Babeuf et « la conjuration des Égaux » : le premier mouvement communiste ?

Gracchus Babeuf se poignardant suite à l’échec de la conjuration. Gravure anonyme.

En 1845, dans un célèbre passage de La Sainte Famille, Marx et Engels voient dans la conspiration de Babeuf une forme embryonnaire de socialisme. Ils affirment que celle-ci « avait fait germer l’idée communiste que l’ami de Babeuf, Buonarroti réintroduisit en France après la révolution de 1830. Cette idée, développée avec conséquence, c’est l’idée du nouvel état du monde ». Alors que les expériences du jacobinisme et de la Terreur ne pouvaient constituer un modèle de révolution socialiste pour Marx et l’historiographie marxiste, la conspiration de Babeuf semble quant à elle occuper une place à part dans l’histoire du socialisme et de la gauche en tant que « première apparition d’un parti communiste réellement agissant [1] ».

On ne saurait se limiter à étudier la pensée, l’action et le legs de celui qui n’a jamais employé le mot de socialisme ou de communisme à travers ce seul prisme téléologique. Cela reviendrait à se laisser aveugler par une certaine « idéologie du précurseur » qui contribuerait à nier le contexte révolutionnaire et l’originalité des idées babouvistes [2]. Aussi, il n’est pas envisageable d’interroger l’héritage de ces idées dans l’histoire des débuts du socialisme sans comprendre en premier lieu la singularité de Babeuf en son temps et sans s’intéresser au contenu stratégique et programmatique de la conspiration des Égaux.

Pour comprendre au mieux l’originalité du babouvisme, il est nécessaire de se pencher sur les aspects moins connus du cheminement intellectuel parcouru par François-Noël Babeuf dit Gracchus (1760-1797) de la veille de la révolution française au procès de Vendôme qui le conduira à l’échafaud après l’échec de la conspiration [3].

Genèse du babouvisme : le cheminement intellectuel de Babeuf avant la Révolution

« Né dans la fange, sans fortune ou plutôt au sein d’une pauvreté absolue » (d’après ses propres mots) le 23 novembre 1760, le jeune Babeuf exerce dès 1777 le métier de feudiste en Picardie, c’est-à-dire d’archiviste chargé d’établir la liste des droits et des titres seigneuriaux des aristocrates qui font appel à ses services. L’expérience concrète de l’injustice et des inégalités qu’il acquiert alors contribue à nourrir son projet utopique de refonte radicale de la société. Il écrira plus tard que « ce fut dans la poussière des archives seigneuriales que je découvris les mystères des usurpations de la caste noble [4]». C’est aussi au cours de cette période qu’il prend l’habitude archivistique de conserver la moindre note, brouillon, lettre ou discours écrit, et ce jusqu’à la fin de sa vie, pour le plus grand bonheur des historiens.

« C’est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés ; les oisifs gonflés de vanité et les esclaves courbés, écrasés sous le poids d’un travail excessif. C’est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coup de fouet que de morceaux de pain »

Durant ces années, il entretient également une correspondance soutenue avec le secrétaire de l’Académie d’Arras, Dubois de Fosseux. Dans ces lettres, l’autodidacte Babeuf exprime pour la première fois des réflexions et des préoccupations sociales imprégnées des idées les plus radicales, égalitaires et utopistes des Lumières. Il y fait de nombreuses références à Rousseau mais aussi à Morelly et son Code de la Nature (1755) selon lequel « rien n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne », ou encore à l’abbé de Mably et sa « république utopique », tous deux considérés aujourd’hui comme des penseurs des Lumières radicales (Stéphanie Roza), véritables précurseurs du socialisme utopique [5].

Portrait de François-Noël Babeuf, dessin d’Henri Rousseau et gravure d’Émile Thomas, dans L’Album du centenaire de la Révolution d’Augustin Challamel et Désiré Lacroix, 1889

Une de ses plus audacieuses lettres (restée à l’état de brouillon et jamais envoyée à son correspondant) est celle qui porte sur l’exploitation collective des fermes de juin 1786. En s’inscrivant là aussi dans la lignée des Lumières (ici de Montesquieu et de Mably), Babeuf y reprend la notion de droit à l’existence qu’il nomme alors droit de vivre. Devançant Robespierre et la Déclaration des droits de 1793, il y affirme la primauté de ce droit par excellence sur le droit de propriété. La grande propriété y est accusée de tous les maux du siècle : « C’est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés ; les oisifs gonflés de vanité, énervés de mollesse […] et les esclaves courbés, écrasés sous le poids d’un travail excessif […] C’est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coups de fouet que de morceaux de pain ». Bien que ne préconisant pas encore la propriété commune et même si sa démarche reste assez abstraite, sa proposition d’organiser la collectivisation du travail productif par l’établissement des fermes collectives dans l’intérêt conjoint de producteurs associés annonce déjà partiellement sa vision de la loi agraire [6],voire le projet babouviste de 1795-1796 de communauté des biens et des travaux. Entre autres réflexions anticipatrices, on retrouve dans cette longue lettre le premier plaidoyer féministe de Babeuf, alors qu’il assimile l’oppression masculine subie par les femmes à celle des maîtres sur les esclaves et qu’il prône une éducation similaire pour les deux sexes [7].

Babeuf révolutionnaire : défenseur des droits de l’homme de 1793 et critique de la Terreur

Lorsque la révolution française éclate, c’est enthousiasmé qu’il prend part aux évènements, bien que jouant au départ et jusqu’en 1795 un rôle modeste. Entre 1789 et 1793 il fait l’expérience de la révolution à Paris et en Picardie, luttant toujours aux côtés des laissés pour compte du grand bouleversement révolutionnaire (paysans picards protestant contre les impôts indirects, patriotes hostiles au système du cens électoral…). Après avoir été publiciste de plusieurs journaux éphémères, il est temporairement élu administrateur du département de la Somme puis employé à l’administration des subsistances de Paris où il se rapproche des sans-culottes. Ses combats et les oppositions qu’il suscite lui vaudront 3 séjours en prison durant cette période, mais c’est aussi l’occasion pour le projet babouviste de commencer à se préciser [8].

Il est intéressant de noter qu’aux lendemains du 9 thermidor, Babeuf – alors fraichement sorti de prison – laisse libre cours à une critique véhémente de la Terreur, du pouvoir de Robespierre et de la dictature du Comité de Salut Public. Cette critique est avant tout celle dite d’extrême gauche, largement partagée par les sans-culottes des sections parisiennes ayant échappé à la répression du printemps de l’an II. Multipliant opuscules, pamphlets et articles anti-Jacobins, il fustige ainsi le « pouvoir decemviral », au nom des droits de l’homme et de la Constitution de 1793 dont il demande l’application réelle et immédiate [9].

Pourtant, celui qui s’approprie désormais le titre de tribun du peuple et de défenseur des droits de l’homme se laisse également duper par la frange thermidorienne de droite aux intentions équivoques. Pendant un temps, Babeuf ne semble pas saisir la dimension réactionnaire de Thermidor : pour lui, la République est désormais divisée en deux partis, celui favorable à Robespierre, et celui motivé exclusivement par la défense des « droits éternels de l’homme » dans lequel il se range. En se joignant à leurs critiques antiterroristes, il en arrive à se rapprocher de personnages comme Tallien, Guffroy, et même Fréron et ses bandes de muscadins de la Jeunesse dorée.

Il faudra attendre le mois de décembre 1794 pour que Babeuf réalise l’ampleur de son fourvoiement, affirmant dans le n°28 de son Tribun du Peuple « Je ressaisis la foudre de la vérité […] Je redeviens moi. » Après avoir reconnu et analysé en profondeur ses erreurs, il s’imposera dès lors comme un opposant acharné face à la Convention thermidorienne et au Directoire.

Pour les conjurés, l’union politique la plus large apparaît comme le préalable indispensable à la mobilisation victorieuse des masses. Leur conspiration avait pour but de “reprendre l’ouvrage brisé par Thermidor” et d’y adjoindre “l’impartiale distribution des biens et des lumières” en instaurant la communauté des biens et des travaux.

Ce qui pourrait à première vue passer pour une méprise stratégique de la part de Babeuf contribue en réalité à l’acquisition de l’autorité politique qui lui sera nécessaire pour fédérer autour de lui les républicains plébéiens (Claude Mazauric). En effet, tout en n’ayant jamais été compromis avec la Terreur jacobine, ses critiques le font apparaitre comme un implacable défenseur des droits de l’homme et de la Constitution de 1793 autant que comme une figure capable d’opérer la synthèse entre les diverses nuances de la gauche révolutionnaire.

Le Tribun du Peuple n°34, François-Noël Babeuf, 1795 © BNF

Jeté par deux fois dans les geôles de la Convention et du Directoire (il n’a connu que 13 mois de liberté de Thermidor jusqu’à sa mort en 1796 !), Babeuf y affermit son projet de révolution sociale : il tire les leçons de l’échec des insurrections de germinal et de prairial an III et noue des relations avec des révolutionnaires qu’il côtoie directement en prison ou avec lesquels il correspond (Buonarroti, Maréchal, Germain…). Dans certaines de ses lettres de prison, Babeuf en vient à esquisser une stratégie originale s’inspirant de la récente résistance vendéenne. Cette stratégie de conquête du pouvoir consiste à expérimenter sur un territoire restreint une communauté égalitaire exemplaire, la « Vendée plébéienne ». Conçue pour convaincre pacifiquement et par l’exemple, ce modèle de société harmonieuse serait destiné à se propager par contagion imitative, à « étendre graduellement le cercle des adhésions » jusqu’à recouvrir l’ensemble du territoire français [10]. S’il abandonnera par la suite cette voie pour se rallier à la pratique de la conspiration, il faut admettre que cette idée fera son chemin.

Stratégie et programme babouviste à l’heure de la conspiration des Égaux

En octobre 1795, c’est à peine sorti de prison que le tribun du peuple publie dans son journal éponyme le « manifeste des plébéiens », premier véritable texte roboratif et programmatique du babouvisme [11]. Il y convoque les Anciens, Jésus Christ, les penseurs des Lumières, il fait siens Robespierre, Saint-Just et même certains anciens « terroristes » Tallien et Fouché pour prouver au grand jour que le régime de « l’égalité parfaite et du bonheur commun […] n’est pas une chimère » et revendiquer « l’administration commune et la suppression de la propriété particulière ». C’est sur la base de cette doctrine que se fomentera en mars 1796 la Conjuration des Égaux autour d’un comité insurrectionnel composé de Babeuf, Buonarroti, Antonelle, Darthé, Debon, Félix Lepeletier, et Maréchal.

L’analyse de la composition de ce « directoire secret de salut public » et de ses partisans livre une réponse sans équivoque sur la réussite de la stratégie d’union des révolutionnaires des différentes tendances démocrates. Qu’ils aient été jacobins robespierristes, hébertistes proches de la sans-culotterie ou ni l’un ni l’autre, tous se retrouvent dans cette conspiration qui vise à dépasser radicalement les divisions antérieures du mouvement révolutionnaire. Il faut noter que cette stratégie d’union sera poursuivie jusqu’aux derniers jours de la conjuration, lorsqu’un groupe de conventionnels montagnards proscrits finit par se joindre au projet des Égaux derrière le comité insurrectionnel après de longues et houleuses tractations le 7 mai 1796 [12]. Pour les conjurés, l’union politique la plus large apparaît comme le préalable indispensable à la mobilisation victorieuse des masses quand viendra le jour de l’insurrection.

Mais trois jours seulement après cette réunion, trahis par un agent militaire récemment recruté par les conjurés, Babeuf et ses compagnons sont arrêtés puis incarcérés à Vendôme en vue d’y être jugés en Haute-Cour de justice. Au terme du procès, seuls Babeuf et Darthé seront condamnés à mort le 27 mai 1797, les autres seront condamnés à des peines de prison ou d’exil. Lors de l’arrestation des meneurs de la conspiration, une masse importante de papiers relatifs à celle-ci est saisie par la police afin d’être utilisée comme pièce à conviction par le tribunal. C’est entre autres grâce à cet important corpus mêlant notes, lettres, rapports, actes insurrecteurs et ébauches de décrets que le projet babouviste nous est si bien connu aujourd’hui. Que contient donc précisément cette nouvelle révolution que les conjurés appellent de leurs vœux et qui ne verra jamais le jour ?

Une trentaine d’années plus tard, dans son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité dite de Babeuf, Philippe Buonarroti précise que la conjuration avait pour but définitif de « reprendre l’ouvrage brisé par Thermidor [et] d’ajouter à la révolution des pouvoirs et des grandeurs » celle de « l’impartiale distribution des biens et des lumières ». Le programme babouviste entend ainsi « détruire l’inégalité et rétablir le bonheur commun » en fondant la société nouvelle sur le modèle de la communauté des biens et des travaux.

Avec son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité parue en 1828 à Bruxelles, Buonarroti parvient tant à « venger la mémoire » de ses compagnons qu’il fait œuvre de passeur d’avenir sur le plan stratégique et doctrinal.

Tous les individus la composant seront considérés comme citoyens et co-associés. Jusqu’à 60 ans et pour un temps hebdomadaire déterminé par la loi, chacun devra à la communauté « le travail de l’agriculture et des arts utiles dont il est capable » et contribuera ainsi à l’abondance publique. En retour, chacun recevra égalitairement et directement de quoi « pourvoir à ses besoins naturels » (et Buonarroti de lister le logement, l’habillement, le blanchissage, l’éclairage, le chauffage, l’alimentation et les soins) : point de monnaie ni de salariat dans cette nouvelle République. Si la propriété privée ne sera pas immédiatement abolie, elle sera du moins limitée dans son usage et son étendue. La terre cultivable, les biens d’usage collectif, les « biens usurpés » pendant la Révolution seront nationalisés et le droit de succession sera révoqué pour les générations futures. Au terme d’une période de transition sous le régime d’une autorité révolutionnaire provisoire, des institutions nouvelles mêlant assemblées représentatives à l’échelle nationale et organes de démocratie directe au niveau local prendront le relais. Des « magistrats intègres » seront chargés de gérer la propriété nationale et d’organiser la production et la distribution des biens de production et de consommation. Des mesures seront même proposées de sorte que cette magistrature reste populaire et en constant renouvellement afin d’éviter qu’une « classe exclusivement instruite dans l’art de gouverner » ne se forme d’elle-même. Enfin, de multiples dispositions relatives à la culture et à l’éducation parachèveront ce projet en assurant l’appropriation par tous des mœurs nécessaires à la stabilité de la communauté [13].

Conjuration de Baboeuf l’an IV, estampe anonyme, 1796 © BNF

Buonarroti le passeur : transmission et héritage et des idées babouvistes

Sans chercher absolument à voir dans le babouvisme un « hypothétique chaînon manquant quelque part entre Robespierre et Marx [14] », force est de constater que l’idéal politique des conjurés porte en lui les germes des projets socialistes et communistes du premier XIXe siècle. La transmission du récit de la conspiration, du lexique et des idées babouvistes tient en grande partie au succès de la Conspiration pour l’Égalité, parue en 1828 à Bruxelles et rééditée en 1830 à Paris aux lendemains de la révolution des Trois glorieuses. Dans ce témoignage au caractère public et politique clair, Buonarroti parvient tant à « venger la mémoire » de ses compagnons condamnés qu’à faire œuvre de passeur d’avenir [15]. Passeur stratégique d’abord, car il n’y a qu’à voir la popularité des pratiques conspiratrices et des sociétés secrètes dans les années 1830 (Société des Droits de l’Homme, Société des Familles, Société des Saisons, Association des Travailleurs Égalitaires…) pour mesurer l’influence de l’infatigable carbonaro qu’est Buonarroti. Passeur doctrinal ensuite, car c’est tout un langage babouviste saturé de néologismes qui est réemployé par les théoriciens du mouvement ouvrier naissant.

Parmi les plus importantes formules héritées de la pensée de Babeuf, les notions de communauté et d’association connaîtront l’avenir le plus fécond. Elles se retrouveront respectivement chez les théoriciens des mouvements communistes et socialistes naissants.

Ainsi, dans les principes communautistes des Égaux résumés précédemment, on peut voir poindre l’adage socialiste  « de chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ». Cet aphorisme – dont la paternité a été attribuée à Louis Blanc mais qui se retrouve aussi sous d’autres formes chez Saint-Simon ou Étienne Cabet – occupe une place centrale dans la constitution de la pensée socialiste du début du XIXe siècle avant d’être repris par Marx dans sa Critique du programme de Gotha [16]. Pêle-mêle, on remarque que les questions concernant les modalités pratiques de l’abolition progressive de la propriété privée sont déjà posées ; que commence à se faire sentir l’ébauche d’une planification de l’économie par une administration commune que l’on retrouvera en partie chez Saint-Simon sous la forme d’une administration technocratique ; que la nécessité et la légitimité d’une dictature assurant l’autorité révolutionnaire provisoire au lendemain de la révolution sont déjà débattues par les conjurés [17]. Or, on sait à quel point cette dernière question traversera le mouvement ouvrier du siècle suivant, du triumvirat dictatorial prôné par Auguste Blanqui au concept marxiste de dictature du prolétariat.

Comment ne pas voir non plus une réactivation du plan de « Vendée plébéienne » de Babeuf dans les grandes entreprises communautaires des socialistes utopiques ? Comme la « Vendée » babouviste mais de façon plus approfondie, le phalanstère de Charles Fourier vise à constituer une société harmonieuse destinée à se démultiplier « par explosion » pour englober un territoire plus large. Comme elle encore, les expériences icariennes des partisans de Cabet et les expériences coopératistes de Robert Owen qui entendaient explicitement instaurer des micro-communautés égalitaires aux États-Unis et au Royaume-Uni avaient pour objectif d’essaimer « par la discussion » et par l’exemple. Dans ces trois cas – et même si les modalités précises restent spécifiques à chacun de ces modèles – c’est toujours le modèle général de la communauté ou la pratique de l’association qui sont privilégiés pour accompagner les changements du siècle et lutter contre les inégalités et la misère.

Car parmi les plus importantes formules héritées de la pensée de Babeuf, ce sont bien les notions de communauté et d’association (ou co-association) qui connaîtront l’avenir le plus fécond. Pour Alain Maillard, on voit ainsi se dessiner dès les années 1830-1840 les divergences entre le socialisme et le communisme naissants dans le débat opposant les tenants du principe de l’association aux partisans de la communauté. Selon lui, le parti qui reprend à son compte l’idée d’association – qu’il s’agisse d’une association capital-travail (Ledru-Rollin), coopérative (Philippe Buchez), en atelier de travail (Louis Blanc) ou mutuelliste (Proudhon) – est celui qui formera les premières écoles formellement socialistes. En face, le parti qui ne jure que par la communauté des biens et des travaux à l’échelle communale et nationale et qui rejette le principe d’association (en ce qu’il constituerait un nouveau corps intermédiaire et en raison de son caractère imparfait) sera celui des premiers communistes [18].

Place du babouvisme dans les débuts du mouvement socialiste et communiste

Ceux que l’histoire retient comme les « néo-babouvistes » sont à la fois les premiers à avoir distinctement revendiqué l’héritage de Babeuf et en même temps les premiers à s’être saisis du qualificatif de « communiste ». Il s’agit de personnalités qui jouissent à l’époque d’une certaine notoriété comme Théodore Dézamy, Jean-Jacques Pillot, Richard Lahautière, André-Mary Savary ou dans une moindre mesure Napoléon Lebon [19].

A l’heure de la monarchie de juillet et des banquets républicains, les deux premiers sont à l’initiative de la tenue du « premier banquet communiste » de Belleville du 1er juillet 1840. Les nombreux toasts qui y sont portés reprennent explicitement les mots d’ordre babouvistes tout en les réactualisant : « À la réelle et parfaite égalité sociale ! », « À l’égale répartition des droits et des devoirs », « À la communauté des travaux et des jouissances ! », « À la souveraineté du peuple ! Au triomphe définitif de la communauté, seul gage de bonheur pour les hommes ! », « À l’émancipation du travailleur ! [20] ». Dézamy est aussi l’auteur du Code de la Communauté (1842) où il reprend les principes généraux de Liberté, Égalité, Fraternité et d’Unité, aux côtés des idées babouvistes de Bonheur et de Communauté pour exposer les lois fondamentales de la future République sociale. Marx reconnaîtra en lui un théoricien ayant posé « la base logique du communisme », plus scientifique et matérialiste que les socialistes qu’il qualifiera d’« utopiques » (au même titre que Robert Owen et le socialiste Jules Gay) [21].

Illustration page 11 (vol. I) de l’Histoire socialiste de la France contemporaine sous la direction de Jean Jaurès, 1908 © BNF

Si l’on doit à Babeuf et aux néo-babouvistes certaines des plus audacieuses idées du socialisme et du communisme, on ne saurait toutefois résumer l’ensemble de ces doctrines à cet héritage. Des concepts exogènes apparaissent chez d’autres précurseurs du début du XIXe siècle et joueront un rôle important dans le développement de ces théories.

La doctrine et la stratégie babouvistes ne peuvent être réduites à de simples rêveries utopiques ou à un prototype lacunaire de communisme. Elles doivent être considérées comme des réflexions révolutionnaires de leur temps, déjà scientifiques et matérialistes autant qu’annonciatrices d’une forme de socialisme.

Il en va ainsi des théories saint-simoniennes qui connaissent leur âge d’or aux débuts des années 1830. En valorisant les « abeilles » (le travail, l’industrie) et en stigmatisant les « frelons » (les oisifs, les propriétaires-rentiers), Saint-Simon (1760-1825) souligne l’existence d’exploités et d’exploiteurs et ouvre la voie à une critique acerbe du capitalisme que reprendront nombre de ses disciples. N’oublions pas que c’est à Pierre Leroux (1797-1871) – qui adhéra un temps au mouvement saint-simonien avant de s’en détacher – que nous devons la première appropriation du mot socialisme. Le terme apparaît d’abord de façon éparse dans les colonnes de son journal Le Globe (ou Journal de la doctrine de Saint-Simon) avant d’être employé systématiquement dans les écrits et discours de Leroux à partir de 1834.

Il en va de même pour la philosophie associationiste et coopératiste du britannique Robert Owen (1771-1858) qui s’est construite indépendamment de la doctrine babouviste avec laquelle elle partage bien des similarités [22]. L’application concrète des idées d’Owen dans ses villages of co-operation comme New Lanark ou New Harmony et la leçon de leurs échecs apporteront beaucoup au mouvement ouvrier.

Reconnaissons enfin aux socialistes utopiques le mérite d’avoir guidé avec optimisme toute une nouvelle génération vers l’espoir de changer pacifiquement les choses. Qu’il s’agisse de Charles Fourier (1772-1837) et de son plan détaillé de phalanstère ou d’Étienne Cabet (1788-1856) et des contours qu’il donne à son projet dans son Voyage en Icarie, tous deux rejettent la violence du processus révolutionnaire pour faire advenir un monde meilleur [23]. Tous deux inspireront aussi de nombreux adeptes qui perpétueront leurs idées, comme Victor Considérant (1808-1893) qui prendra la tête de l’École sociétaire et élaborera les premiers phalanstères à la suite de Fourier, ou Théodore Dézamy (1808-1850) qui ira jusqu’à dépasser les contradictions de la pensée de Cabet dont il fut un temps le secrétaire.

Sans la surestimer, la place de Babeuf et du babouvisme dans l’histoire originelle du socialisme mérite bien d’être aujourd’hui réaffirmée. La doctrine et la stratégie babouvistes ne peuvent être réduites à de simples rêveries utopiques, à un « égalitarisme grossier » (Marx) ou à un prototype lacunaire de communisme. Elles méritent d’être considérées dans leur temps en tant que réflexions révolutionnaires bien plus concrètes, scientifiques et matérialistes que celles des utopistes, mais aussi et assurément en tant qu’idées annonciatrices d’une forme de socialisme. En effet, qu’est-ce que l’essence du socialisme si ce n’est un idéal d’émancipation collective, une interprétation scrupuleuse des droits de l’homme et une stricte application des principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité ? C’est du moins ainsi que Pierre Leroux et Louis Blanc le définissent à ses débuts [24]. Si l’on s’en tient à cette définition, parce qu’il fut à la fois le dernier avatar des Lumières « radicales », le défenseur intransigeant des droits de l’homme de 1793 et de l’héritage de la révolution, et parce qu’il fut le théoricien d’une nouvelle doctrine émancipatrice fondée sur la communauté, l’égalité réelle et le bonheur commun, Gracchus Babeuf apparaît bien comme une figure de premier plan du mouvement socialiste.

Notes :

[1] Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 145. Karl Marx, « La critique moralisante et la morale critique… », dans Marx et Engels, Sur la Révolution française, Éditions sociales, Paris, 1985, p. 91. Sur Marx et le jacobinisme, voir Karl Marx, « La bourgeoisie et la contre-révolution », 1848 ou encore « Adresse de l’autorité centrale à la Ligue des Communistes », mars 1850, Ibid.

[2] Nous reprenons ici la mise en garde de Claude Mazauric dans son avertissement liminaire à Gracchus Babeuf, 4e éd., Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020.

[3] Pour suivre un « itinéraire biographique » général et commenté de Babeuf, voir Ibid., pp. 37-126. Sur le parcours de Babeuf avant la Révolution française, se référer à Victor Daline, Gracchus Babeuf à la veille et pendant la Grande Révolution française (1785-1794), Moscou, Editions du Progrès, 1976.

[4] Gracchus Babeuf, Le Tribun du Peuple n°29, 1795 (cité dans Claude Mazauric, Ibid., pp. 322-326. A noter que c’est également dans ce numéroque Babeuf se livre pour la première fois à une analyse de l’histoire de la révolution comme une lutte des classes avant la lettre, ou du moins comme une dispute de castes entre le « million doré » qui veulent s’accaparer la république et les « vingt-quatre millions de ventre creux » qui la veulent « pour tous ».

[5] Sur Morelly, Mably et le concept de « Lumières radicales », se référer à Stéphanie Roza, Comment l’utopie est devenue un programme politique, Paris, Classiques Garnier, 2015. Stéphanie Roza y dresse une filiation directe entre les écrits de Morelly et Mably et l’action politique concrète de Babeuf pour faire advenir cette nouvelle société égalitaire. Le Code de la Nature de Morelly y est ainsi présenté comme le « premier programme socialiste de l’histoire de France ».

[6] Contrairement à une idée répandue dès la période révolutionnaire (et sans doute encore alimentée par la référence de son surnom aux Gracques), Babeuf n’a jamais été partisan de la loi agraire dans son acception de l’époque. Il approuve la loi agraire en tant partage en usufruit des biens communaux comme un « grand acheminement vers l’égalité parfaite », mais la rejette comme une « sottise » en tant que partage des terres en propriétés individuelles, arguant que « la loi agraire ne peut durer qu’un jour ; […] dès le lendemain de son établissement, l’inégalité se remontrerait » (Gracchus Babeuf, Tribun du Peuple, n°35, 1795).

[7] Il dénonce ainsi « la vieille conjuration d’une moitié du genre humain pour retenir l’autre moitié sous le joug ». Des extraits de cette longue lettre sont reproduits dans Claude Mazauric, op. cit., pp. 143-168.

[8] Durant la période 1789-1793, Babeuf publie son Cadastre Perpétuel, ouvrage technique présentant un nouveau programme d’arpentage des terres en vue d’une prochaine rationalisation de l’impôt foncier plus égalitaire et « en faveur des opprimés », preuve s’il en est que le projet de Babeuf ne peut être résumé à des rêveries utopiques. De même, Babeuf rédige à cette période un manuscrit intitulé les Lueurs Philosophiques, sorte de carnet de notes témoignant de l’esprit de recherche qui l’animait ainsi que des fluctuations de sa pensée : on y découvre des réflexions sur le libéralisme d’Adam Smith, sur les questions du marché et de la propriété ou encore sur celles des conséquences de la mécanisation de l’agriculture et de l’industrie. Ce manuscrit fragmentaire et resté à l’état de brouillon a été retranscrit pour la première fois récemment dans Gracchus Babeuf, Œuvres, vol. 1, texte établi par Philippe Riviale, Paris, L’Harmattan, 2016.

[9] Les articles sont issus du nouveau journal de Babeuf, le Journal de la liberté de la presse qui deviendra le Tribun du Peuple ou le défenseur des droits de l’homme en octobre 1794. Parmi les autres textes critiques, on peut citer sa plus fameuse brochure Du système de dépopulation ou la Vie et les crimes de Carrier. Babeuf y assimile la guerre en Vendée à un « populicide vendéen ». Ce néologisme de son fait sera abondamment repris et interprété (à tort) à partir des années 1980 par les tenants de la théorie du « génocide franco-français » comme preuve de l’existence d’un génocide vendéen. Voir à ce sujet la réponse de Claude Mazauric « Sur Babeuf à propos de la Vendée », in Claude Petitfrère, Regards sur les sociétés modernes, Tours, CEHVI, 1997.

[10] Voir les lettres de Gracchus Babeuf à Charles Germain, citées dans Claude Mazauric, Gracchus Babeuf, Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020, 4e ed, pp.332-344.

[11] Le texte intégral du manifeste des plébéiens a été récemment réédité par Jean-Marc Schiappa. Voir Gracchus Babeuf, Le manifeste des plébéiens, Paris, Berg International, 2017. Ce texte ne doit pas être confondu avec le Manifeste des Égaux, rédigé un mois plus tard par Sylvain Maréchal, autre membre éminent de la conjuration mais dont le texte avait été finalement rejeté par ses compagnons.

[12] Il faut dire que ces conventionnels ont dans un premier temps inspiré la méfiance à nombre des conjurés : comment ne pas redouter les manœuvres politiciennes et l’ambition de ces ex-parlementaires ? Comment ne pas craindre de devoir revoir à la baisse les aspirations des Égaux pour les faire adhérer à la conjuration ? Sur ces questions, se référer à Philippe Buonarroti, Conspiration pour l’Egalité dite de Babeuf, réed. Paris, La Ville Brûle, 2014, pp. 148-149.

[13] Buonarroti consacre une grande partie de son ouvrage à présenter en détails ce qu’aurait impliqué l’application du programme babouviste après la victoire des conjurés (Ibid, pp.165-239). Il appuie ses propos sur un corpus de pièces justificatives qu’il a pu rassembler et qu’il retranscrit à la fin du livre. C’est notamment à partir de la pièce n°29 intitulée « Fragment d’un projet de décret économique » que l’on peut saisir concrètement la substance du projet babouviste (Ibid., pp. 404-410).

[14] Jean-Marc Schiappa, « Aspects de l’implantation de la conjuration babouviste », Annales historiques de la Révolution française, n°291, 1993, p. 116.

[15] A ce sujet, se référer à Alain Maillard, « Buonarroti, témoin du passé et passeur d’avenir (sur la réception de la Conspiration) », in Philippe Buonarroti, op. cit., pp. 424-446.

[16] Notons que l’on retrouve déjà les bases de cette maxime en 1755, sous la plume de Morelly dans son Code de la Nature avec la formule « travailler selon ses forces […] puiser selon ses besoins ».

[17] Au sujet des débats autour de la question de la dictature révolutionnaire, voir Philippe Buonarroti, Ibid., p. 126 et p. 110.

[18] Sur ces questions et sur le « néo-babouvisme » dans le mouvement ouvrier du début du XIXe siècle, voir l’ouvrage de référence d’Alain Maillard, La communauté des égaux. Le communisme néo-babouviste dans la France des années 1840, Paris, Kimé, 1999. A propos des premières utilisations du mot communisme et la terminologie socialiste prémarxiste en général, se référer à Jacques Grandjonc, Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes 1785-1842, 2e éd., Paris, Éditions du Malassis, 2013.

[19] On doit cette dénomination de « néo-babouviste » à l’historien socialiste Jules Prudhommeaux, Icarie et son fondateur Étienne Cabet : contribution à l’étude du socialisme expérimental, Paris, É. Cornély, 1907, p. 344-345. On ne peut s’attarder ici sur chacun de ces théoriciens encore trop méconnus du communisme néo-babouviste, mais pour plus d’informations, on peut se référer à leurs entrées correspondantes dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (le « Maitron ») disponible en ligne.

[20] Une liste des toasts portés lors du banquet de Belleville est proposée dans Alain Maillard, op. cit., pp. 282-283.

[21] Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 158.

[22] Dans une longue note infrapaginale de son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité, Buonarroti livre même un argumentaire défendant conjointement les systèmes d’Owen et de Babeuf. Voir « Annexe 3 – Objection au système d’Owen et réponses en faisant voir la futilité », in Philippe Buonarroti, op. cit., pp. 420-423.

[23] Rejet qui n’est pas exempt de condamnations ambigües, voire très sévères à l’encontre de la Révolution française. Ainsi Fourier en parle comme du « coup d’essai des philosophes » des Lumières qui auraient engendré « autant de calamités qu’ils ont promis de bienfaits » (Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, in Œuvres Complètes, Anthropos, Paris, 1966, T.II, p. 2). Il en va de même pour Étienne Cabet qui affirme dans une phrase restée célèbre « si je tenais une révolution dans ma main, je la tiendrai fermée, quand même je devrai mourir en exil ! » (Étienne Cabet, Voyage en Icarie, Paris, 1842, p.565).

[24] Pierre Leroux proclame en 1845 : « Nous sommes socialistes si l’on veut entendre par socialisme la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous. », Pierre Leroux, « De l’individualisme et du socialisme », in Œuvres (1825-1850), Paris, 1850, p. 376. Quant à Louis Blanc, il conclue en 1839 son ouvrage majeur en résumant ainsi sa pensée : « En résumé, de quoi s’agit-il ? D’aboutir pratiquement, progressivement à la réalisation du dogme : Liberté, égalité, fraternité. », Louis Blanc, Organisation du travail, 5e éd., Paris, 1848, p. 272.

La Terreur, première révolution sociale ?

