« Nous ne sommes pas dans le même camp » : quand les classes dominantes rompent l’illusion du consensus

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© Aïssa Kaboré

Le 17 novembre 2018, la population française se soulevait et un mouvement historique commençait. Très rapidement, une répression policière sans précédent s’abattait sur les manifestants, légitimée par l’appareil médiatique. Aux yeux crevés et aux mains arrachées répondait la disqualification systématique du mouvement par les principales chaînes d’information. Le préfet de police de Paris, Didier Lallement, avait mieux que quiconque exprimé la rupture avec la neutralité de l’appareil d’État en déclarant à une manifestante : « Nous ne sommes pas dans le même camp ». Dans un ouvrage éponyme publié aux éditions Zortziko (Nous ne sommes pas dans le même camp – Chronique d’une liberté bâillonnée), Maïlys Khider analyse ce phénomène par le menu. Nous en publions ici un extrait.

Ne parlons pas de violences policières. Le monarque Macron l’a ordonné. Et il a raison [1]. Parlons plutôt de violences d’État. De ses préfets, de ses ministres de l’Intérieur. Violences de sa part aussi, puisque les sous-verges en question exécutent les ordres de l’Élysée.

En 2018, un an après l’élection inattendue d’Emmanuel Macron, la société française atteint un point de rupture : celui qui acta le début du mouvement des Gilets jaunes et, avec lui, le ravage d’une liberté d’expression déjà malmenée ; mais aussi le matraquage de la liberté de se montrer révolté dans l’espace public. N’en déplaise au souverain, cela vaut bien quelques lignes. Parler des Gilets jaunes implique d’assumer une certaine position.

Si beaucoup d’observateurs politiques se sont vivement opposés au mouvement, j’ai compté parmi les rangs des manifestants. À quoi bon feindre une neutralité inexistante ? Un positionnement militant n’entrave en rien une analyse approfondie. Ou, comme l’écrivait mieux que moi Albert Camus, le goût de la vérité n’empêche pas de prendre parti. Alors, afin de m’adresser directement à vous, lecteurs et lectrices, et afin d’être transparente quant aux expériences qui ont façonné ma pensée, permettez-moi de vous raconter une anecdote. Elle illustre si bien le traitement réservé au peuple descendu exprimer ses doléances, que je ne peux m’empêcher de m’en servir pour introduire mon propos. J’en suis sûre, beaucoup d’entre vous identifieront leur vécu à cette histoire.

L’après-midi du 1er mai 2019, c’est jour de Fête du travail. Il fait beau à Paris. Aucun nuage à l’horizon. La manifestation dûment déclarée s’élance au départ de Montparnasse pour rejoindre la place d’Italie. Un court trajet de trois kilomètres qui réunit retraités, professeurs, médecins, ouvriers, cheminots, étudiants, journalistes, syndicalistes et autres joyeux exaltés. Dans un esprit d’union, les corps avancent au rythme des percussions et autres musiques diffusées par les mégaphones des camions. L’ambiance est festive. On danse, on brandit des drapeaux et des pancartes, on discute politique. Le traditionnel « Anti, anti-capitaliste ! » trouve écho chaque fois que quelqu’un le lance. Le flot jaune fluo irrigue les avenues dans une respiration populaire.

En haut du boulevard de l’Hôpital, à 200 mètres de la place d’Italie, un barrage de forces de l’ordre bloque la foule, sans explications. En cortège de tête, les questions fusent mais restent sans réponse. L’incompréhension grandit à mesure que l’assemblée étourdie se compacte. Les rangs grossissent et se resserrent malgré eux. La chaleur de l’après-midi et la promiscuité font transpirer les corps. Des familles stagnent. Des enfants, des personnes âgées, des couples. Pas de débordements, mais tous sont comme assommés. Soudain, des bombes lacrymogènes pleuvent sur la foule. Les cibles les moins chanceuses pleurent, toussent, crachent, suffoquent. Pour fuir les effluves toxiques, certains redescendent l’artère parisienne à la recherche d’air frais. Surprise ! Un autre mur de policiers en armures attend là. Nous sommes nassés. Plus personne ne sait où se diriger.

Toujours pas de violence. De nouveau, les lacrymos s’échouent sur le sol, laissant s’échapper leur poison. L’agitation monte, mais la plupart des gens restent tétanisés. Chacun se réfugie dans un petit carré d’herbe, ou le long des immeubles. Un étrange ballet débute. Une chasse déconcertante. Des policiers déplacent des individus dans des directions aléatoires. « Allez par là-bas », somme sèchement un CRS sous son effrayante carapace. La jeune femme suit l’ordre. Un autre la presse de retourner à son point de départ. Le troupeau est ballotté, sans échappatoire. L’angoisse s’ajoute à la nervosité. Immobiles et craintifs, une femme et un homme, tous deux âgés, sont brutalement poussés dans un magasin par un agent surexcité. Ils se heurtent plusieurs fois aux stores de la boutique avant d’y entrer de force. Puis, le policier s’en va…

Pour saisir ce qui peut bien engendrer de tels comportements policiers, je remonte le boulevard et m’arrête au niveau de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. C’est là que s’est jouée l’une des scènes les plus glaçantes de cette journée. Un homme vêtu de noir et encagoulé fracasse l’entrée de l’hôpital à coups de marteau. Des Gilets jaunes lui hurlent de s’en aller : « Casse-toi! », « Dégage! », « Mais qu’est-ce que tu fais? ». Personne n’ose l’approcher. Là, une vingtaine de CRS percent la foule dans sa direction, jettent un regard sur lui… et poursuivent leur chemin. Pas un mot, une ligne, ni une image de cette scène dans les médias. Plus loin, le chaos a pris le dessus. Des poubelles prennent feu, la vitre d’une banque a été brisée. Une fois ces dégâts commis, tout le monde a été autorisé à passer et entrer sur la place d’Italie. Des affrontements entre manifestants et forces de l’« ordre » se sont poursuivis jusqu’à épuisement.

Après cette journée, le choc s’est mêlé aux interrogations : pourquoi cette nasse ? Tantôt stratégie du ministère de l’Intérieur censée contenir des débordements, tantôt traitement inhumain, femmes et hommes y sont réduits au rang de bêtes encerclées, piégées, traquées et gazées. Pour rappel, la nasse est censée isoler des individus dangereux ou violents. En 2017, le préfet de police promettait au Défenseur des droits, préoccupé par le recours à cette pratique, que les nasses avaient été remplacées par des techniques d’encerclement de nébuleuses inquiétantes.

Mensonge avéré. Les questionnements ne s’arrêtent pas là. Pourquoi ne pas avoir arrêté le black bloc qui cognait la Salpêtrière ? Pourquoi avoir agressé des personnes âgées ? Pourquoi brimbaler les gens de gauche à droite, d’avant en arrière ? Pourquoi les médias n’ont-ils (dans leur immense majorité) rien rapporté de tout cela ? Autant d’interrogations qui obligent à explorer ce qui reste de notre liberté d’expression collective en France. J’emploie volontairement le terme « liberté » et non pas droit.

Car les cinq années passées ont taillé une vive démarcation entre ce droit théoriquement fondamental de manifester et la réelle marge dont nous disposons pour exprimer des exigences sociales dans l’espace public. Et ce de manière groupée, sans que le pouvoir tente de nous châtier et nous décrédibiliser, tremblant à l’idée de voir un peuple déterminé à récupérer ce qui lui est depuis si longtemps confisqué : la possibilité de participer à l’orientation de la politique de son pays. D’être acteur et non plus simple témoin mécontent et victime du massacre social organisé depuis trente ans, et aggravé par Emmanuel Macron.

Dans un pays qualifié de « démocratie », cette participation est loin d’être un acquis. Le dépouillement de toute forme de souveraineté et les frustrations qu’il provoque ont été mis au grand jour dès le 17 novembre 2018, lors de la première manifestation des Gilets jaunes. Sans nier l’importance de mouvements sociaux précédents, la révolte des Gilets jaunes fut une flambée d’autant plus impressionnante qu’elle éclata à la suite de l’augmentation du prix du pétrole, une « mesurette » sans grand enjeu pour de riches technocrates étrangers à l’impact de l’amputation de quelques dizaines d’euros dans un mois. Cette fois-ci, l’accumulation de maltraitances sociales a conduit à un embrasement soudain. Il fut le fruit de l’explosion d’une colère latente.

La mise à l’ordre du jour d’une multitude de revendications négligées, ignorées. C’est pourquoi, par souci de clarté, j’ai décidé de concentrer la réflexion qui suit autour des Gilets jaunes. Sans minimiser l’importance d’autres formes de violences (notamment en banlieue ou lors de rassemblements pour l’environnement), il ne semble pas imprudent d’affirmer que la crise des Gilets jaunes mérite une attention toute particulière : la persistance des rendez vous chaque samedi, l’ampleur des rassemblements, les revendications nouvelles qui ont éclot (le référendum d’initiative citoyenne par exemple), mais aussi la visibilisation de personnes venues des périphéries et le sentiment national qu’elle a créé, en font un phénomène majeur et à part.

Le mouvement des Gilets jaunes cristallise à lui seul des enjeux de liberté d’expression, de réunion, de renouvellement de nos institutions, de répression et de survie de la démocratie. Malgré la fin du mouvement tel qu’il a existé durant environ un an et demi (de 2018 à début 2020), ses acteurs restent marqués par les événements. Ce livre n’aurait pu exister sans eux : Gilets jaunes, avocats, magistrats, journalistes et chercheurs, qui ont nourri la réflexion qui suit. Car il reste indispensable d’analyser par quels moyens imbriqués (physiques, psychologiques et politiques) nos élites ont tenté (ont-elles réussi ?) de briser l’énergie engrangée et de défaire la vigueur d’un corps social réuni pour parler d’une seule voix.

Notes :

[1] « Ne parlez pas de « répression » ou de « violences policières », ces mots sont inacceptables dans un État de droit. » Emmanuel Macron, le 7 mars 2019, lors du grand débat de Gréoux-les-Bains

[2] Rapport 2020 de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), Maintien de l’ordre :
à quel prix ?

Loi « anti-casseurs » : « Il y a donc tout de lieu de penser que… » ou le triomphe de la « répression prédictive »

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Emmanuel Macron © http://en.kremlin.ru/

« Je parle bien de brutes, M. le député. Non pas de casseurs, [mais] de brutes, qui considèrent que l’objectif, samedi après samedi, est de briser des vies, et de menacer des policiers » déclarait le Ministre de l’Intérieur le 29 janvier 2019 à l’Assemblée nationale. Il ajoutait : « S’appuyer sur le temps judiciaire, c’est faire en sorte que ceux que l’on voit casser le samedi puissent le samedi suivant être à nouveau devant les mêmes forces de l’ordre ».


Prévenir les violences militantes1 en amont pour ne pas avoir à les réprimer en aval. Ne plus attendre la survenance d’actes délictueux au cours d’une manifestation de rue2, mais suspendre momentanément la possibilité de manifester des personnes considérées comme susceptibles de se soustraire volontairement aux règles ordonnant la « bonne manifestation » : telle était l’idée-force de l’article 3 de la nouvelle loi dite « anti-casseurs »3 qui fut finalement censurée par les sages du Conseil Constitutionnel. Ceux-ci jugèrent que dans sa rédaction cet article portait atteinte aux libertés publiques, notamment celle du droit d’expression de ses idées et opinions, atteinte qui n’était ni proportionnée, ni suffisamment encadrée par le législateur. Cependant, ce n’est pas le principe d’une interdiction individuelle de manifester décidée par le préfet qui est jugée anticonstitutionnelle, mais uniquement ses modalités. Ce qui peut laisser dire que la mesure pourrait réapparaître sous une forme différente lors d’une prochaine loi sécuritaire.

Si son premier objectif était aussi de lutter contre les violences contestataires intervenant dans le cadre de manifestations de rue, la loi dite « anti-casseurs » de 20194, qui se veut une réponse aux violences du mouvements des gilets jaunes, se distingue de celle votée le 8 juin 1970 par la majorité des droites conduite par le Premier ministre Chaban-Delmas. Cette dernière visait à adapter le droit pénal pour mieux réprimer ce qui était perçu alors comme « certaines formes nouvelles de délinquance »5 dans ces années 1968 où la conflictualité politique et sociale demeurait remarquablement élevée, notamment dans les universités mais aussi dans les usines6. Elle se singularisait par l’instauration d’une « responsabilité solidaire » à travers la création d’un nouvel article dans le code pénal, l’article 314. Aussi, visait-elle d’abord à pénaliser les actions violentes et concertées de groupes organisés appelés alors « commandos », qui pouvaient désigner les actions coups de poing7 planifiées par des groupements politiques appartenant aux dissidences communistes8 (trotskistes, maoïstes), ou au mouvement nationaliste (Ordre nouveau).

Puis, dans le cadre des rassemblements de rue illicites débouchant sur des violences, il s’agissait de poursuivre sur le plan pénal les auteurs des déprédations, et aussi les « participants actifs » de ces rassemblements illégaux et violents, c’est-à-dire tous ceux qui, sans user eux-mêmes de violence, seraient demeurés sur place une fois les violences commencées au lieu de se disperser pour exprimer leur désaccords avec les atteintes à l’ordre public alors en cours. Ces derniers, par leur seule présence physique, pourraient être considérés, du point de vue des autorités, comme solidaires et par là même complices de ceux qui auraient été les vrais auteurs de ces voies de fait, et donc pourraient voir leur responsabilité pénale engagée au nom d’un principe de « coresponsabilité ». Cette responsabilité pénale collective, jugée étrangère au droit français, amena des juristes à qualifier cette loi de « monstre juridique », ou de « loi grecque »9 en référence à « la dictature des colonels » (1967-1974) du fait qu’elle consacrait le règne de l’arbitraire ;comme le dénonça François Mitterrand dans une intervention télévisée le 29 avril 1970, elle en venait en définitive à « supprimer pratiquement le droit de se rassembler ».

Presque un demi-siècle plus tard, l’enjeu pour les autorités n’est plus tant de faire « payer les casseurs » au sens propre comme au sens figuré, en espérant par ailleurs que la publicité des peines encourues puisse avoir une fonction dissuasive pour prévenir les comportements politiques jugés anormaux, que d’empêcher par des mesures de police administrative les « casseurs de casser » dans l’espace public. L’espace public étant ici entendu, comme le définit Eric Doidy10, comme « un espace abstrait de discussion et de confrontation des critiques et des justifications », c’est-à-dire un « espace du politique ».

L’article 3 de la proposition de loi de 2019 instaurait un dispositif directement inspiré11 du droit d’exception qu’est l’article 5 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence. En effet, cette disposition accordait aux préfets la possibilité d’interdire par arrêté à des personnes présumées dangereuses pour l’ordre public d’accéder à une partie ou à la totalité d’un territoire d’une commune pendant un temps limité, et donc de ne pas pouvoir se rendre à des manifestations de rue autorisées. L’interdiction de séjour était utilisée pour entraver la liberté de manifester de personnes suspectées de vouloir attenter à l’ordre public. Ces méthodes ont été, en dépit de leur relatif manque de notoriété dûe à la partialité du couvrage médiatique, abondamment utilisées pendant la dernière application de l’état d’urgence notamment.

Fort de ce constat, en dépit de la censure en dernière instance du Conseil constitutionnel, il convient de mettre en exergue la philosophie de cette législation coercitive qui apparaissait comme une nouvelle étape dans le processus législatif visant à prévenir toujours plus en amont les violences susceptibles d’intervenir lors de manifestations de rue.

I) « La criminalisation de l’intention présumée » : le précédent fondateur de 2010

Le chercheur en droit pénal, Olivier Cahn, a décrit12 « la domestication de la rue protestataire » par le pouvoir d’État: pour ce faire, ce dernier aurait pris pour prétexte les violences militantes récurrentes des « black-blocs »13 lors de manifestations revendicatives ou de rassemblements dans la sphère publique.

Déposée par le député-maire de l’UMP, Christian Estrosi, le 5 mai 2009, dans le contexte politique troublé des violences survenues en marge du contre-sommet de l’OTAN à Strasbourg14, avec la présence d’au moins deux mille black-blocs venus de France, d’Allemagne, d’Italie, de Suisse, cette proposition de loi, qui sera adoptée15, visait à renforcer « la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public ».

Si elle se donnait pour objet de lutter contre les « bandes violentes »16, notamment aux abords des établissements scolaires17, qui seraient devenues un mal récurrent dans certains quartiers dits « sensibles », Christian Estrosi tint à préciser dans l’exposé des motifs et dans son rapport, que les dispositions comprises dans cette proposition de loi visaient également « les débordements violents en marge de manifestations du fait de casseurs encagoulés »18. Cette précision non-fortuite amena Olivier Cahn à considérer19 que la problématique des « violences de groupe » – en milieu scolaire ou dans les quartiers ségrégués où pouvaient survenir des règlements de compte entre bandes rivales20 – n’était qu’un prétexte commode pour légitimer une évolution de l’arsenal répressif pour prévenir les violences collectives qui conduiraient les manifestations à dégénérer en « zones de non droit »21.

Les manifestations sur la voie publique sont ici appréhendées comme un territoire à part entière, une sorte d’espace, dont l’existence est tolérée sous certaines conditions22 par un État pouvant décider souverainement par l’intermédiaire de la force publique d’en reprendre le contrôle, s’il juge que le seuil de l’intolérable a été franchi par ceux dont l’agrégation donne corps à la manifestation. La modification du Code pénal en 2010 conduisit à vouloir pénaliser23 la participation à un groupement dans la rue susceptible, selon l’appréciation subjective des forces de l’ordre, de dégénérer en « violences volontaires » contre des personnes ou des biens. Encore une fois le député-maire de Nice est clair quand il explique que l’article Art. 222-14-2. vise à répondre « pleinement à un objectif de prévention » en permettant « de sanctionner les membres qui, en connaissance de cause, appartiennent à un groupement ayant des visées violentes, avant même que cette bande ne commette un délit déjà prévu par le Code pénal ».

Ainsi, dorénavant permettait-on légalement aux forces de police d’agir en amont, et cela dès la formation d’un groupement d’individus jugés suspects, pour mieux prévenir les violences redoutées. Il ne s’agit plus de répression réactive, basée sur la matérialité, ou sur des éléments de réalité, mais d’une répression qui serait d’abord le produit d’une « imagination anticipatrice »24 contre, selon Olivier Cahn, des « ennemis intérieurs » : « Dès lors, si le citoyen ne peut être interpellé qu’après qu’il a mal agi, ”l’ennemi”, au contraire doit être neutralisé avant qu’il puisse exprimer sa nocuité »25. L’enjeu ici est d’anticiper les intentions des personnes dont on postule qu’elles entendent commettre dans le cadre d’une manifestation de rue des actes qui les positionneraient de facto en marge de la légalité. Il s’agit de devancer leurs supposés probables agissements en les interpellant avant qu’elles n’en viennent à transgresser les normes juridiques censées ordonner la manifestation de rue. La mise hors d’état de nuire intervient avant la réalisation des violences et non pas après elles: on se place au niveau de l’intention et non de l’exécution du délit. Olivier Cahn évoque une « anticipation discrétionnaire de la répression »26 qui se ferait « au mépris des exigences de la nécessité »27. En effet, la nécessité d’intervenir pour maintenir l’ordre public ne serait plus seulement déterminée en fonction de la réalité d’actes délictueux, mais selon un faisceau d’indices conduisant la police à prévoir la possibilité de comportements délinquants, et d’agir en conséquence en empêchant les personnes suspectes de les perpétrer. Désormais, la mauvaise intention prêtée à certains et non plus seulement des actes déjà commis, représenterait-elle un trouble caractérisé à l’ordre public, et justifierait une intervention policière contre ces manifestants perçus et traités comme des « délinquants en puissance ».

Ayant pour objectif de permettre à la police de réprimer sur ce qui lui apparaîtra comme des germes de violence, cette loi tendait à contrevenir à un des principaux fondamentaux du droit selon lequel l’intention est censée ne jamais être coupable, et donc ne peut raisonnablement être châtiée par la force coercitive. En cela, il constitua une césure dans le traitement policier des violences collectives, ouvrant ainsi la voie à des évolutions ultérieures qui seraient, elles aussi, justifiées au nom de la nécessaire prévention des délits de ceux qui voudraient délibérément désordonner les manifestations par leurs agissements. La loi dite « anti-casseurs » de 2019 s’inscrivait dans le prolongement de cette loi consacrant juridiquement la notion de « répression prédictive ».

II) « Loi anti-casseurs » ou rendre les malfaiteurs présumés personae non gratae des manifestations

A) Quand la « mauvaise réputation permettrait de prédire de « mauvaises intentions »

Après des semaines de violences contestataires en lien avec le mouvement des Gilets jaunes, le pouvoir d’État a décidé de profiter de la proposition de loi portée par des parlementaires LR depuis le mois de juin, et adoptée le 23 octobre par le Sénat, pour répondre à « l’ultra-violence » par « l’ultra-sévérité », selon les mots du Premier ministre Édouard Philippe le 8 janvier 2019.

Pour l’exécutif, la récurrence des transgressions au cours de la période récente nécessitait une évolution rapide et radicale de la législation afin d’enrayer un cycle de violences en France que le ministre de l’Intérieur fit remonter à l’automne 2012 et aux violences survenues en réaction de « l’opération César » à Notre-Dame-des-Landes qui visait à débarrasser la Zone d’aménagement différé (ZAD) des multiples lieux de vie afin de permettre le début des travaux.

Une fois encore, un pouvoir d’État prenait prétexte du contexte de violence de haute intensité auquel il était confronté pour procéder à une modification substantielle des règles de droit dans le but de les rendre plus efficientes. Celui-ci réagissait à chaud afin de répondre à une allégation de forte demande d’ordre émanant d’une partie de la population qui serait effrayée et exaspérée par le désordre incessant.

