Zemmour : outsider ou homme du système ?

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

La candidature d’Éric Zemmour est présentée comme l’aboutissement d’une mobilisation de la société française, passant par la vente d’ouvrages grand public, l’apparition de groupes militants locaux, la mise en avant de sondages favorables et l’omniprésence de l’éditorialiste sur la place publique. Elle bénéficie pourtant de l’appui discret, mais déterminant, d’une partie des élites traditionnelles – patrons de presse, banquiers et hommes d’affaire, parmi lesquels par exemple dernièrement l’ex-DRH de l’Oréal. En réactivant le mythe plébiscitaire d’un homme donnant de sa personne pour le salut de la patrie, Éric Zemmour prétend s’inscrire dans la veine gaulliste ou bonapartiste. Voilà pourtant une candidature rappelant cruellement que l’Histoire tend à se répéter, « la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce ».

Faire un article sur les prétentions présidentielles d’Éric Zemmour, pour dire qu’il y a un emballement médiatique autour d’Éric Zemmour ? Ce dilemme apparent semble devenir depuis quelques mois un gimmick de la vie politique et journalistique française. Il est vrai que l’éditorialiste d’extrême droite se prétendant régulièrement censuré bénéficie d’une couverture médiatique massive. Le rouleau compresseur des plateaux télé, des unes de presse et des éditoriaux, qu’ils lui soient favorables ou défavorables, s’est mis en branle bien avant l’annonce de sa candidature officielle.

Le monde médiatique, qui avait propulsé Emmanuel Macron sur le devant de la scène en 2017, offre aujourd’hui un boulevard à une personnalité au parcours et aux idées bien différentes. Avec complaisance parfois, avec des postures offusquées souvent, les acteurs du paysage audiovisuel, de la presse et de la radio martèlent l’idée selon laquelle Éric Zemmour serait le porte-parole d’une population obsédée par les thématiques identitaires. Pourtant, l’immigration ne constitue pas la principale préoccupation des électeurs. De nouvelles enquêtes d’opinion (notamment l’enquête « Fractures françaises » d’Ipsos Sopra-Steria pour Le Monde) viennent rappeler qu’elle se situe derrière la précarité économique ou la question environnementale.

Mais la recherche du buzz et la paresse intellectuelle dues au modèle économique actuel des principaux médias constituent le terreau idéal pour les polémiques superficielles, originaires des réseaux sociaux comme Twitter tout en y trouvant une immense caisse de résonance. Une personnalité telle qu’Éric Zemmour est parfaitement en phase avec cet environnement. Ses interventions déclenchent des torrents de commentaires, assurant une visibilité certaine – et donc des bénéfices conséquents. Le pendant logique de cette omniprésence des thèses réactionnaires est leur impact sur le débat public façonné par ces clivages. L’évolution actuelle de cette « bataille culturelle » rappelle le rôle de pompier pyromane de la macronie : le martellement de références et de sujets conservateurs dans le but d’incarner le parti de l’ordre, à rebours des accents progressistes de 2017, ont contribué à légitimer en retour les thèmes chers à l’extrême droite.

Mais qui soutient Éric Zemmour ?

Il serait alors illusoire de croire que des succès en librairie doublés de passages réussis sur les plateaux télé façonnent un présidentiable. Une telle candidature, dans un paysage jusqu’alors dominé par l’hypothèse d’une réédition du duel Emmanuel Macron-Marine Le Pen, révèle des mouvements de fond traversant les classes dominantes françaises. Le poids croissant de Vincent Bolloré dans le champ médiatique – et, derrière lui, de toute la tendance ultra-conservatrice qu’il représente – se fait sentir chaque jour un peu plus. La reprise en main d’Europe 1 et la perspective de rachat du Figaro en sont les derniers exemples, après la prise de contrôle de Canal+ et le développement d’un contenu politique uniforme sur CNews.

Un simple contrepoids à d’autres milliardaires patrons de presse aux idées plus libérales, tels que Xavier Niel ? A voir. On connaissait les investissements utiles d’autres oligarques tels que, Patrick Drahi (RMC, LCI), Iskandar Safa (Valeurs Actuelles), ou les familles Dassault (Le Figaro) et Bouygues (TF1, LCI). La campagne Zemmour montre que la tendance s’accentue. Le quotidien La lettre A révélait ainsi le 27 octobre que Laurent Meeschaert, propriétaire de l’Incorrect et proche de Marion Maréchal, s’était engagé à avancer des fonds. Ironie de l’histoire, il s’agit de l’ancien DRH de l’Oréal, entreprise dont le fondateur Eugène Schueller s’était compromis durant la collaboration. La cellule investigation de Radio France a également mis en lumière la présence de start-upers et surtout d’anciens banquiers issus de Rothschild ou de JP Morgan, tels que Julien Madar ou Jonathan Nadler. Les fonds ne manqueront pas : les alliés du polémiste peuvent être rassurés.

Sur le terrain, des comités locaux sont apparus sous le nom de « Génération Z » pour diffuser tracts et affiches ou organiser les meetings de la précampagne. Ces comités sont aujourd’hui un point de convergence des droites. On y retrouve des militants de l’UNI, syndicat étudiant d’inspiration gaulliste proche des Républicains, mais également de nombreux monarchistes de l’Action française, organisation traditionnellement royaliste et antisémite, jusqu’à des membres de l’alt right française – ex identitaires, déçus du lepénisme, « trolls » s’étant ralliés sur les réseaux sociaux. Cette force de frappe hétérogène constitue aussi un risque pour le sérieux de la candidature, tant les profils sulfureux y pullulent.

Démagogue plus que populiste

Une candidature souvent présentée comme antisystème, hors des partis, mais dont l’architecture se rapproche de manière troublante de celle d’Emmanuel Macron cinq ans plus tôt. Les lignes politiques des deux hommes diffèrent cependant largement, et représentent deux options distinctes, correspondant à des parties concurrentes des classes dominantes : le pari européen et atlantiste pour l’actuel président, contre le recentrage nationaliste de Zemmour, plutôt tourné vers la Russie. Il est intéressant de constater que ce dernier a articulé son programme politique autour de thèmes très réduits. Au-delà des questions identitaires ayant valu au polémiste des condamnations pour ses dérapages racistes, il était jusqu’alors difficile de trouver une seule proposition touchant au social ou à l’international.

Éric Zemmour n’est pas un populiste. Il n’essaie pas d’incarner les demandes des classes populaires, se prononçant par exemple pour la hausse de l’âge de la retraite. Et il ne s’attaque pas aux élites traditionnelles, bénéficiant du soutien direct d’une partie d’entre elles. Il serait plus juste de le qualifier de démagogue. Ses propositions concernant l’immigration ou la préservation de l’identité française sont autant d’outrances permettant d’occuper le champ médiatique comme l’avait fait Donald Trump en son temps. Une étude de la Fondation Jean-Jaurès rappelle pourtant que le « peuple » n’est presque jamais mentionné. La catastrophe environnementale ? Elle serait due à l’explosion démographique en Afrique et en Asie. Tout ramène au « choc des civilisations ». Et les autres thématiques sont à l’avenant. Ainsi le 24 octobre Éric Zemmour s’est prononcé contre le permis à point et pour l’abolition de certaines limitations de vitesse. Cette caricature de poujadisme est soutenue par un discours pessimiste, actant le déclin d’une France au bord de la disparition, détournée d’un passé impérial glorieux.

Repli national et stratégie du cavalier seul

Les positions internationales du candidat constituent cependant de meilleurs indicateurs de la tendance qu’il incarne. L’idée de « choc des civilisations » avait permis aux néoconservateurs américains de justifier leurs expéditions catastrophiques au Moyen-Orient durant les années 2000. Éric Zemmour souscrit à la même théorie avec des conclusions différentes. Dans son meeting du 22 octobre à Rouen, il affirme la nécessaire indépendance de la France par rapport aux Etats-Unis et à l’UE (dont il ne préconise plus la sortie), conforme à sa volonté de quitter l’OTAN. Mais le but serait de se projeter directement dans les conflits futurs avec une démarche ouvertement impérialiste, notamment dans le Pacifique face à la Chine. Au risque d’entraîner le pays dans de nouvelles guerres désastreuses.

On comprend alors qu’Éric Zemmour n’est pas le héraut d’un souverainisme social et pacifique. Tout au contraire, il représente l’option d’une remise au pas à marche forcée de l’entreprise France, couplée à une stratégie géopolitique de cavalier seul justifiée par un discours nationaliste hystérisé. A l’intérieur des frontières fermées de la nation, pas de changement pour les classes populaires : sa politique économique se place dans la droite ligne de celle d’Emmanuel Macron. Pour l’instant, ces positions ne convainquent guère les concernés, bien qu’elles progressent dans les classes populaires, notamment parmi les hommes favorables à un projet national-libéral (la variable de genre est très marquée, conclusion logique des positions masculinistes du candidat). Les intentions de vote pour le polémiste proviennent originellement des classes urbaines diplômées et conservatrices, déçues des Républicains, mais considérant Marine Le Pen comme une populiste incapable de gouverner.

Cette dernière commence à faire les frais de la progression de son rival à l’extrême droite. Comme Emmanuel Macron, elle devra adapter son discours pour lui répondre, au risque de tomber dans la surenchère ou de passer pour une modérée fade. Ce bouillonnement réactionnaire a eu une conséquence inattendue. En sapant l’avance de la candidate du Rassemblement National, il pourrait faire baisser le seuil nécessaire à un candidat pour se qualifier au second tour, rebattant légèrement les cartes du scrutin. Le scénario d’une désespérante redite de 2017 n’est plus si certain. Au point d’ouvrir la voie à une configuration à la 2002 inversée, ouvrant la voie à une candidature inattendue ? Rien n’est joué. Les prochains mois seront très certainement déterminants – et agités.

Le populisme, voilà l’ennemi ! – Par Thomas Frank

Le journaliste américain, Thomas Frank, dont les travaux Pourquoi les pauvres votent à droite et Pourquoi les riches votent à gauche continuent de faire autorité, revient avec un nouvel ouvrage intitulé, non sans ironie, Le populisme, voilà l’ennemi ! (Agone, 2021). Un mot d’ordre en réalité propre à l’anti-populisme qui sature les discours des élites, brandissant l’arme de la raison face aux passions populaires. On aurait cependant tort de croire ce phénomène propre au XXIème siècle : l’histoire érudite que retrace Thomas Frank démontre, au contraire, en quoi l’anti-populisme traverse la scène politique américaine depuis la fondation du Parti du Peuple (People’s Party) en 1892 et manifeste un anti-démocratisme qui n’ose pas dire son nom. À rebours de l’opinion commune, Thomas Frank soutient alors que la solution au malaise contemporain peut être « populiste » – à condition de renouer avec l’espoir dont il était initialement porteur et de démentir l’idée contre-révolutionnaire qui voudrait que la politique ne soit pas l’affaire de tous. Les lignes qui suivent sont extraites du chapitre VIII, « Blâmons maintenant les ignares ».

La longue controverse sur le populisme que j’ai retracée dans ce livre est, pour partie, une affaire d’image et de rhétorique. Mais elle met aussi en jeu une question de fond : comment les libéraux doivent-ils concevoir leur rapport au pays qu’ils veulent rénover et aux gens qu’ils souhaitent diriger ? Un modèle libéral – le paradigme élitiste – admire l’expertise et compte sur les professionnels surdiplômés pour prendre les bonnes décisions en notre nom. L’autre – le modèle populiste – compte sur les gens ordinaires en tant qu’ultimes dépositaires du génie démocratique.

Pendant de nombreuses années, le Parti démocrate a suivi le modèle populiste : c’était là tout le sens du libéralisme pour nombre de ses dirigeants. Mais à partir des années 1970, la mission a commencé à évoluer. Au fil d’innombrables débats internes au parti, les démocrates en sont venus à se voir non plus comme la voix des travailleurs mais comme une sorte de rassemblement des doctes et des vertueux.

L’ironie de la chose, c’est qu’ils sont parvenus à cette conception au moment même où le populisme, en tant qu’hostilité généralisée à l’establishment, était en train de gagner tout le pays. De Madison Avenue aux ondes de la radio musicale de leurs mornes petites villes, les Américains de tout acabit se voyaient en rebelles vent debout contre les règles, la tradition et l’autorité. Même les conservateurs posaient en insurgés. Le seul groupe qui semblait avoir du mal à se faire à ce nouveau climat était le Parti démocrate.

C’est ainsi que nous arrivons enfin à la synthèse désastreuse à laquelle les nombreux fils contradictoires de ce livre nous ont menés : tandis que les conservateurs se sont mis à claironner leur soulèvement, les libéraux se sont retournés contre lui. Ils sont devenus anti-populistes.

La faction dominante du Parti démocrate a décidé qu’elle ne voulait pas participer à la moindre critique systématique des grandes firmes, des monopoles ni de l’industrie de la finance. Elle a renâclé à construire ou à soutenir tout mouvement de masse. L’idée de rassembler une coalition de travailleurs s’est mise à lui inspirer un profond dégoût.

Mépriser l’idéologie et les passions, soutenir que nos problèmes étaient de nature technique – voilà en bref ce à quoi ne tarderait pas à se résumer la philosophie démocrate. La bonne réponse à l’offensive de classe de la droite, ont commencé à se dire les démocrates, est d’arrêter de se réclamer eux-mêmes de la tradition populiste et de dépasser totalement l’idéologie.

Mépriser l’idéologie et les passions, soutenir que nos problèmes étaient de nature technique – voilà en bref ce à quoi ne tarderait pas à se résumer la philosophie démocrate.

Si on la rapporte aux succès électoraux des démocrates à l’époque du New Deal, on doit bien constater que cette stratégie n’a pas été particulièrement gagnante. Cependant, aucun de leurs nombreux revers au fil des ans n’a conduit leurs maîtres à penser à revenir sur la décision de devenir le parti de l’élite en col blanc. Au contraire, les démocrates ont employé tout le pouvoir dont ils disposaient pour soutenir le secteur des banques d’investissement et conclure des accords commerciaux conçus non pour développer l’industrie américaine mais pour la siphonner. Mis en cause par des électeurs qui faisaient les frais de ces politiques, les démocrates sortaient des économistes et des politologues de leur manche pour expliquer aux travailleurs que tout ce qui leur arrivait n’était que l’effet de la fatalité, du progrès économique lui-même. La situation ne devait pas être changée. Elle devait être acceptée et supportée.

Le mot même de « populisme » a été frappé d’anathème par les penseurs du parti. En 1992, dans un livre largement célébré, l’apprenti pontife Mickey Kaus conseillait aux démocrates d’abandonner la cause traditionnelle de l’égalité économique et de résister à ceux qu’il qualifiait de « populistes libéraux » : les démocrates doivent cesser d’écouter les syndicats, disait-il, et afficher clairement leur rupture avec le « sous-prolétariat » noir1. Les déclarations de ce genre étaient banales dans les publications du Democratic Leadership Council (DLC), où les populistes étaient définis comme ceux qui « résistent aux changements induits par la Nouvelle économie » et regrettent vainement « les jours glorieux » où les Américains avaient « des emplois stables dans des grandes entreprises »2.

La référence aux « grandes entreprises » n’était pas sans intérêt, mais sur le fond, l’argumentaire était toujours le même. Pour les démocrates, les populistes étaient des gens qui refusaient bêtement l’avenir, pleurant sur leurs bien-aimés trimardeurs quand tout le monde voyait bien que les seuls qui comptaient désormais étaient les professionnels en col blanc, soit la « classe de la connaissance », pour employer la formule co-inventée par le politologue William Galston. Ce que le dynamisme innovant de cette classe représentait, c’était le pouvoir de l’enseignement supérieur et la façon dont « des millions d’Américains étaient en train de rejoindre les rangs de la classe moyenne supérieure et des possédants », déclarait en 1998 un manifeste du DLC co-écrit par Galston3. Les Américains devenaient intelligents, les Américains devenaient riches. Par conséquent, le Parti démocrate devait devenir le parti des gens riches et intelligents, des « électeurs haut de gamme plus instruits » qui voulaient des plans épargne retraite privés mais étaient un peu moins emballés par les écoles publiques. Dans l’une de ses nombreuses dénonciations du populisme, Al From, figure incontournable du Parti démocrate, psalmodiait : « Sous l’ère industrielle, la classe ouvrière dominait le corps électoral. Mais le nouveau corps électoral de l’ère de l’information est de plus en plus dominé par les électeurs des classes moyenne et moyenne supérieure qui vivent en périphérie des grandes villes, travaillent dans la nouvelle économie, sont culturellement tolérants et ont des opinions politiques modérées4. »

Cette post-idéologie n’a pas tardé à devenir le sens commun de la faction dominante du parti. Ayant laissé le New Deal derrière eux, les démocrates se réinventaient en leaders d’une ère d’innovation et de flexibilité, d’abondance et de sophistication, de banquiers d’investissement et de milliardaires des nouvelles technologies. Quand leur tour est venu d’occuper le pouvoir en 2008, ces leaders d’un nouveau style ont refusé de démembrer les banques de Wall Street. Ils ont élaboré une forme d’assurance maladie nationale qui, étonnamment, ne causait aucun tort à Big Pharma ni aux assurances privées. Rayonnants d’exubérance futurible, les cadres de la Silicon Valley avaient envahi la Maison-Blanche de Barack Obama et squattaient l’organisation de la campagne présidentielle de celle qui devait lui succéder, Hillary Clinton, pour faire entrer la nation dans un nouvel âge d’or de cyber-transformation.

Jusqu’au bout, ce fantasme post-idéologique de la classe de l’information a continué à marcher d’un pas tranquille et le port fier. Un mois avant l’élection de 2016, le président Obama a accueilli sur la pelouse Sud de la Maison-Blanche (le South Lawn) une déclinaison du fameux festival de l’innovation texan, South by South West, rebaptisé pour l’occasion « South by South Lawn ». Sous un parfait ciel d’octobre, des stars hollywoodiennes croisaient des climatologues devant un public choisi (au terme d’un processus de candidature fondé sur le mérite) qui pouvait contempler des œuvres d’art conceptuel colorées et écouter parler de solutions créatives à la pauvreté ou aux maladies. Et sur ce ton de simplicité bonhomme qu’on lui connaît, le président disait sa confiance de nous voir surmonter le réchauffement climatique mondial « parce qu’il se trouve que nous sommes le secteur économique et entrepreneurial le plus innovant et dynamique au monde ». C’était le dernier moment de suprême assurance du libéralisme de consensus, une performance si impeccable qu’une fan journaliste n’a pu s’empêcher de surnommer Obama notre « commandant-en-cool »5.

Quelques mois après ce merveilleux après-midi, la campagne présidentielle démocrate qui comptait tranquillement installer Hillary Clinton dans le fauteuil d’Obama était l’illustration parfaite de cette imperturbable suffisance. Si l’objectif ultime de la politique moderne était l’« affinité entre les élites » (comme Edward Shils l’avait dit en 1956), alors les démocrates ont sans doute atteint le nirvana cet automne-là. La campagne de Clinton ne se contentait pas de promettre le consensus, ouvrant sa table aux représentants de Wall Street, de la Silicon Valley et de l’appareil national de sécurité, elle était en elle-même un acte de consensus. Toutes les orthodoxies avaient leur place. Pour une fois, la candidate démocrate a levé et dépensé plus de fonds pour sa campagne que son rival républicain. Dans les villes universitaires du pays et les périphéries huppées de la classe de la connaissance, elle était acclamée comme l’incarnation de l’inévitable.

Comme en 1936, l’« affinité entre les élites » englobait les économistes de profession, dont 370 représentants ont signé une lettre ouverte invitant à ne pas voter pour Donald Trump. Elle a aussi entraîné la presse, les journalistes ayant pris le parti de Clinton par une forme de solidarité de classe de la connaissance. Elle a écrasé Trump dans la course aux soutiens des titres de presse, cinquante-sept des plus grands journaux du pays se rangeant derrière Clinton contre deux seulement derrière Trump ; et 96 % de l’argent donné par les journalistes pendant la campagne présidentielle est allé à Clinton . Presque tous les sondages commandés par les médias affirmaient que Clinton l’emporterait facilement. En octobre 2016, le New York Times a rapporté qu’elle concentrait sa campagne dans les États républicains afin d’élargir sa victoire certaine contre le raciste Trump6.

Puis, le 8 novembre, l’impensable s’est produit. L’imposteur milliardaire a réussi à remporter une grande partie des États du Midwest industriel en déclin, et avec eux la présidence. Abasourdie par le désastre, l’Amérique en col blanc a sombré dans une « peur de la démocratie » pareille à celles que j’ai décrites dans ce livre. Une fois de plus, le populisme était identifié comme le coupable : c’était l’esprit politique maléfique qui avait permis Trump et qui hantait les cauchemars des nantis. Le fait que Trump n’ait nullement, en réalité, recueilli la majorité des suffrages n’a pas du tout ralenti ce récit irrésistible ; que son populisme ait été une totale imposture ne comptait pas davantage : pour les bien instruits et les bien lotis, cette vieille rengaine familière de l’anti-populisme est devenue le nouvel hymne fédérateur de notre temps.

Une fois de plus, le populisme était identifié comme le coupable : c’était l’esprit politique maléfique qui avait permis Trump et qui hantait les cauchemars des nantis.

Lawrence Goodwyn, le grand historien des soulèvements démocratiques de masse, a écrit que, pour construire un mouvement comme le Parti du peuple des années 1890 ou le mouvement syndical des années 1930, il fallait « être en rapport avec les gens tels qu’ils sont dans la société, autrement dit, dans un état que des observateurs avertis modernes ont tendance à considérer comme un état de “conscience insuffisante”7». Cette idée est si importante pour Goodwyn qu’il la reformule quelques pages plus loin : une condition essentielle d’un mouvement démocratique de masse est « d’accepter la conscience humaine au point où elle en est8».

Goodwyn mettait aussi en garde contre une politique de la « vertu individuelle », cette tendance à « célébrer la pureté » de notre supposé radicalisme. Si l’on veut démocratiser la structure économique du pays, affirmait-il, cela demande de la « patience idéologique9 », une suspension du jugement moral à l’égard des Américains ordinaires. Alors seulement pourra-t-on commencer à bâtir un mouvement puissant, prometteur et susceptible de changer définitivement la société10.

Si démocratiser la structure économique du pays ne vous intéresse pas, en revanche, le modèle de la vertu individuelle pourrait bien être ce qu’il vous faut. Les citoyens ordinaires y sont traités par le jugement et l’épuration, par l’annulation et le blâme. Il ne s’agit pas de construction mais de pureté, de moralité sans tache. Son opération favorite est la soustraction, sa forme rhétorique de prédilection la dénonciation et son objectif de maintenir la cohorte des vertueux dans l’étroite orbite du plus vertueux de tous les vertueux.

Ce qui a submergé d’immenses secteurs du libéralisme américain après le désastre du 8 novembre 2016 est le contraire de la « patience idéologique » de Goodwyn. C’est le blâme à son paroxysme, une fureur de faire savoir aux électeurs de Trump quel genre de personnes insuffisantes et même parfaitement nulles elles étaient. La tendance élitiste qui n’a cessé de progresser chez les libéraux depuis des décennies s’est élancée vers son bruyant couronnement chicanier.

Là où le populisme est optimiste à l’égard des électeurs ordinaires, la variété de libéralisme que j’ai à l’esprit les regarde avec un mélange de soupçon et de dégoût. Elle rêve non de syndiquer l’humanité mais de la policer. C’est un geyser de remontrances prêt à jaillir contre tout adolescent ayant commis un geste d’appropriation culturelle, contre le choix inopportun d’un rôle par tel acteur, contre un discours public dont les idées ne plaisent pas, contre le déchargement illégal d’ordures ménagères, contre la technique d’élagage inappropriée repérée dans une banlieue voisine. Son objectif typique n’est pas, comme le populisme, de reprendre le contrôle des banques et des monopoles mais de monter une organisation à but non lucratif, de séduire les banques et les monopoles pour obtenir des financements puis… de blâmer le monde entier pour ses péchés.
Les populistes rêvaient autrefois de ce qu’ils appelaient une « société coopérative », mais c’est aujourd’hui une société vindicative qui inspire le rénovateur, une utopie du blâme où le tribunal siège jour et nuit et où les vertueux ne cessent de rendre les jugements les plus sévères sur leurs inférieurs économiques et moraux. […]

Là où le populisme est optimiste à l’égard des électeurs ordinaires, la variété de libéralisme que j’ai à l’esprit les regarde avec un mélange de soupçon et de dégoût. Elle rêve non de syndiquer l’humanité mais de la policer.

C’est une génération de libéraux centristes qui désespèrent collectivement de la démocratie elle-même. Après avoir tourné le dos à la question ouvrière, qui constitue traditionnellement le cœur de la problématique des partis de gauche, les démocrates ont regardé les bras croisés la démagogie de droite s’enraciner et prospérer. Puis, le peuple ayant fini par assimiler le torrent de propagande pseudo-populiste qui s’abat sur lui depuis cinquante ans, les démocrates se sont retournés contre l’idée même de « peuple »11.

