Sorel : la violence prolétarienne contre le consensus bourgeois – Entretien avec Arthur Pouliquen

© LHB pour LVSL

La biographie d’Arthur Pouliquen (Georges Sorel, le mythe de la révolte, éd. Cerf) est l’occasion de redécouvrir cette figure qui intrigue et fascine. À contre-courant d’un Jaurès qui luttait héroïquement pour raccrocher le socialisme à la République, au parlementarisme et aux Lumières, Sorel plaidait pour un syndicalisme révolutionnaire, autonome des partis et des institutions « bourgeoises ». Plus que la lutte des classes, il prônait la sécession des prolétaires. Loin de plaider pour l’évanescence de la conflictualité, il en appelait à une violence émancipatrice. Contre le rationalisme de son époque, il conférait aux « mythes » un rôle essentiel dans la mobilisation des masses. Sorel a inspiré Gramsci aussi bien que Mussolini et Michel Aflak, figure du nationalisme arabe et co-fondateur du parti Baas. Plus récemment, il est lu avec un intérêt critique par les théoriciens du populisme Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, et régulièrement invoqué par la droite radicale. Cet héritage contradictoire est-il le produit d’un « esprit brouillon », ainsi que le qualifiait cruellement Lénine ? Ou de la cohérence d’une pensée qui exprimait le rejet d’un consensus sédatif imposé par une bourgeoisie triomphante ? Entretien avec Arthur Pouliquen, réalisé par Vincent Ortiz.

LVSL – Votre livre met en évidence l’importance du courant syndicaliste révolutionnaire – dont Georges Sorel a été un théoricien -, qui domine la CGT jusqu’au début du XXème siècle. Pour Sorel, le socialisme émergera du renversement de la République bourgeoise, non de son approfondissement. L’importance de ce courant nous rappelle que le socialisme n’est pas naturellement situé « à gauche », si l’on entend par là la défense du régime républicain et de l’héritage des Lumières. Peut-on considérer Sorel comme l’un des derniers remparts intellectuels à ce rapprochement entre le socialisme et la République que Jaurès a fini par accomplir ?

Arthur Pouliquen – Tout à fait. Malgré ses revirements et la complexité de son parcours, on trouve tout de même une colonne vertébrale dans la vie intellectuelle de Sorel : son attachement à un socialisme prolétarien, autonome des partis. C’est une ligne qu’il ne quitte pas, jusqu’à ses derniers jours. Il ne connaît pas les mêmes revirements que d’autres, notamment autour de la guerre de 1914-1918, qui bouleverse l’orientation idéologique des syndicats.

Il faut cependant relativiser l’importance de Sorel, et se garder de grossir son influence sur les syndicats, sur la vie interne à la CGT, et plus généralement sur la vie du socialisme français. Il est davantage un chroniqueur des limites d’un certain socialisme, puisqu’il oppose à sa doctrine prolétarienne un socialisme qu’il qualifie de « politique » – celui de Jaurès, plus tard celui de Léon Blum. Il identifie des limites qu’il pense consubstantielles à ce socialisme-là, mais parler de « rempart » serait lui prêter une aura qu’il n’a pas eue. On sait qu’il a été lié à des figures du syndicalisme révolutionnaire, qui ont attentivement suivi ses critiques et recommandations, mais il pesait assez peu dans un appareil syndical alors jeune, duquel il n’était d’ailleurs pas membre. C’est un journaliste très lu, mais davantage en Italie qu’en France. Son influence est peut-être plus sensible dans sa postérité que de son vivant.

LVSL – Sorel adopte une position fluctuante par rapport à l’Affaire Dreyfus : il salue la hauteur morale des socialistes qui le défendent, mais très vite il craint qu’elle n’opère une reconfiguration transclassiste du champ politique. Est-ce que l’importance prise par cette affaire a pu contribuer à son rejet de la République, conçue comme un obstacle au socialisme du fait de sa capacité à brouiller les rapports de classe ?

AP – Il s’agit d’un tournant pour lui, semble-t-il. Au départ, il affiche son soutien à Dreyfus pour des raisons morales, destinées à établir la grandeur du socialisme. Il voit cependant très vite dans cette affaire un vecteur de reconfiguration politique : on trouve des prolétaires et des bourgeois de gauche d’un côté, des prolétaires et des bourgeois de droite de l’autre. Est-ce que cela joue dans son rejet de la République, de la démocratie libérale et dans la radicalisation de sa perspective syndicale ? Oui, et je pense que c’est fondamental.

« Sorel rejette la violence spontanée de la foule à tendance pogromiste décrite par un Gustave le Bon. Ce qui l’intéresse, c’est la violence qui ait un caractère politique et qui permette de construire un collectif. »

On a tendance à adopter une vision téléologique de Sorel – comme d’autres figures de l’époque, dreyfusards ou antidreyfusards – et à le juger par rapport à la fin de sa vie. On va ainsi tracer une frontière un peu caricaturale entre les Zola d’un côté et les Drumont de l’autre. Bien souvent cependant, les cheminements sont moins monolithiques que celui d’un Zola ou d’un Drumont. Je rappelle dans mon livre que Jaurès, par exemple, était au départ un anti-dreyfusard, avant de se convertir rapidement à la cause de Dreyfus.

Sorel a suivi un parcours à certains égards inverse – sans jamais rejoindre le camp des anti-dreyfusards -, ce qui lui a valu d’être voué aux gémonies par toute un pan de la gauche. Après avoir défendu Dreyfus, pour des raisons morales davantage que juridiques, il a été conduit à tirer un bilan critique de cette séquence dès 1909 : il publie alors La révolution dreyfusienne, qui analyse ce phénomène de reconfiguration politique.

Il faut redire à quel point l’Affaire Dreyfus constitue un épisode presque unique en termes de changement de paradigme politique. Le seul équivalent que l’on pourrait trouver est sans doute la Seconde guerre mondiale, qui a elle aussi rebattu les cartes. Dans la Résistance comme dans la Collaboration, des personnalités qui étaient auparavant de gauche ou de droite sont ressorties avec une toute autre appartenance dans le champ politique. De la même manière, l’Affaire Dreyfus a beaucoup fait pour faire émerger une gauche et une droite telles qu’on les entend aujourd’hui. D’un côté, on trouve un camp transclassiste qui inclut des intellectuels bourgeois, « humanistes », francs-maçons, libéraux, etc., aussi bien que des révolutionnaires, des syndicalistes ouvriers, des anarchistes, des socialistes en tous genres. En face, apparaît une nouvelle droite, avec une frange aristocratique, liée à l’armée et à l’église, mais également une frange davantage plébéienne. Drumont, dont l’antisémitisme se veut anticapitaliste, cherche par exemple à toucher les milieux prolétariens. Des deux côtés donc, apparaît une alliance de classes, en faveur comme en défaveur de Dreyfus.

LVSL – Venons-en à ses Réflexions sur la violence, qui l’ont rendu célèbre et sulfureux, le mouvement fasciste s’en étant revendiqué. En quoi la violence prônée par Sorel diffère-t-elle de celle des fascistes italiens ?

AP – Philosophiquement, Sorel est sans aucun doute quelqu’un d’éclectique ! En quête d’une doctrine à vocation pratique, il puise à des sources extrêmement variées, dans le marxisme mais aussi parfois très loin du marxisme. C’est ainsi que j’évoque dans mon livre l’influence d’un vitalisme bergsonien, ainsi que celle d’Ernest Renan. Il faut préciser qu’il s’inspire aussi bien de la philosophie que d’autres sciences humaines, notamment la psychologie sociale et l’économie. Tout cela est mêlé dans son esprit, ce qui accouche d’écrits souvent aussi brillants dans leurs intuitions que confus dans leur méthode.

Il est bien sûr influencé par le socialisme naissant. Dans certaines de ses réflexions, il se rapproche d’Engels. Mais elles sont toujours empreintes de vitalisme : il y a systématiquement une dimension volontariste, anti-déterministe dans sa pensée.

Venons-en à la violence de Sorel et à celle du fascisme : il faut reconnaître que pour lui, la violence a un caractère émancipateur en tant que telle. Il s’éloigne par là-même de la conception marxiste de la violence, et notamment de celle d’Engels, pour qui elle est strictement instrumentale, comme accoucheuse de l’histoire – puisqu’elle permet à des phénomènes sociaux d’émerger, à des antagonismes de classe de parvenir à leur terme. Chez Sorel, elle a une double fonction, destructrice et constructrice, la seconde étant la plus importante. À ses yeux, la violence prolétarienne n’est pas simplement le produit d’un élan vital, qui est au cœur de la conception fasciste de la violence – on pense à Mussolini et à sa valorisation des nations prolétariennes, capables de mobiliser la violence d’un peuple. Chez Sorel, la violence permet au prolétariat de se constituer en tant que classe agissante. Ainsi, elle a pour vocation de singulariser le prolétariat, de créer son unicité dans la pratique, et de le séparer de manière assez radicale du reste du corps social : il s’agit d’une violence sécessionniste.

C’est justement par des actes de violence que le prolétariat va rompre avec la société dans son ensemble, entre autres avec le socialisme parlementaire qu’il déteste, et plus largement avec la société bourgeoise et libérale. Ainsi, le prolétariat se construit de manière positive par la violence. Pour autant, Sorel effectue une distinction fondamentale entre la violence et la force : la violence est cette capacité à agir dans l’antagonisme face à un adversaire, tandis que la force est celle du pouvoir légal d’un État, qui s’exerce de manière discrétionnaire sur ses habitants. Il reprend la conception wébérienne de la violence pour la renverser. Tandis que la « force » employée par les États est répressive et aliénante, la violence prolétarienne peut avoir une issue émancipatrice.

Un exemple : pour lui, la grève est un acte de guerre. Il réfute absolument les actes individuels de violence ; c’est un contemporain des attentats anarchistes, qu’il réprouve. Il rejette également la violence spontanée et désorganisée de la foule, à tendance pogromiste, sur laquelle il a réfléchi suite à une lecture critique de Gustave Le Bon. Ce qui l’intéresse, c’est la violence qui ait un caractère politique et qui permette de construire un collectif.

LVSL – Justement, vous mentionnez dans votre ouvrage l’influence de Gustave le Bon, l’auteur de la Psychologie des foules. À l’époque de sa publication, cet ouvrage a servi à répandre la peur de l’olchlocratie, la tyrannie de cette masse violente et irrationnelle, contre les institutions républicaines. Idée dans l’air du temps s’il en est : on se rappelle de la « foule haineuse » brandie par Emmanuel Macron en épouvantail. Sorel accepte-t-il d’une certaine manière la vision du monde de le Bon (une foule dominée par ses pulsions contre une élite rationaliste), pour prendre le parti de la foule ?

AP – Le Bon oppose effectivement le pouvoir de la foule – amalgame irrationnel et déstructuré d’individualités, à la merci du premier démagogue venu – et du peuple rationnel. Sorel ne rejetterait pas totalement cette dichotomie-là. Lorsqu’il commence à lire, il absorbe tout ce qui lui tombe sous la main, notamment Gustave Le Bon. On sent son influence dans ses premières productions. Cependant, il s’en éloigne quelque peu par la suite : lui n’oppose pas la foule au peuple démocratique, mais plutôt le prolétariat pur, essentialisé.

Celui-ci possède bel et bien les caractéristiques potentiellement destructrices de la foule, mais elles ont un caractère héroïque et émancipateur. C’est là toute l’ambiguïté de Sorel.

« Le mythe, pour Sorel, est une image qui a vocation à mettre les énergies en mouvement – mais pas nécessairement à advenir. »

LVSL – Dans ses Réflexions sur la violence, Sorel développe le concept de mythe, nécessaire pour lui à la mobilisation des foules. En quoi s’oppose-t-il à l’interprétation dominante du marxisme par là-même ?

AP – Après la mort de Marx, les courants socialistes ont été divisés par la « querelle révisionniste ». De quoi s’agit-il ? De savoir s’il faut réviser le marxisme pour l’adapter aux réalités émergentes – notamment la structuration du socialisme parlementaire – ou non. Dans cette querelle, Sorel s’inscrit dans le camp des révisionnistes, remettant en cause le monodéterminisme socio-économique. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui expliquent pourquoi le mouvement fasciste et les droites ont pu se réapproprier Sorel : il est bien moins orthodoxe par rapport à Marx que ses adversaires marxistes. C’est aussi la raison pour laquelle Sorel a été exclu du panthéon marxiste : celui-ci est structuré, à partir de 1917, autour de la Révolution bolchévique et du léninisme, qui prennent le parti des marxistes orthodoxes. Les révisionnistes allemands, italiens et français, dont Sorel fait partie, sont alors mis au ban. Sorel en fait les frais et est jeté avec l’eau du bain.

Considéré comme un hétérodoxe, il n’a plus sa place dans le corpus des premiers auteurs marxistes. La mise en cohérence s’opère au prix de certaines simplifications : Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, conserve sa place dans le panthéon marxiste, alors qu’on aurait peine à le ranger parmi les orthodoxes…

LVSL – Lors des Gilets jaunes, on a vu ressurgir une série de références à la Révolution française. Peut-on dire que la Révolution est devenue, pour ce mouvement, un « mythe mobilisateur »  au sens de Sorel ?

AP – Oui. Le mythe, pour Sorel, est une image qui a vocation à mettre les énergies en mouvement – mais pas nécessairement à advenir. Dans le contexte des Gilets jaunes, le fait de convoquer la Révolution française pour se mettre en branle permet de donner de la concrétude à un Grand soir un peu fantasmagorique, avec des palais en feu, des farandoles et des mouvements de foule ; elle n’a pas pour autant vocation à se reproduire à l’identique.

Il faut préciser que Sorel était très critique des références à la Révolution française, d’abord parce qu’il vient d’un milieu plutôt monarchiste, ensuite parce que le courant qui se réapproprie la Révolution française à son époque, c’est le socialisme parlementaire qu’il rejette. Il doit également être victime, je pense, d’une certaine méconnaissance de ce phénomène historique, avec une vision téléologique de la Révolution, dont il ne voit que l’aboutissement sous la Troisième République sans appréhender sa complexité.

Les actions des Gilets jaunes entrent tout à fait dans la catégorie sorélienne de la violence prolétarienne : elle est constitutive. L’affrontement avec les institutions et leurs représentants a pour effet de créer un collectif et de générer des perspectives d’action autour de ces « signifiants vides » que sont les gilets jaunes.

LVSL – Venons-en à la postérité de Sorel. Il est cité par Gramsci, dans les passages où celui-ci met en avant la dimension culturelle du mouvement ouvrier. Il est longuement analysé par Mouffe et Laclau dans Hégémonie et stratégie socialiste : ils lui savent gré d’avoir rompu avec la dimension téléologique du marxisme, avec ce qu’ils nomment « l’essentialisme de classe », et d’avoir mis en avant la dimension affective indispensable à la constitution du camp populaire. Que pensez-vous de ces lectures de Sorel ?

AP – Je me permettrais un désaccord avec Mouffe et Laclau. Sorel met bel et bien en avant la dimension culturelle et affective de la lutte des classes : il tente d’avoir une lecture métaphysique du marxisme, le liant à une certaine psychologie sociale. Le prolétariat et la bourgeoisie incarnent et mobilisent pour lui des catégories morales, et Sorel se place du côté de la « morale des producteurs ». Pour autant, Sorel a selon moi une lecture « essentialiste » de la classe sociale, sans doute davantage que chez Marx ! Et c’est au nom de cet essentialisme qu’il réfléchit à la psychologie du prolétariat, à sa capacité quasi-aristocratique de régénération de la société. Sorel n’est d’ailleurs pas un théoricien de l’abolition des classes mais de leur séparation. Il s’agit, il faut le noter, d’une rupture nette avec le marxisme orthodoxe. J’aurais donc une lecture plutôt inverse à celle de Mouffe et Laclau sur ce point.

Concernant Gramsci, celui-ci a une relation complexe et contradictoire avec Sorel. D’une part, il le rejette, par allégeance à Lénine et au marxisme orthodoxe, lorsqu’il dénonce le révisionnisme. D’un autre côté, l’influence de Sorel sur Gramsci est indiscutable, à travers notamment la notion de « mythe », qu’il mobilise en parlant du combat culturel. « Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté », pourrait être une maxime sorélienne ! Ainsi, Gramsci ne peut revendiquer ouvertement l’influence que Sorel exerce sur lui, mais elle existe.

« Le parcours de Sorel, chaotique et contradictoire, n’est pas réductible à un passage de la gauche à la droite. Son identification au marxisme est indéniable, de sa politisation naissante à sa mort. »

LVSL – En Amérique latine, Sorel a eu une influence importante sur Mariátegui, l’un des théoriciens de l’indigénisme latino-américain. Aujourd’hui, ces mouvements oscillent entre révolution et conservatisme – dans la mesure où ils tendent à essentialiser une identité indigène, et réactivent l’idée d’une ère heureuse antérieure à la colonisation. S’ils sont bien mobilisés par un mythe extrêmement puissant, c’est un mythe de l’Âge d’or. Cette conception du mythe est-elle en harmonie avec celle de Sorel, qui semble davantage propulsive, tournée vers un avenir révolutionnaire et non un passé fantasmé ?

APMariátegui est, à mon sens, l’un des marxistes les plus influents du début du XXème siècle, pourtant peu lu hors d’Amérique latine. C’est un personnage très intéressant qui représente toutes les contradictions de la société péruvienne : métisse, il a eu accès aux grandes villes hispaniques comme aux zones marquées par la culture quechua. Ayant un pied dans les deux mondes qui constituent le Pérou, il a pu livrer une analyse très fine de la réalité andine grâce à cette position privilégiée. En plus de cela, il se nourrit de ses voyages en Europe – où on sait qu’il lit Bergson, Lénine, Maurras… et Sorel. En Italie, où il se marie, il assiste aux occupations d’usines à Livourne et à la naissance du fascisme. Il en a une lecture qui détonne : il perçoit le fascisme comme un phénomène international qui découle de l’échec de la gauche à toucher les masses.

De retour en Amérique latine, Mariátegui va proposer une synthèse consistant à appliquer le marxisme aux sociétés andines, tout en tentant de revaloriser un certain indigénat ; cette démarche s’inscrit dans une perspective d’intégration des différentes populations. Ainsi, pour que le marxisme se développe ailleurs que dans les grandes villes hispaniques d’Amérique latine, il valorise une forme de « communisme primitif » inca. Cette idyllisation du passé pré-colonial peut revêtir une dimension « idéaliste » aujourd’hui, mais l’est sans doute moins au début du XXᵉ siècle. Aux yeux de Mariátegui, le Pérou est encore une société semi-féodale, ce qui justifie la valorisation d’une société antérieure, non comme modèle mais comme arme culturelle contre les structures sociales existantes.

Il se fait peu d’illusions sur les masses paysannes : pour lui, la révolution viendra avant tout de la classe ouvrière. Cependant, il estime que l’on doit travailler avec ce que l’on a : un pays agraire, et principalement de langue quechua. Lui, le grand voyageur, n’avait pas une conception cosmopolite du marxisme, mais au contraire nationale.

LVSL – Votre livre met en évidence la profondeur de l’affiliation de Sorel au courant marxiste : à ses débuts il a participé à la fondation d’une revue aux côtés de Paul Lafargue, et peu avant sa mort il publie aux côtés de Lénine et Trotsky dans l’éphémère Revue communiste. Aujourd’hui, c’est la figure de proue d’Alain de Benoist ou d’Alain Soral. La gauche, de son côté, accepte comme une évidence l’appartenance de Sorel au courant fasciste. Comment analysez-vous cette réception contemporaine de Sorel ?

AP – Je pense qu’elle est due à deux choses. D’une part, le fait qu’il ait eu un parcours complexe au cours duquel il a côtoyé, de manière indiscutable, divers nationalistes. À partir de là, des historiens – on pense notamment à Zeev Sternhell – ont simplifié les faits pour en faire un précurseur du fascisme. Bien que Sternhell ait pu avoir des analyses intéressantes sur d’autres sujets, je pense qu’il se trompe fondamentalement sur cette question-là en partant du principe que les trajectoires de vie ne se font que dans un seul sens.

D’autre part, elle est due au fait que la droite radicale française – nationaliste, conservatrice… – est capable d’intégrer à son répertoire des personnages et des références très divers. Pensons à l’historiographie nationaliste de la Commune de Paris, au fait que les nationalistes français se soient réappropriés Proudhon, Blanqui ou d’autres personnages de cette nature. La gauche possède une vision bien plus excluante de son propre panthéon. C’est notamment dû au fait que la gauche, en particulier marxiste, s’est retrouvée à un moment en position de force et a pu se permettre d’être plus rigoureuse sur les auteurs dont elle se revendiquait ; elle a eu, à mon sens, une attitude plus moraliste que politique par rapport à des auteurs qui n’entraient pas exactement dans son canon.

Nous sommes donc face à une situation paradoxale : les contemporains marxistes de Sorel lui reconnaissaient cet épithète, et c’est la postérité qui le lui a déniée. La voie était ouverte pour que les droites françaises s’en emparent.

On a beaucoup glosé sur ses liens avec Péguy. Celui-ci vient de la gauche, et devient après l’affaire Dreyfus un penseur important du nationalisme français – un nationalisme qui n’est plus purement réactionnaire, mais qui tente d’englober toute l’histoire du pays pour tracer une continuité entre la monarchie et les soulèvements populaires. C’est l’idée d’une France éternelle, qui transcende les âges, qui émerge de sa pensée. Pourtant, quand Sorel commence à flirter avec la droite, c’est justement au moment où Péguy rompt avec lui. Voilà donc un parcours chaotique et contradictoire, qui n’est pas réductible à un passage de la gauche à la droite.

On peut alors considérer que, d’une certaine manière, la gauche a tendu le bâton pour se faire battre de par son purisme, ouvrant la voie à diverses réinterprétations de Sorel. Et cela, malgré son indéniable identification au marxisme, de sa politisation naissante à sa mort.

Quel bilan pour Podemos au gouvernement ?

Yolanda Díaz, ministre du Travail durant deux ans et nouvelle leader d’Unidas Podemos.

