Au Royaume-Uni, l’arnaque de la privatisation de l’eau

Une station d’épuration vue du ciel. © Patrick Federi

En 1989, Margaret Thatcher privatise la gestion de l’eau au Royaume-Uni. Depuis, les compagnies des eaux du royaume se sont considérablement endettées, tout en versant d’énormes dividendes à leurs actionnaires. Les usagers, dont les factures explosent, et l’environnement, avec des rejets d’eaux usées dans les cours d’eau, en font les frais. Plus que jamais, il est urgent que le gouvernement renationalise le secteur et mette fin à ces excès. Par Prem Sikka, originellement publié par notre partenaire Jacobin, traduit et édité par William Bouchardon.

L’obsession néolibérale de la privatisation des industries et des services essentiels hante le Royaume-Uni. La forte inflation – 8% en juin sur un an – et la misère qui touche des millions de personnes sont directement liées aux profits réalisés dans les secteurs du gaz, du pétrole, des chemins de fer ou de la poste. Mais un autre secteur clé est moins évoqué : celui de la gestion de l’eau. La rapacité des entreprises qui domine ce marché est telle que Thames Water, la plus grande entreprise de distribution d’eau et d’assainissement d’Angleterre, est désormais au bord du gouffre.

Les graines de la destruction ont été semées par la privatisation de 1989,  lorsque le gouvernement Thatcher a vendu les sociétés de distribution d’eau d’Angleterre et du Pays de Galles pour seulement 6,1 milliards de livres sterling. Mais étant donné qu’il n’existe qu’un seul réseau de distribution et d’égouts, la concurrence est impossible et les clients se retrouvent piégés.Le secteur a adopté le modèle classique de sociétés de capital-investissement : ses prix sont élevés, les investissements faibles et les montages financiers permettent d’obtenir des rendements élevés. Au lieu de demander aux actionnaires d’investir à long terme par le biais de leurs fonds propres, ce modèle a recours à l’endettement car le paiement des intérêts bénéficie d’un allègement fiscal, ce qui constitue, de fait, une subvention publique. Cela permet de réduire le coût du capital et d’augmenter les rendements pour les actionnaires, mais a pour effet d’accroître la vulnérabilité de ces entreprises aux hausses de taux d’intérêt.

Investissements minimaux, profits maximaux

Depuis 1989, en décomptant les effets de l’inflation, les redevances d’eau ont augmenté de 40 %. Les entreprises du secteur ont une rentabilité exceptionnelle : leur marge bénéficiaire est de 38 %, un pourcentage très élevé pour une activité sans concurrence, à faible risque et dont la matière première tombe littéralement du ciel.

Dans le même temps, quelque 2,4 milliards de litres d’eau sont perdus chaque jour à cause des fuites liées au mauvais état des infrastructures. En effet, bien que la population ait augmenté de près de dix millions d’habitants depuis la privatisation, aucun nouveau réservoir n’a été construit. Si les compagnies des eaux sont tenues de fournir de l’eau propre, elles ont en revanche augmenté la pollution de cette ressource vitale en déversant des eaux usées dans les rivières. Les fuites non colmatées et le déversement des eaux usées en pleine nature sont en effet autant de sources d’économies qui permettent d’augmenter les bénéfices, les dividendes et les intéressements des dirigeants.

Les fuites non colmatées et le déversement des eaux usées en pleine nature sont en effet autant de sources d’économies qui permettent d’augmenter les bénéfices, les dividendes et les intéressements des dirigeants.

Ces tuyauteries en mauvais état et ces rejets sauvages nécessitent des investissements considérables pour être corrigés. Selon un rapport de la Chambre des Lords, le secteur a besoin de 240 à 260 milliards de livres de nouveaux investissements d’ici à 2050, bien plus que les 56 milliards de livres suggérés par le gouvernement. Mais les entreprises en question rechignent à investir, préférant profiter de leur rente pour extraire le maximum de liquidités. Depuis la privatisation, ce sont 72 milliards de livres de dividendes qui ont été versés aux actionnaires. 15 autres milliards devraient s’y ajouter d’ici à 2030. Des chiffres à mettre en regard des dettes accumulées par ces entreprises, qui s’élèvent à environ 60 milliards de livres. Pour chaque livre payée par les clients, 38 centimes vont aux profits. Sur ces 38 centimes, 20 vont au service de la dette, 15 aux dividendes et 3 à d’autres postes comme les impôts. Si l’investissement et l’efficacité ont été autant négligés, c’est que les entreprises du secteur ont considéré qu’elles pourraient toujours emprunter à faible coût. Pour couvrir le coût de ces emprunts, les factures des ménages ont bondi. 

Bien sûr, il aurait pu en être autrement si l’Autorité de régulation des services d’eau, Ofwat, avait imposé des pratiques plus prudentes. Mais comme souvent, le régulateur obéit en réalité aux intérêts qu’il est censé contrôler : environ deux tiers des plus grandes compagnies de distribution d’eau d’Angleterre emploient des cadres supérieurs qui travaillaient auparavant à l’Ofwat. Six des neuf compagnies d’eau et d’assainissement d’Angleterre ont comme directeur de la stratégie ou comme responsable de la réglementation d’anciens fonctionnaires de l’Ofwat.Les signaux d’alarme au sujet des montages financiers au sein des entreprises de distribution d’eau n’ont pourtant pas manqué. En 2018, l’Ofwat a ainsi suggéré de fixer un plafond au ratio d’endettement à 60 % de la valeur des actifs de ces entreprises, selon des modes de calculs complexes. Mais cette timide volonté de limiter les risques s’est heurtée à un mur : les entreprises en question s’y sont opposées.

Thames Water noyée par ses dettes

Mais ces années de gabegie et d’indulgence des régulateurs ont fini par éclater au grand jour avec la crise de Thames Water. Plus grande entreprise de l’eau outre-Manche, opérant notamment dans le secteur de Londres, Thames Water perd environ 630 millions de litres d’eau par jour à cause de fuites et déverse régulièrement des tonnes d’eaux usées dans les rivières. Depuis 2010, elle a été sanctionnée quatre-vingt-douze fois pour des manquements et s’est vue infliger une amende de 163 millions de livres. Pourtant, le salaire de son directeur général, qui a récemment démissionné, a doublé au cours des trois dernières années.

Depuis sa privatisation, elle a versé 7,2 milliards de livres de dividendes à ses actionnaires, qui sont aujourd’hui principalement des fonds souverains chinois et émiratis. En parallèle, ses dettes s’élèvent à 14,3 milliards de livres, soit presque autant que la valeur totale de tous ses actifs d’exploitation, dont la valeur est estimée à 17,9 milliards de livres. Le ratio d’endettement de l’entreprise avoisine donc les 80 %, bien plus que les 60% recommandés par l’Ofwat. 

La détresse de Thames Water est un cas d’école de l’échec de la privatisation, qui cherche le profit à tout prix, en rackettant les clients captifs et en créant des montages financiers intenables. 

Comme d’autres compagnies des eaux, elle a emprunté à des taux indexés, ce qui signifie que les intérêts de la dette suivent les évolutions du taux directeur, un pari très risqué. Pendant des années, les audits menés par le cabinet PricewaterhouseCoopers affirmaient pourtant régulièrement que l’entreprise était en bonne santé, alors qu’il était évident qu’elle manquait de résilience financière. Tandis que les auditeurs restaient silencieux, la City de Londres, satisfaite des taux de rentabilité, n’est guère préoccupée de la situation et l’Ofwat n’a presque rien fait. Une passivité qui s’explique aisément : Cathryn Ross, l’actuelle directrice générale adjointe de Thames Water, est une ancienne directrice de l’Ofwat et que son directeur de la politique réglementaire et des enquêtes et son directeur de la stratégie réglementaire et de l’innovation sont également d’anciens cadres de l’Ofwat.

La supercherie a fini par éclater lorsque la Banque d’Angleterre a augmenté les taux d’intérêt depuis environ un an : Thames Water s’est vite retrouvée dans l’impossibilité de réaliser les investissements minimaux requis et d’assurer le service de sa dette. La détresse de Thames Water est un cas d’école de l’échec de la privatisation, qui cherche le profit à tout prix, en rackettant les clients captifs et en créant des montages financiers intenables. 

Mettre fin au scandale

Face aux rejets massifs d’eaux polluées et à l’échec complet de la privatisation, les usagers réclament très majoritairement la renationalisation de l’eau. Mais aura-t-elle lieu ? Le parti conservateur, actuellement au pouvoir, est peu enclin à mener ce chantier, tant il est acquis aux intérêts des grands groupes. Le chef de l’opposition travailliste, Keir Starmer, en tête dans les sondages, avait certes promis durant sa campagne en 2020 de nationaliser le secteur. Mais, comme d’innombrables d’autres promesses conçues pour plaire à la base militante bâtie par Jeremy Corbyn, cet engagement a été renié. Selon des échanges mails ayant fuité dans la presse, les dirigeants du Parti travailliste et les compagnies des eaux se sont concertés en secret pour créer des « sociétés à but social » qui resteraient privées mais accorderaient une plus grande place aux besoins des clients, du personnel et de l’environnement.

Vaste fumisterie, ce statut d’entreprise ne signifie rien de concret. L’article 172 de la loi britannique sur les sociétés de 2006 impose en effet déjà aux directeurs de sociétés de tenir compte des intérêts des « employés », des « clients », de la « communauté et de l’environnement » lorsqu’ils prennent des décisions. Les résultats sont sous nos yeux… Le concept flou de « but social » ne permettra donc pas de freiner les pratiques prédatrices.

Pour remettre en état le réseau et purger les montagnes de dettes, les vrais coupables doivent être désignés : l’influence toxique des actionnaires et de la course aux rendements financiers. Le seul moyen d’empêcher que ces facteurs continuent à détruire ces entreprises est de revenir à une propriété publique et d’impliquer davantage les usagers. Or, ces entreprises peuvent être rachetées pour une bouchée de pain. Si les normes de protection de l’environnement et des usagers étaient rigoureusement appliquées, les actions des compagnies des eaux ne vaudraient pratiquement plus rien. En cas de défaillance, les créanciers n’obtiendraient probablement pas grand-chose, et le gouvernement pourrait alors racheter les actifs à bas prix. Le coût de ce rachat pourrait être financé par l’émission d’obligations publiques auprès de la population locale avec l’incitation qu’en plus du paiements d’intérêts, les détenteurs d’obligations obtiendront des réductions sur leurs factures d’eau. En outre, les usagers devraient pouvoir voter la rémunération des dirigeants, afin d’empêcher que ces derniers ne soient récompensés pour des pratiques abusives.

Peu coûteux et relativement rapide à mettre en place, le retour à une propriété publique du réseau d’eau et d’assainissement britannique est une priorité absolue étant donné la crise environnementale et sociale qui frappe le pays. Seul manque la volonté politique. Faudra-t-il attendre que les Anglais n’aient plus d’eau ou se retrouvent noyés sous leurs égouts pour que les politiques se décident à réagir ?

Pourquoi le marché n’apportera jamais de solution à la crise climatique

© Ellie Meh

Lorsque les cours du pétrole se sont effondrés durant la pandémie, les entreprises pétrolières et gazières ont investi sans grand enthousiasme dans les énergies propres. Deux ans plus tard, alors qu’elles engrangent désormais des bénéfices exceptionnels, les majors des hydrocarbures abandonnent ces efforts consentis pour rester fidèles à leur modèle économique : le capital avant le climat. Article de Grace Blakeley, économiste, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

Au plus fort de la pandémie, les financiers soucieux des enjeux climatiques s’enflammèrent pour un acteur relativement inconnu du marché. La capitalisation boursière de NextEra Energy – la plus grande entreprise d’énergie renouvelable des États-Unis – dépassa celle d’ExxonMobil. En d’autres termes, NextEra devint momentanément la société énergétique la plus lucrative du pays. Un retournement d’autant plus troublant qu’ExxonMobil générait largement plus de revenus que NextEra : 265 milliards de dollars en 2019 contre 12,9 milliards de dollars.

Certes, Exxon finit par repasser devant NextEra, mais de nombreux investisseurs perçurent cet épiphénomène comme un signe annonciateur de l’évolution future des marchés. Même si cela est difficile à concevoir aujourd’hui, en pleine pandémie les cours du pétrole chutèrent brièvement aux alentours de zéro. Cet effondrement des prix résultait à la fois d’un ralentissement spectaculaire de la demande de combustibles fossiles et d’une singularité sur le marché des matières premières qui incita les investisseurs à dénoncer subitement leurs contrats à terme sur le pétrole.

Cet effondrement des prix de l’énergie affecta lourdement les grandes entreprises de combustibles fossiles. Le choc fut particulièrement rude pour Exxon, connue pour son hostilité à l’abandon des énergies fossiles. Rex Tillerson, ancien PDG d’ExxonMobil et secrétaire d’État (équivalent de ministre des Affaires étrangères, ndlr) sous la présidence de Donald Trump, a affirmé catégoriquement que le changement climatique n’était rien d’autre qu’une nouvelle tendance à laquelle le monde devait s’adapter. En 2016, il déclarait ainsi sans détours que « le monde va devoir continuer à utiliser des énergies fossiles, que les gens aiment ça ou pas. »

Exxon est d’ailleurs actuellement poursuivie en justice pour avoir caché des informations relatives à l’impact des combustibles fossiles sur le climat. Dès les années 1970, des scientifiques travaillant pour ExxonMobil étayent la réalité de l’effet de serre par des preuves solides. En réponse, l’entreprise réduisit de façon drastique le financement de son département scientifique et affecta l’argent à la promotion du négationnisme climatique.

L’écran de fumée de la finance verte

L’incapacité totale d’Exxon à afficher toute volonté de se détourner des énergies fossiles explique en grande partie pourquoi les investisseurs pénalisèrent si lourdement l’entreprise lors de la pandémie. La chute fut brutale : au cours des premiers mois de 2020, ExxonMobil perdit près de la moitié de sa valeur en bourse.

Quand l’entreprise fut dépassée par NextEra, certains observateurs des marchés financiers y virent un signal sans ambiguïtés que les investisseurs avaient décidé de tourner la page des énergies fossiles. Les élites économiques affichèrent alors un véritable triomphalisme : le marché avait enfin apporté une solution au dérèglement climatique.

Quand Exxon fut dépassée par NextEra, les élites économiques affichèrent un véritable triomphalisme : le marché avait enfin apporté une solution au dérèglement climatique.

Que ce soit en raison de la demande de produits d’investissements écologiques par les petits investisseurs, de nouveaux outils réglementaires tels que le score ESG (politique RSE, ndlr) et la tarification carbone, ou simplement de la prise de conscience que l’avenir était aux énergies renouvelables, l’investisseur moyen ne pensait apparemment plus qu’investir dans les combustibles fossiles relevait d’une stratégie sensée.

Pour beaucoup, la messe était dite : cette transition de la finance mettrait une énorme pression sur les entreprises comme Exxon, les poussant à se détourner des combustibles fossiles au profit des énergies propres. En effet, la réponse des entreprises de combustibles fossiles ne se fit pas attendre.

Total se rebaptisa TotalEnergies dans le but de devenir un « acteur mondial de la transition énergétique ». Shell annonça qu’elle augmenterait le montant de ses investissements dans les énergies renouvelables. British Petroleum (BP) prit une participation importante dans une entreprise d’énergie renouvelable. Même Exxon finit par céder à la pression du marché et déclara qu’elle investirait des milliards dans « des initiatives de réduction des émissions de gaz à effet de serre ».

Bien sûr, le « succès » de ces solutions de marché au dérèglement climatique induisait que le monde n’avait plus besoin d’envisager des solutions « anti-libérales » comme le Green New Deal pour lutter contre le réchauffement climatique. Après tout, pourquoi taxer, nationaliser ou planifier si le marché s’autorégule si bien ?

