt que de s’enfermer dans un fantasme suranné. Une Europe des coopérations, fondée sur la libre participation des États à des projets communautaires, serait à même d’éviter le déchaînement des frustrations nationales. Pour préserver l’harmonie d’une union dans la diversité, il n’y a d’autres choix que de concilier les divergences sans forcer constamment leur confrontation agressive.
Alors que le capitalisme néolibéral et ses dogmes de croissance et de concurrence montrent chaque jour leurs limites pour faire face aux crises environnementales, la planification écologique semble indispensable. Elle va mettre au cœur de son existence la structure la plus puissante qu’ait inventé l’espère humaine, l’Etat. Quel rôle celui-ci peut-il être amené à jouer ? Quelles institutions peut-on mettre en place pour piloter la transition écologique et assurer sa dimension démocratique ? Deux essais parus récemment apportent des éclairages intéressants sur cette question. Pour le sociologue anarchiste James C. Scott, auteur de L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire (La Découverte, 2021), l’État a une tendance intrinsèque à imposer sa vision de la modernité et du progrès par la force. Une vision que partagent assez peu l’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan, auteurs de Comment bifurquer ? Les principes de la planification écologique (Zones, 2024), qui considèrent que différentes institutions peuvent permettre de mener une planification de manière démocratique.
La planète brûle, tandis que le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité s’accélèrent sans que nous n’arrivions pour l’instant à l’endiguer. Face à ce constat, ce qu’il nous reste à faire semble clair pour les plus convaincus. Il faut tout envoyer balader, nous débarrasser des structures responsables du chaos climatique : le capitalisme qui exploite aussi bien les êtres humains que la nature, l’idéologie du tout-marché, la course à la croissance sans fin et sans but, la croyance sans limites dans la notion de progrès. En somme, il faut changer complètement nos structures productives, nos modes de vie et de consommation, notre rapport à nos écosystèmes.
Illustrons ce constat par l’exemple criant de la rénovation des logements. Le marché capitaliste est incapable de répondre aux enjeux de l’adaptation des bâtiments au changement climatique et la décarbonation de leurs usages. Le recours au marché via le signal-prix (hausse des prix de l’énergie et primes à la rénovation) a révélé toute son inefficacité et mis en évidence la nécessité d’une intervention de l’Etat : obligations de rénovation, interdiction de la location des passoires thermiques, régulation du marché de l’immobilier et des successions, lutte contre la concentration immobilière, accompagnement des bailleurs sociaux à la rénovation, etc. L’état de crise écologique permanente marque le grand retour de la planification et de l’Etat au cœur de l’économie des sociétés, loin des solutions de marché proposées par le capitalisme néolibéral.
Ce grand changement de paradigme, des forces de rupture s’emploient déjà à le concrétiser à tous les échelons de la société : communautés locales, associations, villes et régions, états, organisations transnationales. Deux défis se posent alors à ces partisans d’une révolution copernicienne de notre modèle. Celui de la prise du pouvoir et des leviers de décision d’abord. Celui de l’organisation d’une société capable de respecter les limites planétaires tout en répondant aux besoins des êtres humains ensuite. Deux essais aux accents différents mais complémentaire, nous offrent des éléments de réponse.
Par le passé, des grands projets d’ingénierie sociale ont déjà tenté – et parfois réussi – de modifier en profondeur le logiciel de fonctionnement d’un quartier, d’une ville, d’un pays, afin de faire émerger « l’homme nouveau ». Ces sont ces projets qualifiés de « haut-modernistes », c’est-à-dire basés sur une grande confiance en la science et en la technologie pour modeler le monde social et la nature, que l’anthropologue américain James C. Scott analyse dans son dernier essai L’œil de l’Etat : moderniser, uniformiser, détruire. Si les travaux de Scott s’étaient jusque-là portés sur des états anciens de Mésopotamie (Homo Domesticus) ou d’Asie du Sud-Est (Zomia ou l’art de ne pas être gouverné), il s’intéresse bien dans l’essai discuté ici des projets « haut-modernistes » portés par des états modernes du XXème siècle.
Par le passé, des grands projets d’ingénierie sociale ont déjà tenté – et parfois réussi – de modifier en profondeur le logiciel de fonctionnement d’un quartier, d’une ville, d’un pays, afin de faire émerger « l’homme nouveau ».
Cet essai s’inscrit dans la continuité de son analyse du rôle historique de l’Etat, que nous avions déjà présentée dans nos colonnes. Il détaille les mécanismes par lesquels l’Etat étend son emprise et son contrôle sur la société en la rendant lisible et en la simplifiant pour mieux l’administrer. Ceci passe notamment par un renforcement du contrôle des infrastructures de production et de transport (« pouvoir infrastructurel » de Michael Mann), ou sur le tissu relationnel. A partir de là, il détaille les raisons de l’échec de plusieurs projets haut-modernistes de planification sociale, à l’image des quartiers et des villes dessinées par Le Corbusier, de la collectivisation en URSS, ou bien encore de la politique de villagisation forcée en Tanzanie entreprise par le chef d’État Julius Nyerere.
Aujourd’hui sonne l’heure de la « planification écologique », prônée par une partie croissante de l’échiquier politique, notamment en France. Si l’usurpation de cette terminologie par la classe dominante ne mérite pas d’être analysée, intéressons-nous à la discussion féconde relative à sa mise en oeuvre, qui consiste notamment dans un renforcement de l’intervention publique. L’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan nous offrent dans leur ouvrage Comment bifurquer : les principes de la planification écologique, des éléments de réflexion déterminants sur la mise en œuvre de cette méthode. À partir d’une analyse de la dynamique du capitalisme et d’exemples concrets de planification du passé, ils détaillent les deux pans indispensables pour bâtir la planification écologique : le gouvernement par les besoins et le calcul écologique. Puis ils présentent le triptyque d’institutions guidant la bifurcation écologique : commissions de post-croissance, Constitution verte et services publics.
Il n’est dès lors pas inintéressant de confronter la vision critique de l’intervention publique portée par l’anthropologue anarchiste James Scott aux projets de planification écologique portés par les forces de gauche.
Sous l’égide de l’Etat, des expériences de planification contrastées
L’Etat a toujours, depuis sa naissance, porté des projets et des mesures d’organisation, de lisibilité et de simplification du tissu social dans lequel il s’inscrivait. Pour administrer une population mais aussi pour exister, l’Etat doit pouvoir récupérer l’impôt, lever des troupes, construire des infrastructures de contrôle et de domination de sa population. C’est l’une des grandes thèses de James C. Scott, selon lequel l’Etat porte des projets visant à faciliter la « lisibilité » des populations qu’il gouverne. Cela passe notamment par des processus de standardisation. Dans L’œil de l’Etat. Moderniser, uniformiser, détruire, Scott prend notamment pour exemple les stratégies d’uniformisation de la langue, du cadastre et de la propriété foncière, à l’image du village-type ujamaa mis en place dans le cadre de la dynamique de villagisation en Tanzanie entreprise par le président socialiste Julius Nyerere.
En somme, l’Etat façonne un territoire et une population afin qu’ils soient plus faciles à administrer. Scott parle même de « transformation de la réalité sociale turbulente ». Pourtant, il existe systématiquement un décalage fort entre la « carte de l’Etat », c’est-à-dire la manière dont il perçoit son territoire, et une réalité sociale beaucoup plus complexe. Si l’Etat transcrit en terme lisibles une réalité sociale complexe, il réarrange celle-ci pour qu’elle colle à l’image qu’il s’en fait. Ainsi, les premières cartes de propriété foncière ne collaient pas à la réalité de la répartition de l’usage de la terre. Mais il y a plus : l’utilisation de ces « cartes » pour administrer le territoire, par exemple pour déterminer le calcul de l’impôt et des redevances, pour organiser l’héritage sous l’égide de la justice étatique, finit par rétroagir sur la réalité sociale en la simplifiant et en l’uniformisant. Ainsi les parcelles éparses de champs gérées par la communauté deviennent des champs carrés avec un propriétaire bien identifié, les dialectes locaux laissent place à une langue unique et les forêts deviennent des alignements d’arbres visant à optimiser leur rendement économique.
Brasilia est un exemple pur de projet “haut-moderniste” visant à organiser la société par le haut.
Pour Scott, en conséquence, L’Etat, par son action simplificatrice et uniformisatrice, contribue à la fois à mettre en place ce qu’il considère comme une forme de progrès et de marche vers la rationalité, mais aussi à détruire de nombreux pans de la complexité du tissu social, à limiter le recours aux savoirs et aux pratiques locaux. Cela s’accompagne aussi d’une réorganisation des écosystèmes fonctionnels au service d’une consommation humaine de la nature et de ses ressources.
Le tableau que dresse Scott du rôle historique de l’Etat doit toutefois être nuancé. Fortement inspiré de la tradition anarchiste, il tend à accentuer la dimension coercitive de l’action étatique, source de contrôle des corps et des sociétés. Le développement de l’Etat moderne s’est aussi accompagné de nombreux aspects émancipateurs (de l’instruction aux services publics) qu’il faudrait se garder de jeter avec l’eau du bain.
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C’est dans cette continuité historique que Scott analyse ensuite ce qu’il appelle la « faillite des grandes utopies d’ingénierie sociale » du XXème siècle. Cette logique de planification et de standardisation de la société, intrinsèque au fonctionnement de l’Etat, est selon lui poussé à son paroxysme dans ce qu’il nomme « l’idéologie haut-moderniste ». Cet état d’esprit haut-moderniste a pu aussi bien se matérialiser dans des grands projets de transformation socialiste (collectivisation en URSS, villagisation en Tanzanie) que dans des projets urbains de grande ampleur (Le Corbusier, Oscar Niemeyer à Brasilia) ou dans des entreprises capitalistes à grande échelle (fermes géantes américaines).
Ces projets naissent si trois conditions sont remplies :
1) S’ils reposent sur une aspiration à changer l’Homme ainsi qu’à ordonner administrativement la société et la nature afin de la rendre plus lisible pour l’Etat.
2) Si le pouvoir coercitif de l’Etat est utilisé sans limites.
3) Si la société civile est affaiblie ou prostrée.
Ces programmes reposent sur une ingénierie sociale qui vise à transformer en profondeur la société et le tissu humain sous-jacent, ainsi que sur une croyance en la perfectibilité de l’ordre social. Leur maître-mot : planification. Planification des besoins, planification des infrastructures, planification de l’espace urbain et rural, planification de la trajectoire sociale des humains. L’Etat, de par la lisibilité qu’il impose à la société, est au cœur de ces projets d’ingénierie sociale.
Selon Scott, le constat est sans appel : l’idéologie haut-moderniste est vouée à l’échec. Ce, pour plusieurs raisons : aucun plan ne peut retracer l’intégralité du fonctionnement social réel dans sa complexité. L’idéologie haut-moderniste méconnaît le rôle des savoirs locaux, des processus informels et de l’improvisation. Avant tout, elle ne permet pas le recours à un élément indispensable au fonctionnement des sociétés : l’emploi de la métis. La métis caractérise l’ensemble des savoir-faire locaux, issus de l’expérience, de l’habitude, de la débrouille, de l’improvisation.