Comme en 2010, l’objectif affiché était de se doter de nouveaux outils légaux adéquats pour réprimer par anticipation des violences estimées hautement probables. Mais cette fois-ci, il ne suffirait plus de réprimer des regroupements d’individus suspects en procédant à leur interpellation mais d’intervenir encore davantage en nettoyant l’espace public de la présence indésirable de personnes a priori suspectes ; l’enjeu étant de réduire autant que possible les risques de violences dans le cadre des manifestations de rue.

Ce « passé qui ne passe pas » conduirait les autorités publiques à considérer comme presque fatals les débordements à venir du fait de leur seule présence. Dès lors, il ne resterait aux autorités compétentes soucieuses que la possibilité de frapper d’incapacité ces personnes suspectées28 en leur interdisant l’accès aux manifestations dans lesquelles elles seraient telles des poissons dans l’eau, pouvant s’adonner aux débordements dont elles sont réputées être familières. Tel est le sens de l’article 3 de la proposition de loi qui accorde aux préfets, et donc au Ministère de l’Intérieur, le pouvoir discrétionnaire d’interdire à un citoyen la liberté de participer à une manifestation sur la voie publique à partir du moment où son passé comporterait des éléments jugés suffisamment probants permettant d’en déduire sa dangerosité29, et par là même d’en conclure la nécessité d’agir par la voie de la police administrative pour prévenir les agissements qui conduiraient le malfaiteur présumé à pénétrer dans le champ de la répression pénale30. Le juriste Vincent Sizaire parle de « répression para-pénale »31 qu’il définit comme « un ensemble de dispositifs coercitifs visant à prévenir, voire à sanctionner des infractions, décidés et mis en œuvre par l’autorité administrative en dehors de tout contrôle de l’autorité judiciaire »32. Cette dernière n’est susceptible, en effet, d’intervenir qu’en aval de la décision privative33.

Ce changement est tout sauf mineur car aujourd’hui seul un juge a le pouvoir d’interdire à une personne condamnée pénalement de manifester pendant une durée déterminée. Il s’agit d’une peine complémentaire, à l’instar de la suspension des droits civiques, pour une durée temporaire. On est dans le registre de la double peine. Une fois la peine purgée, la personne recouvre sa citoyenneté de plein exercice, sans normalement avoir à craindre subir ultérieurement des restrictions de ses libertés. Ce passé judiciaire n’a pas vocation normalement à être instrumentalisé par des autorités administratives pour motiver des entraves dans le temps présent, auquel cas cela signifierait que la personne condamnée n’en a jamais totalement fini avec le châtiment34. Ainsi, on continuerait à lire son présent et son futur à l’aune de son passé, revendiquant ainsi une improbable faculté divinatoire, c’est-à-dire le fait de deviner des choses encore inconnues à l’instant T.

B) Ne pouvant tous les arrêter, ils ont préféré les invisibiliser

Mais pourquoi de la part du pouvoir d’État cette obstination de vouloir empêcher les fauteurs de troubles présumés d’exercer leur liberté de manifester ? Pourquoi ne pas se contenter d’interpeller après coup les citoyens s’étant rendus coupables d’actes délictueux dans le cadre d’une manifestation de rue ? Pourquoi faire ainsi de tels procès d’intention à des individus pour justifier leur mise à l’écart des défilés ? Pour l’historienne Vanessa Codaccioni, cela témoignerait « d’une contamination de l’appareil répression » par « l’antiterrorisme », ce dernier reposant d’abord sur la nécessité impérieuse de prévenir à temps les passages à l’acte de ceux qui sont considérés par les autorités comme susceptibles de franchir le Rubicon. On serait dans le registre de la « neutralisation préventive »35.

Pour le gouvernement, comme pour les sénateurs LR, il s’agirait a contrario de sauvegarder une liberté36 qui serait « le droit de s’assembler paisiblement » et qui, selon eux, « serait aujourd’hui menacé, en raison de l’agissement malveillant et récurrent de groupuscules violents qui agissent masqués pour échapper à la justice »37. Or, aux yeux des décideurs, les syndicats se sont révélées trop souvent incapables d’assumer efficacement leur rôle de sous-traitant38 dans la gestion du « maintien de l’ordre »39. Ils ne sont pas parvenus pas notamment, malgré la présence de services d’ordre chargés de créer les conditions matérielles de « l’appropriation pacifique de l’espace public »40, de veiller à ce que l’ordre interne des manifestations syndicales ne soit pas bouleversé du fait de la formation ritualisée de « cortège de tête »41 qui dessaisissent les organisateurs de ce qui est censé être la vitrine de la manifestation.

De même, ils considéraient que, seul, le pouvoir judiciaire – à l’instar des forces de l’ordre – serait impuissant à pacifier durablement l’espace public en mettant hors état de nuire les personnes se livrant à « des actions revendicatives violentes ». En effet, dans un contexte d’émeutes urbaines, il n’est pas possible de procéder à l’interpellation de toutes les personnes se livrant dans un espace temps donné à des actes de déprédation ou qui utilisent, dans le cadre d’interactions violentes avec des fonctionnaires de police ou de gendarmerie, des armes par destination. La proportion de ceux qui sont finalement appréhendés à la fin de la journée est le plus souvent inversement proportionnelle au nombre de personnes commettant au moins un acte délictueux, et qui seraient susceptibles de faire l’objet de poursuites sur le plan pénal. Le taux d’impunité est généralement très élevé, et nombreux sont ceux, surtout parmi les militants les plus organisés et expérimentés, qui sont convaincus que les chances d’être appréhendés sont en réalité infimes, sinon nulles. Cette certitude, nourrissant un fort sentiment d’impunité chez les émeutiers, et parallèlement une profonde lassitude et exaspération chez les forces de l’ordre, peut être interprétée par les autorités comme un véritable pousse-au-crime, comme un facteur criminogène.

Dès lors, une personne qui a été aperçue commettant des actes délictueux dans le cadre d’une manifestation sur la voie publique, mais qui n’a pas été pour autant interpellée sur le moment, ni a posteriori, peut parfaitement revenir autant de fois que les occasions s’offrent à elle.

À Rennes, en 2006, lors du mouvement anti-CPE, comme dans d’autres villes universitaires, nous avons vu des centaines de jeunes gens participer aux différentes émeutes qui se sont déroulées de façon hebdomadaire pendant les mois de mars et d’avril dans la foulée des manifestations de masse organisées par les organisations syndicales. Les fonctionnaires chargés du maintien de l’ordre essayaient d’interpeller ces jeunes émeutiers qui commettaient des actes délictueux en s’en prenant à leur intégrité le plus souvent avec des armes par destination (pierres, pavés, bouteilles en verre), soit qu’ils trouvaient sur place, soit qu’ils rapportaient par anticipation de l’émeute programmée. Mais les policiers ne pouvaient pas espérer tous les appréhender le même jour, sans même évoquer leur hypothétique déferrement devant un juge42. Pourtant, il ne fait pas de doute qu’ils avaient pu identifier nombre de ceux qui revenaient une fois, deux fois, de nombreuses fois se positionner volontairement en marge de la légalité.

Comment faire alors pour les autorités afin de prévenir la répétition de ces violences, devenues un rituel notamment chez les militants d’extrême gauche qui, revendiquant une « stratégie de la tension », postulent que la conflictualité ne devrait pas retomber mais bien se perpétuer par-delà la manifestation autorisée, ou qui font de l’émeute une fin en soi43 ?

Le meilleur moyen de prévenir les violences devait être d’empêcher les personnes repérées de revenir pour réitérer leurs exactions. Ainsi, à défaut de pouvoir les atteindre sur le plan pénal en les arrêtant en situation de flagrant délit, même si des arrestations auraient été toujours envisageables a posteriori grâce aux enquêtes diligentées par la police judiciaire, il restait la possibilité de restreindre la liberté de manifester de ceux dont les autorités ne voulaient plus avoir à subir la présence, c’est-à-dire ceux que le ministre de l’Intérieur a stigmatisé en les qualifiant de « brutes » dans son discours du 29 janvier devant la représentation nationale. Or, jusqu’à présent, rien dans le droit positif ne permettait aux autorités administratives d’agir en ce sens, si ce n’est entre 2015 et 2016 en détournant sciemment l’esprit de la loi de 1955 avec la fameuse disposition d’« interdiction de séjour ».

Ainsi, grâce à cette loi dite « anti-casseurs », les pouvoirs publics en la personne des préfets, disposeraient-ils dorénavant des moyens légaux pour agir en amont, et plus seulement en aval, en empêchant l’accès aux rassemblements de ceux dont les comportements antérieurs laisseraient à penser qu’ils seraient susceptibles de mal agir à nouveau, d’avoir des comportements anormaux, et représenteraient par là même une menace de violence à conjurer ?

De leur point de vue, il apparaissait évident qu’il existait un vide que la nouvelle législation permettrait de combler. Le fait qu’elle soit soutenue par les deux syndicats de police majoritaires44 ne constitue nullement une surprise : depuis longtemps, ces derniers se faisaient les porte-voix de leurs collègues qui expliquaient en avoir assez de voir revenir, semaine après semaine, les mêmes individus, comme si on remettait les compteurs à zéro à la fin de chaque émeute, et que ces derniers n’étaient pas comptables de leurs actes précédemment posés. Désormais, avec cette loi nouvelle, ceux qui se seraient rendus indignes de la possibilité de manifester devraient en payer le prix en subissant une sanction administrative, à défaut d’une sanction pénale. En effet, pour les autorités, si manifester constitue une liberté à laquelle peuvent prétendre tous les citoyens sans exclusive, il s’agit d’une liberté codifiée, réglée, strictement encadrée par la loi. Dès lors, ce qu’elles désirent sanctionner, c’est le mésusage de cette liberté, son dévoiement par la perpétration d’actes illégaux qui contreviennent à la conception légale, tolérable de la manifestation de rue.

III) Un militant politique « interdit de séjour » à Rennes en 2016

Nous souhaitons illustrer notre analyse critique en présentant un exemple concret d’entrave à la liberté de manifester décidée par une autorité préfectorale45.

Nous étions le 16 mai 2016, déjà deux mois que la mobilisation contre « la loi travail » faisait régulièrement la une des journaux en France. Si aucun texte de loi n’autorisait alors le préfet à prononcer des mesures préventives d’interdiction de manifester, nous étions toujours à l’heure de l’état d’urgence. Cela signifiait que l’article 5 de la loi du 3 avril 1955, permettant au préfet d’interdire dans un territoire donné, ici le département d’Ille-et-Vilaine, et pendant un temps limité, le séjour d’une personne « qui chercherait à entraver de quelque manière que ce soit l’action des pouvoirs publics », était toujours à l’ordre du jour.

Le jeune militant rennais était chez lui, se préparant pour se rendre à ce qui devait être une énième manifestation, lorsque trois fonctionnaires de police, dont un officier de police judiciaire, vinrent sonner à la porte de son domicile vers 10h pour lui remettre en main propre un arrêté préfectoral pris la veille, le 16 mai 2016, lui signifiant avec effet immédiat son interdiction d’aller et venir pour une durée de quinze jours dans un large périmètre de la commune de Rennes (du 16 au 30 mai 2016). Politique du fait accompli, décision unilatérale à l’exclusion de tout débat contradictoire : le pouvoir discrétionnaire de l’autorité préfectorale s’exprima ici dans sa crudité. Tout le centre-ville, c’est-à-dire là où se déroulait les manifestations, devint aussitôt une vaste zone interdite46. Ainsi, ne put-il pas se rendre à la manifestation syndicale prévue à 11h, ni à celle programmée le 19 mai. Il est intéressant de constater que la préfecture attendit le tout dernier moment47 pour notifier au militant son interdiction de séjour afin sans doute qu’il ne puisse pas engager une quelconque démarche auprès de la justice administrative visant à faire suspendre l’exécution de l’arrêté en question.

Après avoir décidé de procéder à la transformation de l’hyper-centre en citadelle imprenable à chaque nouvelle manifestation à partir du 17 mars 2016, au risque de créer des points de cristallisation qui débouchèrent sur des violences à plusieurs reprises, la préfecture d’Ille-et-Vilaine décidait-elle pour la première fois de sanctionner par une mesure extra-judiciaire un des principaux cadres organisateurs du mouvement étudiant à l’Université Rennes 2.

Il convient de revenir sur l’exposé des motifs ayant conduit la préfecture à prendre cette décision contre ce militant politique dont la présence dans les manifestations à Rennes était devenue indésirable.

La préfecture insista principalement sur le fait que cette personne visée par l’arrêté s’était déjà « défavorablement illustrée » du fait de sa supposée « participation à des actions revendicatives violentes dans le passé ». Cependant, elle fut bien incapable de fournir aussi bien les dates que l’objet de ces manifestations qui auraient été entachées de violence. Elle n’apporta pas d’éléments matériels prouvant de façon irréfutable l’implication de cette personne dans ces violences urbaines.

Par ailleurs, étant donné que cette personne n’avait jamais été condamnée, l’existence de condamnations pénales pour des faits de violences dans le cadre de manifestations ne pouvait être invoquée comme une condition de possibilité pour être sanctionné en application de la loi de 1955. En effet, l’accent fut mis sur l’expression politique de ce militant qui appelait par voie écrite et orale à la mise en œuvre « d’actions de grèves, de blocages et de sabotages ».

Ainsi, tous ces éléments amenaient-ils les autorités à postuler que ce militant, possédant une capacité de nuisance importante, risquait à court et moyen terme de se retrouver à nouveau associé à « des actions revendicatives violentes », et qu’il fallait, dès lors, prendre les mesures adéquates pour s’en prémunir, en l’occurrence l’interdire de séjour dans un périmètre suffisamment étendu pour l’empêcher de prendre part à des manifestations de rue.

Selon la préfecture, son absence serait a priori un gage de sûreté supplémentaire pour les forces de l’ordre qui n’auraient plus à subir ses comportements jugés inadmissibles. En réalité, si l’autorité préfectorale avait été réellement désireuse de maximiser les chances d’une tranquillité et une sûreté publique pleine et entière au sein de la commune de Rennes les jours de manifestation, une telle mesure aurait dû concerner non pas un seul mais des dizaines de jeunes gens, sinon des centaines, qui avaient pris part aux interactions violentes avec les policiers et gendarmes à Rennes, les 31 mars et 28 avril 2016 ; autant de violences répétées qui justifiaient du point de vue du préfet de recourir dorénavant à la loi du 3 avril 1955. Mais comment une telle décision portant atteinte à une échelle de masse à la liberté constitutionnelle d’aller et venir aurait été politiquement tenable pour l’autorité préfectorale, et a fortiori pour l’État ?

Dès lors, il est probable que ce qui détermina ce jour-là l’agir coercitif des autorités, ce fut moins la volonté d’aider les forces de l’ordre dans l’accomplissement de leur mission sécuritaire en les soulageant de la présence d’un individu présumé dangereux que de profiter de façon opportune de l’état d’urgence pour châtier un militant sans passé judiciaire, ne faisant l’objet d’aucune poursuite pénale, tout en entravant sérieusement son action militante, et ainsi faire un exemple dans l’espoir d’en dissuader d’autres.

Le militant frappé par cette punition extra-judiciaire décida le 23 mai 2016, comme le lui permettait la loi, d’engager une procédure de référé auprès du tribunal administratif de Rennes. Il voulut dénoncer le traitement qui lui était réservé, que son avocate considérait non seulement comme « disproportionné », « arbitraire », mais également comme « un détournement de pouvoir en faisant application du 3° de l’article 5 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’État d’urgence » dont la vocation première est de lutter contre ce qui est désigné sous le vocable polysémique de « terrorisme ». Finalement, admettant qu’en l’absence de manifestation déclarée ou même illégale d’ici à la fin de l’interdiction de séjour, cet arrêté « portait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir » du militant, le juge administratif des référés décida par voir de conséquence de suspendre l’arrêté du 16 mai 2016, et condamna l’État à lui verser la somme de 500 euros.

Les effets attendus de la proposition de loi dite « anti-casseurs », et notamment sa capacité à prévenir pratiquement les débordements en rendant exemptes les manifestations de la présence nocive des présumés malfaiteurs, sont très discutables.

En effet, ceux qui seraient visés par cette législation nouvelle ne seraient pas a priori ceux que le préfet de police de Paris a désignés à plusieurs reprises, depuis le mois de décembre 2018, comme étant des « casseurs d’opportunité » qui passeraient à l’acte sans avoir prémédité leur geste, sans l’avoir imaginé même, mais qui, « par “désinhibition », « effet d’entraînement », ou encore par « mimétisme », viendraient « à se livrer eux aussi à des violences injustifiables ».

Or, selon les contestations du préfet de police de Paris la grande majorité des « gilets jaunes » qui ont été interpellés à Paris entrent justement dans cette catégorie de personnes encore inconnues des services de renseignement, qui n’avaient aucun passif, aucun antécédent défavorable, et qui a fortiori n’étaient pas susceptibles d’avoir une « mauvaise réputation » auprès des autorités administratives. Aussi, la loi dite « anti-casseurs », même en vigueur, n’aurait pas concerné toutes ces personnes considérées comme des « lampistes » lorsqu’elles comparaissent au tribunal. Elles seraient venues manifester, sans en être empêchées, et peut-être se seraient-elles livrées à des violences. Cela amène à douter fortement de la capacité des pouvoirs publics à « sanctuariser » les manifestations de rue. Au lieu de verser dans la surenchère sécuritaire par le recours à des mesures dérogatoires au droit commun, au risque de remettre en cause le principe d’égalité des citoyens devant la loi, il aurait fallu se rappeler qu’aucune loi ni aucune force de maintien de l’ordre, en France comme ailleurs, ne permet de garantir absolument la sécurité publique.

Ainsi, cette loi de 2019, inscrite à l’ordre du jour en réaction aux violences répétées de Gilets Jaunes, aurait marqué un tournant dans l’histoire de la gestion du maintien de l’ordre en France. En effet, elle introduisait dans le droit commun une procédure jusqu’alors constitutive de l’état d’urgence, régime d’exception, confortant de facto l’idée que l’État se doit de légaliser, de normaliser, de banaliser une « justice d’exception »48 s’il désire réprimer efficacement certaines formes de violences pouvant émaner du corps social, et pas uniquement à l’occasion de périodes d’exception politique lorsque celui-ci est saisi de fortes convulsions.

Ayant pour principale caractéristique l’incrimination des intentions supposées néfastes pour l’ordre public de tel ou tel malfaiteur présumé pour mieux prévenir les violences dans le cadre des manifestations sur la voie publique, elle risquait en définitive de conforter « l’émergence d’un droit pénal substantiel de l’ennemi fondé sur l’anticipation de la répression »49, et de nourrir ainsi ce que Vincent Sizaire désigne comme étant « une proportion à l’arbitraire »50, révélatrice, d’après lui, d’une tradition autoritaire en matière pénale qui tendrait à prendre le pas sur une tradition libérale et républicaine faisant de la liberté et de la sûreté deux principes cardinaux.

Par Hugo Melchior.

1 Vanessa Codaccioni, Répression, L’État face aux contestations politiques, Paris, Éditions Textuel, 2019.

2 Olivier Fillieule, définit la manifestation de rue comme « une occupation momentanée par plusieurs personnes d’un lieu ouvert ou privé qui comporte directement ou indirectement l’expression d’opinions publiques », Stratégie de la rue, Paris, Presses de Science Po, 1997, p. 44.

3 Suite aux violences commises par des militants black bloc, forts de plus de 1 000 membres lors du défilé syndical du 1er mai 2018 à Paris, le sénateur Bruno Retailleau et plusieurs dizaines de ses collègues du groupe Les républicains, majoritaires au Palais du Luxembourg, ont défini une proposition de loi le 14 juin 2018 pour « graver dans le marbre de la loi la possibilité de mettre hors d’état de nuire les casseurs et les agresseurs des forces de l’ordre ».

4 Son appellation exacte est « loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations ».

5 L’intitulé exacte de la loi dite « anti-casseurs » publiée au Journal officiel le 9 juin 1970 est « Loi n°70-480… tendant à réprimer certaines formes nouvelles de délinquance ».

7 Le 24 avril 1970, Léo Hamon, porte-parole du gouvernement, évoqua à la télévision le cas du « musée Lénine » qui, situé rue Marie-Rose à Paris, dans l’appartement où le leader bolchevique en exil avait séjourné de1909 à 1912, avait été récemment saccagé.

8 Philippe Button, « Le PCF et le gauchisme. Acte I. La rencontre (1963-1968) », Revue historique, 2017/4 (n° 684), p. 855-874.

9 Expression du juriste et universitaire Maurice Duverger dans un article in le Nouvel Observateur , 22 avril 1970.

10 Eric Doidy , « Prévenir la violence dans l’activité militante. Trois études de cas », Revue française de sociologie, 2004/3 (Vol. 45), p. 499-527.

11 La loi dite « anti-casseurs » tendrait à s’inspirer également d’un dispositif en vigueur depuis 2006, et qui concerne ici le monde du sport. L’Article L332-16 du code du sport donne en effet la possibilité au préfet d’empêcher par voie administrative à des supporters de football « réputés » pour leurs agissements violents d’accéder physiquement à certaines enceintes où doivent se dérouler des manifestations sportives. Ces interdictions administratives de stades (IAS) apparaissent comme la matrice d’une « répression administrative » qui s’affirmerait de plus en plus depuis la deuxième moitié des années 2000 au détriment du rôle et du contrôle des juges. Voir à ce sujet Vincent Sizaire, « Du stade au laboratoire. Surveiller et punir le supporters, Délibérée, 2019/1 (N°6), p. 38-41.

12 Oliver Cahn, « La répression des « black blocs », prétexte à la domestication de la rue protestataire », Archives de politique criminelle, 2010/1 (n°32), p. 165-218.