Les pétrodollars coulent à flots

Mais en creusant un peu, on découvrait rapidement que la réalité était toute autre. La plupart des promesses faites par les grandes compagnies pétrolières étaient vagues et demandaient du temps pour être mises en œuvre. Dans certains cas, elles ne relevaient même que d’une simple opération de greenwashing. Dans tous les cas, les compagnies faisaient le pari que l’ère du pétrole était loin d’être révolue.

Un certain nombre d’investisseurs plus perspicaces l’avaient bien compris. Plusieurs fonds spéculatifs commencèrent discrètement à parier gros que les cours du pétrole remonteraient vite une fois la pandémie passée, quand l’économie mondiale aurait besoin de combustibles fossiles pour tourner à nouveau à plein régime.

Et ils avaient raison. Une fois le pic de la pandémie passé, les cours du pétrole ne tardèrent pas à revenir au niveau d’avant la pandémie. Puis ils se mirent à grimper en flèche. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le prix du gaz naturel s’envola également, ce qui constitua une véritable aubaine pour l’industrie  américaine du gaz de schiste, dont la technologie de fraction hydraulique, en plus d’être ultra-polluante, est plus coûteuse que les méthodes d’extraction conventionnelles.

Sans abandon coordonné des combustibles fossiles planifié par le secteur public, la poursuite de la dépendance mondiale aux énergies fossiles était une certitude.

Les entreprises de combustibles fossiles et les investisseurs qui y avaient discrètement injecté des fonds avaient fait le bon pari. Sans abandon coordonné des combustibles fossiles planifié par le secteur public, la poursuite de la dépendance mondiale aux énergies fossiles était une certitude. En d’autres termes, le marché ne peut pas apporter de solution au dérèglement climatique.

Exxon Mobil a annoncé récemment avoir fait des bénéfices records de 56 milliards de dollars en 2022. Un chiffre non seulement considérable pour Exxon, mais également un « niveau historique » pour l’industrie pétrolière occidentale.

Parmi ces milliards de pétrodollars, Exxon a promis d’investir 5% de ces bénéfices à ses engagements climatiques, dont beaucoup concernent des solutions de contournement coûteuses et relativement inéprouvées comme la capture et le stockage du carbone. Parallèlement, l’entreprise continue d’investir toujours plus dans le pétrole et le gaz.

BP, qui a également réalisé un bénéfice record de 22 milliards de livres sterling l’an dernier, pousse le bouchon encore plus loin : en plus de procéder à un rachat massif d’actions pour enrichir ses actionnaires, l’entreprise a annoncé qu’elle retarderait l’abandon du pétrole et du gaz. Comme le souligne le think tank Common Wealtht, BP dépense dix fois plus pour le rachat d’actions que pour ses initiatives « bas carbone ».

Au plus fort de la pandémie de COVID-19, le monde a raté une occasion historique : les gouvernements auraient pu profiter de l’effondrement de la valeur des géants des hydrocarbures pour entrer au capital de ces entreprises et les pousser à réorienter réellement leurs investissements vers les énergies renouvelables.

Alors que la demande et l’inflation étaient alors relativement faibles, ils auraient pu annoncer de vrais plans de relance favorisant la décarbonation. À la place, les compagnies pétrolières ont été livrées à elles-mêmes, le plan climat de Joe Biden a été torpillé par un sénateur à la botte d’ExxonMobil, et l’UE se contente d’un « Pacte vert » aux ambitions très maigres.

Le résultat de ce raté est double. Non seulement les émissions de gaz à effet de serre ont continué à augmenter, mais en plus une masse considérable de richesses des ménages a été transférée vers certaines des plus grandes compagnies d’énergie du monde. Cette séquence nous démontre au moins une chose : le marché n’apportera jamais de réponse au dérèglement climatique – et il était naïf ou, plus vraisemblablement, profondément cynique de prétendre le contraire. Il est désormais temps d’en tirer les conclusions nécessaires et d’intervenir de manière résolue pour contraindre les choix des multinationales de l’énergie.

Zones faibles émissions : une « écologie » punitive et anti-sociale

Embouteillage et smog dû aux rejets des pots d’échappement. © Jacek Dylag

Après la taxe carbone en 2018, qui avait donné naissance au mouvement des gilets jaunes, la voiture sera-t-elle à nouveau à l’origine de contestations sociales massives dans les prochaines années ? De plus en plus d’élus s’inquiètent de la colère grandissante contre les Zones à Faibles Émissions, y compris au sein du gouvernement. Il faut dire que cette mesure incarne à peu près tout ce qu’il ne faut pas faire en matière de politique écologique : non seulement elle va compliquer la vie des ruraux et des plus pauvres, mais en plus ses conséquences environnementales paraissent plutôt nulles, voire négatives. Plutôt que de développer réellement les alternatives à la voiture, les pouvoirs publics s’entêtent dans une impasse.

L’idée de départ des Zones à faibles émissions (ZFE) est simple : dans de nombreuses d’agglomérations, l’air est trop pollué, notamment en raison du trafic routier. On ne peut nier la gravité de cet enjeu : selon Santé Publique France, environ 48.000 décès prématurés peuvent être attribués à la pollution de l’air chaque année, ce qui en fait une des premières causes de réduction de l’espérance de vie. En 2015, une commission d’enquête du Sénat chiffrait quant à elle à 100 milliards d’euros par an le coût de la pollution de l’air, notamment en raison des impacts sur le système de santé. Plus que le CO2, connu pour son impact d’accroissement de l’effet de serre, les gaz les plus dangereux pour la santé sont les fameuses « particules fines » (PM2,5) et le dioxyde d’azote (NO2). 

Si les sources d’émission de ces gaz sont multiples, on peut notamment citer les centrales électriques thermiques, les chauffages au bois peu performants et la circulation automobile. Pendant longtemps, la France s’est peu préoccupée de la pollution de l’air, d’autant qu’elle ne compte pas beaucoup de centrales thermiques et que les normes imposées aux constructeurs automobiles permettaient de diminuer cette pollution malgré l’augmentation constante du nombre de véhicules en circulation. Mais depuis quelques années, le sujet est devenu de plus en plus présent dans la sphère publique, notamment à la suite des révélations du dieselgate – où l’on apprit que Volkswagen, mais aussi d’autres constructeurs, trafiquaient leurs moteurs pour passer les tests de pollution – et de plusieurs condamnations  de l’Etat français en justice pour ne pas avoir respecté des seuils d’exposition prévus par la loi.

Au cours des deux années à venir, les millions de Français propriétaires d’un véhicule polluant vont devoir en changer s’ils souhaitent continuer à se déplacer dans les grandes villes.

En 2019, l’Etat décide donc de mettre en place des ZFE dans les grandes agglomérations afin d’interdire progressivement la circulation des véhicules les plus polluants, définis ainsi en fonction de leur vignette Crit’Air (de 5 pour les plus polluants à 0 pour ceux qui sont considérés propres, telles que les voitures électriques). Si l’idée n’est pas forcément mauvaise, la montée en puissance rapide des ZFE inquiète fortement les élus. D’une part, celles-ci vont très vite se multiplier : si onze métropoles (Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Strasbourg, Grenoble…) ont déjà créé leur ZFE, d’ici le 1er janvier 2025, toutes les agglomérations de plus de 150.000 habitants (soit 43 au total) seront concernées. D’autre part, les véhicules interdits vont être de plus en plus nombreux : l’interdiction concernera les Crit’Air 5 en 2023, puis les Crit’Air 4 en 2024 et enfin les Crit’Air 3 en 2025. Au total, ces trois catégories représentaient en 2021 38% du parc automobile français selon Le Monde. Enfin, si les contrôles sont pour l’instant rares, les villes sont en train de s’équiper de caméras connectées et un système de vidéo-verbalisation devrait être opérationnel courant 2024, l’amende étant fixée à 68 euros.

La grogne monte

Au cours des deux années à venir, les millions de Français propriétaires d’un véhicule polluant vont donc devoir en changer s’ils souhaitent continuer à se déplacer dans les grandes villes. Or, ceux qui roulent avec un vieux diesel le font rarement par choix. Acheter une nouvelle voiture est en effet devenu extrêmement coûteux. Selon le cabinet AAA Data, le prix moyen d’une voiture neuve a atteint le record de 32.600 euros cette année, soit une hausse de 21% en deux ans à peine. Beaucoup d’acheteurs se tournent donc vers l’occasion, alimentant là aussi une flambée des prix : une voiture d’occasion de moins de huit ans coûterait en moyenne 25.000 euros aujourd’hui, selon Les Echos. Les raisons en sont multiples : éviction des anciens modèles bientôt interdits de rouler dans les grandes villes, pénurie de composants électroniques, nouvelles normes de sécurité, passage à l’électrique (30% plus cher à l’achat qu’un modèle à essence équivalent, hors primes), répercussions des hausses des prix de l’énergie et des matières premières… Bref, la voiture tend à devenir un bien de luxe hors de prix.

Bien sûr, de nombreuses aides existent pour changer son véhicule : bonus-malus écologique allant jusqu’à 7.000 euros de subvention pour les 50% les plus modestes, prime à la conversion pour racheter le véhicule mis au rebut, nouvelle prime de 1.000 euros pour les personnes vivant en ZFE, aides locales des métropoles (jusqu’à 5.000 euros à Strasbourg et Rouen)… Mais le compte n’y est pas : selon une mission flash conduite par l’Assemblée nationale cet été sur les ZFE, « le reste à charge moyen des ménages et des entreprises bénéficiant de ces aides demeure supérieur à 20.000 euros et atteint jusqu’à 40.500 euros en moyenne pour l’achat d’un véhicule hybride rechargeable neuf » ! Pour tenter de contourner le problème, l’Etat a depuis mis en place un prêt à taux zéro jusqu’à 30.000 euros et prépare un système de leasing, c’est-à-dire de location. Mais ces solutions peinent à convaincre. Pour beaucoup, s’endetter n’est en effet pas une solution, surtout dans une période où les revenus sont déjà grignotés par l’inflation. 

La mesure passe pour un « racket » supplémentaire venant s’ajouter aux prix des péages, aux radars, aux coûts des assurances et aux taxes sur l’essence. 

Or, cette dernière touche particulièrement les plus pauvres, dont le budget est grevé par les dépenses contraintes, et les ruraux, plus dépendants de la voiture. L’Insee estime ainsi la perte de pouvoir d’achat entre janvier 2021 et juin 2022 à 580 euros pour les ménages en région parisienne, contre 910 euros pour ceux qui vivent à la campagne, une fois tenu compte des aides de l’Etat. En outre, beaucoup ne voient pas pourquoi ils devraient changer leur véhicule alors que celui-ci roule encore sans problème et obtient le contrôle technique. La mesure passe alors pour un « racket » supplémentaire venant s’ajouter aux prix des péages, aux radars, aux coûts des assurances et aux taxes sur l’essence. 

Les pouvoirs publics s’entêtent

Outre l’aspect financier, les ZFE renforcent un clivage entre les zones urbaines et rurales, déjà visibles dans plusieurs domaines et qui semble peser de plus en plus dans les résultats électoraux. D’abord, pour les habitants des zones périurbaines se rendant en ville, les aides des métropoles ne seront pas forcément disponibles, en fonction de leur lieu exact de résidence. Surtout, les habitants des campagnes propriétaires de vieux véhicules ne pourront, de fait, plus se rendre dans les grandes villes. Or, même quelqu’un vivant la grande majorité de son temps à la campagne est parfois amené à se rendre dans une métropole, pour effectuer des démarches administratives ou des achats, rendre visite à un proche… Cela mérite-il une amende ? Pour le sondeur Jérôme Fourquet, les ZFE envoient un signal politique terrible : il y aurait d’un côté les grandes villes, « oasis écologiques » connectées à la mondialisation, débarrassées des véhicules polluants, et de l’autre les campagnes, « la France de l’arrière-cour » ou du « monde d’avant ». Un cadeau en or pour le Rassemblement National, qui peut se contenter de fustiger les « bobos parisiens » ou les « élites déconnectées » et engranger des voix facilement. Au final, les ZFE rassemblent donc largement contre elles : selon un sondage Opinion Way, 42% des Français envisagent de braver l’interdiction. Signe de la montée en puissance de la colère, les termes de « zone de flicage écolo » ou de « zone à forte exclusion » se répandent dans le débat public.

Selon un sondage, 42% des Français envisagent de braver l’interdiction.

Pour tenter de désamorcer la contestation naissante, les métropoles multiplient depuis quelques mois les « concertations ». Objectif : trouver des petites adaptations pour rendre la ZFE plus acceptable. Le 24 décembre, la Première Ministre a par exemple pris un arrêté pour exempter les métropoles en dessous d’un certain seuil de dioxyde d’azote de la mise en place de ZFE, ce qui devrait surtout concerner l’Ouest et le Centre de la France (Angers, Poitiers, Tours, Brest, Pau…). Certains axes majeurs, notamment les autoroutes urbaines, peuvent par ailleurs être exclus du périmètre de la ZFE. Les véhicules de collection ou de secours, ou encore ceux des personnes handicapées, font également l’objet de dérogation. Puis chaque ville y va de sa proposition : pas de ZFE après 20 heures à Paris, carnet avec un certain nombre de dérogation à Strasbourg, étude des dossiers au cas par cas, exception pour les petits rouleurs à Montpellier… Si ces aménagements vont dans le bon sens, ils risquent surtout de rendre la mesure totalement incompréhensible. 

Par ailleurs, les métropoles ne cessent de gonfler les aides financières et de demander un soutien plus important de la part de l’Etat. Là encore, si l’intention est plutôt bonne, l’absence d’un dispositif national unique conduit à des inégalités entre territoires, notamment en défaveur de ceux qui ne vivent pas dans ces métropoles mais doivent s’y rendre. Surtout, personne ne semble s’interroger sur les montants dépensés dans ces aides, qui bénéficient bien plus aux constructeurs automobiles qu’aux ménages modestes. L’installation de caméras connectées et de leurs systèmes de vidéo-verbalisation, qui devrait être confié à un gestionnaire privé, risque d’être elle aussi très coûteuse.

Une mesure pas vraiment écologique

Si les critiques portent principalement, et pour des raisons évidentes, sur les enjeux financiers et le sentiment des ruraux et périurbains d’être méprisés, la promesse originelle des ZFE est elle moins contestée. Pourtant, l’argument environnemental des promoteurs de la mesure paraît bien fragile. Certes, les émissions de CO2 devraient baisser grâce aux moteurs plus performants des Crit’Air 1 et 2 et à la croissance du parc électrique. Mais cette pollution est seulement déplacée, puisque la voiture électrique dépend de métaux rares dont l’extraction ravage l’environnement et d’électricité, dont la production peut être plus ou moins polluante. En revanche, concernant les particules fines, les effets des ZFE risquent d’être faibles. Selon l’ADEME, les voitures électriques émettent en effet autant de particules fines que les modèles thermiques les plus récents. La raison est assez simple : les pots catalytiques étant devenus très perfectionnés, ces émissions ne proviennent que minoritairement du moteur à combustion. L’usure des freins et des pneus est désormais la première source de particules fines, d’où des niveaux comparables de pollution peu importe l’énergie utilisée par le véhicule.

Par ailleurs, l’usure des freins et des pneus est corrélée certes au style de conduite, mais surtout au poids des véhicules, qui a tendance à augmenter. En cause ? La mode désastreuse du SUV, qui représentait plus de 40% des ventes l’an dernier, qui a fait passer le poids moyen à vide d’une voiture à près d’une tonne et demie ! Pour un même modèle, les véhicules électriques sont par ailleurs encore plus lourds, en raison du poids des batteries. Même en dehors des SUV, la tendance à des voitures plus confortables et apparaissant comme plus sécurisantes pousse leur poids à la hausse. Dès lors, le renouvellement forcé de millions de véhicules Crit’Air 5 à 3 risque de conduire ces ménages vers des véhicules plus lourds, pour, au mieux, une baisse de pollution pratiquement nulle, au pire une hausse de cette dernière.