Pour de nombreux militants de gauche, l’évolution du paysage politique espagnol ces 10 dernières années avait quelque chose de réjouissant. Alors que les projets progressistes échouaient ailleurs en Europe, Podemos a rapidement progressé dans les urnes, avant d’atteindre le pouvoir au sein d’une coalition début 2020. Pourtant, la radicalité initiale du mouvement semble avoir été étouffée par les contraintes propres au gouvernement et les compromis inhérents aux politiques de coalition. Si le bilan de cette dernière comporte plusieurs avancées intéressantes, elle ne peut se targuer d’aucune réforme politique majeure ou d’avoir pu résoudre certains des problèmes structurels de l’économie espagnole. En conséquence, sa base électorale est désormais atomisée et sa popularité décline. Alors que de nouvelles élections seront organisées en 2023, la gauche espagnole doit, pour continuer à peser dans le champ politique, apprendre à insuffler une énergie contestataire sans perdre son influence institutionnelle. Article du sociologue Paolo Gerbaudo paru dans la New Left Review, traduit par Albane Le Cabec et édité par William Bouchardon.

Comment Podemos a-t-il pu s’intégrer au paysage électoral, traditionnellement dominé par les deux partis centristes, le Parti Populaire (PP, centre-droit) et le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE, centre-gauche) ? Grâce au prétendu « miracle économique » initié dans les années 1980, l’Espagne est devenue l’un des pays européens avec les meilleures performances économiques, avec une croissance soutenue et un boom immobilier considérable. Le prix de l’immobilier augmentait de 8% par an des années 90 aux années 2000 tandis que les réformes néolibérales mises en œuvre étaient saluées par les « modernisateurs » de Bruxelles. 

Podemos, enfant de la crise de 2008

Quand la crise financière a frappé en 2008, il est pourtant devenu clair que cette croissance économique remarquable s’était construite sur des fondations fragiles. Le modèle économique, largement dépendant du tourisme, de la construction et d’une main d’œuvre peu chère et précarisée, a montré ses limites une fois que les institutions financières qui alimentaient la bulle immobilière se sont elles-mêmes effondrées. Le gouvernement a renfloué les caisses pour un prix colossal et les Espagnols ont payé la facture.

Le modèle économique, largement dépendant du tourisme, de la construction et d’une main d’œuvre peu chère et précarisée, a montré ses limites une fois que les institutions financières qui alimentaient la bulle immobilière se sont elles-mêmes effondrées en 2008.

Le PP et le PSOE ont tous deux étés tenus responsables pour ce désastre. En 2011, le premier ministre socialiste José Luis Zapatero a déployé une série de mesures d’austérité brutales qui ont considérablement réduit les dépenses publiques et provoqué une augmentation du taux de chômage, dépassant les 25%. Une situation sociale aussi mauvaise ne tarda pas à entraîner une révolte populaire de grande ampleur : plus de 3 millions de personnes manifestèrent et occupèrent les espaces publics partout dans le pays, donnant naissance à ce que nous connaissons aujourd’hui comme le Mouvement des Indignés. Préfigurant Occupy Wall Street, les manifestants organisèrent des sit-ins devant les grandes banques. Selon les sondages de l’époque, 70% de la population soutenaient les demandes des manifestants pour une démocratie participative, des emplois, des logements, des services publics et la lutte contre la corruption de la classe politique.

En 2014, Podemos est fondé pour donner à cette révolte naissante une forme institutionnelle. Le parti proclamait représenter une gauche nouvelle, capable de rassembler le mouvement anti-austérité tout en évitant les prises de positions minoritaires des partis radicaux comme Izquierda Unida. Adoptant une approche populiste inspirée par les travaux de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, le parti s’est adressé à des groupes sociaux différents et plus divers que sa base électorale traditionnelle de la gauche radicale, un peu à la façon de la « vague rose » observée en Amérique latine dans les années 2000. Le leader politique, Pablo Iglesias, un jeune professeur de sciences politiques à l’université de Complutense qui avait manifesté son charisme lors de nombreuses apparitions dans des émissions télévisées, a incarné cette stratégie. Plutôt que de s’opposer à la droite, il s’est attaqué à la « caste », un terme emprunté du Mouvement 5 étoiles en Italie qui présentait le PP et le PSOE comme faisant parti de la même élite.

Un programme en lien avec les attentes des Espagnols

Dès le début, Podemos est devenu l’expression de l’esprit de démocratisation du Mouvement des Indignés. Son premier manifeste posait le cadre de divers problèmes politiques – économie, environnement, social, international – en termes démocratiques. Le parti proposait l’organisation de nombreux référendums, la possibilité pour les citoyens de proposer des lois et de révoquer des élus, ainsi que des mesures radicales pour favoriser la transparence et lutter contre la corruption. Son programme économique, élaboré avec l’aide de Thomas Piketty et fortement ancré dans le courant éco-socialiste, établissait une série de mesures de transitions écologiques qui ont gagné une certaine popularité. Le parti prônait notamment la restauration de l’investissement public et la refonte du mode de production autour de la réindustrialisation verte du pays et d’investissements dans les technologies et « l’économie de la connaissance ».

A l’inverse du Mouvement 5 Étoiles et de la France Insoumise, Podemos n’a jamais proposé de sortir de l’euro, encore moins de l’Union Européenne. Le parti promettait cependant de rompre avec la politique fiscale de la Troïka et de réduire la dette publique grâce à un audit citoyen. Daus une référence explicite au sauvetage des banques, Podemos défendait aussi un « plan de sauvetage des citoyens » (rescate ciudadano) permettant de réparer les dégâts sociaux causés par les élites, notamment à travers un revenu minimum entre 600€ et 1300€ par mois pour les ménages les plus pauvres, financé par une nouvelle taxe sur les hauts revenus et les entreprises financières. Face aux critiques des médias qui qualifiait son programme de communiste ou « bolivarien » (en référence au Venezuela d’Hugo Chavez, ndlr), Iglesias rappelait – à juste titre – que son programme aurait été vu comme social-démocrate quelques décennies auparavant.

URL incorrecte !

Ce discours trouva vite son public : quelques mois après que le parti fut créé, Podemos obtient 8% aux élections européennes, puis 20% aux élections nationales un an après. L’objectif du parti était alors de dépasser le PSOE afin de devenir le parti d’opposition officiel, tandis que le centre-gauche s’affaiblirait et serait réduit à la marginalité, comme le PASOK grec. Par stratégie, Iglesia décida de s’allier à d’autres partis de gauche, comme Izquierda Unida, sous le nom de Unidas Podemos avant les élections anticipées de 2016 afin d’éviter la dispersion des votes de gauche. Cette tentative s’est pourtant soldée d’une division entre les leaders des partis. Pour Inigo Errejon, tête pensante de la stratégie populaire de Podemos, cette alliance était une forme de trahison à l’égard de l’objectif initial du parti : dépasser la tradition de la gauche radicale afin de séduire des électeurs désenchantés mais sceptiques à l’égard de la gauche. Selon lui, en rejoignant Izquierda Unida, Podemos perdrait la singularité politique qui en faisait l’attrait. Divisé par des conflits internes, le parti ne progressa pas aux élections de 2016 à l’issue desquelles le PP de Mariano Rajoy obtient une courte majorité.

Podemos au gouvernement : des victoires importantes mais encore trop faibles

Malgré le fait qu’il ait continué à être identifié comme un adversaire de premier rang du PP, Podemos occupe désormais une place différente dans l’espace public : le parti a succombé au sectarisme, bien loin de l’esprit de solidarité du Mouvement des Indignés qu’il avait réussi à capturer. Les mauvais scores aux élections locales suivantes ont ensuite laissé transparaître d’importantes faiblesses organisationnelles et les lacunes de ses cadres. Lors des élections régionales de 2019 à Madrid, Errejon se présenta en tant que membre d’une alliance avec des petits partis et des organisations de la société civile, imitant les campagnes municipales d’Ada Colau à Barcelone et de Manuela Carmena à Madrid, à la suite de quoi il quitta Podemos pour fonder son propre parti, Más País. D’autres figures importantes de Podemos comme Carolina Bescansa et Luis Alegre quittèrent le parti peu de temps, dénonçant le manque de pluralisme interne.

Malgré cet affaiblissement de Podemos, l’évolution du contexte politique transforma peu à peu le parti en partenaire de coalition pour le PSOE. En 2019, le PP fut éjecté du pouvoir à la suite de multiples scandales de corruption, tandis que le PSOE, mené par Pedro Sanchez, peinait à maintenir son gouvernement minoritaire. Après les élections d’avril 2019, qui ne firent émerger aucune majorité claire, Sanchez n’eut d’autre choix que d’entamer des discussions avec Unidas Podemos. Initialement, une coalition semblait impossible, tant les socialistes refusaient le compromis. Mais lors des élections qui suivirent en novembre 2019, les électeurs punirent sévèrement Podemos et le PSOE : alors que le premier atteignait à peine 12.8%, le second tomba à 28%. A cette défaite s’ajoutait l’ascension du parti franquiste Vox, qui souda la gauche dans un réflexe anti-fasciste. Cette configuration obligea Pedro Sanchez à conclure un accord avec Podemos, accordant notamment à Iglesias le Ministère du Travail, ainsi qu’une grande influence sur les décisions politiques du gouvernement. Malgré l’espoir initialement suscité par ce pacte de gouvernement, le soutien électoral aux partis de la gauche espagnole a depuis continué de baisser, malgré la mise en place de politiques sociales.

La ministre du travail Yolanda Diaz, membre du parti communiste espagnol et membre de la coalition Unidas Podemos, a notamment mis en œuvre une série de réformes audacieuses durant deux ans. Pendant les premières semaines de la pandémie, elle a instauré la Expediente de Regulación Temporal de Empleo (ERTE) – l’équivalent du chômage partiel mis en place en France – qui a fourni une couverture sociale à 3.6 millions de travailleurs et a été salué par son déploiement irréprochable. Elle est aussi à l’origine d’une réforme historique limitant l’utilisation de contrats courts, une loi considérée par Iglesias comme la plus importante du gouvernement. Adoptée avec une majorité d’une voix après qu’un membre du PP ait accidentellement voté pour en appuyant sur le mauvais bouton, cette loi a triplé le nombre de CDI dans le marché du travail espagnol. Diaz a aussi augmenté le salaire minimum de 33.5% et attribué un chèque de 200€ aux ménages précaires afin de les aider à surmonter la crise du pouvoir d’achat. Le revenu minimum défendu par Podemos a aussi été mis en place, permettant aux ménages les plus pauvres de toucher entre 560 et 1400€ par mois.

Ces victoires importantes sont néanmoins ternies par les nombreuses obstructions du parti socialiste, dont l’agenda politique reste libéral et pro-marché. La mise en place du revenu minimum, sous la supervision du ministre socialiste pour l’inclusion et la Sécurité sociale, a souffert de nombreux ratés. A cause d’un sous-financement, d’une bureaucratie complexe et d’un manque de personnel pour traiter les demandes, seule la moitié des foyers que l’allocation devait couvrir bénéficie aujourd’hui de l’aide. Dans le même temps, la ministre de l’Économie Nadia Calviño (PSOE), dans sa chasse aux déficits et du fait de ses liens avec le monde de la finance, a fait obstruction à toutes les réformes fiscales de Podemos, refusant toute nouvelle taxe sur les plus hauts revenus. Les socialistes se sont également battus bec et ongles contre la régulation des loyers et ont traîné les pieds sur la taxation des profits des compagnies d’énergie. Ces réticences témoignent du refus du PSOE de réformer un système économique espagnol à bout de souffle, qui reste très dépendant de la construction et d’un secteur tertiaire peu productif. Le taux de chômage atteint encore les 14% et les efforts pour industrialiser le pays restent maigres. S’attaquer vraiment à ces enjeux suppose en effet un degré d’interventionnisme étatique que le PSOE refuse de considérer.

L’après-Iglesias : la nécessité d’une réinvention

Confronté à l’obstination des institutions et à l’inertie de l’économie espagnole qui repose le capitalisme rentier, Podemos peine à convaincre sa base électorale, reculant dans les sondages autour de 10%. Ses soutiens de la première heure sont frustrés par le faible bilan de la participation au gouvernement et considèrent avec méfiance les autres membres de la coalition. L’incapacité du parti à établir des structures démocratiques fonctionnelles continue par ailleurs d’abîmer sa crédibilité. Podemos ne semble pas en mesure de gérer les conflits internes, qui aboutissent souvent à des scissions impactant l’organisation entière. Lors des récentes élections en Andalousie, les Anticapitalistes, une formation trotskiste qui a joué un rôle important dans la formation de Podemos, a ainsi décidé de se présenter seul, expliquant que Podemos avait trahi ses principes fondateurs. A l’issue du vote, la gauche subit de lourdes pertes.

Confronté à l’obstination des institutions et à l’inertie de l’économie espagnole qui repose le capitalisme rentier, Podemos peine à convaincre sa base électorale, reculant dans les sondages autour de 10%.

Le parti a essuyé un nouveau revers lors de sa défaite aux élections régionales de mai 2021. Alors qu’Iglesias s’était retiré afin de mener la campagne, rallier les soutiens populaires et consolider l’ancrage du parti, sa décision de focaliser la campagne sur des attaques contre Vox et de présenter comme Podemos comme le rempart contre l’extrême droite n’a pas permis la percée escomptée. Au contraire, Iglesias, après avoir obtenu 7% des voix, s’est retiré de la politique institutionnelle pour retourner dans les médias. Son absence du monde politique pourrait révéler Yolanda Diaz comme le nouveau souffle du parti. Elle cherche d’ailleurs à établir une nouvelle plateforme électorale appelée Sumar, un mot valise réunissant les mots « résumer » et « unifier ». Comme le nom le suggère, l’objectif est de surmonter les divisions idéologiques et géographiques qui clivent la gauche espagnole. Son projet reçoit déjà le soutien de Izquierda Unida, Mas Pais et Podemos, ainsi que des formations régionales telles que Calencian Compromis et Catalunyan Comuns. Regrouper ces forces en une seule entité politique sera déterminant pour regagner la confiance du million d’électeurs que Podemos a perdu depuis 2016 et conquérir le vote des classes populaires qui ne votent pas. Si cette stratégie ambitieuse réussit, cela pourrait paver la voie pour le sorpasso que Podemos a échoué à mettre en place quelques années auparavant, reléguant le PSOE à une place mineure dans le prochain gouvernement de gauche.

Si le défi reste gigantesque, Yolanda Diaz paraît capable de le relever. Selon les sondages d’opinion, son ancienne fonction de ministre du travail a fait d’elle la personnalité politique la plus populaire d’Espagne. Si son orientation politique est radicale, elle est néanmoins capable de trouver des accords pragmatiques et son style rhétorique apparaît moins polémique que celui d’Iglesias. Pour ses soutiens, elle est la candidate parfaite pour réconcilier les fondations idéalistes de Podemos et l’exercice de la politique institutionnelle. Ses détracteurs estiment pour leur part qu’un accord avec le PSOE après les prochaines élections risquerait de rompre encore plus la confiance entre les soutiens de Podemos et le parti. Des dissensions ont aussi émergé au sujet de la guerre en Ukraine, Yolanda Diaz étant plus réticente que certains de ses camarades à l’idée de critiquer l’OTAN. Ces clivages sont inhérents à la poursuite de buts politiques contradictoire que Diaz entend réaliser : unifier la gauche et réunir les suffrages d’électeurs désenchantés. En modérant sa position pour rallier les différents groupes de son électorat, elle pourrait cependant perdre le soutien de sa base progressiste qui donne l’élan vital à son parti. Si raviver l’esprit des Indignés sera difficile face à la réticence du PSOE, la montée de l’extrême droite et la démoralisation de l’électorat, la gauche espagnole a déjà démontré une capacité unique à se réinventer et Diaz a le potentiel pour relancer cette dynamique.

« La République a un contenu politique et nous le revendiquons » – Entretien avec Antoine Léaument, député de l’Essonne

Antoine Léaument
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Il a commencé son mandat en faisant résonner les symboles républicains, en répondant de Robespierre et de la cocarde tricolore. Il a fêté la prise de la Bastille le 14 juillet et la première République le 21 septembre. Antoine Léaument, jeune député de l’Essonne, proche de Jean-Luc Mélenchon, nous a reçu à l’Assemblée nationale pour un long entretien. Voix grave et yeux pétillants, il nous détaille les grands points de sa stratégie : reprendre les symboles républicains volés par la droite et l’extrême droite, articuler un fond politique à une communication large et populaire, montrer que la République est autant l’affaire des quartiers que de la ruralité. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Victor Woillet, photographies par Clément Tissot.

LVSL – Depuis le début de votre mandat, vous vous êtes lancé dans une bataille pour redonner du sens aux signifiants républicains : on vous a vu notamment fêter la République le 21 septembre, vous engager pour la réhabilitation de Robespierre ou encore arborer régulièrement une cocarde tricolore. Si les symboles républicains sont particulièrement présents dans le discours politique contemporain, ils ont cependant souvent été laissés à la droite. Pouvez-vous nous détailler votre stratégie ?

Antoine Léaument – Cette stratégie vient de plusieurs sources. La première d’entre-elles est un constat politique : l’extrême-droite a essayé de s’emparer des symboles nationaux (le drapeau tricolore et la Marseillaise notamment) alors que leur origine, dans l’Histoire de France, porte un message radicalement opposé à leur projet politique. Quand la Première République naît, elle affirme ainsi qu’un étranger peut avoir le droit de vote au bout d’un an de vie sur le territoire national et de contribution au projet républicain. C’est aux antipodes de ce que prône par exemple le Rassemblement national avec le droit du sang. Ce sont ces décalages entre la réappropriation contemporaine des symboles républicains et leur source historique qui m’ont d’abord amené à cette volonté de me les réapproprier. 

Le droit au bonheur, à une existence digne, à l’éducation gratuite et nationale ou encore, après Thermidor, la première loi de séparation laïque de l’Église et de l’État qui instaure le fait de ne salarier aucun culte, sont autant de principes qui émergent au même moment que les symboles républicains que nous connaissons aujourd’hui : la Marseillaise, la devise ou encore le drapeau. Ils prennent alors une signification éminemment sociale et, je l’affirme, anti-raciste. Même si cela peut être considéré aujourd’hui comme un anachronisme, le fait que la Première République instaure la citoyenneté non par le sang, mais par l’appartenance à un projet politique commun qu’est la République, constitue, aujourd’hui, un principe émancipateur et anti-raciste. 

La République a un contenu politique
et nous le revendiquons :
il  n’est pas neutre d’affirmer
le droit au bonheur et à la vie digne
en l’inscrivant dans le projet initial
d’un régime politique.

D’autres logiques entrent également en compte dans le choix de se réapproprier les symboles de notre nation. Souvent, nous sommes accusés, sans justification véritable, d’être « anti-républicains ». Or, lorsqu’il s’agit de célébrer la date anniversaire de la Première République, les mêmes personnes qui nous accusent de ne pas être républicains, sont étonnamment absents. La République a un contenu politique et nous le revendiquons : il  n’est pas neutre d’affirmer le droit au bonheur et à la vie digne en l’inscrivant dans le projet initial d’un régime politique. Notre devise « Liberté, Égalité, Fraternité » contient en son sein l’idéal de République sociale auquel nous aspirons.

Enfin, revenir à ces symboles nous rappelle aux moments où la République a été forgée pour la première fois. En l’espace de quelques années, le peuple a mis à bas un système monarchique qui dominait la société depuis plusieurs siècles. Se remémorer le sens profond des symboles républicains, c’est aussi cela : puiser du courage en pensant aux femmes et aux hommes qui ont fait la Révolution.

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous avez beaucoup cité Robespierre et Saint-Just et, avec d’autres députés insoumis, avez même décidé de lui rendre hommage à l’occasion de l’anniversaire de sa mort. Beaucoup d’historiens ont réagi à ce sujet en critiquant votre volonté d’héroïser une figure historique particulièrement complexe. Que représente Robespierre pour vous et qu’avez-vous à répondre aux critiques des historiens à ce sujet ?

A.L. – Robespierre est une figure historique complexe et le rôle des historiens est évidemment de le rappeler. Mais, si nous demandons aujourd’hui spontanément à quelqu’un ce qui lui vient à l’esprit lorsqu’il entend ce nom, la plupart vont répondre en affirmant qu’il s’agissait d’un dictateur et d’un coupeur de têtes. La nuance qui existe dans les travaux des historiens n’est pas présente dans la société, car la manière dont est aujourd’hui diffusée la figure de Robespierre dans l’espace public contribue à en faire un portrait d’après les dires et les écrits de ses adversaires. Jean-Clément Martin l’a démontré avec brio : notre perception de Robespierre dépend abondamment de la légende noire constituée après sa mort. 

Il y a donc le rôle des historiens, qui appartient au champ scientifique, mais il y a aussi celui de la politique et des débats au sein de la société, qui diffère de ce dernier. Je considère à ce titre, qu’il est de notre ressort de contribuer à rétablir une forme d’équilibre dans la manière de percevoir la figure de Robespierre ou celle de Saint-Just. Or, quand l’espace public est saturé et profondément orienté d’un côté, vous ne pouvez pas le modifier de manière légère et modérée. Au contraire, il faut accepter d’en faire beaucoup en réhabilitant la part de progrès et de justice sociale apportée par de telles figures dans leur combat. 

Robespierre s’est battu
pour le droit de vote des juifs,
pour l’abolition de l’esclavage,
contre le « marc d’argent »,
qui instaurait le suffrage censitaire,
et pour le droit à l’existence.

Robespierre s’est battu pour le droit de vote des juifs, pour l’abolition de l’esclavage, contre le « marc d’argent », qui instaurait le suffrage censitaire, et pour le droit à l’existence. « Nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blés à côté de son semblable qui meurt de faim » affirmait-il. Comment ne pas voir dans tout cela des éléments qui ont contribué à l’émancipation commune et qui résonnent avec les moments que nous traversons ? Aujourd’hui encore, des gens comme Bernard Arnault entassent des monceaux de blés pendant que 2000 personnes meurent chaque année dans la rue. 