L’Amérique s’est fondée sur l’expression « Nous le peuple ». Pourtant Galston nous demande de surmonter notre obsession de la souveraineté populaire. Comme il l’écrit dans Anti-Pluralism, sa charge de 2018 contre le populisme, « nous devrions mettre de côté cette conviction étroite et suffisante : il existe des alternatives viables au peuple comme source de légitimité12 ».

Assurément. Dans les pages de ce livre, nous avons vu des anti-populistes expliquer qu’ils méritent de régner parce qu’ils sont mieux qualifiés, ou plus riches, ou plus rationnels, ou plus durs à la tâche. La culture contemporaine du blâme moral perpétuel correspond parfaitement à cette manière de penser : elle ne fait que reproduire le vieux fantasme élitiste.

Si l’establishment libéral est anti-populiste, ce n’est pas seulement parce qu’il n’aime pas Trump – qui n’est lui-même en rien un populiste authentique – mais parce que ce libéralisme est presque en tout point le contraire du populisme. Son ambition politique n’est pas de rassembler les gens dans un mouvement rénovateur mais de les blâmer, de les couvrir de honte et de leur apprendre à s’en remettre à leurs supérieurs. Il ne cherche pas à punir Wall Street ou la Silicon Valley – de fait, cette même bande qui réprimande, annule et blackliste, a été incapable de trouver le moyen de punir les banquiers d’élite après la crise financière mondiale en 2009. Ce libéralisme-là désire fusionner avec ces institutions du privilège privé, enrôler leur pouvoir dans sa croisade pour son idée du « bien ». Les districts libéraux prospères de l’Amérique sont devenus des utopies du blâme car c’est par le blâme que ce type de concentration du pouvoir économique se rapporte aux citoyens ordinaires. Ce n’est pas « l’autoritarisme de la classe ouvrière », c’est l’autoritarisme de la classe de la connaissance. Les gens au sommet, nous dit ce type de libéralisme, ils ont plus que vous parce qu’ils méritent d’avoir plus que vous : ces belles personnes vous dominent parce qu’elles sont meilleures que vous.

La différence la plus constante entre le populisme et son contraire est peut-être une différence d’humeur. Le populisme était et demeure incurablement optimiste – sur les gens, sur les possibilités politiques, sur la vie et sur l’Amérique en général.

L’anti-populisme ne parle que de désespoir. Il porte un regard plein d’amertume sur les humains ordinaires. Son aspiration à la rédemption de l’humanité est nulle. Sa vision du bien commun est sombre. Son humeur sinistre nous donne des livres qui portent des titres comme Défense de l’élitisme ou Contre la démocratie.

Le comble du sinistre est atteint quand l’anti-populisme envisage le changement climatique. Je pense à un texte largement commenté, paru dans le New York Times en décembre 2018, quelque deux ans après que l’élection de Donald Trump eut mis en lambeaux la vision du monde bien ordonnée de la classe de la connaissance. Cet article ne constitue pas en lui-même une déclaration politique mais le professeur de philosophie qui l’a écrit, Todd May, est un militant anti-Trump bien connu dans l’université où il enseigne. Cette publication à la page des tribunes du New York Times, la vitrine ultime de l’opinion libérale, m’est apparue comme un acte politique : le verdict définitif de l’élite démoralisée sur une population entêtée qui refuse de tenir compte de ses avertissements, se repaît de mensonges et s’obstine à préférer des démagogues ridicules à des experts responsables.

Le sujet de May est l’extinction de l’humanité : doit-elle arriver ou pas ? Le professeur formule son acte d’accusation du genre humain avec une certaine délicatesse, mais il est impossible de ne pas voir où il veut en venir. Nous sommes une espèce dangereuse, attaque-t-il, « causant une souffrance inimaginable à un grand nombre des animaux qui habitent » la Terre. Il cite le changement climatique et l’élevage industriel comme les pires de nos offenses et déclare que, « si l’histoire s’arrêtait là, ce ne serait pas une tragédie. L’élimination de l’espèce humaine serait une bonne chose, point ».

Mais il y a d’autres considérations à prendre en compte, admet le professeur. Les gens font parfois des choses louables. Par ailleurs, il serait cruel « d’exiger des êtres humains qu’ils mettent fin à leurs jours ». Pour finir, la solution de May est de ne pas choisir : « Il est fort possible que l’extinction de l’humanité soit une bonne chose pour le monde, et néanmoins, une tragédie. »

Ce type de pessimisme cérébral, cette aspiration à peine voilée à la mort de l’espèce, est une attitude qu’on rencontre partout ces temps-ci dans les cercles libéraux éclairés – voir toute la littérature sur l’« anthropocène ». C’est l’envers inévitable de la politique moralisatrice que j’ai décrite dans ce chapitre : le salaire de nos péchés, la récompense de notre incorrigible stupidité.

Chaque fois que j’ai affaire à des sentiments de ce genre dans cet abattoir de l’idéalisme qu’est Washington, mon esprit me ramène à ma bonne vieille ville de Chicago, un lieu bruyant, rouillé et âpre dont personne n’est jamais nostalgique mais où j’aime me rappeler comment les Américains ordinaires vivaient leur vie, la tête au travail, au jeu, et à la réussite, peut-être, un jour.

Je pense à Carl Sandburg, le « poète du peuple » du XXème siècle, un homme qui ne voyait pas de contradiction entre vie humaine et péché humain. Et je pense à son « Chicago », le plus grand de tous les poèmes populistes, qui reconnaît la vulgarité de la ville, tous ses péchés sordides : « On me dit que tu es méchante » ; « On me dit que tu es véreuse » ; « On me dit que tu es brutale » – toutes choses aussi vraies aujourd’hui qu’en 1914.

Mais « Chicago » n’est pas un hymne qui blâme. C’est une répudiation du blâme. C’est un chant sur l’amour de la vie malgré tout, l’amour de la vie des gens, même au milieu de toute cette horreur industrialisée éreintante :

Sous la fumée, de la poussière plein la bouche, riant de ses dents blanches,
Sous le poids terrible du destin riant comme rit le jeune homme,
Riant même comme rit le boxeur ignorant qui n’a jamais perdu un combat,
Crânant et riant d’avoir sous son poignet le pouls, et sous ses côtes le cœur du peuple,
Riant !

[1] Mickey Kaus, The End of Equality, Basic Books/A New Republic Book, New York, 1992, p. 173.

[2] Robert D. Atkinson, « Who Will Lead in the New Economy ? », Blueprint, 2 juin 2000.

[3] William A. Galston et Elaine C. Kamarck, « Five Realities That Will Shape 21st Century Politics », Blueprint, automne 1998.

[4] Al From, « Building a New Progressive Majority », Blueprint, 24 janvier 2001.

[5] Le festival « SXSL » a eu lieu le 3 octobre 2016 et on trouve une description du processus de sélection du public ainsi que la formule « commandant-en-cool » in Erin Coulehan, « Commander in Cool », Salon, 26 septembre 2016.

[6] Sur l’opposition des journalistes à Trump, lire Jim Rutenberg, « Trump Is Testing the Norms of Objectivity in Journalism », New York Times, 7 août 2016 ; David Mindich, « For Journalists Covering Trump, a Murrow Moment », Columbia Journalism Review, 15 juillet 2016. Sur leur financement de la campagne de Clinton : Dave Levinthal et Michael Beckel, « Journalists Shower Hillary Clinton with Campaign Cash », Columbia Journalism Review, 17 octobre 2016. Sur la campagne de Clinton dans les États républicains, Matt Flegenheimer et Jonathan Martin, « Showing Confidence, Hillary Clinton Pushes into Republican Strongholds », New York Times, 17 octobre 2016. Lire également Nate Silver, « There Really Was a Liberal Media Bubble », FiveThirtYeight.com, 10 mars 2017.

[7] Lire Lawrence Goodwyn, « Organizing Democracy : The Limits of Theory and Practice », Democracy, 1981, vol. 1, no 1, p. 51 – souligné par Goodwyn.

[8] Ibid., p. 59.

[9] Wesley Hogan, Many Minds…, op. cit.

[10] Lawrence Goodwyn, resp. The Populist Moment… (op. cit., p. 292) et « Organizing Democracy » (art. cité).

[11] Lire David Adler, « Centrists Are the Most Hostile to Democracy, Not Extremists », New York Times, 23 mai 2018.

[12] William Galston, Anti-Pluralism…, op. cit., p. 22 – Galston ne souscrit expressément à aucune de ces « alternatives viables ».

Politisation du pouvoir judiciaire : retour sur le boulangisme

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Aux élections partielles du 27 janvier 1889 pour le département de la Seine, le général Boulanger est élu contre l’opportuniste Jacques par une victoire écrasante. ©Navoin (BNF)

Au crépuscule du XIXe siècle, l’aventure boulangiste chamboule la République opportuniste à travers ses revendications et son écho populaire. En outre, l’usage de l’arme judiciaire à des fins politiques[1][2] pour sa neutralisation a eu des effets bien plus profonds que le mouvement lui-même. Bien que l’écroulement du boulangisme – aussi rapide que son ascension – ait été largement multifactoriel, la politisation du pouvoir judiciaire en a été l’une des causes déterminantes, reléguées pendant longtemps au second plan par l’historiograhie. Celle-ci s’est le plus souvent concentrée, par exemple sous la plume de Zeev Sternhell, sur le caractère potentiellement pré-fasciste du mouvement boulangiste.

Les facteurs de l’émergence du boulangisme à la fin des années 1880 sont nombreux. On peut évoquer brièvement une triple crise qui reprend à la fois le schéma labroussien (crise conjoncturelle et structurelle) et les modèles d’appréhension du populisme[3].

En effet, la France fait face à une crise économique et sociale, dans un contexte de ralentissement économique aigu qui met en cause les activités économiques anciennes, victimes de la modernisation (notamment l’artisanat à Paris, réceptif au boulangisme) et atteint les nouvelles industries, notamment dans le Nord[4]. Les grèves sont nombreuses et souvent réprimées, le chômage en progression. Ensuite, il faut mentionner une crise diplomatique dans un pays certes pacifiste, mais meurtri par la défaite de 1870 et les « provinces perdues », et dont les entreprises coloniales sont déjà critiquées. Enfin, la crise politique consécutive aux élections de 1885, qui ouvre une législature divisée en trois groupes égaux (droites monarchistes, républicains opportunistes et radicaux) et ainsi confrontée à un blocage, qui plus est atteinte par des scandales, notamment celui des décorations.

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Au sortir du restaurant Durand, Boulanger est acclamé par la foule après son élection comme député de la Seine.© Le Monde Illustré (BNF)

Dans ce contexte, le général républicain Boulanger, soutenu par les radicaux, se démarque en tant que ministre de la Guerre (1886-1887), et propose des réponses à ces différents enjeux : à la crise sociale, quand il refuse de réprimer les grévistes de Decazeville, à la crise politique en menant une politique offensive dans l’armée : autorisation de la barbe, modernisation avec le fusil Lebel, installation de guérites tricolores, conscription des séminaristes, radiation de la famille royale des cadres de l’armée… et à la crise morale par sa fermeté manifeste au moment d’une affaire d’espionnage à la frontière franco-allemande avec l’affaire Schnæbelé.

C’est ainsi que commence le boulangisme électoral, sous forme de campagne plébiscitaire orchestrée par Thiébaud, bonapartiste jérômiste, le périodique La Cocarde de Labruyère ou encore l’ancien communard Henri Rochefort.

Le ministre Boulanger connaît alors une popularité considérable, mise en scène par la presse, notamment La Lanterne, et des chansonniers tels que Paulus, culminant lors de la revue du 14 juillet 1886. Mais le gouvernement Rouvier chute, Boulanger avec, et l’inquiétude suscitée par sa popularité entraîne son limogeage à Clermont-Ferrand, non sans mouvements de foules importants.

Une première tentative de plébiscite est organisée par des bonapartistes dans plusieurs départements : il est alors relevé de ses fonctions et peut donc se faire élire (l’armée, « grande muette », a des droits civiques très limités). C’est ainsi que commence le boulangisme électoral, sous forme de campagne plébiscitaire orchestrée par Thiébaud, bonapartiste jérômiste, le périodique La Cocarde de Labruyère ou encore l’ancien communard Henri Rochefort.

Un mouvement populiste ?

Beaucoup de choses ont été dites sur l’alliance hétérogène qui s’est nouée derrière la figure de Boulanger : l’état-major est composé de radicaux avancés (Georges Laguerre, Charles-Ange Laisant…) déçus par l’impossibilité d’action dans la chambre de 1885 après une élection les ayant favorisés par son type de scrutin et son contexte[5]. À côté de ces intransigeants, les blanquistes sont bien présents ainsi que d’anciens communards (Pierre Denis) et de rares anarchistes. Il faut ajouter la Ligue des patriotes, républicaine et nationaliste, qui constitue l’armée militante du mouvement. Son président, Paul Déroulède, est une figure emblématique du nationalisme français[6]. Gambettiste d’origine, il anime un courant revanchard mais pour le moment républicain.

Mais à côté de ces éléments actifs et visibles, la droite finance et soutient le général Boulanger. D’abord les jérômistes, courant bonapartiste social et anticlérical, qui parie rapidement sur l’homme, et lance même le boulangisme électoral après une rencontre à Prangins entre le général et Napoléon-Jérôme Bonaparte. Puis, une partie de l’état-major monarchiste, par l’entremise du camarade d’armée de Boulanger, Dillon, dispense des subsides au mouvement[7]. La duplicité du général est acceptée par les cadres boulangistes pourtant issus de la gauche, notamment lorsqu’il s’agit de financer leur élection.

Une comparaison entre la sociologie électorale et la sociologie militante reste à faire, mais cette diversité, en sus du style et des thèmes de campagne, lui vaut le qualificatif de populiste.

Au-delà des intrigues et des états-majors, Boulanger parvient à séduire un large panel de la population : les petits fonctionnaires, le bas de la classe moyenne et les ouvriers, notamment dans le Nord[8] ou la région parisienne, qui est un bastion boulangiste. Une comparaison entre la sociologie électorale et la sociologie militante reste à faire[9], mais cette diversité, en sus du style et des thèmes de campagne, lui vaut le qualificatif de populiste.

C’est pourquoi Ernesto Laclau s’est penché sur le cas Boulanger dans la Raison populiste[10], en le prenant comme exemple pour illustrer sa nouvelle définition du concept. Il l’utilise afin d’illustrer le rôle du leader, mais pour prolonger son interprétation sommaire – il n’est pas spécialiste de la question – on devrait ajouter l’hégémonie obtenue par le thème de la « révision constitutionnelle » issu de l’armature radicale : perdant de son sens purement constitutionnel, il devient un signifiant vide prompt à satisfaire à la fois la droite avide de restauration, les socialistes de République sociale, les demandeurs de morale… À cela s’ajoute un goût prononcé pour la démocratie directe (référendum, contrôle des élus, mandat impératif), opposée à un parlementarisme brocardé. En ce sens, il remet au centre du débat non pas la question de la nature du régime, puisqu’il reste républicain, mais sa forme, qui enflamme le conflit opposant représentation et participation directe[11].

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Aux élections partielles du janvier 1889 pour le département de la Seine, le général Boulanger est élu contre l’opportuniste Jacques dans une victoire écrasante. ©Navoin (BNF)

Après les deux victoires dans le Nord qui lui permettent de devenir député lors des élections partielles (avril puis août 1888), celle en Dordogne, et surtout après son élection en tant que député de Paris le 27 janvier 1889, où le pouvoir a eu peur d’une tentative de coup d’État largement fantasmée, la crainte d’une chambre boulangiste devient forte. On sait aujourd’hui – mais la remarque est téléologique – que le mouvement s’essouffle alors déjà, et que d’autres élections ont montré une désaffection. Mais au milieu de l’année 1889, à quelques mois des élections générales, les républicains au gouvernement veulent lui barrer la route à tout prix.

L’instrumentalisation de la justice comme arme politique

Pour ce faire, les champs d’action investis sont nombreux : usage de la technologie électorale (passage au scrutin par circonscription et à la candidature unique empêchant toute campagne plébiscitaire), pression sur les fonctionnaires… La police est largement mise à contribution, le ministre de l’Intérieur Constans[12] se montre impitoyable. Ainsi, en juin 1889, trois figures boulangistes – Déroulède, Laisant et Laguerre – sont arrêtées avant une conférence à Angoulême pour trouble à l’ordre public. Surtout, l’institution judiciaire est mobilisée dans un cas d’école d’instrumentalisation de la justice à des fins politiques, et ce en deux temps.

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Sur le banc des accusés, les membres de la Ligue des patriotes : debout, Paul Déroulède, en bas, les députés Laguerre et Laisant ainsi que le sénateur Naquet.©Le Figaro (BNF)

Le premier coup est porté à la Ligue des patriotes et à son chef Paul Déroulède, ainsi qu’à des cadres boulangistes membres de l’organisation, par ailleurs élus dans les deux assemblées (Naquet, Laguerre, Laisant, Turquet). Le terrain est préparé par une campagne de presse qualifiée par l’historien Bertrand Joly « d’intoxication » destinée à effrayer la population, notamment par le gonflement des effectifs[13]. Parallèlement, la police surveille activement l’organisation. Une sombre affaire de bombardement français de la colonie éthiopienne d’Achinoff, un aventurier russe ayant peu à voir avec le tsar, amène la Ligue des patriotes à lancer une manifestation contre le gouvernement, qui s’en serait pris à la Russie. Si l’organisation, russophile, instrumentalise l’événement, la réponse de la part du gouvernement est ferme. Ne parvenant pas à manier l’article 84 qui permet de condamner une action pouvant entraîner une déclaration de guerre, il déterre l’ancienne interdiction des associations de plus de vingt personnes. Après des perquisitions multiples et spectaculaires, un procès difficile – puisque sans preuve réelle[14] – se tient. Le verdict est faible mais la Ligue est dissoute.

Le deuxième coup est directement porté contre Boulanger. Le ministre de l’Intérieur Constans aurait fait courir la rumeur d’une arrestation imminente du « brav’ général » qui pousse, après de longues discussions, celui-ci à la fuite. Un procès lui est ensuite intenté par contumace, visant également le comte Dillon, trésorier et courroie de distribution des fonds monarchistes, ainsi que le journaliste Henri Rochefort, qui dispose encore d’une aura incontestable à Paris et d’une efficacité en termes de propagande.

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Henri Rochefort, Arthur Dillon et Georges Boulanger sont accusés de complot.©Librairie française (BNF)

Seulement, les ministres subissent le refus du procureur Bouchez d’intervenir dans ce procès politique, ce qui les contraint à réunir le Sénat en Haute-Cour de justice pour la première fois, renforçant l’aspect exceptionnel et politique de l’affaire, puisque la Chambre haute est de fait juge et partie[15]. L’absence des trois accusés en exil exclut sa transformation en tribune, et, bien que cette fuite ait, dans un premier temps, déconcerté le pouvoir, elle finit par desservir largement la cause du général, considéré comme pusillanime[16].

Cela s’accompagne de nombreuses perquisitions[17], chez son ancien secrétaire, ou au siège de La Cocarde pour récupérer le registre de soutien au général mis en place par Labruyère lors de sa révocation, et ainsi trouver la liste de ceux qui l’ont signé[18]. La police enquête même chez des proches fréquentés pendant ses années tunisiennes, bien avant son entrée en politique.

De l’avis de tous les historiens ayant abordé le sujet, le procès était un peu grossier, les accusations de complot et d’attentat indémontrables[19]. D’ailleurs, les preuves sont peu convaincantes et de nombreux témoignages émanent des institutions judiciaire ou policière. Mais, c’est surtout l’argumentaire qui étonne : peu d’éléments sur le complot, des jugements moraux, des interprétations de faits pour que la réalité colle avec le réquisitoire…

Ainsi, en analysant de près le discours de Jules Quesnay de Beaurepaire[20], on retrouve en abondance les champs lexicaux du « complot », de la « sédition », des « manœuvres » ou de la « conspiration » pour appuyer l’accusation. De même, il dénonce les populations mobilisées pour soutenir Boulanger, ces « masses » qui sont autant de « bandes » et « d’émeutiers », dans un contexte de peur des foules.

Dans une perspective d’étude du populisme, on voit bien que l’objectif est de ralentir la dynamique boulangiste, d’une part en empêchant l’éligibilité du leader, et d’autre part en portant atteinte à son image. Pour le premier volet, ce sera fait en septembre 1889 : malgré l’obtention de plus de 56% des suffrages, son élection dans la deuxième circonscription du XVIIIe arrondissement est annulée.

Pour son image, le réquisitoire de Quesnay est éclairant : offensive sur sa morale et sur celle de son entourage, sur son passé militaire (trafic d’influence, tractations en tout genre pour s’enrichir en négociant des commissions sur la vente d’épaulettes), sur son passé de ministre (dilapidation des fonds de réserve et secrets), sur son manque de patriotisme (peu d’aide aux veuves et orphelins de guerre, suspicion de financement de l’étranger). Le réquisitoire démonte point par point l’image construite autour de Boulanger, il se concentre davantage sur cet aspect que sur la démonstration du complot.

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Le Sénat devient la Haute-cour pour le procès du général Boulanger.© Le Petit parisien (BNF)

Mais plus encore, c’est la nouvelle définition que Quesnay de Beaurepaire donne au complot et à l’attentat « moderne » qui étonne. En effet, ce n’est plus l’ancienne forme du complot avec ses réunions secrètes et ses barricades qui est dénoncée. C’est une menée politique qui se déroule en plein jour, par « la presse » et « le suffrage universel » ainsi que par la manifestation. Le nouvel enjeu tient au fait qu’un adversaire républicain ait porté la contestation du régime et le combat politique sur un autre terrain que celui des assemblées et qu’il ait utilisé les moyens offerts par la République (le suffrage universel) pour parvenir au pouvoir sans jamais sortir formellement de la légalité.

Face à un mouvement politique qui remet en cause le pouvoir en place sans prendre les armes, mais en utilisant le suffrage universel en phase d’assimilation, la réponse ne peut être la répression violente : le gouvernement doit donc utiliser de nouveaux moyens pour trouver une réponse, y compris l’utilisation de la justice[21]. C’est un autre signe de la crise aiguë connue par la troisième République dans les années 1880, avant que le régime ne s’affermisse.


[1] Monier Fédéric, Le complot dans la République : stratégies du secret de Boulanger à la Cagoule, Paris, La Découverte, 1998. On trouve le terme « justice politique » employé tel quel page 26.

[2] Ibid.

[3] Algan Yann, Beasley Elizabeth, Cohen Daniel et Foucault Martial, dans Les origines du populisme, Enquête sur un schisme politique et social (Paris, Seuil, 2019, 208 pages) évoquent une crise culturelle (en plus des crises politique et sociale), liée à l’Islam et à l’immigration, comme facteur de développement du populisme au XXIe siècle. Leur thèse n’est pourtant pas transposable au XIXe siècle : les rangs boulangistes évoquent peu la question de l’immigration (belge dans le Nord, italienne dans le Sud) et, en outre, ne mènent aucune campagne antisémite.

[4] La thèse de Jacques Néré, La crise industrielle de 1882 et le mouvement boulangiste, puis sa thèse complémentaire Les élections Boulanger dans le département du Nord (Paris, 1959), relèvent bien cet aspect.

[5] La meilleure analyse de cette élection est réalisée par Odile Rudelle dans La République absolue, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, 327 pages.

[6] On ne peut que conseiller les ouvrages de Bertrand Joly : Déroulède, l’inventeur du nationalisme, Paris Perrin, 1998, 440 pages ; ou pour une version synthétisée, le chapitre dans Nationalistes et conservateurs en France (1885 – 1902), Paris, Indes Savantes, 2008, pp. 117-153.

[7] Sur la question de Boulanger et de la droite, voir Philippe Levillain (Boulanger, fossoyeur de la monarchie, Paris, Flammarion, 1982, 224 pages) qui met bien en avant les tractations entre le Comité des 7 (les leaders monarchistes) et les boulangistes, ou encore William D. Irvine (The Boulanger affair reconsidered, 1989, New-York, Oxford University Press, 239 pages) pour un tableau plus complet.

[8] Néré Jacques, op. cit.

[9] Quelques éléments de sociologie militante dans Joly Bertrand, Nationalistes et conservateurs en France (1885 – 1902), pp. 69-72.

[10] Laclau Ernesto, La Raison populiste, Paris, Seuil, 2005 pp. 209-212 (pour la version française).

[11] Voir à ce sujet Noiriel Gérard, Une histoire populaire de la France, Paris, Agone, 2018, 832 pages. A partir du chapitre 6 sur la Révolution et suivants jusqu’à la première guerre, l’auteur évoque souvent cette opposition  (mais peu de choses sur le boulangisme). Voir aussi Rancière Jacques, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, 105 pages.