Elle s’oppose chez Scott à la techné qui est le savoir réfléchi, théorisé, couché sur le papier. Il prend l’exemple du fonctionnement d’une usine pour illustrer le rôle joué par la métis : lorsque les ouvriers font la grève du zèle, appliquant méthodiquement chaque règle de fonctionnement de l’usine, celle-ci tourne au ralenti. Au contraire, ce sont bien les petits arrangements et les improvisations, fruits de l’expérience et du savoir-faire de chaque ouvrier, qui permettent in fine de faire tourner la chaîne de production. Aucune politique publique venue d’en haut, aussi précise soit-elle, ne peut se passer d’arrangements avec le plan initial et de prise en compte du contexte local pour être mise en œuvre concrètement.
Les premières expériences de planification sont les économies de guerre. Dans une situation de conflit, les mécanismes marchands sont suspendus ou soumis à un plus grand contrôle politique.
A contrario, les tenants de la théorie de la planification écologique se réfèrent à leur propre panthéon d’expériences de planification sociale ou industrielle. Ainsi, Durand et Keucheyan s’appuient sur une série d’exemples précurseurs de mise en place coordonnée et massive de planification : économies de guerre, réponse à la pandémie de COVID, planification à la chinoise suite à l’ouverture de la Chine au monde sous Deng Xiaoping.
Les premières expériences de planification sont celles des économies de guerre. Dans une situation de conflit, les mécanismes marchands sont suspendus ou soumis à un plus grand contrôle politique. Les pénuries engendrent des hausses de prix incompatibles avec le maintien de la cohésion sociale dans l’adversité, ce qui conduit les autorités à contrôler les prix et à rationner les biens essentiels. Les auteurs rappellent l’épisode de la « bataille des usines » aux Etats-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale où plus aucune voiture ne fut produite entre 1942 et 1944 pour que l’économie se tourne entièrement vers l’industrie militaire.
La crise sanitaire du Covid est une expérience récente d’une logique économique pour partie alternative à celle du marché. Un calcul en nature a été mis en place : la question n’était plus celle du prix mais celle des quantités disponibles dans un délai restreint. Le « quoi qu’il en coûte » s’est substitué à la rationalité comptable du moindre coût. Toutes les dépenses jugées prioritaires par les autorités politiques ont été financées sans restriction. Face au risque de « profiteurs », l’Etat a encadré le prix du gel hydroalcoolique. Production et consommation ont été rapidement politisées, comme l’ont illustré les débats sur les secteurs essentiels. Toutefois, le recours aveugle au marché a continué d’être privilégié sans en tirer les conclusions nécessaires : pas d’indépendance stratégique sur des médicaments et matériels médicaux essentiels, austérité budgétaire mortifère de retour, etc.
Durand et Keucheyan poussent ensuite leur réflexion plus loin. Pour eux, si le principe marchand est celui de la séparation des producteurs et des consommateurs, l’économie capitaliste est déjà en partie socialisée et fait déjà l’objet de logiques de planification. La socialisation peut être organisationnelle, cognitive, financière et infrastructurelle. Elle s’exprime par la concentration industrielle, la convergence des techniques productives en standards de production, la constitution de gestionnaires d’actifs géants comme Blackrock, ou la construction d’écoles, de routes ou d’hôpitaux. Cette socialisation est nécessaire à la dynamique d’accumulation car elle permet les gains de productivité et le partage du risque. Elle conduit, au sein des organisations qui socialisent une activité, à substituer à des mécanismes marchands une planification administrative. En somme, notre économie est déjà largement planifiée, non par les pouvoirs publics, mais par les grandes multinationales.
Cette socialisation multiforme est doublée d’une socialisation politique. Elle intervient d’abord en situation de crise, grâce aux socialisations productives préexistantes, et permet la planification, le calcul en nature ou l’économie de guerre. La socialisation opère par la production et la consommation, comme lors de l’achat groupé d’hydrocarbures par l’UE après l’invasion de l’Ukraine en 2022. La socialisation peut être monétaire et venir des classes dominantes comme le montre la socialisation des pertes financières de 2007-2008.
Inversement, la socialisation peut résulter de luttes populaires pour imposer une gestion égalitaire des ressources, comme l’illustre l’émanation de la Sécurité sociale. La socialisation structurelle, produite par la dynamique capitaliste, est ainsi distincte de la socialisation délibérée. Ainsi, il s’agit de passer d’une planification spontanée aux mains des entités du capital à une planification politisée, fruit de la délibération collective. L’ouvrage oppose alors deux formes de socialisation pour répondre à la crise écologique : la socialisation financière par le derisking et la socialisation politique par le biais de la planification écologique.
Ainsi, les analyses variées des expériences de planification et d’ingénierie sociale à grande échelle nous invitent à porter un regard exigeant et critique sur la notion de planification écologique. Il existe une tension certaine entre la nécessité d’utiliser la puissance de l’Etat moderne pour faire face aux défis du moment et l’attention forte à prévenir les dérives du passé. Par exemple, la réussite de la planification écologique nécessite un niveau de connaissance très fin de la société, une vision synoptique d’ensemble, dont l’Etat seul ne semble pas être en mesure de disposer sans recourir de manière disproportionnée à son pouvoir coercitif. Dans cette perspective, quel regard peut-on porter sur les propositions faites par Durand et Keucheyan ?
Planification écologique, mode d’emploi
L’ouvrage commence dans son premier chapitre par rappeler l’impossibilité d’un capitalisme vert. Tout d’abord, la nécessité des profits toujours croissants pour stabiliser le capitalisme est incompatible avec l’impossibilité de le découpler de l’exploitation croissante des ressources. Ensuite, le démantèlement progressif des infrastructures polluantes (forages pétroliers, centrales à charbon) est incompatible avec une gestion gouvernée par le profit. Le désinvestissement financier, sous l’effet des campagnes militantes, n’est pas suffisant car les infrastructures demeurent rentables et sont rachetées par des investisseurs soumis à une législation et à une pression politique moins exigeantes. Une gestion publique est alors nécessaire car elle peut supporter le coût de pertes significatives en capital.
Tandis que le capitalisme génère des besoins artificiels par le biais de la publicité ou de l’obsolescence programmée afin d’écouler sa surproduction, le gouvernement par les besoins repose sur la fourniture de conditions de vie décentes.
Au niveau macroéconomique, des investissements écologiques couplés à un taux élevé de profit sont incompatibles avec la stabilité des prix et la justice sociale. L’effet couplé du démantèlement et de l’investissement va contraindre fortement l’offre et faire peser l’ajustement sur la demande. Le maintien d’un niveau de profit élevé fait donc peser l’effort sur les classes moyennes et populaires. La stratégie de derisking caractérise la situation actuelle où les gouvernements subventionnent les investissements industriels pour garantir les profits des investisseurs. Cette stratégie est également inefficace car les investisseurs privés ont un horizon temporel plus restreint que l’Etat et elle finance le verdissement de processus existants sans transformer les modes de production et de consommation d’ensemble.
A partir de ce constat, l’ouvrage ancre la planification écologique dans la théorie économique en s’appuyant sur deux propositions-phares : la délibération démocratique pour gouverner par les besoins par opposition à l’individualisme du consommateur et le calcul en nature permettant d’assurer une répartition égalitaire des ressources qui s’oppose à l’allocation par la main invisible du marché. Le calcul en nature se décline alors en une nouvelle comptabilité écologique, la mise en place d’un investissement éco-socialiste et une émancipation de la demande vis-à-vis de la production.
Tandis que le capitalisme génère des besoins artificiels par le biais de la publicité ou de l’obsolescence programmée afin d’écouler sa surproduction, le gouvernement par les besoins repose sur la fourniture de conditions de vie décentes. La détermination de ces « conditions de vie décentes » repose sur une délibération collective visant à identifier les « besoins réels ». Pour les auteurs, les besoins ainsi identifiés doivent obéir à deux principes ; un principe de soutenabilité assurant que la satisfaction du besoin respecte les limites planétaires et l’équilibre du système-Terre ; et un principe d’égalité assurant que chaque personne soit en capacité de pouvoir satisfaire ses besoins réels.
Les principes de soutenabilité et d’égalité proposés par Durand et Keucheyan entrent en résonance avec la théorie du donut de l’économiste Kate Raworth.
Pour assurer le respect des limites planétaires, les solutions des économistes néo-libéraux passent par les prix (sur la taxe-carbone ou tout mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, se référer aux travaux de Christian Gollier) ou bien une meilleure définition des droits de propriétés (Ronald Coase). Toutefois, ces propositions se heurtent à deux difficultés.
Elles ne permettent pas de faire face à un risque systémique qui nécessite une réponse collective et ne peux être la somme de choix individuels. Et elles reposent sur l’illusion d’une substituabilité totale entre ressources (tout service rendu par les écosystèmes peut être remplacé par de l’investissement en capital par exemple, c’est-à-dire notamment de l’innovation technologique). A contrario, Durand et Keucheyan réfutent la possibilité d’une substitution complète entre progrès technique et capital naturel et proposent de fixer des critères de préservation des ressources naturelles.
A partir de là, leur enquête s’attelle à détailler la mise en œuvre concrète du calcul en nature dans une économie planifiée. Alors qu’en régime capitaliste la consommation vit sous la domination de la production, le calcul en nature doit permettre de remettre les besoins, collectivement définis, au centre de l’échiquier, et restructurer la production pour qu’elle réponde à ces besoins. Le calcul en nature peut s’illustrer par exemple dans le cadre de la politique de gestion de l’eau : la détermination collective des besoins en eau d’un territoire (besoins résidentiels, agricoles, industriels) fixe l’ampleur des infrastructures de pompage et de restitution de l’eau aux écosystèmes, sous condition de soutenabilité des prélèvements dans les aquifères.
Tout d’abord, Durand et Keucheyan proposent de transformer la comptabilité pour qu’elle obéisse à des impératifs écologiques. Alors que les normes de comptabilité actuelles sont au service de la quête du profit et de l’accumulation pour les actionnaires, la comptabilité dite écologique doit permettre de subordonner la consommation et la production à une gestion durable des écosystèmes. Aux projets qui donnent une valeur comptable aux actifs naturels, l’ouvrage oppose la comptabilité CARE (Comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement). Celle-ci permettrait de mesurer l’insertion de l’activité productive dans le respect des seuils écologiques et donc d’assurer une reddition écologique des comptes des entreprises.
Avec CARE, l’entreprise doit tout d’abord mesurer l’utilisation d’eau pour son activité (par exemple la consommation d’eau pour une usine de jean), de comparer cette utilisation par rapport aux seuils de soutenabilité de la ressource (volumes d’eau disponibles, seuils de pollution maximaux), de déterminer les coûts de restauration si les seuils sont dépassés et comptabiliser les seuils de renouvellement de la ressource dans sa ligne d’amortissement afin de de créer des fonds de renouvellement pour chaque capital, qui seront inscrits au bilan de l’entreprise. L’ouvrage suggère également de compléter cette comptabilité micro par une comptabilité macroécologique qui permette de rendre compatible production et consommation à l’échelle d’une branche économique, d’une région ou d’un pays tout entier.
Une politique industrielle écologique qui transforme les modes de production et de consommation requiert aussi un niveau élevé et durable d’investissement et de coordination. La socialisation de l’investissement pallie l’incapacité d’acteurs privés à mener un tel effort.
Une politique industrielle écologique qui transforme les modes de production et de consommation requiert aussi un niveau élevé et durable d’investissement et de coordination. La socialisation de l’investissement pallie l’incapacité d’acteurs privés à mener un tel effort. Outre le contrôle public direct par les nationalisations de secteurs clés (les « hauteurs stratégiques » de Lénine), un instrument clé est la politique du crédit. Mobilisée en France de la période de la reconstruction aux années 1980, elle permet d’augmenter ou de diminuer le volume des crédits accordés aux entreprises selon le caractère stratégique d’un secteur. Elle assure ainsi la conformité des décisions privées d’investissement aux priorités politiques.