Avec la figure de Robespierre, j’essaye de créer les conditions d’une identification à un personnage qui a lutté toute sa vie pour la justice sociale face à des inégalités monstrueuses, en montrant la continuité de la période révolutionnaire avec notre quotidien. Ce débat n’est pas nouveau dans l’histoire de la gauche. Du temps de Jaurès également, on l’interrogeait sur la figure de Robespierre. Sa réponse était éloquente : « Sous ce soleil de juin 93 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre et c’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux Jacobins. Oui, je suis avec lui parce qu’il a à ce moment toute l’ampleur de la Révolution. ». Il ajoutait même « Réveiller Robespierre, c’est réveiller tous les patriotes énergiques de la République, et avec eux le peuple qui, autrefois, n’écoutait et ne suivait qu’eux (…).  Le robespierrisme, c’est la démocratie, et ces deux mots sont parfaitement identiques. Donc, en relevant le robespierrisme, vous êtes sûrs de relever la démocratie. ». En ayant continuellement appelé à la mobilisation du peuple, bien qu’il ait commis l’erreur de ne pas y intégrer les femmes, à la différence de certains de ses contemporains, Robespierre a donné corps à l’idée de République sociale qui se fonde sur la participation populaire.

« Sous ce soleil de juin 93
qui échauffe votre âpre bataille,
je suis avec Robespierre et c’est à côté de lui
que je vais m’asseoir aux Jacobins.
Oui, je suis avec lui parce qu’il a à ce moment toute l’ampleur de la Révolution. »

Jean Jaurès – 1900

LVSL – Par le passé, on a déjà vu la gauche se replier sur son identité et ses totems, travailler à réhabiliter ses symboles, au point d’en oublier son rôle et ses combats. Est-ce que la défense des symboles républicains ne risque-t-elle pas de tomber dans le même écueil ?

A.L. – Cela pourrait effectivement constituer un risque, si cela représentait l’ensemble de mon activité. Mais ce n’est pas le cas. Si je concentre une partie de mon mandat au fait de mobiliser les symboles républicains et d’en rappeler l’origine, cela a aussi un contenu politique. Rappeler l’article 4 de la Constitution de 1793 qui énonce que le droit de vote peut être obtenu par un étranger au bout d’un an s’il a bien mérité de l’humanité en choisissant d’adhérer au projet républicain, surprend ceux qui l’entendent, mais permet aussi aux premiers concernés, de s’emparer de cet héritage politique qui ne les laissait pas de côté. 

Participer aux débats parlementaires en défendant la hausse des salaires face à l’inflation, intervenir dans l’hémicycle en faveur des plus précaires, faire des amendements pour sortir les gens de la misère et leur redonner de la dignité, ou encore appeler à une marche contre la vie chère le 16 octobre ne relève pas du domaine purement symbolique et c’est en réalité le cœur de mon activité en tant que député. 

À l’heure où l’extrême-droite est arrivée au pouvoir en Italie, qu’elle ne cesse de prendre des voix dans notre pays, je considère que le fait de mobiliser les symboles républicains dans le débat et leur redonner leur sens originel participe au combat contre l’extrême-droite. Je suis assez convaincu qu’une partie du score actuel de l’extrême-droite dans notre pays provient de la représentation qui est donnée dans les médias des quartiers populaires, en les dénigrant continuellement. Or, tout cela contribue à construire un imaginaire national profondément divisé et permet à l’extrême-droite de progresser même là où elle n’est que très peu présente en termes de militants. La présence des symboles républicains dans les quartiers populaires, le fait que les jeunes qui y habitent s’en saisissent déjà est une réponse à cela. Contre le « on est chez nous » de l’extrême-droite, le fait de brandir le drapeau français, comme cela a été le cas pendant les mobilisations contre les violences policières ou lors de la marche du 10 novembre contre la haine des musulmans, revient à affirmer son appartenance à la communauté nationale et à mettre en déroute les discours de haine et de division qui pullulent à l’extrême-droite. Dans l’hypothèse où des mobilisations sociales de masse ont lieu, unissant les quartiers populaires et les zones rurales et en se réappropriant des symboles républicains et révolutionnaires comme cela avait été par exemple le cas au moment des Gilets jaunes, l’image renvoyée par des médias comme CNews, de haine ou de division, serait inaudible. Les symboles républicains ont un très grand potentiel de lutte contre l’extrême-droite et mon objectif est de parvenir à faire en sorte qu’il soit impossible pour elle de tenter de les faire siens.

Ce combat et cette stratégie ne sortent pas non plus de nulle part. Je continue, depuis un poste désormais différent, la lutte initiée il y a déjà plusieurs années par Alexis Corbière et surtout Jean-Luc Mélenchon. Il était le premier à avoir réintroduit, dans des meetings de gauche, les drapeaux tricolores ou encore la Marseillaise, qui en avaient disparu. On ne peut pas nous soupçonner d’être nationalistes en raison de nos prises de positions politiques, au contraire : en faisant cela, nous redonnons sens au patriotisme républicain fondé sur un idéal d’émancipation individuelle et collective. Quand dans ma circonscription, de jeunes enfants sont meurtris par le fait que leurs parents, alors même qu’ils travaillent et ont contribué depuis plusieurs années à la vie de notre nation et se sentent eux-mêmes pleinement et entièrement français, ne parviennent pas à obtenir la nationalité pour des raisons administratives parfois absurdes, notre combat est de ne pas les abandonner en laissant la République à ceux qui souhaitent les en exclure.

LVSL – Dans le champ politique de la gauche, la République, comme l’idée de nation, n’est pas perçue par tous comme un élément émancipateur. Comment répondez-vous aux critiques de votre camp sur ce sujet ?

A.L. – Je pense d’abord qu’il est important de clarifier un certain nombre de termes. On peut certes s’opposer à la République en tant que régime politique, mais les défenseurs de l’Empire ou de la monarchie ne sont pas vraiment les plus présents à gauche. Ensuite, certains émettent des critiques sur le contenu qui est associé à la République. Le plus souvent, ce jugement se fonde sur le fait que la République est aujourd’hui associée à un État dirigé par des personnes favorables au capitalisme. Dès lors, il serait impossible de dissocier les deux et, par essence, l’État ou la République correspondraient à ce que ceux qui les dirigent en font. Je considère l’inverse : l’État et les régimes politiques sont constitués politiquement par ceux qui s’en emparent. 

Sur le plan historique, deux critiques principales reviennent à propos de la République. Premièrement, comme je l’ai mentionné précédemment à propos de Robespierre, cette dernière n’accordait pas à son origine de place aux femmes en leur reconnaissant des droits équivalents à ceux des hommes. Je fais partie de ceux qui estiment que c’était alors une erreur fondamentale. Durant la Révolution, les femmes ont en effet contribué au projet républicain et d’autres que Robespierre ont défendu avec ferveur une égalité totale des droits. Mais il faut également reconnaître que c’est dans le cadre d’un régime républicain que les femmes ont ensuite pu accéder, elles-aussi, au droit de vote. La seconde critique est celle qui associe la République à la colonisation. Si la monarchie en est à l’origine, il est vrai que la République la continue à travers l’Histoire. Cela constitue pour moi une trahison du projet républicain originel, car durant la Première République, par le décret du 4 février 1794, la Convention a voté l’abolition de l’esclavage dans les colonies française. Il convient, d’après moi, de ne pas nier ces critiques et de savoir les regarder en face. Mais les assumer, c’est aussi les juger au regard des principes défendus par la Première République. La souveraineté populaire par exemple, implique, de fait, le refus de la colonisation, car elle impose de donner à ceux qui constituent le peuple le statut de détenteur, en dernière instance, du pouvoir politique. 

En ce qui concerne l’idée de nation, il convient également de clarifier un certain nombre d’éléments. Pour moi, la nation signifie l’affirmation du peuple souverain que j’évoquais précédemment en tant que corps politique. C’est d’ailleurs le sens que lui ont conféré les soldats de l’armée française, constituée du peuple en armes, lorsqu’ils ont entamé leur charge au cri de « Vive la nation ! » le 20 septembre 1792 à Valmy. Il s’agissait d’affirmer la souveraineté du peuple face aux monarchies ennemies qui voulaient l’anéantir. Dans la Marseillaise, un couplet qui est souvent méconnu reprend cette idée en énonçant : « Français, en guerriers magnanimes / Portons ou retenons nos coups ! / Épargnons ces tristes victimes / À regret, s’armant contre nous ! ». L’ennemi ne sont pas les individus, mais le régime de domination monarchique qu’ils sont contraints de défendre et face auquel la nation française s’affirme et se bat. La nation demeure le seul cadre dans lequel la souveraineté populaire peut s’affirmer. 

« Français, en guerriers magnanimes
Portons ou retenons nos coups !
Épargnons ces tristes victimes
À regret, s’armant contre nous ! »

La Marseillaise, Ve couplet

Il n’est pas vrai de croire, comme certains le font, que la souveraineté populaire s’affirme de la même manière dans toute l’Union européenne par exemple. Nous n’avons pas les mêmes règles dans chaque pays en matière de suffrage pour élire des représentants au sein du Parlement Européen, les députés sont tantôt élus dans des régions, tantôt au niveau national. Il n’y a pas d’uniformité qui permettrait l’affirmation d’une seule et même souveraineté. En outre, le pouvoir dont bénéficie le Parlement est extrêmement limité et les principales décisions émanent de la Commission européenne qui n’est pas issue d’une expression directe de la souveraineté populaire. Dans le cadre de l’Union européenne, cela est presque le plus frappant : face à une structure supranationale dont la fonction première a été pendant des années, par ses traités, d’imposer le néolibéralisme, comment résister si nous abandonnons un outil tel que la nation ? C’est le même cas de figure dans le domaine de la transition écologique, lorsque l’Union européenne favorise un appel d’offre polluant à des milliers de kilomètres, au nom de la libre concurrence ou d’un accord de libre échange qui va détruire le marché de la pêche en Afrique, ou lorsqu’elle impose des normes permettant l’utilisation du glyphosate, refuser en relocalisant la production au niveau national est essentiel pour réduire les émissions carbones inutiles et relancer notre économie. Si on souhaite changer radicalement l’ordre dans lequel nous sommes en relocalisant une partie de la production, en instaurant le SMIC à 1600 euros, à rendre l’éducation véritablement gratuite et émancipatrice, tout comme la commune, la République et l’État restent les instruments privilégiés pour exprimer la volonté du peuple. Notre rôle politique est avant tout d’impliquer le grand nombre dans cela. 

Certains affirment enfin que la nation est un outil de division entre les travailleurs. Je ne pense pas et je considère même l’inverse. La nation peut déjà être un facteur d’unité entre les travailleurs au sein de l’espace national, car face aux divisions fondées sur la couleur de peau, le genre, la religion ou l’orientation sexuelle, affirmer son appartenance à une même entité politique et revendiquer, au nom de l’égalité, davantage de droits contre ceux qui se gavent, vient mettre en défaut ces procédés. Par ailleurs, comme le disait Jaurès : « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène ». Si vous souhaitez discuter de peuples souverains à peuples souverains et demander davantage d’égalité en matière de droits, cela ne peut se faire, pour le moment, qu’à partir de l’échelon national. Avant de penser au socialisme universel dans lequel nous ne vivons malheureusement pas, il est nécessaire de considérer avec sérieux les moyens dont nous disposons pour s’émanciper collectivement et, en l’occurrence, la pertinence du cadre national. Il ne faut pas biaiser l’Histoire et la regarder avec un prisme unique : l’émancipation des peuples colonisés s’est par exemple faite par le cadre national face aux puissances impérialistes. Che Guevara, un argentin qui se battait à Cuba, qui est pour certains l’incarnation même de l’internationalisme ne reprenait-il pas le mot d’ordre de la Révolution française en affirmant « Patria o muerte », « la patrie ou la mort » ?

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous êtes particulièrement actifs sur les réseaux sociaux et vous vous présentez même comme député youtuber. Comment articulez-vous les codes de la communication numérique et la nécessité du formalisme de la représentation nationale ?

A.L. – La première difficulté quand on est un jeune député comme moi est d’abord d’intégrer le fait que nous représentons la nation. Il m’arrive parfois de me surprendre moi-même en me faisant cette réflexion. Cela n’est pas naturel de se dire qu’une partie de la population vous a élue pour la représenter. J’essaye pour ma part d’assumer cette fonction de la façon la plus juste et la plus digne, notamment lorsque je prends la parole au sein de l’hémicycle. Mais j’estime également qu’il y a un enjeu qui consiste à faire sortir la représentation nationale du cadre dans lequel on a coutume de l’enfermer. Par mon travail sur les réseaux sociaux, j’essaye justement de donner à tous la possibilité de voir ce qu’est le quotidien d’un député. Il ne s’agit pas simplement d’un témoignage, mais d’une manière de faire comprendre que les députés sont avant tout des citoyens comme les autres qui ont choisi de s’engager pour défendre l’intérêt général. 

J’ai par exemple publié une vidéo pour montrer à quoi ressemble la journée d’un député, une story sur les lumières artificielles qui nous permettent de continuer à siéger en séance la nuit sans s’en rendre compte ou encore une autre sur la préparation de ma première prise de parole afin de dévoiler également l’envers du décor. Pour une simple prise de parole de deux minutes, il y a tout un travail en amont pour savoir ce qu’il convient de dire, comment le dire, puis une forme de pression au moment d’intervenir. Assumer mon stress lors de ma première prise de parole, c’est aussi une manière de rapprocher les élus du peuple, de leur faire sentir qu’ils sont leurs semblables et qu’eux aussi peuvent s’engager politiquement dans les institutions. Si les critiques à l’égard de la fonction de député et le manque de rigueur et d’investissement de la part de certains peut être justifié, il est important de montrer ce que c’est qu’accomplir véritablement son mandat de député, à travers ses interventions mais aussi ses déplacements, et de redonner une part de confiance envers les élus que ne permet pas la seule exposition médiatique.

Cette question qui revient souvent à propos de l’appropriation du numérique par les élus contient également une forme de mépris à l’égard des réseaux sociaux et des gens qui y produisent du contenu. Je considère précisément l’inverse, il faut avoir un peu d’humilité lorsqu’on émet un jugement à propos des réseaux sociaux : ce que certains parviennent à faire dessus dépasse parfois largement la diffusion médiatique traditionnelle. Quand on prétend représenter le peuple, il n’est pas inintéressant de se demander comment certaines personnes parviennent à obtenir des millions d’abonnés pour suivre leur contenu. Je pense qu’il y a d’ailleurs beaucoup de gens, notamment dans la partie la plus jeune de la population, qui voient ma démarche et celle de mes camarades sur les réseaux sociaux d’un œil très favorable. 

Il y a un enjeu qui consiste
à faire sortir la représentation nationale
du cadre dans lequel
on a coutume de l’enfermer.

Quand je m’occupais auparavant des réseaux sociaux de Jean-Luc Mélenchon, j’ai toujours considéré que chaque plateforme possède une grammaire propre. YouTube n’est pas TikTok et Facebook ne fonctionne pas de la même manière que Twitter, vous ne pouvez pas produire un contenu uniforme pour tous ces réseaux. Ce principe s’impose à nous et il faut être capable de jouer avec les codes que nous dictent ces plateformes, ce qui n’est pas toujours simple. Savoir maîtriser les codes des réseaux sociaux n’est pas une fin en soi, il importe de les mettre au service du message que nous portons. L’exercice a des limites. En tant que député, je ne représente pas seulement les personnes qui ont voté pour moi, mais l’ensemble des citoyens. Par conséquent, je ne peux pas me permettre de dépasser ma fonction pour m’adapter à la grammaire des réseaux sociaux. Je prends souvent l’exemple de Florian Philippot : lorsqu’il a lancé sa chaîne YouTube, il a mis de côté ce qu’il avait à dire pour préférer placer des références propres à Internet et aux communautés qui s’y trouvent, c’est une maladresse. De la même manière, Jean-Baptiste Djebbari, lorsqu’il était ministre, a pu reprendre à l’excès les codes des réseaux sociaux dans ses vidéos sur TikTok, sans véritablement faire passer de message et en ridiculisant même parfois sa propre fonction. Voilà la limite que je me fixe : la fonction qui est la nôtre implique une certaine dignité que nous ne pouvons délaisser en publiant des contenus sur les réseaux sociaux trop soumis aux codes de ces plateformes. 

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous avez récemment animé une conférence lors des universités d’été de la France insoumise sur la manière de construire des ponts entre les demandes des quartiers populaires et celles des campagnes. Considérez-vous que le pacte républicain et notamment l’égalité d’accès aux services publics constitue précisément un moyen d’unifier ces revendications qui semblent aujourd’hui, pour certains, incompatibles ?

A.L – Oui, c’est précisément ce que je pense. Je ne me suis cependant pas contenté d’animer cette conférence. Récemment, j’ai effectué un certain nombre de déplacements dans la Meuse, dans l’Yonne, dans la Nièvre et dans l’Indre où nous n’avons pas obtenu de député de la NUPES. Provenant moi-même de l’Indre et étant élu dans une circonscription où se trouvent plusieurs quartiers populaires au sein d’une ville, ce sujet me touche et m’importe tout particulièrement. J’ai grandi dans une ville de 43 000 habitants, mais dans un département où habitent 220 000 personnes. Une partie de ma famille habitait dans des villages et hameaux particulièrement reculés par rapport aux principales villes du département. Cette expérience personnelle m’a fait remarquer à quel point les problématiques des quartiers populaires sont semblables à celles des habitants de zones rurales. Que ce soit en matière de désertification médicale, si vous habitez à Grigny en Essonne ou au Blanc dans l’Indre, vous rencontrez la même difficulté pour trouver un médecin ou un spécialiste proche de chez vous. Il en va de même pour les petits commerces. Dans les territoires ruraux, les centres-villes se vident des petits commerces au profit des grandes zones commerciales. C’est la même chose dans bon nombre de quartiers populaires où il est de plus en plus difficile de trouver des commerces ou des services essentiels, du coiffeur à la boulangerie. Dans leur ensemble, les services publics disparaissent conjointement dans ces deux types de territoires, les bureaux de poste, les lycées ou encore les hôpitaux sont de plus en plus éloignés des lieux de résidence. Toutes ces difficultés face à la disparition de ce qui crée du lien social créent du lien entre les demandes des quartiers populaires et celles des milieux ruraux qu’on tend à opposer fréquemment. 

Dans les zones rurales,
bon nombre de CDI ont été remplacés
par des intérims,
comme en miroir des quartiers populaires,
où l’ubérisation et sa précarité se sont largement développés.

Ce n’est pas le seul élément qui permet d’unifier les demandes entre ces différents territoires. La question de l’emploi et de sa stabilité est à cet égard essentielle. Dans les zones rurales, bon nombre de CDI ont été remplacés par des intérims, comme en miroir des quartiers populaires, où l’ubérisation et sa précarité se sont largement développées. Le niveau des revenus et la difficulté à faire face à l’inflation est encore une demande qui réunit les populations qui vivent dans ces territoires. L’accès à un logement – et que celui-ci soit de bonne qualité – devient de plus en plus difficile et, dans les quartiers populaires comme dans les zon es rurales, les contraint à habiter plus loin de leur lieu de travail et implique pour eux de recourir soit aux transports en commun, dont les réseaux sont bien souvent dysfonctionnels, soit à la voiture qui les expose à l’augmentation des coûts de l’essence. Enfin, l’ennui, le sentiment de déshérence ou encore la difficulté à sortir de son lieu de naissance sont des enjeux et des sentiments partagés par ces deux parties de la population : qu’on vienne d’un quartier populaire ou d’un village dans une zone rurale, qu’on doive franchir le périphérique ou faire cinquante kilomètres en voiture pour se rendre dans une métropole ou même à Paris, on sait que les richesses et le pouvoir se concentrent ailleurs. 

Tous ces sujets créent de l’unité dans le peuple français, alors même que bon nombre de médias et d’acteurs politiques se fixent pour objectif de le diviser à l’aune de cette fragmentation territoriale. La surmédiatisation des faits divers au sein des banlieues contribue à accentuer la fracture avec les territoires ruraux qui ne perçoivent plus ce qui les rapproche, dans leur condition matérielle quotidienne, des quartiers populaires. Or, la mise à distance des services publics, de l’activité économique, conséquence des politiques néo-libérales et de la désindustrialisation à marche forcée dictée par la mondialisation, est la même dans les campagnes et dans les banlieues. C’est précisément au nom de l’égalité d’accès aux services publics et du contrat républicain qu’il est possible d’unir ces demandes et de fournir un débouché politique à cette colère face aux inégalités croissantes dans notre pays. Il ne faut pas réifier les catégories de nos adversaires et de l’extrême-droite, mais au contraire chercher à mettre en avant ce qui rassemble des populations qui ne vivent pourtant pas au même endroit. L’abandon commun que subissent ces franges de notre peuple est un affect extrêmement fort que nous ne pouvons laisser de côté politiquement. Contrairement à ce que veut faire croire Marine Le Pen, les oubliés ne sont pas que présents dans la ruralité. Il faut que nous parvenions à faire en sorte qu’un jeune de zone rurale ne perçoive pas un jeune de banlieue comme un ennemi, un délinquant en puissance, mais comme quelqu’un qui partage la même condition que lui, les mêmes difficultés, et avec qui il peut revendiquer ses droits à partir du projet républicain fondamental. Voilà comment j’envisage politiquement l’unité nationale. Nous devons la reconstituer pour nous émanciper collectivement. 

NUPES : L’ivresse de la victoire

Allégorie de la Victoire (Fresques de Moregine, Pompéi)

À l’occasion d’un débat avec la philosophe Chantal Mouffe, organisé le 25 juin dernier par la rédaction du Vent Se Lève, François Ruffin a souligné à plusieurs reprises les raisons de sa venue : acter la récente victoire de la gauche, pour mieux comprendre là où elle continue d’échouer. À n’en pas douter, en effet, l’alliance NUPES a permis de faire entrer à l’Assemblée une force politique d’opposition majeure, dont les rangs comptent des profils prometteurs. Elle a aussi permis d’éviter la disparition d’un camp, que certains prédisaient pourtant depuis longtemps. Néanmoins, il est indispensable de se demander si cette séquence électorale ne consacre pas une « victoire par le haut » plutôt qu’une « victoire par le bas », creusant encore davantage l’écart entre ceux qui croient qu’un autre monde est possible et ceux qui n’y croient plus.

