La prochaine guerre mondiale aura-t-elle lieu en Arctique ?

Un navire dans la banquise arctique. © NOAA

Avec la fonte des glaces, les grandes puissances, États-Unis, Chine et Russie en tête, investissent de plus en plus le Grand Nord. La disparition de la banquise offre en effet l’opportunité d’exploiter de nombreux gisements d’hydrocarbures et de terres rares et de développer le trafic maritime. Mais l’intérêt pour la région n’est pas qu’économique : alors que la Chine affirme sa puissance et qu’une nouvelle guerre froide émerge entre la Russie et les Etats-Unis, l’Arctique se remilitarise. Article de l’économiste James Meadway, originellement publié par Novara Media, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

L’onde de choc de l’invasion de l’Ukraine par la Russie s’est propagée dans le monde entier, des frontières de l’Oural jusqu’au point le plus septentrional du globe. Début mars, pour la première fois depuis sa création, les travaux du Conseil de l’Arctique – un forum fondé en 1996 par les huit pays dont une partie du territoire se trouve dans le cercle arctique (Canada, Danemark, Islande, Finlande, Norvège, États-Unis, Suède et Russie) – ont été suspendus. 

Invoquant le fait que la Russie assure pendant deux ans la présidence tournante, les sept autres membres ont condamné la « violation des principes de souveraineté et d’intégrité territoriale » par cette dernière et mis le Conseil en pause en suspendant provisoirement ses activités. Le représentant de la Russie au Conseil a riposté en dénonçant les demandes d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, compromettant ainsi « la coopération dans les hautes latitudes ».

Bien qu’il se soit élargi depuis sa fondation en conférant le statut d’observateur à des pays « proches de l’Arctique », tels le Royaume-Uni et la Chine, le Conseil avait en vingt-six ans d’existence évité de s’impliquer dans des conflits entre pays membres. La déclaration d’Ottawa relative à la création du Conseil interdit en effet expressément de se saisir des questions d’ordre militaire et, pendant un quart de siècle, ce consensus a été maintenu, le Conseil se concentrant sur les questions civiles et scientifiques. Cependant, alors que la crise climatique s’accélère, l’équilibre politique au sein du Conseil – véritable microcosme des conflits liés aux ressources et des litiges territoriaux que la dégradation de l’environnement entraîne à l’échelle mondiale – se désagrège.

Sous la banquise, des sous-sols convoités

Bien que la guerre en Ukraine a entraîné un niveau de confrontation inédit depuis la Guerre froide entre l’Occident et la Russie, cette suspension des travaux du Conseil de l’Arctique s’explique aussi par d’autres enjeux liés à la fonte de la banquise arctique. Cette dernière s’accélère : en été, la couche de glace ne représente plus que 20 % de ce qu’elle était dans les années 1970. Ce dérèglement climatique crée trois sources de compétition interétatique potentielles, menaçant la fragile coopération qui régissait les relations dans le cercle arctique.

Premièrement, la fonte des glaces met au jour de nouvelles sources de matières premières. Ces dernières années, la prospection pétrolière et gazière et les projets d’exploitation minière se sont rapidement multipliés – 599 projets ont déjà vu le jour ou sont en chantier – et la production pétrolière et gazière devrait croître de 20 % dans les cinq prochaines années. Les banques occidentales, dont on estime qu’elles auraient contribué au financement de projets liés au carbone arctique à hauteur de 314 milliards de dollars, ainsi que les grandes compagnies pétrolières, comme la française Total Energies et l’américaine ConocoPhillips, investissent dans la région aux côtés d’entreprises publiques ou soutenues des états, tels la China National Petroleum Company ou le Fonds de la Route de la soie, un fonds souverain chinois. Total Energies s’est par exemple engagée avec la société russe Novatek et des investisseurs soutenus par l’État chinois dans Yamal LNG et Arctic LNG 2, deux sites géants de gaz naturel liquéfié (GNL) qui devraient être mis en service au cours des prochaines années.

Selon le Wall Street Journal, le sous-sol du cercle arctique recèlerait mille milliards de dollars de terres rares.

Par ailleurs, selon le Wall Street Journal, le sous-sol du cercle arctique recèlerait mille milliards de dollars de terres rares. Paradoxalement, l’intensification des efforts de décarbonation rend ces gisements potentiels de plus en plus précieux. On estime ainsi que le Groenland possèderait un quart des réserves mondiales de terres rares, indispensables aux véhicules électriques et aux éoliennes. La transition mondiale en faveur des énergies renouvelables exacerbe en effet la lutte pour découvrir de nouvelles sources de terres rares. Les pays occidentaux sont particulièrement demandeurs de nouvelles sources d’approvisionnement, étant donné que la Chine contrôle actuellement 70 % des gisements connus. Parallèlement, Inuit Ataqatigiit (IA), un parti de gauche indépendantiste, a été élu à la tête du Groenland l’an dernier après avoir fait campagne contre les projets miniers. L’extraction d’uranium a depuis été interdite et le moratoire illimité sur la prospection pétrolière et gazière dans les eaux groenlandaises a été reconduit. Alors que la demande continue à croître, les pressions s’exerçant sur ce gouvernement devraient être de plus en plus fortes dans les années à venir.

De nouvelles routes commerciales

Deuxièmement, la diminution de la banquise arctique a permis d’ouvrir des routes maritimes autrefois impraticables la majeure partie de l’année. D’une part, la route maritime du Nord relie d’Est en Ouest les détroits de Behring et de Kara, longeant sur 4000 kilomètres la côte la plus septentrionale de la Russie. D’autre part, le passage du Nord-Ouest serpente entre le Canada et l’Alaska. Avec la fonte de la banquise arctique, ces étendues océaniques deviennent autant de voies de navigation rentables.

Selon d’anciennes prévisions, les routes arctiques ne devaient pas devenir commercialement viables avant 2040. Mais la fonte des glaces plus rapide que prévu, alliée à la compétition internationale, pousse à les utiliser sans plus attendre. Les volumes de fret empruntant la route maritime du Nord atteignent des records, le trafic ayant été multiplié par 15 au cours de la dernière décennie, l’essentiel du trafic étant composé de méthaniers transportant du GNL, dont la demande ne cesse d’augmenter. Il y a cinq ans à peine, la navigation était pratiquement impossible pendant les mois d’hiver. L’hiver dernier, 20 navires par jour en moyenne ont emprunté cette route. Parallèlement, la première traversée du passage du Nord-Ouest en hiver sans l’aide d’un brise-glace a été réalisée en 2020 par un bateau norvégien, réduisant de 3000 miles nautiques le trajet entre la Corée du Sud et la France.

Malgré le défi climatique, l’appel à faire transiter le transport maritime par le toit du monde est donc de plus en plus fort. Il y a une dizaine d’années, Vladimir Poutine le rappelait déjà : « La route la plus courte entre les plus grands marchés d’Europe et la région Asie-Pacifique passe par l’Arctique. » La route par le toit du monde entre, mettons, l’Asie de l’Est et l’Europe est bien plus courte que la route actuelle par le canal de Suez : environ 3000 miles nautiques et 10 à 15 jours de moins. Un raccourci qui pourrait générer d’énormes économies, estimées entre 60 et 120 milliards de dollars par an rien que pour la Chine.

L’intérêt de la Chine pour ces nouvelles routes commerciales est d’ailleurs manifeste. Actuellement, 80 % des importations de pétrole de l’Empire du milieu transitent par le détroit de Malacca, entre la Malaisie et l’Indonésie, véritable goulet d’étranglement que pourrait bloquer une puissance ennemie. Ses exportations vers l’Europe doivent quant à elles emprunter le canal de Suez, dont le blocage par l’Ever Given l’an dernier a été à la source d’un chaos économique. Les exportations chinoises vers l’Amérique du Nord passent quant à elles par le canal de Panama, qui est un fidèle allié des Etats-Unis.

Outre le commerce maritime, la Chine s’emploie depuis plusieurs années à accroître discrètement sa présence dans l’Arctique en associant investissements directs et diplomatie.

C’est pour surmonter de tels obstacles que la Chine a décidé d’investir massivement dans ce qu’elle appelle les nouvelles routes de la soie, un ensemble gigantesque de nouveaux investissements routiers et ferroviaires qui se déploie à travers l’Asie et en Europe. La perspective d’une nouvelle route maritime, cependant, ne se refuse pas. Les économies sont phénoménales et la Chine s’emploie déjà activement à les promouvoir en fournissant des itinéraires détaillés aux armateurs. En 2018, sa politique arctique évoquait ainsi le développement d’une nouvelle « route polaire de la soie » par le Grand Nord, et décrivait la Chine comme un « État proche de l’Arctique ».

Outre le commerce maritime, la Chine s’emploie depuis plusieurs années à accroître discrètement sa présence dans l’Arctique en associant investissements directs et diplomatie. L’Islande, durement touchée par la crise financière de 2008, s’est ainsi tournée vers la Chine pour obtenir une aide économique, devenant en 2013 le premier État européen à signer avec elle un accord de libre-échange. La Chine finance désormais des recherches dans les universités de Reykjavik et les investisseurs chinois ont entamé des pourparlers pour deux nouveaux ports en eau profonde sur l’île, destinés au transbordement au large des nouvelles voies maritimes arctiques.

Sur le plan diplomatique, la Chine a été admise comme observateur au Conseil de l’Arctique 2013. Elle a également construit de nouveaux brise-glaces et commandé des patrouilleurs « renforcés pour les glaces». Mais cette puissance inquiète de plus en plus. Les intérêts chinois croissants au Groenland ont amené le Danemark à exprimer officiellement son inquiétude, tandis que la Russie – même si elle coopère avec la Chine pour l’exploitation de gisements de gaz arctiques, en particulier la raffinerie de gaz naturel liquéfié Yamal sur la côte sibérienne – s’est fermement opposée à l’utilisation de brise-glaces étrangers le long de la route maritime du Nord (bien que la déclaration conjointe des deux pays en février les engagent à « intensifier la coopération pratique pour le développement durable de l’Arctique »). La Lituanie a elle ajourné les investissements chinois dans le port de Klaipeda, porte d’entrée du passage du Nord-Est, arguant de son appartenance à l’OTAN et d’un prétendu danger pour sa sécurité nationale.

Comme l’a illustré la crise de Suez en 1956 (où la France et le Royaume-Uni tentèrent de bloquer la nationalisation du canal par Nasser, ndlr), le contrôle d’une route commerciale est déterminant dans une économie capitaliste mondialisée. Et, comme pour le canal de Suez, la course à la puissance donne lieu à une présence militaire croissante lourde de menaces.

Branle-bas de combat

La troisième et dernière source de conflit potentielle découle également de la position géographique privilégiée de l’Arctique. La militarisation de l’Arctique, situé à la distance la plus courte possible entre les deux principales masses continentales du globe, est depuis longtemps une réalité. Les postes d’écoute de Skalgard (Norvège) et de Keflavik (Islande), établis pendant la guerre froide pour surveiller les mouvements de la flotte sous-marine soviétique, et par la suite russe, de la mer de Barents, témoignent de l’intérêt stratégique du grand Nord. Avec la montée des tensions entre Washington et Moscou ces dernières années, la région est de plus en plus réinvestie par la Russie et les États-Unis sur le plan militaire.

La Russie a ainsi rouvert 50 postes militaires datant de la guerre froide situés sur son territoire arctique, comprenant 13 bases aériennes et 10 stations radar. Elle a également testé des missiles de croisière hypersoniques et des drones sous-marins à propulsion nucléaire destinés à l’Arctique, conduisant le Pentagone à exprimer officiellement son inquiétude au sujet de sa « voie d’approche » des États-Unis par le Nord. Renforcée au cours de la dernière décennie, la Flotte du Nord russe, composée de sous-marins nucléaires, de cuirassés et d’engins de débarquement, ainsi que de brise-glaces et de bâtiments de soutien, forme depuis 2017 la pièce maîtresse de la stratégie arctique de la Russie.

En face, l’OTAN a achevé le mois dernier son exercice semestriel dans l’Arctique norvégien, avec 30 000 soldats engagés, soit le plus grand contingent depuis la fin de la guerre froide. Début avril, Ben Wallace, le secrétaire d’État à la Défense britannique, a quant à lui promis des troupes supplémentaires pour le Grand Nord lors de sa rencontre avec son homologue norvégien. Dans le cadre de la coopération entre les deux États, des sous-marins nucléaires britanniques ont été accueillis dans un port norvégien pour la première fois. Alors que la Norvège est historiquement attachée au principe de neutralité, son armée a pour la première fois participé à l’exercice semestriel Mjollner dans le Grand Nord en mai, aux côtés des forces armées du Danemark, de la Belgique, des Pays-Bas et de l’Allemagne. Le Canada accroît lui aussi sa présence militaire dans l’Arctique, notamment par l’achat de deux nouveaux brise-glaces et de 88 avions de chasse.

Malgré la tragédie environnementale monumentale que vit l’Arctique, le système capitaliste continue de remodeler la planète pour ses propres besoins.

La volonté de la Finlande et de la Suède d’intégrer l’OTAN s’inscrit dans le contexte d’une intensification de l’activité militaire dans l’Arctique, leur entrée potentielle faisant de la Russie la dernière nation de la région à ne pas appartenir à l’OTAN. Enfin, la nouvelle stratégie de l’armée américaine dans la région, publiée au début de l’année dernière et baptisée « Dominer à nouveau l’Arctique », propose de «redynamiser » des forces terrestres arctiques qui opéreraient aux côtés de forces navales et aériennes élargies.

Ainsi, malgré la tragédie environnementale monumentale que vit l’Arctique (extinction de masse, destruction de communautés indigènes, perte d’une nature sauvage irremplaçable), le système capitaliste continue de remodeler la planète pour ses propres besoins. De l’« unification du monde par la maladie » à la création d’un système alimentaire fondé sur les monocultures, le capitalisme a en effet toujours remodelé l’environnement qu’il exploite, et n’a jamais cessé de s’adapter à ces évolutions pour poursuivre sa soif de croissance intarissable. Le redécoupage en cours de l’Arctique n’est donc qu’une étape supplémentaire dans un processus séculaire de compétition et d’exploitation. Le capitalisme ne détruira pas le monde, mais il le refaçonnera. Dans un tel contexte, la résistance à ce processus, comme celle organisée par les écosocialistes indigènes au pouvoir au Groenland, devient donc un impératif politique de plus en plus fondamental.

La « guerre économique » contre la Russie est-elle un échec ?

Vladimir Poutine et Joe Biden. © Bastien Mazouyer

Fin février 2022, le G7 adoptait de lourdes sanctions contre la Russie. Bruno Le Maire annonçait même une « guerre économique et financière totale » contre cette dernière – avant de revenir sur ses propos. Plus de deux mois plus tard, le bilan des mesures engagées semble pour le moins mitigé. Les sanctions n’ont pas permis d’asphyxier le système financier russe comme Washington et Bruxelles l’espéraient. Elles ont en revanche exacerbé la flambée des prix de l’énergie et des matières premières qui frappe de plein fouet l’économie mondiale. La « guerre économique » contre la Russie serait-elle une impasse ?

Le contraste est saisissant. D’un côté, le cours du rouble caracole, début mai, à son niveau le plus haut depuis deux ans. Les exportations de gaz russe atteignaient un nouveau record en avril, avec 1.800 milliards de roubles de recettes, soit un doublement par rapport à 2021. Malgré les obstacles techniques liés aux sanctions et l’annonce d’un défaut de paiement imminent, la Russie est par ailleurs parvenue à ce jour à effectuer les remboursements sur sa dette extérieure.

De l’autre, les nuages s’accumulent sur les marchés US et européens : flambée des prix des matières premières, perturbations persistantes dans les chaînes logistiques mondiales, resserrement de la politique monétaire… Début mai, le CAC40 et le S&P500 (indice américain de référence) accusaient une chute de près de 15% par rapport au début de l’année. Le Nasdaq, qui regroupe les valeurs technologiques, s’est quant à lui effondré de 25% sur la même période. Le tout en l’absence de filet de sécurité : confrontées à une inflation élevée, les banques centrales disposent de marges de manœuvres limitées pour soutenir les cours et les économies au bord de la récession. Une situation qui fait non seulement resurgir le spectre d’une crise financière, mais également de graves famines et d’une crise de la dette sans précédent.

Les dirigeants du G7 ont semble-t-il péché par excès de confiance, à l’instar des généraux russes.

Les sanctions d’ampleur prises fin janvier contre la Russie – que nous avions évoquées dans un précédent article – devaient être « l’arme nucléaire financière » selon Bruno Le Maire. Mais les dirigeants du G7 ont semble-t-il péché par excès de confiance, à l’instar des généraux russes : les seconds s’attendaient à une capitulation rapide de l’Ukraine, mais ont fait face à une résistance farouche et se sont embourbés dans un conflit au long cours ; les premiers pensaient asphyxier financièrement la Russie, mais celle-ci est parvenue – à ce jour – à encaisser les contrecoups des mesures prises à son encontre.

Est-ce à dire que la vague des sanctions se serait échouée contre les murailles de la « forteresse Russie » ? Loin s’en faut. Mais force est de constater que sur le plan financier et monétaire, la Russie a tenu bon. La présidente de la banque centrale de Russie, Elvira Nabioullina, a joué un rôle majeur à cet égard. Les mesures drastiques qu’elle a mise en œuvre – relèvement du taux d’intérêt, contrôles des capitaux, obligation de change pour les exportateurs russes – ont permis à terme de stabiliser le cours du rouble.

La Russie est notamment parvenue, jusqu’à présent, à tourner à son avantage le jeu de poker menteur concernant le paiement des intérêts de la dette russe. Annoncé à plusieurs reprises par les agences de notation, le défaut sur la dette russe n’aura pas eu lieu. Pour régler sa dette extérieure libellée en dollars, la Russie a pu dans un premier temps avoir recours à des avoirs censément « gelés » par les sanctions – grâce à une dérogation accordée par les Etats-Unis pour permettre le paiement des intérêts sur la dette russe. Un trou parmi d’autres dans la raquette des sanctions…

Début avril, cette dérogation sera finalement levée par un nouveau train de sanctions, afin de contraindre la Russie à faire défaut. Cela conduira Moscou à régler une partie des intérêts sur sa dette extérieure en roubles. Mais la Russie parviendra une nouvelle fois à éviter le défaut en puisant dans ses propres réserves de dollars afin de régulariser le paiement avant le terme du délai de grâce de 30 jours. Les dirigeants russes semblent avoir fait du remboursement de la dette un point d’honneur, malgré les contraintes techniques. L’enjeu ? Renvoyer l’image d’une économie qui resterait solide malgré les sanctions. « La Russie possède toutes les ressources financières nécessaires, aucun défaut de paiement ne nous menace », avait réaffirmé le 21 avril Elvira Nabouillina, devant les députés de la Douma, à l’occasion de sa reconduction à la tête de la banque centrale de Russie.