[12] Fulton Bruce, « Ernest Constans and the struggle for power in the French Republic, 1892-93 », in The Australian Journal of politics and history, Vol. 43, Is .3, 08/1997, pp. 361-371

[13] Joly Bertrand, op. cit., page 135.

[14] Une note assez vague parlant d’arme est manipulée pour laisser sous-entendre des velléités factieuses à l’organisation.

[15] Monier Frédéric, op. cit.

[16] Joly Bertrand, op. cit., d’après plusieurs rapports de police, la population se détache d’un général jugé lâche.

[17] Affaire Boulanger Dillon, Rochefort, Annexes, Haute Cour de justice, Paris, 1889, pp. 5-6.

[18] La Jeune République, N. 37, 12/06/1889. « Le registre de La Cocarde », Georges de Labruyère.

[19] Par exemple, Rudelle Odile, op. cit. pp. 253-254, Garrigues Jean, « Exil de Boulanger, exil du boulangisme ? », Revue d’histoire du XXIème siècle, 11, 1995, pp. 19-33, Monier Frédéric, op. cit.

[20] La Haute-Cour de justice : le procès Boulanger, Réquisitoire du procureur général, Paris, Imprimerie de la presse, 1889, 71 pages.

[21] La thèse de Mathieu Providence (La contribution paradoxale du boulangisme à l’édification de la démocratie parlementaire, dir. A. Collovald, Paris 10, 2007) revient sur cette question et souligne bien ses conséquences sur le régime. Sur cette question, lire également Monier Fédéric, op. cit.

Populismes en Inde et au Brésil : l’indigence des analyses médiatiques

(Brasília – DF, 13/11/2019) Encontro com o Primeiro-Ministro da República da Índia, Norenda Modi. Foto: Alan Santos/PR

Quel est le point commun entre l’Inde et le Brésil ? A priori, aucun : tout semble séparer ces deux pays. Leur traitement médiatique récent tend pourtant à les rapprocher. Il s’agirait dans les deux cas de grandes démocraties, dirigées depuis peu par des personnages autoritaires, et confrontées à une catastrophe sanitaire sans précédent face à la pandémie de Covid-19. De là à présenter l’hécatombe comme une conséquence logique de l’élection de « populistes » tels que Narendra Modi et Jair Bolsonaro, il n’y a qu’un pas, que certains médias franchissent allègrement. Les peuples seraient ainsi punis par là où ils auraient péchés. Mais une comparaison des deux pays questionne ce lien de causalité au profit d’un autre : autoritarisme et désastre sanitaire apparaissent plutôt comme deux symptômes de contradictions profondes.

Aux racines des maux contemporains

Culture, religion, démographie, géographie, langue ou histoire nationale : inutile de lister les différences évidentes entre l’Inde et le Brésil. Des points communs existent pourtant bien entre ces deux membres des « BRICS », promis au début du siècle à un brillant avenir économique. Leur rapide croissance a pu faire oublier un temps le fossé abyssal dans la répartition des richesses. Celles-ci se trouvent extrêmement concentrées, au détriment de l’immense majorité de la population, produisant de facto des conditions d’existence radicalement différentes d’un lieu à l’autre, d’une classe à l’autre. En 2017, un classement mondial des inégalités positionnait d’ailleurs ces deux pays au même niveau : 10% de la population indienne détenait 77% de la richesse nationale, alors que 73% de la richesse générée cette année avait été acquise par le 1% des plus riches. Oxfam notait qu’au Brésil, les 5% les plus riches bénéficiaient d’un revenu équivalent au 95% restant.

De telles disparités se trouvent renforcées par un dynamisme démographique qui a mis en lumière les graves faiblesses de nombreuses infrastructures publiques (en particulier le système hospitalier public, gratuit et universel, mais vétuste). Celles-ci n’ont pas ou peu profité du récent développement économique. Au contraire même, la dépendance à l’étranger continue d’être marquante dans bien des domaines, de la défense à l’industrie pharmaceutique. Le secteur privé prend alors le relai pour les parties de la population ayant les moyens d’y accéder.

Ce contexte favorise également une accentuation des contradictions entre villes et campagnes. Il est important de noter que l’Inde comme le Brésil sont deux Etats fédéraux, fortement décentralisés. L’existence d’Etats fédérés pourrait contribuer à développer les territoires. Au contraire, les ressources se trouvent concentrées dans les métropoles, accueillant des millions de travailleurs migrants issus de l’exode rural. La question de la réforme agraire reste en suspens depuis la période coloniale dans ces deux pays. Au Brésil, le modèle latifundiaire prédomine lorsque l’on s’éloigne de la côte. Les grandes exploitations emploient des milices privées pour réprimer leur main d’œuvre, qui s’organise et occupe des terres cultivées avec des structures telles que la Ligue des paysans pauvres (LCP), débouchant aujourd’hui sur une situation explosive dans des États comme la Rondônia. Les contestataires sont régulièrement assassinés – parfois par la police. Dans la seule ville de Rio, 1 239 personnes ont été tuées par cette dernière durant l’année 2020. Soit plus que dans tous les Etats-Unis.

En Inde, ce sont les zones rurales qui concentrent les basses castes telles que les Dalits ainsi que les populations autochtones Adivasis. L’agriculture traditionnelle est bousculée dans le sillage de la « révolution verte » et la condition paysanne ne s’est guère améliorée sous les récents gouvernements. La récente révolte ayant mobilisé des millions d’indiens pauvres contre la libéralisation du marché promue par le gouvernement Modi  n’est que la dernière d’une série de soulèvements. De vastes régions reculées allant du Bengale au Kerala échappent au contrôle gouvernemental, régies par le mouvement révolutionnaire naxalite, héritier de la révolte de Naxalbari de 1967. Le déploiement de centaines de milliers de policiers et de paramilitaires et les exactions sans nombre qui en découlent entretiennent un climat de violence dans l’Inde profonde. Pour contrer ce phénomène qualifié de première menace pour la sécurité nationale, le gouvernement fédéral a aujourd’hui recours aux hélicoptères et aux drones. Il organise également des milices locales responsables de massacres réguliers de supposés rebelles – telles que la Salwa Judun, finalement démantelée en 2011. Sur les vingt dernières années, le bilan humain dépasserait les 10 000 morts.

Bolsonaro, Modi : des politiciens accidentels ?

L’arrivée au pouvoir d’hommes forts aux agendas néolibéraux et à la rhétorique nationaliste et anticommuniste n’a donc rien d’un hasard. Narendra Modi s’appuie sur un solide appareil partisan : le BJP, rassemblant une grande partie de la droite indienne jusqu’aux extrémistes hindouistes. Il s’agit d’un parti de masse chapeautant diverses structures, parmi lesquelles une aile paramilitaire, l’Organisation nationale des volontaires (RSS), revendiquant six millions de membres. Bien que multinationale, l’Inde est marquée par des épisodes de violences de masse visant les opposants politiques ou les communautés non-hindouistes. Des violences tolérées, attisées ou directement organisées par les nationalistes aujourd’hui au pouvoir.

Jair Bolsonaro semble avoir un parcours différent. Ses affiliations partisanes ont toujours été fluctuantes, et son parcours politique de trublion antisystème est souvent comparé à celui de Donald Trump. Mais la dimension multiculturelle du Brésil ne doit pas conduire à minimiser le poids de l’extrême droite dans le pays. Avant même les vingt années de dictature militaire (mise en place en 1964 avec l’appui des Etats-Unis dans le cadre de l’opération Brother Sam), ce pays voit naître le plus important mouvement fasciste des années 30 hors d’Europe : l’intégralisme brésilien, déjà à l’origine d’une tentative de coup d’Etat en 1938.

L’actuel président brésilien s’inscrit directement dans la filiation de ces périodes troublées. Appuyé sur le lobby agraire et sur l’armée, soutenu par des églises évangélistes en pleine expansion, Jair Bolsonaro a bénéficié de sa position d’outsider tout en se trouvant aujourd’hui affaibli par cette même absence de structure partisane. Son opposition radicale aux écologistes et aux paysans sans terre s’explique par l’importance de l’agrobusiness dans un gouvernement ayant ouvert la voie à une déforestation accélérée de l’Amazonie au profit des grands exploitants. Le BJP de Narendra Modi semble quant à lui bien plus solidement implanté dans la société indienne. Mais la réforme agricole ayant entrainé une contestation historique à la fin de l’année 2020 est pourtant un cadeau aux quelques entreprises dominant le secteur. Le démantèlement des marchés d’État prive les paysans pauvres d’un prix minimal pour les denrées produites, au risque de couper leurs moyens de subsistance. Jair Bolsonaro comme Narendra Modi représentent les intérêts économiques des grands exploitants agricoles. Dans les deux cas traités, ces leaders ont mobilisé un clivage politique majeur en se présentant en recours face aux précédents gouvernements de gauche réformiste, du Parti du congrès indien comme du PT brésilien. La stratégie est d’une ironie mordante : malgré la modération de ces deux grands partis qui auront finalement déçus les espoirs des classes populaires et appliqué les politiques de restructuration néolibérale, leurs adversaires les présentent comme des agents du péril rouge.

Construction d’un ennemi intérieur, hystérisation du débat public autour de thématiques identitaires, passage en force de réformes favorables aux classes dominantes accompagnées de mesures liberticides… Et, bien sûr, destruction systématique de l’environnement. Le bilan provisoire de Jair Bolsonaro comme de Narendra Modi ne diffère pas dans ses grandes lignes de celui des droites européennes. Leur travail de restructuration réactionnaire se nourrit de l’échec des sociaux-démocrates les ayant précédés. Dans le sous-continent indien comme dans de nombreux pays d’Amérique latine, l’apparition progressive d’une classe moyenne urbaine permise par leurs politiques redistributives s’est retournée contre eux : des candidats nationalistes sont parvenus à agréger un électorat hétérogène et transversal en incarnant une contestation des gouvernements antérieurs.

La pandémie de Covid-19 apparaît comme un révélateur des  faiblesses de tels dirigeants, politiciens talentueux mais piètres gestionnaires, perdant pied avec la réalité populaire en temps de crise. Cependant, le bilan humain catastrophique est également dû aux défaillances majeures de ces Etats. Les gouvernants actuels ne font qu’aggraver une situation nationale déjà singulièrement difficile. Si les défis conjoncturels pourront se résoudre avec le temps, une transformation sociale d’ampleur restera nécessaire pour traiter les problèmes structurels affectant l’Inde comme le Brésil – parmi bien d’autres pays.

Le populisme : une réaction à l’accélération libérale ?

Ces dernières années, une vague populiste met en branle le paysage politique mondial. Mais quelle est la source de ce phénomène ? Comprendre le populisme comme réaction à l’accélération moderne semble assimiler en un seul concept les différentes raisons (insécurités politique, culturelle ou économique) mises en avant pour expliquer son émergence. Le populisme est un cri d’alarme pour reprendre le contrôle d’un temps qui ne cesse de nous échapper. Et, comme nous le signalait déjà Karl Polanyi en son temps, l’absence de réponses concrètes entraînerait fatalement l’apparition de mouvements politiques explosifs. Ce même Polanyi nous encourage donc à remettre en question le principal responsable politique de cette accélération : le libéralisme.

Comment expliquer l’émergence si vigoureuse du populisme ces dernières années ? L’insécurité culturelle selon Christophe Guilluy, l’insécurité économique selon Thomas Piketty, ou encore l’insécurité politique selon Jérôme Fourquet ; les théories se contredisent peu et, en général, se complètent. Ce sentiment d’insécurité généralisé (culturelle, économique et politique) pourrait aussi être compris comme réaction à l’accélération moderne. Un concept notamment mis en avant par Harmut Rosa, ce phénomène d’accélération semble assimiler dans une seule notion toutes ces formes d’insécurité.

L’accélération comme générateur des trois insécurités principales

Insécurité économique d’abord, car la principale source d’accélération serait issue du marché fluctuant constamment. Ce rapport entre économie de marché et accélération est établi très clairement dès le Manifeste du parti communiste, écrit par Karl Marx et Friedrich Engels : « La bourgeoisie n’existe qu’à la condition de révolutionner sans cesse les instruments de travail, ce qui veut dire le mode de production, ce qui veut dire tous les rapports sociaux (…) Ce bouleversement continuel des modes de production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles, distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tout ce qui était solide et stable est ébranlé, tout ce qui était sacré profané… »

C’est donc bien la révolution constante de nos modes de production, par exemple le passage d’une économie industrielle à une économie numérique en l’espace de 30 ans, qui crée ce sentiment d’insécurité économique. L’expérience et les compétences développées pendant plusieurs décennies par un ouvrier peuvent être rendues totalement inutiles dès lors qu’une technologie plus efficace apparaît. L’homme devient une sorte de marchandise qui se périme selon les évolutions (de plus en plus rapides) de l’économie. Il est donc totalement démuni devant les lois du marché. Et il le ressent quotidiennement : la crainte de tout perdre et de se retrouver dans la rue s’accroît à mesure que le marché s’accélère.

Mais le marché ne peut pas être saisi seulement comme phénomène matériel. C’est aussi et surtout un « fait social total ». La croyance dans la fluctuation incessante via la libéralisation généralisée entraîne évidemment la production d’un fort sentiment d’insécurité culturelle. Comme nous le montre Karl Polanyi dans son ouvrage homonyme, La grande transformation de nos sociétés, accélérée par le marché, détruit les structures protectrices que sont les cultures et les religions – et cela sans contrepartie. Ainsi, la pauvreté de masse observée en Europe au XIXe siècle, mais aussi dans les territoires colonisés, est en partie explicable par la dissolution de la culture et des communautés locales. En l’espace d’une génération, des traditions multiséculaires et des langues anciennes disparaissent. Cela est particulièrement accentué par l’exode rural de masse, où des villages entiers se volatilisent. L’esprit ouvrier des XIXe et XXe siècles est une tentative désespérée de reconstruire ces réseaux ; mais voilà qu’ils s’amenuisent encore dès les années 1960. De nouveau, des villes entières changent d’économie et de profil démographique en quelques décennies. L’accélération des flux migratoires est en effet une partie intégrante de l’accélération moderne et du sentiment d’aliénation qui l’accompagne. Que ce soit pour les populations émigrées ou les classes populaires d’accueil, les structures culturelles s’affaissent très rapidement.

Enfin, l’accélération des flux économiques et des changements culturels contribue à accentuer l’insécurité politique. En effet, comment gouverner démocratiquement (et même non-démocratiquement) dans ces conditions ? Comme l’explique Rosa, la bureaucratie étatique est perçue comme l’exemple suprême de l’inefficacité et de la lenteur –relativement à notre époque et à la vitesse du marché, bien sûr, puisque l’État a souvent été un acteur d’accélération. Paradoxalement, il maintient son potentiel accélérateur, non à travers son intervention directe, mais plutôt grâce à sa non-intervention. Il accélère en dérégulant.

Ainsi, devant l’accélération moderne, l’État perd son pouvoir et sa capacité d’initiative car son administration devient de plus en plus, comme tant d’autres avant lui, périmée. Mais pour l’accélération moderne, le plus nauséeux des parasites, c’est la démocratie. Cette dernière doit suivre des protocoles fastidieux et fonctionne mieux lentement –à l’instar de la Suisse, où la démarche référendaire peut prendre plusieurs années. Les représentants sont maintenant obligés de prendre des décisions de plus en plus rapidement, compliquant la communication avec les électeurs. Au sein même des institutions, la nécessité d’être efficace crée des tensions. Ainsi nous le rappelle un ministre de La République en Marche (LREM) qui cherche à faire passer rapidement ses propositions de loi : « Pour moi, un député de la majorité ne sert à rien. Il est là pour voter, avoir une mission de temps en temps, et surtout fermer sa gueule ! ». Toutes ces tensions, entre l’État, les institutions démocratiques et enfin les électeurs, engendrent une impuissance politique généralisée. Les citoyens ne sont plus protégés par le politique.

Des réactions politiques dangereuses

C’est dans ce contexte de flux permanents que le populisme émerge. Il est une réaction à ce sentiment d’insécurité temporelle. Comme nous l’explique Zygmunt Bauman, désemparés devant ce tourbillon mondial, les peuples crient pour tenter de reprendre la main, « to take back control ». Et, selon Polanyi, plus cette accélération est incontrôlable, plus l’élastique qui essaie tant bien que mal de tenir notre société ensemble se tendra. Il finira, sans intervention, par rompre inévitablement, laissant place aux monstres politiques les plus terrifiants : en 1944, quand Polanyi écrit ce livre, c’est bien évidemment du fascisme et du nazisme dont il est question.

Aujourd’hui, le populisme s’exprime dans certains partis à travers une nostalgie identitaire, une volonté désespérée d’un retour à un « chez soi du passé » qui serait meilleur. Même s’il est important de dénoncer les formes extrêmes de cette nostalgie, il ne faut pas y répondre par l’autre extrême politique de la révolution ou du changement permanent. En effet, Hannah Arendt nous explique très bien dans Les origines du totalitarisme comment ce dernier utilise d’abord le mouvement continu pour asseoir son autorité. Si le changement est inévitable, alors mieux vaut qu’il soit engendré par moi, se dit le chef totalitaire.

La nostalgie et la révolution permanentes sont donc les deux revers d’une même médaille : une volonté pathologique de contrôle du temps dans un contexte d’accélération incessante. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer la similarité étymologique (même si l’une est grecque et l’autre latine) entre la nostalgie et la révolution. « Nostalgie » signifie, en grec ancien, un désir de retour chez soi (nostos) qui susciterait une douleur profonde (alga) ; « révolution » vient du latin revolvo, indiquant pareillement un retour, un recommencement en arrière. Nostalgie ou révolution, il s’agit d’une volonté de retour à un passé immuable, source de réconfort dans un tourbillon sans cesse en branle.

Le libéralisme : responsable politique de l’accélération moderne ?

Cependant, pour Polanyi, il n’est pas question de glorifier un centre modéré, « libéral », qui aurait trouvé le parfait milieu entre ces deux extrêmes. Au contraire, c’est bien ce libéralisme qui serait responsable de cette accélération. Primairement par son incapacité à concevoir le temps long ; car le libéral comprend le temps comme une succession d’instants qui tend naturellement vers le progrès. Comme il nous l’explique, « nulle part la philosophie libérale n’a échoué aussi nettement que dans sa compréhension du problème du changement. Animée par une foi émotionnelle en la spontanéité, l’attitude de bon sens envers le changement a été écartée au profit d’une disposition mystique à accepter les conséquences sociales de l’amélioration économique, quelles qu’elles soient. » Outre un progressisme caractéristique des Lumières, cette « foi émotionnelle en la spontanéité » peut être expliquée par un subjectivisme particulier au libéralisme, où l’individu atomisé veut être libre, sans fin (dans tous les sens du terme). Il faut donc écarter tous les obstacles à son mouvement : le libéralisme, c’est le parti du mouvement. C’est pourquoi le marché en est le complément parfait (et vice-versa) ; il cherche aussi à détruire toute entrave à son libre fonctionnement.

La décélération : une urgence

Le populisme est donc une réaction à cette accélération libérale. Pour répondre à ses aspirations, quelles solutions ? Il y a celle de Zygmunt Bauman : développer une réponse mondiale ou continentale, puisque les « espaces de flux » peuvent facilement outrepasser les « espaces de contrôle locaux ». Celle de David Djaïz qui préconise de fortifier l’État souverain : « C’est cela, la Slow démocratie : la réhabilitation des nations démocratiques dans la mondialisation, l’aménagement d’îlots de décélération face à l’accélération et à l’extension sans limite du domaine de la marchandise ». Ou même celle de François Ruffin, qui, contre la devise macroniste (accélérer, accélérer, accélérer !), souhaite soumettre le « progrès » technologique à la délibération démocratique. Quoi qu’il en soit, si nos élites veulent offrir une réponse sérieuse et honnête à la vague populiste, il est crucial que l’accélération et la décélération soient au centre de leurs préoccupations.

Les Indignés : de la rue à la coalition avec le Parti socialiste ?

Le 15 mai 2021 marque le dixième anniversaire du mouvement des Indignés en Espagne. Issu du mécontentement populaire lié à la crise financière de 2008, ce cycle de mobilisation sans précédent a secoué le paysage politique en remettant en cause le bipartisme du Parti Populaire et du Parti Socialiste. Les partis nés après le 15M se sont présentés comme des formations « anti-système » et ont revendiqué le discours populiste des Indignés. Or, suite à la démission de Pablo Iglesias et à l’émergence de Vox, un populisme de nouvelle nature semble s’affirmer. 10 ans après, que reste-t-il du mouvement des Indignés en Espagne ?

En mai 2011, le taux de chômage en Espagne atteint 20,7% des actifs, soit plus de 4 millions de personnes. Pour les plus jeunes, la situation est dramatique. Près d’un sur deux ne trouve pas d’emploi et les privilégiés qui réussissent à maintenir leurs postes voient leurs salaires diminuer. De leur côté, les plus qualifiés partent tenter leur chance en Allemagne : l’Espagne devient ainsi l’un des leaders européens de la “fuite des cerveaux”. Mais la crise économique ne touche pas uniquement les salaires et l’emploi. Elle brise également le rêve immobilier des milliers d’Espagnols qui avaient fait confiance aux prix du marché pour acheter des maisons. Endettés et sans revenu, 171 110 ménages font face à des expulsions locatives entre juillet 2008 et décembre 20121

À la crise économique s’ajoute une méfiance croissante envers le système politique bipartite. Interrogés, les Espagnols ne savent pas si le problème vient des politiciens ou du fonctionnement de la démocratie lui-même. Pourtant, le constat est partagé : les scandales de corruption touchent l’ensemble des partis. La classe politique formée par le “PPSOE”, expression rassemblant la droite du Parti Populaire (PP) et la gauche du Parti Socialiste (PSOE), “ne nous représente plus”2. Tout au long du premier semestre de 2011, les manifestations organisées par les plateformes Une Vraie Démocratie Maintenant et Jeunesse Sans Avenir se succèdent. Elles réclament la fin du bipartisme et la mise en place d’une démocratie plus représentative. Ces manifestations culminent le 15 mai 2011, lorsque plus de 50 villes espagnoles sont secouées par une vague de mobilisation inédite : le mouvement des Indignés. 

LE 15M, UN MOMENT POPULISTE CONTRE-HÉGÉMONIQUE

De Madrid à Barcelone en passant par Valence et Séville, les Indignés prennent les rues des principales villes et campent dans les places du pays. Ils s’organisent de manière horizontale, dans l’espace public et via les réseaux sociaux, en rejetant le caractère opaque et exclusif de la politique institutionnelle. Face au bipartisme, les citoyens révoltés réclament plus de transparence et de participation dans la prise de décision. Ils ne croient plus que la crise économique de 2008 soit de leur faute comme l’affirmait la campagne “Cela, on le résout tous ensemble” du Conseil Supérieur des Chambres de Commerce. En accordant des prêts bancaires sans contrôle et en dissimulant les risques de l’achat des actions, les banques apparaissent désormais comme les principales responsables de l’éclatement de la bulle immobilière. Les Indignés critiquent donc le chômage et la crise économique, mais aussi les privatisations de l’éducation et la santé, le manque de représentativité politique et les conditions d’emploi précaires. 

Ce faisant, ces “anti-système” commencent à articuler leurs différentes revendications en un seul et unique mouvement de rejet des élites politiques et économiques du pays. Leur slogan “nous ne sommes pas une marchandise dans les mains des politiciens et des banquiers” cristallise une remise en cause globale du système : il ne s’agit plus de critiquer un scandale de corruption isolé mais de rendre compte d’un dysfonctionnement politique systémique menaçant la santé démocratique de l’Espagne. C’est pourquoi, par l’occupation de l’espace publique et l’organisation populaire, les Indignés tentent de démontrer qu’une autre démocratie, une vraie démocratie, est maintenant possible. 

En ce sens, le 15M marque un point tournant en l’histoire récente de l’Espagne. Contestant le bipartisme forgé dès les premières années de la Transition, le mouvement des Indignés vide la démocratie de son sens et la resignifie. La démocratie devient le terrain d’un jeu politique d’ordre nouveau qui ne repose plus sur le clivage historique entre la droite et la gauche mais bien sur un antagonisme entre le peuple et les élites. Lors du 15M, le peuple se dresse comme l’ensemble de “la gente corriente”, les gens ordinaires, un sujet apartisan et transgénérationnel, regroupant des gens de tous âges et bords politiques. Ainsi, en opposant la richesse de certains à la précarité générale du reste, les Indignés tracent une frontière politique qui traduit ce que Chantal Mouffe appelle un “moment populiste”3

Le populisme, tel que théorisé par le philosophe argentin Ernesto Laclau, repose sur la construction d’une frontière entre nous, un peuple prétendument majoritaire, et eux, une minorité politique, économique ou sociale jouissant de privilèges. Ce peuple n’est pourtant pas réduit à la classe ouvrière, précédemment revendiquée par la gauche et le marxisme comme le “sujet de l’histoire”. Les révoltés des places espagnoles débordent les cadres de l’idéologie communiste et parviennent à rassembler des revendications hétérogènes dans un même bloc constituant. En 2011, ils ont réussit à s’imposer comme un mouvement approuvé par l’écrasante majorité de la population4. L’hégémonie politique, jusqu’alors disputée par le PP et le PSOE, est devenue un horizon de possibilités pour les Indignés, qui n’ont pas hésité pas à s’organiser en associations, collectifs et partis divers. 