« On a gagné, mais… »

Les appareils sont saufs, les militants enthousiasmés, les votants rassurés ; les désaffiliés, les indifférents et les abstentionnistes sont en revanche les grands absents des célébrations. Ils ne reviennent qu’à demi-mots dans les conversations, comme si leur silence pesait soudain trop lourd : « On a gagné, mais… » Mais, ce n’est pas gagné. Et pour cause, les résultats électoraux dessinent un bloc qui doit, pour les langues les plus provocatrices, davantage à la réalisation malencontreuse de la stratégie Terra Nova qu’aux succès socialistes et communistes des siècles passés. La note du think tank, datée de 2011, suggérait notamment d’abandonner la majorité historique de la gauche, composée d’ouvriers et d’employés, au profit d’une articulation des électorats acquis aux nouvelles « valeurs culturelles progressistes » : les jeunes, les femmes, les diplômés et les minorités. Dix ans ont coulé sous les ponts depuis lors, et nombreux à gauche ont dénoncé la trahison d’une telle proposition, pour mieux rappeler la nécessité de rester solidaires des classes populaires.

« La situation est telle qu’aujourd’hui les progressistes se demandent comment reconquérir les anti-progressistes. »

Problème, les bonnes intentions ne résolvent pas toujours les divorces culturels : la situation est telle qu’aujourd’hui les progressistes se demandent comment reconquérir les anti-progressistes. Ce qui n’est pas sans provoquer un dialogue de sourds ou, pire, une démonstration de paternalisme politique. Si les aspirations communes décrochent du « progressisme », ce n’est pourtant pas parce qu’elles sont rétrogrades, mais parce qu’elles constatent chaque jour la dégradation des conditions de vie et n’ont plus le coeur aux lendemains qui chantent. « Qu’est-ce qui nous arrive ? » brûle ainsi plus volontiers les lèvres que les traditionnels « Qu’est-ce qui nous attend ? », écrasant l’horizon des possibles sur les inquiétudes du présent. L’erreur est donc de croire que le temps du futur est communément partagé ; il se fabrique, au contraire, depuis des réalités concrètes, que seuls quelques privilégiés ont désormais le loisir d’éprouver. 

Un hiatus d’autant plus profond qu’ils recoupent une dissociation sociologique, où les habitus des uns n’ont rien à voir avec les habitudes des autres. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à s’interroger sur le pourcentage des cadres politiques issus des milieux populaires. Le compte n’est pas très glorieux ; et même lorsqu’ils sont présents, ils occupent les places très convoitées de « transfuges de classe », qui servent à la fois d’alibi aux camarades et d’excuses personnelles pour justifier l’éloignement des périphéries d’origine. Parallèlement, l’élection de quelques députés « populaires » a donné lieu à un enthousiasme mâtiné d’incompréhensions de classes. La fabrication de nouvelles égéries prolétaires, réduites à leur fonction sociale – « femme de ménage », « aide soignante », « ouvrier » – en dit long sur une gauche, qui essaie de se rassurer, en veillant à cocher toutes les cases de la mixité. L’entrée à l’Assemblée de ces nouvelles figures, et la réception médiatique qui en a été donnée, aurait dû à l’inverse signaler l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir.

Mots d’ordre ou diagnostics ? 

Si la gauche doit alors retrouver ce qu’elle a perdu, il convient de lui rappeler quoi chercher : sa base sociale, certes, mais avant toute chose sa lucidité. Elle protège contre l’ivresse des victoires – d’autant plus intense que ces dernières tendent à se faire rares – et conduit à troquer les mots d’ordre contre les diagnostics. La « Nouvelle Union Populaire » est à ce jour plus unie que populaire ; près de la moitié des ouvriers et employés s’abstiennent ou votent en faveur du Rassemblement national. Il importe d’en tirer les conséquences pour guider les années de bataille qui s’annoncent, sans déprécier celles qui ont déjà été menées. Deux scénarios semblent se disputer les faveurs des responsables politiques actuels : un retour à l’agenda propre des différents groupes parlementaires (EELV, PS, FI, PCF) composant la NUPES ou un approfondissement de la logique d’union, anticipant les élections intermédiaires et favorisant les futures candidatures uniques. Un air de « déjà-vu » pour qui connaît les dilemmes insolubles d’une gauche, oscillant souvent entre sectarisme stérile ou unionisme béat, selon son expression la plus caricaturale.

Quid cependant d’une troisième option, certes moins attractive et plus laborieuse, qui miserait sur un renouvellement politique organique, capable de retisser les liens entre l’extraordinaire des Assemblées et l’ordinaire des tablées ?

Quid cependant d’une troisième option, certes moins attractive et plus laborieuse, qui miserait sur un renouvellement politique organique, capable de retisser les liens entre l’extraordinaire des Assemblées et l’ordinaire des tablées ? Pour trancher entre l’une ou l’autre direction, le conseil d’un ancien sage politique, auteur d’un Contrat Social qui ne fut pas sans incidence sur les soulèvements révolutionnaires, mérite une oreille attentive : en distinguant la volonté particulière, la volonté de tous et la volonté générale, Jean-Jacques Rousseau nous lègue des concepts pour interpréter différemment les trois chemins qui s’offrent à nous. Ainsi, le jeu partisan n’est-il qu’une émanation de la volonté particulière, favorisant la juxtaposition d’intérêts divergents, tandis que les alliances occasionnelles relèvent de la volonté de tous et s’en remettent à la simple accumulation numérique des forces en présence. Le travail de ré-association ravive quant à lui la quête de la volonté générale et suit la boussole du bien commun afin d’empêcher le dépérissement du corps politique. Réduire l’écart qui s’est creusé entre « la chose publique » et les citoyens apparaît en effet comme un impératif pour empêcher que ne s’installent trop durablement la désillusion et la lassitude. « Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’État, que m’importe ? on doit compter que l’État est perdu » suggère notamment Jean-Jacques Rousseau en 1762, comme un ultime avertissement. 

Reste ensuite à déterminer quelle volonté peut l’emporter sur les autres. La philosophie rousseauiste n’est, à cet égard, pas très optimiste gageant que la gradation des volontés s’établit toujours en opposition « à celle qu’exige l’ordre social » et que « la volonté générale est toujours la plus faible ». Il n’est pas sûr que la situation contemporaine autorise davantage de confiance : sans une organisation depuis laquelle concrétiser cet horizon, la promesse de majorité réelle, dépassant l’électoralisme de circonstances, a toutes ses chances de demeurer lettre morte. Les moyens ne sont pourtant pas totalement inexistants, comme en témoigne la réussite de certaines campagnes législatives, parvenus à détrôner des macronistes de premier rang, à l’instar de Christophe Castaner, d’Amélie de Montchalin, de Richard Ferrand ou encore de Roxana Maracineanu. Les énergies mobilisées en vue de ces succès, plutôt que d’être mises en sommeil jusqu’au prochain scrutin, pourraient être autrement investies. C’est qu’il s’agit d’identifier les braises des colères sourdes sur lesquelles souffler afin de préparer le terrain des victoires futures. 

Vers une stratégie populaire

Les débats à gauche ne sont pas rares pour imaginer les solutions capables de « reconstruire » le camp de l’émancipation : quelle doctrine après la longue parenthèse social-libérale ? Quels arguments pour rallier le plus grand nombre ? Le travail effectué autour du programme de « L’Avenir en commun » mérite à ce titre d’être salué, tant il promeut un projet de rupture, qui est parvenu à se rendre crédible auprès d’un socle numérique non négligeable (7,7 millions de voix) et à radicaliser un électorat pour qui, par exemple, la « planification écologique » a finalement remplacé les transitions trop timides. Mieux même, il semble avoir inquiété quelques tenants de l’ordre néolibéral qui, lors des soirées présidentielles et législatives, n’ont pas oublié d’agiter l’épouvantail de « la menace rouge »  pour discréditer leur adversaire. À nouveau cependant, le plus difficile est encore à faire : les divergences stratégiques traversent la récente union et la diffusion des idées socialistes – si l’on accorde à ce terme abîmé le sens que lui a donné sa tradition politique depuis le dix-neuvième siècle – se heurte à de nombreux malentendus. 

À commencer par celui qui explique, peut-être, le plafond de verre idéologique auquel sont confrontées les formations politiques de gauche. Alors qu’elles furent pendant longtemps les alliés de la marche de l’Histoire, contribuant à achever le processus démocratique ouvert par la Révolution française, elles font aujourd’hui face à un nouveau défi : sauver l’héritage du passé et conserver les acquis des grandes avancées sociales face aux offensives libérales et réactionnaires. Selon un bouleversement, dont seule l’histoire politique a le secret, il n’est ainsi pas impossible que les matrices révolutionnaires et conservatrices se soient inversées. Les formations de droite, elles, l’ont bien compris, misant sur l’étiquette « subversive » et déclinant les « révolutions conservatrices » depuis plusieurs décennies pour répondre aux inquiétudes populaires. À gauche, on tarde encore, par devoir de pureté et par peur de compromission, à prendre la mesure, de ce que pourrait être « un conservatisme révolutionnaire ».

Selon un bouleversement, dont seule l’histoire politique a le secret, il n’est ainsi pas impossible que les matrices révolutionnaires et conservatrices se soient inversées.

Il y a néanmoins fort à parier qu’un tel positionnement ait toutes ses chances auprès des classes populaires – plus en tout cas que le mouvementisme généralisé. Pour une raison simple : il s’appuie sur le déjà-là qui, précisément, est en train de disparaître et livre à elle-même une part grandissante de la population. Le retour de l’insécurité généralisée n’est pas le fait de coupables bien désignés, comme la droite s’emploie à l’affirmer, mais le résultat de la destruction de l’héritage socialiste, dont les combats avaient jusqu’à présent garanti la protection collective. Le conservatisme révolutionnaire est en ce sens un protectionnisme, qui ne doit pas craindre de se présenter comme tel. Il ne signifie ni repli sur soi, ni limitation des libertés, mais pose comme priorité la préservation de ce qui fait une société : ses citoyens, ses institutions, son environnement, chaque jour plus absents de l’agenda des décideurs coalisés en élite mondialisée. Que les plus hostiles à cette grammaire se rassurent, le philosophe Günther Anders, peu suspect de fraternisation avec l’ennemi, avait déjà nommé dès 1960 la contradiction qui caractérise notre époque : « Aussi paradoxal que cela puisse sembler, la conservation du monde ne peut réussir que par son changement. Continuer à exister n’est possible que si le monde qui reste est différent du monde actuel. » Voilà en substance un programme qui peut séduire les adeptes du tout fout le camp, dont l’angoisse est à la mesure du siècle.

Selon les lois imprévisibles du devenir, c’est donc parce que la gauche a trop bien gagné hier, qu’elle perd aujourd’hui. Elle poursuit, comme avant, sa fuite en avant, là où la situation lui impose de revenir sur ses pas. On aurait tort d’y voir une paralysie historique. C’est plutôt que le vent de l’Histoire a changé de direction, comme l’avaient diagnostiqué de nombreux intellectuels marxistes pendant l’entre-deux guerres – Theodor Adorno, Max Horkheimer, Walter Benjamin, pour n’en citer que quelques uns –, dont la clairvoyance est rétrospectivement éblouissante. Ils avaient aussi identifié les raisons pour lesquelles ce n’est plus la gauche qui fait l’Histoire, mais l’Histoire qui exige une politique de gauche. Une nuance essentielle, qui oblige à nommer et à affronter l’obscurité de notre temps, sans pessimisme néanmoins – c’est depuis les nuits les plus noires que s’entendent les échos graves d’une formule d’Ernst Bloch dans L’Esprit de l’utopie : « C’est entre nos mains qu’est la vie. » À cette gauche qui vient, il faut par conséquent souhaiter de retrouver l’usage simultané de ses jambes et de ses esprits, afin de rattraper le retard accumulé par prétention au monopole de l’avant-garde. C’est à cette condition, seulement, que l’alternative deviendra crédible. 

RUFFIN, MOUFFE : LA GAUCHE PEUT-ELLE DE NOUVEAU ÊTRE POPULAIRE ?

Mouffe Ruffin Gauche Populaire Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Le divorce historique entre la gauche et les classes populaires est-il en train de se refermer ? Le large score de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle et le succès électoral de la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale (NUPES) semblent l’attester. Pourtant, une partie des classes populaires continue à s’abstenir massivement ou à se réfugier dans le vote Rassemblement national. Face à cet état de fait, plusieurs stratégies s’opposent pour les reconquérir. Le samedi 25 juin, Le Vent Se Lève invitait Chantal Mouffe et François Ruffin à en débattre à la Maison des métallos. Chantal Mouffe est une théoricienne majeure du populisme de gauche et l’auteure de nombreux livres, dont « L’Illusion du consensus » et « Hégémonie et stratégie socialiste » avec Ernesto Laclau. François Ruffin commence son second mandat de député de la 1ère circonscription de la Somme, il est auteur et cinéaste.

François Ruffin : « Il y a deux invisibles : les oubliés en bas et les ultra-riches en haut »

François Ruffin © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Nous nous rendons dans la Somme, sur les pas de François Ruffin et de son équipe. Le candidat y déroule sa campagne effrénée, flanqué du tumulte de ses militants. Porte à porte, poignées de main dans les bars, déambulation, ballons gonflables géants : le député se faufile, parle à tout le monde, attrape les habitants, pour 3 phrases ou 10 minutes. Aux pressés ou aux indifférents, il martèle ses slogans : « n’oubliez pas d’aller voter car les riches, eux, n’oublient jamais ! ». Pendant toute une après-midi, nous le suivons et l’interrogeons, à pied et en voiture, assis sur le bord d’un trottoir. Il nous répond par de longs développements, sans cesse interrompu, sans que jamais la cohérence de son propos en souffre, alternant avec aisance entre le registre du militant et celui de l’analyste. Politique et conflit de classe, désindustrialisation, construction européenne, sociologie électorale, écologie populaire… Nous sommes revenus avec François Ruffin sur les thématiques qu’il n’aura cessé de mettre en avant, dans ses interventions à la tribune de l’Assemblée comme dans ses livres et ses articles. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Vincent Ortiz, photographies par Pablo Porlan.

LVSL – Quel bilan tirez-vous de cinq ans de députation ? Vous vous êtes démarqué par vos interventions volontairement polémiques. Certains ont pu vous le reprocher, y compris à gauche, disant qu’on ne construit pas de la politique sur le conflit.

François Ruffin – Au contraire : la politique ne se construit que sur du conflit. La démocratie, c’est du conflit, mais du conflit organisé, organisé pacifiquement. Et le pire, ce sont les moments où l’on tait le conflit, au nom du consensus, dans une fausse démocratie. C’est comme une cocotte-minute : le conflit, étouffé, revient plus tard de manière violente.

Et le conflit qui prévaut, pour moi, c’est le conflit de classe. C’est ce que j’ai tenté de faire il y a cinq ans, en martelant certains slogans – « Ils ont l’argent, on a les gens », « le banquier à l’Élysée, le peuple à l’Assemblée »-, au prix peut-être d’un manichéisme, que j’assume. Cinq ans plus tard, rien n’a changé. Au contraire, le CAC 40 enregistre des bénéfices records : 160 milliards de bénéfices pour 2021 ! C’est supérieur de 60 % à son précédent record [NDLR : en 2007]. Ces chiffres, scandaleux, devraient être martelés à la télévision chaque soir. La question, pour nous, c’est comment on met ça en scène ? Comment on le donne à voir ? Avec mes électeurs, j’essaie ça : en sport, lorsqu’on bat un record, c’est d’un centimètre, ou d’un centième de secondes. Pour le CAC 40, c’est une augmentation de 60 % par rapport au précédent record ! Le patrimoine des cinq premières fortunes françaises, sous Macron, a été multiplié par trois : aux gens que je croise, je demande « et vos salaires, ils ont été multipliés par trois ? Vos retraites, vos allocations ? » C’est un contre-argument efficace lorsque quelqu’un me parle des assistés ou des immigrés. Ou alors, on fait un jeu, « comptez avec moi jusque trois… Un… deux… trois… » Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, vient de gagner 10 000 € ! Autant que ma suppléante, Hayat, en un an : elle est accompagnante d’enfants en situation de handicap.

Mon combat, c’est de faire ressentir cette injustice sociale, que les gens ne voient pas, ou rarement. Comme ils éprouvent tout de même un sentiment d’injustice, celui-ci est canalisé dans d’autres directions : les étrangers, les réfugiés, les assistés. Autrement dit : les plus pauvres qu’eux. C’était déjà ma bagarre il y a cinq ans, mais c’est encore davantage conscient aujourd’hui : il y a deux catégories d’invisibles que je cherche à mettre en lumière. Ceux du bas, bien sûr : les auxiliaires de vie sociale, les agents d’entretien, les ouvriers, etc., qui figurent dans mes films. Mais il y a d’autres invisibles à mettre en lumière : ceux du haut.

L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’UE. Nous avons la Révolution française, l’UE a des traités économiques incompréhensibles pour la grande masse des gens.

On vient de passer devant un magnifique château : celui de la famille Saint-Frères, un empire textile, né au XIXe siècle. Les habitants vivaient aux alentours, dans les corons, dans des taudis, dans de la terre battue. Quand ils sortaient de chez eux, ils voyaient où partait leur travail : dans ces superbes châteaux. Aujourd’hui, quand ils sortent de chez Amazon, ils ne voient pas les immenses villas, yachts et jets privés de Jeff Bezos. Alors, il faut donner à voir, à ressentir cette injustice majeure. Si on y parvient, on réactive le conflit de classe, et du vote de classe. Si on n’y parvient pas, ils vont se tourner vers des bouc-émissaires : « pourquoi est-ce que je suis au chômage alors que les immigrés ont un travail ? », etc. Mais c’est une tâche qui a été abandonnée par la gauche depuis longtemps.

Un politiste que j’apprécie, Patrick Lehingue, explique que dans les années 70, la gauche ne faisait pas dans la dentelle : c’étaient des clivages relativement simples, binaires, rustiques, les petits contre les gros, le travail contre le capital, les salariés contre les patrons, etc. Puis, dans les années 80, la gauche arrivée au pouvoir a changé de lexique : les choses devenaient plus « complexes », le marxisme était « dépassé ». Les gens, pourtant, continuaient à ressentir une injustice, le chômage s’amplifiait, les Restos du cœur ouvraient… Mais puisqu’on ne l’exprimait plus en termes de classes, ils se sont tournés vers d’autres oppositions : les vieux contre les jeunes, les hommes contre les femmes, et surtout, surtout, les Français contre les immigrés. Il faut réactiver ce conflit central du capital contre le travail – avec une nuance, tout de même : il y a davantage de petits patrons, d’indépendants, d’auto-entrepreneurs aujourd’hui qu’hier. C’est une transformation, pas seulement économique, psychologique, majeure.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Il y a cinq ans, dans ma profession de foi, je prévenais mes électeurs : ça n’allait pas être Walt Disney, aucune de mes propositions de loi ne serait acceptée, et peut-être pas même un amendement. De fait, mes amendements ont été rejetés à 99,72 % ! Ce n’est pas à l’Assemblée que se fait la loi, je l’ai déjà dit dans vos colonnes : c’est une hypocrisie de prétendre que le pouvoir législatif s’y trouve alors que, sauf cohabitation, il s’agit de la chambre d’enregistrement des désirs du Président.

Ce qui a fonctionné, en revanche, au-delà de mes espérances, c’est la fonction de caisse de résonance du député. En parlant des femmes de ménage ou des auxiliaires de vie sociale, je n’ai pas cherché à faire des coups d’éclat. J’ai cherché à décrire leur vie. Ce fut, pour elles, pour leurs enfants, un geste de reconnaissance. C’est apparu surprenant, presque choquant, que dans un lieu aussi prestigieux et couvert de dorures que l’hémicycle, on vienne évoquer des vies simples. C’est pour moi une source de grande fierté.

LVSL – Je rebondis sur votre volonté de vouloir reconstruire un front de classe. Certains sociologues estiment que la stratégie visant à reconquérir les électeurs des milieux populaires qui votent RN (les « fâchés pas fachos ») est vouée à l’échec. Manuel Cervera-Marzal, en particulier, estime que le rejet de l’immigration étant la priorité des électeurs du RN, il apparaît improbable que l’on puisse les faire basculer vers un vote de rejet de gauche. Il estime également que ce que vous avez réussi en Picardie n’est pas réplicable à l’échelle de la France.


F.R. – Tout d’abord, j’en fais un devoir moral aussi bien qu’un devoir électoral. Je refuse d’abandonner ces citoyens, souvent dans des bassins industriels, déjà frappés par la crise, je refuse de les laisser au Rassemblement national. Donc, même si c’était impossible, j’essaierai ! Mais ces sociologues doivent être satisfaits : ils estiment que les ouvriers doivent être abandonnés ? C’est ce que fait la gauche depuis quarante ans ! On le voit encore à ces législatives : malgré le bon résultat national de la NUPES, elle ne réunit même pas 20% du vote des ouvriers, alors que le RN fait, lui, 45%… La gauche, depuis les années 1980, a livré la classe ouvrière au Rassemblement national : la mondialisation a alors tracé comme un fil à couper le beurre entre les vainqueurs et les vaincus.

D’un côté, le textile qui part au Maghreb, puis à Madagascar, en Inde et en Chine. Cela a été particulièrement brutal pour les ouvriers non qualifiés, dont le chômage a triplé en une décennie.