L’ouvrage y voit également un moyen d’associer les travailleurs aux décisions d’investissement intersectoriel, en complément d’une participation aux décisions de leur entreprise. L’épargne des ménages pourrait aussi être mobilisée pour refinancer les crédits, limiter la consommation et modérer ainsi le risque inflationniste. Enfin, l’investissement socialisé accorde à l’Etat un rôle d’employeur en dernier ressort, émancipant les travailleurs de la nécessité d’être rentable et inscrivant chacun dans un projet de société.
L’émancipation de la demande vise à connecter la production aux besoins réels. Les économistes néolibéraux font du marché l’expression du choix des consommateurs, notamment avec la consommation « éthique » alors même que celle-ci s’avère incapable d’entraîner des changements systémiques – car le choix des consommateurs est en réalité limité et ne peut remonter jusqu’aux décisions de production qui conditionnent la consommation, à moins d’entrer dans des logiques d’autoconsommation. L’état de séparation entre producteurs et consommateurs a suscité la distinction marxiste entre valeur d’échange et valeur d’usage, entre valeur et richesse. La marchandise apparait comme un fétiche, une médiation imparfaite des besoins réels des sociétés qui, en retour, les affecte et les gouverne.
L’enjeu de l’émancipation de la demande est dès lors « de troquer l’illusion d’une agentivité isolée factice contre une forme partagée mais effective et immédiate de souveraineté dans [les] modes de consommation ». La remontée des besoins des consommateurs vers les producteurs est déjà en cours, à travers les AMAP ou les communautés de passionnés de certains produits. L’intégration du producteur et du consommateur est même une tendance du capitalisme, par exemple avec le développement du commerce en ligne. Pour prolonger ce mouvement dans le sens de la planification écologique, l’ouvrage propose de rendre publiques les plateformes numériques et de réguler globalement le commerce en ligne.
Les institutions de la planification écologique
Les auteurs proposent de mettre en place ces préceptes au cœur d’un nouveau régime politique, reposant sur des outils de la planification écologique au nombre de trois : commissions de post-croissance, Constitution verte et services publics. Le régime politique conditionne la planification, la rend possible, la cadre et la rythme. L’enjeu est d’assurer un équilibre entre centralisation et décentralisation, entre cohérence écologique et liberté politique.
S’agissant de la Constitution, pour les auteurs, le fédéralisme écologique assure cet équilibre et offre la possibilité de conduire des expérimentations. Les collectivités fédérées sont libres car elles décident souverainement de l’octroi de compétences et de ressources à une structure fédérale. En retour, les interventions fédérales, coercitives si besoin, assurent le respect des engagements pris. L’Etat fédéral permet aussi l’expérimentation comme en Chine contemporaine avec la mise en place d’un « expérimentation sous hiérarchie » par opposition à la « thérapie du choc » appliquée dans l’espace post-soviétique. En cas d’échec, l’Etat a la possibilité d’intervenir pour arrêter les expérimentations.
Le fédéralisme écologique s’exerce dans le cadre d’une Constitution verte. La Constitution permet d’abord de trancher les conflits de compétences entre entités fédérales et collectivités fédérées. Elle vise surtout à empêcher des politiques qui ne respecteraient pas les principes d’égalité et de soutenabilité. Quatre formes de constitutionnalisme écologique sont explorées aujourd’hui : par le climat, par l’octroi de droits aux entités naturelles, par l’environnement comme composante de la dignité humaine et par les droits des générations futures.
La planification reste un exercice administratif, pratiqué un temps en France, et aujourd’hui par la Chine, dont s’inspirent les auteurs. L’offense ne sera pas faite de qualifier le travail actuel du « Secrétariat général à la planification écologique » de planification. Les exercices de planification s’organisent en cycles qui se chevauchent pour s’assurer en permanence que les expérimentations conduites sont en adéquation avec les objectifs politiques. Ils sont organisés par une commission, la « Commission de développement et de réforme » en Chine, et le « Commissariat général du plan » en France.
Selon les auteurs, cette commission de la planification écologique doit être une administration puissante, interministérielle capable de solliciter les avis d’une une multitude de parties prenantes. Le contrôle politique de l’Etat sur les entreprises est assuré par la maitrise des « hauteurs stratégiques » (banque, énergie, transports, télécommunications). L’ouvrage propose alors une planification écologique organisée de manière analogue par des « commissions post-croissance ». Leurs compétences évolueraient au fil des phases successives de la transition – investissement dans des infrastructures vertes, décroissance matérielle et économie stationnaire.
Le contrôle de la production et de la distribution d’énergie représente parfaitement l’idée de maîtrise des hauteurs stratégiques par l’Etat. Source : CEREMA
La planification écologique s’exerce aussi par des services publics. L’ouvrage rappelle la riche expérience française du service public qui symbolisait le contrat social entre l’Etat-providence et les citoyens. Le gouvernement par les besoins respecterait trois principes : la continuité temporelle et géographique du service public, l’égalité de traitement des citoyens et la mutabilité du service public selon les besoins. Selon Léon Duguit, père de l’école juridique du service public, le progrès et la civilisation consistent en un élargissement continu de ses prérogatives. Dans un tel cadre, l’Etat n’est plus seulement une souveraineté, mais une « coopération de services publics organisés et contrôlés ». Le théoricien de l’écologie George Monbiot défend lui le principe de « sobriété privée, luxe public ».
Enfin, ces institutions formelles doivent être appuyées par un fond démocratique augmenté. Il s’agit d’abord de redonner du pouvoir aux parlements et de renforcer leur légitimité en les dotant d’administrations plus fournies en personnel afin d’exercer un contrôle politique réel sur le cycle de planification. La composante citoyenne doit parallèlement être renforcée, en offrant des espaces de discussion publique aux associations de la société civile, en mobilisant des expériences de délibération exigeantes comme la Convention citoyenne pour le climat et en autorisant des expérimentations politiques radicales et écologiques, comme les ZAD.
Cette réflexion institutionnelle permet d’esquisser le cycle politique de la planification écologique en trois temps. La première est expérimentale-délibérative et repose sur la définition collective des besoins à l’échelle locale. La seconde phase serait celle des commissions post-croissance qui opèrent une synthèse des expérimentations et élaborent le « Plan de transformation de l’économie française », à l’image de ce que propose le think-tank Shift Project. La dernière est celle de la validation politique par le Parlement dont les modifications s’exercent sous le contrôle du Conseil constitutionnel veillant au respect de la nouvelle constitution écologique.
Canaliser et endiguer le pouvoir de l’Etat
Les travaux de James C. Scott nous invitent à poser un regard exigeant sur les propositions de Cédric Durant et Razmig Keucheyan. La mise en place de la planification écologique nécessite un déploiement d’énergie d’une grande ampleur. Si la société civile et les collectivités seront fortement mobilisées, c’est bien l’Etat qui reste l’outil central et la tour de contrôle du bon déroulé de la bifurcation écologique.
Premièrement, si son pouvoir est encadré dans une certaine mesure par des contre-pouvoirs (Constitution verte, commissions de post-croissance), la méthode proposée lui confère un pouvoir considérable : contrôle des « hauteurs stratégiques » et donc des secteurs-clés comme l’énergie, les transports, la grande industrie, organisation générale du rythme de la planification écologique, possibilité d’intervenir de manière coercitive pour assurer la cohérence et la synthèse globale. En outre l’Etat et ses administrations auront un rôle décisif à jouer pour mettre en œuvre le calcul en nature.
Deuxièmement, la mise en place du calcul en nature et le pilotage des hauteurs stratégiques demande un renforcement significatif des capacités de l’Etat, notamment en matière d’information. Pour piloter la décarbonation de la société mais aussi le gouvernement par les besoins, l’Etat et les commissions de post-croissance au sein desquelles il disposera structurellement d’un pouvoir important devront accroître leur niveau d’information et de connaissance du tissu social. En cela, cette logique s’inscrit dans la dynamique décrite par Scott d’augmentation de la lisibilité de la société par l’Etat. Pour assurer la soutenabilité de la société et le respect des seuils planétaires, l’Etat devra mécaniquement augmenter son niveau de connaissance du tissu économique, afin de rendre la société d’autant plus gouvernable et compréhensible à ses yeux. Or – c’est du moins la thèse de Scott – l’augmentation de la lisibilité de la société par l’Etat répond à une loi quasi-transhistorique d’uniformisation de la société, voir de destruction d’un certain nombre de pratiques et de savoirs.
Troisièmement, la mise en place de la planification écologique telle que proposée par Durand et Keucheyan va mobiliser la puissance de l’Etat dans des proportions considérables. La légitimité de l’intervention de l’Etat repose chez eux d’une part sur le processus constitutionnel démocratique conduisant à l’avènement d’une « Constitution verte » encadrant ses prérogatives et d’autre part sur son insertion dans le cycle politique de la planification écologique.
Toutefois, la bifurcation écologique nécessite un rapport de force d’une extrême violence avec les forces sociales et économiques qui n’y ont pas intérêt : industries capitalistes polluantes, grandes plateformes numériques, monde de la finance. Dès le début de sa mise en œuvre, et ce même en présence d’un large consensus démocratique, le conflit sera brutal : problèmes de financement et de remboursement de la dette, enchérissement des prix de l’énergie et des matières premières, fuite des capitaux. Face à ces problèmes urgents, le cycle délibératif de la planification sera probablement bien trop long pour apporter des réponses au bon-moment. A court-terme, seul le pouvoir de l’administration de l’Etat et de ses satellites semble pouvoir être en mesure de protéger les citoyens face à la révolte du capital, ce qui renforcera d’autant le pouvoir étatique. Et donc, pour suivre Scott, les risques de dérives dans l’utilisation de son pouvoir.
La proposition fédéraliste de Durand et Keucheyan mérite toutefois d’être étudiée attentivement, les expériences concrètes de logiques fédéralistes ayant un bilan pour le moins discutable, à l’échelon supérieur (construction européenne), comme inférieur (décentralisation).
Si l’enjeu premier et central dans cette bataille sera bien de réussir à endiguer les forces du capital, il faut d’ores et déjà réfléchir à la méthode pour canaliser et garder dans des limites acceptables le pouvoir de l’Etat. James C. Scott identifie trois conditions de dérives du pouvoir de l’Etat.
Tout d’abord, dans sa logique, la planification écologique peut s’apparenter à ce que Scott qualifie de projet « haut-moderniste », à part peut-être pour ce qui concerne la croyance aveugle dans le progrès. La planification écologique suppose une évolution forte des modes de vie de l’être humain et du métabolisme de la société avec la nature (que l’on pourrait qualifier d’amélioration), et entend transformer en profondeur les structures économiques mais aussi urbaines, en administrant la société dans ce but. Toutefois, le calcul en nature permet d’avoir une approche multicritère des enjeux, et donc de limiter les risques de simplification et d’uniformisation de la société. En sortant de la pure logique financière (par exemple en plantant une forêt uniquement pour maximiser son rendement), militaire ou liée aux impôts (cadastralisation forcée), le calcul en nature permet d’éviter les dérives destructrices du pouvoir de l’Etat. Il permet d’appréhender bien mieux la complexité des situations que ce qui a pu être le cas dans les expériences de planification passées, où le seul but pouvait être par exemple de produire un maximum de tanks (économie des USA au cours de la Seconde Guerre mondiale).