Un Porsche Cayenne à 70.000 euros (2,3 tonnes, 20 litres au cent) est autorisé à circuler, tandis qu’une Clio d’ancienne génération (1 tonne, 6 litres au cent) ne l’est pas…

Par ailleurs, le fait de voir d’énormes SUV être autorisés à rouler en ville alors que des petites voitures économes ne le seront plus, risque de vite conduire à l’exaspération. A Montpellier, la conseillère municipale d’opposition Alenka Doulain (France Insoumise) a utilisé un exemple marquant : une Porsche Cayenne à 70.000 euros (2,3 tonnes, 20 litres au cent) est autorisé à circuler, tandis qu’une Clio d’ancienne génération (1 tonne, 6 litres au cent) ne l’est pas… Un deux poids, deux mesures totalement incohérent et injuste. Pour lutter contre la mode du SUV et encourager les constructeurs à proposer de nouveaux modèles moins lourds et plus petits, la Convention Citoyenne pour le Climat avait ainsi proposé une taxe sur les véhicules de plus de 1400 kilos. Le gouvernement  a finalement retenu le seuil de 1800 kilos, qui ne concerne que moins de 2% des véhicules… Dès lors, étant donné le peu d’effet des ZFE sur la pollution atmosphérique et leurs effets nuisibles sur les propriétaires de vieux véhicules, ne serait-il pas plus intelligent d’obliger les constructeurs à proposer des modèles plus légers et plus efficaces ?

Proposer des alternatives à la voiture individuelle

Si cette éventualité n’a visiblement pas été étudiée, il faut sans doute y voir l’influence du lobby automobile. Les constructeurs automobiles sont en effet les seuls grands gagnants de la création des ZFE. En obligeant des millions de personnes à changer leur véhicule encore fonctionnel, ils peuvent espérer une jolie hausse de leurs ventes, soutenues à grand renfort d’argent public via les multiples aides. Par ailleurs, les prix d’achat prohibitifs renforcent la tendance à la location de son véhicule, via un crédit de longue durée généralement contracté auprès de la banque du fabricant du véhicule. Une nouvelle activité des constructeurs qui leur permet de réaliser de très jolis profits. Enfin, la quantité croissante de capteurs et d’électronique embarquée dans les voitures récentes rendent leur réparation par des garages indépendants de plus en plus difficile. En dehors de tâches assez simples (vidange, changement de pneus et de plaquettes de frein…), les automobilistes seront bientôt totalement captifs des constructeurs pour les réparations les plus importantes, souvent facturées extrêmement cher.

Mise à la casse de véhicules en état de circuler, remplacement par des voitures lourdes et hors de prix, installation de caméras et d’algorithmes de verbalisation, impossibilité croissante de réparer soi-même son véhicule… Les ZFE sont un parfait exemple de l’écologie punitive et anti-sociale qui suscite de plus en plus de rejet et renforce les discours anti-écolo de l’extrême-droite. Ce dispositif illustre également l’impasse du techno-solutionnisme, cette tendance à voir dans l’innovation la solution à tous nos problèmes. Or, plutôt que de nouvelles voitures électriques, la véritable solution à la pollution de l’air et aux défis écologiques est bien connue : sortir du tout-voiture. 

Les ZFE sont un parfait exemple de l’écologie punitive et anti-sociale qui suscite de plus en plus de rejet et renforce les discours anti-écolo de l’extrême-droite.

Bien sûr, on ne peut pas dire que les villes n’aient pas mis en place des politiques importantes pour réduire la place de la voiture dans le cœur des agglomérations depuis au moins une vingtaine d’années. Zones piétonnes, réduction du nombre de parkings, développement des réseaux de transports en commun, pistes cyclables, hausse des tarifs de stationnement… Tout un panel de solutions a été déployé. Le problème est que la fracture entre les grandes villes et le reste du pays n’en est que plus grande : pendant que les métropoles mettaient peu à peu à l’écart les voitures, les campagnes et le péri-urbain voyaient les services publics et les commerces fermer, obligeant à prendre de plus en plus la voiture. En parallèle, la fermeture de petites lignes de train et le culte de la maison individuelle ont encore renforcé cette dépendance à l’automobile. Enfin, notons aussi que nombre de personnes travaillant en ville sont obligées de vivre de plus en plus loin en raison de la spéculation immobilière.

Dès lors, si la suppression des ZFE est souhaitable afin d’éviter un gaspillage d’argent public et une nouvelle mise à l’écart des plus pauvres pour le seul profit de l’industrie automobile, on ne saurait se contenter du statu quo. La politique de développement du vélo et des transports en commun doit être poursuivie, mais pas seulement dans une poignée de métropoles. Les RER métropolitains – récemment vantés par le chef de l’Etat, mais sans aucune annonce concrète alors que plusieurs projets n’attendent plus que les financements pour débuter – sont aussi une solution pour le péri-urbain : en rouvrant des haltes ferroviaires et en augmentant la fréquence des trains en banlieue des grandes villes, on peut espérer une forte hausse de leur fréquentation. Par ailleurs, la gratuité des transports, au moins ciblée sur certains types de passagers (les jeunes, les plus pauvres, les retraités…) est un très bon outil pour encourager à prendre les transports publics, si tant est que les montants nécessaires n’empêchent pas le développement de nouvelles lignes. Enfin, une autre politique d’urbanisme et d’habitat doit être adoptée, contre l’étalement urbain, pour la mixité des activités et avec plus de logements sociaux abordables. Le contrôle des loyers, théoriquement mis en place dans quelques grandes villes françaises, doit lui être sérieusement renforcé pour être respecté. Bien sûr, toutes ces politiques auront un coût important et prendront des années avant de donner des résultats. Mais le rôle de l’Etat est-il de faire vendre des voitures ou de réfléchir à l’intérêt général sur le long-terme ?

Au Canada, la fuite en avant du secteur pétrolier

Quatrième producteur de pétrole mondial, le Canada fait face à un phénomène qui traduit l’incertitude croissante à laquelle son industrie pétrolière se trouve confrontée. À l’ouest du territoire, où sont concentrées la quasi-totalité des réserves, le nombre de puits inactifs, voire abandonnés, est en constante augmentation depuis une dizaine d’années. Le coût du démantèlement des infrastructures et de nettoyage des zones alentour pourrait atteindre plus d’un milliard de dollars canadiens (730 M €) d’ici 2025 selon un rapport publié en janvier dernier par le Directeur parlementaire du Budget (DPB), dont le bureau est mandaté pour produire une analyse comptable des politiques publiques. Un coût potentiellement exponentiel que les administrations publiques pourraient en partie assumer seules, en dernier ressort, face à l’inaction des entreprises du secteur.

Une industrie pétrolière au cœur de l’économie canadienne

Le ministère des Ressources naturelles estime que le territoire canadien abriterait plus de 171 milliards de barils, soit l’équivalent de 10% des réserves prouvées à l’échelle mondiale. Moins fréquemment cité que ses homologues de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), ou que son voisin américain, le Canada dispose pourtant de réserves immenses et d’une industrie extractive qui compte parmi les plus puissantes au monde. Toutefois, à l’instar du Venezuela, une grande partie des réserves de pétrole du Canada (97 %) se trouvent sous la forme de sables bitumineux, une forme de pétrole dit « non-conventionnel ». L’extraction des sables bitumineux, plus coûteuse et trois fois plus polluante que le pétrole conventionnel, demeure l’un des enjeux majeurs de l’industrie canadienne. Celle-ci est en effet régulièrement pointée du doigt pour la déforestation que nécessite la construction de mines à ciel ouvert, la contamination des eaux et notamment de l’immense rivière Athabasca à proximité, ou encore le rejet dans l’atmosphère de gaz à effets de serre (GES) liés au processus d’extraction des éléments pétrolifères dans les sables bitumineux.

En 2021, le secteur pétrolier et gazier représentait 5,5% du PIB canadien, tandis que l’Association canadienne des producteurs de pétrole (ACPP) estime que plus de 400 000 emplois sont directement ou indirectement liés à l’activité extractive dans le pays. Des chiffres qui dessinent une industrie pétrolière dont la place au sein de l’économie canadienne demeure prépondérante, en particulier dans les provinces de l’ouest du pays. Car c’est bien dans la seule province de l’Alberta que se trouvent plus de 80% des réserves de pétrole canadiennes. L’industrie extractive y représente un tiers du PIB de la province et deux tiers de ses exportations. Calgary, sa capitale économique, abrite par ailleurs les sièges sociaux des plus grandes entreprises pétrolières canadiennes, parmi lesquelles Suncor, Canadian Natural Resources Limited ou encore Husky. L’économie de l’Alberta, et dans une moindre mesure celle de la Saskatchewan voisine, repose donc en grande partie sur les résultats du secteur pétrolier. Selon l’Alberta Energy Regulator (AER, organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta), le nombre de puits de pétrole présents dans la province atteindrait quant à lui 460 000, contre environ 140 000 en Saskatchewan.

Cette prépondérance du secteur pétrolier dans l’ouest du pays n’empêche pas l’industrie de faire face à un changement progressif des caps politiques. Le Premier ministre Justin Trudeau, arrivé au pouvoir fin 2015, quelques semaines seulement avant l’adoption des Accords de Paris sur le climat (décembre 2015), annonce vouloir augmenter la part des énergies renouvelables dans le « mix énergétique » canadien et accompagner la transition de l’industrie pétrolière vers une activité moins émettrice tout en limitant ses effets sur les résultats économiques et sur l’emploi. En avril 2021, le Premier ministre canadien s’est ainsi engagé à maintenir son pays dans une trajectoire permettant une baisse du niveau d’émissions de GES de 40 à 45% par rapport au niveau de 2005 d’ici 2030.

« Dans le même temps, l’industrie pétrolière s’efforce quant à elle de sauver ce qui peut encore l’être. »

Dans le même temps, l’industrie pétrolière s’efforce quant à elle de sauver ce qui peut encore l’être, freinant les initiatives visant à réglementer son activité et s’appuyant sur des relais politiques puissants – notamment Jason Kenney, Premier ministre de l’Alberta – pour faire entendre ses intérêts. Par ailleurs, si les entreprises du secteur pétrolier entrevoient la possibilité d’une restriction de leur activité, elles ont désormais intégré une donnée financière fondamentale pour l’avenir du secteur à moyen terme : la baisse inéluctable de la valeur des actifs pétroliers. Une baisse de valeur qui s’explique à la fois par la perspective de l’épuisement des ressources, mais aussi (et surtout) par le risque réputationnel que représente désormais l’investissement dans les actifs pétroliers.

Le financement du secteur pourrait également être affecté par ce changement – encore timide – de priorités énergétiques, cette fois-ci à très court terme. La Caisse de dépôt et de consignation du Québec (CDPQ), deuxième fonds de pension du pays avec près de 400 milliards de dollars canadiens (290 milliards d’euros) d’actifs, a ainsi annoncé en 2021 vouloir liquider son portefeuille d’actifs pétroliers (environ 4 milliards de dollars) d’ici la fin de l’année 2022. Ces évolutions récentes traduisent les difficultés structurelles auxquelles va devoir se confronter l’industrie pétrolière canadienne. Aussi, face à l’absence de repreneur ou la perte de valeur de leurs infrastructures, certaines ont choisi l’abandon pur et simple, préférant solder leur perte que d’investir dans la remise en conformité ou la maintenance des puits de pétrole.

La facture liée aux puits orphelins en pleine explosion

C’est probablement là que réside l’explication de l’augmentation des puits de pétrole inactifs ou orphelins au Canada. Un puits de pétrole est considéré comme « inactif » s’il n’a produit ni gaz ni pétrole depuis plus de six mois et « orphelins » lorsqu’aucun exploitant connu et viable financièrement n’est connu. Selon un rapport du Directeur parlementaire du Budget (DPB) publié en janvier 2022, le nombre de puits orphelins recensés en Alberta est passé de 700 en 2010 à près de 8 600 dix ans plus tard. Parallèlement, le nombre de puits orphelins a également été multiplié par cinq en Saskatchewan (300 à 1 500). Les données de l’AER précisent que seuls 36% des puits de pétrole en Alberta sont aujourd’hui considérés comme actifs, soit le taux le plus faible jamais enregistré dans la province. Et si la crise de 2014-2015 (forte baisse du prix du baril de pétrole) a sans doute eu des effets conséquents sur l’industrie en Alberta, le constat réalisé par les autorités provinciales et le DPB soutient bien l’idée d’une évolution structurelle du secteur pétrolier au Canada.

Cette augmentation exponentielle de ces puits de pétrole orphelins ne sera pas sans conséquence financière. « Comme le nombre de puits orphelins augmente, le coût prévu du nettoyage des passifs environnementaux croît aussi », prévient le rapport du DPB. L’institution située à Ottawa (Ontario) estime que le coût cumulatif de gestion et de nettoyage de ces puits orphelins devrait ainsi atteindre 1,1 milliard de dollars canadiens (800 millions d’euros) d’ici 2025, contre seulement 350 millions de dollars canadiens (254 millions d’euros) sur la période 2015-2018. Le Directeur parlementaire du Budget précise par ailleurs que plusieurs biais conduisent vraisemblablement à une sous-estimation des coûts. D’abord la classification des puits, les procédures pour déclarer un puits « orphelin » étant relativement longues. Mais également parce que les estimations réalisées par l’organisme d’audit budgétaire fédéral ne prennent pas en compte les coûts de nettoyage si d’éventuels dégâts environnementaux (contamination des sols, fuites, incendies, etc.) intervenaient sur les puits à l’abandon. Enfin, le coût strictement environnemental de ces puits abandonnés est immense, puisque les puits non-colmatés rejettent du méthane dans l’atmosphère en grande quantité, un gaz dont les effets sur le réchauffement de la planète sont 86 fois supérieurs au dioxyde de carbone.

Aussi, comme c’est le cas pour de nombreuses industries polluantes, la question de la prise en charge de ces coûts de dépollution demeure au cœur du problème. En abandonnant simplement les puits de pétrole en l’état, les entreprises transfèrent le coût du démantèlement et de l’assainissement aux autorités publiques, forcées de le prendre à leur charge pour protéger la biodiversité, garantir la sécurité des populations, mais également envisager de réutiliser les terres sur lesquelles le forage était effectué. Or, comme le rappelle le DPB, « les organismes de réglementation provinciaux exigent que les entreprises pétrolières et gazières ferment les puits inactifs ». C’est-à-dire vérifier la sécurité des installations, mais aussi piloter la réhabilitation des territoires concernés. Les provinces, au premiers rang desquelles l’Alberta, s’efforcent de faire contribuer les entreprises par l’intermédiaire de programmes de dépôts de garantie : les entreprises pétrolières alimentent un fonds destiné à organiser la maintenance et le nettoyage des puits inactifs. Il s’agit en réalité de susciter une forme de redistribution intra-sectorielle, puisque les entreprises réalisant des profits couvrent, par ce biais, les éventuelles pertes des entreprises contraintes d’abandonner certains actifs.

« En dernier ressort ce sont bien les autorités provinciales, et donc les contribuables, qui endossent le coût de la dépollution. »

Néanmoins, les moyens d’action du fonds de garantie demeurent limités : le DPB met en exergue qu’en Alberta, les besoins de financement pour l’année 2021 (415 millions de dollars canadiens) excédaient déjà la capacité du fonds de garantie (237 millions), suggérant un manque de coopération de la part des entreprises du secteur, qui savent que la puissance publique viendra les suppléer. Car en dernier ressort ce sont bien les autorités provinciales, et donc les contribuables, qui endossent le coût de la dépollution. Les provinces ont quant à elles rapidement sollicité l’échelon fédéral, mettant en avant des coûts en constante augmentation. Dans le cadre du plan de soutien à l’économie lancé en mars 2020, au début de la pandémie de Covid-19, le gouvernement fédéral a ainsi déjà versé 1,7 milliard de dollars canadiens (1,2 milliard d’euros) aux provinces, dont 60% uniquement à l’Alberta, afin de contribuer à la réhabilitation des puits de pétrole abandonnés.

« Privatisation des gains, socialisation des pertes » ?