De l’autre côté, les professions intermédiaires ont été relativement protégées, de par leur statut, leurs qualifications, etc. Cela produit ce qu’Emmanuel Todd appelle un passivisme des éduqués. Ainsi, la gauche a accompagné la mondialisation. Je parle bien sûr de la gauche sociale-libérale, celle qui signe les traités européens et de libre-échange, avec Jacques Delors à la Commission et Pascal Lamy à l’Organisation Mondiale du Commerce. Parce que la chute du textile, par exemple, ce n’est pas le fruit du hasard. L’apogée de la production de textile a eu lieu en 1975, mon année de naissance. Dix années plus tard, il ne reste plus rien. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps on a signé les accords multi-fibres. Avec à la clé des licenciements par milliers, une véritable déshérence sociale, des tragédies, des suicides.

Mais je parle également d’une partie de la gauche « révolutionnaire », « de rupture », « altermondialiste », qui est passée de l’ « antimondialisation » à l’ « altermondialisation », qui a au fond accepté cette mondialisation – sous le prétexte d’en infléchir le cours. Cette gauche répétait à l’envi « qu’un autre monde est possible » : mais dans combien de temps ? Je pense qu’il faut accepter une perspective anti-mondialiste, ou démondialisatrice. Pour plaire aux classes intermédiaires, on a euphémisé cette approche. Pendant ce temps-là, le RN progressait.

On se focalise, bien sûr, sur le Front national et l’immigration, mais on ne dit rien de son programme économique. Je suis allé fouiller, à la Bibliothèque nationale de France, pour retrouver les premiers tracts du Front National, dans les années 1970. Tel un archéologue, j’ai tenté de retracer l’évolution de son programme économique, de sa fondation jusqu’à nos jours. Que s’est-il passé ? Dans les années 1980, le Front national est ultra-libéral. Il s’inspire de Thatcher et de Reagan. Le FN est en faveur de l’Europe libérale. Ils applaudissent à l’Acte unique et à la construction européenne, car ils voient en l’Europe un rempart contre le bolchévisme. À partir du moment où le mur de Berlin s’effondre, ils changent de perspective. Leur adversaire cesse d’être le bolchévisme pour devenir l’étranger. Le Front national aligne alors son programme économique sur une demande populaire : « il faut se protéger ; il faut protéger notre industrie ; on ne peut pas être livré au vent du libre-échange. »

Face à cela, les deux cœurs de la gauche – celle de gouvernement, et celle de rupture – ont ignoré cette demande populaire de protection. En 2001, quand j’ai vu le lave-linge de Whirlpool quitter Amiens, j’ai fait une étude très précise sur le marché du lave-linge, sur les coûts de la main-d’œuvre, de la sous-traitance, des matières premières, etc. À partir de cela, j’ai compris que le choix de délocaliser vers la Slovaquie répondait à une rationalité imparable. Le patron de cette entreprise a simplement veillé à la maximisation de son taux de profit. Non seulement il y gagnait en termes de coût de la main d’œuvre, mais il y gagnait également en termes de coût des pièces sous-traitées et importées depuis les pays de l’Est. Ce processus était parfaitement logique. Si des coûts n’étaient pas ajoutés – soit sur le transport routier, soit aux frontières -, il fallait s’attendre à ce que les délocalisations continuent. Sans surprise, c’est ce qui s’est produit. Dès lors, je suis devenu protectionniste. En 2011, j’ai d’ailleurs publié un livre : Leur grande trouille – Journal intime de mes « pulsions protectionnistes ».

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Les sociologues qui justifient l’abandon des ouvriers au RN, ils réactualisent, d’une certaine manière, le fameux rapport de 2011 produit par Terra Nova. Un rapport que j’avais apprécié : au moins, il disait ce que la gauche faisait sans le dire depuis quarante ans ! Les ouvriers doivent être abandonnés, car les reconquérir impliquerait de défendre le protectionnisme et d’abandonner un agenda libre-échangiste.

En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes.

Le vote RN dans ma région n’est pas un vote prioritairement raciste. C’est un vote de rejet de la mondialisation.

LVSL – Vous évoquez la mondialisation et la construction européenne. Le contexte nous conduit à penser que la question européenne va revenir au centre du jeu dans les prochaines années. La BCE a d’ores et déjà annoncé un relèvement de ses taux, ce qui préfigure un retour à l’austérité après une période de relative permissivité. Paradoxalement, on a peu parlé de l’Union européenne et des enjeux européens durant cette campagne présidentielle. Puis l’union de la gauche autour de la NUPES a, par la force des choses, conduit tout un chacun à lisser ses positions sur l’UE. Pensez-vous que la gauche ait intérêt à radicaliser son discours sur la souveraineté nationale et populaire face au cadre européen ?

F.R. – 2005 est une date fondatrice : 55 % des Français ont dit non à la concurrence libre et non faussée, non à la liberté de circulation des capitaux et des marchandises. 80 % des ouvriers ont voté « non», de même que 71 % des chômeurs et 67 % des employés. C’était un vote de classe marqué.

Je remonte à 2005 car il faut garder à l’esprit qu’aujourd’hui, si l’on reposait la même question à la population, on n’aurait pas 55 % de « non» mais 60 ou 65 % ! Et cela, les dirigeants le savent. Raison pour laquelle depuis 2005 ils mènent leur projet sans le démos, voire contre le démos. Le projet de Macron est un projet minoritaire : la base électorale du « oui» de 2005 ne cesse de se rétrécir. Il se passe de l’avis du peuple pour multiplier les traités de libre-échange : avec le Canada, le Vietnam et le Mexique – en plus des négociations en cours avec la Chine et l’Inde.

C’est ainsi le même projet de mondialisation, de concurrence et de croissance qui se perpétue. Il faut une triple rupture : moins de mondialisation et davantage de protection, moins de concurrence et davantage d’entraide, moins de croissance et plus de répartition. Leur projet est démocratiquement mort et ils le savent.

L’Union européenne semble moins dogmatique depuis la pandémie. Mais au-delà des déclarations des uns et des autres, intéressons-nous à ce que j’appelle le programme caché d’Emmanuel Macron : sa lettre envoyée à la Commission européenne. Il s’engage dedans à une réduction de 3 % des dépenses publiques ! Ce sont encore les hôpitaux et les écoles qui vont en faire les frais. Ces dix dernières années, la Commission européenne a exigé pas moins de soixante-sept fois que les différents États réduisent leurs dépenses de santé ! Si on est arrivé nus face à la pandémie, c’est aussi le produit des injonctions austéritaires de la Commission.

Que faire face à cet état de fait ? Désobéir. L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’Union européenne. Nous avons la révolution française, moment de surgissement du peuple sur la scène de l’histoire. L’Union européenne a des traités économiques, incompréhensibles pour la grande masse des gens. D’où son absence d’ancrage populaire. Une politique de gauche sera amenée à se heurter à l’Union européenne.

LVSL – Face aux lignes de clivages imposées par les médias, la gauche est divisée quant à l’attitude à adopter. Une partie souhaite accepter cette ligne de clivage, et se positionner dans un sens progressiste (défense des minorités, etc), une autre considère qu’il faut sortir du cadre. Où vous situez-vous ? La bonne stratégie politique est-elle ou n’est-elle pas une mise à l’agenda des choses ?

F.R. – Si on ne veut pas avoir à subir l’agenda du gouvernement, de nos adversaires ou des médias, il faut bien qu’on impose le nôtre. Cela n’a rien d’évident, car le gouvernement et les médias ont d’importants moyens pour imposer leur agenda.

Le paradoxe, c’est que nous avons perdu une élection alors que les thématiques qui étaient à l’ordre du jour étaient en partie les nôtres : l’hôpital, le pouvoir d’achat, les services publics, etc. Pendant le temps de la campagne, on est parvenu à marginaliser la question identitaire. Je fais tout mon possible pour ne pas sauter à pieds joints dans ce piège.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Je parlais tout à l’heure du divorce entre les classes populaires et les classes intermédiaires apparu dans les années 1980. En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes : les quartiers populaires d’une part, les campagnes populaires de l’autre. Mettre sur la table des questions d’ordre sociétal, culturel ou cultuel fait exploser la possibilité d’un bloc. Mettre l’accent sur les questions économiques et sociales rend possible un rapprochement. Notre objectif doit être de mettre fin à ces deux divorces qui durent depuis des décennies.

LVSL – Quid de l’écologie dans ce bloc populaire à construire ?

F.R. – C’est l’horizon qu’on doit poser. Mais avec des obstacles sur le chemin. Durant ma campagne, à plusieurs reprises, lorsque je parlais d’écologie, des gens protestaient ! Ah non, pas ça ! Ca semblait un réflexe populaire. Pourquoi ? Parce que l’écologie, ça va m’obliger à changer de voiture, alors qu’elle roule encore, à changer de chaudière, etc. Il faut donc construire une écologie populaire même si l’écologie n’est pas d’emblée populaire.

C’est une nécessité absolue parce que notre survie commune est en jeu. Face au discours de Zemmour et à son « grand remplacement », je réponds aux gens que le grand défi, la grande perte est ailleurs : durant ma vie, la moitié de ce qui vit sur terre, dans les airs et dans les mers a disparu. Quel monde va-t-on laisser à nos enfants ? La sécheresse est déjà là : on a eu trois mois sans eau en Picardie ! Alors, comment on fait du judo avec ça ? Un tableau que j’aime bien montrer dans mon coin, c’est l’empreinte carbone en fonction des classes sociales. Les 50 % les plus pauvres du pays polluent assez peu, les 40 % du dessus légèrement plus, mais pas de manière considérable, tandis que les 10 % du dessus du panier sont les plus gros émetteurs de CO2.

Comment construire une écologie populaire ? Par une écologie de conflits. Une écologie qui ne cherche pas à nier le conflit de classe. J’écoutais ce matin un reportage sur France Inter qui évoquait le coût environnemental de l’avion, et mentionnait le fait que l’avion demeurerait polluant pour longtemps encore. La question de la limitation des vols n’était même pas posée ! La perspective de limiter les vols pour ceux qui prennent l’avion entre Paris et New York comme je prends le train entre Paris et Amiens n’était même pas évoquée ! C’est pourtant à cette classe qu’il faut remettre les pieds sur terre.

Sur les transports, toujours, plutôt que de chasser la voiture individuelle : Comment faire pour mettre un maximum de marchandises et de voyageurs sur le rail ? Cela nécessite de réduire le coût des billets à un prix abordable et de construire des infrastructures qui soient à la hauteur. La seule loi ferroviaire qui a été votée sous Macron (le « pacte ferroviaire ») contient 87 fois le mot concurrence, tandis que les mots réchauffement, climat ou biodiversité n’apparaissent pas. Bien sûr, on ne s’interroge pas un seul instant sur la manière de démocratiser le rail. Voilà pourtant un biais évident pour rendre l’écologie populaire. J’avais proposé, durant mon premier mandat, que les 1000 premiers kilomètres en train soient gratuits. L’Allemagne vient de lancer le « train illimité à 9 € par mois », avec un immense succès. On doit passer ce message aux gens : « Vous pouvez y gagner ! ». Idem sur le logement, autre gros émetteur de gaz à effets de serre.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

L’urgence, là, ça devrait être de mettre fin aux passoires thermiques. Il y a cinq millions de passoires thermiques dans le pays. L’année dernière, 2500 passoires ont été rénovées. Cela signifie qu’à ce rythme, il faudra deux millénaires pour en venir à bout ! Autant qu’entre la naissance du Christ et aujourd’hui ! Mettre fin aux passoires thermiques serait pourtant une mesure gagnante à bien des égards : gagnant pour les ménages pauvres, avec moins de factures pour leur chauffage à payer. Gagnant pour l’emploi, afin de combattre le chômage par des métiers manuels qualifiés non délocalisables. Gagnant pour la planète, l’évidence. Gagnant pour l’indépendance nationale, enfin, cela nous permettra d’importer moins de pétrole et de gaz. C’est ce que je répète depuis cinq ans à l’Assemblée nationale ! C’est seulement depuis la guerre en Ukraine que notre dépendance à l’égard de ces sources d’énergie apparaît comme problématique…

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

On peut très bien, en revanche, construire une écologie anti-populaire – et certains, à gauche, savent très bien le faire ! J’ai vu récemment un reportage montrant que le centre-ville d’Amiens, bientôt, ne sera plus accessible aux voitures polluantes. Le même jour, je lis dans le journal que l’on assiste à une explosion de jets privés en France ! On décide donc de réguler les déplacements au ras du sol, d’imposer des obligations à ceux qui prennent leur voiture pour aller au travail, tandis qu’on laisse ceux qui polluent cent fois plus, là-haut, sans aucune contrainte. La priorité, c’est de les faire atterrir ! Je pense, comme Hervé Kempf, qu’il faut consommer moins et répartir mieux. Et consommer moins, cela doit commencer par ceux d’en-haut.

LVSL – L’écologie préoccupe en revanche beaucoup les classes intermédiaires, attachée culturellement au libre-échange… Pensez-vous qu’il soit possible d’unir les classes intermédiaires et les plus populaire à un agenda anti-mondialiste ?

F.R. – Il y a deux choses qui peuvent aujourd’hui rendre possible la jonction entre les classes intermédiaires et les classes populaires : un facteur social et un facteur écologique. L’européanisation et la mondialisation ont commencé par toucher les ouvriers, puis l’agriculture, et, à présent, s’attaquent aux revenus des classes intermédiaires – qui voient que leur salaire gèle, que leurs enfants sont mis en concurrence avec le monde entier, etc.

La mondialisation, comme dans le combat des trois Horaces contre les trois Curiaces, s’est attaquée à ces groupes sociaux les uns après les autres. Si elle s’était attaquée en même temps à la classe ouvrière, à la paysannerie et aux classes intermédiaires, elle aurait eu face à elle un front uni.

D’autre part, il devient chaque jour plus évident que le libre-échange est incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. Quelqu’un d’aussi peu radical que Nicolas Hulot affirmait que le problème central était le libre-échange, et que la multiplication des éoliennes n’allait en rien le régler.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont donc bien là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans nous bercer, et sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

« Podemos est confronté à la fin d’un moment populiste » – Entretien avec Vincent Dain

Dans Podemos par le bas : trajectoires et imaginaires de militants andalous, Vincent Dain, doctorant en sciences politiques à l’université Rennes 1, décrit la sociologie militante de Podemos au niveau de l’Andalousie ainsi que les réorganisations successives qui se sont opérées localement depuis la création de Podemos en 2014. Dans cet entretien, il revient avec nous sur cette description et dresse un état des lieux de Podemos à l’heure actuelle. Entretien réalisé par Julien Trevisan.

LVSL – Bonjour M. Dain. Merci d’avoir accepté cet entretien pour LVSL au sujet de votre dernier livre Podemos par le bas : trajectoires et imaginaires de militants andalous. Dans celui-ci, vous décrivez les différentes générations de militants qui composent Podemos. Pouvez-vous revenir sur cette description ?

Vincent Dain – On trouve effectivement dans les rangs de Podemos trois grandes générations de militants, chacune politisée dans l’un des principaux cycles de mobilisation qui ont marqué l’histoire récente de l’Espagne.

Il y a d’abord la génération de la transition : des militants aujourd’hui âgés de plus de soixante ans, socialisés au militantisme dans l’ébullition contestataire de la transition à la démocratie. Entre 1975 (année de la mort de Franco) et le début des années 1980, ils ont pris part aux mobilisations étudiantes contre la dictature, se sont engagés au Parti communiste espagnol (PCE), au Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), ou dans des organisations de la gauche révolutionnaire. Certains ont même commencé à militer dans la clandestinité dans les dernières années du franquisme. Ces militants ont connu un pic de mobilisation dans ces années de la transition, avant de mettre leurs engagements en sourdine ou d’opter pour un militantisme de plus basse intensité, désenchantés par les insuffisances d’une démocratisation qui n’a selon eux pas tenu toutes ses promesses. Il faut attendre le mouvement des Indignés pour les voir reprendre pleinement du service, avec la sensation que tout ce pour quoi ils se sont battus dans les années 1970 est menacé par la crise économique et les politiques d’austérité.

On trouve ensuite la génération altermondialiste : des militants politisés au début des années 2000, dans les luttes étudiantes contre le gouvernement conservateur de l’époque, mais aussi et surtout dans les mobilisations contre la mondialisation néolibérale. Ces militants en ont gardé une sensibilité internationaliste et une certaine défiance envers l’appareil politique d’Izquierda Unida (gauche communiste), jugé excessivement bureaucratique et coupé des mouvements sociaux. En Andalousie, ils ont fourni les gros bataillons du courant anticapitaliste de Podemos.

Il y a enfin la génération des Indignés : des jeunes militants souvent diplômés et très qualifiés, percutés par la crise de 2008 et l’explosion du chômage. Après avoir participé aux manifestations étudiantes contre le processus de Bologne en 2008-2009, ils se sont pleinement investis dans le mouvement des Indignés qui constitue pour eux une véritable matrice identitaire.

LVSL – Comment expliquer que ces différentes générations de militants se soient retrouvées au sein de Podemos ? D’une manière plus générale, comment expliquez-vous l’apparition de Podemos sur la scène politique espagnole ?

V. D. – Pour ses participants, le mouvement des Indignés a laissé entrevoir au printemps 2011 l’espoir d’un profond changement social dans le pays. Or, quelques mois plus tard, ce sont les conservateurs qui ont remporté les élections générales et accentué les politiques d’austérité. Les mobilisations se sont poursuivies avec des marées citoyennes pour les services publics, des assemblées de quartier, mais l’imperméabilité du gouvernement conservateur aux revendications de la rue, conjuguée à un durcissement de la répression, a installé la crainte de voir la dynamique du mouvement social s’évaporer.

« Podemos est le produit de la crise de 2008. »

Certains secteurs des mouvements sociaux ont commencé à imaginer des plateformes citoyennes qui pourraient se présenter aux élections avec pour revendications le blindage des services publics et des droits sociaux. De nombreuses initiatives ont fleuri en ce sens, et c’est d’ailleurs ce processus qui a donné naissance aux plateformes municipalistes qui ont remporté des mairies importantes en 2015. Puis surgit Podemos, une plateforme incontestablement plus professionnelle que les autres, portée par une figure émergente du paysage médiatique espagnol, Pablo Iglesias. Le lancement de Podemos en 2014, présenté comme une « méthode », un « outil » au service des mouvements sociaux, a permis la convergence de tous ces réseaux d’activistes issus des mobilisations anti-austérité.

Podemos est le produit de la crise de 2008. Ou plutôt, c’est la rencontre entre un contexte favorable – une crise sociale d’ampleur, des partis de gouvernement affaiblis par leur zèle austéritaire et la révélation de nombreuses affaires de corruption, un agenda politique dominé par les questions économiques et sociales – et des entrepreneurs politiques qui ont su saisir les pulsations du pays pour s’engouffrer dans la fenêtre d’opportunité. Les fondateurs de Podemos sont avant tout des stratèges et des professionnels de la communication politique. Ils sont parvenus à traduire dans l’arène électorale le message contestataire et transversal des Indignés, avec cette idée d’une opposition entre « ceux d’en bas » et « ceux d’en haut », d’un rejet des partis traditionnels et d’un programme centré sur l’assainissement démocratique, la préservation des services publics et des droits sociaux.

LVSL – Vous revenez aussi dans votre livre sur les crises successives qui ont déchiré Podemos. D’abord celle qui s’est conclue par la sortie de Podemos de la partie errejóniste. Puis celle qui s’est conclue par la sortie de la partie anticapitaliste. Comment ces crises se sont-elles traduites au niveau des militants andalous et de leur organisation ?

V. D. – Les déchirements internes ont considérablement nui à Podemos, tant du point de vue de l’image publique du parti que de son organisation. Lorsque Pablo Iglesias a décidé de s’allier avec Izquierda Unida dès 2016, assumant d’ancrer davantage Podemos dans l’espace de la gauche « traditionnelle », certains militants ont ressenti un malaise et se sont davantage reconnus dans le discours d’Íñigo Errejón, fervent défenseur de la transversalité originelle. Quand Errejón a lancé sa propre initiative politique, Más País, certains cadres andalous l’ont rejoint. Mais la scission errejoniste n’a pas eu en Andalousie les répercussions retentissantes qu’elle a pu avoir dans la Communauté de Madrid, où le parti d’Errejón a supplanté Podemos et le PSOE aux dernières élections régionales.

« Du point de vue électoral, l’enjeu consiste surtout à ne pas se laisser dévorer par le PSOE et de créer des connexions avec les luttes sociales les plus récentes. »

En Andalousie, c’est surtout le départ du courant anticapitaliste qui a laissé des traces. En février 2020, quand Podemos est entré au gouvernement avec le PSOE, la ligne rouge a été franchie pour les anticapitalistes qui rejetaient toute coalition avec les socialistes. Ils ont donc quitté le navire. Or, c’est cette faction du parti qui dirigeait Podemos en Andalousie depuis 2015, derrière la figure de Teresa Rodríguez. Leur départ a désorganisé Podemos Andalousie, qui est aujourd’hui en phase de reconstruction, sous la direction d’une élue au Congrès des députés, Martina Velarde. Certains cercles qui reposaient localement sur la présence de militants anticapitalistes ont aussi été impactés.

LVSL – À l’heure actuelle, après ces crises, quelle est, selon vous, la stratégie de Podemos ?

V. D. – Podemos est entré dans une nouvelle phase, avec l’entrée au gouvernement en 2020 puis le départ de Pablo Iglesias en 2021. La nouvelle direction, féminisée et plus collégiale, se donne pour objectif de redynamiser le tissu militant et d’assurer l’ancrage territorial du parti, qui a du mal à s’imposer comme un acteur clé aux échelons régionaux. Le marathon électoral des dernières années et l’entrée dans les institutions ont aspiré les forces vives de Podemos, et les dirigeants souhaitent désormais prendre le temps d’affermir l’organisation. Du point de vue électoral, l’enjeu consiste surtout à ne pas se laisser dévorer par le PSOE au sein du gouvernement et de créer des connexions avec les luttes sociales les plus récentes, comme les mobilisations féministes ou écologistes.