Ensuite, une dérive est possible si la mise en œuvre de ce projet pousse l’Etat à recourir de manière disproportionnée à son pouvoir coercitif. Un tel emballement n’est pas à exclure, comme cela a été discuté dans le paragraphe précédent. Il sera impératif d’imaginer aussi des contre-pouvoirs suffisamment forts pour endiguer l’action de l’Etat en situation d’urgence si celle-ci déborde. A cet égard, le Conseil constitutionnel au même titre que des outils comme le référendum d’initiative citoyenne (RIC) peuvent jouer ce rôle de garde-fou. Toutefois, cette dimension est probablement encore à creuser, afin d’éviter une radicalisation et une autonomisation de l’appareil de l’Etat. La situation actuelle, de dérive du pouvoir étatique en régime néolibéral, avec notamment un recours accru à la force policière, permet de relativiser ce risque.
Par ailleurs, la plupart des exemples choisis par Scott concernent des Etats de la première moitié du XXème siècle ou issus de transitions démocratiques récentes (décolonisation en Tanzanie, démocratie fragile au Brésil, etc.). Les structures dont nous héritons actuellement, pour ce qui concerne le monde occidental, sont issus d’un long processus de construction de l’Etat social et des nombreuses institutions de médiation qui jouent un rôle de tampon entre les individus et le pouvoir brut de l’Etat, comme les services publics, les collectivités locales, les structures de gestion partagées du pouvoir avec la société civile (syndicats, association, etc.).
Enfin, le pouvoir destructeur de l’Etat se manifeste particulièrement lorsque la société civile est prostrée et amorphe, incapable de résister à la puissance administrative. Cela arrive quand les oppositions politiques sont muselées, que la presse est contrôlée, que les associations sont surveillées. En situation d’économie de guerre écologique, il est largement possible d’imaginer un contrôle accru de la société civile économique, qui devra être mise au pas pour se plier au nouveau logiciel d’organisation de la société. Les grandes entreprises comme les institutions bancaires, financières, assurancielles seront étroitement contrôlées.
Il sera impératif d’imaginer aussi des contre-pouvoirs suffisamment forts pour endiguer l’action de l’Etat en situation d’urgence si celle-ci déborde. A cet égard, le Conseil constitutionnel ou le référendum d’initiative citoyenne (RIC) peuvent jouer ce rôle de garde-fou.
Toutefois, pour ce qui concerne le monde associatif, médiatique et politique, le contrôler n’est pas dans l’ADN des mouvements souhaitant instituer la planification écologique. Au contraire, sa mise en œuvre nécessite un foisonnement d’idées, d’expérimentations et d’innovations. L’approche fédéraliste et l’importance donnée aux collectivités peuvent permettre de vivifier la société civile, que ce soit par des services publics locaux (circuits courts alimentaires, systèmes énergétiques territorialisés, expérimentations locales de garantie d’emploi) ou par une importance donnée aux acteurs de l’ensemble de la société dans le cycle de la planification.
Disons-le, les propositions de Durand et Keucheyan semblent globalement assez convaincantes : institutions permettant l’expérimentation à la fois économique mais aussi délibérative, encadrement par la Constitution verte, renforcement du rôle du Parlement. Leurs propositions pourraient néanmoins être étoffées par une réflexion sur la mise en place de ce que Scott nomme des « institutions favorables à la métis », susceptibles de valoriser, conserver et faire vivre tout ce savoir indispensable au fonctionnement de la société mais qui ne s’inscrit pas forcément dans le « grand plan d’ensemble ». Les propositions de Durand et Keucheyan sur l’émancipation de la demande par exemple, visant à faire correspondre la production à l’usage réel et vécu des objets par les utilisateurs, va dans cette direction, au même titre que le travail sur l’autonomie partielle des entités constituantes du fédéralisme.
La proposition fédéraliste mérite toutefois d’être étudiée attentivement. Elle a le mérite théorique de proposer un mécanisme de coordination, de synthèse et de mise en cohérence qui permet de passer d’une échelle à l’autre (de la collectivité locale à l’Etat, à l’échelle supranationale) par un transfert partiel de souveraineté, là où pour l’instant la coordination interétatiques à l’échelle régionale et mondiale reste globalement défaillante pour répondre aux crises environnementales. Toutefois, les expériences concrètes de logiques fédéralistes laissent bien plus circonspects.
A l’échelon supérieur, l’expérience européenne tourne court : l’abandon de la souveraineté nationale pour livrer des secteurs stratégiques (énergie, agriculture, industrie) aux grands vents du marché et du libre-échange empêche toute planification et coordination pour ce qui compte vraiment, à de rares exceptions près (statut des travailleurs ubérisés, coopération spatiale). A l’échelon inférieur, les transferts de compétences aux collectivités locales donnent des résultats mitigés : si certaines collectivités arrivent à mener des projets de rupture (refus de l’ouverture à la concurrence, services publics locaux par exemple avec la municipalisation de l’eau, expérimentations-clés comme la sécurité sociale de l’alimentation), la majorité des collectivités se vautrent dans un immobilisme et un clientélisme et mériterait d’être secouée par l’Etat.
Une autre interrogation subsiste aussi. La mise en place du cycle de la planification et de la Constitution verte nécessite un consensus originel fort, qu’il semble difficile d’obtenir actuellement, quel que soit le pays considéré. Ce consensus originel est la clef de voute du bon fonctionnement des institutions de la planification écologique et est indispensable pour d’une part ancrer la mobilisation générale dans le temps et d’autre part pour donner aux institutions de la bifurcation la légitimité indispensable à la création d’un rapport de force favorable face aux puissances opposées à la logique de planification. Sans consensus, quelles seraient les modifications à apporter à la structure ci-dessus si la situation correspond plutôt à celle d’un mouvement d’avant-garde (au sens de Lénine, où l’avant-garde doit permettre de développer pleinement la nouvelle société et structure de classe) arrivant au pouvoir ? Si celui-ci est minoritaire dans sa conviction des changements à opérer, les mêmes mécanismes sont-ils possibles ?
Quoi qu’il advienne, la planification écologique mettra au cœur de son existence la structure la plus puissante qu’ait inventé l’espère humaine, l’Etat. C’est un objet à manier avec une précaution infinie et pour terminer avec Scott, c’est une « institution équivoque qui rend possible aussi bien nos répressions que nos libertés ». Si son pouvoir devient trop important, prions pour que nous sachions reconnaitre le cri d’alerte des oies du Capitole.
Le 9 avril dernier, le ministre de la Fonction Publique Stanislas Guerini aannoncé vouloir « lever le tabou du licenciement » en s’attaquant à « l’emploi à vie » des fonctionnaires. Plus récemment, il a surenchéri en déclarant vouloir «flexibiliser »le service public en supprimant les catégories A, B et C. Des sorties chocs qui ciblent un mythe : celui de l’agent public surprotégé, un nanti parmi les travailleurs. Si la sortie du ministre fait évidemment réagir les syndicats et la gauche qui craignent la disparition d’un pilier de la fonction publique, la logique libérale du management et du recrutement des agents dissuade les travailleurs de vouloir s’engager pour le bien public. Alors que l’exécutif veut s’attaquer à la sécurité de l’emploi, les agents s’inquiètent de voir l’un de leurs derniers avantages s’évaporer.
De corporations au service de l’ancien régime à des situations très changeantes depuis la Révolution, le statut du fonctionnaire est le résultat de multiples transformations et adaptations qui aboutissent, sous l’influence du Parti communiste et de la CGT en 1946 à une loi (n° 46-2 294 du 19 octobre 1946) posant les bases d’une réglementation socialement avantageuse pour les fonctionnaires. Le fonctionnaire est alors investi d’une mission d’intérêt général. Il a des droits et des devoirs et son recrutement est effectué par concours, sur ses capacités, indépendamment de toute discrimination de genre ou d’appartenance communautaire. En échange d’une garantie de l’emploi et d’une organisation encadrée de l’évolution de sa carrière, l’agent a une pluralité de devoirs dont celle de probité et d’impartialité, de neutralité et de respect du principe de laïcité.
En 1945, le conseil d’État crée par ordonnance (n° 45-2283 du 9 octobre 1945) une réforme qui cristallise les spécificités d’une haute fonction publique qui doit être à la manœuvre des grands travaux du pays et entretenir des liens étroits avec la classe dirigeante. Celle-ci donne lieu à la naissance des instituts d’études politiques (IEP, plus connus sous le nom de Sciences Po) et une école nationale d’administration (ENA) destinée à former des agents pour les hautes fonctions : au Conseil d’État, à la Cour des comptes, aux préfectures et à la diplomatie.
La fonction publique est au final le reflet de la société : c’est une question de classes, les hauts fonctionnaires dirigent, les fonctionnaires exécutent. Qu’importe l’efficacité d’un haut fonctionnaire à un poste donné, il y fera sa mission de quelques années puis sera affecté à la direction d’une autre administration, différente, pour laquelle il n’aura pas forcément d’appétence. En réalité, les seuls vrais spécialistes, ceux qui connaissent leur domaine tout en ayant une compréhension des enjeux couvrant leurs attributions, sont les fonctionnaires qui y font de longues carrières. En règle générale, il s’agit des exécutants. Ils sont les garants d’une continuité cohérente du service public.
L’emploi à vie, dernier avantage du fonctionnaire
La notion d‘emploi à vie est très discutable. En réalité, il est tout à fait possible de révoquer le contrat d’un agent. Le licenciement pour insuffisance ou le licenciement pour faute sont les mêmes dans le public que dans le secteur privé. En revanche, ce sont des procédures lourdes administrativement et qui prennent du temps, d’où le peu d’agents licenciés par rapport au privé. De plus, le statut du fonctionnaire, à l’image de celui du travailleur en CDI, fournit une stabilité de l’emploi pour le personnel ainsi qu’une garantie d’indépendance face à la corruption, aux passe-droits et à toutes situations de favoritisme qui pouvait exister au cours des siècles passés. Ainsi, la sécurité de l’emploi s’intègre pleinement dans les valeurs de la fonction publique : « continuité, engagement, intégrité, légalité, loyauté, neutralité, respect ». Avec cette annonce, le ministre s’attaque donc à un pilier central de la fonction publique en place depuis près de 80 ans.
On imagine aisément que l’objectif dissimulé d’une telle réforme est de faciliter la réduction du nombre de fonctionnaires, constamment décrit comme excessif depuis plusieurs décennies. Avec 1 travailleur sur 5 œuvrant pour le service public, ou 88 fonctionnaires pour 1.000 habitants, la masse salariale est certes imposante. Mais si le nombre d’agents a tendance à augmenter, ce chiffre brut est à mettre en relation avec la part toujours grandissante d’emplois de vacataires, de contractuels et d’emplois aidés. Les décisions politiques des dernières décennies ont en effet pris le tournant de la réduction des coûts de cette masse salariale. Aujourd’hui, dans les trois fonctions publiques, plus d’un agent sur cinq est un contractuel et ne dispose donc pas du statut (21 % dans la fonction publique d’État, 22% dans la fonction publique territoriale 22 % et 23 % dans la fonction publique hospitalière 23 %).
Le statut du fonctionnaire fournit une stabilité de l’emploi pour le personnel ainsi qu’une garantie d’indépendance face à la corruption, aux passe-droits et à toutes situations de favoritisme.