Pour l’heure, ce financement fédéral devrait permettre de couvrir les coûts de dépollution liés aux puits de pétrole orphelins dans les prochaines années. Le DPB souligne cependant que plusieurs inquiétudes demeurent. La mauvaise évaluation des coûts, mais surtout l’évolution structurelle de l’industrie pétrolière canadienne laisse présager une augmentation significative des coûts de cette nature au cours des prochaines décennies. De plus, le ciblage du soutien financier apporté au secteur extractif, et plus généralement à toutes les industries polluantes, pose toujours question. Sur les versements effectués par la province de l’Alberta aux entreprises, près de la moitié auraient ainsi bénéficié à des entreprises viables financièrement. Le risque principal est donc celui de l’effet d’aubaine : des entreprises qui disposeraient des fonds nécessaires pour assumer elles-mêmes le coût de la dépollution lié à leur activité transféreraient ce coût, grâce aux subventions ou aux financements qu’elles recevraient, directement aux contribuables.

L’association Alberta Liabilities Disclosure Project (ALDP), qui rassemble des citoyen(ne)s appelant à une plus grande transparence sur le passif des sociétés pétrolières et sur les politiques mises en œuvre pour sortir des énergies fossiles, plaide ainsi pour un versement aux entreprises assorti de conditions plus strictes, afin de limiter ces effets d’aubaine. Il s’agit, avance-t-elle, d’aider les entreprises pétrolières en difficulté à assumer leur passif, et en aucun cas permettre un financement supplémentaire de l’industrie toute entière. De plus, en écho à la parution du rapport du DPB en janvier dernier, l’association ALDP a fait remarquer qu’il n’était question, dans le rapport, ni du Manitoba, ni de la Colombie-Britannique, qui disposent pourtant elles aussi de ressources en hydrocarbures. Enfin, et c’est sans doute l’élément le plus vertigineux, il s’agit de rappeler que les questions liées aux puits de pétrole se limitent strictement à l’extraction du pétrole conventionnel, qui ne représente que… 3% des réserves canadiennes. Les sables bitumineux, extraits dans des mines à ciel ouvert ou selon des techniques de forage particulières, demeurent pour le moment en-dehors des estimations réalisées sur le coût qu’impliquerait l’arrêt de la production d’énergies fossiles.

À moyen terme, une potentielle diminution de la production canadienne de pétrole devrait contraindre les responsables politiques à se positionner plus explicitement. Pour l’heure, le Premier ministre Justin Trudeau, issu du Parti Libéral, affiche son intention d’accélérer le développement des énergies renouvelables, mais peine à infléchir véritablement la trajectoire de l’industrie pétrolière. Les relations parfois délicates entre le pouvoir fédéral et les provinces l’incitent à agir en permanence avec le souci des équilibres internes. L’Alberta, troisième province la plus riche du pays derrière l’Ontario et le Québec, demeure très largement dépendante de son industrie pétrolière et les soubresauts de celle-ci ont des effets sur l’économie du pays tout entier. En 2014 et 2015, la chute des prix du pétrole avait ainsi conduit à une dégradation soudaine des finances publiques de la province, mais aussi du taux de croissance du PIB canadien (passé de 3% en 2014 à 1% en 2015).

« À ce stade, le calendrier de sortie du pétrole au Canada demeure très incertain. »

De son côté, l’industrie du pétrole trouve généralement ses meilleurs alliés parmi les élu(e)s du Parti Conservateur. La récente désignation de Pierre Poilièvre, défenseur revendiqué de l’industrie pétrolière, comme chef du Parti Conservateur, devrait conforter les représentants du secteur. Fustigeant au cours de sa campagne pour accéder à la tête du Parti Conservateur, un gouvernement Libéral « ouvertement hostile au secteur énergétique », Pierre Poilièvre a en outre bénéficié d’un contexte mondial fragilisé par la guerre en Ukraine pour appuyer le discours de souveraineté énergétique mis en avant par une partie de l’industrie. Les yeux tournés vers la (probable) succession de Justin Trudeau prévue en 2025, Pierre Poilièvre entend ainsi porter ce soutien du secteur pétrolier au sommet de l’État fédéral. À ce stade, le calendrier de sortie du pétrole au Canada demeure très incertain. Son coût, lui, pourrait suivre une trajectoire exponentielle au cours des prochaines années, et l’industrie semble s’évertuer à en transférer la charge aux autorités provinciales et fédérales. Industrie qui, en attendant, creuse toujours : selon les dernières estimations, les réserves hypothétiques enfouies dans le sol de l’Alberta pourraient représenter près du double des réserves prouvées.

L’équation impossible du marché carbone

© Chris LeBoutillier

Notre modèle économique menace gravement l’environnement. Tout problème ayant une solution, les marchés carbone ont aujourd’hui le vent en poupe : 21,5% des émissions carbonées du globe sont couvertes par un tel instrument. En revanche, l’inverse de cet adage est également vrai : toute solution apporte son lot de problèmes. Si les marchés carbone apportent théoriquement une garantie de performance, rares sont ceux qui ont déjà prouvé leur efficacité.

La conquête de l’hégémonie 

S’ils sont actuellement sur les lèvres de tous les commentateurs politiques, les marchés carbone n’en restent pas moins ésotériques pour le commun des mortels. Réputés être d’une complexité barbare, les systèmes de plafonnement et d’échange – cap and trade (C & T) en anglais – ont une architecture assez simple et sont d’une redoutable efficacité théorique. L’État, ou une institution missionnée pour ce faire, doit premièrement fixer une limite maximale aux émissions annuelles (plafonnement ou cap), divisée en de multiples permis. Libre à lui d’ensuite distribuer comme bon lui semble ces précieux quotas à chaque entreprise qui pourront se les échanger entre elles (échange ou trade). A la fin de l’année, les sociétés doivent restituer à l’autorité publique le nombre de quotas correspondant aux émissions dont elles sont (légalement) responsables.

« Cela a toujours été l’avantage d’un système de plafonnement et d’échange par rapport à une taxe sur le carbone : le plafond est une garantie d’un niveau spécifique de réduction des émissions. »

Knut Einar Rosendahl

Contrairement à ce que beaucoup affirment aujourd’hui, le marché carbone ne permet pas à l’État de fixer un prix sur la nature, comme c’est le cas avec une taxe carbone. Bien au contraire, le prix de la tonne de carbone est fluctuant et déterminé par la loi du marché. La merveilleuse danse – toujours théorique – de l’offre et de la demande garantit une atteinte des objectifs climatiques à moindre coût. Le prix de la tonne de carbone est standardisé et une entreprise a alors le choix, en fonction d’un calcul économique rationnel, d’acheter des quotas ou d’effectuer une transition énergétique en achetant de nouveaux équipements. Le dispositif focalise in fine les efforts de réduction sur les opportunités les moins onéreuses. Les marchés carbone C & T sont alors non seulement loués pour leur garantie d’efficacité écologique – il existe une limite maximale aux émissions qu’il n’est pas possible de dépasser – mais économiques – les objectifs sont atteints de la manière la moins onéreuse possible.

Le succès des marchés carbone n’est pas étranger à la vague néolibérale opérée dès les années 1960 aux États-Unis. Auparavant, beaucoup considéraient qu’il existait deux solutions crédibles face au changement climatique. Les politiques environnementales avaient recours à un mélange subtile de régulations étatiques et de taxes pigouviennes, plus connue sous le nom de taxe carbone. Un tel dispositif doit son nom à l’économiste britannique orthodoxe Arthur Cecil Pigou (1877-1959) qui fut l’un des premiers à avoir défendu une taxation correctrice des externalités négatives dans les années 1920. Dès les années 1960, un économiste va bousculer cette approche sans pour autant remettre en cause l’hypothétique nécessité de conférer à la nature un prix.

Dans The problem of social cost (1960), Ronald Coase propose une révolution théorique. Selon ce dernier, l’État ne doit pas décider du prix du carbone mais mettre en place des droits de propriétés privés solides pour favoriser l’émergence d’un marché. L’approche de Coase donnera lieu à une littérature abondante d’économistes néoclassiques, à l’image du Canadien John Dales, considérant que les droits de propriétés doivent être exclusifs et transférables pour permettre un échange marchand optimal. En clair : ce n’est plus à l’État de décider du prix de la nature mais bien au marché.

« L’inexistence d’un marché découle de la mauvaise allocation des droits de propriété. »

Coase, The problem of social cost (1960)

« L’introduction des marchés carbone prends ses origines dans le débat américain, au moment de la création et de la montée en puissance de l’agence environnementale américaine » explique Stefan Aykut, professeur à l’université de Hambourg et auteur de Gouverner le climat ? « Il y a alors une critique qui émerge qui taxe la méthode de régulation d’inefficace car l’État ne connaitrait pas bien le processus industriel. Il faudrait, pour les tenants d’une telle critique, introduire des instruments liés aux marchés » explique le spécialiste de la gouvernance climatique.

Aux États-Unis, l’introduction des bubble concepts par l’agence de l’environnement en 1975 permet à une entreprise de compenser les retards environnementaux de certaines unités de production en effectuant des efforts dans d’autres installations. Comme le note justement un article sur le sujet, « un bubble concept traite une installation polluante comme si elle était entourée d’une bulle en plastique avec une seule sortie pour les émissions totales [d’un groupe industriel] plutôt que de limiter les émissions à chaque sortie ». Les bubble concepts pavent alors la voie à de nombreuses initiatives. Le projet 88, porté par l’économiste américain Robert Stavins et deux sénateurs, conclut que les incitations basées sur le marché sont les plus à mêmes de produire une réponse peu onéreuse et moins intrusive au changement climatique. Présenté à la convention des Républicains en 1988, il aboutit à la mise en place du Clean Air Act de 1990 qui pose les jalons d’un marché de permis américain. Ce programme met en place un système de permis pour contrôler les émissions de sulfure de dioxyde responsables de pluies acides.

Cette révolution néolibérale ne tarde pas à produire ses effets au Royaume-Uni, où les travaux de l’économiste libéral David Pearce ont reçu une grande attention. Chris Patten, ancien ministre de l’environnement, ainsi que Margaret Thatcher, ont largement repris ses idées. Pearce aura par ailleurs une influence considérable sur les débats politiques à l’international.

Il n’y a alors rien d’étonnant à ce que certains pays emboitent le pas au pays de l’oncle Sam en mettant en place des programmes basés sur le marché, à l’image de l’Australie ou du Canada. En 2005, c’est au tour des institutions européennes de se plier à cette nouvelle hégémonie : un marché carbone est mis en place et restera longtemps le plus important du monde. Il convient de préciser que les règles des institutions européennes ne sont pas étrangères à cette décision : la mise en place d’une écotaxe commune nécessitait l’accord unanime des membres de l’Union contrairement à l’instauration d’un marché. 

Les néolibéraux au secours du marché

Les marchés carbone n’ont rencontré que très peu de fervents adversaires lors de leur mise en place. S’il pourrait sembler logique et légitime que le secteur des affaires voue aux gémonies une telle initiative, accusée de provoquer des hausses de coûts, la réalité est bien différente.

Le marché québécois a ainsi obtenu « un appui considérable » de la part du secteur privé selon le Gouvernement du Québec. Ce dernier présentait le mécanisme comme « la meilleure garantie » de réduction des émissions, tout en étant « flexible » et permettant « la croissance, l’efficacité, la modernisation et la compétitivité ».

On comprend mieux cet engouement lorsque l’on sait que le développement des marchés carbone s’accompagne souvent d’une injonction à diminuer les réglementations environnementales des entreprises.

On retrouve ce même soutien pour le SEQE-UE de l’ association patronale européenne, Business Europe. La commission européenne a ainsi souvent vanté les qualités des marchés, mécanisme « innovant », « efficient », qui privilégie un « système ouvert d’incitations » et qui favorise « l’implication de tous les secteurs de la société et un partage entier des responsabilités ». On comprends mieux cet engouement lorsque l’on sait que le développement des marchés carbone s’accompagne souvent d’une injonction à diminuer les réglementations environnementales des entreprises. Lors d’une conférence internationale il y a un an, le directeur exécutif de Shell, David Hone, a ainsi estimé que « l’idéal pour un système de plafonnement et d’échange est de ne pas avoir de politique réglementaire qui le chevauche ».

Pour autant, ce phénomène n’est pas l’apanage des marchés carbone puisqu’il concerne également les taxes pigouviennes. Exxon Mobil, BP et Shell ont ainsi souhaité, sans y parvenir, mettre en place une taxe carbone à 40 dollars la tonne pour supprimer toutes les autres lois fédérales sur le climat. Ce Zeitgeist « libéral environnemental », comme aime l’appeler Steven Berstein, s’oppose ainsi radicalement aux méthodes de command and control (normes, interdictions, etc.).

Les entreprises empochent, les consommateurs trinquent 

Si les marchés carbone permettent bien de fixer une limite maximale aux émissions, encore faut-il que cet objectif soit ambitieux… En Australie, le marché carbone a été supprimé en 2014 et n’a jamais fait ses preuves : le cap était basé sur un modèle douteux du Trésor fédéral australien. Les émissions autorisées augmentaient jusqu’en 2028 et se réduisaient petit à petit jusqu’en 2050. 

Si le bilan du Système d’échange de quotas d’émission de l’UE (SEQE-UE) est plus défendable, il est loin d’être la panacée. Certes, les émissions de gaz à effet de serre de l’UE ont diminué de 33% par rapport à 2005. Là aussi, difficile d’attribuer ces résultats positifs au marché carbone qui ne couvre que 45% des émissions de l’UE. Un récent rapport parlementaire conclut que le système n’a « à ce jour contribué qu’à la marge à l’atteinte des objectifs climatiques européens ». Pourquoi un constat si cruel ? 

Il est premièrement difficile d’imputer la diminution des émissions communautaires au seul marché carbone. D’autres paramètres sont à prendre en compte comme… les crises économiques. Ces dernières font en effet mécaniquement baisser les émissions carbonées puisque la production est alors moindre. Pour autant, cela ne nous explique pas pourquoi le prix de la tonne de CO² a rarement dépassé les 10€.

La méthode d’allocation de quotas, plutôt favorable aux entreprises, n’est pas étrangère à ce phénomène. Lors des deux premières phases du marché (2005-2012), les quotas distribués aux industriels étaient ainsi fondés principalement sur leurs émissions passées et non sur des objectifs à atteindre. Parfois même, certains groupes recevaient plus de quotas que ce dont ils avaient besoin. Dans une telle situation, le marché ne rémunère pas les bonnes pratiques mais l’absence d’action. Se voir attribuer plus de quotas que ses émissions est un problème majeur puisque le prix du carbone est mécaniquement tiré à la baisse, l’offre étant plus grande que la demande.

Plus inquiétant encore, les quotas distribués sur le marché primaire ont longtemps été attribués gratuitement aux entreprises. Le rapport parlementaire sur le SEQE-UE précédemment évoqué estime ainsi que « le cadre actuel est manifestement insuffisant pour atteindre le nouvel objectif européen de réduction de 55 % des émissions carbone d’ici 2030 par rapport à 1990 ». Les sénateurs analysent en effet que « le maintien de quotas gratuits […] constitue en particulier un obstacle évident à ce relèvement de l’ambition [climatique] du fait de cette distribution gratuite de quotas ». Un rapport au vitriol de la Cour des comptes européenne considère quant à lui qu’un meilleur ciblage des allocations gratuites « aurait apporté de multiples avantages aux fins de la décarbonation, aux finances publiques et au fonctionnement du marché unique ». Si les économistes s’accordent en effet pour considérer que l’allocation gratuite des permis est un manque à gagner pour les finances publiques, force est de constater qu’elles ont également permis à des entreprises d’engranger d’indécents bénéfices.