En rendant obsolète et inopérant l’antagonisme entre la droite et la gauche, le 15M répond donc à une logique populiste contre-hégémonique qui réarticule les concepts clés de l’imaginaire politique espagnol dans un discours à portée populaire et progressiste. 

« En opposant la richesse de certains à la précarité générale du reste, les Indignés tracent une frontière politique qui traduit ce que Chantal Mouffe appelle un « moment populiste ». »

LES DÉBUTS DE PODEMOS, DU REJET DU BIPARTISME À LA CONFIGURATION D’UN NOUVEL ANTAGONISME   

En 2014, trois ans après l’occupation des places par les Indignés, l’Espagne traverse un moment de forte mobilisation dans les quartiers populaires et les universités. Le 15M a servi à éveiller les solidarités entre voisins et a promu la création d’assemblées s’organisant contre la touristification de masse et les expulsions locatives. Les associations, telles que la Plateforme des victimes du crédit hypothécaire, se multiplient. À l’Université Complutense de Madrid, un groupe d’intellectuels et de professeurs discutent de la possibilité d’une régénération democratique en Espagne. Dirigés par Juan Carlos Monedero et Pablo Iglesias, ces anciens Indignés sont convaincus de la nécessité de transformer la mobilisation des rues en un bouleversement institutionnel du bipartisme. Ils tentent, dès lors, de “Donner un pas en avant : convertir l’indignation en un changement politique”. Signé par plus de 300 personnes, ce slogan est le nom du manifeste qui donne naissance à Podemos le 11 mars 2014. Pablo Iglesias, professeur de Science politiques à la Complutense et présentateur du programme d’analyse politique La Tuerka, se positionne comme le chef de file du nouveau mouvement. Lors des élections européennes de 2014, il réussit à remporter de manière inattendue presque 8% des voix et arrive en quatrième position au niveau national. 

Si la volonté d’une régénération démocratique favorise ces résultats, la clé de la montée en puissance de Podemos est plus subtile. De fait, le parti cherche activement à s’éloigner du bipartisme à travers sa couleur, le violet, ou son nom, Podemos, qui fait écho au “Yes We Can” de Barack Obama. Ces éléments se démarquent du Parti Socialiste et du Parti Populaire en ce qu’ils rejettent immédiatement toute étiquette politique. “Le problème de ce pays va au-delà de l’étiquette idéologique de la gauche et la droite”, “si nous sommes capables de construire un langage émouvant et mobilisateur, de travailler avec des personnes différentes et de convertir la majorité sociale existante en une majorité politique, alors [les autres forces politiques] auront de quoi se préoccuper”, déclare Iglesias5

Or, en ne se disant “ni de droite, ni de gauche”, Podemos est loin d’être neutre ou équidistant. Les anciens Indignés se situent dans un nouvel espace politique qui n’est plus structuré autour du clivage droite-gauche mais autour de l’antagonisme entre “ceux d’en bas” et “ceux d’en haut”, le “peuple” et la “caste”. En effet, Podemos s’approprie du langage Indigné en identifiant “les élites politiques et économiques du pays” à une “caste” ayant confisqué la démocratie. Par ce biais, Iglesias remet en cause un système démocratique imaginé par les élites dans la période de la Transition espagnole6 et dont la nature se révèle plus réformiste que rupturiste. Pour Podemos, la Constitution de 1978 promulguée après la mort de Franco instaure un consensus entre les élites qui écarte le “peuple” de la prise de décision politique. La “culture de la Transition”, qui constitue des objets non problématiques et se situe dans une position accommodante par rapport aux pouvoirs politiques et économiques7, est rejetée par la formation violette. C’est pourquoi, à 40 ans de la mort du dictateur espagnol, le mouvement des Indignés représente, pour Podemos, la fin d’un cycle “transitionnel” mettant fin au bipartisme (synonyme d’accaparation et d’élitisme) et ouvrant la voie à un processus constituant, à une période de régénération démocratique. Podemos, par la reprise d’un discours populiste rejetant la caste politique, s’érige alors comme l’héritière naturelle du 15M. 

« Le mouvement des Indignés représente, pour Podemos, la fin d’un cycle « transitionnel » mettant fin au bipartisme et ouvrant la voie à un processus constituant. »

LE PODEMOS POPULISTE : REVENDICATION DE LA “PATRIE” ET DÉMOCRATISATION DE LA POLITIQUE

Sous la direction théorique d’Iñigo Errejón, politologue spécialiste de Laclau, Podemos déploie une stratégie populiste afin d’imiter la tentative des communards de “partir à l’assaut du ciel”. Outre sa couleur violette et son nom, la formation s’empare de signifiants vides facilement modulables et non assimilables à d’autres partis afin de construire une “nouvelle majorité sociale”8. Des notions telles que “patrie”, autrefois absentes du vocabulaire de la gauche, deviennent désormais courantes dans les interventions des dirigeants de Podemos : “pour nous, le sens de la patrie est fondamentalement de prendre soin de nos gens, de protéger ceux qui se sont le plus efforcés dans les années les plus dures”, affirme Errejón en 20169. Là où la droite embrasse une patrie “de soleil et de plage”, une patrie du tourisme et de la brique, Podemos revendique une patrie des travailleurs, des retraités, des mères et des précaires. Le 12 octobre 2016, Jour de l’Hispanité, Pablo Iglesias déclare : “ma patrie c’est mon peuple”10.

La stratégie populiste de Podemos sous-tend alors une volonté de politiser les citoyens et de rapprocher la politique du peuple, de reconnecter les gens ordinaires avec des enjeux qui semblent réservés à l’élite politique de l’Espagne. La volonté de démocratiser la politique est d’abord attestée par l’esthétique des députés de Podemos. L’apparence détachée d’Iglesias, sa rhétorique militante et sa longue queue, qui lui vaut le surnom de “El Coletas”, marquent bien une rupture avec l’ethos des candidats socialistes et conservateurs. Les violets proclament vouloir “faire rentrer les gens ordinaires dans les institutions”11. Cette nouvelle approche de la politique institutionnelle, plus populaire et dépouillée des codes propres au bipartisme, se traduit par la victoire des mairies du changement lors des élections municipales de 2015. 

De Madrid à Barcelone, en passant par Valence, Cadix ou Saint Jacques de Compostelle, les candidats des “confluences” violettes attirent l’attention de par leur parcours, leur manière d’être et leur façon de s’habiller. Si à Valence Joan Ribó refuse sa voiture de fonction et se déplace à vélo, à Barcelone Ada Colau est connue dans les cercles militants pour sa participation dans la Plateforme des victimes du crédit hypothécaire, une référence nationale dans la lutte pour le droit au logement. Grâce aux forums locaux ou aux consultations citoyennes, Podemos et ses alliés cherchent à prolonger la dynamique assembléiste du 15M et s’engager dans un véritable “pari municipaliste”12. Le portail “Décide Madrid”, qui permet aux citoyens de choisir comment dépenser les budgets de la mairie, reflète la volonté d’accroître l’engagement politique du “peuple”. Finie la démocratie réservée à ceux qui portent des costumes, finis les “portes tournantes” qui permettent la reproduction des élites, finis les scandales de corruption et le financement illimité de macro-projets de construction immobilière : les mairies “violettes” s’efforcent de transformer une culture administrative municipale forgée lors de la Transition en une expérience de démocratie plus participative. 

Or, peu après sa formation, Podemos abandonne la stratégie populiste et assume pleinement son virage institutionnel en un parti de gauche. En effet, l’entrée de Podemos dans les institutions suppose un changement de son discours et une recomposition de l’antagonisme qu’il avait autrefois défendu. Étant au sein des institutions, la formation violette fait désormais partie de la “caste politique” et doit se positionner progressivement dans le spectre politique traditionnel de la gauche. Podemos cesse de considérer les institutions comme un problème, les accusant d’être non représentatives ou corrompues, et affirme que le problème appartient aux politiciens eux-mêmes13. Iglesias légitime ainsi sa présence dans les institutions et, après avoir rejeté la “culture de la Transition”, il commence à la revendiquer et à mettre en valeur la Constitution. Il ne s’agit plus de renverser le système, mais de faire avec, de se situer dans celui-ci et de construire à partir des institutions. En 2019, Iglesias proclame que “la Constitution doit cesser d’être une arme pouvant être instrumentalisée en politique. Exiger que ses articles sociaux soient respectés constitue la première garantie pour protéger et amplifier les droits de notre peuple”14

« La stratégie populiste de Podemos sous-tend une volonté de politiser les citoyens et de rapprocher la politique du peuple, de reconnecter les gens ordinaires avec des enjeux qui semblent réservés à l’élite politique de l’Espagne. »

PODEMOS A-T-IL TRAHI SES PROMESSES ?

Pourtant, dans l’imaginaire collectif, Podemos a trahi ses promesses quand il est rentré dans le Parlement en ce qu’il a délaissé sa dynamique horizontale et assembliste. Lors des élections législatives de 2016, Podemos réalise une enquête interne pour identifier les causes qui ont mené à la perte d’un million de voix. Il en ressort que les militants renient le “discours social-démocrate” des dirigeants, rejettent le rapprochement au PSOE et demandent une “rhétorique plus puissante”15.  En 2017, le journal Le Monde interroge des anciens manifestants du 15M sur l’évolution de Podemos. L’ensemble des interviewés, du “cinéaste des Indignés” Stéphane Grueso à une membre d’ Une Vraie Démocratie Maintenant, déclarent que “Podemos ne nous représente plus” ou encore que “sa structure n’est pas démocratisée”, “tout parti ayant une structure verticale (…) ne peut pas être considéré comme le 15M”16. L’article, publié en pleine dispute pour la direction de Podemos entre Errejón et Iglesias, traduit le mécontentement d’une partie des militants et des classes populaires qui voient dans l’institutionnalisation de Podemos la fin de l’esprit de régénération démocratique du 15M. En 2018, les photos de la nouvelle résidence d’Iglesias, située dans l’un des quartiers les plus riches de Madrid, font le tour de l’Espagne. La médiatisation et l’indignation que suscite l’affaire obligent au leader de la formation violette à se soumettre à un référendum au sein de son parti. Cet épisode entrave définitivement la confiance des militants en Iglesias.

Toutefois, depuis la formation du gouvernement de coalition avec le PSOE en 2019, les héritiers des Indignés ont tenté de mettre en place des mesures économiques bénéficiant aux classes moyennes et populaires. L’approbation des ERTE (un dispositif d’urgence à travers lequel l’État prend en charge le salaire des employés) et du Revenu Minimum Vital figurent ainsi parmi les politiques plus populaires prises par le gouvernement. Le contexte de pandémie et les tensions entre les membres de la coalition ont pu rendre difficile le début de la législature. Or, l’action gouvernementale de Podemos est loin de la réforme structurelle souhaitée par les Indignés. Son programme est davantage réformiste que révolutionnaire et son discours, qui exigeait le renversement du système, se situe aujourd’hui dans un cadre institutionnel classique. Podemos affirme vouloir “changer la donne” à travers les institutions.

Ainsi, ce parti, né trois ans après le 15M, ne peut donc être réduit au mouvement des Indignés. Podemos hérite des Indignés un discours populiste principalement déployé lors des élections européennes de 2014 et des municipales de 2015 : le parti profite manifestement d’un moment de mobilisation inédit, avec une redéfinition des frontières politiques et un discrédit du bipartisme, pour adopter une stratégie inspirée des théories laclausiennes et gagner l’électorat déçu du bipartisme. Or, Podemos abandonne très vite le populisme afin d’affirmer son rôle dans le terrain de la gauche espagnole. Avec les divisions stratégiques entre Iglesias et Errejón, et la création de Más Madrid par ce dernier, le populisme semble aujourd’hui définitivement abandonné par la formation violette. Malgré cela, d’autres partis récemment créés se disent aussi les héritiers des Indignés. 

« le parti profite manifestement d’un moment de mobilisation inédit pour adopter une stratégie inspirée des théories laclausiennes et gagner l’électorat déçu du bipartisme. »

LA RÉAPPROPRIATION DES INDIGNADOS PAR VOX, LA NAISSANCE D’UN POPULISME DE DROITE ?

Si le moment populiste du 15M semble directement lié à Podemos, la gauche n’est pas la seule à s’être servi des théories de Laclau en Espagne. Tandis que Vox revendiquait en pleine pandémie l’héritage des Indignés, cette année la conservatrice Isabel Díaz Ayuso a adopté un discours populiste afin de remporter les élections régionales à Madrid. 

Le 20 mai 2020, lors du neuvième anniversaire du 15M, Vox a lancé une vidéo sur Youtube intitulée “15M, Nous sommes encore indignés”. La vidéo recueille le témoignage de 3 personnes ayant participé au mouvement des Indignés en 2011. Ils avouent avoir été séduits par Pablo Iglesias lors de la création de Podemos, puis avoir été profondément déçus par ses idées. L’un d’entre eux affirme ainsi que le seul parti “qui se préoccupe des gens, c’est Vox”. 

Or, si Vox est né en 2013 dans un contexte de crise du bipartisme, le parti dirigé par Santiago Abascal n’a pas obtenu de reconnaissance jusqu’en octobre 2017, lors du référendum organisé par l’exécutif catalan pour décider sur l’indépendance de la région. En effet, après la proclamation de la République catalane le 27 octobre 2017, Vox s’est présenté en tant qu’ “accusation populaire” et a acquis une dimension nationale en Espagne. C’est aux élections générales du 28 avril 2019 que Vox est entré pour la première fois au Congrès des députés avec 10,26% des voix. 

Dans sa campagne électorale, Vox fait appel à un électorat vaste composé de ces citoyens qui ne sont pas des “squatteurs”, des “manteros” (des commerçants ambulants, généralement associés à l’immigration)  ou des “féministes radicales”17.  Le parti d’extrême droite ne se limite pas aux électeurs conservateurs mais cible également les classes populaires et les électeurs de gauche. Abascal s’adresse à l’Espagne ouvrière, à l’Espagne vivant des petites et moyennes entreprises. Son slogan, qui apparaît dans la vidéo sur le 15M, est ainsi dirigé à “l’Espagne qui se lève tôt”. Pour Vox, l’Espagne est également partagée entre le peuple, associé aux gens qui se lèvent tôt pour aller travailler, et une élite, représentée par des politiciens et des riches paresseux. 

Or, le programme économique de Vox pour les élections législatives de 2019 témoigne d’une volonté de favoriser les classes les plus aisées en leur offrant des avantages fiscaux, notamment à travers une modification de de l’IRPF, l’Impôt sur le Revenu des Personnes Physiques. Toutefois, ses mesures économiques, qui ne se distinguent pas particulièrement de celles proposées par le Parti Populaire, sont quant à elles reléguées dans un second plan face à une stratégie politique axée sur le domaine culturel et éducatif. En s’opposant au mouvement féministe et à l’indépendantisme catalan, Vox s’érige contre “l’hégémonie culturelle” de la gauche et s’adresse aux partisans de la chasse, de la famille “traditionnelle” et de l’anti-avortement.

Le “moment populiste” des Indignados, qui s’était définitivement éteint avec l’abandon de la stratégie populiste par Podemos en 2016, semble renaître de la main de l’extrême droite en Espagne. Les résultats des élections régionales de mai 2021 à Madrid, avec la démission d’Iglesias et le triomphe d’une candidate conservatrice clamant le slogan “communisme ou liberté”, semblent également marquer la fin cycle, et le commencement d’un nouveau. 

Est-ce Vox, à travers son lème l’Esspagne qui se lève tôt, le post-héritier du 15M ? Ou est-ce Ayuso, tête du Parti Populaire à Madrid, la responsable d’un nouveau populisme de droite ? Ce qui est clair, c’est que les prochains mois seront décisifs pour la recomposition des droites en Espagne. 

1. Noëlle Ballo, L. (6 avril 2013). Espagne : protéger les victimes des expulsions. Le journal international. https://www.lejournalinternational.fr/Espagne-proteger-les-victimes-des-expulsions_a641.html 

2. Il s’agit du slogan du mouvement des Indignés. 

3. Mouffe, C. (10 juin 2016). Le moment populiste. El País. https://elpais.com/elpais/2016/06/06/opinion/1465228236_594864.html 

4. Errejón, I. (2015). We the People El 15-M: ¿Un populismo indignado?, An International E-Journal for Critical Geographies,14 (1), 124-156. 

5. Medina, F. (21 octobre 2014). ‘Ni de derechas, ni de izquierdas’: una proclama de Pablo Iglesias que trae incómodos. El plural. https://www.elplural.com/politica/espana/ni-de-derechas-ni-de-izquierdas-una-proclama-de-pablo-iglesias-que-trae-incomodos-ecos_37750102 

6. Franzé, J. (2016). “Podemos: ¿regeneración democrática o impugnación del orden? Transición, frontera política y democracia”, Cahiers de civilisation espagnole contemporaine. URL : http://journals.openedition.org/ccec/5988 

7. Romero Peña, Aleix. (2015). Historia de un Movimiento: El 15-M como expresión del malestar social Nómadas, vol. 46, núm. 2. https://www.redalyc.org/pdf/181/18153279004.pdf 

8. Manetto, F. (15 septembre 2014). Podemos sienta sus bases para “construir una nueva mayoría social”, El País. https://elpais.com/politica/2014/09/15/actualidad/1410767860_412956.html 

9. Gascon, D. ( 24 juin 2016). Construir la patria, El País. https://elpais.com/elpais/2016/06/22/opinion/1466611903_959073.html 

10. Pablo Iglesias diffuse la vidéo “Ma patrie c’est le peuple”. https://www.youtube.com/watch?v=SfPdzQOQU1A

11. Comme l’ecrit le propre Iglesias dans un tweet : https://twitter.com/PabloIglesias/status/664538495898095616 

12. Nom d’un ouvrage publié par l’Observatorio Metropolitano (Éditions Traficantes de Sueños, 2014). https://traficantes.net/libros/la-apuesta-municipalista 

13. Franzé (2016), op. cit. 

14. Comme déclare Iglesias https://twitter.com/pabloiglesias/status/1202919513966235648?lang=es 


15. Muñoz, M. (10 juillet 2016). Las bases de Podemos piden más 15M y un discurso menos socialdemócrata, Cuarto Poder https://www.cuartopoder.es/espana/2016/07/10/las-bases-de-podemos-piden-mas-15m-y-un-discurso-menos-socialdemocrata

16. Terrassa, R. (14 février 2017). El desencanto de los Indignados : por qué Podemos “ya no nos representa”. El Mundo https://www.elmundo.es/espana/2017/02/10/589c6d9922601dfe358b4657.html

17. Ortega, L. (10 avril 2019). Estas son las piezas audiovisuales de campaña electoral que han presentado los partidos políticos. Gràffica. https://graffica.info/piezas-audiovisuales-campana-electoral-28a/

David Cayla : « Une grande partie de la gauche est incapable de s’extraire de la pensée néolibérale »

© Manon Decremps

La crise économique, conséquence de la pandémie du Covid-19, qui touche la quasi-totalité des économies du monde, a relancé le débat quant au rôle de l’État en France. Le système néolibéral, dominant toutes les sphères de pouvoir depuis le début des années 1980, semble toucher à sa fin pour David Cayla. Le maître de conférences en économie à l’Université d’Angers, dans son ouvrage Populisme et néolibéralisme, tente de montrer en quoi les conséquences d’une gestion néolibérale de l’État et de nos économies permet l’apparition de populismes qu’il rejette. Dans cet entretien, nous avons souhaité revenir sur le rôle de l’Union européenne dans la construction du système néolibéral, les formes de populismes en action en Europe ainsi que sur l’incapacité des forces situées à gauche de proposer une alternative crédible aux idées néolibérales. Entretien réalisé par Valentin Chevallier.


LVSL – Sur l’Union européenne, vos critiques concernent principalement le marché unique et ses règles très structurantes (quatre libertés fondamentales, concurrence et forte limitation des aides d’État) plutôt que les aspects monétaires de la construction européenne et notamment l’euro comme responsable de la désindustrialisation d’une grande partie de l’Union. Il ne produirait que de manière « sous-jacente » des divergences économiques. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

David Cayla – Dans le chapitre 1 consacré à l’analyse du populisme européen, mon propos ne vise pas à critiquer telle ou telle institution européenne mais plutôt à comprendre pourquoi l’Union européenne engendre du populisme. Je pense qu’il faut en trouver la cause dans la dynamique économique, sociale et démographique.

Le continent européen se fracture. Depuis une vingtaine d’années, l’activité industrielle déserte l’Europe du Sud et les zones périphériques pour se concentrer en Allemagne et en Europe centrale. Les mouvements de population suivent les flux économiques à la recherche d’emplois plus stables et mieux rémunérés. Jusqu’en 2008, les flux migratoires allaient d’Est en Ouest ; depuis une dizaine d’année, ils suivent les investissements industriels et se concentrent en Allemagne et dans les pays limitrophes. L’Allemagne a ainsi connu un solde migratoire de plus de 4,3 millions de personnes entre 2010 et 2018, la majorité venant d’autres pays européens. De même, la Pologne et la Hongrie ont récemment retrouvé une attractivité migratoire et attirent désormais les travailleurs plus pauvres des pays baltes ou d’Ukraine.

Quelle sont les causes de ces chamboulements ? Pourquoi l’Italie et l’Espagne se désindustrialisent et perdent leur population tandis que l’Autriche, l’Allemagne et la Pologne attirent les investissements industriels ? L’explication souvent avancée est celle de la monnaie unique. Les économies italiennes et espagnoles aurait naturellement besoin d’une monnaie faible qui se dévalue régulièrement tandis que l’économie allemande aurait besoin d’une monnaie forte. La création de l’euro, parce qu’elle empêche les dévaluations, aurait donc avantagé l’Allemagne et désavantagé l’Italie.

Je trouve cette explication très insatisfaisante. Elle donne l’impression qu’il y aurait des essences économiques italienne et allemande. Par je ne sais quel atavisme qu’on ne précise jamais l’économie italienne serait incapable de survivre à une monnaie forte alors que les Allemands – parce qu’ils seraient germaniques ? – seraient plus efficaces que tous les autres peuples européens pour produire des biens à haute valeur ajoutée compatibles avec une monnaie forte.

Il me semble que si l’on veut comprendre les dynamiques industrielles du continent, il faut dépasser ces préjugés et s’intéresser aux causes profondes qui handicapent tel industriel et avantage tel autre. Pourquoi l’industrie se concentre-t-elle autour de la mer du Nord et déserte la Méditerranée ? Tout simplement parce que si on les laisse circuler librement, les capitaux s’agglomèrent spontanément dans les régions les plus denses industriellement. Les populations suivent, avec retard, les pôles d’attraction industriels. C’est une loi générale connue depuis le XIXe siècle et développée notamment par l’économiste britannique Alfred Marshall. À l’époque, il s’agissait de comprendre pourquoi l’unification économique des nations engendrait l’exode rural et le développement de grands centres urbains. La même dynamique est aujourd’hui à l’œuvre sur le continent européen unifié par le marché unique. Mais au lieu que ce soient des départements qui se désindustrialisent et se dépeuplent, ce sont à présent des pays entiers qui disparaissent lentement.

Alors pourquoi la mer du Nord et non la Méditerranée ? Pour des raisons historiques et géographiques. L’Allemagne a connu un boum industriel dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle a accumulé des infrastructures qui la rendent aujourd’hui plus efficace que les autres régions européennes. Or, avec la libre circulation du capital, les petits écarts hérités de l’histoire ne peuvent que s’approfondir. Les effets d’agglomérations permettent aux pays les plus industrialisés d’attirer les investissements industriels, tandis que les régions les plus fragiles perdent en attractivité. Ce phénomène est cumulatif.

“L’appartenance à la zone euro n’est pas significative lorsqu’on regarde les dynamiques industrielles depuis 2000.”

Pourquoi ne pas évoquer le rôle la monnaie unique ? Je l’évoque comme explication théorique complémentaire. Le problème est que cette hypothèse ne colle pas avec les observations. En tant que chercheur je suis bien forcé d’admettre ce que les données démontrent, à savoir que l’appartenance ou non à la zone euro d’un pays membre de l’Union européenne n’est pas significative lorsqu’on regarde les dynamiques industrielles depuis 2000. C’est la géographie et les effets d’agglomération engendrés par la libre circulation du capital et du travail qui fonctionne le mieux pour comprendre ce qui se passe sur le continent.