La flambée du gaz soutient le rouble

Le second jeu de poker menteur concerne le règlement du gaz russe. Le 23 mars, Vladimir Poutine affirmait que les pays « inamicaux » souhaitant acheter du gaz à la Russie devront le faire en rouble, sous peine d’être privés d’approvisionnement. Cette annonce n’a pas manqué de faire bondir le prix du gaz, déjà élevé, sur les marchés mondiaux – prenant jusqu’à +70% entre le 23 mars et le 5 mai. Pourtant le changement annoncé serait moins « radical » que prévu : les clients européens pourront finalement régler en euros auprès de Gazprombank mais ils devront ouvrir un compte en roubles. La banque russe, une des rares exemptées de sanctions, se chargera du change auprès de la banque centrale et le paiement sera validé une fois la somme transférée en roubles.

L’annonce initiale de Vladimir Poutine a été interprétée par certains commentateurs comme une manière de soutenir le cours du rouble. De fait, celui-ci a bondi : alors qu’il était encore bas la veille (plus de 100 roubles pour un dollar), il retrouve dans les jours qui suivent un cours proche de celui d’avant l’invasion russe. Pourtant selon l’économiste Christophe Boucher, ce nouveau mécanisme ne devrait pourtant pas, au-delà de l’effet d’annonce, gonfler outre-mesure le cours du rouble par rapport au circuit de paiement « normal ». Dans les deux cas, le paiement en euros est converti en roubles – les exportateurs étant déjà tenu de le faire à hauteur de 80% avant l’annonce de Poutine fin mars.

Le nouveau circuit de transaction a cependant plusieurs avantages pour la Russie. Il permet de s’assurer que les paiements à Gazprom sont à 100% changés en roubles (plutôt que 80%), ce qui soutient d’autant plus la monnaie russe. En instituant Gazprombank comme intermédiaire du paiement, il permet d’éviter de prêter le flanc à de futures sanctions, comme le gel des comptes européens de Gazprom. Enfin, il ouvrirait des possibilités de contourner les sanctions en réinsérant la banque centrale de Russie dans le circuit de paiement.  « L’entreprise qui achète son gaz à Gazprom ne sait ni quand la conversion sera faite, ni à quel taux de change, ni même où va l’argent entre le moment où elle l’a versé sur le premier compte et le moment où il arrive chez Gazprom » notait un expert de la Commission européenne dans les colonnes du Monde (02/05). « Cela peut être assimilé à un prêt à la Banque centrale russeLe paiement doit être effectif lors du versement sur le premier compte » estimait-il : «l’ouverture d’un second compte constitue une violation des sanctions ».

Au sein de l’UE, des divisions se sont faites jour entre les tenants d’une ligne « dure » face aux exigences russes et des Etats membres souhaitant éviter la coupure du robinet de gaz, comme l’Italie, la Hongrie ou l’Allemagne.

Face aux exigences russes, l’Union européenne affiche un semblant d’unité. Au terme d’une réunion d’urgence des ministres de l’énergie tenue le 2 mai, la Commission européenne et la présidence française du Conseil ont annoncé que l’UE refusait de payer les achats de gaz en roubles. Barbara Pompili, ministre de la transition écologique et présidente de la réunion, a confirmé la « volonté de respecter les contrats ». Dans le détail, des divisions se sont pourtant faites jour entre les tenants d’une ligne « dure » face aux exigences russes et des Etats membres souhaitant éviter la coupure du robinet de gaz, comme l’Italie, ou la Hongrie qui a annoncé qu’elle serait prête à payer en roubles. L’Allemagne, dont l’industrie est particulièrement dépendante au gaz russe, avait annoncé fin avril ne pas pouvoir se passer de gaz russe avant mi-2024, estimant qu’il en va de la paix économique et sociale dans le pays. A l’inverse, le refus affiché de la Pologne et de la Bulgarie de céder aux exigences russes a eu pour conséquence la coupure de leurs approvisionnements acté fin avril.

Bref, l’incertitude règne sur ce que les entreprises européennes pourront ou ne pourront pas faire. L’italienne ENI, l’autrichienne OMV ou l’allemande Uniper, auraient ainsi envisagé d’ouvrir un compte en rouble. « Il est très important que la Commission donne un avis juridique clair sur la question de savoir si le paiement en roubles constitue un contournement des sanctions ou non », a ainsi déclaré le premier ministre italien Mario Draghi au terme de la réunion. Cet avis devrait être rendu public prochainement.

De nouvelles sanctions sont-elles souhaitables ?

Autre sujet d’achoppement, celui d’un embargo sur le pétrole russe. Cette mesure devait être intégrée au sixième paquet européen de sanctions économiques contre la Russie. Compte tenu de l’opposition de la Hongrie et de la Slovaquie, l’embargo initialement prévu pour être appliqué d’ici à 6 mois pour le brut et 8 mois pour le gazole pourrait être assorti d’une dérogation pour ces deux pays, renvoyant son application à 2027. Un tel embargo n’est pas seulement un sujet d’inquiétude pour Budapest et Bratislava, mais également… pour Washington. Toujours selon Le Monde, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, se serait inquiétée des conséquences d’un tel embargo « sur l’Europe et le reste du monde ». La période de transition prévue par le paquet européen est censée répondre à ces inquiétudes.

Les contre-mesures prises par la Russie, auxquelles pourraient s’ajouter de nouvelles mesures de rétorsions commerciales, ont donc permis d’éviter la débâcle financière et ont contribué à fissurer l’unité de façade européenne. Pour autant, les sanctions ne sont pas restées sans effet, loin s’en faut. D’après les chiffres de la banque centrale de Russie, l’économie devrait connaître une récession de près de 10% cette année. Les investissements étrangers se sont taris, de nombreuses entreprises ont quitté le territoire russe, tandis que les pénuries de pièces détachées et de composants électroniques perturbent la production. L’inflation devrait elle dépasser 20% en 2022 selon les chiffres du FMI. Enfin, comme le rappelle Christophe Boucher, le cours du rouble a certes retrouvé un niveau élevé mais il ne faut pas oublier que le taux de change est faussé par les contrôles de capitaux.

Quand bien même les sanctions n’auraient pas manqué leur cible, il est clair qu’elles n’ont pas eu l’impact attendu : l’économie ne s’est pas effondrée ; les Russes ne se sont pas révoltés.

Le Pentagone affirme par ailleurs que les sanctions perturbent l’industrie de l’armement russe. Cela expliquerait, selon le département de la Défense, les problèmes d’approvisionnement et l’embourbement de la Russie dans le Donbass où elle concentre désormais ses troupes. Quand bien même les sanctions auraient en partie touché leur cible, il est clair qu’elles n’ont pas eu l’impact attendu : l’économie ne s’est pas effondrée et, pour l’heure, les Russes ne se sont pas révoltés. Si le verrouillage médiatique mis en place par le Kremlin a sans doute joué, il n’est pas la seule explication plausible. Comme l’affirme l’ancien vice-ministre des Affaires étrangères d’Hugo Chavez dans le cas du Venezuela, les sanctions économiques peuvent avoir pour conséquence de renforcer l’adhésion de la population au pouvoir en place. D’une manière générale, comme le notent Hélène Richard et Anne-Cécile Robert dans le Monde diplomatique, les sanctions économiques ont parfois des effets contraires à ceux recherchés.

Face à l’agression russe contre l’Ukraine, les sanctions étaient-elles souhaitables ? D’autres types d’action auraient-elles été possibles ? Épineuses questions auxquelles il ne sera pas répondu ici. Mais il s’agit de constater que le rapport de force qui se joue à travers les mesures adoptées de part et d’autres mérite d’être examiné dans toute sa complexité, loin des postures simplistes et des effets d’annonce. Plusieurs chimères ont fait long feu : celle d’une « guerre économique totale », à même de faire plier rapidement la Russie ; l’idée selon laquelle il serait possible d’occasionner des dégâts significatifs à l’économie russe sans que les économies européennes et américaines n’en payent le prix en retour ; et enfin, le principe d’une communauté totale d’intérêts du « camp occidental ». Des Etats-Unis – fournisseurs de gaz et de pétrole – aux pays de l’Union européenne – dépendants du gaz russe – l’impact d’un conflit économique frontal avec la Russie n’est pas le même. Il en va de même au sein de l’UE, comme l’illustrent les discussions autour du dernier paquet de sanctions.

Jusqu’où mènera l’escalade des sanctions et des contre-mesures dans laquelle semblent désormais pris les dirigeants américains, européens et russes ? L’issue d’une telle surenchère reste imprévisible. Elle provoque déjà de lourds dégâts : la puissance du choc inflationniste frappe de plein fouet les économies du monde entier, et en particulier les classes populaires. Le resserrement de la tenaille dans laquelle sont prises les banques centrales contribue à faire resurgir le spectre de la récession et de crises majeures (crise boursière, crise de la dette des pays en développement ou encore crise de la zone euro). Les sanctions contribuent par ailleurs à la fragmentation de l’économie mondiale et à la remise en cause de la domination du dollar comme monnaie internationale, au point que le FMI ne s’en émeuve. Certes, certains périls étaient déjà bien présents, des bulles financières alimentées par des années de mise sous perfusion de liquidité du système financier, aux tensions inflationnistes sur les chaînes logistiques mondiales. Certes, le déclenchement de la guerre a exacerbé les déséquilibres de l’économie mondiale. Mais la spirale des sanctions et des contre-mesures a indéniablement jeté un peu plus d’huile sur le feu.

Le capitalisme russe de nouveau dans l’impasse

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Comment la Russie en est-elle venue à attaquer un « pays frère » ? Si l’impérialisme ou la folie revancharde de Vladimir Poutine sont souvent évoqués, les dynamiques de l’économie russe depuis la chute de l’URSS le sont beaucoup moins. Or, ces évolutions permettent de comprendre l’impasse dans laquelle se trouve le régime de Vladimir Poutine depuis environ une décennie. Si celui-ci a su rebâtir une économie forte, mais très inégalitaire, durant les années 2000, faisant oublier le désastre des années 1990, l’économie russe stagne depuis la crise de 2008. Dans un contexte d’insatisfaction croissante de la population, la fuite en avant nationaliste s’est avéré le seul moyen de maintenir le régime oligarchique en place. Texte de l’économiste Cédric Durand, auteur de Technoféodalisme. Critique de l’économie numérique (Zones, 2020), édité par William Bouchardon.

Le dernier film de Kirill Serebrennikov (cinéaste critique du régime de Poutine, ndlr), « La fièvre de Petrov », débute dans un bus de banlieue bondé. A l’arrière du bus, un homme pose une question rhétorique : « Avant (sous l’ère soviétique, ndlr), on avait un billet gratuit pour le sanitorium chaque année. C’était bon pour le peuple. Mais depuis Gorby nous a vendus, Eltsine a tout dépensé, puis Berezovsky s’est débarrassé de lui, a nommé ces types. Et maintenant quoi ? ». Petrov, sous l’emprise de la fièvre s’imagine alors faire partie d’un peloton d’exécution éliminant des oligarques.

L’atmosphère sombre et violente, mais témoigne de l’exaspération de nombreux Russes. « Ces types » désignent ouvertement Poutine et sa clique. Quant au « quoi ? », il pose la question du type de société qu’est la Russie contemporaine. Quelles sont les dynamiques de son économie politique ? Comment a-t-elle pu en arriver à entrer en guerre avec un pays voisin avec lequel elle est si étroitement imbriquée ?

Durant trois décennies, une paix froide a régné dans la région, alors que la Russie et le reste de l’Europe se jetaient corps et âmes dans la mondialisation néolibérale. Désormais, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les sanctions économiques et financières prises par les pays occidentaux marquent le début d’une nouvelle ère. Les illusions d’une transition réussie de la Russie vers l’économie de marché sont en train de se dissiper définitivement.

Bien sûr, le récit d’un développement heureux depuis la fin de l’URSS a toujours été une fable. En 2014, Branco Milanovic (économiste serbo-américain, spécialiste de la pauvreté et des inégalités, ndlr) dressait un bilan de la transition vers le capitalisme des pays de l’ancien bloc de l’Est : « Seuls trois pays, et tout au plus cinq ou six pays, peuvent être considérés comme faisant partie du monde capitaliste riche et (relativement) stable. Beaucoup sont à la traîne, et certains sont tellement à la traîne que pendant plusieurs décennies, ils ne peuvent même pas aspirer au point où ils en étaient lorsque le mur est tombé ».

Les promesses de démocratie et de prospérité ne se sont jamais matérialisées pour la plupart des citoyens de l’ancienne Union soviétique.

En effet, les promesses de démocratie et de prospérité ne se sont jamais matérialisées pour la plupart des citoyens de l’ancienne Union soviétique. De par sa taille et sa centralité politico-culturelle dans la région, la Russie est le nœud gordien de ce processus historique. Or, si la Russie, en tant que grande puissance, est marquée par un tropisme militaire et impérialiste, les dynamiques économiques sont toutes aussi importantes pour comprendre la situation actuelle et la fuite en avant des élites russes vers la guerre.

Les années 1990 : plus jamais ça

L’agression de la Russie fait partie d’une tentative désespérée et tragiquement mal calculée de faire face à ce que Trotsky appelait « le fouet de la nécessité extérieure », c’est-à-dire l’obligation de suivre les autres États pour préserver une certaine autonomie politique. C’est ce même mécanisme qui a conduit les dirigeants chinois à adopter une libéralisation économique contrôlée au début des années quatre-vingt, alimentant 40 ans d’une insertion globalement réussie dans l’économie mondiale et permettant au régime de se reconstruire et de consolider sa légitimité.

Dans le cas de la Russie soviétique, le fouet a brisé l’État. Comme l’a montré Janine Wedel dans son ouvrage Collision and Collusion. The Strange Case of Western Aid to Eastern Europe (2000), la disparition de l’Union soviétique a profondément affaibli les élites nationales, discréditées. Durant les premières années de réformes, l’autonomie politique de l’Etat russe était si faible que les décisions politiques majeures étaient prises par une clique de conseillers américains dirigés par Jeffrey Sachs (économiste américain et ardant défenseur du consensus de Wahsington, ndlr) et un petit groupe de jeunes réformateurs russes, parmi lesquels Yegor Gaidar – le Premier ministre qui a lancé la libéralisation des prix, aux conséquences décisives – et Anatoli Chubais – le tsar de la privatisation qui, jusqu’à l’invasion, était un proche allié de Poutine.

La « thérapie de choc » a entraîné une désindustrialisation drastique et une explosion de la pauvreté. Ce désastre économique est à l’origine d’un sentiment d’humiliation nationale, qui a suscité une méfiance durable vis-à-vis de l’Occident.

Cette « thérapie de choc » a entraîné une désindustrialisation drastique et une explosion de la pauvreté. Ce désastre économique est à l’origine d’un sentiment d’humiliation nationale, qui a suscité une méfiance durable vis-à-vis de l’Occident. Etant donné le traumatisme de cette période, la devise la plus populaire en Russie reste « les années 90 : plus jamais ça ».

Vladimir Poutine a construit son régime sur cette devise. Un rapide coup d’œil à l’évolution du PIB par habitant permet de comprendre pourquoi (voir ci-dessous). Les premières années de la transition ont été marquées par une profonde dépression (période I) qui s’est terminée par le crack financier d’août 1998. Loin de l’effondrement décrit par Anders Åslund dans Foreign Affairs, ce moment fut en fait le début d’un renouveau. Le rouble a alors perdu 80% de sa valeur nominale en dollars, mais dès 1999, lorsque Poutine est arrivé au pouvoir grâce à la seconde guerre de Tchétchénie, l’économie a commencé à se redresser.

PIB russe pas habitant (1990-2020) en parité de pouvoir d’achat. Données : Banque Mondiale

Avant le krach, les prescriptions macroéconomiques issues du « consensus de Washington » nourrissaient une dépression sans fin, les politiques anti-inflationnistes et la défense obtuse du taux de change vidant l’économie des moyens nécessaires à la circulation monétaire. La montée en flèche des taux d’intérêt et la fait que l’État russe ne soit même plus capable de payer les salaires et les pensions de retraites entraînèrent la généralisation du troc (qui représentait plus de 50 % des échanges inter-entreprises en 1998), des arriérés de salaires endémiques et l’exode des firmes industrielles russes, qui tentèrent leur chance sur les marchés étrangers.

Dans les zones les plus reculés, l’usage de l’argent avait presque complètement disparu de la vie ordinaire. Au cours de l’été 1997, j’ai passé quelques jours dans le petit village de Chernorud, sur la rive occidentale du lac Baïkal : les villageois récoltaient des pignons et les utilisaient – un verre plein de pignons étant l’unité de compte – pour payer un trajet en bus jusqu’à l’île voisine d’Olkhon, pour leur logement ou pour acheter du poisson séché. La situation sociale, sanitaire et criminelle était désastreuse, nourrissant un sentiment général de désespoir, palpable dans le taux de mortalité.

1999-2008 : la reprise prolongée

Comparée à la catastrophe que le pays venait de traverser, la période suivante a été une fête. De 1999 à la crise financière mondiale de 2008, les principaux indicateurs macroéconomiques ont été assez impressionnants : le troc a rapidement reculé et le PIB a progressé à un taux annuel moyen de 7 %. Après avoir été pratiquement divisé par deux entre 1991 et 1998, il a pleinement retrouvé son niveau de 1991 en 2007, ce que l’Ukraine n’a jamais réussi à faire. Les investissements ont rebondi, de même que les salaires réels, avec des augmentations annuelles de 10 % ou plus. À première vue, un miracle économique russe semblait alors plausible.

Bien sûr, les performances économiques enviables du début de l’ère Poutine ont été rendues possibles par la montée en flèche des prix des matières premières. Toutefois, si ce facteur est important, il n’est pas le seul. Ainsi, l’industrie russe a bénéficié des effets stimulants de la dévaluation du rouble en 2008. Cette perte de valeur a rendu compétitifs les produits fabriqués localement, induisant une importante substitution aux importations. Les entreprises industrielles étant par ailleurs totalement déconnectées du secteur financier, elles n’ont pas souffert du krach de 1998.

De plus, en raison de l’héritage de l’intégration corporatiste soviétique, les grandes entreprises ont généralement préféré retarder le paiement des salaires dans les années 90 plutôt que de licencier leur personnel. En conséquence, elles ont ensuite été en mesure d’augmenter très rapidement leur production pour accompagner la relance de l’économie. Le taux d’utilisation des capacités est passé d’environ 50% avant 1998 à près de 70% deux ans plus tard. Des taux plus élevés d’utilisation des capacités ont contribué, à leur tour, à la croissance de la productivité, créant ainsi un « cercle vertueux ».

Le régime de Poutine a profité de la manne des exportations de matières premières pour enclencher un retour de l’intervention de l’État dans l’économie.

En outre, le régime de Poutine a profité de la manne des exportations de matières premières pour enclencher un retour de l’intervention de l’État dans l’économie. A cet égard, les années 2004 et 2005 ont constitué un tournant. Si le processus de privatisation s’est poursuivi, ce fut à un rythme beaucoup plus lent. Sur le plan idéologique, le consensus est même allé dans l’autre sens, en mettant l’accent sur la propriété publique. Un décret présidentiel du 4 août 2004 a établi une liste de 1 064 entreprises ne peuvant être privatisées et de sociétés par actions dans lesquelles la part de l’État ne peut être réduite.

Entre-temps, une extension significative de l’activité publique a eu lieu, grâce à une combinaison pragmatique de méthodes administratives et de mécanismes de marché. La cible principale était le secteur de l’énergie, l’objectif étant de rétablir une mainmise publique ferme sur la rente énergétique et, accessoirement, d’éliminer des rivaux potentiels tels que le magnat libéral du pétrole Mikhail Khodorkovsky.