Beaucoup pensaient en effet que, si les entreprises recevaient des quotas gratuits, elles ne les considéreraient alors pas comme des actifs. Or, cette intuition s’est révélée complètement fausse. Comme le soulève une étude, « il est incorrect de supposer que si tous les quotas de CO² sont fournis gratuitement à l’opérateur, le prix au comptant du CO² n’influencera pas par la suite la tarification de l’électricité. En effet, le prix du CO² devient un coût d’opportunité pour le producteur, dont il doit tenir compte lorsqu’il décide de produire ». De fait, les entreprises ont majoritairement répercuté ces « coûts » imaginaires aux consommateurs et ont pu engranger des bénéfices de plus de 14 milliards d’euros entre 2005 et 2008. Lors de la deuxième phase (2013-2020), les producteurs d’électricité ont profité du marché pour augmenter les prix de l’électricité et engranger des bénéfices compris entre 23 et 71 milliards d’euros. 

Depuis 2013, la vente aux enchères est privilégiée, sauf pour les secteurs souffrent d’une large concurrence internationale. Mais la pratique est loin d’avoir pris fin : entre 2021 et 2030, ce seront 6 milliards de quotas qui seront distribués gratuitement aux secteurs qui souffrent de « fuite de carbone ». Comprendre : les industries les plus soumises à la concurrence internationale. Et la définition est assez large car on y retrouve le secteur de l’acier, de l’extraction de la houille en passant par la fabrication de vêtements en cuir. L’arrêt de la distribution gratuite de quotas ne prendra fin qu’en 2036 lorsque le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières sera complètement mis en place. 

Cette surallocation des quotas se combine avec un deuxième problème majeur des systèmes cap and trade : la possibilité de stocker les quotas sur de longues durées. Dans le système californien, le stockage illimité permet de mettre en réserve ses permis indéfiniment. Les entreprises peuvent acheter plus de quotas qu’elles n’en ont besoin au cours d’une année, les conserver et les utiliser pour couvrir leurs futures obligations environnementales. Au total, pas moins de 200 millions de permis seraient stockés, soit presque l’équivalent de l’effort d’atténuation des émissions que la Californie attend du programme de plafonnement et d’échange… jusqu’en 2030. Le vieux continent ne fait pas exception à la règle puisque 970 millions de quotas issus du problème de surallocation ont pu être stockés par les entreprises jusqu’à la phase III (2013-2020).

En réalité, les plafonds d’émissions ne sont bien souvent pas aussi inflexibles qu’ils en ont l’air. Les entreprises peuvent, dans certaines conditions, acheter des crédits carbone sur les marchés internationaux. L’action des entreprises n’est alors plus confinée à l’Union Européenne, zone pourtant déjà très large, et s’étend sur tout le globe. Cette subtilité permet aux entreprises de tirer le prix du carbone à la baisse puisque le prix du carbone n’est alors plus unifié. Pendant la phase 2 (2008-2012) du marché carbone européen, plus d’un milliard de quotas internationaux ont été achetés puis, lorsqu’ils n’étaient pas utilisés, transférés à la phase 3 (2013-2020). On retrouve le même schéma derrière le système australien qui permettait aux entreprises d’acheter jusqu’à 50% de leurs quotas sur les marchés internationaux. 

Le marché nivelle les efforts climatiques par le bas

Pour qu’un marché carbone soit pleinement efficace, il faut qu’il oriente les investissements dans la bonne direction. Or, plusieurs observations peuvent nous faire douter du contraire. 

Premièrement, il ne faut pas oublier qu’un marché carbone standardise, bien qu’il soit fluctuant, le prix de la tonne de CO² sur toute une zone. Or, les financements nécessaires pour qu’une entreprise rentabilise ses investissements environnementaux diffèrent grandement en fonction des situations. Les besoins vont de 37 $ à 220 $ la tonne en fonction des études. En réalité, il paraît assez absurde de n’avoir qu’un seul prix carbone pour toute une région et pour tous les secteurs économiques. D’autant plus que le marché oriente structurellement les investissements vers les options les moins onéreuses (que l’on pourrait résumer par le calcul argent dépensé/tonne de CO² réduite). Les entreprises sont alors incitées à réaliser les investissements les plus faciles à réaliser, ce que l’on appelle parfois les low hanging fruits, les fruits faciles à récolter. Il y a pourtant fort à douter que le seul critère d’efficacité économique puisse garantir une efficacité écologique sur le long terme. 

Un dirigeant d’entreprise entamera-t-il une transition, souvent onéreuse, s’il ne peut savoir à quel prix il sera rémunéré ?

Face à la surallocation des quotas carbone, l’UE a mis en place une réserve de stabilité (MSR) capable de retirer des quotas du marché. Une telle initiative, dont les intentions sont louables, a provoqué une hausse drastique des prix sur le marché. Si les dirigeants européens sont confiants que le prix du carbone ne va faire que croître dans les prochaines années, certaines études semblent douter de ce phénomène. Certains chercheurs pensent que cette réforme a poussé les entreprises présentes sur le marché à spéculer sur le prix du carbone. En réalité, que ces fluctuations soient provoquées par de la spéculation ou par la seule rencontre de l’offre et de la demande n’a que peu d’intérêt. Le plus inquiétant est que n’importe quelle intervention étatique censée améliorer le système – la réforme MSR n’en est qu’un exemple – agitera forcément les marchés. Comme le note justement le rapport sénatorial : « le système d’échange de quotas peut […] être particulièrement sensible aux chocs exogènes ainsi qu’aux autres régulations environnementales et économiques, le rendant difficilement pilotable par la puissance publique ».

Or, il ne faut pas oublier que l’un des objectifs principaux d’un marché carbone est de récompenser les investissements vertueux. Pourtant, un dirigeant d’entreprise entamera-t-il une transition, souvent onéreuse, s’il ne peut savoir à quel prix il sera rémunéré ? C’est là tout le paradoxe d’un tel système. Longtemps considéré par les industriels comme indolore voire bénéfique, le marché carbone n’a pas permis de bien récompenser les pratiques vertueuses. L’intervention de l’État a donc été nécessaire pour assurer son bon fonctionnement. Il y a fort à parier que le prix de la tonne de CO² n’aurait jamais augmenté d’une telle ampleur sans la mise en place du MSR en 2019. Or, c’est cette même intervention étatique qui rend le marché totalement fluctuant et peu prévisible. Et l’on revient ici au dilemme cornélien qui agite depuis des dizaines années les experts environnementaux : assurer une efficacité écologique avec une incertitude sur les prix dommageables à long terme (marché C&T) ou bien conserver un contrôle sur ces prix au risque de ne pas atteindre les objectifs fixés (taxe carbone) ? On voit très bien ici comment cette logique peut nous conduire dans l’impasse. Dès lors, les réglementations environnementales ambitieuses et contraignantes semblent constituer une solution crédible. Stefan Aykut estime ainsi que l’on assiste actuellement à « un retour des approches par la régulation, sur les questions de renouvelable, d’isolation des bâtiments… Les questions de régulation ne sont plus taboues, elles reviennent sur le devant de la scène internationale. »

L’écologie, grande absente du second tour

© William Bouchardon pour Le Vent Se Lève

La dernière chance pour limiter le désastre climatique annoncé vient-elle de nous échapper ? Alors que le dernier rapport du GIEC évoque une fenêtre de trois ans pour échapper au pire, le retour du duel Macron-Le Pen promet au contraire cinq années d’inaction et de greenwashing supplémentaires. Les promesses maintes fois trahies du président sortant et la vacuité du programme écologique de la candidate du RN sont en effet le signe d’un dédain marqué à l’égard des enjeux environnementaux. Ceux-ci sont maladroitement instrumentalisés afin de séduire l’électorat de l’Union Populaire. Décryptage.

L’urgence climatique n’est plus à établir. La succession à un rythme toujours accéléré de vagues de chaleur, de sécheresses, d’ouragans, d’incendies colossaux et d’autres phénomènes de même nature nous le rappelle désormais régulièrement. En parallèle, d’autres crises environnementales majeures se précisent : sixième extinction de masse, zoonoses, pauvreté des sols, accumulation de déchets… Malgré l’importance de ces enjeux, le temps d’antenne qui leur a été consacré durant la campagne présidentielle est ridicule : 5% selon les calculs de l’ONG L’affaire du siècle. Avec la non-qualification de Jean-Luc Mélenchon au second tour, ces thématiques ont même pratiquement disparu du débat public. Multipliant grossièrement les appels du pied à l’électorat de ce dernier, les deux finalistes ont cependant quelque peu évoqué cet enjeu. Mais le vide absolu de leurs propositions a très peu de chances de convaincre.

Macron : des promesses creuses contredites par son bilan

Spécialiste des slogans publicitaires et des coups de com, Emmanuel Macron a récemment mis en scène un énième changement de sa personnalité et de sa « vision » de la France. Lors d’un discours à Marseille réunissant péniblement une audience de 2500 personnes, le Président-candidat a ainsi déclaré « la politique que je mènerai dans les cinq ans à venir sera écologique ou ne sera pas » et formulé quelques vagues propositions pour y parvenir. Un peu plus tard, au micro de France Culture, en bon énarque récitant ses fiches, il a également évoqué combien la pensée du philosophe écologiste Bruno Latour l’avait transcendée. Une confession qui rappelle celle d’Edouard Philippe, qui se déclarait en 2018 « obsédé » par la question de l’effondrement, tout en affirmant dans la foulée qu’il fallait bien sûr continuer de « croître ». Le logiciel de pensée des macronistes étant incapable d’imaginer autre chose que la maximisation des profits privés, une telle contradiction n’est guère surprenante.

L’environnement ne fait nullement partie des préoccupations d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, trop occupés à multiplier les cadeaux aux entreprises et à chercher des ennemis intérieurs, qu’ils soient « complotistes » et « populistes » pour l’un ou « Français de papier » pour l’autre.

Cependant, après cinq ans au pouvoir, les contradictions béantes entre les discours et la réalité sont devenues flagrantes. Sous le dernier quinquennat, l’État a ainsi été condamné deux fois pour inaction climatique, la sortie du glyphosate n’a pas eu lieu, les pesticides néonicotinoïdes ont été réintroduits, l’éolien offshore accuse toujours un retard considérable par rapport à nos voisins, les centrales à charbon n’ont pas toutes été fermées… La liste des renoncements et des fausses promesses est extrêmement longue et les militants écologistes qui les dénoncent ont été particulièrement caricaturés et violentés au cours des cinq dernières années.

Deux séquences ont particulièrement mis en lumière combien l’action écologique du pouvoir macroniste s’apparente à du simple greenwashing : la démission de Nicolas Hulot et la loi climat. Si l’entrée du présentateur de télé au gouvernement était un joli coup politique, sa démission fracassante sur France Inter, dès 2018, doucha les espoirs de ceux qui espéraient encore que le Président disrupteur se préoccupe de ces enjeux. En dénonçant les lobbys et la politique inefficace des « petits pas », Nicolas Hulot avait déjà pointé du doigt combien Macron avait fait le choix de l’inaction. Après l’éruption des gilets jaunes suite à une surtaxe sur le carburant destinée à compenser la fin de l’ISF et les nombreuses « marches pour le climat », Emmanuel Macron a de nouveau tenté de verdir son action en mettant en place la convention citoyenne pour le climat. Exercice démocratique intéressant, le dispositif permit l’émergence de propositions concrètes, aux effets tangibles sur l’environnement et étant largement approuvées par l’opinion publique. Mais revenant une nouvelle fois sur ses promesses, Macron finit par s’inventer des « jokers », renoncer au référendum et tout faire réécrire par des lobbys. Au final, seules 10% des propositions, évidemment les moins ambitieuses et les moins contraignantes, furent reprises. Invités à donner leur avis sur la loi supposée reprendre leur travail, les 150 citoyens tirés au sort lui donnèrent une note de 3 sur 10…

Pour moins trahir ses promesses, le chantre du « Make Our Planet Great Again » se contente désormais de blabla sans aucun engagement concret. A Marseille, il a par exemple proposé de nommer un Premier Ministre directement chargé de la planification écologique, mais sans fixer d’objectifs clairs ni de budget. Le destin du Haut-Commissariat au Plan, visiblement ressuscité avant tout pour offrir un poste à un allié encombrant (François Bayrou), n’est quant à lui pas précisé. Enfin, sur le modèle des applaudissements aux soignants méprisés, Emmanuel Macron a proposé une fête de la nature… qui existe déjà. En matière environnementale, le vote pour Emmanuel Macron se résumera donc à interdire les touillettes en plastique pendant que le Premier ministre se rend à son bureau de vote en jet privé.

Marine Le Pen : l’autre candidate de l’inaction

La candidate d’extrême-droite semble elle aussi survoler complètement l’enjeu environnemental. Dans son livret consacré à l’écologie, on trouve une litanie de phrases creuses et d’illustrations issues de banques d’image, mais bien peu de propositions concrètes. La plupart des assertions (« ce n’est pas la croissance qui doit s’arrêter, c’est le contenu de la croissance qui doit changer » ou « l’innovation technologique, sociale et territoriale, autant et plus que technique, sera la ressource essentielle de notre politique ») sont à tout le moins peu engageantes. Comme son concurrent, elle propose de laisser les lobbys fixer eux-mêmes les règles dans de nombreux domaines, via des concertations avec les entreprises et les syndicats agricoles. Dans la vision de Marine Le Pen, le changement est également supposé venir du consommateur, qui, « par simple lecture du QR code » aura accès à « tout ce qu’il peut désirer connaître sur la société productrice, le mode de production, d’élevage, d’abattage, les circuits de distribution. » En bref, la main invisible du marché est censée répondre à la catastrophe environnementale.

Certaines mesures relèvent même du registre du ridicule tant elles ne paraissent pas sérieuses. En matière énergétique, la candidate RN souhaite par exemple instaurer un moratoire sur l’éolien et le solaire et démonter les éoliennes existantes ! Pour sortir de « l’impasse énergétique provoquée par la préférence irrationnelle pour les énergies renouvelables », elle s’en remet aux barrages hydroélectriques – une énergie renouvelable dont le potentiel de développement est déjà pratiquement au maximum – et surtout au nucléaire. La construction de nouveaux réacteurs paraît pourtant aujourd’hui difficile, comme en témoignent les déboires de l’EPR de Flamanville. Du reste, le rapport de RTE affirme que le nucléaire seul, comprenant à la fois des nouveaux réacteurs et la prolongation de réacteurs actuels, ne peut assurer la demande prévue pour 2050. Sur le volet des transports, seule une baisse de la TVA sur les carburants est proposée (de 20% actuellement à 5,5%), le développement du train ou du vélo étant totalement ignoré. La mesure vise bien sûr à séduire l’électorat de la France périphérique, mais en condamnant ces derniers à rester dépendants de leur voiture. En outre, elle bénéficiera davantage aux plus riches, qui roulent plus et polluent plus de manière générale.

Enfin, le programme écologique du RN s’articule autour de l’idée d’une relocalisation des chaînes de production et de l’opposition au libre-échange. On ne peut qu’approuver l’orientation générale. Mais le « localisme » ne fait l’objet de pratiquement aucune proposition concrète. Une préférence nationale, voire locale, et en faveur des PME plutôt que des grandes entreprises est bien évoquée, mais celle-ci irait en contradiction avec la « concurrence libre et non faussée » chérie par Bruxelles. Or, contrairement à 2017, Marine Le Pen n’entend aucunement s’opposer aux institutions européennes. Les chances de voir une telle mesure traduite en actes sont donc proches de zéro. Pas à une contradiction près, la candidate se félicite d’ailleurs que « la France figure dans les cinq pays où l’environnement est le moins dégradé » – sans citer sa source – alors même que 49% de nos émissions sont importées. Oubliant ce léger « détail », Marine Le Pen estime par contre que la France doit « apprécier chaque année sa trajectoire de réduction carbone en fonction des trajectoires des autres pays ».