© Hugo Baisez pour Le Vent Se Lève

En 1794, Saint-Just déclare : « que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie la terre ». En pleine Terreur, il fait adopter par l’Assemblée ce que la postérité nommera les décrets de Ventôse, qui redistribuent aux « patriotes indigents » les biens des prisonniers convaincus de complicité avec l’ennemi. Cette période de sang et d’euphorie, où se succèdent massacres et bouleversements sociaux majeurs, est à coup sûr la plus polémique de l’histoire de France. Elle n’a cessé de diviser au sein même de la gauche, pour laquelle elle constitue autant un moment fondateur qu’un spectre menaçant. Pour autant, la nature exacte des réformes économiques et sociales menées sous la Terreur est encore aujourd’hui un sujet de débat pour les historiens. Comment comprendre cette période en clair-obscur, où l’on « déclarait la guerre au malheur » avec le renfort de la guillotine ? Comment appréhender ce « despotisme de la liberté contre la tyrannie », qui proclamait que « les malheureux sont les puissances de la terre » tout en renforçant les prérogatives liberticides du Comité de salut public ?

NDLR : cet article s’inscrit dans la série La gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.

En juin 1793, les sans-culottes parisiens réclament la Terreur à l’encontre des ennemis de la République ; ils exercent une pression sur la Convention, dominée par les Montagnards, allant jusqu’à contester sa légitimité [1].

Des antagonismes socio-économiques importants voient le jour. Aux revendications égalitaires des sans-culottes s’oppose la tiédeur des Conventionnels, d’extraction bourgeoise et influencés par le libéralisme économique en plein essor.

Les sans-culottes réclament conjointement la mise en place d’un appareil de répression contre l’ennemi intérieur et le vote de lois frumentaires destinées à lutter contre la disette.

La Terreur est-elle un moyen pour les sans-culottes d’imposer leur programme économique interventionniste ? Les Montagnards les plus radicaux, comme Robespierre et Saint-Just, se sont-ils servis du tranchant de la guillotine pour appliquer un commencement de révolution sociale, contre la majorité de la Convention ? C’est la thèse qu’a défendu bec et ongles Albert Mathiez [2] ; Henri Guillemin l’a reprise dans une conférence qui a connu un succès posthume foudroyant sur Youtube [3]. D’autres nuancent ou contredisent cette dimension égalitaire, voire socialisante, qu’ils confèrent à la Terreur.

Portrait de Maximilien Robespierre, musée Carnavalet (auteur inconnu)

Au centre de ces interrogations et de ces contradictions, Robespierre [4]. Trait d’union entre les sans-culottes les plus révolutionnaires et les Montagnards les plus conservateurs, il est l’incarnation des contradictions du gouvernement révolutionnaire de 1793-1794 qui l’ont mené à sa perte – non sans avoir accompli une oeuvre politique dont le spectre a hanté les deux siècles suivants de l’histoire de France.

Salut public et révolution sociale

La Terreur ne saurait être analysée comme l’aboutissement d’un dessein préconçu par les Conventionnels ; encore moins comme une politique monolithique menée par une faction déterminée. Elle est le produit conjoncturel d’une alliance entre un mouvement populaire – les sans-culottes – et un groupe parlementaire – les Montagnards [5]. Unis dans l’opposition, ils développent des relations conflictuelles une fois au pouvoir.

En 1793, la République française apparaît dans une situation critique. Alors que la situation militaire empire et que la crainte d’un complot aristocratique se lit sur toutes les lèvres, les pénuries s’aggravent et les troubles sociaux se multiplient. Les sans-culottes réclament conjointement la mise en place d’un appareil de répression contre l’ennemi intérieur et le vote de lois frumentaires destinées à lutter contre la disette. Si l’aristocratie nobiliaire est la première visée, c’est avec une intensité croissante celle des riches qui est prise pour cible. Si les revendications économiques les plus immédiates des sans-culottes dépassent rarement le stade de mesures conjoncturelles – le fameux maximum du prix des denrées -, des projets de réforme sociale plus ambitieux voient le jour.

Sur le plan politique, ils réclament la mise en place d’une démocratie plus directe, qui ferait droit à leur mode d’organisation autonome ; de fait, les sans-culottes, regroupés en sections et armés, constituent un contre-pouvoir local à la Convention.

C’est à partir du 31 mai 1793 que les Montagnards se retrouvent en position de force, et commencent à légiférer dans le sens des sans-culottes [6]. La Terreur fut-elle le moyen d’imposer un programme de salut public pour sauver la patrie en danger, articulé à une une série de réformes sociales en faveur des pauvres ? A-t-elle scellé une alliance entre la fraction la plus patriotique de la sans-culotterie et l’aile la plus révolutionnaire de la Montagne, contre la richesse mobilière – ennemie naturelle de la Révolution ? C’est la thèse que défend, non sans brio, Albert Mathiez. Une série d’éléments appellent néanmoins à nuancer cette grille de lecture.

Les premiers mois donnent de nombreuses satisfactions aux sans-culottes. De nombreuses mesures en leur faveur sont adoptées : blocage des prix du pain et des denrées de première nécessité (loi du maximum général), création d’une armée de sans-culottes pour le surveiller, impôt progressif pour financer l’effort de guerre, guillotine pour les accapareurs et les agioteurs… Les droits féodaux sont définitivement abolis, achevant la destruction de l’aristocratie terrienne que les soulèvements de 1789 n’avaient fait qu’ébranler ; un processus dont on aurait tôt fait de sous-estimer la radicalité, lorsqu’on compare la France aux autres pays européens… [7]. Mais les heurts ne tardent pas à survenir…

La politique de la Convention prend une nette dimension de classe, ciblant les groupes sociaux aisés à l’aide de son pouvoir coercitif. Le décret du 5 nivôse an II (25 décembre 1793) prend explicitement pour cible les banquiers ;

Sur le plan politique, la Constitution de juin 1793 reconnaît l’existence des assemblées qui permettent aux sans-culottes de se réunir et de se structurer – bien que leurs attributions demeurent des plus floues – et proclame le droit à l’insurrection.

La politique de la Convention prend une nette dimension de classe, ciblant les groupes sociaux aisés à l’aide de son pouvoir coercitif. La justice révolutionnaire s’attaque aussi bien aux aristocrates émigrés qu’aux bourgeois spéculateurs. Le décret du 5 nivôse an II (25 décembre 1793) prend explicitement pour cible les banquiers ; imposé par Robespierre, il fait préventivement arrêter « et juger les étrangers, banquiers, et autres individus prévenus de trahison et de connivence avec les rois ligués contre la République française ».

Exagérés et Enragés : des mouvements pré-socialistes face à une Convention bourgeoise ?

Opportunisme de la part des Montagnards face à une sans-culotterie impatiente, qui menace de se tourner vers des factions plus radicales ? C’est indéniable. Dominant la Convention, les Montagnards se retrouvent alors aux prises avec plus révolutionnaire qu’eux : les Exagérés et les Enragés.

Les premiers se reconnaissent dans le journal radical de Jacques-René Hébert, le Père Duchesne. Les seconds dans le prêtre rouge Jacques Roux. Tous deux reprochent aux Montagnards leur timidité en matière sociale. Le premier finit par appeler, de nouveau, les sans-culottes à se soulever contre l’Assemblée. Le second prononce des discours humiliants pour les Conventionnels montagnards, qu’il confronte à leur train de vie bourgeois.

Exagérés et Enragés seront rapidement écrasés par la Convention montagnarde. Jeté en prison, Jacques Roux se donnera la mort. Arrêté en compagnie des meneurs exagérés, Hébert sera quant à lui guillotiné. Faut-il y voir les premières réaction d’une Convention bourgeoise contre un mouvement populaire au programme socialisant ? C’est généralement de cette manière que l’historiographie libertaire, et une partie de l’historiographie marxiste, interprètent cet épisode [8].

Jacques-René Hébert. par Edme Bovinet, BNF

Voir dans les Enragés et les Exagérés des mouvements pré-socialistes relève cependant de la gageure. Malgré toute leur radicalité verbale, les Enragés défendent surtout la lutte résolue contre la vie chère, par le biais d’un contrôle draconien de la circulation des denrées ; une mesure que tous les Conventionnels, jusqu’à Marat, rejetaient. Nulle remise en cause fondamentale de l’inégale répartition des biens et de la propriété chez les Enragés. Un communisme de la consommation [9], radical dans la conjoncture, plus insignifiant dans l’histoire longue du mouvement populaire ; nul communisme de la production. Les visées sociales des robespierristes, plus modérées dans le domaine des lois frumentaires et de la circulation des denrées, étaient plus larges.

Les Exagérés représentaient quant à eux un étrange attelage : de nombreux sans-culottes mais aussi une grande poignée de millionnaires étrangers, ainsi que des leaders au positionnement idéologique flou, rejoignant tantôt Danton, tantôt Marat. « Il est difficile de dire si de nombreux politiciens doivent être classés comme hébertistes ou dantonistes », note avec justesse Jean Massin [10]. Incarnation vivante de cette confusion politique : Anacharsis Cloots, richissime aristocrate étranger, proche un temps de Hébert. C’est comme Exagéré que Saint-Just l’a envoyé à la guillotine. Avant cela, Robespierre l’avait fait exclure du Club des Jacobins avec la dernière des violences, prétextant de sa richesse indécente.

Les Exagérés ont-ils été guillotinés parce qu’ils étaient perçus comme suppôts des puissances financières ? Ou au contraire, parce qu’on voyait en eux une menace pour l’ordre social ? Ces deux interprétations ne sont pas contradictoires. Une grille de lecture marxiste trop rigide semble ici peu pertinente (tant les déterminations de classe des différentes factions sont hétéroclites et fluctuantes).

Les décrets de Ventôse, rédigés par Saint-Just, sont pensés comme un transfert massif de propriété des bénéficiaires de l’ancien système vers la grande masse des travailleurs pauvres.

Il faut en effet garder à l’esprit à quel point les révolutionnaires de 1793 étaient hantés par l’imminence d’un complot visant à renverser la République. Une succession vertigineuse d’intrigues éventées, de faux témoignages et de vraies conspirations – admirablement restituée par Jean Massin [11] – impliquant des affairistes tantôt liés aux Exagérés, tantôt aux dantonistes, accroissait l’atmosphère de paranoïa dans laquelle vivaient les robespierristes.

Si les motivations de la répression des Exagérés ne sont donc pas exclusivement conservatrices, nul doute que celle-ci donne un brusque coup d’arrêt à l’élan populaire sous la Terreur. Elle prive les robespierristes de la base sociale nécessaire à l’application des réformes économiques les plus ambitieuses qu’ils souhaitaient.

La Terreur : un terrorisme mâtiné de socialisme ?

Des mesures sociales audacieuses sont portées par la Convention, sous l’impulsion du Comité de salut public, où siègent notamment Robespierre et deux de ses proches alliés – Saint-Just et Couthon. Les décrets de Floréal (mai 1794) mettent en place un embryon de système de retraite et de protection sociale.

Plus significatifs, les décrets de Ventôse (février et mars 1794) rédigés par Saint-Just. Ils font entrer dans la loi le séquestre des biens des suspects convaincus d’intelligence avec l’ennemi, et systématisent leur redistribution aux « patriotes indigents ». Dans l’esprit des robespierristes, ils sont pensés comme un transfert massif de propriété des bénéficiaires de l’ancien système vers la grande masse des travailleurs pauvres.

En apparence révolutionnaires, ces textes législatifs se distinguent par leur flou. Leur modalité d’application est laissée à la discrétion des autorités locales – bourgeoises en province, plébéiennes à Paris… jusqu’à la purge des Exagérés. Celle-ci a pour conséquence de substituer aux cadres radicaux de la Commune de Paris des dirigeants plus modérés. Une mutation cruciale pour comprendre le drame de Thermidor…

Comment interpréter cet ensemble de politiques publiques où se mêlent interventionnisme, accroissement de la progressivité des impôts et lois sociales ambitieuses ? Elles mettent à mal l’interprétation simpliste de la Révolution française comme « révolution bourgeoise ». La complainte rétrospective du Conventionnel Boissy d’Anglas à propos de la Terreur (« le riche était suspect, le peuple constamment délibérant ») n’est pas sans fondements.

Faut-il pour autant voir dans la Terreur une expérience socialisante ? Ce serait passer sous silence le fait que la richesse mobilière est sortie presque indemne de cette période, et que les projets les plus ambitieux de réforme de la propriété n’ont jamais dépassé le stade du discours.

« Terrorisme mâtiné de socialisme », comme l’a défendu Jean Jaurès, voyant dans la Terreur un « expédiant de justice sociale » ? [12]. Ce serait mésestimer l’importance qu’a revêtue la question sociale sous la Révolution…

Il faut prendre en compte un élément capital, parfois mis de côté par les historiens qui se cantonnent à la lecture des textes de lois : en l’absence d’une administration moderne et d’un système de registre unifié, l’application des lois économiques et sociales était souvent fonction des rapports de force régionaux. Patriotes indigents, oppresseurs, conspirateurs, malheureux, banquiers à la solde de l’étranger : autant de catégories sociologiques à tout le moins ambiguës, qui laissaient une large place à l’interprétation des administrateurs locaux… lesquels n’étaient souvent pas en possession de moyens logistiques permettant le recensement des pauvres ou des biens disponibles. Ainsi, selon qu’une commune ait été dominée par des sections de sans-culottes ou une assemblée de notables, l’application des lois sociales de la Convention variait du tout au tout [13].

C’est ainsi que la Terreur peut être comprise comme l’ère du primat du politique, porté à incandescence. Le jacobinisme issu de la Révolution rompt avec les explications théologiques de la genèse du pouvoir et des institutions… sans remplir ce vide par les connaissances économiques et sociologiques qui surviendront au XIXème siècle.

À Paris, c’est un basculement dans les rapports de force au sein du pouvoir exécutif de la ville qui a scellé le sort de la Convention montagnarde – en partie bien malgré elle.

La revanche de la société réelle contre l’illusion de la politique ?

Les derniers mois de la Terreur ont intrigué les historiens. Alors que les tensions socio-économiques s’accroissent, on y voit les Montagnards recourir avec toujours plus d’empressement au champ lexical de la vertu. Le discours de Robespierre sur l’Être suprême a lieu alors que des émeutiers de la faim secouent Paris, dont les leaders sont arrêtés sur ordre du Comité de salut public, puis réprimés avec une violence croissante.

NDLR : Lire sur LVSL l’article de Tristan Labiausse : « La République jusqu’au bout : retour sur la culte de l’Être suprême »

Faut-il y voir la marque intellectuelle d’une époque où l’on pensait les questions économiques sous un prisme moral ? Faut-il comprendre que les Montagnards aient voulu sublimer ces antagonismes dans un élan fraternel qui unirait riches et pauvres ? C’est le cas pour un nombre non négligeable d’entre eux. Mais pour les plus radicaux – Robespierre et Saint-Just – sans que cette explication soit totalement invalide, il faut davantage y voir une forme de prudence tactique.

Il ne faudrait pas, en effet, passer sous silence certaines de leurs intuitions les plus radicales quant aux antagonismes économiques qui clivent la société. « Quand l’intérêt des riches sera-t-il confondu avec ceux du peuple ? Jamais ! », écrit Robespierre dans l’une de ses notes [14]. Saint-Just développe des considérations similaires, dans ses écrits personnels au cours de l’année 1794 : « là où il y a de très gros propriétaires, on ne voit que des pauvres (…) l’opulence est une infamie ; elle consiste à nourrir moins d’enfants qu’on n’a de mille livres de revenu » (publiés de manière posthume sous le titre de Fragments d’institutions républicaines). Ce fils de notables se radicalise au contact de la Révolution, et finit par écrire qu’il « ne faut ni riches ni pauvres ». Signe de leur prudence, Robespierre et Saint-Just n’ont jamais assumé des positionnements publics aussi radicaux, conscients de la puissance de la bourgeoisie émergente au sein de la Convention. Mais ces écrits privés témoignent assez de l’ambition de leurs projets sociaux. Une dimension de leur action qui n’avait pas échappé à Karl Marx, lequel a rendu hommage à Robespierre et Saint-Just comme « d’authentiques représentants des forces révolutionnaires : la masse innombrable ».

Louis Antoine de Saint-Just, par Pierre-Paul Prud’hon, musée du château de Blérancourt.

Pour autant, il est indéniable que Robespierre comme Saint-Just restent prisonniers du cadre mental de leur époque. Leurs intuitions radicales en matière économique et sociale demeurent imprécises. Les rapports de force entre salariés et employeurs leur sont inconnus – de fait, un salarié ou un employeur peut être, de manière indifférenciée, un sans-culotte. L’exploitation économique est perçue et dénoncée lorsqu’elle concerne la soumission des pauvres aux propriétaires terriens ou aux créancier, mais pas aux patrons [15]. Ainsi, les mêmes Montagnards qui ont décrété les banquiers comme ennemis du peuple ont par la suite réprimé, avec une grande brutalité, ceux qui exigeaient des hausses de salaires ou des réformes économiques exagérément interventionnistes – avec une intensité croissante aux derniers temps de la Terreur [16].

S’il faut donner tort à l’interprétation de 1793 comme une révolution bourgeoise, il faut en revanche souligner leur ignorance de certains rapports de force socio-éonomiques élémentaires ; et rappeler à quel point dans l’esprit des Montagnards, l’ensemble des question économiques et sociales étaient subsidiaires par rapport à leurs objectifs proprement politiques.

C’est ainsi que la Terreur peut être comprise comme l’ère du primat du politique, porté à incandescence. Si le jacobinisme issu de la Révolution constitue une matrice politique si particulière, c’est qu’il rompt avec les explications théologiques de la genèse du pouvoir des institutions… sans remplir ce vide par les connaissances économiques et sociologiques qui surviendront au XIXème siècle. Entre ces deux visions du monde – théologique et rationaliste – émerge le peuple comme acteur de l’histoire. Destructeur des anciennes puissances qui lui voilaient la sienne et démiurge des institutions, il n’est contraint par aucun déterminisme – ni théologique, ni économique.

La figure de Prométhée incarne mieux que toute autre cette conception du peuple, qui découvre l’infinité de sa puissance après un long sommeil – et qui, privé de sa souveraineté durant des siècles, veut à présent l’étendre sur l’ensemble des phénomènes du réel. On comprend l’intérêt que portent Chantal Mouffe et Ernesto Laclau à la Révolution française, qui affirmait l’autonomie du domaine politique, libéré des superstitions religieuses, et pas encore soumis aux lois d’airain de l’économie. Époque naïve où l’on pouvait concevoir le peuple comme un sujet autonome, indéterminé, créateur de sa propre histoire – avant que Karl Marx ne le déconstruise méthodiquement, comme une fiction verbale permettant de légitimer le pouvoir de la classe dominante.

Il faut rendre hommage à François Furet qui, dans un beau livre publié peu après le bicentenaire, avait perçu avec beaucoup de finesse cette contradiction entre une froide appréhension économique et sociologique du peuple, et le mythe révolutionnaire du peuple comme sujet autonome cher aux Montagnards [17]. Il voit dans la période révolutionnaire une tension permanente entre la proclamation de la souveraineté absolue du peuple et la réalité d’un peuple majoritairement illettré, dont une infime proportion seulement se rend aux Assemblées populaires.

Ultime ruse de la raison révolutionnaire : les sans-culottes accompagneront le cortège funèbre des robespierristes de crachats et d’insultes ; ignorant qu’ils constituaient sans doute le dernier rempart, dans la Convention et le Comité au libéralisme économique qui allait se déchaîner dans les années à venir…

De ce gouffre entre le peuple rêvé et le peuple réel naît un nouveau régime de pouvoir, et un nouveau système de légitimation. La souveraineté du peuple étant à la fois proclamée et impossible, elle doit être incarnée. Les élus du peuple se livrent donc une compétition vertueuse, pour représenter mieux que les autres la volonté du peuple. C’est la raison pour laquelle les séances parlementaires prennent les contours de scènes de théâtre jouées dans une « arène de gladiateurs » : par la parole, celui qui parvient à « figurer symboliquement la volonté du peuple » règne [18]. Un jeu dans lequel excelle Robespierre, « cet alchimiste de l’opinion révolutionnaire qui transforme les impasses logiques de la démocratie directe en secrets de la domination ».

Reprenant les expressions de Karl Marx, Furet voit dans la Révolution française le triomphe de l’illusion de la politique : la mise en suspens des rapports sociaux réellement existants et des intérêts matériels, au profit du mythe du peuple souverain en action, par la voie de ses parlementaires. À l’inverse, le 9 Thermidor est pour lui la revanche de la société réelle : le moment où les antagonismes de classe et les rapports de production reprennent le dessus, et où la fiction du peuple unifié, ce délire cher aux révolutionnaires, vole en éclats.

Ruses de la raison révolutionnaire

Cette analyse est à coup sûr éclairante. Mais elle pèche par au moins trois aspects. Nous avons d’abord vu qu’elle est partiellement infondée pour les révolutionnaires les plus radicaux, Robespierre et Saint-Just ayant une conscience embryonnaire des rapports de classe. Elle empêche également Furet d’analyser ce nouveau régime de pouvoir – où l’on se légitime par la parole vertueuse, celle qui se fait l’écho de la volonté populaire – en termes de classes sociales. En effet, toute la justesse de son analyse ne fera pas oublier que derrière le théâtre parlementaire, on trouve des sans-culottes qui menacent d’envahir l’Assemblée, ainsi qu’une bourgeoisie d’affaires qui se livre à un travail d’influence pour défendre ses intérêts. Autrement dit, des rapports économiques et sociaux qui conditionnent toujours l’action politique. Enfin, et par conséquent, une telle grille de lecture interdit de procéder à une analyse des acteurs, des bénéficiaires et des victimes de la Terreur en termes de classes sociales ; que la rhétorique des révolutionnaires ait cherché à maquiller les antagonismes de classe n’implique en effet pas que ceux-ci aient disparu. Il faut accepter le fait que les intentions et les actions des révolutionnaires n’ont qu’imparfaitement coïncidé ; et que leurs décisions politiques ont eu un impact sur les structures socio-économiques bien au-delà de ce qu’ils souhaitaient.

Un article éclairant d’Albert Soboul permet de suivre la fluctuation des salaires journaliers parisiens sous la Terreur, et ainsi de prendre le pouls des rapports de classe entre travailleurs salariés et employeurs [19]. On constate qu’en 1793, les salaires subissent une augmentation considérable. Il s’agit de la phase de la Révolution au cours de laquelle les sections de sans-culottes prennent un pouvoir croissant au sein de la capitale, et où des révolutionnaires radicaux dirigent la Commune de Paris – la plupart rejoindront la faction des Exagérés. Exerçant un pouvoir parallèle à celui de la Convention, ils tolèrent une hausse des salaires bien plus élevée que ce que permet la loi – qui limite les salaire au même titre que les prix [20].

Dans un premier temps, Robespierre et les Montagnards soutiennent essentiellement pour des raisons politiques le pouvoir parallèle des sections de sans-culottes et leur organisation sur le mode de la démocratie directe, permettant à ces hausses de salaires de subsister. En appuyant la domination politique des sans-culottes, ils pérennisent cet état de fait favorable aux salariés face à leur employeur.

À partir de l’année 1794, la Convention montagnarde entreprend la purge des Exagérés. L’organisation démocratique des sections de sans-culottes est mise à mal, leur pouvoir encadré, et les principaux cadres de la Commune de Paris sont alors remplacés par des personnalités d’extraction plus bourgeoise, proches du train de vie des Montagnards. S’ils sont encore considérés comme des sans-culottes, ils appartiennent davantage à la classe des maîtres et des artisans que des salariés.

On assiste alors à une stagnation, puis une baisse drastique des salaires. Essentiellement pour des raisons politiques, encore, les robespierristes ont initié une dégradation du niveau de vie des travailleurs parisiens. La fin de la domination politique des sans-culottes les plus pauvres et les plus radicaux sur la Commune de Paris a sans doute eu des conséquences plus importantes que ce qu’ils concevaient.

C’est ainsi que la dimension sociale de la politique révolutionnaire a progressivement diminué au cours de l’année 1794. La Terreur, à l’origine réclamée à cor et à cri contre les classes aisées par les sans-culottes, s’est progressivement retournée contre eux. Sans que les Montagnards aient eu une claire conscience de léser les classes inférieures en exerçant une purge contre les Exagérés, ils ont réduit à néant l’assise sur laquelle leur politique sociale reposait.

Robespierre et Saint-Just comprenaient-ils qu’ils sapaient les bases populaires de leurs projets sociaux ? L’ignorance du détail des réunions du Comité de salut public laisse une large place à la spéculation. Mais c’est durant leur mandature que le Comité a pris de sévères mesures pour réprimer les agitations ouvrières et les émeutes de la faim. Ils ne se sont pas non plus opposés aux diverses mesures libérale mises en place par la Convention vers la fin de la Terreur – parfois inspirées du Comité – : dérogations légales au maximum, assouplissement du contrôle des accaparements… Ils ont, enfin, toléré la politique drastique de baisse des salaires menée par leurs alliés au sein de la Commune de Paris, à quelques jours de leur chute [21].

Albert Mathiez, pourtant, croit voir une opposition discrète mais croissante de Robespierre et Saint-Just à cette bifurcation. À l’aube du 9 Thermidor, une passe d’armes oppose Saint-Just au négociant Robert Lindet ; le premier accuse le second de saboter les décrets de Ventôse, en empêchant la mise en place des commissions destinées à redistribuer les biens des suspects aux pauvres [22]. Le 8 Thermidor, Robespierre dénonce publiquement la pression exercée par l’aristocratie des riches sur les Comités et la Convention : « La contre-révolution est dans toutes les parties de l’économie politique (…) Elle a pour but de favoriser les riches créanciers, de ruiner et de désespérer les pauvres ». Plusieurs indices indiquent que dans leurs derniers jours, Robespierre et Saint-Just souhaitaient en revenir à l’esprit originel de la révolution – celle qui proclamait que les malheureux sont les puissances de la terre, celle des projets sociaux aux larges vues que l’on trouve dans les Fragments d’institutions républicaines de Saint-Just [23]. Mais le mal était fait.

C’est ainsi que l’on trouve, coalisés contre Robespierre le 9 Thermidor, des représentants de la bourgeoisie d’affaires aussi bien que des sans-culottes. Les premiers, lésés par le dirigisme de la Terreur, comme les seconds, ulcérés par les baisses de salaires, tenaient les robespierristes pour responsables de l’ensemble des mesures économiques prises depuis un an.

Le 9 Thermidor, par Max Adamo. Alte Nationalgalerie,

Ultime ruse de la raison révolutionnaire : les sans-culottes accompagneront le cortège funèbre de Robespierre de crachats et d’insultes ; ignorant qu’il constituait sans doute le dernier rempart, dans la Convention et dans le Comité, au libéralisme économique qui allait se déchaîner dans les années à venir… Cette scène retiendra l’attention de Victor Hugo : « cette foule, est-ce qu’elle n’a pas ri sur le passage de Jésus, devant la ciguë de Socrate, le bûcher de Savonarole et de Jeanne d’Arc ? Est-ce qu’elle n’a pas craché à la face fracassée de Robespierre ? ».

L’imprécision du projet social des robespierristes, leur mauvaise appréhension des antagonismes économiques et sociaux, leur avaient coûté la vie. Les mouvements socialistes et marxistes des siècles suivants ne l’oublieront pas. Pour autant, ils demeureront fascinés par le peuple souverain comme sujet politique. Illusion, fiction, abstraction ? Peu importe : le peuple des robespierristes, la nation révolutionnaire, demeuraient des mythe mobilisateurs puissants et incontournables – au demeurant pas incompatibles avec une lecture en termes de classes sociales.

De même, les libéraux ne parviendront pas à conjurer le spectre de 1793. Deux siècles d’historiographie critique – de Benjamin Constant à François Furet – échoueront à tuer l’attrait suscité par la Révolution française. Le souvenir de la République montagnarde devait se rappeler à tous ceux qui voulaient réduire la société à un agrégat d’atomes, d’agents économiques indépendants les uns des autres ; et la société de consommation devait échouer à tuer le rêve de la nation jacobine.

La revanche de l’illusion de la politique sur la société réelle ?

Notes :

[1] Par commodité, nous parlerons des Montagnards comme du groupe parlementaire opposé à la Gironde, qui a initié les lois terroristes de 1793 et 1794 – en gardant à l’esprit tout ce que ces dénominations comportent de simplification, et qu’elles sont largement le produit d’une reconstruction a posteriori des événements.

[2] Albert Mathiez, Girondins et Montagnards, Paris, Verdier, 1993. Voir notamment les chapitres « La révolution sociale des robespierristes » et « Les séances des 4 et 5 Thermidor an II aux deux comités de salut public et de sûreté générale ».

[3] La conférence de Henri Guillemin, intitulée sur Youtube « Henri Guillemin explique Robespierre et la Révolution française » a été visionnée un demi-millions de fois. Un ouvrage en a été tiré (Henri Guillemin, 1789 : silence aux pauvres, Paris, Utovie, 1989).

[4] Si un nombre incalculable d’historiens l’ont dépeint comme le principal responsable de la Terreur – que ce soit pour l’en blâmer ou tresser ses louanges – les travaux récents et salutaires de Jean-Clément Martin ont déconstruit cette lecture de l’histoire. Ils ont remis en question, avec des éléments importants à l’appui, sa centralité dans les événements de 1793 et 1794. C’est donc ici davantage comme un catalyseur de la Terreur que comme l’un de ses initiateurs que nous le considérerons.

[5] En gardant à l’esprit les contradictions politiques qui fracturaient les Montagnards, et l’hétérogénéité sociale des sans-culottes – artisans, maîtres ou salariés selon les sections. Ces éléments sont par exemple absents de l’oeuvre-phare de François Furet, – loin d’être inintéressante par ailleurs, cf supra. Nous citerons le court mais dense ouvrage de Sophie Wahnich (La liberté ou la mort : essai sur la Terreur, Paris, La Fabrique, 2003), qui offre de nombreux éléments établissant le malaise des Conventionnels face à la demande de Terreur populaire, leurs tentatives pour la canaliser par l’entremise des lois.

[6] Le 31 mai 1793, les sans-culottes envahissent l’Assemblée et démettent une trentaine de députés girondins de leurs fonctions, accusés d’intelligence avec l’ennemi. Dès lors, les députés des bancs de la Montagne acquièrent un indéniable ascendant sur la Convention.

[7] Éric Hobsbawm (The age of Revolution (1789-1848), Abacus, 1988) note que l’aristocratie terrienne s’est largement maintenue au cours du XIXème siècle en Europe, et que la France fait figure d’exception.

[8] On se reportera au passionnant La révolution française d’Éric Hazan (Paris, la Fabrique 2013).

[9] Nous empruntons à l’historien Hugo Rousselle cette expression, auteur d’une thèse sur l’histoire des droits-créances.

[10] Jean Massin, Robespierre, Paris, Alinéa, 1993, p. 198.

[11] Ibid.

[12] Jean Jaurès, ibid.

[13] Sur l’application du programme social de la Terreur, voir Jean-Pierre Gross, Égalitarisme jacobin et droits de l’homme, 1793-1794 : La Grande Famille et la Terreur, Paris, Arcantères, 2000. Il n’y voit nulle révolution socialiste, mais constate une application modérée des textes de la Convention dans la plupart des cas.

[14] Jean Massin, Robespierre, Paris, Alinéa, 1993, p. 192.

[15] On rappellera que Robespierre était hébergé par un maître menuisier, qu’il ne considérait pas moins comme un sans-culotte que ses employés. Lors du vote de la loi Le Chapelier, qui interdit toute forme de coalition salariale, c’est dans une solitude absolue que Marat relaie la protestation d’ouvriers du bâtiment. Tout aussi significatif est le fait que les travailleurs pauvres aient fait porter leurs revendications sur le blocage des prix plutôt que sur la hausse des salaires.

[16] Outre l’envoi à la guillotine des Enragés et des Exagérés, on citera la fermeture du club des Cordeliers – plus radical et plébéien que celui des Jacobins – et l’arrestation des émeutiers de la faim durant les derniers mois de la Terreur.

[17] François Furet, Penser la révolution française, Paris, Gallimard, 1989.

[18] Timothy Tackett note – cela n’a rien d’anodin – que les aristocrates au sein de l’Assemblée se distinguaient par leur mauvaise maîtrise de la parole, peu habitués à en user pour justifier leur statut. Au contraire, de nombreux députés du Tiers faisaient profession d’avocats. L’expression « d’arène de gladiateurs » lui est empruntée (Par la volonté du peuple, Aubier, Paris, 1992). Il s’intéresse à la charge émotionnelle générée par les séances de l’assemblée : enthousiasme et attendrissement des députés acclamés par le peuple, humiliation générée par les défaites parlementaires accompagnées de huées, peur ressentie lorsqu’on « votait sous les poignards ». Il n’est pas inutile de croiser la lecture du livre de Furet avec celui de Tackett : le premier s’intéresse au nouveau système de domination par la parole né sous la Révolution, le second au régime émotionnel qui l’accompagne. Lire aussi sur LVSL l’article d’Antoine Cargoet « Comment les émotions ont fait la Révolution ».

[19] Albert Soboul, « Le maximum des salaires parisiens et le 9 Thermidor », Annales historiques de la Révolution française, 26e Année, No. 134, 1954.

[20] L’article 8 de la loi du 29 septembre 1793 limite les salaires à leur équivalent de 1790, plus la moitié ; les prix, de leur côté, sont limités à leur équivalent de 1790, plus le tiers seulement. Cette loi, censée être à la faveur des salariés (les prix étant davantage limités que les salaires), a cependant des implications variables selon que l’on considère une région où la pression populaire a conduit à une hausse de salaires importantes depuis 1790, ou une autre dans laquelle ils demeurent faibles. En conséquence, dans les régions où la pression populaire est la plus élevée, les autorités locales rechignent à appliquer cet article 8.