Au-delà du secteur des combustibles fossiles, divers instruments de politique industrielle et un encouragement actif aux investissements russes à l’étranger traduisent une volonté de soutenir l’émergence d’entreprises capables d’affronter la concurrence mondiale dans des domaines tels que la métallurgie, l’aéronautique, l’automobile, les nanotechnologies, l’énergie nucléaire et, bien sûr, les équipements militaires. L’objectif affiché était d’utiliser la rente provenant de l’exportation de ressources naturelles pour moderniser et diversifier une base industrielle largement obsolète, afin de préserver l’autonomie de l’économie russe.

Cette tentative de restructuration des actifs productifs laissait entrevoir une vision de développement. Toutefois, certaines erreurs stratégiques en matière d’insertion dans le capitalisme mondial et les tensions entre dirigeants politiques et capitalistes nationaux ont empêché l’émergence d’une articulation réussie de l’économie russe.

2008-2022 : la stagnation

Les répercussions sur l’économie russe de la crise financière de 2008 et l’agonie de la croissance au cours de la décennie suivante (période III) sont les symptômes d’un échec du développement. Il se manifeste d’abord par la dépendance permanente à l’égard des exportations de matières premières, principalement des hydrocarbures, mais aussi des métaux et, plus récemment, des céréales. Cette dépendance a conduit à deux problèmes. D’abord, sur le plan extérieur, cette spécialisation rend la Russie vulnérable aux cycles économiques mondiaux, via les fluctuations des cours des matières premières. En Russie même, cela a signifié que la stabilité politique dépendait de la redistribution de la rente de certaines industries.

L’échec du développement est également lié à son niveau élevé d’intégration financière avec les marchés mondiaux. Dès 2006, le compte de capital a été entièrement libéralisé, c’est-à-dire les capitaux sont autorisés à entrer ou sortir du pays sans aucune restriction. Cette décision, ainsi que l’entrée de la Russie à l’OMC en 2012, ont articulé une double allégeance : d’une part au projet américain de capitalisme global dont la pierre angulaire est précisément la capacité des capitaux à circuler librement et, d’autre part, à l’élite économique nationale, dont le train de vie fastueux et la défiance à l’égard du régime exigeaient de pouvoir disposer de leur fortune et leurs entreprises pour les placer à l’étranger.

Au niveau macroéconomique, ces politiques d’intégration à l’économie de marche internationale ont favorisé l’entrée d’investisseurs étrangers, ainsi que les investissements russes à l’étranger. Cette augmentation spectaculaire du bilan international du pays était évidemment une source de vulnérabilité qui, associée à la dépendance des exportations de matières premières, explique pourquoi l’économie russe a été très touchée par la crise financière mondiale, avec une contraction de 7,8 % en 2009.

Durant la décennie précédant la guerre en Ukraine, l’économie russe s’est donc caractérisée par la stagnation, le maintien d’une répartition extrêmement inégale des revenus et des richesses héritée des années 90 et un déclin économique relatif vis-à-vis des pays riches et de la Chine.

Pour faire face à l’instabilité résultant de cette insertion subordonnée dans l’économie mondiale, les autorités ont opté pour une coûteuse accumulation de devises, mais dont le rendement est faible. En conséquence, malgré le fait que la Russie reçoive plus d’investissements étrangers qu’elle n’en exporte, l’économie russe a dû consacrer entre 3 et 4 % de son PIB aux paiements financiers destinés au reste du monde au cours des années 2010.

Durant la décennie précédant la guerre en Ukraine, l’économie russe s’est donc caractérisée par la stagnation, le maintien d’une répartition extrêmement inégale des revenus et des richesses héritée des années 90 et un déclin économique relatif vis-à-vis des pays riches et de la Chine. Certes, certains secteurs ont connu des développements plus positifs. À la suite des sanctions et contre-sanctions adoptées après l’annexion de la Crimée en 2014, l’agriculture et l’industrie agroalimentaire ont par exemple bénéficié d’une dynamique de substitution des importations. En parallèle, un secteur technologique dynamique a permis le développement d’un riche écosystème numérique national ayant de fortes ramifications mondiales. Mais ces évolutions positives n’ont pas suffi à contrebalancer les déficiences globales de l’économie russe.

En 2018, des manifestations de masse contre une réforme néolibérale des retraites ont contraint le gouvernement à reculer partiellement. Surtout, elles ont révélé la vulnérabilité croissante du régime, en raison de son incapacité à tenir ses promesses de modernisation de l’économie et de protection de l’Etat-providence. Ainsi, cette stagnation a largement sapé la légitimité de Poutine, qui n’a eu d’autres options que jouer de plus en plus la carte du nationalisme, y compris par des opérations militaires.

Vers des jours sombres

Confrontée à des difficultés économiques importantes et à un isolement politique après son aventure en Ukraine, les perspectives pour la Russie sont sombres. À moins de remporter une victoire rapide, le gouvernement vacillera à mesure que les Russes ordinaires vont ressentir le coût économique de la guerre. Face à cela, la réponse du pouvoir sera très probablement l’intensification de la répression. Pour l’instant, l’opposition est fragmentée et différents courants de la gauche, y compris le Parti communiste, se sont ralliées derrière le drapeau (mais certains dissidents de gauche, comme le socialiste Alexei Sakhnin, s’opposent à la guerre, ndlr) – ce qui signifie qu’à court terme, Poutine n’aura aucun mal à réprimer la dissidence. Mais au-delà, le régime est menacé sur de multiples fronts.

D’abord, les entreprises sont terrifiées par les pertes qu’elles vont subir, et les journalistes financiers russes tirent ouvertement la sonnette d’alarme. Bien sûr, il n’est pas facile de prédire l’issue des sanctions – qui ne sont pas encore pleinement appliquées – sur les fortunes des oligarques individuels. Il faut noter que la Banque centrale russe a habilement stabilisé le rouble après qu’il ait perdu un tiers de sa valeur immédiatement après l’invasion. Mais pour les capitalistes russes le danger est réel.

Deux exemples illustrent les défis auxquels ils seront confrontés. Le premier est le cas d’Alexei Mordashov – l’homme le plus riche de Russie selon Forbes – qui a récemment été ajouté à la liste noire des sanctions de l’UE pour ses liens présumés avec le Kremlin. À la suite de cette décision, Severstal, le géant de l’acier qu’il possède, a interrompu toutes ses livraisons en Europe, qui représentaient environ un tiers des ventes totales de l’entreprise, soit quelque 2,5 millions de tonnes d’acier par an. L’entreprise doit maintenant chercher d’autres marchés en Asie, mais avec des conditions moins favorables qui nuiront à sa rentabilité. De tels effets en cascade sur les entreprises des oligarques auront des répercussions sur l’ensemble de l’économie.

La combinaison d’un appauvrissement généralisé et d’une frustration nationaliste constitue une vraie nitroglycérine politique.

Deuxièmement, les restrictions sur les importations posent de graves difficultés pour des secteurs tels que la production automobile et le transport aérien. Un « vide technologique » pourrait s’ouvrir, étant donné le retrait du marché russe de sociétés de logiciels d’entreprise telles que SAP et Oracle. Leurs produits sont utilisés par les grandes entreprises russes – Gazprom, Lukoil, la Corporation nationale de l’énergie atomique, les chemins de fer russes… – et il sera coûteux de les remplacer par des services locaux. Pour tenter de limiter l’impact de cette pénurie, les autorités ont légalisé l’utilisation de logiciels pirates, étendu les exonérations fiscales pour les entreprises technologiques et annoncé que les travailleurs du secteur informatique seraient libérés des obligations militaires. Mais ces mesures ne sont qu’un palliatif temporaire. L’importance cruciale des logiciels et des infrastructures de données pour l’économie russe met en évidence le danger des systèmes d’information monopolisés, dominés par une poignée d’entreprises occidentales, dont le retrait peut s’avérer catastrophique.

Dès lors, il ne fait aucun doute que la guerre en Ukraine sera délétère pour de nombreuses entreprises russes, mettant à l’épreuve la loyauté de la classe dirigeante envers le régime. Mais le consentement de la population au sens large est également en danger. Alors que les conditions socio-économiques continuent de se détériorer pour l’ensemble de la population, la devise qui a si bien servi Poutine contre son opposition libérale (« les années 90 : plus jamais ça ») pourrait bientôt se retourner contre le Kremlin. La combinaison d’un appauvrissement généralisé et d’une frustration nationaliste constitue une vraie nitroglycérine politique. Son explosion n’épargnerait ni le régime oligarchique de Poutine, ni le modèle économique sur lequel il repose.

Malm et Mitchell : aux origines capitalistes de notre système énergétique

Pourquoi est-il si difficile de rompre avec le système énergétique dominant, malgré son impact catastrophique sur l’environnement ? À trop raisonner en termes de comportements individuels ou de pratiques culturelles, on se condamne à manquer l’essentiel. Les rapports de production, et plus spécifiquement la quête de maximisation de profit des classes dominantes, constituent les éléments les plus déterminants. C’est la thèse que défend Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire (éditions La Fabrique), ouvrage dans lequel il retrace l’évolution des systèmes énergétiques depuis deux siècles, conditionnée par une logique intimement capitaliste. Une lecture qu’il est utile de croiser avec Carbon Democracy (Timothy Mitchell, éditions La Découverte), qui analyse quant à lui la dimension impérialiste du système productif contemporain.

À l’heure de l’urgence climatique, les mesures politiques nécessaires ne sont pas mises en œuvre. Le monde de la finance continue de soutenir massivement les énergies fossiles, faisant pourtant planer une épée de Damoclès sur les marchés financiers, comme le soulignent le rapport Oxfam de 2020 ou celui publié par l’Institut Rousseau avec les Amis de la Terre. La température continue d’augmenter et une hausse de 1,5°C est attendue dans les prochaines années. Comment expliquer la difficulté à mener cette transition énergétique et à sortir de la logique qui a mené à la croissance exponentielle des émissions de gaz à effet de serre ? Un retour sur l’évolution, depuis deux siècles, des systèmes énergétiques modernes, apporte des éclairages instructifs pour comprendre les blocages de la transition.

Il faut en revenir aux années 1820-1840, au commencement de la révolution du charbon en Grande-Bretagne. L’aînée des puissances industrielles opère en quelques décennies une transformation radicale de son économie grâce à l’emploi du charbon et de la machine à vapeur. Jusqu’ici, les énergies utilisées (eau, vent, bois) servaient principalement à couvrir les besoins des foyers (chauffage, cuisson) et de quelques industries naissantes. L’essor du charbon permet le développement exponentiel de l’industrie manufacturière britannique, avec en tête de pont l’industrie du coton exportatrice dans le monde entier. Ces débuts de l’ère industrielle ont été abondamment documentés et commentés. Toutefois, une énigme semble n’avoir jamais vraiment été résolue : celle des motivations économiques de la transition d’une énergie hydraulique – celles des fleuves et rivières, captée par des moulins et autres roues à aubes – vers une énergie issue du charbon.

Le passage de l’énergie hydraulique au charbon au cours de la révolution industrielle

La grille d’analyse de cette transition, proposée par Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire, semble en mesure d’apporter des éléments nouveaux à la compréhension d’un paradoxe apparent. Ce dernier, que Malm documente avec précision, est celui de l’absence de supériorité du charbon sur l’énergie hydraulique, c’est-à-dire l’énergie mécanique des rivières anglaises, en termes économiques classiques – au moment de la transition au début du XIXème siècle. Et ce, au moment-même où le charbon commence à être plébiscité et va rapidement produire près de 10 fois plus d’énergie que les fleuves anglais. Malm montre en effet, qu’au moment où le charbon devient prédominant, au moins sur trois critères majeurs, l’énergie hydraulique demeurait plus performante.

Roue à aubes

Tout d’abord, l’énergie hydraulique était abondante avec à l’époque moins de 7% du potentiel électrique utilisé. Il existait encore une multitude de gisements d’énergie hydraulique importants. Deuxièmement, la machine à vapeur n’avait pas encore la régularité moderne ; l’eau offrait une régularité et une robustesse technologique que la machine à vapeur de Watt n’était pas en mesure d’atteindre. Troisièmement, l’eau était gratuite ou presque, modulo les droits fonciers, et ceci d’un facteur au moins égal à 3 comparé au prix du charbon sur le marché. Comment expliquer dans ce cas la transition rapide, sans limite, quasi-instantanée vers l’utilisation massive du charbon et de la vapeur ?

Le choix du système énergétique s’opère selon un objectif de maximisation de la plus-value captée par les investisseurs, et donc d’une augmentation symétrique du rapport d’exploitation des travailleurs.

Pour surmonter ce paradoxe, Malm propose une nouvelle théorie du capital-fossile, reposant sur l’analyse marxiste de la logique d’accumulation capitaliste. Pour Marx, la naissance des rapports de propriété capitaliste s’est accompagnée d’une compulsion d’accroissement de l’échelle de la production matérielle. Ainsi, le capitaliste investit son capital dans l’espoir d’en obtenir plus. La création de valeur supplémentaire, la survaleur (ou encore plus-value), se fait grâce aux travailleurs – seuls capables, par leur force de travail, de créer de la valeur et de transformer le capital (moyens de production et ressources apportées par le capitaliste). De là la célèbre formule marxienne d’accumulation du capital : A-M-A’ (Argent → Marchandise → Argent + plus-value), où la marchandise représente l’ensemble des moyens de production capitalistes – capitaux, travail et donc chez Malm, aussi l’énergie indispensable à la mise en valeur du capital.

Chez Marx, le capital est avant tout un rapport social, caractérisé par la séparation des travailleurs d’avec les moyens de production (la propriété) et d’avec les produits de la production, le tout dans une visée lucrative de la propriété. C’est donc un rapport de subordination. Le capital, ce « processus circulatoire de valorisation », n’existe qu’en « suçant constamment, tel un vampire, le travail vivant pour s’en faire une âme ». La logique d’accumulation du capital conduit de facto à une extorsion de la survaleur créée par les travailleurs. Le niveau de cette extorsion définit alors le ratio d’exploitation des travailleurs.

Malm explique alors que si le travail est « l’âme du capitalisme », la nature et les ressources qu’elle fournit en sont son corps. Sans la nature, les énergies et les ressources nécessaires à la mise en valeur du capital, le processus d’accumulation fondamental du capitalisme ne serait pas possible. Les énergies fossiles, qui permettent de démultiplier dans des proportions considérables la production d’un travailleur, sont l’adjuvant parfait et le corollaire nécessaire au processus de mise en valeur du capital par le travail humain. Le charbon et l’huile, plus tard le pétrole et le gaz, sont les auxiliaires de la production capitaliste. Ils sont, dit Malm, le « levier général de production de survaleur ». Ils sont les matériaux indispensables à la création de valeur capitaliste.

Si le charbon a été choisi comme énergie principale, c’est parce qu’il a permis une plus grande création de survaleur capitaliste par le biais d’une exploitation accrue du travail humain.

En quoi le système théorique proposé par Malm permet-il alors d’expliquer le paradoxe de la transition eau/charbon au début du XIXème siècle ? Dans cette perspective marxienne, le caractère d’auxiliaire nécessaire à la production de survaleur capitaliste des énergies fossiles implique que le choix du système énergétique s’opère selon un objectif de maximisation de la plus-value captée par les capitalistes et donc d’une augmentation symétrique du rapport d’exploitation des travailleurs. Et ceci permet d’expliquer avec clarté le choix du charbon au détriment de l’énergie hydraulique en Grande-Bretagne puis dans le monde entier. En effet, le passage de l’énergie hydraulique à la machine à vapeur a eu lieu parce que ce nouveau système énergétique permettait une exploitation accrue du travail humain.

En effet, les usines fonctionnant à l’énergie hydraulique devaient être construites hors des villes, elles nécessitaient de faire venir des travailleurs des villes à un coût élevé, ou bien d’engager une main-d’œuvre paysanne locale. Mais celle-ci, peu rompue aux rythmes de travail de l’usine et à sa discipline, était susceptible de retourner aux travaux des champs brusquement. Par ailleurs, une fois sur place, cette main-d’œuvre isolée pouvait faire peser des risques de grèves et de pression à la hausse des salaires sur les propriétaires, en raison de la difficulté de faire venir des travailleurs ou de remplacer rapidement une main-d’œuvre trop revendicative. Au contraire, les usines fonctionnant avec des machines à vapeur, même initialement moins performantes que les roues à aubes hydrauliques, avaient l’énorme avantage de se trouver en ville. Dans les banlieues industrielles, les capitalistes pouvaient embaucher une main-d’œuvre déracinée, rompue au rythme de travail à l’usine, avec, en cas de grèves, une « armée de réserve » prête à remplacer les travailleurs contestataires.

Malm montre ensuite comment le charbon et son caractère infiniment morcelable et transportable, a permis une adaptation bien plus efficace à la production capitaliste, au travail en usine mais aussi aux nouvelles réglementations sociales (limitation du temps de travail quotidien à 10 heures). Il déploie un certain nombre d’arguments complémentaires qui tous concourent à corroborer la thèse suivante : si le charbon a été choisi au détriment de l’énergie hydraulique en Grande-Bretagne au début du XIXème siècle, ce n’est pas parce que cette énergie était plus abondante, moins chère ou plus régulière, mais bien parce que le passage au charbon a permis une plus grande création de survaleur capitaliste par le biais d’une exploitation accrue du travail humain, plus régulière et moins soumise aux aléas climatiques et humains de la production hydraulique.

De manière plus contemporaine, l’histoire des systèmes énergétiques nous offre d’autres exemples auxquels appliquer la logique proposée par Malm. Le passage à l’ère du pétrole est dans cette perspective lui aussi très instructif. Timothy Mitchell, dans son livre Carbon Democracy propose une thèse intéressante permettant d’expliquer le rôle du charbon dans les luttes sociales du XIXème et XXème siècles et la transition vers un modèle où le pétrole prend une place centrale.

Charbon, luttes sociales et contre-mesures du capital

Le recours au charbon, énergie indispensable dès le XIXème siècle au fonctionnement des économies occidentales, a profondément changé les rapports de production et l’organisation économique de la société. Le charbon servait principalement à deux choses : l’approvisionnement énergétique indispensable pour l’industrie manufacturière et l’accroissement de la production matérielle ainsi que l’administration des empires coloniaux, et en premier lieu du plus grand de tous, l’Empire britannique. Le charbon utilisé dans les bateaux à vapeur servait à assurer les liaisons commerciales et militaires par voie maritime et ceux-ci ont très vite supplanté la navigation à voile. Cette transition a notamment été illustrée dans plusieurs des romans de Joseph Conrad. Ainsi, le fonctionnement de l’économie capitaliste coloniale reposait majoritairement sur l’énergie du charbon et la gestion de ses flux.

Mine de charbon, Matarrosa del Sil

Or, la production et les flux de charbon étaient souvent très concentrés dans l’espace. La mainmise sur cette production et ces flux était alors indispensable au bon fonctionnement de l’économie capitaliste. Timothy Mitchell lie cette concentration des flux énergétiques indispensables au capitalisme à l’émergence des luttes sociales et de la démocratie moderne. Plus précisément, il dresse le constat suivant : la gestion du charbon et de ses flux passait de manière très concentrée par trois lieux essentiels : la mine, les chemins de fer transportant le charbon et les ports. Ainsi, au début du XXème siècle, « la vulnérabilité de ces mécanismes et la concentration des flux d’énergie dont ils [les capitalistes] dépendaient donnèrent aux travailleurs une force politique largement accrue ». Selon Mitchell, c’est cette concentration spatiale de l’approvisionnement énergétique qui a conduit à la naissance de la démocratie moderne.