Ainsi l’environnement ne fait nullement partie des préoccupations d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, trop occupés à multiplier les cadeaux aux entreprises et à chercher des ennemis intérieurs, qu’ils soient « complotistes » et « populistes » pour l’un ou « Français de papier » pour l’autre. Face à une affiche aussi déprimante, la bataille pour la reconstruction écologique du pays apparaît bien mal engagée. Toutefois, malgré les pouvoirs considérables qu’offre le poste de Président de la République, les élections législatives et la rue peuvent permettre de changer le rapport de forces. L’abandon de grands projets inutiles, comme l’aéroport de Notre-Dame des Landes, le centre commercial géant Europacity ou le Center Parcs de Roybon nous rappellent ainsi que des victoires demeurent possibles. Sur le plan environnemental comme sur celui des autres luttes, le quinquennat qui s’ouvre s’annonce donc très agité.

Pérou : Castillo face aux « maîtres de la mine »

Une entreprise minière à proximité du lac Quiulacocha, dans la ville de Cerro de Pasco © Vincent Ortiz pour LVSL

Dans la ville de Cerro de Pasco les protestations se multiplient contre l’impunité de la multinationale suisse Glencore, jugée responsable de la contamination du sang de milliers d’habitants. Dans la région Las Bambas, c’est une entreprise chinoise qui est en cause, accusée de frauder le fisc ; les locaux tentent à présent de bloquer le gigantesque corridor minier, d’où est issu plus de 2% du cuivre mondial. Dans tout le Pérou, les conflits autour des mines reprennent. Le président du pays, Pedro Castillo, a été élu sur une promesse de « nationalisation » de l’industrie minière. Celle-ci compte pour 10 % du PIB et plus de 50 % des exportations du pays. Elle est dominée par des entreprises multinationales issues de Chine et du Royaume-Uni, mais aussi, de plus en plus, de Suisse, du Canada ou d’Australie. Le gouvernement péruvien, entravé par le Congrès et la Constitution – qui protège les capitaux étrangers – semble dans l’impasse. Et tandis que les protestations sociales reprennent, les « maîtres de la mine » veillent sur leurs intérêts…

Le lac Quiulacocha s’étend sur quelques centaines de mètres autour d’une installation minière. Les reflets rougeoyants de ses eaux empoisonnées rappellent que divers métaux y sont extraits : plomb, zinc, cuivre, etc. À mesure que nous nous en approchons, le sol se teinte d’une étrange coloration mordorée. Des cadavres d’animaux, venus s’hydrater, y sont régulièrement récupérés par les locaux.

Il s’agit de la face la plus spectaculaire de la contamination ambiante à Cerro de Pasco, dont un article de la BBC se demande si elle ne serait pas « la ville la plus polluée du monde ». La pollution la plus dangereuse est pourtant invisible. Jaime Silva, conseiller municipal, rappelle que les eaux limpides des robinets contiennent des résidus anormalement élevés de quatorze métaux ; la simple exposition à l’air de Cerro de Pasco, ajoute-t-il, est susceptible de générer d’importants dommages. « Selon les statistiques officielles, le sang d’au moins 3000 habitants de cette ville [qui en compte 70000] contient un taux de plomb ou d’arsenic dangereux pour leur santé ». Après une exposition minutieuse de plusieurs chiffres, il poursuit sur un ton plus informel : « Je fais en sorte que ma fille passe le moins de temps possible dans cette ville. Je l’envoie souvent auprès de ma famille à Lima. Mais je ne peux que limiter les risques ».

Permis de polluer

Juchée à 4300 mètres de hauteur, Cerro de Pasco abrite un immense cratère minier, autour duquel des milliers d’habitations sont groupés. « Chaque jour, nous nous réveillons avec ce spectacle sous les yeux », commente un passant.

La mine à ciel ouvert de Cerro de Pasco © Vincent Ortiz pour LVSL

Au Pérou, nul ne conteste le danger encouru par les habitants. Cette dernière décennie, la ville a été placée trois fois par le Parlement sous « état d’urgence sanitaire ». En 2008, une loi approuvée à l’unanimité prévoyait la relocalisation de la ville, à l’écart de la mine. Sans suite.

« Le lien entre la pollution de la ville et les activités de l’entreprise minière n’a jamais été reconnu par les autorités », déplore Jaime Silva. Au début du XXème siècle, c’est une entreprise nord-américaine qui s’implante à Cerro de Pasco, qui devient un haut lieu d’extraction de métaux. Après une phase de nationalisation puis de privatisation, c’est finalement le péruvien Volcan qui hérite de la mine ; Glencore, le géant suisse, en est actionnaire majoritaire. Depuis, de nombreuses grèves et manifestations ont éclaté pour protester contre les dommages sanitaires causés aux habitants.

« Nous n’avons pas d’hôpital, dans la ville, capable de traiter les cas de personnes contaminées », ajoute Jaime Silva. Celles-ci doivent se rendre à Lima, voire en Argentine, pour recevoir des soins spécialisés. Récemment, le décès d’une fillette en route vers un hôpital argentin a généré de nouvelles protestations.

Le lien entre la pollution ambiante et les maux qui atteignent de manière épisodique les habitants (cancers divers, leucémie, handicaps mentaux) a été établi par de nombreuses études péruviennes et internationales. Il est pourtant impossible d’obtenir une estimation de la magnitude de ces dommages. « Il n’existe pas de registre qui ferait l’inventaire de toutes les personnes affectées », explique Jaime Silva. « Nous avons sollicité l’État pour qu’il établisse un tel registre – sans succès ».

Le rapport des habitants à la mine n’est pas dénué d’ambiguïté. Celle-ci génère en effet des milliers d’emplois directs, tandis que les investissements étrangers ont permis à la région de bénéficier d’une croissance soutenue. Les demandes de régulation environnementale et de redistribution ne se doublent que rarement d’une hostilité de principe à l’exploitation minière.

Intérêts chinois et matraques péruviennes

Le président Pedro Castillo sait qu’il marche sur des braises. Son slogan (plus un seul pauvre dans un pays si riche !) lui a valu le soutien des Péruviens marginalisés et isolés des pôles urbains. Son élection surprise a temporairement adouci la conflictualité sociale autour des mines. Mais l’impatience point déjà au sein de la frange la plus radicale de son électorat.

Dans la région minière de Las Bambas, plus au sud du Pérou, la victoire de Castillo a été vécue comme un triomphe. Connu dans tout le pays pour les conflits associés à son nom, ce haut lieu de l’extraction minière accueille depuis une décennie des capitaux chinois. Plus de 2 % du cuivre extrait chaque année dans le monde en est issu.

« Ici, plus de 90 % des habitants ont voté pour Pedro Castillo », rappelle Walter Contreras. Syndicaliste, il travaille dans le complexe minier de Las Bambas. Il a vécu les nombreux conflits qui ont émaillé l’histoire de la région. Pendant des années, les négociations entre syndicats et entreprises minières allaient bon train. Des compensations étaient accordées aux personnes déplacées par les activités de la mine, relogées dans des villages voisins.

Walter Contreras © Vincent Ortiz pour LVSL

Le rachat de l’entreprise par un groupe chinois a changé la donne. « Nous n’avions aucun interlocuteur avec qui négocier. Tout était directement géré depuis la Chine », commente-t-il. Alors que de nombreux syndicats se plaignent du mauvais état des routes qui mènent à la mine, exigeant un investissement de la part de l’entreprise, celle-ci reste sourde à leurs appels. En août dernier, dix-sept travailleurs de la mine ont trouvé la mort dans un accident d’autobus alors qu’ils se rendaient sur leur lieu de travail.

Contreras pointe du doigt la responsabilité de l’entreprise chinoise, mais aussi de l’État péruvien. Celui-ci a systématiquement réprimé les tentatives de protestation des syndicalistes. Durant plusieurs mois, ils étaient parvenus à bloquer le corridor minier. L’une des voies d’approvisionnement en cuivre les plus importantes au monde s’était alors retrouvée obstruée. Mais les grévistes avaient été brutalement délogés par la police, et six d’entre eux avaient perdu la vie.

L’élection de Pedro Castillo enthousiasme Walter Contreras. « Notre hermano Evo Morales s’est rendu au Pérou. Il a conversé avec Pedro Castillo, et nous espérons que le partage de son expérience lui sera utile ». Force est pourtant de constater que le Pérou ne prend pas le chemin de la Bolivie depuis l’élection de Pedro Castillo.

NDLR : lire sur LVSL notre entretien avec Evo Morales : « Notre crime est d’avoir construit un modèle viable sans le FMI »

Trancher le nœud gordien

Les obstacles à une « nationalisation » de la mine sont nombreux. L’un des plus importants est d’ordre constitutionnel. Depuis l’élection de Castillo, la Constitution péruvienne est devenue le point de ralliement de l’opposition.

À Lima, de nombreux sit-in sont organisés pour sa défense. Les Liméniens y interpellent les passants pour récolter des signatures. Dans un parc du centre-ville, un homme harangue la foule au micro : « Le Pérou est un pays religieux, qui croit en Dieu, qui croit au Christ, qui croit en sa force. Nous sommes en guerre, nous allons affronter ce gouvernement et nous allons le déloger ! ».

Adoptée sous le mandat d’Alberto Fujimori, la Constitution péruvienne est le garde-fou des mesures néolibérales mises en place depuis trois décennies.[1] Elle contraint notamment le gouvernement au respect des traités bilatéraux d’investissements (TBI). Le Pérou en a ratifié une vingtaine avec les principaux pays investisseurs. Ils mettent les capitaux étrangers à l’abri de régulations sociales ou environnementales que pourrait prendre le gouvernement. L’agenda de « nationalisation » de l’industrie minière, porté par Castillo, s’y heurte de plein fouet. Une violation de ces traités serait décrétée illégale par le Tribunal constitutionnel du Pérou.

NDLR : pour une analyse du rôle des traités bilatéraux d’investissements, lire sur LVSL l’article de Guillaume Long et d’Andrés Arauz : « La nouvelle victoire des multinationales en Équateur », et voir la vidéo de Gillian Maghmud.

La convocation d’une Assemblée constituante, promesse phare de la campagne de Castillo, permettrait de trancher ce nœud gordien. Elle ouvrirait la voie à une dénonciation de ces traités, appuyée sur une légitimation populaire. Un tel processus ne résoudrait bien sûr pas tous les problèmes liés aux TBI. Les entreprises lésées pourraient porter plainte auprès de tribunaux d’arbitrage. Ceux-ci sont en droit d’exiger une amende des États décrétés coupables – sans compter les signaux négatifs envoyés aux investisseurs étrangers.

Processus constituant ou pas, on voit mal comment les principales mesures portées par Castillo pourraient être mises en place sans une mobilisation populaire. Le contexte pourrait difficilement lui être plus défavorable à Castillo. Avant même l’entrave constitutionnelle, c’est le Parlement lui-même, dominé par l’opposition, qui mettrait son veto à toute mesure de transformation structurelle. Parmi les soutiens de Castillo, beaucoup gardent à l’esprit que les gouvernements progressistes de la région n’ont pu mettre en place des mesures ambitieuses qu’avec l’appui de la rue.

Sans surprises, la presse fait bloc avec la majorité des parlementaires. Les spectres qui hantent l’imaginaire péruvien sont brandis en permanence par les chaînes de télévision : hyperinflation à la vénézuélienne, marche vers la dictature, retour du Sentier lumineux.[2] Ce dernier leitmotiv est particulièrement prégnant. On ne compte plus les titres de presse suggérant une filiation entre un groupe « terroriste » apparu en période de Guerre froide et un membre du gouvernement. La nouvelle ministre des Droits des femmes, Anahí Durand, en a fait les frais. Encartée au parti Nuevo Perú, en pointe sur les thématiques environnementales et féministes, elle est issue d’une génération et d’une culture militante étrangère aux conflits qui ont ensanglanté le pays à la fin du XXème siècle. Divers titres de presse ont pourtant déterré et exposé sur la place publique une ancienne relation entre la ministre et un membre de la guérilla « Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru ».

Anahí Durand, ministre des Droits des femmes

Une guerre psychologique peu surprenante pour qui garde à l’esprit les expériences progressistes d’Amérique latine. Sur la défensive, le gouvernement peine à mobiliser sa base.

En cause, le caractère manifestement hétéroclite de sa composition. Pedro Castillo est issu du mouvement Perú libre, formation groupusculaire « marxiste-léniniste » qui n’envisageait pas l’épreuve du pouvoir.[3] Lui-même, peu formé aux enjeux économiques et géopolitiques, porteur d’un agenda aussi radical que vague, a été contraint de s’entourer de diverses formations politiques. Il s’est notamment rapproché du parti Nuevo Perú – dont sont issus deux ministres ainsi que de nombreux cadres – au grand dam des militants de Perú libre. Un état de fait qui n’aide pas à la coordination… laquelle est pourtant nécessaire si le gouvernement souhaite honorer sa promesse de convocation d’une Assemblée constituante.

Celle-ci semble désormais bien lointaine. Six mois après son élection, le gouvernement n’est parvenu à amorcer aucun changement de grande ampleur. Obstruction d’une Assemblée dominée par l’opposition, absence de stratégie unifiée et de projet mobilisateur pour la population : sans surprises, la popularité du gouvernement est en berne. Seule l’impopularité toute aussi importante de l’opposition, sa désorganisation ainsi que l’absence de feu vert de la part des États-Unis, explique qu’elle ne soit pas encore passée à l’acte.[4]

Le contexte international n’est pourtant pas défavorable à Pedro Castillo. Avec la victoire historique de Gabriel Boric au Chili, voisin du Pérou, c’est un bastion du néolibéralisme qui s’est effondré ; un autre pourrait tomber bientôt, si le candidat Gustavo Petro l’emporte en avril 2022 en Colombie. Une lucarne ouverte pour lancer l’assaut contre les « maîtres de la mine » ?

Notes :

[1] Chef d’État du Pérou dans la décennie 1990. Appuyé sur un État policier à l’autoritarisme croissant, il a imposé une thérapie de choc néolibérale au pays.

[2] Guérilla maoïste née dans les années 1980, elle a mené une lutte féroce contre les gouvernement péruviens successifs. Elle s’est rapidement disqualifiée, même auprès des secteurs marginalisés qu’elle prétendait représenter, par ses atrocités répétées. Le conflit armé qui a opposé le Sentier lumineux à l’État s’est soldé par la mort de 70000 Péruviens. L’hyperinflation constitue un autre traumatisme pour les Péruviens : le mandat d’Alan García (1985-1990), qui avait engagé un rapport de force avec le FMI et mis le secteur bancaire sous tutelle, avait provoqué une hausse des prix de plus de 2 000 000 %. De quoi disqualifier, pour longtemps, toute forme d’hétérodoxie économique…

[3] Quelques semaines avant son élection, Castillo plafonnait encore à moins de 5 % dans les sondages

[4] De manière contre-intuitive, l’administration Biden est pour le moment rétive aux tentations putschistes de l’opposition. Les facteurs explicatifs sont multiples : disqualification profonde de l’ingérence dans la région suite au coup d’État bolivien, faibles intérêts stratégiques américains au Pérou, orientation diplomatique consensuelle du gouvernement de Pedro Castillo. Celui-ci avait nommé l’intellectuel marxiste Hector Bejar comme ministre des Affaires étrangères suite à son élection, qui avait inauguré son mandat par la dissolution du « groupe de Lima », véritable camouflet pour l’establishment diplomatique pro-américain. Cela lui a valu une campagne de presse acharnée, qui l’a poussé à la démission. Son successeur, déjà ministre des Affaires étrangères sous un gouvernement antérieur, a renoué avec une diplomatie traditionnelle.

« Le principe de précaution n’a pas été assez appliqué au moment de l’accident de Lubrizol » – Entretien avec Éric Coquerel

Le député de la France Insoumise Eric Coquerel fait partie des vice-présidents de la mission d’information créée des suites de l’incendie du site de Lubrizol à Rouen. Après plusieurs mois d’auditions, il nous a expliqué son analyse de la situation, en revenant notamment sur les enjeux environnementaux et sociaux autour de l’industrie française que l’accident a permis de mettre au jour. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscrit par Jeanne du Roure.


Le Vent Se Lève – Comment êtes-vous devenu membre de la mission d’information créée après l’accident de Lubrizol ?

