« Que Salvador Allende démissionne ou se suicide » : retour sur le 11 septembre 1973

Chili 11 septembre 1973 -- Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

Mort d’une utopie ? Destruction de l’une des « plus anciennes démocraties » d’Amérique latine ? Victoire des secteurs oligarchiques et de l’impérialisme ? Éclatement des contradictions de la révolution incarnée par le président Allende, à la fois socialiste, démocratique et constitutionnelle ? Le 11 septembre 1973 est tout cela à la fois. Pour les Chiliens, il marque le reflux d’un processus continu de conquêtes sociales – et l’entrée forcée dans l’ère d’un libéralisme de type nouveau. Ce jour marque le commencement d’une série de crimes de masse perpétrés par la junte militaire du général Pinochet. Pour les cinquante ans de cette date, Le Vent Se Lève publie une série d’articles dédiés à l’analyse des « mille jours » de la coalition socialiste de Salvador Allende et au coup d’État qui y a mis fin. Ici, Franck Gaudichaud retrace ses premières heures de manière chirurgicale. Professeur d’Université en histoire et études des Amériques latines à l’Université Toulouse Jean Jaurès, il est l’auteur d’une série d’articles et d’ouvrages sur le Chili, dont Chili, 1970-1973 – Mille jours qui ébranlèrent le monde (Presses universitaires de Rennes, 2017 – les lignes qui suivent en sont issues) et plus récemment Découvrir la révolution chilienne (1970-1973) (éditions sociales, 2023).

« Si les mille jours de l’Unité populaire avaient été vertigineux, le temps a souffert une énorme accélération le 11 septembre. Ce fut un jour de définitions. Ce qui était en jeu n’était pas seulement la politique, le changement, le socialisme, ce qui était désormais au centre de tout était la vie, sans abstractions, la vie au sens propre1. » Début septembre, le mouvement fasciste Patrie et liberté n’hésite plus à distribuer des tracts, qui laissent deux « alternatives » à Allende : la démission immédiate ou le suicide…

Affiche de propagande de Patrie et liberté invitant Allende à la « démission » ou au « suicide ». Archives BDIC – Paris – Dossier Chili – F° A 126/16 – 1973.

Chacun sait que l’affrontement est proche, que c’est une question d’heures ou, tout au plus, de quelques jours. Comme en témoigne Rigoberto Quezada, la question de l’armement revient continuellement au sein des bases ouvrières : « Le coup d’État était annoncé dans les journaux, la radio et même par le président du Sénat, E. Frei (père). On parlait beaucoup de la révolution espagnole, où les ouvriers ont pris d’assaut les régiments et se sont armés2. » Le golpe est sur toutes les lèvres, dans tous les esprits.

Les dernières heures de Salvador Allende

Allende en a parfaitement conscience. Il joue son dernier atout, bien tardif d’ailleurs : l’appel au plébiscite populaire, en vue d’un changement constitutionnel et, avec comme espérance, la stabilisation du gouvernement jusqu’aux élections présidentielles de 1976. Selon toute vraisemblance, si le coup d’État intervient précisément le 11 septembre, c’est que le président de la République a pour projet d’annoncer le référendum le soir même, à la radio, comme il l’a personnellement précisé au général Pinochet. Ce dernier n’en demandait pas tant pour se décider à agir au plus vite3.

Pour Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste défendant, mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique.

Nous ne nous attarderons pas ici sur le détail des opérations militaires, qui vont de l’intervention de la marine dans le port de Valparaíso, tôt le matin du 11 septembre, jusqu’aux déplacements de troupes dans la capitale. Il s’agit d’une guerre éclair de quelques jours, une guerre interne dotée de puissants soutiens externes (la CIA) et menée en vue du pouvoir total. Elle comprend l’utilisation d’avions de chasse et de tanks et pousse au suicide le président Allende, vers 14 heures, dans le palais présidentiel de la Moneda4.

Refusant l’ultimatum des officiers, Allende décide de résister quelques heures, sans vouloir quitter le palais Présidentiel comme lui demande l’appareil militaire du Parti socialiste (PS). Rejoint par quelques proches et des membres du GAP, le « camarade-président » a eu le temps d’y prononcer son dernier discours (connu comme « Le discours des grandes avenues »), qui est aussi un testament politique laissé aux futures générations.

Comme l’a par la suite expliqué l’écrivain Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende dans la Moneda en flamme est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste, défendant une mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique et une Constitution créée par l’oligarchie chilienne au début du siècle5. Cette mort est aussi celle d’un homme politique et d’un militant intègre, fidèle jusqu’au bout à ses principes et à ses engagements.

Résistance ouvrière atone face aux militaires ?

Jusqu’au 11 septembre, 8 heures du matin, le président de la République a eu confiance dans la loyauté du général Pinochet et espère, d’une minute à l’autre, son intervention en défense du gouvernement6. C’est pourtant ce dernier qui prend la tête de la rébellion. Les soldats, carabiniers ou sous-officiers qui refusent ce qu’ils considèrent comme une trahison, sont immédiatement passés par les armes.

La stratégie militaire déclenchée dans la capitale suit un plan simple, mais efficace : une incursion directe à la Moneda, afin de détruire (symboliquement et physiquement) le pouvoir central et, de là, se diriger vers la périphérie, avec pour priorité le contrôle des Cordons industriels (CI)7. [NDLR : les « Cordons industriels » sont des organismes de démocratie ouvrière, d’inspiration socialiste, destinées à faire le lien entre les diverses sections syndicales ou les différents secteurs industriels du pays]

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des CI : « Nous avons effectué un dur labeur de nettoyage. Dans ces derniers moments, nous n’avons pas dû affronter les réactions prévues, de la part des Cordons industriels8. » Tout de suite après le coup d’État, de nombreuses rumeurs ont circulé de par le monde, annonçant une opposition massive des ouvriers chiliens au coup d’État. Aujourd’hui, on connaît plus précisément l’ampleur de cette réaction populaire. En fait, le principal foyer d’opposition s’est déroulé dans la zone sud de Santiago.

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des cordons industriels.

Elle est le fait de militants de gauche aguerris, membres des appareils militaires du PS et du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, Movimiento de izquierda revolucionaria), qui se sont déplacés au sein des Cordons [NDLR : le MIR, d’obédience marxiste-léniniste, est l’élément le plus radical de la coalition dirigée par Salvador Allende]. Ceci souvent, avec l’appui actif de salariés prêts à se battre. Une fois le coup démarré, l’appareil militaire du PS (avec à sa tête Arnoldo Camú) réussit à regrouper et armer une centaine d’hommes, tandis que se réunit dans l’usine FESA du CI Cerrillos, la commission politique de ce parti.

Les instructions sont d’initier un plan de défense du gouvernement, qui consisterait à libérer une zone de la ville où puissent se coordonner des actions en collaboration avec les ouvriers des CI San Joaquín, Santa Rosa y Vicuña Mackenna. Le point de ralliement fixé est l’entreprise Indumet (CI Santa Rosa), où se retrouvent des responsables de l’ensemble de l’UP, auxquels se joignent environ 200 ouvriers combatifs. À 11 heures du matin, les dirigeants nationaux de chaque organisation évaluent leur capacité politico-militaire immédiate9.

Comme le rapporte P. Quiroga, témoin de cette réunion, la précarité de la préparation saute aux yeux des militants. La proposition du PS (prendre d’assaut une unité militaire pour avancer sur la Moneda) est rejetée par le Parti communiste (PC), qui préfère attendre la réaction tant espérée des forces armées (pour finalement passer à la clandestinité). Quant à M. Enríquez – d’accord pour intervenir -, il annonce que la force centrale du MIR nécessite encore plusieurs heures, pour pouvoir être opérationnelle… Selon Guillermo Rodríguez, le MIR a mis en veille son appareil politico-militaire (et donc enterré les armes) depuis le 6 septembre, persuadé que le gouvernement est sur la voie de nouvelles conciliations avec la droite10.

Finalement, en l’absence d’une aide venue des soldats de gauche et d’une planification politico-militaire sur le long terme, le « pouvoir populaire » est incapable d’organiser une résistance armée au coup d’État [NDLR : le « pouvoir populaire » désigne les formes d’organisation para-étatiques, souvent ouvrières, destinées à concrétiser le socialisme par des actions complémentaires à celles de l’État – ou, pour les plus radicaux, à le remplacer]. Comme le dit aujourd’hui Guillermo Rodríguez, qui a tenu avec d’autres de ses camarades à combattre malgré tout, « je crois qu’à ce moment-là, nous nous sommes battus pour l’histoire, afin de laisser un petit drapeau qui dirait “nous avons tout de même fait une tentative, alors que dans d’autres endroits, rien n’a été fait11” ».

La répression et le début du terrorisme d’État

La violence d’État envahit alors le pays et elle vise en priorité les militants de gauche et les dirigeants du mouvement social, dont tous ceux qui se sont lancés dans l’aventure du « pouvoir populaire ». Dans les témoignages, la dimension traumatique de ces heures de violence intense est partout présente. C’est le début de la « période noire » pour les militants, qui connaîtront la détention, la torture, la mort de proches, l’exil ou la vie en clandestinité pendant des années, etc.

En même temps que la dictature impose sa chape de plomb à l’ensemble de la société, les habitants des poblaciones, les ouvriers des Cordons, les partisans de gauche connaissent la signification concrète de ce que peut représenter la terreur d’État12. Un exemple pris parmi d’autres, est celui de Carlos Mújica. Salarié de l’usine métallurgique Alusa, militant MAPU et délégué du cordon Vicuña Mackenna, il tient à témoigner :

« Le jour du coup d’État il y avait des morts dans la rue, ils les apportaient même d’autres endroits et ils les jetaient ici. […] Et on ne pouvait rien faire ! Je crois que le plus dur fut à cette époque, l’année 73 – 74. Par la suite, en 1975, les services secrets viennent me chercher à Alusa. Ils me détiennent et m’emmènent à la fameuse Villa Grimaldi : là, ils passaient les gens à la parilla, c’est-à-dire sur un sommier en fer où ils appliquaient le courant électrique sur les jambes… Ils savaient que j’étais délégué du secteur…13 »

Déploiement militaire dans les quartiers périphériques de Santiago (11 septembre 1973). Reproduit dans La Huella, Santiago, n° 12, septembre 2002.

Ils sont des centaines de milliers à passer dans les mains des services secrets de la junte et à être torturés. Plusieurs milliers d’entre eux sont, aujourd’hui encore, des « détenus disparus ».

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet non seulement de revenir sur les avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes.

L’une des premières mesures de la junte est d’écraser le mouvement syndical et d’interdire la CUT. La défaite du mouvement révolutionnaire signifie de véritables purges politiques dans les entreprises, qui – pour les plus importantes – passent sous la coupe des militaires : il y aura plus de 270 détenus à Madeco, 500 personnes immédiatement licenciées à Sumar ou encore une répression plus ciblée, comme à Yarur ou Cristalerias de Chile14. De nombreux patrons participent pleinement au système de délation et arrestation des militants mis en place par la junte. C’est précisément ce qui se passe à l’usine Elecmetal, rendue à ses propriétaires le 17 septembre 197315.

Cette répression s’accompagne du licenciement de 100 000 salariés, inscrits sur les « listes noires » de la junte (afin qu’ils ne puissent pas être réemployés). En même temps, la dictature impose la loi martiale, ferme le Congrès, suspend la Constitution et bannit du pays l’activité des partis politiques, y compris de ceux qui ont appuyé le coup d’État. Peu à peu, Pinochet et ses acolytes donnent à la répression une dimension transnationale, en coordination avec les autres régimes militaires de la région et avec le soutien du gouvernement des États-Unis, formant ce qui est désormais connu comme « l’Opération Condor »16. Et c’est bien dans le cadre des rapports de forces politiques mondiaux que s’inscrit cette fin tragique de l’UP.

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet, non seulement de revenir sur les nombreuses avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes et dont ce petit pays du Sud expérimente, le premier, les recettes, sous la coupe des Chicago Boys. Les 17 années de dictature postérieures au 11 septembre 1973, sont celles de ce que Tomás Moulian ou Manuel Gárate nomment « révolution capitaliste », tant la société va être remodelée par la junte17.

Il s’agit, en fait, d’une contre-révolution, dans le sens le plus strict du terme. Et l’ampleur de la violence d’État, complètement disproportionnée en regard de la résistance qui lui est opposée, ne s’explique que parce qu’il s’agit, non seulement de tuer les individus les plus actifs dans le processus de l’UP, mais aussi d’arracher les traces, au plus profond de leur enracinement social, des expériences autogestionnaires qui s’étaient multipliées. Maurice Najman, qui est allé sur place observer l’UP, affirme en octobre 1973 : « En définitive les militaires sont intervenus au moment où le développement du « pouvoir populaire » posait, et même commençait à résoudre, la question de la formation d’une direction politique alternative à l’Unité populaire18. »

Face au coup d’État, il croit pouvoir pronostiquer une prompte résistance armée. Ce pronostic, erroné, est le fruit d’une vision surdimensionnée de la force du « pouvoir populaire ». En fait, l’opposition massive à la dictature ne renaît que bien plus tard, au début des années 1980, à l’occasion des grandes protestas. Entre-temps, l’ensemble des tentatives de « pouvoir populaire » ont complètement disparu sous le talon de fer du régime militaire. Cependant il est un trait du « pouvoir populaire » que la dictature n’a pu effacer complètement : sa mémoire, ou plutôt ses mémoires.

Notes :

1 Patricio Quiroga, « Compañeros, El GAP, la escolta de Allende », El Centro, 2002,

2 Témoignage de Rigoberto Quezada, recueilli par Miguel Silva, Los cordones industriales y el socialismo desde abajo, auto-édition, 1900.

3 Pour une description des derniers jours d’Allende : Joan Garcès, Allende y la experiencia chilena, Las armas de la política, Santiago, Siglo XXI, 2013.

4 Patricia Verdugo., Interferencia Secreta. 11 de septiembre de 1973, Editorial Sudamericana, 1988

5 Gabriel García Márquez, « La verdadera muerte de un presidente », 1974

6 Voir les remarques à ce sujet de Luís Vega, alors conseiller du ministère de l’Intérieur, à Valparaíso (Anatomía de un golpe de Estado. La Caída de Allende, Jerusalén, La semana publicaciones, 1983).

7 Vicente Martínez., « La estrategia militar en Santiago », La Tercera, 2003

8 Augusto Pinochet., El día decisivo, Santiago, Andrés Bello, 1979

9 Se trouvent sur place Víctor Díaz et José Oyarce du PC, Miguel Enríquez et Pascal Allende du MIR, Arnoldo Camú, Exequiel Ponce et Rolando Calderón pour le PS.

10 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003.

11 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003

12 Stohl M. et López G., The state as terrorist, Wesport, Greennewood Press, 1984

13 Entretien réalisé à Santiago, le 14 mai 2002

14 Peter Winn, Weavers of Revolution: The Yarur Workers and Chile’s Road to Socialism, Oxford University Press, 1989.

15 La situation d’Elecmetal est plus connue car on a pu, plusieurs années plus tard, retrouver par hasard les corps des victimes et les autopsier (« La complicidad de Elecmetal y Ricardo Claro », El Siglo, Santiago, 20 octobre 2000.

16 Franck Gaudichaud. Operación Cóndor. Notas sobre el terrorismo de Estado en el Cono sur, Madrid, Sepha, 2005.

17 Thomas Mouliant, Chile actual, anatomía de un mito, Santiago, ARCIS-LOM, col. « Sin Norte », 1997

18 Le Monde Diplomatique, Paris, octobre 1973.

Après les méga-feux à Hawaï, le spectre de la stratégie du choc

Incendie à proximité de Laihana (Hawaï). © U.S. Coast Guard photo by Petty Officer 1st Class Patrick Kelley/Released

Cet été, l’archipel d’Hawaï a été frappé par des méga-feux. Alors que les habitants tentent de reconstruire peu à peu leur vie, les appétits capitalistes s’aiguisent. A Lahaina, sur l’île de Maui, très touchée par les incendies, les braises étaient à peine retombées quand les survivants ont reçu des appels de spéculateurs fonciers espérant racheter leurs propriétés à prix cassé. Un nouvel exemple de la « théorie du choc » conceptualisée par l’essayiste altermondialiste Naomi Klein. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Camil Mokaddem.

A partir du 8 août 2023, des feux d’une violence extrême ont décimé la ville de Lahaina, provoquant la mort de 115 personnes, et forçant des milliers d’habitants à quitter l’ancienne capitale du royaume d’Hawaï, réduite en cendres. Aussitôt, les spéculateurs fonciers, dont la catastrophe a aiguisé l’appétit, ont alors braqué les yeux sur l’île de Maui.

Quelques jours après le début des feux, des rescapés rapportaient de nombreux coups de téléphone d’investisseurs extérieurs à l’archipel, espérant racheter les propriétés hawaïennes pour une bouchée de pain. Dans un long fil publié sur Facebook, plusieurs agents immobiliers de Maui ont expliqué avoir reçu des appels similaires. L’un d’entre eux a rapporté avoir reçu un appel le 9 août, un jour seulement après le déclenchement des feux.

Les agents immobiliers de Maui, tout comme le reste de cette communauté soudée, ont été révoltés par un tel degré d’opportunisme : « Ces appels viennent de charognards qui nous demandent quels types de terrains sont disponibles », explique-t-il. « Ce n’est pas le moment, c’est incompréhensible de se renseigner de cette manière alors que les gens font face à la mort, mais il faut croire que c’est ça l’Amérique. »

La spéculation foncière suite à une catastrophe naturelle est loin d’être un phénomène strictement nouveau. En 2018, peu après le passage de l’ouragan Michael dans le Panhandle, une région au Nord-Ouest de la Floride, les ventes immobilières ont grimpé de 15 % dans le comté le plus touché. En 2017, l’incendie de Santa Rosa en Californie a donné suite à une augmentation des ventes de 17 %. Chaque fois qu’une ville est détruite, ce réflexe d’achat à bas coût ressurgit.

Le « capitalisme du désastre »

Dans son livre La stratégie du choc, paru en 2007, l’essayiste altermondialiste Naomi Klein décrivait le phénomène de « capitalisme du désastre », un terme qui décrit la façon dont le secteur privé mobilise ses ressources dans des régions dévastées par une catastrophe naturelle ou économique afin d’accaparer des terres ou différents pans des services publics. En parallèle, les élus facilitent cette captation en profitant de l’inattention de l’opinion pour faire adopter des réformes néolibérales impopulaires. Selon Naomi Klein, le « capitalisme du désastre » est un phénomène cyclique, car la consolidation de l’influence du secteur privé à la suite d’une catastrophe affaiblit les infrastructures publiques et contribue au changement climatique, augmentant dès lors le risque de voir survenir d’autres désastres.

L’exemple typique de ce phénomène est celui de la Nouvelle-Orléans (Louisiane), après le passage de l’ouragan Katrina en 2005. Peu de temps après le passage de l’ouragan, un certain Milton Friedman, alors âgé de 93 ans, publie un éditorial dans le Wall Street Journal et déclare que la catastrophe constitue « l’occasion de réformer radicalement le système éducatif ». La ville suit alors la vision du pape libertarien et engage une campagne agressive de promotion des écoles privées et à charter schools (écoles privées indépendantes financées sur fonds publics, ndlr) à travers la mise en place de vouchers, des bons distribués aux parents pour placer leurs enfants dans l’enseignement privé. Rapidement, le comté devient celui avec la grande proportion d’élèves dans le privé de tout le pays et une grande vague de licenciement s’abat sur les enseignants syndiqués. 

D’autres entrepreneurs profitent, eux, de la privatisation des logements sociaux et les remplacent par des condos (immeubles luxueux, ndlr) et des hôtels particuliers. Les prix du logement explosent et les habitants historiques, généralement afro-américains, sont contraints de partir. Dans les années qui suivent, les intérêts privés et le gouvernement de la Louisiane multiplient des mesures et les projets toujours plus favorables au privé, transformant une Nouvelle-Orléans meurtrie en une utopie néolibérale.

À Maui, les capitalistes du désastre se sont attiré les foudres quasi unanimes des habitants de l’île. Le think tank conservateur et libertarien American Institute for Economic Research est toutefois venu voler à la rescousse des entrepreneurs à travers un éditorial intitulé « Maui a besoin des spéculateurs ». Mais si la cupidité de ces investisseurs est massivement dénoncée, leurs pratiques n’ont rien d’illégales. Dans le cas d’Hawaï, elles s’inscrivent même dans une longue histoire d’exploitation et d’oppression des populations indigènes et de la classe ouvrière, qui s’est largement faite dans le respect de la loi. C’est là l’essence même du capitalisme : il tisse des relations économiques et des pratiques parfaitement légales, bien qu’allant à l’encontre des lois de la nature.

Les semences du désastre

Les feux de Lahaina sont les plus mortels jamais enregistrés en Amérique depuis plus d’un siècle, et les responsabilités sont nombreuses. Premièrement, une sirène qui aurait pu alerter les habitants et sauver de nombreuses vies est restée désactivée, sans aucune explication. Ensuite, le feu aurait été déclenché par une étincelle venant d’une ligne électrique endommagée de la compagnie Hawaiian Electric, principal fournisseur d’électricité de l’archipel. La compagnie n’avait pas rénové ses équipements, ce qui aurait pu éviter le danger. De plus, le réseau d’eau, lui aussi en mauvais état, n’a pas pu répondre à la demande des pompiers et plusieurs bouches d’incendie cruciales se sont taries alors que les soldats du feu étaient en pleine intervention. Enfin, des incendies d’une telle ampleur n’auraient pu avoir lieu sans le changement climatique.

Toutefois, la plus grande part de responsabilité revient sans doute aux propriétaires des plantations, qui ont largement dominé l’économie, l’administration et l’écologie des îles d’Hawaï depuis l’arrivée de colons américains. Des décennies durant, des plantations comme celle de la Pioneer Mill Company, à Lahaina, ont exploité l’environnement naturel et la main-d’œuvre locale, laissant derrière eux une terre aride favorisant la propagation des flammes.

Carte de l’île de Maui. © Librairy of Congress

Quand la culture de la canne à sucre et de l’ananas a émergé au milieu du 19e siècle, son fonctionnement ressemblait à s’y méprendre à celui d’une plantation esclavagiste. Les travailleurs autochtones et ou immigrés avaient des contrats de 3 ou 5 ans, et pouvaient être incarcérés en cas de « désertion ». Les employeurs de la plantation contrôlaient l’heure du coucher des travailleurs, les conduisaient dans les plantations avec des chiens, leurs imposaient des amendes en cas de retard et leur versaient un salaire dérisoire en comparaison à celui des travailleurs des autres pays. Ces barons des plantations incarnaient le capitalisme du désastre d’alors, achetant des terres à bas prix dans le sillage de la colonisation, compressant le coût du travail par tous les moyens légaux et amassant ainsi d’immenses fortunes. Leur pouvoir croissant leur permit de renverser le royaume d’Hawaï en 1893. Les Etats-Unis annexent l’île quelques années plus tard, avec le soutien de cette oligarchie.

Cherchant à jouer sur la division entre les travailleurs de différentes origines, les propriétaires des plantations faisaient en sorte de maintenir les différents groupes ethniques séparés les uns des autres. Cela n’empêcha cependant pas ces derniers de serrer les coudes et de développer un cadre multiculturel. Héritage de cette période, la mosaïque culinaire de l’archipel est largement issue des plats que partageaient les travailleurs chinois, japonais, philippins, portoricains, portugais et hawaïens. Les travailleurs finirent par former des syndicats, d’abord divisés par groupe ethnique puis rassemblant les ouvriers sous la bannière de l’International Longshore and Warehouse Union, un collectif puissant capable de transformer radicalement leurs conditions de travail.

Des décennies plus tard, alors que la production sucrière fut délocalisée aux Philippines et en Indonésie, où la main-d’œuvre était moins chère, les plantations comme celle de la Pioneer Mill Company commencèrent à fermer. Ce changement provoqua un déséquilibre dans l’économie locale et les emplois bénéficiant des protections sociales conquises par les syndicats furent remplacés par des emplois dérégulés dans le secteur touristique. Tandis que ce dernier prospérait, les plus grandes fortunes commencèrent à investir à Hawaï, excluant les locaux du marché foncier.

Ces transformations économiques ont eu des conséquences très visibles sur les terres. La régulation très laxiste des systèmes d’irrigation des plantations a fini par transformer des régions comme Lahaina, autrefois humides, en zones arides. Certaines plantations ont été transformées pour construire des centres touristiques, mais beaucoup ont été laissées à l’abandon, laissant la végétation envahir les champs. C’est cette végétation sèche qui a amplifié le brasier qui a fini par consumer Lahaina. Le mépris flagrant du capitalisme pour l’intérêt général a donc ravagé l’économie de l’archipel et conduit son milieu naturel au bord de l’effondrement. Le professeur d’études hawaïennes à la University of Hawaii Maui College, Kaleikoa Ka’eo, a résumé la situation lors d’un entretien pour Democracy Now! : « C’est le pillage de la terre est l’étincelle. » 

Investir contre les catastrophes

Alors que Lahaina s’attelle désormais à sa reconstruction, le contexte politique local apparaît bien différent de celui qu’a connu La Nouvelle-Orléans en 2005. Les pires aspects de la frénésie libérale post-Katrina pourraient être bloqués.

