« La République a un contenu politique et nous le revendiquons » – Entretien avec Antoine Léaument, député de l’Essonne

Antoine Léaument
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Il a commencé son mandat en faisant résonner les symboles républicains, en répondant de Robespierre et de la cocarde tricolore. Il a fêté la prise de la Bastille le 14 juillet et la première République le 21 septembre. Antoine Léaument, jeune député de l’Essonne, proche de Jean-Luc Mélenchon, nous a reçu à l’Assemblée nationale pour un long entretien. Voix grave et yeux pétillants, il nous détaille les grands points de sa stratégie : reprendre les symboles républicains volés par la droite et l’extrême droite, articuler un fond politique à une communication large et populaire, montrer que la République est autant l’affaire des quartiers que de la ruralité. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Victor Woillet, photographies par Clément Tissot.

LVSL – Depuis le début de votre mandat, vous vous êtes lancé dans une bataille pour redonner du sens aux signifiants républicains : on vous a vu notamment fêter la République le 21 septembre, vous engager pour la réhabilitation de Robespierre ou encore arborer régulièrement une cocarde tricolore. Si les symboles républicains sont particulièrement présents dans le discours politique contemporain, ils ont cependant souvent été laissés à la droite. Pouvez-vous nous détailler votre stratégie ?

Antoine Léaument – Cette stratégie vient de plusieurs sources. La première d’entre-elles est un constat politique : l’extrême-droite a essayé de s’emparer des symboles nationaux (le drapeau tricolore et la Marseillaise notamment) alors que leur origine, dans l’Histoire de France, porte un message radicalement opposé à leur projet politique. Quand la Première République naît, elle affirme ainsi qu’un étranger peut avoir le droit de vote au bout d’un an de vie sur le territoire national et de contribution au projet républicain. C’est aux antipodes de ce que prône par exemple le Rassemblement national avec le droit du sang. Ce sont ces décalages entre la réappropriation contemporaine des symboles républicains et leur source historique qui m’ont d’abord amené à cette volonté de me les réapproprier. 

Le droit au bonheur, à une existence digne, à l’éducation gratuite et nationale ou encore, après Thermidor, la première loi de séparation laïque de l’Église et de l’État qui instaure le fait de ne salarier aucun culte, sont autant de principes qui émergent au même moment que les symboles républicains que nous connaissons aujourd’hui : la Marseillaise, la devise ou encore le drapeau. Ils prennent alors une signification éminemment sociale et, je l’affirme, anti-raciste. Même si cela peut être considéré aujourd’hui comme un anachronisme, le fait que la Première République instaure la citoyenneté non par le sang, mais par l’appartenance à un projet politique commun qu’est la République, constitue, aujourd’hui, un principe émancipateur et anti-raciste. 

La République a un contenu politique
et nous le revendiquons :
il  n’est pas neutre d’affirmer
le droit au bonheur et à la vie digne
en l’inscrivant dans le projet initial
d’un régime politique.

D’autres logiques entrent également en compte dans le choix de se réapproprier les symboles de notre nation. Souvent, nous sommes accusés, sans justification véritable, d’être « anti-républicains ». Or, lorsqu’il s’agit de célébrer la date anniversaire de la Première République, les mêmes personnes qui nous accusent de ne pas être républicains, sont étonnamment absents. La République a un contenu politique et nous le revendiquons : il  n’est pas neutre d’affirmer le droit au bonheur et à la vie digne en l’inscrivant dans le projet initial d’un régime politique. Notre devise « Liberté, Égalité, Fraternité » contient en son sein l’idéal de République sociale auquel nous aspirons.

Enfin, revenir à ces symboles nous rappelle aux moments où la République a été forgée pour la première fois. En l’espace de quelques années, le peuple a mis à bas un système monarchique qui dominait la société depuis plusieurs siècles. Se remémorer le sens profond des symboles républicains, c’est aussi cela : puiser du courage en pensant aux femmes et aux hommes qui ont fait la Révolution.

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous avez beaucoup cité Robespierre et Saint-Just et, avec d’autres députés insoumis, avez même décidé de lui rendre hommage à l’occasion de l’anniversaire de sa mort. Beaucoup d’historiens ont réagi à ce sujet en critiquant votre volonté d’héroïser une figure historique particulièrement complexe. Que représente Robespierre pour vous et qu’avez-vous à répondre aux critiques des historiens à ce sujet ?

A.L. – Robespierre est une figure historique complexe et le rôle des historiens est évidemment de le rappeler. Mais, si nous demandons aujourd’hui spontanément à quelqu’un ce qui lui vient à l’esprit lorsqu’il entend ce nom, la plupart vont répondre en affirmant qu’il s’agissait d’un dictateur et d’un coupeur de têtes. La nuance qui existe dans les travaux des historiens n’est pas présente dans la société, car la manière dont est aujourd’hui diffusée la figure de Robespierre dans l’espace public contribue à en faire un portrait d’après les dires et les écrits de ses adversaires. Jean-Clément Martin l’a démontré avec brio : notre perception de Robespierre dépend abondamment de la légende noire constituée après sa mort. 

Il y a donc le rôle des historiens, qui appartient au champ scientifique, mais il y a aussi celui de la politique et des débats au sein de la société, qui diffère de ce dernier. Je considère à ce titre, qu’il est de notre ressort de contribuer à rétablir une forme d’équilibre dans la manière de percevoir la figure de Robespierre ou celle de Saint-Just. Or, quand l’espace public est saturé et profondément orienté d’un côté, vous ne pouvez pas le modifier de manière légère et modérée. Au contraire, il faut accepter d’en faire beaucoup en réhabilitant la part de progrès et de justice sociale apportée par de telles figures dans leur combat. 

Robespierre s’est battu
pour le droit de vote des juifs,
pour l’abolition de l’esclavage,
contre le « marc d’argent »,
qui instaurait le suffrage censitaire,
et pour le droit à l’existence.

Robespierre s’est battu pour le droit de vote des juifs, pour l’abolition de l’esclavage, contre le « marc d’argent », qui instaurait le suffrage censitaire, et pour le droit à l’existence. « Nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blés à côté de son semblable qui meurt de faim » affirmait-il. Comment ne pas voir dans tout cela des éléments qui ont contribué à l’émancipation commune et qui résonnent avec les moments que nous traversons ? Aujourd’hui encore, des gens comme Bernard Arnault entassent des monceaux de blés pendant que 2000 personnes meurent chaque année dans la rue. 

Avec la figure de Robespierre, j’essaye de créer les conditions d’une identification à un personnage qui a lutté toute sa vie pour la justice sociale face à des inégalités monstrueuses, en montrant la continuité de la période révolutionnaire avec notre quotidien. Ce débat n’est pas nouveau dans l’histoire de la gauche. Du temps de Jaurès également, on l’interrogeait sur la figure de Robespierre. Sa réponse était éloquente : « Sous ce soleil de juin 93 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre et c’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux Jacobins. Oui, je suis avec lui parce qu’il a à ce moment toute l’ampleur de la Révolution. ». Il ajoutait même « Réveiller Robespierre, c’est réveiller tous les patriotes énergiques de la République, et avec eux le peuple qui, autrefois, n’écoutait et ne suivait qu’eux (…).  Le robespierrisme, c’est la démocratie, et ces deux mots sont parfaitement identiques. Donc, en relevant le robespierrisme, vous êtes sûrs de relever la démocratie. ». En ayant continuellement appelé à la mobilisation du peuple, bien qu’il ait commis l’erreur de ne pas y intégrer les femmes, à la différence de certains de ses contemporains, Robespierre a donné corps à l’idée de République sociale qui se fonde sur la participation populaire.

« Sous ce soleil de juin 93
qui échauffe votre âpre bataille,
je suis avec Robespierre et c’est à côté de lui
que je vais m’asseoir aux Jacobins.
Oui, je suis avec lui parce qu’il a à ce moment toute l’ampleur de la Révolution. »

Jean Jaurès – 1900

LVSL – Par le passé, on a déjà vu la gauche se replier sur son identité et ses totems, travailler à réhabiliter ses symboles, au point d’en oublier son rôle et ses combats. Est-ce que la défense des symboles républicains ne risque-t-elle pas de tomber dans le même écueil ?

A.L. – Cela pourrait effectivement constituer un risque, si cela représentait l’ensemble de mon activité. Mais ce n’est pas le cas. Si je concentre une partie de mon mandat au fait de mobiliser les symboles républicains et d’en rappeler l’origine, cela a aussi un contenu politique. Rappeler l’article 4 de la Constitution de 1793 qui énonce que le droit de vote peut être obtenu par un étranger au bout d’un an s’il a bien mérité de l’humanité en choisissant d’adhérer au projet républicain, surprend ceux qui l’entendent, mais permet aussi aux premiers concernés, de s’emparer de cet héritage politique qui ne les laissait pas de côté. 

Participer aux débats parlementaires en défendant la hausse des salaires face à l’inflation, intervenir dans l’hémicycle en faveur des plus précaires, faire des amendements pour sortir les gens de la misère et leur redonner de la dignité, ou encore appeler à une marche contre la vie chère le 16 octobre ne relève pas du domaine purement symbolique et c’est en réalité le cœur de mon activité en tant que député. 

À l’heure où l’extrême-droite est arrivée au pouvoir en Italie, qu’elle ne cesse de prendre des voix dans notre pays, je considère que le fait de mobiliser les symboles républicains dans le débat et leur redonner leur sens originel participe au combat contre l’extrême-droite. Je suis assez convaincu qu’une partie du score actuel de l’extrême-droite dans notre pays provient de la représentation qui est donnée dans les médias des quartiers populaires, en les dénigrant continuellement. Or, tout cela contribue à construire un imaginaire national profondément divisé et permet à l’extrême-droite de progresser même là où elle n’est que très peu présente en termes de militants. La présence des symboles républicains dans les quartiers populaires, le fait que les jeunes qui y habitent s’en saisissent déjà est une réponse à cela. Contre le « on est chez nous » de l’extrême-droite, le fait de brandir le drapeau français, comme cela a été le cas pendant les mobilisations contre les violences policières ou lors de la marche du 10 novembre contre la haine des musulmans, revient à affirmer son appartenance à la communauté nationale et à mettre en déroute les discours de haine et de division qui pullulent à l’extrême-droite. Dans l’hypothèse où des mobilisations sociales de masse ont lieu, unissant les quartiers populaires et les zones rurales et en se réappropriant des symboles républicains et révolutionnaires comme cela avait été par exemple le cas au moment des Gilets jaunes, l’image renvoyée par des médias comme CNews, de haine ou de division, serait inaudible. Les symboles républicains ont un très grand potentiel de lutte contre l’extrême-droite et mon objectif est de parvenir à faire en sorte qu’il soit impossible pour elle de tenter de les faire siens.

Ce combat et cette stratégie ne sortent pas non plus de nulle part. Je continue, depuis un poste désormais différent, la lutte initiée il y a déjà plusieurs années par Alexis Corbière et surtout Jean-Luc Mélenchon. Il était le premier à avoir réintroduit, dans des meetings de gauche, les drapeaux tricolores ou encore la Marseillaise, qui en avaient disparu. On ne peut pas nous soupçonner d’être nationalistes en raison de nos prises de positions politiques, au contraire : en faisant cela, nous redonnons sens au patriotisme républicain fondé sur un idéal d’émancipation individuelle et collective. Quand dans ma circonscription, de jeunes enfants sont meurtris par le fait que leurs parents, alors même qu’ils travaillent et ont contribué depuis plusieurs années à la vie de notre nation et se sentent eux-mêmes pleinement et entièrement français, ne parviennent pas à obtenir la nationalité pour des raisons administratives parfois absurdes, notre combat est de ne pas les abandonner en laissant la République à ceux qui souhaitent les en exclure.

LVSL – Dans le champ politique de la gauche, la République, comme l’idée de nation, n’est pas perçue par tous comme un élément émancipateur. Comment répondez-vous aux critiques de votre camp sur ce sujet ?

A.L. – Je pense d’abord qu’il est important de clarifier un certain nombre de termes. On peut certes s’opposer à la République en tant que régime politique, mais les défenseurs de l’Empire ou de la monarchie ne sont pas vraiment les plus présents à gauche. Ensuite, certains émettent des critiques sur le contenu qui est associé à la République. Le plus souvent, ce jugement se fonde sur le fait que la République est aujourd’hui associée à un État dirigé par des personnes favorables au capitalisme. Dès lors, il serait impossible de dissocier les deux et, par essence, l’État ou la République correspondraient à ce que ceux qui les dirigent en font. Je considère l’inverse : l’État et les régimes politiques sont constitués politiquement par ceux qui s’en emparent. 

Sur le plan historique, deux critiques principales reviennent à propos de la République. Premièrement, comme je l’ai mentionné précédemment à propos de Robespierre, cette dernière n’accordait pas à son origine de place aux femmes en leur reconnaissant des droits équivalents à ceux des hommes. Je fais partie de ceux qui estiment que c’était alors une erreur fondamentale. Durant la Révolution, les femmes ont en effet contribué au projet républicain et d’autres que Robespierre ont défendu avec ferveur une égalité totale des droits. Mais il faut également reconnaître que c’est dans le cadre d’un régime républicain que les femmes ont ensuite pu accéder, elles-aussi, au droit de vote. La seconde critique est celle qui associe la République à la colonisation. Si la monarchie en est à l’origine, il est vrai que la République la continue à travers l’Histoire. Cela constitue pour moi une trahison du projet républicain originel, car durant la Première République, par le décret du 4 février 1794, la Convention a voté l’abolition de l’esclavage dans les colonies française. Il convient, d’après moi, de ne pas nier ces critiques et de savoir les regarder en face. Mais les assumer, c’est aussi les juger au regard des principes défendus par la Première République. La souveraineté populaire par exemple, implique, de fait, le refus de la colonisation, car elle impose de donner à ceux qui constituent le peuple le statut de détenteur, en dernière instance, du pouvoir politique. 

En ce qui concerne l’idée de nation, il convient également de clarifier un certain nombre d’éléments. Pour moi, la nation signifie l’affirmation du peuple souverain que j’évoquais précédemment en tant que corps politique. C’est d’ailleurs le sens que lui ont conféré les soldats de l’armée française, constituée du peuple en armes, lorsqu’ils ont entamé leur charge au cri de « Vive la nation ! » le 20 septembre 1792 à Valmy. Il s’agissait d’affirmer la souveraineté du peuple face aux monarchies ennemies qui voulaient l’anéantir. Dans la Marseillaise, un couplet qui est souvent méconnu reprend cette idée en énonçant : « Français, en guerriers magnanimes / Portons ou retenons nos coups ! / Épargnons ces tristes victimes / À regret, s’armant contre nous ! ». L’ennemi ne sont pas les individus, mais le régime de domination monarchique qu’ils sont contraints de défendre et face auquel la nation française s’affirme et se bat. La nation demeure le seul cadre dans lequel la souveraineté populaire peut s’affirmer. 

« Français, en guerriers magnanimes
Portons ou retenons nos coups !
Épargnons ces tristes victimes
À regret, s’armant contre nous ! »

La Marseillaise, Ve couplet

Il n’est pas vrai de croire, comme certains le font, que la souveraineté populaire s’affirme de la même manière dans toute l’Union européenne par exemple. Nous n’avons pas les mêmes règles dans chaque pays en matière de suffrage pour élire des représentants au sein du Parlement Européen, les députés sont tantôt élus dans des régions, tantôt au niveau national. Il n’y a pas d’uniformité qui permettrait l’affirmation d’une seule et même souveraineté. En outre, le pouvoir dont bénéficie le Parlement est extrêmement limité et les principales décisions émanent de la Commission européenne qui n’est pas issue d’une expression directe de la souveraineté populaire. Dans le cadre de l’Union européenne, cela est presque le plus frappant : face à une structure supranationale dont la fonction première a été pendant des années, par ses traités, d’imposer le néolibéralisme, comment résister si nous abandonnons un outil tel que la nation ? C’est le même cas de figure dans le domaine de la transition écologique, lorsque l’Union européenne favorise un appel d’offre polluant à des milliers de kilomètres, au nom de la libre concurrence ou d’un accord de libre échange qui va détruire le marché de la pêche en Afrique, ou lorsqu’elle impose des normes permettant l’utilisation du glyphosate, refuser en relocalisant la production au niveau national est essentiel pour réduire les émissions carbones inutiles et relancer notre économie. Si on souhaite changer radicalement l’ordre dans lequel nous sommes en relocalisant une partie de la production, en instaurant le SMIC à 1600 euros, à rendre l’éducation véritablement gratuite et émancipatrice, tout comme la commune, la République et l’État restent les instruments privilégiés pour exprimer la volonté du peuple. Notre rôle politique est avant tout d’impliquer le grand nombre dans cela. 

Certains affirment enfin que la nation est un outil de division entre les travailleurs. Je ne pense pas et je considère même l’inverse. La nation peut déjà être un facteur d’unité entre les travailleurs au sein de l’espace national, car face aux divisions fondées sur la couleur de peau, le genre, la religion ou l’orientation sexuelle, affirmer son appartenance à une même entité politique et revendiquer, au nom de l’égalité, davantage de droits contre ceux qui se gavent, vient mettre en défaut ces procédés. Par ailleurs, comme le disait Jaurès : « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène ». Si vous souhaitez discuter de peuples souverains à peuples souverains et demander davantage d’égalité en matière de droits, cela ne peut se faire, pour le moment, qu’à partir de l’échelon national. Avant de penser au socialisme universel dans lequel nous ne vivons malheureusement pas, il est nécessaire de considérer avec sérieux les moyens dont nous disposons pour s’émanciper collectivement et, en l’occurrence, la pertinence du cadre national. Il ne faut pas biaiser l’Histoire et la regarder avec un prisme unique : l’émancipation des peuples colonisés s’est par exemple faite par le cadre national face aux puissances impérialistes. Che Guevara, un argentin qui se battait à Cuba, qui est pour certains l’incarnation même de l’internationalisme ne reprenait-il pas le mot d’ordre de la Révolution française en affirmant « Patria o muerte », « la patrie ou la mort » ?

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous êtes particulièrement actifs sur les réseaux sociaux et vous vous présentez même comme député youtuber. Comment articulez-vous les codes de la communication numérique et la nécessité du formalisme de la représentation nationale ?

A.L. – La première difficulté quand on est un jeune député comme moi est d’abord d’intégrer le fait que nous représentons la nation. Il m’arrive parfois de me surprendre moi-même en me faisant cette réflexion. Cela n’est pas naturel de se dire qu’une partie de la population vous a élue pour la représenter. J’essaye pour ma part d’assumer cette fonction de la façon la plus juste et la plus digne, notamment lorsque je prends la parole au sein de l’hémicycle. Mais j’estime également qu’il y a un enjeu qui consiste à faire sortir la représentation nationale du cadre dans lequel on a coutume de l’enfermer. Par mon travail sur les réseaux sociaux, j’essaye justement de donner à tous la possibilité de voir ce qu’est le quotidien d’un député. Il ne s’agit pas simplement d’un témoignage, mais d’une manière de faire comprendre que les députés sont avant tout des citoyens comme les autres qui ont choisi de s’engager pour défendre l’intérêt général. 

J’ai par exemple publié une vidéo pour montrer à quoi ressemble la journée d’un député, une story sur les lumières artificielles qui nous permettent de continuer à siéger en séance la nuit sans s’en rendre compte ou encore une autre sur la préparation de ma première prise de parole afin de dévoiler également l’envers du décor. Pour une simple prise de parole de deux minutes, il y a tout un travail en amont pour savoir ce qu’il convient de dire, comment le dire, puis une forme de pression au moment d’intervenir. Assumer mon stress lors de ma première prise de parole, c’est aussi une manière de rapprocher les élus du peuple, de leur faire sentir qu’ils sont leurs semblables et qu’eux aussi peuvent s’engager politiquement dans les institutions. Si les critiques à l’égard de la fonction de député et le manque de rigueur et d’investissement de la part de certains peut être justifié, il est important de montrer ce que c’est qu’accomplir véritablement son mandat de député, à travers ses interventions mais aussi ses déplacements, et de redonner une part de confiance envers les élus que ne permet pas la seule exposition médiatique.

Cette question qui revient souvent à propos de l’appropriation du numérique par les élus contient également une forme de mépris à l’égard des réseaux sociaux et des gens qui y produisent du contenu. Je considère précisément l’inverse, il faut avoir un peu d’humilité lorsqu’on émet un jugement à propos des réseaux sociaux : ce que certains parviennent à faire dessus dépasse parfois largement la diffusion médiatique traditionnelle. Quand on prétend représenter le peuple, il n’est pas inintéressant de se demander comment certaines personnes parviennent à obtenir des millions d’abonnés pour suivre leur contenu. Je pense qu’il y a d’ailleurs beaucoup de gens, notamment dans la partie la plus jeune de la population, qui voient ma démarche et celle de mes camarades sur les réseaux sociaux d’un œil très favorable. 

Il y a un enjeu qui consiste
à faire sortir la représentation nationale
du cadre dans lequel
on a coutume de l’enfermer.

Quand je m’occupais auparavant des réseaux sociaux de Jean-Luc Mélenchon, j’ai toujours considéré que chaque plateforme possède une grammaire propre. YouTube n’est pas TikTok et Facebook ne fonctionne pas de la même manière que Twitter, vous ne pouvez pas produire un contenu uniforme pour tous ces réseaux. Ce principe s’impose à nous et il faut être capable de jouer avec les codes que nous dictent ces plateformes, ce qui n’est pas toujours simple. Savoir maîtriser les codes des réseaux sociaux n’est pas une fin en soi, il importe de les mettre au service du message que nous portons. L’exercice a des limites. En tant que député, je ne représente pas seulement les personnes qui ont voté pour moi, mais l’ensemble des citoyens. Par conséquent, je ne peux pas me permettre de dépasser ma fonction pour m’adapter à la grammaire des réseaux sociaux. Je prends souvent l’exemple de Florian Philippot : lorsqu’il a lancé sa chaîne YouTube, il a mis de côté ce qu’il avait à dire pour préférer placer des références propres à Internet et aux communautés qui s’y trouvent, c’est une maladresse. De la même manière, Jean-Baptiste Djebbari, lorsqu’il était ministre, a pu reprendre à l’excès les codes des réseaux sociaux dans ses vidéos sur TikTok, sans véritablement faire passer de message et en ridiculisant même parfois sa propre fonction. Voilà la limite que je me fixe : la fonction qui est la nôtre implique une certaine dignité que nous ne pouvons délaisser en publiant des contenus sur les réseaux sociaux trop soumis aux codes de ces plateformes. 

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous avez récemment animé une conférence lors des universités d’été de la France insoumise sur la manière de construire des ponts entre les demandes des quartiers populaires et celles des campagnes. Considérez-vous que le pacte républicain et notamment l’égalité d’accès aux services publics constitue précisément un moyen d’unifier ces revendications qui semblent aujourd’hui, pour certains, incompatibles ?

A.L – Oui, c’est précisément ce que je pense. Je ne me suis cependant pas contenté d’animer cette conférence. Récemment, j’ai effectué un certain nombre de déplacements dans la Meuse, dans l’Yonne, dans la Nièvre et dans l’Indre où nous n’avons pas obtenu de député de la NUPES. Provenant moi-même de l’Indre et étant élu dans une circonscription où se trouvent plusieurs quartiers populaires au sein d’une ville, ce sujet me touche et m’importe tout particulièrement. J’ai grandi dans une ville de 43 000 habitants, mais dans un département où habitent 220 000 personnes. Une partie de ma famille habitait dans des villages et hameaux particulièrement reculés par rapport aux principales villes du département. Cette expérience personnelle m’a fait remarquer à quel point les problématiques des quartiers populaires sont semblables à celles des habitants de zones rurales. Que ce soit en matière de désertification médicale, si vous habitez à Grigny en Essonne ou au Blanc dans l’Indre, vous rencontrez la même difficulté pour trouver un médecin ou un spécialiste proche de chez vous. Il en va de même pour les petits commerces. Dans les territoires ruraux, les centres-villes se vident des petits commerces au profit des grandes zones commerciales. C’est la même chose dans bon nombre de quartiers populaires où il est de plus en plus difficile de trouver des commerces ou des services essentiels, du coiffeur à la boulangerie. Dans leur ensemble, les services publics disparaissent conjointement dans ces deux types de territoires, les bureaux de poste, les lycées ou encore les hôpitaux sont de plus en plus éloignés des lieux de résidence. Toutes ces difficultés face à la disparition de ce qui crée du lien social créent du lien entre les demandes des quartiers populaires et celles des milieux ruraux qu’on tend à opposer fréquemment. 

Dans les zones rurales,
bon nombre de CDI ont été remplacés
par des intérims,
comme en miroir des quartiers populaires,
où l’ubérisation et sa précarité se sont largement développés.

Ce n’est pas le seul élément qui permet d’unifier les demandes entre ces différents territoires. La question de l’emploi et de sa stabilité est à cet égard essentielle. Dans les zones rurales, bon nombre de CDI ont été remplacés par des intérims, comme en miroir des quartiers populaires, où l’ubérisation et sa précarité se sont largement développées. Le niveau des revenus et la difficulté à faire face à l’inflation est encore une demande qui réunit les populations qui vivent dans ces territoires. L’accès à un logement – et que celui-ci soit de bonne qualité – devient de plus en plus difficile et, dans les quartiers populaires comme dans les zon es rurales, les contraint à habiter plus loin de leur lieu de travail et implique pour eux de recourir soit aux transports en commun, dont les réseaux sont bien souvent dysfonctionnels, soit à la voiture qui les expose à l’augmentation des coûts de l’essence. Enfin, l’ennui, le sentiment de déshérence ou encore la difficulté à sortir de son lieu de naissance sont des enjeux et des sentiments partagés par ces deux parties de la population : qu’on vienne d’un quartier populaire ou d’un village dans une zone rurale, qu’on doive franchir le périphérique ou faire cinquante kilomètres en voiture pour se rendre dans une métropole ou même à Paris, on sait que les richesses et le pouvoir se concentrent ailleurs. 

Tous ces sujets créent de l’unité dans le peuple français, alors même que bon nombre de médias et d’acteurs politiques se fixent pour objectif de le diviser à l’aune de cette fragmentation territoriale. La surmédiatisation des faits divers au sein des banlieues contribue à accentuer la fracture avec les territoires ruraux qui ne perçoivent plus ce qui les rapproche, dans leur condition matérielle quotidienne, des quartiers populaires. Or, la mise à distance des services publics, de l’activité économique, conséquence des politiques néo-libérales et de la désindustrialisation à marche forcée dictée par la mondialisation, est la même dans les campagnes et dans les banlieues. C’est précisément au nom de l’égalité d’accès aux services publics et du contrat républicain qu’il est possible d’unir ces demandes et de fournir un débouché politique à cette colère face aux inégalités croissantes dans notre pays. Il ne faut pas réifier les catégories de nos adversaires et de l’extrême-droite, mais au contraire chercher à mettre en avant ce qui rassemble des populations qui ne vivent pourtant pas au même endroit. L’abandon commun que subissent ces franges de notre peuple est un affect extrêmement fort que nous ne pouvons laisser de côté politiquement. Contrairement à ce que veut faire croire Marine Le Pen, les oubliés ne sont pas que présents dans la ruralité. Il faut que nous parvenions à faire en sorte qu’un jeune de zone rurale ne perçoive pas un jeune de banlieue comme un ennemi, un délinquant en puissance, mais comme quelqu’un qui partage la même condition que lui, les mêmes difficultés, et avec qui il peut revendiquer ses droits à partir du projet républicain fondamental. Voilà comment j’envisage politiquement l’unité nationale. Nous devons la reconstituer pour nous émanciper collectivement. 

Mathieu Slama : « La crise sanitaire finit comme elle a commencé, dans l’arbitraire »

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

L’essayiste Mathieu Slama est une des figures de l’opposition aux mesures sanitaires. Il souligne toutefois que les critiques dont ces dernières ont fait l’objet ont été captées par les extrêmes et les complotistes, au détriment d’une appropriation politique des questions scientifiques. La « démocratie sanitaire » s’est en effet très largement absentée des débats publics, laissant orphelins les derniers républicains attachés à l’État de droit ou à la souveraineté populaire. Mathieu Slama se revendique de la première filiation, protectrice des libertés individuelles, et alerte contre l’émergence d’une société disciplinaire. Dans son ouvrage Adieu la liberté (Presses de la cité, 2022), il invite à ne pas considérer comme une victoire la liberté retrouvée depuis la fin du passe et de l’obligation de port du masque. La levée des restrictions ne signifie pas nécessairement la fin des dispositifs qui ont été mis en oeuvre pendant la pandémie. Pis encore, la demande croissante de sécurité qui traverse la société pourrait bien légitimer des pratiques de gouvernement de plus en plus autoritaires. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Après le pic Omicron en janvier, l’épidémie a fortement reflué et le passe vaccinal et le port du masque viennent d’être levés. On peut y voir un geste électoraliste à l’approche des élections mais le gouvernement répète toujours le même argument selon lequel « c’est le virus qui décide des libertés ». Cela pose la question suivante : toutes ces mesures dites sanitaires sont-elles prises ou supprimées pour des raisons de santé ou faut-il y voir des décisions purement politiques ?

Mathieu Slama – C’est une bonne question. D’abord, la première chose dont on se rend compte, c’est à quel point c’est arbitraire : tout d’un coup le président de la République annonce la fin du passe le 14 mars mais on ne sait pas sur quels critères. C’est le fait du prince. Pourtant, deux jours avant, il y avait eu une audience au Conseil d’État sur un recours pour demander la fin du passe, mené par quelques juristes, comme Paul Cassia. De même la Commission d’enquête du Sénat l’a demandée et le Conseil d’État a dit non. Tout cela symbolise tout ce qu’on vit depuis deux ans : cela finit comme cela a commencé, dans l’arbitraire. Alors qu’on parle de l’une des mesures les plus graves qui aient jamais été prises, les décisions politiques sont prises sans réelles justifications et le droit ne veut plus rien dire. C’est inquiétant qu’il n’y ait plus de base juridique rationnelle, car cela signifie que tout est possible et que c’est le règne de l’arbitraire.

La deuxième chose c’est qu’on savait que l’épidémie reculait et que le virus devenait de moins en moins grave. L’inquiétude que nous devrions avoir c’est qu’au fond pendant deux ans, nous avons brisé tous les tabous et nous avons accepté des choses qui étaient auparavant inacceptables. Surtout, des monstres politiques et juridiques comme le confinement, le masque dans la rue, le passe ont été créés. Ce sont en réalité de nouvelles méthodes de gouvernement. Le passe par exemple, c’est quand même l’idée d’exclure des gens de la vie sociale pour les amener à se comporter comme on veut. On a inventé et normalisé de nouvelles méthodes qui sont maintenant dans la “boîte à outils”, comme le disait une députée LREM. Certains veulent faire entrer le passe dans le droit pour ne plus passer par des lois d’exception. Le passe pourrait bien réapparaître si nous avons une recrudescence épidémique ou sous d’autres formes, pour d’autres crises.

LVSL – Cette normalisation de mesures d’exception est en effet inquiétante. Mais le gouvernement a toujours affirmé qu’il n’y était pour rien et que ses choix étaient contraints par l’épidémie…

M.S. – C’est, de fait, un argument qui a beaucoup été utilisé par le pouvoir, qui a affirmé que c’est le virus qui est liberticide. Mais cela signifie que la politique disparaît ! Depuis deux ans, on nous présente les choses comme s’il n’y avait pas d’autres alternatives et qu’on ne faisait que suivre ce que disent les scientifiques. Sauf que la politique consiste à faire des choix, des arbitrages entre différentes alternatives. Évidemment il faut lutter contre le virus mais il y a aussi d’autres considérations à prendre en compte : des considérations pratiques, éthiques, psychologiques, économiques, sociales, etc. C’est le rôle du politique de filtrer des recommandations scientifiques à l’aune de ces différents critères.

« Évidemment, il faut lutter contre le virus mais il y a aussi d’autres considérations à prendre en compte : des considérations pratiques, éthiques, psychologiques, économiques, sociales, etc. C’est le rôle du politique de filtrer des recommandations scientifiques à l’aune de ces différents critères. »

C’est très inquiétant parce que cela signifie que dans l’urgence, face à une crise, la fin justifie tous les moyens. Le politique peut alors prendre des mesures sans considération éthique. L’évolution est de plus en plus inquiétante : face au terrorisme, des mesures très problématiques ont été mises en place comme des assignations à résidence totalement arbitraires, mais il y avait un débat public. Par exemple sur la déchéance de citoyenneté, beaucoup de Français ont dit qu’il ne fallait pas céder sur nos valeurs, qu’il fallait qu’on reste dans un État de droit. À l’époque, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, ancien ministre de l’Intérieur très sécuritaire qui s’est ensuite trouvé une âme de républicain, a fait un travail remarquable. Il disait notamment que la citoyenneté, comme la République, doit être indivisible.