13 Résultant de la réunion éphémère d’acteurs politique, appartenant le plus souvent à l’extrême-gauche « extra-parlementaire, anti-capitaliste et anti-fasciste », un black-bloc désigne un type d’action collective matérialisée dans un cortège de militants, habillés en noir pour être anonymes, susceptibles de recourir à l’action directe contre les symboles de l’État ou du capitalisme néolibéral. Francis Dupuis Deri « Penser l’action directe des Black Blocs », Politix, vol. 17, n°68, 2004, p. 79-109.

14 Des militants black-blocs se sont livrés à des exactions dans le quartier du Port-du-Rhin, près du pont de l’Europe: une station-service et du mobilier urbain ont été saccagés ; des bâtiments ont été incendiés, dégradés et tagués.

15 Loi n°2010-201 du 2 mars 2010 renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public, JO, 3 mars 2010, p.4305.

16 Le député précisa que selon le ministère de l’Intérieur , « 5 000 personnes, la moitié de mineurs, appartiendraient à l’une des 222 bandes connues en France » ; il s’agirait de les démanteler avec l’aide de ce projet de loi.

17 « Le 10 mars dernier, une vingtaine d’individus encagoulés, porteurs de bâtons et de barres de fer, faisaient intrusion dans le lycée professionnel Jean-Baptiste Clément de Gagny en Seine-Saint-Denis, saccageaient les lieux et blessaient trois lycéens et une assistante d’éducation ». Rapport n° 1734 de Christian Estrosi, au nom de la commission des lois, déposé le 10 juin 2009.

18 Idem.

19 « Cela ne laissait « guère de doute sur la volonté du législateur de voir l’application de cette disposition s’étendre aux manifestants sur la voie publique ». Oliver Cahn, « La répression des « black blocs », prétexte à la domestication de la rue protestataire », Archives de politique criminelle, 2010/1 (n°32), p. 165-218. Les pouvoirs publics auraient ainsi instrumentalisé sciemment le phénomène « des bandes », pour faire évoluer le droit pénal

20 « Au deuxième semestre 2008, les forces de l’ordre ont décompté pas moins de 200 affrontements entre bandes rivales, dont les trois quarts dans la région parisienne ». Extrait du rapport n° 1734 de M. Christian Estrosi, op.cit.

21 Idem.

22 Manifester de façon revendicative dans l’espace public, contrairement à la grève ou à la liberté de réunion, n’est pas un droit constitutionnel, mais une liberté individuelle strictement encadrée par le Décret-loi du 23 octobre 1935 portant réglementation des mesures relatives au renforcement du maintien de l’ordre public qui oblige notamment les organisateurs à déposer préalablement une demande d’autorisation auprès de la préfecture, et qui implique que cet investissement toléré de citoyens dans l’espace public se fasse sans commission de violence de la part des participants.

23 Art. 222-14-2. – Le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. »

24 Michel Rosenfeld, Antoine Garapon, Démocratie sous stress : Les défis du terrorisme global, Paris, PUF, 2016.

25 Olivier Cahn, ibid.

26 Idem.

27 Idem.

28 L’autorité préfectoral présumerait, essentiellement sur la base d’informations fournies par les services de renseignements sur lesquels aucune justification n’est demandée, les intentions transgressives de certaines personnes : elles se seraient en effet déjà « défavorablement illustrées » dans des manifestations précédentes.

29 « Lorsque, par ses agissements à l’occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes ainsi qu’à des dommages importants aux biens ou par la commission d’un acte violent à l’occasion de l’une de ces manifestations, une personne constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ».

30 Il est à noter qu’une personne n’ayant jusqu’alors jamais fait l’objet d’une poursuite, et a fortiori d’une condamnation pénale, peut être concernée à un moment donné par une telle mesure privative de liberté.

31 Vincent Sizaire, « Des sans-culottes aux gilets jaunes, histoire d’une surenchère répressive », Le Monde diplomatique, avril 2019, p. 4-5.

32 Idem.

33 La proposition de loi prévoyant que la décision d’interdiction de manifester doit être annoncée 48h avant le jour de la manifestation à la personne concernée, la décision du préfet de police peut faire l’objet d’un contrôle de la part du juge administratif si la personne visée par cet arrêté préfectoral décide de faire un recours auprès de ce dernier. Ainsi, il sera possible d’obtenir en référé l’annulation de l’arrêté d’interdiction si le juge considère a posteriori que l’arrêté pris par le chef de l’administration préfectorale n’est pas justifiée, ou jugée disproportionnée, portant par là même atteinte aux libertés de la personne.

34 En suivant les sénateurs LR à l’origine de cet article 2 controversé, il faudrait interdire à un ancien braqueur de bijouterie de pénétrer dans un périmètre déterminé sis autour de toute bijouterie, en raison de son passé de malfrat.

36 Selon la ministre de la Justice (Le Journal du Dimanche, 17 février 2019), au travers ce texte de loi, « ma volonté n’est pas d’entraver la liberté de manifestation, mais de réprimer les casseurs qui la menacent ».

37 Extrait de l’exposé des motifs de la proposition de loi déposé par les sénateurs républicains visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs », 14 juin 2018.

38 Isabelle Sommier considère, à l’instar des forces de police, les membres des SO comme des « spécialistes du maintien de l’ordre » in « La CGT : du service d’ordre au service d’accueil », in Genèses, 12, 1993, pp. 69-88.

39 Le maintien de l’ordre se définit comme « la gestion, par l’autorité administrative, de l’ensemble des rassemblements, hostiles ou non, de personnes sur la voie publique ou dans des lieux publiques, qui vont nécessiter un encadrement par la force publique. Dans la pratique, cela désigne tous les dispositifs à la fois de prévention (…) mais aussi les opérations de rétablissement de l’ordre quand celui-ci est troublé ».H.Vlamynck, « Le maintien de l’ordre: manifestations, réunions publiques et attroupements », AJ Pénal, Dossier, n°7-8 /2009, p. 289

40 Isabelle Sommier, « La scénographie urbaine des manifestations syndicales : le service d’ordre de la CGT à Paris », Les Annales de la recherche urbaine, N°54, 1992, pp. 105-112.

41 Apparu lors de la mobilisation contre la loi travail au printemps 2016, le « cortège de tête » représente un phénomène politique surtout à Paris mais aussi à Rennes et Nantes. Ce cortège « qui ne dépend de personne en particulier » remet en cause la façon dont les manifestations sont habituellement organisées en contestant aux directions syndicales le monopole de la tête de cortège considérée comme leur domaine réservé. L’enchâssement du « black-bloc » » dans le « cortège de tête » conduit à ne plus distinguer, à ne plus séparer le temps de la manifestation de celui de l’émeute.

42 Comme l’a rappelé la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, (Journal du Dimanche 17 février 2019), « toutes les interpellations ne donnent pas lieu à des gades à vue et toutes les gardes à vue n’aboutissent pas à des poursuites ou à des déferrements ».

43 Cf à ce sujet ce que dit Le Comité invisible in Maintenant, La Fabrique, 2017.

44 Alliance (31,84 %) et SGP-FO (34,44 %).

45 L’auteur de ces lignes en a fait l’expérience.

46 Le militant pouvait faire l’objet d’une poursuite sur le plan pénal s’il décidait de se soustraire à l’interdiction. Il risquait jusqu’à 6 mois d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende.

47 Dans le cadre de la loi dite « anti-casseurs » de 2019, cette stratégie de la préfecture sera normalement interdite étant donné que la notification de l’arrêté devra être adressée à la personne concernée au moins 48 heures avant la manifestation afin que cette dernière puisse, si elle le désire, faire un recours auprès du juge des référés.

48 Vanesse Cadoccioni, Justice d’exception. L’État face aux crimes oolitiques et terroristes, Paris, CNRS éditions, 2013.

49 Oliver Cahn, « La répression des « black blocs », op. cit..

50 Vincent Sizaire, « Des sans-culottes aux gilets jaunes, histoire d’une surenchère répressive », op.cit ;.

Algérie : « La principale stratégie du pouvoir, c’est la division » – Entretien avec Mathilde Panot et Mourad Tagzout

Alors que la tension reste palpable en Algérie depuis le printemps, nous nous sommes entretenus avec Mathilde Panot, députée La France Insoumise, et Murad Tagzout, son suppléant et militant franco-algérien pour la démocratie, à propos de leur séjour sur place, marqué par leur expulsion du pays en septembre dernier. Cet entretien apporte un éclairage in situ sur les questions d’ingérence étrangère, la condition des prisonniers, de l’émergence et de la pérennisation du mouvement sur place, et de la mise en place nécessaire d’une réelle solidarité internationale envers la lutte des Algériens. Entretien réalisé par Edern Hirstein, et transcrit par Dany Meyniel.


 

LVSL – Vous êtes allés en Algérie tous les deux. Pouvez-vous nous préciser quel était le programme prévu, les acteurs à rencontrer, et plus généralement la démarche globale de votre entreprise ?

Murad Tagzout (M.T.) – C’est un voyage auquel on pensait depuis un petit bout de temps déjà. L’idée était d’aller voir concrètement les acteurs de la révolution citoyenne dans leur diversité en tant que représentants de la France Insoumise. Ces acteurs sont relativement « classiques » – on compte notamment parmi eux les forces progressistes et politiques – mais existent en parallèle d’autres organisations, telles que celles précédant le mouvement – des collectifs pour les droits des femmes ou de l’homme. Puis évidemment aussi de simples citoyens. Dans un cadre de temps réduit et face à certaines contraintes.

Nous étions partis sur 5 jours, dont Alger et la Kabylie : pourquoi la Kabylie ? C’est la région la plus avancée en terme d’organisation et de constance révolutionnaire, et celle qui recèle à elle seule près de 80% des prisonniers politiques. Il s’agissait ainsi bien entendu d’exprimer notre solidarité : en les voyant, c’est-à-dire en allant leur parler, les voir, échanger avec eux.

Il y a un besoin énorme d’échanger avec l’extérieur et de briser la chape de plomb qui est encore très forte, en particulier en France du fait des liens entre l’oligarchie française et algérienne.

Ce sont nos deux jeunesses de mouvement et de changement social qu’il faut réunir, car elles ont les mêmes aspirations. Le potentiel de ces synergies rend la création d’un dialogue vraiment nécessaire comme condition minimum pour tout militant progressiste. Il s’agissait de construire des passerelles entre les jeunesses intéressées par un changement de société des deux côtés.

LVSL – Comment fait-on pour construire des passerelles avec un mouvement marqué par son caractère organique, pour l’instant assez flou ?

Mathilde Panot (M.P.) – De l’autre côté de la Méditerranée, juste à côté de nous, il y a une des plus massives révolutions citoyennes à l’œuvre dans le monde ! Donc au-delà même d’un acte de solidarité entre des peuples qui ont des luttes en communs, et avec un mouvement remarquable en de nombreux points, en tant que militants de la révolution citoyenne en France, il s’agissait pour nous d’apprendre et de comprendre : comment une telle mobilisation de masse est-elle possible ? Comment des mouvements populaires s’organisent, et se lèvent en masse ? Comment font-ils pour ne pas se laisser diviser ? Le mouvement ne se laisse pas diviser, c’est inouï !

On nous parle souvent de la Kabylie, et des aspirations différentes entre les berberophones et les arabophones, je peux vous dire que les techniques utilisée par le pouvoir pour diviser le peuple ne marche pas ! Il y a une réelle intelligence du peuple. Face à ces diversions politiques et ses tactiques de division !

En France, nous ne parlons pas de ça ! Or il y a des similitudes structurelles : le dépassement des cadres institués, des partis, des syndicats, et de la société civile. Et la question de l’auto-organisation qui se pose évidemment. Cependant, ce qui revenait principalement de nos échanges a été l’inquiétude face à l’augmentation drastique de la répression.

M.T – Cela fait en effet quatre mois qu’on est dans une répression qui va crescendo, qui cible trois catégories : une partie dite « de diversion », en forme de tentative de calmer la colère populaire en punissant les oligarques, les politiques et les profiteurs du système en premier ; ensuite des individus considérés comme organisateurs ; et puis plus durement des jeunes, pour faire peur ! Le plus jeune ayant 18 ans, c’est un mouvement massif. Les arrestations se font pour des motifs triviaux : atteinte à la sûreté de l’état, démoralisation des troupes.

En France, la répression est sanglante parfois. En Algérie, c’est plus psychologique et pernicieux. On enlève des gens !

M.P. – Ils organisent ce qu’ils appellent des « disparitions », comme ce qui est arrivé au Président du RAJ (le Rassemblement Action Jeunesse, ONG algérienne fondée en 1992).

M.T. – L’image du mouvement est pourtant intacte. Un des militants emblématiques du mouvement, un grand défenseur des Droits de l’Homme originaire de la région du M’Zab, est mort au mois de juillet des suites de sa grève de la faim. Un autre jeune est mort au début du mouvement à Alger.

Le pouvoir a une stratégie simple : celle de la division, au-delà même des répressions violentes comme en France. Le premier des exemples est celui de la Kabylie bien sûr, avec, comme nous l’avons vu, les disparités entre Alger et les villes en région. Il existe effectivement une grande différence de traitement des arrestations entre elles : à Alger, les porteurs du drapeau amazigh (ou berbère) sont systématiquement arrêtés alors que ce n’est pas la cas à Oran par exemple. Alger est donc bel et bien une vitrine pour le pouvoir en place.

LVSL – Vous êtes la seule membre d’un parti politique français à s’être rendue en Algérie. Pouvez-vous revenir brièvement sur les conditions matérielles de votre interpellation ?

M.P – Voici ce qu’il s’est passé : premières rencontres à Alger, avec une avocate du comité contre la répression et différents partis politiques le jour même, puis avec des mouvements féministes car je pense que la place des femmes est très intéressante dans ce mouvement.

Le maire de Chemini, dans la région de Béjaia nous attend ensuite. Nous allons à donc à Béjaia, et nous arrivons à la fin de la marche des étudiants. On est interpellés par les gens présents et on s’entretient avec eux, car c’est l’un des objectifs de notre voyage. La question de l’emploi est souvent revenue : des années d’études puis le chômage, la difficulté à joindre les deux bouts, même en occupant plusieurs emplois.

Après avoir discuté avec plusieurs manifestants, on s’éloigne de la fin du cortège, auquel j’insiste, nous n’avons pas participé (le gouvernement algérien le prétend pourtant). Nous allons vers un restaurant et c’est à ce moment que nous nous faisons arrêter. L’arrestation a l’air d’un contrôle de routine, mais ce n’en est bien sûr pas un. Les policiers nous emmènent directement au commissariat. L’unité de lutte contre les stupéfiants nous prend en charge. Ils prennent à ce moment-là Murad à part car il est franco-algérien, puis nous montent l’un contre l’autre en confrontant nos versions des faits. Quels faits ? Ils nous demandent « qui nous a demandé de venir en Algérie », et face à cela nous ne cachons rien : « nous sommes venus parler avec les gens ».

Avant de partir, le commandant nous intime que le café littéraire qui nous avions prévu le lendemain à Chemini ne va pas se tenir -sans jamais l’avoir évoquée avec eux-. Les policiers nous relâchent mais continuent de nous suivre de façon ostensible.

En allant vers Chemini, suite de notre visite, les autorités organisent un barrage routier qui a pour effet de créer un bouchon (qui se résorbe après notre mise sur le bas-coté). La, c’est la seconde arrestation, nous sommes retenus presque 3 heures sur le bord de la route, avant que « les ordres d’en haut » les obligent à nous dire qu’ils vont nous livrer aux autorités compétentes. Le Maire de Chemini et Redraa Boufraa (conseiller départemental), représentants du RCD viennent, eux, nous soutenir. Nous refusons, bien entendu, cette arrestation sans motifs, et notre transport à Alger vers une destination inconnue sans qu’il nous soit fourni plus d’explications.

À ce moment-là, nous appelons l’ambassade de France et son numéro d’urgence – mais celle-ci est incapable de nous promettre une quelconque aide. Le consul en personne estime que le cas de Murad, franco-algérien, court plus de risques vis-à-vis des autorités algériennes, et ne peut promettre de nous loger à l’ambassade.

Face au blocage de la situation et après avoir discuté avec nos amis algériens, nous décidons d’obtempérer et sommes donc contraints de rentrer à Alger sous escorte. Et ce sans rien nous dire quant aux conditions routières, que les routes sont bloquées par des manifestants. Nous devons les obliger à s’arrêter pour manger, et le trajet dure 7 à 8h au lieu des 4 prévues.

Une fois arrivés à Alger à trois heures du matin, cela fait depuis 17h que notre liberté est directement entravée, cela fait plus de 10 heures que nous sommes entre leurs mains, immobilisés : c’est une privation de liberté, clairement.

La douzaine de policiers qui nous a suivis pendant tout ce temps nous disent alors qu’ils se réservent le droit de nous revoir le lendemain matin, et se mettent en faction devant les deux sorties de l’hôtel.

M.T. – Par rapport à notre démarche en amont, nous avons demandé les visas, évidemment. D’ailleurs, lorsque nous avons fait cela, les autorités nous ont proposé une réception officielle, afin de nous récupérer politiquement. Nous l’avons refusé. C’est une situation commune pour les personnalités politiques françaises, surtout « les jeunes » originaire du Maghreb en général, lorsqu’ils rentrent au pays. Les autorités algériennes étaient bien entendues informées de la venue de Mathilde et de son équipe et auraient aimé organiser une visite sous leur contrôle, donc très lisse.

À ce titre, ils ont dû être bien désappointés du caractère très libre de nos déplacements et de notre communication plutôt transparente. Ils ont donc clairement voulu mettre un terme à une visite conduite dans ces conditions et notamment empêcher l’organisation du café littéraire prévu à Chemini le troisième jour.

Le lendemain de l’incident, les policiers étaient toujours devant l’hôtel. Assignés à résidence à Alger et suivis en permanence de la sorte, la question se posait de mettre fin au voyage au vu des risques encourus.

Mais surtout, il nous était impossible de continuer nos rencontres : cela allait mettre en danger les personnes que nous étions censés rencontrer. Continuer notre programme a semblé trop dangereux pour les acteurs locaux comme pour nous-mêmes.

LVSL – Qu’entendez-vous par cafés littéraires ?

M.T. – C’est un mouvement original et de fond. Il est important, je pense, d’en parler : ils s’organisent depuis quelques années, dans un pays ravagé au niveau culturel, par la guerre civile et l’hiver islamiste, des cafés littéraires qui constituent une vraie bouffée d’air frais pour les gens de la région (notamment en Kabylie). Ces cafés s’organisent dans toute la région et aussi dans des localités de petites tailles.

Ce ne sont pas les « banquets » de la classe ouvrière française du XIXème mais presque. Ce mouvement des cafés littéraires a permis au peuple de reprendre goût au débat. Ce sont des événements très populaires et des espaces d’expression précieux. Ceux-ci ont sûrement été en partie à l’origine du mouvement populaire d’aujourd’hui.

Les gens continuent d’en organiser et ce, jusque dans les grandes villes. Au début, ces événements étaient vraiment basés sur la présentation d’une œuvre littéraire, mais ça va à présent largement au-delà. Il est en effet possible aujourd’hui d’organiser un débat sur l’agriculture de montagne ou sur quasiment n’importe quel sujet d’intérêt. Avec ce qu’il se passe actuellement dans le pays, ce sont des occasions évidentes de parler de politique, ce sont petit à petit devenu des cafés citoyens sur de vrais thèmes politiques. Le thème de la Constituante y est par exemple très présent en ce moment.

Il faut tout de même savoir qu’en Algérie, il n’est pas possible d’organiser des événements de la sorte sans l’aval des autorités. Pour les cafés littéraires, cela a posé un problème à un moment donné : ils ont voulu les interdire. Il y a deux ans, une manifestation nationale a eu lieu à Aokaas près de Béjaia, avec des milliers de citoyens et des intellectuels dont Kamel Daoud, les manifestants brandissant un livre à la face des autorités. C’est un réel cadre d’expression que s’est donné le peuple pour se réunir et s’exprimer.

Ainsi, un café littéraire avec une députée insoumise sur le thème de la révolution citoyenne et l’écologie, cela a dû au moins les angoisser, en tout cas, ça n’a pas dû leur plaire beaucoup.

LVSL – Comment qualifieriez-vous l’attitude des autorités consulaires françaises ?

M.P. – L’effacement. On nous explique ainsi que les autorités algériennes sont très fébriles, que les derniers mois nombre de gens ont été expulsés ou se sont vu refusés leurs visas, et en particulier des journalistes. Donc le conseil sous-jacent était bien de faire profil bas.

En ce qui concerne le dénouement de la situation, est-ce bien l’appel direct du ministre Jean-Yves Le Drian qui a amorcé votre expulsion « de fait » ?

M.P. – Nous n’en sommes pas vraiment certains. Mais effectivement, il a fallu je pense qu’au bout d’un moment que les choses se débloquent et que les autorités françaises réagissent. À ce titre, c’est une conférence de presse improvisée par Jean-Luc Mélenchon, dans la salle des Quatre-Colonnes à l’Assemblée Nationale, qui a permis d’interpeller réellement le Président de l’Assemblée. Richard Ferrand a, lui, vraiment joué son rôle de président de l’Assemblée…

M.T. – Il faut tout de même admettre une certaine réticence à évoquer le sujet algérien en général, dans les médias comme de la part des membres de la majorité (ou affiliés). Des expressions commencent doucement à se faire entendre : issues de maires, des élus comme Rachid Temal (sénateur socialiste), quelques démocrates… Ça commence à prendre une certaine forme, malgré la relative omerta médiatique.