En effet, les pratiques de spoliation foncières par les États-Unis sont gravées dans les consciences à Hawaï. Les habitants ont donc à cœur de protéger les terres de leurs familles et ont donc organisé des réseaux de solidarité afin de protéger les survivants de la spéculation.

Le gouverneur Josh Green a annoncé qu’il prendrait plusieurs mesures positives, telles que le rachat par l’Etat de certains terrains incendiés pour en faire un usage public, ou encore un moratoire temporaire sur les ventes des propriétés frappées par les feux. 

La vigilance reste toutefois de mise : le gouverneur Green a également suspendu temporairement les règles en vigueur en matière de distribution de l’eau, ce qui pourrait bénéficier au secteur touristique, au détriment des autres usages. Les mesures promises doivent être scrutées de près, en parallèle de la reconstruction. Les ressources publiques dont disposait Lahaina, comme les logements abordables gérés par l’État, les écoles publiques, les plages, les écoles, le Department of Hawaiian Home Lands properties (chargé d’administrer les terrains publics, les terres natales hawaïennes et qui offre des baux à 1 $ par mois aux natifs Hawaïens) ou encore les précieux droits sur l’eau doivent être protégés.

Si protéger la ville de la spéculation est une nécessité, le statu quo n’est pas non plus une solution. La protection contre les catastrophes naturelles nécessite des changements de grande ampleur, qui n’ont que trop tardé. La région ouest de Maui d’où sont partis les feux était connue comme une zone propice aux incendies. Mais Hawaï alloue beaucoup moins de ressources par habitant à la prévention des incendies que les autres États vulnérables aux feux. Avec des investissements dans des solutions simples, comme le désherbage régulier, la construction de pare-feux et la création de système d’alerte plus précis, de nombreuses vies auraient pu être sauvées.

Du reste, les incendies ne sont pas le seul danger qui menace les îles d’Hawaï. Tout comme le reste des États-Unis, l’archipel souffre d’un double problème : d’une part, l’aggravation du changement climatique, d’autre part le vieillissement des infrastructures essentielles pour la population. Des ponts et des barrages défaillants, laissés à l’abandon par les politiques d’austérité menées par les élus, pourraient par exemple être à l’origine du prochain désastre mortel.

La rénovation de ces infrastructures et la préparation pour les prochaines crises climatiques nécessitent un investissement massif dans les services publics, un afflux qui devra être financé par les grandes fortunes qui achètent des milliers d’hectares de terre à Hawaï, et non les travailleurs de l’archipel. Les événements récents l’ont montré : Hawaï regorge de milliardaires, à commencer par Jeff Bezos qui s’est engagé à donner 100 millions de dollars pour la reconstruction. Mais la charité soudaine et très médiatisée après une catastrophe n’est pas une solution. Les super-riches qui accaparent les meilleures terrains de l’archipel doivent être mis à contribution. Après le capitalisme du désastre, il est temps de passer à des politiques d’intérêt général.

Inflation tirée par les profits : quand les rapports de force s’invitent dans la hausse des prix

Inflation-profits- Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

Depuis quelques mois, les principales institutions internationales, BCE et FMI en tête, sont forcées de reconnaître que l’inflation est en partie tirée par une hausse des taux de profits des entreprises en situation de force. Cette augmentation des prix se fait au détriment du pouvoir d’achat des salariés, auxquels nombre d’acteurs gouvernementaux et médiatiques répondent que l’augmentation des salaires constituerait le principal risque de maintien d’une inflation forte. Sous couvert de pragmatisme, ce discours masque un énième déplacement du partage de la valeur ajoutée au bénéfice du capital, ainsi que la perte de pouvoir de négociation salariales pour les travailleurs entamée depuis plusieurs décennies – signe que la « courbe de Phillips » s’est aplatie. Une évolution que reconnaissent la plupart des institutions internationales… sans changer pour autant d’orientation politique.

Le 5 juin, dans une célèbre émission en prime time, le ministre de l’économie affirmait : « avant la fin du mois de juin, je publierai la liste de tous les industriels de l’agroalimentaire qui ont joué le jeu et (de ceux …) qui n’ont pas voulu faire baisser les prix de détail alors que les prix de gros baissent ». Chacun sera libre d’évaluer le degré d’exécution de cette mesure. Relevons tout de même qu’elle faisait indirectement référence à un élément d’actualité habituellement très peu mis en avant par le gouvernement : une part non négligeable de l’importance de l’augmentation des prix est purement imputable à celle des profits, une fois les causes « externes » prises en compte – reprise post-Covid, conflit ukrainien, ou encore phénomènes géologiques.

En effet, la BCE, suivie du FMI, a récemment reconnu que l’inflation était en partie tirée par une augmentation des taux de marge des entreprises, non justifiée par la « part incompressible » liée à l’augmentation des coûts de production. Cette observation détonne avec une crainte mise en avant par nombre d’acteurs politiques et médiatiques : l’inflation risquerait d’être prolongée par les revalorisation des salaires exigée par nombre de salariés et de syndicats, pour faire face à l’augmentation des prix. Face à ces demandes, les entreprises n’auraient en effet pas d’autre choix que d’augmenter les prix, provoquant donc une spirale prix-salaire. Le constat d’un mécanisme inverse, une inflation tirée par les profits, doit éclairer les nouvelles formes que prend le conflit autour du partage des richesses créées.

La mise en route des mécanismes inflationnistes

L’inflation est, à tort, souvent réduite au résultat d’une utilisation excessive de la « planche à billet ». Pour comprendre l’inflation présente, il faut examiner – cela paraît évident – le comportement des entreprises et ses causes dans cette hausse des prix. En général, une entreprise cherche a minima à couvrir ses coûts de production1. Elle y ajoute ensuite un markup, autrement dit une marge bénéficiaire, le profit, qui sert à financer les investissements internes, à accumuler une trésorerie de sécurité, mais également à rémunérer les propriétaires du capital (dividendes). C’est d’ailleurs le cœur de l’affectio societatis, la raison juridique de constitution d’une entreprise par des associés dans le Code civil : partager les bénéfices. On peut donc réduire la hausse des prix à trois causes au sein de l’entreprise : faire face à une hausse des coûts de production, produire moins que la demande, et augmenter la marge bénéficiaire, donc la profitabilité.

les salaires réels ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires.

Qu’en est-il de l’ inflation qui touche depuis deux ans les pays développés ? Dans un premier temps, l’on trouve un ensemble de contraintes géophysiques sur la production, dépassant le seul conflit russo-ukrainien. En effet, le retour de l’inflation, et notamment celle de l’énergie, a commencé avant même le début du conflit, comme l’illustre l’augmentation des coûts des intrants, en particulier les matières premières et l’énergie. La hausse du prix de l’énergie a été de 56 % entre fin 2019 et février 2022. Concernant le pétrole brut, son prix mondial a doublé entre juin 2020 et février 2022. Le prix mondial du charbon, lui, a triplé entre juin 2020 et septembre 2021. Mais le plus flagrant réside dans la situation du gaz : en Europe, il a été multiplié par 12 entre mai 2020 et décembre 2021, contre 2,6 pour le gaz américain. Cette hausse n’est pas liée comme en 2009 à la spéculation financière, comme elle n’est pas uniquement liée à la guerre en Ukraine et à la gestion du gazoduc Nord Stream 2.

Elle est d’abord le produit du phénomène qu’est l’effondrement tendanciel des taux de retour sur l’investissement énergétique (EROI, pour Energy Return Over Investment)2 : pour dire la chose simplement, il faut désormais de plus en plus d’énergie pour extraire la même quantité de ressources fossiles, les rendant de moins en moins rentables3. Ajoutons à ces contraintes géologiques différents incidents majeurs tels que le blocage du canal du Suez en mars 2021, l’incendie dans une usine gazière en Sibérie à l’été 2021, l’ouragan Ida dans les régions productrices de pétrole du golfe du Mexique à la fin de l’été 2021, aux côtés de la reprise économique post-Covid. Tout cela parallèlement à des goulets d’étranglement suite à la sortie du Covid et des confinements, les chaînes d’approvisionnement internationales étant alors encore bien déstabilisées. Bien sûr, le conflit russo-ukrainien a largement amplifié cet état de fait.

Il faut noter que l’inflation n’a pas touché de manière uniforme les différentes catégories de la population. En cela, sa mesure par l’IPC (indice des prix à la consommation), soit le prix d’un panier de biens et de services censé être représentatif d’une consommation moyenne, est foncièrement réductrice. Cet indicateur ne permet pas d’étudier les inégalités que l’inflation génère entre les individus, produits de structures de consommation différentes : on notera notamment que les ménages les plus pauvres, pour lesquels l’énergie et l’alimentation représentent une proportion plus conséquente du budget, ont été relativement plus touchés4, une inflation moyenne de 5 % pouvant cacher une inflation alimentaire et énergétique de 13 %.

Face à cette baisse du pouvoir d’achat, nombre d’organisations syndicales réclament le retour de « l’échelle mobile », c’est-à-dire de l’indexation des salaires sur l’inflation. Quid, alors, de l’évolution des salaires dans le contexte inflationniste 5?

La spirale prix-salaire : spectre ou épouvantail ?

Depuis le début de la période inflationniste, une musique récurrente se fait entendre : alléger le poids de l’inflation en indexant les salaires sur la hausse des prix provoquerait un cercle vicieux, une spirale inflationniste nommée « spirale prix-salaire »6. Autrement dit, l’augmentation des salaires induirait aussi une hausse des coûts de production, ce qui forcerait mécaniquement les entreprises à augmenter du même montant leurs prix, provoquant un nouveau cycle de négociation. Selon l’expression du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, en mai 2022, le supplément de salaire est alors « bouffé dans les mois qui suivent ».

Et d’ajouter que les augmentations généralisées de salaires avaient « toujours provoqué des spirales prix-salaires », notamment dans les années 1970. L’inflation due jusqu’ici à des causes exogènes et importées deviendrait alors « sous-jacente », inhérente aux comportements des agents (core inflation, en anglais). Résister à la tentation de l’indexation des salaires serait donc nécessaire afin d’empêcher l’amplification d’une inflation devenue hors de contrôle. Selon ses détracteurs, l’indexation, en plus d’être déstabilisatrice d’un point de vue macroéconomique, en deviendrait presque une mesure indubitablement antisociale. Certains, comme le gouverneur de la Banque d’Angleterre ou le ministre allemand des finances sont même allés jusqu’à appeler à « une restriction dans les négociations salariales ».

C’est donc cette musique, souvent mobilisée pour justifier des politiques de modération salariale7, qui est reprise par le gouvernement dans le cadre actuel et souvent accompagnée d’un discours sur la compétitivité des entreprises françaises. Bruno Le Maire expliquait ainsi en novembre 2022, à l’ouverture des débats au Sénat sur la loi de programmation budgétaire, qu’il était primordial d’« éviter la spirale inflationniste qui avait été provoquée dans les années 1970 par une augmentation générale et automatique des salaires totalement découplée de la productivité du travail ». Paroles surprenantes, quand on connaît le décrochage que la rémunération du facteur travail par rapport à l’augmentation de sa productivité a connu depuis les années 1980. En l’espèce, le gouvernement n’a pas choisi d’aller dans le sens du rattrapage des salaires.

Evolution de la productivité moyenne, du SMIC et du salaire moyen, en base 100 en France de 1980 à 2010 (Sources : Insee et OCDE, graphique par Factsory)

Que se passe-t-il donc au niveau des salaires français ? Il est vrai que les négociations salariales sont effectivement de retour depuis 2021. Les revalorisations du SMIC, ayant eu lieu 10 fois depuis 2021 avec un taux de croissance sur 2022 de 6,6 %, ont donné l’illusion d’un rattrapage des salaires sur l’inflation, pourtant sans répercussion sur le reste des salaires et provoquant même un tassement par le bas des faibles salaires (même ces revalorisations sont remises en cause car elles risqueraient de pousser à rediscuter les minima de branches au détriment de la productivité…).

l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations (…) ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie »

Pourtant, même si les salaires nominaux ont augmenté, ce sont des hausses seulement d’1,5 % en 2021, 3,2 % en 2022 et 2,4 % aux deux premiers trimestres de 2023. S’il y a donc bien eu une réaction des salaires, celle-ci n’a pas été suffisante pour faire face à l’inflation, et cette hausse est par ailleurs gonflée par la sortie massive du chômage partiel. Or, en moyenne annuelle, l’inflation a atteint 5,2 % en 2022 et reste relativement stable les deux premiers trimestres, avec une légère baisse en juin. Le résultat est que les salaires réels, qui représentent le pouvoir d’achat, ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires. Ainsi, même si les négociations salariales prennent plus de temps que l’ajustement des prix des entreprises, la spirale prix-salaire tant évoquée semble pour l’instant inexistante – des mécanismes comme le versement de la « Prime de partage de la valeur » (PPV), en moyenne de 900€/an, ayant par ailleurs réduit ce risque.

Plus largement, et cela hormis pour les États-Unis qui sont concernés par des tensions très fortes sur le marché du travail, le risque de spirale prix-salaire est très modéré dans les économies développées comme le montrent deux études de la Banque des règlements internationaux (BRI)8 du fait d’un réel changement de régime dans les capacités de négociation salariale ces dernières décennies9. En effet, la théorie néo-classique et plus généralement l’économie mainstream postulent l’existence d’une capacité de négociation salariale forte pour les travailleurs, liée aux tensions sur le marché du travail et aux anticipations d’inflation. C’est la courbe dite de « Phillips ».

Sommairement, si le chômage est faible et/ou les travailleurs anticipent une baisse de leur pouvoir d’achat, ces derniers peuvent négocier de meilleurs salaires. Si cette relation était plus ou moins vérifiée empiriquement dans une grande partie du XXème siècle, l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations et la mise en concurrence des travailleurs dans la mondialisation des chaînes de valeur, le détricotage des Codes du travail et des protections de l’emploi10, la flexibilisation du marché du travail, le développement des contrats à durée déterminée, des mi-temps anglais ou des « jobs à 1 euro » allemands depuis la fin des années 1970 ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie » dans la plupart des pays développés11, comme le montre une récente étude de la Réserve Fédérale américaine, justement intitulée « Who Killed the Phillips Curve? A Murder Mystery ».

La stagnation des salaires réels suite à la crise de 2008 en parallèle d’une hausse des profits conforte cette tendance. Et ce, alors même que le chômage est aujourd’hui relativement faible et pourrait justifier des pressions salariales vers le haut12. Plus largement, le discours autour de la prévalence historique des spirales prix-salaire semble davantage constituer un épouvantail qu’autre chose.

Une étude du FMI de 2022 n’a identifié au niveau mondial que 79 épisodes depuis 1960, dont une minorité dépassant deux ans. Il s’agit donc d’un phénomène économique très rare. Plus spécifiquement, les discours invoquant la spirale prix-salaire font souvent référence à la période 1970 de « stagflation » (stagnation économique couplée à inflation) faisant suite aux chocs pétroliers, où les travailleurs auraient maintenu et renforcé l’inflation issue de ce choc d’offre par la négociation continue de meilleurs salaires. Cela alors même que l’inflation était de 23 % au Royaume-Uni, 14 % aux USA, 13,5 % en France, situation incomparable avec celle qui prévaut aujourd’hui. Or, cette étude infirme même cet épisode.

Par exemple, l’épisode américain de 1973 suite au premier embargo pétrolier de l’OPEP a vu l’inflation des prix s’envoler pendant cinq trimestres supplémentaires avant de commencer à diminuer en 1975. Cependant, la croissance des salaires nominaux n’a pas augmenté, ce qui a entraîné une baisse de la croissance des salaires réels. Il n’y a pas eu d’effet de rattrapage.

Pourtant, c’est cette théorie qui a servi de fondement au Volcker’s shock, la politique de remontée drastique des taux d’intérêts par la Réserve Fédérale américaine sous la présidence de Paul Volcker, qui a bien participé à réduire l’inflation sur la décennie 1980 aux côtés d’autres facteurs, au prix de la destruction partielle de l’économie américaine et d’une multiplication par deux du taux de chômage. C’est un remède à la façon de Molière : tuez le malade, au moins il meurt en bonne santé.

Néanmoins, rien ne dit que si l’on indexait les salaires, la spirale serait ne déclencherait pas. Mais si elle se déclenchait, ce ne serait pas forcément parce que les entreprises monteraient leurs prix pour ne pas couler, mais aussi parce qu’elles voudraient conserver leurs taux de marge, donc in fine leurs profits.

Le silence autour du rôle des taux de profit

La question de la capacité de négociation salariale des travailleurs invisibilise la capacité des entreprises à gonfler leurs marges en augmentant les prix. Si ce sont elles qui sont en position de force, elles peuvent imposer une augmentation des prix, sans que les travailleurs ne réussissent à imposer une augmentation des salaires en réponse.

Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix.

Face à la situation inflationniste, les entreprises sont elles aussi incitées à protéger leurs marges bénéficiaires en augmentant leurs prix, et même à augmenter leurs marges au-delà de l’impact négatif lié au renchérissement des intrants, cela pour plusieurs raisons : tentative de rattrapage des pertes de revenus réels liés aux chocs des trois dernières années (crise sanitaire, confinements, inflation énergétique importée), volonté de renforcer leur trésorerie dans un environnement hautement incertain, ou tout simplement dans une logique de maximisation des profits pour versement en dividendes – ce qui impliquerait une inflation influencée par les hausses des marges.

Précisons que même le maintien d’un taux de marge constant n’est pas innocent : si des entreprises doivent naturellement augmenter leurs prix pour ne pas faire faillite ou licencier face à ces chocs exogènes, celles qui les augmentent pour maintenir leur taux de marge alors qu’une compression de ce dernier ne les mettrait pas pour autant en danger démontrent leur pouvoir de fixation des prix.

Il s’avère que l’existence d’une inflation tirée par les profits – surnommée greedflation dans le monde anglo-saxon – est devenue aujourd’hui évidente pour un ensemble d’acteurs institutionnels. Des institutions faisant usuellement appel exclusivement à une théorie économique que d’aucuns qualifieraient de mainstream ont opéré un changement de discours concernant les causes actuelles de l’inflation. Ainsi, le chef économiste du FMI ne se disait pas inquiet quant à l’apparition d’une boucle prix-salaire qui impacterait la croissance cette année, et plaidait même pour une augmentation des salaires13.

Les banques centrales ont également été obligées de se rendre à l’évidence : la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a déploré lors d’une conférence de presse sur les causes de l’inflation le 16 mars dernier le fait que « beaucoup d’entreprises ont pu accroître leurs marges dans des secteurs ayant subi les restrictions de l’offre et la résurgence de la demande », et a mis en garde contre le risque de poursuite de l’inflation. On notera enfin que même les travaux menés par nombre d’instituts de recherche du secteur privé financier ont reconnu que l’inflation était désormais alimentée au moins à moitié par une augmentation des profits (à l’instar de Natixis ou d’Unicredit).

En l’espèce, la France est concernée selon l’Insee. Les entreprises ont récemment connu une croissance significative du taux de marge, en plus d’avoir globalement répercuté le renchérissement des intrants sur les prix de vente. Après un record historique mi-2021 avec un taux de 36 % (il faut remonter à 1949 pour une telle valeur) suite à la reprise post-Covid et aux aides publiques, puis une dégradation suite aux problèmes d’accès aux ressources et à la guerre en Ukraine, le taux de marge global a augmenté nettement à partir de fin 2022 et au premier semestre 2023, avec un taux à la fin du deuxième trimestre qui s’établirait à 33,5 %, soit deux points de plus que son niveau moyen de 2018, pré-Covid.

Taux de marge des sociétés non-financières (SNF) en % de la valeur ajoutée (Source : Insee, 2023).

Il y a évidemment de fortes variations selon les secteurs. Plus spécifiquement, pour l’industrie agroalimentaire, après une forte diminution en 2021, son taux de marge a connu un important redressement en particulier au second semestre 2022 dépassant les valeurs moyennes, ainsi qu’au premier semestre 2023, pour atteindre un record de 48 % de marge14.

Ainsi, l’augmentation des taux de marge a bien contribué à l’inflation en 2022 et 2023. En termes de contribution, cette hausse des profits représente 41 % de la hausse des prix de production agro-alimentaires au dernier trimestre 2022, et 61 % pour les produits non-agricoles. Reste à savoir si cela est juste une relation comptable agrégée, ou découle de l’action intentionnelle d’entreprises. Il est vrai que la réduction des impôts de production et le contrecoup de l’arrêt du versement des PPV à la fin 2022 gonflent par eux-mêmes les taux de marge sans aucune action des entreprises.

Mais la hausse est si élevée, de par ces niveaux records, qu’elle ne peut être réduite à cela. Si la compression des taux de marge en 2021 suite au renchérissement des intrants a permis d’atténuer l’inflation et son impact sur les consommateurs, la hausse actuelle des taux n’est pas seulement un effet de rattrapage « entendable » suite à cette compression et à l’impact de la crise sanitaire, mais constitue un réel dépassement par rapport à 2018, laissant supposer que des entreprises profitent abusivement du signal-prix brouillé.

Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix. Face à cela, ce ne sont pas seulement les ménages qui sont touchés : de plus en plus de petites entreprises, PME comme TPE, font faillite car ne pouvant plus payer les frais fixes et n’étant pas en capacité de rembourser les prêts de relance économique (PRE) du « quoi qu’il en coût », et les autres dettes : jusqu’ici, 2023 enregistre le plus grand nombre de faillites depuis 2016.

Et cette situation semble être généralisée en Europe et dans un grand nombre de secteurs15, dépassant le simple secteur de l’énergie qui voit ses taux de marge exploser. Le FMI a mené en juin dernier un important travail de décomposition des facteurs de l’inflation, montrant qu’au niveau de la zone euro, la hausse des profits est responsable de près de la moitié de l’inflation en 2022 et première moitié de 2023 – comme on l’observe sur le graphique qui suit.

Ces pratiques vont des supermarchés aux concessionnaires automobiles, du transport maritime à l’industrie agroalimentaire, utilisant guerre, sécheresse et résurgence de la demande post-pandémique pour maximiser leurs profits. Les déclarations des entreprises elles-mêmes le confirment. Dans une enquête de mars 2022, 56 % des détaillants américains ont déclaré que l’inflation leur avait permis d’augmenter leurs prix au-delà de ce qui était nécessaire pour compenser l’augmentation des coûts, et 63 % des grandes entreprises ont indiqué qu’elles utilisaient l’inflation pour augmenter leurs bénéfices. Notons que Michel-Edouard Leclerc, pourtant dirigeant d’une des plus importantes enseignes de grande distribution française, a appelé lors d’une interview donnée le 30 juin 2022 à BFMTV à l’ouverture d’une commission d’enquête sur les origines de l’inflation », car selon lui « la moitié des hausses de prix demandées par les industriels ne sont pas transparentes mais au contraire suspectes ».

D’autres chefs d’entreprises abondent en ce sens, mais en se vantant de leur capacité à récupérer du profit. Dans le Financial Times, le directeur financier de Mercedes-Benz annonçait dès fin 2021 : « nous allons sciemment sous-approvisionner la demande, quand celui de BMW déclarait que la compagnie avait « connu une amélioration significative de son pouvoir de pricing au cours des 24 derniers mois », expliquant qu’ils comptaient « clairement poursuivre … la façon dont nous gérons l’offre pour maintenir notre pouvoir de fixation des prix au niveau d’aujourd’hui ».

Ce phénomène est ainsi visible dans toute la chaîne de production mondiale. Les quatre géants mondiaux de l’agroalimentaire, ABCD (ADM, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus) ont vu leurs bénéfices grimper de 255 % (total de 10,4 milliards de dollars) entre 2019 et 202116. Plus étonnamment, cela s’est produit sur différents types de marchés : dans des monopoles autorisés par l’État, dans des industries dominées par des cartels, mais aussi sur des marchés « concurrentiels », alors même que la théorie néo-classique voudrait que la concurrence empêche cette hausse des marges généralisée, les entreprises qui essaieraient étant balayées par les autres et le mouvement des consommateurs17. Tout cela démontre un problème systémique : ce ne sont pas juste quelques déviations de passagers clandestins, mais une évolution structurelle qui risque de s’installer pour durer.

Inflation is conflict

La focalisation sur la spirale prix-salaire face au rôle des profits n’est pas sans rapport avec l’invisibilisation d’un autre phénomène : la modification progressive du partage de la valeur ajoutée, des salaires vers les profits. S’il est commun dans l’économie orthodoxe de considérer que la part du travail et la part du capital dans la distribution du revenu est historiquement fixe (elle l’était dans la première moitié du XXème siècle, Keynes en parlait comme « a bit of a miracle ») la réalité empirique des dernières décennies est tout autre.

On peut observer trois faits stylisés. Premièrement, une baisse tendancielle et structurelle de la part des salaires, au bénéfice de la part des profits, passant de 66,1 % à 61,7 % en moyenne dans la majorité des pays de l’OCDE entre 1990 et la fin des années 200018. Ces analyses empiriques sont partagées par la Commission européenne19, le FMI20, le BIT21 ou encore la BRI22.

Evolution de la part des salaires dans le PIB, en France, depuis 1975 (données EUROSTAT, coût des facteurs en prix courant).