Il y a eu débat sur cette question. Lorsqu’on voit comment ce débat a été évacué pendant la crise sanitaire, il y a lieu de s’inquiéter. Les nombreuses crises qui arrivent vont nous poser des questions d’ordre démocratique. Par exemple, la crise ukrainienne a conduit à la suppression de médias de propagande étrangers (Russia Today et Sputnik ont été interdits, ndlr). Si ces médias posent d’énormes problèmes, cela soulève néanmoins des questions au sujet de la liberté de la presse ou sur le fait que cela a été décidé au niveau européen (en France, seul l’ARCOM, ex-CSA, peut normalement décider de telles interdictions, ndlr).

LVSL – Vous estimez donc que le confinement, le couvre-feu, les passeports ou encore les attestations peuvent revenir, soit à la faveur d’une nouvelle vague de COVID, soit pour d’autres motifs. Vous allez jusqu’à parler de l’émergence d’une « société disciplinaire ». De quoi s’agit-il ?

M.S. – Cette société disciplinaire renvoie à un vieux débat. C’est Foucault qui l’amène dans toutes ses réflexions sur les hôpitaux psychiatriques, les prisons et tous les lieux où la norme se matérialise concrètement. Il étudie comment se construit la norme, comment elle se matérialise, comment certains membres du corps social sont mis en dehors de la société, comment les comportements se normalisent de cette manière. Toute l’idée de Foucault consiste à dire que les sociétés libérales ne l’ont jamais vraiment été et que c’est avec l’avènement des sociétés libérales au XVIIIe siècle qu’apparaissent des techniques disciplinaires modernes. A partir du XVIIIe, on régule de plus en plus les corps, les comportements, les normes etc. Je pense qu’on vit aujourd’hui l’aboutissement de ce processus ; nos vies s’inscrivent de plus en plus dans le droit, le pouvoir peut réguler tous les aspects de nos vies et joue de plus en plus le rôle de distributeur de droits. C’est le grand paradoxe de l’État de droit, même si j’en reste un grand défenseur.

« On a banalisé le QR code, que l’État peut activer ou désactiver, et instauré des systèmes de checkpoint dans les endroits de la vie sociale. Or, cette technologie du QR code permet de réguler les comportements des individus. »

Comment cela peut-il se manifester demain ? Je n’en sais rien. Mais je sais qu’on a banalisé le QR code, que l’État peut activer ou désactiver, et instauré des systèmes de checkpoint dans les endroits de la vie sociale. Or, cette technologie du QR code permet de réguler les comportements des individus. On peut faire toutes sortes de choses avec, ça peut marcher pour les questions de délinquance, de régulation des comportements par rapport à l’écologie… Un rapport de trois sénateurs, assez peu médiatisé, proposait par exemple de désactiver les moyens de paiement ou le permis de conduire (pour ceux qui ne respecteraient pas les règles sanitaires, ndlr). Au Canada, lors du mouvement des « convois de la liberté », le gouvernement a retracé les individus qui avaient fait des dons aux bloqueurs. On se rend compte de ce que peut faire l’État avec la technologie, en désactivant certains aspects de la vie sociale ou des finances d’un individu.

Dans le rapport sénatorial, il y avait une phrase incroyable, qui pour moi, dit quelque chose du tournant que nous vivons : « Si une “dictature” sauve des vies pendant qu’une “démocratie” pleure ses morts, la bonne attitude n’est pas de se réfugier dans des positions de principe. » Ainsi, on relativise la démocratie, on se dit que, finalement, on pourrait s’inspirer de certaines mesures totalement attentatoires à nos libertés prises dans les dictatures. Donc tout est imaginable et c’est ce qui fait peur. Bien sûr, le gouvernement n’a pas de plan de manipulation et il n’y a pas de complot, mais le problème c’est qu’à partir du moment où nous généralisons de nouvelles méthodes, on s’y habitue. Imaginons que demain nous ayons un gouvernement d’extrême-droite : il aurait carte blanche pour sortir de l’État de droit…

LVSL – Pourtant, on entend souvent que la société française est rebelle, que notre peuple est traversé par une sorte d’ethos révolutionnaire, comme nous l’avons vu pendant les gilets jaunes. On aurait donc pu s’attendre à un mouvement social majeur face aux mesures sanitaires. Au contraire, vous estimez que les Français ont avant tout exprimé une demande d’autorité et de fermeté lors de la crise sanitaire. Comment expliquer ce paradoxe ?

M.S. – C’est un peu ce que j’ai cherché à comprendre dans le livre, bien que je n’aie pas totalement réussi. Ce qui est certain, c’est que tous les sondages montrent que les Français sont majoritairement ou très majoritairement en faveur de toutes les mesures qui ont été prises. Le confinement était soutenu par 80 ou 90% des Français au début, le couvre-feu, le masque, le passe. Toutes ces mesures étaient largement plébiscitées. Il faut donc relativiser le discours selon lequel cela a été imposé par le pouvoir. Même si Emmanuel Macron a décidé seul de mettre un passe pour toutes les activités sociales, il savait qu’il allait être approuvé par une majorité de Français.

La question est : pourquoi ? De fait, dans les moments de crise, les Français ont tendance à privilégier la demande de sécurité et de protection par rapport à leurs libertés. Je rappelle dans mon livre un sondage effectué juste après les attentats du Bataclan où 95% des Français étaient d’accord pour des mesures de sécurité très dures, y compris celles qui étaient attentatoires à leur propre liberté et aussi à leur vie privée. Par ailleurs, il est vrai qu’il n’y a eu aucun mouvement d’ampleur contre le confinement en France, contrairement à des pays comme l’Allemagne. Une telle obéissance, surtout à la suite des Gilets jaunes, doit nous interroger. J’ai essayé d’élaborer un concept, qui vaut ce qu’il vaut, pour résumer cela : l’idéologie du safe. En fait, je trouve qu’un paradigme de la sécurité s’est instauré, qui conduit à une surenchère, comme on le voit chez les candidats du centre à l’extrême-droite. Sur la sécurité, face au terrorisme et même sur le climat on voit aujourd’hui que des mouvements réclament des mesures très attentatoires aux libertés. Bien sûr, il est essentiel de se protéger du terrorisme ou du virus, mais encore une fois les principes ne sont pas là pour rien.

« Sur la sécurité, face au terrorisme et même sur le climat on voit aujourd’hui que des mouvements réclament des mesures très attentatoires aux libertés. »

C’est la même chose concernant la liberté d’expression : on est très loin des années 70 libertaires. Ce que les humoristes se permettaient à l’époque est impossible aujourd’hui. De même, quand un rappeur insulte un policier, la droite demande son interdiction. Mais c’est la même chose chez une certaine gauche puritaine, qui veut plus de peines de prison, notamment pour les crimes sexuels et sexistes. Or, si ce sont évidemment des problèmes de fond, la réponse ne peut pas être uniquement sécuritaire. Pourtant, dans les années 1970, la gauche voulait la fin des prisons voire sortir du système judiciaire ! Elle avait toute une réflexion sur la façon de régler les différends en dehors du pénal, elle était pour la liberté des mœurs, contre la censure… Je me sens d’ailleurs assez proche de cette gauche qui disait « interdit d’interdire ».

L’hypothèse que je fais, ce que j’appelle l’idéologie du safe, c’est donc qu’un nouveau paradigme très sécuritaire s’installe à gauche comme à droite. On assiste à un mouvement de fond où, in fine, l’idée de liberté devient menaçante. Cette société qui s’éloigne de nos idéaux républicains m’inquiète.

LVSL – L’opinion publique adhère peut-être en effet à cette idéologie du safe. Mais qu’en est-il des partis politiques, des syndicats, du monde intellectuel, de tous les corps intermédiaires qui auraient pu prendre position sur ces questions de défense des libertés ? Pourquoi ont-ils eu tant de mal à se positionner sur cette gestion de crise ?

M.S. – C’est une vraie question. Les partis politiques ont globalement soutenu les mesures sanitaires. Les syndicats ont eux souligné l’injustice entre ceux qui étaient confinés donc protégés et ceux qui allaient travailler dans les usines ou les supermarchés au début de l’épidémie. Mais dans la deuxième phase, celle du passe, on ne les a pas entendus sur le licenciement des personnes non-vaccinées, alors qu’il y avait des atteintes fondamentales sur le droit du travail. 

En ce qui concerne les intellectuels, il y a eu quelques courageux. Bernard-Henri Lévy, dont on peut penser ce que l’on veut, mais qui connaît l’histoire de la République, a écrit un livre remarquable lors du premier confinement (Ce virus qui rend fou, Grasset, 2021), mais il a ensuite lâché ce combat. Il y a aussi André Comte-Sponville ou Barbara Stiegler (philosophes, ndlr). Mais globalement le monde intellectuel a été silencieux et notamment à gauche. Tous les grands intellectuels comme Alain Badiou, Jacques Rancière, Slavoj Zizek, Noam Chomsky et d’autres n’ont non seulement rien vu mais ont même soutenu les mesures. Par exemple, Badiou disait qu’il n’était pas contre le confinement car cela ne changeait rien au problème central qui était le capitalisme. Chomsky a même dit qu’il fallait isoler les non-vaccinés ! Bref, ils se sont tous plantés. Le seul intellectuel de gauche qui a vu juste c’est Giorgio Agamben (philosophe italien, ndlr), même si je pense qu’il va parfois trop loin.

LVSL – Comment l’expliquez-vous ?

M.S. – D’une part, on pourrait presque dire qu’on a vécu un moment communiste. Les mesures qui ont été prises, au nom du collectif et du bien commun, impliquaient la planification étatique et la solidarité. Or, le principe du communisme est justement d’effacer l’individu devant le collectif. Au contraire, pour moi, la Révolution française et la modernité politique, c’est l’individu. Donc quelque part, idéologiquement, les atteintes aux libertés fondamentales ne dérangent pas les marxistes car c’est au nom du bien commun.

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

Pourquoi Agamben est-il le grand penseur de l’époque ? Parce qu’il est foucaldien ! Il maîtrise le marxisme comme personne mais ne vient pas de cette culture-là. Il vient plutôt de la gauche critique, qui n’est pas vraiment marxiste, mais plutôt libertaire, qui pense l’individu. C’est pour cela qu’il est obsédé par les normes, parce qu’il refuse cette injonction du collectif. Cette tradition part de Nietzsche, en passant par Deleuze et Foucault. Cela renvoie au célèbre débat entre Foucault et Chomsky dans une université anglo-saxonne : Chomsky fait son grand discours sur la Révolution et Foucault lui rétorque que ce qui importe ce sont les systèmes de pouvoir que le peuple mettra en place une fois qu’il aura triomphé. C’est un discours qui naît dans la bourgeoisie du XVIIIe siècle, qui ne sacralise pas la lutte des classes et se concentre sur les normes et l’individu. Pour moi, cette tradition philosophique et politique foucaldienne, dont Agamben est le représentant actuel, a quasiment disparu. Si on regarde le courant woke par exemple, c’est une mécompréhension de Foucault : Foucault était libertaire, pas puritain ! On se demande où sont les libertaires aujourd’hui…

LVSL – On aurait pu penser que les intellectuels libéraux se seraient mobilisés, non ?

M.S. – Le libéralisme français est inspiré de Raymond Aron. Or, Aron était contre Mai 68. Comment peut-on être libéral et contre Mai 68 ? Mai 68, c’est un cri de libération face aux structures, face à l’étouffement d’une société ultra-normée, ultra-disciplinaire ! En fait, les libéraux français n’ont jamais été libéraux, ils n’ont jamais vraiment été les défenseurs des libertés. Ils défendent la liberté d’entreprendre, mais celle-ci n’a rien à voir avec la liberté des hommes, c’est même antinomique pour moi. Donc il n’est pas si surprenant que des libéraux aient défendu des mesures très liberticides et autoritaires.

« Les libéraux français n’ont jamais été libéraux, ils n’ont jamais vraiment été des défenseurs des libertés. Ils défendent la liberté d’entreprendre, mais celle-ci n’a rien à voir avec la liberté des hommes. »

Ensuite il y a la question managériale, qui pour moi est centrale. Une des explications à ce que l’on a vécu, c’est aussi que l’on vit dans un monde de l’entreprise, dont les valeurs rejaillissent dans toute la société. On le voit par exemple à travers le succès du développement personnel. Ce paradigme du management nous imprègne tous, en particulier les macronistes, qui sont des managers, des cadres, des personnes sans culture politique, républicaine ou démocratique. Donc ils prônent un système managérial où il faut mettre en place des mesures très efficaces à l’aune des critères de performance. C’est l’utilitarisme, le dogme de l’efficacité.

En fait, tout ce qui se passe depuis deux ans, c’est une grande opération de management. Le confinement et le passe sont des outils de management de la population. Le management consiste à amener un salarié à être plus productif et plus efficace à travers des mécanismes pour diriger les comportements. Il y a des versions plus ou moins hard ou soft. Ainsi, on a aussi mis en place des outils de nudge, c’est-à-dire des dispositifs qui nous contraignent en donnant l’impression qu’il n’y a pas de contrainte, que notre décision est souveraine. Un cabinet de conseil en nudge a conseillé le gouvernement par exemple (la BVA Nudge Unit, ndlr). Donc ils ont fait du management de population en oubliant totalement que ce n’est pas ça la politique ! En politique, on ne manage pas, on ne considère pas les citoyens comme des salariés. Ce sont des citoyens qui ont des droits, des systèmes juridiques, des contre-pouvoirs, des principes fondamentaux…

« L’entreprise est une dictature plus ou moins douce. Ce sont des univers, des imaginaires, des habitudes qui nous amollissent d’un point de vue démocratique. »

Mais on ne peut pas accuser les macronistes de tout. Je fais l’hypothèse que si nous avons accepté toutes ces mesures et cet autoritarisme, c’est parce que la plupart d’entre nous sommes des salariés. Or, dans la pensée des libertés, il y a toujours cet angle mort de l’entreprise : en fait un citoyen arrête d’être citoyen dans l’entreprise, il est salarié…

LVSL – C’est ce que disait Jaurès : « La liberté s’arrête aux portes de l’entreprise »

M.S. – C’est exactement ça. Dans l’entreprise on reçoit des ordres, on est soumis à des objectifs de performance, à de la compétition… Bref on n’est plus du tout libre. L’entreprise est une dictature plus ou moins douce. Ce sont des univers, des imaginaires, des habitudes qui nous amollissent d’un point de vue démocratique. Elle nous conditionne à accepter les ordres et les injonctions politiques. Il y a quelques décennies, il y avait des syndicats d’entreprise forts, un rapport de force, cette culture du salarié contre le patron. Aujourd’hui ce n’est plus le cas : les syndicats n’existent pratiquement plus, on a remplacé ça par des psys d’entreprise ! C’est la toute puissance du management.

LVSL – Vous avez mentionné Barbara Stiegler tout à l’heure. Dans son livre De la démocratie en pandémie (Tracts Gallimard, 2021), elle rappelle qu’il n’y a pratiquement pas eu de débat scientifique sur notre gestion de la pandémie, alors même que les professionnels de santé étaient partagés sur les différentes mesures, comme on a pu le voir une fois que des psychiatres ont intégré le conseil scientifique. Comment en sommes-nous arrivés à la quasi-unanimité observée dans les médias depuis deux ans ? Pourquoi est-ce si difficile de débattre politiquement des questions scientifiques ?

M.S. – C’est une vraie question, que j’aborde néanmoins assez peu dans mon livre. Je pense que les médias ont été terrorisés par la désinformation et que beaucoup se sont dit qu’il fallait faire très attention, car il y aurait des morts à la clef. Il y a eu cette espèce de réflexe d’affirmer : « On va donner la parole à des scientifiques qui sont validés, qui vont dans le sens de la protection maximum. » Cela a fait émerger des figures scientifiques qui sont devenues des sortes de prophètes médiatiques, des oracles qui ont toujours adopté des positions très dures. Nous avons besoin de paroles scientifiques. Cependant, lorsqu’ils commencent à dire qu’il faut un confinement ou un passe, ce n’est pas une parole scientifique mais politique. Par exemple, lors d’un débat face à Karine Lacombe, je lui ai dit que je la respectais énormément en tant que scientifique, mais qu’elle outrepassait ses compétences lorsqu’elle se prononçait sur ces questions. C’est aussi une déformation professionnelle car ils voient tout par la lorgnette sanitaire et n’ont pas forcément conscience des autres aspects.

D’autre part, et c’est peut-être encore plus grave, l’opposition s’est retrouvée, au fond, soit chez les extrêmes, soit chez les complotistes. Ces derniers étaient évidemment minoritaires, mais dans l’opposition médiatique, ce sont eux que nous avons entendus. Le problème c’est qu’il n’y avait plus vraiment d’opposition crédible, raisonnable, audible, qui ne soit pas dans l’hystérisation mais dans un discours rationnel. D’ailleurs, il s’agissait de gens souvent très hypocrites et très opportunistes, tel Florian Philippot, qui demandait de durcir le premier confinement. Comment peut-il ensuite être crédible sur la défense des libertés ? Surtout que c’est quelqu’un qui propose par ailleurs des mesures tout à fait attentatoires à l’Etat de droit sur la sécurité ou l’immigration. Je ne critique pas tous les opposants aux mesures, mais ceux que nous avons entendus, comme Philippot, Dupont-Aignan, Asselineau ou l’avocat Fabrice di Vizio, n’étaient pas cohérents et étaient les plus mauvais. Ce kidnapping de la question des libertés par les extrêmes a rendu le sujet inaudible. Pour moi, cela explique beaucoup l’incapacité de l’opposition à se faire entendre.

« Les opposants que nous avons entendus n’étaient pas cohérents et étaient les plus mauvais. Ce kidnapping de la question des libertés par les extrêmes a rendu le sujet inaudible. »

Il suffisait pourtant qu’il y ait des paroles censées qui ne soient pas anti-vaccin. Comte-Sponville et moi-même avons été invités par exemple. François Ruffin (député LFI de la Somme, ndlr) et François-Xavier Bellamy (eurodéputé LR, ndlr) ont pris des positions courageuses et modérées, censées, argumentées. Je pense aussi à Charles Consigny (avocat, ndlr), représentant d’une droite modérée et républicaine, attachée aux libertés. Dommage qu’il n’y en ait pas eu plus, qu’il y ait eu une certaine lâcheté des modérés. Je pense donc que c’est un peu facile d’incriminer les médias, il suffisait qu’il y ait une parole sérieuse. 

LVSL – Vous évoquiez la tribune de François Ruffin et François-Xavier Bellamy contre le passe sanitaire. Ces manifestations en plein été 2021 ont tout de même constitué un tournant : pour la première fois depuis le début de la crise, une forte opposition s’est exprimée. Comment analysez-vous ce mouvement et son échec ?

M. S. – C’est complexe à expliquer. S’il y a eu un émoi, certes minoritaire, mais qui a poussé des dizaines de milliers de gens dans la rue en plein été, je pense que c’est notamment car le passe représente une rupture d’égalité, alors que le confinement, le couvre-feu, les fermetures de commerce s’appliquaient à tous. Le fait que ce tabou a été brisé et qu’on exclut ceux qui ne voulaient pas se faire vacciner a choqué beaucoup de monde, y compris des vaccinés.

Ensuite, cela s’est accompagné d’un discours incendiaire de la part du gouvernement, qui a traité les non-vaccinés d’irresponsables et en a fait les coupables d’un potentiel reconfinement. Cette stratégie de bouc émissaires, totalement assumée, a mis de l’huile sur le feu. Le gouvernement voulait visiblement envenimer les choses, pour ensuite accuser les manifestants anti-passe d’être des excités ou des antisémites, qui existaient bien sûr, mais étaient très minoritaires. Cela a marché, même si on voyait des différences entre les jeunes et les personnes âgées. 

Dans les manifestations, il y avait de tout. Mais dans les sondages, on voyait un clivage générationnel, au sens où les jeunes étaient moins favorables au passe et plus favorables aux manifestants que les personnes âgées. C’est assez simple à expliquer : évidemment les plus âgés sont plus à risque face au virus, ont moins de vie sociale, et puis plus on est âgé, plus on est conservateur et on veut de l’ordre. On voit d’ailleurs que l’électorat de Macron et des Républicains est quand même assez âgé. Ce n’est pas très étonnant que ce clivage entre partisans de l’ordre et défenseurs de la liberté se retrouve d’un point de vue générationnel. Cela représente-il un espoir, au sens où la jeunesse aurait réalisé qu’elle peut tout perdre très rapidement, que l’État peut à peu près tout faire, y compris les enfermer ? Je l’espère, mais je ne suis pas sûr que c’est ce à quoi on assiste actuellement. On a été libéré gracieusement par le pouvoir et les gens vont passer à autre chose.

« Certains disent qu’il n’y a pas eu assez de démocratie, mais s’il y avait un référendum, on aurait eu la même chose ! »

De manière générale, il faut revenir à la question centrale, qui est la demande d’autorité. Certains disent qu’il n’y a pas eu assez de démocratie, mais s’il y avait un référendum, on aurait eu la même chose ! C’est là où la République est importante. La République c’est bien sûr la souveraineté populaire, mais aussi l’État de droit, les principes fondamentaux, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. La liberté, c’est le cœur de la République, c’est le premier des droits imprescriptibles de l’homme. Même Clémenceau, qui a pourtant été très dur, disait que la République, c’est la protection des libertés et que l’autorité ne peut être que la garantie du droit à la liberté des citoyens. De même, Rousseau disait que le contrat social consiste à « forcer les hommes à être libres ». Pour moi, la République c’est ça, c’est le contraire du populisme démagogique. La République naît de la rupture avec l’Ancien Régime et l’arbitraire. L’idée républicaine consiste à poser des règles pour l’empêcher, en se fondant sur l’individu, la citoyenneté, les droits fondamentaux. Donc, par exemple, si le peuple veut des caméras de surveillance ou des policiers partout, l’État de droit doit lui dire non.

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

Or, les contre-pouvoirs n’ont pas fonctionné, ils n’ont pas su nous protéger de l’arbitraire du pouvoir. Il faut se demander pourquoi. Mon explication, c’est qu’aujourd’hui il n’y a plus de républicains. Les institutions ne fonctionnent qu’à condition qu’il y ait des hommes derrière qui sont attachés à ce que ces institutions représentent. Quand on voit les scores de l’extrême-droite ou de la droite sécuritaire que défend Valérie Pécresse, c’est inquiétant. De même, je débattais récemment avec un professeur de droit spécialiste des libertés et des droits fondamentaux, qui défendait le passe, et il a dit quelque chose qui m’a profondément frappé : selon lui, le principe de la République, c’est le primat du collectif sur l’individu. Pour un spécialiste des droits de l’homme, c’est une aberration philosophique et politique ! Il semble qu’il n’y ait plus de vigie aujourd’hui.

LVSL – Votre livre aborde assez peu le rôle joué par le progrès technologique dans cette crise sanitaire. Ainsi, on peut se demander si le confinement aurait été autant respecté si l’épidémie avait eu lieu il y a dix ans, alors qu’internet était beaucoup moins développé qu’aujourd’hui. De même, le chercheur Félix Tréguer a par exemple évoqué une forme de « solutionnisme technologique » dans les réponses apportées à la crise par le gouvernement, c’est-à-dire une sorte de foi dans des dispositifs techniques : les applis de tracing, le passe sanitaire, l’école en ligne… Comment analysez-vous l’impact du progrès technologique dans la crise sanitaire ?

M. S. – Effectivement c’est moins mon sujet, mais il y a une réflexion à avoir sur cette question. Frédéric Taddeï (animateur de débats à la télévision, ndlr) me disait quelque chose de très juste à ce sujet : il y a 20 ou 30 ans, ce que nous avons vécu n’aurait pas été possible, parce que le télétravail n’existait pas. Tout cela a été rendu possible par le monde capitaliste moderne. Finalement tous ces outils qui étaient censés nous libérer, et qui peuvent nous libérer, peuvent aussi nous asservir. Finalement, la technique n’est qu’un moyen supplémentaire qui permet au pouvoir de faire appliquer ses injonctions. Le passe par exemple n’est possible que grâce à la technique du QR code. On sait aussi que l’État a les moyens de surveiller tous les citoyens, jusque dans leur vie privée. Donc la technique donne au gouvernement des possibilités de discipline infinies. Par ailleurs, elle rend les gens plus à même d’accepter ces injonctions puisqu’elle adoucit les effets de la privation de liberté. 

« Des mesures très archaïques comme le confinement ou la ségrégation s’inscrivent dans une modernité technologique et économique. »

Ce qui est également frappant, c’est que ces technologies ont émergé dans les régimes capitalistes occidentaux. Le QR code par exemple n’est pas une invention chinoise, mais vient du monde de l’entreprise et du management. Le premier pays à avoir instauré un passe, c’est Israël, qui est un pays occidental. On pourrait aussi aller plus loin et évoquer l’hygiénisme qui est aussi un produit de la modernité occidentale, même si la Chine fait de même. C’est intéressant de se dire que des mesures très archaïques comme le confinement ou la ségrégation s’inscrivent dans une modernité technologique et économique.

En fait, le solutionnisme technologique est une sortie du politique. C’est une forme d’utilitarisme ou de managérialisme, puisqu’on met en place des technologies considérées comme plus efficaces. Bien sûr, cela peut être efficace, mais la politique ce n’est pas ça. La politique consiste à arbitrer entre de grands principes, c’est ce que Max Weber appelait la « guerre des Dieux ». S’en remettre à une technocratie managériale, c’est le contraire. 

On voit d’ailleurs que les macronistes, les sociaux-démocrates et les néolibéraux plus largement, adorent les termes de « pédagogie » et « d’acceptabilité ». Selon eux, il faut de la pédagogie car les gens comprennent mal. C’est Barbara Stiegler qui résumait cela dans son livre Il faut s’adapter (NRF essais, Gallimard, 2019). Jacques Rancière avait une très bonne formule qui résumait également cet impératif néolibéral : « La société se représente ainsi à la manière d’une vaste école ayant ses sauvages à civiliser et ses élèves en difficulté à rattraper », c’est-à-dire qu’il y a les bons élèves et les mauvais élèves et qu’il faut discipliner les mauvais. On l’a vu avec les non-vaccinés, qui sont présentés comme des gens qui n’ont pas compris et qui doivent rentrer dans le rang. On essaie même pas de réfléchir, de leur parler comme à des adultes, on en revient à l’ordre moral, à un puritanisme avec des gentils et des méchants. Donc ce solutionnisme technologique rejoint la question du managérialisme, d’autant plus quand ce sont des chefs d’entreprise qui nous dirigent…

J’en viens parfois à regretter les professionnels de la politique, cumulards et corrompus, mais qui avaient au moins une culture politique. Nous avons aujourd’hui en responsabilité des gens qui ne savent plus ce qu’est la République et qui sont autoritaires sans même le savoir. J’ai beaucoup débattu avec les macronistes, ils ne sont pas mal intentionnés, mais ils ne se rendent pas compte des ruptures qu’ils introduisent. Beaucoup d’entre eux ne voient pas le problème avec la répression des Gilets jaunes, le fait d’entourer les manifestations de policiers, les gardes à vue préventives, les états d’exception…

LVSL – Globalement, votre livre est assez pessimiste sur l’avenir de nos libertés. Comment pensez-vous que nous pourrions repolitiser cette question de la liberté ? Comment faire en sorte que la culture républicaine ou celle de Mai 68, dont vous vous réclamez, retrouvent un écho auprès des citoyens ?

M.S. – Il nous faut une inspiration démocratique. Le mouvement des Gilets jaunes était critiquable à certains égards, mais il a montré qu’il y avait un désir de plus de démocratie. De fait, une démocratie sans mouvements sociaux, sans résistance à des mesures estimées injustes, ce n’est plus vraiment une démocratie, encore moins un pays libre. Ce type de résistance est un indicateur de la vitalité démocratique. On dit beaucoup que les gens ne votent plus, personnellement je trouve cela très bien, cela veut dire qu’ils refusent le système tel qu’il est. Le RIC est une piste intéressante mais à une seule condition : qu’il ne soit jamais contraire à la constitution. C’est mon anti-populisme.

Deuxièmement, la priorité c’est de rétablir l’État de droit. Quand on voit la nomination de Jacqueline Gourault (ministre de la Cohésion des territoires, ndlr) au Conseil constitutionnel ce n’est pas possible. Il faut que ce soit des personnes irréprochables, des grands experts, de grands juristes, comme Jacques Toubon. Je n’ai pas la solution mais il faut le réformer. Quant au Conseil d’État, je crois que c’est peine perdue. Il faut aussi rendre beaucoup plus difficiles les états d’urgence ou d’exception. Je ne suis pas juriste mais j’estime qu’il faut un congrès pour rendre cet état beaucoup plus compliqué, en créant des mécanismes de dialogue démocratique. Sur la liberté d’expression, il faut sortir des lois liberticides, il faut une liberté totale. Il faut peut-être renforcer la loi de 1881 sur les métiers de la presse avec une spécialité réseaux sociaux pour que les traitements soient plus rapides, mais les plateformes ne doivent rien censurer. De même, en matière de sécurité, je suis contre le fait que les policiers demandent la carte d’identité – les Anglais n’en ont pas de carte d’identité d’ailleurs.

Pour résumer, il faut renforcer les contre-pouvoirs. Aujourd’hui la séparation exécutif-législatif, qui est au cœur de la séparation des pouvoirs et est censée nous protéger de la dictature, n’existe plus. Quand l’exécutif n’est plus séparé du législatif, Carl Schmitt (juriste et philosophe, ndlr) dit que c’est une dictature. Cela implique-t-il de la proportionnelle ? Je ne sais pas. En Allemagne par exemple, ce sont des coalitions qui gouvernent, cela évite l’autoritarisme. Faire renaître un esprit démocratique ou un attachement à la liberté ex nihilo est un vœu pieux, mais par contre renforcer l’État de droit est possible. Il suffit d’une volonté politique. Même si cela peut être très impopulaire, sur les questions d’insécurité par exemple.

Adieu la liberté, essai sur la société disciplinaire.

Mathieu Slama

Les Presses de la Cité, janvier 2022.

20 €.

Napoléon contre la République ?

Aymeric Chouquet pour LVSL

Si Napoléon Bonaparte demeure une figure populaire et connue de tous, les institutions fondées pendant le Consulat (1799-1804) restent souvent sibyllines. Nombre de personnalités politiques défendent que Napoléon s’inscrit dans la dynamique révolutionnaire de 1789. Il apparaît pourtant que le consulat « n’est en rien l’héritier des projets et des réalisations révolutionnaires de la période 1789-1795 ». Le Consulat de Bonaparte (La fabrique éditions, 2021), signé par Marc Belissa et Yannick Bosc, livre une description complète de cette séquence historique cruciale pour qui veut comprendre notre rapport à la République. L’ouvrage s’inscrit dans la continuité du Directoire : La République sans la démocratie des mêmes auteurs (La fabrique éditions, 2018).

Qu’elle soit décriée ou célébrée, la figure de Napoléon Bonaparte demeure largement mobilisée dans les débats contemporains. De nombreuses études historiques, souvent hagiographiques, ont tenté de livrer une description détaillée du petit caporal. Invoquer son héritage a tantôt servi à légitimer des régimes – sous la Restauration notamment – tantôt à en critiquer d’autres – en 1870, les républicains critiquaient Bonaparte pour mieux remettre en cause le Second Empire. De même, pendant la IIIème République, certains mobilisaient la figure napoléonienne pour vilipender le régime parlementaire alors en place.

Marc Belissa et Yannick Bosc constatent que le Consulat demeure une période largement personnalisée, réduite à la seule personnalité bonapartiste. Cette séquence – s’étalant du 18 brumaire an VII (1799) au 28 floréal an XII (1804) – ne serait que l’émanation de la volonté d’un « grand homme ». Refusant une telle posture, les auteurs nourrissent leur discours de la littérature scientifique récente. Loin d’un bloc monolithique, la période apparaît traversée de différents conflits politiques. De ces antagonismes sont nées de nombreuses institutions, la Banque de France ou le Conseil d’État notamment, dont l’influence contemporaine demeure souvent sous-estimée. Le Consulat est une période historique charnière qui apparaît cruciale car elle participa directement, selon l’expression des auteurs, à « la fabrique de l’État contemporain et de la société propriétaire ».