Mathilde n’a même pas été invitée à France 24, France 24 où il y a des débats en permanence sur les relations internationales. Bon ce qui nous rassure c’est que RT France ne nous a pas invités non plus ; ça veut dire qu’on n’est pas trop mal…

LVSL – Du point de vue des autorités algériennes, vous mentionnez le fait que les autorités et les forces de l’ordre vous ont demandé « qui vous a demandé de venir en Algérie ? ». Qui est donc cette main de l’étranger selon vous et quels intérêts avaient-ils à vous arrêter ?

M.P. – En fait, il y a deux choses : une des manières de discréditer ce que nous avons fait, ce qui a fait la une de certains médias proches du pouvoir là-bas, c’est de nous montrer comme des espions, des personnes qui essayeraient de faire de l’ingérence, de décider à la place du peuple algérien. D’autant plus que je suis une députée française et c’était pour eux une manière de discréditer le mouvement et justement de ne pas parler de ce pourquoi nous sommes venus…

Le deuxième point, c’est que dans cet interrogatoire-là, ils ont précisément cherché à savoir avec qui nous avions prévu des rencontres, et qui nous avions identifiés comme interlocuteurs sur place. Donc de savoir avec qui on avait des liens, afin d’exercer leurs techniques répressives.

M.T. – Ces militants-là ont déjà été arrêtés, et ils continueront de subir des arrestations, je ne veux pas dire de chiffre, mais presque trois-quarts des personnes qu’on a rencontré ont été arrêtées et relâchées, en une semaine, deux ou trois fois.

« La main de l’étranger » qu’évoquait Mathilde est permanente dans le discours du pouvoir.

Elle a été plus prononcée ces derniers temps, la députée Maria Arena du Parlement européen de la Commission des Droits de l’Homme a par exemple évoquée la situation des prisonniers politiques algériens. Le pouvoir a d’ailleurs fait pression sur l’Union européenne qui a reculé par rapport aux propos de cette députée par rapport aux droits de l’Homme. Donc il y a ce jeu-là de la pression et la pression en retour d’un pouvoir aux abois.

Il y a un enjeu réel dans le mouvement populaire algérien de la jeunesse il y a tout ce caractère inédit, cette massivité, cette créativité, cette volonté, cette soif de l’extérieur qu’il s’agirait de pouvoir canaliser afin de créer les conditions propices à la mise en place d’une réelle solidarité internationale.

Ce coup de la “main de l’étranger”, c’est un peu, comme nous le disions, le coup des Kabyles contre le reste de l’Algérie. Ils ont quelques coups comme ça et ils les utilisent à l’usure.

Donc, même si la question de l’ingérence étrangère peut être posée, il n’en reste pas moins que notre voyage, il me semble, a permis de médiatiser un peu plus les conditions – qui empirent – dans lesquelles les Algériens mènent leur lutte.

On a des demandes d’interview. Il y a des gens qui s’expriment pour dire que notre voyage a eu aussi cet effet-là, je l’ai vu dans les réseaux sociaux : de susciter un débat entre les gens donc leur rapport au reste du monde et à la France en particulier.

M.P. – En ce qui concerne les réactions sur place, il y a les deux, l’idée que nous avons pu servir de caution à la communication du pouvoir algérien sur « la main de l’étranger ». Soit, mais elle est loin d’être majoritaire. Les gens sur place espèrent surtout qu’au niveau français, ça aide à briser ce mur du silence dont on parlait.

En fin de compte, ce qu’il est important de relater, c’est ce que subissent les jeunes qui ont vingt ans, vingt-deux ans, vingt-cinq ans, ils sont d’abord en détention provisoire pendant quatre mois, puis passent devant le juge et on est en train de requérir cinq ans de prison ferme contre des gens qui ont juste pris un drapeau en main.

Et qu’en ce moment, vu l’augmentation de la répression, il y a un réel besoin : celui qui attend qu’une solidarité internationale se constitue et que justement l’on continue d’interpeller les différentes forces politiques, les citoyens, les associations en France et dans l’Union européenne en demandant : quand parlera-t-on de ces jeunes-là ?. Pour le coup, je pense que le pouvoir a fait une erreur. C’était une marque de solidarité importante quoi qu’il arrive, mais ça n’aurait pas eu cet impact-là s’ils ne nous avaient pas empêchés  de parler avec les gens.

M.T. – Mathilde a rencontré plusieurs fois la jeune qui vient de fêter son anniversaire, ses vingt-deux ans vendredi dernier en prison, militante de l’Hirak et les jeunes, les avocats et tous nous ont dit : continuez, on en a besoin !

Après, il ne faut pas se leurrer, il faut aussi dire que les conditions dans lesquelles la révolution se joue, ce n’est pas un champ de roses, un pays immense avec des jeux de division du peuple volontaires, une main-mise sur les médias lourds du pouvoir. Aujourd’hui, nous sommes dans une phase d’attente.

On a vu aussi un exemple très concret de ce que signifie aujourd’hui la guerre électronique de la part des régimes autoritaires : ils ont des bataillons de ce qu’on appelle des « mouches », c’est-à-dire des gens qui envoient des messages violents, obscènes et souvent complotistes.

M.P. – Une des choses qui ressortait le plus c’était “occupez-vous des gilets jaunes, alors que notre position à la France Insoumise est clairement en soutien et contre cette répression incroyable de Castaner sur les gens…

M.T. – Et tu avais aussi, notamment sur internet “occupez-vous de vos affaires”, ou aussi “vous êtes liés aux Kabyles vous voulez séparer le pays”, et puis du sexisme évidemment vis-à-vis de Mathilde.

LVSL – Que pensez-vous qu’il faille faire pour mobiliser les forces de progrès en France et en Europe afin qu’elles manifestent leur solidarité à l’égard d’un peuple en lutte ? L’angle d’attaque serait donc d’insister sur les détentions arbitraires et les conditions des détenus politiques en Algérie pour justement utiliser l’argument des Droits de l’Homme pour faire bouger les gouvernements ici ? Est-ce la seule arme à votre disposition ?

M.T. – Il y a plusieurs angles d’attaque, il y a celui-là évidemment. Il y a d’abord la conscience que c’est très difficile, qu’il y a encore une chape de plomb et qu’il faut vraiment faire beaucoup de bruit pour pouvoir faire avancer cette cause dans l’opinion.

Le peu de relais dans les « médias lourds » nationaux donne le cadre dans lequel on agit et montre bien les liens qui existent entre les deux oligarchies, les liens très forts qu’a la France avec le régime algérien.

Et ça aussi c’est une des questions importantes et qui démontre la force et la clairvoyance de ce mouvement populaire, c’est à dire que très tôt dans les manifestations les gens avec les affiches ont exprimé la conscience de la profondeur historique de leurs actions.

C’est un moment où ils renouent avec leur histoire, ils sont dans l’appropriation, ils sont dans une bataille d’émancipation de leur pays, ils parlent d’une deuxième indépendance et dans les manifs et ils pointent le poids des impérialismes. La France dans ce cadre a une position particulière. Il y aurait les Colonel Massu et les Maurice Audin. Les manifestants dénoncent eux aussi la main mise de l’étranger et plus particulièrement son emprise sur les décisions gouvernementales. Ils pointent très clairement la France d’un côté et les Émirats de l’autre.

Une loi sur les hydrocarbures va être votée et il y a des manifestations monstrueuses à Alger, à Oran, à Béjaïa contre ce texte qui brade les intérêts nationaux, qui ouvre la voie à une exploitation des gaz de schiste accélérée.

Donc l’un des angles est bien évidemment humaniste – le respect des droits etc. – mais il est également possible de dénoncer avec eux l’emprise de l’oligarchie sur l’économie et les conséquences en termes économiques, sociaux et environnementaux que cela peut avoir sur nos sociétés. S’élever contre l’oligarchie, c’est aussi dénoncer Total qui a pris la majorité des parts dans l’exploitation des hydrocarbures dans le sud algérien par exemple.

M.P. – Cette loi sur les hydrocarbures est symptomatique de ce qu’il se passe en ligne de fond : concrètement, le système est en train de donner des gages à l’oligarchie en général pour s’assurer des soutiens, tout en se servant eux-mêmes au passage. Total a ainsi obtenu depuis le mois de mars un certain nombre d’ouvertures, d’accès très importants.

Et en termes d’intérêt entre les peuples, il y a des choses à expliquer aux Français aussi: nous faisons face aux mêmes oligarchies, au même système économique inique. Selon moi, c’est l’angle d’attaque le plus important.

Sur la question des détenus, il est essentiel de nommer ceux qui sont enfermés. Lorsque les autorités algériennes réalisent qu’il y a une attention internationale, une attention des peuples sur les gens, ils ne peuvent pas faire n’importe quoi et dans un sens ça les protège aussi… Il va falloir multiplier les efforts, car on ne sait pas jusqu’où ils sont prêts à aller.

Ensuite la deuxième des choses c’est ce que disait Mourad sur le fait d’agir en France vis-à-vis du peuple français : on envisage des conférences en France sur ce qui se passe en Algérie notamment pour expliquer ce qui se passe, pour dire évidemment que l’on a des luttes en commun mais aussi pour dire qu’on a des choses à apprendre !

L’Algérie est encore beaucoup dans le moment destituant, dégagiste. Or dans des révolutions citoyennes il y a le moment destituant et puis il y a un moment constituant. Il y a beaucoup à apprendre des Algériens.

M.T. – Enfin ! Ce qui se passe en Algérie ne peut pas être sans effet sur la France, sur l’Espagne, sur tout l’Ouest de la méditerranée !

En France, une population d’origine algérienne de plusieurs millions de personnes, très active est prête et volontaire à créer des ponts et des coopérations. Nous sommes dans cette situation où tu as tous les dimanches depuis huit mois sur la place de la République des milliers de personnes. Il nous faut soutenir cet effort. Nous sommes la France Insoumise, nous voulons construire un monde de coopération, une méditerranée de coopération.

M.P. – Pour ce qui est de la France Insoumise, il y a au moins cinq ou six groupes d’actions qui ont déposé des vœux dans leurs conseils municipaux, dès le printemps, de solidarité sur la question de la répression etc. Ils sont bien seuls. C’est l’ensemble des forces progressistes françaises qui devrait exprimer sa solidarité.

Moi, par exemple j’ai fait deux voyages de solidarité depuis que je suis députée, l’autre c’était au Rojava. On en a moins parlé pourtant. C’est peut-être un sujet plus consensuel. L’enjeu sur l’Algérie, c’est que ça pousse les autres forces politiques à se positionner.

Centre commercial occupé : Extinction Rebellion remporte une première victoire

Derrière le rideau, @Ugo Padovani

Samedi 5 octobre 2019, le mouvement écologiste Extinction Rebellion a occupé le centre commercial parisien Italie 2. Prélude à une semaine d’actions de désobéissance civile à travers le monde entier, cette opération s’est inscrite sous le signe de la convergence entre différents mouvements sociaux. La tactique d’occupation du millier d’activistes présents a laissé les forces de l’ordre relativement désarmées et incapables de reprendre les lieux. Retrouvez le récit d’une démonstration de force qui s’est déroulée dans une atmosphère bouillonnante et conviviale.


« Mais vous êtes qui vous, bordel ? » s’exclame Michel, commerçant au visage sanguin, lorsqu’il découvre un groupe de jeunes gens qui bloquent sa galerie commerciale alors qu’au loin monte le tumulte d’une fanfare. La scène se déroule le matin du 5 octobre 2019, un samedi pluvieux, à l’abri du centre commercial Italie 2 dans le XIIIe arrondissement de Paris. Un jeune homme souriant et chevelu, écologiste aisément détectable avec son écharpe et son pull délavé, commence à expliquer la démarche d’Extinction Rebellion au vendeur. « C’est quoi encore ces guignols, vous êtes des sortes de gilets jaunes ? » s’étrangle Michel alors que dans le hall, un millier d’activistes multicolores chante toujours plus fort.

Dying des membres de XR, sous les yeux d’une version virtuelle de Raphaël Varane.

Né à Londres en novembre 2018 et lancé en France en mars 2019, Extinction Rebellion ou XR est un mouvement international de désobéissance civile exprimant ses revendications écologistes par l’action non-violente. Il est mieux connu du grand public depuis l’affaire du Pont de Sully qui a vu ses militants écologistes et non-violents, gazés par les forces de l’ordre le 28 juin 2019 dans un contexte caniculaire dans tous les sens du terme. Avec la montée en puissance de la conscience écologique au sein des opinions et le développement croissant de ses effectifs, XR entre dans une nouvelle étape de sa lutte pour l’environnement avec la Rébellion internationale d’octobre (RIO).

La RIO est une semaine d’actions fortes coordonnées dans plusieurs grandes métropoles du monde et menées par les différentes antennes nationales de XR. Quelques jours après avoir publié une tribune de convergence des luttes – Nous ne demandons rien à l’État, nous voulons tout reprendre : la joie, la liberté, la beauté, la vie, publiée sur Reporterre, et à quelques heures du lancement de la RIO, Extinction Rebellion France est passée à l’action avant l’heure en réunissant ses cosignataires dans une opération de blocage qui vraisemblablement fera date.

Lancement de l’action de blocage dans le hall du centre commercial Italie 2

 

Extinction Rebellion affirme la convergence autour de la question écologique 

Il est environ 10h quand le collectif pénètre dans le hall du centre commercial, entame ses chants et déploie ses banderoles. L’action a été préparée en toute discrétion, le lieu et l’heure précises ayant été dévoilés au dernier moment. Les journalistes ont été invités sur les lieux par le biais de canaux sécurisés. Autour de XR qui compose le gros des effectifs de cette opération, plusieurs mouvements cosignataires de la tribune précédemment évoquée et aussi variés que Youth for Climate, le Comité Adama, Cerveaux non disponibles, ou encore, plusieurs groupes de gilets jaunes sont présents. Médusés ou agacés pour certains, amusés pour la plupart, les passants continuent à déambuler entre les scènes de dying et les chants anti-Macron, alors que les magasins qui venaient tout juste d’ouvrir commencent à fermer.

Des militants de XR et de Youth for Climate

À l’aube de cette journée d’occupation qui commence dans une ambiance très festive, on rencontre Lorette, membre de Youth for Climate, qui se retrouve tant dans la radicalité des objectifs de XR que dans le principe de désobéissance civile : « Il faut souvent désobéir à ses parents pour désobéir au gouvernement. Mais on le fait pour une bonne raison : on veut embarquer le maximum de gens dans une révolution sociale et écologique. » L’objectif, nous explique un membre de Extinction Rebellion, qui répond au pseudonyme de Soir, « C’est de mobiliser 3,5% de la population pour bloquer le pays. Des études ont montré que c’est la part de la population qu’il fallait en général pour qu’un mouvement populaire entraîne un changement de système. C’est ce qu’il faut pour obliger le gouvernement à agir face au désastre écologique face auquel il reste inactif de manière criminelle. »

Le homard, symbole politique fort depuis la démission de François de Rugy

Dans la foule, on retrouve également des membres de mouvements dont les premières revendications n’étaient pas forcément orientées sur l’écologie. Le lien avec les gilets jaunes, mouvement plutôt représentatif de la France des petites villes et de la ruralité, on le retrouve bien dans le témoignage de Guillaume, la quarantaine qui porte le fluo : « La convergence, c’est devenu l’évidence parce que ce qui fait du mal à l’humain fait du mal à demain, et vice-versa ! ». Quant à Assa Traoré, porte parole du Comité Adama – du nom de son frère, elle estime que le monde écologique doit parler des quartiers populaires, mais aussi de l’Afrique et de l’Asie dont les populations sont et seront les premières victimes du système productiviste. « C’est important de dire que quand on parle d’écologie ou de violence policière, on ne peut pas le faire sans parler des quartiers populaires. Nous avons tous ce même système répressif face à nous : l’État, la police, les gendarmes, cette machine de guerre que nous avons en face de nous, c’est la même ! Nous sommes devenus soldats malgré nous, ils ont construit en nous des soldats, face à cette machine de guerre qui n’a ni sentiment ni états d’âmes ni remords. Mais cette machine de guerre, il faut la renverser. »

La machine de guerre, elle ne tarde pas à se mettre en place puisque juste après 11h commence le siège du bâtiment par les forces de l’ordre qui tenteront de premières incursions légères aux alentours de 12h20, sans succès : le blocage semble alors parti pour au moins quelques heures.

Un centre commercial transformé en village : l’affirmation d’une culture alternative commune

Alors qu’il semble acquis que le blocage durera au moins jusqu’en fin d’après-midi, les militants écologiques de XR commencent à mettre en place l’organisation auto-gérée des lieux dans une atmosphère radicalement conviviale et festive. En plus des toilettes du théâtre de la ville dont on s’assure du bon usage, on construit des latrines supplémentaires, bricolées sur place, afin de répondre du mieux aux besoins. Rapidement, aux côtés des boutiques fermées, on voit apparaître des échoppes qui fabriquent des cookies dans de petits fours amenés pour l’occasion, qu distribuent des vivres et qui parviennent du dehors par de petites trappes et portes dérobées : tout le monde est nourri gratuitement ou à prix libre, et seul le café aura véritablement manqué.

Atelier de préparation de tartines pour les bloqueurs

On trouve même une librairie improvisée avec la présence des éditions du Goéland, dont l’un des membres, Camille, qui nous présente un ouvrage qui semble avoir du succès aujourd’hui : « Il s’agit d’un texte critique de l’écologie du renoncement. On ne renonce pas, on créé un nouveau monde en détruisant l’ancien. L’écologie c’est des nouveaux lieux, de nouveaux liens. Ça marche pour une ZAD comme pour un rond-point où se rencontrent des êtres humains. On veut sortir d’une écologie un peu chiante pour amener une écologie plus souriante. » Des sourires justement, on en lit de nombreux sur les visages, notamment ceux de Jeanne et Sara : « Jamais on a été autant d’écologistes dans un centre commercial, ni si longtemps, et c’est pas si nul que ça finalement ! » lance la première en riant. « Plus sérieusement, reprend Sara, vu l’impact de la consommation sur le réchauffement climatique, c’était intéressant de venir bloquer un centre commercial aujourd’hui et montrer qu’on a pas besoin d’eux. »

Affichage de la communication d’Exctinction Rebellion sur les vitrines

En lieu et place de la logique du centre commercial, on voit naître une petite Cité éphémère avec ses institutions : très régulièrement, une assemblée générale se réunit au sous-sol pour traiter des affaires communes, des questions de principes aux enjeux les plus pratiques (gestion des entrées et sorties, élaborations de nouveaux messages et de banderoles communes, etc.). Sur l’esplanade située tout en haut, à côté de l’Hippopotamus désormais fermé, on trouve une assemblée plus ouverte où chacun est invité à prendre la parole librement sur des sujets au choix : on trouve autant un gilet jaune syndicaliste qui parle d’éco-féminisme qu’une habitante de quartier populaire qui fait le constat du relatif manque de diversité sociale et ethnique du mouvement. Au loin, on entend toujours le bruit d’un tambour, un chant anti-fasciste ou encore un « Extinction, rébellion ! ». Ainsi semble naître une culture collective dans ce village naissant au cœur de Paris.

Une militante de XR rebaptise les lieux

Tout autour de cette partie du centre commercial qui est au main des occupants écologistes, on voit des visages curieux tendre l’œil par une vitre ou échanger quelques mots par une grille. On voit se dessiner la frontière entre deux mondes qui fonctionnent de manière radicalement différente, et pourtant, de part et d’autres, on ne peut s’empêcher d’échanger, de se raconter ce qui se passe. Du côté d’Italie 2, on assiste à une séance de méditation improvisée de part et d’autre de la grille. De l’autre côté, les gens chantent et dansent de chaque côté des grandes baies vitrées. Tout est ainsi comme un jeu et une fête, jusqu’à ce qu’aux alentours de 18h, les sentinelles écologistes annoncent l’arrivée de fourgonnettes bleues en renfort des troupes déjà présentes autour du bâtiment. On se rappelle alors pourquoi on est là : il y a bel et bien une lutte entre deux visions du monde, et la RIO est un affrontement, une bataille de l’image et des corps pour l’occupation politique d’un espace.

Séance de méditation organisée de part et d’autre du rideau de fer

 

La question de la violence : entre bataille de l’image et réalité terrain

En ce début de soirée, l’excitation et l’amusement font bientôt place à une certaine forme de nervosité : cela fait maintenant près de huit heures que dure l’occupation et le crépuscule se mêle à la fatigue. Au moindre mouvement des forces de l’ordre, des bloqueurs sont appelés de part et d’autre de la zone occupée, de sorte que les activistes courent beaucoup ce qui entraîne de petits mouvements de foules, jamais dangereux mais certainement énergivores. Pendant ce temps, de jeunes gens masqués et vêtus de noir s’occupent de neutraliser les caméras : la présence et l’action de probables membres du black bloc crée forcément le débat au sein d’Extinction Rebellion, dont la non-violence fait partie des principes les plus fondamentaux. Mais la violence reste un concept flou et le débat envahit les discussions, bien résumé par Marwan : « Si je frappe qui me frappe, suis-je violent ? Si je casse quelque chose qui casse le monde, suis-je violent ? Si je dessine ou j’écris sur ce qui n’a aucun sens, suis-je violent ? Personne n’a la même réponse. »

Le siège par la gendarmerie, du centre commercial occupé

Si la non-violence est un enjeu si important pour XR, nous explique Adrien, « c’est qu’on a besoin d’un certain seuil de population qui nous soutient si on veut pouvoir battre le gouvernement. Et on a besoin de la non-violence pour conserver une bonne image. C’est une batille de l’image et si on la perd, il nous arrivera la même chose qu’aux gilets jaunes.» On recroise Camille, le libraire qui cette fois s’exprime en son nom propre : « On a pas de ligne politique aux éditions du Goéland mais on met à disposition un texte qui dit Comment la non-violence protège l’État ? La désobéissance civile oui, mais ce n’est pas la question qu’elle soit violente ou non-violente. Moi je suis favorable à une convergence entre les différentes stratégies de désobéissance civile. Pour détruire le système, la désobéissance civile est nécessaire, la non-violence a une utilité certaine qui fait venir les gens en nombre mais il faut articuler les différentes tactiques. »

“On ne négocie pas avec les pyromanes”

Violence ou non-violence, l’horloge indique bientôt 20h et avec la lassitude de l’attente se fait sentir chez chaque activiste. On repense à Hommage à la Catalogne de Georges Orwell où l’auteur qui s’est embarqué aux côtés des milices anarchistes espagnoles contre Franco, se retrouve dans une guerre longtemps dénuée d’affrontement et d’héroïsme, à regretter que cette « guerre manque si cruellement de vie ». Et au centre-commercial Italie 2 où une faim et une fatigue se font sentir, l’arrivée continue de ravitaillement constitue le principal événement avant l’orage. Et puis une street medic arrive au milieu d’une assemblée générale avec un talkie-walkie, expliquant qu’elle capte la fréquence des unités de gendarmerie et que ces dernières disent se regrouper avant l’assaut. Les bloqueurs se préparent alors plus activement et forment des groupes compacts, debout ou assis, autour des points d’accès au bâtiment afin d’empêcher la pénétration des forces de l’ordre.