Néanmoins, malgré ce partage primaire, l’existence de profits n’implique pas nécessairement leur redistribution en dividendes. Ils peuvent (et doivent) également être retenus pour servir à financer les investissements de l’entreprise, et permettre la croissance, et ainsi des embauches, ou une hausse des salaires, selon le fameux « théorème » de l’ancien chancelier allemand Schmidt : « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Malheureusement, le second fait stylisé infirme ce théorème, de par la stagnation des taux d’investissement ces dernières décennies, en France comme en Europe, malgré la hausse généralisée.

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de rapports de force

Cela implique que les nouveaux profits sont versés en dividendes23. Cette stratégie court-termiste de satisfaction des actionnaires a pu mettre des entreprises en danger, en ne faisant pas les investissements nécessaires à leur survie. ENGIE en est un exemple, accumulant plus de 784 millions d’euros de pertes entre 2011 et 2021, tandis qu’elle versait à ses actionnaires la somme considérable de 23,6 milliards d’euros au cours de cette période comme le notait Oxfam France24. Une partie des profits a également alimenté un rachat massif d’actions (en 2011 en France, cela représentait 12 % des paiements aux actionnaires et ce chiffre est passé à près d’un tiers en 2021), constituant donc également une forme de rémunération pour les actionnaires. Ainsi, l’argument de la modération salariale de court terme au service des salariés à long terme ne tient pas, les taux de marge augmentant mais pas le taux d’investissement, ni en Europe, ni aux États-Unis (exception faite de nos amis danois).

Ces deux faits convergent en toute logique vers le troisième : une redistribution massive du revenu national, des salaires vers les dividendes versés25. Ainsi, entre 2011 et 2021, dans les 100 premières entreprises françaises cotées, la dépense par salarié n’a augmenté que de 22 %, tandis que les versements aux actionnaires ont augmenté de 57 %. Or, une des propositions essentielles de la théorie néo-classique et plus largement de l’économie mainstream – encore au coeur des modèles macroéconomiques utilisés à Bercy ou à la Commission européenne – est que la rémunération des facteurs de production (travail et capital) ne dépend que de leur productivité marginale, et donc des propriétés technologiques du système productif.

Si le capital devient plus efficace, alors les gains de productivité augmentent le rendement du capital. Idem pour le travail. Or, cela pose deux problèmes. D’une part, la répartition de la valeur découlerait de facteurs purement techniques, pas des dynamiques socio-politiques ou des rapports de force (ce qui a été de nombreuses fois empiriquement réfuté). D’autre part, si le travail devient plus productif, les salaires devraient absorber ses gains. Pourtant, on l’a vu plus haut, on ne peut que constater un décrochage entre productivité et salaires.

La situation actuelle ne fait que confirmer la prédation du capital au sein du conflit dans la distribution de la valeur, et cela depuis des décennies – désormais reconnue même chez Bloomberg. Il est aujourd’hui en plus doublé d’un conflit sur la répartition du poids de l’inflation entre travail et capital. Il s’agit là d’une actualisation de ce qu’il faut bien appeler lutte des classes. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de ces rapports de force – une idée que l’on retrouve au cœur des travaux de l’économiste post-keynésien et marxiste Michał Kalecki, à la fois allié de Keynes et adversaire plus radical que ce dernier26.

L’inflation peut donc être vue comme un produit des rapports de force au sein de l’appareil productif : pour Kalecki, si les salariés sont en situation de rapport de force, ils sont susceptibles d’être à l’origine d’une hausse de salaire provoquant de l’inflation. Si ce sont les « capitalistes » qui le sont, ils peuvent se permettre d’augmenter leur marge, et donc des prix, sans augmentation des salaires. Ainsi, le discours autour du risque d’une spirale prix-salaire apparaît comme un moyen commode de faire oublier que le rapport de force est en défaveur des salariés.

Quelles mesures contre l’inflation face à la nouvelle forme du conflit autour de la valeur ajoutée ?

Quelles politiques publiques sont donc possibles face à cette inflation tirée par les profits ? Tout est ici un arbitrage entre salaire et profit : pour ramener les salaires réels à leur niveau pré-pandémie pour la fin de l’année 2024 tout en faisant décroître l’inflation jusqu’à son taux cible de 2 %, ils devraient croître de 5,5 %, et surtout, la part des bénéfices devrait tomber à son niveau le plus bas depuis le milieu des années 1990 (à productivité constante) – encore une fois une question de répartition. Sans action politique pour mettre fin à cette logique, le retour à la cible de 2 % d’inflation mise en avant par les institutions européennes deviendrait irréalisable en plus de modifier les anticipations des agents.

Au-delà du problème des sources de l’inflation, c’est bien l’obsession pour la stabilisation de l’inflation qui permet de maintenir un discours contre les politiques de hausses de salaires. Obsession qui est au cœur des politiques monétaires, au détriment d’autres enjeux comme l’emploi, et malgré le piège d’une crise déflationniste qu’une trop faible inflation pourrait provoquer.

Volcker, tout juste nommé à la tête de la Réserve fédérale n’avait ainsi pas hésité à déclarer au Congrès que pour se débarrasser de l’inflation, « le niveau de vie de l’Américain moyen [devait] baisser », assumant parfaitement le coût social de la politique monétaire, son fameux « choc », qu’il allait mener. La logique de la montée actuelle des taux par les banques centrales est similaire, malgré leurs digressions sur la promesse d’« une désinflation sans récession »27. Il est d’autant plus cocasse de relever que la hausse des profits ralentit l’impact désinflationniste desdites politiques monétaires, car offrant aux entreprises un airbag de trésorerie pour y résister plus longtemps.

Moins que le contrôle des prix, qui risque en effet d’affaiblir les entreprises réellement touchées par la hausse des coûts de production, notamment les PME, le contrôle des taux de marge semble donc être une possibilité intéressante. Une telle mesure a été mise en place par l’administration Roosevelt durant la Seconde Guerre mondiale, à travers l’établissement de l’Office of Price Administration en 1941, contrôlant prix à la consommation comme loyers.

De la même manière, il y a déjà un mécanisme relativement similaire en France dans les Outre-Mer à travers le Bouclier Qualité Prix, réunissant Préfet, associations de consommateurs et entreprises de manière coopérative. Quelques décennies plus tôt, le ministre des finances Raymond Barre – tout sauf marxiste – avait mis en œuvre un contrôle similaire des prix. Aujourd’hui, un tel dispositif ne permettrait pas de faire disparaître l’inflation incompressible induite par la hausse du coût d’extraction des énergies fossiles, mais au moins d’en limiter significativement les effets, en s’attaquant aux bénéfices des « profiteurs de guerre ».

Enfin, l’usage des profits eux-mêmes pourrait être questionné. Plutôt que d’alimenter des dividendes croissants, ils pourraient être réalloués pour financer des investissements, nécessaires dans le cadre du changement climatique, et qui permettraient de mettre en place une transition énergétique, seule politique permettant de résoudre la part de l’inflation causée par les matières premières et notre dépendance à l’importation de ces dernières28. Cela impliquerait un grand retour de l’instrument fiscal.

Des solutions politiques à disposition de Bercy existent donc, en alternative aux supplications du ministre de l’économie face aux entreprises. Mais une fois les causes de l’inflation comprises, lutter contre implique de s’attaquer à la racine du problème, en s’opposant à un système favorisant la rémunération du capital, au détriment des salariés et des investissements. Au vu de certaines urgences, climatiques par exemple, le « pragmatisme économique » appartient-il vraiment au camp qui s’en revendique ?

Notes :

1 Comprenant les salaires, les consommations intermédiaires comme l’énergie et les matières premières, mais aussi les intérêts des prêts etc.

2 Court, V. and Fizaine, F. (2017). “Long-Term Estimates of the Energy-Return-on-Investment (EROI) of Coal, Oil, and Gas Global Productions”, Ecological Economics 138: 145-159.

3 C’est l’effet « reine rouge », comme dans Alice au pays des merveilles : il faut courir de plus en plus vite pour ne serait-ce que faire du surplace. D’où la distinction fondamentale entre ressources fossiles (l’ensemble des quantités de matières fossiles présentes sur Terre) et réserves (le sous-ensemble des ressources qui est à la fois technologiquement et économiquement exploitable).

4 Insee (2022). “Focus – Depending on their energy and food expenditure, some household categories are exposed to apparent inflation that may differ by more than one point from the average”, in Insee, (2022). Economic outlook – June 2022.

5 L’Institut Rousseau (septembre 2022) et l’Institut La Boétie (décembre 2022), lié à la France Insoumise, font des propositions allant d’une indexation des seuls faibles salaires à une indexation généralisée.

6 Les sources sont nombreuses, mais l’on pourra par exemple la déclaration de Christine Lagarde sur le blog de la BCE en juillet 2022, “Maintenir la stabilité des prix”.

7 Ainsi, en 2007, le gouverneur de la BCE Jean-Claude Trichet expliquait à la Confédération européenne des syndicats à Séville que les accords salariaux générés ne devaient surtout pas générer de hausse l’inflation, alertant sur la baisse du pouvoir d’achat des salariés qui adviendrait, et donc sur le risque de spirale prix salaires.

8 Borio, C., Lombardi, M.J., Yetman, J. and Zakrajsek, E. (2023) “The two-regime view of inflation,” BIS Papers, Bank for International Settlements (Basel), number 133.

9 Boissay, F., De Fiore, F., Igan, D., Pierres-Tejada, A. and Rees, D. (2022). “Are major advanced economies on the verge of a wage-price spiral?”, BIS Bulletin N°53, Bank for International Settlements, Basel.

10 Une analyse de la concentration du marché du travail amène l’OCDE, dans son rapport sur l’emploi de 2022, à conclure qu’au moins un travailleur sur six est employé dans un marché monopsone, dans lequel les employeurs bénéficient d’un pouvoir quasi unilatéral pour fixer les salaires et les conditions de travail. Cela se traduit par des taux d’emploi et des salaires bas, ainsi que par une baisse de la qualité de l’emploi.

OCDE (2022). Employment outlook 2022 : Building Back More Inclusive Labour Markets. OCDE (Paris).

11 Par exemple, pour les USA, voir l’étude de la Réserve fédérale, et pour l’Italie, voir Lombardi et al. (2023).

12 Il est piquant de constater que l’OCDE, institution pourtant souvent qualifiée de néolibérale, appelait déjà les gouvernements de l’OCDE dans son même rapport de 2022 cité supra à renforcer le pouvoir de négociation collective des travailleurs et à soutenir les syndicats (incluant leur extension en taille).

13 Blog du FMI: “Europe’s Inflation Outlook Depends on How Corporate Profits Absorb Wage Gains”, Niels-Jakob Hansen, Frederik Toscani, Jing Zhou, 26 juin 2023.

14 Précisons pour le secteur agro-alimentaire qu’il y a tout de même toujours un effet de décalage, car les intrants sont achetés en amont par contrats à terme, faisant que leur production doit être écoulée au prix fort même en cas de réduction présente des prix des intrants. Enfin, dans les secteurs particulièrement touchés par la hausse du prix des intrants, des firmes ont préféré réduire leur taux de marge, que perdre en compétitivité.

15 Par exemple, dans le cas du pays européen le plus susceptible d’être victime d’une spirale prix-salaire, le Royaume-Uni, le principal syndicat britannique du secteur privé, Unite, a analysé les 350 premières entreprises cotées à la Bourse de Londres (FTSE 350), et identifié que les marges bénéficiaires moyennes sont passées de 5,7 % au premier semestre 2019 à 10,7 % au premier semestre 2022, un taux strictement supérieur à celui pré-crise sanitaire.

16 De même, les dix premiers fabricants mondiaux de semi-conducteurs ont réalisé 55 milliards de dollars sur la période, soit 96 % de plus.

17 De même, la concentration du marché dans certains secteurs (grande distribution, transports…) et l’existence de monopoles permis par l’Etat (énergie, distribution d’électricité…) renforcent le pouvoir de pricing. Enfin, le fait que toutes les entreprises soient théoriquement impactées par l’inflation importée des ressources sans en être responsables leur permet d’augmenter simultanément leur prix par collusion implicite, c’est un effet d’aubaine (la fixation du prix sur un marché même concurrentiel est finalement centralisé en termes de norme « sociale »).

18 OCDE (2012). Employment Outlook, 2012 (Paris).

19 European Commission (2007). “The labour income share in the European Union”, in Employment in Europe 2007, Directorate-General for Employment, Social Affairs and Equal Opportunities (Brussels), pp. 237–72.

20 IMF (2007). “The globalization of labor”, in World Economic Outlook, April 2007: Spillovers and cycles in the world economy (Washington, DC), pp. 161–92.

21 ILO (2012). Global Wage Report 2012/13: Wages and equitable growth (Geneva).

22 Bank for International Settlements (BIS). 2006. 76th Annual Report (Basel).

23 Lié au phénomène de financiarisation, depuis les années 1980: l’un des impacts de la financiarisation a ainsi été une refonte du partage de la valeur ajoutée, au bénéfice des dividendes, au détriment des salaires (ce qui fournit d’ailleurs l’une des explications du décrochage des salaires par rapport à l’augmentation de la productivité), mais aussi des investissements productifs. C’est l’une des conséquences du changement de doctrine d’entreprises durant les années 1970 aux États-Unis, faisant passer d’une doctrine « retain and reinvest » à « downside and distribute », comme expliqué par William Lazonick et Mary O’Sullivan dans “Maximizing shareholder value: a new ideology for corporate governance” (2000, Economy and Society). Concernant le fait que ce phénomène se fait en effet au détriment de l’investissement, on citera l’étude de Engelbert Stockhammer, “Financialisation and the slowdown of accumulation” (2004, Cambridge Journal of Economics).

24 Oxfam France (2023). Top 100 des Entreprises : L’Inflation des Dividendes, Oxfam France (Paris).

25 On relèvera au passage qu’hormis Eurostat, aucune institution ne publie de tables de données sur la distribution de la valeur entre salaires, investissement et dividendes, mais seulement quelques rapports épars, montrant leur déconnexion des réalités socio-économiques.

26 Position défendue il n’en reste par des économistes également du privé, comme l’économiste en chef de Natixis Patrick Artus.

27 En effet, loin du « ratio de sacrifice » qui renvoie au prix à payer en termes de chômage et de croissance pour réduire l’inflation, les théories macro-monétaires dominantes à la Lucas (Nobel 1995) et Sergent (Nobel 2011) considèrent que, si la banque centrale est crédible, il suffirait pour elle de s’engager à une politique désinflationniste, et la désinflation serait immédiate et sans récession car les agents réduiraient leurs anticipations d’inflation en conséquence au niveau ciblé, la ramenant à ce niveau sans impact sur le reste de l’économie. Les banquiers centraux aimeraient que les politiques monétaires soient si simples à mener…

28 Plusieurs propositions ont été faites à ce sujet. Voir le rapport de l’Institut Rousseau, “2 % pour 2°C ! Les investissements publics et privés nécessaires pour atteindre la neutralité carbone de la France en 2050”.

Comment le yoga façonne l’être néolibéral

Séance de yoga sur une plage. © Kaylee Garett

Qu’il soit pratiqué dans une salle de sport, devant ses followers Instagram, seul sur son tapis ou même en entreprise, le yoga n’en finit pas de séduire de nouveaux adeptes. En vendant la découverte d’un « soi » intérieur et en promettant d’aider à atteindre une forme de perfection spirituelle et physique, il offre à des millions de personnes l’espoir d’une vie saine et pleinement épanouie. Un horizon que la société ne paraît plus capable d’apporter depuis longtemps. Mais pour Zineb Fahsi, professeure de yoga, cette quête d’un « meilleur soi » n’est rien d’autre qu’une façon de faire accepter son sort à l’individu néolibéral, tout en l’appelant à se dépasser, en particulier au travail. Dans son livre Le yoga, nouvel esprit du capitalisme (éditions Textuel, 2023), elle explique comment cette pratique hindoue a été transformée en vulgaire développement personnel. Extraits.

« Manger équilibré, faire du yoga… Même enfermés, on n’aura donc jamais la paix? » Cet article exaspéré de la journaliste Barbara Krief, est publié sur le site de Rue89 en avril 2020, après les quinze premiers jours du premier confinement en France suite à la pandémie de Covid-19. Soulignant la multiplication des injonctions à « profiter » du confinement, à le considérer comme une opportunité pour tendre vers un meilleur soi et apprendre de nouvelles compétences, bref, à faire du confinement un moment productif et épanouissant, cet article est révélateur de la prééminence de la culture du perfectionnement de soi, quelles que soient les circonstances, et bien souvent au mépris de celles et ceux qui n’ont pas le luxe de pouvoir s’adonner au souci de soi. Comme en écho à cet article, une coach new age et professeure de yoga très suivie sur les réseaux sociaux a récemment partagé sur son compte Instagram le faux dialogue suivant : « Moi : “Utilises-tu la crise mondiale actuelle comme un catalyseur pour te propulser vers la meilleure version de toi-même jamais atteinte?” – Eux : “Non.” – Moi : “Ça serait plus cool que tu le fasses.” » Les discours d’auto-perfectionnement sont donc omniprésents dans le milieu du yoga et constituent son nouveau but : devenir une meilleure personne, atteindre une meilleure existence ici-bas par le développement de son plein potentiel, par le biais d’exercices physiques et d’une transformation psychique [1].

Le narcissisme et la compétition, moteurs de la dépression

Ainsi pullulent dans les discours motivationnels de professeurs de yoga, les affirmations positives issues du new age et du développement personnel selon lesquelles les individus seraient dépositaires d’un potentiel infini, disposent de ressources illimitées, ainsi que les exhortations à « être soi-même », à « devenir soi », bref, à s’accomplir, suggérant ainsi qu’être simplement soi ne suffit pas, mais que ce « soi » que l’on doit devenir nécessite un travail personnel. Si les possibilités humaines sont infinies et que le plein potentiel de l’individu est illimité, s’impose alors une évidence : cette quête d’amélioration de soi ou de quête de soi est par essence infinie,et cette injonction à « devenir soi » est par définition inatteignable. Perpétuellement à remodeler, idéalement par la consommation de multiples techniques disponibles sur le marché, l’individu est entraîné dans une quête de perfection impossible nécessitant une vigilance et une surveillance constante, dépeinte dans sa version cauchemardesque dans la série auto-fictionnelle grinçante de Blanche Gardin, « La meilleure version de moi-même ».

De nombreux déçus du développement personnel [2] ont dénoncé le caractère illusoire de cette quête perpétuelle d’amélioration de soi et de bonheur, qui laissent paradoxalement l’individu épuisé, fragilisé et insatisfait. Sans mentionner les dérives sectaires vers lesquelles cette quête perpétuelle d’amélioration de soi peut mener. Le sociologue Alain Ehrenberg analyse ainsi dès 1998 dans son ouvrage La Fatigue d’être soi, la dépression comme une maladie qui découle de la sur-responsabilisation des individus. Le culte de la performance conduit nécessairement la majorité des gens à faire l’expérience de leur propre insuffisance. Ainsi, pointent Christian Laval et Pierre Dardot : « Le symptôme dépressif fait désormais partie de la normativité comme son élément négatif : le sujet qui ne soutient pas la concurrence par laquelle il peut entrer en contact avec les autres est un être faible, dépendant, soupçonné de n’être pas “à la hauteur”. Le discours de la “réalisation de soi” et de la “réussite de sa vie” induit une stigmatisation des “ratés”, des “paumés” et des gens malheureux, c’est-à-dire incapables d’accéder à la norme sociale du bonheur. Le “ratage social” est à la limite considéré comme une pathologie. » [3] Edgar Cabanes et Eva Illouz renchérissent : « Il paraît que nous n’avons “jamais vécu dans l’histoire humaine plus longtemps et plus heureux que de nos jours”. Les sociétés modernes individualistes permettraient en effet à leurs citoyens de mieux envisager leur propre vie, elles leur octroieraient une plus grande liberté, leur offriraient des choix plus nombreux, un environnement bien plus propice à l’accomplissement personnel et un éventail de possibilités bien plus large, à condition de montrer la volonté nécessaire, d’atteindre leurs objectifs tout en s’améliorant eux-mêmes.

Le culte de la performance conduit nécessairement la majorité des gens à faire l’expérience de leur propre insuffisance.

Or, de telles affirmations semblent contredites par les motivations de ces millions de personnes qui décident de recourir chaque année aux thérapies, aux services et aux produits proposés par les spécialistes du bonheur. En effet, si elles décident d’y recourir, c’est précisément parce qu’elles ne se sentent pas heureuses – ou du moins pas assez. Contredites, ces affirmations le sont également par des travaux et des études au long cours qui établissent un lien de causalité direct entre, d’un côté, dépression, angoisse, maladies mentales, cyclothymie et isolement social – autant de phénomènes de masse toujours plus tangibles  – et, de l’autre, “culture du narcissisme”, “culture du je” et “génération Je m’aime”, pour ne citer que quelques formules bien connues désignant l’individualisme égocentrique et possessif qui prédomine dans nos sociétés capitalistes modernes. Il est permis d’affirmer que cet individualisme égocentrique a affaibli le tissu social,et, par conséquent, tout ce qui pouvait garantir qu’on prenait soin les uns des autres. […] Les propos des prosélytes de la psychologie positive sont par ailleurs mis à mal par nombre d’études sociologiques qui établissent un lien de causalité direct entre l’individualisme et le nombre, particulièrement élevé dans les sociétés développées comme dans celles en voie de développement, de dépressions et de suicides .» [4]

La réécriture du yoga selon des principes individualistes

La reformulation du yoga comme une discipline de réalisation de soi est initiée par Vivekananda (philosophe indien mort en 1902, ndlr) dans son ouvrage Rāja Yoga, qui, dans un processus de sécularisation et de psychologisation du yoga, le définit comme une méthode visant à atteindre « un état de développement avancé de l’être humain, une évolution dans sa condition dans laquelle le potentiel de l’huma-nité est vraiment accompli ». Cette reformulation est le fait de nombreuses influences décrites plus tôt, mais elle repose également sur un glissement sémantique et conceptuel d’une notion védantique, la réalisation du Soi, « atmajnana », réinterprétée comme la réalisation de soi. Le yoga prémoderne se développe comme une méthode qui vise à se libérer de l’individualité, et non à libérer l’individu. Ontologiquement différent du soi personnel (ahamkara), le Soi (atman) à réaliser dans le Vedāntaest impersonnel, ne possède pas de qualités individuelles, il est universel et identique à chacun des individus. Ainsi, la réalisation du Soi poursuivie par le yoga prémoderne est une quête de la part d’universel, d’absolu en chacun. Une conception du Soi aux antipodes de la réalisation de soi du développement personnel qui consiste à affirmer la singularité de l’individu, à la consolider, la développer, la transformer. La « réalisation du Soi » est comprise dans sa forme intransitive, celle de se réaliser, et le Soi devient alors une forme de « personnalité authentique », non corrompue par les exigences sociales, les carcans moraux, l’influence de la société, qui viendraient brimer l’expression pleine d’un être humain aux potentialités toujours insuffisamment exploitées.

La réalisation du Soi poursuivie par le yoga prémoderne est une quête de la part d’universel, d’absolu en chacun. Une conception du Soi aux antipodes de la réalisation de soi du développement personnel.

Des idées initialement émancipatrices qui se transforment en nouvel impératif moral de travail constant sur soi. En le soumettant à des contraintes psychiques de plus en plus fortes, les sociétés modernes font porter à l’individu le devoir de développer et de cultiver un certain nombre de « techniques de soi » pour « se prendre en charge ». Pour citer Véronique Altglas : « L’individu ne veut plus être un instrument de Dieu, et aspire à être l’acteur principal de sa vie; l’immanence reporte le pouvoir dans le monde terrestre et rend l’être humain autonome et responsable de son existence. Celui-ci devient alors une quête pour lui-même. » Son enquête de terrain auprès d’adeptes des lignées Muktananda et Sivananda est à ce titre édifiante, et souligne l’omniprésence de cette quête d’auto-perfectionnement chez les adeptes qu’elle a interviewé.e.s.

Elle note également la réinterprétation d’un autre concept védantique dans le sens d’un auto-perfectionnement, celui du samsara. Le samsara désigne le cycle des renaissances, conçu dans le bouddhisme et l’hindouisme comme un enfermement cause de souffrance et dont il faut se libérer: renaître à nouveau, même dans une existence meilleure, est considéré comme un échec. Dans la conception des adeptes interviewé.e.s par Véronique Altglas la quête de libération du cycle des renaissances est mise de côté au profit de sa réinterprétation comme une opportunité de s’améliorer par-delà cette existence. Une réinterprétation notamment permise par la relecture de certains concepts de l’hindouisme au regard des théories évolutionnistes par les premiers gourous indiens transnationaux. Ainsi, comme le souligne Véronique Altglas, Sivananda désigne la transmigration comme une opportunité d’auto-perfectionnement : « la doctrine de la réincarnation est rationnelle, elle donne de solides chances de rectification, de développement et d’évolution graduelle à l’homme». [5]

Découvrir son « moi intérieur » pour mieux accepter sa position de classe

Cette quête de réalisation personnelle, note le chercheur Mark Singleton, s’articule autour d’une notion socio-religieuse hindoue, celle de dharma. Le dharma est un terme sanskrit qui désigne tout à la fois la norme, le devoir, mais également l’ordre cosmique qui se traduit en une organisation sociale hiérarchisée. La participation des hindous à cet ordre socio-cosmique se fait par l’observation de rituels religieux et d’obligations sociales prédéfinis par la caste, le genre, la famille, l’âge d’appartenance de chacun. Ainsi, suivre son dharma, c’est suivre son devoir social et religieux en respectant un certain nombre de normes, qui ne sont pas personnelles et individualisées. Les non-hindous, par définition hors-caste, en sont donc exclus. Un texte célèbre de l’hindouisme et du yoga, la Bhagavad-Gītā, aborde la question du dharma par une phrase célèbre et particulièrement appréciée dans le milieu du yoga contemporain selon laquelle « mieux vaut faire imparfaitement son propre devoir que d’exceller dans celui d’un autre » [6]. Ce qui signifie dans le contexte de l’époque le fait de se conformer à son devoir social et de classe, est devenu, avec une relecture contemporaine, l’idée que chacun serait dépositaire d’un destin singulier, d’une raison d’être qui lui serait cachée et qu’il devrait découvrir dans le but de s’accomplir. 