L’aboutissement d’un projet collectif

Les littératures marxistes et libérales partagent l’analyse selon laquelle la Révolution française aurait uniquement été l’œuvre de la volonté bourgeoise. Le coup d’État bonapartiste marquerait finalement le retour inéluctable aux principes « originels » de 1789. Les auteurs du Consulat de Bonaparte s’écartent de la vision simpliste présentant Napoléon comme un « Robespierre à Cheval ». Ces derniers refusent de s’engager dans des débats stériles afin de déterminer si Napoléon est bien le continuateur de la Révolution française. Considérant que les événements de 1789 sont traversés de périodes historiques fondamentalement différentes, mieux vaut alors se demander dans quelle phase historique révolutionnaire l’action bonapartiste s’inscrit.

Ainsi, les idées napoléoniennes étaient-elles plus proches de la Révolution qui reconnaissait le droit à la résistance face à l’oppression (déclaration des droits de l’Homme de 1789, article II) que de celle qui supprimait toute référence aux droits naturels (constitutions de l’an III et VIII) ? La vision du petit caporal était-elle compatible avec celle de certains révolutionnaires considérant le droit à la propriété comme subordonné au droit à l’existence ? Marc Belissa et Yannick Bosc, en opposition avec cette vision réductrice de la Révolution française, concluent ainsi que « l’État autoritaire et personnalisé sous le consulat […] n’est en rien l’héritier des projets et des réalisations révolutionnaires de la période 1789-1795 ».

NDLR : Pour en savoir sur plus la Terreur, lire sur LVSL l’article rédigé par Vincent Ortiz : « La Terreur, première révolution sociale ? »

Néanmoins, le projet brumairien s’appuie sur le soutien de nombreux acteurs politiques, à l’image d’Antoine Boulay de la Meurthe ou de Pierre Jean Georges Cabanis. Souhaitant stabiliser la société propriétaire là où le Directoire a failli à cette mission, de larges pans de l’élite supportent ouvertement le coup d’État du 18 brumaire. L’abbé Sieyès, ancien directeur et soutien du projet bonapartiste, a une influence notable sur ce processus. Il souhaite faire advenir son idéal de démocratie représentative, où la nation et non plus le peuple est garant de la souveraineté. Dans la vision de l’abbé, le citoyen a pour unique mission politique d’élire ses représentants, laissant la société gouvernée par des tiers. Le Consulat apparaît ici comme l’aboutissement du projet thermidorien, censé garantir la protection des libertés « modernes » libérales. De même, les « idéologues » ont longtemps partagé les desseins de Napoléon. Les membres de ce groupe d’intellectuels considèrent que la communauté de savants doit s’occuper de la cité. Napoléon était lui-même membre de l’Institut de France, lieu très prisé des idéologues, ce qui peut expliquer ce soutien actif au petit caporal.

Bonaparte n’apparaît alors ici ni comme le fossoyeur de la République, le Directoire ayant déjà sapé bon nombre d’acquis révolutionnaires, ni comme son continuateur. La période s’inscrit plutôt dans un processus long de mise en place et de stabilisation de la société propriétaire. Elle demeure néanmoins un projet original de construction d’un État personnalisé et extrêmement centralisé.

L’avènement de la société propriétaire

Les discussions autour de la mise en place du Code civil battent leur plein en 1801. Beaucoup estiment qu’un tel instrument législatif n’aurait pu voir le jour lorsque l’esprit révolutionnaire, réputé passionnel, agitait encore l’Hexagone. Le Code civil rompt frontalement avec l’idéal émancipateur révolutionnaire. Si des progressions en termes d’abolition des privilèges juridiques, d’égalité de traitement ou de liberté de conscience peuvent être constatées, la consécration du droit à la propriété privée est flagrante. Le Code civil est en cela l’aboutissement d’un processus déjà en cours sous l’Ancien Régime, où des acteurs politique comme Turgot souhaitaient alors consacrer pleinement le droit à la propriété. Toute référence aux droits dits naturels et universels est effacée. L’unique évocation du droit à la subsistance n’est utilisée que pour justifier et légitimer le droit à la propriété. Cet argument fallacieux avait déjà été utilisé en août 1789 pour libéraliser le commerce du grain.

De même, le contrôle des masses de travailleurs apparaît comme une nécessité pour stabiliser le régime. En 1803, le « livret ouvrier » est réintroduit alors qu’il avait été supprimé lors de la Révolution. Ce dernier instaure un contrôle complet du travailleur, le liant juridiquement à son employeur. Alors que la Révolution avait détruit toute tentative de corporatisme, la chambre de commerce est créée en 1802 et permet aux patrons de développer une organisation structurée et organisée. Ce privilège est refusé aux plus démunis puisque la loi Germinal permet de réprimer efficacement toute coalition entre ouvriers. Il est intéressant de noter que l’utilisation de ce « livret ouvrier » continue bien après la période consulaire et n’est supprimé qu’en 1890. L’article 1781 du Code civil établit l’infériorité morale de l’ouvrier sur son patron. Il représente en cela une dérogation au système judiciaire fondé sur la preuve. En cas de litige entre un travailleur et son supérieur, la législation estime que « le maître est cru sur son affirmation pour la quotité des gages, pour le paiement des acomptes donnés pour l’année courante ».

Pour autant, l’avènement de cette société propriétaire n’a pu se légitimer et se renforcer que par l’instauration d’un État centralisé et efficace ainsi que par la légitimation de symboles autoritaires. 

La centralisation de l’action publique aux mains des experts

Lorsque Bonaparte s’empare du pouvoir, son objectif affiché est de dépolitiser la nation et d’arrêter les différentes factions politiques. En un sens, il est temps d’en finir avec la « métaphysique » des révolutionnaires qui a, selon lui, conduit le pays à l’anarchie. Cet objectif s’accompagne d’une surveillance massive de la population. Différentes institutions sont créées, à l’image de la préfecture de police de Paris ou de la gendarmerie. Ces structures sont toutes mises en compétition pour garantir un maximum d’efficacité. Nombre de néo-Jacobins et de royalistes sont arrêtés, même si le pouvoir demeure plus clément avec les partisans monarchistes. Ce processus de fracturation de la société et de surveillance massive marque le déclin de l’espace publique au profit d’un « esprit public » ; l’opinion des citoyens doit être gouvernée et donc surveillée. Alors qu’il existait à Paris soixante-treize journaux avant le 18 brumaire, leur nombre est rapidement limité à treize. Le pouvoir devient de plus en plus autoritaire, éloignant de ce fait Napoléon des idéologues et de certains de ses partisans de la première heure. Un pouvoir extrême est alors concentré dans les mains du petit caporal.

C’est bien sous le Consulat que notre administration a opéré une forte recentralisation non-démocratique de son action.

L’administration, pour mieux rationaliser ses pratiques et confisquer plus facilement la souveraineté populaire, met en place une centralisation extrême de son action. La Constitution du 6 messidor an I (1793) conférait la majorité du pouvoir d’exécution des lois aux communes. Les représentants du pouvoir central, chargés de construire et d’organiser un maillage territorial efficace au niveau local, étaient directement élus par le peuple. Les procureurs généraux syndics au niveau des départements et les procureurs syndics dans les districts pouvaient ainsi être directement révoqués s’ils ne remplissaient pas correctement ces missions. Le Directoire avait déjà mis à mal cette logique de démocratisation de la politique locale puisque la représentation du pouvoir avait été confiée à des commissaires centraux nommés et non plus à des fonctionnaires élus. L’institution préfectorale, héritière des commissaires centraux, est créée par la loi du 8 pluviôse an VIII (17 février 1800) « concernant la division du territoire de la République et l’administration ». Le préfet se retrouve seul chef de l’administration locale et se substitue à toute politique démocratique. Les maires des communes de moins de 5 000 habitants sont directement désignés par le préfet, sinon par le 1er consul. Tous les échelons de l’administration publique, du département aux arrondissements communaux en passant par les communes, sont sous sa commande directe comme indirecte. Une ligne de transmission se crée entre les ministres, les préfets, les sous-préfets et les maires.

Certains craignent alors que les préfets conservent de trop nombreux pouvoirs. Toute contestation au niveau local est traitée au sein d’un bureau du contentieux où siège le préfet. Or, « administrer est le fait d’un seul […] juger est le fait de plusieurs ». Charles Ganihl propose ainsi d’associer à chaque préfets deux assistants : « le préfet sans surveillant fera revivre le despotisme du régime intendanciel […] Ce mode eût réunit les avantages d’une administration collective sans être exposé à ses inconvénients ». Ces réprobations sont balayées par Bonaparte qui se débarrasse des brumairiens critiques lors du renouvellement du tribunat en 1802.

Il ne faut pas oublier que les révolutionnaires jacobins avaient l’ambition de créer une représentation efficace du pouvoir exécutif au niveau local, nombre des préfets de la première génération étant issus des rangs révolutionnaires. Pourtant, c’est bien sous le consulat que notre administration a opéré une forte recentralisation non démocratique de son action, bien loin du projet initial des Jacobins.

« La souveraineté de la nation réside dans les communes »

Saint-Just, 1793.

La préparation des lois est également confisquée au peuple. Le conseil d’État, regroupant les « experts » nommés par le premier consul, prépare et rédige les textes législatifs. L’idée selon laquelle les mieux lotis seraient les plus à même de s’occuper des affaires de la nation triomphe. Les plus riches ne gouvernent pas l’État mais en deviennent les administrateurs. François-Antoine de Boissy d’Anglas note ainsi que « nous devons être gouvernés par les meilleurs : les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois : or, à bien peu d’exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui, possédant une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve ».

Si l’abbé Sieyès soutenait en 1795 la mise en place du cens, il estime désormais nécessaire de créer des « listes de confiance ». Par ce système, tout homme de plus de 21 ans peut élire une liste des mandataires possibles au sein desquelles le pouvoir choisit les membres des assemblées. Le citoyen ne possède ainsi qu’un droit de présentation. Comme le résume Cabanis, « tout se fait donc au nom du peuple et pour le peuple ; rien ne se fait directement par lui : il est la source sacrée de tous les pouvoirs, mais il n’en exerce aucun ». Ce dernier estime que « en un mot, il est libre mais il est calme ». De même, Sieyès avait présenté en 1795 un projet de création d’un « jury constitutionnaire », organe chargé de protéger la constitution. Le texte suprême de l’an VIII crée un « collège des conservateurs », aux membres cooptés à vie, chargé de cette même mission. Il est en cela l’ancêtre de notre Conseil constitutionnel. Comme l’estiment Marc Belissa et Yannick Bosc, « se trouvent ainsi transférée à des experts la fonction du contrôle de l’effectivité du pacte social qui était l’attribut de la citoyenneté ».

La justice, quant à elle, se hiérarchise et se rapproche du pouvoir. Alors que, sous la Révolution, les juges étaient élus par le peuple, il ne subsiste plus que le juge de paix à l’échelle des cantons qui doive sa place aux décisions populaires. Des tribunaux spéciaux voient le jour, notamment dans le sud, afin de réprimer tout acte séditieux. Alors que cette démarche était totalement interdite pendant les épisodes révolutionnaires, certains tribunaux ne comportent aucun jury populaire. Le seul lieu d’opposition au pouvoir, le Tribunat, ne possède qu’un pouvoir d’action réduit et est souvent moqué par les partisans de Bonaparte. Lorsque l’institution manifeste son opposition aux projets du Code civil et d’un traité avec la Russie, comprenant le terme de « sujets » pour désigner les Français, elle est immédiatement réformée. Le 1er avril 1802, le Tribunat est divisé en trois sections distinctes et les délibérations sont désormais secrètes. Stendhal, nommé auditeur du Conseil d’État en 1810 estime que « la première affaire était d’abaisser le citoyen, et surtout de l’empêcher de délibérer, habitude abominable que les Français avaient contractée dans les temps du jacobinisme ».

Une société fondée sur l’honneur, la famille et l’Église

Dès 1796, le général corse veille à véhiculer une image flatteuse. Glorifiant ses succès tout en dissimulant ses défaites, la figure napoléonienne s’impose dans l’espace public. Cette héroïsation du personnage lui est ensuite bien utile pour fonder la légitimité du coup d’État brumairien. Pourtant, comme le remarquent les auteurs, « il était insuffisant pour fonder le nouveau régime dans la durée ». En effet, « il lui fallut recourir à bien d’autres formes de légitimité dans un “bricolage” permanent ». Pendant la période post-brumaire, un empilement de symboles est mobilisé pour légitimer le changement de régime. Sont vantées ses qualités militaires comme civiques, célébrant son « génie » législateur et sa capacité à gouverner la nation. Ainsi, « le pouvoir était désormais incarné dans un seul homme dont la figure était, selon la tradition panégyrique, un condensé de toutes les vertus ».

Le régime a tout d’abord recours aux symboles républicains. Le 19 brumaire, les trois consuls prêtent serment au nom de la « souveraineté du peuple ». De même, l’État se légitime par un recours aux valeurs militaires. Si jusqu’à 1803, la loyauté du corps militaire envers Napoléon n’est pas acquise, « une grande partie des militaires se rallia au grand chef qui, une fois les opposants éliminés, choya les officiers obéissants ». Très vite, le recours à la « chose publique » et aux symboles militaires ne suffit plus et le pouvoir fait appel à des symboles forts, à l’image de l’ancien président américain George Washington. Napoléon se doit alors de correspondre à la représentation d’un « grand homme ». Comme le père fondateur des États-Unis, Bonaparte veut véhiculer une image de sage au-dessus des factions et des partis. De véritables apologies sont ainsi rédigées à la gloire du général, à l’image du Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte, rédigé par Fontanes en 1800.

Le régime s’appuie également sur une multitude d’institutions. Le mariage permet au mari d’exercer un contrôle sur le foyer, notamment sur sa femme. La famille est perçue comme une institution permettant de stabiliser la société. Les Montagnards avaient conféré aux enfants naturels – nés hors mariages – les mêmes droits que les enfants « légitimes » tandis qu’une loi de 1792 permettait un divorce plus facile. Ces dispositions sont rapidement écartées et écornées, symbolisant le retour central et fondamental de l’institution familiale. De même, le régime s’appuie sur la religion catholique qui devient « religion de la grande majorité des Français […] professée par les Consuls ». Le Concordat, ratifié en 1801, permet le rapprochement entre Napoléon, le clergé français et Rome. De nombreux groupes politiques, à l’image des républicains ou des idéologues, sont vent en poupe contre ce projet qui donne « un coup d’arrêt au processus de laïcisation de la société issu de la Révolution ».

Que dit Napoléon de notre rapport à la République ?

Si Le Consulat de Bonaparte ne dresse pas une liste exhaustive des parallèles existant entre notre époque contemporaine et la période napoléonienne, force est de constater que ces derniers sont légion. Comme le notent les auteurs, « la rationalité administrative se substitue à la politique […] et forme le projet consulaire conçu comme une machine de guerre contre les “désordres “, “l’anarchie” et “les passions” engendrées par les assemblées de la Révolution ». Beaucoup de ces traits persistent aujourd’hui. Sous couvert d’efficacité, un régime technocratique et « post-politique » privilégiant un recours massif aux « experts » se substitue à la souveraineté populaire. L’héritage républicain a servi un temps à légitimer le régime bonapartiste qui prétendait exercer son pouvoir au nom de la « souveraineté populaire », mais cette période ne fut que de courte durée et cette prétention s’est rapidement mue en trahison. Si la vertu fondait l’assise du régime républicain pendant la Révolution, c’est désormais l’honneur qui est mis sur un piédestal. En 1802 est ainsi créée la légion d’honneur qui ne récompense plus les qualités républicaines, mais décerne des mérites selon la volonté du seul exécutif.

Si l’adhésion au régime républicain ne fait plus l’objet de débats comme cela pouvait encore être le cas à l’aube du XXe siècle, ce qu’il signifie en tant que projet politique n’a jamais cessé d’être un terrain de luttes. Chaque groupe défend sa conception de la République, certaines étant diamétralement opposées aux intentions des révolutionnaires de 1789-1795. Le projet républicain tel qu’il avait été pensé initialement n’a jamais été achevé, mais les événements révolutionnaires de 1789 ont toujours été présents dans les mémoires communes, notamment en 1848 et pendant la Commune, en tant que combat à perpétuer. Aujourd’hui encore, comprendre les différentes conceptions de la République défendues par les familles politiques reste une clef de lecture essentielle pour appréhender les clivages qui traversent notre société.

Le Consulat de Bonaparte. La Fabrique de l’État et la société propriétaire (1799-1804)

Marc Belissa et Yannick Bosc

La Fabrique éditions, 2021, https://lafabrique.fr/le-consulat-de-bonaparte/

« Mettre la République en sûreté » – Entretien avec Marion Beauvalet et François Thuillier

Marion Beauvalet et François Thuillier © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Marion Beauvalet, doctorante en théorie des organisations, et François Thuillier, ancien membre des services de sécurité anti-terrorisme et contre-espionnage, ont été sollicités par le laboratoire d’idées Intérêt général pour travailler sur les questions de sécurité. Dans leurs rapports, le premier intitulé « Penser la police au service du peuple » et le second « Refonder la police », ils montrent en quoi les politiques sécuritaires de ces dernières années ont progressivement discrédité et affaibli l’idée d’une police républicaine et sociale et proposent des pistes de réflexion pour restaurer un service public de sécurité en France. Entretien réalisé par Guillemette Magnin.

LVSL – Dans votre rapport, vous écrivez que « les politiques sécuritaires témoignent des rapports de force économiques et sociaux entre catégories de population et entre classes sociales ». L’argument sécuritaire a-t-il toujours permis de légitimer le rapport de force entre les classes dirigeantes et la population ?

François Thuillier – Oui, mais j’irai même au-delà. Je crois qu’il témoigne non seulement des rapports de force, mais aussi des rapports de force sémantiques. Le but de cette note était d’essayer d’empêcher la bourgeoisie – l’oligarchie de manière générale – de disposer du vocabulaire à leur guise, pour leur propre confort. C’est ce que disait justement Jean Genet lorsqu’il contestait cette faculté que les pouvoirs ont de disposer du vocabulaire. C’est très marquant pour les questions économiques – avec les termes de « réformes » pour ne pas dire « casse sociale » ou de « charge » pour désigner les cotisations sociales – mais cela l’est également pour la sécurité : les termes de « sécurité », de « violence » ont été accaparés par la classe bourgeoise. Je pense que l’on vit actuellement sous les auspices d’un coup d’État sécuritaire, que l’on peut faire remonter à la deuxième moitié des années 1970. Dans la note, nous partons du rapport d’Alain Peyrefitte de 1976 intitulé « Réponse à la violence » dans lequel il pose les bases de l’époque sécuritaire dans laquelle nous vivons toujours. Nous avons souhaité ouvrir une petite brèche dans ce mur du lobby sécuritaire qui, actuellement, détient le pouvoir et tous les rouages de la communication politique.

LVSL – Comment expliquer le caractère performatif des discours sur la sécurité ? Le sont-ils particulièrement dans ce domaine ?

Marion Beauvalet – Je pense que oui. On observe en effet, sur ces thématiques-là, un phénomène d’homogénéisation et d’alignement du bloc dominant, que je qualifierai de libéral sur le plan économique mais pas aussi libéral qu’il le proclame sur le plan social. Ce que l’on voit depuis le quinquennat d’Emmanuel Macron et que l’on voyait déjà avec Manuel Valls à Matignon, c’est une sorte de raidissement progressif d’un point de vue autoritaire et un alignement de ce discours avec les médias pour d’autres raisons (montrer les scènes de violences et d’affrontement entre les gilets jaunes et les policiers permet de mieux tenir le téléspectateur en haleine et de faire monter l’audimat). Dans cette note, on essaie de montrer le caractère performatif de ces discours et de décrire le processus de création de cette thématique sécuritaire, indépendamment de ce que les gens vivent au quotidien, qui peut faire passer un événement marginal, comme un vol dans le métro, pour une problématique sociétale majeure.

Le spectacle de la violence est sciemment mis à disposition des gens par les médias et par le pouvoir.

F. T. – Les sondages de ces dernières années montrent que les Français placent la peur dans leurs premières préoccupations quotidiennes. Mais attention à ne pas confondre deux sentiments que l’on amalgame souvent dans la presse. D’une part il y a la « peur de victimation », c’est le fait d’avoir peur pour soi, de se sentir en position de vulnérabilité et de considérer qu’on peut être une cible et être attaqué. Ce sentiment est stable depuis des dizaines d’années. D’autre part, il y a la « préoccupation pour la délinquance », c’est-à-dire le sentiment des gens en réaction au spectacle de la violence. Celui-ci est effectivement en hausse depuis quelques années. Mais, comme l’a dit Marion, le spectacle de la violence est tout à fait sciemment mis à disposition des gens par les médias et par le pouvoir. On l’a bien vu en 2002 avant le second tour de la présidentielle avec l’affaire Paul Voise… On sait très bien que le fait de mettre la sécurité dans les sujets des médias fait monter automatiquement la droite et l’extrême-droite. Si on mettait les questions sociales, ce serait l’inverse. Ce sont des stratégies de pouvoir tout à fait conscientes et assumées.

LVSL – En quoi le modèle de société néolibérale, tel qu’évoqué dans le premier rapport, permet-il aujourd’hui de relayer et d’accréditer ce discours ?

F. T. – On sait que les médias sont principalement aux mains des oligarques. Le lobby sécuritaire, si vous voulez, c’est une étoile à quatre branches qui tient le pays aujourd’hui. Ce sont d’abord les outils d’influence de la diplomatie anglo-saxonne – occidentale d’une manière générale –, on l’a vu avec la guerre contre le terrorisme. Vous avez ensuite leurs employés et leurs relais que sont les partis libéraux et conservateurs en Europe et particulièrement en France. Puis vous avez l’industrie de la sécurité privée, le conseil de la sécurité, les experts de l’industrie du contrôle… et puis vous avez les médias. Et les médias, pour ceux qui sont privatisés, ont pour stratégie d’assumer, là aussi pour l’audience, un discours et une représentation du monde qui ont pour but et pour effet d’influer sur l’opinion publique pour qu’elle vote correctement.

M. B. – Pour ajouter un mot sur la dimension néolibérale, je pense que le fait de poser ce genre de discours et d’analyse sur la sécurité a pour effet de détourner le regard des citoyens et de dresser les gens contre certaines menaces ; en l’occurence, les populations fragiles économiquement et les populations étrangères. En mettant en avant le caractère insécurisant des banlieues par exemple, on pose une sorte d’ennemi qui serait « l’autre » au lieu de poser un adversaire qui appartiendrait à la classe dominante, par exemple un banquier qui, lui, s’enrichit continuellement. Ainsi, l’adversaire est toujours pensé comme « quelqu’un à notre niveau », notre voisin que l’on peut croiser dans le métro, mais jamais comme le dominant, celui du dessus.

LVSL – En 1972, le programme commun de la gauche dénonce une police « détournée de son rôle républicain ». Vous faites également référence à Jaurès qui distinguait la violence des pauvres et la violence des maîtres. Quel devait être selon lui le rôle de la police ?

F. T. – Cette déclaration, on l’a mise dans la note comme un clin d’œil à l’œuvre de Jaurès, mais elle ne faisait pas spécifiquement référence à la délinquance mais plutôt aux conflits sociaux. Jaurès disait qu’on ne pouvait pas éviter la violence des conflits sociaux, mais que lorsqu’elle s’exprimait, il ne fallait pas stigmatiser les ouvriers – ceux qui luttaient pour leur peau – mais plutôt se tourner vers leurs maîtres, les chefs d’entreprise, comme principaux responsables de cette violence.

Quand je parlais de coup d’État sécuritaire depuis 1976, la manière dont la gauche a accompagné ce coup d’État est quand même significative. En 1972, on a dans le programme commun, très fortement influencé par le parti communiste de l’époque, la qualification de la police presque comme une institution de l’Ancien Régime. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, on observe un recentrage doctrinal du parti socialiste qui devient hégémonique à gauche, et donc les questions de police disparaissent. Finalement, cet ordre libéral leur convient mieux. La question de la police disparait des 110 propositions du candidat Mitterrand en 1981, et de sa Lettre à tous les Français en 1988. Il est intéressant de voir que les stratèges de la deuxième gauche (Dray, Valls…) considèrent à un moment donné que l’échec de la gauche aux législatives de 1986 est dû aux questions de sécurité. Dès lors, les figures du Parti socialiste pensent que la gauche ne va pas assez loin et que, pour gagner, il faut coller au discours sécuritaire de la droite.

On a donc une inversion des valeurs : non seulement, la police et les questions de sécurité disparaissent de leur champ de préoccupation politique, mais, en plus de ça, il y a un alignement sur la droite. En 1997, au moment du colloque de Villepinte, la gauche opère un alignement complet sur les questions sécuritaires avec la droite. Par exemple, elle s’approprie la notion de police de proximité, qui initialement est une notion de droite. En 2012, Valls va encore au-delà sur le terrain de l’extrême-droite, avec la guerre contre le terrorisme… De fait, depuis le programme commun, on a l’impression que la gauche libérale a parcouru tout l’arc politique de la gauche à l’extrême-droite, si bien qu’il n’y a plus de politique spécifique à la gauche en la matière.

La gauche a renoncé à expliquer la délinquance par des causes matérialistes.

M. B. – Pour compléter sur la phrase de Jaurès et sur la dimension sociale de la citation, je pense que l’idée de la note était aussi de montrer que la gauche, en cessant de penser les questions de sécurité et en se soumettant simplement aux questions de la droite, a renoncé à expliquer la délinquance par des causes matérialistes. Or, le fait de reconnecter les questions de sécurité aux questions sociales permettrait de se remettre à les penser et de construire une analyse sur les causes de ces phénomènes. Quand on se réfère à Jaurès, c’est aussi une manière de se reconnecter à cette matrice de pensée. 

F. T. – Pour revenir au sujet de la distinction entre « violence des riches » et « violence des pauvres », il est vrai que sociologiquement, on ne se livre pas au même type de crimes et délits. On a d’une part ce qu’on appelle les « illégalismes populaires », c’est-à-dire les atteintes aux personnes et aux biens. Plus on monte dans l’échelle sociale, plus on glisse sur le terrain de la délinquance économique et financière, la corruption… Il est important de distinguer ces deux types de manifestation délictuelle.

Marion Beauvalet et François Thuillier © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Dans la seconde partie du rapport vous dénoncez l’absence de moyens déployés par les pouvoirs publics pour assurer la sécurité, notamment dans les périphéries. Peut-on dire que la politique du chiffre telle que vous la décrivez dans la lutte contre la consommation de drogues gouverne l’ensemble des politiques sécuritaires menées ces dernières années ?

M. B. – Sur les questions de politique du chiffre, il y a un vrai sujet. On fait face à une sorte de paradoxe, puisque les personnes qui mettent systématiquement à l’agenda les questions sécuritaires sont aussi celles qui, une fois au pouvoir, suppriment des postes et ferment des commissariats. Par exemple, récemment dans la première couronne parisienne, on a fermé beaucoup de commissariats pour mutualiser les lieux. Résultat : quelqu’un qui aurait besoin de déposer une plainte ne peut plus y accéder aussi rapidement qu’avant. Il y a donc tout un travail de distorsion du lien entre l’institution et la population par les mêmes personnes qui scandent que les questions de sécurité sont primordiales.

Sur les questions de drogue en effet, la politique du chiffre est particulièrement frappante. On le voit par exemple avec les contrôles au faciès dans certains quartiers. Cela alimente un sentiment de défiance et permet aux policiers de remplir des objectifs statistiques. S’ajoute à cela le système de prime, qui permet de « combler » le fait que les policiers sont pour la plupart très mal payés…

Au-delà de ça, la politique du chiffre correspond à des choix d’investissement. Fermer des commissariats, en plus de distendre le lien de confiance entre la police et les citoyens, correspond à un choix de démantèlement du service public. Ces économies permettent d’investir dans d’autres choses comme l’armement de la police et plus globalement l’arsenal de maintien de l’ordre en manifestation.

Il y a urgence à re-légitimer l’État, qui se voit dépossédé de ses prérogatives régaliennes.

LVSL – Au sujet du service public, vous déplorez le démantèlement progressif du service public de la police. Par quels moyens concrets est-il possible à ce stade de lutter contre la privatisation des services de police ?

F. T. – Une des préconisations de la note est justement d’essayer de faire refluer le mouvement général de privatisation de la sécurité. Il faut, en effet redonner à l’État les prérogatives pleines et entières de la mission de sécurité au détriment, évidemment, de la sécurité privée (industrie de la sécurité, gardiennage…), mais également des collectivités locales. Prenons l’exemple des polices municipales : il y a 23 000 policiers municipaux en France, une explosion cependant très inégale, puisque les effectifs dépendent du budget de chaque ville. On assiste donc à une rupture du principe d’égalité devant la sécurité. Par ailleurs, cela prive la sécurité nationale d’un certain nombre de prérogatives. C’est pourquoi nous proposons d’étudier la possibilité juridique d’une renationalisation des polices municipales pour les faire rentrer dans le giron de l’État. Cela vaut aussi pour les départements et les régions. Seul l’État, selon nous, est légitime pour assurer cette sécurité et cette violence légitime. Or on déplore une dilution de la notion de sécurité dans le marché libéral, au profit des plus riches, des plus à même de se doter de leurs propres moyens de sécurité.

Il y a urgence à re-légitimer l’État, qui se voit dépossédé de ses prérogatives régaliennes. Dans ce sens, il faut également mettre un terme au pantouflage de certains hauts cadres du renseignement qui se mettent au service des grandes fortunes pour créer, dans les entreprises, des services de sécurité qui ont aujourd’hui quasiment plus de moyen que l’État lui-même. Ce n’est pas acceptable.

LVSL – Selon vous il est impératif de changer de paradigme sur l’insécurité et de miser davantage sur la lutte contre la criminalité économique et financière. Le fait de prioriser volontairement une lutte – ici celle contre la criminalité économique et financière – plutôt qu’une autre, n’est-il pas incompatible avec la vision républicaine et égalitaire des services publics de sécurité ?

F. T. – Aujourd’hui, la priorité est mise sur ce qu’on appelle les « illégalismes populaires » car c’est cette notion de violence qui fait des carrières électorales et qui enrichit le lobby sécuritaire. Pourquoi veut-on inverser la politique pénale ? Simplement parce que la « violence des riches », comme disait la sociologue Monique Pinçon-Charlot, cette violence légale est en vérité plus pathogène pour la société. Je crains en effet que, s’il n’existe pas de ruissellement en économie, il y en ait un en matière de délinquance. C’est-à-dire que l’exemple, funeste, de cette délinquance des riches pervertit plusieurs dimensions du pacte social et républicain. Par exemple, le consentement à l’impôt, quand on regarde le nombre de fraudes fiscales… En plus de cela, la délinquance des pauvres est relativement circonscrite dans l’espace, elle s’étend peu. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la police arrive si facilement à la déplacer dans l’espace, en la renvoyant en périphérie des villes.

La délinquance des riches pervertit plusieurs dimensions du pacte social et républicain.

M. B. – Je pense aussi que requalifier le paradigme de la sécurité permet de redéfinir certains phénomènes. Si l’on reprend l’exemple de la drogue, on peut se demander : est-ce qu’un phénomène de violence policière permettra à des consommateurs de drogue d’en sortir ? Je ne crois pas, il faut sortir de politiques qui sont manifestement inefficaces. Je crois en ce sens que c’est en renommant les phénomènes, en portant un autre regard dessus, que l’on pourra agir sur le réel. Concernant les drogues, je crois que l’on est face à un phénomène qui est d’ordre social. On a observé une augmentation de la consommation de crack pendant l’épidémie. Les gens qui sont tombés dedans sont les personnes en situation de marginalité.

LVSL – En conclusion du second rapport, vous préconisez une relocalisation des forces de police, qu’entendez-vous par là ?

F. T. – L’idée, c’est de dire qu’il y a des disparités géographiques. Par exemple, il n’est pas normal que le taux de quadrillage, de répartition des policiers par habitant soit plus important dans les quartiers riches de Paris qu’en Seine-Saint-Denis. Il faut reconsidérer la police comme un service public auquel chaque citoyen doit avoir un égal accès. Notre proposition était donc de revoir la carte de répartition des forces de police en fonction des territoires, mais également en fonction des types de délinquance afin que chacun d’entre eux soit soumis à la même répression et de manière égalitaire.