Outre une plus grande flexibilité, engager des contractuels permet d’employer des travailleurs à plus faible rémunération. Le salaire de la grande majorité des fonctionnaires n’est pourtant pas mirobolant, notamment en raison du gel du point d’indice (indicateur de référence pour déterminer les salaires de la fonction publique), dont les dernières augmentations n’ont pas permis de compenser l’inflation. Le salaire net médian de l’ensemble des agents de toutes les fonctions publiques était en 2021 de 2176 euros quand celui des seuls agents contractuels (catégorie A, B et C) était de 1705 euros. Si l’on sépare catégorie par catégorie, le salaire médian des agents de catégorie C, donc la catégorie la plus basse, est de 1893 euros.
L’économie faite se trouve dans l‘emploi croissant de personnels pour de courtes durées, à des salaires proches du SMIC, car ils n’ont pas la possibilité de mener une carrière qui leur permettrait de faire valoir leur ancienneté au sein de quelconque administration. Ce cas de figure se retrouve particulièrement au niveau des communes et communautés de communes, où l’emploi des contrats aidés (payés au salaire minimum) a fortement augmenté. Le nombre de bénéficiaires de ces contrats aidés a ainsi progressé de 19,9 % sur la seule année 2021, jusqu’à représenter 1 agent sur 10. Sur les 1,2 million de contractuels, plus de la moitié est en CDD ou contrat aidé. A titre de comparaison, le groupe Carrefour, l’un des géants du privé en termes de nombre d’employés, compte 320.000 travailleurs. L’État est donc bien le plus gros employeur du pays.
Un manque d’attractivité flagrant
Pourtant, le service public est de moins en moins attractif. Suite au non-remplacement de nombreux fonctionnaires partis à la retraite, la fonction publique vieillit aujourd’hui à la même vitesse que la population du pays, ce qui génère une augmentation de l’absentéisme dû à des arrêts maladie dont une augmentation continue des troubles musculo-squelettiques, particulièrement au sein des fonctions publiques hospitalière et territoriale, depuis 2014. La part des agents de plus de 50 ans ne cesse d’augmenter depuis les années 90.
En parallèle, les concours d’entrée dans dans la fonction n’attirent plus. En 20 ans, le nombre de candidats pour la fonction publique d’État a été divisé par 2,5 entre 1997 et 2017, soit de 640.000 candidats à 270.000. La baisse de la rémunération est particulièrement marquée. En euros constants, entre 2009 et 2019, la rémunération moyenne des agents a baissé de 0,9 % alors que sur la même période, pendant que celle du privé augmentait de 13,1 %. Pour exemple, un jeune enseignant gagnait 2,3 fois le SMIC en 1980, et ne gagne que 1,2 fois le SMIC en 2021. La revalorisation salariale de la rentrée 2023 est donc bien en deçà de la perte subie au cours des 40 dernières années.
La valeur morale du travail, donc l’engagement que celui-ci suscite auprès des agents, perd son sens alors que les réformes et les différents plans des gouvernements successifs n’ont eu de cesse de réduire les effectifs des services tout en demandant que la même quantité de travail soit réalisée. Cela touche tous les services de toutes les fonctions, au point que si un agent est en arrêt ou en congé, un service peut se retrouver entièrement bloqué le temps de l’absence. Pour exemple, la délivrance d’une attestation employeur à l’issue du CDD d’un vacataire peut alors prendre 3 mois alors que le code du travail exige de la délivrer le dernier jour de l’embauche. De même, l’avancement d’un dossier d’indemnisation pour un contribuable peut se voir retardé, voire dépasser les délais de traitement. Une tendance qui impacte également l’hôpital public dans son ensemble, comme l’a montré de manière flagrante la crise du Covid.
De l’agressivité de la classe dirigeante
Le gouvernement se comporte comme un État-entreprise, qui n’a de cesse de tirer sur le fil de la masse salariale sans tenir compte des besoins en ressources humaines compétentes. Si la « flexibilité » du travail touche jusqu’au moteur du service public lui-même, alors la perte de sens est une conséquence préjudiciable pour le bien commun. Comme l’a révélé le collectif Nos Services Publics lors d’une grande enquête après la crise sanitaire, la perte de sens prend sa source dans le manque de moyens à disposition des agents et dans les changements réguliers et souvent peu pertinents des consignes reçues.
En prônant la « flexibilité » et la fin de « l’emploi à vie » pour que la fonction publique attire de nouveau et se dynamise, Stanislas Guerini ne réussira qu’à aggraver le mal qu’il prétend combattre.
Pourtant, c’est bien le sens du service qui est au cœur d’une administration compétente. A force de ne pas remplacer des fonctionnaires par d’autres titulaires, de laisser travailler des « petites mains » précaires à faible rémunération, les compétences disparaissent petit à petit. La population française le ressent pleinement : les services publics sombrent, les dossiers se perdent et prennent toujours plus de temps à être traités, les agents sont dépassés.
Ainsi, en prônant la « flexibilité » et la fin de « l’emploi à vie » pour que la fonction publique attire de nouveau et se dynamise, Stanislas Guerini ne réussira qu’à aggraver le mal qu’il prétend combattre. A l’inverse de cette logique libérale, le renforcement du service public – et de son efficacité – souhaité par les Français nécessite au contraire des recrutements importants de personnels formés, engagés sur le long terme et motivés à œuvrer au service de la population. Autant de pistes que l’État-entreprise évite d’explorer afin de mener la fonction publique sur le chemin du délitement toujours croissant.
« Réhabiliter l’État » : tel pourrait être le titre de Penser l’alternative – réponses à quinze questions qui fâchent (Fayard, 2024), co-écrit par les économistes David Cayla, Philippe Légé, Christophe Ramaux, Jacques Rigaudiat et Henri Sterdyniak. Membres du collectif des Économistes atterrés, ils entendent fournir des pistes à propos des grandes lignes de clivage qui fracturent la gauche. Union européenne, « communs », économie sociale et solidaire, énergie :dans chacun de ces domaines, c’est une optique résolument étatiste qui est défendue. Une démarche bienvenue, servie par une argumentation fournie… à l’exception du domaine monétaire, où l’on regrette que le rôle de l’État soit aussi aisément déconsidéré.
Avec quels leviers, à quelle échelle parviendra-t-on à rompre avec le capitalisme néolibéral ? Les auteurs s’inscrivent en faux avec une sensibilité qui a longtemps dominé à gauche. Finies les illusions post-nationales : le socialisme sera étatiste (« républicain », écrivent-ils) ou ne sera pas.
Les « communs » ? Une utopie « souvent en contradiction avec une gestion socialement rationnelle de la production et des ressources ». C’est qu’à l’inverse des biens publics, les communs sont des biens « privés » aux yeux des auteurs, qui vont à l’encontre du principe de redistribution nationale. À leur actif, ils démontrent de manière convaincante que la généralisation de ce principe, appliqué aux ressources naturelles, aurait des implications à tout le moins individualistes.
L’économie sociale et solidaire ? Une piste intéressante, mais dont il serait naïf de penser qu’elle puisse remplacer les formes traditionnelles d’organisation.
Les frontières ? Une question qui est « souvent source de malentendus et suscite la controverse » à gauche. Alors que celle-ci reste attachée à un idéal d’ouverture, la guerre commerciale s’intensifie, la production se relocalise, et l’horizon apparaît plus protectionniste que jamais.
On appréciera une analyse particulièrement corrosive des institutions européennes, incluant leur tournant post-confinement (« euro-obligations », plans de relance). Contre les discours enthousiastes à propos d’un saut « fédéral » qui aurait été initié, les auteurs établissent à quel point les plans de relance ont servi des objectifs nationaux, parfois concurrents les uns des autres. Sans entraver la dynamique de dumping entre États : tandis que la France d’Emmanuel Macron mettait en place le sien, elle annonçait des exemptions fiscales de plus de dix milliards d’euros pour les entreprises…
Ils rappellent du reste que le montant des fonds de cohésion, censés réduire les écarts entre États-membres, a diminué pour la période 2021-2027 par rapport à la précédente. Rien, donc, qui indique que les fractures traditionnelles de l’Union européenne puissent être résorbées par son inflexion récente. Ou qu’une quelconque « souveraineté européenne » soit à l’ordre du jour : l’ouvrage mentionne avec la lucidité la dépendance croissante du Vieux continent vis-à-vis des États-Unis depuis le commencement du conflit ukrainien, en termes énergétiques comme militaires.
Sceptiques quant à la voie fédérale, hostiles au statu quo, les auteurs ne suggèrent pourtant aucun axe concret de rupture avec le cadre européen. Une remarque bienvenue, cependant : « il serait illusoire de croire qu’un choix politique aussi fondamental que l’appartenance à une zone monétaire commune puisse être irréversible ».
Cet ouvrage trace les contours d’une gauche qui puise dans Jaurès en matière de philosophie politique, et dans Keynes en matière économique (avec quelques références disparates au courant marxiste). S’il n’échappe pas à certaines simplifications – format court des chapitres oblige -, son argumentation demeure assez convaincante pour porter au-delà des défenseurs traditionnels de cette fibre « socialiste et républicaine ».
Seul véritable bémol : le rôle de l’État en matière monétaire est déconsidéré sans nuances. Remplacer le crédit privé par un système public, régi par la Banque centrale ? « Ce n’est pas son rôle », tranchent les auteurs. Des injections monétaires pilotées par l’État dans certains domaines stratégiques ? Impensable : « il ne faut [d’ailleurs] pas parler de création monétaire mais de financement ». Annuler une partie de la dette française ? Non, la faire rouler (emprunter à un taux inférieur au taux de croissance). Qui plus est, « les dettes publiques sont nécessaires ». Affirmation que d’aucuns jugeront péremptoire.
Les auteurs ajoutent que l’on peut songer à contester une dette uniquement si elle a été contractée par un « régime dictatorial », qu’elle n’a pas été utilisée pour « le bien de la population » et que son remboursement plonge « le peuple dans la misère ». La France d’Emmanuel Macron n’étant pas le Zaïre de Mobutu, on comprendra que cette voie est exclue.
On peut certes les suivre lorsqu’ils dénoncent le discours catastrophiste sur la dette (et son pendant, consistant à faire de sa répudiation un préalable à toute politique sociale). On est néanmoins en droit de leur trouver une certaine légèreté lorsqu’ils écartent la possibilité que la dette puisse être transformée en arme de chantage contre le gouvernement français par les créanciers.
On l’aura compris : cet ouvrage est hostile à la Modern Monetary Theory [courant économique né aux États-Unis, qui prône le remplacementdu crédit privé par une création monétaire publique pilotée par Banque centrale NDLR]. Et, ici, l’argumentation est trop peu élaborée pour emporter la conviction. Surtout pour un ouvrage qui défend une voie étatiste dans les autres domaines.
Quels sont les coûts et les causes de ce mal-travail ? Qui en sont les coupables ? Comment en sortir et obtenir de nouveaux droits pour l’ensemble des salariés au sein de l’entreprise ? Comment faire en sorte que les habitants de ce pays puissent bien vivre de leur travail, et surtout, bien le vivre ? LVSL reçoit Sophie Binet (secrétaire générale de la CGT), Isabelle Mercier (secrétaire nationale de la CFDT en charge du travail) et François Ruffin (député de la Somme) pour un grand débat autour de ces questions, modéré par Léo Rosell (doctorant spécialiste de la sécurité sociale et responsable éditorial LVSL). Retrouvez la captation vidéo de la conférence ci-dessous.