Les groupes de bloqueurs se préparent en équipe

 

Victoire tactique, questions stratégiques : XR sait remporter une bataille, qu’en est-il de la guerre ?

Autour de 20h30, des membres forces de l’ordre viennent tenter de débloquer une grille séparant la partie du centre commercial occupée par Extinction Rebellion et ses alliés. Au même moment un autre groupe des forces de l’ordre tente une incursion par une porte dérobée et non-bloquée par les activistes écologistes. Rapidement les activistes non-violents de XR, doivent reculer devant le choc, et ce sont bientôt des membres d’autres collectifs qui vont au contact. Les personnes présentes sont largement intoxiquées par les gaz lacrymogènes. Des jets de mobilier urbain opposent les deux forces autour de la porte, et ce sont finalement les activistes qui ont le dernier mot puisqu’ils parviennent à bloquer l’issue après environ une demi-heure d’affrontements. De l’autre côté du centre commercial, les forces de l’ordre ne parviendront jamais à débloquer la grille et partout ailleurs, elles renonceront à intervenir devant le dispositif de blocage des membres de XR. La plupart des unités se replieront après cet échec.

Porte bloquée à l’issue de l’affrontement avec les forces de l’ordre

Au-delà de la non-violence, le succès de cette action de blocage tient probablement à la pluralité des modalités tactiques de désobéissance civile des différents mouvements et collectifs présents : comme dans les écosystèmes, c’est la diversité qui fait la résilience, la résistance et la pérennité du milieu. Le débat sur le sujet de la compatibilité entre ces différentes modalités d’action, au sein de XR, et entre XR et ses alliés, n’a probablement pas fini d’agiter les organisations concernées. Se pose également la question de la portée d’une telle action dans l’opinion publique, car si elle prend aux tripes ses participants, il faut être également être capable de l’exploiter médiatiquement pour massifier. Or pour cela, il faut dépasser le microcosme des collectifs militants, et donc développer une communication centralisée notamment.

L’effervescence contamine bientôt l’ensemble des bloqueurs qui font redoubler leurs chants à travers un centre commercial Italie 2, dont le visage a bien changé en quelques heures. Cyprien, militant de XR nous parle avec enthousiasme : « la RIO ça peut être un déclic, parce qu’avec plusieurs jours d’actions, la réflexion pourrait amener un nouvel élan. Parce qu’en bloquant un bâtiment avec un peu de monde, on montre que c’est possible de le faire partout ailleurs. » On a bientôt la sensation étrange que cette victoire a surpris jusqu’à celles et ceux qui l’ont orchestré : plus personne ne semble savoir exactement ce qu’il convient de faire de ce lieu acquis mais qui semble désormais sans enjeu. Il sera finalement décidé de l’évacuer aux alentours de 4h30 mais cet apparent vide stratégique sera certainement un point de réflexion à aborder pour l’avenir du mouvement. Maharbal, général de la cavalerie qui servait le célèbre Hannibal l’avait ainsi averti : “Tu sais vaincre Hannibal, mais tu ne sais pas tirer profit de la victoire.”

Débat-graffiti sur la thématique de la violence

Extinction Rebellion France peut toutefois se satisfaire tant de la convergence qu’elle a orchestré avec ses alliés que de cette première action victorieuse qui lui permet de se lancer dans la RIO, plus sûre de ses ambitions et de sa capacité à mettre en échec les forces de l’ordre.

Où est Steve ? Un disparu et le silence assourdissant des pouvoirs publics

Les Champs Elysées © Marion Beauvalet

Steve Caniço a disparu le soir de la Fête de la musique à Nantes. A 4h30, les forces de l’ordre sont intervenues pour disperser un groupe. Les premiers témoignages évoquaient des tirs de grenades lacrymogènes en direction de la Loire. Il y a plus d’un mois maintenant, les appels pour comprendre se multiplient sans réponse de la part du gouvernement et du ministre de l’Intérieur Christophe Castaner.


 

À ce jour, peu de réponses sont apportées par le gouvernement de plus en plus pressé concernant la disparition de Steve. Les initiatives et rassemblements se multiplient : à Nantes, 700 personnes se sont rassemblées le 20 juillet. Sur Twitter, le hashtag #OùEstSteve exhorte Christophe Castaner. La maire de Nantes, Johanna Rolland a adressé un courrier au ministre de l’Intérieur après avoir sollicité le préfet à la fin du mois de juin.

Emmanuel Macron s’est dit « très préoccupé par cette situation » lorsqu’il a été interpellé à Bagnères-de-Bigorre sur une étape du Tour de France. Il a néanmoins ajouté que s’il faut « que l’enquête soit conduite jusqu’à son terme », « il ne faut pas oublier le contexte de violence dans lequel notre pays a vécu » et que « le calme doit revenir dans le pays ».

Un point pour le chef de l’Etat. Depuis le 17 novembre, le pays connaît bel et bien des épisodes de violence.

Ces violences ont cela de différent avec celles du passé qu’elles ne sont plus invisibilisées. Cela serait en effet se leurrer que d’estimer que la répression et l’usage d’une violence disproportionnée sont un phénomène inédit dans notre pays. Il y a un peu plus de trois ans maintenant mourait Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise. En octobre 2014, Rémi Fraisse recevait une grenade offensive. Avec les gilets jaunes, les chaînes d’information ont montré des mois durant des rues en feu et des heurts entre manifestants et forces de l’ordre.

La question qui se pose est la suivante : comment justifier l’usage d’un tel arsenal répressif en France ? Plus précisément, comment est-on parvenu à le faire passer comme justifié sans qu’il ne puisse en être autrement ? Si certains sont pour faire interdire certains dispositifs, il s’agit souvent de personnes issues de la sphère politique, en témoigne la proposition de loi des députés insoumis pour faire interdire les tirs de Flash-Ball en janvier 2019. Par répression, ce n’est pas uniquement ce qui se passe lors des manifestations qu’il faut prendre en compte. Début juin, les donateurs à la cagnotte pour Christophe Dettinger étaient convoqués pour être auditionnés. Le 14 juillet, les figures du mouvement des gilets jaunes Eric Drouet, Maxime Nicolle et Jérôme Rodrigues ont été interpellées peu de temps après leur arrivée sur les Champs Élysées.

Si Emmanuel Macron est le président qui incarne l’arrivée des intérêts du capital au pouvoir, ce que n’incarnaient pas à ce point les présidents précédents, il est aussi un des membres du parti de l’Ordre. Le libéralisme est économique, par contre pas de liberté pour les adversaires du système. Les grands de ce monde peuvent dormir tranquillement, le président veille.

En portant les intérêts des dominants économiques au sommet de l’État et en tenant le pays avec fermeté, il tâche à nous faire croire qu’il est, qu’il incarne la fin de l’Histoire. Son gouvernement est celui de l’inéluctable : les réformes doivent se faire, il ne peut pas en être autrement. La vision du monde qu’il porte, opposant les progressistes aux réactionnaires, cristallise ce fatalisme. Son projet est le bon, toute remise en cause est le fait d’une incompréhension de la part de la population. Le cap doit être tenu, il ne faut que mieux l’expliquer. Sa figure est légitimée par un groupe dont il défend les intérêts.

La dissolution du Peuple est une des conséquences du système néolibéral et une des conditions du maintien de ce dernier.

Tout va pour le mieux pour les dominants. Cependant, à regarder la société française en bas, on ne peut pas en dire de même. Le mouvement des gilets jaunes a pu mettre en avant des éléments saillants en les médiatisant. Plus personne ne pouvait se refuser à voir ce que les études de l’INSEE montrent : plus de 40% des Français ne partiront pas en vacances cet été, plusieurs millions d’entre eux ne peuvent vivre un mois avec ce qu’ils gagnent.

La fin du mois commence par ailleurs bien tôt pour nombre d’entre nous. La vie de toute une partie de nos compatriotes pourrait se résumer de la manière suivante : travailler, consommer, rembourser des crédits et se serrer la ceinture. Ce tableau révoltant prend forme dans des espaces dédiés : des vastes zones commerciales où on peut aller en famille le week-end, à défaut d’avoir encore des centres-villes attractifs. Cela a pour conséquence de diluer le commun au profit d’une individualisation de l’existence contrainte et forcée.

Là où les dominants, les 1%, peu importe la manière dont on les nomme, sont unis, ont conscience de leurs intérêts et constituent une classe tant en soi que pour soi, les dominés sont en fait des personnes qui s’additionnent et se juxtaposent. Malgré les points communs, plus rien ne les relie. La dissolution du Peuple est une des conséquences du système néolibéral et une des conditions du maintien de ce dernier.

La situation est en ce sens paradoxale : ce qui pourrait unir le Peuple, ce qui rassemble une majorité d’entre nous fait que par là-même nous n’avons pas l’envie de nous battre, de faire cause commune. Tout est fait pour nous maintenir dans une forme d’engourdissement et les conditions de vie objectives ne facilitent pas le désir de se ré-approprier son existence. Le système aliène et le lien social s’en trouve désintégré.

C’est là que réside l’intérêt de ce dont témoigne la répression du mouvement des gilets jaunes. La répression peut être violente, sans mesure aucune, elle est assumée et légitimée. Il faut de l’ordre et garder coûte que coûte le cap. Pour cela, tous les moyens sont bons. Tout cela se fait cependant de manière progressive, maîtrisée comme pour acclimater le pays à cette petite musique qui est celle des tirs de sommation et à l’odeur qu’est celle du souffre.

“L’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle”

Pour comprendre cette dynamique, les travaux de Giorgio Agamben sont particulièrement éclairants. Le philosophe italien spécialiste de Carl Schmitt et disciple de Martin Heidegger s’intéresse notamment à la question de l’état d’exception. Sa thèse majeure est que l’état d’exception tend à devenir la norme dans les Etats-nations contemporains. En 1922, Carl Schmitt écrit dans Théologie politique : « est souverain, celui qui décide de la situation exceptionnelle » là où Walter Benjamin estime que « l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle ». Le paradoxe qu’est celui de la normalisation de l’exception constitue le « point de départ » de l’analyse de Giorgio Agamben selon le sociologue Razmig Keucheyan dans Hémisphère Gauche.

L’état d’exception est défini par ce dernier comme « la suspension provisoire de la constitution et du droit afin de les sauver d’un péril ». C’est une absolue nécessité qui guide cette suspension : il faut temporairement suspendre le droit pour le préserver et envisager un rétablissement à venir une fois le péril passé.

Cependant, face à cette définition classique, Giorgio Agamben indique que l’état d’exception est devenu un « paradigme de gouvernement ». Le déclenchement d’une « guerre infinie » contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001 sont symptomatiques de cela. Les travaux de Bernard Harcourt vont également dans ce sens. Agamben estime de plus que les mutations qui ont entrainé l’émergence de ce nouveau mode d’exercice du pouvoir trouve ses racines profondes dans les modifications du droit pendant la Première Guerre mondiale. Ce n’est donc en soi pas un phénomène nouveau mais une lente dérive depuis un peu plus d’un siècle maintenant.

911: President George W. Bush Signs Patriot Act, 10/26/2001.
© Eric Draper, Courtesy of the George W. Bush Presidential Library

Si le cas étasunien semble épuiser les exemples (le Patriot Act, Guantanamo ce qui correspond à ce que Foucault qualifierait d’hétérotopie…), il peut être intéressant de retourner de l’autre côté de l’Atlantique et envisager l’état d’exception par le biais des exemple qu’est celui de la France.

La place croissante des décrets dans la vie politique est intéressante. Agamben explique que dans l’état d’exception permanent, les pouvoirs législatif et judiciaire sont comme absorbés par le pouvoir exécutif. Qu’est-ce qu’un décret si ce n’est l’effectivité de cette idée ? « Un décret est un acte réglementaire ou individuel pris par le président de la République ou le Premier ministre dans l’exercice de leurs fonctions respectives. En effet, la plupart des activités politiques et administratives de ces deux autorités se traduisent, sur le plan juridique, par des décrets. Ils constituent des actes administratifs unilatéraux » peut-on lire sur le site vie publique.

En 2018, ce ne sont pas moins de 1267 décrets réglementaires qui ont été pris. En 2017, ils étaient 1769. Ainsi, la manière de produire des textes évolue, correspond à une cadence plus élevée. De même, l’activité législative a tendance à croître, cette inflation entraînant ce qui est parfois vu comme un abaissement de la qualité de la norme.

Dans ce cadre, les techniques de répression déployées possèdent une acuité particulière. « Le régime contre-insurrectionnel de la guerre devint le mode de gouvernement américain à l’étranger, mais aussi sur le territoire national » écrit Bernard Harcourt. Le spécialiste des questions de surveillance et de la théorie juridique dessine une dynamique en trois temps pour ce qui est des Etats-Unis :

Lors des guerres menées en Irak et en Afghanistan, l’armée a redéployé des techniques utilisées pendant les guerres coloniales comme par exemple les éliminations ciblées sur de nouveaux terrains. Ces stratégies ont ensuite été étendues pour par exemple s’appliquer en-dehors des zones de guerre, tout en collectant des informations (l’exemple du Patriot Act est encore une fois un exemple majeur).

Le dernier temps qui est peut-être le plus intéressant pour comprendre ce qu’est la contre-insurrection est le retour et l’application de ce qui s’est fait hors du territoire sur le sol étasunien. « Ils militarisèrent à l’extrême une police local dotée d’un arsenal guerrier excessif pour affronter des manifestants afro-américains sans armes et en T-shirts : fusils d’assaut classés comme armes de guerre, véhicules blindés, lunettes infrarouges, lance-grenades. La police new-yorkaise infiltra des mosquées et des groupes d’étudiants et se mit à surveiller des commerces pour la simple raison qu’ils appartenaient à des musulmans » écrit-il dans une pièce théorique donnée au site Grand Continent.

Selon lui, la présidence de Donal Trump constitue un parachèvement qui lie ces trois temps en mettant en place une contre-révolution sans révolution. Dans son essai Exposed, il analyse le fait que le numérique dessine une « société d’exposition », dépassant ainsi ce que Foucault et Debord ont pu étudier, il n’y a que peu de temps. Entre surveillance et spectacle, les médias et réseaux sociaux viennent divertir, distraire et diminuent l’attention en saturant l’espace public de petites informations.

Tout cela conduit à une forme de normalisation de ce qui n’était pas initialement censé être la « norme ». L’intensité, la fréquence des informations qui deviennent de par leur nombre difficiles à hiérarchiser diminuent l’attention et rendent difficile l’opposition. Comment s’étonner d’une arrestation presque préventive de figures des gilets jaunes sur les Champs Élysées le 14 juillet quant tout cela ne semble qu’être la suite logique de la trame de fond de ce qui se passe dans le pays depuis maintenant 8 mois ?

Comment être choqué de la violence d’une nasse place de la République quand toutes les images produites par certains médias ne font qu’accoutumer et acclimater à des images de violence que les discours politiques tendant à rendre légitimes ? Ces scènes qui se sont banalisées ont également mis en avant le recours à un arsenal particulièrement violent : une sur-utilisation des agents de la BAC, la présence de motards qui rappellent étrangement les voltigeurs. Leur arme a changé, ils ne disposent plus de matraques mais de Flash-Balls.

La manière dont les images sont produites, leur orientation et la fréquence avec laquelle elles abondent tendent ainsi à normaliser ce qui devrait surprendre. Est érigé en norme ce qui ne devrait l’être.

Ainsi, outre le fait que les violences policières n’ont pas émergé avec les gilets jaunes, la grande différence avec l’avant, c’est qu’une forme d’état d’exception a été rendu public, sans discontinuer des mois durant et a transformé en une forme de routine hebdomadaire le déploiement d’un arsenal répressif sans pareil. Indépendamment des personnes touchées par la répression, c’est la manière dont la répression s’est imposée dans le paysage français comme une norme qui permet d’envisager un avant et un après gilets jaunes. Les discours du chef de l’État, du ministre de l’Intérieur et des membres du parti présidentiel qui invoquaient la nécessité d’un retour à l’ordre étaient légitimés par ces images et les discours légitimaient la répression.

Pour celles et ceux qui ne manifestaient pas, peu importe le fait de soutenir ou non la mobilisation, ce sont les images qui ont imprimé dans les esprits.

L’accoutumance de la population marque une rupture progressive entre la surprise des premiers actes et le moment où voir défiler les agents de la BAC, les tirs de LBD, l’usage à outrance des gaz lacrymogènes et des instruments de dispersion semblait devenir la règle pour quiconque voulait se rendre à un acte des gilets jaunes : dans certaines villes, on allait aux gilets jaunes malgré la peur, malgré la possibilité de subir la répression. Le 5 juillet, le journaliste David Dufresne recensait 859 signalements. Parmi eux, un décès, 314 blessures à la tête, 24 éborgnés et 5 mains arrachées.

Pour celles et ceux qui ne manifestaient pas, peu importe le fait de soutenir ou non la mobilisation, ce sont les images qui ont imprimé dans les esprits. Il est certes possible de s’émouvoir de l’utilisation de tel ou tel dispositif, pourtant il a bel et bien été utilisé des mois durant. La question de la légitimité, de l’intérêt ou non à utiliser des grenades de désencerclement, des LBD semble ne pouvoir que difficilement se poser.

Tout est fait pour générer de l’indifférence, normaliser l’anormal. De plus, comment se mobiliser ? Les syndicats peinent à mobiliser et à construire des rapports de force. Outre la prise de conscience générée, les débouchés politiques obtenues par les gilets jaunes sont très minces. Les images scandaleuses se succèdent mais que faire ? Des lycéens agenouillés, les mains sur la tête le 6 décembre à Mantes-la-Jolie, des manifestants écologistes gazés à outrance lors d’un rassemblement pour le climat, les images se succèdent et se ressemblent du fait de la violence qu’elles montrent.

Sans tomber dans une forme de fatalisme, le fait de comprendre les phénomènes à l’oeuvre actuellement permet de donner à voir un autre horizon, d’envisager une autre voie à tracer. Les images qui imprègnent les esprits tendent à normaliser ce qui devrait n’être qu’une exception. Déconstruire ce qui constitue aujourd’hui la norme et les mécanismes qui ont permis de faire glisser l’exception vers la norme est déjà une première manière de reprendre le contrôle et de quitter une forme d’anomie.

Ainsi, la disparition de Steve, l’absence de réponse et de responsabilité concernant sa disparition de même que l’indigence de la justification apportée par le chef de l’Etat se situe dans la continuité de ce qui se passe depuis de longs mois maintenant en France et trouve ses racines dans un état d’anomie profonde. La répression est disproportionnée et cette fois-ci, elle a fait une victime : un jeune homme de 24 ans qui a pour seule tort d’avoir voulu poursuivre sa soirée. La normalisation des dispositifs d’exception prouve toute son absurdité.

Combien de Steve, combien d’Adama, combien de mains arrachées avant de confiner à nouveau l’état d’exception à ce qu’il devrait être : une parenthèse pour sauvegarder l’Etat de droit et non le fil conducteur d’une politique violente ?

L’échec du macronisme en France

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© Parlement européen

Le 14 mai 2017, Emmanuel Macron prenait ses fonctions de président de la République française. Deux ans plus tard, nous pouvons réaliser que le nom de Macron sera associé à la répression. Sans doute cet homme a-t-il voulu, veut-il encore s’illustrer autrement, par ses valeurs, par ses talents, par son programme dont il est fier. Mais l’histoire est cruelle et, comme le disait Merleau-Ponty : « Le politique n’est jamais aux yeux d’autrui ce qu’il est à ses propres yeux […]. Acceptant, avec un rôle politique, une chance de gloire, il accepte aussi un risque d’infamie, l’une et l’autre imméritées. » Sans nous arrêter à ce sentiment d’injustice, il est temps pour nous d’analyser, au-delà d’une personne, l’échec du macronisme. Par Jean-Marc Ghitti, philosophe, professeur agrégé et docteur, auteur aux éditions de Minuit et aux éditions du Cerf. Il a écrit récemment un essai : Gilets jaunes, un signe de notre temps (Améditions, janvier 2019).