[21] La Commune de Paris, dirigée par les robespierristes, publie un arrêté visant à l’application de l’article 8 de la loi du 29 septembre 1793, qui porte sur le blocage des salaires à leur niveau de 1790, plus un tiers – ce qui équivaut, dans la capitale, à une diminution considérable. Les autorités municipales comprendront trop tard leur erreur, et tenteront de se défausser de leurs responsabilités.

[22] Commissions qui, effectivement, n’avaient pas été créés. Albert Mathiez, Girondins et Montagnards, Paris, Verdier, 1993. Le chapitre « Les séances des 4 et 5 Thermidor an II aux deux comités de salut public et de sûreté générale » analyse de manière chirurgicale Les séances qui ont conduit à la rupture entre Robespierre, Saint-Just et leurs collègues.

[23] Pour Jean Massin (op. cit.), durant les deux dernières séances du Comité de salut public, Robespierre et Saint-Just ont tenté d’élaborer un décret basé sur les Fragments d’institutions républicaines. On notera que, de même que Saint-Just avait affronté le négocient Lindet, Robespierre avait porté le fer contre le directeur du Comité des finances Cambon, l’accusant de mener une politique trop favorable aux grands financiers ; que Barère avait défendu un décret qui contredisait directement ceux de Saint-Just en Ventôse, proposant la vente aux enchères des biens des suspects. Que Lindet, Cambon et Barère figurent parmi les auteurs du coup d’État du 9 Thermidor indique que les motivations d’ordre socio-économiques n’y étaient pas étrangères, et que la bourgeoisie d’affaires y voyait une occasion rêvée de mettre fin au dirigisme de la Terreur.

« Tout le monde se dit gramscien mais personne ne sait de quoi il parle » – Entretien avec Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini

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Jean-Claude Zancarini © Killian Martinetti

À l’occasion de la sortie de l’ouvrage qu’ils ont dirigé, La France d’Antonio Gramsci, Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, respectivement professeur et professeur émérite d’études italiennes à l’École normale supérieure de Lyon, reviennent dans cet entretien sur le lien qu’entretenait le penseur marxiste italien avec la France. Ils abordent la fonction spécifique de l’histoire, de la politique et de la culture françaises dans la réflexion d’Antonio Gramsci, tout en insistant sur le fait que la France constitue pour le penseur sarde un point de comparaison plus qu’un modèle. Ils rappellent également que certains de ses concepts les plus importants trouvent leur source dans l’histoire française, à l’instar du jacobinisme ou du national-populaire. Entretien réalisé par Léo Rosell et Victor Woillet, retranscrit par Anne Wix.

LVSL – Pour quelles raisons avez-vous choisi de revenir sur le lien particulier qu’entretient Antonio Gramsci avec la France dans le cadre de cet ouvrage collectif ?

Jean-Claude Zancarini – Pour Gramsci, la France est un point de référence extrêmement important à la fois dans sa formation mais aussi dans sa réflexion en prison, et d’ailleurs pas seulement en prison. Cela s’explique d’abord par le fait que Turin, où il étudie, est une ville très liée au monde intellectuel français. Dans sa formation intellectuelle et dans sa formation d’étudiant, la France est donc très présente, avec la littérature française, mais aussi des grands noms du socialisme français, de Sorel à Péguy, en passant par Romain Rolland ou encore Henri Barbusse.

L’histoire de la France, et en particulier l’histoire de la Révolution française, est un point de référence et de comparaison utile pour essayer de comprendre ce qui se passe en Italie et, en particulier, toute la réflexion sur les raisons qui ont fait qu’il n’y a pas eu en Italie une révolution qui ressemblait à la révolution bourgeoise française, la grande Révolution française. Il se demandait pourquoi il n’y avait pas eu l’équivalent du jacobinisme, pourquoi les problèmes internes de l’Italie n’ont pas été résolus, pourquoi le processus de Risorgimento s’est développé sous une forme de colonisation du Sud par le Nord. La France lui permet de penser cela, comme un point de référence, mais aussi comme un point de comparaison.

Le livre a beaucoup évolué par rapport au colloque qui s’est tenu à l’École normale supérieure de Lyon en 2017, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de la mort de Gramsci. Ce ne sont pas véritablement les actes du colloque mais une nouvelle réflexion à partir de celui-ci. À cette occasion, il y avait des événements un peu partout en Italie, et nous voulions faire quelque chose en France. L’idée était de faire une intervention spécifique en France, qui plus est à Lyon, où il y avait eu le dernier congrès du Parti communiste auquel Gramsci a assisté en janvier 1926. C’était aussi lié à la question de sa formation et sa façon de travailler. Pour lui le comparatisme est une façon de comprendre le monde en articulant un point de vue national et un point de vue international.

Romain Descendre – Il y avait très peu de productions sur ce sujet du lien que Gramsci entretient avec la France. Il y avait un seul livre, qui a des qualités mais qui n’avait pas eu un fort impact à ce moment-là. C’est assez étonnant parce qu’il suffit d’ouvrir et de lire un peu les Cahiers de prison pour se rendre compte à quel point, aussi bien l’histoire que la politique, la culture et la littérature qui viennent de France sont omniprésentes. Tout se passe comme si c’était «naturel», comme si c’était une évidence qui n’avait pas besoin d’être interrogée.

En y regardant de plus près, nous nous sommes rendu compte que cela n’avait jamais été fait. Il y a quelques points plus particuliers qui ont été beaucoup travaillés comme la question de la Révolution française, mais cela n’a pas donné lieu à un travail d’ensemble où plusieurs chercheurs se mettent ensemble pour s’interroger sur ce sujet, donc l’enjeu était aussi essayer de comprendre cet oubli qui semblait venir d’une évidence partagée : « Oui bien sûr la France c’est fondamental chez Gramsci », mais on ne l’interroge pas en tant que telle parce que c’est évident.

LVSL – Comme vous le montrez, la France sert de référence à de nombreuses réflexions de Gramsci, que ce soit à travers l’histoire, la politique ou la culture. Vous insistez sur l’articulation entre un « point de départ national » pour une perspective qui serait en fait internationale. Faudrait-il alors voir dans les références de la France revisitées par Gramsci un simple moyen de penser la situation italienne d’un point de vue comparatiste ou bien ces références répétées révèlent-elles au contraire une affinité particulière, de nature politico-intellectuelle, avec la France ?

R. D. – Ce n’est pas une alternative, les deux sont indissociables évidemment et c’est ce qui est vraiment intéressant. Il pense sans arrêt les questions nationales, et nationales-populaires, celle de la constitution d’une nation dans un double sens qui justement est typiquement français, à savoir la constitution tout à la fois de la nation et du peuple.

Pour Gramsci, le national et l’international vont ensemble et il s’intéresse à la France pour ce que la France a de spécifique mais aussi pour ce qu’elle lui dit sur l’Italie. C’est pour cela qu’il était intéressant d’aborder de front dans un même livre des questions qui ont trait plutôt à sa formation, et à l’importance de la France dans sa formation, et ses affinités pour la France qui sont effectivement indéniables, à commencer par un premier fait qu’on ne relève pas toujours : la seule langue qui est évidente pour Gramsci, au-delà de l’italien, c’est le français. Très vite il maîtrise le français et il le maîtrise très très bien. Quand il fait des exercices de traduction dans les Cahiers, il traduit de l’allemand et du russe et fait des exercices d’anglais parce qu’il en a besoin, mais il ne traduit jamais du français. Il lit directement en français.

Ses affinités sont aussi liées au fait que sa culture est à la fois universitaire et politique. Cela commence en Sardaigne bien sûr, mais les années tout à fait décisives sont celles de Turin, à partir de 1911 quand il y arrive à tout juste vingt ans. C’est une culture qui est entièrement turinoise, c’est-à-dire qu’elle est située à Turin, au cœur de l’Université de Turin et au cœur du mouvement socialiste et des jeunes socialistes de cette ville, qui est la plus grande ville industrielle de l’Italie à ce moment-là. Celle où il y a la classe ouvrière la plus nombreuse et la plus organisée de tout le pays. De plus, il se trouve que Turin est un des lieux qui, pour des raisons historiques et géographiques évidentes, est un des lieux italiens les plus francophiles, les plus français même. Les échanges avec la France sont constants depuis toujours d’une certaine manière.

C’est pour cela aussi que nous avons insisté notamment sur deux domaines dans lesquels cette culture française est importante pour lui et où effectivement on peut voir des affinités très fortes qui se suffisent à elles-mêmes d’une certaine façon, et pas encore dans une perspective comparatiste. La formation universitaire et intellectuelle d’une part, à travers laquelle il se spécialise très vite en linguistique, sachant que la tradition linguistique italienne est en lien avec ces linguistes français dont on parle dans l’introduction. D’autre part, ce sont des intellectuels français de l’époque, des philosophes, des écrivains, qui interviennent en même temps dans le domaine politique, comme Bergson, Péguy, Rolland ou Barbusse, qui sont absolument décisifs et qui sont des points de référence pour lui. Dans tous ses textes de jeunesse, dans les journaux dans lesquels il écrit, avant même L’Ordine Nuovo, les deux principaux étant L’Avanti et Il Grido del Popolo, qui sont en fait des feuilles turinoises socialistes, les références à ces auteurs français sont omniprésentes.

Il y a une autre chose qui est fondamentale, bien sûr, c’est le statut spécifique de la France à travers son histoire politique.

C’est après, dans un deuxième temps, que la France l’intéresse dans cette perspective comparatiste, au même titre que d’autres pays. Gramsci est un lecteur omnivore et d’une curiosité extraordinaire. Il s’intéresse au monde entier en réalité. Dans les Cahiers, c’est impressionnant : il s’intéresse à toutes les cultures et aussi à toutes les histoires politiques dans ce qu’elles ont de spécifique et d’irréductible. Si Maurras l’intéresse, c’est que Maurras est un cas unique pour lui. Il considère que c’est quelque chose de tellement différent de ce qui se passe en Italie, même si c’est une autre forme de fascisme d’une certaine manière – bien qu’il ne le dise pas comme cela. Il y a une autre chose qui est fondamentale, bien sûr, c’est le statut spécifique de la France à travers son histoire politique.

Si on fait une espèce de synthèse de l’ensemble, au risque de schématiser un peu, on peut dire que la dimension de modèle que peut avoir la France, non pas en termes de valeurs mais en termes de processus historique, c’est le fait qu’à partir de la Révolution française, la France va présenter dans toute son histoire jusqu’au début du XXe siècle aux yeux de Gramsci une forme de constitution d’une hégémonie bourgeoise pleinement accomplie. C’est effectivement un des éléments qui permet à Gramsci – mais pas qu’à lui car c’était déjà le cas avant lui – de réfléchir constamment sur le Risorgimento en comparaison avec la Révolution française d’une part, et l’histoire de la France au XIXe et de la République d’autre part.  C’est cela qui en fait un point de comparaison indispensable pour l’Italie.

LVSL – Sur le rôle particulier de la France du point de vue de son histoire politique, on dit souvent qu’elle apparaît, au même titre que l’économie anglaise et que la philosophie allemande, comme une source majeure du marxisme. Elle attire logiquement l’attention de Gramsci. On a déjà parlé de la Révolution française qui fait partie évidemment des moments marquants qu’il analyse, mais ce n’est pas le seul. Quels éléments, quelles périodes de notre histoire sont les plus dignes de son intérêt et quel usage en fait-il dans sa réflexion ?

J.-C. Z. – Ce qui l’intéresse vraiment, c’est l’histoire de l’Europe après la Révolution, à savoir la période de « révolution passive » de la fin de la Révolution française à sa transformation en napoléonisme et le processus de transformation de l’Europe qui doit tenir compte de ce qui s’est passé pendant la Révolution française, en laissant les masses de l’époque à l’écart du centre-même de l’action politique. Il s’intéresse à tout et pas seulement à la France.

La lecture d’un grand livre de Benedetto Croce sur l’histoire de l’Europe l’interpelle, car il se demande comment on peut commencer l’histoire de l’Europe en enlevant le point de départ qu’est la Révolution française, parce que L’Histoire de l’Europe de Croce commence en 1815, précisément au moment où la phase expansive de la Révolution française et de son évolution napoléonienne était terminée avec le Congrès de Vienne.

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Jean-Claude Zancarini © Killian Martinetti

Il s’intéresse à l’ensemble de ces processus et par la suite, logiquement, au processus français, à ce qui se passe dans la politique française quand il écrit, ce que signifie à l’époque l’affaire Dreyfus et l’émergence de l’Action française. Mais le point de départ fondamental pour lui, c’est l’expérience jacobine qui le mène à avoir une réflexion sur ce qu’est la forme d’hégémonie pour une classe sociale, et surtout comment elle peut devenir une force hégémonique, ne pas être seulement une force dominante, mais aussi une force dirigeante et donc une force hégémonique.

Il lit cette expérience jacobine comme la capacité qu’a eue la révolution bourgeoise française à faire l’alliance entre la ville et les campagnes. C’est le point de départ à partir duquel il fait des allers-retours avec ce qu’indiquait Machiavel en Italie au XVIe siècle, qui n’a pas eu d’écho en Italie, qui n’a pas procuré à l’Italie le même type de force hégémonique qu’ont été les jacobins. C’est cela son intérêt pour la France. Un intérêt majeur qui est lié au fait que l’expérience politique de la Révolution française est un des points de départ fondamentaux de sa réflexion, parce que c’est le rapport entre la politique et la philosophie, qui interprète d’un point de vue philosophique la politique française.

Il y a un moment donné où la politique française et la Révolution française sont fondamentales pour fonder sa réflexion sur Machiavel, sa réflexion sur la politique et sa réflexion sur ce que doit être, pour une classe sociale, d’obtenir l’hégémonie, c’est-à-dire pas seulement les armes et l’action de coercition mais aussi l’action d’alliance et d’hégémonisation des forces paysannes qui sont la grande partie du peuple. Le Risorgimento n’a pas fait ça et donc la comparaison, la mise en parallèle de l’expérience française dirigée par les jacobins et l’expérience du Risorgimento où les forces radicales n’ont pas réussi à prendre la direction du mouvement, en particulier parce qu’ils n’ont pas posé cette question fondamentale que se sont posée les jacobins, à savoir l’alliance des villes et des campagnes. Ils ne l’ont pas posée parce qu’ils ne voulaient pas faire de réforme agraire et donner la terre aux paysans. Ils sont donc restés à la traîne des modérés, c’est-à-dire de la monarchie piémontaise et de ses porte-paroles politiques en particulier Cavour.

L’essentiel de son intérêt pour la France est là. Pour le reste, il s’intéresse aussi à la Chine par exemple, à l’Angleterre ou encore au Japon, mais c’est aussi lié à son expérience de l’internationalisme : il a beaucoup lu, mais a aussi rencontré de nombreux communistes du monde entier en particulier quand il était à Moscou pour représenter le Parti communiste d’Italie.

LVSL – N’y a-t-il pas quand même, chez Gramsci, un statut particulier du socialisme français ? Il cite beaucoup Sorel, Péguy, Barbusse et Rolland – d’ailleurs, étonnamment, il ne parle pas du tout de Jaurès. Comment analyse-t-il justement ce socialisme français et sa grande portée morale ?

J.-C. Z. – Il y a des gens qui l’intéressent comme des penseurs auxquels il fait référence, notamment pendant l’affaire Dreyfus, quand il découvre Charles Péguy. Une autre expérience de Péguy a lieu avec sa lecture de Notre jeunesse, c’est-à-dire le Péguy qui revendique une espèce de fusion pour la vérité qui doit informer l’action des républicains. Pendant la guerre et juste après la guerre le mouvement Clarté de Barbusse, la position de Romain Rolland, le refus de la guerre l’intéressent.

Gramsci prend aussi chez Sorel l’idée du mythe dans lequel peuvent se reconnaître les classes populaires. Il va l’italianiser avec l’idée du Prince nouveau comme un mythe sorélien.

Il y a l’idée d’un idéal, d’une foi, de la volonté humaine qui transcendent les éléments économiques, et qui est toujours présente chez lui. Barbusse joue un rôle majeur, il vient plusieurs fois à Turin pendant la période de l’Ordine Nuovo et le mouvement Clarté développé par Barbusse est un point de référence pour le mouvement de culture prolétarienne qu’incarne l’Ordine Nuovo.

Il prend aussi des choses chez Sorel : l’idée du mythe dans lequel peuvent se reconnaître les classes populaires. Il va l’italianiser avec l’idée du Prince nouveau comme un mythe sorélien. Ce n’est jamais une adhésion à l’ensemble des thèses. Il prend quelque chose qu’il va importer dans sa propre conception de l’action politique et de l’action culturelle au sens large du terme. L’éducation n’étant jamais coupée de l’éducation possible des masses populaires. Il a ces références-là, il n’y a aucun doute.

Mais il y a d’autres auteurs, d’autres nationalités avec lesquels il a un rapport important et qui lui permettent de penser à partir du moment où il commence vraiment à travailler sur Marx. Évidemment il y a Lénine, Engels, il fait le lien entre Hegel et Marx. Ensuite il y a les romanciers, et finalement, ceux auxquels il fait le plus référence, ce sont les Russes, en particulier Tolstoï et Dostoïevski, plus que les Français.

R. D. – Une chose assez éclairante qui peut être ajoutée, c’est le fait qu’il y a deux grands ensembles d’intellectuels, de pensées et de productions intellectuelles contemporaines qui sont fondamentaux dans ses écrits de jeunesse en particulier pendant la guerre. Les uns et les autres ne sont pas forcément des révolutionnaires mais lui sont utiles pour penser et donner des bases théoriques et morales – morales, le mot est effectivement extrêmement important – à sa propre position qu’il appelle intransigeante révolutionnaire. Or dans les deux cas, ce ne sont pas forcément des auteurs qui peuvent être considérés comme les plus révolutionnaires qui soient.

Du côté italien, il va chercher du côté de l’idéalisme en philosophie qui à ce moment-là est un peu l’avant-garde philosophique, dans les années 1910, Benedetto Croce ou Giovanni Gentile sont des philosophes qui ont et qui prennent de plus en plus d’importance mais qui ne représentent pas la philosophie académique à ce moment-là. Ce ne sont pas des révolutionnaires et pourtant, il trouve chez eux toute une série de notions et de concepts qui vont lui servir à penser sa propre position révolutionnaire.

L’autre groupe est effectivement une série de socialistes français, dont certains ne sont pas forcément les plus socialistes d’ailleurs ou ne le sont pas en tout cas dans tous leurs textes. Péguy ne l’est pas dans tous ses textes, Bergson ne l’est pas non plus, Barbusse l’est beaucoup plus, mais Rolland ne peut pas être entièrement assimilé à ce qui serait la déclinaison française du socialisme à cette époque-là. C’est tout autre chose. C’est le pacifisme bien sûr, et effectivement le volontarisme. C’est l’idée que les lois de l’économie et de l’histoire, qu’un certain marxisme défend comme étant un modèle d’explication du monde social, ne suffisent pas. Qu’il y a un engagement nécessaire, une réflexion et une organisation du rapport entre les intellectuels et les masses qui est nécessaire, des actions de type éditorial, publiques, qu’il faut mener dans l’espace public. Ces gens-là le disent et le font.

Or, il se trouve que Gramsci a besoin de ce type de positionnements et les met en avant parce que le socialisme italien, qui est à la fois fort et très varié, est quand même dominé par un courant réformiste qui, tout en parlant de révolution, en disant qu’elle va arriver, estime qu’en attendant on peut collaborer avec le gouvernement de Giolitti, avec les libéraux, que ce n’est pas un problème parce que de toute façon « l’histoire nous donnera raison ». Au-delà de la caricature, c’est comme cela que Gramsci voit ces gens extrêmement influents à la direction du Parti socialiste, et il les combat.

Tout cela évolue et l’arrivée de Mussolini, socialiste révolutionnaire à un moment, est très bien vue par des jeunes comme Angelo Tasca, Gramsci ou Togliatti, parce que c’est un de ceux qui donnent un grand coup de pied dans ce socialisme réformiste extrêmement dominateur dans l’Italie de ces années-là. Il y a aussi justement beaucoup d’échanges entre Croce, qui n’est pas du tout socialiste, et Sorel, qui lui l’est bien sûr. Sorel est très présent en Italie et pas seulement parce que des gens comme Gramsci le lisent mais parce qu’il est publié, traduit, lu – il y a même des textes de Sorel qui sont directement publiés en italien avant même d’être publiés en français. Ce sont des mouvements novateurs et il se trouve que ces réformistes sont finalement les plus marxistes à ce moment-là. C’est-à-dire que le Marx qui domine au sein de ce monde socialiste italien pendant les années de guerre, c’est le Marx de la Deuxième Internationale, hyper économiste, avec cette idée que les lois, les superstructures, les lois de l’histoire sont celles-là : le capitalisme va entrer en crise, d’ailleurs la guerre en est une des manifestations, et la révolution adviendra inexorablement quand il faudra qu’elle advienne.

Gramsci, dès qu’il est tout jeune, est contre ces idées-là et il sera toujours contre ces idées-là. Il va devenir marxiste, évidemment. Il ne l’est pas encore à ce moment-là. Les socialistes français sont importants pour Gramsci avant que Marx ne le devienne, parce que le Marx qui domine chez les socialistes italiens est celui qu’il conteste d’où d’ailleurs ce texte très célèbre, « La révolution contre le Capital » où sa première réaction face à la révolution d’octobre est de dire que les bolcheviques ont donné tort à Karl Marx. C’est à ce moment-là qu’il va se mettre à lire sérieusement Karl Marx et que les choses vont évoluer. Mais les Français ont cette position-là, d’être des outils pour penser une certaine forme de volontarisme et d’organisation d’une volonté collective qui fait que la politique doit primer.

LVSL – Justement, par rapport à l’histoire de la politique française, il y a une référence qu’on pourrait attendre de la part de Gramsci c’est celle de la Commune de Paris, dont on fête cette année le cent-cinquantième anniversaire. Ça n’a pas l’air d’être un événement qui l’intéresse particulièrement… A-t-il proposé une interprétation de la Commune de Paris, dans la lignée de Marx et de la littérature marxiste ?

J.-C. Z. – Il en parle très peu. L’événement politique majeur qui l’intéresse pour comprendre le Risorgimento italien, pour comprendre le fonctionnement des classes sociales et de savoir comment elles deviennent dominantes et dirigeantes, c’est le jacobinisme, c’est la Révolution française et l’expérience politique du jacobinisme.

Il cite quelquefois la Commune, mais très rarement, dans les Cahiers, comme «  la saignée » de la Commune, expliquant que cela marque une rupture entre la tradition jacobine et la tradition d’après. Il dit cela à propos de Sorel justement. C’est vraiment le seul endroit où il en parle, par rapport aux morts qu’il y a eu lors de la répression par les Versaillais. Il dit : « Là apparaissait ce nouveau peuple », qui n’était jusqu’alors pas présent, qui l’avait été autrefois, les ouvriers et les faubourgs parisiens qui n’ont pas été au cœur du processus et qui avaient de toutes façons été arrêtés par Thermidor. Ce qu’il dit, c’est que là émergeait un nouveau peuple qui n’était pas le même peuple que celui de la Révolution française mais celui du prolétariat urbain de Paris. Il est dans une situation où il se dit que Sorel a pensé qu’il pouvait être le porte-parole de cette nouvelle classe, de l’émergence de ce nouveau monde populaire et faisant cela il a développé ses théories sur le syndicalisme révolutionnaire. À part cela, il n’y a pas d’analyse spécifique de la Commune de Paris.

Zancarini et Descendre
Jean-Claude Zancarini et Romain Descendre en visio-conférence © Killian Martinetti

R. D. – C’est une hypothèse mais l’importance de la révolution russe est telle – de portée mondiale et en plus victorieuse – que cela efface les possibles raisons d’enquêter davantage sur l’histoire de la Commune de Paris. On peut interpréter les choses de cette façon.

J.-C. Z. – Ce qu’il met en parallèle, c’est la révolution de la bourgeoisie et le système d’alliance qu’a mis en place la Révolution française, et la révolution prolétarienne de 1917. C’est ce parallélisme-là qu’il établit. Cela dit quelque chose, cette évocation de la saignée de la Commune de Paris. C’est à ce moment-là qu’émerge un nouvel acteur politique, mais c’est ce nouvel acteur qui l’intéresse et qu’il va analyser, pas l’événement en lui-même. Ce qui est important c’est l’émergence d’une nouvelle classe, actrice de l’histoire, mais qui va se réaliser en Russie et pas en France.

LVSL – Nous avons parlé de l’influence des Lumières, du jacobinisme. Les articles qui traitent de ces liens entre Gramsci et les Lumières, de l’influence de Rousseau ou encore du jacobinisme posent le problème politique du passage du particulier à l’universel. Dans quelle mesure Gramsci s’inspire-t-il de ces théories dans sa réflexion sur la volonté collective nationale populaire et sur le volontarisme politique ? Identifie-t-il des limites dans la théorie du contrat social rousseauiste d’une part, et dans l’expérience du jacobinisme d’autre part ?

J.-C. Z. – L’intérêt pour les Lumières, pour Rousseau, vient du fait que, dans sa façon de penser, cela prépare la Révolution française. Sans entrer dans le détail des analyses qu’il fait sur Rousseau et l’éducation, au fond ce qui l’intéresse, c’est comment un mouvement culturel de longue durée prépare une transformation sociale.

Dans l’expérience jacobine, ce qui l’intéresse, c’est la politique. On est vraiment là à l’intersection entre l’hégémonie politique et culturelle avec une focalisation sur un processus culturel d’assez longue durée, cette mise en place des idées, du point de vue des sermons, des textes, des journaux, tout ce qu’on peut avoir comme traces de ce qui prépare culturellement la Révolution française ; c’est pour cela qu’il s’intéresse à plusieurs reprises au livre de Bernard Groethuysen, Origines de l’esprit bourgeois en France (Paris, 1927).

Il se dit qu’il faudrait qu’ils soient capables eux aussi de préparer une transformation prolétarienne radicale. Ces deux aspects fonctionnent en même temps. Son intérêt pour les Lumières et Rousseau d’un côté et son intérêt pour les jacobins de l’autre, sont de façon schématique d’un côté la focalisation culturelle et de l’autre la focalisation politique. Qu’est-ce qu’on fait pour transformer le monde ? Il faut une politique centralisée mais capable d’alliances ou en tout cas de résoudre au moins pour un moment par un processus d’alliances la contradiction fondamentale entre ville et campagnes, afin de constituer une hégémonie. Ils ont constitué une hégémonie en étant capables de ne pas laisser simplement les bourgeois des villes faire le travail.

S’ils n’avaient pas été capables d’avoir avec eux la majorité des paysans français avec les décisions politiques qui sont prises, ce qui s’est passé dans l’ouest de la France, en Vendée, se serait passé partout et Paris n’aurait pas tenu. Sans cette capacité des jacobins à faire ce bloc – même s’il n’était pas complet puisqu’il y a eu les mouvements royalistes en Vendée –, s’ils n’avaient pas été capables de l’obtenir massivement au niveau de la population française, ils n’auraient pas gagné. C’est vraiment cette question-là, mais sous ces deux aspects, avec ces deux points de vue, l’un culturel/politique et l’autre politique/culturel.

LVSL – Peut-on revenir sur les aspects fondamentaux de la distinction entre la volonté générale de Rousseau et la volonté collective nationale-populaire de Gramsci ? Gramsci reproche par exemple à la volonté générale d’être abstraite et de ne pas prendre en compte la situation historique…

R. D. – C’est un des aspects d’un phénomène plus large qui est vraiment intéressant à interroger chronologiquement – et c’est ce que font de façon différente à la fois Giuseppe Cospito et Giulio Azzolini dans le volume – : le fait que pendant toute une première période, celle de la jeunesse de Gramsci, que ce soit le jacobinisme, Rousseau ou les grands principes républicains issus de la Révolution française sont plutôt perçus d’un mauvais œil par Gramsci. En cela, il reflète une attitude qui est plus diffuse, et qui est commune à d’autres intellectuels italiens dès le XIXe siècle, dès l’époque du Risorgimento. Celle d’une Italie qui a subi ce qu’il pouvait y avoir de plus violent et négatif dans les prétentions à l’émancipation révolutionnaire française à partir du moment où elles étaient imposées de l’extérieur sur la base de grands principes : la justice, l’humanité pour l’humanité, l’idée d’universel, mais qui s’appliquaient par la violence et par les armes.

Gramsci ne va pas conserver la position marxiste typique de remise en question et de critique radicale des droits de l’homme, des Lumières comme ensemble de valeurs bourgeoises. Il va non seulement essayer de comprendre comment cela a été absolument fondamental dans la genèse du processus révolutionnaire en France mais aussi avoir des réflexions sur ces valeurs.

Dans le livre nous parlons « d’aversion initiale » de Gramsci. Quand on se penche sur les auteurs que Gramsci lisait le plus dans ces années-là, de jeunesse, et à commencer par Benedetto Croce, c’est omniprésent. C’est étonnant pour nous, français, de se dire que ces mots-là sont presque immédiatement péjoratifs. « Jacobinisme », à ce moment-là, c’est vraiment une critique, avec cette idée que ce sont des principes abstraits qui peuvent être pleins de bons sentiments humanitaires mais qui en réalité cachent une violence évidente, qu’on voit d’ailleurs dans les parties les plus violentes de la Terreur pendant la Révolution, et dans l’exportation de la Révolution en Europe ensuite.

Les choses vont évoluer : à la faveur d’un processus qui repose essentiellement sur la Révolution russe et notamment la revendication par Lénine d’un héritage du jacobinisme et sur la façon dont il lit parallèlement l’historien Albert Mathiez, mais aussi sur un retour plus large des Lumières et de ses valeurs, Gramsci ne va pas conserver la position marxiste typique de remise en question et de critique radicale des droits de l’homme, des Lumières comme ensemble de valeurs bourgeoises. Il va non seulement essayer de comprendre comment cela a été absolument fondamental dans la genèse du processus révolutionnaire en France mais aussi avoir des réflexions sur ces valeurs : si on réussit à faire ce que lui appelle une « société réglée » – qui a toujours une dimension future, utopique, qu’il n’identifie pas à la réalité de l’Union soviétique dans ces années-là, mais à laquelle il ne renonce jamais comme horizon communiste – la liberté, la fraternité, l’égalité sont des choses qu’il peut revendiquer et projeter dans ce futur-là.

Finalement, c’est un peu ce que montre le texte de Giuseppe Cospito : ces valeurs qui, au début, pouvaient être critiquées à la fois du point de vue des philosophes idéalistes italiens, et du point de vue de Marx et de ceux qui héritent de Marx, reviennent d’une certaine manière dans les Cahiers de prison comme un horizon possible. Il y a effectivement la question de l’universel, du passage du particulier à l’universel, du règne de la nécessité au règne de la liberté.

LVSL – À quoi renvoie exactement la volonté collective nationale-populaire pour Gramsci ? Pouvez-vous en donner une définition simple ?

J.-C. Z. – On pourrait traduire avec un mot d’ordre, celui de la Constituante en Italie, et que Gramsci va préconiser contre le fascisme. La volonté collective se définit par le fait que les gens peuvent s’y reconnaître, qu’elle n’est pas énoncée par des intellectuels coupés du peuple, mais qu’elle est au contraire le résultat d’une fusion au moins espérée au sein du peuple italien, ce qui veut dire au minimum les ouvriers et les paysans mais pas seulement, raison pour laquelle, dans les Cahiers, il parle plus généralement des subalternes. La volonté collective est donc cette articulation, le résultat de ce travail qu’il nomme parfois, avec ce terme de l’époque, un travail de transformation moléculaire.

Ce rapport permanent entre les intellectuels et les subalternes repose par ailleurs sur l’idée que les intellectuels et les subalternes ne restent pas à leur place, les uns ayant des capacités que les autres n’ont pas, et qu’il faut arriver à faire fusionner ces capacités. Il les appelle la capacité de sentir et la capacité de comprendre. Il faut donc une sorte d’osmose entre les deux et c’est cela qui peut faire émerger un mot d’ordre, des mots d’ordre qui seront l’expression de cette volonté collective nationale-populaire. En fait le moléculaire définit l’articulation qui va se faire, le passage permanent des dominants aux dominés, des intellectuels aux non-intellectuels, car les non-intellectuels apprennent auprès des intellectuels et les intellectuels apprennent auprès des non-intellectuels.

Par rapport au concept d’intellectuel organique, c’est simplement l’idée que chaque classe fait émerger ses propres intellectuels et que les subalternes doivent aussi faire émerger des intellectuels qui sont organiquement liés à eux. Cela nécessite un rapport entre les intellectuels traditionnels, ceux du moins qui se rangeront du côté des subalternes, et les subalternes eux-mêmes qui passeront de leur statut de subalternes à celui de personnes qui, par ce travail permanent d’osmose, par ce travail moléculaire, deviendront eux-mêmes des intellectuels organiques des subalternes.

R. D. – La volonté collective nationale-populaire est aussi d’une certaine manière le résultat escompté, constaté, d’une construction qui est celle d’un nouveau processus d’hégémonie au cœur duquel le rôle du Parti communiste est indispensable, mais qui ne se définit plus prioritairement en termes de classes. C’est l’opposé d’une stratégie de classe contre classe. C’est une stratégie dans laquelle l’échelle décisive est l’échelle nationale, pas en lien avec quelque forme de nationalisme que ce soit mais tout simplement parce que c’est l’échelle politique existante, réaliste, efficace, celle qui fonctionne, celle de l’histoire en train de se faire dans les années 1930.

Ce n’est pas un hasard si, alors que pendant longtemps il utilise le mot classe systématiquement, à partir d’un certain moment il parle de groupe, parce que […] la stricte séparation en termes économico-matérialistes de type classe n’est plus amenée à être opératoire.