Il s’agit donc non plus simplement de suivre son dharma mais de découvrir son dharma, qui se formule alors comme un appel à suivre sa vocation, à accomplir sa destinée, poursuivant la rhétorique du développement personnel selon laquelle chacun disposerait d’une vocation propre, unique et exceptionnelle, et que l’accomplir relèverait du devoir et représenterait la condition sine qua non d’accès à la félicité et au bonheur. Mark Singleton prend pour exemple l’extrait suivant tiré de l’ouvrage de Stephen Cope, The Great Work of your Life, qui illustre parfaitement cette reformulation contemporaine du dharma dans un sens individuel et psychologique, mais aussi l’impératif moral à le « réaliser » : « les yogis insistent sur le fait que chaque être humain a une vocation unique. Ils l’appellent dharma (…). Dharma signifie aussi bien le chemin, l’enseignement, ou la loi. Pour les objectifs de ce livre, dharma prend le sens de “vocation” ou de “devoir sacré”. Il signifie avant tout – et dans tous les cas – la vérité. Les yogis pensent que notre plus grande responsabilité dans cette vie est envers cette possibilité intérieure, ce dharma et ils pensent que le devoir de chaque être humain est d’incarner profondément, complètement, pleinement, son propre et idiosyncratique dharma ». 

Cette reformulation de la notion de dharma dans les termes contemporains d’une quête de sens et réalisation d’un soi « authentique » donne lieu à ce que le chercheur Mark Singleton appelle « l’industrie du dharma », soit autant d’outils de développement personnel visant à découvrir son « soi véritable » comme préalable pour atteindre l’épanouissement et le succès. Selon Stephen Cope, et de façon caractéristique dans les livres de développement personnel, ce « soi » à découvrir est présenté comme un ensemble de caractéristiques individuelles monolithiques et immuables, une identité stable dont nous serions dépositaires à la naissance et qui n’aurait pas été façonné par notre environnement social. Porteuse d’une forte dimension morale, cette quête d’authenticité présuppose un « moi véritable » forcément pur et meilleur, car non entaché par les diktats de la société, représentée comme forcément corruptrice et aliénante pour l’individu. 

Cette conception d’un soi auto-engendré, complètement indépendant et autonome de son milieu social, culturel, économique correspond à la fiction du sujet idéal du néolibéralisme.

Paradoxalement, cette quête du « soi véritable » invite à se débarrasser d’un ennemi intérieur redoutable, l’ego, qui empêcherait d’accéder à ce soi authentique lumineux. L’ego est souvent une traduction du terme ahamkara qui désigne dans les philosophies indiennes « le faiseur de moi » ; c’est la faculté psychique qui installe une continuité dans nos expériences vécues et qui permet de dire « je ». Le terme ahamkara désigne la faculté à se considérer comme un individu séparé, voilant la nature réelle des êtres qui elle est universelle et sans qualité personnelle, le fameux Soi – et c’est à ce titre qu’il s’agit de le dépasser. Ainsi, ahamkara recouvre l’ensemble de ce qu’on appellerait la personnalité, autant les traits jugés socialement « négatifs » que ceux jugés « positifs », considérés comme devant être tous transcendés pour atteindre la libération. Tandis que dans l’acception commune de l’ego développée par le new age et le développement personnel, ce qui serait à dépasser ou à annihiler serait plutôt une sorte de « mauvais soi », des traits jugés indésirables ou délétères, qui empêcheraient l’accès à son essence plus lumineuse. 

Cette conception d’un soi auto-engendré, complètement indépendant et autonome de son milieu social, culturel, économique correspond à la fiction du sujet idéal du néolibéralisme, remise en cause par les apports tant de la biologie, de la psychologie que des sciences humaines et sociales, décrivant le « moi » comme un canevas tissé des fils à la fois de l’hérédité mais également du milieu social, de l’environnement culturel, familial, économique, politique, du genre. Comment démêler alors ce qui est authentique de ce qui ne l’est pas ? Sans compter la vision extrêmement réductrice de la société comme nécessairement corruptrice de l’individu, niant la dimension sociale des êtres humains. Enfin, comme souligné plus tôt, dans de nombreux textes de yoga, la personnalité, le « moi » est considérée comme contingent et mouvant, éphémère. Ce qui est considéré comme le Soi ultime ne dispose d’aucune qualité personnelle.

La poursuite d’un bonheur strictement individuel

Une fois ce «  soi véritable » découvert au moyen de nombreux outils à sa disposition, l’individu a le devoir de le faire fructifier, de lui donner l’opportunité de trouver sa pleine expression, notamment en choisissant un métier qui permettra l’expression la plus totale de ce « moi ». On pense par exemple aux tests MBTI, aussi populaires dans le milieu du yoga qu’en entreprise, qui font correspondre à chaque « type de personnalité » un panel de métiers. En faisant coïncider vocation professionnelle et réalisation de soi, l’industrie du dharma est une déclinaison de la vision évoquée plus tôt du travail productif comme étant le lieu et le vecteur de sens de l’existence, poussant l’individu à mobiliser tout son être à son service en espérant y trouver son accomplissement. Cette quête d’authenticité et de réalisation personnelle via le travail est d’ailleurs souvent formulée comme le moyen de contribuer à changer le monde pour le meilleur, et ce quelle que soit la nature de l’activité de l’entreprise. Un discours messianique, mélange de protestantisme et de croyances new age, qui se retrouve tant dans la bouche des PDG de la Silicon Valley [7] que dans celles d’entrepreneurs du bien-être, selon laquelle trouver sa raison d’être via son activité productive permettrait par ricochet de contribuer à l’amélioration et l’harmonie du monde – et ce quels que soient la nature réelle de l’activité de l‘entreprise et ses impacts concrets environnementaux et sociaux. 

Cet idéal de réalisation de soi par le travail a été depuis fortement ébranlé. L’anthropologue David Graeber a par exemple mis en lumière les « bullshit jobs », soulignant la désillusion rencontrée par bon nombre de jeunes cadres confronté.e.s à la vacuité de leur emploi. Emprunt.e.s de ces discours de réalisation de soi par le travail, ils et elles se retrouvent en réalité dans des emplois dénués de sens, dont la contribution à la société est moindre voire négative. Alors que l’expression de leur autonomie et de leur créativité est encouragée dans les discours, elle se révèle limitée dans les faits, les assignant à des tâches jugées exécutives. Ce désenchantement vis-à-vis du travail a pris une nouvelle ampleur suite à la crise sanitaire de 2020, entre taux historique de démission aux États-Unis puis en France qualifié de « Grande Démission », et « quiet quitting », ou « démission silencieuse », terme utilisé pour désigner des salarié.e.s qui décident de se conformer strictement aux tâches et horaires prévus par leur fiche de poste. 

La formulation de la réalisation de soi et de la poursuite de son bonheur individuel comme le moyen d’améliorer son sort et par ricochet le sort du monde rend obsolète toute notion d’action collective.

Qualifier de « démission » ce qui consiste en réalité à effectuer son travail démontre la normalisation de l’exigence de surimplication des employé.e.s dans leur emploi. L’ultraspécialisation des tâches, qui après s’être déployée dans les usines, s’est désormais étendueaux métiers en col blanc, semble les avoir vidées de leur sens, contrastant encore plus avec les discours d’autonomie et d’épanouissement par le travail promis par le capitalisme tardif. L’industrie du dharma est également révélatrice de deux grands paradoxes du développement personnel : celui qui consiste à déterminer sa vocation propre et singulière, destinée en tant qu’individu par le biais d’outils standardisants qui catégorisent les individus pour mieux les guider ensuite dans leur façon d’être au monde. Et son corollaire, qui consiste à consacrer l’autonomie de l’individu tout en cultivant sa dépendance à tout un panel d’outils, de techniques et d’experts: coachs, séminaires, manuels de développement personnel, objets divers et variés…

La formulation de la réalisation de soi et de la poursuite de son bonheur individuel comme le moyen d’améliorer son sort et par ricochet le sort du monde rend obsolète toute notion d’action collective. Le sociologue Nicolas Marquis, spécialiste du développement personnel, souligne que « cette conception d’une action collective qui, de façon magique, résulterait de l’agrégation d’une série de comportements individuels est d’un point de vue sociologique sujet à questionnement, si ce n’est sujet à inquiétude ». C’est « hypothéquer toute construction d’un agir collectif ». L’idée omniprésente que l’amélioration des sociétés passe exclusivement par l’amélioration des individus tend également à faire oublier que d’autres valeurs que le bonheur ou le bien-être peuvent guider le sens d’une vie et surtout l’action collective : la justice, l’égalité, la liberté. Qui, sans verser dans une idéologie sacrificielle, s’ils ne procurent pas toujours nécessairement plaisir et bien-être, semblent plus à même de contribuer à l’avènement d’une société libérée de ses dynamiques oppressives.

Notes : 

[1] Andrea R. Jain, « Modern Yoga », Oxford Research Encyclopedia of Religion, Oxford University Press, 2016.

[2]  La grande illusion : comment le développement personnel leur a gâché la vie », Society, octobre 2021.

[3] Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde, Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2010

[4] Edgar Cabanes et Eva Illouz, Happycratie – Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Paris, Premier Parallèle, 2018

[5] Véronique Altglas, From Yoga to Kabbalah. Religious Exoticism and the Logics of Bricolage, Oxford University Press, 2014.

[6] La Bhagavad-Gītā ou le grand chant de l’unité, commentaire de Gisèle Siguier-Sauné, Albin Michel, Paris, 2020.

[7] Voir le documentaire de David Carr-Brown, Silicon Valley, l’empire du futur, 2018.

Le yoga, nouvel esprit du capitalisme, Zineb Fahsi, Editions Textuel, 2023.

Pourquoi la Silicon Valley défend le revenu universel

Mark Zuckerberg Le Vent Se Lève
Mark Zuckerberg en 2012 | JD Lasica from Pleasanton, CA, US

« Nous devrions explorer l’idée d’un revenu universel : non pas en défendant l’extension des protections sociales, comme l’entendent les progressistes ; mais d’un point de vue conservateur, celui de l’État minimal. » Ces mots ont été prononcés par Mark Zuckerberg au Forum économique mondial en 2017, mais c’est une large partie du secteur de la tech qui s’est rallié à l’idée d’un « revenu de base » universel. A priori, cette proposition n’a rien à voir avec celle que défend une partie de la gauche. Pourtant, militants « progressistes » favorables au revenu universel et géants de la tech communient autour d’une vision partagée de l’économie et de la société. Ils avalisent l’idée selon laquelle, à l’ère « post-industrielle » marquée par le délitement des solidarités syndicales, la disparition de l’éthique du travail salarié et la généralisation des modes de sociabilité « informels » et « fluides », les transferts monétaires directs s’avèrent plus efficients que les services publics ou les assurances sociales pour combattre la pauvreté. Au prix du renoncement à toute vision transformatrice du politique. Une alliance politique analysée par Anton Jäger et Daniel Zamora, auteurs de Welfare for Markets: A Global History of Basic Income. Traduction Albane le Cabec [1].

En décembre 2020, le PDG de Twitter, Jack Dorsey, annonçait un don de 15 millions de dollars pour un projet-pilote dans plusieurs villes américaines, après des mois d’une pandémie mondiale qui avait durement frappé les travailleurs. Les réponses offertes par la puissance publique avaient été, au mieux, erratiques. À titre d’exemple, c’est seulement récemment qu’un maigre programme de secours de 1.200 dollars a pu être versé sur le compte des Américains, bloqué par une obstruction parlementaire. C’est dans ce contexte que la start-up « philanthropique » de Jack Dorsey, GiveDirectly, connue pour avoir versé des millions de dollars à des Kényans en situation d’extrême pauvreté, commençait à étendre son activité aux États-Unis – une promesse à la clef : « ce dont les gens ont besoin maintenant, plus que jamais, c’est d’argent liquide ».

Avec le fondateur de Facebook, Chris Hughes, Dorsey se donnait alors comme mission de « combler les écarts de richesse et de revenus, de gommer les inégalités systémiques de race et de genre et créer un climat économique prospère pour les familles », réalisant ainsi « le vieux rêve de Martin Luther King et du mouvement des droits civiques ». Le moyen pour y parvenir ? Un revenu de base universel. Après un silence de vingt ans, c’était le grand retour des transferts en espèces.

Le soutien à cette idée surprend par son œcuménisme. Même le Forum économique mondial, notoirement conservateur, s’y est rallié après la pandémie. Comme le relevait une note pour l’organisation de Guy Standing [professeur britannique d’économie, membre fondateur du Réseau mondial pour un revenu de base NDLR], « le capitalisme de rente, combiné aux révolutions technologiques et à la mondialisation galopante, a donné naissance aux huit géants de notre temps : les inégalités, l’insécurité, la dette, le stress, la précarité, l’automatisation, les extinctions de masse et le populisme néofasciste. » Le coronavirus a rejoint ces cavaliers de l’Apocalypse comme un sinistre « neuvième géant », ou une « étincelle sur la poudrière d’un système mondial croulant ».

De la même manière que le cash était accompagné de conditions d’utilisations très larges, les algorithmes de Facebook étaient d’une parfaite neutralité quant aux normes individuelles.

L’État social dans l’idéologie californienne

Dorsey et Hughes étaient loin d’être les seuls à s’enthousiasmer pour le retour des solutions fondées sur les transferts en espèces dans le secteur de la tech. Au cours des dix dernières années, financiers et entrepreneurs de tous secteurs s’étaient régulièrement prononcés en faveur du revenu universel. Autour de la proposition communient désormais rien de moins que le PDG de Tesla, Elon Musk, le fondateur de Virgin, Richard Branson, le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos et le propriétaire de Facebook, Mark Zuckerberg.

À première vue, il est difficile de voir ce qui unit ces magnats de la tech aux partisans de longue date du revenu de base, eux-mêmes d’horizons très divers – Philippe van Parijs, Charles Murray, David Graeber, Greg Mankiw, Mark Zuckerberg, Chris Hughes, John McDonnell, Yannis Varoufakis, Kathi Weeks, Jim O’Neill, Nick Srnicek, Anne Lowrey, Andrew Yang, etc. Un bref retour historique, cependant, permet de rappeler que gauche et droite ont fréquemment défendu les transferts en espèces comme un moyen de pallier les dynamiques qui caractérisent le capitalisme contemporain depuis des décennies : privatisation croissante des besoins, perte d’une identité sociale structurée par le travail, atomisation de la société, etc.

Une vaste littérature issue du secteur de la tech, dans les années 1990, allait apporter sa contribution au débat. Ce sont le gourou du management Peter Drucker et le politologue libertarien Charles Murray qui ont été les principales figures d’inspiration du mouvement pour un revenu de base. Murray s’inspirait des stratégies anti-pauvreté que Daniel Patrick Moynihan [adjoint du secrétaire d’État au travail sous la présidence de Gerald Ford NDLR] avait conçu pour la première fois à la fin des années 1960 – alors que les inquiétudes naissantes concernant les familles noires ont poussé les dirigeants à expérimenter des transferts en espèces. Pour Murray, l’extension des crédits d’impôt de Nixon dans les années 1970 et 1980 offrait une opportunité de taille pour transformer en profondeur l’État-providence américain. Sa configuration serait simplifiée : la redistribution s’effectuerait directement en espèces plutôt que par l’entremise de services publics.

« Puisque le gouvernement américain [allait] continuer à dépenser une énorme somme d’argent en transferts de revenus », déclarait Murray, il serait préférable de « prendre tout cet argent et de le restituer directement au peuple américain sous forme de subventions en espèces ». Le livre de Murray attachait de fortes conditionnalités aux subventions, dans l’espoir de revitaliser un paysage civique atomisé : l’aide serait conditionnée par l’adhésion à un organisme bénévole, qui verserait les subventions et imposerait des normes de comportement aux bénéficiaires. Couplé à un programme plus large de réductions d’impôts, la proposition de Murray entendait à la fois assouplir la rigidité du marché du travail et remédier à la crise des chefs de famille américains. Cette proposition a gagné en popularité dans le secteur de la tech, de l’institut Cato jusqu’à Stanford.​

Bien sûr, la situation post-2008 rendait les débats sur le revenu de base moins perméables aux considérations de Murray sur les chefs de famille. Avec la faillite des dotcoms de 2001, Google, Facebook et Twitter cherchaient à apparaître comme l’avant-garde d’une nouvelle ère d’internet – plus attentive aux enjeux « sociaux ». Focalisées sur les possibilités offertes du commerce de détail, elles ont encouragé une culture du profit de court-terme et du travail à la tâche. Cette économie de plateforme ne présupposait plus une unité familiale stable, fondée autour du chef de famille. L’apocalypse de l’automatisation ne s’était également pas concrétisée : plutôt que d’être remplacée par des robots, la main-d’œuvre de l’économie de services était de plus en plus supervisée et médiatisée par des plateformes numériques – un contrôle par des algorithmes qui, malgré ses promesses, peinait à accroître la productivité. « L’automatisation complète », comme l’analysait Hughes, semblait principalement concerner une couche de cadres intermédiaires qui était de toutes manières conduite à décroître.

Cette nouvelle économie était cependant fondée sur autre chose que la corvée. Les interactions sociales suivaient une évolution similaire à celle du monde du travail : à l’ère post-industrielle, elles devenaient plus informelles et liquides. En net contraste avec les médias, organisations et partis traditionnels, les réseaux sociaux permettaient des échanges plus ouverts et moins hiérarchiques entre citoyens. Les transferts en espèce étaient un complément naturel à cette nouvelle donne.

De la même manière que le cash était accompagné de conditions d’utilisations très larges, les algorithmes de Facebook étaient d’une parfaite neutralité quant aux normes individuelles. Ils permettaient aux utilisateurs de se rassembler spontanément, puis de se disperser avec des coûts de sortie plus faibles que dans les organisations traditionnelles. Pour Chris Hughes en particulier, le fondateur de Facebook, l’histoire américaine offre de nombreuses alternatives pour révolutionner le fonctionnement de l’État-providence.

Il fallait chercher « la cause profonde de la pauvreté », selon les responsables du projet, dans « un manque d’argent ». Un chèque suffirait pour offrir « la dignité et le libre arbitre que tout le monde mérite ».

Les États-Unis « pratiquent déjà les plus importants transferts en espèces de la planète, procurant des dizaines de milliards de dollars sans conditions aux familles pauvres ». Citant les précédents de Moynihan et de Nixon, Hughes dressait une ligne directe entre les années 1960 et 2010 : de la même manière que des plateformes comme Facebook, Twitter et Reddit, le plan Earned Income Tax Credit de Nixon reposait sur l’idée que financer des services publics pilotés par l’État était d’une efficacité moindre que de mettre de l’argent entre les mains des salariés. Sur internet comme dans la vraie vie, les utilisateurs pourraient déterminer leurs propres besoins et préférences.

Le « quantitative easing pour le peuple » promu par Hughes avait des racines anciennes – notamment dans les écrits de Milton Friedman. Comme celui-ci l’indiquait lui-même dans les années 1930, le New Deal avait mis fin à l’ère du laissez-faire : il devenait admis que le devoir de l’État était de stabiliser l’économie de marché. Mais Friedman avait une idée bien précise de la forme que devait revêtir cette stabilisation de l’économie par l’État – aux antipodes de toute forme de contrôle des prix, de services publics ou de planification d’État. L’action économique devait être tout entière déléguée à la Banque centrale, dont l’expertise technique pourrait alimenter le pouvoir d’achat des citoyens par l’entremise de la « monnaie-hélicoptère ». On a là une apologie précoce des transferts monétaires – de type « techno-populiste » – préconisant la distribution directe de cash aux citoyens par la Banque centrale, afin de relancer la consommation.

Pour Hughes et les autres « techno-populistes », cet agenda était viable tant pour les États-Unis que le reste du monde. Après sa rencontre avec GiveDirectly en 2012, l’actionnaire de Facebook s’est persuadé que l’État-providence américain trouverait son salut dans un tel cadre. En 2019, il posait déjà les enjeux en ces termes : « Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas besoin d’hôpitaux et d’écoles. Il faut cependant poser la question suivante : est-il préférable de verser un dollar dans un hôpital, ou un dollar en espèces, directement dans la poche des gens, pour qu’ils puissent aller trouver directement les ressources de santé dont ils ont besoin ? ». Une manière, selon un journaliste de l’époque, de « rendre la vie plus facile et plus épanouissante pour les pauvres ». Dans le contexte du tournant philanthropique de la tech, ajoutait-il, l’initiative s’inscrivait ouvertement contre ceux qui estimaient « que les bénéficiaires ne sont pas toujours les mieux placés pour utiliser l’argent versé de façon optimale ».

Ce scepticisme des barons de la tech à l’égard des approches topdown allait être renforcé par l’échec absolu de la tentative – à hauteur de 100 millions de dollars – de Mark Zuckerberg visant à révolutionner l’éducation dans le New Jersey. Inauguré en 2010 avec une armée de consultants, ce projet aux accents paternalistes semblait issu d’un autre temps. Le désastre qui a résulté de cette initiative, censée ouvrir la voie à un système éducatif entièrement neuf, n’était pas sans rappeler l’échec des projets de Jeffrey Sachs en Afrique, destinés à mettre fin à la pauvreté sur le continent – grâce au financement massif de services publics par des fortunes privées. Il a conduit les magnats de la tech vers davantage de prudence.

En 2016, « l’incubateur » de start-ups Y Combinator – qui finançait AirBnb, Dropbox et Twitch – devait mettre en place sa propre expérience-pilote de revenu universel dans l’Oakland. Modeste à l’origine, elle allait progressivement être étendue, alors que des financements considérables affluaient vers les géants de la tech avec la pandémie.

Bientôt rebaptisé Open Research Lab, il allait être renforcé par des financements supplémentaires issus des fonds de Jack Dorsey et de Chris Hughes. Ces projets-pilotes consistaient en des « essais randomisés contrôlés » (ECR), sélectionnant au hasard mille bénéficiaires destinés à recevoir 1.000 dollars par mois pendant trois ans. Le cadre expérimental était explicitement inspiré par les pilotes subsahariens dirigés par GiveDirectly – qui exportaient eux-mêmes le modèle des ECR dans l’hémisphère Sud. En 2018, et par l’intermédiaire de sa propre organisation, l’Economic Security Project, Hughes a financé le projet Stockton Economic Empowerment Demonstration (SEED), une expérience de vingt-quatre mois dans la ville de Stockton, en Californie, qui consistait à envoyer un chèque de 500 dollars chaque mois à 125 habitants de la ville sélectionnés au hasard.

Pour la gauche favorable au revenu de base, celui-ci offre un soulagement au « précariat » croissant et se montre plus efficient que les modèles d’assurance classiques – fondés sur une éthique du travail industriel jugée désuète.

Il fallait chercher « la cause profonde de la pauvreté », selon les responsables du projet, dans « un manque d’argent ». Un chèque suffirait pour offrir « la dignité et le libre arbitre que tout le monde mérite », ajoutaient-ils. On pouvait lire sur le site du projet : « en lieu et place d’une approche paternaliste consistant à dicter comment, où et à quelles conditions les individus peuvent construire leur vie, le versement direct d’argent offre la dignité et l’autodétermination aux citoyens, révélant à quel point la première approche est désuète et enracinée dans la méfiance ».

Les partis politiques devaient progressivement leur emboîter le pas. En 2020, le pilote devenait la pièce-maîtresse du candidat à la primaire démocrate Andrew Yang, qui le qualifiait de « dividende de la liberté » dans sa campagne présidentielle. Le maire de Stockton, Michael Tubbs, a même fondé sa propre organisation, Mayors for Guaranteed Income, pour renforcer cette politique à travers le pays. Soutenue par plus de cinquante maires, la coalition de Tubbs s’est déployée en lançant des pilotes du New Jersey à l’Indiana en passant par New York.

Après le crash de la pandémie, Jack Dorsey a fourni un montant sans précédent pour financer des expériences et des recherches sur le revenu de base. En avril 2020, il a annoncé la création d’une nouvelle initiative philanthropique, #startsmall, qui, grâce à un don personnel d’un milliard de dollars – environ un tiers de la richesse de Dorsey –, est probablement le plus grand bailleur de fonds des initiatives de la sorte. Le fonds a été conçu pour promouvoir la santé et l’éducation des jeunes filles par le biais d’un revenu de base. Pour accélérer le passage aux transferts en espèces, Dorsey a notamment fait don de 18 millions de dollars à la coalition des maires de Tubbs, un autre de 15 millions à l’expérience Y Combinator à Oakland, de 10 millions à la fondation d’Andrew Yang, de 5 millions à la One Family Foundation à Philadelphie et, enfin, de 3,5 millions au Cash Transfer Lab de l’Université de New York, où Dorsey avait fait ses études supérieures.