L’élection n’aura pu suffire à garantir la légitimité d’un homme, sorti par traîtrise de son propre camp, et qui ne pouvait se prévaloir ni d’une carrière politique antérieure, ni d’un ancrage dans l’histoire (aucune expérience à mettre en avant et aucun héritage idéologique à prendre en charge). Déclaré vainqueur d’un double vote marqué par le retrait inattendu du président en exercice, par une campagne médiatique contre le candidat favori et par la peur panique de l’extrême droite, il n’a recueilli qu’un nombre de voix limité sur son nom. Il n’en a pas moins bénéficié d’une majorité parlementaire écrasante. Sans tenir compte de ce concours de circonstance, il s’est enivré de la situation. Il n’a pas compris que son pouvoir signifiait, non pas le signe de son destin personnel, mais la pathologie de nos institutions qui appelait une réforme immédiate. La non-représentativité de l’Assemblée nationale, le pouvoir exorbitant concentré à l’Élysée et la toute-puissance de l’exécutif au détriment du législatif ont été les vices institutionnels sur lesquels le macronisme a pu se donner l’illusion de sa propre force.

La non-représentativité de l’Assemblée nationale, le pouvoir exorbitant concentré à l’Élysée et la toute-puissance de l’exécutif au détriment du législatif ont été les vices institutionnels sur lesquels le macronisme a pu se donner l’illusion de sa propre force.

En France, les réussites, même hasardeuses, attirent toutes sortes d’opportunistes ! Le jeune président a réuni autour de lui tous ceux qui mettaient leur réussite personnelle au-dessus de leur enracinement politique et étaient prêts à trahir leur appartenance. Le macronisme a pu donner à certains l’illusion d’être un centre politique. Mais, du centrisme, il ne partageait aucune valeur. Il aura été plutôt un conglomérat de carriéristes sans foi ni loi pour qui le ni droite ni gauche n’était pas un désir gaullien de se placer au-dessus des partis, ni même une sagesse inspirée par la modération et la juste mesure, mais bien le désir inquiétant d’en finir avec la politique au nom d’un pragmatisme à courte vue, d’un économisme libéral sans valeur et d’un individualisme de la réussite personnelle. La nouvelle équipe a cru pouvoir réduire la démocratie à quelques consultations électorales espacées le plus possible dans le temps.

C’est sur cette base que le macronisme a séduit la bourgeoisie branchée des grandes villes, en lui offrant un miroir jeune et dynamique en quoi elle a pu narcissiquement se reconnaître et s’aimer. Les salles de rédaction de la grande presse parisienne, parfaite expression de cette bourgeoisie, ont alors mis les moyens médiatiques au service du gouvernement macronien, et d’autant plus facilement que les propriétaires affairistes de ces organes y trouvaient également leur compte. Sur cette base sociologique ainsi confortée, le macronisme s’est pris pour la France sans douter le moins du monde de sa légitimité.

Il est alors apparu tout à fait normal au président de prendre la position de chef de l’exécutif, laissant du coup vacante sa fonction la plus noble et la plus délicate : celle de gardien de la cohésion nationale. On l’a vu adopter sans réflexion une conception activiste de la politique en faisant passer à marche forcée tout un train de mesures sans prendre le soin ni les expliquer, ni d’y associer les acteurs politiques du pays, écartant les maires, les syndicats, la deuxième chambre et tous les autres relais. Or, gouverner ne signifie pas appliquer un programme à la lettre, sans tenir compte ni des circonstances, ni des oppositions, ni du débat parlementaire, ni de la capacité des gens concernés à mettre en œuvre des ordres venus d’en haut. En marche a pensé pouvoir conduire, sous la houlette d’un président activiste, une transformation autoritaire du pays par la force de la contrainte juridique.

L’échec du macronisme en France, c’est que ce dispositif politique, sociologique et juridique a été brusquement arrêté par le réveil de la population au travers du mouvement des gilets jaunes. La France ne s’est pas laissée réduire à cette fausse représentation de soi et ne s’est pas identifiée à cette image par laquelle on a voulu la manipuler.

L’affaire Benalla, dès la première année du quinquennat, constitue le premier signe de déclin précoce du macronisme. Là où il y a de l’humain, il y a de l’inconscient ! Ce président ivre d’orgueil ne clamait si fort sa légitimité que parce qu’il n’en était pas convaincu lui-même. C’est ce qu’il avouait dans ses maladresses, lapsus et actes manqués, dont le plus significatif aura été, dans l’affaire Benalla, cette fanfaronnade : « Qu’ils viennent me chercher ! » Comment mieux dire qu’inconsciemment il ne se sentait pas à sa place à l’Élysée ? Formule malheureuse, que les forces les plus invisibilisées du pays ont pris à la lettre, en se mettant en marche sur le palais présidentiel et en marchant, semaine après semaine, à seule fin de moduler une unique revendication : Macron dégage !

Le macronisme aurait peut-être encore pu reconnaître dans le mouvement contestataire le retour de son propre refoulé. Quand la réalité sociale et historique d’un pays est déniée et rendue invisible par l’aveuglement des ambitieux, il est forcé, par une loi nécessaire et sans exception, qu’elle revienne se manifester avec angoisse et violence. Mais la négation et le recouvrement du pays réel est si essentiel au macronisme qu’il n’a pas pu s’en départir. Il a voulu finasser et faire des distinctions qui n’ont pas lieu d’être entre les violents, les manifestants pacifiques mais actifs et les soutiens passifs du mouvement. Le propre d’un mouvement social, c’est que ces trois catégories sont liées et solidaires. Le macronisme a voulu apporter une réponse pénale à un problème politique, ce qui était un déni supplémentaire ne pouvant que renforcer la contestation.

Le macronisme a voulu apporter une réponse pénale à un problème politique, ce qui était un déni supplémentaire ne pouvant que renforcer la contestation.

On a vu alors le macronisme entrer dans un processus de radicalisation dont les différents signes sont devenus repérables au fil des semaines : le recours à la violence, le mensonge et la manipulation, le resserrement de la secte autour de son gourou. Peu à peu tous les masques sont tombés. Le gouvernement de la France, apeuré, aux abois, s’est enfoncé dans une dérive sectaire mettant en scène son chef adulé lors d’une tournée médiatique nommée « Le grand débat. » Les organes de la presse officielle ont montré leur vrai visage : ils se sont livrés à une manipulation de l’information et l’opinion, se comportant en pures et simples relais de la communication gouvernementale, tentant de faire diversion en parlant d’autre chose comme il est de stratégie habituelle en période de troubles, et allant jusqu’à colporter des mensonges d’État. On n’a pas craint de recourir à des manœuvres d’intimidation contre l’opposition politique et contre la presse indépendante : perquisitions, plaintes, disqualification de la parole dissidente. On a fait voter, en urgence, des lois de police et on a instrumentalisé l’institution judiciaire, en lui donnant des consignes de sévérité exceptionnelle, au mépris de la séparation des pouvoirs. Mais surtout, tout au long de ce mouvement de radicalisation, le macronisme s’est historiquement et définitivement associé à la répression politique. Si bien que désormais, quels que soient les soubresauts par lesquels il pourra encore se maintenir au pouvoir, le macronisme porte la marque indélébile d’un recours à la violence qui en signe l’échec.

Destruction des cabanes des gilets jaunes : la répression hors-champ [Carte]

Alors que les caméras se tournent vers les grandes villes, nous nous sommes intéressés à tous ces ronds-points de France qui n’ont pas eu leur tragique quart d’heure de violence sur une chaîne 24/7. Nous avons tenté l’effort de référencer le maximum de ronds-points occupés par une cabane, un campement, une caravane, en tout cas, une installation faite pour durer et accueillir au quotidien un espace de vie. Nous pensons par exemple à cette caravane en Dordogne, ou cette cabane dans la Meuse. Nous nous sommes interrogés sur ce point aveugle de l’actualité et sur la nature de ces destructions. Par Igor Maquet.


La carte issue du travail de compilation des destructions des cabanes des gilets jaunes telles que répertoriées par la presse quotidienne régionale est consultable en cliquant sur ce lien. Travail nécessairement partiel, la carte demande à être complétée ; elle donne néanmoins un aperçu du caractère systématique de la reprise en main des ronds-points par les autorités.

Du hameau au péage, des périphériques aux centres villes, le mouvement des gilets jaunes a surgi comme une déferlante. Apparu sans crier gare, ourdi sur les réseaux sociaux, il a occupé du jour au lendemain les ronds-points de France. En cause, l’étincelle d’une nouvelle taxe, qui a ravivé un profond sentiment d’injustice, sur fond de précarité économique et sociale. Un débordement qui dure depuis maintenant vingt semaines. L’information tourne en boucle, l’écho est international. Même le New York Times se rendra dans la capitale de l’Indre pour couvrir l’événement.

Le sujet clive, les commentaires pleuvent, les questions fleurissent. Qui sont les gilets jaunes ? D’où viennent-ils ? Que demandent-ils ? Qui sont leurs représentants ? Incontrôlables, insaisissables, ils affolent.  Même Emmanuel Todd, le prophète démographe du mystère français, avoue être perdu : « J’ai essayé de comprendre quelle était la géographie des gilets jaunes, et je n’ai toujours rien compris ! »

L’iconique soulèvement bouscule les esprits. Un thème s’impose dans les bouches. Alimentées par la ritournelle médiatique du samedi, cette grande focale des médias à l’américaine (BFM, CNews, LCI, etc.), les images de destruction et les symboles profanés tournent en boucle sur les chaînes d’information. À tel point que la directrice de publication de la chaîne d’Alain Weill médite son format “pour mettre fin à l’effet hypnotique“. Mais une autre violence, plus discrète, moins clinquante, plus routinière, frappait le mouvement, pendant que la question des violences était entretenue sous le feu médiatique.

On a fait peu de cas de cette répression d’ensemble. La presse quotidienne régionale a pris ponctuellement soin de couvrir les démantèlements ou les vandalismes, mais principalement depuis leur localité, leur zone de couverture médiatique. Clairement, le mouvement dans son entier n’a pas été relayé.

Nous ne comptons pas dans cette carte le harcèlement quotidien de la police et de la gendarmerie, les arrêtés préfectoraux, l’agacement de certains riverains, l’hostilité idéologique à peine voilée, ni même celle des manifestations que David Dufresne répertorie avec attention. Une violence impossible à totaliser, même si les traces abondent dans les témoignages, les photos, les vidéos, les posts sur les réseaux sociaux…

Si l’argument de la sécurité liée à la proximité des installations routières est systématiquement avancé, nombre de cas manifestent un acharnement systématique échappant à la rationalité bureaucratique. À Brionne par exemple, nous apprenons que l’opposition au maire PCF de la commune s’inquiète pour l’image de marque de la ville. Elle pointe le caractère inesthétique de l’installation à l’entrée de la ville, que l’élu communiste tempère par un : « Ce n’est pas fait pour durer. »

Si quelques collectifs de gilets jaunes ont su trouver un accord avec les autorités locales pour réaménager les installations, cette démarche n’est pas la règle. Les arrêtés préfectoraux pleuvent. Les ronds-points sont pour la plupart propriété de l’État. Même quand le maire d’une commune est favorable à ces formes d’auto-organisation, il reste sans pouvoir face à la machine bureaucratique.

Priscillia Ludosky : « Les gilets jaunes ont mis un coup de pied dans la fourmilière »

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

Dès les premières semaines, le mouvement des gilets jaunes s’est imposé comme un événement historique majeur. Parti d’une revendication sur la hausse des taxes sur le carburant, il a libéré la parole et mis des centaines de milliers de Français sur les ronds-points et dans la rue. À l’approche du cinquième mois du mouvement, nous avons souhaité nous entretenir avec Priscillia Ludosky. En mai 2018, elle publiait une pétition intitulée « Pour une Baisse des Prix du Carburant à la Pompe ! ». Elle est depuis devenue l’un des principaux visages de la contestation. Avec elle, nous avons parlé services publics, patriotisme, répression, écologie et stratégie, mais aussi du rôle de l’État, d’Europe, de la singularité historique et de l’avenir d’un mouvement qui fera date. Propos recueillis par Antoine Cargoet et Vincent Ortiz. Retranscription réalisée par Agathe Contet. 


LVSL – Le mouvement des gilets jaunes dure maintenant depuis un peu plus de quatre mois. C’est une longévité qui surprend au vu du caractère profondément spontané du mouvement. Comment s’organisent concrètement les gilets jaunes au quotidien pour décider de la stratégie à mener face au gouvernement ? Quels outils sont utilisés ? Est-ce qu’il existe des formes d’organisations autres que les groupes Facebook que l’on connaît ?

Priscillia Ludosky – Il y a des collectifs qui se sont formés, des groupes de travail qui se réunissent régulièrement pour avancer sur certains sujets comme les dépôts de plaintes par exemple, avec la mise en commun de dossiers pour pouvoir mener des actions collectives auprès de la Cour pénale internationale (CPI). Depuis le début du mouvement, on se rend compte qu’il y a des personnes qui se réunissent par affinité de compétences et qui décident de travailler ensemble pour faire avancer certaines choses au sein du mouvement. En l’occurrence ce sont surtout les blessés et les violences qui poussent vers des actions collectives pour qu’elles aient du poids. Il y a aussi des personnes qui s’occupent des sujets liés à la démocratie et qui mettent en place des groupes ou des commissions pour pouvoir pousser la mise en place du RIC – Référendum d’initiative citoyenne. À côté de ça, pour que les citoyens puissent avoir des modes de consultations plus réguliers, une association appelée « démocratie ouverte » a été lancée et elle a mené à la rédaction d’une lettre ouverte adressée au président via Le Parisien. Elle n’a pas donné satisfaction puisqu’il n’y a pas eu de réponse ; cela dit le groupe s’y attendait et leur but était surtout de proposer de mettre en place un observatoire pour pouvoir analyser les résultats du Grand débat et du Vrai débat. Ensuite, on propose de mettre en place une assemblée citoyenne chargée de traiter certains sujets avec des citoyens tirés au sort qui devraient faire des référendums à questions et à choix multiples. Enfin, la troisième proposition dans cette lettre était de mettre en place des outils qui permettraient au citoyen de prendre des initiatives individuelles, pas forcément dans le cadre d’une entreprise ou d’un mouvement.

Il y a donc des petites initiatives qui sont prises, comme cette lettre, mais qui ne sont pas forcément médiatisées ou mises en lumière. Les gens peuvent alors se demander ce qu’on fait dans ce mouvement à part marcher le samedi. Il y a aussi ce que j’appelle des « vocations renaissantes » où des gens créent des associations pour venir en aide aux SDF, font des actions pour aider des personnes en passe de se faire expulser, créent des choses en lien avec l’écologie, le bio, les épiceries solidaires. En fait il y a des gens qui veulent aider et apporter leur pierre à l’édifice différemment que par l’organisation de manifestations, des gens qui ne sont pas purement dans l’activisme mais qui font des actions de solidarité. Au début on n’était que sur des actions de forme pour être vraiment dans la contestation pure mais, peu à peu, des gens se sont organisés en groupes pour faire avancer les choses. Il y a une évolution plus qu’un essoufflement comme on l’entend parfois.

LVSL – En parallèle de ces formes d’organisation horizontales et spontanées, il y a pourtant des leaders identifiés. Certains comme Jacline Mouraud ou Ingrid Levavasseur ont été désavoués dès le moment où ils semblaient prétendre prendre l’ascendant sur le mouvement. L’existence de figures telles que vous, Éric Drouet ou Maxime Nicolle ne témoigne-t-elle pas néanmoins d’un besoin d’incarnation et de représentation ?

PL – Je pense que ce rejet est dû à plusieurs choses. D’abord, au fait que c’est un mouvement purement citoyen et qu’il y a donc un refus d’utiliser le label gilet jaune pour aller en politique. Après, qu’on veuille aller en politique pour essayer de faire changer les choses soit en apportant du concret à des programmes déjà existants soit en créant un programme, pourquoi pas. Ce qui dérange c’est l’utilisation de ce label gilet jaune qui revient à créer un parti gilet jaune alors que c’est un mouvement qui dénonce plein de choses et dont on ne peut pas tirer un parti politique. Selon moi, c’est avant tout pour cette raison qu’il y a eu un rejet immédiat des personnes qui ont tenté d’aller dans cette direction. De plus, on a beaucoup mis en avant l’envie d’un nouveau système de représentativité. Dès lors, il est certain que lorsqu’un quelqu’un choisit tout de suite d’aller en politique et de créer une liste aux européennes, ce n’est pas en phase avec ce que les gens souhaitent.

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

Concernant la représentation, c’est étonnant parce qu’il y a des personnes qui ont ce besoin et d’autres non. Parmi les « figures » comme on dit, il n’y a pas ce besoin. C’est assez gênant en fait parce qu’il y a des gens qui ont des attentes par rapport aux « figures » alors que c’est déplacé d’en avoir. Je n’ai pas la responsabilité de parler au nom de quelqu’un spécifiquement. Il y a des personnes qui viennent me voir en me demandant de dire ou de faire certaines choses et pourquoi je n’ai pas fait ou dit d’autres choses. Ce que moi je dis c’est qu’on pourrait faire ça ensemble. Lancez l’initiative et on viendra. On ne peut pas tous être sur tous les fronts et c’est ce qui fait la force du mouvement : c’est un panel de la population, il y a de tout et donc beaucoup de compétences. Le mouvement des gilets jaunes est un réseau énorme de toutes les qualifications qu’on peut retrouver dans le pays parce qu’on a des gens issus de tous les domaines. Il y a des personnes que je rencontre qui me disent qu’elles sont exclusivement sur la fabrication de tracts, d’autres sur la communication. C’est un peu comme s’il s’agissait d’une multinationale avec des branches partout. Si demain vous voulez lancer quelque chose, vous avez toutes les compétences nécessaires. Encore faut-il se connaître, être en lien et faire jouer un peu son réseau mais ça se trouve rapidement et je pense que c’est une force.

« Je pense qu’on a appris à se parler. »

Cependant, dans la mesure où certains ont besoin d’être très structurés, cette manière de fonctionner peut par moment devenir une faiblesse, notamment au niveau des actions. On aurait pu, par exemple, être aussi efficaces que les activistes du mouvement climat sur certains modes d’actions si on avait leur organisation. Seulement ce sont des associations très bien organisées et structurées depuis un certains temps. Ils ont des règles et des stratégies bien précises de par leur organisation alors que le mouvement des gilets jaunes, c’est une manifestation spontanée de personnes. On ne peut donc pas le traiter comme on traite des mouvements structurés. C’est à la fois une faiblesse et une force.

LVSL – La plupart des mouvements sociaux se focalisent sur une revendication particulière et ne prennent pas cette dimension globale capable de parler à tous. Comment est-ce que vous interprétez cette dimension du mouvement ?

PL – Je ne sais pas si c’était une question de timing, mais au moment où j’ai lancé la pétition j’ai été inondée de courriels et de messages sur Facebook de personnes qui me disaient qu’il y avait plein de choses qui n’allaient pas et qu’il fallait qu’on le dise maintenant. C’est comme s’il y avait une fenêtre qui s’était ouverte avec la pétition : il faut dire ceci, il faut dire cela, il faut tout dénoncer, sortir dans les rues. Certains décrivent cela comme une étincelle, une goutte d’eau, on m’a dit que les gilets jaunes ont mis un coup de pied dans la fourmilière. Les gilets jaunes sont toujours décrits comme étant une sorte de déclic, il y a eu ce besoin de dire collectivement ce qui ne va pas alors qu’avant on ne le disait pas, ou bien on le disait mais en cercle restreint. Je ne sais pas si, en faisant ça un an avant ou un an après, le résultat aurait été le même. J’ai l’impression qu’il y a eu une fenêtre qui a fait que le mouvement est apparu ainsi.

« On parlait justement du patriotisme, je pense que ce qui appartient à l’État appartient à la France. Donc l’idée de vendre, c’est vendre à l’insu de la France. »

Je pense qu’on a appris à se parler. Il y a eu l’arrivée spontanée sur les ronds-points qui sont tout de suite devenu un lieu d’échange. Habituellement on ne s’intéresse pas à son voisin, c’est métro, boulot, dodo : on rentre chez soi, on ne sait pas ce qui se passe dans notre bâtiment, on ne connaît pas les soucis de son voisin et même au sein d’une famille on apprend parfois les problèmes des autres seulement lorsqu’ils éclatent réellement. On est très cloisonnés, renfermés sur nous-mêmes, on a honte de notre situation alors qu’on est tous concernés par les mêmes choses. On pense amener les gens à s’exprimer, à les sortir de chez eux et de l’isolement et à découvrir qu’ils ne sont pas seuls dans leur situation, qu’on fait partie du même monde, de la même société, du même pays et que si on a quelque-chose à dire et à dénoncer à propos du système, il faut qu’on le fasse ensemble. Je pense que le mouvement est né de la réouverture du dialogue et de la prise de conscience de qui on est en tant que citoyen, de ce qu’on représente.

LVSL – Le mouvement est marqué par une réappropriation des symboles nationaux. On entonne la Marseillaise comme on chante des versions revisitées des chants de supporters de juillet dernier et on brandit le drapeau français comme complément du gilet jaune. Est-ce que ça s’inscrit dans la suite de la coupe du monde, ou même des attentats qui ont contribué à créer ce sentiment d’unité ? Est-ce qu’il y a une envie d’être ensemble, de faire peuple à nouveau ? Quels en sont les principaux déterminants ?

PL – Je crois que oui. Les événements sportifs aident, ils aident toujours, mais c’est très éphémère. Il est possible que ça ait été dans la continuité parce que le mouvement a débuté peu de temps après. Les moments comme ça où on se bat tous à travers une équipe pour obtenir quelque chose, que ce soit une place quelque part où une victoire lors d’un tournoi, ça réveille un petit sentiment patriotique. Alors je ne saurais pas dire si c’est dans la continuité mais je pense que ça y participe. D’ailleurs j’entendais des gens dire « On sort pour la coupe du monde et on ne sort pas pour les gilets jaunes ».