LVSL – D’ailleurs, quelle place occupe l’écologie politique dans l’action du parti ? L’écologie est-elle éclipsée par la question sociale ? Ou bien s’agit-il d’un axe central comme c’est le cas pour le parti de Íñigo Errejón Más País ?

V. D. – La question écologique a toujours figuré dans l’agenda programmatique de Podemos mais il est vrai que dans les premières années, elle n’était pas au cœur du discours public du parti, davantage centré sur la lutte contre la corruption et sur les droits sociaux. Les mobilisations des jeunes pour le climat ces dernières années, bien qu’elles n’aient pas eu le même retentissement que dans d’autres pays européens, ont un peu rebattu les cartes. De même que la concurrence potentielle de Más País, qui joue pleinement la carte verte pour s’imposer comme une sorte de nouveau parti écologiste espagnol, avec un succès limité à l’heure actuelle. Le parti écologiste Equo, qui faisait partie de la coalition Unidas Podemos, a d’ailleurs rejoint Errejón en 2019. Mais Unidas Podemos a de son côté musclé son aile verte avec la création du parti Alianza Verde par l’un des fondateurs d’Equo resté fidèle à la coalition.

Le label vert est donc fortement disputé en Espagne. La coalition Unidas Podemos a récemment marqué des points en la matière, lorsque le ministre communiste de la Consommation, Alberto Garzón, a pris position contre le modèle agro-industriel et en faveur d’une alimentation moins carnée (les Espagnols sont les plus grands consommateurs de viande en Europe), s’attirant les foudres de la droite conservatrice et nationaliste.

LVSL – Tout au long de votre livre, on peut noter des références à l’Amérique latine (à la révolution mexicaine, au mouvement zapatiste, à la gauche contemporaine bolivienne …). Est-ce que ce sont des références conscientes chez les militants avec qui vous avez pu vous entretenir ? Par ailleurs, est-ce qu’il y a une vraie volonté de Podemos à créer des liens avec les mouvements progressistes d’Amérique latine ?

V. D. – Les militants de Podemos manifestent une sympathie naturelle pour les expériences progressistes latino-américaines des années 2000 comme pour les victoires récentes au Pérou ou au Chili. L’Amérique latine est surtout présente dans l’univers de références des militants les plus politisés et les plus internationalistes. Certains ont déjà eu l’occasion d’y voyager et de prendre part à des expériences de terrain sur place, d’autres mettent un point d’honneur à dénoncer les méfaits de la colonisation espagnole à travers le slogan « rien à célébrer » (« nada que celebrar ») lorsque chaque 12 octobre, l’Espagne fête le « jour de l’Hispanité », en référence à la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb.

« Il a toujours été difficile pour Podemos de valoriser publiquement ces liens privilégiés avec l’Amérique latine. »

Plus généralement, les liens avec l’Amérique latine sont cruciaux dans le parcours des dirigeants de Podemos, qui ont consacré des travaux académiques aux expériences nationales-populaires des années 2000 et ont même conseillé des gouvernements de gauche comme celui de Hugo Chávez. En revanche, il a toujours été difficile pour Podemos de valoriser publiquement ces liens privilégiés avec l’Amérique latine, car les droites et la presse conservatrice en ont fait un instrument pour discréditer le parti, accusé d’être financé par le régime vénézuélien ou d’importer en Espagne le « castro-chavisme ». Les liens existent toujours, et Pablo Iglesias a eu l’occasion de rencontrer Cristina Kirchner, Evo Morales et Rafael Correa lorsqu’il était secrétaire général de Podemos, mais ils ne sont pas toujours mis en avant.

LVSL – Vous relevez dans votre livre, qu’avec le 15M, le régime politique espagnol est entré dans une « crise organique » pour reprendre la terminologie gramscienne. Pourtant, cette crise semble maintenant terminée alors qu’aucun changement de régime politique n’a eu lieu. L’idée de Constituante a même été mise de côté par Podemos car reposant sur une idéalisation naïve et minoritaire de la seconde République. N’y a-t-il pas pourtant un terrain propice à cette idée en Espagne en mettant en avant la question des biens communs et en s’appuyant sur ce qu’il se passe au Chili ?

V. D. – L’un des slogans du 15M était « à bas le régime », et Podemos a contribué à populariser l’expression de « crise du régime de 1978 », en référence au système politique hérité de la transition à la démocratie. En 2014, Pablo Iglesias disait vouloir mettre un terme à ce régime de 1978 en ouvrant un processus constituant. Ce discours a vite été abandonné au profit d’un discours moins frontal, autour de l’idée d’une « nouvelle transition » qui permettrait à l’Espagne de parachever un édifice démocratique encore chancelant.

Toute cette terminologie autour de la crise de régime était particulièrement mobilisée dans le cycle anti-austérité, alors que s’installait l’idée que le PSOE et le PP étaient les deux faces d’une même pièce, que les dirigeants politiques étaient immanquablement tenus par les pouvoirs financiers, etc. Podemos est aujourd’hui contraint de s’adapter à un nouveau cycle politique. Le Parti populaire de Mariano Rajoy a été délogé du gouvernement, la brutalité des politiques d’austérité s’est atténuée, et l’émergence du parti de droite radicale Vox a favorisé une relatéralisation du champ politique autour du clivage gauche-droite : il est désormais plus difficile de mettre le PSOE et le PP dans le même sac.

En d’autres termes, Podemos est confronté à la fin d’un moment populiste espagnol : la phase d’opposition entre le « peuple » et la « caste » a laissé place à une logique de blocs, avec PP-Vox d’un côté et PSOE-Unidas Podemos de l’autre. Dans ce contexte, les projets de transformation profonde du système politique ont semble-t-il moins d’écho qu’auparavant.

En revanche, ces dernières années, Podemos s’est tout de même davantage emparé de l’identité républicaine, un temps laissée au second plan car jugée trop clivante et associée à la gauche « traditionnelle ». La crise catalane a été l’occasion de puiser dans l’héritage du fédéralisme républicain pour défendre un modèle de pays « plurinational », et l’exil aux Émirats arabes unis du roi émérite Juan Carlos Ier, visé par plusieurs enquêtes judiciaires, a ravivé le discours républicain chez la gauche radicale. Et concernant les biens communs, il est vrai que les mobilisations autour de la santé publique, rudement éprouvée par la crise du Covid-19, peuvent fournir un support intéressant.

LVSL – En Andalousie, Podemos, via la figure de Teresa Rodríguez, s’attèle à l’émergence d’un nationalisme andalou populaire. Pouvez-vous revenir avec nous sur les conditions historiques qui permettent une telle émergence ? Par ailleurs, quels en sont les objectifs stratégiques ? Sont-ils compatibles avec une prise des institutions nationales espagnoles ?

V. D. – Il existe en Andalousie un sentiment d’appartenance régionale très fort, qui ne s’inscrit pas cependant en opposition à l’appartenance nationale espagnole. Au moment de la transition à la démocratie, les Andalous se sont fortement mobilisés pour que la région puisse accéder à l’autonomie selon les mêmes modalités que les nationalités « historiques » (Catalogne, Pays-Basque, Galice). Le nationalisme andalou, historiquement ancré à gauche, repose principalement sur la critique de l’assignation de l’Andalousie à une position périphérique dans l’économie espagnole. Ce nationalisme socio-économique s’exprime par exemple aujourd’hui de façon radicale dans les positions du Syndicat andalou des travailleurs (SAT), héritier des luttes sociales des travailleurs journaliers contre la grande propriété terrienne, qui ont notamment donné naissance à l’expérience autogestionnaire de Marinaleda.

« Adelante Andalucía adopte aussi une ligne écoféministe originale, avec tout un discours sur la « matrie » andalouse. »

On retrouve à Unidas Podemos des figures du SAT, comme Diego Cañamero, et Teresa Rodríguez, lorsqu’elle était à la tête de Podemos Andalousie, qui a très tôt incorporé à son discours des éléments du nationalisme andalou. Cette coloration nationaliste s’est encore accentuée depuis qu’elle a quitté Podemos et qu’elle œuvre à la construction de son propre parti, Adelante Andalucía.

Cette nouvelle organisation prône une plus grande autonomie pour l’Andalousie et défend l’héritage culturel andalou contre les stéréotypes qui visent les habitants de la région. Elle adopte aussi une ligne écoféministe originale, avec tout un discours sur la « matrie » andalouse. Il s’agit d’une force d’envergure régionale qui pourrait toutefois chercher à obtenir une représentation au Congrès des députés, sur le modèle des nationalismes catalans et basques qui ont leurs contingents de députés à Madrid.

LVSL – Comme vous le racontez dans votre livre, de grandes mobilisations ont secoué l’Espagne en 2003 en opposition à la guerre en Irak. Alors que la tension monte à l’Est au sujet de l’Ukraine entre l’OTAN et la Russie, peut-on voir un rejaillissement de ce mouvement ? L’initiative, portée notamment par Podemos, a-t-elle une chance d’aboutir ?

V. D. – Il existe effectivement une grande tradition de mobilisation anti-guerre en Espagne, qui s’est exprimée de façon spectaculaire en 2003 contre la guerre en Irak, mais aussi une quinzaine d’années plus tôt lors des débats sur l’appartenance à l’OTAN en 1986 – les Espagnols ont voté à 57% pour le maintien dans l’alliance atlantique. C’est ce sentiment anti-guerre que Podemos a cherché à réactiver autour de la crise ukrainienne, sans grand succès à ce jour. La politique extérieure espagnole est solidement arrimée au bloc atlantiste et Podemos ne dispose pas de levier à l’intérieur du gouvernement pour infléchir cette orientation.

En réunissant sur un même manifeste les partis qui ont donné à Pedro Sánchez une majorité pour son investiture, le parti a certes fait grimper la pression, mais le ton est rapidement redescendu. Les dirigeants de Podemos sont semble-t-il conscients de la faiblesse de leurs marges de manœuvre et du risque politique qu’il y aurait à déclencher une fracture dans le gouvernement sur ces questions de politique extérieure.

LVSL – Le récit de votre livre se termine en février 2020, soit au moment où Podemos rentre au gouvernement avec le PSOE. Depuis, Pablo Iglesias a quitté la vice-présidence qu’il occupait et a été remplacé par Yolanda Díaz. Celle-ci prend un poids de plus en plus important dans la vie politique espagnole, apparaissant comme une figure de gauche protectrice et populaire. Sauriez-vous comment celle-ci, ainsi que son action, sont perçus par les sympathisants de Podemos ?

V. D. – La ministre du Travail Yolanda Díaz s’est en effet imposée comme la nouvelle figure de proue de la gauche radicale espagnole après le retrait de Pablo Iglesias. Le leadership de ce dernier et son discours frontalement anti-oligarchique cadraient bien avec le cycle politique ouvert par le 15M. Comme l’a très bien montré Eoghan Gilmartin dans un article de Jacobin, Yolanda Díaz jouit quant à elle d’une image plus apaisée : on salue volontiers, y compris chez les électeurs socialistes, ses facultés de négociation et sa capacité à garantir la protection des salariés en période de crise sanitaire. Elle a un profil plus institutionnel.

L’autre grande différence, c’est qu’elle n’est pas issue des rangs de Podemos, mais de la gauche communiste. Elle n’en est pas moins appréciée par les militants de Podemos qui voient en elle une figure relativement indépendante – elle a quitté Izquierda Unida en 2019 – et en mesure de donner un second souffle à la coalition. Il faut dire qu’elle a été clairement adoubée par Pablo Iglesias, qui lui a transmis le flambeau.

LVSL – Concernant la question féministe, qui est un sujet très mobilisateur en Espagne, la ministre à l’Égalité Irene Montero, issue de Podemos, parvient-elle à obtenir des avancées significatives ?

V. D. – Depuis l’adoption en 2004 de la première grande loi contre la violence de genre, l’Espagne a réalisé de réels progrès en matière de lutte contre les violences faites aux femmes, et les impressionnantes mobilisations féministes de ces cinq dernières années ont encore accentué la pression sur les institutions. À travers le Pacte d’État contre la violence de genre adopté en 2017, l’État espagnol s’est engagé à débloquer 1 milliard d’euros sur cinq ans pour lutter contre les féminicides.

« La prise de fonction d’Irene Montero à la tête du ministère de l’Égalité constitue en soi un message très fort envers les associations de lutte contre les violences faites aux femmes. »

C’est dans ce contexte qu’Irene Montero a pris ses fonctions à la tête du ministère de l’Égalité, ce qui constitue en soi un message très fort envers les associations de lutte contre les violences faites aux femmes, car la numéro 2 de Podemos est très connue pour ses engagements féministes. Cela se traduit clairement dans la communication gouvernementale : Montero n’hésite pas à parler de « justice patriarcale » par exemple, et elle s’adresse aux mouvements féministes en tant qu’alliée.

Sur le plan des réformes, elle a eu à prendre en charge l’actualisation du fameux Pacte d’État contre la violence de genre, avec à la clé une garantie des mécanismes de financement des associations, le renforcement des mesures d’accompagnement pour permettre aux femmes victimes de violences de recouvrer l’indépendance économique. C’est également sous sa direction que le ministère comptabilise désormais plusieurs catégories de féminicides, non plus seulement dans le cadre conjugal, et prend en compte les violences d’ordre économique et la violence vicariante (violence contre les enfants dans le but d’atteindre la mère).

Sa plus grande réussite à l’heure actuelle est l’adoption de la loi qui autorise l’autodétermination de genre (la « Ley Trans ») : à partir de 16 ans, les personnes transgenres pourront désormais changer la mention de sexe sur leur carte d’identité par une simple demande auprès de l’état civil. Autre chantier en cours, un projet de loi sur la liberté sexuelle qui entend modifier le code pénal afin de faire du consentement explicite un critère primordial de jugement dans les affaires de délits sexuels.

LVSL – Dans la conclusion de votre livre, un certain sentiment d’amertume semble se dégager. Les cercles locaux de Podemos que vous avez observés se sont mortifiés et les citoyens, « les gens ordinaires » sont rentrés chez eux. Le rôle de Podemos se cantonnerait donc à l’avenir à être un partenaire minoritaire du PSOE ?

V. D. – Podemos est un parti qui a pour ainsi dire « vieilli » très vite, comme l’admettent beaucoup de militants. La plateforme citoyenne des premiers mois s’est rapidement muée en une organisation partisane structurée, qui a permis de propulser dans les institutions de nombreux cadres des mouvements sociaux. Mais dans le même temps, les cercles se sont considérablement affaiblis. Beaucoup de militants sont sortis épuisés des querelles internes. D’autres ont jeté l’éponge car ils ne se sont pas reconnus dans l’institutionnalisation du parti, qui a selon eux dénaturé le projet originel d’un « mouvement » citoyen censé reproduire les codes du mouvement des Indignés. À Séville, où j’ai mené mon enquête, beaucoup de cercles sont aujourd’hui tenus à bout de bras par des militants retraités qui ont du temps à y consacrer et pour qui le désengagement est symboliquement plus coûteux, après un retour tardif et enthousiaste au militantisme.

« C’est depuis le gouvernement qu’Unidas Podemos fait émerger la figure de Yolanda Díaz. »

Il est difficile de savoir de quoi demain sera fait, mais l’entrée au gouvernement pourrait tout de même avoir des effets positifs à moyen terme. Pablo Iglesias a tout mis en œuvre pour forcer la main au PSOE et l’obliger à gouverner en coalition, pour éviter que Unidas Podemos ne soit cantonné à un rôle témoin. Conscient d’arriver à la fin d’un chapitre, le fondateur de Podemos a estimé qu’il serait stratégiquement plus confortable d’aborder le nouveau cycle politique depuis le gouvernement plutôt qu’en s’épuisant dans un soutien parlementaire à géométrie variable, un peu à l’image du Bloco de Esquerda au Portugal.

Le pari est risqué : en acceptant d’être le partenaire minoritaire, Unidas Podemos s’expose bien sûr à ce que le PSOE s’arroge le mérite des réformes sociales engagées par la coalition. Il y a également le risque de décevoir : les socialistes détiennent les principaux leviers et se font les garants d’une certaine orthodoxie économique, sur la question du logement ou de la politique énergétique par exemple.

Le livre Podemos par le bas : trajectoires et imaginaires de militants andalous de Vincent Dain

Mais c’est depuis le gouvernement qu’Unidas Podemos fait émerger la figure de Yolanda Díaz, qui prend de l’envergure grâce à son rôle institutionnel. La perspective du sorpasso, un temps caressée en 2015-2016, est bien sûr très loin, mais en s’imposant comme un partenaire de gouvernement exigeant, emmené par une nouvelle leader charismatique, Unidas Podemos pourrait reprendre quelques couleurs. Quoiqu’il en soit, Podemos en tant qu’organisation n’en reste pas moins dans une position moins favorable qu’il y a quelques années, du temps où les scores électoraux et le leadership évident de Pablo Iglesias lui conférait une place hégémonique dans l’espace des gauches radicales espagnoles.

Les divisions profondes de la Bolivie post-Evo Morales

Les soutiens de Luis Arce rassemblés par dizaine de milliers pour l’arrivée de la “Marche pour la Patrie” à La Paz © Tristan Waag

En octobre 2020, un an après le coup d’état de novembre 2019 qui avait vu la destitution d’Evo Morales par l’armée bolivienne puis son exil au Mexique et en Argentine, son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS) revenait au pouvoir triomphalement. L’ancien ministre de l’économie Luis Arce Catacora, dauphin d’Evo Morales, l’emportait avec plus de 55% des suffrages exprimés dès le premier tour du scrutin. D’aucuns auraient pu penser que cette victoire écrasante mettrait un coup d’arrêt aux innombrables tensions et violences politiques que connaît la société bolivienne depuis maintenant plusieurs années. Il n’en aura rien été. Depuis un an, et particulièrement ces derniers mois, l’opposition conservatrice et libérale apparaît plus radicalisée que jamais, tandis que le gouvernement de Luis Arce continue à mobiliser sa base électorale contre celle-ci. Nous avons pu assister sur place aux principaux événements politiques qui ont scandé ces derniers mois.

La victoire éclatante du MAS aux élections d’octobre 2020, avec plus de 55 % des voix, a été vue par certains comme une défaite probablement fatale aux différentes forces politiques anti-massistes [NDLR : du MAS, Mouvement vers le socialisme], principalement de droite, telles que le Comité civique pro-Santa Cruz – organisation réunissant de grands chefs d’entreprises de la région prospère de Santa Cruz, à l’est de la Bolivie – ou les différents partis de droite et d’extrême droite boliviens que sont respectivement Comunidad Ciudadana ou Creemos. Cette assertion s’est avérée largement exagérée, comme l’attestent, ces trois derniers mois, une violence inégalée depuis le coup d’état de 2019.

Polarisation politique croissante depuis le retour au pouvoir du MAS

Tout commence en octobre 2021, lorsque le président Luis Arce annonce son intention de proposer au vote de l’Assemblée plurinationale de Bolivie une loi visant à lutter contre le financement des activités illégales et le blanchiment d’argent, la « Ley 1386 ». Celle-ci inquiète le secteur des travailleurs informels – qui emploie plus de la moitié de la population active bolivienne – et certains de leurs syndicats. Ces derniers craignent que la loi soit le prétexte à un contrôle accru de leurs activités économiques et de leurs investissements, pour la plupart informels et non enregistrés par les services fiscaux de l’État national. Cette conviction est notamment alimentée par une campagne de désinformation menée par la droite. Selon cette dernière, la loi serait le signe du basculement du régime dans la dictature. La contestation du texte par la droite vient s’assortir d’autres revendications, telles que la libération de l’ex-présidente intérimaire Jeanine Anez, en détention provisoire pour avoir autorisé l’armée à tirer sur les soutiens d’Evo Morales lors du coup d’état de novembre 2019, et l’arrêt des poursuites judiciaires contre les responsables politiques ayant contribué à sa destitution.

NDLR : Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles au coup d’État de novembre 2019 contre Evo Morales. Lire en particulier l’article du même auteur : « Aux origines du coup d’État en Bolivie », celui de Baptiste Albertone : « Les coups d’État à l’ère de la post-vérité », celui de Denis Rogatyuk : « Bolivie : anatomie du coup d’État » et celui de Guillaume Long : « Le tournant à 180 degrés de la politique étrangère bolivienne depuis le coup d’État ».

Dans les départements de l’ouest bolivien, historiquement hostiles au MAS et au proceso de cambio – le nom donné au projet de transformation sociale, économique et culturelle mis en place par le MAS depuis son arrivée au pouvoir en 2005 – le mouvement d’opposition au projet de loi organise à partir du 8 novembre un blocage illimité des principaux axes de transport afin de déstabiliser l’économie. Le Comité civique de la ville de Santa Cruz – une organisation patronale soutenant le parti d’extrême-droite Creemos – organise le blocage total de la capitale départementale, premier pôle démographique du pays avec près de 2,5 millions d’habitants.

Certaines mesures phares des années Morales, comme la hausse considérable de la taxation des multinationales, n’ont jamais été acceptées par les secteurs les plus combatifs de l’opposition néolibérale bolivienne

Le gouverneur du département de Santa Cruz, Fernando Camacho, qui s’était distingué par sa violence à l’égard des militants du MAS et de ses soutiens indigènes lors du coup d’état de 2019, profite de la situation pour se présenter comme une alternative politique au MAS. Dans le département de Potosi, au sud-ouest du pays, les blocages organisés par le Comité civique de Potosi, organisation similaire au Comité civique de Santa Cruz, finissent en affrontements avec certains sympathisants du MAS et provoquent, le 6 novembre, la mort de l’un d’entre eux. La situation semble alors explosive et oblige le gouvernement à retirer son projet de loi.

File:Luis Fernando Camacho jurando como gobernador de Santa Cruz.jpg
Fernando Camacho, leader de l’extrême droite bolivienne et actuel gouverneur de la région de Santa Cruz, au moment de prendre ses fonctions de gouverneur, en 2021. © wikimediacommons.