Les travailleurs spécialisés dans la gestion de flux énergétiques acquirent un pouvoir politique fort qui se matérialisa par la naissance des premiers partis et syndicats de masse. Ils pouvaient inverser le rapport de force face aux capitalistes en ralentissant ou en perturbant l’approvisionnement énergétique. C’est suite à cela qu’un grand nombre d’avancées sociales virent le jour au tournant du XIXème siècle et du XXème siècle : journée de 8 heures, assurance sociale en cas d’accident, de maladie ou de chômage, pensions de retraite, congés payés, etc. Comme le souligne Mitchell, la concentration de l’énergie indispensable à la production capitaliste avait créé une vulnérabilité. Pour reprendre la terminologie de Malm, l’organisation du système énergétique au charbon initialement choisi pour sa capacité à améliorer le rapport d’exploitation a en réalité conduit à une diminution de celui-ci en raison de cette vulnérabilité.

L’organisation du système énergétique au charbon, initialement choisi pour sa capacité à améliorer le rapport d’exploitation, a en réalité conduit à une diminution de celui-ci en raison de sa vulnérabilité.

La classe dominante a alors recouru de nouveau à un certain nombre de mesures pour regagner sa pleine souveraineté sur l’approvisionnement énergétique nécessaire à l’accumulation de capital. Mitchell décrit dans son livre ces mesures visant à restreindre le pouvoir des travailleurs : création de syndicats maison, appel à des briseurs de grève, constitution de stocks stratégiques énergétiques pour faire face à des imprévus (grèves, blocages). Ces mesures pour certaines d’entre elles, sont toujours appliquées de nos jours avec brio par la classe dirigeante. Ainsi en est-il des stocks stratégiques qui, s’ils sont conçus initialement pour pallier une défaillance de l’approvisionnement énergétique mondial, se révèlent aussi très pratiques pour limiter le « pouvoir de nuisance » des grèves syndicales. Le débat autour de l’insuffisance ou non des stocks stratégiques au cours des grèves contre la réforme des retraites, en raison du blocage des stocks et des raffineries opéré par les syndicats, en est le dernier exemple en date.

Le passage à l’ère du pétrole

La logique du capital en termes d’approvisionnement énergétique est alors toujours la même : diminuer le pouvoir du camp du travail, en diminuant l’emprise des syndicats sur la production et la distribution de l’énergie indispensable à la mise en valeur du capital. La hausse de l’approvisionnement énergétique issu du pétrole peut, elle aussi, être expliquée pour partie par cette logique-là. En effet, le pétrole présente, sous ce prisme d’analyse, des avantages certains. Tout d’abord, il ne nécessite que très peu de travail humain pour être extrait et sort de lui-même une fois le trou creusé. Deuxièmement, les réserves de pétrole ne sont pas localisées sur les territoires des pays industriels développés. La proximité des gisements de charbon dans les pays occidentaux, qui était au début un avantage, était devenue un inconvénient en ayant permis la naissance de forces sociales contestataires importantes sur le territoire.

Mitchell décrypte avec précision les conditions matérielles d’exploitation des gisements pétroliers. L’exemple du Moyen-Orient est assez flagrant. L’accès à une énergie pétrolière abondante et peu chère est un des facteurs déterminants, si ce n’est le plus important, pour analyser la politique des pays occidentaux vis-à-vis des pays producteurs de pétrole, du partage de l’Empire ottoman après la Première guerre mondiale (accords Sykes-Picot) à la guerre en Irak de 2003 en passant par la première guerre du Golfe de 1991. Mitchell montre comment l’histoire du Moyen-Orient est guidée par la volonté de l’Occident de mettre en place un contrôle impérialiste des ressources, favorisant la mise en place de pouvoirs locaux dont les intérêts de classe coïncident avec ceux des néoconservateurs. Dans ces pays, la « démocratie occidentale » n’avait pas sa place.

Puits de pétrole

À cet égard, il est très intéressant de voir comment les tentatives de reprise de contrôle de la manne pétrolière par les nations productrices ont été considérées – rarement d’un bon œil. Les exemples sont nombreux et ne concernent d’ailleurs pas que le pétrole : Irak, Venezuela, Libye, Kurdistan, Iran…

Le recours massif au pétrole s’explique bien entendu par des causes plus proprement « économiques » : baisse des ressources carbonifères en Occident, facilité d’extraction du pétrole, baisse des coûts de transport longue-distance, développement de l’automobile. Toutefois, le prisme d’analyse de Malm semble pouvoir expliquer aussi pour partie la préférence, partielle, donnée au pétrole sur le charbon. Il est intéressant de voir qu’en France, sur l’ensemble de l’énergie consommée en une année, seule la partie issue du nucléaire et des barrages – peu ou prou 20-25% de la consommation énergétique finale, est issue d’une production où les syndicats ont encore un pouvoir non négligeable. Pour le reste, pétrole, gaz et charbon, le capital a réussi, comme dans beaucoup d’autres pays, à se débarrasser, du moins partiellement, des entraves syndicales dans la mise en valeur du capital.

Quel système énergétique à l’avenir ?

C’est donc la logique intrinsèque de mise en valeur du capital qui semble avoir guidé les choix énergétiques des deux derniers siècles pour finalement se retrouver à l’origine du changement climatique. Sans énergie pour mettre en valeur le capital, la logique du capital s’effondre. Les énergies fossiles ont rempli ce rôle au cours des deux derniers siècles.

La solution optimale du point de vue du capital est et restera, sans contrainte exogène forte, le choix des énergies fossiles et de leur grande densité énergétique favorisant leur transport, permettant par là-même une meilleure mise en valeur du capital. Toutefois, les pressions environnementales, citoyennes et démocratiques commencent (modestement) à le contraindre à envisager un nouveau système énergétique. Pourtant, la logique capitaliste interne de mise en valeur du capital nécessite ce que Malm appelle « un levier général de production de survaleur », place occupée jusqu’ici par les énergies fossiles. Si les énergies nouvelles se révèlent incapables de remplir ce rôle, le système capitaliste n’aura probablement d’autre choix que de freiner au maximum la transition énergétique pour assurer sa survie.

Si la transition écologique devait bel et bien s’initier, plusieurs options sont concevables quant à la nature du système énergétique nouveau qui émergerait. Dans le cas de la France, on pourrait distinguer trois scenarii-limite, qui ressortent des débats actuels autour de la question énergétique, avec plusieurs variations et combinaisons possibles entre eux :

1. Une production qui continue à être majoritairement centralisée, avec une part importante de nucléaire répondant à l’électrification des consommations et au besoin de stabilité du réseau ;
2. Un système 100% renouvelable aux mains d’un nombre restreint de groupes, s’appuyant sur une organisation ubérisée du travail et une gestion libérale des marchés de l’énergie ;
3. Une croissance forte des systèmes énergétiques territoriaux totalement ou partiellement autonomes, gérés par les consommateurs et les collectivités territoriales.

Quelle serait alors, à la lecture de Malm et Mitchell, la solution plébiscitée par le capitalisme ?

Ndr : Un prochain article tentera de décrire les conséquences de chaque système et étudiera leurs conditions de possibilité afin de mettre en avant ce qui pourrait être la solution optimale du capital, ainsi que la solution qui pourrait être celle démocratiquement choisie.

Mozambique : la crise perpétuée

Pont Kassuende, province de Tete, Mozambique © Ramon Novales

Dans un précédent article, nous abordions la situation insurrectionnelle que connaît le Cabo Delgado, région située au nord du Mozambique, où l’on trouve intérêts pétroliers et groupes djihadistes mêlés. Aujourd’hui, la situation n’a pas changé, et tend même à s’aggraver. Derrière l’horreur de ces actes se dissimulent les problèmes économiques et sociaux du Cabo Delgado et plus largement ceux du Mozambique.

Le 11 novembre au matin, selon les informations locales, des « militants islamistes radicaux », affiliés à Daesh et actifs dans la région depuis 2017, ont attaqué le district de Muidumbe aux cris de Allah Akbar avant de commettre leurs exactions. Les civils capturés ont été conduits sur un terrain de footbal tout proche pour y être décapités et, pour certains, démembrés. La plupart étaient des adolescents tout juste circoncis, après avoir participé à une cérémonie d’initiation masculine très pratiquée dans la région par les populations locales. Outre ces violences atroces, ce sont aussi les douloureux souvenirs de la guerre civile (1977-1992), qui a opposé le Front de Libération du Mozambique (FRELIMO) à la Résistance Nationale du Mozambique (RENAMO), et ceux de la période coloniale qui refont surface. Un tel massacre ne peut que rappeler celui de Mueda, situé à quelques kilomètres de Muidumbe, où, le 16 juin 1960, les autorités coloniales portugaises ont ouvert le feu sur la population locale.

Actuellement, le chaos et l’incertitude règnent dans la région. La plus grande peur est celle de voir la terreur djihadiste prendre de plus en plus d’ampleur et s’étendre dans la province du Niassa, au nord-est, ou en Tanzanie, contribuant ainsi à l’apparition d’un État islamique en Afrique de l’Est. Cependant, cette peur cache d’autres problèmes et d’autres enjeux à l’échelle du pays entier. Derrière l’insurrection djihadiste, c’est la fragilité de ce pays bientôt quinquagénaire qui s’exprime. Entre développementalisme et profonde crise sociale, le Mozambique souffre.

La violence djihadiste au Mozambique

La violence généralisée au Cabo Delgado, riche en gaz, qui a déjà déplacé 435 000 personnes, s’étend petit à petit à d’autres régions, notamment aux provinces voisines de Niassa et Nampula. Les autorités locales ont déjà offert leur aide à des familles de déplacés allant plus au sud, notamment en Zambézie et à Sofala, alors que la situation y est déjà catastrophique : le cyclone Idaï de 2019 a dévasté ces régions côtières. Dans le passé, le Cabo Delgado fut une des provinces les plus touchées par la guerre civile, qui la déchira entre les Macondes (groupe ethnique minoritaire au Cabo Delgado) proches du parti-État du FRELIMO, au pouvoir depuis 1975, et les Makhuwas qui ont, depuis la période coloniale, une réputation belliqueuse de par leur proximité avec la RENAMO. L’insurrection djihadiste en cours a des sources plus profondes, comme la répression passée du multiculturalisme, ou celle des religions après l’indépendance.

« Carte des provinces du Mozambique » extraite du site cmap.comersis.com, mise à jour le 03 février 2019, libre de droits

À l’indépendance, le parti-État marxiste-léniniste mène une politique prônant un modèle laïque moderne, symbolisé par la volonté de créer un Homem novo (homme nouveau). Un des aspects de cette politique fut la répression des religions : il devint alors interdit d’enseigner le Coran aux enfants et d’autres pratiques religieuses furent interdites. Le non-respect de ces interdictions pouvait mener les récalcitrants à aller dans des camps de travail ou de « rééducation ».

C’est seulement sous l’impulsion du président Samora Machel que le Conseil Islamique du Mozambique (CISLAMO) fut créé début 1980, afin de bénéficier du soutien des populations musulmanes alors récalcitrantes au modèle national imposé. Sa création a été faite par Abubacar Ismail Manshiraqui, qui, selon les récits propagés par ses détracteurs, a introduit le wahhabisme au Mozambique. Selon Lorenzo Macagno , spécialiste de l’Islam au Mozambique, le terme wahhabisme est devenu une catégorie d’accusation diffuse et ambiguë contre certains musulmans du Mozambique et il est le plus souvent utilisé comme synonyme d’intégrisme. Dans les années 1980 et 1990 l’essor du wahhabisme dans la région réduisit considérablement l’influence des vieilles confréries soufies. Cette influence est peut-être aussi une des causes de la radicalisation d’une partie des populations locales, qui sont les plus pauvres du pays. Il y a aussi, depuis les années 1990, l’émergence d’Ansar Al-Sunna (Les Partisans de la tradition), groupe militant islamiste actif dans la région, ainsi que des tensions toujours plus grandes entre le Conseil islamique et une partie de la jeunesse, qui s’est radicalisée. Au même moment, la guerre civile (1977-1992) a laissé des plaies qui sont encore, à ce jour, à panser.

Avant même que l’insurrection djihadiste ne débute en 2017, la région était donc déjà en proie à des tensions confessionnelles, tout en devant panser les plaies du passé conflictuel et du passage du cyclone Idaï en 2019. Ces problèmes sociaux se sont ainsi conjugués avec la rancœur d’une politique passée anti-religieuse : en conséquence, la situation ne cesse de se dégrader depuis 2017. Le gouvernement est critiqué par la RENAMO et par d’autres citoyens désabusés par le FRELIMO, mais refuse de remettre en question le modèle de développement ultralibéral mis en place depuis 1992. Il paraît malgré tout en désarroi face à l’évolution de la situation. Le président Nyusi refuse d’avouer que la situation se dégrade toujours plus… alors qu’il fait appel aux forces militaires des pays voisins et à des mercenaires venus de l’étranger pour combattre les djihadistes. Le commandement militaire est dépassé et la situation est explosive. Début janvier, Total a ainsi évacué la plupart de ses cadres vers Maputo, tandis que le président Nyusi cherche à obtenir le soutien militaire et logistique des pays voisins (Afrique du Sud, Zimbabwe, Tanzanie) et de la France.

Ailleurs, la crise sociale

Derrière l’insurrection djihadiste au Cabo Delgado, c’est un sentiment d’abandon plus général qui domine, élargi à toutes les régions du nord marginalisées par le sud et la capitale Maputo. Néanmoins, la situation au Cabo Delgado reste particulière, ayant pour origine une vieille crise régionale toujours actuelle. Chez les Mwani et les Makhuwas (groupes ethniques majoritaires au Cabo Delgado), et dans les provinces du Zambèze ou de Nampula, le discours semble être le même : qu’importe l’horreur et la misère, c’est le discours développementaliste qui prime.

Sur les blogs anti-FRELIMO et souvent pro-RENAMO, il est possible de lire que l’insurrection djihadiste n’est au fond qu’une révolte contre les Macondes réputés proches du FRELIMO, qui détiennent le pouvoir politique dans la région. Le livre Les Bandits de Michel Cahen, qui narre la participation de l’historien à la campagne électorale de la RENAMO au lendemain de la guerre civile, dresse un bilan de la rancune et de la rancœur qu’éprouvent les (ex-)partisans de la RENAMO contre l’État mozambicain encore aujourd’hui.  Dans la province du Zambèze, les promesses d’industrialisation n’ont pas été tenues et la province de Nampula souffre encore des séquelles qu’a laissé le cyclone Idaï. La ville de Beira, deuxième ville du pays en nombre d’habitants, a été détruite à plus de 80 % par le cyclone. La stagnation des eaux a aussi favorisé une recrudescence des cas de choléra et de paludisme. L’arrivée du Covid-19 aggrave encore la situation sanitaire.

Ailleurs, au centre du pays, la province du Zambèze fut aussi le théâtre sanglant de la guerre civile tant la RENAMO s’y est fortement implantée en réaction à la politique centralisatrice du FRELIMO. Dans cette région, le FRELIMO demeure encore très impopulaire, il reste le parti du « Sud ». Pour les populations locales le propos est très clair : Os Shanganes comem tudo ! (« Les Shanganes mangent tout ! », les Shanganes étant une population du sud du pays perçue comme favorisée par le FRELIMO par rapport au reste du pays).

La situation politique demeure instable et certaines parties de la région n’ont pas encore été déminées depuis la fin de la guerre civile. Jusqu’en 2019, il était assez fréquent de croiser sur les routes d’anciens rebelles de la RENAMO n’ayant pas déposé les armes, attaquant les différents voyageurs. Un des grands enjeux politiques, tant pour la RENAMO que pour le FRELIMO, est aujourd’hui le désarmement complet des anciens combattants de la RENAMO. En plus de cela, toute tentative de réforme agraire est désormais impossible du simple fait que le cyclone Idaï a tout dévasté alors que la région, aux sols riches, ne s’est pas encore remise des politiques de collectivisation des terres (avec les machambas, équivalent des kolkhozes) des premières années de l’indépendance. De ce fait, la majorité des producteurs qui possèdent généralement entre 4 et 10 hectares de terrain font à la fois face à un climat toujours plus humide – impropre à la culture de haricots, de tabac ou de coton – et aux conséquences néfastes de l’aide humanitaire qui, donnée presque en continu depuis la guerre civile, entrave le développement de l’agriculture locale.

Comme le Cabo Delgado, les régions côtières font l’objet d’une prédation économique de la part de multinationales étrangères. Par exemple, la multinationale à capitaux chinois A Africa Great Wall Meaning Company a obtenu en 2014 des concessions pour la prospection et l’exploitation de sables lourds dans les districts d’Inhassunge et de Chinde sur la côte zambézienne. Cela ne va pas sans une forte protestation locale réprimée durement par les autorités locales : les populations locales ont été délogées, ce qui les a encore plus exposées aux conséquences du cyclone Idaï. Plus loin sur le fleuve Zambèze, à l’intérieur des terres, le projet de barrage hydroélectrique Mphanda Nkuwa, avec une capacité de 1500 mégawatts, est un autre exemple du développementalisme mozambicain. De nombreuses multinationales sont impliquées dans le projet de construction de ce barrage : la firme sud-africaine Eskom, la chinoise State Grid, la brésilienne Eletrobras et la française EDF. Ce projet pharaonique, dont le coût a été évalué à 2,3 milliards $, a été élaboré sans concertation avec les populations concernées, qui sont directement touchées dans leur approvisionnement en eau. Les Nations unies ont décrit ce projet comme « le projet de barrage le moins acceptable d’un point de vue environnemental en Afrique » . L’État est davantage dans une logique productiviste flatteuse des intérêts des multinationales, que dans une réelle politique de développement économique et agricole. Les habitants du Zambèze, comme ceux du Cabo Delgado, restent en détresse et se sentent abandonnés par l’État.

Le Cabo Delgado est finalement le reflet d’un Mozambique fracturé, oublié par des dirigeants qui feignent de ne pas comprendre quelle peut être « la cause des armes ». Le reste du pays n’est pas épargné par la crise sociale qui se corrèle à une politique négligente, flatteuse des intérêts des multinationales étrangères. Dans ce contexte, les mozambicains subissent une situation de détresse et n’ont plus aucune confiance dans leurs dirigeants, tandis que la prédation économique et le terrorisme ne faiblissent pas. À l’échelle locale, dans le Zambèze ou à Beira, la situation est aussi, pour d’autres raisons, catastrophique : derrière cette insurrection djihadiste, dont l’ampleur ne cesse de s’étendre, il y a les réminiscences et les conséquences d’une guerre civile qui ne s’est jamais vraiment finie, ainsi que l’absence de mise en place d’une réelle décentralisation, réclamée au centre, au nord et à l’ouest du pays. « La Paix ultime », promise par la signature d’un accord de paix entre d’anciens rebelles de la RENAMO et le président Filipe Nyusi en avril 2019, reste à faire à l’échelle du pays entier.