Le 15 Novembre 2023, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a plongé le gouvernement allemand dans une nouvelle crise. Elle a contesté la légalité de l’utilisation de 60 milliards d’euros appartenant à un fonds créé lors de la crise du Covid-19, eu égard à la limite d’endettement fixée à 0,35 % du PIB par la Loi fondamentale allemande depuis 2009.Saisie par le parti chrétien démocrate d’opposition (CDU/CSU), la Cour a statué que cette somme ne pouvait échapper aux règles budgétaires. Une décision lourde de conséquences pour l’Allemagne, contrainte à un tour de vis austéritaire alors que son excédent commercial chute et que le nombre de pauvres atteint des records. En toile de fond, ce sont les contradictions du modèle allemand – qui recourait à des subventions aux exportations – qui s’accroissent.Le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AFD) apparaît comme le grand gagnant de cette séquence.
Si le gouvernement actuel, composé du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), des « Verts » allemands (Die Grünen) et du Parti libéral-démocrate (FDP, droite libérale), est appelé à revoir son budget fédéral, ce sont également tous les responsables des régions où figurent tous les partis politiques – hormis l’AFD – qui vont devoir réécrire leur copie. Ce ne sont pas moins de vingt-neuf fonds fédéraux qui représentent 869 milliards d’euros qui ont été utilisés, et qui ont permis à l’Allemagne de maintenir son économie à flots. En 2023, l’utilisation de ces fonds représente 28% du budget ; ainsi, si on les intègre à la dette fédérale, celle-ci passe subitement de 40,5 à 78,5 milliards d’euros pour cette année… Autant dire que si l’Allemagne a pu afficher un taux d’endettement si faible, c’est au prix d’un maquillage comptable.
Derrière la « première économie d’Europe », une crise en gestation ? Longtemps, l’hégémonie allemande sur le continent a reposé sur deux piliers : un excédent commercial permis par le marché commun et une énergie à bas prix, qu’autorisaient notamment les importations de gaz russe. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce second pilier a été brutalement renversé.
L’hégémonie allemande menacée ?
Le surplus commercial allemand est quant à lui le produit d’une longue histoire politique et institutionnelle. C’est à la fin du XIXe siècle que l’Allemagne développe son industrie lourde, grâce au protectionnisme et au volontarisme bismarckien. Les avantages comparatifs ainsi acquis, l’Allemagne devait les garder pour les décennies à venir. Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne conserve ce statut de puissance exportatrice – notamment dans le domaine chimique, automobile et logistique. La réunification (1990) et l’adhésion à la monnaie unique (2002), qui interdit aux pays concurrents de dévaluer – et de se protéger ainsi des exportations allemandes -, ne font que renforcer la domination allemande sur le continent.
Ce cadre institutionnel induit une contrepartie douloureuse pour ses salariés. Libre-échange et concurrence internationale obligent, l’Allemagne est conduite à une politique de compression salariale et de dérégulation du droit du travail. De même, elle se tient longtemps à une restriction budgétaire qui lui permet de respecter les critères de Maastricht. Dans la Loi fondamentale allemande, amendée par un vote de 2009, ce n’est pas la règle des 3% qui prévaut mais celle des… 0,35 %. En d’autres termes, le déficit budgétaire primaire annuel du pays ne doit pas dépasser l’équivalent de 0,35% de son PIB. Pour l’année 2022, cela représenterait un montant maximal de 13,5 milliards d’euros…
La situation allemande n’était guère reluisante avant même l’arrêt de la Cour de Karlsruhe. Que l’AFD arrive en première position dans toutes les circonscriptions de l’ancienne RDA ne doit rien au hasard.
Le « modèle allemand » connaît ainsi un premier choc avec la crise de 2008. Devant les risques de faillites en chaîne des entreprises, les restrictions budgétaires semblent de moins en moins tenables. L’article 115 de la Loi fondamentale est alors activé : il permet l’utilisation de « fonds spéciaux ». Le Sonderfonds Finanmarktstabilisierung – fonds spécial de stabilisation des marchés financiers – met ainsi à disposition, de 2008 à 2010, une somme de 400 milliards d’euro afin de sauver le système bancaire européen et l’économie allemande, permettant aux exportations de repartir à la hausse. L’article stipule qu’en cas « de catastrophe naturelle ou de situation d’urgence exceptionnelle qui échappent au contrôle de l’État et compromettent considérablement les finances publiques, ces limites supérieures de l’emprunt peuvent être dépassées sur décision de la majorité des membres du Bundestag ».
Cependant, dès 2016, la règle dite de « frein à l’endettement » est respectée, entraînant un sous-investissement chronique dans de nombreux domaines ; sanitaire, scolaire, militaire… Les conséquences sociales ne se font pas attendre. En 2021, ce sont 13,8 millions d’Allemands qui vivent dans la pauvreté. Un triste record depuis la réunification, que les excédents considérables de l’Allemagne ne l’ont pas empêchée d’atteindre.
Austérité, subvention aux exportations et allégeance à l’OTAN : les contradictions du modèle allemand
La pandémie n’épargne pas davantage l’Allemagne que les autres : manque de masques, de personnel hospitalier, de médicaments, etc. La dépendance à l’égard de la Chine la met dans une position inconfortable, tandis que la Chine elle-même s’émancipe peu à peu de l’industrie allemande grâce à la montée en gamme de son secteur industriel. Pour répondre à cette situation, l’article 115 est de nouveau utilisé. Olaf Scholz, ministre social-démocrate des Finances sous le dernier mandat d’Angela Merkel, met à disposition du budget fédéral un fonds de 200 milliards d’euros. Un geste unilatéral, perçu comme une subvention directe aux exportations, qui ne manque pas de faire grand bruit dans les capitales européennes, régulièrement sermonnées par Berlin pour leur manquement à la rigueur budgétaire…
L’arrivée de Donald Trump modifie également la donne dans le domaine commercial et militaire. Tandis qu’il met en oeuvre des mesures protectionnistes, il demande au gouvernement allemand de revoir son budget militaire à la hausse. Celui-ci s’engage alors à l’accroître à hauteur de 2% du PIB – soit 80 milliards d’euros. Un vœu qui entre en contradiction frontale avec le respect de la « règle des 0,35% ». La défaite de Donald Trump et l’intronisation de Joe Biden ne changent pas la donne. Bien au contraire : le prélèvement de nouveaux droits de douane sur les produits européens est mis à l’ordre du jour. Dans le même temps, l’engagement de l’OTAN auprès de l’Ukraine ne fait qu’accroître la pression mise sur Berlin quant au respect de ses objectifs budgétaires dans le domaine militaire.
Nouvelle crise, même solution. Face à l’urgence, le nouveau chancelier Olaf Scholz recourt au même artifice : un nouveau « fonds spécial » de 100 milliards d’euros est mis à disposition d’une Bundeswehr pourtant soumise à la plus stricte austérité dans la période pré-Covid. Lorsque Moscou lance ses chars sur Kiev, c’est toute la politique énergétique de Berlin qui est mise en cause. C’est aussi son modèle commercial : la capacité productive de l’Allemagne reposait en effet sur une énergie peu chère. Olaf Scholz est bientôt contraint de créer un nouveau fonds, de 150 milliards d’euros, surnommé le « double vroumvroum »…
La faillite d’un modèle ?
Rarement un chancelier allemand avait dû faire face à de tels défis. Un temps, Olaf Scholz avait entretenu l’illusion qu’à la tête du SPD, il allait rompre avec les fragilités évidentes du « modèle allemand » et remettre en question les fameuses « lois Hartz IV » de dérégulation salariale. La décision de la Cour met un coup d’arrêt définitif à ces velléités. À présent, tous les budgets des ministères sont revus à la baisse. Seul celui de la Défense est épargné, et l’aide apportée à l’Ukraine a même doublé, passant à 8 milliards d’euros… Dans la perspective d’un nouvel accroissement, Olaf Scholz n’a pas exclu d’utiliser à nouveau l’article 115. Et de créer, ex-nihilo, un énième « fonds »…
Cette fois, les louanges de la presse européenne et des milieux bancaires n’auront pas raison de la réalité. Les réussites en termes d’excédents commerciaux ne parviennent plus à masquer les sacrifices exorbitants imposés à toute une frange de la population. L’arrivée au parlement fédéral du parti d’extrême droite AFD (Alternative für Deutschland) avec 94 députés en 2017 – premier groupe parlementaire d’opposition – a bien provoqué un électrochoc dans la société allemande. Aucune réponse politique n’y a cependant été apportée. La présence du parti libéral FDP dans la coalition actuelle, le plus grand défenseur des politiques austéritaires et de la règle des 0,35%, est la garantie qu’aucun changement d’ampleur ne surviendra – si tant est que le SPD ait une quelconque velléité d’en impulser…
La situation allemande n’était guère reluisante avant même l’arrêt de la Cour de Karlsruhe. Que l’AFD arrive en première position dans toutes les circonscriptions de l’ancienne RDA ne doit rien au hasard. Elle aura donc vraisemblablement le mandat pour former des coalitions au niveau des régions dans toute l’Allemagne de l’est lors des prochaines élections régionales. On voit mal comment l’arrêt de la Cour pourrait ne pas radicaliser cette dynamique.
« Nous avons réussi à trouver un équilibre vital entre la compétitivité de notre industrie, la stabilité pour les ménages et le développement d’EDF ». A la mi-novembre 2023, après deux ans de crise sur le marché de l’électricité, Bruno Le Maire était fier d’annoncer un accord entre l’Etat et EDF. A l’entendre, tous les problèmes constatés ces dernières années ont été résolus. Le tout en restant pourtant dans le cadre de marché imposé par l’Union européenne. En somme, la France aurait réussi l’impossible : garantir des prix stables tout en permettant une concurrence… qui implique une fluctuation des prix.
Alors que la crise énergétique n’est toujours pas vraiment derrière nous et que les investissements pour la maintenance et le renouvellement des centrales électriques dans les années à venir sont considérables, cet accord mérite une attention particulière. Devant la technicité du sujet, la plupart des médias ont pourtant renoncé à se plonger dans les détails de la réforme et se sont contentés de reprendre les déclarations officielles. Cet accord comporte pourtant de grandes zones d’ombre, qui invitent à relativiser les propos optimistes du ministre de l’Économie. Alors qu’en est-il vraiment ?
Une réforme qui n’a que trop tardé
D’abord, il faut rappeler à quel point une réforme des prix de l’électricité était urgente. Depuis l’ouverture à la concurrence du secteur imposée par l’Union Européenne (UE) à la fin des années 90, le système est devenu de plus en plus complexe, EDF s’est retrouvée de plus en plus fragilisée et les prix pour les consommateurs ont explosé, contrairement aux promesses des apôtres du marché. En transformant l’électricité d’un bien public au tarif garanti en un bien de marché échangé sur les places boursières, son prix a été largement corrélé à celui du gaz, correspondant au coût marginal de production, c’est-à-dire au coût pour produire un MWh supplémentaire. Une absurdité alors que nos électrons proviennent largement du nucléaire et des renouvelables, notamment l’hydroélectricité.
