« Il n’existe plus d’État de droit en Équateur » – Entretien avec Luisa González

Luisa Gonzales - Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

Dirigeante du Mouvement de la Révolution citoyenne (Revolución ciudadana), formation de l’ancien président équatorien Rafael Correa, Luisa González fut candidate à l’élection présidentielle anticipée de 2023. Sa campagne se concentrait sur l’héritage de la période « corréiste », le bilan critique de la présidence de Guillermo Lasso et l’affirmation de la souveraineté équatorienne face aux États-Unis. Bien que favorite et arrivée en tête du premier tour devant le candidat libéral et pro-américain Daniel Noboa, elle s’est inclinée au second avec 48,17% des voix le 15 octobre, au terme d’une période électorale marquée par la disparition dans des circonstances floues de détenus politiques et des menaces de mort reçues en son encontre. Dans cet entretien, elle revient sur la situation politique inquiétante en Équateur, où la judiciarisation du conflit politique fait peser de lourdes menaces sur l’État de droit, et en particulier sur les membres de son mouvement. Elle insiste sur les mécanismes du lawfare qui ont poussé Rafael Correa et d’autres militants de la « Révolution citoyenne » à l’exil, face aux intimidations et à la répression, ainsi que sur l’instrumentalisation de grandes affaires judiciaires médiatisées à des fins politiques. Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL : Une opération anti-mafia a été lancée en Équateur avec une grande mise en scène télévisuelle. Cette opération semble également viser des fonctionnaires et des personnalités judiciaires, ce que vous dénoncez. Que se passe-t-il en Équateur ?

Luisa González : L’affaire Métastase, qui suscite une attention considérable en Équateur, est centrée sur la lutte contre le crime organisé. D’abord, il est notable que la procureure elle-même a dissous deux unités judiciaires dédiées à la lutte contre le crime organisé, réduisant ainsi les ressources disponibles pour cette lutte.

Un exemple marquant est l’affaire León de Troya, liée au trafic de drogue. Dans cette affaire, des policiers enquêteurs ont été contraints de fuir l’Équateur, apparemment en raison de persécutions politiques, malgré la découverte de liens entre la mafia albanaise et le gouvernement de Guillermo Lasso. La procureure a tardé à agir sur cette affaire et n’a pas suffisamment communiqué sur les résultats de l’enquête.

Le cas Métastase trouve son origine dans l’enquête menée à la suite l’assassinat de Leandro Moreno, dont le téléphone portable a révélé des informations clés. Malgré la possession de ces documents depuis plus d’un an, la procureure n’a pas agi, permettant à des individus impliqués dans l’extorsion, comme Fernando Villavicencio, de se présenter à des postes politiques sans révélation publique des faits.

Dans le contexte de l’affaire Métastase, Wilman Terán, président du Conseil de la Magistrature et membre de l’équipe de la procureure générale ainsi que du président actuel de la Cour, Iván Saquicela, est au centre d’une controverse. Ces derniers l’ont soutenu pour diriger le Conseil de la Magistrature. Lors de l’élection des juges, où il semblait y avoir une tentative de contrôler le processus, des perquisitions ont eu lieu. Wilman Terán a été arrêté, sans possibilité de se défendre librement, contrairement à d’autres personnes arrêtées dans des circonstances similaires mais qui ont été libérées. Cette situation soulève des questions sur les intentions réelles derrière ces actions et la tentative de contrôler le système judiciaire.

Dans cette affaire, un élément crucial est le procès politique intenté contre la procureure générale. En tant que membres de la Revolución Ciudadana, elle nous a contactés et nous a adressé des menaces, nous informant publiquement que si nous continuions le procès politique à son encontre, des mesures de rétorsion seraient prises contre des membres éminents de notre mouvement, notamment Jorge Glas, l’ex-vice-président, et Paola Pabón, notre préfète de Pichincha [principale région de l’Équateur, NDLR]. En effet, la récente demande de localisation et d’arrestation de Jorge Glas, qui a dû chercher refuge à l’ambassade du Mexique, confirme ses intentions.

Deux événements politiques majeurs semblent pousser la procureure à créer un écran de fumée. Elle a choisi son moment pour divulguer une enquête vieille d’un an, jusqu’alors non publique. Par ailleurs, elle n’a jamais traité avec la même célérité la plainte de l’ambassadeur des États-Unis concernant l’existence de « narco-généraux ». Malgré nos demandes, cette enquête n’a pas avancé. L’ambassadeur américain, outrepassant son rôle diplomatique, s’est immiscé dans la politique interne de notre pays en lançant des accusations graves, notamment pour des faits de blanchiment d’argent impliquant des banques, des équipes de football et des journalistes. Si ces allégations sont fondées, elles devraient être transmises de manière officielle et confidentielle aux autorités compétentes pour une enquête approfondie et la poursuite des coupables, dans le but de pacifier le pays.

Au contraire, l’action de l’ambassadeur, en collaboration apparente avec la procureure, sème le trouble sans apporter de clarté sur les enquêtes en cours. La procureure, quant à elle, n’a pas fait preuve de diligence dans plusieurs affaires importantes comme celle de León de Troya, le scandale des narco-généraux, le cas Danubio ou encore les INA Papers.

LVSL : Cette procureure, Diana Salazar, a été au centre de vos critiques pendant plusieurs semaines. Quels reproches lui faites-vous ?

L. G. : L’approche de Diana Salazar dans son rôle de procureure générale montre qu’elle agit comme un acteur politique. Sa réaction initiale aux menaces d’un procès politique par la Revolución Ciudadana a été de chercher à nous intimider, ce qui témoigne d’une attitude qui dépasse les normes attendues d’un procureur impartial. De fait, la convocation de Jorge Glas à une enquête, suivant la menace qu’elle avait formulée, souligne cette tendance.

Un autre facteur de préoccupation réside dans la gestion des enquêtes par son bureau. Il est reproché à Salazar que la majorité des affaires s’en tiennent à des enquêtes préliminaires sans aboutir à des accusations formelles ou des jugements. Cette situation crée un climat d’insécurité et d’impunité, en particulier dans des cas nécessitant une intervention judiciaire rapide et efficace. La lenteur dans le traitement de dossiers médiatiques comme l’affaire INA Papers et le cas León de Troya, où des témoins clés ont été assassinés sans que des mesures de protection adéquates soient prises, accentue ces inquiétudes.

Concernant l’affaire Métastase visant le président du Conseil de la Magistrature, il est important de noter que Salazar a agi avec plus de rapidité, malgré le fait que cette personnalité appartienne à son cercle politique. Cette différence de traitement suggère une possible instrumentalisation de la justice à des fins politiques. Dans ce contexte particulier, le fait qu’elle ait gardé des informations cruciales pendant plus d’un an, pour les révéler dans un moment politiquement opportun, renforce l’impression d’une manipulation judiciaire visant à consolider sa position dans un climat politique défavorable.

LVSL : Vous dénoncez le lawfare en Équateur, comme dans d’autres pays d’Amérique latine, c’est-à-dire, la guerre judiciaire. Cela signifie-t-il que le système judiciaire n’est plus impartial ?

L. G. : Absolument, l’impartialité du système judiciaire en Équateur est sérieusement compromise. Nous l’avons clairement exprimé. Un exemple flagrant est le président de la Cour de Justice, Iván Saquicela. Alors qu’il devrait incarner la justice et l’équité, il a ouvertement manifesté son parti pris politique, notamment par des prises de position contre la Revolución Ciudadana. L’asile politique accordé à l’ancien président Rafael Correa en Belgique est d’ailleurs en partie dû à la reconnaissance de la partialité de M. Saquicela.

Cette tendance se retrouve dans le comportement de la Procureure Générale de l’État. Malgré les preuves disponibles, elle montre une réticence à agir rapidement dans certains cas, tandis que dans d’autres, sans preuves solides, elle intervient de façon précipitée, semblant poursuivre un agenda de persécution politique.

Mon expérience personnelle lors de la campagne présidentielle en est un témoignage éloquent. Une semaine avant le second tour, sept détenus sous la garde de l’État à la prison de Latacunga ont été mystérieusement assassinés. Ces personnes devaient fournir des témoignages liés à l’assassinat de Fernando Villavicencio, qui auraient pu, selon certains, impliquer la Revolución Ciudadana. La réaction publique à ces événements a souligné leur nature politique plutôt que judiciaire, ce qui a conduit à l’arrêt de cette démarche.

La vérité entourant la mort de Fernando Villavicencio reste inconnue. Malgré l’importance des données de son téléphone portable pour l’enquête, celles-ci n’ont pas été exploitées. À l’inverse, dans l’affaire Métastase, ils ont minutieusement examiné le téléphone de Leandro Moreno. Cette incohérence suggère une dissimulation délibérée. Ainsi, il apparaît clairement que le bureau de la procureure à la Cour Nationale de Justice opère non pas de manière indépendante, mais selon des motivations politiques et des intérêts spécifiques de ses dirigeants.

LVSL : Dans le contexte actuel, quelle évolution prévoyez-vous pour la situation en Équateur ?

L. G. : La situation actuelle semble indiquer une poursuite de la persécution politique. Des actions ont déjà été entreprises contre Jorge Glas, faisant écho aux menaces de la procureure, avec des demandes d’arrestation et d’interrogatoires pour des raisons qui restent floues. Ceci illustre la nature arbitraire de ces actions, semblant relever davantage de la persécution politique que d’une procédure judiciaire légitime. Nous avons également des inquiétudes concernant Paola Pabón, notre préfète, et d’autres membres de la Revolución Ciudadana qui pourraient faire face à des actions illégales.

LVSL : Concernant la reconnaissance internationale de cette situation, avez-vous des exemples concrets ?

L. G. : Oui, un exemple notable est l’intervention d’Interpol. La Cour nationale de justice de l’Équateur a demandé à plusieurs reprises à Interpol d’émettre une vignette rouge contre Rafael Correa. Interpol a refusé, considérant que les charges contre lui relèvent plus de la persécution politique que de la justice. Cela est corroboré par l’asile politique accordé à Correa en Belgique, et les refus répétés d’Interpol illustrent une reconnaissance internationale de la persécution politique en Équateur.

De plus, les asiles politiques accordés à plusieurs membres de la Revolución Ciudadana en Argentine, au Venezuela et au Mexique soulignent cette reconnaissance. Ces événements mettent en évidence l’absence d’impartialité judiciaire en Équateur. Il n’existe plus d’État de droit garantissant une procédure judiciaire conforme à la loi dans notre pays.

LVSL : Comment le dysfonctionnement du système judiciaire affecte-t-il le problème croissant de l’insécurité en Équateur ?

L. G. : L’escalade de l’insécurité en Équateur est directement liée aux défaillances de notre système judiciaire. Comme je l’ai mentionné, le bureau du procureur, responsable de l’accusation et de la conduite des enquêtes jusqu’à l’établissement formel des charges, laisse la plupart des affaires en phase d’enquête préliminaire. Cela signifie que le système de justice n’est pas pleinement opérationnel. En plus, l’absence d’impartialité des juges et le manque de financement adéquat de la part du gouvernement central exacerbent ces problèmes, contribuant ainsi à l’insécurité croissante.

Cette situation engendre un sentiment d’impunité. Les criminels restent libres et, comme illustré dans l’affaire Moreno, il semble y avoir des cas où les juges sont corrompus. Le manque de surveillance efficace sur les actions des juges et sur leurs pratiques judiciaires est un problème majeur. L’Unité d’analyse financière et de lutte contre le blanchiment d’argent devrait jouer un rôle clé dans l’investigation de la corruption parmi les juges, mais cela ne se produit pas suffisamment.

La situation en Équateur est extrêmement grave et douloureuse. Nous sommes confrontés à un État défaillant, qui ne parvient pas à contrôler l’impunité et permet à la violence de se propager de façon inquiétante. Nous assistons à des crimes horribles, y compris l’assassinat d’enfants, un phénomène inédit dans notre histoire, et l’exploitation de nos enfants dans le trafic de drogue. Cette crise continuera tant qu’un gouvernement ne prendra pas des mesures sérieuses et efficaces pour y remédier.

Rafael Correa : « Imponer nuestras condiciones al capital transnacional, construir la integración regional »

© Pablo Porlan/Hans Lucas, Le Vent Se Lève

Tras una primera entrevista en Bruselas en 2019, volvemos a encontrar al presidente Rafael Correa tres años después, en París. Mientras tanto, el contexto ha cambiado radicalmente en América Latina: la izquierda ha ganado las elecciones en países claves, las fuerzas neoliberales están en retroceso y el expresidente brasileño Lula, a punto de llegar al poder, afirma querer relanzar la integración regional y acabar con el dominio del dólar. Paradójicamente, las ambiciones de romper con el actual orden mundial parecen ser menores que hace una década. América Latina ya no es un polo de contestación del paradigma dominante como lo era antes. Le Vent Se Lève entrevistó a Rafael Correa sobre este nuevo contexto y las perspectivas para su país y el subcontinente.

La entrevista fue realizada por Vincent Ortiz, redactor jefe adjunto de Le Vent Se Lève y doctorando en economía, Keïsha Corantin, jefe de la sección “América latina” de Le Vent Se Lève y doctoranda en geografía, y Vincent Arpoulet, doctorando en economía del desarrollo. Fue editada por Nikola Delphino, Alice Faure y Seb Tellor.

Le Vent Se Lève – Una nueva ola de izquierda está surgiendo en América Latina, incluso en el corazón de bastiones históricos del neoliberalismo, marcada con la victoria de candidatos de izquierda como Gustavo Petro en Colombia y Gabriel Boric en Chile. La nueva generación de activistas latinoamericanos reivindica la herencia de las experiencias progresistas de los años 2000, pero también pretende aportar una mirada crítica. En el ámbito medioambiental, no dudan en adoptar una postura “anti extractivista”, en el plano cultural esa izquierda es muy sensible a las demandas de extensión de las libertades individuales. Sin embargo, en los frentes económicos, financieros y geopolíticos, parece menos ambiciosa. ¿Qué opina de esta nueva generación de izquierda?

Rafael Correa – En primer lugar, esta nueva izquierda es un producto de la anterior. Los procesos progresistas fueron obstaculizados de forma antidemocrática a través de golpes de Estado, como en Bolivia y Brasil, o a través de traiciones con campañas de la prensa, “fundaciones” y “ONGs” controladas desde EE. UU., como en Ecuador [1]. Este renacimiento conservador lo vimos venir desde lejos, en 2014, operando de forma antidemocrática. En América Latina no tenemos una verdadera democracia, y no la tendremos mientras la prensa siga interfiriendo en los asuntos políticos de manera tan frontal y manipulando la verdad. Sin la verdad no hay democracia, sin la verdad no hay elecciones libres.

Nota del editor : sobre este último tema, el lector francofono podrá leer el artículo de Vincent Ortiz publicado en Le Vent Se Lève: « Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine »

Los ciudadanos pueden comparar cómo los conservadores han ganado poder y cómo lo han hecho los progresistas. Los movimientos progresistas vuelven con fuerza a través de las elecciones, como en Brasil en este momento.

Hay una fuerte oposición a la emancipación del dólar por parte de las élites, que hablan español pero piensan en inglés, y de la prensa, que manipula las conciencias

Sí, creo que nos encontramos con una izquierda un tanto diferente en temas medioambientales, que mantiene un discurso “anti-neoextractivista” en algunos casos, como en Chile, o incluso en Colombia. Creo que se equivoca. Creo que los recursos naturales son una ventaja ineludible y la mejor oportunidad de desarrollo para América Latina, siempre y cuando se utilicen de forma social y ambientalmente responsable. Debemos aprovechar nuestros recursos naturales. Sería irresponsable no hacerlo ante la pobreza y las necesidades básicas que tenemos.

Esta nueva izquierda tiene un discurso más moderado en cuestiones socioeconómicas, y una perspectiva más posmoderna en cuestiones culturales: promueve el matrimonio gay o los derechos de los animales. Estos temas nos interesan a todos -y son de gran interés para algunos grupos relativamente pequeños-, pero creo que hay algunos temas que siguen siendo prioritarios como acabar con la pobreza y la exclusión socioeconómica en América Latina. Esta es la peor injusticia, es la cuestión moral más importante. No debemos olvidar nunca nuestra principal razón de ser: crear una América Latina más justa en un mundo más justo, porque seguimos viviendo en una América Latina llena de injusticias, que sigue siendo presa de intereses extranjeros.

LVSL – Hablando de intereses extranjeros, las recientes declaraciones de Lula sobre la necesidad de acabar con el reinado del dólar han causado revuelo. En cuanto a Ecuador, su país, ha sufrido una forma extrema de dolarización, pero toda América Latina está sufriendo la dominación del dólar de una u otra forma [2]. ¿Cree que este giro a la izquierda en América Latina, la probable victoria de Lula en Brasil y el actual contexto geopolítico allanan el camino para un cambio de paradigma en el ámbito monetario? ¿Sería alcanzable el fin del dominio del dólar y el rediseño de las estructuras comerciales internacionales entre América latina y Estados Unidos?

Nota del editor: sobre este tema, vea aquí la intervención (en francés) de Guillaume Long, ex-canciller ecuatoriano, en una conferencia organizada por Le Vent Se Lève en marzo de 2018 en la École normale supérieure de París: “Euro, franc CFA, dollar: l’ère de la servitude monétaire?””

RC – Si Lula gana en Brasil, el equilibrio geopolítico en la región cambia radicalmente. Se trata de un país de 200 millones de personas, un tercio de la población de América Latina. Las declaraciones de Lula son muy prometedoras, y ya hemos mencionado esta perspectiva. Con UNASUR, nuestra idea era crear una moneda regional seguida de una unión monetaria. Es absurdo que sigamos dependiendo del dólar para el comercio. Mediante el uso de una moneda regional, podríamos crear un sistema de compensación regional. En este momento, por ejemplo, si Perú vende 100 millones de dólares a Ecuador y éste vende 120 millones, tenemos que utilizar 220 millones de dólares. Pero con una moneda regional, Perú podría vendernos 100 millones y nosotros les venderíamos 120 millones, y el saldo total sería de 20 millones. Cada país pagaría el precio de las importaciones en moneda nacional y el saldo total se pagaría en dólares. Así que sólo 20 millones de dólares irían de Perú a Ecuador.