Si elles sont nées de l’engouement numérique des années 2010, ces initiatives ont aussi une histoire particulière. Elles sont appuyées par un arsenal d’arguments développé par deux générations de militants du revenu de base et renforcées par l’obsolescence des solutions auparavant mobilisées contre la dépendance au marché. Le revenu de base était à la fois un indice de recul – la disparition d’un ancien étatisme social – et un accélérateur du processus en cours. La proposition a fleuri dans le sillage d’une double désorganisation : l’affaiblissement d’un mouvement syndical dense capable de s’ériger en contre-pouvoir et celui des partis de masse qui agissaient en toile de fond. Dans son sillage, une nouvelle politique « techno-populiste » est apparue, axée sur les relations publiques et la sensibilisation des médias, dans laquelle les militants prétendent parler au nom d’une majorité silencieuse. Contrairement aux groupes d’intérêts plus anciens, ceux-ci expriment principalement des demandes abstraites d’amélioration de leur bien-être : verser de l’argent plutôt que consolider l’allocation de ressources spécifiques.

Les Occidentaux « ont besoin de définir un nouveau contrat social pour notre génération » et « d’explorer des idées telles que le revenu de base universel » déclarait Mark Zuckerberg en 2017. Cela implique de redessiner le contrat social conformément aux « principes d’un gouvernement restreint, plutôt que conformément à l’idée progressiste d’un filet de sécurité sociale élargi ». Pour la gauche favorable au revenu de base, il offre un soulagement au « précariat » croissant et se montre plus efficient que les modèles d’assurance classiques – fondés sur une éthique du travail industriel jugée désuète. Dans les années 2000, la proposition s’est imposée comme la condition du bien-être des pays du Nord et du Sud : non plus comme la « voie capitaliste vers le communisme » qu’avait présagée Philippe van Parijs dans les années 1980 ou la nouvelle économie du développement des années 2000, mais comme l’« utopie pour les réalistes ». Au prix d’un renoncement complet à une conception radicale et transformatrice du politique.

Welfare for markets. A global history of basic income.

Anton Jäger et Daniel Zamora Vargas, University of Chicago Press, 2023.

Note :

[1] Cet article constitue une version remaniée et traduite des premières pages de l’épilogue de l’ouvrage.

Au Royaume-Uni, l’arnaque de la privatisation de l’eau

Une station d’épuration vue du ciel. © Patrick Federi

En 1989, Margaret Thatcher privatise la gestion de l’eau au Royaume-Uni. Depuis, les compagnies des eaux du royaume se sont considérablement endettées, tout en versant d’énormes dividendes à leurs actionnaires. Les usagers, dont les factures explosent, et l’environnement, avec des rejets d’eaux usées dans les cours d’eau, en font les frais. Plus que jamais, il est urgent que le gouvernement renationalise le secteur et mette fin à ces excès. Par Prem Sikka, originellement publié par notre partenaire Jacobin, traduit et édité par William Bouchardon.

L’obsession néolibérale de la privatisation des industries et des services essentiels hante le Royaume-Uni. La forte inflation – 8% en juin sur un an – et la misère qui touche des millions de personnes sont directement liées aux profits réalisés dans les secteurs du gaz, du pétrole, des chemins de fer ou de la poste. Mais un autre secteur clé est moins évoqué : celui de la gestion de l’eau. La rapacité des entreprises qui domine ce marché est telle que Thames Water, la plus grande entreprise de distribution d’eau et d’assainissement d’Angleterre, est désormais au bord du gouffre.

Les graines de la destruction ont été semées par la privatisation de 1989,  lorsque le gouvernement Thatcher a vendu les sociétés de distribution d’eau d’Angleterre et du Pays de Galles pour seulement 6,1 milliards de livres sterling. Mais étant donné qu’il n’existe qu’un seul réseau de distribution et d’égouts, la concurrence est impossible et les clients se retrouvent piégés.Le secteur a adopté le modèle classique de sociétés de capital-investissement : ses prix sont élevés, les investissements faibles et les montages financiers permettent d’obtenir des rendements élevés. Au lieu de demander aux actionnaires d’investir à long terme par le biais de leurs fonds propres, ce modèle a recours à l’endettement car le paiement des intérêts bénéficie d’un allègement fiscal, ce qui constitue, de fait, une subvention publique. Cela permet de réduire le coût du capital et d’augmenter les rendements pour les actionnaires, mais a pour effet d’accroître la vulnérabilité de ces entreprises aux hausses de taux d’intérêt.

Investissements minimaux, profits maximaux

Depuis 1989, en décomptant les effets de l’inflation, les redevances d’eau ont augmenté de 40 %. Les entreprises du secteur ont une rentabilité exceptionnelle : leur marge bénéficiaire est de 38 %, un pourcentage très élevé pour une activité sans concurrence, à faible risque et dont la matière première tombe littéralement du ciel.

Dans le même temps, quelque 2,4 milliards de litres d’eau sont perdus chaque jour à cause des fuites liées au mauvais état des infrastructures. En effet, bien que la population ait augmenté de près de dix millions d’habitants depuis la privatisation, aucun nouveau réservoir n’a été construit. Si les compagnies des eaux sont tenues de fournir de l’eau propre, elles ont en revanche augmenté la pollution de cette ressource vitale en déversant des eaux usées dans les rivières. Les fuites non colmatées et le déversement des eaux usées en pleine nature sont en effet autant de sources d’économies qui permettent d’augmenter les bénéfices, les dividendes et les intéressements des dirigeants.

Les fuites non colmatées et le déversement des eaux usées en pleine nature sont en effet autant de sources d’économies qui permettent d’augmenter les bénéfices, les dividendes et les intéressements des dirigeants.

Ces tuyauteries en mauvais état et ces rejets sauvages nécessitent des investissements considérables pour être corrigés. Selon un rapport de la Chambre des Lords, le secteur a besoin de 240 à 260 milliards de livres de nouveaux investissements d’ici à 2050, bien plus que les 56 milliards de livres suggérés par le gouvernement. Mais les entreprises en question rechignent à investir, préférant profiter de leur rente pour extraire le maximum de liquidités. Depuis la privatisation, ce sont 72 milliards de livres de dividendes qui ont été versés aux actionnaires. 15 autres milliards devraient s’y ajouter d’ici à 2030. Des chiffres à mettre en regard des dettes accumulées par ces entreprises, qui s’élèvent à environ 60 milliards de livres. Pour chaque livre payée par les clients, 38 centimes vont aux profits. Sur ces 38 centimes, 20 vont au service de la dette, 15 aux dividendes et 3 à d’autres postes comme les impôts. Si l’investissement et l’efficacité ont été autant négligés, c’est que les entreprises du secteur ont considéré qu’elles pourraient toujours emprunter à faible coût. Pour couvrir le coût de ces emprunts, les factures des ménages ont bondi. 

Bien sûr, il aurait pu en être autrement si l’Autorité de régulation des services d’eau, Ofwat, avait imposé des pratiques plus prudentes. Mais comme souvent, le régulateur obéit en réalité aux intérêts qu’il est censé contrôler : environ deux tiers des plus grandes compagnies de distribution d’eau d’Angleterre emploient des cadres supérieurs qui travaillaient auparavant à l’Ofwat. Six des neuf compagnies d’eau et d’assainissement d’Angleterre ont comme directeur de la stratégie ou comme responsable de la réglementation d’anciens fonctionnaires de l’Ofwat.Les signaux d’alarme au sujet des montages financiers au sein des entreprises de distribution d’eau n’ont pourtant pas manqué. En 2018, l’Ofwat a ainsi suggéré de fixer un plafond au ratio d’endettement à 60 % de la valeur des actifs de ces entreprises, selon des modes de calculs complexes. Mais cette timide volonté de limiter les risques s’est heurtée à un mur : les entreprises en question s’y sont opposées.

Thames Water noyée par ses dettes

Mais ces années de gabegie et d’indulgence des régulateurs ont fini par éclater au grand jour avec la crise de Thames Water. Plus grande entreprise de l’eau outre-Manche, opérant notamment dans le secteur de Londres, Thames Water perd environ 630 millions de litres d’eau par jour à cause de fuites et déverse régulièrement des tonnes d’eaux usées dans les rivières. Depuis 2010, elle a été sanctionnée quatre-vingt-douze fois pour des manquements et s’est vue infliger une amende de 163 millions de livres. Pourtant, le salaire de son directeur général, qui a récemment démissionné, a doublé au cours des trois dernières années.

Depuis sa privatisation, elle a versé 7,2 milliards de livres de dividendes à ses actionnaires, qui sont aujourd’hui principalement des fonds souverains chinois et émiratis. En parallèle, ses dettes s’élèvent à 14,3 milliards de livres, soit presque autant que la valeur totale de tous ses actifs d’exploitation, dont la valeur est estimée à 17,9 milliards de livres. Le ratio d’endettement de l’entreprise avoisine donc les 80 %, bien plus que les 60% recommandés par l’Ofwat. 

La détresse de Thames Water est un cas d’école de l’échec de la privatisation, qui cherche le profit à tout prix, en rackettant les clients captifs et en créant des montages financiers intenables. 

Comme d’autres compagnies des eaux, elle a emprunté à des taux indexés, ce qui signifie que les intérêts de la dette suivent les évolutions du taux directeur, un pari très risqué. Pendant des années, les audits menés par le cabinet PricewaterhouseCoopers affirmaient pourtant régulièrement que l’entreprise était en bonne santé, alors qu’il était évident qu’elle manquait de résilience financière. Tandis que les auditeurs restaient silencieux, la City de Londres, satisfaite des taux de rentabilité, n’est guère préoccupée de la situation et l’Ofwat n’a presque rien fait. Une passivité qui s’explique aisément : Cathryn Ross, l’actuelle directrice générale adjointe de Thames Water, est une ancienne directrice de l’Ofwat et que son directeur de la politique réglementaire et des enquêtes et son directeur de la stratégie réglementaire et de l’innovation sont également d’anciens cadres de l’Ofwat.

La supercherie a fini par éclater lorsque la Banque d’Angleterre a augmenté les taux d’intérêt depuis environ un an : Thames Water s’est vite retrouvée dans l’impossibilité de réaliser les investissements minimaux requis et d’assurer le service de sa dette. La détresse de Thames Water est un cas d’école de l’échec de la privatisation, qui cherche le profit à tout prix, en rackettant les clients captifs et en créant des montages financiers intenables. 

Mettre fin au scandale

Face aux rejets massifs d’eaux polluées et à l’échec complet de la privatisation, les usagers réclament très majoritairement la renationalisation de l’eau. Mais aura-t-elle lieu ? Le parti conservateur, actuellement au pouvoir, est peu enclin à mener ce chantier, tant il est acquis aux intérêts des grands groupes. Le chef de l’opposition travailliste, Keir Starmer, en tête dans les sondages, avait certes promis durant sa campagne en 2020 de nationaliser le secteur. Mais, comme d’innombrables d’autres promesses conçues pour plaire à la base militante bâtie par Jeremy Corbyn, cet engagement a été renié. Selon des échanges mails ayant fuité dans la presse, les dirigeants du Parti travailliste et les compagnies des eaux se sont concertés en secret pour créer des « sociétés à but social » qui resteraient privées mais accorderaient une plus grande place aux besoins des clients, du personnel et de l’environnement.

Vaste fumisterie, ce statut d’entreprise ne signifie rien de concret. L’article 172 de la loi britannique sur les sociétés de 2006 impose en effet déjà aux directeurs de sociétés de tenir compte des intérêts des « employés », des « clients », de la « communauté et de l’environnement » lorsqu’ils prennent des décisions. Les résultats sont sous nos yeux… Le concept flou de « but social » ne permettra donc pas de freiner les pratiques prédatrices.

Pour remettre en état le réseau et purger les montagnes de dettes, les vrais coupables doivent être désignés : l’influence toxique des actionnaires et de la course aux rendements financiers. Le seul moyen d’empêcher que ces facteurs continuent à détruire ces entreprises est de revenir à une propriété publique et d’impliquer davantage les usagers. Or, ces entreprises peuvent être rachetées pour une bouchée de pain. Si les normes de protection de l’environnement et des usagers étaient rigoureusement appliquées, les actions des compagnies des eaux ne vaudraient pratiquement plus rien. En cas de défaillance, les créanciers n’obtiendraient probablement pas grand-chose, et le gouvernement pourrait alors racheter les actifs à bas prix. Le coût de ce rachat pourrait être financé par l’émission d’obligations publiques auprès de la population locale avec l’incitation qu’en plus du paiements d’intérêts, les détenteurs d’obligations obtiendront des réductions sur leurs factures d’eau. En outre, les usagers devraient pouvoir voter la rémunération des dirigeants, afin d’empêcher que ces derniers ne soient récompensés pour des pratiques abusives.

Peu coûteux et relativement rapide à mettre en place, le retour à une propriété publique du réseau d’eau et d’assainissement britannique est une priorité absolue étant donné la crise environnementale et sociale qui frappe le pays. Seul manque la volonté politique. Faudra-t-il attendre que les Anglais n’aient plus d’eau ou se retrouvent noyés sous leurs égouts pour que les politiques se décident à réagir ?

Émeutes urbaines ou révoltes sociales ?

Voiture incendiée à Grenoble. © Florian Olivo

Échec de la rénovation urbaine ? Défaut d’implication parentale ? Responsabilité des jeux vidéo ? Les émeutes du début de l’été 2023 ont donné lieu à la réactualisation de vieux débats sur les causes des violences observées, sans qu’aucune explication pertinente ou solution réelle n’émerge vraiment. De même, les plateaux médiatiques ont généralement opposé les tenants d’un nouveau tour de vis sécuritaire à ceux qui voient dans ces émeutes et pillages des révoltes contre un ordre social injuste. Pour le sociologue Daniel Bachet, professeur émérite à l’université d’Evry-Paris-Saclay, ces analyses posent toutes de sérieux problèmes. Selon lui, les émeutes sont avant tout la conséquence de l’emprise de la société de marché sur nos vies, l’espace et notre psyché. Sans remise en cause profonde de l’ordre économique, l’expérience de la « violence inerte de l’ordre des choses » amènera inéluctablement à de nouvelles flambées de violences urbaines.

Les « émeutes urbaines » de la fin du mois de juin 2023 et les violences qui les ont accompagnées, à la suite de la mort de Nahel Merzouk à l’âge de 17 ans, se sont étendues sur tout le territoire, des centres-villes de grandes agglomérations aux communes plus petites. Contrairement aux émeutes de 2005, un certain nombre de lieux et de symboles ont été visés : mairies, écoles, services publics, bibliothèques, domiciles d’élus. Des jeunes gens et des jeunes filles de 11 à 25 ans ont été impliqués et parmi eux, un tiers étaient des collégiens.

Ne pas amalgamer toutes les formes de violence

Il semblerait en tout cas que les quartiers populaires ne soient dignes d’intérêt pour un certain nombre de commentateurs que lorsqu’ils sont le théâtre de déchaînements de forte intensité. En focalisant l’attention sur les images de voitures incendiées et de vitrines brisées, la grande majorité des médias paraît opter pour une réponse sécuritaire tout en laissant dans l’ombre les déterminants socio-économiques et idéologiques de ces violences. L’illusion selon laquelle il serait possible de venir à bout des « violences urbaines » sans refonder les structures économiques et politiques existantes reste tenace. Le pouvoir de l’hégémonie au sens de Gramsci n’est-il pas de conformer un imaginaire majoritaire et d’y imposer sa manière de voir et de juger ?

En tant que catégorie d’appréhension du réel, la violence n’existe qu’à l’état virtuel. Tout dépend de qui la commet et aux dépens de qui elle est commise. Selon les cas, elle sera reconnue ou déniée comme telle. Ainsi en va-t-il de la « violence urbaine » dont les zones d’habitat populaire seraient non seulement le théâtre mais également le foyer.

La ségrégation spatiale est rarement appréhendée pour ce qu’elle est fondamentalement : la matérialisation territoriale d’une ségrégation sociale inhérente à des sociétés de plus en plus inégalitaires et violentes.

Malgré l’existence des travaux pionniers comme ceux du philosophe Henri Lefebvre concernant les liens qui unissent les questions urbaines et les problèmes sociaux, la ségrégation spatiale est rarement appréhendée pour ce qu’elle est fondamentalement : la matérialisation territoriale d’une ségrégation sociale inhérente à des sociétés de plus en plus inégalitaires et violentes. L’espace, dans ses dimensions physiques et sociales au sein d’une société hiérarchisée contribue à la construction socio-psychique des groupes sociaux et « l’habitat contribue à faire l’habitus » comme l’a bien montré Pierre Bourdieu : 

« Le quartier stigmatisé dégrade symboliquement ceux qui l’habitent, et qui, en retour, le dégradent symboliquement puisque, étant privés de tous les atouts nécessaires pour participer aux différents jeux sociaux, ils n’ont en partage que leur commune excommunication ». (La misère du monde, 1993)

Dès lors, on peut comprendre que le tir mortel d’un policier sur un adolescent ait pu déclencher des processus sociaux violents prenant des formes allant de la rébellion contre l’autorité institutionnelle à la déprédation de commerces et de bâtiments jusqu’au vol de marchandises. L’agression mortelle d’un adolescent vivant dans une « cité sensible » est en effet vécue comme une étape supplémentaire dans la disqualification sociale des plus stigmatisés. C’est ce vécu collectif inscrit dans les structures mentales qui peut produire simultanément des affects puissants d’animosité, de vengeance ou de désespoir.

En revanche, d’autres types d’actes délictueux relèvent d’une délinquance organisée par des bandes ou des gangs. Ceux-ci profitent de faits divers meurtriers pour déployer, sur le modèle du clan et de l’occupation des territoires, les pulsions les plus agressives en vue de rendre légitimes leurs intérêts matériels issus des trafics de drogue et de perpétuer le maintien de l’ordre social nécessaire à toutes sortes de commerces illégaux. Selon certains spécialistes, ces illégalismes font même système. Il y a déjà 25 ans, le magistrat Jean de Maillard rappelait ainsi que :

« La délinquance des pauvres, qu’on croyait improductive, est désormais reliée aux réseaux qui produisent le profit. Du dealer de banlieue jusqu’aux banques de Luxembourg, la boucle est bouclée. L’économie criminelle est devenue un sous-produit de l’économie globale, qui intègre à ses circuits la marginalité sociale ». (Un monde sans loi, 1998).

Comment comprendre la psyché des émeutiers ?

Néanmoins, si des jeunes délinquants veulent « se faire de la thune », par exemple en revendant les biens pillés, comme ils l’affirment souvent eux-mêmes, les références à un « manque de dignité » ou à une « absence de valeur et d’estime de soi » ne sont pas, à elles seules, des explications suffisantes pour comprendre les passages à l’acte. Comment être digne si l’on vit dans l’indignité de l’invalidation ? Comment être reconnu si l’on n’est personne ? Il faut toujours un statut économique ou un fondement matériel pour étayer les valeurs. Sinon, le risque est grand de sombrer dans un discours purement idéaliste car déconnecté des conditions réelles d’existence des situations de pauvreté et de marginalisation.

C’est pourquoi, afin d’éviter tout malentendu sociologique, il est toujours utile de rappeler que s’il n’y a pas de lien direct de cause à effet entre la situation de pauvreté et les actes délictueux, les sentiments d’humiliation, de colère ou de ressentiments ne surgissent pas ex nihilo. Ils affectent toujours en priorité celles et ceux qui sont rassemblés dans les lieux de relégation sociale. Une fois enfermés dans des espaces qui ne font qu’empiler les problèmes sociaux et les actes délictueux, les comportements et les affects peuvent varier sur une palette très large : fatalité et acceptation d’emplois précaires, de petits boulots, de stages sans perspectives d’emplois, mais également participation active à des trafics de drogue et à d’autres modalités illégales d’insertion. Ces sphères licites et illicites ne sont d’ailleurs pas hermétiques : à l’intersection des deux, on trouve par exemple la volonté d’un certain nombre de jeunes issus de quartiers populaires de devenir des “influenceurs” vendant toutes sortes de biens et services à leurs abonnés.

Bien entendu, si les déterminismes communs aux quartiers relégués pèsent sur les actions des jeunes, chacun dispose aussi de sa propre idiosyncrasie, issue des hasards de sa vie et de son libre arbitre. Tout jeune, bien qu’appartenant à un groupe qui homogénéise ses manières de penser et de faire, fait des rencontres qu’il est le seul à avoir faites et traverse des situations qu’il est le seul à avoir vécues. Il peut alors arriver un moment où ces affections prennent le pas sur le vécu commun aux quartiers populaires, au point de le faire diverger du groupe. « Il s’en est sorti » est en général le propos fétiche de la doxa qui sous-estime les conditions de possibilité de cette sortie.

Au-delà de ces déterminants sociaux des violences urbaines, certains auteurs y voient aussi une forme d’expression, parmi d’autres, d’une frustration ou d’une rancœur issue du poids de l’histoire et de l’immigration. La psychologue Malika Mansouri par exemple a étudié les processus psychiques déclenchés par le vécu contemporain post-colonial des adolescents en articulation avec le passé inégalitaire de leur filiation. Selon ses travaux, la subjectivité propre à ces individus est issue tant de dimensions pulsionnelles que de dimensions historiques, sociales et politiques. 

Or, la toute-puissance du fait colonial dans l’espace et dans le temps conduit à la déconsidération systématique des vagues d’immigration les plus récentes. Le temps passé ne permet pas aux individus originaires des anciennes colonies d’Afrique du Nord ou d’Afrique noire d’accéder à plus de reconnaissance, comme ce fut le cas pour les autres « immigrés » d’Europe du Sud ou de l’Est même si ces derniers ont été également sujets à ostracisme, propos et attitudes xénophobes. Ces jeunes en difficulté doivent donc faire face à une forme de « chosification » ou de « désubjectivation », c’est-à-dire de réduction de leur individualité à une « nature » dont ils ne sauraient s’échapper, de la part de nombreux policiers, voire chez certains enseignants. Déjà difficilement supportable au quotidien, celle-ci leur devient insupportable à l’heure de l’adolescence et « chaque nouveau mort devient (alors) l’incarnation d’un ancêtre dont la mort réelle et/ou subjective n’a pas été réparée ».

Les conditions sociales des émeutes

Si le mépris et la réduction à une origine – réelle ou supposée – perçue péjorativement existent depuis longtemps, l’accroissement des tensions dans les « quartiers » est directement lié à l’aggravation du délitement social depuis une quarantaine d’années. Les mutations du capitalisme depuis les années 1980 ont multiplié les formes d’abandon et de destruction du tissu social : accroissement de la pauvreté et des inégalités, déclassement d’une part grandissante de la population, disparition de nombre d’emplois qualifiés suite à la désindustrialisation, faiblesse de l’Education nationale, absence d’une authentique éducation populaire capable de répondre au défi de la déliaison des jeunes avec les institutions… Ces nouveaux pauvres ne sont plus directement connectés avec les pratiques des catégories ouvrières et employées d’autrefois, syndiquées et travaillant en entreprise ou dans des services publics, car le monde du travail s’est profondément transformé. Le dénuement matériel et la peur du chômage conduisent ainsi les populations les plus fragiles à occuper des emplois presque toujours précaires et mal rémunérés.

Ces nouveaux pauvres ne sont plus directement connectés avec les pratiques des catégories ouvrières et employées d’autrefois, syndiquées et travaillant en entreprise ou dans des services publics, car le monde du travail s’est profondément transformé.

Au-delà de causes strictement matérielles et liées au travail, l’impossibilité pour les habitants des quartiers populaire de mener une vie sociale pleine et cohérente est également liée à un cumul sans fin de problèmes permanents : éducation au rabais en raison d’un manque de moyens matériels et d’enseignants, désertification des services publics et de la Sécurité sociale, soumission des quartiers-ghettos et d’une part des jeunes de ces quartiers aux économies parallèles, développement des intégrismes religieux professant un islam à caractère politique, parfois sous-estimés par les élus locaux, etc. Par ailleurs, la suppression de la police de proximité et l’influence grandissante de syndicats policiers de plus en plus en phase idéologique avec l’extrême-droit ont durci les rapports entre la jeunesse des « quartiers » et la police, qui est souvent une des dernières formes de présence de l’Etat dans ces espaces.

Une responsable de formation, Sylvie, qui a vécu dans la cité des Beaudottes à Sevran (Seine-Saint-Denis) pendant 24 ans, et qui a participé à de nombreux projets de réhabilitation s’inscrivant dans le cadre de la politique de la ville nous faisait part de ses analyses :

« Un coup, on injecte du fric pour réhabiliter quelques logements, un coup, on détruit une barre de logements pour répartir la population dans d’autres quartiers, un coup, on met en place des « zones franches » pour favoriser le commerce de proximité, un coup, on fixe un quota de logements sociaux dans les villes pour favoriser la mixité sociale. »

« Toutes ces mesure partent peut-être de bonnes intentions mais, au fond, cela ne change pas vraiment la vie des gens dans les cités et on en voit aujourd’hui l’inefficacité ; quand on entasse de la misère avec de la misère, quand on n’entretient pas au quotidien le cadre de vie, quand on ne permet pas aux gens de pouvoir vivre dignement de leur travail, quand l’école faillit et que les écoles et les collèges ressemblent plus à des maisons pénitentiaires qu’à des espaces d’élévation intellectuelle, bref, quand on traite les gens comme des chiens, ils se comportent comme des chiens ». 