LVSL – De la disparition des services publics de proximité au blocage des péages jusqu’à la contestation de la vente d’Aéroports de Paris, les gilets jaunes accusent Emmanuel Macron de brader les biens nationaux. Quel rôle joue la défense des services publics dans le succès que rencontre ce mouvement ? Est-ce que, en dépit des procès en anti-étatisme et en poujadisme intentés aux gilets jaunes, il n’y a pas au contraire une volonté de se réapproprier l’État ?

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

PL – Au départ on nous a beaucoup dit qu’on ne voulait pas payer de taxes. Moi je répondais que ce n’est pas que l’on ne veut pas payer de taxes, on en paye déjà et on sait ce que c’est censé financer, mais qu’on dénonce le fait qu’elles ne servent pas ce qu’elles devraient financer. C’est le manque de transparence et les grosses inégalités qui sont dénoncés. On parlait justement du patriotisme, je pense que ce qui appartient à l’État appartient à la France. Donc l’idée de vendre, c’est vendre à l’insu de la France. D’autant plus quand on sait ce qu’il s’est passé avec les autoroutes, où ils font des bénéfices énormes sur le dos des citoyens en augmentant constamment les prix des péages. À un moment donné, c’était tellement exorbitant qu’en 2015 le président, qui était ministre de l’Économie à l’époque, et Ségolène Royal, ont signé un contrat en catimini à l’intérieur. Ils sont en ce moment en train de ressortir les clauses du contrat mais on sait déjà que l’une d’elles, qui consistait à geler les tarifs, disait que les propriétaires des péages récupéreraient ce qu’ils avaient gelé sur les quatre années suivantes. Donc il y a aussi ces magouilles internes qui mènent à une certaine méfiance vis-à-vis de ce qui est en train de se faire avec ADP.

 

« On se demande si, en tant qu’État, on a encore le droit de décider de ce qui est bon pour le pays. »

En fait on vend, mais surtout on brade, et au final ce sont nous, les citoyens, qui payons les pots cassés. Je pense que c’est ça qui fait que ces sujets reviennent sur la table, après ce qu’ils ont fait avec les autoroutes, on se demande ce que ça va donner avec ADP.

LVSL – La réduction des dépenses publiques et même la privatisation de ces services publics est souvent justifiée par la contrainte européenne et les critères de convergence de Maastricht. La question européenne se pose-t-elle avec de plus en plus d’acuité à mesure que les mois passent ? Est-ce que c’est en train de devenir un objet d’attention central ?

PL – On le voit de plus en plus dans les débats des gilets jaunes où beaucoup de personnes se demandent s’il est utile de rester dans l’Union européenne ou s’il ne faut pas toucher à certains traités pour changer les choses. C’est encore lié au patriotisme et à ce qui l’entoure : on veut bien faire partie d’une communauté, mais dans la réalité on se rend compte qu’avec elle le chef de l’État n’a pas une grande marge de manœuvre. On sait que certaines grandes multinationales ne sont pas aussi taxées qu’elles le devraient par rapport aux TPE et PME, qui elles, incarnent l’économie du pays. On se rend bien compte qu’il y a ainsi de grosses inégalités et on se dit que ce sont encore les mêmes qui sont privilégiés parce que l’Europe le décide. On se demande si, en tant qu’État, on a encore le droit de décider de ce qui est bon pour le pays. Le sujet revient donc régulièrement dans le débat en ce moment.

LVSL – Est-ce que ça n’a pas constitué un point aveugle du mouvement pendant longtemps ?

PL – C’est un mouvement qui est jeune. Moi j’en entends parler depuis janvier mais peut-être que ça avait été discuté avant. Je trouve au contraire que la réflexion a été très rapide, surtout quand on voit d’où on est parti et là où on en est aujourd’hui, avec toutes les initiatives mises en place depuis janvier. Sachant qu’il y a eu les fêtes entre temps et le besoin de faire connaître le mouvement, pour moi c’est très rapide, peut-être même trop rapide.

LVSL – Les images des pillages, et particulièrement l’incendie du Fouquet’s le 16 mars dernier, ont fait le tour du monde. Quelle est la portée symbolique d’organiser des manifestations dans les quartiers et les arrondissements les plus bourgeois de la capitale ?

PL – Je pense qu’il s’agit d’un symbole des lieux de décisions et ce sont des vitrines à l’international. C’est différent de défiler dans un petit village, même si ça a un sens au niveau départemental. Je suis allée manifester dans d’autres villes et beaucoup de gens m’ont remercié de mettre la lumière sur leur ville parce qu’on n’en parle jamais alors qu’ils ont des problèmes comme des taux de chômage très élevés. Malheureusement, pour être vus à l’international, ce sont les lieux dont vous parlez qui attirent l’œil et c’est pour ça que ce sont les principaux lieux de destination des manifestations.

LVSL – Est-ce que vous pensez que c’est pour ça que le mouvement des gilets jaunes est plus efficace que n’importe quel autre mouvement social qui se contente de défiler dans les quartiers où il n’y pas d’enjeu symbolique ou matériel ?

PL – Je pense que ça vient en partie des lieux parce qu’il y a tout de suite un enjeu, on essaie systématiquement de nous détourner de certains quartiers lorsqu’un trajet est annoncé, ils réagissent sur certains points bien précis. Je pense par exemple à la fois où on avait voulu organiser un parcours qui passait par le quartier des ambassades, tout de suite il y avait eu des alertes. De toute façon, à Paris, on a l’impression qu’on ne peut rien faire : tous les lieux sont sensibles, Paris en elle-même est sensible. Donc effectivement, je pense que les lieux des manifestations participent au fait d’être plus écoutés, ainsi que le fait qu’on ne représente pas un corps de métier et que l’on n’a pas en face une personne avec qui négocier, à qui on peut promettre des choses qui ne vont jamais arriver plus tard. Il y a plusieurs profils qui représentent la population et qui sont dehors pour manifester pour tout ce qui ne va pas, donc c’est difficile à arrêter.

LVSL – Justement en termes de stratégie, Éric Drouet évoquait récemment l’idée de bloquer les dépôts pétroliers. Est-ce que vous pensez que ce genre d’actions consistant à s’attaquer aux secteurs stratégiques de l’économie, pourraient à terme être efficaces ?

PL – En réalité ce sont des choses qui se font tout le temps, il y a beaucoup de blocages et franchement si on devait les recenser, il y en aurait toutes les semaines depuis novembre. D’ailleurs il aurait été intéressant de faire ce travail, c’est peut-être trop tard maintenant mais si on l’avait fait on verrait qu’il y a beaucoup de blocages en province.

« Le Président nous a beaucoup vanté le Grand Débat, je pense qu’il est attendu au tournant, c’est le prochain grand rendez-vous. »

On n’en parle pas vraiment mais il y a aussi des groupes qui continuent à faire des actions un peu différentes, notamment les « gilets jaunes Opération spéciale », qui vont chez Starbucks, Facebook, qui demandent à prendre un rendez-vous, envoient des courriers recommandés pour être reçus et demander pourquoi ils ont des avantages fiscaux. Il y en a d’autres récemment qui sont allés chez Monsanto. Ils essaient en fait d’associer un message avec leurs actions pour qu’on comprenne pourquoi les gens investissent des lieux, dans quel but. De cette manière les personnes qui ne connaissent pas vraiment les raisons, qui pensent que ce sont des blocages uniquement pour bloquer, comprennent le message et voient aussi qu’en tant que citoyens, on n’a pas d’autres modes d’action possibles. Quand on fait un blocage devant Monsanto, ça figure dans les médias, parce que c’est Monsanto. Les gens ont peut-être du mal à comprendre ces actions de blocages donc je pense que c’est important de mettre le message qui va avec. Ce genre d’actions qu’Éric Drouet propose existent déjà et devraient plutôt être associées à un message qui puisse être diffusé après.

LVSL – Si le mouvement a eu autant d’impact, c’est aussi parce qu’il a investi les lieux de vie qu’étaient les ronds-points. Ces lieux de passages ont un impact sur chacun au quotidien, tandis que les manifestations le samedi sont beaucoup plus localisées. Si elles occupent l’agenda médiatique, elles ne touchent personne dans son quotidien. Est-ce que c’est pertinent de continuer à manifester tous les samedis ?

PL – C’est utile pour certaines choses. Il y a des gens qui vont trouver inutile d’investir les ronds-points alors qu’ils n’ont même pas idée de l’impact que ça a eu sur le mouvement, les personnes présentes pouvaient communiquer les unes avec les autres. Il y a aussi eu beaucoup de communication avec les automobilistes sur les péages et avec les passants sur les ronds-points qui s’arrêtaient pour discuter. Il y avait des personnes avec des difficultés quotidiennes sur les ronds-points et qui pouvaient ainsi partager leur quotidien et leurs conditions de vie en expliquant ce qu’ils font là aux passants. Le mouvement s’est tout de suite propagé comme une trainée de poudre, du moins en province, grâce à ces ronds-points. Les actions du samedi, ce sont des personnes qui ne sont pas forcément sur les ronds-points mais qui veulent aussi montrer leur mécontentement ou leur soutien. Au moins, il y a un peu plus de liberté le samedi parce que tout le monde ne travaille pas. D’autres personnes se consacrent exclusivement aux actions nocturnes comme les blocages. Je pense que tous ces types d’actions peuvent cohabiter parce que c’est nécessaire pour montrer que le mouvement est encore là, qu’il existe et qu’on attend des réponses.

LVSL – Est-ce qu’un nouveau type d’action d’envergure telle que l’occupation des ronds-points est prévue ces prochaines semaines ou ces prochains mois ? Est-ce que, finalement, le 16 mars n’était pas une sorte de baroud d’honneur et est-ce qu’il va être possible de redonner une vitalité au mouvement ?

PL – Je pense que c’est possible. Au départ les syndicats ne savaient peut-être pas vraiment comment se situer dans le mouvement parce qu’on a beaucoup dit qu’il s’agissait d’un mouvement citoyen, et c’est le cas, donc en tant que syndicat, faire valoir les intérêts des salariés dans un mouvement citoyen n’est pas évident. Aujourd’hui je pense qu’il est intéressant de converger en faisant des actions avec les syndicats, comme une grève générale qui pourrait impliquer tout le monde. Il faut vraiment travailler là-dessus pour que le mouvement soit plus étendu et que tout le monde s’y retrouve et n’ait pas l’impression d’être entre deux chaises. Je pense qu’on doit essayer d’arriver à faire des grèves générales mieux organisées, plus soutenues et qui durent plus longtemps. Il y a aussi les mesures qui doivent être annoncées par le président qui nous a beaucoup vanté le Grand Débat et je pense qu’il est attendu au tournant, c’est le prochain grand rendez-vous.

LVSL – La question de la grève générale s’est en effet posée. Les gens allaient sur les ronds-points le soir après le travail, la nuit, c’était épuisant mais le mouvement n’a pas investi les lieux de travail. Est-ce qu’il va être capable de le faire et est-ce que vous comptez sur les syndicats pour vous y aider ?

PL – Il y a des actions de convergence, je pense notamment à Castorama, où gilets jaunes et syndicats ont investi les lieux à cause de postes qui allaient être supprimés. En province aussi il y a des actions qui se font dans ce cadre-là. Cela dit, il n’y a pas de revendications purement syndicales attachées aux conditions de travail des employés, où on les voit beaucoup moins que les revendications liées au pouvoir d’achat. Dans le cadre de ces fameuses grèves, pourquoi ne pas justement faire valoir ces sujets-là, puisqu’ils sont maîtrisés par des groupes qui travaillent dessus depuis des années et qui pourraient véhiculer ces messages peut-être mieux que d’autres.

« On dissocie écologie et social alors que ce n’est pas dissociable : on a besoin de mieux respirer, de mieux vivre et de mieux consommer. »

Il y a aussi le sujet de l’écologie où on nous a dit qu’on était opposé aux écologistes alors que ce n’est pas le cas. Il y a ainsi eu des convergences d’actions avec des associations pour le climat et on a vu le 16 mars qu’il y avait un très grand nombre de personnes dans les rues avec ces associations et les gilets jaunes. Les gens allaient d’une manifestation à l’autre, il y a eu une convergence toute la journée. À côté de ça, il aurait fallu une grève générale qui aurait mis tout le monde dans la rue.

LVSL – Au départ le mouvement était analysé par les médias comme étant anti-taxe sur les carburants et donc forcément anti-écologiste. Quelles sont les actions ou les stratégies prévues pour faire converger les demandes issues des gilets jaunes et celles du mouvement écologiste ?

PL – En fait on dissocie écologie et social alors que ce n’est pas dissociable : on a besoin de mieux respirer, de mieux vivre et de mieux consommer. Ces sujets-là sont opposés volontairement selon moi, parce que si on se rend compte qu’il faut les traiter ensemble, il serait très facile d’obtenir des mesures cohérentes, ce qui n’est pas le but du pouvoir. Je considère le mouvement à la manière de phares : il met en lumière ce qui est dans l’ombre. Les gens qui travaillaient dans l’ombre, les travaux des associations, les injustices qui nous cloisonnent ou nous isolent, tout est mis en lumière. La couleur jaune n’est pas si mal finalement, elle met les phares sur ce qui ne va pas.

LVSL – Malgré quatre mois de contestation, les gains sociaux immédiats du mouvement sont relativement faibles, les annonces d’Emmanuel Macron n’ont peut-être pas été à la hauteur. Pourtant une rupture culturelle majeure semble s’être amorcée. Si le mouvement devait s’arrêter aujourd’hui, que resterait-il des gilets jaunes ?

PL – Je dirais qu’il resterait une grosse prise de conscience sur certains sujets qui a permis de se soucier beaucoup plus des autres et de donner un regain d’intérêt aux sujets liés au climat. On voit par exemple que les étudiants se mobilisent tous les vendredis et ça va s’intensifier. C’est bien parce que ça commence plus tôt, avec des générations beaucoup plus jeunes, ça donne de l’espoir pour le futur. On se dit que s’ils se rendent comptent des choses plut tôt, peut-être qu’il y a de l’espoir pour que ça se passe mieux à l’avenir et qu’il y ait des sujets qui soient vraiment pris en compte. Si on commence par des actions de désobéissance civile à cet âge-là, ça aura forcément un impact plus tard.

En ce qui concerne la démocratie, je pense qu’il n’y aura pas d’effets immédiats, mais qu’à long terme ce ne sera plus ignoré, je n’arrive pas à imaginer que ça puisse l’être.

Concernant les autres sujets sur la fiscalité et le pouvoir d’achat, je ne vois pas d’autres manières que de faire des rapports de forces avec les manifestations, sauf si le RIC est mis en place. Les choses pourront alors se passer comme ailleurs où, quand on veut proposer des choses et pousser des mesures, on a le droit de lancer un référendum et de faire des débats dessus. Le RIC nous dispenserait peut-être de faire des manifestations.

LVSL – Un article du Monde publié le 22 décembre dernier et intitulé « Depuis la crise des « gilets jaunes », la vie à huis clos d’Emmanuel Macron » évoquait le voyage chaotique du Président de la République au Puy-en-Velay après l’incendie de la préfecture lors de l’Acte III. À ce moment-là, avez-vous senti que le pouvoir avait peur ?

PL – Oui, rien qu’à la posture du président lorsqu’il a annoncé les mesures, c’était une posture très fermée, très crispée, pas du tout sereine et quand on se tient comme ça pour faire un discours, on n’est pas très à l’aise. Même au niveau du gouvernement, la façon dont les choses se passaient, des personnes ont été limogées ou s’en sont allées d’elles-mêmes et on sentait qu’il y avait une certaine fragilité. Il y a aussi eu le cafouillage quand ils ont annoncé des mesures mais que certains sont revenus dessus à plusieurs reprises en décembre, ils faisaient machine arrière et n’étaient pas d’accord entre eux. Certaines choses étaient annoncées puis décommandées publiquement. On sentait que quelque chose n’allait pas.

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

LVSL – Êtes-vous êtes confiante pour la suite du mouvement ?

PL – Je ne dirais pas confiante non, je dirais même que ça fait peur parce qu’on se dit qu’on vit dans un pays libre mais on se rend compte que dès lors que quelque chose ne va pas dans leur sens, il y a de très fortes répressions. Je pense que beaucoup de gens ne se rendent pas compte de ce qu’il se passe dans la rue. Je ne parle pas d’une personne qui serait agressive et qui aurait en face une réponse qui correspond à son agressivité, mais je parle de gens qui marchent dans la rue et à qui on demande d’enlever leurs gilets. Ça paraît ridicule mais c’est extrêmement grave, c’est un peu comme si on me demandait d’enlever mon manteau sans quoi je ne pourrais pas traverser de l’autre côté de la rue.

« J’ai de l’espoir mais je ne suis pas confiante. »

Tout de suite, en pensant gilet jaune on pense à un mouvement activiste, à un militantisme dont il faudrait peut-être se méfier, mais il s’agit à la base d’un vêtement. Une personne a reçu une amende pour avoir porté un pull marqué « RIC », c’est grave et les gens ne se rendent pas compte de ce qui est en train de se passer. On ne parle pas de gens agressifs, il y a beaucoup de retraités, de couples, ce ne sont pas des délinquants qui sont dans la rue. Il faut se poser les bonnes questions et moi je ne suis pas confiante quand je vois ça, ça fait peur. Certaines personnes ont été éborgnées, elles ne lançaient pas de pavés, c’étaient des personnes qui filmaient, beaucoup d’entre elles étaient en train de faire des directs, c’est hallucinant. C’est triste, on se dit que ce n’est pas comme si on voulait instaurer une dictature et qu’on nous empêchait à tout prix de le faire ; on est sur des sujets basiques comme la fiscalité, l’écologie, la démocratie et je trouve inquiétant le fait que l’on soit attaqués de toutes parts. J’ai de l’espoir mais je ne suis pas confiante.

Il y a beaucoup de gens qui travaillent pour que les choses se fassent comme il faut et que les mesures auxquelles on croit puissent passer. Cependant on ne nous facilite pas la tâche. Il faut garder espoir parce que c’est pour le bien commun. Tout le monde ne peut pas être d’accord avec toutes les mesures mais le but final n’est pas de nuire, donc il n’y a pas de raisons pour qu’on subisse autant d’attaques.

Des gilets jaunes aux gilets bleus : à qui profite la répression policière ?

Jérôme Rodrigues, gilet jaune éborgné par un tir de LBD, durant l’acte XI (26 janvier 2019)

Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, les dérives répressives des forces de l’ordre sont devenues légion : 1 mort, 17 personnes éborgnées, 4 mains arrachées, d’innombrables blessés, sans oublier les brimades, les provocations sans répit et les tirs intensifs de gaz lacrymogène. L’usage notamment, dans un tel contexte, du lanceur de balles de défense (LBD) fait polémique. La France est le seul pays de l’Union européenne à employer cette arme, et Amnesty International a publié mi-décembre un rapport alarmant sur l’état des violences policières en France. Dans cet affrontement perpétuel entre manifestants et forces de l’ordre on oublie néanmoins bien souvent de questionner la place des fonctionnaires de police. Chair à canon de l’oligarchie, ils sont eux aussi les victimes du durcissement de la politique du gouvernement, qui ne pense qu’à “garder le cap”. Des gilets bleus aux gilets jaunes, il pourrait bien n’y avoir qu’un pas.


Le monopole de la violence illégitime

En démocratie, l’État peut se prévaloir du monopole de la violence légitime afin que nous puissions vivre en société de façon pacifique. Parce que l’État est doté d’une force exceptionnelle, il appartient au gouvernement en place d’user de ce monopole avec mesure. Mais la répression observée depuis le début du mouvement des gilets jaunes semble au contraire totalement débridée, ce qui rend dès lors la légitimité de cette violence tout à fait discutable.

En effet, l’usage de la force par le pouvoir démocratique repose sur le principe de proportionnalité par rapport à la menace. Or le déchaînement de violence observé jusqu’à présent à l’encontre des gilets jaunes pose sérieusement question quant au respect de ce principe. Au 15 janvier, pas moins de 94 blessés graves parmi les gilets jaunes et journalistes avaient ainsi été recensés par le site Checknews.

Une arme en particulier pose question : le LBD 40 (lanceur de balles de défense). Parmi ces 94 blessés, 69 ont été touché par un de ses tirs, occasionnant dans un cas sur cinq la perte d’un oeil. Avec Jérôme Rodrigues, figure du mouvement des gilets jaunes, le nombre de manifestants éborgnés s’élève maintenant à 17. Successeur du fameux Flash-Ball, le LBD 40 dont sont équipées les forces de l’ordre est une arme dite « de force intermédiaire », considérée comme non létale. Étant néanmoins hautement dangereuse, le Défenseur des droits Jacques Toubon demandait déjà son retrait en janvier 2018 de la dotation des forces de sécurité, dans un rapport remis à l’Assemblée nationale. Il estimait en effet que « [ses] caractéristiques techniques et [ses] conditions d’utilisation sont inadaptées à une utilisation dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre ».

Malgré sa dangerosité, le LBD 40 est utilisé avec inconséquence par certains policiers, visant régulièrement la tête. Lors de l’acte IX des gilets jaunes, le samedi 12 janvier à Bordeaux, un manifestant est ainsi tombé dans le coma après avoir été touché au dos du crâne par un tir de LBD 40, alors qu’il s’enfuyait et ne présentait aucun danger. Tout comme lui, les 69 blessés graves (au 15 janvier) du fait de cette arme ont été touchés en majorité à la tête.

Au LBD 40 s’ajoute l’usage de la grenade lacrymogène GLI F4 qui, détenant 25 grammes de TNT, peut causer la mort. Elle a jusqu’ici arraché la main d’au moins quatre gilets jaunes. Comme pour le LBD, la France est le seul pays européen à autoriser l’usage de ce genre de grenades dans des opérations de maintien de l’ordre. Bien qu’il soit maintenant interdit à la France de renouveler son stock, les policiers peuvent toujours en faire usage de façon à écouler celles qui restent. D’après Le Figaro, il y en aurait encore plusieurs dizaines de milliers dans les unités de gendarmerie.