Propusimos esta alternativa; el objetivo era tener una moneda contable, como el ecu, y luego una moneda regional. Pero no hay que engañarse : hay una fuerte oposición a este proyecto por parte de las élites, que hablan español, pero piensan en inglés, y de la prensa, que manipula las conciencias para mantener la dependencia al dólar.

El caso de Ecuador es muy grave; ni siquiera es comparable al de Grecia, que ha sufrido el euro como moneda común, pero al menos es una moneda común. El dólar es una moneda extranjera. A través del dólar, importamos los imperativos de la política monetaria de Estados Unidos, cuyos intereses y estructuras económicas son completamente diferentes de los nuestros.Las élites intentan vender la idea de que la dolarización es algo positivo. Los ciudadanos son receptivos a esto: piensan en términos dolarizados, y creen que si se devalúa una moneda, tendrán menos dólares en sus bolsillos. Pero si todo el mundo tiene dólares en el bolsillo y nadie produce, la economía se hunde… Es importante recordar que el conjunto es más que la suma de sus partes, de ahí la relevancia de una ciencia como la macroeconomía.

© Pablo Porlan / Hans Lucas, Le Vent Se Lève

De manera similar, las élites han tratado de inculcar un sentimiento de rechazo a los impuestos en Ecuador, utilizando un razonamiento igualmente absurdo: “si alguien no paga impuestos, bien por él”, pero si nadie lo hace, el sistema se rompe. Este sesgo individualista se ha utilizado masivamente para engañar a los ciudadanos. Así, el dólar cuenta con un fuerte apoyo popular. De ahí la necesidad de un proceso de concienciación sobre la cuestión monetaria. Lula tiene razón cuando dice que hay que acabar con esta moneda. Hace unos años propusimos iniciativas en este sentido, y ahora tenemos que avanzar hacia una moneda regional.

LVSL – Este contexto geopolítico favorable no es nuevo. A finales de la década de 2000, cuando en su mayoría América Latina estaba gobernada por la izquierda, se creó un Banco del Sur, así como otros proyectos para generar instituciones en posición de competir con el Banco Mundial y el FMI. Estos proyectos no tuvieron éxito. ¿Considera el contexto actual más prometedor?

RC – Creo que la comparación es contra el contexto actual: antes teníamos mejores condiciones, más margen de maniobra y fuertes ambiciones. Creamos la UNASUR con el objetivo de la integración integral. Utilizamos este concepto porque no nos interesaba comerciar o crear un mercado, sino sentar las bases de una “nación de naciones”, como soñaba Simón Bolívar, mediante la coordinación de las políticas de defensa, las infraestructuras energéticas, las políticas macroeconómicas. Queríamos ir en contra de los procesos anteriores, caracterizados por la competencia entre la clase obrera de nuestros diferentes países -lo que generaba una presión a la baja sobre los salarios- y las exenciones fiscales destinadas a enriquecer el capital transnacional. Con UNASUR, hemos impuesto nuestras condiciones a este capital transnacional. Hoy día apenas se menciona, a pesar de ser un tema de gran actualidad.

En el centro de esta nueva dinámica, para la que UNASUR ha sentado las bases, se encuentran los embriones de una nueva arquitectura financiera regional. Consistiría en un Banco del Sur, un Fondo Monetario del Sur donde acumularíamos nuestras reservas, y que garantizaría un sistema de compensación regional con una moneda común. Hoy ya no se habla de proyectos tan ambiciosos. Antes había más voluntad, aunque el proyecto del Banco del Sur estaba bloqueado, porque algunos países de la región no estaban interesados en él: ya tenían su propio banco de desarrollo.

No sé por qué la gente encuentra tan sorprendente que tengamos vínculos con China : China financia la economía estadounidense, China es el mayor acreedor del mundo !

Así que las fuerzas son menos favorables que antes, pero el proyecto de una nueva arquitectura financiera para el Sur es más necesario que nunca.

LVSL – ¿En este nuevo orden geopolítico liberado de la influencia estadounidense, cuál sería el papel de China? En el caso del Ecuador, el acercamiento a China le ha permitido contrarrestar la hostilidad de los mercados financieros estadounidenses y establecer importantes acuerdos de cooperación. En su discurso de 2016 en Ecuador, el presidente Xi Jinping presentó la acción de China como dirigida a permitir que los estados latinoamericanos se liberen de su dependencia de los recursos naturales. Sin embargo, algunos acuerdos con China plantean dudas ; podríamos dar muchos ejemplos, pero nos limitamos a mencionar los préstamos condicionados al acceso garantizado de China a los recursos petroleros y minerales del continente. ¿No teme que China persiga la misma lógica imperial que los Estados Unidos?

RC – Sólo para aclarar: defendiendo nuestra soberanía y construyendo la integración regional, podemos hacer mucho, pero no podemos hacerlo todo. Hay realidades económicas y políticas que no podemos ignorar: Estados Unidos es nuestro mayor socio comercial. No nos interesa luchar con ellos, sólo nos interesa nuestro desarrollo. La nueva izquierda no puede llamarse simplemente “anti” (antiimperialista, anticapitalista). La matriz de mi lucha es la lucha contra la pobreza, la injusticia y el subdesarrollo, por lo que considero que el capitalismo neoliberal es el sistema más absurdo que se puede concebir para una región tan desigual como América Latina. No por fantasías teóricas sobre la necesidad de abolir el capitalismo neoliberal, sino porque sé perfectamente que este modelo no nos ha permitido desarrollar nuestro país.

Podemos hacer mucho, pero no podemos hacerlo todo. Podemos tener una relación de iguales, no como país, porque Estados Unidos tiene un poder económico mucho mayor que el nuestro, sino como región.

En cuanto a China, no sé por qué la gente encuentra tan sorprendente que tengamos vínculos con China. China financia la economía estadounidense, China es el mayor acreedor del mundo… ¿por qué no deberíamos beneficiar? China tiene una enorme capacidad de financiación. ¿Cuál es su talón de Aquiles? Energía, hidrocarburos. Nosotros tenemos capacidad para exportar hidrocarburos y necesitamos financiación: nuestras necesidades coinciden. Es la razón de nuestro acercamiento estratégico a China.

No hay contradicción con la defensa de nuestra soberanía: nunca permitiremos que ningún imperio nos imponga sus condiciones. Por supuesto, como cualquier banco de desarrollo – como el japonés, el brasileño… – el banco chino nos presta dinero para que sus empresas puedan invertir. Todo el mundo lo hace. Y todo el mundo utiliza a China para financiar su economía. ¿Por qué estaría mal que América Latina también lo hiciera?

LVSL – La actualidad política del Ecuador fue marcada por una oleada de movimientos sociales muy importantes, y violentamente reprimidos, que no consiguieron una victoria decisiva. Ecuador está acostumbrado a estos movimientos callejeros, que han llevado a tres presidentes a soltar el poder. ¿Cómo analiza el fracaso de este movimiento?

RC – Este fracaso se debe principalmente a los líderes de las manifestaciones. Para esta izquierda, la protesta social aparece como el fin, no como el medio. La lucha, por supuesto, es necesaria para ganar derechos. Pero durante mis diez años de gobierno, de 2007 a 2017, conseguimos triplicar el salario mínimo, consolidar los derechos de los trabajadores, imponer una redistribución masiva de la riqueza y la renta, mejorar el acceso a la sanidad y la educación… simplemente votando. Y, sin embargo, esta gente salió a la calle a protestar contra mi gobierno, ¡y luego apoyó a Guillermo Lasso! Lasso, que aparece en los Pandora Papers, ha aplicado un brutal programa neoliberal desde su elección, que ha generado una considerable violencia. Como resultado de su fracaso, estamos pasando de ser el segundo país más seguro de América Latina a altos índices de inseguridad.

¿Cómo pueden protestar contra el neoliberalismo cuando lo han apoyado? Esta es la contradicción de la CONAIE, este movimiento supuestamente de izquierda que intenta imponer su programa electoral por la fuerza [3].

© Pablo Porlan/Hans Lucas, Le Vent Se Lève

Tiene poco poder electoral – pierde sistemáticamente en las elecciones – pero tiene un gran poder de hecho, por su capacidad de movilización, hablo por experiencia. En 2013, propuse que el país “extrajera hasta la última gota de petróleo y hasta el último gramo de oro” para salir de su subdesarrollo y erradicar la pobreza. Mi rival, el candidato de la CONAIE, Alberto Acosta, propuso al país lo contrario: no al “extractivismo”, al petróleo y a la minería. Él obtuvo el 3% de los votos y yo casi el 60%. Y a pesar de ello, la CONAIE trató de imponernos su programa a través de las calles.

Nota del editor: Para un debate sobre la “Revolución Ciudadana” ecuatoriana y su desmantelamiento, lea nuestra entrevista (en francés) en Le Vent Se Lève con Guillaume Long, ex-canciller del Ecuador: “Comment la révolution citoyenne d’Équateur a été trahie”. Para un análisis de las posiciones “antiextractivistas”, lea el artículo de Matthieu le Quang: “Rompre avec l’extractivisme: la quadrature du cercle?

Si Julian Assange hubiera denunciado crímenes de guerra rusos o chinos, se le habría erigido un monumento en el centro de Washington

En consecuencia, no apruebo los métodos ni la plataforma política de la CONAIE. Su apología de la fuerza y la lucha trivializa la violencia. ¡La represión causó la muerte de siete manifestantes! Muchas personas perdieron la vista. Estoy de acuerdo con la necesidad de resistir contra los ataques a nuestros derechos… pero no en el marco de una organización que pretende imponer su agenda por la fuerza, ¡un año después de haber apoyado al presidente Lasso! La CONAIE se complace en criticar el neoliberalismo, cuando hace poco lo apoyaba.

LVSL – En el Parlamento hubo un intento de destitución del presidente Guillermo Lasso, que fracasó porque una parte de la izquierda – y en particular los miembros del movimiento indígena Pachakutik y del partido Izquierda Democrática – no apoyaron esta votación. En Europa, los medios de comunicación destacaron la tensión entre las organizaciones indígenas y los “correístas”, los presentaron como factores clave en la división de la oposición a Guillermo Lasso. ¿Cómo analiza esta secuencia y su tratamiento mediático?

RC – El análisis de los medios de comunicación es muy parcial. También denuncio la represión del gobierno de Lasso. Fue brutal y criminal. La policía recibió la orden de disparar a los manifestantes según su criterio. Esto también es motivo suficiente para que Lasso se vaya. La detención de Leónidas Iza fue un secuestro, y lo condenamos, como hemos condenado todas las violaciones de los derechos humanos. Esto no significa que estemos de acuerdo con los métodos o la plataforma de la CONAIE, como he dicho antes. Todo esto ha sido muy mal interpretado por la prensa, tanto latinoamericana como ecuatoriana. Su objetivo es difundir la desinformación y mantener a los ciudadanos en la oscuridad.

En diez años hubo siete presidentes. Desde 1996, ningún gobierno ha completado su mandato, hasta que fui elegido. Los conflictos eran frecuentes, así como los cambios de poder. Pero las soluciones no eran ni democráticas ni constitucionales. Ante el fraude democrático que podía existir, introdujimos en la Constitución procesos parlamentarios para dar una salida institucional, democrática y pacífica a los conflictos. El régimen ecuatoriano, como otros de la región, era presidencialista. Existe una fuerte tradición presidencialista en América Latina. Hemos introducido un presidencialismo flexible, que no significa débil. ¿Cómo se traduce esta flexibilidad? Por el hecho de que, cuando vemos un fracaso total del gobierno, su incumplimiento de la Constitución, etc., existe la posibilidad de revocar su mandato.

Propusimos este procedimiento para resolver la crisis, la gente estaba siendo asesinada en las calles, la policía estaba golpeando a la gente y matándola, los que estaban violando la Constitución eran ellos. Perdimos la votación porque sólo conseguimos 80 de los 92 necesarios. Así que logramos convocar elecciones anticipadas para resolver esta grave crisis de forma constitucional, democrática y pacífica: con votos, no con balas.

LVSL – Julian Assange vuelve a estar en el punto de mira de los medios de comunicación ahora que su extradición a Estados Unidos está a punto de ser finalizada por la justicia británica. Bajo su mandato, Ecuador le concedió asilo político durante varios años, hasta que fue expulsado bajo la presidencia de Lenín Moreno. En retrospectiva, cómo analiza esta elección, y cuál es el legado de Julien Assange y Wikileaks para usted?

Nota del editor: Vea aquí nuestros artículos sobre el caso Julian Assange

RC – Cuando examinamos el caso de Julian Assange, quedó claro que no había ninguna garantía del debido proceso. Así que tomamos la decisión soberana de concederle asilo, que es un derecho que tiene cualquier país. No tenemos que justificar nada.

En cuanto a lo demás, hay que mencionar, por supuesto, los abusos del Reino Unido, que nunca dio un salvoconducto a Assange, así como las presiones a Lenín Moreno, que rompió el artículo 41 de la Constitución, que prohíbe explícitamente el regreso de un refugiado que haya sido procesado por otro país. Pero en la mente de Lenín Moreno, ya que Correa había concedido asilo a Assange, tenía que oponerse, no le importaba sacrificar a un ser humano.

El caso de Julian Assange es una vergüenza mundial, es una manifestación de la doble moral que domina el orden internacional: si Julian Assange hubiera denunciado crímenes de guerra rusos o chinos, se le habría erigido un monumento en el centro de Washington, pero como denunció a los de Estados Unidos es un delincuente, deberían meterlo en la cárcel por 170 años.

Eso no es todo: las contradicciones en la gestión de este caso llegan hasta el punto de que se alega que divulgó información confidencial. Todo Estado tiene información confidencial, es una prerrogativa de la soberanía nacional, pero los crímenes de guerra son otra cosa, hay que denunciarlos, y eso es lo que hizo Julian Assange.

No publicó esta información él mismo: se la dio a los periódicos – el New York Times, El País, Der Spiegel en Alemania, The Guardian en el Reino Unido, etc… ¿Y qué se hizo con estos periódicos que publicaron la información? Nada.

Esto es una terrible justicia de dos velocidades, va en contra de los principios más básicos de la libertad de prensa. Lo que es aún más grave es el silencio del periodismo mundial, no sé si es que no les gusta Julian Assange. Puede no gustarme o disgustarme, no lo conozco personalmente, nunca hemos hablado, ni siquiera por teléfono, sólo le hice una entrevista una vez.

Pero estamos hablando de una terrible injusticia, y de una persona cuyo error es haber dicho la verdad y haber denunciado los crímenes de guerra. Esto demuestra la doble moral y el desprecio imperante por los derechos humanos.

Notas :

[1] En noviembre de 2019, un golpe policial y militar derrocó al presidente boliviano Evo Morales, poniendo fin a los trece años de gobierno del Movimiento al Socialismo (MAS). Tres años antes, el Senado brasileño destituyó a Dilma Rousseff en un proceso de impeachment alimentado por un clima mediático hostil a la presidenta brasileña. Posteriormente, el poder judicial iba a impedir que el ex jefe de Estado Lula se presentara a las elecciones presidenciales a pesar de su alta popularidad y lo condenó a prisión, allanando el camino para la victoria de Jair Bolsonaro. Del mismo modo, en Ecuador, el poder judicial y la prensa hicieron mucho para sacar a los “correístas” del poder y llevar al presidente Lenín Moreno, a pesar de ser apoyado por Rafael Correa, a iniciar un giro neoliberal y proamericano.

[2] Los países latinoamericanos son vulnerables a las fluctuaciones de las tasas de la FED. Si los tipos de interés suben y los de América Latina se mantienen fijos, se producirá una fuga de capitales hacia Estados Unidos. Además, en los países que se enfrentan a una alta inflación, la población tiende a alejarse de la moneda nacional en favor del dólar, que se considera más fiable. Estos dos fenómenos llevan a los gobiernos latinoamericanos a vincular su moneda al dólar – o, en casos excepcionales, como Ecuador y El Salvador, a sustituirlo por el dólar.

[3] La CONAIE es, en términos cuantitativos, la principal organización indígena. Sus relaciones con el movimiento de Rafael Correa han sido tensas. Sus dirigentes han convocado con frecuencia manifestaciones contra su gobierno. Los “correistas” les han acusado de hacer el juego a la oposición liberal.

Rafael Correa : « Imposer nos conditions au capital transnational, reconstruire l’intégration régionale »

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Président de l’Équateur de 2007 à 2017, Rafael Correa fut l’une des figures du « tournant à gauche » de l’Amérique latine au commencement du millénaire, aux côtés des présidents vénézuélien Hugo Chávez et bolivien Evo Morales. Après un premier entretien à Bruxelles en 2019, nous le retrouvons trois ans plus tard à Paris. Entre-temps, le contexte a radicalement changé : la gauche a remporté les élections dans des pays clefs d’Amérique latine, les forces néolibérales sont en reflux, et l’ex-président brésilien Lula, aux portes du pouvoir, affirme vouloir relancer l’intégration régionale et en finir avec la domination du dollar. Paradoxalement, les ambitions de rupture avec l’ordre mondial actuel semblent moindres qu’il y a une décennie. L’Amérique latine n’est plus, autant qu’elle l’était alors, un pôle de contestation du paradigme dominant. Nous avons interrogé Rafael Correa sur ce nouveau contexte et les perspectives qui se dessinent pour son pays et le sous-continent. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, Keïsha Corantin et Vincent Arpoulet, retranscrit par Alice Faure, Nikola Delphino et Seb Tellor.

Le Vent Se Lève – Une nouvelle vague de gauche émerge en Amérique latine, y compris au cœur de certains bastions historiques du néolibéralisme : victoire de Gustavo Petro en Colombie, Gabriel Boric au Chili. La nouvelle génération militante latino-américaine revendique l’héritage des expériences progressistes des années 2000, mais prétend y apporter un regard critique. Sur le plan environnemental, elle n’hésite pas à tenir un discours anti-extractiviste. Sur le plan culturel, elle est très sensible aux demandes d’extension des libertés individuelles. Sur les plans économique, financier et géopolitique en revanche, elle semble moins ambitieuse. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle génération de gauche ?