M. B. – Un service public, pour être qualifié comme tel, doit répondre à un certain nombre de conditions : l’égalité, la continuité et l’adaptabilité. Rappelons que s’il y a une grande défiance vis-à-vis de la police, c’est en grande partie parce que dans beaucoup de territoires, les policiers sont en sous-effectif. Ils ont, pour la plupart, de très mauvaises conditions de travail, et sont soumis à des objectifs qui détruisent aussi certainement le sens de leur profession.

Relocaliser, c’est dire repenser différemment en repartant par le bas. C’est une des conditions sine qua non pour recréer la confiance entre le peuple et la police. Il s’agit aussi de repenser les questions de recrutement, pour que la police ressemble plus aux Français, pour que l’institution soit elle-même davantage comptable de ses actes, et pour qu’elle corresponde enfin à cet idéal républicain.

Robespierre, catalyseur de la Terreur populaire

Portrait de Maximilien Robespierre, peint par Adélaïde Labille-Guiard en 1791.

Le moment fondateur de la gauche française est bien la période de la Révolution qui a proclamé les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. De 1789 à 1794, les actions des sans-culottes ont radicalisé la Révolution et les positions des différents protagonistes politiques. Maximilien Robespierre, figure toujours largement décriée de l’histoire de la gauche française, n’a cessé de déclarer défendre le peuple des sans-culottes mais s’est parfois opposé à certains de ses meneurs pour défendre la légitimité politique de la Convention. Les rapports qu’il a entretenus avec eux au sujet de l’organisation de la répression sont complexes.

NDLR : cet article s’inscrit dans la série La gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.

Robespierre et la Convention face à la Terreur populaire. Printemps 1793 – 5 septembre 1793

La chute de Louis XVI le 10 août 1792 aiguise les velléités revanchardes des sans-culottes qui vont massacrer du 2 au 6 septembre de nombreux détenus dans la région parisienne et dans la vallée du Rhône – près de 1300 seulement à Paris – ceux-ci étant considérés par les masses comme de dangereux ennemis de la Révolution. Ces tueries n’ont pas été organisées par les parlementaires, même si Danton, alors ministre de la Justice, ou Marat les laissent faire, voire les encouragent. Suite à ces événements, et en plus d’une guerre aux frontières, la Convention fait face au soulèvement de la Vendée, seule « guerre intérieure » qu’elle reconnait malgré la prise de Lyon par les royalistes, et qui l’amène à voter en février 1793 la levée en masse de 300 000 hommes. Ce rassemblement de forces disparates va connaître de nombreuses défaites durant l’année 1793. Cette situation militaire difficile, tant intérieure qu’extérieure, renforce la conviction des sans-culottes que seules la Terreur et la guillotine permettront à la toute jeune République de triompher de ses ennemis.

Le 9 mars 1793, avec la création d’un tribunal criminel extraordinaire, Robespierre et les autres Conventionnels font de la répression des ennemis de la République une affaire institutionnelle, extra-populaire. Quelques jours plus tard, des mesures viseront à réprimer aussi bien les contre-révolutionnaires que les ultra-révolutionnaires. En effet, les décrets des 18 et 19 mars 1793 envoient respectivement à la mort sous vingt-quatre heures les porteurs de cocarde blanche favorables au rétablissement de la monarchie ainsi que tout partisan de la loi agraire – qui prévoit un partage égalitaire des terres entre les paysans. Mais c’est surtout le décret visant les porteurs de cocarde blanche qui sera appliqué.
Le 31 mai, alors qu’ils sont attaqués depuis plusieurs semaines par la Gironde au pouvoir qui se sent menacée, les sans-culottes, avec à leur tête la Commune de Paris, prennent d’assaut la Convention et obtiennent, avec l’aide de la Montagne et de la Plaine, l’éviction des Girondins soupçonnés de compromission avec l’ennemi. Vingt-neuf députés et deux ministres sont assignés à résidence. Soixante-treize Conventionnels vont prendre position contre ce coup de force et seront arrêtés. Robespierre va les protéger en leur évitant le tribunal, montrant ainsi qu’il ne souhaite pas alors recourir à la Terreur contre ses adversaires politiques. La mort de Marat, assassiné le 13 juillet par une jeune femme proche des Girondins, change la position de Robespierre qui devient à la place de celui-ci l’intermédiaire privilégié entre la Commune et la Convention. De plus, il est élu au Comité de salut public quelques jours après ses proches Couthon et Saint-Just.

Durant l’été 1793, alors que la situation militaire semble plus périlleuse que jamais, certains meneurs sans-culottes réclament avec force l’instauration de la Terreur, à l’instar de Jacques Roux qui déclare le 27 juillet : « Ce n’est qu’en jetant la terreur dans l’âme des traîtres que vous assurerez l’indépendance de la patrie […]. En fait de révolution, le seul moyen de la consolider, c’est d’écraser les traîtres dans la fureur de la guerre. » La Convention essaie alors de répondre à leurs demandes. Le 27 juillet, elle décrète, face à la famine qui menace Paris et la France, que « l’accaparement est un crime capital ». Robespierre ne souhaite pas donner trop de gages à la frange la plus radicale des sans-culottes, une frange qui lui semble menacer la légitimité, voire la survie de la Convention. Le 31 juillet, il prend position contre une extension de la loi sur le prix maximum des grains et la lutte contre les accapareurs. Le 5 août, il prend la tête d’une campagne contre les Enragés, Roux et Leclerc, qualifiés d’ « hommes nouveaux », « agitateurs suspects » et « écrivains scélérats ». Afin de contenir les demandes des sans-culottes, les Conventionnels usent d’une rhétorique réclamant la Terreur. Danton, le 12 août : « Les envoyés des assemblées primaires viennent chercher parmi nous l’initiative de la terreur. Répondons à leurs vœux. » Et le 30 août, le Conventionnel Royer suggère au club des Jacobins de mettre la Terreur à l’ordre du jour.

Les sans-culottes se mobilisent le 5 septembre 1793, confortés par la rhétorique des Conventionnels. La tradition historiographique considère que la Convention vote alors la mise à l’ordre du jour de la Terreur. Il n’en est rien. Certes, la délégation de sans-culottes qui pénètre dans l’enceinte de la Convention réclame la mise en place d’une armée révolutionnaire et la mise à l’ordre du jour de la Terreur. Ce jour-là, Robespierre préside la Convention, et après avoir entendu les « réclamations » des sans-culottes, il quitte la présidence et rejoint le club des Jacobins pour se concerter. Mais les Conventionnels vont finalement brider les demandes des sans-culottes. Aucun vote ne mettra la Terreur à l’ordre du jour, escamotée au profit de la « justice ». Thuriot, qui remplace Robespierre à la présidence de la Convention, déclare : « Oui, le courage et la justice sont à l’ordre du jour. » Barère s’exprime à la fin de cette journée au nom du Comité de salut public. Il remercie les « braves sans-culottes » d’avoir demandé « la mise de la Terreur à l’ordre du jour ». Il annonce la création d’une armée révolutionnaire de 6000 hommes mais sans le tribunal ou la guillotine que réclame la délégation.

Paradoxalement, cette journée va casser la dynamique radicale des sans-culottes. La création de l’armée révolutionnaire est liée à la suspension de la permanence des assemblées des sections parisiennes, qui ne peuvent plus se réunir que deux fois par semaine. De plus, Jacques Roux, le meneur des Enragés, est jeté en prison le soir même. Les Enragés comprennent que la parole populaire est muselée. Robespierre leur répond le 17 juillet et les discrédite, considérant qu’ils ne parlent pas « au nom de l’honorable indigence, de la vertu laborieuse. » Robespierre et les Conventionnels font donc de la Terreur une rhétorique pour éviter d’en faire une politique.

Affiche de propagande des sans-culottes © BNF

L’organisation étatique de la répression et la lutte contre les meneurs sans-culottes. Automne 1793

Durant l’automne 1793, Robespierre joue un rôle central dans les prises de décisions politiques. Il dispose d’un réseau qui lui est dévoué, dont son frère Augustin, également député, ou encore Marc-Antoine Jullien, fils d’un député Montagnard qui le met au courant des affaires politiques de l’Ouest. Au cours de cette période, Robespierre lutte contre les meneurs sans-culottes les plus radicaux qui pourraient menacer le monopole du pouvoir de la Convention – comme Jacques Roux – mais il a besoin de l’appui de la masse des sans-culottes, notamment ceux qui sont proches de la Commune de Paris, qu’il ne désavoue jamais dans ses discours.

Par ailleurs, un changement a lieu dans les institutions à partir du 10 octobre 1793 : la Convention annonce la suspension de la Constitution de 1793 et proclame « le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix ». Le pouvoir est concentré entre les mains des Comités de salut public, dont Robespierre est membre, et celui de Sûreté générale. Le 29 novembre, Barère et Billaud-Varenne, deux des douze membres du Comité de salut public, affirment : « La Convention gouverne seule […] ; le Comité de salut public [est] le bras qu’elle fait agir, mais nous ne sommes pas le gouvernement. » Quelques jours plus tard, le 4 décembre, le gouvernement révolutionnaire provisoire est décrété : « La Convention nationale est le centre unique de l’impulsion du gouvernement. » La centralisation du pouvoir permet de renforcer la légitimité de la Convention mais n’évite pas l’organisation d’une opposition révolutionnaire.

À Paris et dans le Sud-Est de la France, les sans-culottes se réunissent dans des congrès afin de créer un contre-pouvoir à la Convention ; ils créent des comités centraux regroupant des sociétés populaires pour lutter contre la toute-puissance des députés envoyés en mission – une forme de soviet avant l’heure, selon Jean-Clément Martin. Face à eux, on retrouve Robespierre, qui dispose de bien plus que son officiel douzième de pouvoir au sein du Comité de salut public. Ses positions politiques lui permettent d’obtenir le ralliement d’une partie des modérés et des militants sans-culottes. Les conventionnels modérés se rallient à lui car il protège les soixante-treize députés Girondins qui se sont opposés au coup d’état du 2 juin. Et il obtient le soutien des sans-culottes les plus militants car il leur attribue des responsabilités sous le contrôle des Comités. Selon l’historien italien Haïm Burstin, les sans-culottes convertissent alors leur culture d’opposition en culture de gouvernement. Néanmoins, Robespierre, comme la plupart de ses collègues du Comité de salut public et de la Convention, est opposé à la mise en place d’une politique de Terreur. Au Comité de salut public, seuls deux députés, Collot d’Herbois et Billaud-Varenne, y sont favorables. Alors que les contre-révolutionnaires de Vendée et les « fédéralistes » de Lyon subissent une répression féroce, notamment de la part des députés envoyés en mission, Robespierre s’oppose à un tel niveau de violence.

Robespierre contre les excès de la Terreur. Décembre 1793 – février 1794

Dès le mois de décembre 1793, Robespierre s’oppose aux tendances sanguinaires de Carrier, envoyé à Nantes pour réprimer les Vendéens, et de Collot d’Herbois et Fouché, envoyés à Lyon à la suite de la rébellion de la ville. Robespierre est au courant des combats qui ont lieu en Vendée grâce à Jullien mais il reste discret. Des massacres sont commis par des généraux et des députés envoyés en mission sans qu’intervienne la Convention jusqu’en février 1794, qui laisse pourrir la situation en espérant que les menaces contre-révolutionnaires et ultra-révolutionnaires s’estomperont dans une guerre intestine. Les massacres commis contre les insurgés Vendéens s’apparentent à des crimes de guerre mais il est impossible de dire qu’ils ont été voulus par la Convention, même si le Comité de salut public laisse faire et compte les coups entre les différentes factions. Il espère un épuisement des armées sans-culottes tandis que la menace contre-révolutionnaire a diminué depuis décembre 1793. C’est l’absence d’un État organisé sur l’ensemble du territoire qui permet cette autonomie de la violence.

Face aux massacres, le Comité de salut public décide de reprendre en main la lutte contre les insurgés vendéens au détriment du ministère de la guerre et du secrétaire général à la guerre Vincent, proche des sans-culottes Cordeliers. En février 1794, les généraux sans-culottes sont remplacés par des officiers dépendant de Carnot, un des membres du Comité de salut public le plus impliqué dans les questions militaires. Robespierre n’intervient pas contre les généraux sans-culottes mais s’oppose aux députés envoyés en mission proches des idées déchristianisatrices de Hébert et responsables de massacres. Il crée aussi une commission chargée de libérer les patriotes lyonnais arrêtés le 20 décembre, marquant la fin du pouvoir des envoyés en mission à Lyon.

Le 5 février, Robespierre tient un célèbre discours à la Convention sur la terreur et la vertu – qu’il estime indissociables –, la terreur étant, d’après lui, « la justice prompte, sévère [et] inflexible » qui s’abat sur les ennemis et qui épargne les « citoyens paisibles » et vertueux. Certaines formules de ce discours sont restées célèbres, notamment celles sur l’articulation entre terreur et vertu. « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur ; la vertu, sans laquelle la terreur est funeste, la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. » Avec ce discours complexe, Robespierre entend surtout une réalité : le Comité de salut public reprend le contrôle de la violence légale. Le Tribunal révolutionnaire extraordinaire à Paris peut juger des suspects, ou les tribunaux d’Arras et d’Orange à titre exceptionnel. La centralisation de la répression entraîne une augmentation du nombre d‘exécutions dans la capitale.

Robespierre, craignant les possibles menaces du mouvement sans-culotte contre la légitimité de la Convention et des Comités renvoie dos à dos ultra-révolutionnaires et “citra-révolutionnaires” – cette expression étant utilisée pour discréditer Danton et ses proches jugés excessivement modérés. Épuisé à partir de la moitié du mois de février, il se repose pendant un mois et fait face à de nombreuses critiques de la part des Cordeliers, notamment de Momoro qui prend la tête d’une campagne contre lui et le qualifie d’ « homme égaré », de « chef du parti des modérés » et le classe parmi « ces hommes usés en république, ces jambes cassées en révolution ». Pendant son absence, Saint-Just et Barère relancent la lutte contre les Cordeliers. Le 26 février, à la Convention, Saint-Just, au nom des Comités, justifie la « justice inflexible » qu’il distingue de la terreur. Deux décrets, connus comme les décrets de ventôse, sont votés après ce discours : le Comité de sûreté générale pourra remettre en liberté les patriotes détenus ; les biens des ennemis de la Révolution pourront être redistribués aux indigents. Ces décrets n’ont pas eu le temps d’être appliqués mais ils ont permis de couper l’herbe sous le pied des Cordeliers en reprenant certaines de leurs revendications tandis que l’encadrement des prix n’était plus appliqué.

La lutte des factions ou la purge au sein de la Montagne. Printemps 1794

Le 13 mars, date du retour de Robespierre à la Convention, le Cordelier Ronsin appelle au soulèvement contre le gouvernement révolutionnaire. Ce même jour à la Convention, Saint-Just dénonce l’existence d’un « complot de l’étranger » qui causerait l’agitation des sociétés populaires. Malgré une dernière tentative de conciliation menée par Collot entre les Cordeliers et le gouvernement révolutionnaire, les chefs cordeliers sont arrêtés dans la nuit du 13 au 14 mars et emprisonnés avec de supposés « agents de l’étranger », comme le baron révolutionnaire allemand Anacharsis Cloots. Robespierre revient au club des Jacobins le 14 mars sous les applaudissements. Le lendemain, il tient un discours aux Jacobins à propos de ces arrestations : « La conspiration nouvellement découverte qui devait anéantir la liberté » a été déjouée par le Comité de salut public. Il « adjure le peuple […] de s’unir à la représentation nationale, qui va se lever encore pour sauver la liberté ». Les sections se rallient à la Convention dans un moment où elles sont divisées, certaines défendant la Commune, d’autres les Comités révolutionnaires ou les sociétés populaires.

Salle des Jacobins à Paris © Gravure de 1794, BNF


Robespierre se lance ensuite dans une nouvelle campagne de dénonciations qui aboutira notamment de façon spectaculaire à l’arrestation de Danton et de ses alliés, signée par dix-sept des vingt membres des Comités. Le 31 mars, Robespierre qualifie Danton « d’idole pourrie » et nie avoir eu des relations d’amitié avec lui. Danton est persuadé qu’il ne peut pas être exécuté en raison de sa popularité. Il prépare sa défense et Robespierre craint que l’opinion se retourne en faveur du prisonnier. Robespierre fait écourter le procès des dantonistes comme l’avait été celui de Brissot et des autres députés Girondins durant l’automne. Danton et ses proches sont finalement exécutés le 5 avril. Cette victoire de Robespierre et des Comités contre les Cordeliers et les dantonistes est à double tranchant. D’un côté, elle a permis de stabiliser les institutions dans le contexte de guerre intérieure et extérieure, mais, de l’autre, elle a mis fin à l’autonomie du mouvement populaire. « La révolution est glacée » dira Saint-Just. Les militants sans-culottes sont marginalisés, la Convention dirige l’Etat, ce qui entraîne la naissance d’une véritable classe politique.

Le pouvoir de Robespierre et les accusations de dictature. Avril – juillet 1794

À partir du mois d’avril 1794, Robespierre est considéré comme l’homme fort du gouvernement révolutionnaire. On peut prendre l’exemple de Fouché, le dernier envoyé en mission, qui lorsqu’il est rappelé à Paris le 5 avril, se rend directement chez Robespierre pour justifier de ses actes dans la répression de Lyon. Son pouvoir se trouve grandi à partir du 16 avril, lorsque Saint-Just fait décréter la création d’un « Bureau de surveillance administrative et de police générale » placé sous la dépendance du Comité de salut public, au détriment des compétences du Comité de sûreté générale. Saint-Just prend la tête de ce bureau, chargé notamment des filatures. Robespierre et Couthon vont lui succéder à sa tête, ce qui alimentera les accusations de « triumvirat » portées à l’encontre de ces trois membres du Comité de salut public. Robespierre bénéficie aussi d’appuis grâce à ses proches qui dominent la Commune et la Garde Nationale. Cependant, Robespierre ne domine plus le Club des Jacobins dont les présidents qui se succèdent d’avril à juillet lui sont hostiles.

Certains députés se servent de la loi du 22 prairial an II (10 juin 1794), présentée par Couthon et défendue par Robespierre, pour se liguer contre ce dernier. Cette loi permet en effet de traduire des députés devant le Tribunal révolutionnaire, caractère qui la rend scandaleuse pour certains députés, d’autant qu’elle reprend par ailleurs des décrets adoptés les mois précédents confirmant l’impossibilité de faire appel ou d’avoir un défenseur. Les ennemis de Robespierre se servent de cette loi – appelée de « Grande Terreur » par certains historiens comme Georges Lefebvre – pour le rendre seul responsable des exécutions. Vadier, du Comité de sûreté générale, Fouché et le procureur Fouquier-Tinville, qui craint d’être accusé par Robespierre, appliquent une large répression en juin et juillet en s’appuyant sur cette loi, arrêtant de nombreuses personnes, organisant des troubles dans les prisons parisiennes, où plus de 7000 personnes sont entassées. Entre le 14 juin et le 27 juillet, 1400 exécutions ont lieu à Paris (sur les 2700 ayant lieu entre 1793 et 1795). Cette augmentation du nombre d’exécutions choque la population parisienne, qui l’impute à Robespierre. Or, Robespierre et ses proches ne sont pas responsables : Robespierre ne se rend plus au Comité de salut public depuis début juin. Sa signature, ou celles de Couthon et Saint-Just, apparaissent rarement sur les arrêtés fixant les noms des personnes envoyées devant le Tribunal révolutionnaire. Robespierre est donc accusé d’une « Grande Terreur » dont il n’est pas responsable.

Il est désavoué à la Convention le 9 thermidor, et arrêté. Libéré par ses proches, il rejoint l’Hôtel de Ville où il est à nouveau capturé. Le lendemain, Robespierre, Couthon, Saint-Just et soixante-dix de leurs proches sont exécutés, mettant ainsi un terme aux phases successives de radicalisation de la Révolution française et ouvrant l’ère de la réaction thermidorienne puis, à partir de 1795, du Directoire, régime dominé par certains des principaux instigateurs de la Terreur, lesquels présenteront Robespierre sous ces traits de dictateur sanglant qu’il conserve encore largement aujourd’hui.

Robespierre dans la lutte des classes

Y avait-il une lutte des classes entre les sans-culottes et les Conventionnels issus de la bourgeoisie ? La question est complexe. Car s’il y avait bien évidemment des antagonismes entre riches et pauvres ainsi qu’entre élus et sans-culottes durant la Révolution française, peut-on pour autant considérer les sans-culottes comme une classe ? Et peut-on caractériser l’élément jacobin, et plus particulièrement robespierriste, de la Convention comme « bourgeois » ? De nombreux historiens marxistes de la Révolution française ont interprété la période comme une sorte de prélude à la structure de la lutte des classes du 19e siècle, qui opposera de plus en plus deux grands pôles : la bourgeoisie et le prolétariat. S’il est largement reconnu que la Révolution débute avec la lutte entre deux classes déterminées, la bourgeoisie et l’aristocratie, le thème du prolétariat semble nettement plus opaque. En 1946, le militant révolutionnaire français Daniel Guérin, alors trotskiste, publie un livre intitulé La lutte de classes sous la Première République : bourgeois et « bras nus » (1793-1797), les bras nus étant synonymes de sans-culottes. Ces sans-culottes qui sont décrits par l’historien Haïm Burstin comme une « invention », du fait de la grande diversité de leurs statuts sociaux. L’historien marxiste Albert Soboul montre ainsi dans sa thèse de 1958, « Les sans-culottes parisiens en l’an II », que les sans-culottes peuvent être salariés, indépendants mais aussi au chômage, qu’ils sont plus ou moins précaires selon les sections de Paris, et qu’ils n’ont de manière générale pas les mêmes conditions de vie et intérêts matériels. Mais malgré cette hétérogénéité, il nous semble possible d’assimiler le mouvement sans-culotte à la constitution d’un véritable prolétariat urbain qui se forge progressivement son identité, ses idées directrices, ses symboles et son propre imaginaire collectif face à l’aristocratie et à la bourgeoisie.

Quant à la question de savoir si les députés Jacobins peuvent être considérés ou non comme « bourgeois » – y compris comme bourgeois radicaux – on doit s’intéresser, au-delà de leur appartenance socio-économique à cette classe, à leurs positions politiques. Pas opposés au libéralisme économique, ils acceptent néanmoins de l’encadrer, par exemple avec le maximum qui régule le prix des marchandises. Le modèle de République des Jacobins apparaît finalement comme une République de petits propriétaires terriens, opposés à un partage égalitaire des terres comme le prônent les partisans de la fameuse loi agraire, puis plus tard Gracchus Babeuf et la Conjuration des égaux. Doit-on privilégier le critère socio-économique ou politique pour décréter la classe d’un individu ou d’un groupe ? Il semble par exemple qu’il serait réducteur de présenter Robespierre comme simple représentant de la bourgeoisie, puisque celui-ci dans ses discours a toujours cherché à justifier son action comme la plus radicale possible pour la survie de la Révolution, au risque de se couper de sa base institutionnelle. Alors, doit-on finalement comprendre Robespierre comme pragmatique radical ou fossoyeur des velléités d’émancipation populaires ? Plus de deux siècles plus tard, alors que la forme républicaine s’est depuis longtemps imposée mais que le programme jacobin attend toujours d’être pleinement appliqué, la question demeure ouverte.

Bâtir les fondations d’un nouveau modèle français

Comment appréhender les discours déclinistes qui gagnent l’univers médiatique ? Le pays est-il condamné à osciller entre le pessimisme réactionnaire des uns, selon qui tout ira nécessairement plus mal demain, et l’optimisme béat des autres ? À l’heure de la fin de l’histoire, de l’individualisme triomphant, de la mort des grands récits, c’est avant tout l’absence d’horizon commun qui a produit cette impasse. Si après-guerre la sécurité sociale et la reconstruction industrielle du pays ont fait office de modèle français, permettant aux citoyens de s’unir autour d’un idéal commun, rien n’est venu le remplacer lorsqu’il a progressivement été détricoté. C’est la thèse que défend David Djaïz dans son nouveau livre, Le nouveau modèle français (Allary Éditions), dont cet article est issu.

De 1968 à nos jours, la longue déliquescence du modèle français a conduit au constat d’un déclin de la nation. Pour certains, ce déclin s’est même mué en décadence, puis en déchéance. De crise en crise, incapable de s’adapter, de se réinventer, tandis que la France basculait dans la mondialisation, notre modèle est peu à peu devenu inopérant. Sans modèle fédérateur, la société française se voit traversée de tensions politiques et sociales toujours plus vives, et se fragmente. La crise politique et culturelle que nous traversons ainsi que la perspective d’un profond bouleversement écologique déjà à l’oeuvre ne doivent cependant pas conduire au fatalisme. Comme l’a montré la crise liée au Covid, de nouvelles lignes de force apparaissent dans le paysage français ; des manières novatrices d’entreprendre, de produire et de consommer, mais aussi de s’impliquer dans la citoyenneté émergent. C’est en s’appuyant à la fois sur ces nouveaux paradigmes et sur les fondamentaux républicains de notre nation que nous pourrons faire émerger un nouveau modèle, seul moyen concret de reprendre notre destin en main.

La forme du monde a changé en quarante ans ; nous vivons désormais à l’heure de l’hypermondialisation, de l’interconnexion généralisée. Rien ne l’illustre mieux que l’urbanisation planétaire. En 2050, 75% de l’humanité devrait vivre en ville et 43 mégapoles compter plus de 10 millions d’habitants. Or, la grande ville est le lieu par excellence de l’interdépendance. Tout y circule de manière accélérée : les marchandises, les capitaux, les informations, les humains, et également les légions de micro-organismes qu’ils transportent avec eux. La diffusion exponentielle du virus Sans-CoV2 à l’échelle du monde nous a obligés à prendre pleinement conscience de l’importance de ces interdépendances dans un monde globalisé. Comme l’écrivait déjà en 1933, le prix Nobel de médecine Charles Nicolle, lointain disciple de Pasteur : « La connaissance des maladies infectieuses enseigne aux hommes qu’ils sont frères et solidaires. Nous sommes frères parce que le même danger nous menace, solidaires parce que la contagion nous vient le plus souvent de nos semblables. » Si le virus a pu circuler aussi vite, c’est parce que le réseau de contacts interpersonnels n’a jamais été aussi dense. Et cette interconnexion concerne pas seulement les êtres humains. L’extrême vulnérabilité de nos circuits économiques a été mise en lumière dès le débat de la crise sanitaire : lorsque la Chine a été placée en quarantaine, de nombreux industriels européens ou américains ou connu des pénuries d’intrants, en raison de leur dépendance vis-à-vis de la sous-traitance chinoise. Une étude du Financial Times a ainsi révélé que 75% des producteurs américains étaient, d’une manière ou d’une autre, dépendants de l’appareil industriel chinois.

Cette interdépendance planétaire achève de nous montrer qu’il est totalement artificiel et illusoire de séparer santé, économie et contrat social : la propagation exponentielle d’un virus a mis l’économie planétaire à genoux et a suspendu le cours normal de la vie politique dans la plus grande partie du monde. Toutes les nations, pour la première fois de l’histoire à l’unisson, se sont mobilisées sans relâche dans une course contre la montre afin d’empêcher une hécatombe, refusant l’absurdité aléatoire et statistique de la mort de masse. Il n’existe pas un seul gouvernement qui ait réellement appliqué la stratégie dite de « l’immunisation collective ». Certains pays comme le Brésil ont flirté avec la ligne rouge, mais les conséquences ont été si catastrophiques qu’ils ont dû rebrousser chemin. Contrairement à ce que l’on a pu lire ou entendre ici ou là, il n’y a donc guère eu d’arbitrage entre santé, économie et contrat social. La multiplication des maladies infectieuses, comme le Covid, n’est qu’une manifestation parmi d’autres de l’influence majeure qu’a désormais l’homme sur l’écosystème Terre à l’ère anthropocène : la rapidité et la gravité de leur expansion mondiale sont directement liées à l’urbanisation galopante et à la vitesse et densité des flux internationaux de marchandises et de personnes.

Des institutions pour le temps long

Il s’agit donc de repenser l’équilibre de nos institutions afin de retrouver des lieux au sein desquels puissent s’établir de tels diagnostics consensuels sur des visions à long terme. Nous pourrions par exemple créer une Chambre de l’avenir en lieu et place de l’actuel Conseil économique, social et environnemental (Cese). Elle réunirait des citoyens tirés au sort, des élus locaux, également des représentants de la société civile organisée, à commencer par les chefs d’entreprise et les représentants des salariés, ainsi que des experts. Son rôle serait de réfléchir aux grandes transitions, écologique bien sûr, mais aussi démographique, numérique et productive, dans des projections sur plusieurs années. Elle définirait ainsi les grandes orientations politiques, économiques et sociales à privilégier afin de faire face aux enjeux de demain. Elle assumerait ainsi un rôle budgétaire déterminant, en fixant les montants des investissements d’avenir nécessaires ainsi que leur calendrier pour financer les politiques de prise en charge de ces transitions, aussi essentielles qu’incontournables. Cette feuille de route devrait, bien sûr, être ratifiée par l’Assemblée nationale et le Sénat. Si notre démocratie représentative actuelle ne permet qu’imparfaitement de prendre en compte le long terme, en particulier les intérêts des générations futures qui ne disposent pas du droit de vote, une telle institution permettrait de corriger cette myopie politique et institutionnelle. […]

Le système politique actuel est d’autant plus déconnecté de la réalité politique de la France que l’offre politique se fragmente de plus en plus, une évolution que l’on observe dans la plupart des pays démocratiques occidentaux. Le paysage politique n’est plus structuré par deux grands partis, l’un de sensibilité sociale-démocrate, l’autre d’obédience conservatrice, récoltant chacun 35 à 40% des suffrages comme c’était le cas presque partout en Europe durant les « Trente Glorieuses ». Désormais, l’heure est à la différenciation extrême de l’offre partisane. Il existe une myriade de partis obtenant entre 5% et 15% des voix aux différentes élections, sans parler de la considérable hausse de l’abstention, et les allégeances des citoyens sont fluctuantes – la science politique parlant à ce sujet de « volatilité électorale ». Pour prendre en compte cette nouvelle donne, le mode de scrutin aux élections législatives devra faire une large part à la proportionnelle, pour au moins 40% des sièges à pourvoir. Ainsi l’Assemblée nationale sera-t-elle plus représentative de la réalité des rapports de force politiques dans le pays. Toutes ces réformes sont complémentaires : l’instauration de la proportionnelle à l’Assemblée nationale n’est pas pensable sans la création d’une Chambre de l’avenir et le repositionnement de la fonction présidentielle sur le temps long. Et réciproquement.

En transformant le Cese en Chambre de l’avenir ; en dégageant la fonction présidentielle de la dictature de l’immédiateté ; en lui donnant un véritable bras armé en la personne du haut-commissaire au Plan ; en introduisant enfin une dose importante de proportionnelle à l’Assemblée nationale, on se donne les moyens de forger à nouveau les fondations du nouveau modèle français. Bref, on remet la préparation de l’avenir au cœur du contrat social, comme à la Libération.