C’est notamment en ce sens-là qu’il faut comprendre ce concept, au sens d’une échelle de l’action politique, qui est aussi l’échelle de l’État, et nationale-populaire au sens aussi où si une hégémonie des subalternes devient possible : c’est à partir d’eux qu’une forme de nouveau consensus peut se produire, qui réunisse dans une même direction les différentes classes. Gramsci ne fait pas de typologie. Ce n’est pas un hasard si, alors que pendant longtemps il utilise le mot classe systématiquement, à partir d’un certain moment il parle de groupe, parce que si on pense jusqu’au bout en termes d’hégémonie, en termes gramsciens, la stricte séparation en termes économico-matérialistes de type classe n’est plus amenée à être opératoire.

C’est donc cette volonté collective nationale-populaire qui prépare en quelque sorte une société sans classe, qu’il appelle une société réglée. Gramsci pense tout cela en termes de processus. C’est l’inverse de l’idée selon laquelle la révolution est inéluctable et imminente. Elle n’est pas du tout inéluctable, c’est tout un travail. Elle n’est pas du tout imminente, c’est un processus : on va vers elle et pour y aller on crée de nouveaux outils de pensée, qui ne prétendent pas sortir du marxisme, mais qui restent à l’intérieur de cette pensée qui s’appelle désormais philosophie de la praxis, avec une stratégie de long terme. Parallèlement, la dimension philosophique et la dimension stratégique vont de pair et impliquent de penser de nouvelles catégories, et celle-ci est absolument centrale.

C’est un processus au sens où Gramsci le pense comme tel mais aussi dans la façon dont il y arrive lui-même. C’est-à-dire que l’idée de volonté collective nationale-populaire émerge à la toute fin de 1931 et qu’elle est vraiment développée en 1932, alors que cela fait deux années qu’il travaille en prison sur ces questions.

J.-C. Z. – Ce qu’il faut bien avoir en tête pour comprendre, c’est qu’à ce moment-là,

la ligne de l’Internationale communiste, c’est la stratégie de classe contre classe, et Gramsci est complètement en opposition avec cette ligne. Il prend l’exact contrepied de ce qu’est devenu le stalinisme. Il écrit en sachant ce qui se passe en Russie, et c’est à ce moment-là qu’il y a vraiment une rupture.

LVSL – Il suivait aussi avec attention l’extrême-droite française, lisait régulièrement Maurras et l’Action française. Quel intérêt voyait-il dans l’étude de ces courants politiques qu’il combattait, qui lui étaient opposés ? Est-ce que les mouvements conservateurs français servaient là aussi de point de comparaison avec le fascisme italien ou faisaient-ils l’objet d’un intérêt particulier de la part de Gramsci ?

R. D. – Cet intérêt renvoie à plusieurs aspects, et il évolue au fil des années. Il porte un intérêt à ces mouvements bien avant les Cahiers. Il s’y intéresse dans une optique qui est à la fois stratégique et politico-culturelle, c’est-à-dire qu’il voit très vite que l’Action française est un mouvement assez particulier. Ce ne sont pas les idées qui l’intéressent mais le mouvement. D’abord, c’est un journal. Il s’intéresse à tout ce qui – y compris à l’opposé de l’échiquier politique, chez les ennemis directs – peut avoir eu une efficacité dans l’organisation de la politique et de la culture à partir des outils que sont en particulier les journaux à ce moment-là.

Ce qui est intéressant en plus dans le cas de l’Action française, c’est qu’il s’agit d’un mouvement extrêmement élitiste et qui est en même temps populaire. C’est quelque chose qui ne peut qu’intéresser Gramsci, ne serait-ce que par curiosité, et c’est quelque chose d’uniquement français. Il parle de cela comme d’un « jacobinisme à l’envers ».

L’Action française comme journal l’intéresse d’abord et avant tout car il s’agit d’une de ces expériences où la dimension du journalisme et de l’édition rencontre le lien entre la politique et la culture, le débat d’idées et l’implication des intellectuels d’une part, et d’une partie beaucoup plus large de la population d’autre part. Il ne s’agit bien sûr pas de dire que c’est l’équivalent de l’Ordine Nuovo à l’extrême droite, mais ça l’intéresse à ce titre-là, comme un exemple de mouvement qui peut avoir un impact fort tout en n’étant ni un parti politique, ni un syndicat, et où l’action intellectuelle a une efficacité, où les idées ont une force.

Ce qui est intéressant en plus dans le cas de l’Action française, c’est qu’il s’agit d’un mouvement extrêmement élitiste et qui est en même temps populaire. C’est quelque chose qui ne peut qu’intéresser Gramsci, ne serait-ce que par curiosité, et c’est quelque chose d’uniquement français. Il parle de cela comme d’un « jacobinisme à l’envers ». Évidemment, on ne comprend l’expression que si on a le sens premier du jacobinisme, chronologiquement, pour Gramsci, c’est-à-dire une idéologie humanitaire avec des grandes idées de justice, d’égalité, mais qui est très abstraite et martelée. C’est un « jacobinisme à l’envers » parce que c’est l’envers du jacobinisme et des idées de la Révolution française, mais cela marche de la même manière. Que cela fonctionne l’intéresse. C’est un premier point.

Un autre point extrêmement important, c’est un exemple très précis de son intérêt pour la France. Est-ce que la France l’intéresse pour elle-même ou pour l’Italie ? Les deux. D’un côté c’est quelque chose de typiquement français et en même temps ça l’intéresse parce que dans les années 1920, et tout particulièrement à partir de 1926, il y a un renversement avec une très forte condamnation de l’Action française. Elle se voulait catholique, mais tout le monde au sein du mouvement n’était pas d’accord. Une partie des catholiques se retrouvaient dans l’Action française et une partie de la hiérarchie aussi mais en 1926, le Pape Pie XI condamne l’Action française et se met à l’attaquer très durement.

Ce qui l’intéresse beaucoup dans tout cela c’est qu’on a parallèlement en Italie un rapprochement très fort entre le pouvoir fasciste et le Vatican qui va aboutir au Concordat, aux accords du Latran en 1929, donc un traitement très différent, au même moment, pour des idées communes. Certes, il s’agit de doctrines différentes dans les deux pays mais il y a beaucoup de choses en commun entre le fascisme italien et le mouvement de l’Action française maurrassien. Il analyse avec une certaine ironie et surtout beaucoup d’intérêt le fait que l’Église va avoir deux poids deux mesures, deux discours différents, ce qui lui permet de mettre en évidence la teneur profondément politique des positions de l’Église. À travers cette analyse comparée, il étudie des tendances de fond, qui ne sont ni vraiment idéologiques, ni vraiment religieuses, mais profondément politiques, dans les choix que fait l’Église à ce moment-là dans l’Italie de Mussolini.

LVSL – Par rapport à l’hégémonie de l’extrême-droite française sur l’extrême-droite italienne, vous reprenez dans l’ouvrage un passage assez ironique dans lequel l’Action française parle du « stupide XIXe siècle » et où l’extrême-droite italienne reprend cette expression alors que le XIXe renvoie en Italie à une tout autre réalité. Gramsci se servait de cet exemple pour montrer une sorte de colonisation des intellectuels italiens par les intellectuels français, alors même qu’ils critiquaient le modèle français. Est-ce lié selon lui, à l’absence d’intellectuels nationaux-populaires italiens à l’époque ?

R. D. – On évoque ce passage sur le « stupide XIXe siècle » dans notre introduction mais c’est surtout Marie Lucas qui le commente. Gramsci explique que cette expression de Léon Daudet n’a de sens que dans un contexte français. En Italie, on ne fait pas référence aux mêmes choses si on parle du XIXe siècle donc effectivement c’est un signe : les mêmes qui disent du mal de la France ne se rendent même pas compte eux-mêmes qu’ils reprennent des expressions qui n’ont de sens que dans un contexte français et montrent par là qu’ils sont finalement tout à fait sous la domination idéologique de ceux qu’ils dénoncent. Mais ce sont surtout des intellectuels liés au fascisme, ce ne sont pas des fascistes en tant que fascistes.

J.-C. Z. – À mon sens, toutefois, on ne peut pas dire que l’Action française est un mouvement fasciste. C’est un mouvement réactionnaire qui a des idées politiques très à droite, mais il diffère historiquement et idéologiquement du fascisme.

R. D. – Oui, l’idée n’est pas de dire que l’Action française est un mouvement fasciste, c’est davantage lié à l’opposition entre position monarchiste et position républicaine. Gramsci revient sur le fait que dans un contexte français, l’Église, Rome, est tout à fait d’accord avec les positions républicaines et condamne le monarchisme de l’Action française. En revanche en Italie il est hors de question d’être républicain. Cela l’intéresse plus par rapport à la position du Vatican.

LVSL – Ce mouvement de balancier comparatiste entre la France et l’Italie avec cet exemple pose la question de la traduction qui est majeure dans l’œuvre de Gramsci. Dans l’introduction de votre ouvrage, vous détaillez l’influence de la linguistique française du début du XXe siècle sur sa réflexion. Cette thématique de la traduction au sens fort du terme est centrale dans la lecture que vous faites de l’œuvre gramscienne. Comment interprétez-vous cet apport de la formation linguistique à la réflexion de Gramsci ?

R. D. – Ce sont deux périodes tout à fait différentes. Tout ce qu’il développe sur la question de la traduction qui va jusqu’à en faire une catégorie, la traductibilité du langage qui devient centrale dans la façon dont il pense la philosophie de la praxis, c’est la période des Cahiers de prison, bien avancée, après plusieurs années de réflexion, dans les années 1930.

La linguistique française est vraiment liée à sa formation – et là on est dans les années 1910. C’est tout un ensemble de visions de la langue comme un « fait social total », pour employer l’expression de Durkheim. Une langue qui est le produit de l’histoire, de la géographie, de la société elle-même et des interactions entre classes sociales, entre groupes. C’est à la fois une dimension sociale complète – la façon dont on voit la langue et son évolution – et l’interprétation de la langue comme étant entièrement un phénomène à penser historiquement, en tant que produit historique. Cela ne concerne pas que les Français. Nous en avons parlé dans ce volume qui était consacré à Gramsci et la France, et nous voulions rappeler et approfondir des choses qui ont déjà été dites par des spécialistes et en particulier par Giancarlo Schirru.

Se demander comment les langues se développent, comment elles s’imposent, comment elles fonctionnent, permet de penser comment une hégémonie peut se constituer.

Nous avons poussé l’enquête dans cette direction. Un livre fondamental par exemple est l’Essai de sémantique de Bréal, qui est cité dans les Cahiers et dont certaines notions réapparaissent dans les Cahiers, pas tant pour la question de la traduction et de la traductibilité que pour la question de la langue et du langage comme conception du monde et l’importance de tout ce qui est de l’ordre de l’idéologie dans le cadre d’une pensée de l’hégémonie, à partir d’un modèle qui est celui du langage. Se demander comment les langues se développent, comment elles s’imposent, comment elles fonctionnent, permet de penser comment une hégémonie peut se constituer.

Par ailleurs, il y a une dimension plus épistémologique dans cet héritage de la pensée linguistique, notamment française, de Gramsci qui est par exemple de toujours savoir que les concepts qu’on utilise et en particulier ceux du matérialisme historique, à partir même du concept de matérialisme lui-même, sont des métaphores. Il développe l’idée que le langage est profondément métaphorique et que nos outils conceptuels comme par exemple infrastructure et superstructure sont des métaphores pour expliquer avec des outils méthodologiques ce qui paraît être le fonctionnement du réel : ce sont des façons de le comprendre et non pas des dogmes, des vérités.

Tout cela est extrêmement important aussi dans le rapport que Gramsci entretient avec la philosophie dans laquelle il se reconnaît, qui doit énormément à Marx et Engels, une philosophie avec laquelle il ne faut surtout pas avoir un rapport dogmatique. Dès qu’on oublie que ces concepts fondamentaux sont des métaphores, on a avec eux un rapport dogmatique.

Un exemple de métaphore est la notion de « loi » appliquée à l’histoire : Gramsci refuse cette application à l’histoire de la notion de loi au sens des sciences naturelles. Mais justement, pour lui, il y a une autre science importante qui décrit un certain nombre de lois, c’est la linguistique historique. La loi étant le résultat du processus d’abstraction produit à partir du constat de l’existence de régularités historiques. Il y a des lois du langage. On sait que tels mots prononcés dans telle région à telle époque vont se transformer de telle et telle manière non pas parce qu’on peut le prévoir mais parce qu’on le constate. De là on tire une loi, une loi phonétique par exemple, qui n’est jamais que la description d’une régularité. C’est la même chose pour les lois de l’histoire, les lois de l’économie.

Ce sont des outils qui lui viennent de la linguistique et il nous importait dans ce livre de rappeler que c’est écrit de façon très claire dans les textes de Meillet, qui était une des références de Gramsci quand il étudiait la linguistique avec son professeur Bartoli à Turin. Ce sont des choses qu’on retrouve encore dans les Cahiers de prison et ce qui est assez étonnant, c’est que les tout derniers textes des Cahiers de prison sont écrits au printemps 1935 et c’est le dernier cahier spécial qui est sur la linguistique. Il commence donc par cela dans ses études les plus sérieuses quand il est tout jeune et il termine avec des questions de grammaire historique à la toute fin. Cela a eu une importance de longue durée pour lui.

LVSL – L’œuvre et la vie de Gramsci ont longtemps été méconnues en France. Choisir de retracer et d’analyser les différents aspects qui lient l’œuvre de Gramsci à la France s’inscrit-il d’une certaine façon en réponse à la réception particulière que ce dernier a connue dans notre pays ?

J.-C. Z. – Il n’est pas tout à fait exact de dire qu’il n’y a pas eu de réception de Gramsci. Il faut en faire une historicisation. Brièvement, Gramsci a été reçu, lu et traduit en France. Ce qui pose problème c’est que le Gramsci que l’on reçoit d’après la guerre, c’est le Gramsci du PC italien. C’est important car le gauchisme italien, tout le courant de l’extrême-gauche pendant très longtemps ne l’a pas reçu, pas lu, parce que c’était le PC italien. Gramsci a été construit par le PC italien et en particulier par Togliatti et ses proches camarades comme une icône du PC italien, qui a fondé son parcours en se référant à Gramsci jusqu’à l’eurocommunisme.

En France, le PCF, qui regardait avec orthodoxie la ligne du PC italien, se disait qu’il n’allait pas reprendre Gramsci qui servait aux communistes italiens à justifier leurs propos, en faveur de l’eurocommunisme, contre la ligne de l’URSS. Au milieu des années 1960 à l’Union des étudiants communistes, il y a un bureau « italien », dans lequel on trouve par exemple Alain Forner, Pierre Kahn et Bernard Kouchner. Ce bureau s’oppose à la ligne officielle du PCF. Il y a donc eu une réception par un courant qui se réclamait du marxisme.

Au moment où il n’y a pas encore de distinction entre PC italien et PC français, il y a tout de suite la traduction des Lettres. La première édition des Lettres est pour le coup complètement fabriquée par Togliatti avec des omissions, des coupures, qui en fait une bonne édition littéraire à tel point qu’elle remporte un grand prix de littérature italien (le premio Viareggio) dès l’année de sa parution. C’est traduit tout de suite en français par les maisons d’édition du PCF.

Ensuite il y a cette distinction qui se fait, qui est liée à la lecture du PCF qui est assez réticente envers les lectures de Togliatti allant vers l’abandon de la dictature du prolétariat car il y a encore des débats sur la question de garder ou pas la dictature du prolétariat dans les années 1970. Donc la réception de Gramsci est complexe. Ce n’est pas une non réception ou un retard de réception. Il y a ensuite le rôle d’André Tosel, qui reste au parti mais qui est de formation catholique, qui est important. Il y a aussi des lecteurs de Gramsci, qui se réfèrent à Gramsci mais qui passent à la droite, comme Hugues Portelli par exemple.

En 1975, à peu près en même temps que Portelli, mais avant Tosel, sort un livre extrêmement important, celui de Christine Buci-Glucksmann, Gramsci et l’État (1975), qui est détachée du lien avec le PCF, dans un rapport critique. Ensuite ce sont des marxistes hétérodoxes, d’extrême-gauche, comme Robert Paris plutôt lié au courant « bordighiste », du nom d’Amadeo Bordiga, premier dirigeant du parti italien, avant Gramsci, qui fait l’édition des Écrits chez Gallimard puis l’édition presque complète des Cahiers aussi chez Gallimard. Il fait cela pour embêter les « staliniens » ! Mais avant cela il y a des anthologies, par exemple Gramsci dans le texte, aux Éditions sociales, par Tosel qui a une position compliquée : il reste au parti mais il est très ouvert aux propositions politiques du PC italien. Pour répondre à votre question, non, cette question de la réception n’a pas vraiment joué dans notre démarche.

R. D . – Un autre aspect de votre question portait sur le fait que plus récemment, il y eu une sorte de retour de Gramsci, voire de Gramsci-mania, où tout le monde se dit gramscien et personne ne sait de quoi il parle, et dit beaucoup de grosses bêtises. À la radio, on a entendu récemment Philippe de Villiers déclarer, tout fier, qu’il avait lu Gramsci dans le texte, mais à écouter la suite de l’interview, on se rend compte que c’est faux, ou alors qu’il n’y a pas compris grand-chose. Le dernier en date à se dire « gramscien », n’est autre que Jean-Michel Blanquer. On ne voit pas trop le rapport.

LVSL – Justement, quel regard portez-vous sur les usages actuels et très contemporains de la figure de Gramsci, cité à droite à gauche ?

R. D. – Ce qui revient toujours, ce sont ces deux idées finalement assez semblables : « hégémonie culturelle » et « bataille des idées ». « Il faut gagner la bataille des idées, comme le disait Gramsci », dit-on, or il n’a jamais dit cela comme ça. Certes, il y avait une rubrique « la bataille des idées » dans L’Ordine Nuovo, mais c’est la seule chose historiquement vraie dans cette référence.

L’hégémonie culturelle qu’on attribue abusivement à Gramsci est par ailleurs un concept passe-partout qui veut tout et rien dire, qui réduit la pensée gramscienne et notamment toute sa dimension stratégique à dire : « il faut qu’il y ait beaucoup d’intellectuels de notre côté et que leur voix domine les médias ». C’est en fait le Gramsci vulgarisé par la Nouvelle droite d’Alain de Benoist. Un des enjeux de ce livre, même si nous ne l’avons pas formulé comme cela, c’est que traiter en France la question de la France de Gramsci, c’est affirmer qu’une bonne connaissance de Gramsci est intéressante non seulement pour Gramsci lui-même, non seulement pour ceux qui s’intéressent à lui, mais aussi pour tous ceux qui s’occupent de la France, d’une certaine manière.

Avec ce livre, nous prenons le contre-pied de la méconnaissance de Gramsci : à l’usage superficiel qui en est couramment fait en France, nous opposons la connaissance extrêmement fine, profonde et de longue durée que Gramsci avait de la France.

En effet, sur la question fondamentale de l’histoire de France, de la culture ou de la littérature françaises, Gramsci a des choses à apporter que les spécialistes de ces domaines en France ne connaissent pas du tout et dont ils n’ont même pas idée. Alors que nous avions tous les deux travaillé sur Gramsci il y a très longtemps, que nous nous y étions intéressés de près des années plus tôt, nous avons repris ce travail d’abord avec l’idée qu’avec nos propres outils, nous pouvions faire entrer dans le débat intellectuel français un rapport à Gramsci qui soit nouveau, philologiquement et historiographiquement beaucoup plus précis et pertinent, et le diffuser.

Car ce n’est pas nous qui inventons tout cela. Il y a un travail énorme qui est fait depuis plus de vingt ans à tous les niveaux autour de l’œuvre de Gramsci, qui fait que nous connaissons et comprenons infiniment plus de choses que vingt ans plus tôt. Avec ce livre, nous prenons le contre-pied de la méconnaissance de Gramsci : à l’usage superficiel qui en est couramment fait en France, nous opposons la connaissance extrêmement fine, profonde et de longue durée que Gramsci avait de la France, et ses analyses qui peuvent intéresser des gens qui ne s’intéressent pas spécifiquement à lui.

France de Gramsci
ENS Editions, 2021.

J.-C. Z. – Il y a une fable de La Fontaine qui doit s’appliquer à ces personnes qui citent Gramsci sans véritablement le connaître, et qui s’intitule « L’âne vêtu de la peau du lion » :

« De la peau du Lion l’Âne s’étant vêtu / Était craint partout à la ronde, / Et bien qu’Animal sans vertu, Il faisait trembler tout le monde. […] / Force gens font du bruit en France / Par qui cet apologue est rendu familier. / Un équipage cavalier / Fait les trois quarts de leur vaillance. »

Je crois qu’elle les décrit assez bien, oui.

« La journée révolutionnaire, le peuple à l’assaut du pouvoir (1789-1795) » – Entretien avec Antoine Boulant

Prise du palais des Tuileries le 10 août 1792, durant la Révolution française. Jean Duplessis-Bertaux, 1793.

À l’été 1830, face à la menace d’un retour à l’Ancien-Régime par le Roi Charles X, le peuple de Paris se révolte et renverse définitivement la dynastie des Bourbons. Si l’action du peuple parisien est saluée par le nouveau pouvoir, ces évènements raniment aussi la peur de voir l’apparition d’un nouveau cycle de révolutions populaires comme ce fut le cas dans le chapitre exceptionnel que représente la dynamique révolutionnaire parisienne de 1789 à 1795. Durant ces 6 années qui vont de la prise de la Bastille en juillet 1789 jusqu’aux insurrections contre la vie chère lors du printemps 1795, Paris est le théâtre de plusieurs révolutions populaires qui s’attaquent directement aux lieux de pouvoir dans un but politique. C’est ce processus social de la journée révolutionnaire qu’Antoine Boulant, historien spécialiste de la Révolution française et de l’Empire, dissèque dans son dernier ouvrage La journée révolutionnaire, le peuple à l’assaut du pouvoir (1789-1795) paru aux éditions Passés Composés. À travers une analyse approfondie des différentes étapes, des acteurs et aboutissements de ces journées, ce livre permet de mieux appréhender une page cruciale de notre histoire contemporaine, toujours source d’inspiration pour l’imaginaire politique français et international. Entretien réalisé par Xavier Vest.

LVSL – Pour décrire la dynamique révolutionnaire parisienne (1789-1795), le baron Paul Charles Thiébault, témoin des événements, compare Paris à un « sol volcanique dont les torrents de feu s’échappaient à la moindre secousse ». Ces secousses politiques sont-elles apparues de façon spontanée dans la vie politique parisienne à partir de 1789 ou trouve-t-on des préludes de contestation révolutionnaire et populaire sous l’Ancien régime durant les longs règnes de Louis XIV et  de Louis XV ou dans les premières années de règne de Louis XVI ?

Antoine Boulant – En effet, Paris et la France n’ont pas attendu la Révolution pour connaître des mouvements populaires… Les révoltes antifiscales, notamment, furent très fréquentes sous l’Ancien Régime dans les campagnes. La capitale elle-même connut plusieurs révoltes, des troubles de 1588 contre les troupes d’Henri III aux séditions de 1788 dirigées contre les réformes du Garde des Sceaux Lamoignon de Basville, en passant par les barricades élevées en 1648 pour protester contre l’arrestation du conseiller Broussel.

LVSL – Votre ouvrage n’est pas écrit chronologiquement mais de façon analytique vis-à-vis du processus politique et social qu’est la journée révolutionnaire pour aboutir à la description d’une mécanique commune. Vous vous basez néanmoins sur huit journées révolutionnaires avec certaines célèbres comme la prise de la Bastille, le 10 août 1792 et d’autres moins connues comme le 20 juin 1792 ou les journées d’avril et de mai 1795. Néanmoins, vous n’englobez pas d’autres événements comme la fusillade du Champ de Mars, les massacres de septembre ou encore plus tard la conjuration des égaux ou les coups d’État qui animent le Directoire (1795-1799). Quelle définition donner de la journée révolutionnaire ?

A. B. – Les insurrections de la période 1789-1795 sont de nature très différente des révoltes d’Ancien Régime. Conduites au nom de la souveraineté du peuple, elles avaient pour objet d’attaquer directement les détenteurs du pouvoir (le roi, les députés) dans le lieu même de leur résidence (le château de Versailles et le palais des Tuileries, la prison de la Bastille étant un cas à part) pour en obtenir par la contrainte des mesures à caractère politique, économique ou social. L’une ou l’autre de ces dimensions manque dans les événements que vous citez : ainsi, le pouvoir en tant que tel ne fut pas attaqué lors de l’affaire du Champ de Mars, et les coups d’État du Directoire n’eurent aucune dimension populaire.

LVSL – En  1781, l’écrivain Louis-Sébastien Mercier publie Le Tableau de Paris, ouvrage dans lequel il se livre à une description générale du Paris pré-révolutionnaire et aussi de la pauvreté qui règne dans certains  faubourgs à l’est de la capitale. Retrouve-t-on plus tard les indigents dont Mercier dresse le portrait comme la base sociale principale à l’œuvre dans les journées révolutionnaires qui animent la vie politique de Paris ?

Sans-culottes en armes, gouache de Jean-Baptiste Lesueur, 1793-1794, musée Carnavalet, Wikimédia Commons.

A. B. – La question de la composition socio-professionnelle des insurgés est évidemment essentielle. Comme l’ont démontré plusieurs historiens, notamment Georges Rudé ou Albert Soboul, il y avait en réalité très peu de véritables pauvres parmi les foules qui attaquèrent Versailles ou les Tuileries. L’immense majorité des insurgés étaient des membres de la petite et moyenne bourgeoisie, essentiellement des artisans, des commerçants, des apprentis et des employés, donc des individus possédant un domicile et un travail, souvent alphabétisés et bénéficiant de réseaux professionnels, amicaux et familiaux.

LVSL – Dans Les Origines de la France contemporaine, l’historien conservateur Hippolyte Taine critique souvent de façon violente une foule révolutionnaire manipulable peuplée de bandits ivres. Quel rôle a véritablement eu la rumeur dans le processus révolutionnaire? La journée révolutionnaire est-elle un acte spontané obéissant à une logique horizontale ou est-elle préparée et encadrée par des personnalités fortes ?

A. B. Les « fausses nouvelles » existaient déjà sous la Révolution (et même bien avant) et ont joué un rôle important dans le déclenchement des journées, même si celles-ci eurent évidemment des causes objectives, économiques et politiques. La seule journée véritablement spontanée fut la prise de la Bastille, qui se décida en quelques heures puisqu’il s’agissait de trouver rapidement de la poudre pour les fusils qui venaient d’être saisis aux Invalides. Toutes les autres journées furent plus ou moins préparées et anticipées, en particulier la prise des Tuileries le 10 août 1792. Les membres de la municipalité, les orateurs des clubs, les journalistes et certains meneurs de quartier jouèrent un rôle essentiel pour mobiliser les foules.

LVSL – La prise de la Bastille apparaît souvent pour l’opinion publique française et internationale comme le symbole de la journée révolutionnaire. N’y a-t-il pas une mythification de cet événement et notamment de sa symbolique ? À l’inverse, la journée du 10 août 1792, qui voit la prise des Tuileries par les sections parisiennes et les fédérés puis la chute de la monarchie, peut-elle apparaître comme l’acmé de cette dynamique révolutionnaire et la forme la plus paroxystique de la journée révolutionnaire ?

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Arrestation du gouverneur de la Bastille, Jean-Baptiste Lallemand, vers 1790-1792. Wikimédia commons.

A. B. C’est tout à fait juste en effet. La prise de la Bastille étant la première des journées révolutionnaires, elle frappa d’étonnement les contemporains, et jusque dans certains pays étrangers. Ses conséquences furent importantes, mais sans commune mesure avec celles des journées d’octobre 1789 (qui obligèrent le roi à s’installer dans la capitale et le contraignirent à reconnaître l’abolition des privilèges et la Déclaration des droits de l’homme) et celle du 10 août 1792, qui entraîna la fin de la monarchie (qui devait cependant être rétablie en 1814). Cette dernière journée fut également la mieux préparée et, malheureusement, la plus meurtrière, avec des combats et des massacres qui firent environ un millier de morts.

LVSL – Le bilan humain du 10 août 1792 est en effet particulièrement élevé avec des centaines de morts des deux côtés. Cette violence se retrouve-t-elle aussi à ce niveau dans les autres journées ? Choque-t-elle le peuple de Paris ?

A. B. Toutes les journées n’ont pas occasionné de victimes. La prise de la Bastille fit une centaine de morts, tandis que les journées d’octobre 1789 et l’insurrection du 20 mai 1795 entraînèrent le massacre de quelques individus. En revanche, les quatre autres journées ne firent aucune victime. Certaines d’entre elles peuvent d’ailleurs être assimilées à de grosses manifestations plutôt qu’à de véritables insurrections, comme la journée du 5 septembre 1793 qui vit des centaines de manifestants envahir sans violence la salle des séances de la Convention.

LVSL – Le journaliste Antoine Rivarol écrit à propos de ces journées : « La défection de l’armée n’est point une des causes de la Révolution, elle est la Révolution elle-même. » Certaines journées ont-elles réussi grâce à une faible volonté de défendre les institutions gouvernementales ?

A. B. On peut même dire qu’elles ont presque toutes réussi grâce à cela… Outre que Louis XVI ne se décida jamais à ordonner de faire tirer sur la foule, les troupes se sont toujours révélées insuffisamment nombreuses, mal commandées et peu motivées. Beaucoup d’officiers n’avaient aucune expérience des insurrections populaires en milieu urbain et ne savaient comment réagir face aux émeutiers. Beaucoup de gardes nationaux ou de gendarmes partageaient les revendications des insurgés et refusaient de tirer, comme on le vit notamment lors de la prise des Tuileries.

LVSL – À l’été 1793, avec le soutien passif ou actif des députés montagnards, les sections parisiennes renversent les principaux députés girondins qui sont vus par les sans-culottes comme trop passifs face à l’ennemi intérieur et extérieur. Dans les mois qui suivent, les jacobins parviennent-ils à contenir le pouvoir populaire et à éviter de nouvelles journées révolutionnaires ?

A. B. En révolution, les radicaux sont souvent dépassés par des individus encore plus radicaux qu’eux… Les Montagnards durent ainsi subir la journée du 5 septembre 1793 et accorder aux sans-culottes certaines mesures politiques qu’ils ne souhaitaient pas forcément eux-mêmes. Jusqu’à la chute de Robespierre, ils réussirent cependant à échapper à une nouvelle journée. Lorsque les hébertistes tentèrent d’organiser une insurrection en mars 1794, ils furent aussitôt arrêtés, jugés et exécutés. La Convention thermidorienne, c’est-à-dire modérée, ne put cependant éviter deux nouvelles journées en avril et mai 1795, dont l’une se solda par le massacre d’un député.

LVSL – Après l’échec des  journées révolutionnaires d’avril et mai 1795, le député René Levasseur déclare que le mouvement populaire parisien « a donné sa démission ». Comment le pouvoir met-il fin définitivement au pouvoir de la rue ?

Boissy d’Anglas saluant la tête du député Féraud, 20 mai 1795, Félix Auvray, 1831, Wikimédia Commons.

A. B. La journée du 20 mai 1795 fut suivie par le désarmement du faubourg Saint-Antoine : la Convention décida de frapper un grand coup et ordonna que l’armée cerne le faubourg Saint-Antoine, menaçant ses habitants de couper leurs approvisionnements et obligeant les sans-culottes à restituer les piques et les fusils qu’ils avaient amassés depuis les débuts de la Révolution. Il y eut bien une nouvelle insurrection en octobre, mais elle fut conduite par les sections bourgeoises de l’ouest de Paris, et on ne peut donc la qualifier de « journée révolutionnaire » proprement dite…

« L’esclavage est anéanti en France » : 1794, la première abolition du monde occidental

« Égalité de couleurs. Courage. Égalité de rangs. Puissance » Nouvelles cartes de la République française © Cliché Bibliothèque Nationale de France

Les manifestations antiracistes de l’année passée ont réactivé les controverses autour des personnages dont les noms jalonnent l’espace public. De féroces débats touchant à la présence de collèges Jules Ferry ou de statues de Colbert ont saturé l’espace médiatique, que ce soit pour les condamner ou les défendre. De son côté, l’oubli mémoriel dans lequel sont tombées les principales figures de l’émancipation des Noirs durant la Révolution française n’a pas été évoqué au cours de ces controverses. Si on trouve en France hexagonale des rues Martin Luther King ou des collèges Rosa Parks, on aurait peine à croiser des lieux publics portant le nom de Jean-Baptiste Belley, Toussaint Louverture ou encore Louis Delgrès. Le gouffre entre l’importance de l’abolition de l’esclavage de 1794 – la première de l’ère contemporaine – et la faiblesse de sa commémoration ne peut qu’interpeller. Le sujet de l’esclavage et plus largement de l’égalité de couleurs dans la Révolution française ne tient qu’une faible place dans l’historiographie – à quelques exceptions près, comme le remarquable travail de Jean Jaurès. Pourtant, l’émancipation réussie des Noirs antillais, l’action anti-esclavagiste de la Révolution française et les liens tissés avec la révolution de Saint-Domingue ont eu un impact décisif sur l’histoire du siècle suivant.

« Vous, citoyens noirs qui avez partagé nos succès en combattant pour votre liberté, imitez vos frères les sans-culottes ; ils vous montreront toujours le chemin de la victoire, et consolideront avec vous votre liberté et celle de vos enfants » (1) : c’est ainsi que Victor Hugues, commissaire de la République française, s’adresse en 1795 aux esclaves de Guadeloupe en lutte contre leurs propriétaires. Envoyé par Paris, il a pour mission de fournir des armes aux insurgés contre les colons esclavagistes français. En guerre contre la République, alliés aux monarchies européennes, les colons regardent alors avec intérêt vers les États-Unis. Ceux-ci n’ont-ils pas effectué une sécession réussie avec la Grande-Bretagne, affirmé le pouvoir absolu des colons vis-à-vis de la métropole, institué un modèle esclavagiste pérenne ?