LVSL – Vous prenez en exemple le Royaume-Uni et la Suède, qui se sont fortement désindustrialisés pour dire que la monnaie n’est pas fondamentale. Mais la couronne suédoise n’est-elle pas fortement enchaînée à l’euro (règle du MCE 2 – mécanisme du taux de change européen) ? La France, fortement touchée par la désindustrialisation, est-elle donc un pays périphérique de l’Europe, loin des dynamiques industrielles théorisées par Alfred Marshall ?

D.C – Les effets de la monnaie unique ne se limitent pas au taux de change. L’euro c’est aussi une politique monétaire. Les taux d’intérêt de la banque centrale influencent le coût du capital et l’activité économique dans son ensemble. Or, pratiquer une politique monétaire uniforme au sein d’une zone euro hétérogène et en voie de divergence ne peut pas fonctionner. En préservant sa monnaie, la Banque de Suède peut mener une politique relativement autonome, même en ayant une monnaie dont le taux de change est lié à l’euro. Il faut néanmoins noter qu’elle ne tire pas un grand bénéfice de sa non appartenance à l’euro puisque sa perte d’emplois industriels est comparable, dans la durée, à celle de son voisin finlandais qui lui appartient à l’euro. Le Royaume-Uni, pour sa part, a gardé une monnaie flottante vis-à-vis de l’euro. Cela ne l’a pas empêché de se désindustrialiser au même rythme que la France durant la période 2000 – 2019. On observe néanmoins un retournement de tendance récemment puisque cela fait quelques années que le Royaume-Uni se réindustrialise contrairement à la France. Peut-être est-ce là un effet de la dévaluation de la livre ou du Brexit ? Comme souvent, il est difficile de trancher, surtout lorsqu’on n’a pas de point de comparaison.

La France est clairement devenue un pays périphérique si l’on applique le modèle de Marshall. L’activité de ses ports décroît globalement et la plupart de ses canaux de navigation ne sont pas adaptés à la circulation des péniches. Son grand fleuve structurant, la Loire, n’est pas navigable contrairement au Danube qui relie l’Autriche aux grands ports de la mer du Nord grâce aux canaux. Seule l’Alsace est directement reliée au cœur industriel du continent via le Rhin. C’est d’ailleurs la région qui s’en sort le mieux. Avec l’effondrement de l’emploi industriel, on voit aussi disparaitre du capital humain, les compétences techniques qui sont indispensables à l’activité industrielle. Les formations disparaissent ou s’adaptent au marché du travail d’une économie post-industrielle. Aujourd’hui, on fait Polytechnique pour devenir tradeur ou pour travailler dans un ministère et non pour inventer les technologies de demain. La désindustrialisation française est aussi culturelle et institutionnelle.

LVSL – Vous critiquez la « psychologisation » qui est effectuée lorsque, selon vous, on explique « la bonne gestion » des pays du Nord pour leur culture protestante face à une « culture méditerranéenne plus indolente ». Vous privilégiez une approche en termes de dynamiques économiques comme facteurs explicatifs de ces distorsions. N’estimez-vous pas au contraire que se limiter aux seuls déterminismes économiques comme finalités, occulte le caractère culturel et surtout politique des dynamiques de pouvoir dans nos sociétés ?

D.C – Ah mais oui ! C’est bien l’idée du livre. Je suis un économiste et non un spécialiste de psychologie sociale. Donc ce qui m’intéresse c’est justement de voir si une perspective économique peut utilement éclairer les évolutions sociale et politique du continent. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas des analyses complémentaires à mener à partir d’autres savoirs.

Ceci étant dit, j’évoque dans le livre les travaux du psychologue Graham Wallas, auteur de The Great Society (1914). Dans cet ouvrage, Wallas lie les dynamiques économique et psychologique et montre comment la mondialisation et l’unification économique qu’elle engendre suscite un profond mal-être social. En quelques siècles, les sociétés humaines ont dû passer du village traditionnel où tout le monde se connaît à une économie mondialisée fondée sur des rapports sociaux abstraits, ce qu’il appelle la « Grande Société ». Or, celle-ci ne peut être que profondément déstabilisante pour les populations et les institutions traditionnelles.

De même, le marxisme analyse la manière dont se constituent les classes sociales à partir de l’infrastructure économique. Les intérêts communs se transforment en intérêts collectifs et structurent les rapports de classes qui sont autant culturel que politique. On constate aujourd’hui un phénomène similaire dans certains pays européens. La Pologne, en devenant la base arrière de l’industrie allemande pourrait superposer à son identité nationale une identité de classe ouvrière.

Enfin, l’économiste et anthropologue Karl Polanyi ou le juriste Alain Supiot évoquent eux aussi les effets du marché sur l’évolution des institutions sociales et sur la transformation de notre système juridique. Les dynamiques économiques sont, là-aussi, premières, même s’il est évident que le culturel et le politique pèsent évidemment en retour sur le système économique.

Par ailleurs, dans la conférence qu’il a donné dernièrement à l’université d’Angers, Emmanuel Todd reconnait que son modèle, qui part des structures anthropologiques inconscientes pour remonter vers les dynamiques culturelles et éducatives subconscientes puis vers le niveau politique et économique conscient pourrait être vu de manière plus horizontale, avec des boucles de rétroaction qui iraient de l’économie vers l’anthropologie.

Ce que je veux dire c’est qu’il n’est pas illégitime a priori de partir de l’économie pour comprendre les dynamiques culturelles et politiques. D’autres que moi l’ont fait avec un certain succès et je m’inscris dans leur filiation. Je crois également que les transformations culturelles et politiques n’émergent pas spontanément mais pour répondre à besoins sociaux-économiques souvent invisibles aux yeux des commentateurs.

LVSL – Votre analyse du populisme retient essentiellement le caractère idéologique et droitier en prenant par exemple pour appui les travaux de Jan-Werner Müller. Pourtant, Laclau et Mouffe ont largement théorisé sur une approche discursive et progressiste du populisme. En Espagne ou d’autres forces électorales ailleurs en Europe sont loin de votre description des dirigeants populistes, qui « conçoivent leur action comme celle d’un dirigeant d’entreprise et utilisant un langage et un imaginaire issus du monde des affaires » ou étant de « grands entrepreneurs ». Pourquoi avoir fait ce choix qui semble restreindre les différents populismes ?

D.C – (Rires) Je me doutais bien que LVSL me poserait cette question ! Pourquoi ne pas évoquer les travaux de Chantal Mouffe ou d’Ernesto Laclau ? Parce que mon propos ne se place pas sur le même plan que le leur. Laclau et Mouffe s’intéressent au phénomène politique du populisme, alors que ce qui m’intéresse c’est la dynamique sociologique sous-jacente qui explique le populisme. C’est la raison pour laquelle je commence le livre par l’analyse du phénomène Raoult qui est symptomatique du populisme sociologique qui m’intéresse. Impossible de dire si les pro-Raoult sont de droite ou de gauche. Le raoultisme n’est pas politique. Ce n’est pas non plus la constitution d’un peuple conscient de lui-même. C’est simplement une réaction sociale spontanée qui répond à l’anxiété du moment et s’étend sur le terreau fertile d’une profonde défiance populaire vis-à-vis des institutions sociales et politiques.

Disons-le clairement. Pour moi le populisme n’est pas un phénomène politique, même s’il engendre des personnalités et des mouvements politiques. Ainsi, je crois que l’élection de Trump en 2016 est la conséquence d’un phénomène sociologique plus profond. C’est ce phénomène qui m’intéresse. J’évoque d’ailleurs aussi les mouvements populistes de gauche tels que Syriza ou Podemos, ou même les Gilets jaunes. Mais ce qui m’intéresse ce n’est pas de décrire et d’étudier ces mouvements mais de comprendre les conditions sociaux-économiques qui les ont fait émerger.

“Pour moi le populisme n’est pas un phénomène politique.”

Dans ce cadre de cette analyse, le rapport entre certains dirigeants populistes et le marché m’a intéressé. Mais je ne généralise absolument pas cette réflexion à tous les populismes. En réalité, j’essaie surtout de résoudre une apparente contradiction entre le fait que le néolibéralisme suscite angoisse et défiance et conduit en même temps à élire des milliardaires pro-marché. Cela ne veut pas dire que tous les mouvements populistes sont pro-marchés. Ce n’était certainement pas le cas des Gilets jaunes.

LVSL – Pour définir le néolibéralisme, vous reprenez le terme employé par Foucault de « gouvernementalité » pour montrer qu’on a plutôt affaire à un « système néolibéral ». Pouvez-vous revenir sur votre concept de « système néolibéral » en tant que doctrine politique et en quoi diffère-t-il de la pensée classique libérale qu’on associe trop souvent ?

Il est important de souligner que le néolibéralisme n’est pas une théorie économique mais bien une doctrine politique. De ce fait, elle relève de l’art de gouverner et concerne non seulement le domaine économique mais aussi l’ensemble des rapports sociaux. Cependant, définir clairement le néolibéralisme n’est pas simple car les politiques néolibérales peuvent sembler se contredire dans les mesures qu’elles proposent comme le souligne très justement Serges Audier[1]. Je parle donc d’un « système néolibéral » pour montrer qu’en dépit de certaines contradictions il existe des principes communs à toutes les doctrines néolibérales, même si les mises en oeuvre ne sont pas toujours uniformes.

On retrouve les mêmes problèmes lorsqu’on évoque le libéralisme classique qui n’est pas non plus une doctrine homogène permettant de définir clairement telle ou telle politique. Par exemple, la loi sur le voile à l’école peut tout à fait être justifiée ou combattue en invoquant les mêmes valeurs libérales, ce qui peut sembler troublant. Autrement dit, se dire « libéral » c’est affirmer certaines valeurs telles que le respect de l’individu et de sa liberté, l’importance de permettre son émancipation… mais cela ne signifie pas nécessairement adhérer à des politiques libérales du point de vue économique. John Stuart Mill le dit très clairement dans son fameux essai De la liberté (1859) « Le principe de la liberté n’[est] pas impliqué dans la doctrine du libre-échange » affirme-t-il. Du point de vue libéral, « la société a le droit de contraindre » le commerce. Aussi, Mill est favorable au libre-échange non par principe, mais parce qu’il pense que le libre-échange est une politique efficace du point de vue économique. Un libéral peut donc tout à fait être favorable au protectionnisme s’il en démontre l’efficacité. L’économiste allemand Friedrich List, qui défend une telle politique, est donc bien un auteur libéral.

Le néolibéralisme doit être distingué du libéralisme classique car il repose sur des principes totalement différents. Au cœur du néolibéralisme se trouve l’équation suivante : les marchés sont des institutions qui servent non à échanger mais surtout à créer des prix pertinents socialement et économiquement. Ce système de prix engendre des comportements cohérents entre eux et hiérarchise la valeur de chaque action et de chaque production de manière efficace. Les néolibéraux admettent néanmoins que les marchés ne sont pas des institutions naturelles et que s’ils ne sont pas régulés et encadrés juridiquement ils peuvent se mettre à dysfonctionner, produire des désordres sociaux ou engendrer des prix injustes et inefficaces. Le rôle de l’État est donc d’empêcher ces défaillances de marché et de les corriger là où elles s’installent. Lorsque l’État parvient à établir un ordre concurrentiel pertinent, les marchés fonctionnent correctement et le système produit un résultat qui permet la prospérité de tous.

On voit bien ici que, du point de vue néolibéral, et contrairement à Mill, toute restriction au commerce est contraire à ses principes fondateurs. Le libre-échange se justifie d’abord au nom de ces principes et non parce qu’il est efficace du point de vue de la prospérité économique.

LVSL – Walter Lippmann est souvent considéré comme l’un des précurseurs du néolibéralisme. Il « affirme que le laissez-faire n’est pas soutenable socialement et injustifié scientifiquement ». Mais, en puisant dans les théories évolutionnistes, Lippmann n’a-t-il pas repris, comme l’a écrit Barbara Stiegler dans Il faut s’adapter, une partie des thèses d’Herbert Spencer et du darwinisme social ? Donc, que le néolibéralisme a des convergences avec le libéralisme évolutionniste qu’il prétend rejeter ?

D.C – Le néolibéralisme s’oppose clairement au laissez-faire. C’est vrai chez Lippmann, mais aussi chez Hayek, Friedman et Eucken, pour la raison que j’ai indiquée plus haut. Du point de vue des néolibéraux le marché ne peut fonctionner s’il n’est soutenu par l’État.

Je suis d’accord avec l’idée de Barbara Stiegler selon laquelle le néolibéralisme repose sur un principe d’adaptation des sociétés aux marchés. C’est d’ailleurs précisément ce que signifie l’équation que nous avons vu plus haut. Néanmoins, il faut aussi dire clairement que Il faut s’adapter n’est pas un livre sur le néolibéralisme mais un livre sur les pensées opposées de deux auteurs que sont Water Lippmann et John Dewey. C’est donc un livre sur l’origine intellectuelle de The Good Society (1937), l’ouvrage qui a inspiré le philosophe Louis Rougier et qui a été à l’origine du colloque Walter Lippmann de 1938.

Le colloque Lippmann et The Good society ont eu une grande influence sur les auteurs néolibéraux de l’après-guerre. Le colloque a servi de modèle à Hayek pour constituer, en 1947, La Société du Mont Pèlerin qui a été l’incubateur des idées néolibérales dans la seconde moitié du XXe siècle. De même, The Good Society est cité explicitement par de nombreux auteurs néolibéraux (dont Friedmann et Hayek). Je me suis même amusé à retracer la postérité d’une métaphore de Lippmann qui définit le rôle de l’État comme celui d’un arbitre qui établit le code de la route. Elle a en effet été beaucoup reprise.

Ceci étant dit, il serait erroné de faire de Lippmann le fondateur du néolibéralisme contemporain. Lippmann n’a fait en vérité que synthétiser l’esprit du temps. Il s’inspire à la fois des travaux de l’ultra-libéral Ludwig von Mises et de ceux de Keynes (il les remercie tous deux dans la préface de l’édition américaine). De plus, l’école de Fribourg d’où émergera le néolibéralisme allemand nait en 1936, soit un an avant que le livre de Lippmann ne soit publié, avec des idées très similaires.

Lippmann est un talentueux journaliste. Il sent l’air du temps comme personne, mais ce n’est pas de sa pensée que nait le néolibéralisme. Il a juste écrit une formidable synthèse des idées proposées à son époque par ceux qui voulaient renouer avec un libéralisme réformé pour contrer les idéologies fasciste et communiste.

Enfin, pour vous répondre plus directement, je ne crois pas que le néolibéralisme puisse s’apparenter au darwinisme social de Spencer. On trouve certes un passage explicitement eugéniste dans The Good Society. Mais c’est aussi dans l’esprit du temps et cette idée ne sera reprise par personne par la suite, contrairement à la métaphore du code de la route. D’autres propositions de Lippmann connaitront le même sort, comme son attachement à une fiscalité très progressive ou son insistance à donner à l’État un rôle déterminent dans la protection de l’environnement. Bref, s’il a clairement été une source d’inspiration pour de nombreux auteurs néolibéraux, The Good Society n’est pas la bible du néolibéralisme que certains suggèrent.

LVSL – Vous écrivez que le système néolibéral, pour qu’il s’accomplisse, doit « surtout maintenir la paix sociale ». La création d’un revenu de base universel, qui n’est justifié que pour garantir « l’ordre marchand en impliquant une intervention minimale de l’État » est pourtant reprise par certains responsables politiques de gauche. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

D.C – C’est bien le problème qui est au cœur de mon livre. Une grande partie de la gauche est en réalité incapable de s’extraire de la pensée néolibérale.

La caractéristique d’une idéologie dominante est qu’elle fait passer pour évidentes des « solutions » qui n’en sont pas mais qui sont conformes à ses principes. Ainsi, dans les années 1980, l’un des grands combats de Friedman était de supprimer tous les projets de rénovation urbaine des municipalités pour confier directement l’argent de ces projets aux habitants des quartiers en question. Ce faisant, il dépossédait les élus de leurs prérogatives d’aménagement urbain au nom de la liberté individuelle. Aujourd’hui, en France, droite et gauche font à peu près la même chose lorsqu’elles privilégient la construction de logements privés grâce à de très onéreux crédits d’impôts au lieu de mettre de l’argent dans le logement social piloté par les municipalités.

“Une grande partie de la gauche est en réalité incapable de s’extraire de la pensée néolibérale.”

Toute la logique néolibérale repose sur l’idée de dépolitiser au maximum l’action des gouvernements dans l’économie en se reposant quasiment exclusivement sur l’ordre réputé spontané des marchés en concurrence. Donner de l’argent public aux entreprises ou aux ménages pour leur permettre de décider de son usage est tout à fait dans la logique néolibérale. Ainsi, Milton Friedman était un partisan d’un revenu monétaire minimal qui serait distribué sous la forme d’un impôt négatif. Selon lui, il valait beaucoup mieux donner directement de l’argent aux gens plutôt que de leur fournir un service public. En matière scolaire il militait également pour la distribution de chèques éducatifs aux familles, libre à elles d’aller ensuite inscrire leurs enfants dans l’école privée de leur choix.

En somme, le marché est la solution à tout ; l’intervention politique dans l’économie est toujours néfaste. Et si un soutien doit être apporté ce doit être sous une forme monétaire, ce qui permet de susciter une offre privée, et non sous la forme de services publics organisés collectivement.

Evidemment, toute cette belle mécanique repose sur une confiance absolue dans les mécanismes marchands, et sur l’égalité supposée des individus face au marché. Or, toutes ces croyances ne reposent sur aucun argument scientifique sérieux. Très souvent, on constate au contraire que les marchés ne sont ni justes ni neutres, ni efficaces. À l’inverse, la délibération collective des citoyens permet souvent de trouver des solutions non marchandes qui s’avèrent plus efficaces.

LVSL – Les inégalités dans le monde ont explosé depuis le début des années 1980 avec la mise en œuvre de politiques d’austérité. La perpétuelle concurrence que se livrent les États pour attirer les investisseurs est un « jeu » sans fin. Vous semblez préconiser la « limitation de la circulation globale du capital par le rétablissement des frontières » en opposition aux solutions d’une fiscalité supranationale promue par Piketty. Concrètement, comment procéderiez-vous sachant que cette solution est contraire aux traités européens et aux règles de l’OMC ?

D.C – Je pourrais vous répondre que la mise en œuvre des solutions ne relève pas de mes compétences d’économiste. Mon rôle est d’étudier la situation présente, d’en décrire la logique, les contradictions et, dans la mesure du possible, de prévoir les évolutions possibles de cette situation. Mon propos dans ce livre est de montrer les contradictions sociales et politiques que fait peser le système néolibéral lorsqu’il est mis en œuvre et qu’il ne débouche pas sur les résultats attendus.

L’échec de ces politiques nourrit le mécontentement, accentue la défiance et conduit en fin de compte à l’émergence de mouvements politiques alternatifs, idéologiquement peu structurés, qui promettent un État fort pour contrebalancer le sentiment de dépossession que vivent les populations. Si on laisse la logique actuelle poursuivre ses effets, c’est l’état de droit et la démocratie qui finiront par tomber. Dès lors, les traités internationaux deviendront caduc et les frontières économiques seront brutalement rétablies.

Je ne souhaite évidemment pas qu’un tel scénario se produise. Je suis attaché aux libertés, à la démocratie représentative et, bien entendu, à nos droits fondamentaux. Or, la déstabilisation actuelle et la perte de légitimité de nos démocraties sont très inquiétantes. Que des gens puissent sincèrement croire que le but de nos dirigeants politiques soit de tuer une partie de la population ou de détruire l’économie en sacrifiant les petits commerces, ou que les vaccins sont des poisons inventés pour enrichir les grands groupes pharmaceutiques en dit long sur l’état de défiance profond que ressent une partie de la population. Le problème est que toutes ces théories, même les plus loufoques, finissent par avoir des effets réels en légitimant les actions violentes au détriment de la délibération collective et du vote citoyen.

En fait, l’émergence des mouvements populistes illustre l’état avancé de décomposition de nos sociétés. Mon sentiment est qu’on ne créera rien de constructif en attisant ces mouvements. Une société repose sur une double confiance. Celle que doit inspirer les institutions sociales (le système politique, la presse, l’école, la justice, etc.) et celle qui doit exister spontanément entre deux personnes qui sont en relation. Aujourd’hui, ces deux formes de confiance sont menacées et je me désole qu’une partie de nos intellectuels et de nos responsables politiques entretiennent un jeu dangereux en montant les gens et les communautés les unes contre les autres et en entretenant une vision complotiste du monde. Les diatribes contre la presse, le gouvernement, les autorités de santé, les enseignants, les juges ou la police sont totalement irresponsables et nous poussent vers le chaos. Plutôt que de se draper dans une indignation facile il faut comprendre ce qui conduit certaines institutions à dysfonctionner et résoudre ces dysfonctionnements. Malheureusement, le gouvernement actuel tend davantage à cliver et à attiser les tensions qu’à rétablir la sérénité. Emmanuel Macron a une lourde responsabilité dans l’effondrement de la confiance institutionnelle que connaît la France actuellement.

“Le néolibéralisme n’a jamais été aussi proche de sa fin.”

Pardon, je me rends compte que j’ai oublié de vous répondre. Mais au fond, la réponse est évidente. Ce dont on a besoin, c’est de responsables politiques qui aient le cran de rompre clairement avec le néolibéralisme et donc, oui, avec les traités européens et un certain nombre d’autres traités commerciaux qui empêchent aujourd’hui de mener de véritables politiques alternatives. Cela passera nécessairement par une révision constitutionnelle, pourquoi pas sous la forme d’une constituante. Mais rompre avec la logique actuelle qui nous pousse vers le chaos n’est pas une fin en soi. Elle doit surtout servir un projet collectif. Inventer un monde post-néolibéral nécessite un véritable travail démocratique et intellectuel. J’espère que nous y parviendrons collectivement.

LVSL – Vous expliquez que « le temps du néolibéralisme est sur le point de s’achever ». Pourtant, on ne semble pas aller vers moins de marché mais vers davantage de soutien public au marché. L’épidémie du Covid-19 n’est-elle pas au contraire une illustration de la maturation du néolibéralisme, caractérisé par une concurrence vive entre les États, une absence de remise en cause des traités de libre-échange, une volonté de stabiliser les prix et un ordre social durement maintenu ?

Populisme et néolibéralisme aux éditions De Boeck Supérieur – 19,90€

D.C – Bien sûr, vous avez raison. Le néolibéralisme n’a jamais été aussi puissant institutionnellement dans notre pays. Mais il n’a également jamais été aussi proche de sa fin.

Nous n’en sommes qu’au tout début de la crise économique qui vient et, honnêtement, je ne crois pas qu’une gestion néolibérale de cette crise sera possible. Doit-on s’en réjouir ? Je ne sais pas. La fin du néolibéralisme peut tout autant déboucher sur le pire que sur le meilleur. Mais plus la société sera avancée dans son état de décomposition, plus le pire sera probable. Voilà l’urgence de tout repenser. Quoi qu’il en soit, l’avenir sera ce qu’on en fera.

[1] S. Audier (2012), Néo-libéralisme(s), Grasset.

Le populisme sauvera-t-il les États-Unis ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bernie_Sanders_(48608403282).jpg
Bernie Sanders ©Gage Skidmore

D’où vient ce terme de « populisme » qui semble être devenu omniprésent aux États-Unis depuis 2016 ? Utilisé avec une connotation très négative par la classe médiatique américaine pour qualifier aussi bien Donald Trump que Bernie Sanders, il semble être une étiquette fourre-tout servant à renvoyer dos à dos ces deux phénomènes politiques pourtant antagonistes. L’historien et journaliste Thomas Frank présente, dans The People, No, une brève histoire de l’antipopulisme, qu’il analyse avant tout comme un mouvement de « mépris des Américains ordinaires » de la part des élites, et se positionne en faveur d’un retour du Parti démocrate aux véritables origines populistes de la gauche américaine.


Thomas Frank est l’une des figures majeures parmi les intellectuels engagés à gauche du Parti démocrate aux États-Unis. Il est l’auteur de près d’une dizaine d’ouvrages politiques et est un contributeur régulier du Guardian et du Monde diplomatique, entre autres. Il a connu le succès en 2004 avec What’s the Matter with Kansas?[1], un ouvrage analysant la montée du populisme dans le Midwest américain. En 2016, il publie Listen, Liberal[2], un livre analysant l’abandon des classes populaires par le Parti démocrate. Ces deux ouvrages, capitaux pour comprendre la montée du trumpisme, ont été traduits en français et ont fait l’objet d’un article sur Le Vent Se Lève[3] en 2018.