Concernant les « cités », cette responsable de formation ajoutait :

« Les cités, aujourd’hui, c’est comme la tuberculose au 19ème siècle, tant que ça reste concentré dans les cités, tout le monde s’en fout. Seulement, un jour, ça déborde, ça contamine les autres citoyens et là, on se dit qu’il faudrait bien faire quelque chose… Aujourd’hui, ça déborde dans les centres commerciaux, dans les bâtiments publics, les mairies, les écoles, les transports… Hélas, la frange de la bourgeoisie éclairée du 19ème siècle n’a pas fait de rejetons à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui. Tant qu’on ne traite pas le problème globalement, tant qu’on laisse les gens dans la pauvreté en les rendant responsables de leur malheur, la maladie évoluera vers la pandémie ».

A la lueur de ce type de témoignage, il convient de ne pas tomber dans un jugement à caractère moral : ni excuser, ni condamner mais comprendre. D’une certaine façon, le modèle économique dominant, outre les conséquences dont nous donnons quelques exemples, façonne aussi un imaginaire social dont la consommation et la marchandise sont les paradigmes centraux. Ainsi, à l’autre bout de l’arc sociologique, parmi les franges de la population les plus appauvries et marginalisées, il n’est pas surprenant que les agents de cette économie parallèle soient mus par le désir de « l’argent facile ». 

Le modèle économique dominant façonne un imaginaire social dont la consommation et la marchandise sont les paradigmes centraux. Parmi les franges de la population les plus appauvries et marginalisées, il n’est pas surprenant que les agents de cette économie parallèle soient mus par le désir de « l’argent facile ». 

Cette délinquance ne vaut ni plus ni moins que celle des cols blancs, car le capitalisme financiarisé parvient à coloniser de très nombreux esprits dans toutes les classes sociales. Les bandes mafieuses sont également le produit du capitalisme sous sa forme actuelle, où règnent la concurrence et les affrontements pour gagner des parts de marchés ou des territoires à « rentabiliser ». Le modèle économique en vigueur aujourd’hui est devenu le prototype de la manière d’être au monde (esprit de calcul, utilité et instrumentalité). Du côté de nombreux agents dominants comme des dominés eux-mêmes, ne s’agit-il pas en priorité de faire du « business » ? Aussi, ne serait-il pas hasardeux de penser, comme certains ont pu le déclarer, que les émeutiers, dans leur globalité, soient porteurs d’un mouvement visant à subvertir les règles du système capitaliste ? Peut-on vraiment qualifier de « révolte sociale » un mouvement très hétérogène dont une bonne part des agents ne donnent pas de sens politique à la portée de leur action ?

Limites et impasses des politiques de la ville

Refusant de remettre en cause le nouveau paradigme économique qui a créé les conditions du chaos récemment observé, nos élites politiques ont préféré répondre par des « politiques de la ville ». Apparues dans les années 1970-80, celles-ci s’appuient sur l’hypothèse selon laquelle le « contenant spatial » ou le « cadre de vie » permettraient d’améliorer considérablement les conditions matérielles d’existence des populations en difficulté et marginalisées. Sauf que voilà : il n’y a pas de lien direct entre le « cadre de vie » (environnement et bâti d’un milieu) et le « mode de vie » lié aux revenus, aux patrimoines et aux statuts. Penser que l’on peut simplement aménager et réhabiliter les quartiers pour transformer la vie sociale des habitants, c’est laisser dans l’ombre le mode de production capitaliste qui s’incarne dans les politiques du logement, du travail et de l’emploi. Les déficiences de l’espace physique et du cadre de vie ne sont pas directement à l’origine des troubles sociaux. Si tel était le cas, il suffirait de « recoudre le tissu urbain » ou de « réparer la banlieue » comme l’ont proposé de nombreux architectes et aménageurs urbains.

Comment expliquer alors que des espaces publics réaménagés à grands frais aient été le théâtre d’affrontements de plus en plus violents en particulier dans les années 1980 et 2000 ? De même, les références à la « mixité sociale », comme solution miracle à la paix dans les quartiers, relèvent d’une méconnaissance certaine de la vie sociale. Comment un rapprochement spatial réussirait-il, à lui seul, à gommer les distances sociales ? Ce rapprochement est vécu généralement comme angoissant, voire comme une promiscuité intolérable, du point de vue de catégories de résidents que tout oppose. 

Penser que l’on peut simplement aménager et réhabiliter les quartiers pour transformer la vie sociale des habitants, c’est laisser dans l’ombre le mode de production capitaliste qui s’incarne dans les politiques du logement, du travail et de l’emploi.

Jetant le bébé avec l’eau du bain, certains responsables politiques, comme Eric Zemmour, Eric Ciotti ou Jordan Bardella, ont conclu de cet échec des « politiques de la ville » qu’il fallait arrêter de dépenser des sommes démesurées pour les quartiers défavorisés. Selon eux, ces derniers bénéficieraient en effet d’une pluie d’argent public non méritée et sans effets. Qu’en est-il réellement ? Les milliards dépensés dans ces quartiers sont-ils engagés pour résoudre les problèmes structurels d’emploi, de qualification et de scolarisation des jeunes ? Ou bien est-il plutôt question de saupoudrage en vue d’atténuer les divisions et les hiérarchisations qui séparent les citadins dans l’espace urbains ?

Quand on pense aux investissements de l’Etat dans les quartiers prioritaires, on fait souvent référence au programme national de rénovation urbaine (PNRU), conduit entre 2004 et 2020 et reconduit jusqu’en 2024 sous l’acronyme de NPNRU. Ces deux plans visent à reconfigurer l’urbanisme dans les grands ensembles, en particulier le logement. Il est souvent fait référence aux 45,2 milliards d’euros de travaux et d’interventions qui ont eu lieu dans le cadre du PNRU. Mais ce chiffre n’est pas révélateur de l’effort public qui a été fourni pour les banlieues. Un financement important (20,5 milliards) a été apporté par les organismes HLM, donc essentiellement par les locataires du parc social, via leurs loyers. Le deuxième apport (11,7 milliards) a été financé par l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU), dont les fonds proviennent du 1 % logement, une taxe qui pèse sur la masse salariale et que les entreprises sont tenues de verser pour participer à l’effort de construction. Les collectivités territoriales (communes, intercommunalités, départements, régions) ont participé pour un montant de 9,6 milliards d’euros et 3,6 milliards d’euros ont été versés par d’autres organismes comme l’Etat, l’Europe, ou d’autres institutions publiques. 

La puissance publique ou parapublique a donc versé directement une vingtaine de milliards d’euros pour un plan qui s’est étalé sur près de 20 ans, soit un peu plus d’un milliard d’euros par an. A titre de comparaison, rappelons que le gouvernement a consacré 5 milliards d’euros en 2020 pour le plan « France Relance aux ruralités » post-Covid. Comme l’a souligné le journaliste Vincent Grimault, les « banlieues » sont loin d’être les seuls territoires à bénéficier de mesures spécifiques. Par ailleurs, la réforme de la géographie prioritaire de 2014 a fait basculer plusieurs quartiers de petites villes rurales en Quartiers prioritaires de la ville (QPV). La politique de la ville concerne désormais aussi bien l’hypercentre de la petite ville de Guéret, dans la Creuse, que certaines communes de Seine Saint-Denis.

Sans doute faut-il préciser que les opérations du PNRU ont été portées par une agence nationale qui a imposé un modèle identique un peu partout sur le territoire. Une course aux financements et aux chantiers s’est mise en place entre les communes, ce qui a laissé peu de place pour des projets alternatifs à la démolition et pour l’expression des habitants. Les hauts fonctionnaires ont ainsi décidé de l’essentiel, les habitants n’ayant été consultés que sur le choix de la couleur des boîtes aux lettres.

Pierre Bourdieu, dans La misère du monde, a parfaitement décrit la genèse de la construction politique de l’espace. Celle-ci s’est construite au cours du temps par la confrontation et la concertation entre les hauts fonctionnaires de l’Etat, les agents des groupes financiers et des banques, directement impliqués dans la vente de crédits immobiliers avec les mandataires des collectivités locales et des offices publics. Cette politique du logement s’est mise en place à travers la fiscalité et les aides à la construction et a accompagné les évolutions de la rente foncière urbaine et des loyers. En entraînant la gentrification de nombre de villes, cette politique a déplacé les catégories sociales les moins solvables vers les banlieues, où les prix du sol et des logements sont beaucoup plus faibles. En favorisant la construction de groupes homogènes à base spatiale (Bourdieu) la politique sélective du logement a donc contribué à la dégradation des grands ensembles, puis au retrait de l’Etat et des services publics.

A défaut de refonder les politiques publiques et de les orienter massivement vers le logement, le travail, l’éducation et l’emploi, ce sont les marchés qui continueront à imposer leurs règles en amplifiant leurs effets sociaux délétères sur les banlieues et les quartiers populaires.

Ainsi, à défaut de remonter vers les racines des problèmes sociaux, eux-mêmes produits de la reconfiguration de l’espace par le capitalisme néolibéral, les politiques de la ville apparaissent comme des « dramaturgies urbaines » qui ont pour finalité de « dissoudre » (et non résoudre) le problème du clivage social accru entre riches et pauvres au moyen d’une approche spatialisante déconnectée des origines réelles des maux des « banlieues ». Les mesures gouvernementales qui relèvent du « politiquement correct » et les commentaires les plus conservateurs de type sécuritaire n’apportent aucune solution aux problèmes des violences dans les cités dès lors qu’elles ne s’attaquent pas au modèle économique dominant ni aux structures sociales qui le soutiennent. A défaut de refonder les politiques publiques et de les orienter massivement vers le logement, le travail, l’éducation et l’emploi, ce sont les marchés qui continueront à imposer leurs règles en amplifiant leurs effets sociaux délétères sur les banlieues et les quartiers populaires. 

De la même façon que réduire les problèmes de violence et de ségrégation au seul registre de l’urbanisme conduit à des solutions illusoires, invoquer la « responsabilité parentale » ou celle des réseaux sociaux comme l’a fait Emmanuel Macron n’aboutira à rien. Si certains usages abusifs des écrans ou certains comportements parentaux peuvent certes être critiqués, ils ne sont que les dérivés de situations plus structurelles et profondes. Pénaliser des parents et des familles monoparentales pour leur « irresponsabilité » ne ferait que redoubler les mécanismes de dépossession et d’exclusion. Quant aux réseaux sociaux, il y a bien eu un effet catalyseur permettant aux jeunes des cités de se donner des lieux de rendez-vous pour fomenter des troubles. La responsabilité n’en incombe pas pour autant à la technologie ni aux écrans par eux-mêmes mais au paradigme économique qui investit leurs usages.

Démanteler le règne du marché

Si le gouvernement et une grande partie du spectre politique se refusent à regarder les problèmes en face, c’est qu’il est bien plus aisé de pointer du doigt l’urbanisme, les parents ou les écrans que de changer de régime économique. La « violence inerte de l’ordre des choses », selon la formule de Pierre Bourdieu, est bien celle qui bénéficie aux classes dominantes. Ce sont les mécanismes implacables des marchés guidant les politiques publiques qui conduisent à sélectionner les populations et à les rassembler dans des lieux de relégation sociale. Les marchés sont considérés comme de gigantesques algorithmes qui servent à établir les prix du logement, des loyers, des salaires mais également des établissements d’enseignement. Or, laisser au marché le soin de générer des prix pour déterminer les choix sociaux, c’est créer une société dans laquelle les écoles et les hôpitaux des quartiers défavorisés restent délabrés alors que les vitrines des magasins des grandes villes sont chatoyantes et allumées nuit et jour.

Laisser au marché le soin de générer des prix pour déterminer les choix sociaux, c’est créer une société dans laquelle les écoles et les hôpitaux des quartiers défavorisés restent délabrés alors que les vitrines des magasins des grandes villes sont chatoyantes et allumées nuit et jour.

De plus, dans une société autoritaire et inégalitaire, les marchés associés aux algorithmes constituent des procédés souples et insidieux pour contrôler les populations, prévenir les illégalismes des « classes dangereuses » et accentuer la répression si nécessaire. Le pouvoir de l’hégémonie est de passer sous silence cette violence sourde mais puissante au profit de la seule violence « condamnable », celle qui, individuellement ou collectivement, est le fait des dominés. Du point de vue des catégories dominantes, l’alternative consiste à prévenir pour ne pas avoir à réprimer ou à réprimer pour ne plus avoir à prévenir. La violence condamnable des dominés est la seule à devoir figurer officiellement au centre des préoccupations, à faire l’objet de la réflexion et à constituer la cible des actions.

D’où la nécessité d’identifier d’autres alternatives en faveur des catégories dominées et de leur émancipation. Cela suppose de sortir de la tyrannie des marchés, de redéfinir les mesures de la « valeur » et de ne plus réduire celle-ci à des prix et à des taux de rentabilité financière. La refondation des marchés et la socialisation des productions et services essentiels sont les conditions pour sortir d’un capitalisme qui marginalise et qui contrôle les populations les plus fragiles.  La volonté politique de créer les institutions d’une réelle démocratie économique et sociale tient à la force symbolique et au désir du plus grand nombre. C’est cette volonté collective qui est en mesure de changer les règles du jeu et de remonter jusqu’aux déterminants de la violence inerte des choses.

Rompre avec les logiques budgétaristes dans le logement : autour d’une note de la Cour des comptes

© Anna Zakharova

Il y a deux semaines, la Cour des comptes publiait une note sur l’amélioration des politiques du logement en France. Avec plusieurs déclarations infondées ou oublieuses des enjeux de notre époque, ses imprécisions tant sur le fond que la forme, ce document révèle l’inquiétant appauvrissement de la réflexion portée par l’État sur le sujet. Mais surtout, il démontre combien la rigueur budgétaire et la consolidation du marché immobilier, lorsqu’elles deviennent des objectifs un peu trop dogmatiques, paralysent l’action publique et la condamnent à la passivité. Une politique du logement ambitieuse nécessite de rompre avec ces dogmes et de repenser les stratégies d’investissement public en matière de logement. Un tel chemin est aujourd’hui proposé par des économistes institutionnalistes ou néo-keynésiens anglo-saxons comme Josh Ryan-Collins.

« Éclairer le débat » ou l’obscurcir ?

C’est la question qu’on est en droit de se poser après avoir lu la note de la Cour des comptes intitulée « Assurer la cohérence de la politique du logement face à ses nouveaux défis », parue le 7 juillet dernier, et qui prétend « éclairer le débat sur les politiques publiques pour lesquelles les questions d’efficacité et d’efficience de l’action publique se posent avec acuité ». Derrière cette phrase, passons sur le fait qu’il aurait été plus utile de souligner à quel point notre pays est aujourd’hui touché par une crise du logement sévère et polymorphe, qui abîme le quotidien et hypothèque l’avenir de millions de Français, surtout des jeunes générations.

Mais c’est surtout l’argumentaire développé par la note qui pose question. Il ne faut pas chercher bien loin pour y trouver des énoncés problématiques. Page 4, on y lit par exemple que : « les fondamentaux de la politique du logement, élaborés il y a plus de cinquante ans » n’ont guère changé depuis et « ne correspondent plus aux réalités de la France de 2023 ». Vraiment ?

Affirmer que la politique du logement est un objet monolithique et inerte depuis plusieurs décennies tendrait à souligner son inadaptation aux enjeux actuels de notre société. Dresser un tel constat permet de plaider pour la suppression de certains dispositifs, jugés désuets ou redondants.

Or cette affirmation est fausse. Les politiques de logement ont considérablement évolué depuis les années 1970. Certes, on peut imaginer que derrière cette phrase, ce sont certaines lignes budgétaires structurantes qui sont pointées, comme la création d’un régime d’aides à la personne (prêts d’accession à la propriété, prêts locatifs aidés dans le parc social, prêts conventionnés, aides personnalisées au logement) en 1977. Pour autant, de multiples et coûteuses évolutions n’ont cessé de voir le jour dans d’autres domaines de la politique du logement, des années 80 à aujourd’hui. Quid des innombrables dispositifs de défiscalisation des investissements locatifs, perlés entre les années 1980 et 2010 (Périssol, Robien, Scellier, Duflot, Pinel), et qui représentaient un manque à gagner fiscal de plus d’un milliard d’euros en 2022 ? Quid de la création de l’ANRU, et du budget de fonctionnement du NPNRU, porté à 12 milliards d’euros depuis 2021, dont 1,2 milliards versés directement par l’État ? Quid de l’évolution des dépenses d’hébergement, passées de 2% à 15% des dépenses de la politique du logement entre les années 1980 et aujourd’hui, et qui représentent aujourd’hui plus de 5 milliards d’euros par an ? Quid même de la politique interministérielle de la ville, développée entre les années 80 à 2000, dont le coût annuel en matière de logement n’est certes « que » de 500 millions d’euros en 2023, mais dont ceux, transverses (en matière d’urbanisme, de politiques de proximité et de cohésion sociale), dépassent les 35 milliards d’euros ? Prétendre que les politiques de logement sont figées dans leurs intentions ou leurs équilibres économiques depuis les années 1970 est au mieux problématique.

Page 6, on y lit ensuite que « le contraste est fort entre une politique dont la conception et les moyens restent marqués par les années 1970 [sic], autour de priorités comme la reconstruction et la résorption de l’habitat insalubre, et les réalités de la France d’aujourd’hui qui ont largement évolué ». Cette affirmation justifierait de revenir sur les objectifs de résorption de l’habitat insalubre et de démolition-reconstruction, accusés ici sans détour d’être d’une autre époque.

Or s’il est indéniable que l’habitat insalubre a fortement régressé et que pour des raisons socio-urbanistiques et écologiques, la rénovation des logements est aujourd’hui souvent préférée aux démolitions-reconstructions, comment peut-on affirmer une telle énormité pour autant ? Les rédacteurs de cette note ont-ils compris les objets sociaux des deux agences nationales que sont l’ANAH et l’ANRU, par ailleurs créée en 2004 ? Ont-ils à l’esprit qu’encore aujourd’hui, selon la Fondation Abbé Pierre, plus de 2 millions de personnes vivent dans des logements très dégradés en France ? Qu’en cette décennie 2020, environ cinquante opérations de résorption de l’habitat insalubre concernant 15 000 à 20 000 logements sont toujours menées chaque année ? Qu’entre 2014 et 2030, le NPNRU se fixe encore pour objectif de démolir 110 000 logements identifiés comme insalubres ou aux mauvaises conditions d’habitabilité en France ? Savent-ils que notre pays compte aujourd’hui plus de 100 000 copropriétés dégradées ? Il y a une certaine légèreté à considérer que la démolition-reconstruction et la résorption de l’habitat insalubre constituent des « enjeux des années 70 ».

Plus loin, un propos encore plus confus est développé, avec des liens de causalité étranges voire franchement baroques, qui confirment une méconnaissance profonde de ces politiques, de leurs enjeux, de leurs objectifs ou même de leur bilan, comme avec ce paragraphe, cité verbatim : « Le trop grand nombre d’objectifs assignés à la politique du logement ne permet pas de tous les atteindre. S’y ajoute l’idée d’un parcours résidentiel – entre parc social et privé, statut de locataire et de propriétaire – des ménages à mesure que s’accroissent leurs ressources, devant permettre d’augmenter le nombre de logements offerts en rendant leur prix plus accessible. Au total, on constate un habitat de résidences individuelles dispersées et un parc de logement social particulièrement étendu ». Là encore, on est désemparé face au raisonnement. Non seulement les ménages, en déménageant du parc locatif social ou privé vers celui en accession, ne contribuent pas nécessairement à une baisse des loyers, régis par des mécanismes bien moins fluides (fixité des loyers du parc social, IRL stabilisant ceux du parc privé, etc.) qu’une simple « loi de l’offre et de la demande ». Mais surtout, quel rapport ici entre la diversité des politiques du logement, le parcours résidentiel des ménages d’une part et l’étalement urbain de l’autre ? Quel rapport également entre la part que représente le parc social dans le parc total de logements et sa dispersion spatiale ?

Ce sont ensuite des dispositifs plus spécifiques de la politique du logement qui sont passés au crible par la Cour, avec une étonnante tendance à déconsidérer systématiquement ceux introduisant davantage de régulation ou de coercition face au jeu du « marché », et à l’inverse à légitimer ceux faisant actuellement l’objet d’un sous-investissement chronique. Concernant les politiques d’encadrement des loyers actuellement développées dans un nombre croissant de métropoles françaises, est ainsi affirmé que : « Dans son bilan sur l’encadrement des loyers à Paris en 2020, l’observatoire des loyers de l’agglomération parisienne (OLAP) relève que cette modération a un effet limité sur les loyers ». Or c’est méconnaître leur principe même, qui consiste justement à fixer un plafond correspondant aux niveaux de loyers déjà pratiqués dans un territoire donné, avec pour objectif de limiter leur augmentation à venir. Il est donc évident que l’encadrement des loyers n’allait pas faire drastiquement baisser ces derniers. En réalité, c’est seulement sur le long terme que les effets d’un tel dispositif seront mesurables.  

Autre exemple, avec cette affirmation sur les politiques d’aide à la rénovation énergétique des logements des ménages, page 20, selon laquelle : « La transition du CITE au dispositif MaPrimeRénov’, administré par l’ANAH (…) s’est réalisée dans des conditions satisfaisantes ». Affirmer cela revient à considérer que les politiques actuellement menées par l’État en matière d’aide des ménages à la rénovation thermique de leurs logements seraient adéquates et suffisantes. Or ce n’est l’avis de personne. Les dysfonctionnements persistants du dispositif MaPrimeRénov’ – que ce soit concernant la faible connaissance ou lisibilité de l’aide, la complexité des démarches à entreprendre pour en bénéficier, l’accompagnement technique encore trop souvent défaillant des ménages, les minorations ex-post de montants qui leur avaient été promis et les placent dans une situation financière périlleuse, ou surtout la faible capacité de MaPrimeRénov’ à permettre une rénovation globale des logements (seulement 66 000 rénovations globales pour 670 000 gestes individuels au total, soit moins de 10% des actes de rénovation entrepris) – ont été pointés du doigt à d’innombrables reprises, de 2021 à aujourd’hui.

Pour finir cette trop longue liste, la Cour présente un tableau récapitulatif des instruments de politique du logement étonnamment lacunaire, sans qu’on sache d’ailleurs s’il s’agit juste d’un tableau des instruments fiscaux – et dans ce cas, les outils juridiques qui y figurent n’en relèvent pas – ou de l’ensemble des instruments de politiques publiques – et dans ce cas, il en manque beaucoup !

Dans les outils fiscaux, elle oublie la taxation de l’héritage, dont une grande partie concerne des biens immobiliers résidentiels, et qui est pourtant au cœur du débat actuel sur les inégalités patrimoniales croissantes en France, soulevé par Thomas Piketty, Lucas Chancel et Gabriel Zucman. Dans les outils juridiques, elle résume les règles du code de la construction et de l’habitat (CCH) à de simples « normes d’habitat et de construction », alors que ces dernières touchent aussi au droit de la copropriété, qui relève lui-même pour partie du code des assurances, également absent du tableau, malgré les réformes de la loi Hamon de 2015 et leurs conséquences en matière de droit des assurances habitation. La Cour omet aussi de mentionner les instruments de régulation des locations touristiques, qui figurent au code du tourisme et non de l’urbanisme, pourtant adoptés par un nombre croissant de collectivités et faisant actuellement l’objet d’une proposition de loi attendue, dont l’examen a par ailleurs été ajourné sine die par l’Assemblée nationale il y a deux mois. 

Plus grave encore, la Cour oublie de mentionner les coûteux rachats d’actifs et effacements de dette au bénéfice de puissants acteurs du logement (promoteurs, gestionnaires de logements non-ordinaires comme les EHPAD), à l’image des 3,5 milliards d’euros engagés il y a deux mois par la Caisse des Dépôts pour racheter les programmes de construction neuve invendus de promoteurs ou encore des 600 millions d’euros engagés il y a cinq mois pour effacer la dette d’Orpéa, qui gère 20 000 lits d’EHPAD en France, à l’issue du scandale provoqué par la publication des Fossoyeurs par Victor Castanet.

Au final, ce sont donc beaucoup (trop) d’oublis ou de raccourcis qui sont commis et qui, étonnamment, tendent toujours à souligner le caractère coûteux ou inadapté des politiques du logement et rarement leurs mérites, tout en passant opportunément sous silence les dépenses pharaoniques de l’État relevant de ce qu’on pourrait appeler, avec euphémisme, la « socialisation des risques et pertes » des acteurs privés.

Gouverner « à distance » ou pas du tout ?

Une deuxième question posée par cette note porte sur la place que l’État entend prendre dans la conduite des politiques du logement. En effet, depuis 1982 en France, un processus de décentralisation des politiques publiques locales est à l’œuvre. S’il est communément admis que ce processus a permis une amélioration de l’efficacité administrative de ces politiques grâce à un traitement au plus proche du terrain, « décentralisation » ne doit pas pour autant rimer avec « retrait de l’État ».