Afin de détruire le « préjugé de couleur », Victor Hugues favorise la création de bataillons métissés : « j’ai pris le parti de former trois bataillons dans lesquels j’ai amalgamé tous les sans-culottes », écrit-il, ajoutant que « ce mélange a produit le meilleur effet possible sur l’esprit des ci-devant esclaves ». L’alliance des « sans-culottes », noirs et blancs, contre les aristocraties, d’épiderme ou de naissance : ce rêve n’a duré que quelques mois. Mais il faut en mesurer la radicalité, tant il a laissé une empreinte profonde sur l’histoire globale du siècle suivant. L’abolition de l’esclavage de 1794 constitue une rupture brutale avec le paradigme politique dominant, tant l’institution esclavagiste était considérée comme intangible.

La société coloniale avant la Révolution : l’esclavage comme fondement inébranlable

L’historien Michel Devèze écrit de la Révolution française que celle-ci a « déchaîné tous les désirs de liberté, ceux des colons comme ceux des malheureux Noirs » (2). « Transgression inaugurale » (3), celle-ci a effectivement rompu l’ordre politique et permis l’éclosion et la diffusion de la révolution haïtienne à partir d’août 1791. De son côté, la révolte des esclaves haïtiens a mis la Révolution de la métropole face à ses contradictions et l’a modifiée en profondeur.

Dans sa bande-dessinée Les Passagers du Vent, le scénariste François Bourgeon fait dire à l’un des négriers – à propos des comptoirs africains – « Ici l’on est avant tout blanc ou noir… Riche ou pauvre… Libre ou esclave ! ». Cette description s’applique également aux colonies établies par les Européens aux Antilles et dont fait partie Saint-Domingue. Située au cœur des Caraïbes, cette île est divisée en deux quand la France en obtient la partie ouest (Haïti actuelle) en 1697.

Pour exploiter les ressources des colonies antillaises, les monarchies européennes utilisent massivement les esclaves qu’elles arrachent à l’Afrique via leurs comptoirs. Les opportunités commerciales sont si lucratives que les colons européens décident d’intensifier la traite négrière en décuplant le nombre d’esclaves. La population captive de Saint-Domingue passe ainsi de 15 000 personnes en 1715 à 450 000 à la veille de la Révolution. Société à part, le système colonial est structuré autour d’une division sociale entre libres et esclaves. Au sommet de la hiérarchie, on retrouve les grands blancs qui forment la classe propriétaire des planteurs. Parmi les libres, six fois moins nombreux que les esclaves, on compte aussi des affranchis et des mulâtres, enfants métis libres de naissance. Enfin, en bas de l’échelle, arrivent les esclaves principalement affectés à l’exténuant travail de la terre.

Esclaves « bossales » aux champs, illustration de l’exposition «Périssent les colonies plutôt qu’un principe » sous la direction de Florence Gauthier à l’université Paris-Diderot, 2010
©Florence Gauthier-Revolution Française.net, 2010

Au sein de la société coloniale, il n’y a donc pas d’esclave blanc. Il existe en revanche des libres de couleur. À l’origine égaux aux blancs, et possédant eux-mêmes des esclaves, ils sont peu à peu exclus de la société coloniale. Les colons blancs, inquiets de l’essor démographique des mulâtres, s’attachent progressivement à leur refuser l’égalité : c’est le préjugé de couleur qui marque une ségrégation inédite dans l’ordre social.

L’effervescence du siècle des Lumières touche de nombreux sujets et la nature de l’esclavage comme celle du système colonial sont également interrogées. La réflexion sur ces thèmes n’est pas nouvelle dans les sociétés occidentales mais l’ampleur des critiques au XVIIIème siècle est inédite. Ainsi, Diderot écrit que jamais un esclave ne peut être « la propriété d’un colon » (4) et Rousseau le suit. Ces réflexions abolitionnistes sont monnaie courante au sein des « lumières » françaises, même si elles sont loin de faire l’unanimité parmi les « philosophes ». Certains, comme Voltaire, acceptent le principe de l’esclavage par fatalisme tandis que Véron de Forbonnais va jusqu’à défendre celui-ci dans l’article « colonies » de L’Encyclopédie.

L’idée même d’abolition est, à la fin du XVIIIème siècle, d’une nouveauté et d’une radicalité révolutionnaires

Olivier Grenouilleau, dans L’abolitionnisme, la révolution, la loi

De fait, le système colonial esclavagiste est alors en plein essor et la prospérité qu’il engendre le rend pratiquement intouchable. Face à lui, l’abolitionnisme très minoritaire, n’offre pas de réelle perspective de réalisation pratique. Il est à cet égard significatif qu’une grande partie des textes défendant l’abolition de l’esclavage soient écrits sur le mode de l’utopie ; moralement souhaitable, elle est politiquement impossible à mettre en œuvre dans une société fondée sur le travail des esclaves (5). À tel point que même les défenseurs des esclaves les plus avancés, comme ceux de la Société des Amis des Noirs, fondée en 1788, ne réclament pas l’abolition de l’esclavage en tant que tel mais seulement celle de la traite, c’est-à-dire du commerce d’esclaves.

C’est la Révolution française qui a permis au mouvement abolitionniste d’aller au-delà de la condamnation morale, et de devenir une réelle menace pour l’ordre esclavagiste.

Le dilemme des « libres de couleur » et le sécessionnisme des colons

Dans ce contexte de bouillonnement politique, les colons de Saint-Domingue accueillent favorablement la convocation des États généraux par Louis XVI (mai-juin 1789). Ils entendent en profiter pour défendre leurs intérêts économiques et accroître leur autonomie. Dans le même temps, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen provoque des remous. Le gouverneur de la Martinique écrit : « Depuis que l’on connaît ici les principes de la Déclaration des Droits de l’Homme […] il n’est pas un Blanc qui ne frémisse à l’idée qu’un nègre peut dire je suis homme aussi, donc j’ai des droits, et ces droits sont les mêmes pour tous » (6).

Rapidement, les colons s’organisent. Ils fondent le Club Massiac à Paris pour exercer un lobbying en métropole à la fois au Club des Jacobins et à l’Assemblée. Ils profitent de la méconnaissance de la situation coloniale pour s’afficher comme le mouvement révolutionnaire des Antilles, alors même qu’ils y forment une aristocratie privilégiée.

Face aux colons, les Amis des Noirs tentent d’interférer avec difficulté car ils ne sont pas aussi influents. De leur côté, les mulâtres libres de Saint-Domingue s’investissent également dans la Révolution pour réclamer l’égalité politique avec les Blancs. Ils se rapprochent d’abord du Club Massiac, envisageant ainsi une alliance des maîtres qui préserverait l’esclavage mais leur assurerait l’égalité de l’épiderme. En butte au refus des colons, certains mulâtres comme Julien Raimond prennent acte que le système esclavagiste se double désormais d’une ségrégation au sein des libres. Le colon Moreau de Saint-Méry la théorise ainsi : « Il n’est pas indigne de l’œil du Philosophe de contempler une Terre où la différence de couleur décide seule de la Liberté ou de l’Esclavage, de l’élévation ou de l’abjection dans l’Ordre civil… » (7). Ailleurs, il ajoute que les « préjugés de couleur » sont « les ressorts cachés de toute la machine coloniale » (8). Face à cette racialisation de l’ordre colonial, Raimond opte donc pour le renversement des hiérarchies sociales par l’abolition de l’esclavage lui-même.

Les premières discussions sur les colonies interviennent en octobre 1789, au moment où l’Assemblée introduit la distinction entre citoyens actifs (assez riches pour voter) et passifs (trop pauvres) malgré les protestations de Robespierre. Aussi, les colons se servent de cette distinction pour justifier celle qu’ils font entre les libres blancs et de couleur. Aux Antilles, certains planteurs se radicalisent avec la création de l’Assemblée de Saint-Marc. Cette dernière regroupe des colons extrémistes opposés au pouvoir colonial du Cap. Sécessionnistes, les membres de la nouvelle assemblée éditent leur propre Constitution en mai 1790, ouvrent leurs ports au commerce étranger, refusent la participation des Noirs aux élections des assemblées et proposent l’île aux Anglais en échange de leur assistance face à la Révolution. Les colons indépendantistes envisagent une sécession sur le modèle de la Révolution américaine car celle-ci présente à leurs yeux l’avantage de concilier la nouveauté du libéralisme économique et la pérennité de l’ordre esclavagiste (9).

Poursuivis par l’Assemblée du Cap, ils se réfugient en métropole où ils sont désavoués par la Constituante à la mi-octobre, y compris par Barnave qui refuse la perte de l’île. Ce dernier cherche à concilier les aspirations des colons et celles de la bourgeoisie portuaire française. Yves Bénot relève la dimension de lutte des classes dans ce conflit où colons « loyalistes » et négriers métropolitains s’allient pour préserver leurs intérêts contre la concurrence économique des mulâtres et la perspective d’abolition de la traite (10).

Dès le moment où vous aurez prononcé le mot esclaves, vous aurez prononcé votre propre déshonneur et le renversement de votre Constitution

Maximilien Robespierre à la Constituante en mai 1791

La coopération entre la métropole et la colonie est ainsi provisoirement sauvée, mais les tensions ne font que croître. Une initiative visant à défendre l’égalité de couleurs, soutenue dans la Constituante par l’abbé Grégoire en avril 1791, impulse le premier débat parlementaire d’ampleur sur le sujet. Il est l’occasion pour une partie du côté gauche de s’affirmer sur cette question. L’intransigeance des colons et l’opposition du côté droit à cette universalisation de la citoyenneté masculine l’empêche d’être votée. Cependant l’Assemblée, qui vient de constitutionnaliser l’esclavage, propose un compromis accordant l’égalité politique aux mulâtres de deuxième génération seulement.

Portrait de l’abbé Grégoire par Pierre-Joseph-Célestin François (1759-1851) © Musée Lorrain, Nancy – G. Mangin

Robespierre ne s’en accommode pas et réclame l’égalité inconditionnelle. Il déclare « puisqu’il faut raisonner dans votre triste système, les hommes libres de couleur n’auront-ils pas les mêmes intérêts que vous ? » (11). Robespierre, en plus de s’opposer à la ségrégation des mulâtres, s’en prend à la traite et condamne l’esclavage : « Dès le moment où dans un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot esclaves, vous aurez prononcé et votre propre déshonneur et le renversement de votre Constitution ». Il ajoute : « Périssent les colonies, si vous les conservez à ce prix ». Propos enflammés, mais qui ont une portée politique quasiment nulle dans le rapport de forces d’alors. L’Assemblée s’oppose à l’« exagération » robespierriste consistant à demander l’égalité entre Blancs et Noirs. Elle vote le compromis le 15 mai, accordant droit de cité aux seuls mulâtres de deuxième génération.

Aussi timide soit-elle, cette concession inédite déclenche la fureur des colons qui boycottent l’Assemblée pendant un mois. Au cours de cet été 1791, Barnave entraîne la majorité modérée des députés dans une scission des Jacobins pour créer le monarchiste Club des Feuillants et la plupart des colons le suivent. Le lien entre statu quo colonial et contre-révolution s’impose avec une évidence croissante aux yeux des Jacobins.

La révolution haïtienne et la « guerre de l’information »

Après les colons et les mulâtres, ce sont désormais les esclaves qui rejoignent l’élan révolutionnaire en 1791. La grande insurrection de la nuit du 22 au 23 août déclenche la révolution haïtienne, rapidement menée par l’affranchi Toussaint Louverture. Confrontés à des colons ségrégationnistes qui s’autoproclament révolutionnaires, les esclaves prennent d’abord le parti de la monarchie. Cette alliance est surprenante car, les administrateurs royaux de l’île, bien que certains d’entre eux défendent l’égalité des mulâtres, demeurent nombreux à partager « les pires préjugés des colons » (12) à l’égard des Noirs. Pendant ce temps à Paris, la Constituante est revenue sur le décret du 15 mai à un moment où elle achève la nouvelle Constitution monarchiste. Elle n’est alors pas encore informée de la révolte sur l’île.

Bitwa na San Domingo, Bataille de Saint-Domingue par Janvier Suchodolski (1797-1875) © Muzeum Wojska Polskiego

Au cours des années 1792-1793, la Révolution se radicalise face aux menaces militaires qui pèsent sur elle. Parmi les Jacobins, un nombre croissant de révolutionnaires se rapproche des mulâtres. Certains vont même jusqu’à se solidariser des esclaves face à la répression coloniale qu’ils subissent. Ainsi, dès la fin 1791, on lit dans Les Révolutions de Paris – sous la plume de Chaumette – « périssent 30 000 Blancs gorgés d’or, de vices et de préjugés plutôt que nos 30 000 mulâtres… plutôt que 500 000 nègres tout disposés à devenir des hommes ! » (13) [« hommes » devant être ici compris comme le contraire d’esclaves ] tandis que Merlin de Thionville compare la révolution des esclaves à la prise de la Bastille (14). Certains articles de presse témoignent d’échanges entre les mulâtres et les révolutionnaires métropolitains. Prenant acte de la rupture historique que constitue la révolution de Saint-Domingue, les plus radicaux proposent l’abolition immédiate et inconditionnelle. C’est notamment le cas de Marat, qui abandonne son abolitionnisme graduel et modéré en proposant désormais l’expropriation des colons. À l’Assemblée, le chef de file des Girondins Brissot se démarque en plaidant pour la cause des esclaves.

Tandis que les esclaves révoltés multiplient les références aux principes révolutionnaires, c’est aux Jacobins – devenus essentiellement montagnards à la fin 1792 – que s’engage le rapprochement concret entre les deux Révolutions. Le 4 juin 1793, une délégation mulâtre, menée par Jeanne Odo, une ancienne esclave centenaire, est introduite aux Jacobins pour demander l’abolition de l’esclavage. Celle-ci défile sous la bannière du drapeau de « l’égalité de l’épiderme », un étendard tricolore et orné de trois hommes portant le bonnet phrygien sur chacune des couleurs du drapeau : un Noir sur le fond bleu, un Blanc sur le fond blanc, et un métis sur le fond rouge (15). Elle fait d’abord jurer aux Jacobins rassemblés de ne pas se séparer avant d’avoir aboli l’esclavage. La délégation rejoint ensuite la Commune de Paris où Chaumette a symboliquement fait adopter un fils d’esclave par la ville. Elle se rend enfin à la Convention, où les députés l’acclament.

Les ennemis des citoyens de couleur vont les calomnier auprès du peuple français. [Ces ennemis] sont des colons contre-révolutionnaires qui font la guerre à la liberté

Louis Pierre Dufay, discours à la Convention lors de la séance du 4 février 1794

Labuissonière, mulâtre martiniquais appartenant à la délégation salue les « justes » de « la Sainte Montagne » (16) Grégoire et Robespierre, qui soutiennent la démarche abolitionniste. Mais si celle-ci rencontre un écho important, elle ne parvient pas encore à ses fins. En effet, minés par leurs divisions internes, les Jacobins ne sont pas unanimes sur le sujet. Comme une partie des abolitionnistes et des mulâtres sont ou ont été liés aux Girondins, certains considèrent l’abolition comme partie prenante d’une conspiration pour affaiblir la France.

D’aucuns se laissent aussi manipuler par la « guerre de l’information » en cours en métropole. Il faut en effet compter au moins quatre semaines pour rallier Saint-Domingue depuis les ports français. Ce délai s’étend même à trois mois pour que les événements de l’île soient connus à Paris et que la réponse parvienne ensuite aux Antilles. Les deux révolutions sont donc incapables de connaître la situation précise de l’autre. De plus, les informations qui parviennent aux révolutionnaires sont surtout diffusées par les colons qui déforment celles-ci. L’ampleur de la désinformation est telle que le député abolitionniste Dufay commence, lors de la séance de l’abolition à l’Assemblée, par s’écrier « les ennemis des citoyens de couleur et des noirs vont les calomnier auprès du peuple français » (17). Il rappelle qui organise ces attaques : « ce sont des colons contre-révolutionnaires qui font la guerre à la liberté ».

Ces différents éléments expliquent les positions ambiguës voire pro-colons de certains jacobins en 1793 (18). Pour autant, dans sa trajectoire globale, le mouvement jacobin se trouve aux côtés du mouvement abolitionniste et lui permet finalement d’obtenir gain de cause, début 1794.

Les deux révolutions

Entre-temps sur l’île, la situation est restée explosive. Face à la révolte, les colons de Saint-Domingue poursuivent les lynchages des mulâtres tandis que ceux de Martinique et de Guadeloupe entrent en sécession royaliste. Dans ce contexte, les nouveaux commissaires civils Sonthonax et Polverel atteignent l’île en septembre 1792 pour y faire appliquer l’égalité de couleurs. Ils dissolvent l’Assemblée coloniale, révoquent le gouverneur et forment des Légions de l’Egalité ouvertes aux mulâtres pour combattre les colons.

Début 1793, la situation devient critique pour la République. La Convention girondine a déclaré la guerre à l’Angleterre qui s’est alliée aux colons en promettant de rétablir leur domination. Elle déclare aussi la guerre à l’Espagne, esclavagiste mais qui s’est cependant alliée aux principaux commandants esclaves en leur promettant l’affranchissement. Confrontés à la perspective d’une victoire coloniale, les esclaves de la région se rallient alors aux commissaires français. Sonthonax tente ensuite de rallier l’ensemble des esclaves révoltés à la République. Pour ce faire, il promet d’abord l’affranchissement à tous ceux qui combattront à ses côtés, puis l’abolition générale de l’esclavage. Toussaint Louverture franchit le pas de l’alliance avec la République française au printemps 1794.

Vue de l’incendie de la ville du Cap Français. Arrivée le 21 juin 1793.
© Archives départementales de la Martinique

C’est le pavillon tricolore qui nous a appelé à la liberté

Jean-Baptiste Belley, discours inaugural de la séance d’abolition de l’esclavage le 4 février 1794

Sur ces entrefaites, l’Assemblée reçoit des députés envoyés par les révolutionnaires haïtiens alliés aux commissaires. Ces derniers ont tenu à envoyer une délégation tricolore : un député blanc Dufay, un député métis Mills et un député noir Belley. Ceux-ci sont accueillis à la Convention le 3 février 1794. La séance de l’abolition de l’esclavage se tient le lendemain. Elle constitue un rare moment d’enthousiasme conventionnel alors que la Révolution est, selon les mots de Saint-Just, « glacée ». Le député Lacroix décrit cette séance : « les deux députés de couleur étaient à la tribune […] tous les députés s’élancent vers eux : ils passent rapidement dans les bras de tous leurs collègues » (19). De son côté, le député Levasseur écrit avoir alors « recueilli dans la séance […] le prix de [son] attachement à la cause de l’humanité » (20). Les députés haïtiens et métropolitains multiplient les appels réciproques à la fraternité, notamment sous l’impulsion de Danton qui voit venir le jour pour « décréter la liberté de nos frères » (21).

Belley prononce le discours inaugural, dans lequel il proclame l’alliance entre les révolutions. Une semaine plus tard, il déclare : « Je n’ai qu’un mot à vous dire : c’est le pavillon tricolore qui nous a appelé à la liberté. C’est sous ses auspices que nous avons recouvré cette liberté, notre patriotisme est le trésor de notre prospérité et tant qu’il restera dans nos veines une goutte de sang, je vous jure, au nom de mes frères, que ce pavillon flottera toujours sur nos rivages et dans nos montagnes ». Quelques jours plus tard, Chaumette participe à une fête de l’abolition et proclame « Apaisez-vous, mânes irritées de cent mille générations détruites par l’esclavage ; apaisez-vous, le jour de la justice a lui sur un coin du globe ; l’oracle de la vérité s’est fait entendre du sein d’une assemblée de sages, et l’esclavage est anéanti » (22).

Jean-Baptiste Belley, premier député noir de la Convention, représenté par Girodet de Roucy Trioson (1767-1824)
© Photo RMN-Grand Palais – G. Blot

Dès le mois de mars, ceux qui en métropole ont tenté de faire avorter l’abolition sont emprisonnés par les sections sans-culottes de Paris ; Jean-Daniel Piquet note : « les dossiers de police générale des colons indiquent qu’à la fin mars 1794, la Commune robespierriste relaya la politique entamée par Chaumette […] d’arrestations massives des membres d’assemblées coloniales, symboles vivants de l’aristocratie de la peau » (23). Dans le même temps, l’Assemblée envoie des navires faire appliquer l’abolition aux Antilles en luttant contre les colons et leurs alliés anglais. De son côté, Toussaint Louverture apprend l’abolition métropolitaine à l’été. Il redouble alors d’efforts dans sa lutte contre les Anglo-espagnols.

L’évènement est inédit et sans doute unique dans l’histoire : pour la première fois, une puissance coloniale, devenue républicaine, a finalement pris le parti des esclaves et mulâtres révoltés contre ses propres colons. Il ne s’agit pas, au sens strict, de la première abolition de l’esclavage de l’histoire moderne. Nombreuses étaient les métropoles à l’avoir interdit sur leur propre sol, ou dans certaines de leurs colonies (24). Mais en aucun cas l’institution esclavagiste elle-même n’était en cause. La décision française de 1794 constitue la première abolition intégrale, inconditionnelle, et à vocation universelle.

L’abolition de l’esclavage par la Convention le 16 pluviôse an II/ 4 février 1794, représentée par Nicolas André Monsiau (1754-1837). À la droite de la tribune, assise, on reconnaît Jeanne Odo. À la gauche de la tribune, ce sont certainement les conventionnels Dufay et Belley qui ont été représentés, s’élançant vers le président de l’Assemblée © Photo RMN-Grand Palais – Bulloz

En cela, l’abolition de 1794 diffère de celle de 1848. Cette dernière a en effet été effectuée avec l’aval d’une partie importante des colons esclavagistes, qui ont été largement indemnisés. Elle visait à éviter une nouvelle révolution sociale. C’est pourtant l’abolition de 1848, encore aujourd’hui, que les programmes scolaires mettent en avant.

« L’histoire des hilotes, de Spartacus et de Haïti » : une abolition « pour l’univers »

Ce n’est pas une liberté de circonstance concédée à nous seuls que nous voulons, c’est l’adoption absolue du principe que tout homme né rouge, noir ou blanc ne peut être la propriété de son semblable.

Toussaint Louverture, général haïtien à Napoléon Bonaparte en juin 1800

Si l’abolition de 1794 est inédite, c’est aussi parce que – comme Toussaint Louverture le rappelle à Napoléon Bonaparte en juin 1800 – celle-ci n’est pas « une liberté de circonstance concédée [aux esclaves haïtiens] seuls» (25) et donc destinée à un cadre spatio-temporel restreint. Au contraire, cette abolition est « l’adoption absolue d’un principe », elle est donc universelle, sans limite d’espace ni de temps. Elle est adressée au monde entier comme en témoigne le député Lacroix qui la qualifie de « grand exemple à l’univers » (26).

La révolution franco-haïtienne secoue le mouvement antiesclavagiste en y insufflant une radicalité nouvelle. Elle fait sortir l’abolition de l’esclavage de la sphère des utopies pour la transformer en possibilité tangible et immédiate. Jusque là, l’abolitionnisme international, notamment anglais, était resté progressif et réformiste. Aussi, en proclamant une abolition immédiate fondée sur des principes égalitaires, les révolutions franco-haïtiennes rompent avec ces stratégies « réformistes » et ouvrent une brèche « révolutionnaire » contre l’esclavage.

Elles influencent particulièrement l’Amérique caraïbe qui cherche à se libérer de la tutelle espagnole au début du XIXème siècle. Nourrie par les idées libérales, les élites créoles (blanches) rêvent d’abord d’une révolution inspirée par les États-Unis. Elles craignent qu’une abolition de l’esclavage déclenche un mouvement plus large de remise en cause de toutes les hiérarchies sociales. Cette crainte est aussi partagée du côté des royalistes espagnols. À cet égard, l’abolition française de 1794 plane comme un spectre menaçant ; le gouverneur de Portobelo va jusqu’à écrire : « les Noirs français [Haïti n’est pas encore indépendante] ne doivent être mêlés sous aucun prétexte à la population […] pour éviter que leur pernicieux exemple […] ne portent [les esclaves] à fomenter troubles et séditions contre leurs maîtres dans le but d’acquérir la liberté » (27).

Rapidement, les mouvements indépendantistes d’Amérique latine changent alors de stratégie sous l’influence des révolutions haïtienne et française. Ils considèrent désormais que leur soulèvement, pour réussir, doit inaugurer une conscience nationale hispano-américaine qui leur permette d’unir la société, par-delà les catégories socio-raciales face à la métropole espagnole. Il leur faut créer une nouvelle identité « ni raciale, ni locale, ni culturelle mais politique » (Clément Thibaud) en utilisant pour cela la « définition abstraite du citoyen » (28) issue de la Révolution française. C’est ainsi que Simon Bolivar définit l’identité latino-américaine comme le produit « de l’histoire des hilotes, de Spartacus et de Haïti ».

Plus pratiquement, il leur faut rompre avec le modèle réformiste de leur révolution de départ qui ne visait qu’à une union des élites créoles. Il leur faut désormais embrasser une logique radicale de « révolution ouverte » (Simon Bolivar) et de « guerre à mort aux Espagnols ». Cette nouvelle stratégie place les mouvements révolutionnaires de ce continent dans la trajectoire des révolutions française et haïtienne. L’influence est revendiquée par Bolivar quand, au moment de l’indépendance de la Bolivie en 1825, il voit en Haïti « la république la plus démocratique du monde ». Cette influence franco-haïtienne a favorisé l’introduction d’une pratique révolutionnaire, plus radicale et des principes davantage égalitaires dans l’Amérique caraïbe.

Pourquoi cette abolition de l’esclavage, la première qui soit intégrale et inconditionnelle dans le monde occidental, à l’impact considérable sur le siècle suivant, est-elle la grande oubliée de l’historiographie dominante ? À l’heure où les polémiques mémorielles enflamment l’espace médiatique, l’absence de mention de l’abolition de 1794, qui visait à « détruire l’esclavage » dans le monde entier, ne peut qu’interroger. Le rêve d’une citoyenneté « abstraite, ni raciale, ni locale, ni culturelle mais politique », pensée par les Jacobins, n’est-il pas plus actuel que jamais ?

« Moi égale à toi, moi libre aussi », gravure de Louis Simon Boizot (1743-1809), © Musée du Nouveau Monde, La Rochelle

Notes :

1 : Frédéric Régent, « Armement des hommes de couleur et liberté aux Antilles : le cas de la Guadeloupe pendant l’Ancien régime et la Révolution », Annales historiques de la révolution française, 348, 2007, p. 21.

2 : Michel Devèze, Conclusions « La Révolution française et ses conséquences outre-mer » p.607.

3 : Marcel Gauchet Robespierre, l’homme qui nous divise le plus éd. Gallimard, 2018, p.25

4 : Denis Diderot cité par Yves Bénot La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 éd. La Découverte, p.31

5 : Olivier Grenouilleau L’abolitionnisme, la Révolution, la loi in Frédéric Régent, Jean-François Niort et Pierre Serna Les colonies, la Révolution française, la loi [l’auteur insiste sur « l’apogée d’un système colonial esclavagiste extrêmement puissant » et sur la « radicalité » du projet abolitionniste au moment où l’esclavage est quasi-unanimement accepté comme un mal nécessaire du point de vue économique. « L’idée même d’abolition est, à la fin du XVIIIème siècle, d’une nouveauté et d’une radicalité révolutionnaires », écrit-il]

6 : Silyane Larcher, L’autre citoyen éd. Armand Colin, 2014, p.98

7 : Médéric Louis Elie Moreau de Saint-Méry, extrait de l’introduction des Loix et constitutions des colonies françois de l’Amérique sous le vent

8 : Cité dans Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme, CNRS édition, 2007, p. 145.

9 : Comme le note Domenico Losurdo dans sa Contre-histoire du libéralisme.

10 : Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 p.47

11 : Maximilien Robespierre Œuvres tome 7 cité par Jean-Daniel Piquet L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) ; Ed. Karthala ; 2002 ; p.82.

12 : Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 p.51

13 : Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.161

14 : Idem p.170

15 : Florence Gauthier, « La Société des Citoyens de Couleur élabore le projet de la Révolution de Saint-Domingue » in Les élections de la députation « de l’égalité de l’épiderme » publié sur le site « Le Canard Républicain » le 1er août 2018 

16 : Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.259-260

17 : Louis Pierre Dufay, dans son discours lors de la séance d’abolition de l’esclavage à la Convention nationale le 4 février 1794 in « Grands discours parlementaires » sur le site de l’Assemblée nationale 

18 : Cette ambiguïté avérée ou résultant d’une mauvaise interprétation des discours de certains Jacobins est étudiée par Jean-Daniel Piquet, dans son article Robespierre et la liberté des Noirs en l’an II d’après les archives des comités et les papiers de la commission Courtois publié en janvier-mars 2001 dans les Annales historiques de la Révolution française. L’article souligne l’ampleur de la désinformation organisée par les colons et rappelle néanmoins le rôle des Jacobins et celui particulier de Robespierre pour la concrétisation de l’abolition de l’esclavage.

19 : La Feuille Villageoise n°20, 4ème année, tome 18, Bibliothèque de l’Arsenal cité par cité par Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.339

20 : René Levasseur,Mémoires, Paris, Messidor, 1989 cité par Jean-Daniel PIQUET L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.335

21 : Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.337

22 : Olivier Douville, Présentation du Discours de Chaumette au sujet de l’esclavage dans les colonies françaises. Cahier des Anneaux de la Mémoire, Les Anneaux de la Mémoire, 2001, p.345 

23 : Jean-Daniel Piquet, « Robespierre et la liberté des Noirs en l’an II », op. cit.

24 : Domenico Losurdo (Contre-histoire du libéralisme) note une dialectique entre l’abolition de l’esclavage en métropole et sa radicalisation dans les colonies. L’arrêt Somerset, qui marque l’abolition de facto de l’esclavage sur le sol britannique, justifie cette décision par le fait que « notre air est trop pur pour être respiré par des esclaves » – légitimant sa pérennisation dans les colonies, où il en allait autrement.

25 : Florence Gauthier, « Toussaint Louverture mène une politique indépendante, 1796-1801 » in 1793-94 : la Révolution abolit l’esclavage ; 1802 : Bonaparte rétablit l’esclavage.

26 : Jean-Daniel Piquet,L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.339

27 : Clément Thibaud, « COUPE TÊTES, BRÛLE CAZES Peurs et désirs d’Haïti dans l’Amérique de Bolivar », Editions de l’EHESS « Annales, Histoire, Sciences Sociales » 

28 : Idem

La Révolution ou la Mort : Mourir pour la patrie ?

La mort de Marat, tableau de Jacques-Louis David, 1793.

Espoir immense qui s’abîme en tragédie, la Révolution française restera dans les mémoires comme l’expérience révolutionnaire ultime, celle qui sacrifie sur l’autel de l’avenir les amis comme les ennemis. Étouffée par la mort, elle n’en demeure pas moins un souffle de vie, une aspiration sans cesse recommencée à l’avènement d’un monde nouveau. Si la Révolution a fait table rase du passé, si elle a redessiné tous les horizons, elle a aussi, peut-être, défini un nouveau rapport à la mort. Façonnée tant par la mort antique que par le martyre chrétien, elle n’est pourtant réductible à aucun de ces deux termes. Parce qu’elle rompt avec les conceptions antérieures, la mort révolutionnaire constitue sans doute une étape dans l’avènement de la modernité.

La Révolution possède quelque chose du sommet. Celui que l’on affronte, celui que l’on craint. Elle est une hauteur depuis laquelle il semble possible de contempler l’histoire des hommes. Elle est une promesse autant qu’une sentence. Elle est la plus grande exaltation de la vie en même temps qu’une garantie de trépas. Sur la scène qu’elle offre au monde, se joue la danse macabre de l’humaine liberté et de la mort. Derrière son rideau, l’une et l’autre, pourtant, paraissent vaciller.

Un nouveau rapport à la mort ?

De la Bastille au Champ de Mars, des massacres de septembre aux guerres de Vendée, l’épopée révolutionnaire est tout entière maculée du sang des martyrs. Élancée vers l’avenir, elle prend le genre humain à partie et effraie jusqu’à ses plus fervents partisans. Les historiens ont suffisamment souligné combien la Terreur pouvait être expliquée par le fait que les « terroristes » étaient eux-mêmes terrorisés : la grande peur, la crainte toujours reconduite du complot aristocratique et les trahisons successives racontent cette histoire-là. Mais on a trop peu insisté, sans doute, sur la fascination calme qu’a exercé sur eux tous la mort, libératrice et fatale. Contre le tumulte révolutionnaire, contre l’horizon lointain de la Cité nouvelle, elle se dressait face à eux, simple, évidente. Malraux, mieux que quiconque, a su déceler cette obscurité. Il note à propos de Saint-Just : « Déjà, au procès du Roi, il avait contraint les âmes sensibles et raisonnables à voir surgir, derrière les décors du siècle arrachés un à un, le profond ciel nocturne de la Révolution. » (1) La Révolution est une affaire sérieuse ; aux grandes joies répondent les grandes tragédies.

À mesure qu’aux frontières la guerre s’aggrave et que les Indulgents ou les hébertistes montent sur l’échafaud, la mort se fait plus présente. Elle accapare le temps vécu et borne l’horizon. La vie des révolutionnaires est bientôt empreinte d’une lourde martyrologie (2) et l’esprit de sacrifice se confond avec la foi. « C’est bien de fanatisme qu’il s’agit, parce qu’il s’agit de foi » (3) note encore Malraux. Il poursuit, toujours à propos de Saint-Just : « De même que les prophètes, il avait donné au mystère l’évidence de la vérité. Pour la plupart de ses auditeurs comme pour lui, la République n’était pas seulement un système de gouvernement, mais d’abord une Apocalypse, et l’espoir d’un monde inconnu. » (4) Tandis qu’est proclamée la loi de Prairial, la Terreur se durcit et le rythme des exécutions s’accélère. Ainsi la mort se fait-elle la complice d’hommes en dette.