Rafael Correa – Premièrement, cette nouvelle gauche est le fruit de l’ancienne. Les processus progressistes antérieurs avaient été entravés de manière antidémocratique : par l’entremise de coups d’État, comme ce fut le cas en Bolivie et au Brésil, ou de trahisons assorties de campagnes menées par la presse, les « fondations » et les « ONG » téléguidées depuis les États-Unis, comme ce fut le cas en Équateur1.

NDLR : sur cette dernière thématique lire sur LVSL l’article de Vincent Ortiz : « Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine »

Nous avions vu venir de loin, en 2014, cette renaissance conservatrice, qui opérait par des modalités anti-démocratiques. En Amérique latine, pour ainsi dire, nous n’avons pas de démocratie réelle, et nous n’en aurons pas tant que la presse continuera son ingérence dans les affaires politiques de manière aussi frontale et manipulera la vérité. Sans vérité il n’y a pas de démocratie, sans vérité il n’y a pas d’élections libres.

Les citoyens peuvent comparer les modalités par lesquelles les conservateurs ont conquis le pouvoir, par rapport à celles des progressistes. Les mouvements progressistes reviennent en force par les élections, comme au Brésil en ce moment.

Nous voulons nous libérer du dollar, mais il existe une forte opposition de la part des élites qui parlent espagnol mais réfléchissent en anglais, de la presse qui manipule les consciences

Effectivement, je crois que l’on a affaire à une gauche quelque peu différente sur les questions environnementales, qui tient un discours anti-néoextractiviste dans certains cas, comme au Chili, ou même en Colombie. Je pense qu’elle se trompe. J’estime que les ressources naturelles sont un avantage incontournable et la meilleure opportunité dont l’Amérique latine dispose pour se développer, à condition qu’elles soient utilisées de manière responsable au niveau social et environnemental. Nous devons profiter de nos ressources naturelles. Il serait même irresponsable de ne pas le faire face à la pauvreté et aux nécessités premières qui sont les nôtres.

Cette nouvelle gauche tient un discours plus modéré sur les questions socio-économiques, et a une perspective davantage postmoderne sur les questions culturelles. Elle met en avant le mariage homosexuel ou les droits des animaux. Ces thématiques nous intéressent tous – et elles intéressent beaucoup quelques groupes relativement restreints –, mais je pense que d’autres sujets demeurent prioritaires : en finir avec la pauvreté et l’exclusion socioéconomique en Amérique latine. C’est la pire des injustices, c’est la question morale la plus importante. Nous ne devons jamais oublier notre principale raison d’être : créer une Amérique latine plus juste dans un monde plus juste. Car nous vivons encore dans une Amérique latine emplie d’injustices, qui demeure la proie d’intérêts étrangers.

LVSL – En parlant d’intérêts étrangers, les déclarations récentes de Lula portant sur la nécessité de mettre fin à la domination du dollar ont fait grand bruit. Votre pays, l’Équateur, a subi une forme extrême de dollarisation, mais toute l’Amérique latine souffre de la domination du dollar d’une manière ou d’une autre2. Croyez-vous que ce tournant à gauche de l’Amérique latine, la probable victoire de Lula et le contexte géopolitique actuel ouvrent la voie à un changement de paradigme en matière monétaire ? La fin de la domination du dollar et la refonte des structures du commerce international entre l’Amérique latine et les États-Unis sont-elles à portée de main ?

RC – Si Lula gagne au Brésil, l’équilibre géopolitique de la région change radicalement. C’est un pays de 200 millions de personnes, soit un tiers de la population de l’Amérique latine. Les déclarations de Lula sont tout à fait prometteuses, et nous avions déjà évoqué cette perspective. Avec l’UNASUR (Union des nations sud-américaines), notre idée était de créer une monnaie régionale suivie d’une union monétaire. Il est absurde que nous dépendions toujours du dollar pour faire des échanges.

À travers l’utilisation d’une monnaie régionale, nous pourrions créer un système de compensation régionale. Actuellement, par exemple, si le Pérou vend pour 100 millions de marchandises à l’Équateur et que l’Équateur lui vend 120 millions, nous devons utiliser 220 millions de dollars. Mais avec une monnaie régionale, le Pérou pourrait nous vendre 100 millions tandis que nous leur vendrions 120 millions, et le solde total serait de 20 millions. Chaque pays paierait le prix des importations en monnaie nationale et le solde total serait payé en dollars. Il n’y aurait ainsi que 20 millions de dollars qui passeraient du Pérou à l’Équateur.

Nous avons proposé cette alternative. L’objectif était d’avoir une monnaie comptable, comme l’écu, puis une monnaie régionale. Mais il ne faut pas se bercer d’illusions : il existe une forte opposition à ce projet de la part des élites qui parlent espagnol mais réfléchissent en anglais, et de la presse, qui manipule les consciences pour faire perdurer la dépendance au dollar.

Le cas de l’Équateur est très grave. Il n’est pas même comparable à celui de la Grèce, qui a souffert de l’euro comme monnaie commune, mais, au moins, il s’agit d’une monnaie commune. Le dollar est une monnaie étrangère. Par l’entremise du dollar, nous importons les impératifs de la politique monétaire des États-Unis, dont les intérêts et les structures économiques sont complètement différents des nôtres.

NDLR : sur cette thématique, voir ici la conférence organisée par Le Vent Se Lève en mars 2018 à l’École normale supérieure avec Guillaume Long, Coralie Delaume et Kako Nubukpo : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? »

Les élites cherchent à faire accepter l’idée que la dollarisation serait une donnée positive. Les citoyens y sont réceptifs : ils pensent en termes dollarisés, et estiment que si l’on dévalue une monnaie, ils auront moins de dollars en poche. Mais si tout le monde possède des dollars dans sa poche et personne n’en produit aucun, l’économie s’écroule… Il faut garder à l’esprit que le tout est autre chose que la somme des parties, d’où la pertinence d’une science comme la macroéconomie.

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Par un procédé similaire, les élites ont cherché à instiller un sentiment de rejet de l’impôt en Équateur, en procédant à des raisonnements tout aussi absurdes : « si une personne ne paie pas d’impôts, tant mieux pour elle » – mais si personne n’en paie, le système s’écroule. Ce biais individualiste a été massivement utilisé pour tromper les citoyens. Ainsi, le dollar possède un important soutien populaire. D’où la nécessité d’un processus de conscientisation sur la question monétaire. Lula a raison lorsqu’il affirme la nécessité d’en finir avec cette monnaie. Nous avions proposé des initiatives en ce sens il y a quelques années, et il nous faut à présent nous diriger vers une monnaie régionale.

LVSL – Ce contexte géopolitique favorable n’est pas neuf. À la fin de la décennie 2000, alors que la majorité de l’Amérique latine était gouvernée par la gauche, une Banque du Sud a vu le jour, ainsi que d’autres projets visant à créer des institutions concurrentes de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Ces projets n’ont pas fait long feu. Selon vous, le contexte actuel est-il plus prometteur ?

RC Je crois que la comparaison est à la défaveur du contexte actuel : nous avions des conditions plus favorables auparavant, davantage de marge de manœuvre, et de fortes ambitions. Nous avons créé l’UNASUR, dans un but d’intégration intégrale. Nous employions ce concept parce qu’il ne s’agissait pas pour nous de commercer ou de créer un marché, mais de jeter les fondements d’une « nation des nations », comme le rêvait Simon Bolivar, par l’entremise d’une coordination des politiques de défense, des infrastructures énergétiques, des politiques macroéconomiques. Nous avons voulu aller à l’encontre des processus antérieurs, caractérisés par une mise en concurrence de la classe ouvrière de nos différents pays – qui a généré une pression à la baisse sur les salaires – et des exonérations d’impôts visant à enrichir le capital transnational. Avec l’UNASUR, nous avons imposé nos conditions à ce capital transnational. Aujourd’hui, on n’en parle presque plus, alors que c’est une thématique d’une actualité brûlante.

Au cœur de cette nouvelle dynamique dont l’UNASUR a jeté les fondements, on trouve les embryons d’une nouvelle architecture financière régionale. Elle consisterait en une Banque du Sud, un Fonds monétaire du Sud où nous accumulerions nos réserves, un système de compensation régionale avec une monnaie commune. On ne parle plus, aujourd’hui, de projets si ambitieux. Il y avait davantage de volonté auparavant, même si le projet de Banque du Sud est resté bloqué car certains pays dans la région n’y avaient pas intérêt : ils avaient déjà leur propre banque de développement.

J’ignore pourquoi on trouve si surprenant que l’on entretienne des liens avec la Chine. La Chine, premier créancier du monde, finance l’économie des États-Unis !

Ainsi, les forces en présence nous sont moins favorables qu’auparavant mais le projet d’une nouvelle architecture financière du Sud est plus nécessaire que jamais.

LVSL – Dans ce nouvel ordre géopolitique libéré de l’influence américaine, quel serait le rôle de la Chine ? Dans le cas de l’Équateur, le rapprochement avec la Chine lui a permis de contrecarrer l’hostilité des marchés financiers américains et d’établir d’importants accords de coopération. Dans son discours en Équateur en 2016, le président Xi Jinping a présenté l’action de la Chine comme visant à permettre aux États latino-américains de s’affranchir de leur dépendance aux ressources naturelles. Cependant, certains accords avec la Chine soulèvent des questions. Nous pourrions donner de nombreux exemples, mais ne mentionnons que les prêts conditionnés à la garantie de l’accès de la Chine aux ressources pétrolières et minérales du continent. Ne craignez-vous pas que la Chine poursuive les mêmes logiques d’empire que les États-Unis ?

RC – Une précision : en défendant notre souveraineté et en construisant l’intégration régionale, nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne pouvons pas tout faire. Il y a des réalités économiques et politiques que nous ne pouvons ignorer : les États-Unis sont notre premier partenaire commercial. Nous battre avec eux ne nous intéresse pas, seul notre développement compte. La nouvelle gauche ne peut pas simplement se dire « anti » (anti-impérialiste, anti-capitaliste). La matrice de mon combat, c’est la lutte contre la pauvreté, l’injustice et le sous-développement. Raison pour laquelle je considère que le capitalisme néolibéral est le système le plus absurde qui puisse se concevoir pour une région si inégale que l’Amérique latine. Pas à cause de fantasmes théoriques sur la nécessité d’abolir le capitalisme néolibéral, mais parce que je sais pertinemment que ce modèle ne nous a pas permis de développer notre pays.

Nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne pouvons pas tout faire. Nous pouvons avoir une relation d’égal à égal – pas en tant que pays, car les États-Unis possèdent une puissance économique bien supérieure à la nôtre, mais en tant que région.

Concernant la Chine, j’ignore pourquoi on trouve si surprenant que l’on entretienne des liens avec elle. La Chine finance l’économie des États-Unis ! La Chine est le principal créancier du monde… pourquoi n’en bénéficierions-nous pas ? La Chine possède une immense capacité de financement. Quel est son talon d’Achille ? L’énergie, les hydrocarbures. Or nous possédons la capacité d’exporter des hydrocarbures, et nous avons besoin de financements : nos besoins coïncident. C’est la raison de notre rapprochement stratégique avec la Chine.

Il n’y a aucune contradiction avec la défense de notre souveraineté : nous ne permettrons jamais qu’un quelconque empire nous impose ses conditions. Bien sûr, comme toute banque de développement – comme la japonaise, la brésilienne… –, la chinoise nous prête de l’argent afin de permettre à ses entreprises d’investir. Tout le monde le fait. Et tout le monde recourt à la Chine pour financer son économie. Pourquoi serait-ce mal que l’Amérique latine le fasse également ?

LVSL – L’actualité politique équatorienne a été marquée par une vague de mouvements sociaux très importants, violemment réprimés, qui ne sont pas parvenus à arracher de victoires décisives. L’Équateur est habitué à ces mouvements de rue menés par la CONAIE (Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur), qui ont conduit trois présidents à quitter le pouvoir3. Comment analysez-vous l’échec – relatif – des dernières manifestations ?

RC – Cet échec est d’abord imputable aux leaders des manifestations. Pour cette gauche, la protestation sociale apparaît comme la fin, et non le moyen ; l’issue, et non la voie. La lutte, bien sûr, est nécessaire pour conquérir des droits. Mais durant mes dix années de gouvernement, de 2007 à 2017, nous avons réussi à plus que tripler le salaire minimum, consolider les droits des travailleurs, imposer une redistribution massive de la richesse et des revenus, améliorer l’accès à la santé et à l’éducation… simplement en votant. Et la CONAIE est pourtant sortie dans la rue pour protester contre mon gouvernement, puis a soutenu Guillermo Lasso ! Lasso, qui apparaît dans les Pandora Papers, qui a mis en place un programme néolibéral brutal depuis son élection, lequel a généré une violence considérable. Du fait de son échec, nous quittons notre rang de second pays le plus sûr d’Amérique latine pour atteindre des sommets d’insécurité.

Comment peuvent-ils protester contre le néolibéralisme, alors qu’ils l’ont soutenu lors des présidentielles ? C’est toute la contradiction de la CONAIE, ce mouvement supposément de gauche.

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Ce mouvement tente d’imposer son programme électoral par la force. Il ne possède que peu de pouvoir électoral – il perd systématiquement aux élections –, mais il détient un grand pouvoir de fait, en raison de sa capacité mobilisatrice. Je parle d’expérience. En 2013, j’ai proposé au pays « d’extraire jusqu’à la dernière goutte de pétrole et au dernier gramme d’or » pour le sortir de son sous-développement et éradiquer la pauvreté. Mon rival, le candidat de la CONAIE, Alberto Acosta, a proposé au pays tout le contraire : non à l’extractivisme, à l’exploitation pétrolière et minière. Il a récolté 3 % des voix et moi près de 60 %. Et malgré cela, la CONAIE a tenté de nous imposer son programme par la rue.

NDLR : Pour une discussion sur la « Révolution citoyenne » équatorienne et son démantèlement, lire sur LVSL notre entretien avec Guillaume Long, ancien ministre des Affaires étrangères de Rafael Correa : « Comment la Révolution citoyenne d’Équateur a été trahie ». Pour une analyse des positions « anti-extractivistes », lire l’article de Matthieu le Quang : « Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ? »

Si Julian Assange avait dénoncé des crimes de guerre russes ou chinois, on lui aurait érigé un monument en plein centre de Washington

En conséquence, je n’approuve ni les méthodes, ni la plateforme politique de la CONAIE. Son apologie de la force et de la lutte par la rue banalise la violence. La répression a causé la mort de sept manifestants ! De nombreuses personnes ont perdu la vue. Je suis d’accord avec la nécessité de résister contre les atteintes à nos droits… mais pas dans le cadre d’une organisation qui cherche à imposer son programme par la force, un an après avoir soutenu le président Lasso ! La CONAIE a beau jeu de critiquer le néolibéralisme, quand elle l’a appuyé si peu de temps auparavant.

LVSL – Au Parlement, la tentative de destitution du président Lasso a échoué car une partie de la gauche – en particulier des membres du mouvement indigène Pachakutik et du parti Izquierda Democrática – n’ont pas soutenu ce vote. En Europe, les médias ont souligné la tension entre les organisations indigènes et les corréistes. Ils ont présenté celles-ci comme un facteur clé de la division de l’opposition à Guillermo Lasso. Comment analysez-vous cette séquence, et son traitement médiatique ?

RC – L’analyse des médias est très partielle. Je dénonce également la répression du gouvernement de Lasso. Elle a été brutale et criminelle. La police a reçu l’ordre de tirer sur les manifestants comme bon leur semblait. C’est également une raison suffisante pour que Lasso parte. L’arrestation de Leonidas Iza [leader indigène et figure des protestations en cours NDLR] était un enlèvement, et nous l’avons condamnée – comme nous avons condamné toute atteinte aux droits de l’Homme.

Cela ne veut pas dire que nous soyons d’accord avec les méthodes ou la plateforme de la CONAIE, comme je l’ai dit précédemment.

Tout cela a très mal été interprété par la presse, latino-américaine et équatorienne. Son but est de propager la désinformation et de maintenir les citoyens dans l’ignorance.

En dix ans, il y a eu sept présidents. Depuis 1996, aucun gouvernement n’a terminé son mandat – jusqu’à ce que je sois élu. Les conflits étaient fréquents, ainsi que les changements de pouvoir. Mais les solutions n’étaient ni démocratiques, ni constitutionnelles. Face aux fraudes démocratiques qui pouvaient exister, nous avons introduit des processus parlementaires dans la Constitution pour fournir une issue institutionnelle, démocratique et pacifique aux conflits. Le régime équatorien, comme d’autres dans la région, était présidentialiste. Il existe une forte tradition présidentialiste en Amérique latine. Nous avons introduit un présidentialisme flexible, ce qui ne veut pas dire faible. Comment se traduit cette flexibilité ? Par le fait que, quand nous sommes témoins d’un échec complet du gouvernement, de son non-respect de la Constitution, etc., il existe la possibilité de révoquer son mandat.

Nous avons proposé cette procédure pour résoudre la crise, les gens se faisaient tuer dans la rue, la police frappait les gens et les assassinait. Ceux qui violent la Constitution, ce sont eux. Nous avons perdu le vote car nous n’en avons réuni que 80 sur les 92 nécessaires. Nous n’avons donc pas réussi à convoquer des élections anticipées pour résoudre cette crise grave de façon constitutionnelle, démocratique et pacifique – avec des votes et non avec des balles.

LVSL – Julian Assange revient au coeur de l’attention médiatique, à présent que son extradition vers les États-Unis est quasiment actée par la justice britannique. Vous lui aviez accordé l’asile politique durant plusieurs années, jusqu’à ce qu’il soit expulsé sous la présidence de Lenín Moreno. Rétrospectivement, comme analysez-vous ce choix, et quel est pour vous l’héritage de Julien Assange et de Wikileaks ?