Dès la fin 2021, l’envolée des prix du gaz entraîne de fortes hausses des prix de marché de l’électricité, qui se répercutent ensuite sur les consommateurs. Pour la plupart des entreprises et les collectivités, qui ne bénéficient pas du tarif réglementé, l’augmentation a été brutale : +21% en 2022 et +84% en 2023 en moyenne selon l’INSEE., soit un doublement des factures en à peine deux ans ! Et cette moyenne cache de fortes disparités : les exemples d’entreprises ou communes ayant vu leur facture tripler ou quadrupler, voire multipliée par 10, sont légion. Les conséquences de telles hausses sont catastrophiques : faillites, délocalisations, gel des investissements, dégradation des services publics, hausse de l’inflation… Pour les particuliers, la hausse a été moins brutale, mais tout de même historique : après +4% en 2022, le tarif réglementé a connu une hausse de 15% en février 2023 et une autre de 10% en août. Soit presque +30% en deux ans, avant une nouvelle hausse de 10% prévue pour cette année.
Face aux effets dévastateurs de cette envolée des prix, l’Etat a bricolé un « bouclier tarifaire» pour les particuliers et divers amortisseurs et aides ciblées pour les collectivités et les entreprises. Un empilement de dispositifs considéré comme une « usine à gaz » par un rapport sénatorial et qui aura coûté 50 milliards d’euros entre 2021 et 2023 rien que pour l’électricité. L’Etat français a ainsi préféré payer une part des factures lui-même pour acheter la paix sociale plutôt que de taxer les superprofits des spéculateurs ou de reprendre le contrôle sur l’énergie. Privatisation des profits et socialisation des pertes.
Le bilan des deux dernières années est accablant : les factures des ménages et des entreprises ont flambé, l’Etat a dépensé sans compter pour les aider et l’endettement d’EDF a explosé. Les seuls bénéficiaires de cette période sont les spéculateurs du marché, qui ont engrangé des profits indécents.
De manière absurde, alors que les prix étaient au plus haut, EDF a enregistré des pertes historiques en 2022 (18 milliards d’euros). Une situation qui s’explique par des erreurs stratégiques et une faible disponibilité du parc nucléaire, qui l’a obligée à racheter à ses concurrents les volumes vendus dans le cadre de l’Accès Régulé à l’Énergie Nucléaire Historique (ARENH). Concession de la France aux fanatiques européens de la concurrence, ce système force EDF à vendre 120 TWh par an, soit environ un tiers de sa production nucléaire, à ses concurrents à un prix trop faible de 42€/MWh. Si la situation de l’énergéticien s’est depuis améliorée, le bilan des deux dernières années est accablant : les factures des ménages et des entreprises ont flambé, l’Etat a dépensé sans compter pour les aider et l’endettement d’EDF a explosé. Les seuls bénéficiaires de cette période sont les spéculateurs du marché, qui ont engrangé des profits indécents.
Un « tarif cible » encore très flou
Après un tel échec du marché et alors que le mécanisme de l’ARENH doit prendre fin au 1er janvier 2026, une réforme devenait indispensable. Suite à des mois de négociations, un accord a finalement été trouvé entre l’Etat et EDF pour la période 2026-2040 pour « garantir un niveau de prix autour de 70€ le MWh pour l’électricité nucléaire » selon Bruno Le Maire. Si certains ont jugé la hausse trop forte par rapport aux 42€/MWh de l’ARENH, il convient de relativiser. D’une part, l’ARENH ne concernait qu’une part de la production nucléaire, le reste étant vendu bien plus cher. D’autre part, le tarif de l’ARENH était devenu trop faible par rapport aux coûts de production du nucléaire, estimés autour de 60€/MWh dans les années à venir, et aux besoins d’investissement d’EDF. Une hausse conséquente était donc inéluctable.
Le nouveau tarif paraît donc élevé, mais pas délirant. Mais voilà : ces 70€/MWh ne sont en fait pas un tarif garanti mais un « tarif cible » que se fixe le gouvernement, « en moyenne sur 15 ans et sur l’ensemble des consommateurs ». Cette cible repose sur des prévisions d’évolution des prix de marché absolument impossibles à valider et sur un mécanisme de taxation progressive des prix de vente d’EDF aux fournisseurs, qui démarre à 78 €/MWh. A partir de ce seuil, les gains supplémentaires seront taxés à 50%, puis à 90% au-delà de 110€/MWh. Rien qui permette de garantir un prix de 70 €/MWh aux fournisseurs… et encore moins aux consommateurs puisque la marge des fournisseurs n’est pas encadrée. Si l’Etat promet que les recettes de ces taxes seront ensuite reversées aux consommateurs, le mécanisme envisagé n’est pas encore connu. S’agira-t-il d’un crédit d’impôt ? D’une remise sur les factures suivantes ? Sans doute les cabinets de conseil se penchent-ils déjà sur la question pour concevoir un nouveau système bureaucratique.
Ce système bricolé reste vulnérable aux injonctions européennes.
En attendant, une chose est sûre : les factures vont continuer à osciller fortement, pénalisant fortement les ménages, les entreprises et les communes, à l’image de la situation actuelle. On est donc loin de la « stabilité » vantée par le gouvernement. Enfin, ce système bricolé reste vulnérable aux injonctions européennes : si les tarifs français sont plus attractifs que ceux d’autres pays européens – par exemple, ceux d’une Allemagne désormais largement dépendante du gaz américain particulièrement cher – rien ne garantit que ceux-ci ne portent pas plainte auprès de l’UE pour distorsion de concurrence. Quelle nouvelle concession la France fera-t-elle alors aux gourous du marché ?
En revanche, le fait que les fournisseurs et producteurs privés continuent à engranger des superprofits sur le dos des usagers ne semble gêner personne. Imaginons par exemple une nouvelle période de flambée des prix durant laquelle TotalEnergies, Eni, Engie ou d’autres vendent de l’électricité à 100 ou 150€/MWh : si les consommateurs ne percevront pas la différence – le mécanisme de taxation prévoyant une redistribution indépendamment de leur fournisseur – les profits supplémentaires n’iront pas dans les mêmes poches suivant qui les réalisent. Chez EDF, d’éventuels dividendes iront directement dans les caisses de l’Etat, désormais actionnaire à 100%. Chez ses concurrents, ces profits sur un bien public enrichiront des investisseurs privés.
EDF, gagnant de la réforme ?
Pour l’opérateur historique, la réforme ouvre donc une nouvelle ère incertaine. Certes, en apparence, EDF semble plutôt sortir gagnante des négociations. Son PDG Luc Rémont n’a d’ailleurs pas hésité à menacer de démissionner s’il n’obtenait pas un tarif cible suffisant. Une fermeté qui doit moins à son attachement au service public qu’à sa volonté de gouverner EDF comme une multinationale privée, en vendant l’électricité à des prix plus hauts. Or, EDF doit faire face à des défis immenses dans les prochaines décennies : il faut non seulement assurer le prolongement du parc existant, notamment le « grand carénage » des centrales nucléaires vieillissantes, mais également investir pour répondre à une demande amenée à augmenter fortement avec l’électrification de nouveaux usages (procédés industriels et véhicules notamment). Le tout en essayant de rembourser une dette de 65 milliards d’euros, directement causée par les décisions désastreuses prises depuis 20 ans et en essayant de se développer à l’international.
A première vue, le tarif cible de 70€/MWh devrait permettre de remplir ces différents objectifs. D’après la Commission de Régulation de l’Énergie, le coût de production du nucléaire sur la période 2026-2030 devrait être de 60,7€/MWh. La dizaine d’euros supplémentaires ponctionnés sur chaque MWh devrait servir à financer la « politique d’investissement d’EDF, notamment dans le nouveau nucléaire français et à l’export », indique le gouvernement. Selon les calculs d’Alternatives Economiques, cette différence par rapport aux coûts de production permettrait de financer un réacteur EPR tous les deux ans. Que l’on soit pour ou contre la relance du programme nucléaire, cet apport financier supplémentaire pour EDF reste une bonne nouvelle, les énergies renouvelables nécessitant elles aussi de gros investissements.
Les factures d’électricité des Français serviront-elles à payer les réacteurs EPR britanniques ?
Cependant, l’usage exact de ces milliards par EDF reste entouré d’un grand flou. L’entreprise est en effet le bras armé de la France pour exporter son nucléaire dans le reste du monde. Or, les coûts des centrales atomiques construites à l’étranger ont eu tendance à exploser. C’est notamment le cas au Royaume-Uni, où EDF construit la centrale d’Hinkley Point C. Un projet dont le coût est passé de 18 milliards de livres au début de sa construction en 2016 à presque 33 milliards de livres aujourd’hui. Des surcoûts que le partenaire chinois d’EDF sur ce projet, China General Nuclear Power Group (CGN), refuse d’assumer. EDF risque donc de devoir assumer seule cette facture extrêmement salée, ainsi que celle de la future centrale de Sizewell C, également en « partenariat » avec CGN. Les factures d’électricité des Français serviront-elles à payer les réacteurs EPR britanniques ? Si rien n’est encore décidé, le risque existe bel et bien.
La France osera-t-elle s’opposer à l’Union Européenne ?
Enfin, EDF fait toujours figure d’ennemi à abattre pour la Commission Européenne. Étant donné la position ultra-dominante de l’opérateur national, les technocrates bruxellois cherchent depuis longtemps des moyens d’affaiblir ses parts de marché. Le nucléaire intéresse peu le secteur privé : il pose de trop grands enjeux de sécurité et est trop peu rentable. Les concurrents d’EDF espèrent donc surtout mettre la main sur le reste des activités du groupe, c’est-à-dire les énergies renouvelables et les barrages hydroélectriques, amortis depuis longtemps et qui garantissent une rente confortable. Si un pays européen venait à se plaindre de la concurrence « déloyale » d’EDF, la Commission européenne pourrait alors ressortir des cartons le « projet Hercule », qui prévoit le démembrement de l’entreprise et la vente de ses activités non-nucléaires. Bien qu’ils disent le contraire, les macronistes ne semblent pas avoir renoncé à ce scénario. En témoignent la réorganisation actuelle du groupe EDF, qui ressemble fortement aux plans prévus par Hercule, et leur opposition intense à la proposition de loi du député Philippe Brun (PS) qui vise, entre autres, à garantir l’incessibilité des actifs d’EDF.
EDF fait toujours figure d’ennemi à abattre pour la Commission Européenne.
Etant donné la docilité habituelle de Paris face aux injonctions européennes, le retour de ce « projet Hercule » est donc une possibilité réelle. La France pourrait pourtant faire d’autres choix et désobéir à Bruxelles pour pouvoir appliquer sa propre politique énergétique. L’exemple de l’Espagne et du Portugal montre que des alternatives existent : en dérogeant temporairement aux règles européennes pour plafonner le prix du gaz utilisé pour la production électrique, les deux pays ibériques ont divisé par deux les factures des consommateurs bénéficiant de tarifs réglementés. Quand le Parti Communiste Français et la France Insoumise, inspirés par le travail du syndicat Sud Energie, ont proposé que la France revienne à une gestion publique de l’électricité, les macronistes ont agité la peur d’un « Frexit énergétique », estimant que la sortie de la concurrence reviendrait à cesser tout échange énergétique avec les pays voisins. Un mensonge qui témoigne soit de leur mauvaise foi, soit de leur méconnaissance complète du sujet, les échanges d’électricité ne nécessitant ni la privatisation des centrales, ni la mise en concurrence d’EDF avec des fournisseurs nuisibles.