Il serait irréaliste et dangereux de penser que l’État aurait pour unique vocation de « gouverner à distance », pour reprendre l’expression de Renaud Epstein, et d’être le simple arbitre des bonnes pratiques et intentions de collectivités locales laissées seules à la manœuvre, auxquelles incomberaient l’initiative, la mise en œuvre et la responsabilité du « service après-vente » des politiques du logement. Au contraire, ces politiques appellent une intervention forte et structurante de l’État, tant du point de vue législatif, réglementaire et de l’harmonisation des objectifs fixés localement, que de la mise à disposition d’une ingénierie technique appropriée aux besoins des collectivités.

Et pourtant, à la lecture de cette note, on pourrait presque en douter. Selon ses rédacteurs, « les interventions de l’État devraient être resserrées autour d’objectifs stratégiques et d’interventions lors de crises de grande ampleur : à l’État de fixer les perspectives générales, d’assurer la solidarité entre territoires et d’exercer sa mission de contrôle des collectivités territoriales ; à ces collectivités de définir et mettre en œuvre ces politiques ».

À une échelle plus fine, la décentralisation des politiques du logement pose également de nombreuses questions dans la façon dont elle est envisagée, notamment en ce qui concerne leur budget et le partage des charges financières. Ainsi, en matière de politiques d’hébergement, la Cour estime par exemple que : « La responsabilisation des acteurs pourrait inciter au partage du paiement des astreintes en matière de DALO [droit au logement opposable], qui sont le plus souvent à la charge de l’État, alors même que les leviers pour y répondre sont la plupart du temps partagés entre bailleurs sociaux et collectivités ». Là encore, il est inouï d’imaginer que l’État puisse se décharger de sa responsabilité de fournir une solution de logement aux ménages qui en font la demande, et ce d’autant plus que la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent, inscrite au Préambule de la Constitution de 1946, a valeur constitutionnelle.

Enfin et surtout, faut-il rappeler à quel point l’État maîtrise encore un large contingent de logements dans le parc social, qu’il pourrait utilement mobiliser pour loger les publics DALO ? Chaque préfet dispose par exemple d’un droit de réservation de 30% du total des logements de chaque programme HLM. Or en dehors de l’Île-de-France, seule une petite proportion des attributions au titre du contingent préfectoral ont bénéficié aux ménages DALO (moins de 11% en 2019). Il serait utile de commencer par là. Déjà en 2009, dans un rapport intitulé « Droit au logement, droit du logement », le Conseil d’État révélait que la gestion du contingent préfectoral était très imparfaite, car beaucoup de préfectures ne connaissaient même pas le volume de logements sur lequel s’exerçait leur droit de réservation. Encore en 2018, le dernier bilan national DALO soulignait que les droits de réservation de l’État n’étaient pas mobilisés voire même identifiés dans tous les départements.

On le voit ici, l’argumentaire développé par la Cour semble systématiquement militer en faveur d’un repositionnement de l’État, amené au mieux à devenir juge de la politique du logement sans en être partie.

La « cage d’acier » de la rigueur budgétaire

Au final, le plus grave dans cette note est sans doute son parti pris de défendre à tout prix une réduction des dépenses publiques liées au logement, au point d’en faire une raison totalisante, sans se donner la peine de chercher à comprendre les raisons pouvant en justifier des augmentations ponctuelles, ni souligner à quel point la politique du logement rapporte plus à l’État qu’elle ne lui en coûte.

En premier lieu la Cour a recours à ce savoureux syllogisme qui consiste à considérer que puisque la politique du logement coûte cher à l’État dans un contexte budgétaire contraint et que ses résultats sont globalement insuffisants, son financement devrait être revu à la baisse. Pas un seul instant n’est laissée ouverte la possibilité que c’est précisément parce que la politique du logement est sous-dotée pour certaines de ses missions qu’elle ne remplit pas correctement tous ses objectifs.

Ensuite, la Cour estime que les objectifs de la politique du logement devraient être priorisés, « entre maintien des loyers modérés dans le parc privé et production d’une offre locative neuve aux rendements attractifs ; maximisation du nombre de constructions neuves et concentration des moyens publics sur les zones tendues ; offre au plus grand nombre de ménages modestes de la possibilité d’un logement social et mixité dans ce parc ; ciblage des aides sur les populations qui en ont le plus besoin et simplicité des barèmes des aides ; lutte contre l’étalement urbain et la surdensité ». Au-delà du fait que certains de ces dilemmes ont déjà été résolus, avec l’extinction annoncée du dispositif Pinel en 2024 par exemple, c’est méconnaître le secteur du logement et ses réalités en France que de considérer que toutes ces questions appellent une réponse binaire. En France, de nombreuses politiques publiques comme le logement social ou les allocations logement avaient justement fait leur preuve en proposant une réponse nuancée, « ni tout blanc, ni tout noir ».

Dans le logement social par exemple, le modèle généraliste, à mi-chemin entre les modèles universaliste et résiduel, prétendait « remettre l’église au milieu du village » en offrant la possibilité à plus des deux tiers des ménages français, y compris les classes moyennes voire une partie des classes moyennes-supérieures, de se loger dans un logement PLUS, en faisant un objet apprécié et légitimité par une large partie de la population. Cette vision, déjà remise en question par la loi ELAN votée en 2018 sous le premier mandat d’Emmanuel Macron, est aujourd’hui encore plus mise à mal. Quant au resserrement du nombre de bénéficiaires des allocations familiales, versées uniquement aux ménages les plus précaires depuis 2014, il a participé à nourrir le sentiment que cette politique publique était désormais uniquement une politique d’aide, alors qu’elle nourrissait d’autres objectifs communément reconnus auparavant, comme la cohésion familiale ou la natalité. Ainsi, leur suppression pure et simple serait sans doute facilitée aujourd’hui, en ce qu’elle serait davantage plébiscitée, et ce, alors même que la natalité, en chute libre en France depuis 2014, est en passe de tomber en dessous des 1,8 enfants par femme.

En fait, la Cour ne semble pas souhaiter entendre cette réalité toute simple selon laquelle les politiques du logement sont aussi un puissant outil de cohésion sociale et démocratique. Enferrée dans son objectif de réduction des dépenses, elle considère que la meilleure politique publique est encore celle qui ne coûte rien ou peu, au risque de réduire sa portée et son sens. C’est en tout cas clairement ce qu’on comprend à la page 4 lorsqu’est conseillé « un recentrage des efforts (ie. des dépenses) des politiques du logement vers les publics les plus défavorisés ».

Plus spécifiquement concernant les politiques du logement social et des aides au logement, l’objectif de résidualisation (le fait de restreindre leur accès aux fractions les plus modestes de la population, souvent mal-logées ou non-logées) ou de rétrécissement de leur champ est clairement affirmé à la page 26 : « Il importe de recentrer les dispositifs de la politique du logement sur les publics les plus défavorisés et d’optimiser l’occupation du parc social en zones tendues » et « il apparaît nécessaire de mettre en œuvre un ciblage sur les aides les plus efficaces ».

Alors que la Cour constate elle-même plus haut dans la note, que le parc social est aujourd’hui complètement saturé et que c’est cet état de fait qui conduit à emboliser le parcours résidentiel des ménages, elle propose ainsi de traiter le mal… par le mal ! Il est surtout intéressant de noter que cette préconisation se fait à rebours des politiques publiques actuellement menées par certains pays européens (Royaume-Uni, Allemagne, Pays-Bas) qui, comme Matthieu Gimat l’a montré, après avoir expérimenté cet objectif de résidualisation dans le sillage du right to buy thatchérien de 1980 et jusqu’aux années 2010, en reviennent aujourd’hui et tentent de redévelopper leur parc public.

Ainsi, au-delà de la posture commode à adopter, consistant à prôner un malthusianisme budgétaire de bon ton et à tancer systématiquement les administrations publiques pour leur mal-gestion, c’est bien la vue de l’esprit de toujours considérer la rigueur budgétaire comme preuve de bonne gestion que la Cour devrait quitter. À ce sujet, on peut encore questionner l’honnêteté de sa méthode. En effet, s’il est facile de souligner à quel point la politique du logement coûte cher à l’État, il serait a minima judicieux d’indiquer également combien elle lui rapporte. Si la Cour est prompte à rappeler qu’elle « mobilise, toutes administrations confondues, 38,2 milliards d’euros en 2021, soit 1,5% du PIB, une part deux fois plus importante que la moyenne de l’UE », aucune mention n’est faite des recettes. Or selon ces mêmes comptes du logement 2021, face à ces 38 milliards d’euros, l’État a perçu 88 milliards d’euros de prélèvements dans ce secteur, qui est donc largement excédentaire. Surtout, ce montant n’a cessé d’augmenter au cours des dernières années, en hausse de 14% en 3 ans, de 2018 à 2021.

Questionner les dogmes néoclassiques

Ainsi, c’est surtout l’absence de réflexion sur le fonctionnement du marché du logement, les stratégies d’investissement public en la matière, et leur valeur économique, sociétale et humaine de long terme, qui mérite ici d’être pointée et débattue.

En économie, le logement n’est pas un bien comme un autre. Ce n’est pas un bien pur et parfait au sens où des économistes néoclassiques comme Arrow et Debreu l’entendent. Le foncier sur lequel il se situe, et qui détermine une part considérable de sa valeur vénale, est une ressource chroniquement rare (sa quantité est limitée), inélastique (on ne peut pas en « créer » en réponse à un surcroît de demande) et non-homogène (il existe des terrains mieux placés que d’autres, dont les prix sont plus élevés en raison de leurs caractéristiques hédoniques, comme une localisation centrale ou stratégique, bien desservie en transports, proche d’aménités recherchées comme des espaces verts ou une offre d’emploi pléthorique ou avantageuse). En outre, la valeur de certaines de ses qualités comme sa localisation ne peut être « détachée » de lui, même en instaurant des dispositifs de dissociation foncière comme les OFS, souvent perçus à tort comme ayant cette capacité en France.

Concrètement, cela signifie non seulement que l’offre de foncier est particulièrement inélastique dans les territoires où son usage est majoritairement ou totalement affecté, mais par conséquent aussi que l’« offre agrégée de m² de logement » est également très inélastique, même en considérant la possibilité de densifier à la marge l’emprise bâtie au sol ou de surélever les immeubles existants. En résumé, l’offre de logement est très peu réactive à une pénurie provoquée par un surcroît de demande. Cela signifie également que plus la demande de logement augmente, moins le foncier a la même valeur en fonction de là où il se situe et de la rareté d’une telle localisation, a fortiori si on observe un « spatial mismatch » entre quartiers résidentiels et quartiers d’activité économique, et une compétition accrue pour accéder aux logements proches de l’emploi et des opportunités. Et de fait, les différences de prix du foncier n’ont cessé de s’accroître depuis 25 ans en France, particulièrement entre l’Île-de-France, les grandes métropoles et le reste du pays, produisant une hiérarchie des prix immobiliers beaucoup plus inégalitaire qu’auparavant.

Surtout, parce qu’il est chroniquement rare, le foncier est particulièrement vulnérable aux pratiques d’accaparement et de monopolisation. C’est à raison que Winston Churchill utilisait cet aphorisme en 1909 : « le monopole de la terre n’est pas un simple monopole. C’est de loin le plus puissant des monopoles. Il est durable et le plus souvent, les autres formes de monopoles et de rentes dans nos économies en découlent ».

Par ailleurs, le logement est un bien immeuble, profondément hétérogène et complexe de par ses caractéristiques et ses qualités (sa surface, son niveau de confort, son nombre de fenêtres, ses vues, son exposition ou non à des nuisances sonores, son aménagement intérieur, etc.). Leur caractère hédonique, et la mesure selon laquelle il est appréhendé comme tel ou non par les différents vendeurs et acheteurs, est variable. Dans un tel contexte, la démarche consistant à faire correspondre un prix « objectif » à des valeurs subjectives sur un marché est quelque peu périlleuse, sinon fallacieuse. C’est en tout cas la raison pour laquelle les valeurs des marchés immobiliers sont si fluctuantes et compliquées à déterminer.

Le logement est en outre un bien durable selon la nomenclature de Cooper. Ses coûts de production sont donc appelés à être amortis sur la longue durée. Par ailleurs, il s’échange sur un marché où la transparence de l’offre et de la demande, bien que récemment considérablement améliorée en France par des systèmes d’information comme DV3F ou la plateforme SeLoger, est loin d’être totale. C’est donc un bien qui a des coûts de production (construction), de transaction financiers (droits notariaux) ou informationnels (asymétries d’informations entre vendeur, acheteur et agent immobilier lors de la vente) considérables. Ces caractéristiques ne sont pas des défaillances du marché en soi (« market failures »), mais des propriétés qui lui sont intrinsèques. Elles n’ont pas vocation à disparaître.

Ainsi, croire que le « marché » du logement peut fonctionner correctement dans un contexte néoclassique de concurrence pure et parfaite est une hérésie absolue. Au contraire, dans un marché où l’offre est si inélastique et si imparfaitement révélée, une hausse même mineure de la demande de logement ne mène pas à une hausse de l’offre, comme dans des marchés ordinaires de biens et services. Elle mène plutôt à une hausse des prix immobiliers, et éventuellement aussi des loyers, si la demande s’accroît aussi sur le marché locatif et sauf si les loyers sont régulés.

En ayant ces réalités économiques en tête, on peut dès lors constater à quel point les politiques publiques des quarante dernières années se sont fourvoyées. Comme l’a montré Josh Ryan-Collins, subventionner la demande de marché en finançant massivement l’accession à la propriété et, pire encore, la (multi-)propriété d’investissement, a été une énorme erreur. Cela a conduit à la création d’un immense goulot d’étranglement financier, avec une explosion du surcroît de liquidités – et donc de la demande agrégée de m2 – cherchant à se placer dans une offre dont il était pensé qu’elle augmenterait mécaniquement alors qu’elle est inélastique, limitée et surtout fragmentée, c’est-à-dire constituée d’un stock de logements siloté selon des caractéristiques géographiques, typologiques et hédoniques propres, qui contribuent à former non pas un marché du logement monolithique, mais une infinité de « micro-marchés du logement » entre lesquels la demande ne circule pas nécessairement.

Ce phénomène entraîne inévitablement une hausse des prix des logements beaucoup plus rapide que les revenus, mais surtout des inégalités croissantes de prix immobiliers selon les territoires et de patrimoine selon les ménages, au bénéfice d’un nombre limité de ménages aisés, qui génèrent à leur tour une plus grande demande de logements en tant qu’actifs d’investissement. Ce mécanisme a été très bien mis en lumière par l’Inspection générale des finances et le CGEDD, dans une note de 2019 sur le dispositif d’investissement locatif Pinel et ses défaillances. Plus de 50% des logements en ayant bénéficié sont détenus par des ménages du dernier décile de revenus.

Ce cercle vicieux ne pourra pas être rompu sans une intervention considérable de l’État, sonnant un retour de tout ou partie du parc dans un secteur administré, c’est-à-dire un secteur où le logement redevient un bien plus égalitairement réparti, moins excluable et surtout moins rival, selon la matrice de Samuelson.

Repenser la valeur des investissements publics dans le logement

Parce que le fonctionnement actuel du marché du logement contribue à exacerber sa nature rivale de bien privé, parce que les inégalités de patrimoine et de pouvoir d’achat immobilier entre ménages et la concentration des investissements financiers dans la terre et la pierre – désormais plus que jamais considérées comme des actifs stratégiques par les agents économiques et les ménages, comme l’ont montré Étienne Wasmer et Alain Trannoy – n’ont cessé de se renforcer au cours des dernières décennies, et parce que le logement est évidemment un bien de première nécessité – étant entendu que les ménages ayant un toit sur la tête feront tout pour le garder, quitte à sacrifier tous leurs autres postes de dépenses autres qu’alimentaires auparavant –, il est urgent que la puissance publique le ramène vers le champ des biens communs, en investissant dans des politiques de développement du parc social et en construisant ou rénovant massivement le parc existant pour accroître sa qualité et son accessibilité.

Or partout dans le Monde, comme l’ont montré les travaux de Keith Jacobs, Leilani Farha ou Raquel Rolnik, les gouvernements ont conduit des politiques exactement inverses. Les ressources et investissements ont été réduits et l’engagement des gouvernements à la fois nationaux et locaux a été globalement plutôt minimisé.

À l’heure où Outre-Manche et Outre-Atlantique, nombre d’économistes néo-institutionnalistes ou néo-keynésiens comme Josh Ryan-Colinns ou Mariana Mazzucato, dans ses travaux sur les politiques publiques à mission (« mission-oriented policies ») ou dans sa récente note co-écrite avec Leilani Farha intitulée « The right to housing », montrent à quel point les grandes politiques d’équipements publics (construction ou réhabilitation de logements sociaux, opérations d’urbanisme et d’aménagement du territoire, etc.) sont vouées à être déficitaires à court terme mais rapportent à la puissance publique à long terme, à travers les multiples externalités positives engendrées, ne faudrait-il pas cesser de considérer le logement sous un angle budgétaire aussi étriqué, contraint et surtout statique que celui proposé ici par la Cour des comptes ? Les bilans des grands investissements publics et parapublics doivent-ils seulement prendre en compte les coûts engagés à l’instant T, lors de la réalisation dudit équipement, sans intégrer d’une manière plus dynamique les bénéfices futurs attendus des opérations ? Ces externalités positives, dont les effets multiplicateurs permettent par exemple de limiter les dépenses publiques dans d’autres domaines comme la santé (liées au coût sanitaire considérable du mal-logement) ou le retour à l’emploi (en raison du « spatial mismatch », de la précarité ou de l’inadéquation du statut d’occupation des ménages qui ne favorise pas leur insertion sur le marché du travail), ne constituent-elles pas des amortissements budgétaires à part entière, qui méritent d’être comptabilisés ?

Les travaux de Mariana Mazzucato démontrent en tout cas à quel point le marginalisme néoclassique – théorie selon laquelle c’est l’utilité marginale d’un bien qui détermine sa valeur et non l’inverse – ne fonctionne jamais en tant que raisonnement économique sous-tendant des politiques publiques d’investissement infrastructurel lourdes. Comme elle le résume : « Depuis les années 1980, les réponses des gouvernements à la crise du logement peuvent ainsi être comprises comme suivant une approche de « rafistolage ex-post du marché » plutôt que de « façonnage ex-ante du marché ». Cette approche curative limite dramatiquement les ambitions, la coordination et la responsabilité des politiques publiques ».

Le logement, qui influe si fortement sur la qualité de vie quotidienne des gens, leur santé physique et psychique, leur niveau de développement intellectuel, leur espérance de vie, leur capacité à s’insérer professionnellement et à entreprendre, la vigueur de leur cercle social, leur participation à la vie politique de la cité, et donc aussi l’IDH et le PIB de nos pays, a-t-il vocation à être systématiquement enfermé dans des équilibres comptables étriqués, quand bien même ils ne seraient pas fallacieux comme nous l’avons montré ici ? 

N’est-il pas plutôt cette « marchandise impossible » décrite par Christian Topalov qui, en raison de ses coûts considérables, n’a pas vocation à être rentable, ne l’est d’ailleurs souvent pas plus pour ceux qui le produisent que pour ses habitants, mais appelle plutôt une intervention massive et renouvelée de l’État ? Le tout récent rachat à milliards de logements des opérations de promotion immobilière qui ne trouvaient pas preneur par CDC Habitat et Action Logement, qui fait suite à d’innombrables opérations de rachat similaires depuis un siècle et demi en France et dans le Monde, ne nous le prouve-t-il pas ? Et même à supposer que le malthusianisme budgétaire des politiques du logement ait un sens en matière de finances publiques ou de développement économique, pourquoi seul le contribuable devrait-il en payer le prix ?

Comment AMLO tente de rebâtir l’État mexicain

Le Président Mexicain Andrès Manuel Lopez Obrador © ProtoplasmaKid

Après bientôt cinq ans au pouvoir, quel bilan peut-on tirer de l’action d’AMLO au Mexique ? Si des critiques peuvent être faites sur plusieurs questions majeures, comme l’égalité homme-femme, la gestion des frontières ou l’impact écologique des grands projets, l’action du président est globalement perçue favorablement par près de deux tiers des Mexicains. Sa lutte acharnée contre la corruption, la reconstruction progressive de l’État et des services publics en écartant le secteur privé parasite et les nombreuses mesures sociales redonnent confiance aux électeurs, qui espèrent un avenir meilleur. Si le régime néolibéral mexicain n’est pas encore mort, la détermination d’AMLO pour construire un État au service du peuple semble en passe de réussir. Article du sociologue Edwin Ackerman pour la New Left Review, traduit par Piera Simon-Chaix.

Le 1er juillet 2018, le paysage politique mexicain a connu un véritable bouleversement avec la victoire électorale éclatante du candidat de gauche Andrés Manuel López Obrador (AMLO) sous les couleurs de son nouveau parti MORENA, avec 53 % des votes, soit une avance de trente points sur le plus proche de ses trois concurrents. Une telle marge est, de loin, la plus importante observée dans le pays depuis la « transition démocratique » du tournant des années 2000. Les partis qui avaient dominé le champ politique au cours de la période néolibérale se sont littéralement effondrés. Cinq ans plus tard, les sondages sont toujours favorables à 60 % au président, en dépit de l’hostilité constante de la presse et d’une pandémie ayant débouché sur une crise économique et une hausse de l’inflation. Les partis d’opposition ont mis de côté leurs anciennes rivalités et le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), le Parti d’Action Nationale (PAN) et le Parti de la Révolution Démocratique (PRD) n’ont eu d’autre choix que de s’allier au risque de voir disparaître tout espoir de victoire électorale.

Si le conflit d’AMLO avec la droite néolibérale n’a rien de surprenant, le rejet dont il fait l’objet de la part de l’intelligentsia cosmopolite et « progressiste » ou des autonomistes néozapatistes (mouvement social mexicain pour l’autonomie des peuples indigènes, qui contrôle en partie la région du Chiapas depuis 1994, ndlr) a davantage surpris. Cette réaction est pourtant intéressante, car directement liée aux particularités du populisme de gauche qui a marqué le mandat d’AMLO. Peu originale, la droite l’a accusé de « transformer le pays en un autre Venezuela ». Mais pourquoi ces autres groupes, supposés appartenir également à la gauche, lui reprochent-ils de colporter le « conservatisme » ou d’agir en « suppôt du capital » ? Alors que la fin du mandat présidentiel se profile, le bilan d’AMLO est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Son projet global consistait à rompre avec le néolibéralisme et à embrasser un modèle de capitalisme développementaliste, c’est-à-dire dans lequel l’État serait bien plus présent. Dans quelle mesure ce projet a-t-il fonctionné, et quelles leçons la gauche peut-elle en tirer ?

Le projet global d’AMLO consistait à rompre avec le néolibéralisme et à embrasser un modèle de capitalisme développementaliste, c’est-à-dire dans lequel l’État serait bien plus présent.

Tout d’abord, il faut rappeler que la transition vers un autre régime d’économie politique s’opère au sein d’un paysage structuré par le néolibéralisme lui-même. Ce paysage se caractérise par l’érosion de la classe ouvrière comme acteur politique et par le démantèlement de la puissance étatique. La tâche historique fondamentale de la gauche contemporaine consiste donc à relégitimer la lutte des classes et l’État en tant qu’acteur social. En partant de ce postulat, nous pouvons évaluer l’administration AMLO à l’aune de trois critères fondamentaux : la réhabilitation du clivage entre les classes sociales comme organisation de base du champ politique ; les efforts déployés pour recentraliser la puissance de l’appareil étatique phagocytée par des décennies de gouvernance néolibérale et la rupture avec un paradigme économique fondé sur la corruption institutionnalisée. Penchons-nous successivement sur chacun de ces critères.

Une politique sociale vigoureuse

En mai 2020, alors que la droite lançait sa première vague de protestation contre le gouvernement AMLO, une vidéo est devenue virale sur les réseaux sociaux. Elle montrait une foule de manifestants issus des classes supérieures en train de défiler en voitures sur la plus grande avenue de Monterrey, dans l’État de Nouveau León. Par la fenêtre d’un bus public, un passager anonyme harangue les conducteurs protestataires : « Voilà ce qui fait avancer le Mexique ! », lance-t-il. « Les travailleurs font avancer le Mexique ! » Nombreux sont ceux qui ont vu dans cette vidéo un renouveau de la lutte des classes, après une longue absence.

À peine quelques mois après son investiture, AMLO annonçait la mort du néolibéralisme mexicain. Il s’agissait d’une déclaration audacieuse, relevant davantage du vœu pieux que d’un fait accompli. Les premiers sursauts étaient donc rhétoriques. Jusqu’alors, les discours politiques tournaient autour de la division entre l’État et une « société civile » vaguement définie. Les autorités publiques prenaient note de la nécessité croissante d’améliorer le « contrôle citoyen » de la « gouvernance ». La lutte des classes avait quasiment disparu des discours dominants. Elle a pourtant ressurgi sous AMLO, qui, s’inspirant des théories populistes d’Ernesto Laclau, a organisé son discours autour d’une confrontation entre « le peuple » et « les élites » (moqueusement surnommés fifis et machuchones), ces dernières se définissant par leur richesse, l’autopersuasion de leur méritocratie et leur dédain pour la culture populaire.