Le dernier livre de Thomas Frank, paru cet été aux États-Unis, s’intitule The People, No : A Brief History of Anti-Populism (New York : Metropolitan Books, 2020). Dans ce dernier ouvrage[4] il s’interroge sur les racines du populisme aux États-Unis et surtout sur celles de l’anti populisme, idéologie revendiquée par toute une partie des classes intellectuelles libérales (au sens américain du terme, c’est-à-dire se réclamant du social-libéralisme) modérées, proches de l’establishment du parti démocrate. « Populiste » est l’adjectif le plus utilisé par les adversaires de Donald Trump pour définir le président américain et le mouvement qui l’a porté au pouvoir. « Populiste », « raciste » et « démagogue » semblent en être devenus des synonymes. Mais ce mot n’est pas employé seulement contre Trump. Bernie Sanders, lors de ses deux candidatures aux primaires du parti démocrate, en 2016 et 2020, s’est vu également affublé par la classe médiatique du terme populiste.

Aux yeux des élites libérales américaines, Trump et Sanders sont liés par un point commun : avoir été propulsés sur le devant de la scène par un mouvement populaire antiélite, fondé sur le ressentiment, les préjugés, et l’incompréhension des enjeux politiques par le peuple. L’usage du concept de populisme pour décrire ces deux phénomènes – pourtant absolument antagonistes dans leurs objectifs politiques – relève, aux yeux de Thomas Frank, d’un « pessimisme envers la souveraineté populaire et la participation démocratique » et d’un « mépris des Américains ordinaires » de la part des élites politiques et médiatiques du pays.

Ce que Thomas Frank tente de montrer dans son livre, c’est que le choix du mot « populisme » pour dénigrer les mouvements anti-establishment n’est pas dû au hasard. Cet usage relève d’une tradition de méfiance envers les mouvements populaires dans l’Histoire américaine et trouve son origine dans l’opposition à un mouvement politique de masse né dans l’Amérique de la fin du XIXe siècle.

Aux origines du populisme

Pour comprendre l’antipopulisme, il faut remonter aux sources du populisme. Thomas Frank, qui est né et a grandi au Kansas, dans le Midwest américain, est l’un des mieux placés pour parler de ses origines. Le populisme est en effet né dans ces grandes plaines agricoles situées à l’Ouest du Mississippi, au début des années 1890, à l’initiative de petits agriculteurs initialement regroupés dans un mouvement professionnel appelé la
Farmer’s Alliance. La volonté de passer du militantisme à la politique électorale donna naissance au People’s Party, le Parti populaire.

À cette époque, le paysage politique américain était déjà défini par un bipartisme marqué régionalement : les démocrates et les républicains dominaient la vie électorale et le Congrès. Le parti républicain était majoritaire au Nord et à l’Ouest du pays, alors que le parti démocrate était presque un parti unique dans le Sud. La fondation du parti populaire constituait donc en premier lieu un défi à l’hégémonie politique du parti républicain, qui dominait alors le Midwest. Rapidement, les succès du parti populaire dans le Sud menacèrent également les démocrates et firent de l’aventure populiste la dernière tentative importante de fondation d’un « troisième parti ».

Les mesures économiques prônées par les populistes avaient pour but de soumettre l’économie à la démocratie et de redonner aux gens ordinaires la souveraineté politique qui fondait le « rêve américain ».

Le mot « populisme » fut inventé par les militants de ce parti populaire. D’après l’anecdote, rapportée par Thomas Frank, il fut choisi par des membres fondateurs du parti lors d’un voyage en train à travers le Kansas, entre Kansas City et Topeka, en mai 1891. Le terme devait permettre de transcender les catégories sociales, les particularités géographiques et les divisions politiques qui prévalaient à l’époque ; l’objectif des populistes était de fonder une solidarité entre tous les « petits », ceux qui ne bénéficiaient pas du système économique.

Les demandes du parti populaire étaient simples et allaient toutes dans le même sens : la redistribution des richesses et du pouvoir. Ils exigeaient la régulation des monopoles (en particulier agricoles), la nationalisation des banques et des chemins de fer, l’instauration d’un impôt sur le revenu, et s’opposaient à l’étalon-or, qui était un instrument de contrôle de la masse monétaire. Ce programme simple permit d’attirer rapidement des travailleurs de tous les milieux professionnels du Midwest, puis des États-Unis. Les populistes, comme ils s’appelaient désormais, étaient unis par la volonté de représenter en politique, selon les mots de Thomas Frank, « les gens ordinaires » face aux élites politiques et économiques.

Les mesures économiques prônées par les populistes avaient pour but de soumettre l’économie à la démocratie et de redonner aux gens ordinaires la souveraineté politique qui fondait le « rêve américain ». La démocratie était le socle de la pensée populiste : le parti revendiquait également l’élection des sénateurs au suffrage direct[5], le suffrage des femmes, et la possibilité d’initier des référendums.

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William Jennings Bryan. (Librairie du Congrès/Domaine public).

Le parti populiste obtient rapidement un succès de masse. La crise économique qui frappe le pays en 1894 et les vagues de grèves qui s’ensuivent créent un contexte favorable à la croissance du parti. Thomas Frank rapporte ainsi comment, en 1894, la première manifestation de masse de l’histoire de l’Amérique moderne, une marche des chômeurs sur Washington, fut organisée par un populiste de l’Ohio. Le populisme commence à attirer de plus en plus de militants, y compris au sein des deux partis majoritaires.

Cette soudaine explosion de popularité rend possible l’une des plus grosses surprises de l’histoire politique américaine : dans les mois précédant l’élection présidentielle de 1896, le président sortant, Grover Cleveland, un démocrate, n’est pas reconduit par son parti. Un jeune représentant à la Chambre est nommé à sa place comme candidat du parti démocrate : William Jennings Bryan. Sa nomination est le résultat d’une mobilisation des militants démocrates du Midwest séduits par le populisme.

William Jennings Bryan est proche des populistes et partage la plupart de leurs revendications ; le parti populaire décide de soutenir également sa candidature à la présidence. Ardent opposant de l’étalon-or, Bryan défend l’intervention de l’État dans l’économie contre les monopoles. Il tient de sa foi évangéliste une forte croyance en la vertu du commun et la démocratie radicale. Sa nomination par le parti démocrate fait naître un véritable vent de panique parmi les élites politiques, intellectuelles et économiques des États-Unis, qui se mobilisent presque unanimement contre lui. Presque tous les journaux dénoncent son programme : on accuse ses partisans d’être des ignares cherchant à détruire l’économie par bêtise ou jalousie. Thomas Frank reproduit dans les livres des caricatures de l’époque dépeignant les populistes comme des brutes, des brigands et des anarchistes.

William Jennings Bryan est finalement battu. Il se représente en 1900 et en 1908 mais ne conquière jamais la Maison Blanche. Si le parti populaire ne se remet pas de cet échec, son héritage persiste. D’après Thomas Frank, il a laissé une empreinte encore plus forte chez ses adversaires que chez ses partisans ; l’antipopulisme qui s’est manifesté avec force contre William Jennings Bryan est, encore aujourd’hui, le modèle duquel s’inspire le mépris des élites américaines pour le peuple.

Les élites contre la démocratie

Le terme de populisme revêt une connotation presque unanimement négative depuis la disparition du People’s Party. Même Franklin D. Roosevelt et son successeur Harry Truman, qui mirent en place une partie importante du programme des populistes, ne se réclamaient jamais de ce nom. Les historiens du XXe siècle, en premier lieu Richard Hofstadter, décrivait le parti populaire comme un parti raciste et anti-immigrants. Thomas Frank démontre dans The People, No qu’il s’agit d’une fausse représentation. En réalité, il n’existait pas de consensus parmi eux sur l’immigration. De manière générale, les populistes s’opposaient à la ségrégation institutionnalisée dans le Sud des États-Unis et plusieurs d’entre eux militaient activement pour une ouverture des frontières, à l’inverse des élites blanches qui soutenaient la ségrégation. Martin Luther King, prit d’ailleurs le parti populaire comme exemple de coopération entre travailleurs Blancs et Noirs lors du mouvement pour les droits civiques, qui s’inspirait de la marche sur Washington de 1894.

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William Jennings Bryan caricaturé en immigrant italien. Caricature publiée dans Judge Magazine, 15 août 1896. © Thomas Frank

Frank va plus loin en montrant que les attaques racistes étaient plutôt mobilisées contre les populistes que par eux, comme le montrent les caricatures de William Jennings Bryan, qui l’assimilent aux immigrants italiens, poignardant une allégorie du « crédit américain ». La dénonciation du populisme aujourd’hui est peut-être un peu plus subtile, mais le sentiment général reste le même : les mouvements politiques qui s’opposent à la vision des « experts » libéraux sur l’économie sont accusés d’être anti-intellectuels et d’être des mouvements de foule dénués de réflexion. Ce que Thomas Frank souligne avec inquiétude est que cette vision est aujourd’hui devenue celle du parti démocrate, du moins de son establishment.

Les démocrates américains ont fondé leurs grands succès du XXe siècle, de Roosevelt à Kennedy, sur l’image du « parti du peuple ». Pourtant, selon Frank, depuis les années 1970, ils sont progressivement devenus le parti des élites diplômées, un changement qui s’est concrétisé par la présidence de Bill Clinton. Dans leur politique comme dans leurs discours, les démocrates représentent aujourd’hui les catégories les plus éduquées de la population : la « classe professionnelle » comme l’appelle Thomas Frank, qui détaille cet argument dans Pourquoi les riches votent à gauche. Aujourd’hui, le premier facteur de prédiction du vote démocrate est le diplôme. En se faisant les champions de la dérégulation économique, en devenant le parti des diplômés et des experts contre les travailleurs dont l’emploi était délocalisé, les démocrates se sont éloignés de leurs racines populistes, et ont progressivement adopté le discours des antipopulistes.

Plutôt que de développer une réflexion sur le rôle des technocrates dans la situation politique du pays, de la guerre en Irak à la crise de 2008, les démocrates ont préféré dénoncer celles et ceux qui critiquaient l’establishment. Il s’agit, si l’on prend un exemple récent, des électeurs de Donald Trump, aussi bien que les supporters de Bernie Sanders. Sanders est d’ailleurs souvent qualifié par les médias de « Trump de gauche » pour son discours contre la politique économique de Barack Obama. Avec l’ascension de Trump, les élites diplômées ont déserté en masse le parti républicain : des bastions historiques de la droite, comme le comté d’Orange en Californie (contenant les banlieues les plus aisées de Los Angeles), ont voté pour Hillary Clinton après des décennies de domination par le parti de Reagan.

Ce n’est pas l’ignorance du peuple qui a mené Donald Trump à la Maison Blanche, mais le système politique américain.

La raison principale derrière la migration de cet électorat, pour Thomas Frank, est l’attitude face au populisme. Là où les démocrates se réclament des experts, les républicains cooptent la rhétorique du populisme américain originel en le vidant de sa substance historique et politique. Donald Trump prétend défendre les gens ordinaires tout en faisant voter des baisses d’impôts mirobolantes pour les milliardaires et les grandes entreprises. Un non sens qui n’a de succès qu’à cause du retournement des démocrates, qui tournent le dos au peuple alors qu’ils se réclament de ses intérêts.

Au lieu de tirer la sonnette d’alarme, l’élection de Trump semble avoir conforté l’establishment démocrate dans ses décisions. Aux yeux de ces élus, 2016 a montré que le peuple votait mal et qu’il n’était pas apte à exercer le pouvoir, ni même à évaluer ses dirigeants. Ironie : Donald Trump a pu accéder au pouvoir spécifiquement grâce à un système conçu pour permettre aux élites de contenir les mouvements politiques de masse,le Collège électoral. Ce n’est pas l’ignorance du peuple qui a mené Donald Trump à la Maison Blanche, mais le système politique américain.

Cela n’empêche pas les élites libérales d’utiliser Trump pour remettre en cause la légitimité de la souveraineté populaire. Thomas Frank parle « d’utopie du reproche » (utopia of scolding) : plutôt que chercher à reconquérir les classes populaires perdues par les démocrates, l’establishment préfère les dépeindre comme des imbéciles. Thomas Frank renvoie à une caricature parue dans le très intellectuel New Yorker, montrant les passagers d’un avion critiquer les « pilotes méprisants » et déclarer qu’ils devraient piloter l’appareil à leur place. Ce sentiment est symptomatique de l’incompréhension des élites intellectuelles envers les mouvements populaires : il est inconcevable que les gens ordinaires puissent avoir des griefs légitimes contre le système et ses experts. Ceux-ci sont insoupçonnables et la volonté populaire de remettre en cause leur légitimité est un signe d’arrogance et de bêtise.

Selon Thomas Frank, le populisme serait la réponse naturelle des Américains face à « la ploutocratie et la hiérarchie », l’expression de leur attirance naturelle envers la démocratie et l’égalité.

Le tableau dressé par Thomas Frank n’est cependant pas entièrement noir. La campagne de Bernie Sanders, quoique battu, constitue un retour aux vraies origines du populisme pour la première fois depuis les années Carter. Sanders a compris les enjeux de la souveraineté populaire et de la démocratie économique et tout comme il a permis l’ascension d’une nouvelle génération de militants et d’élus, comme Alexandria Ocasio-Cortez, qui partagent cette vision. Leur force réside dans leur capacité à bâtir une coalition de travailleurs décidé à réformer l’économie pour abattre les divisions identitaires et raciales qui ont si souvent morcelé les mouvements populaires aux États-Unis.

Le populisme, écrit Thomas Frank, est une affaire d’optimisme contre le pessimisme : il s’agit d’être « optimiste envers le peuple, les possibilités politiques, et envers l’Amérique ». Selon lui, le populisme serait la réponse naturelle des Américains face à « la ploutocratie et la hiérarchie », l’expression de leur attirance naturelle envers la démocratie et l’égalité. Le parti démocrate doit urgemment en prendre conscience et proposer une solution aux classes populaires qui font face à l’injustice du système, ou d’autres le feront.

Thomas Frank conclut son ouvrage sur une question qui définit l’enjeu auquel font face les démocrates : « pour qui l’Amérique existe-t-elle ? » Est-ce pour les milliardaires et les GAFAM ? Le peuple ne servirait-il qu’à servir la croissance infinie de l’économie ? Ou au contraire, la démocratie implique-t-elle que l’économie et les experts doivent servir les gens ordinaires ?

 

Lire l’entretien qu’a accordé Thomas Frank au Vent se lève en 2018 : https://lvsl.fr/entretien-avec-thomas-frank/

[1] Traduction française : Pourquoi les pauvres votent à droite ? (Agone, 2008).

[2] Traduction française : Pourquoi les riches votent à gauche ? (Agone, 2018).

[3] https://lvsl.fr/mais-pourquoi-les-riches-votent-ils-a-gauche/.

[4] https://tcfrank.com/product/the-people-no/.

[5] Avant l’adoption du XVIIe amendement de la Constitution des États-Unis, en 1913, les sénateurs étaient désignés par la législature des États.

Les « partis populistes » existent-ils ?

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Jean-Luc Mélenchon en meeting à Toulouse, le 16 avril 2017. © MathieuMD

Peu de qualificatifs politiques sont aujourd’hui d’usage aussi courant et pourtant aussi clivants que celui de populiste. Ce terme est communément employé pour désigner les partis contestataires européens, non seulement dans le champ médiatique mais également dans divers travaux scientifiques. Pourtant, peut-on réellement parler de « partis populistes » ?


Dans les travaux scientifiques, l’usage du terme « populiste » vise à classifier l’offre partisane contemporaine contestant le bipartisme jusqu’alors dominant[1]. Le populisme est interprété par des politiques, des chercheurs ou des éditorialistes de premier plan comme une menace latente, renvoyant à une acceptation formelle des principes démocratiques pour mieux les subvertir – c’est à dire un style politique, symptôme d’une « maladie sénile » des démocraties. Ce style se fonderait sur l’émotion, jouant sur l’irrationalité des citoyens pour diviser artificiellement et cyniquement la société à son avantage, ce qui conduirait en retour à une simplification caricaturale du débat public.

Cette grande peur des démocrates est en réalité antérieure aux débats contemporains sur l’acceptation du populisme. Le juriste et politiste allemand Otto Kirchheimer développe dès 1966 la notion de « catch-all party », ou parti attrape-tout, qui dépasserait ainsi les intérêts particuliers des groupes sociaux. On retrouve dans ses œuvres une anxiété quant au délitement supposé des systèmes démocratiques occidentaux, délitement marqué par la disparition des oppositions constructives réduisant la politique à une simple gestion de l’appareil étatique. L’émergence du parti attrape-tout en serait un symptôme : celui-ci tenterait de construire une majorité électorale hétérogène en agrégeant les demandes de vastes parties du corps électoral.

« La compétition électorale pousse tout parti souhaitant remporter un scrutin majoritaire à élargir sa base électorale en s’appuyant sur des thèmes et des clivages mobilisateurs, donc transversaux. »

Ces réflexions nous renvoient au débat entourant la notion de populisme et doivent nous pousser à questionner l’utilité analytique de catégories trop englobantes. Puisque le modèle du parti attrape-tout devient assez large pour recouvrir la plupart des partis contemporains, malgré leurs différences idéologiques, organisationnelles ou sociologiques, est-il encore utile de recourir à cette catégorie ? Dans le champ partisan français, quel candidat à l’élection présidentielle de 2017 ne s’est pas présenté comme « antisystème » ? La compétition électorale pousse tout parti souhaitant remporter un scrutin majoritaire à élargir sa base électorale en s’appuyant sur des thèmes et des clivages mobilisateurs, donc transversaux. Cette cynique rationalité, qui avait hier constitué un plafond de verre indépassable pour des forces se revendiquant d’une population ou d’une classe sociale particulière, semble aujourd’hui admise par les partis émergents.

Étiqueter pour disqualifier la contestation

L’étiquette de populiste constitue pourtant toujours une accusation, un anathème disqualifiant, rejetant hors du champ de la représentation légitime des outsiders menaçants. Ces derniers semblent avoir pour seul point commun de contester l’hégémonie du personnel politique installé (l’establishment) ainsi que la tendance au bipartisme jusqu’ici dominante dans nombre de pays sud-européens. La délégitimation d’un personnel politique incapable de répondre aux aspirations montantes de différents secteurs de la société dans ces pays a effectivement ouvert une fenêtre d’opportunité pour divers outsiders. Ceux-ci disposent au départ de ressources extrêmement limitées, les poussant à privilégier la forme d’un mouvement en vue des échéances électorales stratégiques. Ces structures couplent une relative flexibilité organisationnelle à une importante concentration du pouvoir. La vie interne est alors marquée par la démocratie de l’action : l’autonomie maximale est privilégiée à chaque échelon, la direction comme la base entretenant un rapport vertical réduisant les lenteurs d’appareil et la formation de baronnies locales – mais limitant également drastiquement les leviers de contrôle des dirigeants par les adhérents. L’existence d’une personnalité charismatique incarnant le projet politique est due à la forte personnalisation des démocraties représentatives (poussée à son paroxysme dans le cas français), tout en renforçant en retour ce phénomène.

Si de tels acteurs politiques sont susceptibles d’être individuellement qualifiés par leurs adversaires de populistes, qu’ils se défendent de cette étiquette ou la revendiquent, la question de l’existence de partis populistes issus de la gauche radicale européenne reste posée. Questionner la valeur scientifique de cette catégorie partisane implique un bref retour aux origines sémantiques du populisme, tant ce terme a pu recouvrir des réalités diverses.

Métamorphoses historiques du populisme

Le terme français de populisme apparaît pour la première fois en 1912 dans La Russie moderne de Grégoire Alexinsky pour traduire l’idéologie des narodniki russes. Hormis les phénomènes plus anciens tels que le boulangisme du XIXème siècle, l’exemple le plus connu d’un populisme dans l’histoire française contemporaine reste sans doute le poujadisme, représentant l’archétype d’un populisme marqué à droite. Ce mouvement apparu en 1953 et disparu avec la quatrième République mobilise autour de la question fiscale petits commerçants, agriculteurs et artisans, en ciblant principalement les grandes entreprises et l’interventionnisme étatique : les « gros », les « profiteurs » et le « système ».

Les définitions du terme au cours du siècle suivant sont innombrables. Si l’on s’en réfère à l’ouvrage Twenty-First Century Populism de Daniele Albertazzi et Duncan McDonnell, il s’agirait d’une idéologie opposant « un peuple vertueux et homogène à un ensemble d’élites et autres groupes d’intérêts particuliers de la société, accusé de priver (ou tenter de priver) le peuple souverain de ses droits, de ses biens, de son identité, et de sa liberté d’expression »[2].

« Peu de politiciens s’identifient comme populistes. Ceux qui le font commencent généralement par redéfinir le terme d’une manière plus proche de l’usage populaire de démocratie que de populisme. »

Cette définition est intéressante à deux égards. Son caractère large met en lumière le flou sémantique entourant le terme, généralement employé de manière péjorative pour désigner un style politique sapant les principes démocratiques, voire les rejetant. D’autre part, cette définition fait référence à la notion de souveraineté – et plus largement à une opposition structurante entre un peuple souverain et des élites illégitimes, ou bien entre la démocratie et le populisme, l’interprétation du phénomène dépendant de la position des acteurs. Les affects touchant à ce débat sémantique doivent donc être neutralisés autant que possible pour pouvoir évaluer ce phénomène.

Le terme de populisme, tout comme ses traductions en anglais, italien ou espagnol, constitue dans son usage dominant une catégorie dépréciative regroupant divers mouvements et partis tentant de remettre en cause les rapports de force existants au sein d’un champ partisan, en appelant pour cela à la légitimité populaire. Nous retrouvons bien sûr cette dimension péjorative dans le terme démagogue, dont populiste est souvent le synonyme malheureux. Il s’agit pour des acteurs occupant le centre du champ politique (en termes de légitimité) de délégitimer leurs adversaires en leur accolant l’épithète de populistes. Comme le rappelle Cas Mudde, « il n’y a virtuellement aucun politicien qui n’ait été qualifié de populiste à un moment ou à un autre. […] Peu de politiciens s’identifient comme populistes. Ceux qui le font commencent généralement par redéfinir le terme d’une manière plus proche de l’usage populaire de démocratie que de populisme. »

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Populisme et démagogie sont souvent employés comme synonymes. © Johnhain

Nous appellerons donc ici populistes des acteurs construisant une stratégie d’accession au pouvoir en mobilisant le peuple – peuple construit comme sujet politique, opposé à une partie minoritaire de la population occupant une position dominante illégitime. Il s’agit donc d’opérer une distinction entre le « nous » et le « eux » en articulant divers clivages sociaux. Cette stratégie est interprétée par divers leaders charismatiques pouvant appeler à la mobilisation des électeurs pour régénérer la politique. Le populisme peut donc être conçu comme une stratégie ou, a minima, un style, une dynamique politique prenant corps durant une séquence particulière appelée moment populiste.

Le « retournement du stigmate » : quand la gauche radicale se réapproprie le populisme

Si l’on pense aux partis de gauche radicale contemporains et situés en Europe, il est frappant de constater que la plupart, sinon tous, ont pu être qualifiés de partis populistes. Cette catégorie, originellement employée pour désigner des forces situées à la droite radicale ou à l’extrême droite de l’échiquier, voit aujourd’hui son usage être étendu à des partis bien différents. La rhétorique consistant à amalgamer les positions extérieures au consensus dominant et remettant en cause la tendance au bipartisme – la fameuse théorie du « fer à cheval » – est bien connue. Il est alors utile de s’intéresser à l’émergence de forces partisanes adoptant une stratégie populiste tout en étant situées à gauche, et de questionner en retour la validité d’un tel modèle globalisant, celui du « parti populiste ».

“L’adoption d’éléments issus des penseurs du « populisme de gauche » a conduit en retour à un vif rejet de ces forces par les acteurs traditionnels de la gauche socialiste ou marxiste, considérant le populisme comme chauvin et interclassiste.”

La majorité des travaux scientifiques récents traitant de ces partis évite d’en proposer une typologie comme de les ranger dans l’une des nombreuses catégories partisanes préexistantes. Il est vrai que la nouveauté de tels « objets politiques non identifiés » et leur rapide évolution rend l’évaluation de leurs caractéristiques difficile. Nombre d’auteurs s’y intéressant admettent qu’ils relèvent idéologiquement de la gauche radicale, mais ils sont surtout décrits comme des « partis populistes ». La radicalité de gauche associée au spectre du populisme constitue un sujet récurrent dans le champ médiatique européen. Sans que les analyses et comparaisons proposées ne soient solidement étayées, ce discours finit par imposer l’usage de ces catégories qui deviennent autant de termes de référence cadrant le débat autour des alternatives politiques émergentes.

Cependant, si la gauche radicale peut constituer un repère pour situer ces partis dans le champ des idées politiques, ce critère est insuffisant pour prétendre les classer et donc les comprendre. En effet, leur fondation récente, leurs transformations ainsi que l’existence de courants concurrents s’exprimant en leur sein invitent à rejeter toute prétention à l’homogénéité.