Face à l’intensité et à la violence des contestations à son égard, le MAS choisit de riposter afin de réaffirmer son autorité et de couper court aux appels à un nouveau coup d’État, lancé par certains. Dès le 8 novembre, premier jour du blocage national illimité organisé par les opposants au projet de loi, le MAS rassemble l’ensemble des organisations sociales qui lui sont affiliées sur la plaza Murillo, à La Paz, le lieu central du pouvoir exécutif et législatif. Officiellement, celles-ci sont conviées afin de célébrer la première année de gestion du président Luis Arce. Officieusement, cette célébration donne lieu à un défilé de plus de 5 heures devant le palais présidentiel, auquel participent l’ensemble des organisations sociales réunies dans le « Pacte d’Unité », l’alliance forgée par le MAS avec ses bases paysannes et ouvrières et réunissant notamment la puissante Centrale Ouvrière Bolivienne (COB) ou la Centrale syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB). Au cours de ce défilé, plusieurs régiments de l’armée bolivienne défilent eux-aussi. Véritable démonstration de force, le rassemblement permet à Luis Arce de réaffirmer sa légitimité politique et de montrer à ses opposants que l’armée bolivienne est, cette fois, prête à défendre les autorités légalement instituées.

Le président Luis Arce lors du défilé civico-militaire du 8 novembre. Il est entouré à sa droite, par le vice-président David Choquehuanca, et à sa gauche par le président de l’assemblée bolivienne Freddy Mamani Laura. © TristanWaag.

L’initiative vient ensuite de l’ex-président et figure morale du MAS, Evo Morales. Celui-ci organise à partir du 23 novembre une « marche pour la patrie » partant de Caracollo, dans le département de Cochabamba, et arrivant à La Paz, la capitale, une semaine après. La marche rassemble plusieurs dizaines de milliers de sympathisants du MAS venus des neuf départements boliviens. Le 29 novembre, la marche emplit les rues de La Paz au cri de « Vive la démocratie », « Le peuple est avec Luis ! ». Sur la place San Francisco de La Paz, devant plusieurs dizaines de milliers de leurs soutiens, le président Luis Arce et l’ex-président Evo Morales lancent une série d’offensives verbales contre les membres de l’opposition, qualifiés de « vendeurs de patrie » (vendepatrias), de « putschistes » (golpistas) ou encore de « racistes ». Au cours de cette marche, nous avons pu discuter avec des sympathisants du MAS venus de l’autre bout du pays et se disant prêts à défendre leur parti « jusqu’au bout ».

Mobilisation d’une opposition qui n’a jamais reconnu la légitimité du MAS

Comment expliquer cette polarisation politique extrême, alors même que le MAS détient une légitimité électorale ne pouvant souffrir d’aucune contestation ?

Il convient de se rappeler que même si le MAS est parvenu à remporter les élections présidentielles de 2020 dès le premier tour, les deux partis suivants, Comunidad Ciudadana et Creemos ont tout de même atteint à eux deux 45 % des suffrages exprimés, soit la moitié des électeurs. L’électorat de ces deux partis, regroupant des classes moyennes urbaines ainsi que la quasi totalité des catégories supérieures boliviennes ne s’est jamais identifié au projet de transformation sociale, économique et culturelle mis en place par le MAS, régulièrement qualifié de socialiste, communiste, chaviste ou indigéniste. Certaines mesures phares des années Morales, comme la hausse considérable de la taxation des multinationales du gaz et du pétrole ou la mise en place d’une nouvelle constitution en 2009 faisant de la Bolivie un « État plurinational » reconnaissant en son sein une diversité de « peuples indigènes » n’ont jamais été acceptées par les secteurs les plus combatifs de la droite néolibérale bolivienne – présents notamment dans ce que l’on nomme la Media Luna, les départements de l’ouest : Tarija, Pando, Beni et Santa Cruz.

NDLR : Lire sur LVSL notre entretien avec Evo Morales : « Notre crime est d’avoir bâti un modèle viable sans le FMI »

Économiquement et culturellement, la majorité des habitants de ces départements est en effet bien différente de l’électorat du MAS. Plus blanche, plus aisée, plus éduquée, plus « occidentalisée », elle voit dans les États-Unis un modèle économique et politique – là où le MAS se présente comme « anti-impérialiste ».

Les secteurs les plus mobilisés de l’opposition bolivienne nient tout simplement la légitimité électorale du MAS. Le leader du Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR) Luis Eduardo Siles n’en démord pas : « Ils ont fraudé lors des dernières élections. Je ne sais pas dans quelles proportions, mais ils ont fraudé. » Une accusation qui avait déjà motivé le coup d’État de novembre 2019, dont la fausseté a été établie à de nombreuses reprises.

Enfin, s’agissant de l’ensemble des secteurs sociaux favorables au MAS, M. Siles nous a expliqué qu’ils étaient pour la plupart manipulés par ce dernier, qui « paye les gens pour aller manifester », comme cela fut le cas, selon lui, lors de la Marche pour la patrie de novembre 2021 [1]. L’affiliation politique et idéologique de larges pans de la société au MAS est ainsi perçue comme le fruit de manoeuvres clientélistes. La possibilité que ceux-ci aient pu choisir le MAS pour son programme social et économique est systématiquement déniée. Certains représentants politiques du MAS sont quant à eux dépeints comme des agents de l’étranger, comme des forces « anti-nationales ». Motif rhétorique récurrent, des militants du MNR nous ont ainsi affirmé qu’Evo Morales était un agent de Cuba et du Venezuela…

L’illégitimité de la gauche massiste étant proclamée haut et fort, le recours à des moyens extra-légaux pour la renverser n’est jamais loin. Dans le cadre des journées de blocage de novembre 2021, le président du Comité civique de Santa Cruz, M. Romulo Calvo, a ainsi affirmé que le peuple bolivien saurait « trouver la formule » pour se faire écouter du gouvernement. L’appel voilé à un nouveau coup d’État ou à des déstabilisations à venir permet à cette droite mobilisée de rappeler à la majorité indigène, qui soutient largement le MAS, que son hégémonie politique est sans doute plus fragile qu’elle ne l’imagine.

Enfin, même s’il est difficile d’évaluer les potentielles ingérences provenant de la puissance américaine, il est indéniable que celle-ci aurait intérêt à un retour au pouvoir de la droite bolivienne et du néolibéralisme. Lors du coup d’État de 2019 déjà, l’Organisation des États Américains (OEA) – une organisation largement acquise aux intérêts nord-américains – avait déstabilisé le gouvernement d’Evo Morales en diffusant ces accusations infondées de fraude électorale.

Dans son bureau de l’Assemblée plurinationale de Bolivie, la députée du MAS Bertha Acarapi évoque les intérêts étrangers : « On nous a toujours envié car nous avons des ressources, et qu’on les a distribué au peuple. Or, certains veulent les reprendre. On dit que le coup d’État a été généré notamment par ceux qui voulaient le lithium. Pour moi, il y a toujours des intérêts étrangers. C’est pour cela que nous disons que l’ennemi vient de l’extérieur, il n’est pas à l’intérieur. Nous, on va continuer à prendre soin de nos ressources et de notre démocratie ». Si ces pressions extérieures sont bien réelles, les responsables du MAS tendent à abuser de cet argument pour occulter les oppositions internes.

La députée Bertha Acarapi dans son bureau de l’assemblée plurinationale de Bolivie, lors de notre entrevue, le 20 décembre 2021. © Tristan Waag.

Le rôle du MAS dans la montée des tensions actuelles

Le MAS, quant à lui, n’a pas digéré le traumatisme du coup d’état de 2019. Il est constamment évoqué dans les discours publics. Cette attitude radicalise l’état de guerre latent avec l’ensemble de l’opposition de droite. Le MAS contribue-il ainsi à la radicalisation de l’opposition modérée ? C’est ce que lui reprochent certains de ses critiques, non nécessairement liés à l’opposition néolibérale.

Bien que l’ensemble des procédures judiciaires instruites contre les responsables du coup d’État s’appuient sur des preuves formelles de responsabilité, l’incapacité du MAS à réformer le système judiciaire et à le rendre absolument indépendant du pouvoir politique accentue la méfiance des Boliviens à l’égard de ces procédures. C’est ainsi que la procédure instruite contre l’ex-présidente intérimaire Jeanine Añez depuis mars 2020 peut être pointée du doigt par l’opposition comme un acte de vengeance.

Les tensions et violences actuelles s’expliquent aussi par la détérioration de l’image du MAS depuis 2016, jusqu’à aujourd’hui. Cette année-là, Evo Morales a refusé de prendre en compte les résultats d’un référendum qu’il avait lui-même organisé, et qui devait lui permettre de se représenter une troisième fois – ce qui est pourtant interdit par la Constitution bolivienne. À El Alto, ville indigène et populaire qui a pourtant largement voté pour le MAS lors des dernières élections, certains habitants, tout en soutenant le programme social du parti, réprouvent l’attitude de l’ex-président : « Nous les soutenons parce qu’ils défendent le peuple, mais nous reconnaissons qu’il y a eu des erreurs, notamment de la part d’Evo Morales. »

Bien sûr, la base politique du MAS se nourrit des tensions actuelles. La constitution par le MAS d’une frontière interne entre « l’ami » et « l’ennemi » – pour employer des termes schmittiens – lui permet de souder ses bases et de les mobiliser de façon permanente. Cette frontière interne contribue à l’invisibilisation d’autres conflits politiques en Bolivie. Les opposants de gauche au MAS, de même que les mouvements indigènes ou écologistes critiquant la politique néo-extractiviste du MAS sont ainsi totalement invisibilisés – quand ils ne sont pas assimilés à l’opposition néolibérale. Enfin, l’accentuation des tensions actuelles est aussi due à la vision « unanimiste » du peuple bolivien qu’exprime le MAS.

NDLR : Lire sur LVSL notre entretien avec l’ex-premier ministre bolivien Álvaro García Linera, l’un des théoriciens de la pratique politique du MAS : « En temps de crise, derrière chaque libéral modéré se trouve un fasciste »

Pour la sociologue argentine Maristella Svampa, cette vision unanimiste, typique des gouvernements dit « populistes » d’Amérique latine entraîne ces derniers à adopter une vision « fermée » de la communauté nationale, celle-ci devant reposer sur des valeurs et des idéaux préalablement définis, et qui ne peuvent être contestés [2]. Cette vision a pour conséquences la condamnation de ceux qui ne se conforment pas à ces valeurs et qui ruinent ainsi « l’unité nationale », qu’ils soient de droite ou de gauche. Un processus qui concourt à la radicalisation des opposants au MAS – même lorsqu’ils ne sont pas liés à l’oligarchie bolivienne -, mais qui galvanise ses partisans. Les coordonnées politiques boliviennes ont-elles réellement changé depuis l’élection d’Evo Morales en 2006 ?

[1] Entretien réalisé le 9 décembre à La Paz.

[2] SVAMPA, Maristella. Debates latinoamericanos, CEDIB, 2016.

Zemmour : outsider ou homme du système ?

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

La candidature d’Éric Zemmour est présentée comme l’aboutissement d’une mobilisation de la société française, passant par la vente d’ouvrages grand public, l’apparition de groupes militants locaux, la mise en avant de sondages favorables et l’omniprésence de l’éditorialiste sur la place publique. Elle bénéficie pourtant de l’appui discret, mais déterminant, d’une partie des élites traditionnelles – patrons de presse, banquiers et hommes d’affaire, parmi lesquels par exemple dernièrement l’ex-DRH de l’Oréal. En réactivant le mythe plébiscitaire d’un homme donnant de sa personne pour le salut de la patrie, Éric Zemmour prétend s’inscrire dans la veine gaulliste ou bonapartiste. Voilà pourtant une candidature rappelant cruellement que l’Histoire tend à se répéter, « la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce ».

Faire un article sur les prétentions présidentielles d’Éric Zemmour, pour dire qu’il y a un emballement médiatique autour d’Éric Zemmour ? Ce dilemme apparent semble devenir depuis quelques mois un gimmick de la vie politique et journalistique française. Il est vrai que l’éditorialiste d’extrême droite se prétendant régulièrement censuré bénéficie d’une couverture médiatique massive. Le rouleau compresseur des plateaux télé, des unes de presse et des éditoriaux, qu’ils lui soient favorables ou défavorables, s’est mis en branle bien avant l’annonce de sa candidature officielle.

Le monde médiatique, qui avait propulsé Emmanuel Macron sur le devant de la scène en 2017, offre aujourd’hui un boulevard à une personnalité au parcours et aux idées bien différentes. Avec complaisance parfois, avec des postures offusquées souvent, les acteurs du paysage audiovisuel, de la presse et de la radio martèlent l’idée selon laquelle Éric Zemmour serait le porte-parole d’une population obsédée par les thématiques identitaires. Pourtant, l’immigration ne constitue pas la principale préoccupation des électeurs. De nouvelles enquêtes d’opinion (notamment l’enquête « Fractures françaises » d’Ipsos Sopra-Steria pour Le Monde) viennent rappeler qu’elle se situe derrière la précarité économique ou la question environnementale.

Mais la recherche du buzz et la paresse intellectuelle dues au modèle économique actuel des principaux médias constituent le terreau idéal pour les polémiques superficielles, originaires des réseaux sociaux comme Twitter tout en y trouvant une immense caisse de résonance. Une personnalité telle qu’Éric Zemmour est parfaitement en phase avec cet environnement. Ses interventions déclenchent des torrents de commentaires, assurant une visibilité certaine – et donc des bénéfices conséquents. Le pendant logique de cette omniprésence des thèses réactionnaires est leur impact sur le débat public façonné par ces clivages. L’évolution actuelle de cette « bataille culturelle » rappelle le rôle de pompier pyromane de la macronie : le martellement de références et de sujets conservateurs dans le but d’incarner le parti de l’ordre, à rebours des accents progressistes de 2017, ont contribué à légitimer en retour les thèmes chers à l’extrême droite.

Mais qui soutient Éric Zemmour ?

Il serait alors illusoire de croire que des succès en librairie doublés de passages réussis sur les plateaux télé façonnent un présidentiable. Une telle candidature, dans un paysage jusqu’alors dominé par l’hypothèse d’une réédition du duel Emmanuel Macron-Marine Le Pen, révèle des mouvements de fond traversant les classes dominantes françaises. Le poids croissant de Vincent Bolloré dans le champ médiatique – et, derrière lui, de toute la tendance ultra-conservatrice qu’il représente – se fait sentir chaque jour un peu plus. La reprise en main d’Europe 1 et la perspective de rachat du Figaro en sont les derniers exemples, après la prise de contrôle de Canal+ et le développement d’un contenu politique uniforme sur CNews.

Un simple contrepoids à d’autres milliardaires patrons de presse aux idées plus libérales, tels que Xavier Niel ? A voir. On connaissait les investissements utiles d’autres oligarques tels que, Patrick Drahi (RMC, LCI), Iskandar Safa (Valeurs Actuelles), ou les familles Dassault (Le Figaro) et Bouygues (TF1, LCI). La campagne Zemmour montre que la tendance s’accentue. Le quotidien La lettre A révélait ainsi le 27 octobre que Laurent Meeschaert, propriétaire de l’Incorrect et proche de Marion Maréchal, s’était engagé à avancer des fonds. Ironie de l’histoire, il s’agit de l’ancien DRH de l’Oréal, entreprise dont le fondateur Eugène Schueller s’était compromis durant la collaboration. La cellule investigation de Radio France a également mis en lumière la présence de start-upers et surtout d’anciens banquiers issus de Rothschild ou de JP Morgan, tels que Julien Madar ou Jonathan Nadler. Les fonds ne manqueront pas : les alliés du polémiste peuvent être rassurés.

Sur le terrain, des comités locaux sont apparus sous le nom de « Génération Z » pour diffuser tracts et affiches ou organiser les meetings de la précampagne. Ces comités sont aujourd’hui un point de convergence des droites. On y retrouve des militants de l’UNI, syndicat étudiant d’inspiration gaulliste proche des Républicains, mais également de nombreux monarchistes de l’Action française, organisation traditionnellement royaliste et antisémite, jusqu’à des membres de l’alt right française – ex identitaires, déçus du lepénisme, « trolls » s’étant ralliés sur les réseaux sociaux. Cette force de frappe hétérogène constitue aussi un risque pour le sérieux de la candidature, tant les profils sulfureux y pullulent.

Démagogue plus que populiste

Une candidature souvent présentée comme antisystème, hors des partis, mais dont l’architecture se rapproche de manière troublante de celle d’Emmanuel Macron cinq ans plus tôt. Les lignes politiques des deux hommes diffèrent cependant largement, et représentent deux options distinctes, correspondant à des parties concurrentes des classes dominantes : le pari européen et atlantiste pour l’actuel président, contre le recentrage nationaliste de Zemmour, plutôt tourné vers la Russie. Il est intéressant de constater que ce dernier a articulé son programme politique autour de thèmes très réduits. Au-delà des questions identitaires ayant valu au polémiste des condamnations pour ses dérapages racistes, il était jusqu’alors difficile de trouver une seule proposition touchant au social ou à l’international.

Éric Zemmour n’est pas un populiste. Il n’essaie pas d’incarner les demandes des classes populaires, se prononçant par exemple pour la hausse de l’âge de la retraite. Et il ne s’attaque pas aux élites traditionnelles, bénéficiant du soutien direct d’une partie d’entre elles. Il serait plus juste de le qualifier de démagogue. Ses propositions concernant l’immigration ou la préservation de l’identité française sont autant d’outrances permettant d’occuper le champ médiatique comme l’avait fait Donald Trump en son temps. Une étude de la Fondation Jean-Jaurès rappelle pourtant que le « peuple » n’est presque jamais mentionné. La catastrophe environnementale ? Elle serait due à l’explosion démographique en Afrique et en Asie. Tout ramène au « choc des civilisations ». Et les autres thématiques sont à l’avenant. Ainsi le 24 octobre Éric Zemmour s’est prononcé contre le permis à point et pour l’abolition de certaines limitations de vitesse. Cette caricature de poujadisme est soutenue par un discours pessimiste, actant le déclin d’une France au bord de la disparition, détournée d’un passé impérial glorieux.

Repli national et stratégie du cavalier seul

Les positions internationales du candidat constituent cependant de meilleurs indicateurs de la tendance qu’il incarne. L’idée de « choc des civilisations » avait permis aux néoconservateurs américains de justifier leurs expéditions catastrophiques au Moyen-Orient durant les années 2000. Éric Zemmour souscrit à la même théorie avec des conclusions différentes. Dans son meeting du 22 octobre à Rouen, il affirme la nécessaire indépendance de la France par rapport aux Etats-Unis et à l’UE (dont il ne préconise plus la sortie), conforme à sa volonté de quitter l’OTAN. Mais le but serait de se projeter directement dans les conflits futurs avec une démarche ouvertement impérialiste, notamment dans le Pacifique face à la Chine. Au risque d’entraîner le pays dans de nouvelles guerres désastreuses.

On comprend alors qu’Éric Zemmour n’est pas le héraut d’un souverainisme social et pacifique. Tout au contraire, il représente l’option d’une remise au pas à marche forcée de l’entreprise France, couplée à une stratégie géopolitique de cavalier seul justifiée par un discours nationaliste hystérisé. A l’intérieur des frontières fermées de la nation, pas de changement pour les classes populaires : sa politique économique se place dans la droite ligne de celle d’Emmanuel Macron. Pour l’instant, ces positions ne convainquent guère les concernés, bien qu’elles progressent dans les classes populaires, notamment parmi les hommes favorables à un projet national-libéral (la variable de genre est très marquée, conclusion logique des positions masculinistes du candidat). Les intentions de vote pour le polémiste proviennent originellement des classes urbaines diplômées et conservatrices, déçues des Républicains, mais considérant Marine Le Pen comme une populiste incapable de gouverner.

Cette dernière commence à faire les frais de la progression de son rival à l’extrême droite. Comme Emmanuel Macron, elle devra adapter son discours pour lui répondre, au risque de tomber dans la surenchère ou de passer pour une modérée fade. Ce bouillonnement réactionnaire a eu une conséquence inattendue. En sapant l’avance de la candidate du Rassemblement National, il pourrait faire baisser le seuil nécessaire à un candidat pour se qualifier au second tour, rebattant légèrement les cartes du scrutin. Le scénario d’une désespérante redite de 2017 n’est plus si certain. Au point d’ouvrir la voie à une configuration à la 2002 inversée, ouvrant la voie à une candidature inattendue ? Rien n’est joué. Les prochains mois seront très certainement déterminants – et agités.

Le populisme, voilà l’ennemi ! – Par Thomas Frank

Le journaliste américain, Thomas Frank, dont les travaux Pourquoi les pauvres votent à droite et Pourquoi les riches votent à gauche continuent de faire autorité, revient avec un nouvel ouvrage intitulé, non sans ironie, Le populisme, voilà l’ennemi ! (Agone, 2021). Un mot d’ordre en réalité propre à l’anti-populisme qui sature les discours des élites, brandissant l’arme de la raison face aux passions populaires. On aurait cependant tort de croire ce phénomène propre au XXIème siècle : l’histoire érudite que retrace Thomas Frank démontre, au contraire, en quoi l’anti-populisme traverse la scène politique américaine depuis la fondation du Parti du Peuple (People’s Party) en 1892 et manifeste un anti-démocratisme qui n’ose pas dire son nom. À rebours de l’opinion commune, Thomas Frank soutient alors que la solution au malaise contemporain peut être « populiste » – à condition de renouer avec l’espoir dont il était initialement porteur et de démentir l’idée contre-révolutionnaire qui voudrait que la politique ne soit pas l’affaire de tous. Les lignes qui suivent sont extraites du chapitre VIII, « Blâmons maintenant les ignares ».

La longue controverse sur le populisme que j’ai retracée dans ce livre est, pour partie, une affaire d’image et de rhétorique. Mais elle met aussi en jeu une question de fond : comment les libéraux doivent-ils concevoir leur rapport au pays qu’ils veulent rénover et aux gens qu’ils souhaitent diriger ? Un modèle libéral – le paradigme élitiste – admire l’expertise et compte sur les professionnels surdiplômés pour prendre les bonnes décisions en notre nom. L’autre – le modèle populiste – compte sur les gens ordinaires en tant qu’ultimes dépositaires du génie démocratique.