Eric Coquerel – Je suis rapporteur pour la commission finance de la mission qui recouvre la moitié du du budget du Ministère de l’Écologie (dont la prévention des risques). Je connaissais donc assez bien le sujet. De plus, il se trouve que j’ai été à une manifestation au moment de Lubrizol à Rouen. Je me suis intéressé au sujet, à la fois pour des raisons de fond – sur ce que ça révélait – mais aussi parce que c’est en résonance avec la mission qui est mienne à l’Assemblée nationale. Ça avait été plus facile de poser des questions, de savoir qui il fallait interroger, parce qu’il s’agissait en général de gens que j’avais déjà interrogés dans le cadre de cette mission.

LVSL – Pouvez-vous revenir sur ce qui s’est passé pendant les travaux ? Les conclusions qui ont éventuellement été rendues et si elles auront des suites effectives sur la gestion des sites sensibles ?

E.C – Les auditions sont terminées, le rendu des travaux a eu lieu. Il faut savoir que, en réalité parlementaire, il y a deux missions. D’une part, il y a une commission d’enquête au Sénat qui a statutairement une fonction plus importante. Par exemple, les gens qui témoignent pendant une commission d’enquête sont tenus de dire la vérité sous peine de poursuites judiciaires. On se rappelle de la dernière commission d’enquête qui avait eu lieu au Sénat sur l’affaire Benalla. Des gens de l’Elysée avaient témoigné et s’étaient retrouvés devant les tribunaux parce qu’on a estimé qu’ils avaient menti. Donc le Sénat a cette chance.

À l’Assemblée, on n’a pas réussi à obtenir une commission d’enquête parce que la majorité En Marche l’a refusée, contrairement au Sénat. On s’est contenté d’une mission d’information. Sa nature ne change pas beaucoup si ce n’est ce petit détail : si on ment durant une commission d’information, ça n’a pas de conséquences juridiques.

Nous avons au demeurant auditionné beaucoup d’acteurs. Cela n’a pas permis de distinguer les origines directes du problème, c’est plutôt la justice qui parviendra à trouver d’où ça vient. Lubrizol vient d’ailleurs d’être mis en examen. Par contre nous avons pu repérer les dysfonctionnements, manque de moyens et de réglementation qui, pendant des années, ont précédé l’accident. Ces derniers ont, si ce n’est occasionné l’incendie, aggravé ses conséquences et surtout mis en lumière le dysfonctionnement évident de gestion du risque une fois l’incendie déclaré.

« Il était compliqué au moment où la décision a été prise de ne pas confiner la population, le matin après l’incendie, de savoir quelle était la nature même de la pollution. »

LVSL – Concernant la terminologie, quels sont les termes que vous employez pour décrire Lubrizol ? Incident, accident, crise ?

E.C – C’est au moins un accident. Ça n’a pas le caractère de catastrophe comme à l’AZF de Toulouse, parce qu’il y a eu des morts. Sur le long terme, les avis divergent sur les effets de la pollution due à Lubrizol, mais on est plus dans une nature d’accident que de catastrophe. Cela aurait néanmoins pu être catastrophique.

Je parlais tout à l’heure de dysfonctionnements dans l’alerte. Il était compliqué au moment où la décision a été prise de ne pas confiner la population, le matin après l’incendie, de savoir quelle était la nature même de la pollution.

Ce qu’on savait le lendemain, c’est que respirer les effets de cette pollution n’entraînait pas de mort immédiate, mais on ne savait absolument rien des conséquences à moyen et long termes. Pourtant, le préfet a décidé de ne pas procéder à un confinement parce qu’il craignait que les effets de panique soient supérieurs aux conséquences. C’est prendre une lourde responsabilité et c’est toujours imaginer qu’une population prend forcément les mauvaises décisions, que la passion l’emporte sur la raison, que les gens vont partir sur les routes…

Il s’agit d’une vision un peu étrange de la population qui est au contraire bien informée, y compris au niveau de la prévention des risques, ce qui est profitable. Pour les conducteurs de bus par exemple, qui ont continué à rouler dans toute la pollution des jours qui ont suivi, rien ne dit dans l’avenir qu’ils n’en subissent pas les conséquences. Rien que là, le dysfonctionnement est évident.

LVSL – Quel regard portez-vous sur la manière dont la crise a été traitée par les différents acteurs, d’un côté l’Etat, de l’autre les médias ?

© Vincent Plagniol

E.C – Je trouve que la crise a été traitée par l’Etat de manière insatisfaisante. Tous les gens qu’on a auditionnés, y compris les maires, trouvaient qu’il n’y avait pas assez d’informations, ou qu’elles étaient étonnantes lorsqu’elles existaient. Quand par exemple, le préfet explique quasiment le matin même qu’il n’y a pas de risques de toxicité majeurs, alors même que la ministre Agnès Buzyn parle quelques jours plus tard de la suie et de ses conséquences toxiques. La contradiction n’est pas faite pour rassurer les gens.

« Le principe de précaution n’a pas été assez appliqué au moment de l’accident de Lubrizol. »

Quand le préfet de Seine-Maritime a des propos pour le moins rassurants, alors que le préfet de l’Oise, sur lequel le nuage a circulé, prend des mesures plus drastiques et inquiétantes, tout cela ne fait pas très sérieux. Il y a beaucoup à redire dans la gestion. Cela montre quelle vision ont l’Etat et ses représentants des réactions possibles de la population.

Je pense que les gens ont assez de connaissances pour être informés de manière objective, y compris en termes de précaution. Le principe de précaution n’a pas été assez appliqué au moment de l’accident de Lubrizol.

LVSL – Rouen n’est pas la seule ville qui possède un certain nombre de sites classés Seveso. Le problème est que d’une part, ce sont des sites pourvoyeurs de beaucoup d’emplois – c’est le cas à Rouen – mais de l’autre, on sait qu’il y a danger en cas d’accident. À l’heure d’une prise de conscience concernant l’écologie, comment peut-on concilier la pérennité de ces emplois, avec la nécessité de tendre vers une industrie plus respectueuse de l’environnement ?

E.C – Je crois qu’il faut de l’industrie en France et qu’il y a inévitablement une partie de l’industrie qui est à risque. Je ne trouve pas souhaitable l’idée d’éloigner cette production liée à une industrie à risque toujours plus loin, quitte à exporter ailleurs nos propres risques. Il faut faire avec des règles absolument drastiques.

« Il n’y a jamais assez de règles, de lois. »

Quelles sont ces règles drastiques ? C’est déjà estimer que rien n’est supérieur à la question de la prévision et de la gestion des risques. Par exemple, les profits : c’est toujours le problème de ce genre d’industrie.

Est-ce qu’il est raisonnable que des industries classées Seveso soient en réalité gérées par des entreprises dont la question de la rentabilité des actionnaires prime très certainement sur tout le reste ? Je pense par exemple à l’entreprise américaine qui gérait Lubrizol. À partir de cela, il ne faut qu’à aucun moment les règles ne soient assouplies. Il n’y a jamais assez de règles, de lois.

Ensuite, il y a la question de proximité avec les centres urbains. Cela touche aussi la question d’aménagement du territoire. Si on observe bien, on s’aperçoit qu’il y a une trentaine d’années, ces sites n’étaient pas en plein centre urbain de Rouen. C’est parce qu’il y a étalement des centres urbains, de plus en plus, et que progressivement, ces lieux-là sont ré-englobés dans des centres urbains.

Dans ma mission parlementaire, il y a un des opérateurs, le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement), qui est un organisme travaillant beaucoup sur la question de l’aménagement du territoire et qui fournit beaucoup de données.

Le Cerema dispose, par exemple, d’un bureau travaillant sur l’aménagement urbain autour des sites à risque. Par le plus grand des hasards, ce bureau se trouve à Rouen. Au niveau national, son personnel est passé de sept à un par l’effet des réductions drastiques d’effectif décidées par l’Etat. Disons-le tout net, la survivance de sites à risque n’est pas compatible avec les restrictions budgétaires qu’on connaît au niveau de la prévision des risques, de la gestion de ce type d’aménagement urbain.

Il est très certainement nécessaire dans une période de transition écologique d’avoir des sites à risque, on ne peut pas par contre désarmer ceux qui sont appelés à les aménager, les contrôler, les surveiller, à intervenir… Or c’est exactement ce qui se passe depuis des années. Lubrizol l’a révélé de manière éclairante.

LVSL Est-ce que vous pensez que tout a été mis en oeuvre par le passé, notamment après AZF à Toulouse, pour éviter que ce genre de catastrophe se produise ? Quels sont les moyens qui manquent aujourd’hui ?

E.C – Il faut savoir qu’en 15 ans, la prévision des risques dans le pays, les inspections des sites ont été diminuées par deux. En parallèle, le nombre de sites n’a cessé d’augmenter, il y a un vieillissement de l’appareil industriel en France. L’accroissement du dérèglement climatique a également des répercussions sur ce type de sites qui peuvent être sujets à des inondations plus fréquentes ou à de plus gros événements climatiques.

© Vincent PlagniolOr le contexte nécessite toujours plus de prévention des risques. On estime qu’en réalité, cette nécessité va même augmenter de 50% d’ici 2022. Cependant, il y a diminution par deux du nombre d’inspections, ainsi qu’une suppression des postes d’inspection depuis des années, qui continue au niveau du Ministère de l’Écologie. Un inspecteur aujourd’hui contrôle 420 sites en moyenne. Selon la Direction générale de la prévention des risques, que j’ai pour ma part auditionné, pour être capable de faire le minimum, il faudrait recruter 200 inspecteurs.

Tout n’est pas fait aujourd’hui dans le pays malgré des progrès. Après AZF, avaient été créés des plans de prévention des risques (PPRT) concernant les sites et leur environnement. Mais on ne peut pas faire ça avec moins de gens. Cela a comme conséquences de prioriser les sites Seveso, d’essayer d’avoir au moins une visite par an. Mais les autres sites vont voir leur nombre de visites dégradé, y compris les sites de dernier niveau qui n’en auront plus du tout.

Dans l’affaire Lubrizol, ça a une importance accrue. Très vraisemblablement, un des risques est survenu d’une des entreprises autour de Lubrizol, notamment Normandie Logistique. Plusieurs rapports l’ont montré : dans ces sites-là, la question du nombre d’inspections, du problème de formation des salariés est en dessous de tout. Donc on a extraordinairement dégradé la prévision des risques de manière globale dans ce pays, pour des raisons budgétaires.

Il faut savoir que les syndicats du Ministère de l’Écologie pensent qu’il y a un risque de disparition du Ministère tellement les suppressions de postes ne cessent d’augmenter. Le ministère de l’Écologie est toujours le parent pauvre dans les arbitrages finaux et c’est toujours celui à qui on reprend des budgets. On voit bien les conséquences que cela peut avoir sur la prévention des risques par exemple.

Mais cela est également vrai des opérateurs. Si on regarde par exemple Ineris, qui est l’opérateur qui intervient sur toute la question d’étude des risques – pas seulement industriels mais aussi naturels qui vont amplifier – on s’aperçoit chaque année que c’est 3% d’équivalents temps pleins qui disparaissent.

Cela n’est pas lié au fait qu’il y aurait moins de besoins mais tient à des raisons de diminution du nombre d’emplois dans la fonction publique et chez les opérateurs. Or, Ineris sont les premiers qui sont intervenus sur l’affaire Lubrizol. C’est en effet ceux à qui il a été demandé de diagnostiquer tout de suite le degré de dangerosité des produits polluants. Et pourtant, Ineris, qui est un outil extraordinaire, voit ses budgets diminuer chaque année.

« À force de désarmer et d’affaiblir la prévention des risques, les équipes d’intervention et l’État, il y a un moment où la gestion des risques devient vraiment dangereuse alors qu’il serait possible de la résoudre autrement. »

Un autre exemple : lorsqu’il y a eu la pollution de Lubrizol, le plan dit Polmar, c’est-à-dire pollution maritime, a été actionné. Il y a peu de temps, la décision a été prise de réduire encore les effectifs et les matériaux liés à ce plan et de faire en sorte que le bateau chargé de dépolluer du Havre soit supprimé pour ne plus garder que celui de Brest. Bien heureusement, ils n’ont pas eu le temps de le faire et ils ont pu acheminer le bateau du Havre par la Seine qui est arrivé à temps pour essayer de limiter autant que possible la pollution maritime.

À force de désarmer et d’affaiblir la prévention des risques, les équipes d’intervention et l’État, il y a un moment où la gestion des risques devient vraiment dangereuse alors qu’il serait possible de la résoudre autrement.

Pluie d’hydrocarbures sur la ville aux cent clochers

© Thibaut Drouet
© Thibaut Drouet

Jeudi 26 septembre, vers 7 heures du matin, les habitants de Rouen se sont réveillés au son du signal d’alerte Seveso. Dans les villes à risque, cette sirène plane comme une ombre au-dessus de la population : dans les écoles primaires et les collèges, des exercices sont effectués en cas d’accident. Mais quand l’alarme retentit, rien n’est fait et le manque d’information prend le pas sur le choc de l’explosion.


L’usine Lubrizol n’en était pas à son coup d’essai à Rouen. Elle avait déjà fait parler d’elle en janvier 2013 avec la fuite d’un gaz malodorant dont l’odeur avait été sentie jusqu’à Paris et en Angleterre. Le site de Rouen est le premier qui a été ouvert par cette société de l’industrie chimique en 1954. Le site produit des additifs de lubrifiants de moteurs industriels et de véhicules. Au début de l’année 2019, l’entreprise a déposé une demande d’autorisation d’extension des capacités de stockage de substances dangereuses sur la partie de l’usine située à Rouen. L’absence de connaissances scientifiques particulières n’exonère pas que le fait de vivre à proximité d’usines constitue en soi un élément d’anxiété. Quand l’accident arrive, l’absence de réponses et la communication hasardeuse ne peut qu’amplifier les doutes et les craintes.

Un jeudi dans les médias qui laisse songeur

Si la mort de l’ancien président Jacques Chirac a éclipsé ce qui se passait à Rouen, la communication tant du Gouvernement que de la Préfecture a laissé celles et ceux qui vivaient les événements de même que les spectateurs et internautes songeurs. Nombre d’internautes ont néanmoins remercié le travail de France Bleu et plus largement de la presse locale qui tenait la population au courant de l’évolution de la situation.

Dès le jeudi soir, la hiérarchie de l’information a laissé place à des critiques. Un article paru dans le Paris-Normandie rapporte par exemple des propos de journalistes : « À moins que Chirac ne soit mort à Rouen, mon direct est fichu », établit une journaliste de France Bleu, pour France Info. « Bon, on parle un peu de l’incendie mais il faut vraiment qu’on le fasse réagir sur Chirac. Mon rédacteur en chef va me disputer si je n’ai pas ce son. Il ne prendra que ça en plus ». L’article du Paris-Normandie à cela d’intéressant qu’il montre l’écart entre le drame qui s’est produit dans la préfecture de Seine-Maritime, les attentes concernant le suivi et les impératifs de la presse. Ces derniers induisent des choix dans le traitement de l’information, qui s’ils ne sont pas des faits inédits ont pu renforcer le sentiment de dénuement de la population de Rouen.

Dans la presse et sur les réseaux sociaux, ces choix éditoriaux ont rapidement été critiqués. Cependant, les images spectaculaires ont été préférées à l’analyse. Ainsi, les spectateurs ont pu assister à des directs au cours desquels les intervenants expliquaient que la situation était maîtrisée avec l’immense nuage noir en arrière-plan. Les discours tenus sont également étonnants.

Face à l’incendie et au nuage qui s’est étendu sur plusieurs kilomètres, une dizaine de communes ont été confinées : la rive droite de Rouen, Bois-Guillaume, Mont-Saint-Aignan, Isneauville, Quincampoix, Saint-Georges-sur-Fontaine, Saint-André-du-Cailly, La Rue Saint Pierre, Cailly, Saint-Germain Sous Cailly, Canteleu, Bihorel et Bosc-Guérard-Saint-Adrien.