Plutôt qu’une fatalité, elle apparaît bientôt comme une solution aux quêtes de rédemption. « Certes c’est quitter peu de chose qu’une vie malheureuse dans laquelle on est condamné à végéter, le complice ou le témoin impuissant du crime » aurait dû déclarer Saint-Just dans son dernier discours, s’il n’avait pas été interrompu par les députés qui le feraient exécuter le lendemain. Inflexible dans le chaos de la Convention, opposant seulement à ses adversaires la figure grave et romaine d’un homme qui ne reculera pas devant le sacrifice de sa vie, il va au-devant de la mort comme les héros antiques tant admirés par lui : « Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle, on pourra la persécuter et faire mourir cette poussière, mais je défie qu’on m’arrache à cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux. » Jaurès, dans sa compréhension profonde, presque intime, des esprits qui ont fait la Révolution, commente en ces termes la phrase du benjamin de la Convention : « Sombre et stérilisante exaltation. Ces hommes avaient les yeux comme fascinés par la porte de la mort que si souvent ils avaient ouverte pour d’autres. Et, au moment même où il faudrait donner confiance à la Révolution dans la bonté de la vie, et rasséréner les cœurs obsédés de souvenirs sanglants, eux-mêmes s’essaient sans cesse, en idée, à se coucher dans le tombeau. » (5)

Cette proximité de la mort qui dévore les révolutionnaires et épuise en eux toute vie, ne renseigne pourtant pas sur la relation véritable qui les unit à elle. Autrement formulé, pour quoi s’avance-t-on vers la mort dans la Révolution ?

Héritage antique et transfert de sacralité

S’il fallait vraiment sonder l’esprit des révolutionnaires, il conviendrait certainement d’accorder toute sa place à l’indéniable substrat chrétien qui sous-tend leur vision du monde. Ce premier élément se double d’un second apport – souvent souligné – antique celui-là. « Sparte brille comme un éclair dans des ténèbres immenses », « Le monde est vide depuis les Romains »… on n’en finirait pas de citer les mots et les références d’hommes pétris de la culture des Anciens. Si leurs détracteurs – Constant le premier – furent nombreux à leur reprocher de confondre les conceptions antiques et modernes de la liberté, s’ils ont condamné les conséquences politiques de ces emprunts à des âges révolus, peut-être faudrait-il interroger, au-delà de ces quelques aspects, ce que la mort révolutionnaire doit à l’Antiquité.

Comment ne pas songer à Tellos ou à Léonidas quand un Danton, qui pourtant aimait la vie et ne partageait pas l’ascétisme de Robespierre, déclare : « Allons nous endormir dans le sein de la gloire » ? Rompant mille ans de tradition chrétienne, les révolutionnaires français (par ailleurs croyants pour la plupart d’entre eux) se rêvaient certainement davantage en héros grecs ou romains qu’en templiers. Mona Ozouf note à propos du recours à l’Antiquité dans les fêtes révolutionnaires qu’il « ne traduit pas seulement une nostalgie d’esthète, ni même le besoin moral de peupler de grands exemples une mémoire qui s’en est vidée. C’est aussi, surtout, dans un monde où se décolorent les valeurs chrétiennes, le besoin du sacré. Une société qui s’institue doit sacraliser le fait même de l’institution. Qui veut fonder ne peut en faire l’économie, commencer une vie nouvelle ne s’imagine pas sans foi. » (6) L’Antiquité fut pour ces hommes un mythe mobilisateur, et la conception grecque ou romaine de la mort aura fourni au processus révolutionnaire un indéniable supplément de sacralité.

Peu après thermidor, la guillotine fut éloignée du cœur de Paris. La page de la Terreur n’était certes pas refermée, mais elle se faisait plus discrète. Avec la guillotine, c’était la perspective de la mort qu’on écartait ; théâtres et salons allaient pouvoir rouvrir. « Plus tard, à la ville tragique succéda la ville cynique » rapporte Hugo : « Après le 9 thermidor, Paris fut gai, d’une gaieté égarée. Une joie malsaine déborda. À la frénésie de mourir succéda la frénésie de vivre, et la grandeur s’éclipsa. » (7)

Car en définitive, c’est la mort qui est l’étalon de toute grandeur. Quelle situation historique peut prétendre à l’exception ? Les propos attribués à De Gaulle par André Malraux ne disent pas autre chose : « Sans doute l’histoire ne consiste-t-elle pas qu’à délivrer, dit-il. Elle est l’affrontement. Avec l’ennemi, avec le destin. Peut-être la grandeur ne se fonde-t-elle que sur le niveau de l’affrontement. » (8) On atteint ici le fondement même de la Révolution, l’élément décisif de sa grandeur. Les deux personnages du Quatrevingt-treize de Victor Hugo résument ce sentiment. Gauvain et Cimourdain sont antithétiques, ils sont pourtant liés l’un à l’autre par l’œuvre révolutionnaire. La gloire du premier n’est rien sans la gravité du second, Gauvain est sublime là où Cimourdain est terrible, ils sont l’une et l’autre faces de la Révolution : « Et ces deux âmes, sœurs tragiques, s’envolèrent ensemble, l’ombre de l’une mêlée à la lumière de l’autre. » (9) Car la mort, dans la Révolution, est la raison dernière de toute chose, cependant qu’elle fait taire les hommes, elle fonde des destins. Cette quête éperdue de grandeur s’appuie sur le souvenir de Rome ou d’Athènes, Mona Ozouf suggère ainsi « qu’à ces hommes l’Antiquité fournissait surtout des modèles de grandeur. Peupler de grands exemples ses rêves, c’était alors s’aider à vivre et parfois – pensons seulement au suicide de Romme – à mourir. » (10)

Avec la Révolution, le Jugement n’était plus l’affaire du ciel ou de son représentant sur la Terre. Le peuple était consacré seul souverain. La cité se donnait une nouvelle loi, on tentait d’imposer un nouveau culte et la nation assemblée paraissait se consacrer tout entière à la redéfinition des fins ultimes. Si donc « l’échafaud emplissait la ville d’une lueur d’immortalité » (11), c’est parce qu’il devenait la seule mesure, l’aboutissement de toutes les ascensions, de toutes les proscriptions, la condition de toute postérité. Les hommes se substituaient aux dieux, ils seraient dorénavant les seuls en charge du jugement des âmes. Surtout, la postérité même serait dorénavant inscrite dans l’immanence : « On dit sans doute Marat immortel, mais on disait immortels aussi Brutus ou Lycurgue : dans le discours de la Révolution, l’immortalité n’est pas une espérance, mais le symbole de la survie dans la mémoire collective. » (12) Et le salut temporel était consacré contre la loi divine.

La République idéale remplace la Cité céleste, et, en fait d’un Eden premier, c’est le souvenir de Sparte qu’on convoque.

Dans la Révolution, l’héritage antique sert à la mise en œuvre d’un transfert de sacralité : « Le mythe d’origine est aussi l’instrument d’une téléologie : rendre pensable et crédible le passage à la nouvelle Jérusalem suppose le souvenir de l’Eden passé. » (13) La République idéale remplace la Cité céleste, et, en fait d’un Eden, c’est le souvenir de Sparte qu’on convoque. Depuis combien de siècles n’avait-on pas vu des hommes s’engager dans un combat décorrélé de toute idée de la foi chrétienne ? Les révolutionnaires ne scandent plus « Deus Vult » comme les Croisés d’autrefois, et peut-être faudrait-il faire l’hypothèse que l’on ne meurt pas à Fleurus comme on mourait à Saint-Jean d’Acre. Bien sûr, les chefs vendéens qui combattent pour « Dieu et le Roi » ont peu en commun avec les « bleus » qui proclament « Vive la Nation ! » ; mais la fracture entre les deux camps se situe peut-être à un autre niveau que celui, évident, des motifs, peut-être leur séparation est-elle plus profonde encore et que le rapport révolutionnaire à la mort est essentiellement différent de celui des contre-révolutionnaires.

Dans la Révolution, et avant elle déjà, le temps historique cesse d’être accaparé par les princes qui font l’histoire et par les ecclésiastiques qui la relatent. Elle est mise en partage, elle est une histoire augmentée du seul fait qu’elle n’a plus pour acteurs quelques chevaliers mais des peuples entiers. À cette histoire-là, celle de la levée en masse et des conscrits de l’An II, le modèle chevaleresque sied peu, seul fonctionne le récit des origines, celui auquel les siècles continuent de relier la figure du citoyen-soldat, celui que raconte encore la phrase d’Horace : « Dulce et decorum est pro patria mori » (« Il est doux et glorieux de mourir pour sa patrie »). Dans la Grèce antique, la longue réforme hoplitique, celle qui avait consacré le citoyen défenseur de sa cité, avait eu pour corollaire la consolidation des droits politiques. Tout citoyen était libre de contribuer aux affaires de la cité parce qu’il était prêt à verser son sang pour elle. Il y a de ça dans l’épopée des soldats de l’An II ou dans le rôle déterminant des sections parisiennes dans le déroulement des journées révolutionnaires auquel répond la constitution de 1793, la plus démocratique jamais écrite.

Il serait pourtant déraisonnable de considérer pareillement la démocratie athénienne et la République montagnarde. Parce qu’elle s’inscrit en rupture et dans le prolongement de la France des monastères et des rois, elle doit être appréhendée en premier lieu par rapport à celle-ci.

« La liberté ou la mort ! »

Irruption des masses dans l’histoire, amorce de la modernité démocratique, la Révolution française est cette période axiale qui cristallise des dynamiques souterraines désireuses d’atteindre l’éclosion. Aussi peut-on faire l’hypothèse qu’elle serait le moment de bascule entre deux régimes chargés l’un et l’autre d’un certain rapport à la mort. Quand la norme suprême s’évanouit, seule demeure la liberté radicale, nue et sauvage. Cette liberté recouvre tous les aspects de la vie, mais elle est aussi une attitude devant la mort. Le martyre de Saint-Louis, parti chercher la mort sous les murs de Tunis, est incomparable avec le suicide des derniers montagnards après thermidor. Peut-être a-t-il plus à voir avec le fatalisme secret du Saint-Just resté silencieux devant une Convention déchaînée, désarmé qu’il était devant les desseins qu’avait conçu pour lui la Providence.

Il faudrait entreprendre de dégager les propriétés principales de la mort moderne pour saisir tout à fait combien la Révolution innove et dans quelle mesure elle emprunte aux formes anciennes. Si donc le caractère premier de la mort réside dans sa fatalité, la mort révolutionnaire – qu’elle soit accomplie au nom d’une justice immanente, provoquée par les « circonstances », ou choisie – provoque un glissement d’importance. Afin de comprendre vraiment ce moment charnière, sans doute importe-t-il de remonter aux siècles qui précèdent pour replacer cette histoire dans le temps long du déclin de l’idéal chevaleresque et dans le lent procès de curialisation des guerriers. Il faudrait encore mobiliser l’histoire des émotions et des mentalités pour aborder les archives du tribunal révolutionnaire, les débats de la Convention, les correspondances des soldats…

S’engager en révolution, c’est déjà, un peu, renoncer à la vie, c’est accepter que le temps qui reste soit épuisé tout entier par l’action, c’est aussi projeter jusqu’à l’extrême les catégories humaines sur les cycles naturels : de là le paradoxe révolutionnaire d’une mort par élection, inexorable et choisie tout à la fois. 

Il n’en reste pas moins que le rôle de la mort dans la période révolutionnaire excède de beaucoup son strict caractère d’utilité. Dans les forêts de Bretagne comme dans la guerre des factions, les révolutionnaires « demandent à la mort de faire autour d’eux l’unanimité immédiate dont ils ont besoin. » (14) Or par-delà cet aspect premier, le plus important, le plus évident aussi, semble s’affirmer dans et par la mort le chemin de l’autonomie. « Non seulement l’homme sait l’histoire qu’il fait, mais il se sauve ou se perd dans et par cette histoire » remarque François Furet (15) ; dans la Révolution, la liberté se confond avec l’action. Fatale, la mort peut être maîtrisée. S’engager en révolution, c’est déjà, un peu, renoncer à la vie, c’est accepter que le temps qui reste soit épuisé tout entier par l’action, c’est aussi projeter jusqu’à l’extrême les catégories humaines sur les cycles naturels : de là le paradoxe révolutionnaire d’une mort par élection, inexorable et choisie tout à la fois. 

« Voici la Convention. Le regard devient fixe en présence de ce sommet. Jamais rien de plus haut n’est apparu sur l’horizon des hommes. Il y a l’Himalaya et il y a la Convention. La Convention est peut-être le point culminant de l’histoire. » (16) Cette scène funeste, théâtre des tragédies et des triomphes, n’est pas un endroit pour les hommes. Celle-là dont Hugo disait qu’elle semblait faite pour être contemplée par les aigles ne peut être un lieu tout à fait humain. Là, il n’y a pas de place pour la vie, seuls règnent le destin et la mort. Ce paysage dévasté et grandiose est celui des hauts plateaux où l’air manque parce que le vent est tout. En cela, peut-être que toutes les révolutions se ressemblent. Peut-être la mélancolie de Robespierre envoyant Desmoulins au tombeau annonce-t-elle celle de Lénine à qui viennent les larmes quand il entend les premières notes de l’Appassionata.

Notes et références :

[1] André Malraux, Préface à Albert Ollivier, Saint-Just et la force des choses, Gallimard, Paris, 1954, p. 19.

[2] Voir, à ce sujet, Guillaume Mazeau, « Émotions politiques : La Révolution française », in Histoire des émotions Vol. II – De l’Antiquité aux Lumières, dir. Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello Seuil, 2016.

[3] André Malraux, op. cit., p. 13.

[4] Ibid, p. 19.

[5] Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, Le gouvernement révolutionnaire (Tome VI), Les éditions sociales, Paris, 1972, p. 493.

[6] Mona Ozouf, La fête révolutionnaire, Gallimard, Paris, 1976, p. 463.

[7] Victor Hugo, Quatrevingt-treize, Gallimard, 1979, p. 147.

[8] André Malraux, Les chênes qu’on abat…, Gallimard, Paris, 1971, p. 196.

[9] Victor Hugo, op. cit., p. 482.

[10] Mona Ozouf, op. cit., p. 458.

[11] Jean Jaurès, Pages choisies de Jean Jaurès, Les éditions Rieder, Paris, 1928, p. 155.

[12] Mona Ozouf, op. cit., p. 447.

[13] Mona Ozouf, op. cit., p. 464.

[14] Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, op. cit. p. 428.

[15] François Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, Paris, 1978, p. 90.

[16] Victor Hugo, op. cit., p. 192.

La Révolution française et la conquête du pain

La disette du pain
La disette du pain, 1794

La crise sanitaire qui touche durement la France depuis mars 2020 a eu pour conséquence l’accroissement du nombre de personnes victimes de précarité alimentaire. D’après un rapport du Secours Catholique, 8 millions de personnes auront besoin d’une aide alimentaire au mois de novembre. Si, à l’heure actuelle, les banques alimentaires parviennent à maitriser les demandes d’aide alimentaire, le Canard enchainé révélait en avril 2020 la crainte du préfet de Seine Saint-Denis de voir apparaître sur ce territoire des « émeutes de faim ». Cette crainte des autorités apparait aujourd’hui comme exceptionnelle. Pourtant, durant la seconde moitié du XVIIIème siècle, la question de l’État comme garant de la sécurité alimentaire des français fut un des débats majeurs du temps et une source de conflits entre les promoteurs de la liberté du commerce et leurs opposants qui militaient pour un droit à l’existence.


La guerre des farines : une contestation anti-libérale, prologue de la Révolution française 

Pour l’historien américain Steven Kaplan, le « pain est l’un des plus grands acteurs de l’Histoire de France ». On peut sans doute estimer que cet acteur singulier a eu le plus d’importance dans les évolutions socio-politiques françaises durant la seconde moitié du 18ème siècle. À cette époque, la majorité de la population française est rurale et travaille la terre avec un but d’autosubsistance, tandis qu’il n’existe pas encore de marché intérieur national et concurrentiel comme c’est déjà le cas en Angleterre. De nombreux droits de douanes existent en fonction du maillage territorial hérité du féodalisme. La vie paysanne est le plus souvent régie sous la communauté rurale avec des règles morales où même les plus pauvres peuvent cultiver leur bétail dans les espaces communaux. La paysannerie française voit son travail soumis à une imposition indirecte par des impôts locaux, résidus du féodalisme, ou directe par l’État royal, de plus en plus centralisé à travers l’action successive de Richelieu puis de Louis XIV. En échange de ces impôts, le Royaume de France assure la sécurité de ses sujets à travers une armée de plus en plus puissante et des forces de police organisées. À cela s’ajoute aussi le besoin pour le Roi d’alimenter ses sujets pour garantir la concorde sociale et d’éviter les « émotions populaires » en cas de famine ou de disette dans les campagnes et dans les grandes villes. Paris compte déjà au milieu du XVIIIème siècle plus de 500 000 habitants.

Louis XVI distribuant des aumônes © Louis Hersent

En ce qui concerne l’alimentation, Steven Kaplan écrit qu’à cette période « par temps ordinaire, une ration de pain et de soupe pouvait coûter à une famille ouvrière ou paysanne jusqu’à 50 % de son revenu ». Dans une époque encore soumise aux disettes et aux famines, dues au manque de progrès technique agricole et aux conditions écologiques néfastes(1), Steven Kaplan voit donc l’existence d’un contrat social informel entre le « Roi nourricier » et ses sujets. Il doit subvenir à leur alimentation à travers une politique d’approvisionnement fondée sur un contrôle strict du commerce des grains.

Or vers les années 1750-1760, le royaume de France est en crise, notamment après la Guerre de 7 ans qui voit la perte des territoires français en Amérique au profit de l’ennemi anglais. Cette défaite produit alors chez les élites politiques une volonté de réformer le royaume dans ses structures socio-économiques. Cela se traduit par l’apparition d’un nouveau courant économique dans les hautes sphères de l’administration royale : les physiocrates. Pour les physiocrates, la terre est à la base de toute richesse. En rupture avec la politique mercantiliste de Colbert, ils sont partisans d’un « laissez-faire » en économie. Ils militent à travers différents ouvrages et brochures pour une nouvelle société, organisée sur la base de grands fermiers capitalistes. Ceux-ci pourraient, grâce au libre commerce des grains et à la création d’un véritable marché national, voir leurs domaines prospérer, ainsi que le reste de la société, par un effet levier. Ces idées gravitent dans les hauts cercles du pouvoir et parviennent à être expérimentées quelques années à la fin du règne de Louis XV (1715-1774). Des édits de libéralisation du blé hors de Paris sont promulgués, avant de revenir à une intervention régulatrice de l’État sur le Blé.

Turgot
Turgot © Antoine Graincourt

Néanmoins,  le jeune roi Louis XVI montre sur le trône en 1774, avec des velléités réformatrices pour son royaume. Il nomme Anne Robert Jacques Turgot secrétaire général des finances, équivalent actuel du ministre de l’Économie et des Finances. Turgot, lui-même physiocrate, proclame avec l’aval du roi, le 13 septembre 1774, un édit qui libéralise le commerce des grains. Or un automne désastreux et un dur hiver 1774-1775 entraînent une moisson médiocre dans certains territoires français. La liberté du commerce du blé provoque de fait une hausse des prix par les riches laboureurs et fermiers. Au printemps 1775, différents foyers de contestations se développent. L’historien Jean Nicolas relève 123 manifestations distinctes en France, émanant des couches populaires rurales et urbaines, qui prennent directement le nom de Guerre des farines.

Cette base populaire résulte d’un prolétariat rural journalier ou de paysans petits propriétaires pas assez riches pour subvenir à leurs besoins, tandis qu’en ville elle provient d’un mélange d’artisans, d’ouvriers et de petits commerçants. À Paris, deux tiers des émeutiers arrêtés sont des ouvriers d’après les rapports de Police (Zancarini Fournel, 2016).

Dans la plupart des manifestations, le but est d’opérer une taxation plus juste sur le pain que l’historien marxiste Edward Palmer Thompson nomme une « économie morale des foules ». Les manifestants fixent un prix qu’ils jugent décent en allant directement sur le marché taxer les vendeurs ou en réquisitionnant des greniers de laboureurs, de boulangers ou de négociants en blé qui cachent leur récolte en attendant une hausse des prix sur le marché. On relève aussi des actions d’entrave des transports de blé par les fleuves et les routes.

Cet épisode anti-libéral montre clairement les prémices du divorce de la Révolution française entre le bon roi et les masses rurales et urbaines. À travers cette politique de libéralisation du commerce des grains, Louis XVI n’apparait plus comme le roi nourricier soucieux de l’alimentation de ses sujets à travers une politique paternaliste et interventionniste. Steven Kaplan rapporte ainsi qu’on pouvait lire à Paris sur des placards « Si le pain ne diminue, nous exterminerons le roi et tout le sang des Bourbons ». De fait la modification de l’imaginaire commun d’un « roi nourricier » en « roi marchand de blé » devient moralement désacralisant pour le corps politique du roi, et dangereux pour son corps terrestre. La plupart des contemporains s’accordent sur l’importance de l’événement et la dure répression des manifestants par le pouvoir. 25 000 soldats interviennent pour rétablir l’ordre sur le bassin parisien. L’intendance fait emprisonner 584 manifestants et pendre 2 hommes en exemple sur la place de Grève à Paris.

Suite à la disgrâce de Turgot en 1776, liée à des querelles internes à la Cour, cette mesure est abolie. Louis XVI remet alors en place l’ancien système de régulation du pain. Pourtant, dans les années qui suivent, le royaume se retrouve dans une situation économique désastreuse, liée à l’endettement du royaume pour la Guerre d’indépendance américaine. À cela s’ajoute des conditions climatiques néfastes lors des années 1787-1788 qui augmentent les émeutes pour l’accès au pain. Le royaume de France est alors dans un état politique qu’on peut qualifier de pré-révolutionnaire avec de multiples émeutes. Ces tensions explosent en 1789. La monarchie absolue est balayée et l’Assemblée nationale revendique la représentation de la souveraineté nationale. L’Assemblée nationale légitimée par l’insurrection parisienne de juillet 1789 a par ailleurs juré, par le Serment du jeu de paume, de ne pas se séparer avant d’avoir donner à la France une constitution. Cela prendra plus de deux années. 

La Révolution et le pain (1789-1793) : la liberté du commerce ou la poudre

L’Assemblée nationale compte parmi ses membres une majorité d’hommes de droits, des grands fermiers et une partie de la noblesse acquise aux idées des Lumières. Ces origines sociales concourent à ce que l’Assemblée nationale soit acquise aux idées libérales dans le domaine économique, notamment sur le commerce des grains et la volonté d’en finir avec les archaïsmes féodaux qui empêchent la naissance d’un marché national et concurrentiel. Le 26 août 1789, la proclamation de la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen par l’Assemblée nationale sacralise la propriété. Trois jours plus tard, le 29 août 1789 est proclamé par un décret de l’assemblée, la liberté du commerce. 

Pourtant, malgré la Révolution et la victoire du peuple de Paris sur Louis XVI et la noblesse, les troubles de subsistance des biens primaires, comme le pain, se poursuivent dans les semaines suivantes. La colère ne redescend pas dans les classes populaires à l’image des journées du 5 et du 6 Octobre 1789. Depuis septembre, le prix du pain est élevé à Paris et de nombreuses disettes ont lieu dans la capitale. De plus, l’idée d’un complot aristocratique pour reprendre le pouvoir à Paris est ravivée par la presse révolutionnaire. Le 5 octobre, alors qu’elles ne parviennent pas à se faire entendre à l’Hôtel de Ville de Paris, des milliers de femmes des faubourgs parisiens viennent protester à Versailles contre le manque de pain à Paris. Des représentantes du groupe des femmes envahissent l’Assemblée nationale (alors située à Versailles) pour demander un décret sur les subsistances pour Paris qu’ils vont faire valider par le roi. Le matin du 6 octobre, la foule parisienne et la garde nationale ramènent le roi et sa famille à Paris, au château des Tuileries. L’Assemblée nationale quitte également Versailles pour Paris. Ces journées cruciales de la Révolution française, sans doute plus que le 14 juillet, sont donc marquées par une dimension frumentaire nette. Lors du retour à Paris, les femmes parisiennes et certains gardes nationaux crient « Nous ramenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron ».

Néanmoins, la venue des pouvoirs exécutif et législatif sont loin de ramener la concorde sociale à Paris. Le 20 octobre, un boulanger du nom de Denis François, accusé d’être un accapareur, est tué lors d’une émeute devant une boulangerie comme il s’en produit beaucoup. L’Assemblée nationale s’en émeut et déclare le lendemain un décret contre les troubles, transformé ensuite en loi martiale qui ouvre la possibilité aux autorités municipales de réprimer sans limite les manifestations, malgré l’opposition de certains députés radicaux comme Robespierre. La loi martiale doit être mise en œuvre par les gardes nationaux dont le système en fait une mesure de répression de classe, du fait du cens pour s’acheter l’uniforme et le matériel. Si la dispersion se fait sans violence, les « moteurs », c’est-à-dire les meneurs, sont repérés, arrêtés et jugés extraordinairement, risquant 3 ans d’emprisonnement ou la mort. La loi martiale organise ainsi la répression face aux résistances populaires pour l’accès au pain jusqu’à sa suppression en 1793.

De nombreuses manifestations taxatrices avec un répertoire d’actions similaire à celui déjà rencontré lors de la Guerre des farines auront ainsi lieu durant les années post-1789, dont certaines connaitront un dénouement tragique comme à Étampes. Dans cette commune du Bassin parisien, une révolte frumentaire a lieu le 3 mars 1792. Des centaines d’ouvriers agricoles réalisent une taxation populaire sur le marché en demandant l’aval du maire Jacques Guillaume Simoneau. Face à son refus et aux menaces proférées contre les manifestants, Simoneau est lynché. Cette affaire est fortement médiatisée par l’Assemblée législative qui lui rend hommage. Elle célèbre, le 3 juin 1792, une fête de la loi et le « courage » de Simonneau face aux « factieux » qui sont lourdement réprimés. La réaction de l’Assemblée nationale témoigne ainsi d’un clivage de plus en plus prononcé sur la question du pain entre une bourgeoisie urbaine et des riches fermiers contre les couches populaires urbaines (artisans, ouvriers) et rurales (petits paysans, journaliers).

La formation d’une base populaire parisienne réclamant un programme contre la libéralisation du commerce des grains

Outre les troubles liés à la question du pain et d’autres biens de subsistance primaires comme le sucre, le royaume de France traverse une crise politique aiguë à partir de l’été 1791. Le 21 juin 1791, le roi et sa famille tentent de s’enfuir de France mais sont arrêtés à Varennes. Face aux manifestations, l’assemblée constituante déclare la personne du roi inviolable et sacrée et met enfin en place la monarchie constitutionnelle le 3 septembre 1791. Mais la fuite de Varennes ternit définitivement l’image de Louis XVI auprès des Français et rompt le lien sacré entre le roi et la nation. De plus, le 20 avril 1792, le royaume de France déclare la guerre au royaume d’Autriche. C’est le début du cycle des guerres révolutionnaires qui dure jusqu’en 1815 et la défaite définitive de Napoléon à Waterloo. 

Revolution francaise, 1789 : Un sans culotte avec sa pique et un chartier (paysan). Gouache des Freres Lesueur (18eme siecle), 18eme siecle. Musee Carnavalet, Paris

Ainsi face à la peur d’un complot aristocratique et l’invasion des armées contre-révolutionnaires, Paris s’insurge le 10 août 1792 lorsque les 48 sections de la Commune insurrectionnelle de Paris, accompagnées des fédérés, prennent le château des Tuileries et renversent Louis XVI. Un mois plus tard, la République est proclamée le 21 septembre 1792, le lendemain de la célèbre victoire de Valmy. Les institutions républicaines sont désormais fondées sur une nouvelle Assemblée nationale : la Convention élue au suffrage universel. La jeune Convention est alors sous pression politique, de la part des sections parisiennes où les Sans-culottes sont présents massivement et qui tirent une grande légitimité de la prise des Tuileries du 10 août. Le travail de l’historien Albert Soboul sur les sans-culottes montre que cet objet politique est une classe sociale disparate. Elle est composée de petits artisans, boutiquiers, ouvriers voire de bourgeois rentiers qui partagent une vision politique du citoyen engagé en arme, défendant une vision égalitariste de le la politique mais aussi de l’économie. Ils sont aussi de grands lecteurs d’une presse radicale dénonçant la nouvelle aristocratie des riches, comme le journal « L’ami du peuple » de Marat ou « Le Père Duchesne » d’Hébert, qui sensibilise les sans-culottes à la question des subsistances des biens primaires.

Les Sans-culottes s’opposent alors, après la défaite de Louis XVI, à ce qu’ils appellent « l’aristocratie des riches » et placent la question des subsistances au centre de leurs préoccupations. Ils réclament un droit à l’existence et demandent à la Convention des mesures fortes : la taxation, le maximum du prix des denrées de première nécessité comme le pain. Ces demandes d’une offre politique égalitariste se font progressivement entendre de l’été 1792 jusqu’à l’automne 1793, à travers des pétitions adressées à la convention et discutées lors des assemblées générales des sections, qui ont lieu plusieurs fois par semaine, ou dans les sociétés populaires et clubs politiques. Les pétitions sont parfois exposées par les militants plus radicaux des Sans-culottes surnommés « Les enragés ». Citons l’exemple de Jacques Roux, vicaire dans la section pauvre des Gravilliers de Paris, sensibilisé aux questions des subsistances, qui vient présenter à la barre de la Convention une pétition le 25 juin 1793, votée par le Club des cordeliers où il vitupère contre l’immobilité de la Convention sur l’accaparement et la liberté du commerce :

« La liberté n’est qu’un vain fantôme, quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. L’égalité n’est qu’un fantôme, quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable. La république n’est qu’un vain fantôme, quand la contre-révolution s’opère de jour en jour par le prix des denrées auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre sans verser des larmes. »

Prise du palais des Tuileries le 10 août 1792, durant la Révolution française. Jean Duplessis-Bertaux, 1793. Wikimédia Commons.

En décembre 1792, 2 parties s’opposent sur la question de la liberté du commerce. Les Girondins représentent d’après les estimations 22% des députés et sont soutenus par la Plaine (groupe disparate de députés n’ayant pas d’identité politique claire mais représentants une vision bourgeoise de la société). Les Girondins jouissent d’un grand prestige politique, avec de jeunes orateurs brillants comme Brissot et Condorcet, et défendent une vision libérale de l’économie et un droit de propriété illimitée. De l’autre côté, les Montagnards, ou Jacobins, s’y opposent et représentent environ 35% de la Convention. Ils sont eux aussi libéraux en matière économique mais s’affirment plus jusqu’au-boutistes politiquement que les Girondins. Ils se montrent de plus sensibles aux aspirations populaires. Une frange des Montagnards, les robespierristes incarnés par Maximilien Robespierre, Louis Antoine de Saint-Just, Jean Marie Claude Goujon ou Georges Couthon, bénéficient d’une grande réputation à Paris chez les Sans-culottes et militent en faveur d’un droit à l’existence qui pourrait limiter le droit de propriété et réglementer le commerce des grains. 

Portrait de Maximilien de Robespierre, peint par Adélaïde Labille-Guiard en 1791.

Dans un discours sur les subsistances à la Convention le 2 décembre 1792, Robespierre se montre très critique envers la politique menée par les Physiocrates puis l’État révolutionnaire depuis 1789 sur le commerce des grains en déclarant : « La liberté indéfinie du commerce et des baïonnettes pour calmer les alarmes ou pour opprimer la faim, telle fut la politique vantée de nos premiers législateurs. » Il fait un plaidoyer pour le droit à l’existence et la nécessité d’accorder des biens de première nécessité à tous :

« Le négociant peut bien garder, dans ses magasins, les marchandises que le luxe et la vanité convoitent jusqu’à ce qu’il trouve le moment de les vendre au plus haut prix possible ; mais nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blé, à côté de son semblable qui meurt de faim. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord que l’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes. »

Ces conceptions entre libéralisme économique et droit à l’existence, formulée plus tard par Robespierre avec le concept d’économie politique populaire, s’opposent ainsi lors du débat à la Convention sur le libre commerce. La vision girondine l’emporte, mais le 21 janvier 1793, l’exécution de Louis XVI fragilise les Girondins favorables à la clémence tandis que la France est envahie au printemps 1793. À cela s’ajoutent les insurrections intérieures sur le territoire française à l’image de la Vendée royaliste qui s’insurge vers mars 1793. Les Sans-culottes parisiens vont alors se radicaliser contre l’immobilisme de Girondins de plus en plus menaçants contre le mouvement populaire parisien avec des menaces de répression assumées à la Convention. Cet antagonisme politique aboutit aux journées du 31 mai et du 2 juin 1793 lorsque la Convention est entouré par 80 000 hommes issus de la Garde nationale et des sections parisiennes. Elle doit alors se plier aux revendications de mettre en accusation plusieurs députés girondins. Ces journées essentielles voient ainsi la Convention passer sous la mainmise des Montagnards, soutenus par la Plaine.

Mise en place du programme de l’An II : Une réponse de l’État révolutionnaire à la demande du bas sur le pain

Les journées du 31 mai et du 2 juin modifient le jeu politique dans la jeune République française. La convergence entre la puissance des Sans-culottes parisiens, les pressions du prolétariat rural, le prestige politique des Montagnards à la Convention et l’invasion étrangère permettent d’établir à partir de l’été 1793 ce que certains historiens nomment le programme de l’An II. Le 23 juin 1793 la loi martiale est abolie tandis que le 4 septembre la liberté du commerce est restreinte. La Convention montagnarde accède ainsi aux demandes des bases populaires lorsqu’elle menace de peine de mort les accapareurs le 26 juillet 1793. Ce sont des commerçants qui ne déclarent pas et n’affichent pas sur leur porte la liste de leurs stocks d’aliments. Si cette loi ne sera jamais pleinement appliquée elle montre que la pression populaire se traduit à la Convention dans le cadre d’un gouvernement révolutionnaire en guerre. La Convention crée aussi des greniers publics par district le 9 août et met les récoltes en réquisition le 17 août. Enfin, l’une des mesures symboliques est la loi du Maximum général à l’échelle nationale, votée le 29 septembre 1793, qui limite les prix des denrées de première nécessité dont la viande fraîche et salée, le lard, le beurre, l’huile, le savon, le bois de chauffage, les souliers et surtout le pain. La loi du Maximum touche enfin les salaires.