Sources :

• Bensimon Cyril, « Au Mozambique, la lente reconstruction après le cyclone Idaï », Le Monde, 14 Octobre 2019.
• « Des dizaines de villageois tués par des islamistes dans le nord du Mozambique », Le Monde, 11 Novembre 2020.
• Johnson Akinocho Gwladys, « Mozambique : la construction du barrage de Mphanda Nkuwa (1 500 MW) pourra démarrer d’ici 5 ans » revue Électricité (agence Coffin), 8 octobre 2019.
• Machena Yolanda, Maposa Sibonginkosi « Zambezi Basin Dam Boom Threatens Delta », International Rivers, 13 Juin 2013.
• Cronje Justin, « Maritime Security and the Cabo Delgado », revue Defence Web (Africa’s leading defence new portal), 8 décembre 2020.
• Macagno Lorenzo, « Islã e politica na Africa Oriental: o caso de Moçambique », VI Jornadas de Sociología. Facultad de Ciencias Sociales, Universidad de Buenos Aires, Buenos Aires, 2004.
• Da Cruz Alberto, Oppewal Jorrit, « A Crise Socioeconómica no Meio Rural Zambeziano », blog de l’International Growth Centre, 7 Décembre 2017.
• Issufo Nadia, « Ciclone Idai: Há futuro para Beira », dans Noticias, 25 mars 2019.
• Mapote William, « Nyusi e Momade selam o paz em Moçambique », Voa portugues, 6 août 2019.
• Cahen Michel, Les Bandits, Centre Culturel Calouste Gulbenkian, 1994.
• « Carte des provinces du Mozambique » extraite du site cmap.comersis.com, mise à jour le 03 février 2019, libre de droits.
• Pour le Cabo Delgado, voir plus en détails la bibliographie de notre précédent article.

L’Oncle Sam au Suriname et au Guyana : les nouveaux visages de la doctrine Monroe

Le secretaire d’État Mike Pompeo © US government Twitter account

Mike Pompeo a effectué début septembre une visite en Amérique du Sud avec des escales au Brésil, en Colombie, mais également – et pour la première fois pour un secrétaire d’État étasunien – au Guyana et au Suriname. Ces derniers font l’objet d’une attention particulière eu égard à leur potentiel pétrolier et minier. À l’ordre du jour de la visite du secrétaire d’État, trois sujets cruciaux pour l’administration Trump : le pétrole, la Chine et le cas vénézuélien. « Ce voyage soulignera l’engagement des États-Unis de défendre la démocratie, de combattre le Covid-19, tout en revitalisant nos économies pendant la pandémie et en renforçant la sécurité contre les menaces régionales », affirme le Département d’État. Alors qu’on assiste peu à peu à un retour de la doctrine Monroe, salué par le même Pompeo, quelles seront les conséquences d’une telle visite pour cette région du monde ?


Plateau des Guyanes, le nouvel eldorado de l’or noir pour les États-Unis

Le plateau des Guyanes est une zone géographique continentale localisée entre les fleuves Orénoque et Amazone en Amérique du Sud. Il est composé d’une partie du Venezuela et du Brésil (l’Amapa), du Guyana, ex-colonie britannique, du Suriname, ex-colonie hollandaise, et de la Guyane Française. Il s’agit en outre du plus grand espace forestier tropical continu et intact au monde, avec un sous-sol riche en pétrole, en or, en diamants et autres ressources naturelles, dont plusieurs métaux rares. L’héritage frontalier issu de la colonisation engendre de nombreux conflits de démarcation territoriale. Ils sont traités de manière globalement pacifique par les États. La visite de Mike Pompeo au Guyana risque cependant de raviver un vieux conflit entre le Guyana et le Venezuela, qui, à terme, pourrait se transformer en affrontement militarisé.

La découverte et l’utilisation de la technique dite de fracturation hydraulique aura permis aux États-Unis de sortir de leur grande dépendance au pétrole venu du Moyen-Orient. En effet, avec le pétrole et gaz de schiste, la première puissance mondiale est devenue, au prix de destructions écologiques colossales[1], le premier producteur de pétrole au monde, devant la Russie et l’Arabie saoudite. Avant la crise sanitaire qui a ébranlé l’économie mondiale, les États-Unis produisaient plus de 10 millions de barils par jour et étaient exportateurs nets de pétrole.

Du fait de la volonté des États-Unis d’être moins dépendants du pétrole du Moyen-Orient, les découvertes d’énormes réserves au large du Guyana, par ExxonMobil, et du Suriname, par Apache et Total, attisent les convoitises étasuniennes

Le coronavirus, en conduisant au confinement de milliards de personnes à travers le monde, a fait chuter la demande de pétrole et par la même occasion le prix de l’or noir. Or, la structure économique des exploitants de pétrole et gaz de schiste étasuniens, ainsi que la légèreté du produit, fait que le prix de rentabilité est beaucoup plus élevé que celui du pétrole conventionnel. En outre, quand le pétrole conventionnel saoudien est rentable à 5 dollars le baril, il faut entre 50 et 55 dollars pour que le pétrole de schiste soit intéressant à extraire. De plus, la guerre des prix que se sont livrés Russes et Saoudiens en début d’année a aggravé la situation des exploitants étasuniens. Aujourd’hui, le secteur pétrolier issu de la fracturation hydraulique traverse sa plus grande crise, les faillites s’enchaînent et les cours de la bourse sont au rouge[2]. Tout cela, bien évidemment, porte un sérieux coup à la stratégie d’indépendance énergétique de Washington.

Rencontre pompeo et Santokhi au Suriname
Photo : Secrétaire d’Etat Pompeo/ US government Twitter account

De ce fait, et eu égard à la volonté des États-Unis d’être moins dépendants du pétrole du Moyen-Orient, les découvertes d’énormes réserves de pétrole au large du Guyana, par ExxonMobil, et du Suriname, par Apache et Total, attisent les convoitises étasuniennes. Au Guyana, c’est tout simplement le plus grand gisement de pétrole du monde, à ce jour, qui a été découvert. Les experts l’estiment à 8 milliards de barils, pour l’instant, car d’autres explorations sont en cours. De même au Suriname, voisin du Guyana, les explorations se multiplient avec l’espoir de trouver des réserves similaires à ceux de leur voisin. Déjà la société indépendante norvégienne Rystad Energy, à la suite de ses premières études, estime le potentiel à 1,4 milliard[3] de barils, pour l’instant. De quoi mettre en appétit les dirigeants états-uniens.

Le fait que deux entreprises étasuniennes soient en première ligne de l’exploration et de l’exploitation du pétrole dans la région, renforce le pouvoir d’influence que peuvent avoir les États-Unis sur une zone qui a vu la Chine étendre son influence ces dernières années.

Mike Pompeo ne s’y est d’ailleurs pas trompé puisqu’un accord-cadre a été signé avec le Guyana. Il vise à renforcer la coopération entre les deux États notamment sur les hydrocarbures et d’autres secteurs de l’économie guyanienne. Dans le même ordre d’idées, Mike Pompeo a assuré au président surinamais, Chan Santokhi, le grand intérêt que les entreprises étasuniennes portaient à son pays et qu’elles étaient prêtes à les aider dans l’exploitation des gisements pétroliers[4].

Bien évidemment le but de ces visites est de sécuriser l’approvisionnement en pétrole des États-Unis, mais aussi de s’implanter durablement chez le voisin du Venezuela de Nicolas Maduro, afin de l’encercler et l’isoler du reste du continent.

Le Venezuela en ligne de mire de l’administration Trump

Depuis son accession à la Maison Blanche, Donald Trump a multiplié les déclarations belliqueuses à l’encontre du Venezuela et de son président, manifestant ainsi son hostilité au régime de Nicolas Maduro. Dès lors, la venue du secrétaire d’État, Mike Pompeo, en Amérique du Sud ne pouvait se faire sans que le Venezuela ne soit au centre des discussions.

La tournée sud-américaine de Pompeo est, à ce titre, très parlante. Le secrétaire d’État a visité les trois pays ayant une frontière commune avec le Venezuela, c’est-à-dire le Guyana, le Brésil et la Colombie. Derechef, durant sa visite au Guyana, Mike Pompeo et le gouvernement guyanien, nouvellement élu, 5 mois après le scrutin[5], de Irfaan Ali ont signé un accord de coopération dans la lutte contre le trafic de drogues. Ainsi, il permet la mise en place de patrouilles maritimes et aériennes communes.

L’accord de coopération entre le Guyana et les États-Unis pourrait paraître anodin. Néanmoins, entre Georgetown et Caracas existe un vieux conflit frontalier[6] sur leur Zone Économique Exclusive (ZEE), actuellement traité à la Cour Internationale de Justice (CIJ). Le président Ali s’est empressé de déclarer[7], à la suite de la signature, que ces patrouilles n‘auraient pas d’incidence et que le Guyana ne s’aventurerait dans aucun viol de la souveraineté vénézuélienne. Le renforcement de la présence de l’Oncle Sam dans des eaux territoriales contestées par son ennemi vénézuélien n’est cemendant pas de nature à apaiser des tensions…

« Maduro doit partir ! »

Après son passage au Suriname et au Guyana, Mike Pompeo s’est rendu au Brésil. Lors de sa visite de la ville brésilienne de Boa Vista, frontalière du Venezuela qui a connu un afflux de migrants ces dernières années, le secrétaire d’Etat a annoncé la couleur : « Maduro doit partir ! ». Dans la foulée, la diplomatie brésilienne s’est alignée sur celle des États-Unis. Le Brésil a ainsi suspendu les lettres de créance des diplomates de la République bolivarienne. Déjà en début d’année Brasília avait rappelé tout son personnel diplomatique posté à Caracas. Par conséquent, les deux États sud-américains n’ont plus aucune relation diplomatique.

Pour finir, le secrétaire d’État s’est arrêté en Colombie, le troisième pays frontalier du Venezuela. Sans même passer par la capitale Bogotá, Mike Pompeo s’est directement rendu devant le pont Bolivar qui réunit la Colombie et le Venezuela. Ivan Duque, président de la Colombie et Mike Pompeo ont ainsi pu, de nouveau, mettre la pression sur Nicolas Maduro, arguant à l’instar d’un rapport de l’ONU que le président vénézuélien avait commis des actes relevant de « crimes contre l’humanité ».

Le retour de la doctrine Monroe pour contrer la Chine

L’Empire du Milieu est un très gros consommateur de ressources naturelles qui, aujourd’hui, étend sa zone d’influence dans le monde afin de se garantir des approvisionnements stables. L’Amérique du Sud ne fait pas exception. En effet, la Chine est devenue en quelques années un partenaire privilégié des États sud-américains – une zone extrêmement riche en métaux rares et en pétrole. Comme l’écrit Nathan Dérédec dans un article pour LVSL : « le continent sud-américain est riche en métaux rares et pourrait bien en contenir près de 40 % des réserves mondiales. En dépit de cette abondance, les ressources d’Amérique latine restent sous-exploitées. Pourtant, les exemples attestant de la richesse du continent sont légion. La Colombie foisonne de coltan, le sol brésilien abonde de niobium, tandis que l’Argentine, le Chili et la Bolivie regorgent de lithium ». [8]

Les leviers d’influence de la Chine en Amérique du sud n’ont rien d’original, mais sont terriblement efficaces. Le premier consiste dans la dette. Au travers de la banque de développement de Chine et de la banque d’import/export de Chine, c’est 133 milliards de dollars qui ont été prêtés aux cinq pays les plus dépendants de l’État chinois, dont la moitié uniquement au le Venezuela. Ces cinq pays – le Brésil, le Venezuela, l’Argentine, l’Équateur et la Bolivie – possèdent un sol extrêmement riche en métaux rares et autres ressources minières. Il appert que 88% de ces prêts concernent des projets d’infrastructures et d’énergie…

Le second instrument, lié au premier, consiste justement dans le financement d’infrastructures, permettant l’amélioration des échanges avec la Chine, via le Pacifique notamment, mais aussi d’offrir des débouchés aux entreprises chinoises.

Lors du sommet Chine-CELAC (Communauté des États Latino-Américains et de la Caraïbe) de septembre 2018 au Chili, plusieurs États sud-américains avaient manifesté l’envie de rejoindre ce grand programme d’investissement – ce qui n’avait pas manqué de provoquer l’ire de Washington [10]. En écho à cette déclaration, Mike Pompeo a surenchéri durant sa visite à Paramaribo et affirmé que les Américains (sic) ne promeuvent pas un “capitalisme prédateur”, contrairement à la Chine.

À ce titre, les États-Unis, conscients de leur retard et de leur dépendance à la Chine dans le domaine minéral, construisent une stratégie pour contester cette hégémonie en ce qui concerne les métaux rares. Cette contestation se fait sur tous les théâtres du monde où la ressource est présente, mais aussi, et tout naturellement, en Amérique du Sud. Pour ce faire, le gouvernement Trump réactive les ressorts de la doctrine Monroe, du nom du président James Monroe (1758-1831). Cette dernière vise à faire de l’Amérique du sud la chasse gardée de Washington et l’espace naturel de son hégémonie, qui ne saurait souffrir d’aucune concurrence venue d’Europe ou d’Asie.

Le principal instrument de ce retour à la doctrine Monroe est l’Organisation des États Américains (OEA)[11]. Depuis l’arrivée, en 2015, de Luiz Almagro à la tête de l’organisation, on assista à une nette orientation à la reconstruction de l’hégémonie étasunienne sur l’Amérique du sud. Le coup d’État en Bolivie en a été une manifestation éclatante. La mission d’observation du scrutin présidentiel bolivien de L’OEA attisé les tensions en évoquant « un changement de tendance inexplicable » dans le comptage des voix. Ce rapport, contesté par plusieurs études statistiques très sérieuses, notamment celles du Center for Economic and policy Research (CEPR), a légitimé le coup d’État qui a porté Jeannine Añez au pouvoir. Celle-ci a annoncé, tout naturellement, son soutien à Almagro en vue de sa réélection à la tête de l’OEA…

[Lire sur LVSL notre dossier consacré au coup d’État en Bolivie]

La visite de Mike Pompeo en Amérique sud, et plus précisément sur le plateau des Guyanes, marque une étape importante dans le retour de la doctrine Monroe. Les États-Unis ont ici un triple objectif : assurer un approvisionnement en pétrole et métaux rares, isoler le Venezuela de Maduro et contester l’influence de la Chine sur la région. Pour chacun de ces objectifs le risque de conflit militarisé existe, notamment avec le Venezuela. In fine, c’est peut-être le silence diplomatique de la France, dont le territoire guyanais lui confère un positionnement stratégique dans la région, qui est le plus criant.

Notes :

[1] https://www.monde-diplomatique.fr/2011/12/RAOUL/47082

[2] https://www.challenges.fr/entreprise/energie/alerte-rouge-pour-le-petrole-de-schiste-americain_716076

[3] https://www.waterkant.net/suriname/2020/09/22/olievondsten-in-suriname-goed-voor-14-miljard-vaten/

[4] https://www.waterkant.net/suriname/2020/09/18/pompeo-amerikaanse-bedrijven-willen-graag-investeren-in-suriname/

[5] liberation.fr/direct/element/au-guyana-lopposition-declaree-gagnante-des-legislatives-cinq-mois-apres-le-scrutin_117128/

[6] https://www.francetvinfo.fr/monde/ameriques/venezuelaguyana-aux-origines-d-un-conflit-frontalier-ravive-par-exxon_3067161.html

[7] https://www.stabroeknews.com/2020/09/19/news/guyana/ali-says-joint-patrols-under-new-us-pact-wont-impact-border-case/

[8] https://lvsl.fr/comment-son-quasi-monopole-sur-les-metaux-rares-permet-a-la-chine-de-redessiner-la-geopolitique-internationale/

[9] https://www.areion24.news/2020/01/15/quand-la-chine-sinstalle-en-amerique-latine/

[10] https://www.senat.fr/rap/r17-520/r17-5203.html

[11] https://www.monde-diplomatique.fr/2020/05/LONG/61774

Pétrole : retirer notre avenir énergétique des marchés financiers et des pétro-États

Photo © Zbynek Burival, Unsplash

L’effondrement des prix du pétrole est souvent présenté comme une mauvaise nouvelle pour le climat. Ce n’est pourtant pas si évident. Cet effondrement illustre surtout l’incapacité des marchés financiers à supporter, et encore moins réguler, le trop plein de pétrole généré par une baisse subite de la consommation de pétrole. Or, d’un point de vue climatique, le pétrole est surabondant. Structurellement surabondant. Pourquoi ne pas se saisir de l’opportunité que constitue la baisse structurelle de la rentabilité des investissements dans les énergies fossiles pour tourner enfin la page des énergies fossiles et se diriger vers une nouvelle économie, juste et durable. Par Maxime Combes et Nicolas Haeringer.


 

Aux États-Unis, ce 20 avril, le prix du baril de WTI brut (West Texas intermediate crude) est passé sous la barre hautement symbolique du… zéro dollar. Il est même tombé à -37,63$ en fin de journée. Le “prix négatif” du baril a provoqué la stupéfaction et la sidération. Pourtant, à y regarder de plus près, l’anomalie n’est pas forcément là où on le croit. On pourrait même se demander si le baril de pétrole n’a pas atteint son juste prix. En effet, si nous voulons maintenir le réchauffement climatique “bien en-deçà” des 2°C de réchauffement, le trop-plein de pétrole est la réalité des jours, mois et années à venir, pas uniquement celle d’un lundi noir pour le pétrole à Wall Street. De manière purement conjoncturelle, le pétrole est aujourd’hui trop abondant aux États-Unis – mais d’un point de vue climatique, il est structurellement surabondant.

Pétrole de papier…

Le cours négatif du baril de WTI brut est contre-intuitif. Il ne signifie pas que le consommateur va être rémunéré pour recevoir les 159 litres que contient un baril de pétrole. Le cours du pétrole WTI brut n’est qu’une cotation d’un certain type de pétrole spécifique aux États-Unis sur un marché boursier. Le BRENT (du nom des principales plateformes pétrolières de l’Atlantique Nord) était au même moment autour des 20 dollars. Le cours qui s’est effondré est plus précisément celui du baril de pétrole qui doit être livré en mai. Depuis 1983 et la création de ces marchés à terme, des acteurs financiers prennent possession de tels contrats pour spéculer sur leurs prix : des milliards de barils de papier s’échangent chaque mois et fixent un prix indicatif du pétrole, celui qui est commenté dans l’espace public. Ceux qui possèdent ces barils de papier ne sont pas nécessairement des entreprises du secteur pétrolier : pour la plupart, ils n’ont pas la possibilité, encore moins la compétence, leur permettant de transporter, stocker et raffiner du brut. Charge à eux, donc, de se séparer de ces contrats avant leur terme.

On dit qu’ils débouclent leur position. C’est cela qu’ils n’ont pu faire en ce “lundi noir” – la veille du terme des contrats pour livraison en mai. Il n’y avait plus que des vendeurs et aucune des entités qui souhaitent normalement prendre physiquement livraison de pétrole supplémentaire, comme les raffineries, ne souhaitait en acheter. Que des vendeurs et pas d’acheteurs ? C’est un krach boursier et les prix s’effondrent. Ici, au point d’atteindre des prix négatifs, qui sont permis depuis peu sur ce marché spécifique. À force de spéculation, les détenteurs de ces contrats étaient prêts à payer pour se débarrasser d’un pétrole qu’ils n’avaient jamais eu l’intention d’acheter physiquement.