L’attachement à l’unité républicaine

Enfin, troisième et dernier facteur de rassemblement : l’unité républicaine. Celle-ci est intimement liée au concept de « souveraineté » qui réunit trois dimensions essentielles dans notre pays : la forme républicaine du gouvernement, un territoire indivisible, un peuple de citoyens. La forme républicaine de notre pays fait aujourd’hui l’objet d’un très large consensus et se trouve gravée dans les marbre de la Constitution, à l’article 89, qui ne peut faire l’objet d’aucune révision. Personne ne songe désormais sérieusement à renverser la République. Pourtant, l’histoire politique française du XIXe siècle a bien été celle d’un cheminement erratique et sinueux d’un régime à l’autre : la Restauration bourbonienne en 1815, la Monarchie absolue en 1824, la Monarchie constitutionnelle en 1830, la IIe République en 1848, le Second Empire en 1852, puis la IIIe République en 1870… Jusqu’en 1940, quand la « Révolution nationale » du maréchal Pétain prétend à son tour en finir avec les errements du gouvernement de nature républicaine. Le renversement de la « Gueuse », comme on la calomnie alors, a été l’obsession constante d’une partie du corps social français au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est qu’avec l’instauration de la Ve République, en 1958, que le général de Gaulle se vante d’avoir stabilisé la forme du régime, en affirmant avoir réglé une question « vieille de 166 ans ». […]

Notre pays jouit en outre d’une unité et d’une intégrité territoriales parmi les plus solides d’Europe. Plusieurs de nos voisins, notamment l’Espagne, l’Italie le Royaume-Uni ou encore la Belgique, sont en proie à des mouvements sécessionnistes durs qui remettent en cause l’espace de la nation. Le gouvernement catalan par exemple a organisé un référendum, déclaré illégal par la Cour suprême espagnole, au cours duquel une majorité de votants se sont prononcés pour l’indépendance de la communauté autonome. L’Écosse, elle, a déjà tenu trois référendums sur son statut et son avenir au sein du Royaume-Uni : le 1er mars 1979, le 11 septembre 1997, et enfin le 18 septembre 2014 qui voit 44,7% des votants se prononcer pour l’indépendance. La Première ministre écossaise, Nicola Sturgeon, a d’ailleurs annoncée la tenue d’un quatrième référendum de ce type, pour tirer les conséquences du Brexit. La Belgique, quant à elle, traverse une crise constitutionnelle quasi continue en raison des volontés sécessionnistes du parti NVA (Nieuw Vlaamse Alliantie) de Bart de Wever, dont le projet est la création d’une république flamande indépendante. En 2010-2011, la Belgique s’est retrouvée sans gouvernement pendant 541 jours consécutifs. Durant cette période de crise institutionnelle, la possibilité de la « fin de la Belgique » a été clairement envisagée. À l’inverse de ces voisins, la France jouit d’une intégrité territoriale pleine et entière. S’il existe bien un régionalisme breton ou alsacien, celui-ci ne va pas jusqu’aux prétentions sécessionnistes, ses partisans les plus véhéments se contentent de demander un « droit à la différenciation » accru par les lois de décentralisation. Quant au nationalisme corse, après une intense activité durant les années 1990, il semble s’être apaisé au profit d’un autonomisme raisonné. Souvenons-nous en comparaison que la génération des pionniers de la IIIe République avait vécu durement la perte de l’Alsace et de la Moselle après la guerre franco-allemande de 1870, et que les litiges frontaliers étaient nombreux et vivaces. Alors que mille urgences l’attendaient, que mille incendies s’allumaient, l’une des premières tâches de De Gaulle à la tête du gouvernement provisoire de la France libérée était d’ailleurs de régler des conflits frontaliers avec la nouvelle république italienne.

Le retour de l’État investisseur

La France dispose d’immenses atouts dans les secteurs phares de l’économie du bien-être que sont l’agriculture et l’agroalimentaire, la santé ou l’éducation. Ces secteurs sont tirés par une dépense publique importante et les professionnels qui y travaillent sont en général bien formés. Là où le bât blesse, c’est dans le cloisonnement, voire la méfiance réciproque, entre les différents acteurs de ces écosystèmes. La médecine hospitalière est par exemple trop réticence à travailler en synergie avec celle de ville, et il en est de même pour les établissements scolaires et universitaires envers les acteurs français de la EdTech. […] De plus, le démantèlement depuis les années 1980 de certains géants industriels dans ces secteurs, comme la Compagnie générale de radiologie cédée par Thomson à General Electric en 1987, nous prive d’un avantage compétitif pour l’avenir. Enfin, les approches comptables et bureaucratiques à courte vue se sont généralisées de l’hôpital public à l’enseignement supérieur et à la rémunération médiocre des agents publics, qu’il s’agisse des personnels soignants ou des enseignants grève l’attractivité de ces emplois.

Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.

La Terreur, première révolution sociale ?

© Hugo Baisez pour Le Vent Se Lève

En 1794, Saint-Just déclare : « que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie la terre ». En pleine Terreur, il fait adopter par l’Assemblée ce que la postérité nommera les décrets de Ventôse, qui redistribuent aux « patriotes indigents » les biens des prisonniers convaincus de complicité avec l’ennemi. Cette période de sang et d’euphorie, où se succèdent massacres et bouleversements sociaux majeurs, est à coup sûr la plus polémique de l’histoire de France. Elle n’a cessé de diviser au sein même de la gauche, pour laquelle elle constitue autant un moment fondateur qu’un spectre menaçant. Pour autant, la nature exacte des réformes économiques et sociales menées sous la Terreur est encore aujourd’hui un sujet de débat pour les historiens. Comment comprendre cette période en clair-obscur, où l’on « déclarait la guerre au malheur » avec le renfort de la guillotine ? Comment appréhender ce « despotisme de la liberté contre la tyrannie », qui proclamait que « les malheureux sont les puissances de la terre » tout en renforçant les prérogatives liberticides du Comité de salut public ?

NDLR : cet article s’inscrit dans la série La gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.

En juin 1793, les sans-culottes parisiens réclament la Terreur à l’encontre des ennemis de la République ; ils exercent une pression sur la Convention, dominée par les Montagnards, allant jusqu’à contester sa légitimité [1].

Des antagonismes socio-économiques importants voient le jour. Aux revendications égalitaires des sans-culottes s’oppose la tiédeur des Conventionnels, d’extraction bourgeoise et influencés par le libéralisme économique en plein essor.

Les sans-culottes réclament conjointement la mise en place d’un appareil de répression contre l’ennemi intérieur et le vote de lois frumentaires destinées à lutter contre la disette.

La Terreur est-elle un moyen pour les sans-culottes d’imposer leur programme économique interventionniste ? Les Montagnards les plus radicaux, comme Robespierre et Saint-Just, se sont-ils servis du tranchant de la guillotine pour appliquer un commencement de révolution sociale, contre la majorité de la Convention ? C’est la thèse qu’a défendu bec et ongles Albert Mathiez [2] ; Henri Guillemin l’a reprise dans une conférence qui a connu un succès posthume foudroyant sur Youtube [3]. D’autres nuancent ou contredisent cette dimension égalitaire, voire socialisante, qu’ils confèrent à la Terreur.

Portrait de Maximilien Robespierre, musée Carnavalet (auteur inconnu)

Au centre de ces interrogations et de ces contradictions, Robespierre [4]. Trait d’union entre les sans-culottes les plus révolutionnaires et les Montagnards les plus conservateurs, il est l’incarnation des contradictions du gouvernement révolutionnaire de 1793-1794 qui l’ont mené à sa perte – non sans avoir accompli une oeuvre politique dont le spectre a hanté les deux siècles suivants de l’histoire de France.

Salut public et révolution sociale

La Terreur ne saurait être analysée comme l’aboutissement d’un dessein préconçu par les Conventionnels ; encore moins comme une politique monolithique menée par une faction déterminée. Elle est le produit conjoncturel d’une alliance entre un mouvement populaire – les sans-culottes – et un groupe parlementaire – les Montagnards [5]. Unis dans l’opposition, ils développent des relations conflictuelles une fois au pouvoir.

En 1793, la République française apparaît dans une situation critique. Alors que la situation militaire empire et que la crainte d’un complot aristocratique se lit sur toutes les lèvres, les pénuries s’aggravent et les troubles sociaux se multiplient. Les sans-culottes réclament conjointement la mise en place d’un appareil de répression contre l’ennemi intérieur et le vote de lois frumentaires destinées à lutter contre la disette. Si l’aristocratie nobiliaire est la première visée, c’est avec une intensité croissante celle des riches qui est prise pour cible. Si les revendications économiques les plus immédiates des sans-culottes dépassent rarement le stade de mesures conjoncturelles – le fameux maximum du prix des denrées -, des projets de réforme sociale plus ambitieux voient le jour.

Sur le plan politique, ils réclament la mise en place d’une démocratie plus directe, qui ferait droit à leur mode d’organisation autonome ; de fait, les sans-culottes, regroupés en sections et armés, constituent un contre-pouvoir local à la Convention.

C’est à partir du 31 mai 1793 que les Montagnards se retrouvent en position de force, et commencent à légiférer dans le sens des sans-culottes [6]. La Terreur fut-elle le moyen d’imposer un programme de salut public pour sauver la patrie en danger, articulé à une une série de réformes sociales en faveur des pauvres ? A-t-elle scellé une alliance entre la fraction la plus patriotique de la sans-culotterie et l’aile la plus révolutionnaire de la Montagne, contre la richesse mobilière – ennemie naturelle de la Révolution ? C’est la thèse que défend, non sans brio, Albert Mathiez. Une série d’éléments appellent néanmoins à nuancer cette grille de lecture.

Les premiers mois donnent de nombreuses satisfactions aux sans-culottes. De nombreuses mesures en leur faveur sont adoptées : blocage des prix du pain et des denrées de première nécessité (loi du maximum général), création d’une armée de sans-culottes pour le surveiller, impôt progressif pour financer l’effort de guerre, guillotine pour les accapareurs et les agioteurs… Les droits féodaux sont définitivement abolis, achevant la destruction de l’aristocratie terrienne que les soulèvements de 1789 n’avaient fait qu’ébranler ; un processus dont on aurait tôt fait de sous-estimer la radicalité, lorsqu’on compare la France aux autres pays européens… [7]. Mais les heurts ne tardent pas à survenir…

La politique de la Convention prend une nette dimension de classe, ciblant les groupes sociaux aisés à l’aide de son pouvoir coercitif. Le décret du 5 nivôse an II (25 décembre 1793) prend explicitement pour cible les banquiers ;

Sur le plan politique, la Constitution de juin 1793 reconnaît l’existence des assemblées qui permettent aux sans-culottes de se réunir et de se structurer – bien que leurs attributions demeurent des plus floues – et proclame le droit à l’insurrection.

La politique de la Convention prend une nette dimension de classe, ciblant les groupes sociaux aisés à l’aide de son pouvoir coercitif. La justice révolutionnaire s’attaque aussi bien aux aristocrates émigrés qu’aux bourgeois spéculateurs. Le décret du 5 nivôse an II (25 décembre 1793) prend explicitement pour cible les banquiers ; imposé par Robespierre, il fait préventivement arrêter « et juger les étrangers, banquiers, et autres individus prévenus de trahison et de connivence avec les rois ligués contre la République française ».

Exagérés et Enragés : des mouvements pré-socialistes face à une Convention bourgeoise ?

Opportunisme de la part des Montagnards face à une sans-culotterie impatiente, qui menace de se tourner vers des factions plus radicales ? C’est indéniable. Dominant la Convention, les Montagnards se retrouvent alors aux prises avec plus révolutionnaire qu’eux : les Exagérés et les Enragés.

Les premiers se reconnaissent dans le journal radical de Jacques-René Hébert, le Père Duchesne. Les seconds dans le prêtre rouge Jacques Roux. Tous deux reprochent aux Montagnards leur timidité en matière sociale. Le premier finit par appeler, de nouveau, les sans-culottes à se soulever contre l’Assemblée. Le second prononce des discours humiliants pour les Conventionnels montagnards, qu’il confronte à leur train de vie bourgeois.

Exagérés et Enragés seront rapidement écrasés par la Convention montagnarde. Jeté en prison, Jacques Roux se donnera la mort. Arrêté en compagnie des meneurs exagérés, Hébert sera quant à lui guillotiné. Faut-il y voir les premières réaction d’une Convention bourgeoise contre un mouvement populaire au programme socialisant ? C’est généralement de cette manière que l’historiographie libertaire, et une partie de l’historiographie marxiste, interprètent cet épisode [8].

Jacques-René Hébert. par Edme Bovinet, BNF

Voir dans les Enragés et les Exagérés des mouvements pré-socialistes relève cependant de la gageure. Malgré toute leur radicalité verbale, les Enragés défendent surtout la lutte résolue contre la vie chère, par le biais d’un contrôle draconien de la circulation des denrées ; une mesure que tous les Conventionnels, jusqu’à Marat, rejetaient. Nulle remise en cause fondamentale de l’inégale répartition des biens et de la propriété chez les Enragés. Un communisme de la consommation [9], radical dans la conjoncture, plus insignifiant dans l’histoire longue du mouvement populaire ; nul communisme de la production. Les visées sociales des robespierristes, plus modérées dans le domaine des lois frumentaires et de la circulation des denrées, étaient plus larges.

Les Exagérés représentaient quant à eux un étrange attelage : de nombreux sans-culottes mais aussi une grande poignée de millionnaires étrangers, ainsi que des leaders au positionnement idéologique flou, rejoignant tantôt Danton, tantôt Marat. « Il est difficile de dire si de nombreux politiciens doivent être classés comme hébertistes ou dantonistes », note avec justesse Jean Massin [10]. Incarnation vivante de cette confusion politique : Anacharsis Cloots, richissime aristocrate étranger, proche un temps de Hébert. C’est comme Exagéré que Saint-Just l’a envoyé à la guillotine. Avant cela, Robespierre l’avait fait exclure du Club des Jacobins avec la dernière des violences, prétextant de sa richesse indécente.

Les Exagérés ont-ils été guillotinés parce qu’ils étaient perçus comme suppôts des puissances financières ? Ou au contraire, parce qu’on voyait en eux une menace pour l’ordre social ? Ces deux interprétations ne sont pas contradictoires. Une grille de lecture marxiste trop rigide semble ici peu pertinente (tant les déterminations de classe des différentes factions sont hétéroclites et fluctuantes).

Les décrets de Ventôse, rédigés par Saint-Just, sont pensés comme un transfert massif de propriété des bénéficiaires de l’ancien système vers la grande masse des travailleurs pauvres.

Il faut en effet garder à l’esprit à quel point les révolutionnaires de 1793 étaient hantés par l’imminence d’un complot visant à renverser la République. Une succession vertigineuse d’intrigues éventées, de faux témoignages et de vraies conspirations – admirablement restituée par Jean Massin [11] – impliquant des affairistes tantôt liés aux Exagérés, tantôt aux dantonistes, accroissait l’atmosphère de paranoïa dans laquelle vivaient les robespierristes.

Si les motivations de la répression des Exagérés ne sont donc pas exclusivement conservatrices, nul doute que celle-ci donne un brusque coup d’arrêt à l’élan populaire sous la Terreur. Elle prive les robespierristes de la base sociale nécessaire à l’application des réformes économiques les plus ambitieuses qu’ils souhaitaient.

La Terreur : un terrorisme mâtiné de socialisme ?

Des mesures sociales audacieuses sont portées par la Convention, sous l’impulsion du Comité de salut public, où siègent notamment Robespierre et deux de ses proches alliés – Saint-Just et Couthon. Les décrets de Floréal (mai 1794) mettent en place un embryon de système de retraite et de protection sociale.

Plus significatifs, les décrets de Ventôse (février et mars 1794) rédigés par Saint-Just. Ils font entrer dans la loi le séquestre des biens des suspects convaincus d’intelligence avec l’ennemi, et systématisent leur redistribution aux « patriotes indigents ». Dans l’esprit des robespierristes, ils sont pensés comme un transfert massif de propriété des bénéficiaires de l’ancien système vers la grande masse des travailleurs pauvres.

En apparence révolutionnaires, ces textes législatifs se distinguent par leur flou. Leur modalité d’application est laissée à la discrétion des autorités locales – bourgeoises en province, plébéiennes à Paris… jusqu’à la purge des Exagérés. Celle-ci a pour conséquence de substituer aux cadres radicaux de la Commune de Paris des dirigeants plus modérés. Une mutation cruciale pour comprendre le drame de Thermidor…

Comment interpréter cet ensemble de politiques publiques où se mêlent interventionnisme, accroissement de la progressivité des impôts et lois sociales ambitieuses ? Elles mettent à mal l’interprétation simpliste de la Révolution française comme « révolution bourgeoise ». La complainte rétrospective du Conventionnel Boissy d’Anglas à propos de la Terreur (« le riche était suspect, le peuple constamment délibérant ») n’est pas sans fondements.

Faut-il pour autant voir dans la Terreur une expérience socialisante ? Ce serait passer sous silence le fait que la richesse mobilière est sortie presque indemne de cette période, et que les projets les plus ambitieux de réforme de la propriété n’ont jamais dépassé le stade du discours.

« Terrorisme mâtiné de socialisme », comme l’a défendu Jean Jaurès, voyant dans la Terreur un « expédiant de justice sociale » ? [12]. Ce serait mésestimer l’importance qu’a revêtue la question sociale sous la Révolution…

Il faut prendre en compte un élément capital, parfois mis de côté par les historiens qui se cantonnent à la lecture des textes de lois : en l’absence d’une administration moderne et d’un système de registre unifié, l’application des lois économiques et sociales était souvent fonction des rapports de force régionaux. Patriotes indigents, oppresseurs, conspirateurs, malheureux, banquiers à la solde de l’étranger : autant de catégories sociologiques à tout le moins ambiguës, qui laissaient une large place à l’interprétation des administrateurs locaux… lesquels n’étaient souvent pas en possession de moyens logistiques permettant le recensement des pauvres ou des biens disponibles. Ainsi, selon qu’une commune ait été dominée par des sections de sans-culottes ou une assemblée de notables, l’application des lois sociales de la Convention variait du tout au tout [13].

C’est ainsi que la Terreur peut être comprise comme l’ère du primat du politique, porté à incandescence. Le jacobinisme issu de la Révolution rompt avec les explications théologiques de la genèse du pouvoir et des institutions… sans remplir ce vide par les connaissances économiques et sociologiques qui surviendront au XIXème siècle.

À Paris, c’est un basculement dans les rapports de force au sein du pouvoir exécutif de la ville qui a scellé le sort de la Convention montagnarde – en partie bien malgré elle.

La revanche de la société réelle contre l’illusion de la politique ?

Les derniers mois de la Terreur ont intrigué les historiens. Alors que les tensions socio-économiques s’accroissent, on y voit les Montagnards recourir avec toujours plus d’empressement au champ lexical de la vertu. Le discours de Robespierre sur l’Être suprême a lieu alors que des émeutiers de la faim secouent Paris, dont les leaders sont arrêtés sur ordre du Comité de salut public, puis réprimés avec une violence croissante.

NDLR : Lire sur LVSL l’article de Tristan Labiausse : « La République jusqu’au bout : retour sur la culte de l’Être suprême »

Faut-il y voir la marque intellectuelle d’une époque où l’on pensait les questions économiques sous un prisme moral ? Faut-il comprendre que les Montagnards aient voulu sublimer ces antagonismes dans un élan fraternel qui unirait riches et pauvres ? C’est le cas pour un nombre non négligeable d’entre eux. Mais pour les plus radicaux – Robespierre et Saint-Just – sans que cette explication soit totalement invalide, il faut davantage y voir une forme de prudence tactique.

Il ne faudrait pas, en effet, passer sous silence certaines de leurs intuitions les plus radicales quant aux antagonismes économiques qui clivent la société. « Quand l’intérêt des riches sera-t-il confondu avec ceux du peuple ? Jamais ! », écrit Robespierre dans l’une de ses notes [14]. Saint-Just développe des considérations similaires, dans ses écrits personnels au cours de l’année 1794 : « là où il y a de très gros propriétaires, on ne voit que des pauvres (…) l’opulence est une infamie ; elle consiste à nourrir moins d’enfants qu’on n’a de mille livres de revenu » (publiés de manière posthume sous le titre de Fragments d’institutions républicaines). Ce fils de notables se radicalise au contact de la Révolution, et finit par écrire qu’il « ne faut ni riches ni pauvres ». Signe de leur prudence, Robespierre et Saint-Just n’ont jamais assumé des positionnements publics aussi radicaux, conscients de la puissance de la bourgeoisie émergente au sein de la Convention. Mais ces écrits privés témoignent assez de l’ambition de leurs projets sociaux. Une dimension de leur action qui n’avait pas échappé à Karl Marx, lequel a rendu hommage à Robespierre et Saint-Just comme « d’authentiques représentants des forces révolutionnaires : la masse innombrable ».

Louis Antoine de Saint-Just, par Pierre-Paul Prud’hon, musée du château de Blérancourt.

Pour autant, il est indéniable que Robespierre comme Saint-Just restent prisonniers du cadre mental de leur époque. Leurs intuitions radicales en matière économique et sociale demeurent imprécises. Les rapports de force entre salariés et employeurs leur sont inconnus – de fait, un salarié ou un employeur peut être, de manière indifférenciée, un sans-culotte. L’exploitation économique est perçue et dénoncée lorsqu’elle concerne la soumission des pauvres aux propriétaires terriens ou aux créancier, mais pas aux patrons [15]. Ainsi, les mêmes Montagnards qui ont décrété les banquiers comme ennemis du peuple ont par la suite réprimé, avec une grande brutalité, ceux qui exigeaient des hausses de salaires ou des réformes économiques exagérément interventionnistes – avec une intensité croissante aux derniers temps de la Terreur [16].

S’il faut donner tort à l’interprétation de 1793 comme une révolution bourgeoise, il faut en revanche souligner leur ignorance de certains rapports de force socio-éonomiques élémentaires ; et rappeler à quel point dans l’esprit des Montagnards, l’ensemble des question économiques et sociales étaient subsidiaires par rapport à leurs objectifs proprement politiques.

C’est ainsi que la Terreur peut être comprise comme l’ère du primat du politique, porté à incandescence. Si le jacobinisme issu de la Révolution constitue une matrice politique si particulière, c’est qu’il rompt avec les explications théologiques de la genèse du pouvoir des institutions… sans remplir ce vide par les connaissances économiques et sociologiques qui surviendront au XIXème siècle. Entre ces deux visions du monde – théologique et rationaliste – émerge le peuple comme acteur de l’histoire. Destructeur des anciennes puissances qui lui voilaient la sienne et démiurge des institutions, il n’est contraint par aucun déterminisme – ni théologique, ni économique.

La figure de Prométhée incarne mieux que toute autre cette conception du peuple, qui découvre l’infinité de sa puissance après un long sommeil – et qui, privé de sa souveraineté durant des siècles, veut à présent l’étendre sur l’ensemble des phénomènes du réel. On comprend l’intérêt que portent Chantal Mouffe et Ernesto Laclau à la Révolution française, qui affirmait l’autonomie du domaine politique, libéré des superstitions religieuses, et pas encore soumis aux lois d’airain de l’économie. Époque naïve où l’on pouvait concevoir le peuple comme un sujet autonome, indéterminé, créateur de sa propre histoire – avant que Karl Marx ne le déconstruise méthodiquement, comme une fiction verbale permettant de légitimer le pouvoir de la classe dominante.

Il faut rendre hommage à François Furet qui, dans un beau livre publié peu après le bicentenaire, avait perçu avec beaucoup de finesse cette contradiction entre une froide appréhension économique et sociologique du peuple, et le mythe révolutionnaire du peuple comme sujet autonome cher aux Montagnards [17]. Il voit dans la période révolutionnaire une tension permanente entre la proclamation de la souveraineté absolue du peuple et la réalité d’un peuple majoritairement illettré, dont une infime proportion seulement se rend aux Assemblées populaires.

Ultime ruse de la raison révolutionnaire : les sans-culottes accompagneront le cortège funèbre des robespierristes de crachats et d’insultes ; ignorant qu’ils constituaient sans doute le dernier rempart, dans la Convention et le Comité au libéralisme économique qui allait se déchaîner dans les années à venir…

De ce gouffre entre le peuple rêvé et le peuple réel naît un nouveau régime de pouvoir, et un nouveau système de légitimation. La souveraineté du peuple étant à la fois proclamée et impossible, elle doit être incarnée. Les élus du peuple se livrent donc une compétition vertueuse, pour représenter mieux que les autres la volonté du peuple. C’est la raison pour laquelle les séances parlementaires prennent les contours de scènes de théâtre jouées dans une « arène de gladiateurs » : par la parole, celui qui parvient à « figurer symboliquement la volonté du peuple » règne [18]. Un jeu dans lequel excelle Robespierre, « cet alchimiste de l’opinion révolutionnaire qui transforme les impasses logiques de la démocratie directe en secrets de la domination ».

Reprenant les expressions de Karl Marx, Furet voit dans la Révolution française le triomphe de l’illusion de la politique : la mise en suspens des rapports sociaux réellement existants et des intérêts matériels, au profit du mythe du peuple souverain en action, par la voie de ses parlementaires. À l’inverse, le 9 Thermidor est pour lui la revanche de la société réelle : le moment où les antagonismes de classe et les rapports de production reprennent le dessus, et où la fiction du peuple unifié, ce délire cher aux révolutionnaires, vole en éclats.

Ruses de la raison révolutionnaire

Cette analyse est à coup sûr éclairante. Mais elle pèche par au moins trois aspects. Nous avons d’abord vu qu’elle est partiellement infondée pour les révolutionnaires les plus radicaux, Robespierre et Saint-Just ayant une conscience embryonnaire des rapports de classe. Elle empêche également Furet d’analyser ce nouveau régime de pouvoir – où l’on se légitime par la parole vertueuse, celle qui se fait l’écho de la volonté populaire – en termes de classes sociales. En effet, toute la justesse de son analyse ne fera pas oublier que derrière le théâtre parlementaire, on trouve des sans-culottes qui menacent d’envahir l’Assemblée, ainsi qu’une bourgeoisie d’affaires qui se livre à un travail d’influence pour défendre ses intérêts. Autrement dit, des rapports économiques et sociaux qui conditionnent toujours l’action politique. Enfin, et par conséquent, une telle grille de lecture interdit de procéder à une analyse des acteurs, des bénéficiaires et des victimes de la Terreur en termes de classes sociales ; que la rhétorique des révolutionnaires ait cherché à maquiller les antagonismes de classe n’implique en effet pas que ceux-ci aient disparu. Il faut accepter le fait que les intentions et les actions des révolutionnaires n’ont qu’imparfaitement coïncidé ; et que leurs décisions politiques ont eu un impact sur les structures socio-économiques bien au-delà de ce qu’ils souhaitaient.

Un article éclairant d’Albert Soboul permet de suivre la fluctuation des salaires journaliers parisiens sous la Terreur, et ainsi de prendre le pouls des rapports de classe entre travailleurs salariés et employeurs [19]. On constate qu’en 1793, les salaires subissent une augmentation considérable. Il s’agit de la phase de la Révolution au cours de laquelle les sections de sans-culottes prennent un pouvoir croissant au sein de la capitale, et où des révolutionnaires radicaux dirigent la Commune de Paris – la plupart rejoindront la faction des Exagérés. Exerçant un pouvoir parallèle à celui de la Convention, ils tolèrent une hausse des salaires bien plus élevée que ce que permet la loi – qui limite les salaire au même titre que les prix [20].

Dans un premier temps, Robespierre et les Montagnards soutiennent essentiellement pour des raisons politiques le pouvoir parallèle des sections de sans-culottes et leur organisation sur le mode de la démocratie directe, permettant à ces hausses de salaires de subsister. En appuyant la domination politique des sans-culottes, ils pérennisent cet état de fait favorable aux salariés face à leur employeur.

À partir de l’année 1794, la Convention montagnarde entreprend la purge des Exagérés. L’organisation démocratique des sections de sans-culottes est mise à mal, leur pouvoir encadré, et les principaux cadres de la Commune de Paris sont alors remplacés par des personnalités d’extraction plus bourgeoise, proches du train de vie des Montagnards. S’ils sont encore considérés comme des sans-culottes, ils appartiennent davantage à la classe des maîtres et des artisans que des salariés.

On assiste alors à une stagnation, puis une baisse drastique des salaires. Essentiellement pour des raisons politiques, encore, les robespierristes ont initié une dégradation du niveau de vie des travailleurs parisiens. La fin de la domination politique des sans-culottes les plus pauvres et les plus radicaux sur la Commune de Paris a sans doute eu des conséquences plus importantes que ce qu’ils concevaient.

C’est ainsi que la dimension sociale de la politique révolutionnaire a progressivement diminué au cours de l’année 1794. La Terreur, à l’origine réclamée à cor et à cri contre les classes aisées par les sans-culottes, s’est progressivement retournée contre eux. Sans que les Montagnards aient eu une claire conscience de léser les classes inférieures en exerçant une purge contre les Exagérés, ils ont réduit à néant l’assise sur laquelle leur politique sociale reposait.

Robespierre et Saint-Just comprenaient-ils qu’ils sapaient les bases populaires de leurs projets sociaux ? L’ignorance du détail des réunions du Comité de salut public laisse une large place à la spéculation. Mais c’est durant leur mandature que le Comité a pris de sévères mesures pour réprimer les agitations ouvrières et les émeutes de la faim. Ils ne se sont pas non plus opposés aux diverses mesures libérale mises en place par la Convention vers la fin de la Terreur – parfois inspirées du Comité – : dérogations légales au maximum, assouplissement du contrôle des accaparements… Ils ont, enfin, toléré la politique drastique de baisse des salaires menée par leurs alliés au sein de la Commune de Paris, à quelques jours de leur chute [21].

Albert Mathiez, pourtant, croit voir une opposition discrète mais croissante de Robespierre et Saint-Just à cette bifurcation. À l’aube du 9 Thermidor, une passe d’armes oppose Saint-Just au négociant Robert Lindet ; le premier accuse le second de saboter les décrets de Ventôse, en empêchant la mise en place des commissions destinées à redistribuer les biens des suspects aux pauvres [22]. Le 8 Thermidor, Robespierre dénonce publiquement la pression exercée par l’aristocratie des riches sur les Comités et la Convention : « La contre-révolution est dans toutes les parties de l’économie politique (…) Elle a pour but de favoriser les riches créanciers, de ruiner et de désespérer les pauvres ». Plusieurs indices indiquent que dans leurs derniers jours, Robespierre et Saint-Just souhaitaient en revenir à l’esprit originel de la révolution – celle qui proclamait que les malheureux sont les puissances de la terre, celle des projets sociaux aux larges vues que l’on trouve dans les Fragments d’institutions républicaines de Saint-Just [23]. Mais le mal était fait.

C’est ainsi que l’on trouve, coalisés contre Robespierre le 9 Thermidor, des représentants de la bourgeoisie d’affaires aussi bien que des sans-culottes. Les premiers, lésés par le dirigisme de la Terreur, comme les seconds, ulcérés par les baisses de salaires, tenaient les robespierristes pour responsables de l’ensemble des mesures économiques prises depuis un an.

Le 9 Thermidor, par Max Adamo. Alte Nationalgalerie,

Ultime ruse de la raison révolutionnaire : les sans-culottes accompagneront le cortège funèbre de Robespierre de crachats et d’insultes ; ignorant qu’il constituait sans doute le dernier rempart, dans la Convention et dans le Comité, au libéralisme économique qui allait se déchaîner dans les années à venir… Cette scène retiendra l’attention de Victor Hugo : « cette foule, est-ce qu’elle n’a pas ri sur le passage de Jésus, devant la ciguë de Socrate, le bûcher de Savonarole et de Jeanne d’Arc ? Est-ce qu’elle n’a pas craché à la face fracassée de Robespierre ? ».

L’imprécision du projet social des robespierristes, leur mauvaise appréhension des antagonismes économiques et sociaux, leur avaient coûté la vie. Les mouvements socialistes et marxistes des siècles suivants ne l’oublieront pas. Pour autant, ils demeureront fascinés par le peuple souverain comme sujet politique. Illusion, fiction, abstraction ? Peu importe : le peuple des robespierristes, la nation révolutionnaire, demeuraient des mythe mobilisateurs puissants et incontournables – au demeurant pas incompatibles avec une lecture en termes de classes sociales.

De même, les libéraux ne parviendront pas à conjurer le spectre de 1793. Deux siècles d’historiographie critique – de Benjamin Constant à François Furet – échoueront à tuer l’attrait suscité par la Révolution française. Le souvenir de la République montagnarde devait se rappeler à tous ceux qui voulaient réduire la société à un agrégat d’atomes, d’agents économiques indépendants les uns des autres ; et la société de consommation devait échouer à tuer le rêve de la nation jacobine.

La revanche de l’illusion de la politique sur la société réelle ?

Notes :

[1] Par commodité, nous parlerons des Montagnards comme du groupe parlementaire opposé à la Gironde, qui a initié les lois terroristes de 1793 et 1794 – en gardant à l’esprit tout ce que ces dénominations comportent de simplification, et qu’elles sont largement le produit d’une reconstruction a posteriori des événements.

[2] Albert Mathiez, Girondins et Montagnards, Paris, Verdier, 1993. Voir notamment les chapitres « La révolution sociale des robespierristes » et « Les séances des 4 et 5 Thermidor an II aux deux comités de salut public et de sûreté générale ».

[3] La conférence de Henri Guillemin, intitulée sur Youtube « Henri Guillemin explique Robespierre et la Révolution française » a été visionnée un demi-millions de fois. Un ouvrage en a été tiré (Henri Guillemin, 1789 : silence aux pauvres, Paris, Utovie, 1989).