RC – Lorsque nous avons étudié le cas Julian Assange, il était évident qu’il n’y avait aucune garantie de procédure régulière. Nous avons donc souverainement décidé de lui octroyer l’asile, droit que possède n’importe quel pays. Nous n’avons pas à nous justifier de quoi que ce soit.

NDLR : Consultez ici le dossier consacré par Le Vent Se Lève à l’affaire Julian Assange

Quant au reste, il faut bien sûr mentionner les abus du Royaume-Uni qui n’a jamais donné de sauf-conduit à Assange, ainsi que la pression exercée sur Lenín Moreno qui a rompu l’article 41 de la Constitution, lequel interdit explicitement de renvoyer un réfugié qui a été poursuivi par un autre pays. Mais dans l’esprit de Lenín Moreno, comme Correa avait accordé l’asile à Assange, il fallait s’y opposer. Peu lui importait de sacrifier un être humain.

Le cas Julian Assange est une honte mondiale. Il est la manifestations de la justice à deux vitesses qui domine l’ordre international : si Julian Assange avait dénoncé des crimes de guerre russes ou chinois, on lui aurait érigé un monument en plein centre de Washington. Mais comme il a dénoncé ceux des États-Unis c’est un criminel, il faut le jeter en prison pour 170 ans.

Ce n’est pas tout : les contradictions dans le traitement de cette affaire vont tellement loin qu’on prétend qu’il a diffusé des informations confidentielles. Chaque État dispose d’informations confidentielles, c’est une prérogative de la souveraineté nationale. Mais les crimes de guerre sont d’un autre ressort, il faut les dénoncer, et c’est ce que Julian Assange a fait.

Ces informations, il ne les a pas lui-même publiées : il les a fournies à des journaux – le New York Times, El País, der Spiegel en Allemagne, le Guardian au Royaume-Uni, etc. Et qu’a-t-on fait à ces journaux qui, eux, ont publié ces informations ? Rien.

C’est une effroyable justice à deux vitesses. Cela va à l’encontre des principes les plus élémentaires de la liberté de la presse. Ce qui est encore plus grave, c’est le silence du journalisme mondial. Je ne sais pas si c’est que Julian Assange ne leur plaît pas. Moi, il peut ne pas me plaire ou me déplaire, je ne le connais pas personnellement. Nous n’avons jamais parlé, même par téléphone, j’ai simplement effectué une interview pour lui, une fois.

Mais on parle là d’une injustice terrible, et d’une personne dont l’erreur est d’avoir dit la vérité et d’avoir dénoncé des crimes de guerre. Cela démontre la politique internationale du deux poids, deux mesures et le mépris qui prévaut pour les droits de l’Homme.

Notes :

1 En novembre 2019, un coup d’État policier et militaire renversait le président bolivien Evo Morales, mettant fin à treize ans de pouvoir du Mouvement vers le socialisme (MAS). Trois ans plus tôt, le Sénat brésilien destituait Dilma Rousseff à l’issue d’une procédure d’impeachment alimentée par un climat médiatique hostile à la présidente brésilienne. Par la suite, le pouvoir judiciaire devait empêcher l’ex-chef d’État Lula de se présenter aux élections présidentielles malgré sa grande popularité et le condamner à la prison, ouvrant la voie à la victoire de Jair Bolsonaro. De même, en Équateur, les instances judiciaires et la presse n’ont pas peu fait pour écarter du pouvoir les « corréistes » et conduire le président Lenín Moreno, pourtant soutenu par Rafael Correa, à initier un tournant néolibéral et pro-américain.

2 Les pays latino-américains sont vulnérables à la fluctuation des taux d’intérêt de la FED. En effet, si ceux-ci augmentent et que les taux latino-américains restent fixes, un phénomène de fuite de capitaux vers les États-Unis se produit. Du reste, dans les pays en butte à une forte inflation, la population tend à se détourner de la monnaie nationale au profit du dollar, considéré comme plus fiable. Ces deux phénomènes conduisent les gouvernements latino-américains à indexer la valeur de leur monnaie sur celle du dollar – voire, dans des cas exceptionnels, comme celui de l’Équateur ou du Salvador, à la remplacer par le dollar.

3 La CONAIE est, en termes quantitatifs, la principale organisation indigène. Ses relations avec le mouvement de Rafael Correa ont été tendues. Sa direction a fréquemment appelé à manifester contre son gouvernement. Celui-ci, en retour, l’a accusé de faire le jeu de l’opposition libérale.

Équateur : après quatre ans de répression judiciaire, le retour à un ordre démocratique ?

© Vanessa Jarrín

Depuis plusieurs années, Le Vent Se Lève analyse régulièrement l’évolution de la situation politique de l’Équateur. Tête de pont de la lutte contre le néolibéralisme sous le mandat de Rafael Correa, ce pays a connu un grand retour dans le giron de l’orthodoxie depuis l’élection de Lenín Moreno en 2017. Ce 11 avril se joue une élection déterminante pour son avenir, qui oppose Andrés Arauz, successeur politique de Rafael Correa, à Guillermo Lasso, banquier libéral et pro-américain. Nous publions cette tribune de David Adler, coordinateur général de l’Internationale progressiste, traduite par Amélie Bonot et Antoine Gaboriau. L’Internationale progressiste compte au nombre des observateurs internationaux présents en Équateur pour surveiller le bon déroulement du scrutin.

Le 11 avril, le peuple équatorien votera une dernière fois pour élire le prochain président du pays. Mais alors que nous approchons du second tour de l’élection présidentielle équatorienne, les attaques contre son processus électoral s’intensifient rapidement.

Au cours du dernier mois, nous avons assisté à des appels à un coup d’État militaire, qui ont été publiés dans les journaux les plus populaires d’Équateur, à des tentatives de disqualification des candidats par de fausses accusations de fraude et, de confiscation des bases de données de vote pour un « audit » illégal des résultats du premier tour.

Ces tactiques sont conçues non seulement pour défier les institutions démocratiques de l’Équateur, mais aussi pour être exportées. Alors que la démocratie en Amérique latine est à un point de basculement, les élections équatoriennes devraient envoyer un signal à travers la région : retour de la souveraineté populaire ou continuation de la guerre légale.

Ndlr : depuis trois ans, les partisans de l’ex-président Rafael Correa subissent une série d’accusations judiciaires qui les privent la plupart du temps du droit d’exercer des fonctions politiques. Ils qualifient de guerre légale (en anglais lawfare) cette judiciarisation de la politique. Vincent Arpoulet analysait ce phénomène il y a deux ans pour LVSL, dans un article intitulé « Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme en Amérique latine : le cas équatorien ».

Les élections présidentielles en Équateur arrivent dans un contexte de grave crise économique, sociale et politique. La mauvaise gestion de la pandémie de Covid-19 a dévasté les communautés à travers le pays, les taux de pauvreté ayant grimpé de plus de 10 pour cent depuis le début de la pandémie et la production économique ayant chuté de plus de 10 pour cent sur la même période. Les médecins équatoriens signalent aujourd’hui un pic important de cas de Covid-19, qui vient s’ajouter à un nombre de décès parmi les plus élevés de la région.

Entre-temps, le gouvernement Moreno a été secoué par un scandale sur les vaccins. Certains de ses membres ont en effet été pris en flagrant délit de distribution prioritaire de vaccins à leurs amis – riches et puissants. Une vague de démissions du gouvernement Moreno a suivi, alimentant le mécontentement à l’égard d’un président qui figurait déjà parmi les responsables politiques les moins populaires de l’histoire de l’Équateur, avec un taux d’approbation très bas, à 7%.

Les élections du 11 avril représentent donc une occasion cruciale pour le peuple équatorien de réclamer les droits constitutionnels qui leur ont été niés par le gouvernement Moreno : droit à la santé, à un travail décent, à la souveraineté populaire… Moreno et ses alliés du Fonds monétaire international ont menacé l’ensemble des droits fondamentaux avec leur programme agressif d’austérité, de libéralisation et de privatisation. L’enjeu de cette élection pour tous les citoyens équatoriens ne pourrait revêtir une plus grande importance.

Mais une série d’acteurs politiques conspirent maintenant contre la population. Au cours des dernières semaines, nous avons une fois de plus assisté à des tentatives d’ingérence et d’atteinte à l’intégrité du processus électoral de la part d’acteurs situés à l’intérieur et à l’extérieur de l’Équateur.

En Équateur, le Bureau du Procureur et le Bureau du Contrôleur se sont unis pour attaquer le Conseil national électoral avec de fausses accusations de fraude électorale, demandant la confiscation de ses bases de données numériques et l’annulation du décompte des voix du premier tour.

En dehors de l’Équateur, le procureur général de Colombie s’est associé au bureau du procureur pour attaquer le candidat Andrés Arauz avec des mensonges absurdes concernant un prêt des guérilleros de l’Armée de Libération Nationale à sa campagne présidentielle.

C’est pour cette raison que l’Internationale Progressiste se mobilise à nouveau en Équateur. Lors du premier tour de ces élections, les délégations d’observation internationales comme la nôtre ont joué un rôle essentiel pour résister à ces pressions anti démocratiques. Aujourd’hui, une fois de plus, réunissant des parlementaires et des spécialistes des données du monde entier, notre délégation va parcourir le pays pour contribuer à garantir des élections libres, équitables et transparentes.

Notre délégation ne se fait aucune illusion sur l’ampleur de cette tâche. Nous avons été attaqués dans la presse, accusés de fraude et menacés d’expulsion du pays. Mais nous reconnaissons également les enjeux mondiaux de la lutte de l’Équateur et nous nous inspirons du courage du peuple équatorien pour défendre ses droits à la santé, à la dignité et à la souveraineté populaire.

Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine

Le drapeau des États-Unis flottant entre les grilles de son ambassade © Vincent Ortiz pour LVSL

Mi-janvier, l’Équateur contractait un prêt de 3,5 milliards de dollars auprès des États-Unis. En contrepartie, il s’engageait à rompre tout commerce avec la Chine dans le domaine des télécommunications. Plus récemment, la quasi-totalité de la presse équatorienne affirmait qu’Andrés Arauz, le candidat soutenu par l’ancien président Rafael Correa, entretenait des liens avec un mouvement de guérilla colombien. Elle reprenait ainsi une accusation régulièrement émise par des responsables américains. Plus que toute autre, cette élection présidentielle du 7 février se déroule dans l’ombre de Washington. Elle est le dernier acte d’un long processus, entamé avec l’élection de Lenín Moreno en avril 2017, au cours duquel les États-Unis n’ont reculé devant aucun moyen – judiciaire, financier, médiatique ou militaire – pour ramener dans leur giron ce pays récalcitrant. En quatre ans, ils ont démantelé les principales réalisations de la « révolution citoyenne » menée par Rafael Correa.

Nous retrouvons Virgilio Hernandez dans un café de Quito. Cet ex-conseiller ministériel, proche de Rafael Correa et démissionnaire du gouvernement de Lenín Moreno, a été condamné à une peine de prison pour délit de rébellion avant d’être remis en liberté conditionnelle. Comme tant d’autres, il dénonce une chasse aux sorcières menée par les juges équatoriens contre les « corréistes » ; une « guerre judiciaire », surnommée lawfare (contraction de law et warfare). Aussitôt arrivé, il s’excuse : « Je dois signaler ma présence au parquet, comme chaque semaine. C’est un passage obligé de cette persécution judiciaire. Vous m’accompagnez ? ».

Nous entrons dans un bâtiment imposant, où il signe une déclaration. À son pied droit un GPS est attaché, condition sine qua non pour échapper à la prison. Il relativise la gravité de son cas : « Paola Pabón, la préfète de Pichincha [la région équatorienne autour de Quito NDLR] doit signaler sa présence trois fois par semaine au parquet ».

Paola Pabón, préfète de Pichincha © Vincent Ortiz pour LVSL

Comme Virgilio Hernandez, Paola Pabón fait partie des démissionnaires de la première heure du gouvernement de Lenín Moreno. Comme lui, elle est accusée par le parquet d’avoir partie liée aux protestations massives survenues en novembre 2019 et vit en liberté conditionnelle depuis un an.

Pour une mise en perspective des soulèvements de 2019, lire sur LVSL l’article de Pablo Rotelli, Vincent Arpoulet et Nicolas Netto Souza : « Le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes ».

Le pouvoir judiciaire, bras armé de la doctrine Monroe ?

Tous deux ont ressenti la vague de procès qui a frappé les adversaires du gouvernement comme une onde de choc. Sous le prétexte de lutter contre la corruption d’une ampleur exceptionnelle qui aurait gangrené le gouvernement de Rafael Correa, les principaux leaders « corréistes » ont été condamnés à de lourdes sentences.

Dans le système médiatique équatorien, les fonds et réseaux issus des États-Unis sont loin d’être absents. Ils transitent notamment par la National Endowment for Democracy (NED), organisme américain subventionné par le Congrès, dont le but affiché est de « soutenir la liberté à travers le monde ».

Rafael Correa lui-même, résidant en Belgique, écoperait de huit ans de prison s’il revenait en Équateur. Il a été condamné dans le cadre du scandale Oderbrecht, qui implique la multinationale brésilienne éponyme, accusée d’avoir financé illégalement son parti, entre autres formations politiques. Son avocat dans cette affaire, Fausto Jarrín, nous rappelle pourtant qu’aucune preuve n’implique directement Rafael Correa, malgré le fait que la justice équatorienne ait eu accès à l’intégralité des pièces du dossier : « Il n’existe aucun contrat signé par Rafael Correa. Il n’existe aucune réunion de Rafael Correa, aucun appel, message ou courriel, permettant d’établir de tels liens ». Le parquet équatorien a finalement conclu à la culpabilité de l’ex-président, lequel aurait exercé une « influence psychique » (influjo síquico) sur les personnes inculpées dans l’affaire Oderbrecht – un délit dont l’imprécision provoque l’ironie des corréistes.

À l’inverse, plusieurs figures proches du pouvoir, éclaboussées par le scandale Oderbrecht – comme Jaime Nebot, l’ex-maire de Guayaquil – n’ont pas été inquiétées par les juges équatoriens. Comment expliquer un tel biais de la part de la justice ?

Fausto Jarrín, l’avocat de Rafael Correa dans l’affaire Oderbrecht © Vincent Ortiz pour LVSL

Il faut d’abord garder à l’esprit que le directeur du parquet est nommé par l’Assemblée nationale, ce qui relativise l’indépendance de l’appareil judiciaire. Les enquêtes du parquet, par ailleurs, ont eu recours à la collaboration de plusieurs entités étatiques, tel le fisc équatorien, comme le rappelle Paola Pabón, qui n’hésite pas à évoquer en conséquence « une opération dirigée par l’État ». Il faut ensuite prendre en compte la forte médiatisation des affaires judiciaires depuis 2017. Avant même que les sentences ne soient prononcées, les médias se sont fait l’écho des procès, limitant à leur tour l’autonomie des processus judiciaires.

Le système médiatique est pour cette raison la cible privilégiée des corréistes. Fausto Jarrín a tôt fait d’énumérer les quelques oligopoles bancaires qui possèdent les médias équatoriens, à l’orientation anti-corréiste évidente : « Teleamazonas est entre les mains de la Banque de Pichincha. Ecuavisa est entre les mains de la banque de Guayaquil. Les deux plus grandes chaînes de télévision sont la propriété des banques ! Le quotidien El Universo est la propriété de Carlos Perez, un ennemi déclaré de Rafael Correa ».

Dans ce système médiatique, les fonds et réseaux issus des États-Unis sont loin d’être absents. Ils transitent notamment par la National Endowment for Democracy (NED), organisme américain subventionné par le Congrès, dont le but affiché est de « soutenir la liberté à travers le monde ». Créée en 1983 sous l’impulsion de Ronald Reagan pour soutenir les contras du Nicaragua face aux sandinistes, cette institution finance aujourd’hui de multiples ONG et think-tanks pro-américains en Équateur. C’est le cas de Fundamedios ou de Participación ciudadana, organisations consacrées à la défense de la « liberté d’expression » et de la « transparence », ou encore de Mil Hojas, think-tank en pointe dans la « lutte contre la corruption ». Ils sont à l’origine de publications, de rapports ou de colloques qui entretiennent le récit d’une corruption hors-norme et d’un autoritarisme sans pareil qui auraient caractérisé la présidence de Rafael Correa ; ils sont de fait souvent repris par les médias équatoriens.

Les donateurs de l’organisation Fundamedios. On y trouve des organismes qui sont directement financés par le budget des États-Unis, comme la National Endowment for Democracy, mais aussi des fondations dépendant de subventions privées © Fundamedios.org.ec

Quel fut le rôle des États-Unis dans cette gigantesque opération judiciaire ? Virgilio Hernandez souligne la primauté des élites équatoriennes, arguant qu’elles n’ont pas eu besoin d’un aiguillon américain pour agir de la sorte. Paola Pabón est moins catégorique ; elle rappelle les multiples gages donnés par Moreno aux États-Unis : « Je suis convaincue que le lawfare, ainsi que sa pointe avancée, le cas Oderbecht, ont été conçus depuis Washington, en lien avec les oligarchies nationales ». Même son de cloche chez Fausto Jarrín : « Le parquet, le ministère de l’Intérieur, qui sont le fer de lance de la persécution judiciaire, reçoivent des visites constantes de fonctionnaires de l’ambassade des États-Unis. À chaque visite, un nouveau procès est intenté ». Il s’interroge sur la manière dont ses données personnelles, hébergées dans son téléphone portable ou sa boîte mail, ont pu être récupérées – sans son aval – par la justice et les médias équatoriens. Il accuse les services américains.

L’appui des États-Unis à l’Équateur dans sa lutte contre la corruption n’a rien d’un secret. Elle a été officialisée et institutionnalisée à plusieurs reprises, via de multiples accords de coopérations sécuritaires. L’un d’eux, signé début 2020, se félicite de la création d’une « unité spéciale de lutte contre la corruption », regroupant « des organismes nord-américains, le parquet équatorien (…) et le ministère de l’Intérieur d’Équateur ».