Cette évolution rhétorique s’accompagne d’une vaste reconfiguration du paysage politique. Lors des élections de 2018 (où les Mexicains élisaient à la fois leur président, leurs députés, leurs maires et leurs élus provinciaux, ndlr), les votes de la classe ouvrière se sont éparpillés entre plusieurs partis, y compris ceux du bloc néolibéral, tandis qu’AMLO a bénéficié d’un fort soutien des professionnels des classes moyennes. 48 % des électeurs détenteurs d’un diplôme universitaire ont alors soutenu les candidats à la députation de MORENA. À la mi-mandat, en 2021, ce chiffre est tombé à 33 %. L’inverse s’est produit à l’autre extrémité de la fourchette des diplômes : 55% des personnes ayant achevé une scolarisation primaire ont voté pour MORENA en 2021, contre 42 % trois ans plus tôt. Un récent sondage a montré que les plus fervents partisans d’AMLO sont des travailleurs ordinaires, le secteur informel et la paysannerie, tandis que ses plus virulents opposants sont les entrepreneurs et les professionnels diplômés. Ainsi, le phénomène de la « gauche brahmane », une expression de Thomas Piketty désignant une gauche repliée sur les électeurs éduqués de classe moyenne, observé aux États-Unis ou en Europe, n’a pas court au Mexique.

Le phénomène de la « gauche brahmane », c’est-à-dire repliée sur les électeurs éduqués de classe moyenne, n’a pas court au Mexique.

Comment expliquer un tel renversement de situation ? Les quatre dernières années ont vu passer une avalanche de réformes en faveur des employés. Les droits formels des employés domestiques ont été reconnus pour la première fois et les pratiques d’embauche irrégulières ont été abolies. En conséquence, 2022 a connu une augmentation de 109% des reparto de utilidades, ces intéressements auxquels tous les employés ont formellement droit, mais que leurs employeurs pouvaient jusqu’alors contourner en les « sous-traitant ». Sous AMLO, la procédure de formation de nouveaux syndicats a été considérablement simplifiée, le nombre de jours de congés payés a doublé et le législateur se penche actuellement sur la semaine de quarante heures (contre quarante-huit heures actuellement). L’administration AMLO a mis en œuvre la plus importante augmentation des salaires de ces quarante dernières années. Avant la crise économique causée par le confinement, la section la plus pauvre de la population a connu une augmentation de ses revenus de 24%.

Par ailleurs, cette situation s’est accompagnée d’une tentative de résurgence de la classe ouvrière comme acteur politique. L’exemple le plus patent en est peut-être le soulèvement des ouvriers de la maquiladora (manufacture américaine délocalisée au Mexique, généralement vers la frontière avec les USA, ndlr) de Matamoros, dans l’État de Tamaulipas, où des dizaines de milliers d’employés ont lancé la grève sauvage la plus importante de l’histoire de ce secteur. Enhardis par l’augmentation du salaire minimum, les ouvriers ont réclamé des augmentations des autres intéressements. Leurs employeurs refusaient en effet que les primes n’augmentent à la même proportion que les salaires. Le mouvement permit d’augmenter le nombre de syndiqués et d’envoyer au Congrès l’une des meneuses de la grève, Susana Terrazas, sous l’étiquette MORENA.

La centralité des programmes sociaux dans l’approche d’AMLO est venue renforcer cette nouvelle politique de classe. Les allocations touchent à présent 65 % de personnes de plus que sous le gouvernement précédent. En 2021, malgré la crise économique, les dépenses sociales ont atteint une proportion record des dépenses totales de l’État depuis des dizaines d’années. Ce modèle d’aide sociale fonctionne selon une logique entièrement différente de l’ancienne logique néolibérale : il ne s’agit plus de faire du microciblage et de prendre en compte des critères de revenus, mais d’embrasser une approche plus universelle. Même si les transferts d’espèces sont toujours réservés à d’importants sous-groupes (personnes de plus de soixante-cinq ans, étudiants, personnes handicapées, etc.), les conditions pour y avoir accès sont minimales. De plus, les programmes d’aide sociale ont été inscrits dans la Constitution, afin de garantir qu’il s’agit bien d’un droit et non d’actes de charité.

À l’autre bout du spectre politique, les partis supplantés par MORENA ont formé une coalition qui a ouvertement proclamé sa fidélité aux grandes entreprises. Des magnats comme Claudio X Gonzalez et Gustavo de Hoyos, anciens dirigeants de la confédération patronale, ont joué un rôle crucial dans le financement de l’opposition et pour orienter les sujets mis en avant. Le secteur entrepreneurial, en plus de dénoncer les lois pro-travailleurs d’AMLO, s’est farouchement opposé à sa nouvelle approche fiscale. Même si le gouvernement a plutôt suivi une ligne orthodoxe sur les questions macroéconomiques, il a malgré tout engagé un vaste effort afin d’augmenter la capacité étatique de recouvrement de l’impôt, c’est-à-dire de lutte contre la fraude fiscale, sujet sur lequel le Mexique se classait historiquement sous les moyennes de l’OCDE et de l’ALC (Amérique latine et Caraïbes). Sans toucher à la structure actuelle de taxation, ces mesures ont eu des conséquences significatives en matière de redistribution. Selon les chiffres officiels, le gouvernement a augmenté le recouvrement de l’impôt des plus riches contribuables du pays de plus de 200 %. Raquel Buenrostro, l’ancienne secrétaire de l’Administration fiscale et actuelle secrétaire à l’Économie d’AMLO, a ainsi été décrite par le Financial Times comme une « dame de fer » faisant claquer son fouet sur les impôts des multinationales.

Parallèlement, le désaveu de certaines sections des classes moyennes diplômées vis-à-vis d’AMLO est un reflet de leur rejet de la grande narration nationale que le président a érigée au fil de ses conférences de presse quotidiennes. Alors que sous les gouvernements précédents, les personnalités du monde universitaire étaient garantes de la respectabilité et de l’autorité, les appels à l’« expertise » sont à présent considérés comme des stratagèmes de marketing politique vides de sens. Les ministres sont salués pour leur « proximité avec le peuple » et non pour leurs titres et leurs distinctions.

AMLO s’est exposé aux critiques des cercles progressistes, composés en majorité des classes diplômées, pour son désintérêt sur la question du mariage homosexuel ou de l’avortement. Le président a refusé de prendre position sur ces questions, proposant plutôt de les soumettre à un référendum populaire. Ces reproches sont néanmoins discutables car des avancées significatives ont eu lieu sur ces questions à l’échelle des provinces, en particulier celles contrôlées par le parti MORENA.

Le président s’est également aliéné le mouvement féministe combatif qui a émergé en 2019 en réaction à la persistance des féminicides au Mexique. D’emblée, AMLO a paru davantage impliqué dans la dénonciation d’une campagne soi-disant orchestrée par la droite (qui a effectivement tenté de phagocyter le mouvement) plutôt que dans la recherche de réponses aux problèmes soulevés. Il a critiqué les tactiques d’action directe des mobilisations récentes et salué le travail des soignantes d’une manière que beaucoup ont interprété comme de la condescendance masculine. Même si le président s’est attaché à une politique de stricte parité lors de la sélection des membres de son gouvernement, ses détracteurs féministes considèrent, de manière compréhensible, que son action ne s’attaque pas suffisamment aux hiérarchies genrées du pays.

Reconstruire l’État mexicain

En parallèle de ces réformes en matière de répartition des richesses, l’une des priorités de l’administration AMLO a consisté à inverser la tendance à l’affaiblissement de l’État. Ce processus a pris différentes formes. Tout d’abord, les fonctions gouvernementales jusqu’alors sous-traitées à des entreprises privées ou semi-privées ont été réintégrées au sein de l’État. La sous-traitance des services publics a été abolie dans le but de les réintégrer au sein des institutions étatiques centralisées. Le gouvernement s’est également débarrassé des établissements financiers qui géraient les fonds publics de manière très opaque et discrétionnaire, rapatriant ces fonds dans le giron des ministères.

Ce renforcement de l’État s’est accompagné d’une série de méga-projets d’infrastructure, pilotés par l’État, de l’annulation de projets privés comme l’aéroport de Texcoco et de l’expropriation des compagnies privées sur certains tronçons ferroviaires. Les projets de construction les plus importants d’AMLO sont l’aéroport de Felipe Angels, le train maya autour de la péninsule du Yucatán, un corridor de transport pour relier le golfe du Mexique à l’océan Pacifique, l’amélioration des routes rurales et un plan de reforestation de grande ampleur. Ces plans sont mis en avant pour leur capacité à générer des emplois grâce aux chantiers publics et comme une manière de remédier à l’échec de la doctrine du laissez-faire.

La souveraineté énergétique a pour sa part reçu une attention spéciale du gouvernement AMLO, qui a tenté de réorganiser l’entreprise pétrolière étatique PEMEX et l’a transformée en un moteur de croissance. Le gouvernement s’est également employé à limiter, quoique modestement, le pouvoir des entreprises minières étrangères. Une nouvelle législation sur les hydrocarbures permet à présent de révoquer les permis des entreprises privées qui commettent certaines violations, tandis qu’une loi relative à l’industrie de l’électricité vise à augmenter l’énergie générée par la CFE, l’entreprise d’électricité contrôlée par l’État, en limitant les exigences d’approvisionnement en électricité auprès du secteur privé. Ces deux mesures cherchent à renforcer la position relative du secteur public et à inverser l’effet des réformes néolibérales. Le gouvernement a récemment réaffirmé son engagement par l’acquisition de treize centrales électriques jusqu’ici détenues par l’entreprise énergétique Iberdrola.

Malgré le volontarisme d’AMLO, l’atrophie de l’État avant sa prise de fonction était si forte que certaines de ses politiques les plus ambitieuses ont été difficiles à mettre en œuvre.

Malgré ce volontarisme, l’atrophie de l’État avant la prise de fonction d’AMLO était si forte que certaines de ses politiques les plus ambitieuses ont été difficiles à mettre en œuvre. Le Mexique n’a ainsi pas encore surmonté sa dépendance aux partenariats publics-privés. Il a été contraint de recourir à l’infrastructure administrative de la Banco Azteca, détenue par le magnat des médias Ricardo Salinas Pliego, pour mettre en œuvre ses programmes de transfert d’espèces. Il existe bien un plan pour que les banques publiques prennent à leur charge cette responsabilité, mais la transition est lente. Le projet d’infrastructure qui porte la signature d’AMLO, le train du Yucatán, est détenu par l’État, mais il repose en partie sur des partenariats publics-privés. Des services qui étaient auparavant sous-traités par le gouvernement, comme la garde d’enfants, ont été fermés dans la perspective d’en reprendre la gestion, mais ils n’ont pas tous été remplacés, ce qui signifie que les bénéficiaires doivent utiliser des coupons de l’État pour payer ces services essentiels sur le marché privé. À cause du manque de personnel dans les administrations, AMLO est devenu de plus en plus dépendant de l’armée pour élaborer et gérer un bon nombre de ses projets d’infrastructures.

L’autre point sur lequel l’État mexicain peine à retrouver sa pleine puissance concerne l’endiguement de la violence liée aux cartels de la drogue. Pour contourner les corps de police corrompus, AMLO a créé une nouvelle Garde nationale, composée de membres de l’armée et de nouvelles recrues. Certains y voient une militarisation de la vie publique et ont également souligné qu’AMLO autorisait le recours à des mesures répressives le long de la frontière Sud, où les caravanes de migrants d’Amérique centrale sont souvent interceptées par la force. Il s’agit là d’une capitulation face à l’incessante demande des États-Unis – de la part de Trump, mais aussi d’Obama et de Biden – que le Mexique arrête les flux de demandeurs d’asile avant qu’ils n’atteignent le sol américain.

Comme ses prédécesseurs, AMLO a accepté ces restrictions à la souveraineté nationale, sans doute pour pouvoir l’utiliser comme levier dans ses négociations avec son voisin septentrional. Le président a dépensé une énergie considérable pour empêcher les caravanes d’atteindre les États-Unis : en offrant des visas de travail mexicains, en réclamant un « plan Marshall pour l’Amérique centrale » et en fermant les yeux lorsque la police s’engageait dans de brutales reconduites à la frontière. Dans ce domaine, son bilan global est désastreux, à l’exception notable de son refus d’approuver la tentative de Trump de faire entrer le Mexique sur la liste des « pays tiers sûrs », ce qui aurait quasiment empêché tous les réfugiés d’Amérique centrale de demander l’asile aux États-Unis.

« Austeridad republicana »

Mais la reconstruction de l’État ne pourra se faire sans lutte acharnée contre la corruption qui ronge le Mexique. Dans son discours d’investiture en décembre 2018, AMLO présentait celle-ci comme la caractéristique distinctive du néolibéralisme. Selon le président, le néolibéralisme n’est pas simplement une contraction de l’État, mais plutôt son instrumentalisation au service du marché. Le Mexique a ainsi été transformé en une sorte d’économie rentière inversée où tout un réseau d’entreprises privées siphonne l’argent des coffres publics en recourant à des mécanismes légaux et illégaux : privatisation, sous-traitance, surfacturation de services et création d’entreprises fantômes pour bénéficier de contrats étatiques et pratiquer l’évasion fiscale.

Cette conception du néolibéralisme comme une économie politique de la corruption a servi de boussole aux objectifs de dépenses publiques d’AMLO. Le concept principal sur lequel repose son gouvernement est contre-intuitif : il s’agit de l’austeridad republicana, ou « austérité républicaine », c’est-à-dire une réorganisation et une recentralisation des dépenses publiques, avec pour objectif de mettre un terme aux abus venus d’en haut. Dans la mesure où le néolibéralisme mexicain s’enracine dans les liens étroits entre l’État et les entreprises privées, l’austérité est vue comme une manière de briser ces liens, de se défaire du joug des entreprises parasites dont les profits dépendent des largesses gouvernementales.

Sur le long terme, une adhésion stricte à l’austeridad republicana peut rendre difficile, sinon impossible, la création d’un système d’aide sociale robuste. Mais pour l’instant, cette stratégie est parvenue à rendre sa légitimité à l’État après des décennies de copinage et de clientélisme. La peur de voir cette stratégie entraîner des licenciements de masse s’est dissipée. En plus des dépenses à grande échelle pour les travaux publics et les transferts d’argent, des secteurs comme les sciences, l’éducation et la santé ont vu leurs budgets augmenter, quoique de manière restreinte. Néanmoins, le problème le plus urgent que posent les restrictions fiscales imposées par AMLO est qu’elles rendent toute réforme de l’imposition à grande échelle plus difficile, puisque la gauche n’a d’autre choix, pour atteindre ses objectifs, que de rendre ses dépenses plus efficaces : rééquilibrer le budget plutôt que redistribuer la richesse.

Quel bilan peut-on tirer de son action au bout de cinq années ? Les détracteurs de gauche d’AMLO reconnaissent de nombreuses avancées, mais critiquent la faiblesse de sa politique d’égalité femme-homme, sa gestion des frontières et ses programmes d’austérité. Néanmoins, ils ne sont pas parvenus à construire une alternative sérieuse à MORENA. Jusqu’à présent, les critiques de gauche à l’encontre d’AMLO sont l’apanage de l’intelligentsia « progressiste », qui a été absorbée à son tour par le bloc d’opposition dominé par les élites. Le mouvement autonomiste zapatiste se désintéresse, lui, de toute tentative de prendre le pouvoir étatique. Ayant abandonné ce terrain il y a bien longtemps, il se concentre davantage sur l’opposition à certains projets, sans résultats probants.

Si les critiques formulées à l’encontre d’AMLO sont légitimes, toute analyse sérieuse de son bilan doit prendre en considération les difficultés inhérentes à la relance d’un État providence doté d’un appareil administratif décrépit et la nécessité de rebâtir la classe ouvrière en tant qu’acteur collectif. L’administration actuelle souffre, bien sûr, de nombreuses incertitudes et contradictions. À quel point le néo-développementalisme et les grands projets d’infrastructures sont-ils viables dans le contexte de la crise climatique ? Est-ce qu’une imposition progressive peut fonctionner alors que la croissance stagne ? Avec quelle rapidité le pays peut-il se sevrer des investissements étrangers ? De telles questions se posent d’ailleurs à la gauche dans le monde entier. Quels que soient les défauts des réponses apportées par AMLO, sa tentative de rompre avec le néolibéralisme est en tout cas déterminée.

Yanis Varoufakis : « Sans sortie de l’OTAN, l’Europe restera un continent vassal »

Yanis Varoufakis, ex-ministre des Finances de la Grèce © Jack Taylor

Les dernières élections grecques ont été marquées par le faible score du parti de « gauche radicale » SYRIZA, au pouvoir quelques années plus tôt. Élu en 2015, le leader du parti, Alexis Tsipras, avait abandonné au bout de six mois sa promesse de lutte contre l’austérité et les privatisations, entraînant la démission de son ministre des Finances Yanis Varoufakis. Demeuré un analyste attentif de l’actualité, ce dernier nous livre ici son analyse sur l’endettement de la Grèce, la récession de la zone euro, mais aussi l’alignement du Vieux continent sur Washington et l’émergence des BRICS. Il se montre particulièrement critique à l’égard de la perspective « d’autonomie stratégique » européenne portée par Emmanuel Macron, qu’il juge chimérique sans une sortie de l’Alliance atlantique. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – Depuis 2019 et la chute du gouvernement Tsipras, le pays est dirigé par le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis, leader du parti conservateur la Nouvelle Démocratie. Lors des dernières élections législatives, le parti Syriza, au sein duquel vous étiez membre, n’a obtenu que 17,84 % des voix. Récemment, le chef du parti, Alexis Tsipras, a annoncé sa démission. Quelle conclusion tirez-vous de cette situation ?

Yanis Varoufakis – La conclusion est que les radicaux ne sont jamais accueillis longtemps dans le club des puissants, même s’ils sont prêts à trahir leurs principes pour bien les servir.

Tsipras a toutes les raisons de se sentir maltraité par le pouvoir en place. Après avoir imposé au peuple grec, impitoyablement et plutôt efficacement, les mesures politiques face auxquelles il avait été élu pour s’opposer, il a « réussi » à stabiliser la Grèce aux dépens du plus grand nombre et dans les intérêts de l’oligarchie internationale. Pour ce faire, il a imposé – au nom de la gauche radicale ! – des politiques que même les représentants politiques les plus fervents de l’oligarchie, lorsqu’ils étaient au gouvernement, avaient été réticents à introduire.

Qu’a-t-il obtenu en échange ? Lorsqu’il était Premier ministre du pays [entre 2015 et 2019, NDLR] et instaurait une politique d’austérité, les puissants l’aidaient et le gratifiaient de quelques compliments. Mais une fois le « sale boulot » accompli, le pouvoir en place l’a abandonné en soutenant ses représentants politiques traditionnels, le parti de la Nouvelle Démocratie dirigé par Kyriakos Mitsotakis. Sans une once de gratitude envers leur véritable sauveur, Tsipras, ils l’ont abandonné dans un environnement électoral où – en raison de ses propres choix – il n’avait aucune chance d’obtenir le soutien du peuple qu’il avait soumis à la torture oligarchique de la Troïka. Bref, que les politiciens de gauche qui hésitent à trahir se méfient : ça ne paie pas !

LVSL – Les avantages et les inconvénients d’un « Grexit » [sortie de la Grèce de la zone euro, NDLR] sont bien connus. Un tel choix serait-il aujourd’hui favorable au pays ? Plus largement, quel est pour vous le paradigme économique vers lequel devrait s’orienter la Grèce pour mettre fin à ce cycle récessif ?

Y.V. – L’économie grecque est devenue une vache à lait pour l’oligarchie transnationale à cause des politiques qui assurent sa non-viabilité et la diminution constante des perspectives de la majorité des citoyens grecs. Pour relancer l’économie du pays, et la rendre réellement stable, il faut mettre fin à l’hémorragie de richesse qui est actuellement exportée, sous forme de rentes massives vers divers paradis fiscaux. Par exemple, l’expropriation des biens immobiliers de la classe moyenne (par la vente de prêts à des fonds vautours), les privatisations d’actifs publics dans le cadre d’opérations de capital-investissement, les impôts indirects gigantesques, la diminution constante des biens communs qui nous restent (ressources en eau, santé publique, éducation…).

« Une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. »

Dans tout cela, la question de la monnaie est secondaire. Cependant, si la menace du Grexit est l’arme principale par laquelle l’oligarchie transnationale s’assure que toutes les pratiques prédatrices susmentionnées se poursuivront, alors les progressistes grecs doivent apprendre l’art d’imaginer la Grèce sans l’euro.

LVSL – De nombreux pays européens sont lourdement endettés, notamment la Grèce et l’Italie, dont les dettes représentent respectivement près de 180 % et 150 % de leur PIB. Dans le même temps, la zone euro est en récession et pourrait à nouveau connaître plusieurs années de faible croissance. Quelle politique monétaire estimez-vous que la BCE devrait adopter ?

Y.V. Aucune politique monétaire ne peut, à ce stade, faire face à l’endettement gigantesque (aussi bien privé que public) qui régit le capitalisme occidental. L’endettement excessif est sa caractéristique principale – pas un accident de parcours.

Il reflète un système qui a généré une demande insuffisante pour les produits qu’il fabrique et qui, par conséquent, a besoin de dettes pour maintenir la production et l’accumulation de capital. En outre, une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. Bref, il n’y a plus de perspective de traitement des dettes impayables, ni en Europe, ni ailleurs, qui n’implique pas une révolution dans la manière de produire et de distribuer les richesses. 

LVSL – Le parti politique MeRA25, dont vous êtes le fondateur, propose l’introduction d’un système de paiement numérique appelé « Demeter ». En quoi consiste-t-il ? Que pensez-vous d’une monnaie numérique créée par une banque centrale, notamment l’euro numérique ?

Y.V. J’ai beaucoup écrit sur les raisons pour lesquelles une monnaie numérique centrale serait très utile pour a) diminuer le pouvoir exorbitant du secteur financier sur le reste de la société et b) fournir les fondements d’un revenu de base universel.

La question qui se pose à tous les pays de la zone euro est la suivante : comment introduire un tel système de paiement numérique public lorsque l’on ne dispose pas de sa propre banque centrale ? La réponse de MeRA25 est « Demeter » : au lieu que la banque centrale offre des comptes numériques de banque centrale à chaque résident, les autorités le font en créant un compte par numéro de dossier fiscal. Il en résulte une sorte de monnaie fiscale. Bien qu’inférieure à une véritable monnaie numérique de banque centrale, elle offrirait bon nombre de ses avantages tant au public qu’à l’État.

[NDLR : Nous nous permettons de citer ici in extenso un extrait de l’article de Yanis Varoufakis paru dans Project Syndicate :

Cette monnaie fiscale serait présente sur la plateforme numérique de l’administration, en utilisant le numéro de dossier fiscal existant des particuliers et des entreprises. Toute personne possédant un numéro de dossier fiscal dans un pays recevrait un compte gratuit lié. Les particuliers et les entreprises pourront alors créditer ce compte en transférant de l’argent depuis leur compte bancaire habituel, comme ils le font aujourd’hui pour payer leurs impôts. Mais ils le feront bien avant de payer leurs impôts car l’État garantirait un taux d’intérêt annuel de 8 % payable à ceux qui sont prêts à payer leurs impôts un an avant la date prévue.

Par exemple, une fois que 1.000 euros ont été transférés sur un compte lié au numéro fiscal, un numéro d’identification personnel est émis, et peut être utilisé soit pour transférer le crédit de 1.000 euros sur le compte fiscal de quelqu’un d’autre, soit pour payer des impôts à l’avenir. Ces futurs euros peuvent être conservés pendant un an jusqu’à leur échéance ou être utilisés pour effectuer des paiements à d’autres contribuable. Le Trésor pourra contrôler l’offre de monnaie fiscale, en ajustant le taux d’intérêt pour garantir que la valeur nominale de l’offre totale ne dépasse jamais un pourcentage du revenu national, ou de l’ensemble des impôts. Pour garantir une transparence totale, et donc la confiance, un algorithme de blockchain, conçu et supervisé par une autorité nationale indépendante, pourrait régler les transactions en monnaie fiscale].

LVSL – Face à la guerre en Ukraine, l’OTAN se montre unie tandis que les pays européens souffrent des conséquences de ce conflit (hausse des prix de l’énergie, désindustrialisation…). Comment l’Europe peut-elle sortir de cette situation ?

Y.V. Ce n’est pas possible. Les rêves de Macron concernant « l’autonomie stratégique » de l’Europe restent et resteront des chimères tant que l’Europe ne sortira pas de l’OTAN. Tant qu’elle sera sous l’emprise de Washington, l’Europe restera un continent vassal, incapable de veiller aux intérêts de ses propres classes dirigeantes.

« Les historiens reconnaîtront dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance. »

Je ne doute pas un instant que les historiens des prochaines décennies reconnaîtront, dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance.

LVSL – Depuis plusieurs mois, et notamment le gel des avoirs russes, de nombreuses voix s’élèvent contre l’hégémonie du dollar (en particulier les présidents des BRICS). Quel serait, selon vous, les contours d’un système monétaire international plus juste et plus équilibré ?

Y.V. Il ne peut y avoir de système monétaire international équilibré tant que les capitalistes chinois, brésiliens, mexicains et indiens rêvent de profits en dollars à de réinvestissements dans le secteur de la finance, de l’assurance et de l’immobilier américain.

Tant que cette situation perdurera, l’idée que les BRICS représenteraient un défi à l’hégémonie américaine restera au mieux un rêve, au pire une distraction.