Néanmoins ce programme de l’an II est à nuancer et possède des effets pervers. Le fait d’accéder aux revendications des Sans-culottes sur le libre commerce des grains et autres mesures sociales permet à la Convention d’obtenir une légitimité symbolique. Cela « bureaucratise » le mouvement populaire parisien en supprimant la permanence des sections parisiennes et en limitant le nombre de réunions des sections à deux par semaine à partir de septembre 1793. De plus, de nombreux leaders des enragés sont emprisonnés comme le curé rouge Jacques Roux qui se suicide plus tard dans sa cellule. Enfin le Comité de salut public nommé par la Convention réduit les pouvoirs de la Commune en décembre en les déclarant « agents nationaux ». En avril 1794, après la mort de grands révolutionnaires comme Hébert, Danton ou Camille Desmoulins, liée à des règlements de comptes entre factions politiques, la Commune de Paris est épurée par le Comité de salut public. Toutes ces mesures brident alors la spontanéité des Sans-culottes parisiens et des clubs politiques. Elles les rendent moins aptes à se soulever pour des sujets sociaux. Saint-Just note à propos de ces évènements que la « Révolution est glacée ».

À cela s’ajoute le fait que la loi du Maximum ne parvient qu’à être réellement mise en place dans un contexte de crise économique et de guerre européenne/civile, qui fait que les députés de la Plaine et certains Montagnards se plient à cette vision dirigiste de l’économie. Ce vote du programme de l’An II ne reste néanmoins pour eux qu’un simple programme de circonstances à la différence des Montagnards robespierristes pour qui ce programme doit inspirer un projet institutionnel basé sur le le droit inaliénable aux subsistances primaires et le refus de l’autonomie de la sphère économique. Or une fois que les armées contre-révolutionnaires sont repoussées du territoire français durant l’été 1794 notamment après la bataille de Fleurus (26 juin 1794), la question se pose de remettre en cause le programme de l’An II. Elle est donnée à la suite du 10 thermidor et de la disparition des Montagnards robespierristes et de leurs alliés à la Commune de Paris.

Robespierre chahuté à la Convention nationale le 27 juillet 1794. Tableau de Max Adamo (1870). Wikimédia Commons.

Les journées du 9 et 10 Thermidor sont des journées extrêmement complexes à appréhender, du fait des rivalités internes à la Convention et au Comité de salut public. Il importe néanmoins de noter que la défaite de Robespierre et de ses partisans à la Commune de Paris, outre l’indécision et les états d’âme légalistes face à la Convention, résulte en partie du manque de soutien populaire parisien qui aurait pu permettre de mener une insurrection parisienne contre la Convention. Ce manque de soutien populaire outre le déclin des actions spontanées du à la terreur et la « bureaucratisation de la commune » résulte aussi de l’application de la loi du Maximum qui n’a pas toujours eu les effets attendus. Bien que la loi ait fonctionné pour l’approvisionnement en pain des grandes villes et de l’armée, certains paysans riches cachent leurs récoltes, ce qui a pu entraîner des pénuries ; hormis pour le pain, la loi du Maximum a été appliquée mollement. De plus, la loi du Maximum touche de façon plus stricte les salaires et fait baisser le salaire journalier des ouvriers, qui avait eu tendance à augmenter auparavant, et accroît de fait la contestation populaire avec des mécontentements et des grèves qui agitent les rues de Paris (Martin, 2016). Ainsi lorsque Robespierre et ses partisans sont envoyés à la guillotine en charrette, on entend sur le parcours de nombreux cris dénonçant cette politique comme « foutu maximum » (Martin, 2016). 

Après Thermidor, fin du droit naturel et retour à l’ordre libéral

La suite de la mort de Robespierre donne lieu à ce que l’historien Albert Mathiez nomme une « réaction thermidorienne ». La Convention opère petit à petit un détricotage de la législation dirigiste et sociale puis une répression s’abat sur la base populaire et les députés montagnards. Le 24 décembre 1794, la loi du Maximum est définitivement supprimée par la Convention, ce qui prouve sa volonté d’opérer un retour à une vision libérale sur le Commerce des grains.

Or face à un hiver rigoureux et le libre commerce des grains, le printemps 1795 voit de grands problèmes de disettes, voire de famines dans le bassin parisien ainsi que dans le nord de la France où se répandent des brigands. Cette crise alimentaire voit ressurgir les contestations populaires dans la capitale où la Convention, en parallèle du marché libre, ne parvient pas à mettre en place des rations de pain suffisantes pour les plus pauvres. Le 1er avril 1795 des manifestants avec une majorité de femmes envahissent la Convention pour demander plus d’accès au pain. Le 20 mai 1795 une insurrection parisienne des faubourgs populaires envahit à nouveau la Convention en demandant « du pain et la constitution de 1793 ». Mais quelques jours plus tard la troupe militaire qui n’est pas intervenue dans la Capitale depuis le début de la Révolution française réprime le mouvement et arrête 2 000 révolutionnaires considérés comme « terroristes », d’après une loi du 21 mars rédigée par l’Abbé Sieyès. Quelques jours plus tard les derniers députés Montagnards sont mis en accusation, emprisonnés, et pour certains condamnés à mort. Cela sonne alors comme le chant du cygne du mouvement populaire parisien pour établir une législation populaire sur l’accès aux biens de subsistance primaires comme le pain tandis que le recours à l’armée par la Convention thermidorienne préfigure le régime césariste de Napoléon Bonaparte. Enfin, en octobre 1795 est mis en place le Directoire qui nie la référence au droit naturel et aux principes de 1789 avec une constitution fondée sur le libéralisme économique et le suffrage censitaire. Boissy d’Anglas, grand théoricien de la Constitution du Directoire désire mettre en œuvre le « Gouvernement des meilleurs » et rêve d’une « réconciliation entre les riches et les pauvres », tout en stigmatisant les « mauvais citoyens qui ne possédant rien et ne voulant point travailler pour acquérir, ne vivent que dans le désordre et ne subsistent que de rapines ».

En 1774 la Guerre des farines avait dévoilé un clivage social concernant l’accès au pain. Ce clivage fut plus que jamais polarisant sous la Révolution française entre une bourgeoisie urbaine et des riches paysans contre une base populaire souvent issue de travailleurs journaliers. La question du pain, et ses réponses politiques, apparait de fait comme un des moteurs principaux de la Révolution française et de ses évolutions, outre la guerre avec les puissances étrangères. Le concept de droit à l’existence, promu par les Sans-culottes et les Montagnards robespierristes concernant le pain et les biens de première nécessité, apparut de fait comme la réponse aux maux sociaux découlant de la liberté du commerce des grains. Néanmoins le droit à l’existence servit avant tout dans le cadre d’une économie de guerre dirigée pour éviter la désagrégation du pays, ce qui a pu occulter la volonté de citoyens français d’établir une alternative à l’ordre libéral. Cette leçon peut être aujourd’hui pleinement d’actualité dans le cadre des crises écologiques qui s’annoncent et du recours à certains idéaux éco-socialistes par les États libéraux ou autoritaires pour pallier sans abandonner sur le long terme l’essence même de leur ordre politique.


(1) Le petit âge glaciaire est en Europe une période climatique affichant des températures très faibles et produisant des hivers rigoureux (exemple en France : 1693, 1709). Pour L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie, cette période débute au début du XIVème siècle et se termine au milieu du XIXème siècle.

Bibliographie :
BELISSA Marc ; BOSC Yannick. Le Directoire : la République sans la démocratie. 2018
BIARD Michel ; DUPUY Pascal. La Révolution française, dynamiques et ruptures 1787-1804. Armand Colin. 2016
GAUTHIER Florence ; IKNI Guy Robert. La guerre du blé au XVIIIe siècle: La critique populaire contre le libéralisme économique au XVIIIe siècle. Éditions KIMÉ. 2019
GUÉRIN DANIEL. Bourgeois et bras nus : Guerre sociale durant la Révolution française, 1793-1795. Libertalia. 2013
MARTIN Jean-Clément. Robespierre. Éditions Perrin. 2016
KAPLAN Steven. Le Pain, le peuple et le roi : La bataille du libéralisme sous Louis XV. Perrin. 1986
SKORNICKI Arnault. L’économiste, la Cour et la Patrie. CNRS Éditions. 2011

La République jusqu’au bout : retour sur le culte de l’Être suprême

Fête de l’Être suprême vue du Champ de Mars, toile de Pierre-Antoine Demachy.

Nous fêtons les 233 ans de la prise de la Bastille et du début de la Révolution française. Pourtant, la signification concrète de la République n’est pas toujours évidente pour les Français. Une fête républicaine doit-elle se voir réduite à un défilé militaire ? À un discours hasardeux du président de la République ? Une telle interrogation renvoie à la mission confiée à la République par les Montagnards et en particulier par Robespierre : la faire exister partout, dans la loi, mais aussi dans les esprits. Cette mission s’est incarnée dans le fait d’honorer un culte de l’Être suprême, le 8 juin 1794. Cette idée rend aujourd’hui perplexe et renvoie très vite à la prétendue mégalomanie de Robespierre et à ses penchants autoritaires. Elle a pourtant donné lieu à des fêtes incontestablement populaires, et s’inscrivait dans la philosophie générale du projet révolutionnaire de la Première République.


On peut voir dans cette idée un héritage de la philosophie des Lumières. Elle repose sur la reconnaissance d’une loi naturelle considérée comme supérieure à celle des hommes. Ainsi, c’est sur la nature que reposent les valeurs universalistes de la République : la Liberté, l’Égalité et la Fraternité.

Non seulement ce culte a été reconnu par la Convention Nationale en 1794 (18 Floréal an II) dans un décret dont l’article 1er proclame que « Le peuple français reconnait l’existence de l’Être suprême et de l’immortalité de l’Âme » [1] mais il a aussi permis l’organisation d’une fête qui, bien que méconnue et aujourd’hui réduite à l’autoritarisme politique du régime de la Terreur, a connu à l’époque un succès très important.

Le 8 juin 1794 (20 prairial an II), des foules de citoyens français se rassemblèrent ainsi au jardin des Tuileries (alors nommé Jardin national) pour assister au discours de Robespierre et à la mise à feu de figures représentant les vices que sont l’athéisme, l’égoïsme ou encore l’ambition, avant de célébrer l’apparition de la « statue de la Sagesse ». Dans un deuxième temps, la foule se rendit au Champ de Mars (alors Champ de la Réunion) afin de contempler un arbre dominant une montagne artificielle conçue pour l’occasion [2]. Ailleurs en France, la fête de l’Être suprême rencontra également un succès important. Il convient de revenir sur ce culte, qui constitue un aspect trop vite oublié de la Révolution. Elle aurait vu naître la possibilité que la République soit non seulement proclamée, mais aussi célébrée.

Un paradoxe profond réside dans la République française : si la Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé, […] elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme.

Ainsi, selon Robespierre, « L’idée de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine [3] ». On ne peut que penser, en lisant ce propos, qu’un paradoxe profond réside dans la République française. La Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé et l’organisation religieuse dans son entièreté. Mais elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme. Il fut incarné de manière forte par Maximilien Robespierre. Être républicain, c’est ainsi dans ce cas non seulement se révolter contre l’absolutisme, mais c’est aussi être capable de se penser dans un système de vertu et de morale plus vaste que sa propre individualité.

Il faut distinguer le républicanisme jacobin de Robespierre du républicanisme plébéien des dits « Enragés » tels que Jacques Roux [4], porté sur une vision davantage matérialiste du monde. D’autre part, le discours anti-théiste a aussi séduit durant la Révolution, incarné notamment par le célèbre marquis de Sade [5].

Aujourd’hui, on perçoit l’idée d’une fête de l’Être suprême au mieux comme une pure folie, au pire comme une extravagance résolument totalitaire. Pourtant, elle donne à réfléchir sur la nature du contrat républicain. La démocratie est le gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple. Encore faut-il pouvoir définir ce qu’est ce peuple, s’il n’est pas la simple somme des individus. En effet, un peuple existe-t-il sans croyance ? La République peut-elle se construire sans une foi irréductible de ses citoyens en la vertu et la morale ? Dans une véritable République qui promeut Liberté, Égalité et Fraternité, la tâche semble complexe.

Le peuple n’existe pas en soi mais il lui est proposé de se construire autour d’un idéal politique. En cela, il devient un élément normatif. Il n’est plus, il doit être. Il doit s’articuler autour de ce qui l’unit. Dans une République, cela ne peut être ni l’ethnie, ni la simple appartenance écrite à la nation. Être Français, c’est être républicain. Chose bien plus aisée à proclamer qu’à réaliser…

Si la religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté, elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

En cela, la religion a mieux réussi que la République à être vécue par les Français, à être sacralisée autour de rituels, de fêtes auxquelles le peuple est parvenu à s’identifier. Sur cet aspect, elle joue un rôle politique. Elle associe les membres d’une communauté autour d’une croyance mutuelle en Dieu et des valeurs que son existence invite à promouvoir. La religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté. Elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

Aujourd’hui encore, le peuple semble ainsi bien davantage touché par les fêtes catholiques – quoique désormais catholiques zombies [6] – de Noël que par la fête nationale, laquelle se limite d’ailleurs à quelque défilé militaire qui ne rassemble pas de grandes foules de citoyens. Comme durant la Révolution, la République « flotte dans le vide » selon les termes de Marcel Gauchet [7]. La fête de l’Être suprême serait donc ce subtil mélange de rituels religieux et de République. Ce serait alors une bonne explication de son franc succès.

La République contre la religion ?

S’opposer à la religion revient à se retrouver face à un dilemme pour les Révolutionnaires. Est-il possible d’établir une société sans le catholicisme, religion d’État sous l’Ancien Régime ? Est-ce alors se résoudre à l’athéisme ? Le culte de l’Être suprême est donc l’exemple et l’incarnation logique d’une volonté républicaine de construire une nouvelle société. La République est donc non seulement un régime politique, mais c’est aussi une manière de percevoir la nation. On ne peut pas faire la Révolution sans vouloir promouvoir un nouveau modèle de société.

Ce nouveau modèle se devra donc de faire contrepoids face à la puissante Église, elle-même institution politique et sociale mais qui n’implique pas les vertus requises du citoyen républicain. Robespierre critique ainsi la religion catholique : « Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres ! […]. Les prêtres ont créé Dieu à leur image : ils l’ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel et implacable […]. Le sceptre et l’encensoir ont conspiré pour déshonorer le ciel et pour usurper la terre [8] ». C’est donc justement du fait de sa croyance en Dieu que Robespierre dénonce l’Église.

La critique adressée par Robespierre n’est cependant pas aussi rugueuse que celle de Rousseau, dont il se revendique. Rousseau, de son côté, critique la religion catholique car elle est incapable de s’intégrer politiquement [9]. On retrouve donc chez Robespierre l’expression de l’utilité d’une organisation religieuse dans l’État, là où Rousseau s’en méfie.

« Le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République. » (Robespierre, Discours du 18 floréal an II)

Que reste-t-il donc s’il n’y a plus de catholicisme ? Peut-on former une société vertueuse sans croyance ? C’est la critique qu’adresse Robespierre à l’athéisme, vu comme tout autant incapable que la religion catholique d’établir le lien social. Selon lui, l’athéisme manque de compassion pour les citoyens pauvres. La religion reste un moyen pour le peuple de croire à une paix future, tandis que l’aristocrate à la vie paisible n’a pas besoin de la foi en un avenir meilleur [10]. Pour Robespierre, la croyance catholique en un Dieu se comprend donc d’autant plus. Si l’accaparement de cette foi par le clergé est condamné, la foi elle-même n’est pas en cause. D’autant qu’elle est la manifestation d’une orientation de l’homme vers la morale : « le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République [11] » (Discours du 18 floréal an II).

Ainsi, c’est l’immoralité des aristocrates et du clergé qui est à remettre en cause. Ce n’est pas la foi en un Dieu qui est la base de la morale, et donc de la vertu. La religion est à comprendre comme compassion envers le peuple, et comme outil de construction d’une société juste et vertueuse. Cette société, la République, doit donc être capable de mobiliser le peuple afin qu’il s’en imprègne.

La finalité révolutionnaire

La religion civile n’est pas, pour les jacobins qui la défendent, seulement bonne en théorie, mais elle est aussi un moyen d’instituer la République dans les esprits au-delà des lois. La Révolution est censée faire aboutir une nouvelle société plus vertueuse. La religion civile, ici le culte de l’Être suprême, peut être vue comme étant la clé pour parvenir à cette fin, la finalité révolutionnaire. Marcel Gauchet, dans son Robespierre, révèle que si Robespierre était plus idéaliste sur la question de la religion civile, c’est davantage Saint-Just qui ajouta à l’idéel un constat « sociologique ». La Révolution n’est pas finie, elle « a été décrétée, mais elle n’est pas fondée. Elle flotte dans le vide. Elle apparaît dépourvue de l’ancrage dans les conduites spontanées des citoyens sans lequel un régime aussi exigeant ne peut durablement vivre. Comment combler ce vide ? Comment rendre immédiate et familière l’identification du citoyen au bien de la patrie qui le détournera de l’égoïsme et instaurera le règne de la vertu ? [12] ».

La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, qu’elle soit temporelle ou idéelle.

Ce n’est pas par hasard que la vision familière du culte de l’Être suprême se résume souvent à sa fête. La fête de l’Être suprême connut un succès surprenant. Cette réussite s’explique-t-elle par le désir du peuple français d’en terminer avec la Terreur ? Ou s’agit-il de la révélation que la religion civile est effectivement le moyen par lequel le peuple citoyen se saisit de ce qui le fait peuple, la République ? Ces deux arguments semblent contradictoires mais peuvent se révéler complémentaires. La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, temporelle ou idéelle. Quoi de mieux qu’une fête pour consacrer pleinement l’esprit de la République ?

L’État français, aussi laïc soit-il aujourd’hui, est-il parvenu à faire table rase des rituels et des fêtes religieuses ? L’apparition de la statue de la sagesse au milieu des cendres des figures de l’athéisme [13] n’est-elle pas rien d’autre que des cadeaux républicains sous le sapin de la nation ?

La religion civile : du Rousseau dans le texte

L’idée d’une religion civile ne provient évidemment pas de Robespierre. Celui-ci ne cache d’ailleurs jamais son héritage rousseauiste. L’idée évoque aujourd’hui une aversion au motif qu’elle amène nécessairement à une forme d’autoritarisme. Elle peut cependant tout à fait s’expliquer du point de vue de la théorie républicaine de Jean-Jacques Rousseau.

C’est à la fin du Contrat social, au chapitre 8 du livre IV, que Rousseau évoque l’idée d’une religion civile. Robespierre la reprend dans son rapport sur les idées religieuses et morales. En effet, l’aversion pour l’athéisme est un trait commun aux deux individus. Rousseau exprime tout autant l’empathie constatée chez Robespierre : « Les grands, les riches, les heureux du siècle, seraient charmés qu’il n’y eût point de Dieu ; mais l’attente d’une autre vie console de celle-ci le peuple et le misérable. Quelle cruauté de lui ôter encore cet espoir [14] ». Toutefois, l’idée d’une religion civile n’est en rien un moyen de faire croire en une vie meilleure. Ce culte permet, pour Rousseau comme pour Robespierre, d’instaurer l’unité de la nation, et donc de définir un peuple. Citons notamment le brouillon de son chapitre sur la religion civile [15] :

« Sitôt que les hommes vivent en société il leur faut une religion qui les y maintienne. Jamais peuple n’a subsisté ni ne subsistera sans religion et si on ne lui en donnait point, de lui-même il s’en ferait une ou serait bientôt détruit. Dans tout État qui peut exiger de ses membres le sacrifice de leur vie celui qui ne croit point de vie à venir est nécessairement un lâche ou un fou; mais on ne sait que trop à quel point l’espoir de la vie à venir peut engager un fanatique à mépriser celle-ci. Ôtez ses visions à ce fanatique et donnez-lui ce même espoir pour prix de la vertu vous en ferez un vrai citoyen. »

Cette citation synthétise assez bien les points communs de Rousseau et de Robespierre sur la question de la religion civile. D’une part, la religion est naturelle. Si les hommes composent et forment des peuples, ceux-ci se construisent autour d’organisations religieuses sans lesquelles ils ne pourraient même pas survivre. D’autre part, on perçoit ici à nouveau l’idée que la religion civile puisse être le moyen du patriotisme. Comme le montre Ghislain Waterlot, « la guerre est une possibilité qui menace toujours les nations; ce qui veut dire que n’importe quel État doit pouvoir compter sur le consentement de ses membres au sacrifice de leur vie en cas de menace. Or Rousseau pense que sans la foi en une vie à venir, on ne peut guère compter sur le sacrifice des citoyens. La foi en l’immortalité de l’âme conditionne la possibilité du sacrifice. » [16]

Faire nation

On peut en fait assez bien comprendre l’idée d’une religion civile dans la perspective rousseauiste : et si la croyance en l’Être suprême, et son culte, était la croyance en l’État ? En sa capacité à nous protéger en tant que membres d’une même nation ? D’une certaine manière, n’est-ce pas là toute la subtilité contractualiste ? En effet, le contrat passé entre l’État et le peuple ne vaut que par la capacité de l’État à protéger les individus, des menaces externes (la guerre) comme internes (la faim ou la maladie). Or, le contrat suppose donc que l’individu sacrifie une partie de sa liberté afin de garantir celle de la collectivité, de la nation.

La religion civile peut être comprise comme l’aboutissement final du contrat social. La croyance en l’Être suprême, et son culte, est la légitimation donnée à l’État dans le cadre du contrat, en plus d’être la signification de la vertu des individus qui composent le peuple subordonné par le contrat. La croyance en l’Être suprême est ainsi la croyance du peuple dans le peuple. Dans ce cas, la démocratie prend une autre dimension. En plus d’être le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple, elle est aussi sa croyance en lui-même à travers la religion civile.

Estampe anonyme, Bibliothèque Nationale de France.

Par ailleurs, la dimension contractualiste ajoutée au culte de l’Être suprême laisse penser que celui-ci n’est en rien l’expression d’une visée autoritaire. On trouve des références à la vertu comme principe régulateur des sociétés chez des penseurs bien davantage libéraux que Rousseau, comme Montesquieu. Pour lui, elle « n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois [17] ». Le culte de l’Être suprême peut ainsi se comprendre comme un culte voué au texte fondateur de la République, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

De nos jours, le culte de l’Être suprême est considéré comme partie prenante d’une forme d’autoritarisme d’État. C’est parce qu’il est associé plus fréquemment à la Terreur qu’à la théorie de Jean-Jacques Rousseau. Replacé dans son contexte, il n’a pourtant rien de radical. Il est une manifestation de l’amour pour les siens et pour la patrie. Il peut dès lors être compris comme une alternative patriotique aux religions.

Bien entendu, il est difficile de parler du culte de l’Être suprême en le séparant du contexte de la Terreur. Ainsi, tenter de s’éloigner le mieux et le plus possible du personnage de Robespierre et de son ambivalence lors de cette période décisive, permet de repenser le culte de l’Être suprême comme l’une des manifestations du républicanisme sous la Révolution française. C’est d’ailleurs la séparation d’avec ce cadre qui entraîne un irréparable anachronisme entre l’idée et son contexte.

L’idée d’un culte de l’Être suprême et de la République prête aujourd’hui davantage à sourire. Elle révèle en réalité avant tout la contradiction fondamentale de la République Française. Celle-ci nous invite à nous considérer collectivement comme citoyens d’un même peuple. Toutefois, on s’interroge encore sur sa capacité à nous constituer comme peuple. Une réflexion sur la foi républicaine en l’Être suprême et la fête qui l’a accompagnée semble être une clé pour comprendre un problème posé dès la proclamation de la République en France : la création d’un régime politique par le haut, sans l’imprégnation du pilier sur lequel devrait avant tout reposer la République, le peuple.

Notes :

[1] On peut d’ailleurs toujours lire la mention de l’Être suprême dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui figure toujours en préambule de notre Constitution.

[2] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[3] Robespierre, M.. Rapport sur les idées religieuses et morales (7 mai 1793).

[4] Le Vent se lève « La Révolution Française n’est pas finie : entretien avec Thomas Branthôme »

[5] Sade, A. « Français, encore un effort si vous voulez être Républicains » dans La Philosophie dans le boudoir, GF Flammarion.

[6] Pour reprendre le fameux terme qu’emploie Emmanuel Todd pour désigner l’ensemble des usages du catholicisme restés dans une France en voie de sécularisation.

[7] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[8] Discours du 18 floréal an II, cité dans Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[9] « La loi chrétienne est au fond plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État » dans Rousseau J-J. Du Contrat Social

[10] Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[11] Ibid.

[12] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[13] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[14] Rousseau, Lettre à Deleyre, 1758.

[15] Cité lors de la conférence de Ghislain Waterlot (Université de Genève) « La religion civile de Jean-Jacques Rousseau » donnée aux Charmettes, le 20 juin 2009.

[16] Ibid.

[17] Cité par Lucien Jaumes dans Robespierre chez « Machiavel ? Le culte de l’Être suprême et le «retour aux principes ».

« Réaliser les promesses inachevées de 1789 » – Entretien avec Alexis Corbière

Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale | © Vincent Plagniol pour LVSL.

À l’occasion de la parution de son dernier livre, nous avons retrouvé Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale. Historien de formation, il a été élu député La France Insoumise en 2017 et publie cet automne chez Perrin un ouvrage intitulé Jacobins ! dans lequel il présente neuf figures de la Révolution française. Au fil des pages, les inconnus se joignent aux personnages célèbres et viennent compléter le portrait collectif de ceux qui ont fondé la République. Robespierre, Danton, Saint-Just, bien sûr, mais également Billaud-Varenne, Couthon, Barrère, ou encore Pauline Léon, John Oswald et Jean-Baptiste Belley. De la Convention à Saint-Domingue, en passant par le Paris des faubourgs et par la Vendée, on y lit les histoires de figures hors-normes dont les destins ont contribué à façonner l’idée républicaine en France et dont la connaissance constitue un enjeu de taille dans la bataille culturelle en cours. Entretien réalisé par Antoine Cargoet, Lenny Benbara et Vincent Ortiz.


Le Vent Se Lève – En introduction, vous évoquez la prégnance de l’imaginaire de la Révolution française dans le mouvement des gilets jaunes. En quoi celui-ci vous semble-t-il procéder de l’histoire longue de la passion française pour l’égalité ?

Alexis Corbière – Dès l’école élémentaire, on apprend à chaque enfant de notre pays, et c’est formidable, que c’est à l’occasion d’une grande révolution populaire que des droits politiques et sociaux nouveaux et universels ont été proclamés et tant bien que mal mis en application. On enseigne, qu’une prison qui incarnait la tyrannie a été détruite par le peuple et que cet événement est devenu dans l’esprit de tous la Fête nationale, que le Roi a été exécuté pour avoir trahi et comploté contre la Révolution et que la monarchie a cédé la place à un régime républicain dirigé par une assemblée élue au suffrage universel (certes exclusivement masculin).

Le fait que ces actes fondateurs aient été réalisés par un peuple mobilisé, revendiquant pour lui la souveraineté est profondément inscrit dans notre Histoire commune. Cela constitue même une hégémonie culturelle largement partagée dans la société française. Cela fait partie d’une identité nationale partagée singulière. J’ai observé que les gilets jaunes, dès qu’ils se sont rassemblés, ont montré qu’ils connaissaient cette Histoire. Ils ont mis des bonnets phrygiens, brandi le drapeau tricolore, entonné la Marseillaise, – hymne national dont la dimension révolutionnaire, et notamment le refrain « Aux armes citoyens », n’échappe à personne. Cet imaginaire reste vivant et n’a pas perdu sens. Il faut saluer au passage le travail du collectif Plein le dos qui a rassemblé des photos et des slogans écrits sur les gilets jaunes s’inspirant de la Révolution française. Ces milliers de slogans ont défilé à nouveau dans les villes de France, faisant référence à 1789 et à la prise de la Bastille, déclinant le triptyque républicain « Liberté, Egalité, Fraternité » né de la Révolution, et bien d’autres exemples. Que ce passé reste vivant est une chance pour notre pays !

« La République n’a de sens que si elle est l’organisation de la souveraineté populaire et qu’elle est sociale. »

Autre clin d’œil pas totalement anecdotique, j’ai souligné, à la suite de Gérard Noiriel, que l’un des chants les plus connus de la Révolution française, La Carmagnole – « Vive le son du canon » – est aussi un gilet. Un gilet rouge porté notamment par les Jacobins. Le voilà devenu jaune. L’Histoire est tissée de ces fils invisibles, volontaires ou fruits du hasard, qui relient le présent au passé. Le retour des symboles révolutionnaires exprime une vieille passion française pour l’Égalité. La République n’a de sens que si elle est l’organisation de la souveraineté populaire et qu’elle est sociale. Il est conforme à notre Histoire nationale que de lutter pour une démocratie de haute intensité, pour plus de justice et plus d’égalité.

Les gens qui se mobilisent aujourd’hui se réinscrivent, même inconsciemment, dans une longue histoire nationale. Ils cherchent à accomplir concrètement la grande promesse inachevée de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et de 1793.

Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale | © Vincent Plagniol pour LVSL.

Mais le peuple en action de 2019 ne vit pas dans la nostalgie du passé. Voyez le gilet jaune, symbole de lutte totalement nouveau qu’il a inventé, cet équipement obligatoire de l’automobiliste, et pour beaucoup aussi vêtement de travail. Il signifie la volonté farouche du peuple de sortir de l’invisibilité qu’organisent nos sociétés, dans lesquelles règne la recherche permanente de profit, et où le consommateur est substitué au citoyen. Quand on est dans le noir et en danger, on met un gilet fluorescent. Le peuple en colère ne dit pas autre chose. Les milieux populaires, ouvriers, employés, précaires, chômeurs, etc. sont depuis des décennies dans une obscurité politique, sociale et démocratique, les voilà en pleine lumière !

LVSL – En tant que professeur d’Histoire et militant politique, vous aviez déjà consacré un livre à la figure de Robespierre en 2012. Vous publiez cette année un nouvel ouvrage consacré à neuf figures jacobines. Comment l’étude de l’Histoire nourrit-elle l’action politique, la vôtre en particulier ? Pourquoi écrire un tel livre maintenant ?

Alexis Corbière – J’ai toujours pensé que les batailles culturelles sont déterminantes en politique et que les victoires culturelles précèdent les victoires électorales. Quel est l’enjeu de la bataille à laquelle je participe avec ce livre ? C’est simple. On ne peut pas faire aimer la République – je parle des idéaux républicains et non de l’enveloppe autoritaire de la Ve République – si on fait détester ceux qui l’ont inventée et ont formé l’aile la plus avancée de la Révolution pour que la République réponde aux exigences sociales.

L’enjeu a partie liée avec l’offensive idéologique qui veut faire de la Révolution française un moment sombre et confus dont il ne faudrait retenir que la Terreur. Il s’agit d’envoyer le signal que les révolutions commencent peut-être avec des idéaux sympathiques mais qu’elles finissent toujours mal. C’est ce que nous répètent aujourd’hui de nombreuses entreprises culturelles. Je pense bien sûr d’abord à l’émission Secrets d’Histoire de Stéphane Bern, sur le service public, c’est-à-dire financée par nos impôts, qui atteint parfois plus de 2,5 millions de téléspectateurs. Mais aussi à celles qu’a longtemps animées Franck Ferrand, ou encore à l’incroyable crédit médiatique de gens comme Lorànt Deutsch qui se nourrissent de sources bidonnées et contre-révolutionnaires. Il existe donc un discours historique, plus médiatique qu’universitaire, porté par des personnalités ouvertement royalistes, et c’est bien leur droit, qui dominent dans les médias de masse. Quel étrange paradoxe. Dans un pays très républicain et passionné d’Histoire, ceux qui transmettent l’Histoire sont des monarchistes ! Comprenne qui pourra. Leurs émissions sont bien réalisées, mais elles vantent inlassablement l’Ancien Régime. Après 12 ans d’existence, ce type d’émissions a un impact idéologique. J’ai fait le calcul : depuis 2007 et 134 émissions animées par Stéphane Bern, seulement quatre ont été consacrées à des personnages républicains – et je compte même là-dedans Charlotte Corday ! Le reste ce sont des rois, des reines, des favorites ou courtisans, bref une Histoire des puissants qui efface l’Histoire populaire. Qui racontera un jour au grand public l’Histoire du peuple et non celle de ses seuls maîtres ? Nous sommes donc face à un problème de restitution de notre Histoire commune. On voit bien l’enjeu idéologique. Cette controverse se niche parfois dans des produits culturels inattendus comme les jeux vidéo. Avec Jean-Luc Mélenchon nous avions engagé un débat sur Assassin’s Creed Unity – un jeu magnifique à l’univers très développé – qui resservait pourtant nombre de clichés anti-jacobins. Robespierre, par exemple, y participait à un commerce de peaux humaines ! Notre contre-offensive doit donc être menée sur tous les fronts : au cinéma, à la télévision ou à la radio, avec des ouvrages d’histoire, des jeux vidéo, et tous les produits culturels. À mes yeux, un tel matraquage qui fait de la Révolution un événement par nature brutal et de ces figures des personnages hideux et violents.

Alors pourquoi ai-je écrit ce livre ? D’abord, je veux faire observer que son titre est Jacobins ! – au pluriel – pour montrer qu’il s’est réuni au sein de ce club au nom illustre, mais si mal connu, de nombreux personnages, aux parcours souvent exceptionnels. Ils n’étaient pas toujours d’accord entre eux, mais ils ont su mettre leur intelligence en commun pour faire avancer une révolution confrontée à d’immenses difficultés. Ensuite, ce qui m’intéresse, c’est de faire mieux connaître quelques personnalités de ce lieu de débat pour tenter d’en restituer l’atmosphère de bouillonnement intellectuel.