Les États-Unis ont à vrai dire rapidement pris acte de l’hostilité de l’appareil judiciaire à l’égard des « corréistes » – et compris le profit qu’ils pouvaient en tirer. Dès 2006, avant même l’élection de Rafael Correa, les fonctionnaires de l’ambassade américaine à Quito identifiaient les instances judiciaires équatoriennes comme l’un des adversaires auquel devrait faire face le président. Dans un câble diplomatique révélé par Wikileaks, on peut lire : « Une victoire de Rafael Correa signifierait que les relations avec les partis politiques traditionnels, le Congrès et le pouvoir judiciaire (où les intérêts partidaires sont bien ancrés via la Cour constitutionnelle) deviendraient immédiatement conflictuelles »1.

© 06QUITO2150_a, 2006

Une décennie plus tard, la lutte « anti-corruption » est identifiée par le gouvernement américain comme un moyen de lutter contre les régimes qui leur sont opposés. En 2017, dans le très officiel rapport annuel sur la sécurité nationale des États-Unis, les mesures « anti-corruption » et les « actions judiciaires » étaient considérées, au même titre que les « sanctions » économiques, comme des moyens de « dissuader, d’exercer une action coercitive ou de contraindre [leurs] adversaires »2.

La lutte contre la corruption, nouvelle justification – après la lutte contre le communisme et le narcotrafic – apportée à l’ingérence des États-Unis dans le sous-continent ? Une note de l’IRIS analyse la congruence entre le lawfare et l’agenda nord-américain en Amérique latine, prenant le Brésil pour cas d’étude3. L’épisode équatorien est cependant singulier et à bien des égards irréductible aux chasses aux sorcières judiciaires que l’on a pu observer au Brésil ou en Argentine. Cette séquence ne fait en effet pas suite à un changement de majorité électorale, comme en Argentine, ou à un coup d’État judiciaire, comme au Brésil ; elle a été initiée par le président Lenín Moreno, élu sur une plateforme de continuité avec Rafael Correa.

Pour une mise en contexte de la pratique du lawfare en Amérique latine, lire sur LVSL l’article de Vincent Ortiz : « Lawfare : la légalisation des procès politiques ? »

L’ambassade américaine à Quito, second palais présidentiel

Quels sombres desseins ont pu pousser Lenín Moreno, ancien vice-président de Rafael Correa, à mettre en place cet agenda néolibéral qu’il condamnait quelques années plus tôt ? Les raisons de ce coup de théâtre, digne d’un mauvais film d’espionnage, ont fait couler beaucoup d’encre. Chez les corréistes, il prend les contours d’une « trahison » aux accents shakespeariens. Si c’est effectivement de cette manière que l’immense majorité de ses électeurs a ressenti ce tournant, celui-ci était-il réellement si imprévisible qu’il n’y paraît ?

« L’ambassadeur des États-Unis se promenait dans le palais présidentiel comme si c’était sa maison. Il ne passait aucun contrôle de sécurité. Il attendait, à quelques mètres du bureau du président, que celui-ci daigne le recevoir ».

Rafael Correa et son ancien vice-président Lenín Moreno © Marielisa Vargas

Un récit alternatif à celui de la « trahison » existe ; une version des faits dont personne n’accepte de témoigner publiquement. Dans cette réalité alternative, Rafael Correa n’aurait pas été dupe de Lenín Moreno, le plus modéré des protagonistes de la « révolution citoyenne ». Il aurait aimé qu’il ne fût pas candidat en 2017, mais son favori, Jorge Glas, était déjà la cible d’une cabale médiatique qui allait culminer avec l’affaire Oderbrecht. Toutes les enquêtes d’opinion le donnaient perdant face à Guillermo Lasso, le banquier de Guayaquil et le soutier des États-Unis. À contrecoeur, Rafael Correa aurait donc investi Lenín Moreno, espérant le contrôler grâce à une majorité parlementaire loyale à la « révolution citoyenne ». Un garde-fou qu’aurait fait sauter Moreno par une série d’habiles manœuvres au sein du parti présidentiel Alianza País, lui permettant de placer un nombre confortable de ses proches comme candidats à la députation. C’est donc sans enthousiasme que Rafael Correa et sa garde rapprochée auraient œuvré à la victoire de Moreno, dont le discours public consensuel annonçait déjà un changement d’approche. Le tournant à 180 degrés fut tout de même brutal. « Nous nous attendions à ce qu’il trahisse ; mais pas si vite », nous résume-t-on.

« Trahison » ou non, il convient de ne pas se focaliser outre mesure sur le changement à la tête de l’exécutif, tant les pressions exogènes exercées sur le gouvernement semblent avoir été déterminantes. Sitôt Lenín Moreno élu, les oligopoles bancaires et les représentants des grandes entreprises, bridés par une décennie de « révolution citoyenne », ont envoyé leurs émissaires auprès du nouveau gouvernement. Ils ont dû faire face à la résistance de plusieurs ministres idéologiquement proches de Rafael Correa. Lenín Moreno lui-même, ballotté entre une majorité attachée à l’héritage de son prédécesseur et le lobbying des élites économiques, semble avoir longtemps effectué des palinodies ; plusieurs témoignages indiquent qu’il a été surpris par la violence de la thérapie de choc que l’on souhaitait infliger à l’Équateur.

Mais plus encore que les actionnaires de la Banque de Guayaquil ou les commis de l’aristocratie terrienne de la Sierra, un homme semble avoir eu un rôle décisif dans le tournant à 180 degrés qui allait bientôt être entrepris : Todd Chapman, l’ambassadeur américain à Quito. Son nom apparaît sur toutes les lèvres sitôt que l’on évoque la transition. « Il se promenait dans le palais présidentiel comme si c’était sa maison. Il ne passait aucun contrôle de sécurité. Il attendait, à quelques mètres du bureau du président, que celui-ci daigne le recevoir », indique un témoin.

Carlos de la Torre, ministre sous Rafael Correa puis sous le premier gouvernement Moreno © Vincent Ortiz pour LVSL

Carlos de la Torre, ministre de l’Économie et des Finances sous le premier gouvernement Moreno, s’y est heurté à plusieurs reprises. Après plusieurs années fastes, la situation économique du pays s’était dégradée : le cours des matières premières avait chuté, et l’Équateur, incapable d’effectuer une dévaluation depuis sa dollarisation, enregistrait un déficit commercial significatif.

Le ministre tente alors d’agir sur les douanes : un rapport lui indique que pour 70 % des items (terme très large qui peut désigner des pièces détachées aussi bien que des produits finis) importés en Équateur, les taxes étaient inférieures à cinq centimes. Face à cette sous-taxation manifeste, il souhaite les doubler et les porter à dix centimes. Cette volonté protectionniste rencontre l’opposition des États-Unis. Lors d’un voyage à Washington, Carlos de la Torre est convoqué par une dizaine de hauts fonctionnaires du Trésor américain. « J’avais l’impression d’assister à un interrogatoire du FMI », plaisante-t-il. « Ils m’ont pressé de changer de politique, sous peine de faire prendre à l’économie équatorienne le chemin du Venezuela ».

Dans le même temps, Todd Chapman, l’ambassadeur des États-Unis, manœuvre pour imposer ses conseillers économiques à Lenín Moreno. Celui-ci multiplie alors les signes d’apaisement à l’égard des adversaires historiques de la « révolution citoyenne », s’entoure d’une « petite table » (mesa chica) de conseillers, dont aucun n’est issu du « cœur historique » du corréisme, et critique publiquement son prédécesseur.

Ces attaques provoquent les premières démissions. Carlos de la Torre, Paola Pabón et Virgilio Hernandez abandonnent leurs fonctions. La transition est engagée. Les partisans d’une thérapie de choc néolibérale se heurtent cependant à une administration encore constituée de nombreux corréistes, et à l’inertie d’un appareil d’État modelé par une décennie de révolution citoyenne. Est-ce la raison de ces multiples procès qui sont intentés par l’appareil judiciaire les mois suivants ? Virgilio Hernandez souligne le fait qu’ils ne ciblent pas uniquement les proches de Rafael Correa, mais « tous ses ex-fonctionnaires » ; il insiste sur leur magnitude : « Ce sont des milliers d’actions qui ont été entreprises. Pas seulement à l’égard d’ex-ministres, mais contre des jeunes, qui occupaient des fonctions purement techniques ». Le lawfare a rempli une fonction disciplinaire manifeste, épurant l’administration des fonctionnaires les plus attachés à la « révolution citoyenne », et mettant fin aux éventuelles velléités d’insubordination des autres.

Virgilio Hernandez © Vincent Ortiz pour LVSL

Le retour auprès du FMI pouvait désormais s’opérer sans accrocs, malgré l’incompréhension populaire. « Solliciter cette institution n’a pas été nécessaire en dix ans de révolution citoyenne, y compris durant les crises pourtant très difficiles de 2008 et de 2015, au cours duquel le prix des barils de pétrole a chuté », fait remarquer Paola Pabón.

Lire sur LVSL notre entretien avec Rafael Correa, rencontré à Bruxelles : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales ».

Le retour sur les sentiers de la dépendance

Visiblement hésitant quant à la marche à suivre, Lenín Moreno rappelle en mars 2018 María Elsa Viteri, ex-ministre de Rafael Correa et modérément critique de son bilan. Elle avait œuvré à l’annulation de la dette équatorienne en 2008, et sa nomination a été interprétée par les États-Unis comme une marque de défiance. Tentative désespérée, de la part de Lenín Moreno, de limiter la brutalité de la transition en cours ?

L’Équateur n’intéresse pas seulement les États-Unis comme pays pauvre limitrophe de pays riches. Durant la « révolution citoyenne », il fut l’un des artisans du rapprochement de l’Amérique latine avec la Chine.

Entre-temps, cependant, des cessions de souveraineté difficilement réversibles avaient été opérées. Dans le secteur financier comme dans le domaine sécuritaire, Lenín Moreno prenait l’exact contre-pied de son prédécesseur, réduisant à néant toutes les mesures prises par Rafael Correa pour se libérer de la tutelle des États-Unis. Le gouvernement équatorien courtisait en effet depuis plusieurs mois les marchés financiers américains, auprès desquels l’Équateur avait précisément refusé de payer sa dette souveraine en 2008. Les traités bilatéraux d’investissement entre l’Équateur et les États-Unis, décrétés inconstitutionnels depuis 2008, reprenaient peu à peu force de loi. Les accords de coopération sécuritaire, dénoncés un à un par Rafael Correa, étaient de retour ; du matériel, des hommes et des informations, circulaient désormais entre les administrations équatorienne et américaine.

À la tête du ministère de l’Intérieur, Lenín Moreno avait nommé Mauro Toscanini. Formé aux États-Unis, partisan manifeste d’un rapprochement avec la première puissance mondiale, il passe, aux yeux des corréistes, pour l’homme de main de Washington. Sa nomination coïncide avec une situation sécuritaire critique : des myriades de réfugiés vénézuéliens affluaient en Équateur, accueillis dans des conditions avilissantes, générant une phobie populaire massive ainsi qu’une demande de renforcement des dispositifs policiers. Les États-Unis ont-ils usé de l’ascendant qu’ils possédaient sur le ministre de l’Intérieur, à même de paralyser le pays par la fonction capitale qu’il occupait, pour faire plier Lenín Moreno ? Les spéculations les plus folles courent à ce sujet. Quoi qu’il en soit, Moreno a obtempéré en un temps record. Deux mois après sa nomination, María Elsa Viteri quittait ses fonctions.

Dès lors, l’assujettissement de l’Équateur aux desiderata américains n’allait plus connaître de limites. Tandis que Julian Assange était expulsé de son ambassade et livré à la lente torture des prisons londoniennes, le pays andin effectuait son grand retour dans les institutions de Bretton Woods et replongeait dans une « longue nuit néolibérale ». Des réductions budgétaires drastiques étaient initiées, le marché du travail encourait une flexibilisation sans équivalent depuis les années 1990, et l’imposition sur le capital était réduite à portion congrue. Cet ajustement structurel imposé par le FMI s’est révélé d’une telle brutalité qu’il fait à présent l’objet d’une condamnation unanime de la part des candidats à la présidentielle, Guillermo Lasso compris.

Ressources naturelles et positionnement géostratégique

Une énigme demeure. Comment expliquer que les États-Unis aient consacré tant de moyens pour obtenir la sujétion d’un pays de dix-sept millions d’habitants, au marché intérieur rachitique et aux ressources naturelles limitées ? Si l’Équateur était un eldorado pétrolier dans les années 80, ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’importance de l’exploitation pétrolière dans son PIB a en effet fortement décru, comme l’atteste la brillante étude de Vincent Arpoulet4. Aujourd’hui, si des mines d’or sont ouvertes aux quatre coins du pays, elles n’intéressent que modérément les États-Unis, dont les entreprises ne sont pas spécialisées dans son extraction. Alors que le lithium a pu justifier le soutien actif des États-Unis au coup d’État en Bolivie, l’Équateur est dépourvu de tels métaux rares.

Lire sur LVSL l’article de Baptiste Albertone : « Des coups d’État à l’ère de la post-vérité ».

« Ce ne sont pas les ressources naturelles qui attirent les États-Unis, mais la position stratégique de l’Équateur par rapport aux intérêts américains », tranche Carlos de la Torre. Comme d’autres, il rappelle que sous la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont utilisé les îles Galápagos comme support pour leur aviation dans le Pacifique. Elles servaient alors à protéger le canal de Panama d’une possible agression japonaise. Depuis 2019, elles accueillent à nouveau des installations aériennes nord-américaines.

Les îles Galápagos, premier site à entrer au patrimoine mondial de l’UNESCO du fait de leur biodiversité, sont convoitées en raison de leur positionnement stratégique essentiel © Vincent Ortiz pour LVSL

Elles permettent aux États-Unis de disposer d’une force de frappe rapidement déployable dans plusieurs pays de la sous-région, dont le Venezuela, la Colombie et les nations caribéennes, mais aussi en Asie de l’Est. Cette occupation des Galápagos s’inscrit également dans le cadre des sanctions prises par Washington contre le Venezuela depuis 2017. Les îles permettaient à l’Équateur, du temps de Rafael Correa, de ravitailler le Venezuela en plusieurs biens dont il manquait. Les États-Unis veillent à présent à ce que le nouveau régime respecte les interdits édictés par le Congrès.

Paola Pabón rappelle également le rôle de médiateur entre le gouvernement colombien et la guérilla FARC qu’avait tenu le gouvernement de Rafael Correa. Celui-ci n’avait pas peu fait pour favoriser les accords de paix de 2016, qui avaient infligé un camouflet aux paramilitaires Colombiens ainsi qu’aux États-Unis. « Sous le mandat de Lenín Moreno, l’Équateur a été retiré, de manière honteuse, de la table des négociations. L’Équateur occupe une position géopolitique exceptionnelle en Amérique latine. Le contrôle sur l’Équateur assure aux États-Unis un contrôle sur la Colombie et le Pérou ».

L’Équateur n’intéresse pas seulement les États-Unis comme pays pauvre limitrophe de pays riches. Durant la « révolution citoyenne », il fut l’un des artisans du rapprochement de l’Amérique latine avec la Chine. C’est en effet auprès du gouvernement chinois que l’Équateur sollicita des fonds après avoir annulé sa dette souveraine auprès des créanciers occidentaux en 2008. Malgré les taux d’intérêt léonins pratiqués par la Chine, celle-ci avait l’heur de ne pas conditionner ses prêts par des plans d’ajustement structurels. S’ensuivirent de multiples investissements de capitaux chinois en Équateur, dans des projets d’infrastructures ou d’extraction minière – non sans frictions.

À l’instar de l’Équateur, de nombreux gouvernements d’Amérique latine ont tenté de s’appuyer sur la volonté chinoise d’expansion pour contrecarrer la domination nord-américaine. Prêts et investissements ont afflué dans le sous-continent durant la décennie 2010, jusqu’à inquiéter les États-Unis ; des documents du département d’État américain évoquent le « défi hégémonique » posé par l’Empire du milieu à la puissance du Nord. Dans plusieurs secteurs, les États-Unis accusent à présent un sérieux retard. C’est le cas dans le domaine des télécommunications et des technologies numériques. Le récent accord entre l’Équateur et la Development Finance Corporation (DFC) des États-Unis, garantissant au pays un prêt de 3.5 milliards de dollars contre la rupture de ses contrats avec Huawei, peut s’interpréter à la lueur de ces enjeux. La nature des relations qu’un éventuel gouvernement dirigé par Andrés Arauz souhaiterait entretenir avec la Chine s’annonce d’ores et déjà comme un point d’achoppement majeur avec l’administration Biden.

L’ex-siège de l’UNASUR à Quito © Vincent Ortiz pour LVSL

Il faut enfin évoquer un dernier facteur, rétif à des réductions chiffrées ou topographiques. La présidence de Rafael Correa fut celle où l’Équateur émergea du rang des nations anonymes ; l’asile accordé à Julian Assange, le bras de fer engagé avec la major pétrolière Chevron, ont conféré au pays une aura mondiale au sein des mouvements critiques de la domination nord-américaine. Aux côtés de Hugo Chávez et de Fidel Castro, Rafael Correa a plaidé pour une intégration régionale accrue et l’édification d’institutions qui contrebalancent celles de Bretton Woods. Ce n’est pas par hasard que le siège de l’UNASUR fut édifié à Quito.

Pour une mise en perspective de la politique étrangère équatorienne sous Rafael Correa, lire notre entretien avec Guillaume Long : « Comment la révolution citoyenne d’Équateur a été trahie ».

Si les États-Unis souhaitent tant conserver leur tutelle sur l’Équateur, est-ce parce qu’ils craignent qu’une victoire d’Andrés Arauz, faisant suite à celle d’Alberto Fernandez en Argentine et de Luis Arce en Bolivie, ne permette au pays de redevenir un pôle d’opposition à leur hégémonie ?

Notes :

1 Cité dans Eirik Vold, Ecuador en la mira, El Telegrafo, 2016, p. 21. Cet ouvrage compile et analyse les câbles révélés par Wikileaks attestant d’une ingérence permanente des États-Unis sous le mandat de Rafael Correa.

2 « National security strategy of the United States of America », Maison-Blanche, Washington, 2017, p. 34.