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Chantal Mouffe, théoricienne du populisme de gauche. © Columbia GSAPP

S’agit-il pour autant de « partis populistes » ? On sait que les droites européennes entretiennent un rapport complexe au populisme ; à gauche, la revendication de ce terme constitue cependant une innovation historique. Le terme de rupture serait plus exact tant l’adoption d’éléments issus des penseurs du « populisme de gauche » a conduit en retour à un vif rejet de ces forces par les acteurs traditionnels de la gauche socialiste ou marxiste, considérant le populisme comme chauvin et interclassiste.

Ces réticences ont cependant été dépassées en raison de la nécessaire recherche d’appuis internationaux susceptibles de rompre l’isolement menaçant les partis émergents contestant les politiques d’austérité européennes. Cette nécessité contribue à une rapide transnationalisation des théories, des méthodes et des modes d’organisation, comme en témoigne l’histoire récente de Syriza – parti représentant le « navire amiral » de la gauche radicale européenne à partir du début des années 2010.

Syriza : de l’opposition radicale à l’exercice du pouvoir

À l’origine, Syriza est une coalition électorale d’organisations de gauche et d’extrême gauche aux origines diverses : eurocommunisme, trotskisme, mouvements citoyens… Lancée en 2004 avec des résultats inégaux, Syriza se transforme en parti à part entière en 2012, un an après le grand mouvement d’occupation des places grecques traduisant la profonde colère de la population durement touchée par la crise économique. Ce mouvement inspiré de l’exemple espagnol du 15-M pousse la gauche radicale grecque à se repenser. Le fait qu’elle parvienne à structurer des forces hétérogènes, alors qu’en France le Front de Gauche ne parvient pas à dépasser l’addition de forces partisanes aux stratégies divergentes, témoigne de la prise en compte des enjeux du moment.

Cependant, le rapide développement électoral de Syriza entraîne, à partir de 2012, une évolution structurelle majeure. La politologue Lamprini Rori l’analyse en ces termes : « Parti à vocation majoritaire depuis juin 2012, Syriza a été incontestablement le grand bénéficiaire de la crise financière. […]. La marche de Syriza vers le pouvoir a été ponctuée de mutations organisationnelles conformes aux exigences institutionnelles : lors du congrès de juillet 2013, Syriza devint un parti unifié avec Alexis Tsipras comme président. »

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Alexis Tsipras. ©www.kremlin.ru

La conquête puis l’exercice du pouvoir à partir de 2015 a pour conséquence de transformer l’équilibre des forces internes au parti. D’une coalition de forces disparates, Syriza se transforme en parti fortement centralisé, regroupé autour de l’équipe dirigeante. Celle-ci est constituée des membres du gouvernement et des députés et est dirigée par Alexis Tsipras, figure charismatique du parti. Le départ de nombreux cadres suite au référendum de 2015 couplé à la professionnalisation de l’activité des membres permanents, tournée vers l’action parlementaire, participent de cette dynamique réduisant l’appareil du parti et concentrant le pouvoir.

Syriza n’est donc jamais devenu un grand parti de masse. Les conséquences de l’installation au gouvernement et des choix opérés alors le placent sur une trajectoire imprévue. Ces phénomènes sont attentivement étudiés par les partenaires européens de la gauche grecque et en premier lieu par Podemos, parti connaissant alors une rapide progression dans les urnes, ce qui ne l’empêche toutefois pas de reproduire certains travers du parti grec. La politologue Héloïse Nez souligne ainsi : « L’ambiguïté d’un mouvement politique qui s’inscrit dans la lignée d’un mouvement social prétendant mettre la politique à la portée de tous les citoyens, mais qui tend à reproduire, dans son organisation interne comme dans certains de ses discours (surtout à l’échelle nationale), le schéma traditionnel selon lequel la politique serait avant tout une affaire d’experts ».

La France Insoumise quant à elle s’inscrit dans l’héritage de Podemos, tentant d’importer de ce côté des Pyrénées certaines de ses recettes gagnantes. Elle ambitionne de devenir une machine de guerre électorale rompant avec les impasses des gauches françaises, tirant les leçons tant de l’échec du Front de gauche que des succès des nouvelles forces contestataires européennes. Celles-ci poussent les insoumis à structurer leur projet autour d’une direction charismatique rassemblée derrière Jean-Luc Mélenchon et s’appuyant sur un grand nombre d’adhérents pouvant inscrire leur militantisme dans divers groupes d’appui locaux[3].

Quelles leçons pour les nouveaux partis contestataires ?

Le modèle choisi est marqué par de fortes ambiguïtés. L’horizontalité et la démocratie directe sont promues, mais la bonne marche de la structure partisane se fonde sur une démocratie de l’action laissant de facto une grande liberté à la direction. À Podemos, une série de dispositifs innovants agissent comme autant de « concessions procédurales » et permettent de compenser la dépossession ressentie par les militants[4]. Malgré tout, l’important turn-over de la base confirme la difficulté qu’ont ces forces à fidéliser tant la clientèle électorale que la base active, c’est-à-dire les personnes cherchant à s’engager dans le mouvement. Ainsi, si Podemos revendique 433 132 membres inscrits après trois années d’existence, seule une infime minorité milite activement : un cadre barcelonais les estime à 30 000 à la fin de l’année 2016.

“Les ressources disponibles étant très réduites, les outsiders souhaitant participer activement au jeu électoral doivent activer leurs réseaux et innover sur le plan de la communication pour faire émerger puis populariser une alternative politique.”

L’adoption d’une forme « mouvementiste » constitue effectivement un trait distinctif des nouvelles formations politiques, bien qu’il doive être relativisé. Il s’agit toujours de partis au sens wébérien, centrés sur la conquête électorale du pouvoir. Leur structure comme leur représentation se calquent sur celles des mouvements sociaux, dans la continuité desquels ils se placent. L’adhésion n’implique plus la socialisation politique. Adhérer à Podemos ou à La France insoumise constitue un acte aussi peu engageant que la signature d’une pétition humanitaire. Il s’agit alors d’un geste de soutien témoignant d’une adhésion « post-it », pour reprendre les termes du sociologue Jacques Ion. Cette structuration dans laquelle une petite équipe dirigeante réunie autour d’une figure charismatique concentre les attributions et entretient un lien direct avec une masse d’adhérents peu structurés et faiblement idéologisés ne se résume pas à la gauche radicale, tant elle peut s’appliquer au Mouvement 5 étoiles italien (M5S) ou à La République en marche.

S’agit-il cependant d’un choix conscient ou d’une nécessité, dictée par les ressources disponibles ? Ces dernières sont effectivement très réduites : les outsiders souhaitant participer activement au jeu électoral doivent activer leurs réseaux et innover sur le plan de la communication pour faire émerger puis populariser une alternative politique[5]. Leurs moyens financiers et humains limités (faute notamment de représentation électorale préalable – les élus participant largement au financement des formations politiques) ne leur permettent pas de déployer un appareil national de permanents et de cadres locaux. De plus, même après plusieurs années d’existence, leur stabilité financière n’est pas facilement assurée. Alors que les dons et cotisations constituent des apports minoritaires, les ressources liées aux postes d’élus sont importantes mais extrêmement fluctuantes, sensibles aux reculs dans les urnes.

Occuper le centre, s’inscrire dans un moment favorable

Participer aux élections ne constitue donc pas une simple « tactique tribunitienne » contestataire. Il s’agit d’une nécessité vitale inscrite au cœur de la stratégie de ces partis, orientée vers la conquête rapide du pouvoir institutionnel permettant l’acquisition de ressources et leur concentration autour de l’activité parlementaire. Notons que les différents modes de scrutin en vigueur semblent peu déterminants dans la structuration de ces partis. Bien que les coalitions de gouvernement se construisent différemment selon la part de représentation proportionnelle existante, le mode de scrutin semble avoir plus d’impact sur les tactiques électorales à court terme que sur la stratégie de long cours. Podemos est ainsi plus proche de la France insoumise, se développant dans un pays où l’élection reine procède d’un scrutin majoritaire à deux tours, que de Syriza, quand bien même la Grèce et l’Espagne partagent un mode de scrutin proportionnel laissant plus d’espace aux acteurs électoraux minoritaires[6].

La stratégie réunissant ces partis est bien celle du « populisme de gauche » visant à construire et représenter le peuple (et non une communauté ou une classe sociale) en tant que sujet politique. Contre l’hégémonie des dominants, ces partis proposent la construction d’une contre-hégémonie en structurant le débat public autour de nouveaux clivages, le principal opposant le haut et le bas de la société[7]. Pour réellement devenir opérante, cette stratégie doit cependant s’inscrire dans un moment populiste, c’est-à-dire une fenêtre d’opportunité favorable, une séquence politique durant laquelle le gouvernement est fragilisé et les représentants du pouvoir institutionnel particulièrement délégitimés.

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Manifestation des Gilets jaunes à Lyon. © ev.

L’exemple le plus frappant et le plus récent d’un tel moment en France est la crise des Gilets jaunes qui a débuté en novembre 2018. Elle apparaît comme une conséquence de la désaffection populaire vis-à-vis des corps intermédiaires ainsi que de la recomposition du champ partisan français amorcée lors de l’élection présidentielle de 2017 et balayant le bipartisme traditionnel. Dans le cas espagnol, le mouvement du 15-M, massivement soutenu par l’opinion publique, a eu un rôle similaire – malgré des caractéristiques très différentes tant en termes de répertoire d’action mobilisé que de composition sociale. Dans les deux cas, comme dans le mouvement des places grecques, les médias, partis et syndicats traditionnels sont rejetés et les demandes s’articulent autour des notions transversales de démocratie, de justice sociale, de renouvellement du personnel politique et de souveraineté.

L’efficience d’une telle stratégie populiste dépend donc largement de la capacité des acteurs l’incarnant à comprendre l’évolution de la situation politique et à s’insérer dans ce moment populiste favorable au passage d’une contestation de rue à une dynamique électorale contestataire. Une grande flexibilité tactique est requise pour maximiser les gains électoraux futurs[8]. Cette nécessité favorise en retour le choix d’une organisation rationalisée, verticale et centralisée.

Quelle organisation pour quelle stratégie ?

Ainsi, la stratégie populiste de gauche propose une rupture nette avec les expériences passées, tant de la gauche libérale que de l’extrême gauche marginale. Sur le plan symbolique, cette rupture se traduit par l’emploi de signifiants flottants – des symboles non-idéologisés en dispute, tels que le drapeau national, le cercle de Podemos, la lettre grecque phi des insoumis ou encore des couleurs neutres – pouvant être investis d’un sens politique par le parti et articulés par le leader charismatique.

“Les force partisanes émergentes décident au contraire de développer un cadre de pensée et de mobilisation plus transversal, visant à agglomérer les demandes frustrées des exclus au sens large pour régénérer la démocratie.”

Les principaux penseurs du « populisme de gauche », Ernesto Laclau et surtout Chantal Mouffe, considèrent que la lutte des classes ne constitue plus, à elle seule, un paradigme permettant de transformer la société. L’époque serait celle de la multiplicité des luttes (sociales, environnementales, féministes, antiracistes, etc.) et leur stratégie consiste à les articuler autour d’un projet d’approfondissement de la démocratie – sa radicalisation – marquée par le pluralisme agonistique : c’est-à-dire l’opposition constructive entre deux adversaires politiques opposés acceptant un cadre institutionnel commun[9]. Selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, « toute politique démocratique radicale doit éviter les deux extrêmes que sont le mythe totalitaire de la cité idéale, et le pragmatisme positiviste des réformistes sans projet ». Relevons l’ironie d’une telle valorisation du conflit et de la mise en avant de l’opposition constructive de vues divergentes, autrement dit de l’agonisme permettant « d’approfondir la démocratie », à rebours des accusations formulées à partir des travaux d’Otto Kirchheimer et s’inquiétant de la disparition des clivages en politique.

La conquête du pouvoir s’opère par les urnes, en investissant le cadre institutionnel existant par la formation d’une majorité sociale capable de porter un projet de transformation au pouvoir. Cette définition implique d’abandonner la rigidité idéologique des partis issus du mouvement ouvrier. Celle-ci postulait que le parti assumait d’être minoritaire sur le temps long, comme le PCF français et d’autres partis dits antisystèmes remplissant théoriquement la fonction tribunitienne de représentation d’un secteur spécifique de la population. Les force partisanes émergentes décident au contraire de développer un cadre de pensée et de mobilisation plus transversal, visant à agglomérer les demandes frustrées des exclus au sens large pour régénérer la démocratie.

Déployer une telle stratégie implique un certain nombre de prérequis organisationnels. Si le modèle du « parti de masse », au sens où l’entend le juriste et politologue Maurice Duverger, apparaît aujourd’hui dépassé, les forces partisanes émergentes doivent pourtant trouver un équilibre entre la mobilisation massive des adhérents et l’efficacité électorale maximale. À ce titre, Syriza (à partir de 2012) puis, par la suite, Podemos et La France insoumise, se caractérisent par une direction charismatique et technique s’appuyant sur un paradigme divergeant de la lutte des classes pour rassembler le socle électoral susceptible de les porter au pouvoir. Comme dans le cas exemplaire du M5S italien, la construction de ces partis est bien sûr déterminée par de fortes contraintes initiales, en particulier par la faiblesse des ressources disponibles mentionnée précédemment. Celles à disposition – réseaux antérieurs, compétences techniques de l’équipe dirigeante, capital symbolique propre au leader et à certaines figures publiques de second plan – sont donc rationalisées et concentrées dans les mains de la direction. Celle-ci est également dépositaire de la « marque » du parti, donnant son aval aux groupes locaux comme aux candidats souhaitant employer son nom et son logo. La construction de la structure est quant à elle marquée par une dynamique verticale, top down, s’éloignant du discours mouvementiste prônant une construction « par le bas » et un mode de fonctionnement horizontal.

Le flou volontaire entourant les attributions des responsables durant la phase de structuration du parti ou les limites des dispositifs de démocratie directe mis en place ne doivent pas pousser à minorer l’importance et la complexité de la structuration interne. Ces partis ont pour ambition d’incarner un modèle exemplaire, marqué par l’horizontalité et la transparence. Cela constitue une caractéristique saillante poussant à multiplier les mécanismes de votation et les espaces de discussion, dans une recherche continuelle d’exemplarité et d’innovation.

De la contestation artisanale à la politique professionnelle

La professionnalisation croissante de la direction lui permet de centraliser la quasi-totalité des compétences liées à la mise en place de la ligne politique et légitime ces attributions. Cette équipe est également en charge, au jour le jour, de la conception et de l’interprétation d’un ensemble de symboles et de concepts politiques. Les évolutions de la situation politique nécessitent des ajustements permanents effectués par des techniciens-conseillers œuvrant en coulisse pour préparer le terrain aux figures médiatiquement exposées. Ainsi, la construction du discours de ces partis, de même que ses inflexions stratégiques dans le cadre de la course au pouvoir, résultent du travail collectif de l’équipe dirigeante et non du génie d’un leader prométhéen, pas plus que d’une élaboration collective par les adhérents anonymes participant aux votations. De tels partis se différencient alors du « parti attrape-tout » d’Otto Kirchheimer, concept qui s’appliquerait plus justement au M5S italien[10].

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Alexis Tsipras en compagnie de Katja Kipping, co-présidente du parti allemand de gauche radicale Die Linke. ©Martin Heinlein

Une double dynamique anime donc ces nouveaux venus. D’une part, les frontières du militantisme se trouvent atténuées pour valoriser la fluidité et la spontanéité de l’engagement, répondant ainsi à une demande croissante d’horizontalité. D’autre part, l’efficacité électorale de l’entreprise partisane est maximisée grâce à la verticalité de la structure qui permet de centraliser la prise de décision.

Les difficultés rencontrées par Syriza dès lors qu’il accède au pouvoir illustrent la fragilité inhérente à un tel modèle partisan. À la suite du référendum grec du 5 juillet 2015, la négociation (qui fut un échec) sur les mesures d’austérité imposées par la Troïka affaiblit fortement le prestige personnel d’Alexis Tsipras. En allant contre les croyances et les normes portées jusqu’ici par le parti, la dimension charismatique du leadership est affectée, entraînant un contrecoup difficile à surmonter – puisqu’il semble compliqué de remplacer Alexis Tsipras. Les dissensions au sein de la direction de Podemos, culminant avec le départ d’Iñigo Errejon en janvier 2019, ou encore les tensions qui ont pu apparaître au sein de La France Insoumise, constituent un autre exemple des fragilités associées à la personnalisation du projet politique. La sauvegarde de l’authenticité du leader et l’organisation éventuelle de sa succession restent donc des défis importants.

Des objets politiques non-identifiés ?

Au regard de leurs caractéristiques communes, l’émergence de tels partis questionne les catégories partisanes existantes jusqu’alors. Ni authentiques mouvements, ni partis de masse achevés, ni réellement partis « attrape-tout », ces promoteurs d’un renouveau de la politique contestataire témoignent de la vitalité des aspirations au changement de cap en Europe. Leur simple existence s’inscrit dans un cadre temporel bien spécifique et pousse leurs concurrents à réévaluer leur propre rapport au politique.

Nous avons choisi de restreindre ce panorama aux acteurs rattachés à la gauche radicale, rompant avec les références traditionnelles de la gauche socialiste ou communiste au profit d’une stratégie dite populiste de gauche. Pourtant, cette stratégie contre-hégémonique d’outsiders n’est pas propre à un courant politique particulier. Si le concept de parti populiste est aussi utilisé pour désigner des partis tels que le Rassemblement national (dont le dirigeant historique, Jean-Marie Le Pen, provient du poujadisme), il faut alors questionner sa scientificité, c’est-à-dire se demander s’il s’agit d’une réalité objective et non seulement d’une étiquette revendiquée. Le qualificatif de populiste semble opérant lorsqu’il est directement revendiqué par les acteurs, désignant alors la stratégie accompagnant un projet contre-hégémonique, et non lorsqu’il est utilisé comme catégorie analytique permettant de nommer ces nouvelles formes partisanes.

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Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos. © Ahora Madrid, Felix Moreno Palomero

Partant de là, l’étiquette de « parti populiste » ne peut être une catégorie analytique susceptible de décrire un phénomène contemporain. Le parti populiste reste un concept creux, d’usage politique ou médiatique courant mais sans valeur explicative probante pour décrire l’offre politique contemporaine. Ernesto Laclau, Chantal Mouffe et les personnes adhérant à leurs conceptions défendent la nécessité d’une stratégie populiste tenant compte du contexte socio-économique, de la démonétisation des étiquettes et symboles des gauches européennes traditionnelles, conduisant ces dernières dans une impasse, comme des succès des gauches latino-américaines au XXème et XXIeme siècle. Leur populisme est une stratégie visant à « construire le peuple », soit une majorité sociale et électorale, autour de thématiques transversales et d’attributs positifs constituant cette identité populaire : l’honnêteté, la modestie, le goût du travail, le courage etc.

Ainsi, l’étiquette de populiste devient pour Sandra Laugier et Albert Ogien « une qualification qui appartient exclusivement à la langue des professionnels de la politique […]. Elle y remplit très généralement une fonction d’accusation, de disqualification ou d’insulte permettant de stigmatiser une manière inacceptable de pratiquer l’activité politique. […] Bien sûr, rien d’interdit à celui qui est affublé de l’étiquette de « populiste » de retourner le stigmate à son avantage, en revendiquant fièrement le qualificatif dont les accusateurs pensent qu’il discrédite celui qui en est frappé ». Cet usage d’un mot si communément employé comme anathème permet d’inverser l’accusation pour neutraliser les critiques et de rendre positif la référence au peuple, impliquant une rupture nette avec une vision dominante et technocratique de la politique : « Vous nous accusez d’être populistes, nous sommes effectivement avec le peuple ».

Dans cette perspective, tenter de distinguer artificiellement un populisme de gauche « inclusif » d’un populisme de droite « exclusif » semble peu pertinent : il n’est pas question d’une objectivation savante des idées politiques, mais de stratégies discursives cherchant à délégitimer un adversaire en le reléguant hors du champ légitime, ou bien à occuper un espace politique en se présentant comme le représentant des préoccupations populaires, opposé à l’establishment, aux élites.

“L’usage du terme en dit peu sur la réalité d’une menace latente mais beaucoup sur les préconceptions de ceux qui l’emploient comme un anathème quant aux formes légitimes de la politique dans les démocraties parlementaires représentatives.”

Aujourd’hui, ces stratégies deviennent elles-mêmes transversales. Des acteurs politiques installés, des insiders, s’en saisissent progressivement pour renforcer leur propre position tout en neutralisant leurs adversaires. L’étude de La République en marche révèle d’importantes et surprenantes similarités structurelles avec les partis contestataires émergents. Comme le note Rémi Lefebvre, « [La République en marche et la France insoumise] cherchent à concilier horizontalité participative et efficacité décisionnelle loin des formes traditionnelles de la démocratie partisane ». Emmanuel Macron, pourfendeur du populisme durant la campagne présidentielle, n’a-t-il pas affirmé lui-même devant un parterre de maires : « nous sommes de vrais populistes, nous sommes avec le peuple, tous les jours » ?

Les emplois concurrents du terme de populiste révèlent ainsi un ensemble de luttes au sein du champ politique. Le populisme ne peut nullement être résumé à un type de parti, pas plus qu’à une position idéologique. Il s’agit aujourd’hui d’une stratégie employée par un nombre croissant d’acteurs politiques et non pas d’une catégorie partisane. L’usage du terme en dit peu sur la réalité d’une menace latente mais beaucoup sur les préconceptions de ceux qui l’emploient comme un anathème quant aux formes légitimes de la politique dans les démocraties parlementaires représentatives.

[1] Dans les cas français, espagnol et grec, les partis socialistes tendent à se repositionner à gauche une fois revenus dans l’opposition. Les reculs électoraux majeurs du Pasok jusqu’en 2015 puis du PS en 2017 pourraient cependant leur porter un coup fatal hypothéquant leur capacité à gouverner seuls. Quant au PSOE, son ancrage militant dans des régions telles que l’Andalousie constitue une force lui permettant de résister aux périodes de reflux en se réorientant sur des enjeux locaux.

[2] Cas Mudde considère que le populisme est une thin ideology (idéologie mince) se résumant à une opposition sociale manichéenne entre une élite corrompue et un peuple pur et faisant appel à la « volonté générale » du second contre la première. Les formes contemporaines de populisme évoquées ici amènent plutôt à parler d’une stratégie désidéologisée.

[3] Contrairement aux partis de masse traditionnels, la formation de nouvelles élites à partir des masses populaires n’est pas systématisée dans les nouvelles structures : la formation des cadres, typique des premiers, est remplacée par la cooptation d’un personnel politique déjà professionnalisé, doté d’une expertise sectorielle ou d’une expérience militante antérieure et pouvant être réinvestie.

[4] Le rapport de légitimation et de contrôle entre la base et la direction passe par une série de dispositifs, certains novateurs comme les mécanismes numériques de participation et de vote, d’autres plus classiques – tels des primaires semi-ouvertes et des rencontres plénières sur le modèle des congrès de parti. Ces derniers peuvent être complétés par divers outils plus expérimentaux renforçant le rôle clé de la direction, comme le tirage au sort des adhérents assistant aux conventions de La France insoumise.

[5] En termes bourdieusiens, le capital social (réseaux d’interconnaissances dans le champ politique comme médiatique) et symbolique (en l’occurence, charisme personnel) sont les ressources les plus importantes à disposition.

[6] Podemos et Syriza envisagent différemment la question des alliances nécessaires à la constitution d’un gouvernement, faute de majorité absolue. Syriza réalise une coalition anti-mémorandum avec la droite souverainiste de l’ANEL dès le 25 janvier 2015. Podemos hésite entre rallier le PSOE et obtenir des ministères régaliens ou renforcer ses liens avec la Gauche unie (c’est cette seconde option qui est d’abord privilégiée dans le cadre de la coalition Unidos Podemos à partir de mai 2016, sans succès, avant la composition d’un gouvernement Podemos-PSOE à la suite des élections anticipées de novembre 2019).

[7] Les thématiques mobilisées sont cependant transversales sans être nécessairement consensuelles. Pensons à la réhabilitation de figures républicaines dans les discours de Podemos, à la revendication d’une sixième République par La France insoumise ou à la défense du mariage pour personnes du même sexe par Syriza dans une Grèce encore marquée par les valeurs orthodoxes traditionnelles. De tels marqueurs renforcent d’ailleurs le positionnement de ces partis dans le champ de la gauche radicale.

[8] À ce titre, il apparaît que La France insoumise a été la grande perdante du mouvement des Gilets jaunes : apparaissant comme un parti parmi les autres et recentrant son discours sur la gauche urbaine lors des élections européennes, elle n’est pas parvenue à incarner les aspirations d’un mouvement pourtant en phase avec ses principales lignes programmatiques. Pire, les scrutins suivants confirment la débâcle électorale des insoumis.