Si cette réforme s’apparente donc à un vaste bricolage pour faire perdurer l’hérésie du marché, l’insistance sur la « stabilité » des prix dans le discours de Bruno Le Maire s’apparente à une reconnaissance implicite du fait que le marché n’est pas la solution. Les consommateurs, qu’il s’agisse des particuliers, des entreprises ou des collectivités et organismes publics, souhaitent tous de la visibilité sur leurs factures pour ne pas tomber dans le rouge. De l’autre côté, les investissements menés sur le système électrique, tant pour la production que pour le réseau, ne sont amortis que sur le temps long. Ainsi, tout le monde a intérêt à des tarifs réglementés, fixés sur le long terme. Un objectif qui ne peut être atteint que par un retour à un monopole public et une forte planification. Exactement l’inverse du chaos et de la voracité des marchés.
Note : L’auteur remercie la syndicaliste Anne Debrégeas (Sud Energie) pour ses retours précis et ses analyses sur la réforme en cours.
Propos outranciers, style débraillé, slogans fantaisistes, propositions délirantes : la presse occidentale a dépeint le président argentin Javier Milei comme un OVNI. Pourtant, par bien des aspects, le « Trump argentin » s’inscrit dans la parfaite continuité de la « caste » qu’il a conspué durant sa campagne. Coupes dans les aides sociales et libéralisation du droit du travail, mais aussi allégeance au dollar et alignement sur les États-Unis contre les BRICS : autant d’orientations programmatiques que réclament une fraction des élites. Derrière sa rhétorique incendiaire et ses provocations multiples, Javier Milei est plus classique qu’il n’y paraît.Moins qu’une plongée dans l’inconnu, sa présidence semble préfigurer un retour aux années 1990…
Javier Milei est un « OVNI politique devenu président », pour France 24. Le président argentin, pouvait-on lire dans le New York Times, se démarque par « un style impétueux et des théories conspirationnistes qui rappellent celles de Donald J. Trump ». Les propos orduriers de Javier Milei ont retenu l’attention de la presse, tout comme sa chevelure : « lorsque la responsable de la communication [de Milei] a conçu sa coupe hétérodoxe, elle avait deux inspirations en tête : Elvis Presley et Wolverine », relatait The Guardian.
Wolverine au World Economic Forum ?
D’une coupe hétérodoxe à une politique hétérodoxe il semble n’y avoir qu’un pas, que de nombreux commentateurs n’ont pas manqué de franchir. Aussi Javier Milei a-t-il été dépeint, à la suite de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, comme l’énième avatar d’un « populisme » issu des masses et venu perturber le consensus libéral et démocratique qui prévalait.
Dans le New Stateman, l’historien Quinn Slobodian offre un son de cloche différent : « En 2014, Javier Milei a pris la parole au World Economic Forum, invité par Ricardo Hausmann, professeur à la Kennedy School de Harvard. On l’a introduit en détaillant son CV impeccablement mainstream, étant l’auteur de plus de cinquante articles académiques. Il était présent en tant qu’économiste en chef de Corporación América, l’une des plus importantes multinationales de l’Argentine ».
Si Javier Milei était d’une certaine manière un outsider lors de la campagne présidentielle de 2023, force est de constater qu’il n’était aucunement étranger à la « caste » qu’il dénonçait. De quoi cet enfant maudit de l’establishment est-il le nom ?
Un système d’ancrage strict au dollar (currency board) a été expérimenté par l’Argentine dans les années 1990, sous le haut-patronage du FMI. L’option de dollarisation intégrale portée par Milei ne constitue qu’une étape supplémentaire sur cette voie
À y regarder de plus près, on peinerait à voir dans son programme une seule orientation qui n’ait pas d’abord émergé dans les think tanks libéraux, été promue dans la presse et brandie comme un remède miracle par les institutions financières internationales. Effectuer des coupes massives dans les dépenses budgétaires (symbolisées durant sa campagne par une tronçonneuse). Privatiser des entreprises publiques. Libéraliser le droit du travail et restreindre le rôle des syndicats. Ces éléments, continue Quinn Slobodian, sont des « caractéristiques tout à fait ordinaires du consensus de Washginton ».
Pour caricaturale que soit la manière dont Javier Milei défende ces orientations, elles font toutes partie du bréviaire des dirigeants du Fonds monétaire international (FMI) ou de la presse financière. Et elles ont connu un commencement de réalisation sous la présidence du néolibéral Mauricio Macri (2015-2019). Ce même Macri que Javier Milei assimilait un temps à « la caste », qualifiait de « maléfique » (evil) et de « populiste de pacotille »… avant d’accepter, sans sourciller, son soutien électoral au second tour. « Macri voit dans la présidence de Milei une deuxième chance à sa tentative ratée de guérir l’économie argentine », rapporte le directeur d’un groupe de consulting argentin cité par le Financial Times.
Dollariser l’économie : révolution ou business as usual ?
Sur la question du dollar, le programme de Javier Milei semble plus hétérodoxe. Ses propositions en la matière – suppression de la Banque centrale et dollarisation totale de l’économie – ont été soulignées par la presse occidentale comme la marque d’une démagogie destinée à plaire aux masses, en vertu du bon sens économique le plus élémentaires. Mais ici encore, force est de constater que Milei ne fait que s’inscrire dans une dynamique déjà existante – la dollarisation de facto d’une grande partie des économies latino-américaines – et radicaliser des orientations économiques déjà hégémoniques au sein des élites argentines.
L’Amérique latine est l’une des zones les plus dollarisées au monde. Non que le billet vert y ait cours légal – sauf dans trois pays : Équateur, Panama et Salvador -, mais il est présent en abondance sur les marchés noirs. Il constitue une valeur-refuge vers laquelle les habitants se tournent à la moindre crise monétaire, et qu’ils thésaurisent dans cette éventualité. Il est particulièrement prisé de la bourgeoisie latino-américaine, qui s’en sert dans ses activités d’import-export, ou pour le placer dans des titres financiers juteux aux États-Unis.
Face à cet état de fait, certains courants politiques choisissent d’aller à l’encontre des contraintes du dollar, et préconisent d’utiliser leur monnaie nationale à des fins prioritairement internes – au risque d’une dépréciation. D’autres, soutenus par les économistes néolibéraux, préfèrent accepter la domination de la devise américaine, et prônent un ancrage ferme de leur monnaie nationale sur celle-ci.
Cet ancrage monétaire (currency peg) a pour vertu non négligeable de garantir la stabilité de la monnaie, et donc des prix nationaux par rapport aux prix étrangers. En retour, il limite considérablement la souveraineté économique du pays : puisque la valeur de la monnaie nationale doit être indexée sur le dollar, il faut en limiter la circulation sitôt que le risque d’une dépréciation point. Aussi des taux d’intérêt structurellement élevés et l’impossibilité de dévaluer la monnaie sont-ils des caractéristiques fréquentes des économies qui ont fait ce choix.
Certains gouvernements ne se sont pas contentés de cet arrimage informel. Ils l’ont institutionnalisé, en obligeant légalement la Banque centrale à réprimer toute surémission monétaire par une hausse des taux. Ce système de « caisses d’émissions » (currency board) a été précisément expérimenté par l’Argentine dans les années 1990, sous la présidence de Carlos Menem et le haut-patronage du FMI. Les conséquences sociales désastreuses de cet épisode – explosion du chômage et de la pauvreté -, ainsi que la crise financière qu’il a contribué à générer – la stagnation du pays ayant entraîné une difficulté à rembourser la dette – marquent, encore aujourd’hui, l’imaginaire argentin.
L’ampleur de la rupture diplomatique reste à établir. Il est probable que l’Argentine s’aligne sur Washington dans sa guerre économique contre le Venezuela, mais douteux qu’elle bouleverse ses relations avec la Chine, choyée du puissant secteur agro-exportateur argentin
L’option de dollarisation intégrale de l’économie ne constitue que l’étape supplémentaire sur la voie du currency board. Par la radicalité de cette réforme, Javier Milei s’écarte bien de l’orthodoxie néolibérale, qui demeure dubitative face à cette option1. Mais qui pourrait dire qu’il ne prolonge pas des décennies d’activisme en faveur de l’abandon de la souveraineté monétaire, du contrôle gouvernemental sur les Banques centrales et de régulation des taux d’intérêt par le pouvoir politique ?
Rompre avec la Chine et le « communiste enragé » Lula
Le dollar n’est pas seulement un enjeu national. Son rôle dans la limitation de souveraineté qu’elle impose aux pays latino-américains avait conduit de nombreux gouvernements à rallier les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) dans leur agenda de dé-dollarisation. Si le Brésil est un membre fondateur de cette organisation, l’Argentine devait la rejoindre en 2024. Et c’est sans surprises que Javier Milei a brutalement mis fin à ce processus.
Le programme international de Javier Milei s’inscrit dans la doxa pro-américaine qui domine la presse et les cercles de réflexion occidentaux – mais d’une manière particulièrement caricaturale. Durant sa campagne, Milei avait ainsi promis, en des termes vagues, de rompre avec la Chine, dirigée par « des assassins », et de prendre ses distances vis-à-vis du « communiste enragé » Luiz Inácio « Lula » da Silva.
Ce dernier changement d’orientation est significatif. Avec le Brésil, ce pays était à la pointe des efforts affichés de dé-dollarisation du continent. Au début de l’année 2023, le président brésilien Lula et son homologue argentin Alberto Fernandez avaient officialisé leur volonté d’instituer une devise commune, le « sur ». Ensemble, ils réactivaient une vieille idée du nationalisme latino-américain, pour qui la prédominance du dollar dans les échanges internationaux est un levier impérialiste aux mains des États-Unis. Les nombreuses difficultés et contradiction de cette démarche rendaient déjà son issue incertaine. Désormais, ce projet est enterré.
L’ampleur réelle de cette rupture avec les membres des BRICS reste à établir. Il est probable que l’Argentine se retire de tous les projets d’intégration régionale portés par le Brésil et s’aligne désormais sur Washington dans sa guerre économique contre Cuba et le Venezuela. Il est en revanche douteux qu’elle bouleverse ses relations commerciales avec la Chine. Le puissant secteur agro-exportateur argentin compte en effet sur celle-ci pour absorber sa production. En 2023, la Chine avait importé pas moins de 93 % du soja argentin. Le président Mauricio Macri (2015-2019), pour soumis aux injonctions de Washington qu’il fut, avait dû se plier aux réquisits des multinationales du blé et du soja qui réclamaient le statu quo avec la Chine.
Et Mauricio Macri tiendra sans doute un rôle important dans la structuration du gouvernement de Milei, selon de nombreux propos rapportés. En l’absence d’une majorité parlementaire et d’une équipe prête à gouverner, celui-ci devra nécessairement se tourner vers les membres les plus conservateurs de la « caste ». Au prix de l’abandon de ses propositions les plus farfelues – suppression de la Banque centrale, rupture des liens diplomatiques avec la Chine -, Milei pourrait gouverner avec le soutien de la haute-administration, des grands médias et de Washington. Les pouvoirs économiques, quant à eux, ne seraient que trop heureux d’appuyer un défenseur si zélé de leurs intérêts.
Note :
1 L’Équateur est le seul pays latino-américain à avoir adopté conféré au dollar le statut d’unique monnaie nationale en 1999. Tandis que cette réforme était réclamée par les élites du pays, en quête d’une stabilité financière face à l’inflation qui rongeait leur épargne, elle était considérée avec peu d’enthousiasme par le gouvernement américain, la FED et le FMI, qui ont fini par l’accepter.