3 Celso Amorin, Carol Proner, « Lawfare et géopolitique : focus sur l’Amérique latine », traduit par Arley Carvalho Meneses, IRIS, 2021.

4 Vincent Arpoulet, « Les variations de la politique pétrolière équatorienne à la lumière du contexte économique régional et international (1972-2017) », mémoire rédigé pour la Sorbonne-Nouvelle, 2020.

Qui a peur de Rafael Correa ?

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© Bernardo Londoy

La Cour de cassation d’Équateur vient de confirmer la condamnation de Rafael Correa à huit ans de prison, invalidant de fait sa candidature à la vice-présidence d’Équateur (en binôme avec Andrés Arauz). Cette décision a été précédée par celle du Conseil électoral national (CNE) d’invalider la participation de la coalition Fuerza Comprimiso Social (Force du compromis social) aux élections générales de 2021, soutenue par Rafael Correa. Ces derniers rebondissements s’inscrivent dans un processus de judiciarisation de la politique équatorienne, qui a pour effet d’écarter l’ancien président, dont tout indique qu’il possède de solides bases populaires pour la reconquête du pouvoir. Par Denis Rogatyuk, traduction Mathieu Taybi.


[Lire sur LVSL notre entretien avec Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales »]

La base sociale de Rafael Correa semble cependant être demeurée intacte. Le 8 juillet, on vit apparaître une nouvelle coalition qui incorpora tant les leaders de la Révolution citoyenne que leurs soutiens avec d’autres forces politiques opposées au gouvernement de Moreno – La Union por la Esperanza. Depuis son lancement, la coalition a attiré de nombreux mouvements sociaux, petits partis de gauche, groupes indigènes, étudiants et associations féministes.

Au même moment, le gouvernement se trouve de nouveau dans la tourmente avec la démission du vice-président Otto Sonnenholzner et son remplacement par Maria Alejandra Muñoz. Pendant qu’un certain nombre de ministres posent aussi leur démission auprès de Moreno, celle de Sonnenholzner sonne pour la première fois dans l’histoire de l’Équateur la succession de trois vices-présidents au cours d’un même mandat présidentiel. Sa démission a été accompagnée par un nombre croissant de rumeurs autour d’une possible participation à la campagne présidentielle lors des élections générales de 2021.

Judiciarisation de la politique

La campagne menée contre contre Rafael Correa surpasse en intensité celles initiées contre Lula da Silva au Brésil, Cristina Kircher en Argentine ou Jorge Glas en Équateur. Elle est analogue en bien des aspects à celle qui empêche Evo Morales de concourir, en Bolivie, à une fonction politique depuis son renversement à la suite d’un coup d’État. Elle est le produit d’une stratégie régionale des élites latino-américaines visant à empêcher le retour au pouvoir de présidents qui ne seraient pas entièrement alignés sur leurs intérêts.

[Lire sur LVSL notre dossier consacré au coup d’État bolivien de novembre 2019]

La Cour national de justice a ratifié le 21 juillet la peine d’emprisonnement de huit ans requise contre Rafael Correa à la suite de l’appel émis par l’équipe juridique de Correa. Le procès, dirigé par la procureure Diana Salazar, a sans relâche soutenu que l’ancien président opérait un « réseau de corruption » pendant son dernier mandat entre 2013 et 2017 aux côtés de son parti politique de l’époque, Alliance Pays (Allianza Pais), servant de principal bénéficiaire de pots-de-vins allant jusqu’à 7,8 millions de dollars provenant d’entreprises privées comme le célèbre géant du BTP Brésilien, Odebrecht.

La partie civile n’a pas cessé de mettre en avant une soi-disant preuve, sous la forme des 6000 dollars qu’il a empruntés au fonds présidentiel commun. Avant ce chef d’inculpation, Correa était déjà mis en cause pour 25 autres chefs d’inculpation, allant de la corruption au kidnapping. Comme c’est le cas avec « l’Affaire des pots-de-vins », l’équipe juridique de Correa et de ses alliés ont constamment remis en cause ces chefs d’inculpations pour manque de preuves, de vices de procédures, de violations du code pénal équatorien ou de refus de prise en compte de preuves essentielles qui contredisent les témoignages contre Correa. Jorge Glas, le vice-président de Correa pendant son dernier mandat, a été condamné de la même manière lors d’un procès qui n’a que vaguement respecté les procédures légales établies et qui ne se reposait que sur des preuves fortement discutables.

Au même moment, d’autres leaders historiques de la révolution citoyenne ont été constamment persécutés et menacés par le gouvernement. Tandis que l’ancien ministre des Affaires étrangères Ricardo Patino, l’ancienne présidente de l’assemblée nationale Gabriela Rivadeneira et l’ancienne membre de l’assemblée constituante Sofia Espin ont tous été forcés de demander l’asile au Mexique, d’autres, comme Virgilio Hernandez et le préfet actuel du Pichincha Paola Pabon, ont été arrêtés et emprisonnés pendant plusieurs mois après les révoltes massives menées par les indigènes contre le plan d’austérité de Moreno en octobre 2019.

[Lire sur LVSL notre reportage sur les soulèvements d’octobre 2019 en Équateur, co-rédigé par Vincent Arpoulet : « Amérique latine : le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes »]

Les persécutions contre Correa et ses alliés ont longtemps eu pour but d’empêcher leurs participations aux élections présidentielles de février 2021, malgré le fait que le poids électoral de Correa et de la révolution citoyenne (estimé entre 35 % et 40 % de l’électorat du pays) en fasse la plus grande force politique du pays. Ce n’est que par l’élimination de leur représentation politique légale que le gouvernement de Moreno et ses alliés à droite peuvent temporairement empêcher leur retour au pouvoir.

Une fraude électoral permanente

Depuis la première rupture de l’Alliance Pays en octobre 2017 et la création du Mouvement de révolution citoyenne, le gouvernement de Moreno et ses alliés au sein des institutions judiciaires ont constamment tenté d’enterrer l’héritage de Correa.

Les premières tentatives eurent lieu en janvier 2018, alors que Correa et les 29 membres de l’Assemblée Nationale Équatorienne qui le soutenait ont essayé de former une liste électorale « Révolution Citoyenne », liste qui fut rejetée par le conseil électoral au motif que ce nom était déjà utilisé par « un autre mouvement » (très certainement le reste de l’Alliance Pays aligné avec Moreno). Après cela, ils ont essayé de s’enregistrer sous le nom de « la Révolution Alfarist » (Revolucion Alfarista), en utilisant le nom du leader de la « révolution libérale » équatorienne et ancien président à la fin du XIXe siècle et au début XXe Eloy Alfaro. Cela a été aussi refusé en raison de l’appartenance d’Alfaro à la tradition libérale et non socialiste.

[En avril dernier, LVSL publiait un article d’Andrés Arauz, candidat à l’élection présidentielle équatorienne, traduit par Baptiste Albertone : « Pharmacolonialisme et triage monétaire »]

Après cela, Correa et ses alliés se sont liés avec un petit parti : le Mouvement de l’accord national (Movimineto Acuerdo Nacional ou MANA) en mai 2018, dont Ricardo Patino a été élu en tant que nouveau secrétaire.

Enfin, en décembre 2018, un accord fut trouvé entre le Mouvement de révolution citoyenne et la Fuerza Compromiso Social, précédemment dirigé par un allié de Moreno Ivan Espinel, qui permit aux leaders de la révolution citoyenne d’intégrer le parti et de participer aux élections locales de 2019. Cela eu un certain succès : le parti mobilisa des millions de votes et a remporté d’importantes victoires dans les provinces du Pichincha et de Manabi (les 2ème et 3ème régions les plus peuplés) malgré l’hostilité des médias publics et privés. En dépit, ou plutôt du fait de ces succès, le gouvernement de Moreno a continué de rechercher de nouveau moyens d’empêcher Correa et ses alliés de participer aux élections présidentielles cruciales de 2021.

Cette tentative est passée à la vitesse supérieure au début de l’année 2020 avec la décision en mars concernant « l’Affaire des pots-de-vins » et sa ratification en juillet, empêchant Correa d’occuper une fonction publique pour les 25 prochaines années, bien qu’il y ait un débat à ce propos en ce moment même. Mais, début juillet, le secrétaire général de la Cour des comptes Pablo Celi, a demandé que le Conseil Électoral National élimine le FCS de la liste légale des partis politiques avec trois autres partis mineurs. Bien que la constitution équatorienne interdise explicitement que la Cour des comptes influence la décision du conseil électoral, cela n’a pas empêché Moreno et ses alliés de le faire par le passé. Il s’ensuivit un long ping-pong légal entre la Cour des contentieux électoraux et le Conseil national électoral, le premier rejetant l’appel des membres du CNE de proscrire le parti politique. Sous la pression des procureurs généraux Diana Salazar et de Pablo Celi, le CNE a éliminé le FCS le 19 juillet – une décision qui pourrait être annulée si Correa et son équipe présentent les preuves requises pour le maintien du statut légal du parti. Par ailleurs, le CNE a également rejeté la candidature de Rafael Correa au poste de vice-président d’Équateur en binôme avec Andrés Arauz bien qu’aucun obstacle juridique ne semble s’y opposer.

Même si le gouvernement réussit à éliminer le FCS, leurs efforts sont peut-être déjà vains en raison de la formation d’une nouvelle coalition politique progressiste.

Un nouvel espoir pour un pays en ruines ?

La coalition Union pour l’espoir a été fondée le 7 juillet pendant un meeting en ligne entre Rafael Correa, des leaders de la Révolution citoyenne et d’autres organisations politiques : mouvements sociaux et individus.

Outre le Mouvement pour la révolution citoyenne, la nouvelle coalition inclut aussi le parti Centre démocratique (Centro Democratico) du journaliste et ancien préfet Guayas, Jimmy Jailara, qui était auparavant aligné avec le gouvernement Correa entre 2013 et 2017. Parmi les autres mouvements, on compte le Forum permanent des femmes équatoriennes, la Confédération des indigènes et des organisations paysannes (FEI) représentée à l’Assemblée nationale par José Agualsaca, mais aussi le Front national patriotique dirigé par l’ancien ambassadeur au Brésil Horacio Sevilla et SurGente mené par l’ancien ministre du travail de Correa Leonardo Berrezueta. Dans une interview récente avec El Ciudadano, Ricardo Patiño mentionne le fait que plus de 20 autres partis politiques et mouvements sociaux voulaient rejoindre la coalition. Bien qu’il n’y ait pas encore de détails en ce qui concerne les possibles candidats aux postes de président et vice-président, les anciens leaders de la révolution citoyenne seront certainement au premier plan.

La formation de l’Union pour l’espoir et les circonstances socio-économique ressemblent à la première formation de l’Alliance Pays avant les élections présidentielles de 2006, avec pour objectif de former une assemblée constituante et de rédiger une nouvelle constitution. Une profonde crise institutionnelle avec des présidences instables (ou dans le cas présent des vices-présidences), une crise économique résultant de l’application d’un très dur programme du FMI et l’avènement spontané d’un mouvement anti-austérité de masse (les indigènes en octobre 2019 et les Forajidos en 2005) comptent au nombre des parallèles que l’on peut dresser.

D’un autre côté, le parti Pachakutik, qui traditionnellement se voulait les représentants de la population indigène du pays au travers de la CONAIE, a jusqu’ici écarté avec véhémence une quelconque coopération formelle avec Correa et son mouvement. Ceci est principalement du à deux facteurs : la longue histoire de conflits du mouvement avec l’administration de Correa et son alignement récent avec les forces politiques traditionalistes de droite, dont l’exemple le plus proéminent est son appui électoral au magnat de l’industrie de droite, Guillermo Lasso, pendant les élections de 2017. Leonidas Iza, le leader indigène de la province du Pichincha et l’un des principaux organisateurs du mouvement d’octobre 2019, a publiquement déclaré que « le corréisme n’est pas représentatif de la gauche [équatorienne] et qu’il favorise bien plus les groupes aux importants pouvoirs [économiques]. » Pachakutik répétera-t-il la désastreuse stratégie électorale de 2017 consistant à s’aligner avec la droite ?

La stratégie des deux alliances majeures de droite, le Parti chrétien social (PCS) et l’alliance CREO dirigé par Guillermo Lasso, reste incertaine car les deux ont, d’une manière ou d’une autre, soutenu les politiques économiques de Moreno et se sont alignées contre Rafael Correa.

Pas de futur clair pour le gouvernement en place

Tandis que son appareil légal s’est montré efficace pour maintenir ses opposants politiques en marge, la même chose ne peut être dite pour sa gestion de la pandémie de Covid-19, de l’économie ou même de ses propres institutions.

La démission abrupte d’Otto Sonneholzner a été suivie par celle du ministre des Affaires étrangères Jose Valencia et du secrétaire des communications Gustavo Isch (cinquième démission pour ce poste). Au même moment, les statistiques officielles pour le nombre de cas de Covid-19 à la fin juillet était de 83 193 cas actifs et de 5 623 morts – bien que les vrais chiffres soient potentiellement bien plus importants du fait de la dévastation provoquée par l’épidémie dans la ville de Guayaquil tout au long du mois d’avril et de mai. Enfin, les réformes recommandés par le FMI et l’austérité restent de mise et continuent à être appliquées par le gouvernement Moreno.

Cette crise politique et économique générale a créé dans le pays une vacance du pouvoir sans précédent ; les six prochains moins avant les élections générales restent très incertains…

Équateur : malgré la répression, la « Révolution des bourdons » ébranle le pouvoir

© A. Cortes, Sopitas

Se acabo la zánganeria (« nous allons cesser de bourdonner »). C’est par ces mots que le président équatorien Lenín Moreno a décrété la fin d’une politique de subvention du pétrole et de l’essence qui bénéficiait aux classes populaires depuis quarante ans. Zánganos (qui signifie « bourdon », mais aussi « paresseux ») est un terme usité au sein des franges les plus aisées de la population pour désigner les travailleurs et les Équatoriens pauvres et suggérer leur faiblesse d’esprit ou leur manque d’éducation. L’insulte a fait mouche au point que les opposants à Lenín Moreno ont fini par en faire un étendard, et désigner leur mouvement comme étant une « révolution des bourdons ». Il encourt une répression sévère de la part de l’État équatorien. Par Denis Rogatyuk.


Une série de manifestations de masse a fait suite à cette mesure de choc, alors qu’un nouveau programme de réformes néolibérales est annoncé par le gouvernement de Lenín Moreno pour satisfaire aux exigences du Fonds monétaire international (FMI). Cette explosion de protestations a été causée par une annonce effectuée le premier octobre par le gouvernement dévoilant une série de mesures économiques destinées à réduire les dépenses publiques « dilapidatrices » et à mettre le budget à l’équilibre. L’élimination complète des subventions à la consommation d’essence, en place depuis les années 1970, a constitué la mesure la plus controversée ; elle a entraîné l’augmentation de 123% du prix du diesel et la hausse similaire des prix des autres carburants. Le programme annoncé par le président inclut une baisse des salaires de la fonction publique de 20% et un plan visant à privatiser les retraites et flexibiliser le code du travail équatorien. 

Prévoyant la probabilité et l’ampleur des protestations dirigées contre son gouvernement, Lenín Moreno a décrété un « État d’urgence national » et a procédé au déploiement de la police et de l’armée pour sécuriser la capitale Quito ainsi que points stratégiques du pays. Parmi les forces politiques les plus visibles que l’on trouve à la tête du mouvement, le Mouvement pour la Révolution citoyenne de Rafael Correa, ainsi qu’un certain nombre de mouvements sociaux et de syndicats : le Front uni des Travailleurs et la puissante organisation indigène CONAIE [Lire ici l’entretien du Vent Se Lève avec Rafael Correa]. Il faut ajouter à cela les syndicats des transports et les associations de conducteurs de taxis, qui ont annoncé leur soutien à la grève du 3 octobre, paralysant l’activité de plusieurs villes majeures, comme Quito et Cuenca. La province de Pichincha est devenue l’épicentre de la protestation populaire, avec plus de 10.000 grévistes et manifestants. Bien que les syndicats des transports aient suspendu leurs actions le 5 novembre, les actions des autres organisations – en particulier les organisations indigènes – n’ont connu aucun signe d’essoufflement. Les manifestations ont au contraire pris l’ampleur de véritables insurrections ce mardi 9 octobre lorsque des protestataires ont brièvement pénétré de force dans le Parlement équatorien.

L’état d’urgence lui-même a encouru les critiques du Mouvement de la Révolution citoyenne, qui portent sur son inconstitutionnalité, son absence de paramètres spécifiques concernant sa proportionnalité, sa légalité, son extension temporelle et territoriale, ainsi que sa rationalité (des critères inscrits dans la Constitution pour mettre en place l’état d’urgence). Il est largement considéré comme un moyen de prévenir des soulèvements massifs dans les principales villes du pays, semblables à celles qui ont renversé les gouvernements de Jamil Mahuad en 2002 et de Lucio Gutiérez en 2005. Ce sont 350 Équatoriens qui ont été arrêtés depuis le début des protestations le 2 octobre, tandis que vingt d’entre eux ont été blessés et que l’un d’entre eux a succombé. À Caymabe, ville de Pichincha, des témoignages font état de l’usage de balles réelles contre les manifestants. 

La suppression des subventions à l’essence n’a fait qu’ajouter de la braise à un mécontentement populaire incandescent qui n’a cessé de s’étendre depuis le tournant néolibéral du mandat de Lenín Moreno et sa répression autoritaire des mouvements de protestation. Lenín Moreno n’a eu de cesse de tenter de porter le discrédit sur la politique économique mise en place par Rafael Correa depuis 2007, qui consistait en un alliage de dépenses sociales accrues, d’investissements publics dans des projets énergétiques et infrastructurels visant à la diversification d’une économie dépendante du pétrole. À l’inverse, le gouvernement de Lenín Moreno a appliqué une série de réformes issues des bureaux du FMI qui incluent le licenciement de milliers de fonctionnaires, le rétrécissement et la privatisation du secteur public (en particulier le secteur public bancaire) ainsi que des coupes budgétaires dans le domaine de la santé et de l’éducation. En conséquence, le degré de pauvreté et d’inégalités a connu une hausse significative au cours du mandat de Lenín Moreno. 