Pendant de nombreuses années, le Parti démocrate a suivi le modèle populiste : c’était là tout le sens du libéralisme pour nombre de ses dirigeants. Mais à partir des années 1970, la mission a commencé à évoluer. Au fil d’innombrables débats internes au parti, les démocrates en sont venus à se voir non plus comme la voix des travailleurs mais comme une sorte de rassemblement des doctes et des vertueux.

L’ironie de la chose, c’est qu’ils sont parvenus à cette conception au moment même où le populisme, en tant qu’hostilité généralisée à l’establishment, était en train de gagner tout le pays. De Madison Avenue aux ondes de la radio musicale de leurs mornes petites villes, les Américains de tout acabit se voyaient en rebelles vent debout contre les règles, la tradition et l’autorité. Même les conservateurs posaient en insurgés. Le seul groupe qui semblait avoir du mal à se faire à ce nouveau climat était le Parti démocrate.

C’est ainsi que nous arrivons enfin à la synthèse désastreuse à laquelle les nombreux fils contradictoires de ce livre nous ont menés : tandis que les conservateurs se sont mis à claironner leur soulèvement, les libéraux se sont retournés contre lui. Ils sont devenus anti-populistes.

La faction dominante du Parti démocrate a décidé qu’elle ne voulait pas participer à la moindre critique systématique des grandes firmes, des monopoles ni de l’industrie de la finance. Elle a renâclé à construire ou à soutenir tout mouvement de masse. L’idée de rassembler une coalition de travailleurs s’est mise à lui inspirer un profond dégoût.

Mépriser l’idéologie et les passions, soutenir que nos problèmes étaient de nature technique – voilà en bref ce à quoi ne tarderait pas à se résumer la philosophie démocrate. La bonne réponse à l’offensive de classe de la droite, ont commencé à se dire les démocrates, est d’arrêter de se réclamer eux-mêmes de la tradition populiste et de dépasser totalement l’idéologie.

Mépriser l’idéologie et les passions, soutenir que nos problèmes étaient de nature technique – voilà en bref ce à quoi ne tarderait pas à se résumer la philosophie démocrate.

Si on la rapporte aux succès électoraux des démocrates à l’époque du New Deal, on doit bien constater que cette stratégie n’a pas été particulièrement gagnante. Cependant, aucun de leurs nombreux revers au fil des ans n’a conduit leurs maîtres à penser à revenir sur la décision de devenir le parti de l’élite en col blanc. Au contraire, les démocrates ont employé tout le pouvoir dont ils disposaient pour soutenir le secteur des banques d’investissement et conclure des accords commerciaux conçus non pour développer l’industrie américaine mais pour la siphonner. Mis en cause par des électeurs qui faisaient les frais de ces politiques, les démocrates sortaient des économistes et des politologues de leur manche pour expliquer aux travailleurs que tout ce qui leur arrivait n’était que l’effet de la fatalité, du progrès économique lui-même. La situation ne devait pas être changée. Elle devait être acceptée et supportée.

Le mot même de « populisme » a été frappé d’anathème par les penseurs du parti. En 1992, dans un livre largement célébré, l’apprenti pontife Mickey Kaus conseillait aux démocrates d’abandonner la cause traditionnelle de l’égalité économique et de résister à ceux qu’il qualifiait de « populistes libéraux » : les démocrates doivent cesser d’écouter les syndicats, disait-il, et afficher clairement leur rupture avec le « sous-prolétariat » noir1. Les déclarations de ce genre étaient banales dans les publications du Democratic Leadership Council (DLC), où les populistes étaient définis comme ceux qui « résistent aux changements induits par la Nouvelle économie » et regrettent vainement « les jours glorieux » où les Américains avaient « des emplois stables dans des grandes entreprises »2.

La référence aux « grandes entreprises » n’était pas sans intérêt, mais sur le fond, l’argumentaire était toujours le même. Pour les démocrates, les populistes étaient des gens qui refusaient bêtement l’avenir, pleurant sur leurs bien-aimés trimardeurs quand tout le monde voyait bien que les seuls qui comptaient désormais étaient les professionnels en col blanc, soit la « classe de la connaissance », pour employer la formule co-inventée par le politologue William Galston. Ce que le dynamisme innovant de cette classe représentait, c’était le pouvoir de l’enseignement supérieur et la façon dont « des millions d’Américains étaient en train de rejoindre les rangs de la classe moyenne supérieure et des possédants », déclarait en 1998 un manifeste du DLC co-écrit par Galston3. Les Américains devenaient intelligents, les Américains devenaient riches. Par conséquent, le Parti démocrate devait devenir le parti des gens riches et intelligents, des « électeurs haut de gamme plus instruits » qui voulaient des plans épargne retraite privés mais étaient un peu moins emballés par les écoles publiques. Dans l’une de ses nombreuses dénonciations du populisme, Al From, figure incontournable du Parti démocrate, psalmodiait : « Sous l’ère industrielle, la classe ouvrière dominait le corps électoral. Mais le nouveau corps électoral de l’ère de l’information est de plus en plus dominé par les électeurs des classes moyenne et moyenne supérieure qui vivent en périphérie des grandes villes, travaillent dans la nouvelle économie, sont culturellement tolérants et ont des opinions politiques modérées4. »

Cette post-idéologie n’a pas tardé à devenir le sens commun de la faction dominante du parti. Ayant laissé le New Deal derrière eux, les démocrates se réinventaient en leaders d’une ère d’innovation et de flexibilité, d’abondance et de sophistication, de banquiers d’investissement et de milliardaires des nouvelles technologies. Quand leur tour est venu d’occuper le pouvoir en 2008, ces leaders d’un nouveau style ont refusé de démembrer les banques de Wall Street. Ils ont élaboré une forme d’assurance maladie nationale qui, étonnamment, ne causait aucun tort à Big Pharma ni aux assurances privées. Rayonnants d’exubérance futurible, les cadres de la Silicon Valley avaient envahi la Maison-Blanche de Barack Obama et squattaient l’organisation de la campagne présidentielle de celle qui devait lui succéder, Hillary Clinton, pour faire entrer la nation dans un nouvel âge d’or de cyber-transformation.

Jusqu’au bout, ce fantasme post-idéologique de la classe de l’information a continué à marcher d’un pas tranquille et le port fier. Un mois avant l’élection de 2016, le président Obama a accueilli sur la pelouse Sud de la Maison-Blanche (le South Lawn) une déclinaison du fameux festival de l’innovation texan, South by South West, rebaptisé pour l’occasion « South by South Lawn ». Sous un parfait ciel d’octobre, des stars hollywoodiennes croisaient des climatologues devant un public choisi (au terme d’un processus de candidature fondé sur le mérite) qui pouvait contempler des œuvres d’art conceptuel colorées et écouter parler de solutions créatives à la pauvreté ou aux maladies. Et sur ce ton de simplicité bonhomme qu’on lui connaît, le président disait sa confiance de nous voir surmonter le réchauffement climatique mondial « parce qu’il se trouve que nous sommes le secteur économique et entrepreneurial le plus innovant et dynamique au monde ». C’était le dernier moment de suprême assurance du libéralisme de consensus, une performance si impeccable qu’une fan journaliste n’a pu s’empêcher de surnommer Obama notre « commandant-en-cool »5.

Quelques mois après ce merveilleux après-midi, la campagne présidentielle démocrate qui comptait tranquillement installer Hillary Clinton dans le fauteuil d’Obama était l’illustration parfaite de cette imperturbable suffisance. Si l’objectif ultime de la politique moderne était l’« affinité entre les élites » (comme Edward Shils l’avait dit en 1956), alors les démocrates ont sans doute atteint le nirvana cet automne-là. La campagne de Clinton ne se contentait pas de promettre le consensus, ouvrant sa table aux représentants de Wall Street, de la Silicon Valley et de l’appareil national de sécurité, elle était en elle-même un acte de consensus. Toutes les orthodoxies avaient leur place. Pour une fois, la candidate démocrate a levé et dépensé plus de fonds pour sa campagne que son rival républicain. Dans les villes universitaires du pays et les périphéries huppées de la classe de la connaissance, elle était acclamée comme l’incarnation de l’inévitable.

Comme en 1936, l’« affinité entre les élites » englobait les économistes de profession, dont 370 représentants ont signé une lettre ouverte invitant à ne pas voter pour Donald Trump. Elle a aussi entraîné la presse, les journalistes ayant pris le parti de Clinton par une forme de solidarité de classe de la connaissance. Elle a écrasé Trump dans la course aux soutiens des titres de presse, cinquante-sept des plus grands journaux du pays se rangeant derrière Clinton contre deux seulement derrière Trump ; et 96 % de l’argent donné par les journalistes pendant la campagne présidentielle est allé à Clinton . Presque tous les sondages commandés par les médias affirmaient que Clinton l’emporterait facilement. En octobre 2016, le New York Times a rapporté qu’elle concentrait sa campagne dans les États républicains afin d’élargir sa victoire certaine contre le raciste Trump6.

Puis, le 8 novembre, l’impensable s’est produit. L’imposteur milliardaire a réussi à remporter une grande partie des États du Midwest industriel en déclin, et avec eux la présidence. Abasourdie par le désastre, l’Amérique en col blanc a sombré dans une « peur de la démocratie » pareille à celles que j’ai décrites dans ce livre. Une fois de plus, le populisme était identifié comme le coupable : c’était l’esprit politique maléfique qui avait permis Trump et qui hantait les cauchemars des nantis. Le fait que Trump n’ait nullement, en réalité, recueilli la majorité des suffrages n’a pas du tout ralenti ce récit irrésistible ; que son populisme ait été une totale imposture ne comptait pas davantage : pour les bien instruits et les bien lotis, cette vieille rengaine familière de l’anti-populisme est devenue le nouvel hymne fédérateur de notre temps.

Une fois de plus, le populisme était identifié comme le coupable : c’était l’esprit politique maléfique qui avait permis Trump et qui hantait les cauchemars des nantis.

Lawrence Goodwyn, le grand historien des soulèvements démocratiques de masse, a écrit que, pour construire un mouvement comme le Parti du peuple des années 1890 ou le mouvement syndical des années 1930, il fallait « être en rapport avec les gens tels qu’ils sont dans la société, autrement dit, dans un état que des observateurs avertis modernes ont tendance à considérer comme un état de “conscience insuffisante”7». Cette idée est si importante pour Goodwyn qu’il la reformule quelques pages plus loin : une condition essentielle d’un mouvement démocratique de masse est « d’accepter la conscience humaine au point où elle en est8».

Goodwyn mettait aussi en garde contre une politique de la « vertu individuelle », cette tendance à « célébrer la pureté » de notre supposé radicalisme. Si l’on veut démocratiser la structure économique du pays, affirmait-il, cela demande de la « patience idéologique9 », une suspension du jugement moral à l’égard des Américains ordinaires. Alors seulement pourra-t-on commencer à bâtir un mouvement puissant, prometteur et susceptible de changer définitivement la société10.

Si démocratiser la structure économique du pays ne vous intéresse pas, en revanche, le modèle de la vertu individuelle pourrait bien être ce qu’il vous faut. Les citoyens ordinaires y sont traités par le jugement et l’épuration, par l’annulation et le blâme. Il ne s’agit pas de construction mais de pureté, de moralité sans tache. Son opération favorite est la soustraction, sa forme rhétorique de prédilection la dénonciation et son objectif de maintenir la cohorte des vertueux dans l’étroite orbite du plus vertueux de tous les vertueux.

Ce qui a submergé d’immenses secteurs du libéralisme américain après le désastre du 8 novembre 2016 est le contraire de la « patience idéologique » de Goodwyn. C’est le blâme à son paroxysme, une fureur de faire savoir aux électeurs de Trump quel genre de personnes insuffisantes et même parfaitement nulles elles étaient. La tendance élitiste qui n’a cessé de progresser chez les libéraux depuis des décennies s’est élancée vers son bruyant couronnement chicanier.

Là où le populisme est optimiste à l’égard des électeurs ordinaires, la variété de libéralisme que j’ai à l’esprit les regarde avec un mélange de soupçon et de dégoût. Elle rêve non de syndiquer l’humanité mais de la policer. C’est un geyser de remontrances prêt à jaillir contre tout adolescent ayant commis un geste d’appropriation culturelle, contre le choix inopportun d’un rôle par tel acteur, contre un discours public dont les idées ne plaisent pas, contre le déchargement illégal d’ordures ménagères, contre la technique d’élagage inappropriée repérée dans une banlieue voisine. Son objectif typique n’est pas, comme le populisme, de reprendre le contrôle des banques et des monopoles mais de monter une organisation à but non lucratif, de séduire les banques et les monopoles pour obtenir des financements puis… de blâmer le monde entier pour ses péchés.
Les populistes rêvaient autrefois de ce qu’ils appelaient une « société coopérative », mais c’est aujourd’hui une société vindicative qui inspire le rénovateur, une utopie du blâme où le tribunal siège jour et nuit et où les vertueux ne cessent de rendre les jugements les plus sévères sur leurs inférieurs économiques et moraux. […]

Là où le populisme est optimiste à l’égard des électeurs ordinaires, la variété de libéralisme que j’ai à l’esprit les regarde avec un mélange de soupçon et de dégoût. Elle rêve non de syndiquer l’humanité mais de la policer.

C’est une génération de libéraux centristes qui désespèrent collectivement de la démocratie elle-même. Après avoir tourné le dos à la question ouvrière, qui constitue traditionnellement le cœur de la problématique des partis de gauche, les démocrates ont regardé les bras croisés la démagogie de droite s’enraciner et prospérer. Puis, le peuple ayant fini par assimiler le torrent de propagande pseudo-populiste qui s’abat sur lui depuis cinquante ans, les démocrates se sont retournés contre l’idée même de « peuple »11.

L’Amérique s’est fondée sur l’expression « Nous le peuple ». Pourtant Galston nous demande de surmonter notre obsession de la souveraineté populaire. Comme il l’écrit dans Anti-Pluralism, sa charge de 2018 contre le populisme, « nous devrions mettre de côté cette conviction étroite et suffisante : il existe des alternatives viables au peuple comme source de légitimité12 ».

Assurément. Dans les pages de ce livre, nous avons vu des anti-populistes expliquer qu’ils méritent de régner parce qu’ils sont mieux qualifiés, ou plus riches, ou plus rationnels, ou plus durs à la tâche. La culture contemporaine du blâme moral perpétuel correspond parfaitement à cette manière de penser : elle ne fait que reproduire le vieux fantasme élitiste.

Si l’establishment libéral est anti-populiste, ce n’est pas seulement parce qu’il n’aime pas Trump – qui n’est lui-même en rien un populiste authentique – mais parce que ce libéralisme est presque en tout point le contraire du populisme. Son ambition politique n’est pas de rassembler les gens dans un mouvement rénovateur mais de les blâmer, de les couvrir de honte et de leur apprendre à s’en remettre à leurs supérieurs. Il ne cherche pas à punir Wall Street ou la Silicon Valley – de fait, cette même bande qui réprimande, annule et blackliste, a été incapable de trouver le moyen de punir les banquiers d’élite après la crise financière mondiale en 2009. Ce libéralisme-là désire fusionner avec ces institutions du privilège privé, enrôler leur pouvoir dans sa croisade pour son idée du « bien ». Les districts libéraux prospères de l’Amérique sont devenus des utopies du blâme car c’est par le blâme que ce type de concentration du pouvoir économique se rapporte aux citoyens ordinaires. Ce n’est pas « l’autoritarisme de la classe ouvrière », c’est l’autoritarisme de la classe de la connaissance. Les gens au sommet, nous dit ce type de libéralisme, ils ont plus que vous parce qu’ils méritent d’avoir plus que vous : ces belles personnes vous dominent parce qu’elles sont meilleures que vous.

La différence la plus constante entre le populisme et son contraire est peut-être une différence d’humeur. Le populisme était et demeure incurablement optimiste – sur les gens, sur les possibilités politiques, sur la vie et sur l’Amérique en général.

L’anti-populisme ne parle que de désespoir. Il porte un regard plein d’amertume sur les humains ordinaires. Son aspiration à la rédemption de l’humanité est nulle. Sa vision du bien commun est sombre. Son humeur sinistre nous donne des livres qui portent des titres comme Défense de l’élitisme ou Contre la démocratie.

Le comble du sinistre est atteint quand l’anti-populisme envisage le changement climatique. Je pense à un texte largement commenté, paru dans le New York Times en décembre 2018, quelque deux ans après que l’élection de Donald Trump eut mis en lambeaux la vision du monde bien ordonnée de la classe de la connaissance. Cet article ne constitue pas en lui-même une déclaration politique mais le professeur de philosophie qui l’a écrit, Todd May, est un militant anti-Trump bien connu dans l’université où il enseigne. Cette publication à la page des tribunes du New York Times, la vitrine ultime de l’opinion libérale, m’est apparue comme un acte politique : le verdict définitif de l’élite démoralisée sur une population entêtée qui refuse de tenir compte de ses avertissements, se repaît de mensonges et s’obstine à préférer des démagogues ridicules à des experts responsables.

Le sujet de May est l’extinction de l’humanité : doit-elle arriver ou pas ? Le professeur formule son acte d’accusation du genre humain avec une certaine délicatesse, mais il est impossible de ne pas voir où il veut en venir. Nous sommes une espèce dangereuse, attaque-t-il, « causant une souffrance inimaginable à un grand nombre des animaux qui habitent » la Terre. Il cite le changement climatique et l’élevage industriel comme les pires de nos offenses et déclare que, « si l’histoire s’arrêtait là, ce ne serait pas une tragédie. L’élimination de l’espèce humaine serait une bonne chose, point ».

Mais il y a d’autres considérations à prendre en compte, admet le professeur. Les gens font parfois des choses louables. Par ailleurs, il serait cruel « d’exiger des êtres humains qu’ils mettent fin à leurs jours ». Pour finir, la solution de May est de ne pas choisir : « Il est fort possible que l’extinction de l’humanité soit une bonne chose pour le monde, et néanmoins, une tragédie. »

Ce type de pessimisme cérébral, cette aspiration à peine voilée à la mort de l’espèce, est une attitude qu’on rencontre partout ces temps-ci dans les cercles libéraux éclairés – voir toute la littérature sur l’« anthropocène ». C’est l’envers inévitable de la politique moralisatrice que j’ai décrite dans ce chapitre : le salaire de nos péchés, la récompense de notre incorrigible stupidité.

Chaque fois que j’ai affaire à des sentiments de ce genre dans cet abattoir de l’idéalisme qu’est Washington, mon esprit me ramène à ma bonne vieille ville de Chicago, un lieu bruyant, rouillé et âpre dont personne n’est jamais nostalgique mais où j’aime me rappeler comment les Américains ordinaires vivaient leur vie, la tête au travail, au jeu, et à la réussite, peut-être, un jour.

Je pense à Carl Sandburg, le « poète du peuple » du XXème siècle, un homme qui ne voyait pas de contradiction entre vie humaine et péché humain. Et je pense à son « Chicago », le plus grand de tous les poèmes populistes, qui reconnaît la vulgarité de la ville, tous ses péchés sordides : « On me dit que tu es méchante » ; « On me dit que tu es véreuse » ; « On me dit que tu es brutale » – toutes choses aussi vraies aujourd’hui qu’en 1914.

Mais « Chicago » n’est pas un hymne qui blâme. C’est une répudiation du blâme. C’est un chant sur l’amour de la vie malgré tout, l’amour de la vie des gens, même au milieu de toute cette horreur industrialisée éreintante :

Sous la fumée, de la poussière plein la bouche, riant de ses dents blanches,
Sous le poids terrible du destin riant comme rit le jeune homme,
Riant même comme rit le boxeur ignorant qui n’a jamais perdu un combat,
Crânant et riant d’avoir sous son poignet le pouls, et sous ses côtes le cœur du peuple,
Riant !

[1] Mickey Kaus, The End of Equality, Basic Books/A New Republic Book, New York, 1992, p. 173.

[2] Robert D. Atkinson, « Who Will Lead in the New Economy ? », Blueprint, 2 juin 2000.

[3] William A. Galston et Elaine C. Kamarck, « Five Realities That Will Shape 21st Century Politics », Blueprint, automne 1998.

[4] Al From, « Building a New Progressive Majority », Blueprint, 24 janvier 2001.

[5] Le festival « SXSL » a eu lieu le 3 octobre 2016 et on trouve une description du processus de sélection du public ainsi que la formule « commandant-en-cool » in Erin Coulehan, « Commander in Cool », Salon, 26 septembre 2016.

[6] Sur l’opposition des journalistes à Trump, lire Jim Rutenberg, « Trump Is Testing the Norms of Objectivity in Journalism », New York Times, 7 août 2016 ; David Mindich, « For Journalists Covering Trump, a Murrow Moment », Columbia Journalism Review, 15 juillet 2016. Sur leur financement de la campagne de Clinton : Dave Levinthal et Michael Beckel, « Journalists Shower Hillary Clinton with Campaign Cash », Columbia Journalism Review, 17 octobre 2016. Sur la campagne de Clinton dans les États républicains, Matt Flegenheimer et Jonathan Martin, « Showing Confidence, Hillary Clinton Pushes into Republican Strongholds », New York Times, 17 octobre 2016. Lire également Nate Silver, « There Really Was a Liberal Media Bubble », FiveThirtYeight.com, 10 mars 2017.

[7] Lire Lawrence Goodwyn, « Organizing Democracy : The Limits of Theory and Practice », Democracy, 1981, vol. 1, no 1, p. 51 – souligné par Goodwyn.

[8] Ibid., p. 59.

[9] Wesley Hogan, Many Minds…, op. cit.

[10] Lawrence Goodwyn, resp. The Populist Moment… (op. cit., p. 292) et « Organizing Democracy » (art. cité).

[11] Lire David Adler, « Centrists Are the Most Hostile to Democracy, Not Extremists », New York Times, 23 mai 2018.

[12] William Galston, Anti-Pluralism…, op. cit., p. 22 – Galston ne souscrit expressément à aucune de ces « alternatives viables ».