[4] Si un nombre incalculable d’historiens l’ont dépeint comme le principal responsable de la Terreur – que ce soit pour l’en blâmer ou tresser ses louanges – les travaux récents et salutaires de Jean-Clément Martin ont déconstruit cette lecture de l’histoire. Ils ont remis en question, avec des éléments importants à l’appui, sa centralité dans les événements de 1793 et 1794. C’est donc ici davantage comme un catalyseur de la Terreur que comme l’un de ses initiateurs que nous le considérerons.

[5] En gardant à l’esprit les contradictions politiques qui fracturaient les Montagnards, et l’hétérogénéité sociale des sans-culottes – artisans, maîtres ou salariés selon les sections. Ces éléments sont par exemple absents de l’oeuvre-phare de François Furet, – loin d’être inintéressante par ailleurs, cf supra. Nous citerons le court mais dense ouvrage de Sophie Wahnich (La liberté ou la mort : essai sur la Terreur, Paris, La Fabrique, 2003), qui offre de nombreux éléments établissant le malaise des Conventionnels face à la demande de Terreur populaire, leurs tentatives pour la canaliser par l’entremise des lois.

[6] Le 31 mai 1793, les sans-culottes envahissent l’Assemblée et démettent une trentaine de députés girondins de leurs fonctions, accusés d’intelligence avec l’ennemi. Dès lors, les députés des bancs de la Montagne acquièrent un indéniable ascendant sur la Convention.

[7] Éric Hobsbawm (The age of Revolution (1789-1848), Abacus, 1988) note que l’aristocratie terrienne s’est largement maintenue au cours du XIXème siècle en Europe, et que la France fait figure d’exception.

[8] On se reportera au passionnant La révolution française d’Éric Hazan (Paris, la Fabrique 2013).

[9] Nous empruntons à l’historien Hugo Rousselle cette expression, auteur d’une thèse sur l’histoire des droits-créances.

[10] Jean Massin, Robespierre, Paris, Alinéa, 1993, p. 198.

[11] Ibid.

[12] Jean Jaurès, ibid.

[13] Sur l’application du programme social de la Terreur, voir Jean-Pierre Gross, Égalitarisme jacobin et droits de l’homme, 1793-1794 : La Grande Famille et la Terreur, Paris, Arcantères, 2000. Il n’y voit nulle révolution socialiste, mais constate une application modérée des textes de la Convention dans la plupart des cas.

[14] Jean Massin, Robespierre, Paris, Alinéa, 1993, p. 192.

[15] On rappellera que Robespierre était hébergé par un maître menuisier, qu’il ne considérait pas moins comme un sans-culotte que ses employés. Lors du vote de la loi Le Chapelier, qui interdit toute forme de coalition salariale, c’est dans une solitude absolue que Marat relaie la protestation d’ouvriers du bâtiment. Tout aussi significatif est le fait que les travailleurs pauvres aient fait porter leurs revendications sur le blocage des prix plutôt que sur la hausse des salaires.

[16] Outre l’envoi à la guillotine des Enragés et des Exagérés, on citera la fermeture du club des Cordeliers – plus radical et plébéien que celui des Jacobins – et l’arrestation des émeutiers de la faim durant les derniers mois de la Terreur.

[17] François Furet, Penser la révolution française, Paris, Gallimard, 1989.

[18] Timothy Tackett note – cela n’a rien d’anodin – que les aristocrates au sein de l’Assemblée se distinguaient par leur mauvaise maîtrise de la parole, peu habitués à en user pour justifier leur statut. Au contraire, de nombreux députés du Tiers faisaient profession d’avocats. L’expression « d’arène de gladiateurs » lui est empruntée (Par la volonté du peuple, Aubier, Paris, 1992). Il s’intéresse à la charge émotionnelle générée par les séances de l’assemblée : enthousiasme et attendrissement des députés acclamés par le peuple, humiliation générée par les défaites parlementaires accompagnées de huées, peur ressentie lorsqu’on « votait sous les poignards ». Il n’est pas inutile de croiser la lecture du livre de Furet avec celui de Tackett : le premier s’intéresse au nouveau système de domination par la parole né sous la Révolution, le second au régime émotionnel qui l’accompagne. Lire aussi sur LVSL l’article d’Antoine Cargoet « Comment les émotions ont fait la Révolution ».

[19] Albert Soboul, « Le maximum des salaires parisiens et le 9 Thermidor », Annales historiques de la Révolution française, 26e Année, No. 134, 1954.

[20] L’article 8 de la loi du 29 septembre 1793 limite les salaires à leur équivalent de 1790, plus la moitié ; les prix, de leur côté, sont limités à leur équivalent de 1790, plus le tiers seulement. Cette loi, censée être à la faveur des salariés (les prix étant davantage limités que les salaires), a cependant des implications variables selon que l’on considère une région où la pression populaire a conduit à une hausse de salaires importantes depuis 1790, ou une autre dans laquelle ils demeurent faibles. En conséquence, dans les régions où la pression populaire est la plus élevée, les autorités locales rechignent à appliquer cet article 8.

[21] La Commune de Paris, dirigée par les robespierristes, publie un arrêté visant à l’application de l’article 8 de la loi du 29 septembre 1793, qui porte sur le blocage des salaires à leur niveau de 1790, plus un tiers – ce qui équivaut, dans la capitale, à une diminution considérable. Les autorités municipales comprendront trop tard leur erreur, et tenteront de se défausser de leurs responsabilités.

[22] Commissions qui, effectivement, n’avaient pas été créés. Albert Mathiez, Girondins et Montagnards, Paris, Verdier, 1993. Le chapitre « Les séances des 4 et 5 Thermidor an II aux deux comités de salut public et de sûreté générale » analyse de manière chirurgicale Les séances qui ont conduit à la rupture entre Robespierre, Saint-Just et leurs collègues.

[23] Pour Jean Massin (op. cit.), durant les deux dernières séances du Comité de salut public, Robespierre et Saint-Just ont tenté d’élaborer un décret basé sur les Fragments d’institutions républicaines. On notera que, de même que Saint-Just avait affronté le négocient Lindet, Robespierre avait porté le fer contre le directeur du Comité des finances Cambon, l’accusant de mener une politique trop favorable aux grands financiers ; que Barère avait défendu un décret qui contredisait directement ceux de Saint-Just en Ventôse, proposant la vente aux enchères des biens des suspects. Que Lindet, Cambon et Barère figurent parmi les auteurs du coup d’État du 9 Thermidor indique que les motivations d’ordre socio-économiques n’y étaient pas étrangères, et que la bourgeoisie d’affaires y voyait une occasion rêvée de mettre fin au dirigisme de la Terreur.

Grey Anderson : « La Ve République s’est construite en refoulant ses origines »

https://archives.seinesaintdenis.fr/ark:/naan/a011554720094xFY7FS
Vue des chars devant l’Assemblée nationale après la tentative de putsch des généraux à Alger le 24 avril 1961 © Mémoires d’Humanité / Archives départementales de la Seine-Saint-Denis / DR

Dans un long entretien, l’historien Grey Anderson, docteur de l’université de Yale, revient avec nous sur son ouvrage La Guerre civile en France : 1958-1962, du coup d’État gaulliste à la fin de l’OAS, paru en 2018 aux éditions La Fabrique, dont la version anglaise aux éditions Verso est en cours d’élaboration. Comprendre la fondation de la cinquième République implique de revenir en profondeur sur le rôle de l’institution militaire française durant les évènements qui scandèrent la période ouverte à la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est à cette tâche que s’est attelé Grey Anderson, renouvelant ainsi l’approche habituelle de nombreux historiens pour envisager cette séquence majeure de l’histoire politique française contemporaine. Entretien réalisé par Victor Woillet et François Gaüzère. Retranscription réalisée par Dany Meyniel.

LVSL – Vous avez soutenu votre thèse de doctorat à l’origine de votre livre La guerre civile en France de 1958 à 1962 en 2016. Pouvez-vous revenir brièvement sur le contexte historiographique dans lequel vous avez débuté vos travaux de recherche ?

Grey Anderson – Au moment où j’ai commencé mon doctorat, il y avait eu une grande effervescence en histoire sur la guerre d’Algérie — je pense aux thèses de Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault, publiées au début des années 2000 — ainsi qu’une fascination particulière pour le sujet aux États-Unis, de la part d’universitaires mais aussi de militaires ou de certains dirigeants politiques, qui l’interprétaient à l’aune des contre-insurrections menées par l’armée américaine en Afghanistan et en Irak. En revanche, ce renouveau des recherches sur le conflit algérien ne s’est pas accompagné d’un intérêt comparable pour la crise politique qu’il a déclenchée en France. Lors d’un colloque qui s’est tenu à Sciences Po en 2008, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Ve République, un intervenant avait fait observer qu’il n’existait pas à proprement parler d’historiographie du 13 mai 1958. Pourtant un changement de régime, ce n’est pas rien ! On trouvera peut-être mon propos excessif, mais j’ai été frappé de la place relativement modeste occupée par cet épisode dans l’histoire de l’Europe après 1945. On en donne le plus souvent l’image d’un continent apaisé, pacifié, qui s’ennuie…  Les principaux thèmes traités sont ceux de la croissance économique et de l’idée d’une restauration conservatrice après le choc des deux guerres mondiales. Or, pour quelqu’un qui s’intéresse au cas français, on voit combien ce récit s’éloigne de la réalité, malgré l’omniprésence de la notion de « Trente Glorieuses » proposée par Jean Fourastié à la fin des années 1970. Déjà, parler de la « France de l’après-guerre » n’a pas grand sens avant 1962 au plus tôt, étant donné que le pays est en guerre presque sans discontinuer de 1939 aux accords d’Évian. Je me souviens bien de la publication d’un ouvrage de synthèse sur l’Europe contemporaine par l’historien américain James Sheehan, intitulé Where Have All the Soldiers Gone ( James John Sheehan, Where Have All the Soldiers Gone?: The Transformation of Modern Europe, Boston, Houghton Mifflin, 2009) en référence à une célèbre chanson interprétée entre autres par Marlène Dietrich. Pour ma part, il me semblait évident que les soldats n’étaient jamais vraiment partis et qu’ils ont continué à jouer un rôle de grande importance, en France comme ailleurs. 

« Parler de la “France de l’après-guerre” n’a pas grand sens avant 1962 au plus tôt, étant donné que le pays est en guerre presque sans discontinuer de 1939 aux accords d’Évian. »

À propos d’historiographie, il y aussi dans ces débats une dimension plus franco-française. Depuis les années 1980 s’est imposée une forme de révisionnisme dans les discours sur la IVe République. On l’a longtemps perçue en termes gaulliens, comme un régime irrémédiablement dysfonctionnel, inféodé aux puissances étrangères, inadapté aux besoins d’une société moderne et technique. Puis s’est développée une lecture toute différente, insistant sur les continuités entre la IVe et ce qui la suit. C’est la thèse reprise récemment par Herrick Chapman, qui parle d’une « longue reconstruction » englobant toute la période allant de la Libération à la fin de la guerre d’Algérie (Herrick Chapman, France’s Long Reconstruction : In Search of the Modern Republic, Cambridge, Harvard University Press, 2018). Sur de nombreux points, comme la politique économique et sociale, la quête d’une certaine autonomie dans les relations étrangères, ou encore les projets de « réforme de l’État », cette perspective est plutôt convaincante. Cependant, si l’on la suit jusqu’au bout, la crise de 1958 devient assez énigmatique — l’excellent livre de Chapman ne l’évoque qu’en passant — et la naissance de la Ve République, aussi mouvementée soit-elle, est considérée comme le simple aboutissement d’un processus en gestation. Sans être tout à fait faux, ce point de vue ne rend pas à mon sens suffisamment compte du caractère exceptionnel de la conjoncture qui a conduit à l’émergence de la Ve République. 

Pour parler plus spécifiquement du 13 mai, il y a bien une littérature là-dessus, des historiens qui ont travaillé le sujet. Mais je me souviens d’avoir été saisi par le caractère manichéen de cette historiographie. On a d’un côté un récit « orthodoxe », consensuel, selon lequel, malgré certains aspects louches, et l’existence de divers complots au printemps 1958, de Gaulle a été le sauveur de « l’ordre républicain ». Dans cette veine, je pense à un ouvrage au demeurant très riche d’Odile Rudelle publié en 1988 avec l’appui de la Fondation Charles de Gaulle (Mai 1958. De Gaulle et la République, Paris, Plon, 1988), visant à associer de Gaulle à une lignée de penseurs démocratiques et libéraux du XIXe siècle. De l’autre côté, il y a la production journalistique, héritière des livres écrits à chaud par des reporters tels que les frères Bromberger, qui font grand cas des machinations et autres manœuvres dont la presse de l’époque fit ses choux gras. Certains travaux dans le genre, notamment l’ouvrage de Christophe Nick (Résurrection. Naissance de la Ve République, un coup d’État démocratique, Paris, Fayard, 1998), relèvent des éclaircissements précieux. Il n’empêche que la vue globale y est un peu déformée par cette insistance sur les aspects les plus sulfureux, attribuant ainsi aux acteurs un pouvoir et une clairvoyance démesurés.

En fait il y a un intérêt à lire ensemble ces deux pôles historiographiques. Les deux courants apportent une contribution utile à la compréhension de cette crise, mais ils ont tous les deux tendance — je généralise — à accepter comme monnaie courante les interprétations, les concepts et problématiques produits par les contemporains eux-mêmes. S’agissait-il d’un coup d’État, d’un coup d’État de velours, d’une transition ou d’une alternance politique ? La IVe République est morte ; faut-il parler d’un meurtre, d’un suicide ou d’une « euthanasie » comme l’a suggéré René Rémond ? En ce qui me concerne, je me suis plutôt intéressé au processus par lequel ces adaptations et ces concepts ont été forgés. À cet égard, ma plus grande inspiration vient de la sociologie politique française, et notamment des travaux de Brigitte Gaïti et Delphine Dulong (Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Brigitte Gaïti, De Gaulle, prophète de la Cinquième République, Paris, Presses de Sciences Po, 1998). Ces travaux portent un regard critique sur le récit dominant de l’avènement de la Ve République, en se penchant sur le rôle qu’ont joué les notions de modernité et de modernisation dans la dissimulation d’autres enjeux, et la construction d’un consensus politique autour de l’idée d’appartenance à une ère nouvelle. Ce qui a eu pour effet, et qui en quelque sorte a toujours pour effet, d’effacer ou de neutraliser la rupture et le choc de 1958. 

Dans ma thèse j’ai voulu prolonger la ligne de recherche de Gaïti et Dulong en me focalisant sur l’armée, institution au centre de la crise de 1958 et dont la « modernisation », conçue comme le moyen de sa dépolitisation, était une préoccupation centrale pour le régime gaulliste dans ses premières années.

LVSL – Pour rentrer dans l’analyse de la naissance de la Ve République, vous mentionnez un correspondant de Die Zeit, qui écrit que le 13 mai 1958 est un 6 février 1934 qui a réussi. Pouvez-vous expliciter cette lecture du 13 mai ?

G.A. – Il s’agit d’une citation d’André Siegfried, reprise ensuite par des historiens tels que Serge Berstein. Mais en effet la référence à février 1934 était omniprésente à l’époque. De manière générale, dans les moments de grands bouleversements politiques, l’analogie historique revêt une importance particulière : elle sert à la fois à comprendre une situation inédite, en la faisant rentrer dans un cadre familier, et à faire comprendre en imposant sa propre interprétation aux autres. Ainsi les Kampfbegriffe, les mots polémiques, qui alimentent les débats en 1958 sont très souvent des analogies. Qu’on pense seulement au vocabulaire qui nous est parvenu, « salut public », « putsch », « guerre civile »… Le symbole des journées de février 1934, que la plupart des acteurs de l’époque ont vécu, est particulièrement évocateur.  Elles sont dans toutes les têtes dès la journée du 13 mai, à commencer par celles des militants d’extrême-droite qui, comme le jeune Jean-Marie Le Pen, descendent les Champs-Élysées jusqu’à la place de la Concorde, d’où ils sont repoussés avant de prendre la direction du Palais Bourbon. Le soir, pendant le débat d’investiture, Paul Ramadier invoque le soutien, un quart de siècle en amont, de Blum à Daladier et implore les députés de s’unir autour de Pflimlin afin de rétablir l’ordre à Alger. Ce à quoi les bancs de la droite rétorquent que c’était Gaston Doumergue, rappelé pour former un gouvernement d’union nationale, et non pas Daladier, qui avait mis fin au désordre des ligues. L’allusion était limpide. 

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Place_de_la_Concorde_7_f%C3%A9vrier_1934.jpg
Émeutes au lendemain du 6 février 1934 sur la place de la concorde, L’Ouest-Éclair, n° 13609, 9 février 1934.

Si les comparaisons avec 1934 s’imposent plus ou moins spontanément à toutes les forces politiques, c’est le Parti communiste qui en fait l’usage le plus intensif et le plus conséquent. Le coup de force manqué du 6 février et la manifestation de gauche qui l’a suivi, le 12, occupent alors une place centrale dans la mémoire du parti. C’est le grand moment de « fraternisation » entre communistes et socialistes, ouvrant la voie au Front populaire. C’est sur cette base que le PCF se positionne dans les deux dernières semaines de mai 1958, tant au sein des instances dirigeantes que dans sa propagande. Le mot d’ordre était celui de la « défense républicaine » face à la menace fasciste dans un effort concerté avec la SFIO, au nom de la vieille tradition anti-bonapartiste et de l’antifascisme de l’entre-deux-guerres. L’échec de cette stratégie, avec la fin de non-recevoir opposée par le parti de Guy Mollet, est sans doute une cause majeure de la chute de la IVe République. L’épisode aura d’ailleurs des retombées sur la ligne du PCF dans les années suivantes. Les dirigeants communistes ayant vu en de Gaulle, sinon un fasciste, au moins une espèce de pente vers le fascisme, leur capacité à interpréter le nouveau pouvoir et les péripéties de sa politique algérienne demeureront assez limitées. 

Alors, si le 13 mai a pu être considéré comme un « 6 février qui a réussi », c’est d’abord parce qu’en 1958, la conjonction de l’anticommunisme virulent et le contexte international de la guerre froide a écarté toute possibilité de front commun de la gauche. La formule du très libéral doyen de Sciences Po André Siegfried, père de la sociologie électorale et phrénologue distingué par Vichy, ne dit pas autre chose. Ce qu’affirme Siegfried, au fond, c’est qu’on ne défend pas la République avec les communistes. En même temps, la suite de l’histoire allait évidemment contrarier les espoirs (ou les craintes) de ceux qui voyaient dans les événements de mai une revanche des déçus de 1934 : une fois installé à Matignon puis à l’Élysée, de Gaulle s’est employé avec fermeté à faire rentrer dans le rang ses soutiens les plus agités, une partie desquels se lancera par la suite dans la sanglante aventure de l’OAS. 

Sur ce point, j’aimerais revenir brièvement sur la trajectoire d’Armin Mohler, ce correspondant de presse de Die Zeit dont vous avez parlé tout à l’heure. C’est un personnage sulfureux, Suisse d’origine ; il aurait tenté de rejoindre la Waffen-SS en 1942 mais en aurait été recalé pour critères physiques. Après la guerre il a fait une thèse sur la « révolution conservatrice » sous la République de Weimar, et il a travaillé pendant un temps comme secrétaire privé d’Ernst Jünger. Devenu plus tard journaliste, il était un fin connaisseur de l’extrême droite française qu’il n’hésitait pas à qualifier de fasciste ; dans les années 1950, il exprime même l’idée que la France serait devenue la capitale mondiale du fascisme, et c’est à cette aune qu’il a vu dans les événements du 13 mai 1958 une tentative de refaire le coup manqué de février 1934. 

En dépit de ses affinités, Armin Mohler s’est très vite rendu compte que l’ambition des groupuscules fascisants en Algérie comme en métropole était vouée à l’échec. Le combat de rue faisait déjà vieux jeu, tout comme la cause de l’Algérie française. Je n’en parle pas beaucoup dans le livre mais il y a un échange intéressant entre Mohler et son vieil ami Carl Schmitt (Carl Schmitt, Briefwechsel mit einem seiner Schüler, Berlin, Akademie Verlag, 1995). Tandis que Mohler suivait avec admiration le retour de De Gaulle et les prémisses d’une politique étrangère indépendante, qu’il opposait à la soumission de la RFA au protecteur américain, Schmitt était plus réservé ; il partageait l’antigaullisme de ses amis et correspondants français, tels qu’Alfred Fabre-Luce, et répandait des ragots vichystes selon lesquels de Gaulle aurait été juif et franc-maçon… On en perçoit les traces dans le livre de Schmitt sur la théorie du partisan (Carl Schmitt, Théorie du partisan, trad. Marie-Louise Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992) lorsqu’il fait l’éloge de Raoul Salan, commandant en chef des forces françaises en Algérie au moment du 13 mai, membre du fameux « quarteron de généraux » à la tête du putsch d’avril 1961, qui finira patron de l’OAS. Tandis que Mohler plaçait ses espoirs dans le renouveau, sous la houlette de De Gaulle, d’un nationalisme autoritaire, modernisé et affranchi des étiquettes idéologiques surannées, Schmitt mettait en question la viabilité de toute politique étroitement nationale dans l’Europe d’après 1945 et se livrait à une appréciation indulgente de ce jusqu’au-boutiste du colonialisme français. Si je m’attarde sur cette anecdote de l’histoire intellectuelle, c’est parce qu’elle me semble révélatrice des dilemmes qui traversent la droite et a fortiori l’extrême droite de l’époque. On retrouve des thèmes voisins dans le premier ouvrage d’Alain de Benoist, consacré à Salan, mais cela est une autre histoire. 

LVSL – Vous considérez la naissance de la Ve République comme émanant d’un coup d’État gaulliste, pouvez-vous revenir sur ce concept et le détailler pour nos lecteurs ?

G.A. – Dans mon livre, j’emploie ce concept de coup d’État, mais j’essaie aussi de m’interroger sur la façon dont cette définition a été construite et contestée par les acteurs de l’époque. Qu’est-ce qui s’est passé en mai 1958 ? D’abord, une manifestation à Alger se transforme en émeute quasi-insurrectionnelle, les militaires prennent le contrôle, et — sous la pression des militants gaullistes sur le terrain — ils mettent Paris devant le fait accompli. C’est le scénario type du pronunciamento, qui se répète une dizaine de jours plus tard en Corse. Entre-temps, le gouvernement constate des défections alarmantes au sein des appareils répressifs de l’État. Jusqu’au moment où le parlement vote l’investiture de De Gaulle, le 1er juin, le spectre d’une intervention des forces armées venues de Corse ou d’Afrique du Nord ne cesse de planer sur la vie publique du pays. On est bien en présence d’une forme d’action politique violente avec la possibilité réelle d’un recours aux armes. On a beaucoup discuté de l’implication personnelle du Général dans cette affaire ; on s’est demandé s’il était au courant de toutes les manœuvres faites par ses partisans en son nom, s’il connaissait les grandes lignes de l’ « Opération Résurrection », et cætera. Cette question me paraît finalement assez secondaire. Car ce qu’il faut souligner, c’est que de Gaulle — avec la complicité d’une majorité des parlementaires — a réussi à donner à sa prise du pouvoir une façade de légalité. Et ça a fonctionné. On peut s’interroger sur la complicité des dirigeants des partis bourgeois de l’époque dans la subversion du pouvoir législatif, ce que le sociologue franco-américain Ivan Ermakoff appelle « ruling oneself out » (Ruling Oneself Out : A Theory of Collective Abdications, Chapel Hill, Duke University Press, 2008), et qui n’est pas sans rappeler, comme l’affirment certaines voix dans l’hémicycle, le vote du 10 juillet 1940. En tout cas, cette onction démocratique n’enlève rien au caractère exceptionnel de la séquence ; au contraire, c’est même à mon sens le gage de son succès. Et si l’histoire a surtout retenu l’habileté de De Gaulle chef d’État au sortir de la crise, et qu’il n’y a pas eu à proprement parler de légende noire de la fondation de la Ve République, il n’empêche que c’est un peu de cela dont il s’agit : d’un coup d’État. Un lecteur m’a appris que les meneurs du golpe espagnol de février 1981, le 23F, dont un des chefs — le général Armada — aurait réalisé un stage à Paris à l’École militaire peu de temps après mai 1958, prenaient l’exemple français pour modèle. Leur tentative avait d’ailleurs été baptisée « Opération de Gaulle »… 

LVSL – À propos du fait militaire, on voit très bien la connexion entre ce dernier et l’affirmation du nouveau régime républicain. Est-ce que ce coup d’État, du moins cette prise de pouvoir, marquée par la place du fait militaire, a en quelque sorte modelé la forme du régime actuel ?

G.A. – L’Allemagne a longtemps fait figure d’archétype de la nation militariste. De nos jours, ce sont probablement les États-Unis qui incarnent cette tendance aux yeux du monde. Mais cela n’est pas rendre tout à fait justice à la France ! Pour ne remonter qu’au dix-neuvième siècle, l’armée a joué un rôle clef dans la répression de tous les grands soulèvements populaires qu’a connu le pays, de la révolte des Canuts à la fusillade de Fourmies (en 1891, la troupe tire sur des grévistes, elle fait 9 morts et plusieurs dizaines de blessés, NDLR). Marx avait d’ailleurs proposé que la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » soit remplacée par celle d’« Infanterie, Cavalerie, Artillerie ». À part la gendarmerie, l’institution militaire s’est éloignée des tâches de maintien de l’ordre au cours du vingtième-siècle, au moins en France métropolitaine — à quelques exceptions près, par exemple l’appel du ministre de l’Intérieur Jules Moch au 11e choc pour briser la grève des mineurs lorrains en 1948. Pour autant, le rapport entre la République et son armée est demeuré tendu ; les faits accomplis coloniaux qui ont jalonné l’histoire de la IVe République en témoignent. Sa chute en est en quelque sorte le résultat. Le sujet est en tout cas plus complexe qu’on veut bien souvent le croire. Dans la série de crises qui agitent les dernières années de la IVe, c’est plus souvent la collusion que la désobéissance ouverte qui caractérise les rapports civils-militaires. Il n’en reste pas moins que Moch, de retour place Beauvau au moment du putsch d’Alger, ne pouvait plus compter sur la troupe. Pour beaucoup de ceux qui se sont ralliés, bon gré mal gré, à de Gaulle, il était le seul capable d’imposer son autorité aux soldats factieux. C’est ce qui a fini par se produire, non sans difficulté. Pour ce faire de Gaulle s’est appuyé sur deux récits, celui de la modernisation et celui de l’indépendance nationale. L’acquisition de l’arme nucléaire, engagée sous la IVe, associait les deux ; la force de frappe a été pensée à la fois comme garant d’une certaine autonomie sur la scène internationale et, accessoirement, comme prime à une armée qui faisait le deuil de ses gloires coloniales. Sur les deux plans, le bilan a été mitigé, pour dire le moins ; quoi qu’il en soit, au terme d’une série d’épurations, d’amnisties et d’ajustements, le nouveau régime est parvenu à reprendre le contrôle de son bras armé. Bien entendu, ni la fin de la guerre d’Algérie ni le départ du général de Gaulle n’ont mis fin à l’interventionnisme des forces armées françaises, qui a connu une croissance continue depuis le début des années 1970, notamment sous les gouvernements socialistes. Au regard de l’état du débat politique, on peut dire que la prérogative « régalienne » en matière militaire, inaugurée par de Gaulle, est restée intacte sinon s’est renforcée jusqu’à nos jours. 

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bundesarchiv_B_145_Bild-F010324-0002,_Flughafen_K%C3%B6ln-Bonn,_Adenauer,_de_Gaulle.jpg
Le général de Gaulle durant une visite d’État auprès du chancelier Adenauer en 1961 à Bonn, recadrée à partir de ©Bundesarchiv, B 145 Bild-F010324-0002 / Steiner, Egon / CC-BY-SA 3.0

Pour ce qui est des aspects institutionnels, on se retrouve devant un constat quelque peu paradoxal. Car si de Gaulle est arrivé à rétablir la prééminence de l’autorité civile sur l’armée, il n’a pu le faire qu’au prix d’une militarisation importante de l’État et des modes de gouvernance. Le domaine le plus significatif est sans doute celui du pouvoir exécutif. Dans son ouvrage sur le sujet, Nicolas Roussellier (La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècles, Paris, Gallimard, 2015) démontre comment la Ve République a instauré une transformation qualitative de la fonction présidentielle, fonction qui serait désormais calquée sur le commandement militaire. Le style de De Gaulle, son habitude dans les heures décisives d’endosser l’uniforme, sa manière d’incarner et pour ainsi dire « personnaliser » la présidence y sont clairement pour quelque chose. Nicolas Roussellier insiste à juste titre sur le poids de la soi-disant crédibilité de la dissuasion nucléaire dans le raisonnement qui a conduit à la très controversée révision constitutionnelle de 1962, laquelle a introduit l’élection du président au suffrage universel direct. Il faut aussi regarder le fonctionnement de l’Élysée, l’ascendant de son état-major particulier et le fait qu’il préside les Conseils de défense. Je signale ici une tribune parue récemment dans Le Monde, à l’initiative de Brigitte Gaïti et Delphine Dulong que j’évoquais précédemment, soulignant l’importance accrue des Conseils de défense pendant la période actuelle de pandémie.

Une dernière dynamique mérite à mon avis d’être discutée. La fin des années 1950 et le début des années 1960 marquent une profonde transformation dans la manière de concevoir la sécurité nationale, dans un contexte doublement marqué par la contre-insurrection en Algérie et la Guerre froide. En 1960, une commission de juristes chargée de réviser le code pénal a proposé d’éliminer la distinction entre la sûreté intérieure et la sûreté extérieure de l’État, principe fondamental du droit républicain depuis un siècle. L’année précédente, le gouvernement avait reformulé par ordonnance la définition de la défense nationale, reconnaissant désormais des degrés intermédiaires entre la guerre et la paix. Ces tendances existaient déjà au début de la Ve République et participaient d’un mouvement plus large, pas du tout limité à la France. En même temps, l’avènement d’un pouvoir fort, à un moment d’intense violence tant en métropole que de l’autre côté de la Méditerranée, a donné une impulsion nouvelle aux changements en cours. C’est ce climat qui en outre a justifié le recours croissant aux mesures d’exception : l’Article 16 de la Constitution, appliqué pour l’unique fois jusqu’à présent pendant le « putsch des généraux » d’avril 1961, en est probablement l’illustration la plus connue. Mais on peut citer aussi la loi sur l’état d’urgence, certes promulguée sous la IVe mais qui s’est étendue à la France métropolitaine pour la première fois en mai 1958, avec la postérité que les militants de notre génération connaissent. Je termine ma réponse en notant que si cette nouvelle législation a été rédigée, au lieu de recourir à la jurisprudence existante sur l’état de siège, c’était justement parce qu’on ne faisait pas confiance aux militaires pour gérer la situation. Cette défiance perdure bien après le retour de De Gaulle. 

LVSL – Est-il possible de voir ainsi une forme de continuité dans la structuration du fait militaire par rapport au fait politique, en prenant notamment en compte les mutations du régime républicain depuis la Première Guerre mondiale avec le fameux schisme entre le GQG (Grand Quartier général) et la Chambre des députés comme le suggère Nicolas Roussellier ? En d’autres termes, peut-on observer dans la période que vous avez étudiée une simple mutation du régime et du modèle républicain qui n’intègrent pas initialement le fait militaire à l’exécutif, ou bien s’agit-il, avec 1958, d’un véritable changement de paradigme en la matière ?

G.A. – Effectivement, il serait erroné de faire de 1958 une rupture nette avec le passé. Il y a eu d’autres cas d’exercice d’un pouvoir exécutif fort dans l’histoire de la République française, notamment en temps de guerre ; la mainmise de Clemenceau sur l’état-major en est un exemple, la gestion de la guerre d’Indochine par Auriol en est peut-être un autre. Comme vous dites, on peut tout à fait expliquer cette histoire en la rattachant à une succession de tentatives de la part des dirigeants politiques pour réaffirmer leur prédominance sur le haut commandement — tentatives de réintégration du militaire et du politique, si vous voulez — qui ne se trouveraient réalisées qu’avec l’arrivée de la Ve République. Cependant, et là-dessus je trouve l’argumentation de Roussellier fort convaincante, on peut admettre ces éléments de continuité sans pour autant perdre de vue le décalage radical entre la pratique de gouvernement gaullienne et la tradition républicaine, dans la mesure où cette dernière s’est définie avant tout par la souveraineté parlementaire. Le « modèle républicain » français est issu précisément du rejet du pouvoir personnel, qu’il soit monarchiste ou bonapartiste. Et si la difficulté à maîtriser le fait militaire faisait incontestablement partie des faiblesses de la IVe République, il n’y avait rien d’inévitable dans la forme de solution finalement adoptée. 