[9] L’agonisme diffère de l’antagonisme qui correspond à l’affrontement de deux ennemis, dont l’objectif est de détruire l’autre.

[10] Quoique faisant l’objet de vives critiques, le M5S italien de l’ex-humoriste Beppe Grillo constitue une figure quasiment idéale-typique du renouveau partisan à l’œuvre en Europe. Sa structure minimale et personnifiée à l’extrême, l’adoubement de ses représentants, ses outils de démocratie numérique, son système d’adhésion et de participation comme sa flexibilité tactique en font un précurseur sur bien des plans. Cependant, les grands axes de son contenu programmatique, de même que sa composition sociologique le distinguent nettement des autres partis évoqués dans cet article.

N’enterrons pas le populisme de gauche

Pablo Iglesias à Madrid en 2015. © Ahora Madrid

Les revers essuyés par les partis de gauche à travers l’Europe ont conduit nombre de commentateurs à déclarer que le « moment populiste de gauche » ouvert par la crise financière de 2008 était terminé. Mais un rebond est possible et les stratégies populistes restent un outil essentiel pour mobiliser les masses. Article originel de Giorgos Venizelos et Yannis Stavrakakis pour Jacobin, traduit et édité par Mathieu Taybi et William Bouchardon.


Après la capitulation de Syriza en Grèce, les compromis de Podemos en Espagne et la défaite du Labour de Jeremy Corbyn en décembre 2019, le scepticisme semble être de mise dans les cercles de gauche quant à la viabilité du populisme comme stratégie politique. Des débats qui rappellent ceux à propos de l’Amérique latine il y a quelques années, à mesure que des administrations de droite remplaçaient les gouvernements populistes de gauche de la « vague rose » des années 2000. 

Souvent, ce scepticisme mène à l’affirmation que le moment populiste est désormais terminé pour la gauche. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui, naguère favorables à la stratégie populiste, doutent de son efficacité, allant parfois jusqu’à préconiser un retour à la pureté des stratégies de lutte des classes. Dans un récent numéro consacré au populisme de gauche, Jacobin évoquait la « fugace et cruelle expérience du populisme de gauche, qui est maintenant au point mort » en Europe. La version italienne de ce numéro titrait même « Où est passé le populisme ? ». 

Bien que conscients des limites du populisme, nous devons examiner de plus près cette affirmation d’échec. Les déclarations de ce genre trahissent souvent une logique linéaire et déterministe, qui semble ignorer la fluidité de la sphère politique et la réactivation régulière de cycles d’antagonisme politique. Pensons par exemple à l’Argentine, où la gauche populiste est revenue au pouvoir en 2019 après quatre ans d’absence. Ou plus largement à l’Amérique latine, un continent qui semble vivre un autre « moment populiste ». Nous estimons que ces cycles de déclin et de réactivation sont inscrits dans la lutte politique elle-même, ce qui implique de ne pas tirer de conclusions hâtives.

Le populisme condamné au déclin ?

Le lien entre la gauche et le populisme n’a rien de neuf. Mais le populisme de gauche a resurgi après la crise financière de 2008, à la faveur d’un exaspération sociale et du mécontentement et de la désillusion vis-à-vis de la politique. A ce titre, les mouvements d’occupation de places publiques en Espagne ou en Grèce et le mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis ont marqué un tournant politique dans la dernière décennie. Alors que les éditorialistes européens associent couramment le populisme à une politique réactionnaire, au nationalisme et à la démagogie, ces mouvements mettaient en avant des demandes de démocratie, d’égalité, de dignité et de justice économique. Autant d’éléments à contre-courant des valeurs dominantes, auxquels les experts ont réagi avec perplexité. En traduisant d’une certaine façon l’héritage du mouvement altermondialiste dans l’arène électorale, ces mouvements ont ouvert des discussions sur la réorganisation et la réorientation de la stratégie de gauche. Au fond, ils ont remis au cœur du débat la question du parti et de la façon de gouverner.

Ces expériences populistes avaient recours à une nouvelle grammaire politique, dont la logique d’articulation et la symbolique se centraient sur « le peuple » et étaient marquées par un profond anti-élitisme, tandis que les références aux classes sociales, typiques de la gauche traditionnelle, étaient reléguées au second plan.

Dans les années qui suivirent, on vit de nombreuses tentatives visant à sortir la gauche de son impasse chronique (amplement illustrée par les événements de 1989 et de 1968). Certains soulevèrent la question de la participation et travaillèrent sur les formes digitales d’organisation, de communication et de démocratie. Si bon nombre défendaient des structures prenant la forme d’un mouvement, d’autres préféraient une organisation hiérarchique ou une forme hybride. Certains poussaient à un discours plus radical, d’autres à une rhétorique plus modérée. Au fond cette collection d’expériences politiques s’avère protéiforme tant les organisations internes ont souvent peu en commun, et cette diversité est d’autant plus forte si on y inclut l’Amérique latine. Mais de façon générale, ces expériences populistes avaient recours à une nouvelle grammaire politique, dont la logique d’articulation et la symbolique se centraient sur « le peuple » et étaient marquées par un profond anti-élitisme, tandis que les références aux classes sociales, typiques de la gauche traditionnelle, étaient reléguées au second plan.

Mais tout ne s’est pas passé comme prévu. En Espagne, Podemos nous offre un exemple-type d’un populisme de gauche qui cherchait à « restaurer la souveraineté populaire » en prenant le « contrôle de l’État ». Après d’âpres conflits au sein de sa direction et de multiples tentatives de former des coalitions avec des forces précédemment considérées comme faisant partie de l’establishment – et alors que des adversaires populistes de droite gagnaient en puissance – Podemos a perdu la plupart de sa crédibilité. Son engagement institutionnel a été accompagné de revers cinglants, et sa dynamique électorale s’est brisée – même si Podemos a réussi à conclure un accord avec les sociaux-démocrates du PSOE pour former un gouvernement autour d’un agenda de réformes sociales.

De même, en France, la popularité de Jean-Luc Mélenchon s’est estompée. Alors que la France Insoumise avait amassé un fort soutien populaire, ce qui en avait fait la première force de la gauche française, ses messages contradictoires, ses positions ambiguës (par exemple, sur l’Europe) et la personnalité souvent erratique de son leader ont rendu son positionnement politique illisible. Autant d’éléments qui ont cassé la dynamique électorale de la France Insoumise depuis son apogée à l’élection présidentielle de 2017.

L’exemple le plus prometteur du populisme de gauche radicale était Syriza en Grèce, dont l’histoire est bien connue. Syriza émerge à la suite d’un nouveau cycle de mobilisations populaires après 2008 qui exigeaient l’annulation des politiques néolibérales et voulaient disposer du pouvoir de l’Etat. Les enjeux étaient considérables, tout comme les promesses faites par Alexis Tsipras et les espoirs que les gens plaçaient en lui. Mais quelques mois seulement après sa prise de fonction, sans levier d’action dans les négociations avec les créanciers internationaux, Syriza dut signer un sévère plan d’austérité. Bientôt, l’histoire de Syriza fut décrite en de tout autres termes, évocateurs du goût amer laissé aux Grecs et à la gauche internationale : « capitulation », « échec » et même « trahison ».

Aux élections de juillet 2019, la droite grecque a repris le pouvoir. Nous voilà ainsi confrontés au retour de l’establishment. Cependant, il faut noter que le score obtenu par Syriza n’est pas très loin de celui qui lui fit accéder au pouvoir.

Certes, Syriza a tenté, à travers quelques politiques publiques, de sauvegarder ou d’étendre légèrement les derniers bastions de droits sociaux des plus marginalisés, mais le parti a clairement échoué à tenir ses promesses. Après tout, il s’était construit en promettant de restaurer les conditions de vie d’avant-crise des classes populaires et, surtout, autour de l’annulation de la dette grecque et des mesures d’austérité. C’est sur ce point que se centrent les critiques de Syriza, et par extension de la stratégie populiste de gauche. Pour autant, la vraie question est de savoir si c’est au populisme de Syriza qu’il faut imputer les raisons de son échec. Il en est de même concernant Podemos et Corbyn. Cette assertion semble fondée sur l’hypothèse selon laquelle « la bonne recette pour la gauche, c’est plus de stratégie de lutte des classes et moins de populisme ». Bien sûr, on ne peut nier que le dernier cycle de populisme de gauche (dans les urnes) n’a pas produit les résultats escomptés. Mais est-ce que l’échec de Syriza peut résumer l’échec des stratégies populistes en général ? Selon nous, il faut avant tout distinguer, au moins dans l’analyse, stratégie populiste et contenu idéologique.

Clarifications sur le populisme de gauche

Evidemment, une telle analyse se heurte aux définitions conflictuelles du populisme. Mais ne nous laissons pas embourber dans ces débats académiques souvent réducteurs. Ce que nous voulons souligner, c’est la dimension stratégique du populisme. La stratégie populiste construit performativement un puissant sujet collectif populaire : une majorité démocratique construite à travers l’action politique, et non préexistante. Ce processus inclut diverses luttes et demandes, au nom d’un « peuple » qu’il s’agit de construire et non au nom d’un « peuple » déjà existant. Bien sûr, une telle stratégie n’offre en soit aucune garantie de succès, et d’autres facteurs ont leur importance pour déterminer ce qu’il en adviendra, surtout après l’entrée au gouvernement. 

Dans des sociétés marquées par de multiples divisions, inégalités et polarisations, le populisme consiste donc en une pratique discursive qui vise à créer des liens entre les exclus et les dominés, afin qu’ils retrouvent du pouvoir dans leurs luttes contre ces exclusions. Ces discours sont articulés autour du « peuple » comme sujet politique central demandant son intégration dans la communauté politique, afin de restaurer la dignité et l’égalité, ainsi que d’honorer la promesse d’une « souveraineté populaire ». 

La stratégie populiste construit performativement un puissant sujet collectif populaire : une majorité démocratique construite à travers l’action politique, et non préexistante.

Ainsi, la centralité du « peuple » est le premier critère permettant d’identifier un discours populiste. Par ailleurs, le populisme a recours, pour créer un peuple au pouvoir politique fort à partir de mouvements et d’activités très hétérogènes, à une représentation dichotomique et antagoniste du champ sociopolitique. Celui-ci est divisé entre « Nous » et « Eux », « le peuple » et « la classe politique », les « 99 % » contre les « 1 % ». En cela, le refus de l’élitisme constitue le second critère d’une identification rigoureuse du populisme. 

Et c’est tout. Pas plus, pas moins. 

Une telle stratégie peut s’avérer efficace, et de nombreux exemples historiques le prouvent. Mais elle ne fournit ni garantie de succès de mise en place d’une politique publique, ni renversement éternel de l’équilibre des antagonismes politiques. 

En effet, il faut nous détourner de tout présupposé essentialiste sur le populisme, et plutôt se concentrer sur ses opérations stratégiques. Si l’on déconstruit la critique de gauche du populisme (fondée sur les rapports entre classes), deux courants se distinguent. Premièrement, pour certains, le populisme échouerait car il serait intrinsèquement réformiste, son refus de rentrer en conflit ouvert avec le capitalisme finissant tôt ou tard par montrer ses limites. Pour certains, c’est ainsi que l’on pourrait résumer la récente expérience du populisme de gauche en Europe. On peut cependant se demander à quelle autre option, supposément victorieuse, cette stratégie est comparée.

Deuxièmement, la critique de gauche du populisme suggère que le moment populiste pour la gauche est définitivement dépassé. Une affirmation problématique car elle se fonde sur une essence téléologique du populisme et de l’histoire en général. Mais il est important de se concentrer sur les dynamiques performatives du populisme, présentes dans sa fonction mobilisatrice, plutôt que dans une essence programmatique idéalisée. Abordons ces problèmes un par un. 

Il est vrai que les populistes de gauche européens n’ont pas réussi à tenir la plupart de leurs promesses anti-néolibérales. Il est également vrai qu’ils ont subi de profondes transformations suite à leur institutionnalisation. Mais nous considérons que ce résultat n’est pas dû au populisme, mais bien aux éléments « de gauche » des expériences récentes.

Le populisme de gauche n’entraîne pas nécessairement le réformisme. Il s’agit plutôt d’une des façons dont un programme de gauche, quel que soit son degré de radicalité, peut former des coalitions, articuler des demandes et mobiliser des soutiens, afin de construire une identité collective prenant une forme capable d’ébranler le statu quo au sein des systèmes représentatifs. En ce sens, tout projet communiste, socialiste, social-démocrate ou d’extrême-gauche peut être populiste. Par exemple, un programme de gauche autour de la redistribution des richesses, de la gratuité de la santé gratuite et de l’éducation peut formuler ces demandes d’une manière populiste, c’est-à-dire en mettant en avant la souveraineté populaire (et non la souveraineté d’une classe sociale ou de la nation toute entière).

Ainsi, la déception des espoirs incarnés par Syriza n’a rien à voir avec le fait que ce parti utilisait une stratégie populiste, mais plutôt avec l’abandon progressif par ce parti de sa promesse de rupture nette avec le néolibéralisme. En fait, sans une stratégie de mobilisation populiste, Syriza et Podemos n’auraient même pas été en position d’honorer ou de trahir leurs engagements électoraux, tout comme Bernie Sanders n’aurait pas réussi à populariser son programme social-démocrate aux États-Unis. Nous n’aurions tout simplement pas entendu parler d’eux.

Les critiques du populisme émanant des puristes de gauche se trompent sur un autre point : elles considèrent que le moment populiste est terminé. Certes, la situation de 2020 diffère grandement du cycle de protestation proto-populiste de 2010-2012 (c’est-à-dire les mouvements du 15M, d’Occupy Wall Street et de la place Syntagma, ndlr) et de la phase de poussée électorale de partis populistes les années suivantes. Au vu de leurs performances électorales, ces derniers semblent désormais être sur la défensive, tandis que le populiste réactionnaire de la droite se porte bien. On pourrait donc considérer que la fenêtre d’opportunité populiste s’est refermée. Mais ce serait oublier que cette vague populiste n’est pas sortie de nulle part, comme un cheveu sur la soupe. Cette capacité à canaliser les frustrations et à offrir un espoir à des millions de personnes peut tout à fait resurgir. C’est précisément ce qu’il s’est passé en Argentine. Mais tout cela ne doit rien au hasard.

Anti-populisme et élitisme

On oppose souvent le populisme à une pratique de la politique fondée sur le conflit de classes, qui serait nécessairement anti-populiste. L’anti-populisme est devenu manifeste après 2008, à travers la dénonciation des mouvements des places demandant la « souveraineté populaire » et la « vraie démocratie » et a atteint son paroxysme avec le référendum du Brexit et l’élection de Donald Trump. Durant cette période, tout ce qui n’était pas apprécié en politique était taxé de populiste.

Si l’anti-populisme émane couramment d’une perspective libérale ou d’extrême-centre, des courants de gauche emploient le même régime discursif (par exemple certains communistes orthodoxes, pour qui « le peuple » n’est pas une notion suffisamment conscientisée historiquement pour mener une lutte politique, et les progressistes cosmopolites des métropoles qui n’apprécient pas cette référence au « peuple »). Bien qu’il existe des différences idéologiques fondamentales entre libéraux et militants de gauche, ces deux groupes partagent un rejet du populisme aux logiques très similaires. 

Pour les libéraux, le marché, les institutions ou les technocrates sauront toujours faire mieux que le « peuple ». Pour les anti-populistes de gauche, c’est la classe sociale et son avant-garde qui jouent ce rôle.

Ces deux formes d’anti-populisme partagent de manière inhérente un certain élitisme, fondé sur la supériorité supposée de leurs méthodes d’action politique. Pour les libéraux, le marché, les institutions ou les technocrates sauront toujours faire mieux que le « peuple ». Pour les anti-populistes de gauche, c’est la classe sociale et son avant-garde qui jouent ce rôle. Dans ces deux cas cependant, le « peuple » ou la « plèbe » est vu comme une masse amorphe dont le règne est illégitime, que ce soit pour cause d’incapacité technique ou de sous-développement de sa conscience politique. Cette hiérarchie est le cœur de l’élitisme inhérent à toutes les formes d’anti-populisme. Dans le premier cas, il est fondé sur le niveau d’éducation et d’expérience d’une aristocratie jugée “supérieure” au peuple ; dans le second, c’est le matérialisme historique qui est considéré comme supérieur, tant épistémologiquement que politiquement.

Les limites du populisme au gouvernement

Évidemment le populisme n’est pas la panacée. On peut relever un certain nombre de limites rencontrées par les projets politiques fondés sur le populisme. Tout d’abord, une stratégie populiste ne peut garantir l’hégémonie continue de l’agent politique qui y a recours, même en cas de victoire électorale. Une hégémonie profonde et durable – mais bien sûr pas éternelle – demande des outils et des ressources supplémentaires, par exemple, une certaine expertise technique et une certaine créativité vis-à-vis des structures institutionnelles, à combiner avec un ethos fermement démocratique. 

D’autre part, le danger le plus direct pour toute force populiste est celui de la cooptation de son radicalisme démocratique. Cela survient si le projet populiste succombe à des valeurs élitistes et aux institutions post-démocratiques qui lui préexistent. Ou, pour le dire autrement, s’il accepte le business as usual. En dépit de leur rhétorique radicale, les projets populistes sont en effet souvent largement façonnés par ces éléments et se révèlent incapables de pousser à un réel renouveau démocratique, en particulier lorsqu’ils rencontrent une forte opposition des institutions nationales et internationales. Ils sont alors progressivement absorbés par un élitisme démocratique et, piégés par les tensions de la politique représentative, leurs actions se réduisent à des mesures cosmétiques ou secondaires. En gros, ils échouent à amener plus de démocratie et à donner plus de pouvoir au peuple (comme en Grèce par exemple).

Dans des conditions plus favorables, un gouvernement populiste peut, comme en Argentine ou au Venezuela, réussir à accomplir la plupart de ses objectifs de base et être réélu régulièrement. Il peut ainsi impulser des changements assez considérables, qui améliorent la situation socio-économique des franges populaires et leur intégration dans la sphère politique, renversent le phénomène de déclassement des classes moyennes paupérisées, et améliorent les conditions de vie des travailleurs. Cependant, tout cela peut s’avérer insuffisant pour changer profondément les modes de production et les comportements de consommation (déterminés tant par la psychologie que par les structures sociales), qui conditionnent la majorité des identités sociales. Au Venezuela, par exemple, le changement social a reposé sur les revenus tirés des hauts prix du pétrole, mais quand ces derniers ont baissé, le mouvement chaviste n’a pas su proposer de réelle alternative. 

Et pourtant, le Venezuela fait partie des quelques pays latino-américains dans lesquels le populisme signifiait surtout l’intégration dans la vie institutionnelle des masses exclues, parfois pour la première fois. Cette seule perspective d’intégration des précaires jusqu’ici exclus a suffi à engendrer une polarisation très nocive, jusqu’à de quasi-guerres civiles. Ces phénomènes ont toutefois peu à voir avec la situation dans les « démocraties établies » d’Europe. Tournons plutôt notre attention vers l’Argentine, qui se situe bien plus près du paradigme européen. 

En Argentine, de nombreuses années d’exercice du pouvoir par des populistes hétérodoxes (à la fois nationaliste et populaire, redistributeur et anticommuniste, le péronisme est un phénomène politique unique, ndlr) ont permis de restaurer la situation d’avant-crise de la classe moyenne déchue et d’améliorer celles des couches sociales les plus précaires. Mais quand ces classes ont de nouveau ressenti un peu de stabilité et de sécurité, elles sont retournées aux vieilles habitudes consuméristes (en valorisant excessivement la libre circulation des capitaux internationaux, et en se ruant sur les biens importés après une période de privation, etc.). En conséquence, la fragile économie argentine a de nouveau été livrée aux forces de la mondialisation néolibérale, ce qui a conduit, une fois de plus, à une très profonde crise et à une autre intervention du FMI. 

L’ancien président uruguayen Pepe Mujica résume ainsi l’action des gouvernements de gauche latino-américains : bien qu’il aient plus ou moins réussi à s’occuper du problème de la pauvreté, ils l’ont fait en transformant les pauvres en consommateurs et non en citoyens.

En d’autres termes, même si de nombreuses avancées ne sont pas à négliger, la gauche péroniste contemporaine en Argentine s’est trouvée piégée dans une nostalgie et une imitation psychosociale du passé. Ce faisant, elle a reproduit les identités préexistantes tournées vers le capitalisme mondialisé, et, à long terme, cela a bénéficié aux forces politiques qui représentaient un retour à la normalité néolibérale (avec l’élection du président Mauricio Macri en 2015). L’ancien président uruguayen Pepe Mujica résume ainsi l’action des gouvernements de gauche latino-américains : bien qu’il aient plus ou moins réussi à s’occuper du problème de la pauvreté, ils l’ont fait en transformant les pauvres en consommateurs et non en citoyens.

Faut-il renouer avec le populisme ?

Sans doute avons-nous beaucoup misé sur le populisme. Mais avons-nous perdu à cause de ce pari ? La plupart des limites que nous avons évoquées ci-dessus à propos de la mise en place d’un supposé programme populiste semblent venir des difficultés qui émergent une fois au gouvernement. Evidemment, il n’est pas facile de combiner les priorités populistes avec la raison d’État. Certains populistes sont confrontés à leur incapacité de s’extraire d’une culture politique préexistante ou d’un cadre socio-économique, ou bien de gérer les menaces anti-populistes en protégeant ou en étendant la souveraineté populaire. 

Toutefois, ces problèmes ne semblent pas inhérents à la stratégie populiste en elle-même. De telles surdéterminations et cooptations par des forces extérieures peuvent affecter plus ou moins tout mouvement politique (même basé sur une classe sociale bien spécifique) lorsqu’il se retrouve confronté à des défis similaires dans des contextes historiques particuliers. En fait, on pourrait y voir les limites de tout projet de gauche au XXIe siècle visant à construire toutes sortes d’alternatives post-capitalistes.

Dans son introduction du dossier de Jacobin sur le populisme, Bhaskar Sunkara estimait que le populisme n’est pas ce que redoute le plus la classe dirigeante : « le populisme est le mot à la mode, mais ne vous trompez pas sur les raisons de la classe dirigeante pour redouter Jeremy Corbyn et Bernie Sanders. Ils ont peur de l’érosion de leurs biens mal acquis et de leurs privilèges. En d’autres termes, ils ont peur du socialisme, et non du populisme. » C’est le cas ! Mais il faut compléter cette analyse : ce qui effraie la classe dirigeante, c’est tout aussi bien la cause de certaines mobilisations (que l’on peut désigner sous l’étendard du socialisme) que la possibilité stratégique de mobilisation autour de ces causes (le populisme). 

En tout cas, il faut rappeler que sans la stratégie populiste, les idées socialistes et progressistes n’auraient jamais acquis une importance telle et un soutien aussi large. Sans une telle stratégie, les idées de Sanders n’auraient pas infusé dans une grande partie de la société américaine et appartiendraient toujours aux marges de la politique étasunienne. Cette stratégie n’est pas un phénomène récent inventé par les défenseurs du populisme de gauche, qui se contentent de la décrire et de définir ses contours. Historiquement, l’ethos populiste s’est manifesté dans les « fronts populaires » et d’autres stratégies, ainsi que dans les pratiques quotidiennes des partis de gauche, bien avant la conjoncture actuelle. 

Certains marxistes orthodoxes devraient peut-être s’intéresser un peu plus au questionnement de Marx lui-même à propos des alliances de classes et du rôle d’une représentation politique dichotomique. Voici comment il décrivait le processus instituant un sujet collectif comme acteur révolutionnaire :

“Aucune classe de la société ne peut jouer ce rôle [révolutionnaire] sans provoquer un moment d’enthousiasme pour elle-même et dans les masses, un moment dans lequel elle fraternise et se fond avec la société en général… Pour qu’un bien soit reconnu comme propriété de la société toute entière, tous les défauts de la société doivent parallèlement être attribués à une autre classe.”

Dans les dernières années de sa vie en particulier, Marx semblait en effet parfaitement conscient du besoin de s’adresser « au peuple », comme entité plus large que le seul prolétariat identifiable dans tout contexte socio-économique. En témoignent le grand nombre de travaux de recherche, depuis quelques décennies, sur l’intérêt de Marx pour le populisme russe et ses échanges épistolaires avec Vera Zasulich (écrivaine et activiste révolutionnaire menchevique, ndlr).

Si elle ignore l’intérêt de la stratégie populiste, la gauche risque de s’auto-isoler et de devenir insignifiante. Au lieu de nier les forces du populisme, nous devrions plutôt discuter des conditions historiques qui le favorisent, et ce qu’il permet à la gauche d’accomplir lorsqu’elle accède au pouvoir.