« les forces de l’ordre visent de plus en plus les journalistes, empêchent les secouristes volontaires d’agir, et cassent volontiers des téléphones portables de personnes qui filment, comme dans une volonté d’empêcher toute documentation des événements »

Les travaux de David Dufresne, écrivain et documentariste, auteur de Maintien de l’ordre (Fayard, 2013), apportent des précisions à ce sujet par le recensement qu’il fait des violences policières. Il observe que « les forces de l’ordre visent de plus en plus les journalistes, empêchent les secouristes volontaires d’agir, et cassent volontiers des téléphones portables de personnes qui filment, comme dans une volonté d’empêcher toute documentation des événements ».

Le maintien de l’ordre « à la française »

Pays des manifestations par excellence, la doctrine française traditionnelle en terme de maintien de l’ordre « était de montrer sa force pour ne pas s’en servir », explique David Dufresne. Ainsi, à titre d’exemple, il n’y a eu aucune mort directe à déplorer en mai 68 à Paris. Mais les choses ont dérapé dans les années 70, « dont le niveau de violence [était] largement équivalent à aujourd’hui », souligne l’écrivain.

Il semble que la France ait beaucoup à apprendre de sa voisine l’Allemagne, dont les violences dans le cadre du maintien de l’ordre sont devenues extrêmement rares. Comme l’explique Fabien Jobard, chercheur au CNRS et au centre Marc Bloch de Berlin, l’Allemagne se distingue en particulier par sa politique de « désescalade » (Deeskalation), qu’elle applique avec succès depuis une quinzaine d’années. Issue d’un travail social dans le cadre de la confrontation avec des personnes hostiles, cette notion repose sur le fait de considérer la manifestation comme un groupe composé d’individus doués de raison. Ce qui contraste grandement avec ce qui est enseigné dans les écoles françaises de police où « pour les policiers français, la foule est une et indivisible, elle a des pulsions animales et elle n’obéit qu’à son meneur ». La « désescalade » à l’allemande, par une considération plus atomisée de la manifestation, prône à l’inverse une logique d’apaisement par l’appel à la raison des protestataires.

La « désescalade » À L’allemande, par une considération plus atomisée de la manifestation, prône à l’inverse une logique d’apaisement par l’appel à la raison des protestataires.

Concrètement, il s’agit de communiquer avec les manifestants à tous les stades de l’opération de maintien de l’ordre. Communication qui intervient par exemple après l’arrestation des groupes d’individus susceptibles de faire basculer les manifestations : se forme alors un cordon d’agents de communication, les Anti-Konflikts-Teams, qui viennent expliquer calmement aux protestataires ce qu’il s’est produit. L’arrestation ciblée d’individus considérés comme fauteurs de troubles est aussi une pratique française, mais elle n’est pas secondée par une pratique d’apaisement comme celle-ci.

Des policiers de l’Anti-Konflikt Team durant une manifestation © John-Paul Bader, Flickr

Plus inquiétant encore, ces arrestations lors des manifestations sont souvent effectuées en France par la BAC (Brigade Anti-Criminalité). Les policiers de la BAC, habillés en civils, procèdent généralement à des interpellations, parfois très rudement, dans les cas de flagrant délit. Ces pratiques sont reproduites en manifestations mais ne relèvent pas du maintien de l’ordre. Et pour cause : la BAC n’est aucunement formée au maintien de l’ordre. Elle est de plus réputée hautement violente du fait de son triste palmarès de morts et de blessés graves à son actif. Pour exemple, l’un de ses membres serait à l’origine d’un nouvel éborgnement, celui d’un breton de 27 ans qui ne présentait pourtant aucune menace, à l’aide d’un tir de LBD 40, samedi 19 janvier durant l’Acte X des gilets jaunes, à Rennes. Impliquer une telle unité au sein des manifestations aggrave ainsi considérablement les tensions.

À cette doctrine dépassée en matière de maintien de l’ordre s’ajoutent des décisions gouvernementales peu judicieuses. Bien loin de pratiquer la politique de la désescalade, le gouvernement décide en effet chaque semaine de monter d’un cran dans son dispositif de répression. Le Premier ministre Édouard Philippe annonçait ainsi encore 80 000 policiers mobilisés en France, le samedi 15 janvier, pour l’Acte IX. Connaissant l’état de fatigue actuel des policiers, difficile de croire que de telles levées de troupes chaque samedi permettent de pacifier la situation. Car un policier épuisé est sujet à un risque de débordement bien plus élevé que d’habitude, et parce que la possession par les forces de l’ordre des armes éminemment dangereuses présentées précédemment ne peut qu’aggraver les conséquences de ces débordements.

Connaissant l’état de fatigue actuel des policiers, difficile de croire que de telles levées de troupes chaque samedi permettent de pacifier la situation. Car un policier épuisé est sujet à un risque de débordement bien plus élevé que d’habitude.

A tout ceci s’ajoutent les mises en garde de Christophe Castaner, qui a annoncé le 11 janvier 2019 que les gilets jaunes qui participeraient à l’Acte IX se rendraient coupables de complicité avec les violences exercées au cours de la manifestation, inventant au passage un délit qui n’existe pas dans la loi. Loin de calmer les tensions, ces menaces – d’ailleurs pénalement condamnables d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende – viennent en définitive s’ajouter aux autres modalités douteuses de maintien de l’ordre prévues par l’exécutif.

La chair à canon de l’oligarchie

Dans ce climat permanent de tension et d’augmentation de la violence, les fonctionnaires de police sont aussi exposés à une plus grande vulnérabilité psychologique. Déjà neuf suicides seraient à déplorer parmi les forces de l’ordre depuis le début de cette année 2019. A titre de comparaison, 36 policiers se seraient en tout donnés la mort sur toute l’année 2018. Cette vague de suicide suscite encore un peu plus la colère des forces de l’ordre, colère qui ne date pas d’hier.

Déjà en 2016 avaient eu lieu en France des mobilisations de policiers, suite à une attaque aux cocktails Molotov qui avaient blessé quatre d’entre eux à Viry-Châtillon, en Essonne. Un syndiqué à l’Unité-SGP Police FO, contacté par l’Express, résumait alors les choses ainsi : « Les policiers ont l’impression d’être pris entre le marteau et l’enclume, d’un côté la population qui montre de plus en plus une défiance à l’encontre des forces de l’ordre, et de l’autre une justice, une hiérarchie et des politiques qui n’arrangent rien en imposant de plus en plus de choses, en sanctionnant de plus en plus même pour des choses plutôt insignifiantes ».

Dans le contexte d’épuisement engendré par les mobilisations des gilets jaunes, le syndicat de police majoritaire, Alliance Police Nationale, avait appelé le 17 décembre 2018 à fermer les commissariats, au nom de la mobilisation des « gyros bleus ». Réclamant un « Plan Marshall », les gyros bleus avaient demandé aux députés de ne pas voter pour le projet de loi de finances 2019, estimant insuffisant le budget alloué aux forces de l’ordre. Christophe Castaner avait immédiatement répondu le 18 décembre par une prime de 300€ pour les CRS mobilisés face aux gilets jaunes, puis par une hausse de salaire de 40 €. Mais cela n’avait pas été jugé suffisant par les syndicats, qui revendiquent avant tout le paiement des heures supplémentaires (plus de 20 millions d’heures non payées à ce jour) et de meilleures conditions de travail.

« On sert de punching-ball », affirme Eric, syndiqué à Alliance Police Nationale, « Ceux qui prennent cher, ce ne sont pas ceux qui donnent les ordres »

Car, même si la police semble être du bon côté de la matraque pour son intégrité physique, elle a aussi des blessés à déplorer. « On sert de punching-ball », affirme Eric, syndiqué à Alliance Police Nationale « Ceux qui prennent cher, ce ne sont pas ceux qui donnent les ordres ». Face à la violence de certains manifestants, les policiers se sentent vulnérables et parfois délaissés par leur hiérarchie. Lors de l’Acte IV, le 1er décembre 2018, certains seraient ainsi restés près de 20 minutes sans ordres clairs, avec le sentiments d’une « hiérarchie complètement dépassée ».

Gilet jaune, gilet bleu

Loin de mutiler des manifestants, la mission de la police est théoriquement d’assurer le « maintien de l’ordre », pour Eric. Mais de quel ordre s’agit-il ? Celui de l’ordre public ? Car en réprimant les Gilets Jaunes, est-ce vraiment l’ordre public qui est protégé ?

Le président de la République, Emmanuel Macron, mène une politique de complaisance à l’égard des milieux financiers, n’ayant eu de cesse de favoriser les dividendes aux actionnaires ou d’alléger leurs charges (doublement du CICE, suppression de l’ISF, allègement de l’exit tax, etc.). Parallèlement, il s’est attaqué à des personnes souvent déjà précaires telles que les étudiants ou les personnes âgées (baisse des APL, hausse de la CSG, etc.). Tandis qu’en France près de 9 millions de personnes vivent dans un état de pauvreté allant d’une situation très modeste à l’extrême précarité, une poignée de personnes concentrent toutes les richesses. Ainsi, la fortune de Bernard Arnault, patron de LVMH, se montait l’an dernier à 47 milliards d’euros, soit l’équivalent de 2,6 millions d’années de SMIC.

Cette politique en faveur des plus riches se traduit donc par des coupes dans les services publics, principaux remparts contre la pauvreté. Et cette dégradation touche les policiers au même titre que les autres fonctionnaires tels que les professions hospitalières, les juges ou les enseignants. Dans une consultation lancée en novembre 2017, les quelques 17 000 personnes à avoir participé (10 000 agents et 7 000 usagers) pointaient en particulier l’allongement des temps d’attente et la fermeture de certains services, comme par exemple les bureaux de poste. Les mauvaises conditions de travail de la police, dénoncées par les gyros bleus, ne sont finalement qu’un autre exemple de la dégradation des services publics, dont les conséquences logiques sont la baisse des effectifs, une pénurie de matériel adapté et, comme présenté précédemment, un système de maintien de l’ordre désuet et inefficace à de nombreux égards.

Les mauvaises conditions de travail de la police dénoncées par les gyros bleus sont un bon exemple de la dégradation des services publics.

La politique néolibérale dénoncée par les gilets jaunes impacte donc aussi les policiers : « On pense comme les gilets jaunes ; à la fin du mois, on n’est pas riche », confie Eric. Coexistent ainsi deux idées antagonistes chez probablement l’essentiel des policiers. D’une part, la sympathie éprouvée pour les Gilets Jaunes et leurs revendications. D’autre part, la nécessité d’obéir aux ordres – mêmes violents – par illusion de protéger l’ordre public et par crainte d’être révoqués.

Un gilet jaune s’adresse à des gendarmes durant l’Acte IX, à Rennes © Vincent Dain, LVSL

Le paradoxe de la situation est qu’en réprimant les gilets jaunes, la police s’en prend à un mouvement qui lutte aussi dans son intérêt à elle. Ayant pour mission de protéger l’ordre public, les policiers protègent en somme surtout l’ordre de l’oligarchie.

Les forces de l’ordre au service de l’oligarchie ?

« Les policiers ne font qu’obéir aux ordres » est un argument souvent avancé pour déresponsabiliser les forces de l’ordre. Il est vrai qu’ils risquent d’être révoqués en cas d’insubordination et que, comme beaucoup de monde, ils sont soucieux à l’approche des fins de mois. Néanmoins, il ne faut pas pour autant balayer d’un revers de main leur prise de responsabilité dans l’avenir politique de notre pays. Car déresponsabiliser les forces de l’ordre amène à les considérer comme des êtres incapables de faire preuve d’esprit critique et de compassion. Or, ne pas reconnaître aux policiers ces qualités ne jouera aucunement en faveur des manifestants, qui ont davantage intérêt à voir face à eux des êtres humains plutôt que des machines de répression. D’autre part, jouer sur la sympathie que les policiers éprouvent pour les revendications des gilets jaunes peut participer à la réussite du mouvement. Pour cette raison, il faut impérativement cesser de les considérer comme des personnes incapables de raisonner.

Jouer sur la sympathie que les policiers éprouvent pour les revendications des Gilets Jaunes peut participer à la réussite du mouvement.

Il ne s’agit pas ici d’être naïf, mais de mettre les policiers face à leurs responsabilités. Car ils doivent questionner sérieusement le rôle qui est le leur dans ce moment politique fondamental de l’histoire de notre pays. Réprimer des individus dangereux est une chose, battre à mort des manifestants en est une autre. L’usage disproportionné de la violence a des conséquences graves ; pour l’intégrité physique des gilets jaunes d’une part, pour la continuation du mouvement d’autre part. Car à qui profitent les coups de matraque gratuits et les tirs de LBD 40 à bout portant ? Ni aux manifestants, ni à la police ; mais bien à l’oligarchie, qui a tout intérêt à voir les gilets jaunes se démobiliser face à la répression.

L’opposition, si opposition il y a, n’est donc pas à faire entre, d’un côté, des fainéants et des agitateurs professionnels, et les bons citoyens travailleurs de l’autre. Le véritable antagonisme, fondamental, est celui du peuple contre l’oligarchie. La question est donc de savoir dans quel camp la police choisira de s’inscrire – car oui, elle doit choisir. S’il y a eu des prises de conscience, sans doute ont-elles une inertie car, pour le moment, les policiers sont davantage au service de l’oligarchie que de l’ordre républicain.

Penser en Turquie : l’horizon pénitencier

Regroupement d’élèves dans l’université de Bogazici (Bosphore)

Turquie. Depuis le lundi 19 mars, à l’université du Bosphore à Istanbul (Boğazici Universitesi), une vague de répression policière s’abat sur les étudiants qui refusent de célébrer la guerre et la victoire militaire d’Afrin. Alors que les insultes, les coups et les arrestations font partie de leur quotidien, ils se voient privés de tout appui judiciaire. Aujourd’hui, treize étudiants sont encore détenus. Un élément de plus qui s’ajoute au panel répressif du gouvernement. LVSL a pu rencontrer sur place une étudiante.


Depuis le début des opérations militaires à Afrin, nombre de professeurs et d’élèves s’insurgent contre la politique belliciste du président Erdogan et la castration intellectuelle en cours. Pour contrer la contestation, des professeurs ont été jugés pour propagande terroriste, tandis que d’autres ont été contraints de démissionner pour ne pas perdre leurs droits[1]. Plus largement, toute voix discordante se voit dûment sanctionnée. Les opposants politiques sont sans cesse attaqués à l’image des membres du HDP (Parti Démocratique des peuples).

Le 18 mars 2018, la ville d’Afrin défendue par les Kurdes du YPD (Unités de protection du peuple) est tombée entre les mains de l’armée turque et de son allié syrien, l’Armée syrienne libre. Aux yeux d’Erdoğan, il s’agissait d’éviter à tout prix la même situation qu’à Kobané. Les Kurdes s’étaient emparés de la ville, formant un territoire kurde uni dans le nord de la Syrie. Cette crainte stratégique explique l’ampleur de l’investissement militaire pour reprendre la ville aux Kurdes. Le nom donné à l’opération, « Rameau d’olivier », évoque une entreprise libératrice et pacificatrice.

L’université attaquée

L’atmosphère liberticide en Turquie s’est considérablement accentuée depuis le référendum de 2017 et la chasse aux professeurs critiquant le pouvoir. L’omnipotence de la muselière présidentielle se manifeste par la répression de toute activité critique des décisions du gouvernement, et par une vaste entreprise de propagande criminalisant les Kurdes. Ainsi, toute forme de pacifisme est vue comme une manifestation de sympathie envers les Kurdes et dûment réprimée par des arrestations.

Le lendemain de la prise d’Afrin par les forces turques, des « activistes islamistes »[2] de l’université offraient sur le campus des desserts à tout le monde afin de célébrer la victoire. Immédiatement des étudiants refusant toute forme de guerre se rassemblent et brandissent des panneaux: « La guerre et l’occupation ne peuvent être célébrées ». Afin de ne pas créer de heurts, le doyen de l’université décide d’intervenir et convainc les premiers de s’en aller. C’est à partir de ce moment que les attaques envers les étudiants refusant la célébration commencent. Les réseaux sociaux et certains médias engagent un lynchage massif. En témoignent les propos tenus par le président Erdoğan :

« Puisqu’il y a des terroristes dans l’Université du Bosphore qui nuisent à l’image de l’institution, nous les trouverons grâce aux analyses vidéo et nous ferons le nécessaire. »

Erdoğan met en place un système politique et social dans lequel chaque opposition au pouvoir est accusée de terrorisme. La guerre devient donc nécessaire à la pérennisation, déjà bien avancée, de son pouvoir. L’AKP (parti du président, Parti de la justice et du développement) utilise la bataille et la prise d’Afrin pour supprimer toute velléité de contestation. Le YOK (Conseil Supérieur de l’Éducation) a été saisi afin qu’ils autorisent l’éviction des étudiants de l’université. Si c’est accordé, la suppression totale des voix anti-bellicistes et anti-AKP serait bien plus aisée pour le pouvoir. À cela s’ajoute la pression sociale puisque des sympathisants de l’AKP viennent fréquemment devant l’université les provoquer en les injuriant de « terroristes » et de «traîtres à la patrie». Ils les accusent de trahir la commémoration des martyrs.

Arrestation des étudiants

Tilbe Akan, étudiante victime de la violence sociale et policière, a rencontré des membres de la rédaction afin d’expliquer le déroulement des évènements. Elle a tenu à être nommée. Elle explique que cela fait plusieurs mois que l’on retrouve des policiers devant et dans les universités, afin de surveiller toutes les activités susceptibles de basculer vers la révolte. Cette surveillance est soutenue par des étudiants pro-AKP qui n’hésitent pas à dénoncer à la police ou sur des sites pro-AKP, les noms des étudiants de gauche qui critiquent le pouvoir ou la guerre. La semaine dernière, ce sont onze étudiants qui ont été placés en détention relate le journal Dokuz8news. Avant ces derniers, dix furent détenus puis relâchés. Dans un communiqué, l’avocat Engin Kara explique que la police est particulièrement violente avec les femmes et leur met une pression psychologique plus forte qu’aux hommes. Tout est mis en œuvre pour effrayer ces jeunes. Tilbe décrit le moment où sept d’entre-eux ont été placés et frappés dans un bus pénitencier qui faisait simplement le tour de l’université. Avec effroi, elle explique que les policiers leur ont bandé les yeux, avant de les toucher, insulter et frapper. Depuis une semaine et demie, la police effectue des raids, à cinq heures du matin, dans les appartements de l’université pour emmener les étudiants avec eux. D’autres étudiants détenus ont été battus et des jeunes femmes ont subi des attouchements sexuels. Pour cette raison, l’étudiante ne dort plus dans son appartement. Le lendemain de ces raids, le doyen de l’université décide de poursuivre en justice la police car elle n’a pas le droit de s’en prendre aux étudiants dans l’enceinte de l’université. Pour répondre aux multiples attaques de la police, les étudiants défilent avec le slogan « The university will not obey ». Des conférences de presse données par diverses organisations de défense s’insurgent contre la répression.  Le doyen de l’université dénonce ces accusations outrageuses :

«On ne peut pas poursuivre en justice quelqu’un pour avoir des opinions, on ne peut qualifier de terroriste sans une décision judiciaire »

Face à cette situation, l’association « Solidarité avec les Universitaires pour la Paix et défense des droits humains en Turquie » (SUP-DDHT) était place de la Sorbonne à 14h30, le 30 mars 2018, pour donner une conférence de presse. À l’échelle mondiale, une lettre signée par 935 universitaires de diverses universités, dont Harvard, Cambridge et Yale dénonce fermement la situation : « Nous sommes opposés à la récente arrestation et au harcèlement des étudiants de l’université de Bogazici ». Amnesty International s’est également emparée du problème et exige la libération immédiate des étudiants.

Brider l’esprit critique et les mots

Une fois de plus, Erdogan montre sa crainte face à l’activité intellectuelle et critique. L’étau obscurantiste se referme indéniablement sur la société turque sous-couvert de protéger les individus et les mœurs à l’image du témoignage d’une professeure de petite section, citant les chansons qu’elle doit passer en cours “Grand-mère sert grand-père, maman sert papa, et maintenant c’est ton tour, toi aussi, petite fille, tu vas servir ton mari[3]. La société turque est prise dans une dynamique de castration sociale de grande ampleur. Quelques mois auparavant, 139 141 livres ont été contrôlés par le Ministère de la Culture. Toutes les publications sur le mouvement Gülen et Fetullah Gülen ont été retirées des bibliothèques. D’autres livres font l’objet d’enquêtes, parmi lesquels Spinoza, Camus et Althusser car ils ont été, d’après eux, liés à une organisation terroriste. L’éditeur Osman Kavala, fondateur d’Iletism a été arrêté à cause des suspicions de lien avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).

Impossible de savoir si Erdoğan a lu le roman dystopique 1984 d’Orwell mais les deux systèmes étatiques semblent posséder une trame narrative commune. Les mots réunissent les deux hommes. Orwell avait sa novlangue, Erdoğan semble l’avoir compris et s’attèle à la réduction de la faculté de penser en restreignant son espace vital. Ces menottes mises aux mains des professeurs, étudiants, journalistes, politiques et livres ne servent qu’à empêcher toute révolte, toute manifestation à l’encontre de l’autorité souveraine. Penser, rêver et aimer : voilà le triptyque grammatical dont a horreur le président, des synonymes de l’alternative politique.

Vincent Benedetto.

[1] http://lvsl.fr/purge-universitaire-en-turquie-les-professeurs-dans-le-viseur-judiciaire

[2] Tilbe Akan

[3] « Le système scolaire turc à l’épreuve d’une révolution conservatrice » Médiapart, Nicolas Cheviron, mardi 31 octobre 2017