« Le « modèle républicain » français est issu précisément du rejet du pouvoir personnel, qu’il soit monarchiste ou bonapartiste. »

C’est un point capital, car il existe des divergences dans l’appréciation qu’on peut avoir de l’effondrement du régime né en 1946. Certains perçoivent cet effondrement comme relevant d’une nécessité historique, au sens où le parlementarisme à l’ancienne aurait été incompatible avec les exigences de la guerre totale et de la gouvernance d’une économie technologique moderne et mondialisée ; d’autres font plutôt ressortir le caractère contingent et aléatoire de la solution offerte par de Gaulle et ses collaborateurs. Ainsi on peut très bien penser et que la IVe République était sur certains fronts à bout de souffle, et que le nouveau régime aurait pu prendre une toute autre tournure. À cet égard, il est intéressant de retracer comment plusieurs fractions de la gauche non-communiste ont interprété l’avènement de la Ve, et l’accommodement précoce de certains aux nouvelles institutions au moment même où François Mitterrand dénonçait avec verve le « coup d’État permanent ». On peut dire, si l’on suit l’évolution de la nouvelle gauche, de la gauche modernisatrice souvent associée à l’expérience du mendésisme, que le chemin des socialistes vers le pouvoir a été préparé bien en amont. Si vous feuilletez des revues comme France-Observateur ou L’Express à l’époque vous constaterez l’omniprésence de cet impératif de « modernisation », qui était également central dans les réflexions de milieux à l’origine antigaullistes comme le « Club Jean Moulin » qui finiront par se rallier au nouveau régime. Rappelons tout de même que le « Club Jean Moulin », fondé en mai 1958 par Daniel Cordier et d’autres, avait pour but d’organiser la résistance armée en cas de coup de force des parachutistes à l’Assemblée nationale. Il est impressionnant de voir comment, en un temps relativement court, ce réseau est passé de la défense paramilitaire de la République et de l’antigaullisme forcené, aux missions beaucoup plus paisibles d’une espèce de boîte à idées technocratique. Au bout du compte cette constellation aura joué un rôle non négligeable dans la conversion de la gauche au présidentialisme. L’historienne Claire Andrieu a fait de tout cela un exposé passionnant (Pour l’amour de la République. Le Club Jean Moulin, 1958-1970, Paris, Fayard, 2002.).

LVSL – Quel est selon vous le rôle de l’antiaméricanisme dans la naissance de la Ve République, et dans les réseaux politiques qui ont forgé les institutions gaullistes ?

G.A.  Il faut d’abord distinguer deux variétés d’antiaméricanisme : d’une part une espèce de chauvinisme franchouillard qui remonte au moins aux années 1930 et a le plus souvent pris des connotations droitières ; d’autre part un refus de l’impérialisme américain, c’est-à-dire de l’ingérence des États-Unis en France mais aussi dans le reste du monde. Cela dit, certains ont interprété les événements du 13 mai 1958 comme une révolte antiaméricaine : cette interprétation a été avancée dans un premier temps par le journaliste russo-britannique Alexander Werth, puis reprise par l’historien américain Matthew Connelly (L’arme secrète du FLN. Comment de Gaulle a perdu la guerre d’Algérie, trad. Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2014 [2002]). La thèse a du sens lorsqu’on prend en compte la politique extérieure des États-Unis sous la présidence Eisenhower (1953-1961, NDLR). On voit alors de la part de Washington une tendance à favoriser certains mouvements de libération nationale non-communistes dans les pays du Sud, dans l’idée, en gros, de construire des « remparts contre le bolchévisme ». C’est sur ce fondement, et non comme on a pu le prétendre sur une quelconque tradition anticolonialiste américaine, que les États-Unis ont effectivement exercé une influence prononcée dans la lutte indépendantiste des anciens protectorats français du Maroc et de la Tunisie, par leur diplomatie mais aussi par la voie de leurs services de renseignement et de syndicats vassaux. Cela intervient dans un contexte de forte dépendance économique de la France à l’égard des États-Unis. Auparavant le Trésor américain avait largement financé la guerre d’Indochine, et malgré le taux de croissance impressionnant de l’économie française, le déficit de la balance des paiements extérieurs nécessitait que les Français sollicitent des prêts auprès des Américains tout au long des années 1950. 

On peut donc commencer le récit de la crise terminale de la IVe République au début de l’année 1958, quand Jean Monnet se rend à Washington pour demander encore un nouveau prêt au gouvernement américain et au FMI. En contrepartie, les Américains lui demandent d’engager la France dans des coupes budgétaires importantes, notamment de son budget militaire, ainsi que le redéploiement d’environ cent mille soldats stationnés en Algérie. Matthew Connelly considère que cet épisode constitue un des premiers programmes d’ « ajustement structurel » imposés par le FMI à un pays débiteur. C’est dans ce climat tendu que survient l’affaire de Sakiet Sidi Youssef (le bombardement conduit le 8 février 1958 par l’armée française sur un village tunisien, visant des combattants du FLN, qui causa 70 victimes civiles et environ 150 blessés, NDLR). L’affaire donne lieu à une plainte portée par la Tunisie devant l’ONU, suite à laquelle le conseil de sécurité confie une mission de « bons offices » à deux diplomates, l’un britannique et l’autre américain. Cette nouvelle ingérence anglo-américaine dans la politique française, intolérable d’après la majorité des élus, conduit à la chute du gouvernement de Félix Gaillard et déclenche la crise terminale du régime. Fait significatif, avant de prendre d’assaut le Gouvernement général à Alger, le 13 mai, les manifestants ont saccagé un centre culturel américain dans la ville. Néanmoins, la communauté pied-noir, et la droite française de manière plus générale, ne sont pas foncièrement antiaméricaines dans le sens anti-impérialiste du terme — ou du moins elles ne l’étaient que très peu. En effet, la plupart des fervents partisans de l’Algérie française étaient aussi de fervents partisans de l’OTAN ; ils voulaient convaincre les dirigeants américains que leur combat était celui du monde libre. Ils n’avaient pas totalement tort, étant donné que, comme on le sait, les départements français d’Algérie faisaient partie à la fois de la communauté européenne établie par le traité de Rome et de l’OTAN.

« La plupart des fervents partisans de l’Algérie française étaient aussi de fervents partisans de l’OTAN ; ils voulaient convaincre les dirigeants américains que leur combat était celui du monde libre. »

D’ailleurs, lorsque de Gaulle commence à se prononcer de plus en plus nettement en faveur d’une solution d’autodétermination en Algérie, on voit que l’atlantisme de ses opposants de droite devient de plus en plus farouche. Ces positions s’expriment notamment lors des débats parlementaires autour de la force de frappe. On trouve des défenseurs zélés de l’Alliance atlantique à la SFIO, chez les radicaux, à la démocratie chrétienne mais aussi dans l’extrême droite de François Valentin ou Jean-Marie Le Pen. 

Cet atlantisme se manifeste en outre dans le putsch manqué d’avril 1961 durant lequel les généraux factieux — le « quarteron » selon le mot de De Gaulle — croyaient sincèrement, paraît-il, que Washington allait leur apporter de l’aide. A l’époque, on parlait de possibles liens avec la CIA — qui ont été bien sûr niés formellement par le gouvernement de Kennedy. Tout cet épisode reste nébuleux ; il est difficile de croire que JFK, qui avait fait sa carrière au Sénat américain en prônant l’indépendance de l’Algérie, aurait pactisé avec les généraux félons, bien qu’on puisse toutefois imaginer des contacts plus ou moins officieux avec des agents de renseignement ou des officiers américains. De Gaulle disait ne pas croire à cette hypothèse, ce qui ne l’empêchait pas de voir dans le commandement intégré de l’OTAN — commandement que la France quittera cinq ans plus tard — une cause de l’insubordination militaire. 

On rejoint un autre sujet, l’indépendance nationale telle que de Gaulle la concevait, et sa dénonciation de la puissance démesurée des États-Unis. En dépit de la conjoncture et des rapports pour le moins houleux qu’ils ont entretenu avec de Gaulle pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Américains ne se sont pas élevés contre son retour aux affaires en 1958. Au contraire, ils ont activement soutenu la « solution de Gaulle », seule capable à leurs yeux d’éviter un Front populaire et un gouvernement avec les communistes. Malgré des frustrations considérables, et des divergences au sein des différentes administrations américaines, cette position est toujours demeurée la leur. En fin de compte, mieux vaut un allié grognard mais sûr au cœur du système de sécurité de l’Europe occidentale qu’un régime plus complaisant mais exposé aux crises ministérielles en série. Pour autant, je n’accepte pas l’opinion de certains historiens anglo-saxons, articulée au départ par Henry Kissinger et véhiculée en France par Raymond Aron et d’autres mandataires des services américains, que la politique étrangère de De Gaulle n’aurait été que du cabotinage. S’il convient de nuancer l’autonomie réelle dont le Général a pu disposer sur la scène mondiale, il n’en reste pas moins qu’il est allé plus loin dans la critique de l’hégémonie américaine que n’importe quel autre chef d’État européen. Là-dessus, on ne peut qu’être ébahi par le contraste avec ses successeurs. Au risque d’une généralisation abusive, on est tenté de dire que la Ve République actuelle cumule les pires aspects de l’héritage gaullien, conservant son autoritarisme et renonçant à ce qui était supposé faire sa « grandeur » : une présidence aux pouvoirs hypertrophiés sur le plan intérieur mais d’une impuissance manifeste sur la scène internationale. 

LVSL – Notre dernière question porte sur la mémoire. Le 13 mai 1958 est une mémoire dont on ne parle jamais ou très rarement. Comment expliquez-vous cette occultation d’une date pourtant si proche de l’avènement de la Ve République ? Pour compléter, est-ce l’effet rétrospectif de Mai 68, dont l’esprit, si on suit les analyses de Pierre Nora, serait plus à même de représenter ce qu’est la France aujourd’hui, ou bien s’agit-il d’autre chose, d’un ensemble de phénomènes divers qui expliquent cet état de fait ?

G.A. – Il est vrai que l’occultation, l’oubli, le silence, le refoulement sont des concepts clés dans l’historiographie de la France au XXe siècle, en particulier dans l’historiographie de la droite française. On pense à l’affaire Dreyfus, le questionnement autour du fascisme dans les années 1920 et 1930, le « syndrome de Vichy », la sale guerre d’Indochine, l’Algérie et ainsi de suite. Cependant je me méfie un peu de cette manière de voir les choses… Ce que je peux dire c’est qu’au lieu de comprendre le refoulement comme simple occultation, négation ou oubli, il faudrait sans doute plutôt l’entendre au sens lacanien, comme un mécanisme caractérisé par le retour du refoulé — au sens où il arrive qu’un trauma ne soit pas, dans l’instant même, reconnu comme tel. Le refoulement se présente après-coup, si vous voulez, sous la forme d’un souvenir de cette expérience traumatisante. Naturellement il ne s’agit là que d’une analogie, sûrement douteuse, avec la situation clinique. Toutefois, on voit bien que la mémoire elle-même, à plus forte raison la commémoration, arrive parfois à refouler des épisodes peu glorieux voire inquiétants ; c’est ainsi que d’autres ont interprété les échos de juillet 1940 en mai 1958. En 1962, durant le procès Salan et surtout lors du référendum constitutionnel, moment décisif de l’histoire politique de la France, il y a déjà eu des efforts pour minorer la portée du 13 mai, pour faire en sorte qu’il disparaisse. Suivant Brigitte Gaïti, je cite des discours du général de Gaulle d’automne 1962 dans lesquels il définit le régime contre ses propres origines, affirmant que lui, de Gaulle, serait revenu sur le devant de la scène pour faire précisément échouer un coup d’État. Il me semble que c’est dans cette même visée qu’il faut comprendre ce qui se passe en 1968. Dans l’historiographie maintenant monumentale sur Mai 68, objet commémoratif par excellence — sans pour autant aller aussi loin que Pierre Nora pour qui son seul sens aurait été commémoratif — on parle très peu du fait que ce mois marquait aussi l’anniversaire de la conception de la Ve, autrement dit du régime actuel. Il suffit de regarder les images du boulevard Saint-Michel, les banderoles et pancartes où l’on pouvait lire « Dix ans déjà, mon Général ! » etc. Et le gouvernement était extrêmement conscient de ce lien mémoriel et historique. Ce que je veux dire c’est que cette crise a été aussi l’occasion d’un retour du refoulé de 1958, retour qui culmine dans un nouveau refoulement, la soi-disant fuite à Baden-Baden et la grande manifestation gaulliste du 30 mai sur les Champs-Élysées, marquant le rassemblement de la droite après les fractures et les luttes fratricides des années algériennes. Avec la fin de cette séquence et des amnisties qui allaient bientôt suivre, on voit encore une fois la mécanique d’une neutralisation dont les effets d’une certaine manière persistent jusqu’à aujourd’hui.

La décapitation du roi et la République romantique des Jacobins – Par Jean-Clément Martin

© Exécution de Louis XVI, d’après une gravure allemande de 1793. Détail.

[NDLR : le samedi 21 janvier à l’École normale supérieure, Le Vent Se Lève organise en partenariat avec la Fédération française de débats une journée de conférences sur la Révolution française. Neuf historiens y interviendront, dont Jean-Clément Martin, dont nous republions ici un article. Retrouver tous les détails sur cette page]

« [Les rois] ne seront plus désormais que des fantômes. La France, leur France, est éternellement régicide », écrivait Jean Jaurès. L’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793, demeure pourtant auréolée d’une odeur de souffre. Si certains, chaque année, mangent une tête de veau pour la célébrer, d’autres se réunissent dans des églises pour prier à la mémoire du roi défunt. Dans L’exécution du roi : 21 janvier 1793, publié aux éditions Perrin, Jean-Clément Martin s’attelle à la déconstruction d’une série de mythes, dont deux siècles d’historiographie ont serti l’événement. Il s’en prend à une lecture téléologique de l’exécution du roi, à propos de laquelle les Conventionnels ont tenu des positions moins monolithiques que ne le laisse croire la postérité. Il s’attaque à l’idée selon laquelle la mise à mort du roi aurait divisé la France entre républicains et monarchistes. Le camp républicain lui-même était profondément clivé ; le vote de l’exécution de Louis XVI marque une victoire décisive en faveur des Jacobins, hérauts d’une Révolution « mystique et romantique ».

La révolution jacobine

Le procès du roi a révélé l’opposition entre le projet girondin, celui d’une république républicaine, et le projet jacobin qui serait plutôt celui d’une révolution mystique et romantique ; le premier annoncerait la république de la fin du XIXe siècle, le second privilégierait plutôt la nation identifiée à une communauté unifiée1.

L’exemple du Girondin pur sucre serait ce député d’Ille-et-Vilaine, Lebreton, qui vote pour la réclusion en estimant que « la royauté peut être abolie, la République exister et le roi criminel expier au Temple ou dans quelque autre prison »2, sans que cela soit un obstacle à la République telle qu’elle est. Le Jacobin exemplaire serait Delahaye, de la Seine-Inférieure, déclarant le 15 janvier : « Mettre en question si Louis est coupable c’est mettre en question si nous sommes coupables nous-mêmes. Je lis sur les murs de Paris ces mots tracés du sang de nos frères : Louis est coupable. Oui », fondant l’unité du pays sur l’élimination du traître3.

Lire sur LVSL l’article de Tristan Labiausse, qui livre une analyse du projet républicain jacobin à travers la fête de l’Être suprême : « La République jusqu’au bout : retour sur le culte de l’Être suprême »

Les Girondins voulaient ainsi supprimer la fonction et le symbole monarchiques, sans toucher éventuellement le corps physique du roi – peut-être dans l’espoir d’utiliser ce dernier dans d’éventuelles transactions avec les ennemis. En revanche, les Jacobins confondaient les deux corps du roi, la personne physique et la personne politique, ce qui rendait le sacrifice nécessaire4. Ils voulaient rompre l’unité fusionnelle qu’ils estimaient héritée de la monarchie pour fonder une communauté fraternelle autour des victimes de Louis, ce que disent leurs discours tenus pendant le procès, assurant que le sang du roi exaltera le sang des combattants du 10 août. Ils exprimaient ainsi une conception archaïque du sacré, avec ce rappel obsédant du sang5.

Pendant le procès, les uns et les autres ont amendé leurs positions. Les Girondins ont dû admettre que les sorts de Louis XVI et de la monarchie absolue étaient indissociables, tant l’engagement contre-révolutionnaire du roi – et de la reine – était patent. Les Jacobins ont dû se soumettre à l’esprit du temps épris de justice et de débats publics rationnels, finir par admettre le recours au procès, quitte à en bousculer la procédure. C’est pour cela qu’il convient de ne pas être aveuglé par les discours les plus déterminés, notamment ceux de Saint-Just et de Robespierre, qui ne rendent pas compte de la complexité de l’opinion collective. Mais c’est aussi pour cela qu’il faut les considérer comme l’expression des grandes orientations qui vont animer le pays. Indépendamment de leurs opinions, combien de députés durent penser le 21 janvier que ce « grand acte de justice […] [avait] créé la République », comme l’écrivit Robespierre dans sa Troisième lettre à ses commettants6 ?

Lire sur LVSL le discours de Robespierre présentant ses arguments en faveur de la mort du roi : « Louis doit mourir parce qu’il faut que la patrie vive »

La révolution permanente

D’autres conséquences affectent plus immédiatement la Convention ; plus discrètes, elles passent inaperçues, elles sont pourtant essentielles. Dès le début de la séance du 20 janvier, les députés présents avaient cherché à souder l’Assemblée, « après son grand acte de justice », en s’occupant des soldats, de la Constitution, de l’éducation et des Bourbons. L’élan se rompt rapidement sur la lettre de démission que Kersaint a déposée. Il la motive par sa volonté de ne plus siéger à côté « des hommes de sang, alors que leur avis, précédé de la terreur, l’emporte sur celui des gens de bien, alors que Marat l’emporte sur Pétion » ; il ne veut plus être « collègue » et « complice » des « promoteurs des assassinats du 2 septembre ».

NDLR : Kersaint fait référence aux « massacres de septembre » perpétrés par des sans-culottes sur des monarchistes, ou supposés tels, en 1792. Marat y est souvent associé, bien que l’historiographie soit encore divisée sur sa responsabilité.

Cette démission, qui fait écho à celle de Manuel décidée dès la fin des votes, est vigoureusement condamnée par quelques Montagnards, auxquels Barbaroux répond en la justifiant par les menaces pesant sur les Girondins et par l’impunité dont profitent toujours les massacreurs de Septembre.

L’unanimité sombre dans le chahut qui suit, d’autant que Gensonné lance : « Avoir puni Louis le tyran, ce n’est avoir fait que la moitié de votre devoir ; le complément de la sagesse sera de poursuivre avec toute la rigueur de la loi les brigands, les cannibales qui, les 2 et 3 septembre, ont ajouté à l’histoire de notre Révolution le chapitre odieux des prisons. » C’est encore Barère qui trouve le compromis : « Vous n’avez pas craint les poignards des royalistes, vous ne craindrez pas ceux des assassins. »

La Convention décrète alors que le ministre de la Justice devra poursuivre les « auteurs, complices et provocateurs des assassinats et brigandages commis dans les premiers jours de septembre », ainsi que « ceux qui, dans la nuit du 9 et dans la journée du 10 août se sont trouvés réunis, armés dans le château des Tuileries, contre le peuple », sans oublier les « fonctionnaires publics qui avaient quitté leur poste pour venir conspirer à Paris avec le tyran et ses complices »7. Un coup à gauche, un coup à droite permettent donc à l’Assemblée de retrouver un calme relatif après ces tempêtes.

La séance se poursuit en acceptant que le roi soit assisté par Edgeworth avant la lecture de pétitions. L’incident est clos, provisoirement puisqu’il annonce les règlements de comptes des mois suivants, mais la boucle est ainsi bouclée : le lien entre le 10 août, le 2 septembre et l’exécution de Louis XVI est au cœur du conflit qui a divisé le pays entre Jacobins et Girondins et ce sont bien ces derniers qui ont perdu la bataille. Disons-le rapidement, ils ne s’en relèveront pas. Fin mai, début juin, ils seront éliminés de la Convention par l’alliance des Jacobins et des sans-culottes ; fin décembre, ces derniers perdront tout pouvoir, avant que le tour des Jacobins n’arrive dans l’automne 1794. Des « septembriseurs » seront poursuivis enfin en 1795, sans répondre à toutes les questions sur les responsabilités8. Le massacre du 10 août restera ignoré.

Le sort du roi a ainsi dépendu de cette lutte entre députés de la Convention, dans la suite exacte de la confusion qui régnait le 10 août autant dans la salle du Manège que dans le palais des Tuileries. Plus que la fin de la royauté et de la monarchie absolue, c’est bien la définition de la Révolution qui a été en cause. Le verdict de janvier 1793 tranche en faveur des partisans de sa continuation, mais, comme on l’a vu dans le premier chapitre de ce livre, l’exécution est laissée à la Commune et aux sans-culottes. Ce dispositif particulier annonce les compétitions à venir entre Jacobins et sans culottes et la succession des coups d’État qui affaibliront la République jusqu’à sa disparition en 17999.

NDLR : cet article est extrait de l’ouvrage de Jean-Clément Martin.

Notes :

1 Voir le numéro d’avril 2004 de la revue Europe : « Le romantisme révolutionnaire. »

2 Archives parlementaires, M. J. Mavidal et M. E. Laurent (dir.), 1898, t. LVII, 16-17 janvier 1793, p. 346-347.

3 Ibid., 15 janvier 1793, p. 58.

4 On reconnaît là les thèses d’Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, Paris, Gallimard, 1989. Voir Ferenc Fehér, « Justice révolutionnaire », dans M. Walzer, Régicide et Révolution, Paris, Payot, 1989, p. 353-380.

5 A. de Baecque, La Gloire et l’Effroi. Sept morts sous la Terreur, Paris, Grasset, 1997, p. 127-129.

6 Robespierre, Œuvres complètes de Maximilien Robespierre, Société des études robespierristes, Paris, 11 tomes, t. V, p. 226.

7 Archives parlementaires, op. cit., t. LVII, 20 janvier 1793, p. 507-513.

8 J.-C. Martin, Les Échos de la Terreur. Vérités et mensonges d’État (1794‐2001), Paris, Belin, 2018 ; Paris, Pocket, 2019, 1re partie.

9 Sans parler du coup d’État de Brumaire, voir notamment Bernard Gainot, 1799, un nouveau jacobinisme ?, Paris, Éditions du CTHS, 2001.

« Sans amortisseurs sociaux, la crise sanitaire aurait été encore plus violente » – Entretien avec Éric Chenut

Eric Chenut MGEN
Eric Chenut, vice-président délégué de la MGEN et auteur de L’émancipation, horizon de nos engagements mutuels.

Vice-président délégué du groupe MGEN et militant mutualiste, Éric Chenut est l’auteur de L’émancipation, horizon de nos engagements mutuels (Fondation Jean-Jaurès / L’Aube, 2020). Dans cet entretien, il revient pour nous sur les origines et sur les fondements philosophiques du mouvement mutualiste, mais aussi sur sa conception de l’émancipation, notion au cœur de son engagement. Il y défend le rôle de l’État dans la garantie à chacun des moyens de l’émancipation. Il analyse également l’importance du numérique dans nos sociétés et dessine les contours d’une démocratie sanitaire pour renouer la confiance entre la population et les autorités, dans le contexte de la crise que nous traversons. Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL – Vous vous présentez avant toute chose comme un « militant mutualiste », et exercez des responsabilités de premier plan dans la Mutuelle générale de l’Éducation nationale (MGEN). Pourriez-vous revenir à la fois sur les origines et sur les fondements philosophiques du mouvement mutualiste ?

Éric Chenut – Être militant mutualiste, c’est avant tout s’inscrire dans une philosophie particulière de l’action, à la fois individuelle et collective. Une philosophie qui implique un savoir-être et un vouloir-être-ensemble pour soi et pour les autres. Une mutuelle, par définition, est un bien collectif, animé et porté par des femmes et des hommes engagés, qui partagent des convictions communes. Des convictions qui s’incarnent au quotidien dans la manière d’activer des solidarités intergénérationnelles, interprofessionnelles, interrégionales, entre actifs et retraités, entre malades et bien portants, dans le service apporté à ses adhérents ainsi que dans la gouvernance démocratique qui est la signature du mutualisme.

Nous agissons par et pour les adhérents, les bénéficiaires finaux de notre action. Le mutualisme est une manière originale, résolument moderne d’entreprendre, une forme d’économie circulaire à échelle humaine. Elle cherche à rationaliser notre action pour en maximiser l’utilité sociale, où la mesure d’impact est démocratiquement contrôlée par les représentants des adhérents. Le mutualisme induit une efficacité vertueuse s’il n’est pas dévoyé par l’hyper-concurrence qui pourrait le conduire à se banaliser pour répondre aux canons du marketing, des appels d’offres remettant en cause le fondement même de son essence solidariste et émancipatrice.

Avec l’avènement du siècle des Lumières, ces groupements, ces mouvements inspirés du principe de solidarité se détachent de la charité pour donner forme aux Sociétés de secours mutuels qui se développent concomitamment à la Révolution industrielle.

Très concrètement, le mutualisme est un modèle économique et solidaire fondé sur la Mutualité, c’est-à-dire une action de prévoyance collective par laquelle des personnes se regroupent pour s’assurer mutuellement contre des risques sociaux que sont la maladie, les accidents du travail, le chômage ou encore le décès. Nous pouvons adapter les réponses du mutualisme afin qu’il puisse se préoccuper des nouveaux fléaux sociaux, induits par des risques émergents comme l’environnement, les vies plus séquentielles ou de nouvelles crises pandémiques.

Pour ce qui est des origines philosophiques du mutualisme, plusieurs courants de pensée ont participé à sa conceptualisation, comme le mutualisme inspiré par Proudhon ou le solidarisme promu par Léon Bourgeois. Bien sûr, si on retrouve des traces d’actions de secours mutuel dans l’Antiquité, l’histoire du mutualisme en France remonte plus sûrement au Moyen-Âge avec les guildes, les confréries, les jurandes, les corporations et le compagnonnage. Avec l’avènement du siècle des Lumières, ces groupements, ces mouvements inspirés du principe de solidarité se détachent de la charité pour donner forme aux Sociétés de secours mutuel qui se développent concomitamment à la Révolution industrielle. Libérées de leur sujétion au pouvoir politique, après le Second Empire, et se développant d’abord en marge voire en opposition aux syndicats ainsi qu’aux assurances, les mutuelles proprement dites s’organisent dans un cadre juridique plusieurs fois remanié, concrétisé en France par le Code de la mutualité.

Le mouvement mutualiste continue donc d’investir et d’innover, contribuant ainsi à l’aménagement du territoire en santé en apportant des réponses de proximité.

En France, le mutualisme s’inscrit aujourd’hui dans le mouvement de l’économie sociale et solidaire qui promeut ce mode d’entreprendre à but non lucratif, ce qui ne signifie pas sans excédents. Ceux-ci sont réinvestis pour apporter aux adhérents des services nouveaux, à travers des réalisations sanitaires et sociales, des œuvres mutualistes, des services de soins et d’accompagnements mutualistes, aussi divers que des EHPAD, des cliniques de médecine, de chirurgie, d’obstétrique, des établissements de soins de suite et de réadaptation, des établissements de santé mentale, des centres de santé, des établissements médico-sociaux, des services à domicile, des centres d’optiques, dentaires ou d’audiologie, des crèches ou encore des services funéraires. Le mouvement mutualiste continue donc d’investir et d’innover, contribuant ainsi à l’aménagement du territoire en santé en apportant des réponses de proximité.

La mutualité n’est donc pas soluble dans l’assurance tant sa dimension sociale, sociétale et d’accompagnement est forte, elle concourt à la dimension sociale de la République aux côtés de la Sécurité sociale.

LVSL  Justement, à la Libération, la mise en place du régime général de la Sécurité sociale, par le ministre communiste du Travail Ambroise Croizat, et le directeur de la Sécurité sociale Pierre Laroque, a suscité l’inquiétude, voire la méfiance de la Mutualité, qui craignait de perdre le poids qu’elle avait acquis dans le mouvement social depuis plus d’un siècle. L’ordonnance portant statut de la Mutualité reconnaît toutefois que « les sociétés mutualistes sont des groupements qui, au moyen des cotisations de leurs membres, se proposent de mener, dans l’intérêt de ceux-ci ou de leur famille, une action de prévoyance, de solidarité ou d’entraide ». Comment ont évolué, depuis, les rapports entre la Mutualité et la puissance publique ?

E. C. – L’intervention de l’État dans le domaine social a été beaucoup plus tardive en France que dans la majorité des pays européens, ce qui explique le poids qu’y ont pris les mutuelles. La Sécurité sociale n’a pas été créée ex nihilo en 1945 sur une décision du Gouvernement provisoire de la République française, elle est le résultat d’un processus historique. Elle repose sur deux lois antérieures. La première, la loi sur les retraites ouvrières et paysannes, fut votée en 1910 et concerna à l’époque 2,5 millions de personnes. La seconde fut votée en 1930 et a établi les Assurances sociales, inspirées en partie du système dit bismarckien mis en place en Allemagne de 1883 à 1889.

La Sécurité sociale innove sur trois points : d’abord, elle porte une ambition universelle et prétend couvrir tous les Français. Ensuite, elle prend en charge l’ensemble des risques sociaux. Enfin, les caisses de Sécurité sociale sont gérées par les travailleurs eux-mêmes, à travers leurs représentants syndicaux élus.

La France est le dernier grand pays d’Europe à s’être inspiré de ce système et à mettre en place les Assurances sociales, en raison principalement d’une farouche opposition d’une partie du patronat et à la réticence des médecins libéraux qui avaient promu leur charte de la médecine libérale à la fin des années 1920. Les Assurances sociales ont été investies par les mutualistes : aussi notre pays compte 15 millions de mutualistes à la Libération. Le rapport de force est alors favorable à la gauche et aux syndicats.

La Sécurité sociale innove sur trois points. D’abord, à la différence des lois de 1910 et 1930, elle porte une ambition universelle et prétend couvrir tous les Français. Ensuite, elle prend en charge l’ensemble des risques sociaux, jusqu’alors gérés par des acteurs différents ; seule exception, le chômage qu’on croit avoir vaincu. Enfin, les caisses de Sécurité sociale sont gérées par les travailleurs eux-mêmes à travers leurs représentants syndicaux élus.

Il s’agit donc d’un moment difficile pour la Mutualité, qui voit son périmètre d’activité et de légitimité se réduire à mesure que la Sécurité sociale se généralise. Son modèle, parce qu’il a gagné, induit de fait son retrait. À partir de ce moment, elle doit donc se réinventer, et aller sur de nouveaux risques, que la Sécu ne couvre pas, et se développer sur des protections par des prestations en espèces, certes, mais surtout en nature et en services. S’ouvre alors une ère d’innovation et d’investissement pour apporter des réponses territoriales et accompagner la reconstruction du pays, l’accès aux soins et des actions de salubrité publique.

La Sécurité sociale couvrant les salariés, les syndicats et les mutualistes portent son élargissement aux fonctionnaires. En 1947, la loi Morice établit un accord entre l’État et la Mutualité : cette dernière, reconnaissant la Sécurité sociale, gagne le droit de gérer celle des fonctionnaires, notamment pour la MGEN, celle des enseignants.

La Mutualité a su se développer, et convaincre de son utilité sociale, alors que la Sécurité sociale se généralisait, preuve qu’il n’y a pas à les opposer.

Au sein du mouvement mutualiste une ligne de divergence exista pendant plusieurs dizaines d’années entre les défenseurs d’une alliance objective avec l’assurance maladie, et ceux estimant que la Mutualité avait été spoliée. Depuis, ces querelles ont totalement disparu, les mutualistes défendant la Sécu comme premier levier de mutualisation, le plus large possible, socle indispensable au creuset républicain.

La Mutualité a su se développer, et convaincre de son utilité sociale, alors que la Sécurité sociale se généralisait, preuve qu’il n’y a pas à les opposer. Alors qu’elle couvrait 15 millions de personnes à l’après-guerre, elle en protège aujourd’hui 38 millions et gère 2 800 services de soins et d’accompagnement mutualistes sur tout le territoire, faisant d’elle le premier réseau non lucratif de soins du pays.