Outre le traitement médiatique, les éléments communiqués par la préfecture et le gouvernement et Christophe Castaner en premier plan semblaient en inadéquation avec ce qu’éprouvait les Rouennais. Les consignes données étaient notamment de demeurer à l’abri des fumées. Indépendamment du nuage, qu’en est-il des particules ? Face au manque d’information, les personnes à proximité de l’usine ont-elles eu des conduites à risque ? Si à Bonsecours ou au Petit-Quevilly, il ne fallait pas se confiner, la sûreté des personnes était-elle pour autant garantie ? Être en dehors du nuage ne signifie pas pour autant ne pas respirer.

De nombreuses images ont montré des traces noires sur du mobilier urbain ou des vitres. Dimanche, des retombées du même type étaient constatées à Lille. Ces retombées sont également tombées dans la Seine. Dès lors, ce sont les eaux et les sols qui se trouvent salis par cette pollution chimique. Quels choix seront faits concernant la pêche et l’agriculture ? Si dès jeudi il était expliqué qu’il ne fallait pas consommer les fruits à moins de les nettoyer en profondeur, quand sera-t’il possible de consommer des produits locaux propres ou du moins ne plus avoir peur qu’ils soient impropres à la consommation ?

Jeudi, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner jouait la carte de l’apaisement. S’il évoquait une certaine toxicité, il se voulait surtout rassurant. Cette communication d’urgence a surtout infantilisé la population locale en l’adjoignant à conserver son calme sans pour autant entendre certaines questions plus que légitimes. Le lendemain, la ministre de la Santé Agnès Buzyn déclarait quant à elle que « la ville de Rouen est clairement polluée par les suies. Nous demandons aux gens de les nettoyer en prenant des précautions, notamment en mettant des gants. Ça n’est jamais bon pour la population de toucher ce genre de produits ». Mais quels sont ces produits ? Quelle est leur composition ? Au ministère de la Transition écologique, personne n’a communiqué à ce sujet.

© Paris-Normandie
© Paris-Normandie

Lubrizol a se son côté peu communiqué, si ce n’est en établissant un suivi de l’état de l’incendie par voie de communiqué. L’entreprise dirige d’ailleurs rapidement vers la préfecture : « Les résidents de la région touchée peuvent obtenir davantage d’informations auprès de la préfecture de Seine-Maritime ici pour tout ce qui concerne les mises à jour et réponses aux questions fréquemment posées. Nous adressons nos remerciements à toutes les personnes impliquées dans la réponse à l’incendie ». Ne serait-ce pas d’abord à eux de communiquer des réponses concernant l’état de l’usine, le départ du feu et surtout les implications ou non sur la santé des produits partie en fumée ? L’odeur nauséabonde perdure dans Rouen et des habitants se plaignent de maux de tête persistants.

Une catastrophe industrielle qui ne dit pas son nom

France Bleu a révélé grâce à des sources internes chez Lubrizol que le toit qui a brûlé contenait de l’amiante. Cela vient s’ajouter au fait que l’usine était classée Seveso seuil haut. Des prélèvements ont été faits mais sans une analyse et des explications, ils demeurent extrêmement obscurs.

Des analyses complémentaires sont toujours attendues. Les internautes et certains journalistes se sont laissés aller à quelques saillies et sarcasmes concernant les doutes qui perdurent comme par exemple le titre de 20 minutes qui a fait mouche sur Twitter.

© 20 Minutes
© 20 Minutes

A l’Assemblée nationale, Christophe Bouillon, député socialiste de la cinquième circonscription de Seine-Maritime a demandé vendredi l’ouverture d’une commission d’enquête. Delphine Batho va quant à elle proposer une commission d’enquête « sur l’action des pouvoirs publics relative à la prévention et la gestion de l’incendie (…) ainsi qu’à ses conséquences sanitaires et environnementales ». Du côté de la France insoumise, Eric Coquerel a demandé une enquête parlementaire ainsi qu’une enquête administrative. Les élus font des parallèles avec AZF, catastrophe industrielle qui a eu lieu le 21 septembre 2001. Ayant causé la mort de 31 personnes, cette catastrophe était notamment le fait de défaillances concernant notamment les conditions de stockage. Certains élus ont également rappelé que Lubrizol fait partie d’un holding qui appartient à Warren Buffett, troisième fortune mondiale en 2018 selon Forbes. Mardi 1er octobre, un certain nombre de Questions au gouvernement (QAG) revenaient également sur les événements : citons par exemple les interventions de Christophe Bouillon, François Ruffin, Hubert Wulfranc ou encore Damien Adam.

Ces éléments contribuent à renforcer un sentiment d’isolement et pose des questions plus profondes. Pourquoi des entreprises dont les incidents peuvent être lourds de conséquences pour la population et également l’environnement se situent si près de centres urbains ? Ainsi, indépendamment de la communication de crise, seule la préfecture continue à transmettre des informations. Mais un certain nombre de questions et d’inquiétudes n’auront pas disparu tant que davantage d’explications n’auront pas été apportées de la part de Lubrizol. Ce dramatique incident doit également amener à penser la place que certaines industries et usines occupent dans l’espace de même que l’intérêt à manier certains produits.

 

« La production de plastique va augmenter de 40 % dans les 10 ans qui viennent » – Entretien avec Jacques Exbalin

Jacques Exbalin est l’auteur du livre La guerre au plastique est enfin déclarée ! , une enquête riche en informations sur l’évolution de la production, les dangers, la géopolitique du plastique et les déboires des filières de recyclage. Il consacre également une partie de son livre aux solutions permettant de s’en passer. Dans cet entretien à la fois dense en données et synthétique, nous faisons le point sur les principaux enjeux liés au plastique, en France et dans le monde, ainsi que sur les fausses solutions souvent mises en avant.


LVSL : Dans votre ouvrage, vous dites que la production de déchets plastiques va grandement augmenter dans le futur. Pourquoi ? Comment se répartit géographiquement cette augmentation ? Concerne-t-elle uniquement les pays émergents, ou bien aussi les pays développés ?

Jacques Exbalin : Comme on peut le constater, la production de plastique est en perpétuelle augmentation depuis les années 60. Cela va continuer à cause de la consommation croissante des pays émergents, où la collecte et le recyclage demeurent très faibles. Selon PlasticsEurope, elle est en croissance continue (+3,9 % en 2017, +4 % en 2016, +3,5 % en 2015). Si l’on tient compte uniquement des plastiques les plus courants, à savoir le PET, le polypropylène, le polyéthylène et le PVC, la demande mondiale a augmenté au rythme de 4,7 % par an sur la période 1990-2017. En France aussi, la production de plastique a augmenté de 7,8 % entre 2016 et 2017. Cocorico, de quoi nous plaignons-nous !

Selon un rapport de l’ONU, la production pourrait atteindre 620 millions de tonnes d’ici à 2030. Les tortues se frottent les… nageoires, les baleines éructent de joie, les oiseaux de mer gazouillent de plaisir…  Il faut ajouter aussi qu’il existe une forte demande dans les pays émergents pour l’emballage et le conditionnement, et que la production de nouveaux polymères correspond à des applications récentes dans le secteur automobile et médical. Dans certains cas, on ne peut que s’en réjouir.

Selon le quotidien britannique The Guardian, les groupes qui gèrent les combustibles fossiles, notamment Exxon et Shell, ont investi depuis 2010 186 milliards de dollars dans 318 nouveaux projets qui pourraient contribuer à une augmentation de la production de plastiques de 40 % dans les 10 ans qui viennent. Près de la moitié d’entre eux sont en construction ou terminés, et le reste est prévu. Et la cerise sur le gâteau est dévoilée dans un article du Monde du 10 octobre 2018 intitulé « Pour l’Arabie saoudite, le plastique c’est fantastique ». On y apprend que pour répondre à la demande du marché asiatique en pleine croissance, la compagnie nationale d’hydrocarbures Saudi Aramco et Total (cocorico) va se lancer dans la construction d’un nouveau site pétrochimique nommé Amiral, terminé en 2024 (investissement de 9 milliards d’euros), pour multiplier la production de plastiques.

Par ailleurs, les experts de l’AIE (Agence internationale de l’énergie) dans un communiqué du 5 octobre précisent les données. La croissance de la demande de plastique dans le monde est fulgurante, elle a dépassé ces dernières années celle d’acier, de ciment et d’aluminium et cette hausse devrait se poursuivre. La pétrochimie (pour faire des plastiques) représente déjà 14 % de la production mondiale de pétrole et 8 % de celle de gaz, et devrait absorber plus d’un tiers de la croissance de la demande pétrolière d’ici à 2030, et presque la moitié d’ici à 2050.

le volume des déchets à l’échelle mondiale va augmenter de 70 % d’ici 2050

La Banque mondiale dans un rapport publié le 20 septembre 2018 écrit que si aucune mesure n’est prise urgemment, le volume des déchets à l’échelle mondiale va augmenter de 70 % d’ici 2050 pour représenter 3,4 milliards de tonnes, contre 2,01 milliards en 2016. La Banque mondiale s’inquiète plus particulièrement de la mauvaise gestion du plastique, particulièrement problématique puisque cette matière peut avoir un impact sur les écosystèmes pendant des centaines, voire des milliers d’années .

Pollution plastique à Manille, photo © Jacques Exbalin

LVSL : Sur tout le plastique produit, combien deviennent des déchets ? Pourquoi autant et où finissent-ils ?

8 millions de tonnes de plastiques sont déversées chaque année soit 250 kg par seconde !

J. E. : On connait les chiffres depuis l’étude des Universités de Géorgie et de Californie parue dans la revue américaine Science Advances le 19 juillet 2017. Entre 1950 et 2015, 8,3 milliards de tonnes de plastiques ont été produites dans le monde et sur ce total, 6,3 milliards sont devenues des déchets très peu biodégradables. Sur ces 6,3 milliards de tonnes, seulement 9% ont été recyclées (dont seulement 10% plus d’une fois), 12% incinérées et 79% se sont accumulées dans la nature, dans les décharges sur terre et dans les océans, où plus de 8 millions de tonnes de plastiques sont déversées chaque année, soit 250 kg par seconde !

LVSL : Vous évoquez aussi le danger des microparticules de plastique, de quoi s’agit-il exactement ? En quoi sont-elles un danger ?

J. E. : Les microparticules sont des morceaux de moins de 5mm de diamètre. Elles représentent entre 15 et 31% des quelques 8 millions de tonnes déversées chaque année dans les océans. D’où viennent-elles ? Elles proviennent de plusieurs sources : tout d’abord de la fragmentation des macro-déchets de plastique (sacs, bouteilles, emballages divers)  sous l’effet du vent, des vagues, du sable et des UV du soleil, mais aussi du  frottement des pneus sur les routes, du lavage des vêtements synthétiques, des microbilles  ajoutées dans de nombreux cosmétiques, des peintures des navires, des marquages au sol des routes, des rejets industriels lors de la fabrication de plastique et des poussières des villes.

Mer des Caraïbes, photo © Jacques Exbalin

LVSL : Vous dites aussi que seule une petite partie du plastique est recyclée dans notre pays. Pourquoi est-ce si compliqué ? Les industriels nous mentent-ils donc ? Quelles solutions s’offrent à nous pour mieux recycler, sur la voie de l’économie circulaire ?

J. E. : La France est 25e sur 28 pays en Europe pour le recyclage du plastique avec un taux de 22,2% en 2016 en comptant les exportations en Chine. Comme les exportations en Chine sont maintenant interdites, ce taux doit être encore plus faible et de nombreux pays comme les États-Unis ou l’Australie ne savent plus quoi faire de leurs déchets.

La France est 25e sur 28 pays en Europe pour le recyclage du plastique

Les industriels ne veulent plus que les déchets aillent en décharges. Ils encouragent la récupération de tous les plastiques pour développer l’incinération (6 nouveaux incinérateurs en construction) et la production de CSR (combustibles solides de récupération) pour chauffer les cimenteries et les chaufferies industrielles plutôt que pour développer le recyclage. La majorité des plastiques ne se recyclent pas. A part les bouteilles et les flacons, seulement 3% des plastiques sont recyclés. D’une part ce n’est pas rentable pour les industriels, et d’autre part à cause de la multitude de variétés et des mélanges c’est souvent très difficile, voire même impossible, de les recycler.

Est-ce souhaitable ? On peut se poser la question, car les plastiques contrairement au verre, à l’aluminium ou à l’acier ne se recyclent pas à l’infini et le plus souvent une seule fois. Il faut donc surtout éviter de l’employer et utiliser d’autres matériaux recyclables. Car quand votre bouteille en plastique a été transformée en pull, en arrosoir, en différents objets, ces derniers ne seront pas recyclables et termineront dans les décharges, les incinérateurs ou dans la nature. Il faut adopter d’autres initiatives comme la consigne des bouteilles en verre et en plastique comme cela fonctionne en Norvège, et surtout produire de moins en moins de plastiques, que les industriels développent sérieusement l’éco-conception afin que leurs produits soient recyclables et réutilisables, et surtout que les consommateurs utilisent de moins en moins de plastiques dans leur vie quotidienne et les réservent pour des usages indispensables comme dans le domaine médical par exemple.

On peut ne plus utiliser des plastiques à usage unique (pailles, cotons-tiges, touilleurs, vaisselle et couverts, ballons de baudruches, sacs en plastique,..), acheter en vrac dans des sacs en tissu ou en papier et penser aux 1 million d’oiseaux et 100 000 mammifères marins et terrestres tués chaque année par les déchets plastiques avant d’utiliser un objet en plastique.

Wings of the Ocean est un projet de dépollution, de pédagogie et de recherche sur le plastique, à bord du navire le Kraken. Chacun peut joindre cette aventure participative.

LVSL : On évoque beaucoup de solutions techniques pour lutter notamment contre le plastique en mer, comme des filtres ou en encore des installations qui seraient capables de retransformer le plastique en hydrocarbure grâce à des bactéries. Or on découvre que le plastique coule en partie dans les abysses ou se transforme en microparticules qui envahissent la chaîne alimentaire. Que pouvons-nous donc faire, sur le plan technique, pour nettoyer nos océans ?

J. E. : Il sera très difficile de nettoyer les océans pour deux raisons principales. Seulement 1% des déchets flotte, ce qui signifie que l’écrasante partie des déchets se trouvent dans le fond, quelquefois à plusieurs milliers de km de profondeur, ou échoués sur les côtes. Les déchets plastiques se transforment en microparticules de plastique de moins de 5 mm puis en nanoparticules invisibles à l’œil nu.

Les micro et nanoparticules ont envahi toute la planète dans les moindres recoins, des sommets Les plus hauts aux fosses océaniques les plus profondes.

Les micro et nanoparticules ont envahi toute la planète dans les moindres recoins, des sommets les plus hauts aux fosses océaniques les plus profondes. On en mange quotidiennement dans nos aliments, on en boit dans l’eau du robinet ou l’eau en bouteille, il pleut des micro-plastiques et on en rejette dans nos excréments. On ne connait pas exactement les conséquences sur notre santé, mais les études sur différentes espèces animales se révèlent très négatives. Il sera bien sûr impossible de nettoyer les océans, peut-être d’enlever une partie des gros déchets qui flottent. Quant aux bactéries, chenilles, vers , etc. qui décomposent les plastiques, la décomposition est beaucoup trop lente pour attendre un espoir de ce côté-là.

Alors que faire ? Utiliser le moins de plastiques possible, participer à toutes les opérations de nettoyage sur terre et sur mer, adopter une attitude zéro déchet et surtout zéro plastiques, acheter en vrac sans emballage, réutiliser les objets… Ne pas tout attendre des nouvelles technologies souvent décevantes. Le consommateur a les clés de la consommation uniquement. Les plastiques disparaîtront en partie si les consommateurs les utilisent de moins en moins. C’est à nous de changer de façon de vivre, de consommer, de manger, de se déplacer. Certains changements peuvent se faire très rapidement. Nous avons les solutions, il faut les utiliser avant qu’il ne soit vraiment trop tard !