Si l’on en croit les chiffres officiels, le taux de pauvreté structurelle, qui s’élevait à 23.1% en juin 2017, a atteint 25.5% en juin 2019 ; plusieurs économistes estiment qu’il dépassera 30% si l’ensemble des réformes annoncées par Lenín Moreno est mise en place. L’extrême-pauvreté a connu une hausse similaire, progressant de 8.4 à 9.5% sur la même période. Le coefficient de Gini – qui mesure l’inégalité de revenus entre les 10% les plus riches et les 10% les moins riches d’une population, une valeur de 0 équivalant à une parfaite égalité tandis qu’une valeur de 1 désignant une situation dans laquelle une seule personne possède l’ensemble des revenus d’un pays – a atteint une valeur de 0.48 en juin 2019, contre 0.46 en juin 2017.

Ces nouvelles orientations économiques se doublent d’un viol permanent de la loi constitutionnelle, qui se manifeste par une véritable chasse aux sorcières dirigée contre les principaux dirigeants de la « Révolution citoyenne » – l’ex vice-président Jorge Glas, emprisonné sur des bases douteuses, l’ex-ministre Ricardo Patiño ou l’ex-députée Sofia Espin -, la censure de plusieurs médias critiques, la dissolution du Conseil de Participation citoyenne et de Contrôle social – une assemblée de participation populaire dont l’élection est prévue par la Constitution équatorienne de 2008 -, ou encore le retrait de l’Équateur de l’UNASUR, de l’ALBA, de l’OPEC. Elle se produit dans le contexte de la révélation du scandale de corruption « INA papers » qui éclabousse le président Moreno – la découverte de comptes bancaires off-shore liés à sa famille. Le Mouvement de la Révolution citoyenne dirigé par Rafael Correa capitalise sur ce double rejet populaire de l’autoritarisme et du tournant néolibéral du gouvernement, ainsi que l’explique Esther Cuesta, députée du mouvement : « des millions d’Équatoriens (…) rejettent les mesures économiques néolibérales dictées par le FMI et imposées au peuple équatorien par le gouvernement de Lenín Moreno car elles vont appauvrir la grande majorité de la population : la classe moyenne, la classe ouvrière et les pauvres, ainsi que le petit commerce ». Elle replace le mouvement des « zánganos » dans un contexte historique plus large : « depuis que le paquet de mesures a été annoncé, ce qui a commencé comme une grève des transports s’est révélé être un mouvement social émergeant dans tout le pays et de secteurs différents de la population. Les Équatoriens ont bonne mémoire. Les politiques d’ajustement structurel appliquées dans les années 1980 et 1990 ont provoqué un chômage de masse, appauvri la population, et poussé 12% des Équatoriens à migrer ». Un rejet des politiques néolibérales dont le Mouvement de la Révolution citoyenne pourrait bénéficier aux prochaines élections présidentielles, en 2021… si tant est que des cadres légaux lui permettent de présenter un candidat.

« L’administration Trump sera impitoyable à l’égard d’Assange » – Entretien avec Guillaume Long

Guillaume Long et Julian Assange dans l’ambassade d’Équateur à Londres © Présidence de la République d’Équateur

L’expulsion de Julian Assange a été autorisée par le gouvernement équatorien, qui lui avait pourtant procuré l’asile en 2012. Son extradition vers les États-Unis est exigée par l’administration Trump, qui acclamait pourtant Assange pendant sa campagne présidentielle. Derrière ces rebondissements alambiqués, on trouve une constante : la volonté de l’État américain (et de son État profond) de punir Julian Assange pour avoir nui à la superpuissance américaine. Guillaume Long, ministre des Affaires étrangères sous le gouvernement de Rafael Correa (2007-2017), revient pour LVSL sur les principaux acteurs et déterminants de l’affaire Julian Assange.


En Équateur, ces persécutions de journalistes qui n’inquiètent pas la presse française

Le président équatorien Lenín Moreno © Présidence de la République d’Équateur.

Sous la présidence de Rafael Correa, la presse française ne fut jamais avare d’articles dénonçant « l’autoritarisme » du président équatorien. Ce dernier aurait mené, aux côtés de ses alliés Nicolas Maduro ou Evo Morales, une politique féroce de répression de la liberté d’expression et des journalistes d’opposition. Depuis l’élection de Lenín Moreno à la présidence de l’Équateur en 2016 – qui, bien qu’élu sur une plateforme de continuité avec Rafael Correa, a renié l’héritage de celui-ci et effectué un virage politique à 180° – le pays semble être redevenu un paradis pour les journalistes et la liberté d’expression, à en croire la presse française. Lenín Moreno a pourtant lancé une chasse aux sorcières massive contre son opposition, dont les premières victimes sont bel et bien les journalistes. Elle constitue l’attaque la plus significative contre le pluralisme en Équateur depuis plusieurs décennies. Par Denis Rogatyuk. Traduit par Loïc Dufaud-Berchon et Stéphane Pick.


Pour la première fois depuis bien longtemps, un gouvernement a autorisé une police étrangère à pénétrer sur son territoire souverain, l’ambassade d’Équateur à Londres, et à procéder à l’arrestation d’un journaliste dont le statut de réfugié a été reconnu par de nombreuses organisations internationales dont les Nations unies, la Commission inter-Amériques des droits de l’Homme ou encore Amnesty International. Quelles motivations ont poussé Lenín Moreno à livrer Julian Assange à la police anglaise, et probablement bientôt à la justice américaine ? L’octroi d’un prêt de 4,2 milliard de dollars du FMI à l’Équateur y est-il pour quelque chose ?

Quoi qu’il en soit, il ne s’agit là que de la partie émergée d’une campagne de répression contre les opposants au gouvernement Moreno, conduite activement depuis deux ans. Ola Bini, développeur de logiciel suédois, activiste Internet et défenseur de longue date de la vie privée sur la toile, a été arrêté et détenu pendant presque 30 heures sans audition le 11 avril à Quito, capitale de l’Équateur, pour une prétendue collaboration avec Julian Assange et des tentatives illégales de hacking informatique. Une fois l’audition commencée, aucune charge contre lui n’a été présentée, les autorités préférant demander une détention préventive de 90 jours.

Les allégations selon lesquelles il collaborait depuis l’Équateur avec des hackers russes sont étayées par la relation amicale qu’il entretient avec Julian Assange, ses visites à l’ambassade équatorienne à Londres et son soutien au travail de Wikileaks. Le 2 mai, la Cour de la province de Pichincha lui a interdit de faire appel et l’a renvoyé en détention dans le centre El Inca, sous le prétexte de nombreux livres sur l’hacktivisme informatique qui sont en sa possession.

Bini lui-même, ainsi que ses parents, ses conseils juridiques et de nombreuses personnalités politiques de premier plan considèrent que sa détention fait de lui un prisonnier politique du gouvernement Moreno, sa persécution étant motivée par la volonté de criminaliser Julian Assange, et de faire oublier les scandales de corruption qui accablent Moreno. Dans une lettre publiée le 6 mai, Bini expose son expérience du système carcéral équatorien, le décrivant comme « un mélange malsain de longues périodes d’isolement et d’ennui parsemées de menaces diverses et d’actes de violence ». Sous la pression des organisations internationales, la Cour de Pichincha a fini par proclamer sa libération au bout de 70 jours de détention.

de nombreux journalistes et Conseillers en communication sous le gouvernement Correa ont également subi des pressions de la part du gouvernement moreno. 

Cette campagne contre l’opposition a également pris la forme de censures incessantes de stations de radio d’opposition, de sites Internet d’information critique – ou publiant tout simplement des informations sur le scandale INA papers qui éclabousse le gouvernement Moreno.

Les journaux et sites web Ecuadorenmediato, Ruta Kritica, Radio Pichincha Universal et Hechos Ecuador ont été ou bien censurés, ou bien victimes de cyberattaques, ou bien purement et simplement arrêtés sur ordre du Ministère de la Communication de l’Équateur. De plus, de nombreux journalistes et conseillers en communication sous le gouvernement Correa, dont Fernando Alvarado, Marco Antonio Bravo, Carlos Bravo, Patricio Pacheco, Carlos Ochoa et Richard Macias, ont également subi des pressions et des harcèlements de la part du gouvernement Moreno.

Correa Chavez
Rafael Correa, ex-président d’Équateur, aux côtés de Hugo Chavez. Il est actuellement réfugié en Belgique. Ses proches sont victimes de procès politiques incessants en Équateur. ©Bernardo Londoy

Le régime Moreno ne montre par ailleurs aucun signe de ralentissement de la persécution des responsables de la Révolution citoyenne [nom donné au processus politique mené par Rafael Correa en Équateur de 2007 à 2017]. Un mandat d’arrêt préalable à tout procès a notamment été émis contre Ricardo Patiño, l’ancien ministre de la Défense, de l’Économie et des Affaires étrangères, sur des charges d’incitation à la violence – fondées sur un discours qu’il a donné en octobre 2018 dans une réunion interne de son parti dans lequel il appelait à une « résistance combative » impliquant une « saisie des institutions publiques » comme outil d’opposition au gouvernement de Moreno.

Patiño comptait parmi les figures les plus importantes du gouvernement Correa. Il a joué un rôle crucial dans la construction de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) et l’organisation de l’asile de Julian Assange, puis dans l’engagement du Mouvement de la révolution citoyenne (MRC, mouvement dirigé par Rafael Correa) dans les organisations d’opposition au gouvernement de Moreno et à son tournant néolibéral. Patiño a d’ailleurs quitté l’Équateur le 17 avril, et réside temporairement au Mexique.

Enfin, la guerre politique et psychologique contre Rafael Correa et Jorge Glas, ancien vice-président de Rafael Correa, semble atteindre de nouveaux sommets. Rafael Correa, cible de nombreux procès en Équateur, vit exilé en Belgique depuis deux ans. Jorge Glas, quant à lui, est toujours incarcéré dans la prison de Latacunga à Quito sous prétexte de corruption dans l’affaire Odebrecht. Son procès, présentant un certain nombre d’irrégularités et marqué par l’absence effective de preuves matérielles, n’est pas sans rappeler celui de Lula au Brésil. Jorge Glas, en plus de son rôle de vice-président, est également considéré comme l’une des figures majeures de la Révolution citoyenne, responsable en particulier de la mise en place et de la construction de plusieurs gigantesques projets énergétiques, comme celui de l’usine hydroélectrique Coca Codo Sinclair.

Deux autres conseillères de Rafael Correa ont été condamnées à des peines de prison, avant même qu’un procès régulier ait pu être tenu.

Dans sa tentative de décrédibiliser la légitimité du mandat de Correa et de Glas entre 2013 et 2017, le gouvernement Moreno et son avocat général ont tenté d’établir que l’entreprise brésilienne Odebrecht a été impliquée dans le financement illégal de la campagne de 2013 d’Alianza País, l’ancien mouvement politique de Rafael Correa, dans les élections présidentielles et législatives de cette année. Néanmoins, aucune preuve concluante ne semble être venue étayer ces accusations.

Deux autres conseillères de Rafael Correa à cette époque, Pamela Martinez et Laura Terán, ont été elles aussi détenues le 5 mai après la découverte de courriels présentant un transfert potentiel de près de 11,6 millions de dollars provenant de géants de la construction brésilienne vers le compte bancaire d’Alianza País pendant la période 2013-2014 – dans une affaire connue sous le nom d’Arroz Verde. Elles ont été condamnées à des peines de prison préventives, avant même qu’un procès régulier ait pu être tenu, alors que pèsent de sérieux doutes sur la solidité de ces accusations.

Dans le même temps, l’avocat général doit agir sur d’autres affaires de corruption, celles-ci davantage établies, comme celle des INA papers, qui ternissent la présidence de Lenín Moreno et mettent à mal son récit anti-corruption. Pour autant, il va sans dire que tant que Lenín Moreno occupera la présidence de la République équatorienne, ces affaires ne pourront faire l’objet d’aucune mise en accusation judiciaire.

Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales »

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© Bernardo Londoy

En exil en Belgique depuis deux ans, persécuté par son successeur qui l’a trahi et qui a récemment livré Julian Assange, Rafael Correa reste déterminé. Nous l’avons rencontré alors que son mouvement venait d’obtenir des victoires significatives au niveau local contre le pouvoir de Lenin Moreno. Au cours de cet entretien, nous avons pu aborder l’expérience de son passage au pouvoir et du processus de Révolution citoyenne, aujourd’hui en danger, mais aussi les barrières qu’il a trouvées sur sa route et la facilité avec laquelle tout ce qu’il avait construit a été démantelé. Presse aux mains de l’oligarchie, élites corrompues, judiciarisation de la politique en Amérique latine, Rafael Correa s’est livré sans détour. Entretien réalisé par Vincent Ortiz. Retranscrit par Aluna Serrano et traduit par Marie Miqueu-Barneche, Guillaume Etchenique et Maxime Penazzo.


LVSL – On assiste depuis quelques années à un retour en force du néolibéralisme en Amérique latine. En Équateur, ce basculement ne s’est pas opéré par l’arrivée de l’opposition au pouvoir (comme c’est le cas en Argentine ou au Brésil) mais par la subversion interne d’Alianza País, le parti qui vous avait porté à la présidence de la République en 2006 et qui a reconduit Lenín Moreno, que l’on désignait comme votre successeur. Comment cela a-t-il été possible ?

Rafael Correa – Tout d’abord, revenons sur le contexte. Nous sommes effectivement revenus en arrière par rapport à la fin des années 2000, où huit des dix pays d’Amérique du Sud étaient dirigés par des gouvernements de gauche. Cependant, le tableau n’est pas aussi sombre que dans les années 90,  où le second tour des élections opposait systématiquement la droite et l’extrême-droite, où la gauche n’existait pas. Aujourd’hui, la gauche existe, et elle ne stagne pas à 3 %. Au Brésil, elle est arrivée en seconde position aux dernières élections, ainsi qu’en Argentine. En Équateur, nous avons gagné, mais nous avons été trahis. Cette année, la gauche peut remporter les élections en Argentine et en Bolivie.

Il n’y a donc pas, comme dans les années 90, une domination généralisée de la droite. En revanche, elle est prête à tout pour anéantir les dirigeants de gauche partout où elle en a la possibilité, comme à l’époque des dictatures. Regardez le cas de Lula, de Cristina Fernandez de Kirchner, le cas de mon vice-président [ndlr l’ex vice-président équatorien Jorge Glas est aujourd’hui en prison, accusé de « corruption » par les autorités judiciaires équatoriennes], et mon propre cas. Ils essaient d’anéantir la gauche, mais celle-ci est encore profondément ancrée dans les sociétés ; il y a une véritable force qui s’est exprimée il y a quelques semaines pendant les élections locales en Équateur, pour ne donner qu’un exemple.

Que s’est-il passé en Équateur ? Nous avons été trahis. Le gouvernement a remis l’Équateur entre les mains des mêmes groupes qui dominaient le pays avant la Révolution citoyenne. Sa popularité est très faible, et il compte sur l’appui du pouvoir médiatique, contrôlé par les multinationales. Le gouvernement actuel sombre dans la dictature : il fait absolument ce qu’il veut, ne respecte pas l’ordre constitutionnel, ni les normes démocratiques, ni les droits humains, persécute ses adversaires politiques – mais comme cette persécution est dirigée contre nous, on ne dit absolument rien dans le reste du monde ; même en Équateur, les médias sont silencieux sur ces violations.

Le mal qui a été fait est immense, mais nous finirons par gagner.

LVSL – Pendant longtemps, le Conseil national électoral équatorien avait invalidé la création d’un Mouvement pour la Révolution Citoyenne qui représenterait vos partisans sous des prétextes divers. Le 24 mars dernier ont eu lieu les élections au cours desquelles vous avez finalement pu être représenté. Est-ce que vous diriez qu’on assiste à une normalisation de la vie politique en Équateur ?

RC – On a voulu empêcher notre participation par tous les moyens. On nous a volé Alianza País, le plus grand mouvement politique de l’histoire d’Équateur. Nous avons essayé de créer un nouveau mouvement, sous le nom de Mouvement pour la Révolution citoyenne, puis mouvement alfariste [ndlr, d’après Eloy Alfaro, personnalité marquante de l’histoire d’Équateur], puis Maná [ndlr, d’après une ville équatorienne] ; le Conseil national électoral nous a interdit la création de ces trois mouvements. Au moment où ils croyaient nous avoir éliminés, et que nous n’allions pas pouvoir participer aux élections locales du 24 mars, nous avons conclu un accord avec Lista cinco, un parti totalement marginal, mais qui nous a permis de participer aux élections. Malgré le grand nombre de candidatures que nous avons improvisées, malgré le fait que je n’ai pas pu faire campagne en Équateur, étant exilé en Belgique, nous avons gagné dans deux des trois provinces les plus peuplées du pays, et dans la plus peuplée nous sommes arrivés deuxième : cela démontre que nous demeurons la première force nationale.

LVSL – Quel bilan faites-vous de ces élections ? Vos candidats ont gagné dans deux provinces importantes, mais dans une grande partie du territoire vous n’avez pas pu vous présenter. Quel est l’état du rapport de force maintenant avec Alianza País ?

RC – Dans ce contexte, la victoire a consisté dans le simple fait de pouvoir participer ! (rires) Il y a trois mois, nous n’avions tout simplement pas de parti politique. Et les conditions étaient telles que lorsque lorsque les élections ont eu lieu, 30% de la population ignorait que Lista cinco représentait la Révolution citoyenne ! Si ces 30% avaient été informés, nous aurions gagné, par exemple, la municipalité de Quito. Nous avons participé à ces élections dans des conditions extrêmement défavorables, contre tout et contre tous – nous avons seulement pu compter sur le soutien de notre peuple.