Symboliquement, le contenant coûtait d’ailleurs ce lundi bien plus cher que le contenu – un baril de pétrole (le contenant de 159 litres) neuf coûte ainsi plus de 100$ –  même si la plupart du pétrole n’est plus stockée dans un baril. Ce pétrole “de papier”, de barils à venir, qui se vendent et s’achètent sur ces marchés à terme des milliers de fois avant d’être physiquement produits, est devenu, l’espace d’un lundi noir, un actif sans valeur monétaire dont les propriétaires ont tous cherché à se défaire.

Ce qui s’est effondré c’est donc le prix d’un contrat, d’un titre financier. Ce prix a la prétention de “réguler” les marchés pétroliers – les guillemets sont ici évidemment de rigueur : la régulation dont il est question n’a en effet rien de délibéré ou de rationnel, a fortiori eu égard au réchauffement climatique. Mais ce cours du baril, et les autres, ainsi que les anticipations sur son évolution future sont diablement importants. Ils sont utilisés par l’industrie pétrolière pour déterminer ses investissements futurs, leur localisation et évaluer leur rentabilité théorique. Chaque baril ne coûte pas autant à produire : entre les hydrocarbures de schistes (aux États-Unis), les sables bitumineux de l’Alberta (Canada) et le brut vénézuélien ou saoudien, en passant par les forages en eaux-profondes à proximité du cercle polaire, le coût de revient d’un baril varie de quelques dollars à sans doute près d’une centaine de dollars. Les cours du baril et les prévisions pour les mois à venir guident donc les choix industriels à court, moyen et long terme.

…mais forages bien réels

Le prix du baril est une variable sur laquelle spéculent les traders mais sur laquelle essaient également de jouer les producteurs de pétrole, notamment les États pétroliers. En décidant d’ouvrir ou de fermer les vannes, certains États, comme l’Arabie Saoudite et la Russie, ont la capacité de jouer sur les quantités produites pour tenter de déprécier le prix du baril ou de le renchérir. Tous ne peuvent le faire, pour des raisons liées à l’organisation de la production ou à la nature du pétrole produit. Aux États-Unis, la production est ainsi assez rigide : la production d’hydrocarbures de schiste ne peut être aisément arrêtée et la Maison-Blanche ne dispose pas de moyen de piloter à court-terme la production du pays.

Ceux qui ont cette capacité peuvent le faire pour stimuler la production, pousser à investir dans des forages exploratoires, permettre la mise en production de gisements onéreux, ou encore pour des raisons géopolitiques dans le but de tenter de mettre certains acteurs sur la paille. À 20$, seule l’Arabie Saoudite est actuellement capable de produire du brut rentable – au détriment, toutefois, des investissements et politiques redistributives de l’État : la pétromonarchie ne perd pas d’argent mais elle n’en gagne pas suffisamment pour maintenir un train de vie élevé. Au-delà de 100$, les pétroliers investissent massivement dans les forages les plus onéreux et repoussent toujours plus loin les frontières de l’extractivisme.

Ces indicateurs sont fondamentaux : la valeur boursière d’une entreprise comme Total est bien entendu fondée sur ses résultats annuels mais aussi et surtout sur la taille des gisements dont elle détient les permis d’exploitation. Les acteurs du secteur sont donc poussés à continuer à explorer de nouveaux gisements, quand bien même nous devons réduire drastiquement nos émissions de CO2. Avant même d’être exploitées, ces réserves sont donc transformées en actifs financiers que les marchés se chargent de valoriser.

Le pétrole n’est pas un investissement sûr

C’est là l’une des grandes leçons de la situation actuelle. Elle a le mérite de mettre en évidence le fait qu’investir dans le pétrole n’est pas si raisonnable : ce lundi noir a montré que ce qui était perçu comme un actif physique avec une valeur monétaire, pouvait se transformer en un passif dont il faut se débarrasser à (presque) tout prix. Pourtant, les investisseurs institutionnels, privés comme publics, considèrent aujourd’hui encore le pétrole comme un placement fiable, parmi les plus rentables qui soit. Le prix du baril ne pourrait que croître à l’avenir, que ce soit sous l’effet de l’augmentation de la consommation ou de la raréfaction de la ressource. Sur ce point (et sur ce point seulement), les investisseurs rejoignent d’ailleurs une partie des écologistes, qui considèrent que la conséquence du pic pétrolier sera de faire grimper irrémédiablement le prix du pétrole. Ce serait une bonne nouvelle pour le climat : là où les premiers voient une source de profit sans limite – et les énormes liquidités engrangées par les majors lorsque les prix étaient hauts leur donnent raison –, les seconds considèrent qu’il y a là à la fois un levier pour encourager la baisse de la consommation et les prémisses d’une crise financière gigantesque.

Tous oublient toutefois plusieurs facteurs déterminants. Le pétrole est, tout d’abord, au cœur d’un jeu stratégique et politique exacerbé. Pour le dire trivialement : qui détient du pétrole détient du pouvoir. Et les principaux producteurs se mènent une guerre des prix et une guerre des quantités, qui peuvent les conduire à alternativement tenter de fermer ou d’ouvrir les vannes – les leurs comme celles de leurs concurrents. Le prix du baril n’est donc pas corrélé à la quantité de barils contenus dans les réserves exploitées mais à un jeu d’anticipations complexes mêlant de très nombreuses variables. Il est par ailleurs largement découplé du coût de production desdits barils. Bien sûr, ça ne signifie pas que le baril ne remontera jamais à ses niveaux les plus élevés, au-delà des 100$.

Mais comme chacun.e a désormais pu s’en rendre compte, le pétrole est un produit financier comme les autres, qui fait l’objet d’une intense spéculation. Celle-ci peut bien évidemment s’exercer à la hausse comme elle peut se jouer à la baisse. À la lumière de ce lundi noir, le pétrole n’est désormais plus ce fameux placement de “bon-père de famille” (expression complètement surannée, cependant elle est ici tout à sa place puisqu’elle permet de souligner le caractère masculin et viril de ces deux activités néfastes que sont la spéculation et l’extraction d’hydrocarbures).

Pourtant tous les plus grands investisseurs mondiaux sont fortement dépendants des revenus du pétrole. Les multinationales de l’énergie sont des poids lourds des indices boursiers : de Londres à Paris en passant par New-York, les entreprises liées à l’exploitation des énergies fossiles représentent environ 15% de la valorisation boursière. Les géants de la gestion d’actifs sont friands de la rentabilité financière du secteur et continuent à faire des investissements pétroliers un élément central de leur stratégie. Ainsi BlackRock, auquel le gouvernement s’apprêtait à ouvrir grand les portes de l’épargne retraite des salarié.e.s basé.e.s en France, détient par exemple 5,3 milliards d’actions Total (au cours de l’action à la mi-avril) Et les investisseurs publics ne sont pas en reste : en France, la Caisse des dépôts et consignations est un soutien majeur des entreprises pétrolières françaises.

De 2016 (soit juste après la signature de l’accord de Paris) à 2018, les 33 plus grandes banques ont ainsi injecté 1 900 milliards de dollars dans l’industrie fossile. Le charbon, le gaz et le pétrole sont subventionnés chaque années à hauteur de 370 milliards de dollars. Et le FMI avait même calculé qu’en tenant compte des coûts socialisés (les conséquences du réchauffement climatique, par exemple, qui ne sont pas payées par l’industrie fossile, mais par la collectivité) l’ensemble des subventions et des aides se monte à 10 millions de dollars… par minute (soit 5 300 milliards par an). Sans ces aides massives, le secteur pétrolier ne serait pas rentable.

Ces investissements apparaissent aujourd’hui pleinement pour ce qu’ils sont : des placements spéculatifs risqués. De nos jours, un baril de pétrole est échangé des milliers de fois sous forme de contrat avant même d’être extrait et livré physiquement à son acheteur final – qui seul pourra le transporter puis le raffiner (ou le revendre à un raffineur).

Fermer les vannes financières

Quiconque place de l’argent dans le secteur fossile joue à quitte ou double. Les alertes ont été lancées depuis plus de dix ans sur les fameux stranded assets, ou “actifs bloqués” : si on prend le climat au sérieux, la valorisation boursière des entreprises du secteur ne peut à terme qu’être réduite à peau de chagrin. À chaque fois qu’une major du pétrole a dû revoir à la baisse ses réserves exploitables, sa valorisation boursière a diminué de la moitié du chiffre annoncé : les spécialistes considèrent en effet qu’environ la moitié de la valorisation boursière d’une entreprise pétrolière ou gazière est basée sur les profits espérés tirés de l’exploitation des prochaines onze années en moyenne.

Or pour réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, nous devons organiser la sénescence de l’industrie pétrolière : planifier sa disparition progressive (quoique, compte tenu de l’urgence, de moins en moins progressive et lente). Comme la valeur boursière des entreprises du secteur est directement corrélée à la taille des gisements exploités (ou en passe de l’être), toute politique climatique ambitieuse signifie donc que cette valorisation tendra inexorablement vers zéro, générant au passage, si cette tendance n’est pas anticipée et contrôlée, un krach boursier conséquent. Les marchés et les acteurs financiers ne sont donc pas qualifiés pour organiser cette sénescence de l’industrie pétrolière.

Pour les investisseurs, la seule attitude raisonnable est donc à ce jour de désinvestir du secteur fossile. On peut en induire que chaque euro qui sera injecté dans le secteur des combustibles fossiles pour le soutenir dans le contexte de la pandémie du Covid-19 et de l’effondrement du prix du baril pourrait être un euro perdu. Renflouer l’industrie fossile est une gabegie immense. Parier sur un renchérissement du prix du baril est hautement risqué – rien n’indique que le futur du pétrole, en tant qu’objet de spéculation financière intense sur les marchés financiers, ne sera pas celui-ci : l’alternance rapide et brutale entre des pics et des crevasses, le prix du baril faisant le yoyo. Et ce serait renoncer définitivement à contenir le réchauffement “bien en-deçà” des 2°C.

La seule voie possible, qui permette de protéger les droits des salariés du secteur, est donc sa socialisation, assortie de conditions claires quant à sa reconversion vers les énergies renouvelables. Ce que racontent les dirigeants des majors du secteur est une fable : leurs entreprises ne sont pas d’ores et déjà engagées sur la voix de cette transition. Avant la crise, elles continuaient d’investir massivement dans l’extraction ou l’exploration (upstream), le transport (midstream) et le raffinage puis la distribution (downstream) de pétrole. Depuis 2015 et l’accord de Paris sur le climat, les investissements annuels dans le secteur des énergies fossiles n’ont guère évolué, autour des 700 ou 800 milliards de dollars annuels. À chaque dollar investi dans les énergies renouvelables, il y en avait toujours plus de deux et demi dans les énergies fossiles. Depuis 5 ans, les entreprises du secteur des énergies fossiles, profitant de cours du pétrole relativement profitables, continuaient donc à investir massivement dans le réchauffement climatique.

L’effondrement des prix que l’on constate depuis le début de la crise sanitaire pourrait, si le cours du baril ne remonte pas, les conduire à revoir leurs investissements drastiquement à la baisse. Sur ce plan, c’est une excellente nouvelle – et une opportunité bien plus prometteuse que de renflouer le secteur, en faisant le pari que la hausse des prix rendrait la transition plus intéressante financièrement. À ce prix du baril, plus aucune des exonérations fiscales portant sur les carburants, quelles que soient ces exonérations, quels que soient les carburants concernés (essence, fioul lourd, kérosène…), ne se justifie. Plus généralement, nous voyons là une occasion unique de mettre un terme à toute forme de soutien (subventions, exonérations, etc.) aux énergies fossiles. Les pouvoirs publics, s’ils s’en donnent les moyens, ont ici la possibilité unique de faire basculer les investissements initialement prévus dans le secteur vers la transition écologique : cela fait des années que l’on entend les institutions internationales et un certain nombre de promoteurs de la “finance verte” appeler à “shifting the trillions”, autrement dit à faire basculer des milliers de milliards de dollars. Puisque les investissements dans les énergies fossiles ne sont plus rentables à court terme, c’est l’occasion ou jamais de procéder, sous la contrainte et le contrôle des pouvoirs publics, à ce basculement essentiel.

Le pétrole est à son juste prix, laissons le à sa juste place : dans le sol

Au fond, le pétrole de papier est aujourd’hui échangé au plus près de ce qui devrait être son prix réel si l’on tenait compte l’impératif climatique : zéro euro.

Aux États-Unis, le prix du baril a chuté car la ressource est temporairement trop abondante. Le confinement et les conséquences de la pandémie sur l’économie ont fait baisser la demande et les capacités de stockage sont proches de la saturation. Il y a trop de pétrole produit pour une consommation mondiale qui a sans doute chuté de 30 à 40%.

La situation est un peu partout décrite comme une anomalie : une fois la pandémie passée, les choses reprendront leur cours normal, et le baril aussi. Selon certains économistes, ils pourrait même rapidement grimper au-delà des 100$, sous l’effet d’un boom de la demande.

Pour autant, nous voudrions ici prendre les choses à rebours : d’un strict point de vue climatique, le pétrole est une ressource surabondante. Nous avons trop, bien trop, beaucoup trop, démesurément trop, de pétrole.

De ce point de vue, le prix du pétrole, en tant que matière première surabondante régulée par les marchés, devrait donc être nul ou presque. Le juste prix du pétrole-matière au regard de la contrainte climatique, c’est donc le prix actuel du pétrole de papier. Ce qui tombe bien, à deux égards : 1) le moyen le moins onéreux (et coûteux pour le climat) de stocker le pétrole, c’est de le laisser là où il est, à savoir dans le sol ; 2) le meilleur moyen de ne plus investir dans l’exploration et l’exploitation de nouveaux gisements, à défaut d’une interdiction par les pouvoirs publics, est d’avoir un prix du pétrole complètement déprécié.

Et après ?

Est-ce le signe d’une crise économique plus forte encore ? Si le prix du baril se stabilise durablement à des niveaux aussi bas, l’ensemble du secteur sera soumis à rude épreuve – entraînant de probables faillites et destructions d’emplois – et déstabilisant de nombreux États dont le budget dépend de la manne pétrolière : la situation sera particulièrement compliquée pour l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, l’Équateur, l’Irak, le Koweït ou encore la Russie ; tandis que la situation sociale se pourra se tendre plus encore en Algérie ou au Venezuela. Les politiques de redistribution de la Norvège, quoiqu’elle dispose d’un fonds souverain conséquent, pourraient également être affectées. Les destructions d’emplois seront massives au Canada, et plus encore aux États-Unis, dont le secteur est morcelé et peu résilient. Les plus pauvres des pays producteurs, en premier lieu les États africains, dont la manne est largement accaparée par les grandes entreprises et les élites les plus haut placées, verront leurs ressources fondre un peu plus encore.

Si le baril remonte au-dessus des 100$, les conséquences seront différentes, mais non moins préoccupantes. À l’encontre de certains de nos plus proches alliés, nous ne pensons pas que le renchérissement du prix du baril soit une bonne nouvelle pour le climat. La demande n’est que marginalement corrélée au prix du baril et plus les prix grimpent, plus l’industrie fossile investit. Des gisements jusqu’alors non exploités car peu rentables seront mis en production. La pression se renforcera pour augmenter les capacités de production, de transport et de raffinage, ramenant aux oubliettes les objectifs de réductions des émissions de CO2. Le prix du pétrole ne nous semble pas être un instrument déterminant – ce qui fera la transition écologique vers des sociétés justes et durables, ce n’est pas le montant auquel s’échange le baril de pétrole, a fortiori en tant que titre sujet à intense spéculation, mais la volonté politique.

À l’inverse, les milliards qui ne seraient pas injectés dans de nouveaux forages seraient alors disponibles pour venir financer la rénovation des bâtiments, organiser la relocalisation de la production – notamment agricole –, développer les énergies renouvelables et mettre en œuvre des politiques de sobriété, etc. Certes, certaines des entreprises du secteur sont tellement riches qu’elles devraient pouvoir résister à la contraction des prix. Mais elle permettrait enfin aux États d’engager un rapport de force avec des acteurs jusqu’alors perçus comme trop puissants. Du moins les masques tomberaient-ils : les États ne pourraient plus se réfugier aussi aisément que jusqu’alors derrière l’argument de la toute-puissance des majors du secteur. Les faillites des acteurs les plus fragiles pourraient permettre d’entamer la socialisation du secteur – ou de les renflouer sous conditions claires de reconversion. Les États peuvent par ailleurs prendre des mesures pour que le prix du pétrole reste bas, afin que détruire le climat cesse enfin d’être une activité économiquement rentable ; tout en faisant monter le prix final à la consommation, de sorte que les incitations – même minimes – par le prix à la transition demeurent. De tels choix sont toutefois complexes : il n’est pas souhaitable que de tels mécanismes reviennent à faire porter le coût de la transitions sur les ménages les plus modestes.

La période actuelle constitue à bien des égards une opportunité historique de définanciariser l’économie, de tourner enfin la page des énergies fossiles, pour entamer la reconstruction d’une nouvelle économie, juste et durable. Si l’on met dans la balance d’un côté des plans de relance hautement carbonés, et de l’autre des mesures permettant enfin d’engager la grande transition vers une économie libérée de l’extractivisme, il est difficile de surestimer l’importance de ce qui se joue actuellement. Les politiques qui sont en train d’être élaborées vont largement déterminer ce à quoi ressemblera notre devenir climatique pour des dizaines, sinon des centaines d’années. C’est donc un moment de vérité pour le mouvement pour la justice climatique. On a souvent glosé sur le fait qu’il était plus difficile d’imaginer l’après-capitalisme que la fin du monde – nous voici expressément invité.e.s à penser et à construire un avenir libéré du capitalisme fossile, sous peine de voir notre monde finir de tomber en ruine.

 

Maxime Combes est économiste, porte-parole de l’association ATTAC

Nicolas Haeringer est chargé de campagne pour 350.org

Bibliographie :

À propos des investissements, des subventions et financements accordés à l’industrie fossile :

  • Le rapport annuel Banking on climate change

https://www.ran.org/wp-content/uploads/2019/03/Banking_on_Climate_Change_2019_vFINAL1.pdf

Sur le désinvestissement :

Sur le budget carbone :

Mozambique : le Cabo Delgado, du pétrole au djihadisme ?

Illustration le Cabo Delgdao
Cette province de l’extrême-nord du Mozambique se distingue nettement du reste du pays. ®F Mira

Depuis octobre 2017, au nord du Mozambique, la région du Cabo Delgado est marquée par des attaques de groupes djihadistes faisant de très nombreuses victimes. Ces attaques résultent d’une série de problèmes économiques et sociaux, qui foisonnent dans une région longtemps délaissée par le gouvernement – et ravagée par des réformes ultralibérales, que viennent appuyer un gouvernement autoritaire et des organisations militaires.