À partir des années 1970, les assureurs privés, avec des objectifs lucratifs, commencent à investir le domaine de la santé, au détriment des mutualistes. Ils sont confortés par le cadre européen, qui privilégie leurs statuts, celui des mutuelles n’existant pas dans la plupart des autres pays.

La Mutualité n’a pas toujours entretenu une relation apaisée et fluide avec les syndicats. La Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF), créée en 1902 au Musée social à Paris, attendit 1971 pour engager des relations régulières avec la CFDT, la CGT et FO, sous l’impulsion des mutuelles de fonctionnaires où les relations étaient bien plus nourries et structurées.

Le mouvement mutualiste est soumis aujourd’hui à une concurrence de plus en plus sévère, induit par la doxa libérale européenne et les ordonnances de concurrence libre et non faussée qui induisent la déconstruction méthodique des cadres solidaires émancipateurs mutualistes. Les contrats groupes d’entreprises, sous couvert d’une meilleure couverture des salariés, ont déconstruit les solidarités entre actifs et retraités. Les besoins de portabilité des droits renforcent les stratégies de segmentation des marchés et d’individualisation des risques. L’hyper-concurrence engendre des coûts d’acquisition renforcés sans création de valeur sociale pour l’adhérent, les dernières modifications législatives imposant la résiliation infra-annuelle pour les complémentaires santé ayant pour principal impact une augmentation des coûts de gestion.

Nous devons jouer notre rôle de leader et rester ce que nous sommes : des militants de la protection sociale solidaire, des entrepreneurs du mieux vivre.

Alors que la question devrait être au contraire d’imposer un haut niveau de redistribution, de créer de la valeur pour les bénéficiaires finaux, les conditions de marché et un impensé politique conduisent à réglementer à outrance les contrats plutôt qu’à interroger le sens de l’action des acteurs et des opérateurs.

La Mutualité a donc intérêt aujourd’hui encore plus qu’après-guerre à se réinterroger sur son devenir, compte tenu des impacts induits par ce contexte concurrentiel, l’accélération des regroupements, aujourd’hui moins de 400 mutuelles, et la constitution de groupes mutualistes couvrant des millions de personnes. Le groupe VYV cofondé par la MGEN en 2017 protège ainsi plus de 10 millions de personnes. Comment allier taille et proximité ? Comment innover et investir pour inventer les métiers de demain de la protection sociale sans perdre de vue la préoccupation de la vie quotidienne des femmes et des hommes que l’on protège ?

Voilà une des nombreuses équations auxquelles les mutualistes ont à apporter la meilleure réponse possible. Ils doivent se réinventer pour ne pas se banaliser et préserver leurs capacités à entreprendre, à jouer l’émulation avec les autres acteurs de la protection sociale sans avoir peur d’être copiés. Nous devons jouer notre rôle de leader et rester ce que nous sommes : des militants de la protection sociale solidaire, des entrepreneurs du mieux-vivre.

Il appartient aux mutualistes de créer les conditions du rapport de force pour être entendus des pouvoirs publics et de l’État pour ce qu’il est, un employeur responsable, un investisseur de long terme dans les territoires, et un acteur contribuant au développement de l’action publique, confortant par le non lucratif les services publics de proximité.

Les mutualistes, par leur action, par le développement de leurs réponses, participent de la politique des territoires et du pays, même si ils ne sont pas toujours payés en retour. Il leur faut nouer des alliances objectives afin de pouvoir davantage peser dans le débat public à la hauteur de leur contribution sociale effective.

LVSL  L’idée d’émancipation est au cœur de votre ouvrage, comme en témoigne son titre. Quelle conception vous faites-vous de ce terme, de sa valeur philosophique et de son utilisation possible dans le domaine politique ?

E. C.  Je me suis aperçu en préparant ce livre que l’émancipation était au cœur de tous mes engagements depuis plus de 25 ans. Et cela m’a interrogé, car je n’en avais pas forcément eu conscience au moment de mes choix d’engagement successifs ou concomitants.

J’ai toujours voulu être libre, que l’on ne me réduise pas à l’image que l’on se faisait de moi. Je voulais être jugé pour ce que je faisais, et non pour ce qu’en apparence j’étais, ou ce à quoi on voulait me restreindre. Comme tout le monde, j’ai de multiples identités, elles ne peuvent suffire à me définir seules. À la différence de Kant, je crois que l’on se définit plus par ce que l’on fait que par ce que l’on pense.

Je n’oppose pas l’émancipation individuelle et collective car l’une comme l’autre se nourrissent, se renforcent. C’est parce qu’en tant qu’individu, je me sens libre, éduqué, en capacité de faire des choix, que j’ose les faire.

Je me réfère régulièrement à Montaigne, qui pose le principe d’individuation. Je suis par moi-même, et je crois que chacun l’est, femme ou homme libre. Je fais partie d’un groupe, un village, des amis, une famille, une profession, mais je suis moi-même. Je ne suis pas seulement une partie du groupe. Je concours au groupe, j’interagis avec les autres. Montaigne ne fait pas l’éloge de l’individualisme comme certains ont voulu le caricaturer, il porte le germe de l’émancipation, en ce sens qu’il pousse l’individu à se réaliser par lui-même, pour lui-même avec les autres, dans son écosystème, humain, naturel, animal. Je crois à cette nécessité de rechercher une harmonie, au fait que l’on ne se construit pas contre les autres, mais avec eux et par eux.

Je n’oppose pas l’émancipation individuelle et collective car l’une comme l’autre se nourrissent, se renforcent. C’est parce qu’en tant qu’individu, je me sens libre, éduqué, en capacité de faire des choix, que j’ose les faire. C’est parce que le groupe, la société, la nation investissent et croient en moi, me protègent de l’aléa, me donnent les outils pour que je sois un citoyen libre et éclairé, que je pourrais la défendre si une menace apparaissait.

La République a donc tout intérêt à investir massivement pour que ses filles et ses fils puissent être libres, émancipés de toute pression politique, religieuse, consumériste, et agissent en femmes et hommes libres, éclairés, car c’est ainsi qu’elle sera confortée. Elle sera questionnée, elle devra être elle-même irréprochable, car plus les gens sont formés et informés, plus leur niveau d’exigence progresse. C’est donc un cheminement exigeant, une recherche d’amélioration permanente, où le sens est d’être plus que d’avoir, où le progrès se mesure dans la concorde et aux externalités positives et non à l’accumulation, où l’essentiel est la PIBE, la participation intérieure au bien-être, et non le PIB, gage de gabegies et d’aberrations environnementales.

Pour que cette émancipation individuelle et collective prenne force et vigueur, cela suppose que différentes conditions soient remplies, que la République porte une ambition aspirationnelle, que l’État garantisse à chacun les moyens de cette émancipation par l’éducation, la culture, la santé, la solidarité et la citoyenneté.

L’émancipation, c’est donc ce qui me permet d’être moi-même, un être civilisé, connecté avec mon environnement, pouvant agir et interagir avec lui, comprenant les enjeux, et pouvant décider en toute connaissance de cause. Pour que cette émancipation individuelle et collective prenne force et vigueur, cela suppose que différentes conditions soient remplies, que la République porte une ambition aspirationnelle, que l’État garantisse à chacun les moyens de cette émancipation par l’éducation, la culture, la santé, la solidarité et la citoyenneté.

LVSL  Votre livre s’ouvre sur le constat que « la société française apparaît de plus en plus fracturée, loin du mythe révolutionnaire de la nation une et indivisible la structurant », ce qui constitue un défi considérable pour le vivre-ensemble. La croissance des inégalités sociales et territoriales a dans le même temps altéré en profondeur l’égalité des chances, réduisant ainsi ce que vous appelez « la capacité des individus à s’émanciper ». Si ce constat est souvent fait dans les champs politique et médiatique, quelles en sont la portée et la spécificité selon une perspective mutualiste ?

E. C. – Depuis les années 1980, l’évolution des inégalités est en hausse partout dans le monde, de telle sorte que même si en Europe celles-ci sont moins fortes qu’ailleurs dans le monde, notamment en raison de nos systèmes sociaux, les inégalités n’y régressent plus pour autant. Les politiques publiques permettent moins qu’avant à un enfant de réussir par son seul mérite à se hisser dans une autre classe sociale que celle de sa naissance. Cela ne peut que générer du ressentiment social, qui se traduit vite en exutoire violent, faute de débouché politique si ces frustrations ne trouvent pas de possibilité de traduction constructive.

Aujourd’hui, celles et ceux qui contribuent le plus aux solidarités proportionnelles par l’impôt et les cotisations sociales sont les classes moyennes qui, paradoxalement, voient leurs efforts moins récompensés qu’avant. En effet, l’action publique investit moins pour l’avenir à travers des infrastructures ou l’éducation permettant à leurs enfants de pouvoir avoir une vie meilleure que la leur. Depuis l’après-guerre, ma génération est la première à ne pas avoir vu sa condition s’améliorer par rapport à celle de ses parents.

Par ailleurs, celles et ceux qui bénéficient de l’action sociale se voient dans l’obligation de justifier toujours davantage les aides auxquelles ils ont droit, et ces dispositifs d’accompagnement, plutôt que de les aider à évoluer, à s’élever, leurs permettent juste de survivre.

Par conséquent, les contributeurs nets comme les bénéficiaires nets ne peuvent nourrir dans cette situation qu’une vision négative de l’action publique, des dispositifs d’aide sociale, sans que l’État ne les réinterroge en profondeur pour les refonder. Une situation qui nourrit un sentiment de gâchis, et qui alimente une perte de sens collectif, tout en nuisant à la conscience que les solidarités sont nécessaires et participent à la richesse de tous. De plus, elle est largement instrumentalisée par les tenants du tout libéral.

La crise sanitaire actuelle, qui aggrave dangereusement cette crise économique et sociale, en témoigne : sans amortisseurs sociaux, elle aurait été encore plus violente. Mais si on ne rétablit pas la pertinence des solidarités, nous aurons du mal à convaincre de l’utilité de l’impôt et des cotisations sociales.

Si le rapport à la société et aux autres n’est pas apaisé, nous, en mutualité, ne pouvons promouvoir efficacement nos constructions solidaires, nos mécanismes redistributifs. Si chacun calcule son risque a posteriori, et veut en avoir pour son argent, le mécanisme même d’assurance n’est plus possible. C’est pourquoi il faut en revenir au sens, rendre compte de l’utilisation des ressources qui nous sont confiées pour montrer le bon usage qui en est fait, et rappeler pourquoi nous avons intérêt à être solidaires les uns avec les autres en termes de prévention des risques et d’apaisement social.

La meilleure des garanties de la Mutualité est son essence démocratique. Il nous faut donc renforcer la place des adhérents dans les mutuelles et la gouvernance mutualiste.

Cette crise sanitaire a rappelé à chacun que nous étions mortels, fragiles, et que sans les autre nous n’étions rien. Même la coopération internationale et européenne, quand elle a failli au début de la pandémie, a montré à quel point nous étions vulnérables. Il faut espérer que nous ayons des femmes et des hommes politiques qui portent cette aspiration au dépassement, au sursaut républicain, pour que nous ayons à cœur l’attention de l’autre, pour éviter les tensions de demain que tout repli nationaliste induirait inexorablement.

La Mutualité est traversée par les mêmes interrogations que la société. Elle doit donc elle aussi démontrer la force de son modèle, l’efficacité de ses mécanismes de redistribution solidaire, la résilience de son économie. La meilleure des garanties de la Mutualité est son essence démocratique. Il nous faut donc renforcer la place des adhérents dans les mutuelles et la gouvernance mutualiste en utilisant notamment les nouveaux moyens de communication afin de les associer aux réflexions et de rendre compte des décisions qui sont prises.

LVSL  Vous présentez cet ouvrage comme le résultat d’un « travail d’archéologie sur [vous]-même », dévoilant votre enfance, notamment marquée par un sentiment d’injustice suscité par votre handicap, et par une scolarité dans une ville, Nancy, où l’école jouait encore « le rôle de creuset républicain », avant d’évoquer vos engagements successifs dans le milieu mutualiste et plus largement associatif, et de résumer les valeurs qui vous animent selon le triptyque suivant « humanisme, émancipation, laïcité ». Pourriez-vous revenir sur les principales étapes de votre parcours, et sur les motivations qui vous ont mené à écrire cet ouvrage ?

E. C.  J’ai débuté mon parcours en mutualité en 1993, après avoir milité dans le syndicalisme étudiant à l’UNEF ID. J’ai trouvé dans cette forme d’engagement une dimension très concrète que je ne retrouvais pas ailleurs et qui me correspondait bien. Comme je l’ai dit, je crois que l’on se réalise aussi en faisant, en étant dans l’action.

Puis, les rencontres m’ont amené à m’intéresser à d’autres questions que la prévention, l’accompagnement social. J’ai eu envie et besoin de comprendre, d’approfondir les questions sous-jacentes qui amenaient à cette situation. J’ai voulu agir en amont, et donc j’ai élargi mon champ des possibles en essayant de remonter le fil et de voir où et comment il était possible d’agir pour que chacun puisse devenir réellement l’artisan de sa propre vie, sans que personne ne soit contraint par un problème de santé, de handicap, une origine ethnique ou religieuse, une contrainte économique et sociale.

La politique fut donc une source de réflexion et d’engagement naturelle pour moi, au Parti socialiste, où j’ai réfléchi et travaillé sans vouloir prendre de responsabilités au sein de l’appareil du parti. J’ai été élu municipal et communautaire d’opposition de 2008 à 2014, mandat au cours duquel j’ai beaucoup appris, en découvrant l’action publique depuis l’intérieur. Ce fut une expérience que j’aurais probablement poursuivie si mon engagement professionnel ne m’avait pas conduit à quitter Nancy pour m’installer à Paris.

La MGEN m’a permis de m’intéresser et de me former à différents champs d’activités dans l’assurance, la prévention, la recherche en santé publique, la gestion d’établissements de santé, le numérique en santé, me donnant une vision prospective qui a nourri ma capacité à faire des propositions, et là où je suis, à la MGEN, au Groupe VYV ou à la FNMF, d’être force de propositions pour que nous nous réinterrogions quant à notre devenir, notre contribution perceptible par celles et ceux pour qui nous sommes là, les adhérents.

Nos organisations, parce qu’elles sont inscrites dans le camp du progrès, se doivent d’éclairer l’avenir et de porter une parole courageuse dans le concert du mouvement social dont nous faisons partie.

LVSL  Dans son discours lors de la réception de son prix Nobel, en 1957, Albert Camus a dit : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » En accordant une place centrale aux « enjeux de notre génération », et en rappelant que ceux-ci ont énormément évolué depuis l’après-guerre, vous semblez aussi traduire des inquiétudes qui concernent l’asservissement de l’humanité, non plus tant par les idéologies que par le numérique. Dans quelle mesure cet enjeu est-il devenu celui de notre génération, et comment faire progresser efficacement une culture scientifique et un nouvel humanisme, capables d’armer les citoyens face à cette menace qui alimente nombre de récits dystopiques ?

E. C. – Je crois que notre préoccupation est davantage de savoir quelle génération nous allons laisser au monde que de savoir quel monde nous allons laisser aux générations futures. Si nous n’armons pas ces générations à pouvoir se projeter, à pouvoir comprendre leur environnement et y agir, comment pouvons-nous imaginer leur donner la capacité de faire de bons choix pour elles-mêmes et pour les générations qui viendront après ?

Le numérique bouleverse et transforme toutes les sociétés. Aucune parcelle de l’organisation de notre monde ne semble lui échapper. L’organisation des États, des économies, des démocraties, a vu les algorithmes et aujourd’hui l’intelligence artificielle suppléer ou se substituer à l’intelligence humaine, quand ils ne sont pas des moyens de la manipuler. Nos comportements quotidiens, nos choix en tant que citoyens et consommateurs, nos rencontres, notre vie amoureuse et intime sont de plus en plus accompagnés, si ce n’est commandés, par d’habiles suggestions d’algorithmes qui nous connaissent parfois mieux que nous-mêmes. 

Il faut bien avoir conscience que l’avènement de l’ère numérique annonce une civilisation nouvelle qui se dessine sous nos yeux depuis trente ans et s’impose à une vitesse exponentielle. Aucune génération dans l’histoire n’a connu de changement si radical et si profond en un temps si court.

En me posant la question des menaces qui alimentent les récits dystopiques, vous posez la question de savoir qui du numérique ou de l’homme sert l’autre et qui du numérique ou de l’homme peut asservir l’autre ? C’est l’éternelle question de la liberté de l’homme dans son environnement, et notamment dans son environnement historique. L’ère numérique n’est ni plus ni moins qu’un fait historique majeur, le dernier développement de la révolution scientifique entamée au XVe siècle en Europe mais aussi l’aboutissement de la globalisation. 

Il faut bien avoir conscience que l’avènement de l’ère numérique annonce une civilisation nouvelle qui se dessine sous nos yeux depuis trente ans et s’impose à une vitesse exponentielle. Aucune génération dans l’Histoire n’a connu de changement si radical et si profond en un temps si court. Qui aurait pu imaginer le rôle du smartphone dans le quotidien des individus il y a seulement vingt ans ? Qui aurait pu imaginer une telle transformation dans le fonctionnement des États et de l’économie dans le même temps ? Où serons-nous dans vingt ans ? Personne n’est en mesure de le dire avec certitude. 

Il faut permettre à chacun de comprendre, apprendre, anticiper pour ne pas subir les évolutions techniques, technologiques, scientifiques et médicales.

Ainsi, nous devons accompagner cette révolution en investissant sur l’éducation et la culture pour permettre à chacun d’appréhender le visible comme l’invisible, car je crois que l’on apprend autant de ce qui existe que de ce qui manque. Il faut permettre à chacun de comprendre, apprendre, anticiper pour ne pas subir les évolutions techniques, technologiques scientifiques et médicales.

Le numérique, par ce qu’il induit de progrès, est une opportunité que nous devons saisir pour mieux la faire partager au plus grand nombre. Mais au regard des transformations consubstantielles liées aux données qui en sont le ferment, il faut apprendre aux assurés sociaux, aux patients, aux personnes malades, à savoir comment les utiliser, savoir avec qui et comment les mettre à profit.

Il est singulier de voir que de nombreux individus ne s’émeuvent pas de laisser ses données de santé en accès via leur smartphone à leur opérateur ou via les applications utilisées mais se méfient du fait que l’État puisse avoir des informations le concernant via « Tous Anti-Covid ». À ce sujet, une expérience d’un blue button à la française où chacun aurait accès à ses données, pourrait décider de les partager avec les professionnels de santé ou de participer à des programmes de recherches, me semblerait une expérimentation utile à proposer. Ainsi, chacun aurait la capacité de gérer son capital santé en pleine responsabilité.

Mais pour que cela soit possible, il faut que la confiance soit au rendez-vous, et donc que des principes clairs soient établis et que l’État soit garant de leur application. Un principe de transparence, pour que celles et ceux qui sont à l’origine des algorithmes soient connus. Un principe de loyauté, afin que l’on n’utilise pas l’intelligence artificielle à l’insu des personnes. Un principe de libre consentement qui suppose que les assurés sociaux soient formés et informés. Un principe d’égalité pour que chacun puisse avoir accès aux dispositifs, ce qui suppose de régler les problèmes liés aux zones blanches. Un principe d’inviolabilité des infrastructures, ce qui nécessite que l’État garantisse la sécurité et impose des normes élevées aux acteurs et opérateurs.

Et pour finir, un principe de garantie humaine afin que jamais une personne ne soit seule face à un algorithme ou un robot, et puisse toujours bénéficier d’une médiation humaine pour expliciter un diagnostic. À l’aune du respect de ces principes éthiques, la confiance pourra être possible, l’individu respecté et donc nous pourrons lui permettre d’être arbitre de ses choix.

LVSL  De même, vous rappelez que « l’enjeu de l’émancipation est vital pour la République », et que celle-ci doit se réarmer idéologiquement et créer un nouveau contrat social, pour reproduire un cadre collectif protecteur et émancipateur, en termes d’accès à l’éducation et à la culture, de protection sociale ou encore de laïcité. Quels devraient être, selon vous, les contours de ce nouveau contrat social ?

E. C. – Tout au long de ce livre, je plaide en filigrane pour l’engagement mutuel, qui pourrait être le socle d’une reviviscence de la citoyenneté et d’un nouveau contrat social.

Il ne peut y avoir de République si elle n’est constituée d’individus émancipés, de citoyens éclairés, de gens heureux.

Un engagement mutuel entre l’État et les structures de l’économie sociale et solidaire, entre l’État et les organisations syndicales, entre l’individu qui s’engage et l’État, entre les personnes qui s’engagent et la structure dans laquelle elles le font.

Oui, l’émancipation est vitale pour la République, nous le rappelions plus haut, et il ne peut y avoir de République si elle n’est constituée d’individus émancipés, de citoyens éclairés, de gens heureux. Je crois que c’est à l’État, parce qu’il est l’émanation et l’instrument de la société pour accompagner les transformations du monde et se transformer elle-même, de donner toutes les clés de compréhension aux individus via l’éducation nationale, la culture.

Très clairement, je ne crois pas que l’État doive tout faire, mais je ne suis pas non un adepte du tout libéral, où le marché réglerait le bonheur des gens. Je suis convaincu qu’une articulation entre la puissance publique et le champ du non lucratif serait utile et pertinente, offrant la capacité aux gens de s’engager et d’agir à l’échelle locale comme nationale à travers des associations, des fondations, des coopératives, des mutuelles et des syndicats, pour appréhender à leur façon la chose publique.

Je crois aussi fondamentalement que l’économie sociale et solidaire, par son mode d’organisation et sa façon d’entreprendre, offre des capacités à faire, à initier le faire-faire, pour que la puissance publique ne porte pas tout. Les organisations doivent permettre à leurs membres de s’investir, ainsi nous démultiplierons les espaces de coopération, de co-construction des décisions et aspirations collectives. Nous pourrons, dans cette optique, créer des espaces de concordes sociales, donner des espaces au plaisir d’être et de faire ensemble. Il faut générer des espaces vertueux démocratiquement où celles et ceux qui veulent agir puissent le faire. Ainsi on créera des remparts pour défendre la République contre ses adversaires, et ils sont nombreux.

Il faut réaffirmer la République, ses valeurs et ses principes. Elle ne doit pas être solvable dans le marché, sauf à perdre son ambition émancipatrice. Il faut redonner du lustre à l’universalisme, à la fraternité/sororité républicaine qui, trop souvent, est moins appréhendée que la liberté et l’égalité pour lesquelles les débats sont si fréquents, alors qu’elle est le ciment de la société.

Nous nous réunissons davantage par notre envie d’être ensemble que par seulement une langue, un drapeau et un hymne. La République doit donc nourrir, entretenir cette aspiration, si elle veut que la flamme républicaine ne s’éteigne pas.

LVSL  Votre dernière partie, intitulée « À l’heure des choix », sonne comme l’ébauche d’un programme politique pour repenser la question des « jours heureux », pour reprendre le titre de celui du CNR. Quels en sont les axes principaux ?

E. C.  L’époque nous impose de dramatiser les enjeux autour des choix que nous devons faire. Vous êtes vous-même historien, activement engagé dans la cité, vous savez que l’Histoire peut être sévère et que chaque génération est jugée sur les choix qu’elle fait, sur l’héritage qu’elle laisse.

Mais si le lot de notre génération peut paraître un peu lourd tant les défis sont nombreux, il n’appartient qu’à nous de nous prendre en main pour refonder le pacte social et républicain, « Liberté, égalité, fraternité », pour redonner confiance en la démocratie, pour réussir la reconstruction écologique.

Je crois que l’universalisme, qui est peut-être le plus important des héritages qu’on nous ait légués, doit être au cœur de la reconquête démocratique et sociale.

Nous ne partons non plus d’une page blanche, bien heureusement, nous avons à notre disposition quelques acquis et fondamentaux sur lesquels nous appuyer pour construire l’avenir. Je crois que l’universalisme, qui est peut-être le plus important des héritages qu’on nous ait légués, doit être au cœur de la reconquête démocratique et sociale. Nous devons nous réapproprier cette notion, la défendre, la partager, l’enseigner, la transmettre.

En effet, la puissance publique qui doit nous unir ne peut le faire que si elle promeut ce qui est commun à tous, des principes s’appliquant à toutes et tous, et surtout pour toutes et tous, garantissant un espace public fondé sur la neutralité où chacun puisse agir, s’épanouir.

Concomitamment, la laïcité doit être réaffirmée comme cadre organisationnel émancipateur, garantissant à chacun de vivre librement dans le respect des autres. Et nous rappeler aussi ce qu’est la laïcité. Si elle est un cadre juridique, l’esprit de la loi va bien plus loin : c’est un principe d’organisation de la société qui s’est imposé comme clef de voûte de l’édifice républicain. Réduite à une simple opinion par ses contempteurs, la laïcité est au contraire la liberté d’en avoir une.

La laïcité est l’essence de nos libertés individuelles et de l’égalité des droits, elle constitue le fondement indispensable de l’harmonie sociale et de l’unité de la nation […] qui offre à chacun un accès égal aux connaissances et aux responsabilités, aux mêmes droits et aux mêmes devoirs. C’est, in fine, une doctrine de la liberté dans l’espace civique.

Concrètement, que garantit la laïcité en France ? Le droit absolu à la liberté de conscience, à la liberté d’expression et au libre choix. Elle est ainsi l’essence de nos libertés individuelles et de l’égalité des droits, elle constitue le fondement indispensable de l’harmonie sociale et de l’unité de la nation. Elle dessine le contour de notre civilité, une exigence à être au monde selon les codes d’un humanisme moderne qui offre à chacun un accès égal aux connaissances et aux responsabilités, aux mêmes droits et aux mêmes devoirs. C’est, in fine, une doctrine de la liberté dans l’espace civique.

J’y reviens assez longuement dans la troisième partie du livre, les questions du progrès, du temps et du bonheur doivent être réinvesties par le politique, pour leur redonner un sens partagé. La technologie, l’allongement de la durée de l’existence, mille choses ont depuis quelques décennies considérablement modifié notre rapport à l’espace, au temps, à nous-même en tant qu’individus, et en tant que société.

Nous devons resituer notre action individuelle et collective à l’aune des enjeux donc au-delà de ce que nous sommes : une espèce humaine vivant dans un monde dont les ressources sont finies, dans lequel nous nous devons de vivre harmonieusement. La question du sens devient essentielle, vitale même. Nous devons redonner une vision commune et partagée, donc débattue, des aspirations collectives. Nous devons requestionner l’économie pour que celle-ci, qui n’est qu’un moyen de nous réaliser, soit plus humaine, soit bien davantage structurée pour financer la santé, le social, l’environnemental.

Il faut également que l’Europe soit une terre d’émancipation et de progrès partagés à l’échelle continentale, plus sociale et solidaire. Ce qu’est devenue l’Europe est à bien des aspects problématiques. L’Europe doit renouer avec l’ambition de préparer l’avenir, d’assurer la prospérité du continent, d’offrir demain aux nations qui la composent les moyens de leur destin et de leur liberté. La reconstruction de l’esprit européen, de la conscience commune d’appartenir à un ensemble cohérent de peuples ayant des intérêts convergents, ne se fera pas sans un puissant effort pour rebâtir un dessein dans lequel chacun pourra se reconnaître, pour une Europe souveraine et solidaire.

LVSL  Dans une tribune parue dans le journal l’Humanité, vous estimez également qu’« associer les citoyennes et les citoyens à l’élaboration d’une ambitieuse politique de santé publique permettrait non seulement à cette politique d’être largement comprise et acceptée, mais participerait également à l’éducation populaire aux questions de santé publique et lèveraient des appréhensions légitimes, en particulier sur la politique vaccinale. » Est-ce à une sorte de démocratie sanitaire que vous aspirez, dans le sens où la population aurait à la fois davantage de poids et de visibilité sur les questions de santé publique, qui nourrissent de plus en plus d’inquiétudes ?

E. C.  Je suis toujours surpris de voir que nous nous soyons collectivement accommodés des milliers de morts chaque année de la grippe saisonnière parce que nous connaissions cette maladie, ou de voir le coût considérable induit par des pathologies certes moins graves comme les gastro-entérites, alors que des gestes simples permettraient de les éviter, par de la prévention et de la responsabilité individuelle. Nous avons préféré miser sur le curatif plutôt que sur le préventif. Cela ne peut se corriger en pleine crise et il est illusoire de demander à une population d’adopter des gestes barrières qu’on ne lui a pas enseignés préalablement.

Si nous voulons que des citoyens se responsabilisent, il faut que par l’éducation, à l’école, mais aussi tout au long de leur vie personnelle et professionnelle, via la médecine scolaire, universitaire ou du travail, on leur permette de comprendre et donc d’agir.

Je propose que l’ensemble des médecins de santé publique travaillent avec les médecins scolaires, universitaires et du travail à travers des pôles d’éducation et de promotion de santé sur de la recherche, notamment interventionnelle. Ainsi, les assurés sociaux pourront être accompagnés et devenir acteurs eux-mêmes de leur parcours, ils pourront appréhender en quoi et comment, par leur comportement, leur engagement, ils contribueront à l’amélioration de l’état de santé de leur communauté territoriale.

C’est par cette émulation collective, cet engagement de toutes et tous que l’on peut donner du sens à la démocratie sanitaire, car les gens pourront mesurer leur contribution, leur impact.

La crise sanitaire que nous vivons est singulière, en ce qu’elle a induit un retrait de la place des patients ou de leur organisation à la différence de crises précédentes comme le sida, le sang contaminé ou le Médiator. C’est donc la première fois que la démocratie sanitaire recule à l’occasion d’une crise, alors que les précédentes l’avaient au contraire fait progresser.

Si l’on veut dépasser cette défiance, il convient de conforter la transparence en permettant aux citoyens ou leurs représentants de questionner notre organisation en santé publique.

Si on pouvait le comprendre au moment de la sidération du mois de mars dernier, où en situation de crise majeure il a fallu agir vite, rien ne le justifie depuis mai dernier. Alors que le professeur Delfraissy, président du comité scientifique, demande la mise en œuvre d’un comité citoyen à côté de l’instance d’experts pour accompagner l’appropriation citoyenne des enjeux de cette crise, les pouvoirs publics ne l’ont pas installé ni même validé.

C’est regrettable au regard de la défiance induite par les errements de la communication gouvernementale du mois de mars. Si l’on veut dépasser cette défiance, alors que nous entrons dans la phase de la vaccination de la population, il convient de conforter la transparence en permettant aux citoyens ou leurs représentants de questionner notre organisation en santé publique. La démocratie sanitaire pourrait permettre de conforter la participation au bien-être physique, psychique, social et environnemental auquel j’aspire, permettant à chacun d’être acteur et non sujet, voire objet de soins.

Pour rétablir la confiance, il faut rendre les citoyens acteurs de leur parcours et non les infantiliser, comme cela est fait depuis la crise de la Covid-19, en leur permettant de comprendre les enjeux et d’être en capacité de questionner les pouvoirs publics à l’allocation des moyens pour atteindre des objectifs clairement établis.

En santé comme en politique, la démocratie ne peut fonctionner que si elle est participative, et si celles et ceux en responsabilité acceptent de rendre des comptes en toute transparence, pour conforter la confiance.

Il est ainsi surprenant de voir qu’actuellement, faute de confiance dans les pouvoirs publics, nous n’avons d’autre alternative que d’imposer, d’interdire ou de rendre obligatoire certaines pratiques auprès des assurés sociaux au lieu de miser sur l’intelligence collective en matière de santé publique. Avant même cette crise, compte-tenu de la montée du sentiment vaccino-sceptique très développé dans notre pays, les autorités ont ainsi fait passer le nombre de vaccins obligatoires de 3 à 11. Je suis convaincu de la nécessité de la vaccination, mais de telles décisions ne risquent-elles pas pour autant d’être contre-productives ?

Pour gagner en efficacité et en pertinence, la santé publique doit se penser à long terme, il faut miser et investir dans le temps long, et surtout y associer les femmes et les hommes qui sont concernés, tant les professionnels de santé que les patients ou assurés sociaux. En santé comme en politique, la démocratie ne peut fonctionner que si elle est participative, et si celles et ceux en responsabilité acceptent de rendre des comptes en toute transparence, pour conforter la confiance.

Éric Chenut, L’émancipation, horizon de nos engagements mutuels, Fondation Jean-Jaurès / L’Aube, 2020.