Nous avons pu inscrire des candidats à la préfecture dans seulement douze des vingt-trois provinces, des candidats aux municipales dans seulement quarante-neuf des deux cent vingt mairies, et malgré cela, j’insiste, nous avons gagné deux des trois plus grandes provinces, nous avons plus de soixante-six représentants. Bien sûr, nous n’avons pas pu nous inscrire dans tout le pays, mais en nous inscrivant dans moins de la moitié du pays, nous avons obtenu plus de 12% du soutien du peuple. Une simple règle de trois nous indique que si nous avions pu participer dans toutes les provinces, dans tous les cantons, nous aurions au moins 25%. Sans que je sois présent en Équateur, sans qu’une partie importante des gens connaisse notre parti, avec un parti-écran…

LVSL – Nous avons évoqué tout à l’heure le basculement politique qui a eu lieu ces dernières années en Amérique latine, avec l’arrivée au pouvoir de forces néolibérales au détriment des gouvernements nationaux-populaires. Comment analysez-vous ce basculement ?

RC – En Amérique Latine, nous avons eu l’opportunité de créer les conditions internes et externes d’un développement souverain, digne, qui aille de pair avec la justice sociale. Ces conditions étaient réunies, par exemple, au sortir de la Seconde guerre mondiale. Quand les élites ont réalisé qu’elles perdaient le contrôle, elles ont opté pour la mise en place de dictatures militaires, dans les années 60 et 70. Aujourd’hui, elles sont de nouveau prêtes à tout pour anéantir tout mouvement progressiste, souverain, nationaliste, promouvant la justice sociale, qui contesterait leur pouvoir. C’est ce qui vient de se produire en Équateur.

Après avoir exercé une domination absolue dans les années 90, elles ont subi défaite après défaite, jusqu’à ce qu’elles en viennent à se dire : « plus jamais ça ! ». Considérant que les États-Unis les avaient négligées, les élites se sont finalement concertées afin de tout mettre en œuvre pour reprendre le pouvoir. Elles sont désormais disposées à anéantir les dirigeants de gauche, comme durant les années 70, à l’époque de l’opération Condor [ndlr, opération conjointe de dictatures militaires et de mouvements paramilitaires en Amérique latine, coordonnée par la CIA et le département d’État américain, visant à anéantir l’influence des communistes en Amérique latine ; elle s’est soldée par des dizaines de milliers d’assassinats et de cas de tortures en quelques années]. Nous assistons en ce moment à un Plan Condor 2.0, sans appui militaire, sans assassinats politiques : les élites se contentent d’assassiner des réputations, par le lynchage médiatique et les accusations judiciaires.

Regardez ce qui est arrivé à Lula, à Cristina Kirchner, à mon vice-président : il s’est écoulé près d’un an et demi depuis qu’on les a mis en accusation judiciaire pour « corruption », sans que l’on ne parvienne à trouver un seul élément concluant.

Cependant, nous ne sommes pas non plus dans les mêmes conditions que dans les années 90. Nous ne sommes plus la « gauche des 3 % » ; j’ai moi-même une base électorale d’environ 40 % en Équateur. Le Parti des travailleurs a fini second aux élections présidentielles brésiliennes, les héritiers du kirchnerisme ont terminé seconds aux élections présidentielles d’Argentine, et remporteront probablement les prochaines élections.

Les élites sont prêtes à tout pour réduire ces alternatives à néant, par l’usage de leur arme la plus létale : la presse. Ceux qui pensent que nous pouvons entamer des processus de changement sans remettre en cause le système médiatique dominant en Amérique latine n’ont rien compris. C’est quelque-chose qui nécessite une réflexion sérieuse : le principal instrument dont disposent les élites pour maintenir en place des gouvernements corrompus et détruire les vestiges du progressisme se nomme la presse. Nous n’avons plus de démocratie, nous avons une démocratie médiatique. La démocratie est censée venir du peuple, et non pas des propriétaires des médias. Si nous souhaitons une véritable démocratie, nous devons réfléchir à quoi faire de cette presse que l’on appelle fréquemment la « gardienne de la démocratie » et qui, lorsqu’on prête attention à l’histoire de l’Amérique Latine, s’est avérée être la gardienne des dictatures – et des pires dictatures.

LVSL – En Équateur, plusieurs ex-responsables de la Révolution Citoyenne ont été mis en accusation judiciaire sous le prétexte de la « corruption ». Votre ex-vice-président Jorge Glas est en prison, vous-même avez été attaqué par le système judiciaire équatorien. Comment analysez-vous ce processus de judiciarisation de la politique en Équateur ? Pensez-vous que l’on assiste au même phénomène qu’en Argentine ou au Brésil ou les juges s’érigent en faiseurs de rois ?

RC – C’est une stratégie régionale. Les élites n’ont plus besoin de l’armée, mais si elles en avaient besoin, elles n’hésiteraient pas à faire appel à elle. Le pouvoir médiatique et les auxiliaires de justice leur suffisent : ils subissent diverses pressions de la part du pouvoir économique et politique, puis  vous désignent comme « coupable ». Ils ne disent plus « faites entrer l’accusé », mais « faites entrer le coupable », comme à l’époque de Franco.

Ils ont pris le contrôle de la justice, ont toujours eu la mainmise sur les moyens de communication, et peuvent ainsi appliquer ce que l’on appelle le lawfare : la guerre légale, la judiciarisation de la politique. Voyez ce qu’ils ont fait à Lula : ils le détiennent depuis près d’un an, lui interdisent de participer aux élections présidentielles, alors qu’il était le seul qui pouvait battre Bolsonaro. Après quoi, le juge Moro, qui lui a interdit de se présenter aux élections, a accepté le poste de ministre de la justice du gouvernement de Bolsonaro. Il s’est passé quelque chose de similaire avec Cristina Fernandez Kirchner et mon vice-président. Ils n’ont trouvé aucun élément concluant contre eux mais les détiennent prisonniers depuis un an et demi. Nous avons mis nous-mêmes à disposition l’intégralité de nos comptes, qui contredisent leur version des faits, mais nous sommes sous le feu de vingt-trois procédures pénales et criminelles. J’ai la chance de pouvoir travailler en sécurité en Belgique, mais dans le même temps Jorge Glas est en prison. En Équateur, de nombreuses personnes doivent se défendre sans pouvoir travailler, contraints de vendre leur maison, leur voiture, etc.

Il s’agit d’une stratégie régionale destinée à anéantir les dirigeants de gauche et le progressisme. Elle se met en place par le martèlement, l’exagération, la sortie du contexte, l’accusation de corruption, qui aboutit à la destruction de vies politiques, permettant aux élites d’obtenir ce qu’elles n’avaient jamais réussi à obtenir par les urnes.

LVSL Dans votre livre publié en 2010, De la Banana República a la No República, vous analysez le cadre financier, économique et juridique imposé par les États-Unis à l’Équateur : la dollarisation, la mise en place de traités de libre-échange, etc. Sous la Révolution citoyenne, vous avez finalement décidé de ne pas sortir du dollar, de ne pas remettre en cause tous les accords de libre-échange ; en 2016, vous avez même signé un nouvel accord de libre-échange avec l’Union européenne. Pourquoi ne pas avoir choisi de rompre avec ce cadre ? Pensez-vous qu’il est possible de mettre en place des mesures sociales dans le cadre de la dollarisation, en acceptant une certaine forme de libre-échange ?

RC – Si j’avais pu sortir de la dollarisation, je l’aurais fait. Mais les coûts étaient trop élevés. Nous avons donc tenté de mettre en place un modèle économique qui soit à la fois hétérodoxe et progressiste, dans le cadre de cette immense restriction qu’implique la dollarisation. Le principal problème tient au fait que nous n’avons pas le contrôle du taux de change ; le talon d’Achille des pays en voie de développement n’est pas le secteur fiscal mais le commerce extérieur. Le manque de productivité est dû aux facteurs suivants : si on n’est pas compétitif, le déficit du commerce extérieur va augmenter, et si on investit, le déficit augmentera pour tout processus de croissance et de développement. Une variable clef est la variation du taux de change, mais nous ne la contrôlons pas : ceci est la restriction de la dollarisation.

Quant au libre-échange, nous avons certes signé un accord avec l’Union européenne portant sur les bananes, à la suite de dures négociations, deux ans après la Colombie et le Pérou. Nous l’avons conclu avec réticence, mais nous étions obligés de le faire. En revanche, nous n’avons par exemple jamais conclu d’accord de libre-échange avec les États-Unis. En l’absence de politique monétaire (avoir le dollar revient quasiment à abandonner sa politique monétaire par l’instrument du taux de change), nous avons en revanche choisi de mettre en place un grand nombre de politiques commerciales (droits de douane, protectionnisme) qui ont rompu avec le libre-échange.

LVSL – La plupart des gouvernements latino-américains ont été confrontés au défi de la diversification, au fait que leur économie reposait généralement sur une logique extractiviste, concernant souvent un petit nombre de matières premières. Rétrospectivement, comment jugez-vous votre tentative de diversification de l’économie équatorienne ? Quelles ont été les principales contraintes qui ont empêché de faire aboutir ce processus ?

RC – Ce fut l’une de nos préoccupations dès le début. Mais ce sont des changements structurels qui ne peuvent advenir du jour au lendemain. L’absence d’une économie diversifiée, la dépendance à certains produits clefs, à certaines matières premières, est la définition même du sous-développement. Le sous-développement implique par nature une faible productivité. Pour dépasser ce modèle, qu’il s’agisse d’un modèle agro-exportateur ou extractiviste, il ne s’agit pas d’arrêter d’exporter – que l’on pense au soja pour l’Argentine ou aux bananes pour l’Équateur –, de fermer les mines, de stopper les extractions pétrolières, mais plutôt de mobiliser ces ressources pour développer d’autres secteurs. C’est ce que nous nous efforçons de faire depuis le début. Mais les résultats n’arrivent pas en une semaine, un mois, un an ou dix ans. Les processus de développement les plus rapides, dans les pays récemment industrialisés au développement tardif comme Singapour, la Corée du Sud ou Taïwan, ont nécessité 25 à 30 ans de dictature, dans un environnement géopolitique qui plus est favorable.

Nous avons fait au mieux, mais c’est impossible en dix ans. Comment nous diversifier ? En investissant dans le capital humain, afin de créer une économie de la connaissance, en investissant dans le tourisme. Quels en sont les principaux obstacles ? Nous devons former du personnel, et cela est l’affaire de générations. De ce point de vue, nous sommes très fiers de notre programme de bourses d’étude. C’est de loin le plus grand de l’Amérique Latine, comparable dans le monde seulement avec celui du Danemark. Il représente près de 20 000 bourses, plus que dans toute l’histoire de l’Équateur. Cela permet à des jeunes d’aller dans les meilleures universités du monde. Ils se familiarisent avec d’autres cultures et reviennent avec une nouvelle manière de voir les choses et de nouvelles réponses à des questions que l’on se pose aujourd’hui. Nous avons beaucoup parié sur le talent humain, avec ces bourses, mais aussi en exigeant beaucoup plus de nos universités.

LVSL – Votre situation actuelle à l’étranger vous oblige à faire campagne depuis les réseaux sociaux. Quelles difficultés cela implique-t-il ? Vous sentez-vous dans la position de Juan Perón lorsqu’il distillait ses consignes depuis la radio ?

RC – Perón a passé vingt-sept ans hors de son pays, j’espère que j’y reviendrai plus tôt ! (rires).

Après avoir quitté mon mandat avec un taux d’approbation de 70 %, j’ai naïvement pensé à me retirer de la vie politique. J’ai cru que nous avions réussi à consolider quelque chose qui allait se poursuivre, que nous avions forgé des cadres durables. Une de mes grandes déceptions a été de voir à quel point il a été facile de détruire ce que nous avions mis tant d’efforts à bâtir. On peut décider de se retirer de la politique, mais la politique ne nous abandonne jamais. Face aux attaques du gouvernement actuel, je suis obligé de m’impliquer en politique, et comme on ne me laisse pas rentrer au pays, je suis obligé de faire de la politique à travers un iPhone. Malgré cela, je reste le principal opposant à ce gouvernement. Et nous tenons ce gouvernement en échec.

LVSL – Vous avez fait le choix de ne pas vous représenter aux dernières élections présidentielles. Est-ce que vous ne tirez pas la conclusion que cela a affaibli votre tentative de Révolution Citoyenne ? Cela ne montre-t-il pas l’importance du leader dans les processus de changement politique ?

RC – C’est la fable de l’âne, du meunier et de son fils. Si j’avais continué, on aurait dit de moi que j’étais un dictateur, un caudillo, qui souhaite un pouvoir à vie. Maintenant que je suis parti, on me demande « pourquoi ? C’est irresponsable ! » (rires). Il n’est pas possible de contenter tout le monde. Je vois là la marque d’une double morale. Si Angela Merkel est au pouvoir pendant seize ans, élue quatre fois, c’est parce qu’elle est une leader et que l’Allemagne est une démocratie ; si c’est Evo Morales qui brigue un quatrième mandat, c’est un caudillo, et la Bolivie est une dictature.

LVSL – Votre exercice du pouvoir s’est légitimé par l’opposition que vous avez dressée entre la patrie d’un côté, et les élites équatoriennes de l’autre. En Europe, le terme de patrie est parfois rejeté à gauche, et associé à la droite. Que pouvez-vous nous dire de la mobilisation du discours patriotique pour articuler différentes demandes issues de la société ?

RC – Lorsqu’en 2006 nous avons commencé cette campagne, notre slogan était « retrouver une patrie » (volver a tener patria). Les spécialistes nous expliquaient que ça n’allait pas fonctionner, parce que les gens pensaient à leur portefeuille : il fallait parler de création d’emplois, de construction de maisons, d’augmentation des minima sociaux, de baisse des impôts, etc. Nous avons répondu : « nous voulons de nouveau faire rêver les gens ; nous voulons de nouveau avoir une patrie ».

Pourquoi ? Parce que notre patrie était détruite – d’où mon livre, De la Banana República a la no República : le néolibéralisme a tout détruit, jusqu’à la République. Quand je suis arrivé en Équateur, il y avait deux millions d’Équatoriens émigrés. C’est une chose de le dire, c’en est une autre de regarder cette réalité en face. Les émigrés ne sont pas des chiffres. Cette situation nouvelle signifie que beaucoup d’enfants (jusqu’à 50% dans certains cantons, comme Chunchi) étaient élevés par des voisins, ou par les aînés des fratries, parce que leurs parents étaient partis en Espagne, en Italie : des exilés de la pauvreté, suite à la crise qu’a produit le néolibéralisme en 1999. Des phénomènes jusqu’ici inconnus sont apparus, comme le suicide infantile. La société était déstructurée et démobilisée, les gens regardaient leurs chaussures, ils avaient honte de dire qu’ils étaient Équatoriens parce que nous symbolisions l’émigration, la pauvreté, l’exclusion, le manque d’infrastructures et de routes, les carences énergétiques, etc.

C’est là un de nos plus grands succès pour moi : nous avons réussi à faire de nouveau rêver les gens. Nous voulions qu’ils sachent qu’il était possible d’avoir de nouveau une patrie. Pour que les gens croient à ce rêve, il fallait réussir à le transmettre : cela ne signifiait pas être de droite, ou de gauche.

Que signifie « retrouver une patrie » ? C’est retrouver une société où chacun puisse trouver sa place, prendre de nouveau soin de sa terre, pouvoir être heureux sur le sol où il est né, ne pas avoir à émigrer de force. Voilà le sens du rêve que nous avons proposé à l’Équateur en 2006 : avoir de nouveau une patrie.

LVSL – Qui étaient les vendepatria [ndlr, terme utilisé en Amérique latine pour désigner les « traîtres à la patrie », littéralement les vendeurs de patrie] ?

RC – La droite, la même qui est au pouvoir aujourd’hui et qui se vend au Fonds monétaire international. Souvent, ce ne sont pas les États-Unis qui nous imposent un agenda, ce sont nos élites qui demandent, d’elles-mêmes, à ce qu’on leur passe la corde au cou. Ils ont eu recours au FMI sans que ce ne soit nécessaire. Ce sont eux-mêmes qui ont inventé la crise qui n’était alors qu’une simple récession créée par leur incompétence. Il y a bien sûr des intérêts en jeu : ils savent que les programmes du FMI signifient des privatisations, une baisse d’impôts pour les riches, etc. Voilà les vendepatria : ceux qui se soumettent à l’extérieur, pour appliquer des recettes qui viennent de l’extérieur, en fonction d’intérêts extérieurs.

LVSL – Les prochaines élections présidentielles en Équateur auront lieu en 2021, quelle est votre feuille de route d’ici là ?

RC – Nous sommes dans un moment très dur, et c’est la Révolution Citoyenne qui doit revenir à la tête du pays. Nous avons incarné le projet progressiste le plus couronné de succès d’Amérique latine ; nous sommes devenus une référence, dépassant même le continent américain. Jean-Luc Mélenchon, dans l’une dans une de ses campagnes, a présenté un programme qui s’appelait « Révolution Citoyenne », suivant ainsi l’exemple de l’Équateur. Il y a des chaires universitaires en Europe et aux États-Unis où l’on enseigne les politiques hétérodoxes de la Révolution Citoyenne, en particulier les politiques économiques et la gestion de crise. Par exemple, la manière dont nous avons réussi à surmonter ce qui est survenu en 2015-2016, lorsque le baril de brut est tombé sous les 30$, que le dollar s’est apprécié de 30%, et qu’un tremblement de terre de quasiment 8 sur l’échelle de Richter s’est produit en Équateur. Malgré cela, nous avons dépassé cet orage en un temps record, à moindre coût, et sans augmenter la pauvreté et les inégalités.

La Révolution Citoyenne doit revenir, et je serai où il sera nécessaire que je sois. Quel est le plan d’action ? Il va sans doute y avoir des élections anticipées, car malgré le soutien qu’apporte la presse corrompue au gouvernement, elle ne pourra pas occulter les scandales de corruption dont il fait l’objet. On a récemment découvert un compte bancaire secret appartenant au président de la République et à sa famille, où il recevait de l’argent sale issu de contrats avec le secteur public pour ses dépenses de luxe. Ils vont devoir organiser des élections anticipées comme l’indique notre constitution. Dès lors,  il faut se préparer à un scrutin national dès que le rapport de force changera. Tout le reste se résoudra, parce que ce n’est pas un problème juridique : c’est un problème politique.