Alors que le monde entier est touché par l’épidémie de Covid-19, des attaques menées par des groupes djihadistes, certains affiliés à l’État islamique, se perpétuent depuis 2017 dans la province du Cabo Delgado, au nord du Mozambique. Ces attaques sont nombreuses : le 4 et le 7 juin 2018, les villages de Naunde et Namaluco ont été incendiés et cinq personnes sont décédées ; le 2 mai 2018, 10 personnes meurent, certaines décapitées, à Olumbi. Plus récemment, le 7 avril 2020, plus de 50 jeunes se sont faits tués pour refus d’obtempérer dans le village de Xitaxi, près de la frontière tanzanienne. Depuis octobre 2017, les violences au Cabo Delgado ont fait au moins 900 morts selon un décompte de l’ONG Acled.

Le Haut-Commissariat aux réfugiés estime que 150 000 Mozambicains ont été affectés ou déplacés par le conflit, qui se superpose à des incidents climatiques comme le cyclone du 9 avril qui a ravagé le littoral. Le Cabo Delgado est peuplé de 2 233 728 millions d’habitants (chiffres de 2017[1]), le Mozambique en comprenant 31 076 969 millions [2]. C’est une région agricole, vivant majoritairement de la pêche et d’une agriculture de subsistance, qui est directement touchée par les attaques qui empêchent toute activité économique. L’identité de ces attaquants est largement méconnue et fait l’objet de nombreuses spéculations et « théories du complot » : certains dénoncent une orchestration gouvernementale, alors que d’autres ciblent une ethnie en particulier.

Le Cabo Delgado à l’écart du Mozambique

La majorité de la population du Cabo Delgado est musulmane, au sein d’un pays majoritairement chrétien. Elle est plus proche culturellement des Swahilis de Tanzanie que des populations du sud du Mozambique, où se regroupent les services, les richesses et les activités économiques. Le Cabo Delgado est également un lieu de tensions entre les Macondes, ethnie dont l’actuel président Filipe Nyusi est un représentant, chrétiens et très impliqués durant la guerre d’indépendance contre les Portugais, et les Makhuwas, musulmans et plus à distance du pouvoir central du FRELIMO (Front de libération nationale) ; ils sont quant à eux proches de la RENAMO (Résistance nationale mozambicaine), qualifié de parti « ennemi » durant la guerre civile, et constituent 66% de la population du Cabo Delgado[3].

Des tensions existaient déjà avant et pendant l’époque coloniale, du fait de la mise en esclavage des populations de la région et du recrutement des Macondes comme cipaios[4]. Celles-ci se sont aggravées à l’indépendance avec la guerre civile. Durant toute la durée de la guerre – et même après – les populations réfractaires à l’autorité du FRELIMO du Cabo-Delgado ont été désignées comme étant des ennemis, sinon des traîtres à la « nation » mozambicaine ; celle-ci s’est construite en niant l’hétérogénéité culturelle du pays et de son modèle rural, avec l’homem novo, laïc et résolument « moderne », comme horizon. Les Makhuwas du Cabo Delgado, qui ont adhéré massivement à la RENAMO, étaient réfractaires à ce modèle national.

Le rejet du modèle « national » du Mozambique

Ce rejet du modèle national par une partie importante de la population du Cabo Delgado s’est perpétué à la fin de la guerre lorsque le FRELIMO change d’orientation politique, passant du marxisme-léninisme à l’ultralibéralisme. Ce changement radical d’orientation politique du pouvoir a pu favoriser l’essor et la présence de cellules djihadistes, formées par des groupes somaliens et surtout tanzaniens, et sous l’influence des écoles saoudiennes. Celles-ci recrutent parmi les plus pauvres, délaissés, ou « oubliés » de la nation mozambicaine. À l’échelle du pays entier, il s’agit de ceux qui ne se reconnaissent pas dans le modèle national du FRELIMO, composé de cadres originaires du Sud du pays, chrétiens ou laïcs, et qui maîtrisent le portugais, langue des élites. À l’échelle du Cabo Delgado, cela peut concerner une frange importante de la population.

Pour les populations touchées, ce sont les Shabab, comme en Somalie ou dans le Nord du Kenya, qui sont les auteurs des différents massacres. Eric Morier-Genoud, spécialiste du Mozambique et de ses religions, considère que les origines du groupe Shabab remontent aux années 2000[5], lorsque des jeunes hommes du Conseil islamique souhaitent imposer une nouvelle lecture du Coran et de l’Islam. Cela se traduit par l’établissement d’une sous-organisation légale au sein du Conseil islamique, Ansaru Sunna, en 1998 [le Conseil  islamique est une institution gouvernementale créée par le FRELIMO en 1982 afin de rallier les différentes populations musulmanes dans le camp du gouvernement durant la guerre civile N.D.L.R.].

Très vite, celle-ci construit de nouvelles mosquées et favorise une application plus rigoriste de l’Islam dans la province. Elle donne vite naissance à une secte encore plus radicale et militante, que la population locale nomme « al-Shabab ». Très vite, celle-ci s’oppose au gouvernement, se fait réprimer et s’organise militairement, comme en Somalie. Par ailleurs, Shabab veut dire en swahili et en arabe : « jeune » ou « jeunesse ».  Ceci n’est pas anodin, puisque ce sont des jeunes qui sont désignés comme les auteurs des attaques. Il faut en effet prendre en compte un facteur important : la grande majorité de la population du Cabo Delgado a moins de 30 ans, et n’a connu ni la violence coloniale, ni plus directement la guerre civile. L’âge médian au Mozambique est de 17,5 ans, et il est de 18 ans au Cabo Delgado[6].

Le profil de la plupart de ces djihadistes se distingue alors des formateurs et des « soldats » venus de l’étranger, en particulier du Sud frontalier de la Tanzanie. Il s’agit de jeunes personnes qui n’ont pas de travail et ne sentent pas Mozambicains. Ils ne parlent pas la même langue et ne se sentent pas proches sur les plans culturel et religieux des autres Mozambicains, notamment ceux issus du modèle « sudocentriste »[8].La manière dont ce modèle s’impose, à l’école notamment, avec l’obligation de ne parler que le portugais, est vécu comme une forme de déracinement culturel. 66 % des moins de 15 ans sont analphabètes et, outre le travail agricole, le travail se trouve essentiellement dans les grandes villes du pays, à Nampula, Beira ou Maputo, où l’expérience du racisme n’est pas rare. Ils rejettent ainsi la notion de « mozambicanité » et sont désintéressées de la vie politique du pays. Ils se sentent ignorés par les politiciens, qu’ils soient du FRELIMO ou même de la RENAMO, parce qu’ils sont Makhuwas, Macondes ou simplement « nordistes ».

La politique ultralibérale du FRELIMO dans le Cabo Delgado

Néanmoins, le rejet du modèle national imposé avec autorité n’est pas le seul facteur explicatif de l’essor d’attaques djihadistes. En lien avec ce rejet, la présence de cellules djihadistes s’explique aussi par la présence toujours plus importante de multinationales étrangères, à l’instar de Technip ou de Total, intéressées par la présence de ressources gazières et pétrolières et perçues comme des facteurs de prédation et d’exploitation. Le tournant ultralibéral de la politique du FRELIMO et la découverte de matières premières dans les eaux du canal du Mozambique a profondément changé la région et ses activités économiques.

Alors que les dynamiques sociales, religieuses et politiques afférentes au Cabo Delgado font l’objet d’un manque d’intérêt du gouvernement, la région subitement un enjeu majeur pour le FRELIMO ; cette attitude n’a pu que renforcer la rancœur de ses habitants. Les activités des multinationales s’effectuent en effet aux dépens des activités côtières de la population. Elles ont ainsi aggravé davantage la paupérisation d’une population qui est déjà l’une des plus pauvres du monde. Les investissements du groupe sud-africain de services sous-marins aux pétroliers OSC Marine, à Pemba, sous l’égide de l’homme d’affaires Dusan Misic, ont fait l’objet de critiques particulièrement acérées. Les entreprises multinationales qui le constituent se sont en effet concertés avec le gouvernement pour recruter des mercenaires russes et sud-africains afin d’assurer le maintien de l’ordre et la sécurité de leurs activités économiques. Le gouvernement russe, qui cherche à préserver ses intérêts dans la région, a aussi envoyé 2 hélicoptères M-17 à Nacala. Après les négligences d’un pouvoir autoritaire, le Cabo Delgado est confronté à un ultralibéralisme mondialisé dont il ne tire aucun bénéfice et qui renforce déjà une tension identitaire déjà palpable.

L’action djihadiste et le soutien d’une frange de la population dont elle bénéficie peut s’interpréter comme le produit d’une colère qui remonte à plusieurs décennies. La présence de ressources pétrolières et gazières a aggravé ce sentiment de délaissement, et les attaques djihadistes ont pour horizon l’imposition d’un nouveau modèle régional, qui dépasserait les frontières mozambicaines et s’étendrait jusqu’en Tanzanie.

 

Notes :

[1]  https://www.citypopulation.de/en/mozambique/admin/02__cabo_delgado/

[2] https://www.worldometers.info/world-population/mozambique-population/

[3] ANEME, Estudo de Moçambique : provincia de Cabo Delgado, Avril 2018

[4] Ce sont des soldats recrutés au service du colonisateur. Ce terme, d’origine indienne, désigne à l’origine les soldats indiens recrutés par l’Empire britannique.

[5]  Voir Eric MORIER-GENOUD, « Au Mozambique, une insurrection mystérieuse et meurtrière », revue The Conversation, 22 février 2019, traduit de l’anglais par Karine Degliame-O’Keeffe pour Fast for Word

[6]  Source : ANEME, Estudo de Moçambique : provincia de Cabo Delgado, Avril 2018, p.37

[7]  Nous reprenons ici le terme de Michel Cahen pour désigner le FRELIMO et le modèle national mis en place à l’indépendance.

 

Bibliographie :

– Margarida VAQUEIRO LOPES et Luis BARRA, ‘’ Moçambique: ataques em Cabo Delgado deslocam milhares e aumentam pobreza ‘’, journal Visao , 28 novembre 2019

– Michel CAHEN, Mozambique : histoire géopolitique d’un pays sans nation, Lusotopie, Année 1994, pp. 213-266

– Michel CAHEN, Les Bandits, un historien au Mozambique, Edition Calouse Gulbenkian, Paris, 1994

-Michel CAHEN « “Resistência Nacional Moçambicana”, de la victoire à la déroute », Politique africaine, vol. 117, no. 1, 2010, pp. 23-43.

– Eric MORIER-GENOUD, ‘’ Au Mozambique, une insurrection mystérieuse et meurtrière ‘’, revue The Conversation, 22 février 2019, traduit de l’anglais par Karine Degliame-O’Keeffe pour Fast for Word

– Eric MORIER-GENOUD. « Renouveau religieux et politique au Mozambique : entre permanence, rupture et historicité », Politique africaine, vol. 134, no. 2, 2014, pp. 155-177.

–  Christian GEFFRAY, La cause des armes au Mozambique. Anthropologie d’une guerre civile, Paris, Karthala-Credu, 1990

– Maria Paula MENESES , « Xiconhoca, o inimigo: Narrativas de violência sobre a construção da nação em Moçambique », Revista Crítica de Ciências Sociais, 106 | 2015, 09-52.

Voir aussi :

https://www.citypopulation.de/en/mozambique/admin/02__cabo_delgado/

https://www.worldometers.info/world-population/mozambique-population/

ANEME : Estudo de Moçambique : provincia de Cabo Delgado, Avril 2018

Bahreïn, le royaume en situation de dépendance face à l’Arabie Saoudite

https://ar.m.wikipedia.org/wiki/ملف:Manama,_Bahrain_Decembre_2014.jpg
Manama, capitale de Bahreïn, en décembre 2014. © image libre de droits

Alors que l’Arabie Saoudite a lancé une guerre du prix de l’or noir dimanche 8 mars, affolant les marchés financiers mondiaux, les pétromonarchies du Golfe pourraient bien prochainement être confrontées au retour de flamme de cette ambitieuse stratégie. L’accroissement de la production pétrolière de l’Arabie Saoudite à 12,3 millions de barils par jour risque de bouleverser les équilibres économiques de la région. Le discret royaume sunnite du Bahreïn n’est pas en reste face aux événements. Cette crainte cache une autre réalité : l’inféodation de Bahreïn à l’Arabie Saoudite. 


« Politiquement, le Bahreïn apparaît comme le poisson pilote de l’Arabie » analyse Claire Beaugrand, chercheuse au centre d’études du Golfe de l’université d’Exeter. Le royaume de Bahreïn est dépendant économiquement de celle-ci, et ce lien complexe mène aujourd’hui le pays dans une impasse.

Une économie indexée sur la puissance saoudienne

Petit royaume de 760 kilomètres au cœur de la région du Golfe, stratégiquement situé entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, l’histoire de Bahreïn est profondément liée à la donne énergétique régionale. Le secteur pétrolier est entièrement détenu par l’État à Bahreïn. L’augmentation rapide de la dette publique, qui représentait 93% du PIB en 2018, met en évidence la fragilité de l’économie du pays. L’Arabie Saoudite s’impose comme le garant de sa stabilité. Ainsi, en octobre 2018, l’Arabie Saoudite débloque une aide conjointe avec les Émirats et le Koweït à hauteur de 10 milliards de dollars à destination de Bahreïn et sous réserve de réformes structurelles qui l’engage jusqu’en 2022. Bahreïn dispose paradoxalement de peu de réserves pétrolières, et s’est même retrouvé contraint de céder pour exploitation à l’Arabie Saoudite un champ pétrolier du royaume : le champ Abu Saafa. Plus de la moitié des revenus pétroliers du royaume proviennent pourtant de ce champ, ce qui souligne la relation de dépendance au royaume saoudien. Le royaume de Bahreïn, comme l’ensemble des pétromonarchies du Golfe, est aujourd’hui confronté à un tournant majeur du fait de l’épuisement du modèle de la rente pétrolière. Le pays se trouve face à la nécessité de diversifier structurellement son économie au plus vite afin de stabiliser celle-ci.

La politique de diversification nécessite une aide financière, voir un appui politique de l’Arabie Saoudite. Si les deux pays ont le qualificatif de « pétromonarchie » (monarchie dont les ressources financières proviennent de l’exportation de pétrole), les marges manœuvres entre les deux États sont clairement différenciées. Les revenus du pétrole représentaient 18,5 % du PIB du Bahreïn en 2018 d’après les chiffres du FMI (il produit environ 8 millions de tonnes de pétrole par an), alors que ceux-ci sont de 44% en Arabie Saoudite. Il apparaît d’un côté plus facile pour le Bahreïn, puisqu’étant moins dépendant des hydrocarbures, de réduire ses subventions publiques dans ce secteur. Mais les investissements considérables que nécessitent cette profonde restructuration sont permis en grande partie par le soutien financier de l’Arabie Saoudite.

Le royaume de Bahreïn mise sur divers secteurs de diversification. L’industrie de l’aluminium est ainsi devenue un secteur fort du Bahreïn grâce à d’investissements précoces de l’Arabie Saoudite, qui a notamment permis l’émergence de l’entreprise Alba, détenue à 20% par l’Arabie Saoudite. 15% de sa production d’aluminium est aujourd’hui exportée vers le royaume saoudien. Le secteur du tourisme est également un nouveau secteur clef, en plein essor avec plus de 11 millions de visiteurs en 2017. Une politique de grands travaux via des projets immobiliers et culturels a été amorcée, visant à conférer un rayonnement à l’international à Bahreïn. Le royaume saoudien a été à l’initiative en 1986 d’un pont de 25 km entre les deux pays, la chaussée du roi Fadh et 80% des touristes à Bahreïn sont des saoudiens. Pour cause : plus libéral que ses voisins du Golfe, le pays attire du tourisme régional venant profiter des loisirs, mais aussi d’activités illicites comme la consommation d’alcool, ou la prostitution.

La finance “islamique” est un autre axe de diversification de Bahreïn, où le secteur financier 16,5% de l’économie. Le royaume devient la première place financière dès 1975, ce qui lui permet d’accueillir un important afflux de pétrodollars. La finance islamique consiste en « l’absence d’intérêts, le fait que les profits et pertes doivent être partagés entre créanciers et débiteurs, et que les transactions financières doivent être adossées à des biens tangibles et identifiables » d’après la définition qu’en donne la chercheuse Lila Guermas-Sayegh. En cela, elle partage des caractéristiques communes avec la finance éthique. Jouer la carte de la finance islamique permet dès lors au Bahreïn d’investir un secteur stratégique qui ne nécessite pas l’appui de l’Arabie Saoudite. Cela permet au royaume d’attirer des investissements privés, même si la part de ceux-ci dans l’économie bahreïni reste aujourd’hui modeste. S’inspirant des politiques saoudiennes, c’est donc sur le secteur privé qu’essaie de miser le Bahreïn en faisant ce celui-ci un véritable moteur de croissance via de massifs investissements.

Jeux de pouvoir entre familles royales

Arrivé à la tête du Bahreïn en 1999, Hamad bin Isa Al Khalifa entame d’importantes réformes économiques dans le sens de la libéralisation du pays. Pour ce faire, il va chercher un équilibre entre ces politiques de libéralisation qui comprennent intrinsèquement l’ouverture du pays, tout en maintenant verrouillé le pouvoir politique. La libéralisation économique se doit d’être accompagnée d’une progressive ouverture politique, dont la marge doit rester strictement contrôlée par la famille régnante. À Bahreïn, la famille royale est particulièrement proche des grandes familles sunnites du Golfe. Si la famille Al Khalifa contrôle le pays depuis 1783, le pouvoir clanique n’est pas sans dissensions et conflits d’intérêts. Le pouvoir clanique est divisé entre le Roi, le prince héritier et le Premier ministre.

Depuis l’arrivée au pouvoir du roi Hamad bin Isa Al Khalifa et la mise en place de son projet de réformes économiques libérales, la famille royale Al Khalifa a été profondément divisée selon deux courants : réformiste et conservateur. Le roi a cherché à légitimer son pouvoir personnel en répondant à la crise sociale en axant ses réformes sur l’augmentation du niveau de vie de la population. Ces améliorations économiques, pilotées par son fils, permettent au roi d’asseoir son autorité politique. À contre-courant, le premier ministre, le cheikh Khalifa s’inscrit dans le courant conservateur. Réformer économiquement Bahreïn et libéraliser quelque peu sa politique apparaît pour cette frange comme une mise en danger des intérêts et relations clientélistes que cette vieille garde entretient étroitement avec les réseaux de pouvoir saoudien. Les réformes économiques s’inscrivent dans une perspective de réduction de la dépendance de l’économie de l’hydrocarbure vis-à-vis de l’Arabie saoudite et de rationalisation de la dépense publique qui mettent en péril les schémas et circuits de corruption et d’intérêts entre ces pays. La structure du clivage de la dépendance vis-à-vis de l’Arabie Saoudite est corrélée à des dynamiques de pouvoir politique et d’intérêts antagonistes qui traverse le pouvoir bahreïni. Ces antagonismes bloquent toute effectivité des réformes, qui restent pour la plupart des effets d’annonce ou des processus inachevés.

Bâillonner l’opposition politique pour préserver les intérêts

Le royaume de Bahreïn a été le seul pays du Golfe touché par la vague des printemps arabes de 2011. Les bahreïnis revendiquaient notamment l’établissement d’un régime démocratique. Cette revendication phare était accentuée par le fait que le lancement de la mobilisation coïncidait avec l’anniversaire de la Charte d’action nationale de 2001, qui entérine le processus de libéralisation politique du royaume. Il était essentiel pour le pouvoir royal que la crise politique n’affecte le secteur énergétique, sans quoi la crise aurait touché l’ensemble de la région du Golfe, menaçant alors la stabilité des relations d’interdépendances de ces pétromonarchies.

L’instrumentalisation du clivage entre sunnites et chiites a ainsi été activée et réactivée stratégiquement par le pouvoir politique. Traditionnellement, le royaume a toujours bâillonné l’opposition chiite. Le chef de l’opposition chiite Cheick Salmane a ainsi été condamné à la prison à vie début 2019. Les chiites sont totalement neutralisés politiquement par une ingénierie politique huilée. À titre d’exemple, l’octroi de la nationalité à des sunnites étrangers dans le but de leur donner un plus gros poids politique. L’activation du clivage confessionnel permet de polariser les tensions politiques en dehors de la lutte clanique qui divise profondément le pouvoir bahreïni et porte le risque d’un éclatement de la dynastie. Encore une fois, l’alliance avec l’Arabie Saoudite s’avère incontournable puisque c’est l’intervention des troupes saoudiennes qui permet de réprimer violemment le mouvement, en envoyant en mars 2014 plus d’un millier de soldats, pendant que dans le même temps l’état d’urgence est déclaré.

Aujourd’hui, l’Arabie Saoudite et le Bahreïn sont confrontés au même défi : faire face au fait que les États-Unis sont devenus le plus grand producteur d’hydrocarbures grâce à l’extraction de gaz et de pétrole de schiste. Ils font également face à une consommation excessive d’énergie à cause des subventions qui engendrent un prix faible de celle-ci. Pour ce faire, le Bahreïn vise 5% d’électricité renouvelable d’ici 2020 et les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont développé parallèlement un plan de réforme du secteur électrique. Réduire la production et diversifier l’économie comporte un risque pour les revenus et l’équilibre de ces pays. Les pays du CCG sont très dépendants des fluctuations des prix du pétrole, en termes économique mais aussi en termes de société (puisque l’équilibre de la société repose sur une politique de prix énergétiques bradés).

Le royaume bahreïni demeure lié aux orientations politico-économiques de l’Arabie Saoudite, notamment en ce qui concerne l’investissement. Les intérêts clientélistes et rentiers d’une certaine élite bahreïnis nuancent l’idée d’une dépendance passive à l’Arabie Saoudite. L’effondrement des prix du pétrole risque cependant de mettre à mal la « vision 2030 » de l’Arabie Saoudite, au risque de creuser son déficit budgétaire. La guerre des prix du pétrole qui se joue actuellement intronise une nouvelle phase test décisive pour le futur des pétromonarchies du Golfe, en particulier celles comme Bahreïn qui sont liés aux orientations stratégiques du puissant royaume.

Aux origines de l’antagonisme entre l’Iran et les États-Unis

Graffiti anti-américain dessiné sur le bâtiment qui abritait l’ambassade des États-Unis à Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

La mort du général iranien Qassem Soleimani, tué par un drone américain, sonne comme une revanche pour les États-Unis contre leur principal adversaire géopolitique au Moyen-Orient. L’humiliation de la crise des otages de 1979, les multiples revers diplomatiques infligés par l’Iran aux États-Unis, le soutien logistique et financier aux groupes anti-américains du Liban et d’Irak, ont contribué à faire de la République islamique d’Iran un représentant emblématique de « l’axe du mal » des néoconservateurs américains. L’hostilité des Iraniens aux États-Unis, quant à elle, puise à une source plus profonde. Elle trouve ses racines dans la volonté américaine, jamais ébranlée, de s’emparer du pétrole iranien et d’en faire une tête de pont de sa politique moyen-orientale.


L’ancienne ambassade américaine de Téhéran, lieu de pouvoir incontournable, est désormais un musée dédié tout entier à la dénonciation de l’impérialisme américain. Le devenir de cette construction, couverte de peintures murales de propagande associant les symboles américains à la mort et aux bombes, semble matérialiser l’hostilité entre la superpuissance américaine et la République islamique d’Iran, une tension continue depuis la Révolution de 1979. Celle-ci clôt une longue période de coopération et d’alliance diplomatique entre Washington et Téhéran, au cours de laquelle l’Iran, alors connu comme le « gendarme des États-Unis », était le principal soutien de la super-puissance américaine dans la région.

Les États-Unis en Iran : une puissance lointaine devenue un partenaire hégémonique

Les rapports irano-américains trouvent leur obscur commencement dans un accord signé en 1856 à Constantinople, entre l’ambassadeur américain et le représentant du pays que l’on appelle encore, à l’international, la Perse. Désireux de desserrer l’étau dans lequel les influences rivales de la Russie tsariste et de l’Empire britannique maintiennent son pays, le jeune Shâh Naser od-Din cherche à multiplier les alliances, et le traité de commerce signé avec la jeune république suit de près celui signé en juillet avec le Second Empire français. La signature du traité n’est néanmoins pas suivie par l’entretien de relations permanentes, qui devront attendre la fin du siècle. Si la présence américaine croît en même temps que l’importance mondiale des Etats-Unis, et que le pouvoir iranien a parfois recours à des experts américains dans ses projets de réforme, la jeune nation reste dans l’ombre des influences russes et britanniques, qui après des décennies de tensions se partagent le pays en 1907, grâce, entre autres, aux bons offices de la IIIe République Française.

Si l’importance de l’action américaine dans le coup d’État de 1953 fait toujours débat, les États-Unis apparaissent dès lors aux yeux de l’opinion comme un ennemi de la souveraineté nationale iranienne

Tout change après la Seconde Guerre mondiale : au Moyen-Orient comme ailleurs, les États-Unis, qui ont participé aux côtés des britanniques à l’occupation préventive du pays, remplacent progressivement le Royaume-Uni et la France comme principale puissance occidentale. La nomination, suite aux élections de 1951, du populaire nationaliste Mohammad Mossadegh au poste de Premier ministre du jeune Shâh Mohammad-Rezâ Pahlavi, est l’occasion d’une première immixtion des États-Unis dans la politique iranienne. Face à la volonté de Mossadegh de nationaliser le pétrole iranien, lésant notamment la puissante firme anglaise Anglo-iranian Oil Company (actuelle British Petroleum), les services secrets américains participent à son renversement. Les entreprises expropriées appellent à un boycott mondial contre l’Iran, soutenu par les compagnies américaines. Le président Eisenhower, cédant à la pression du lobbying des pétroliers américains et de la CIA, donne son aval à l’opération « Ajax » en août 1953. Les services secrets américains supervisent un coup d’État en coopération avec les réseaux britanniques, le Shâh, l’opposition parlementaire iranienne et les entreprises pétrolières lésées, qui aboutit à la démission forcée de Mohammed Mossadegh.

Le premier ministre iranien Mohammed Mossadegh, considéré comme “l’homme de l’année” par le Time en 1952 © Worth point.

Si l’importance de l’action américaine [1] dans ce coup de force fait toujours débat, les États-Unis apparaissent dès lors aux yeux de l’opinion comme un ennemi de la souveraineté nationale et un soutien du pouvoir royal qui commence à se renforcer après une brève période de démocratie parlementaire.

La pièce maîtresse dans le dispositif d’endiguement du communisme

Solidement installé au pouvoir, Mohammad-Rezâ Shâh ne va cesser d’approfondir ses liens avec les États-Unis, malgré un discours officiel axé sur l’indépendance nationale et la construction d’un modèle alternatif à la démocratie libérale et au marxisme-léninisme. Devant les exemples catastrophiques donnés par les révolutions nationalistes dans les pays arabes (Egypte en 1952, Irak en 1958, qui renversent toutes deux des monarchies pro-occidentales), il devient impératif pour les Etats-Unis de maintenir au pouvoir ce monarque conciliant.

Ainsi soutiennent-ils le Shâh dans ses principales initiatives, qu’elles soient économiques ou militaires. La « Révolution blanche », vaste entreprise de transformation sociale dont la pièce maîtresse est une réforme agraire, se fait avec les encouragements et les conseils américains, prêts à accepter par pragmatisme ses accents vaguement socialisants. Surtout l’Iran devient, par rapport à sa taille, l’un des principaux acheteurs d’armes américaines, le Shâh menant une politique de défense largement au-dessus des besoins de l’Iran, tant par peur du voisin soviétique que par passion personnelle pour la chose militaire.

Le soutien américain, sans faille jusqu’à Jimmy Carter malgré les dérives autoritaires et mégalomaniaques du régime royaliste (le Parti unique est définitivement imposé en 1975, mettant fin au cadre parlementaire qui s’était maintenu au moins formellement jusque là) s’explique par l’importance de la position du pays, frontalier de l’URSS de part et d’autre de la mer Caspienne, dans le dispositif de lutte contre la pénétration communiste au Moyen-Orient. L’Iran fait ainsi partie des membres fondateurs du Pacte de Bagdad, alliance de pays musulmans alignés sur les Anglo-Américains. Le basculement de l’Irak dans le camp soviétique renforce encore l’importance de l’Iran, à la fois potentiel champ de bataille et contre-exemple pro-occidental. Le rôle de l’Iran dans les plans américains est plus important encore dans le Golfe persique, où le pays se voit doté du rôle officieux de « gendarme des États-Unis », accueillant des bases militaires américaines et s’impliquant dans la répression des soulèvements pro-soviétiques des États voisins[2].

En dépit de relations diplomatiques courtoises avec le bloc de l’Est (le Shâh se rend en URSS en 1968 puis accorde au représentant soviétique une place à ses côtés lors des célébrations des « fêtes de Persépolis » en 1971) et des dénonciations morales de l’Occident contenues dans les œuvres publiées du souverain, l’association entre le régime monarchique et l’influence américaine se fait naturellement dans l’esprit des Iraniens comme du reste du monde ; les États-Unis deviennent pour l’opposition – qu’elle s’inspire du marxisme ou de l’Islam politique – l’ennemi à chasser du pays en même temps que le tyran honni. Dans le même temps, les transformations économiques et sociales qui s’accélèrent après la crise pétrolière de 1973, entraînent une occidentalisation de façade d’une partie de la société, rejetée par de larges parts de la population. Ces transformations sont ainsi associées au modèle américain, d’autant plus détesté que les laissés pour compte du boom économique sont de plus en plus nombreux. Sûr du soutien américain et de ses succès économiques, le régime s’enferme dans ses rêves de grandeur et un autoritarisme qui ne s’embarrasse plus des formes démocratiques.

De l’indispensable allié à l’irréductible ennemi

C’est paradoxalement une inflexion dans la politique américaine qui entraîne la chute du régime royaliste, fragilisé dans le même temps par un ralentissement économique et la maladie du souverain. L’élection de Jimmy Carter en 1976 et la mise en avant par son administration de la question des droits de l’homme annonce une complaisance moindre envers les dictatures pro-américaines. Mohammad-Rezâ est obligé d’entamer une timide libéralisation, qui aboutit dès 1977 sur un « Printemps de Téhéran », libération de la parole, y compris politique. Si les États-Unis souhaitent contraindre leur allié à une démocratisation progressive, il ne s’agit néanmoins en aucun cas de le lâcher, et Carter affiche jusqu’au bout son soutien, en passant notamment le nouvel an 1978 aux côtés de la famille impériale, à Téhéran.

L’ayatollah Khomeiny, fondateur de la République islamique d’Iran, et son successeur Ali Khamenei, représentés sur les murs d’une mosquée de Téhéran © Vincent Ortiz pour LVSL.

Le chute, début 1979, du régime monarchique après plusieurs mois de confrontation violente, entraîne la création d’un régime politique d’un genre nouveau, qui se réclame à la fois du conservatisme religieux de du tiers-mondisme révolutionnaire. La nouvelle République islamique devait-elle naturellement s’engager dans un bras de fer sans compromis avec les États-Unis ? Rien n’était moins certain, dans le contexte d’une révolution encore traversée par des tendances contradictoires et d’une guerre froide où l’URSS représentait un autre objet de détestation pour les nouveaux dirigeants iraniens, tant pour son athéisme qu’en raison des anciens contentieux entre Iran et monde russe. Beaucoup espéraient une politique d’équilibre et le maintien de relations diplomatiques entre la nouvelle République et les pays occidentaux, facilités par la popularité de la révolution khomeiniste parmi les intellectuels de l’Ouest.

En violant ouvertement le droit international, l’aile dure des révolutionnaires interdisait tout retour en arrière et mettait à l’écart les partisans du libéralisme politique.

La prise de l’ambassade américaine par des « étudiants suivant la ligne de l’Imam », légitimés à posteriori par le pouvoir, marque la rupture définitive. Provoquée par l’hospitalisation de Mohammad-Rezâ Pahlavi aux États-Unis, elle est surtout un coup de force politique interne à l’Iran : en violant ouvertement le droit international, l’aile dure des révolutionnaires interdisait tout retour en arrière et mettait à l’écart les partisans du libéralisme politique. Le premier ministre Mehdi Bazargan, grande figure de l’Islam politique et de l’opposition au Shâh, est contraint de démissionner, alors qu’il venait de serrer la main à un diplomate américain. Les tensions s’accroissent encore alors que le nouveau régime remet en cause les contrats d’exploitation qui permettaient aux entreprises pétrolières anglo-américaines d’exploiter le pétrole iranien – la question de la propriété pétrolière, on s’en rappelle, avait motivé le coup d’État de 1953 qui avait placé le Shâh au pouvoir – et procède à une nationalisation massive de l’économie dont les investissements américains font les frais.

L’Iran devient ainsi irrémédiablement un ennemi à abattre pour les stratèges américains, désireux de laver l’affront, d’autant plus que l’élection de Ronald Reagan en 1980 marque le retour à une politique étrangère plus agressive. De rempart face au bloc de l’Est, l’Iran devient un ennemi dont il faut contenir à tout prix l’influence, quitte à agir pour empêcher la défaite de Saddam Hussein, qui envahit l’Iran fin 1980 (ce qui n’empêche pas l’Amérique de Reagan de mettre en place une combinaison pour financer la guérilla Contra du Nicaragua par le trafic d’armes avec l’Iran).

Les États-Unis (et avec eux la France de François Mitterrand) vendent massivement des armes au régime irakien, ce qui ne peut que renforcer l’anti-américanisme, dans le cadre d’un conflit à l’origine d’un traumatisme comparable à celui laissé par la Première guerre mondiale (l’Iran perd entre 350 000 et 500 000 citoyens, dont de très jeunes combattants). Dans le même temps, l’anti-américanisme devient l’une des principales sources de légitimité du régime iranien, au même titre que la « défense sacrée » face à l’envahisseur baasiste. L’année 1988, la dernière du conflit, est marquée par une intervention directe des États-Unis qui détruisent l’ensemble de la flotte iranienne en réaction aux dégâts causés à une frégate américaine par des mines iraniennes. Le 3 juillet, c’est un Airbus civil qui est détruit par l’armée américaine, laquelle plaide la bavure. La détermination des États-Unis à empêcher la progression iranienne dans le Golfe persique ruine les dernières chances de victoire et obligent Khomeini à accepter le cessez-le-feu du 18 juillet.

Le bras de fer se poursuit sans discontinuer au cours des décennies suivantes, avec cependant une intensité variable. Après un activisme important de la République islamique à l’étranger (soutien au Hezbollah durant la guerre civile libanaise, coup d’Etat d’Omar El-Bechir au Soudan en 1980), l’Iran adopte un positionnement plus modéré sous la présidence de Mohammad Khatami (1997-2005). L’élection à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, consécutive à la dénonciation de l’Iran comme membre de l’ « axe du mal » par George W. Bush, entraîne une nouvelle période de tensions caractérisée par les ambitions nucléaires iraniennes.

Le dialogue amorcé par les présidents Obama et Rohani, qui aboutit sur l’accord de Vienne de 2015 et la levée d’une partie des sanctions économiques américaines, s’achève avec l’élection de Donald Trump, dont l’administration accueille les partisans les plus acharnés de la poursuite du bras de fer, jusqu’à envisager l’affrontement direct.
La situation de crise actuelle semble indiquer une désespérante poursuite de la confrontation entre deux pays se définissant mutuellement comme des ennemis. L’anti-américanisme iranien continue de s’afficher à travers le slogan Marg bar Amrikâ (« mort à l’Amérique ») lors de toutes les occasions officielles ; une propagande qui n’avait pas cessé même au plus fort de la détente. Côté américain, l’Iran est perçu comme un avant-poste dont le contrôle est essentiel dans l’affrontement qui oppose les États-Unis à la Chine et à la Russie – et dont l’indépendance géostratégique à l’égard du gouvernement américain fragilise son hégémonie régionale.

Le dialogue amorcé par les présidents Obama et Rohani, qui aboutit sur l’accord de Vienne de 2015 et la levée d’une partie des sanctions économiques américaines, s’achève avec l’élection de Donald Trump, dont l’administration accueille les partisans les plus acharnés de la poursuite du bras de fer, jusqu’à envisager l’affrontement direct

Malgré l’omniprésence de la propagande, le sentiment anti-américain s’est largement estompé dans la population iranienne, comme a semblé le montrer l’étude d’Abbas Abdi (déjà connu pour avoir mis en lumière le traditionalisme d’une large partie de la population dans les années 1970) qui a valu un emprisonnement à son auteur. Dans le même temps, l’appréciation du régime iranien n’est pas monolithique du côté des élites américaines. Les stratèges du Pentagone continuent de voir dans l’Iran un irréductible ennemi, confortés en cela par le lobbying saoudien, émirati et israélien, ainsi que par l’expansion croissante de la Chine dans la région, qui sonne comme un défi à leur hégémonie. Le son de cloche est différent dans les milieux économiques américains, où l’on se demande pourquoi les États-Unis se privent d’un marché de 80 millions de consommateurs, pas plus hostiles que d’autres au modèle culturel qu’ils représentent. Les compagnies pétrolières, quant à elles, mènent un intense lobbying en faveur de l’accord iranien[3]. Moins qu’une nécessité irrémédiable, l’hostilité irano-américaine est davantage le résultat de choix stratégiques et idéologiques anciens, marqués par une vision du monde impériale et unipolaire. Des choix qu’il s’agit, dans l’intérêt de la paix mondiale, de questionner.

 

Notes :

[1] Pour un compte-rendu détaillé de l’implication de la CIA dans le coup d’État qui a renversé Mohammed Mossadegh, voir William Blum, Les guerres scélérates, ed. Parangon, 2004. Le chercheur Yann Richard (L’Iran : de 1800 à nos jours, ed. Flammarion, 2009) tend quant à lui à relativiser l’importance du rôle des services secrets américains.

[2] Le rôle de l’Iran comme “gendarme” des États-Unis avant la révolution de 1979 est détaillé dans l’ouvrage de Yann Richard, L’Iran : de 1800 à nos jours, ed. Flammarion, 2009.

[3] Tara Shirvani, Siniša Vuković, Foreign Affairs, « Tehran’s power lobby – How energy concerns drive the nuclear deal », 2015. On trouvera dans cet article un compte-rendu du lobbying des principales entreprises pétrolières américaines en faveur de l’accord nucléaire avec l’Iran.