J’en reviens au point de départ, la bataille culturelle. L’enjeu qui sous-tend mon ouvrage est de réhabiliter des personnages pour montrer l’actualité des idées pour lesquelles ils ont donné leurs vies. Ce livre veut placer l’Histoire à hauteur humaine, à l’échelle des individus, certains connus, d’autres moins. Mon ambition enfin, on l’aura compris, est d’arracher le masque caricatural dont certains sont affublés, pour réactiver la flamme d’un foyer intellectuel qui pourrait être utile dans l’avenir.

LVSL – Vous situez votre ouvrage dans une tradition historiographique spécifique et vous ne manquez pas de rappeler combien les controverses sur les événements et les hommes du passé peuvent influencer les perceptions et les comportements politiques du présent. Sans remonter le fil des deux siècles écoulés, pouvez-vous revenir sur le rôle politique spécifique d’une historiographie hostile aux jacobins telle qu’elle a pu se cristalliser à la fin du siècle dernier autour de figures comme celle de François Furet ?

Alexis Corbière – Il faut d’abord considérer le moment du premier centenaire de la Révolution française, en 1889. La Troisième République se cherche des modèles révolutionnaires à célébrer, mais qui ne doivent pas aller trop loin sur les questions sociales. La figure de Danton est alors mise en avant, bien qu’il ait une autre épaisseur que ce qu’en fait la Troisième République. 1889, c’est donc le moment où on met en avant l’opposition entre Danton et Robespierre.

Si on avance un peu dans le temps, on arrive à l’époque où le Parti Communiste exerce une certaine influence en France. Avec le Front populaire, le Parti opère un tournant national et mêle, selon la formule de Maurice Thorez, les plis du drapeau rouge et ceux du drapeau tricolore. Au moment du 150e anniversaire en 1939 et déjà dans les années qui précèdent, les communistes multiplient les références à la Révolution. Mais ils plaquent le modèle de la Révolution russe sur la Révolution française. Les jacobins peuvent ainsi être présentés comme des précurseurs des bolcheviks et Robespierre est mis en analogie avec Lénine.

Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale | © Vincent Plagniol pour LVSL.

La gauche va prolonger cet héritage jusqu’aux années 1980. Mais au moment du bicentenaire de 1989, on a avec François Furet une offensive idéologique qui découpe la Révolution en deux temps : les années 1789-1792, libérales, qui mettent un terme à la gangue de l’Ancien Régime. Ensuite, de fin 1792 à l’été 1794, c’est-à-dire de l’avènement de la République à la chute de Robespierre, tout dérape. La seconde moitié de la Révolution est assimilée à un pré-totalitarisme. Ces thèses vont avoir un impact assez fort. Robespierre est exclu des célébrations du bicentenaire. On met en avant des personnages comme Olympe de Gouges, une figure intéressante, dont il faut quand même rappeler que sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, imprimée en quelques exemplaires, n’a que très peu d’influence sur les événements. La lecture libérale de François Furet domine longtemps et insinue qu’on aurait pu se passer de cette révolution. C’était aussi le moment de la chute du Mur, de la fin des grandes idéologies, et beaucoup de parallèles ont été alors établis entre le système communiste et les montagnards. Nous devons aujourd’hui combattre cette idéologie, non pour défendre des vitrines de musée, mais parce que ces questions revêtent un caractère d’actualité. Le mot de République est revenu en force dans le débat public – le parti de la droite conservatrice s’appelle Les Républicains – il y a aujourd’hui une injonction à être « républicain », et je le suis bien sûr, mais il faut définir ce dont nous parlons au juste.

LVSL – Votre livre permet de se plonger dans la vie des clubs, des sans-culottes, du Paris populaire volontiers décrit comme un gigantesque chaudron révolutionnaire. Quel rôle la pression populaire a-t-elle joué dans le déferlement et la radicalisation du mouvement révolutionnaire ?

Alexis Corbière – Mes Jacobins n’auraient eu aucune force propulsive s’il n’y avait pas eu un mouvement populaire citadin, les sans-culottes qu’Albert Soboul a magnifiquement présentés dans sa thèse écrite dans les années 1960. Le moteur de la Révolution, c’est ce mouvement populaire qui exerce une pression permanente sur les débats. Sous la pression populaire, les jacobins scissionnent : sur la droite, le club des Feuillants s’en détache, des antennes des Jacobins naissent dans toute la France, on lit des discours, on envoie des courriers, des idées circulent… La grande différence, c’est qu’aujourd’hui Paris concentre les vainqueurs de la mondialisation ; à l’époque c’est précisément l’inverse. La capitale est habitée par une masse d’artisans et d’ouvriers, de petits commerçants, de gens qui vendent leur force de travail au jour le jour – ce sont les débuts du salariat. Ces masses populaires exercent une pression permanente sur les événements en considérant que la Déclaration des Droits de l’Homme doit avoir une application concrète.

« Ce qui constitue le noyau de la République montagnarde, c’est de penser que la puissance publique doit intervenir contre la liberté totale du marché et les inégalités qu’il génère et perpétue. »

Nous sommes dans un contexte où le prix du pain n’a jamais été aussi cher, où la famine menace du fait des événements en province. Le gouvernement doit trouver des réponses sous la pression d’un peuple parisien qui s’implique dans les débats des différentes assemblées, qui manifeste et pétitionne, qui envahit la Convention, qui occupe les tribunes, qui crie, qui hurle, qui fait respecter ses droits avec rudesse. La violence populaire est extrêmement forte. Quiconque est suspecté de cacher du pain risque de voir défoncer sa porte par des gens venus régler son compte à celui qui spécule et qui affame. La pression populaire est à la source de tous les grands événements : la journée du 10 août, les massacres de septembre 1792, la chute des Girondins… Les montagnards cherchent à canaliser cette violence et à lui répondre politiquement. Je rappelle la formule de Danton : « Soyons terribles pour éviter au peuple de l’être ». Des lois d’exception sont proclamées parce que, sans elles, les gens règlent leurs comptes eux-mêmes. J’ai choisi de parler des Jacobins parce que dans le débat public actuel, « jacobin » est devenu un mot repoussoir, un mot confus, surtout quand Emmanuel Macron réunit le congrès pour lui dire qu’il propose au pays un « pacte girondin ». Je suis cependant bien conscient que ces Jacobins seraient restés impuissants et désarmés s’il n’y avait pas eu, en premier lieu, un mouvement populaire puissant qui participe aux débats politiques. N’ayons pas une vision froide et bureaucratique de la Révolution. La pression populaire explique souvent la violence des règlements de comptes.

LVSL – Vous définissez le robespierrisme comme « la Déclaration des droits de l’Homme en actes ». Peut-on définir une idéologie spécifique à Robespierre ou aux Jacobins ? Qu’est-ce qui les distingue de groupes plus modérés comme les Girondins ?

Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale | © Vincent Plagniol pour LVSL.

Alexis Corbière – Ce sont des gens qui évoluent au fil des événements. Dès le départ, Robespierre est au fait des débats de l’économie politique : il connaît Rousseau, il connaît Mably. C’est quelqu’un qui prend la Déclaration des Droits de l’Homme au sérieux. Il voit bien le fait que la loi du « laissez-faire, laissez passer » et le libéralisme qui se met en place, ne permettent pas de répondre aux attentes populaires. Le goût du peuple, son écoute des souffrances du peuple font de lui un homme qui évolue et qui cherche des réponses dans la régulation de l’économie. Les Jacobins sont issus de la bourgeoisie petite et moyenne, mais on ne peut pas les limiter au qualificatif de « bourgeois ». Ce qui les caractérise entre 1792 et Thermidor an II, c’est qu’ils veulent apporter des réponses concrètes aux difficultés populaires. Comme les autres, Robespierre évolue de 1789 à sa mort, fin juillet 1794. Mais ce qui constitue le noyau de la République montagnarde, c’est de penser que la puissance publique doit intervenir contre la liberté totale du marché et les inégalités qu’il génère et perpétue. Le penseur des « girondins » c’est Brissot. Les brissotins pensent pour leur part que l’égalité des droits juridiques suffit à réaliser les promesses révolutionnaires et que la puissance publique doit éviter d’intervenir dans l’économie ; là où les montagnards estiment que l’urgence exprimée par le mouvement populaire exige des mesures. Toujours est-il qu’il faut se garder de faire peser sur ces personnages nos grilles de lecture contemporaines en supposant qu’ils appartiendraient à des partis politiques et qu’ils auraient des programmes bien définis. Tous, avant tout, veulent sauver l’œuvre révolutionnaire. L’une des lignes de fracture, c’est de savoir s’il faut arrêter ou poursuivre la dynamique révolutionnaire, considérer que la Révolution est accomplie ou au contraire aller plus loin. Face aux désordres organisés par la faction « enragée », les montagnards choisissent par exemple de détruire les éléments les plus radicaux, ce qui posera problème aux robespierristes en Thermidor.

« Les Jacobins ne pensent pas la République comme un régime neutre. »

On a affaire à des gens qui veulent une République capable de mener le combat contre ses ennemis, qui prenne soin des citoyens les plus pauvres, qui organise la redistribution des richesses. Les Jacobins pensent, selon le mot de Robespierre, que l’on n’a pas abattu une aristocratie pour la remplacer par une autre « la plus insupportable de toutes, celle des riches ». Les Jacobins ne pensent pas la République comme un régime neutre, seulement un État de droit, un système de règles juridiques formelles. Pour réaliser leur projet, qui est largement soutenu par le peuple, ce qui explique les victoires de la Révolution sur ses ennemis début 1794, ils sont favorables à ce qu’une équipe forte prenne des décisions. C’est la mission du grand Comité de Salut Public de l’an II.

LVSL – On fait souvent le procès au « jacobinisme » de défendre l’idée selon laquelle le peuple serait une entité homogène, monolithique, qui ne serait fracturée par aucune forme de conflictualité. Pourtant, on ne peut qu’être frappé par la dimension conflictuelle du jacobinisme, qui ne cesse de tracer de nouvelles lignes de clivage, de désigner de nouveaux ennemis du peuple. Quel était le rapport des Jacobins à la conflictualité ?

Alexis Corbière – Ne perdons pas de vue que nous avons affaire à des gens qui dirigent un pays en état de guerre. Mes Jacobins cherchent à sauver une révolution attaquée par l’Autriche, par les Piémontais, par l’Europe entière. Le débat politique est organisé dans ce cadre contraint. À l’été 1793, ils déclarent eux-mêmes que « le gouvernement sera révolutionnaire jusqu’à la paix ». La tension permanente et cette manière de frapper ceux qui pourraient affaiblir la Révolution viennent de là. Jaurès écrit qu’« ils demandent à la mort de faire autour d’eux l’unanimité immédiate dont ils ont besoin ». Je ne voudrais pas qu’on plaque un schéma de fonctionnement politique actuel sur des hommes et femmes du XVIIIe siècle plongés dans un moment d’excitation, d’épuisement, où ils font la guerre et risquent leurs vies.

Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale | © Vincent Plagniol pour LVSL.

S’agissant de la conflictualité révolutionnaire, il y a effectivement un moment où, pour trancher des débats et les rendre intelligibles, il faut trouver dans le vocabulaire politique le moyen de désigner des adversaires et de mobiliser ses partisans. Mais il ne faut pas nourrir une vision unilatérale dans laquelle Robespierre et ses amis seraient les seuls à user de la conflictualité. Prenons l’exemple de la déchristianisation. Robespierre y est très opposé. Il ne veut pas qu’on embête les paysans sur des questions qui lui semblent secondaires. Une fois la puissance de l’Église endiguée, il considère que les actions de vandalisme – le mot est alors inventé par l’abbé Grégoire – contre les lieux de culte rajoutent une conflictualité inutile dans un contexte où il vaut mieux se concentrer sur l’essentiel. Pour ce qui est du supposé monolithisme jacobin, on peut prendre l’exemple linguistique. Contrairement à une légende noire, c’est la Troisième République qui a imposé le français. Les jacobins sont loin de ça. Tout ce qui leur importe c’est que la Révolution soit comprise du pays dont seule une faible proportion de la population parle vraiment le français. Les Jacobins ne sont pas opposés à ce qu’on parle plusieurs langues, mais veulent que le français soit appris et connu de tous les citoyens ? Sinon, comment faire République ?

Le vocabulaire politique révolutionnaire et jacobin est assurément conflictuel.  Mais ne perdons pas de vue qu’il s’agit d’un pays qui n’a pas de tradition démocratique, que la guerre est là et que tout discours politique emploie un vocabulaire de mobilisation. Je ne sais pas s’il faut aller plus loin dans la théorisation d’un vocabulaire jacobin qu’on retrouverait sans doute dans d’autres périodes où le pays est en proie aux périls.

LVSL – Vous consacrez aussi un chapitre à la figure de Jean-Baptiste Belley, premier député noir, et aux luttes pour ce que l’on nommait à l’époque « l’égalité de l’épiderme »…

Alexis Corbière – Quelle vie extraordinaire a eu ce Belley ! Et ce n’est pas fini… À son sujet, une lettre signée par la totalité des 17 députés insoumis a été adressée à Richard Ferrand, Président de l’Assemblée nationale, il y a deux semaines. Elle lui demande d’accueillir à l’Assemblée le tableau du peintre Anne-Louis Girodet (connu pour son célèbre tableau de Chateaubriand méditant sur les ruines de Rome), actuellement à Versailles, qui représente Jean-Baptiste Belley premier député noir de l’Histoire de France, en tenue de conventionnel, ceint d’une écharpe tricolore. J’aime ce personnage né au Sénégal et amené comme esclave à Saint-Domingue. Il est finalement émancipé, participe à la naissance des États-Unis en combattant à Savannah, en Géorgie, contre les Anglais, puis prend part aux événements de la Révolution française. En 1789, les Droits de l’Homme et du Citoyen sont proclamés, mais l’esclavage n’est pas aboli. Après trois ans de débats intenses à ce sujet, en 1792, la Législative accepte l’égalité des droits entre les Blancs et les « libres de couleur » – on appelait comme ça les métis. Quand les deux représentants de l’Assemblée nationale arrivent à Saint-Domingue pour mettre en place cette décision, les colons ne veulent pas en entendre parler. Les esclaves noirs se soulèvent, prennent finalement le parti des représentants de l’Assemblée nationale et permettent de remporter la victoire contre les colons. On assiste alors à une révolution dans la révolution, et les anciens esclaves imposent l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue le 29 août 1793. Six députés sont élus – deux Blancs, deux métis et deux Noirs, dont Jean-Baptiste Belley, pour représenter l’île, annoncer cette décision à Paris et la faire valider par la Convention. Le voyage de Belley est extraordinaire, il passe par New-York, les colons cherchent à l’assassiner, il arrive finalement à Paris et entre à la Convention le 4 février 1794 où il est accueilli et acclamé. Officiellement, la première abolition de l’esclavage remonte à cette date, mais ne perdons pas de vue que ce sont les esclaves de Saint-Domingue qui l’ont imposée.

« Le livre a pour objet de restituer cette histoire dans sa complexité et dans toute sa beauté. »

Je trouve donc que la vie de ce premier député noir est un symbole puissant de la force politique et de la dimension universaliste de la Révolution française. Jean-Baptiste Belley est un personnage majeur de notre histoire républicaine et nationale, qui mérite au moins que l’on transmette son nom avec la même attention que celui de Victor Schoelcher qui jouera un rôle central lors de la seconde abolition de l’esclavage en 1848, après son rétablissement par Napoléon Ier. Je regrette que Belley soit aujourd’hui quasiment inconnu. Puisse mon livre corriger cette injustice de l’Histoire ?

LVSL – Vous revenez sur la traditionnelle opposition entre les figures de Robespierre et Danton, et vous écrivez : « le temps est révolu où pour apprécier l’un il fallait détester l’autre ». Vous êtes-vous réconcilié avec Danton ?

Alexis Corbière – À un moment, août-septembre 1792, où les périls accablent le pays, Danton est ministre et s’oppose au départ de la capitale du gouvernement et de l’Assemblée lors de son célèbre discours : « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée ». Ce patriote qui sauve la nation doit rester dans notre Panthéon. Il a l’énergie d’un dirigeant politique mais c’est aussi un homme d’action qui a joué un rôle déterminant. Je trouve dommage que l’opposition largement factice construite sous la Troisième République entre Robespierre et lui nous force à choisir. C’était un personnage sans doute corrompu, mais nombreux étaient les corrompus à cette époque. Ses amis l’étaient certainement, il se trouve aussi emporté dans le scandale Dumouriez, général énergique, vainqueur de Valmy, que Danton a soutenu avant qu’il ne trahisse… Finalement, en mars 1794, dans un moment où les complots et les doutes sont partout, le Comité de Salut Public craint qu’un nouveau soulèvement populaire déstabilise définitivement la Révolution. Alors que deux factions opposées conspirent, le Comité décide de frapper les hébertistes d’abord, et peu de temps après les « indulgents », proches de Danton. Ce « drame de Germinal », comme disait Soboul, est une erreur politique totale. Danton se trouve emporté avec sa bande – Camille Desmoulins, Fabre d’Églantine, etc. Robespierre n’est pas un homme de rue, il ne participe pas aux grandes journées révolutionnaires, ce n’est pas un « leader de masse » pour le dire avec des mots d’aujourd’hui ; contrairement à Danton. Le souvenir de sa vie mérite de ne pas disparaître, elle en vaut la peine. Mais au fond, quel était leur désaccord majeur ?

Il faut considérer le rôle de la peur et de la fatigue. Robespierre se retire six semaines au début de l’été 1794, épuisé et déjà fâché avec beaucoup de monde. Quand il revient au Comité de Salut Public il se brouille avec la majorité des autres membres. On crie – des témoins les entendent depuis la rue et il faut déménager la salle de réunion – et Robespierre part en claquant la porte. À la veille du 9 thermidor, Robespierre fait un discours qui ne menace qu’un petit nombre nominalement mais fait peur à tout le monde. Saint-Just, qui ne suit plus complètement Robespierre, tente une conciliation, annonce qu’il va travailler à un discours et promet à Barère et Billaud-Varenne de leur faire relire avant de le prononcer. Finalement il y travaille toute la nuit et va directement à la Convention. On est dans une ambiance de paranoïa générale. L’historien Jean-Clément Martin nous apprend quelque-chose d’intéressant. Deux jours plus tard, une grande parade militaire était prévue. Les adversaires de Robespierre s’inquiètent d’un coup de force militaire parce que les élèves-soldats sont dirigés par des proches de Robespierre. Le 9 thermidor / 27 juillet 1794, Saint-Just lit son discours qui commence par la phrase « Je ne suis d’aucune faction, je les combattrai toutes ». En réalité le discours est assez conciliant, mais la présence de Saint-Just à la tribune sans l’aval du reste du Comité de Salut Public suffit à déchaîner les passions des députés. Saint-Just reste silencieux dans la cohue, il ne sait plus quoi dire. À partir de là les événements s’enchaînent, Robespierre, Saint-Just, Couthon sont arrêtés. Robespierre est libéré, hésite, la résistance n’est pas organisée, les événements auraient pu être différents…

Le livre a pour objet de restituer cette histoire dans sa complexité et dans toute sa beauté. On ne peut pas accepter la manière dont notre grand récit national est amputé de cette histoire. Je vois dans cette amputation la volonté de dissuader les contemporains de refaire une révolution demain.


 

© Perrin

Alexis Corbière, Jacobins ! Les inventeurs de la République,

Paris, Perrin, 2019, 304 pages, 19 €

Voir sur le site de la maison d’édition.

 

 

 

 

Les Gilets Jaunes et le RIC : le spectre de Rousseau

© LHB pour LVSL

“Populiste”, “bolchévik”, “fasciste” : on ne compte plus les épithètes de cette nature accolées au mouvement des Gilets Jaunes par les éditorialistes. En quelques semaines, la jacquerie des origines a fait place à un vaste mouvement citoyen réclamant à cor et à cri une démocratisation radicale des institutions, notamment via la mise en place d’un RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne). Cette revendication a pris plus d’un observateur à revers, même parmi les soutiens des Gilets Jaunes. C’est que le RIC remet en cause les fondements sur lesquels la République française s’est construite depuis la fin de la Révolution. Il est la manifestation d’une aspiration à la démocratie réelle, frustrée depuis deux siècles, mais qui n’a jamais cessé de hanter la modernité politique.


De quoi la peur des Gilets Jaunes et du RIC est-elle le nom ? Le correspondant européen pour Libération Jean Quatremer lâche le mot sur son compte Twitter – qu’il a l’habitude d’utiliser comme base de pilonnage des mouvements sociaux – : « ochlocratie », le pouvoir de la foule.

Quelques tweets plus tard, il ajoute : « fascisme ».

Si cette confusion des registres n’est d’aucune aide pour comprendre le mouvement des Gilets Jaunes, elle en dit beaucoup sur la crainte qu’ils inspirent : l’institution d’une souveraineté populaire illimitée, qui ouvre la voie à toutes les violations de l’Etat de droit. Cette crainte, qui fait sourire lorsqu’elle s’exprime par la voix de Jean Quatremer, s’étend en réalité bien au-delà du petit cénacle des journalistes hostiles au mouvement et des éditorialistes qui hantent les chaînes de télévision. Lorsque Marlène Schiappa affiche son hostilité au RIC car il ouvrirait la voie au rétablissement de la peine de mort, elle se fait la caisse de résonance d’une partie non négligeable de l’opinion, y compris de celle qui est favorable aux revendications sociales des Gilets Jaunes.

On ne peut se contenter d’écarter les objections portées contre le RIC d’un revers de la main, tant il est vrai que le clivage entre partisans et opposants au RIC ne recoupe pas le clivage entre partisans et opposants au pouvoir actuel. C’est que le RIC révèle la fragilité, non seulement du dogme économique dominant et des privilèges, mais aussi des libertés chèrement acquises. Il ouvre la voie à la suppression, en un seul vote, de droits obtenus suite à des décennies de luttes. Ce débat contemporain n’est pas neuf ; il s’inscrit dans une tradition pluriséculaire, sur laquelle il importe de faire un détour pour en saisir tous les enjeux.

Le spectre de Rousseau

La protestation qui s’exprime à travers le mouvement des Gilets Jaunes ne concerne pas simplement les bases constitutionnelles de la Vème République, que d’aucuns jugent “monarchique” ou “bonapartiste”. Elle touche aux fondements sur lesquels s’est construite la République française depuis la fin de la Révolution : la distinction entre élus et citoyens, entre représentants et représentés. On aurait tôt fait d’oublier que cette distinction, aujourd’hui acceptée par la classe politique dans son immense majorité, a été au coeur de tous les débats sous la Révolution Française. Au centre des controverses : le Contrat Social de Rousseau, l’un des textes les plus influents et les plus polémiques de ces derniers siècles. On y trouve théorisé de manière limpide et systématique ce que les Gilets Jaunes réclament aujourd’hui à grand renfort de slogans : la souveraineté populaire.

Les cendres de Rousseau au Panthéon. Elles se situent juste en face de la tombe de Voltaire.

Rousseau est associé, dans les programmes scolaires, aux “philosophes des Lumières” (Montesquieu, Voltaire, Diderot, D’Alembert…), qui font figure de pères fondateurs de la modernité ; dans l’imaginaire collectif, son nom est inséparable de celui de Voltaire, en face de qui ses cendres reposent au Panthéon, et à qui Victor Hugo l’apparie sans cesse.

On en oublierait presque l’odeur de soufre qui accompagnait Rousseau, et la haine féroce qu’il suscitait de son vivant, parfois au sein même du courant des Lumières. C’est que Rousseau figure résolument à part dans le courant des Lumières françaises. Voltaire ou Montesquieu s’attaquaient à l’absolutisme et appelaient de leurs voeux un “despotisme éclairé”, dont le pouvoir serait équilibré, tempéré, contrebalancé par une série de contre-pouvoirs. Les critiques contemporains de la “monarchie républicaine” française, qui souhaitent un régime parlementaire plutôt que présidentiel, avec une plus stricte séparation des pouvoirs, sont les héritiers, conscients et inconscients, des réflexions de Montesquieu. Celles-ci ne sont cependant d’aucune utilité pour éclairer la lame de fond que représente le mouvement des Gilets Jaunes…

L’ambition de Rousseau est autrement plus radicale. À ses yeux, les savantes distinctions effectuées par Montesquieu entre monarchie absolue et despotisme éclairé, “pouvoir exécutif” et “pouvoir législatif”, sont superficielles. C’est entre “riches” et “pauvres” que se situe, pour Rousseau, l’antagonisme fondamental. Son oeuvre peut se lire comme une recherche des causes de la domination des premiers sur les seconds. Cette obsession a hanté Rousseau, et inspiré à Voltaire ce mot fameux sur ses écrits : “c’est là la philosophie d’un gueux, qui voudrait que les riches fussent volés par les pauvres !.” Un stigmate que Rousseau aimait à retourner, moquant la fausse humanité de “ces gens du monde, si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils ont intérêt à ce que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parce qu’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table, soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim.”

“Aux grands hommes, la patrie reconnaissance. Le génie de Voltaire et de Rousseau conduisit ces écrivains célèbres au temple de la gloire et de l’immortalité”. Tableau exposé au musée Rousseau de Montmorency.

Rousseau voit dans l’accaparement du pouvoir politique par une minorité l’une des causes de la toute-puissance des riches. “Le riche tient la loi dans sa bourse », écrit-il dans le Contrat Social ; en conséquence, “les lois sont utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien ». Or, Rousseau constate que “le riche tient la loi dans sa bourse” dans les régimes parlementaires, dans les monarchies constitutionnelles à l’anglaise, aussi bien que dans les monarchies absolues ; raison pour laquelle il en vient à relativiser considérablement les bienfaits du parlementarisme et du libéralisme politique. Alors que Montesquieu ne tarit pas d’éloges sur les mérites de la monarchie parlementaire anglaise, Rousseau écrit dans le Contrat Social : “le peuple anglais pense être libre. Il se trompe fort. Il ne l’est que durant l’élection du Parlement. Sitôt qu’il est élu, il est esclave, il n’est plus rien ». Peu importe, pour Rousseau, que le peuple soit représenté par un roi ou par un parlement : tant que le processus législatif et la force exécutive échappent à son contrôle, sa souveraineté est usurpée.

Cette réflexion amène Rousseau à penser une forme de démocratie que l’on qualifierait aujourd’hui de directe, par laquelle le peuple exerce un contrôle constant sur ses représentants, et sur les lois qui sont votées – dont le “RIC” est un avatar lointain.
La mise en place d’une démocratie de cette nature est-elle seulement concevable dans le monde contemporain ? Cette problématique a refait surface avec la revendication du RIC, réclamé par les Gilets Jaunes, qui semble s’inscrire à rebours de l’écosystème politique et social du XXIème siècle, marqué par l’individualisme, la dépolitisation, la sur-consommation et le rétrécissement de l’espace public.

Détail du portrait de Jean-Jacques Rousseau par Quentin de la Tour (1753).

Rousseau ne croyait pas à la possibilité d’instaurer une société démocratique. D’une part en effet, le citoyen rêvé par Rousseau est aux antipodes de l’homo oeconomicus individualiste produit par la modernité libérale. Le citoyen du Contrat Social fait abstraction de ses intérêts particuliers ; il est animé d’un esprit patriotique, en vertu duquel il identifie ses intérêts à ceux du corps social tout entier – condition sine qua non à l’apparition d’une volonté générale qui transcende les volontés individuelles. Avec ses concitoyens, il forme bien autre chose que la “société civile” inorganique et marchande promue avec enthousiasme par une grande partie des Lumières ; il forme un “peuple », c’est-à-dire une communauté d’affections, de destin, de projets, de volonté. Rousseau estime que la formation d’un “peuple” de cette nature est impensable à l’ère du triomphe de l’individualisme, qui – écrira Engels quelques décennies plus tard – “désagrège l’humanité en monades, dont chacune possède un principe de vie particulier et une fin particulière » (dans La situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844).

D’autre part (c’est sans doute un obstacle théorique plus important encore), Rousseau constate que les pauvres ont intériorisé l’idée de leur infériorité. Le texte majeur de Rousseau, le Discours sur l’origine de l’inégalité, s’attache à démontrer tout l’arbitraire et la contingence des inégalités qui fracturent la société. Une question lancinante traverse l’oeuvre de Rousseau : pourquoi ces inégalités, qui ne sont fondées sur rien, demeurent-elles pourtant en place ? Ce n’est pas par la force physique que les riches parviennent à asseoir leur domination sur les pauvres : “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir », écrit-il dans le Contrat Social. Comment les puissants parviennent-ils à transformer “la force en droit » et “l’obéissance en devoir » ? Par la force de ce que Rousseau nomme, de manière assez vague, le “préjugé » (on emploierait aujourd’hui le terme d’« idéologie dominante ») : “de l’extrême inégalité des conditions et des fortunes sortit une foule de préjugés, également contraires à la raison et au bonheur », écrit-il dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. Ces “préjugés » ont entériné l’idée que l’asymétrie entre gouvernants et gouvernés, entre riches et pauvres, était inévitable. Situation paradoxale : les pauvres possèdent la puissance suffisante pour cesser d’être à la discrétion de leurs supérieurs et mettre fin à ces inégalités qui ne sont fondées sur rien ; mais, convaincus de leur infériorité, ils acceptent les “fers » qui pèsent sur eux.

Ces deux obstacles à l’apparition d’une véritable démocratie sont liés. Tant que les individus se sentiront impuissants, ils ne chercheront pas à se constituer en peuple souverain ; et tant qu’ils ne se constitueront pas en peuple souverain, ils ne sentiront pas leur puissance. Rousseau était donc sceptique quant à la possibilité de rompre ces “fers ». Pourtant, il avait l’intuition que son oeuvre allait lui survive, et que ses idées demeureraient une source de menace constante pour les puissants. « Vivant ou mort, il les inquiétera toujours », écrit-il dans Rousseau juge de Jean-Jacques à propos de lui-même – avec la modestie qui le caractérise. C’est ainsi que, comme un spectre, Rousseau a plané sur la Révolution française et sur la modernité politique. Les Gilets Jaunes sont un nouvel avatar de ce spectre

Rompre les “chaînes de l’esclavage”, par la “révolution démocratique”

Jean-Jacques Rousseau et les symboles de la Révolution. Tableau de D. Jeaurat, 1794.

Rompre les “fers” et les “chaînes de l’esclavage” (une expression que Marat emploie comme titre de l’un de ses ouvrages) en dévoilant toute la contingence et l’arbitraire des relations de pouvoir, donner aux pauvres le sentiment de leur puissance et le goût de la démocratie, les inciter à dépasser leur individualité pour se constituer en peuple : telle fut la tâche que se donnèrent les héritiers de Rousseau sous la Révolution française. Rousseau, qui vivait à une époque où le journalisme était encore embryonnaire, ne croyait pas que l’on puisse influer sur les mentalités, qui, pensait-il, resteraient figées ; ce n’est pas un hasard si le journalisme, dont on commence alors tout juste à découvrir le pouvoir d’influence sur les esprits, apparaît comme un moyen d’action privilégié aux partisans de la démocratie sous la Révolution française. “Les infortunés forment les dix-neuf vingtièmes de la nation; ils seront les maîtres dès lors qu’ils connaîtront leurs droits et sentiront leurs forces », écrit Marat en 1789 ; “pour que le peuple veuille jouir de ses droits, il faut qu’il les connaisse », ajoute-t-il : “c’est à ce point où les écrivains doivent s’efforcer d’amener la nation ».

C’est ainsi que la Révolution française devient le théâtre d’une succession de scènes au cours desquelles l’arbitraire et la contingence des inégalités de pouvoir et de richesse semblent apparaître au grand jour aux yeux des contemporains : l’invasion répétée de l’Assemblée nationale par des sans-culottes, l’insurrection victorieuse des esclaves de Saint-Domingue contre les planteurs esclavagistes, l’exécution du roi Louis XVI, que des sans-culottes conduisent à l’échafaud le 21 janvier 1793…

Bataille de la colline aux palmiers, de January Suchodolski (1845), représentant un épisode de la révolte d’esclaves de l’île de Saint-Domingue.

Les hiérarchies les plus évidentes sont renversées, les liens les mieux établis se voient questionnés, les institutions les plus solides menacent de s’ébranler. Un texte du planteur esclavagiste Moreau de Saint-Méry, publié sous couvert d’anonymat, témoigne de la terreur que ce processus a inspiré aux groupes dominants. Esclavagiste métis, Moreau de Saint-Méry s’inquiète pourtant, au commencement de la Révolution, de la remise en cause du “préjugé de couleur » – en vertu duquel les Noirs et les métis étaient considérés comme inférieurs aux Blancs. Il reproche aux députés anti-esclavagistes la virulence avec laquelle ils s’attaquent au “préjugé de couleur” : “tel est l’empire des préjugés lorsqu’ils tiennent à la Constitution d’un pays qu’on ne doit y toucher qu’avec la plus grande circonspection », écrit-il ; les “préjugés”, ajoute-t-il, “sont le ressort caché de toute la machine coloniale ». Les années suivantes, qui ont vu éclater une spectaculaire révolte d’esclaves à Saint-Domingue, ont donné raison aux craintes de Moreau de Saint-Méry. Les “ressorts cachés” des diverses formes de domination sont peu à peu apparus au grand jour sous la Révolution.

C’est la raison pour laquelle la Révolution française a laissé aux groupes sociaux dominants le souvenir d’une épouvantable Saturnale, au cours de laquelle les hiérarchies traditionnellement admises étaient renversées ; il suffit de lire la réaction du Pape à l’exécution de Louis XVI pour s’en convaincre : “comment se fait-il que les Chrétiens soient jugés par des hérétiques, les hommes sains par des malades, les juges par des coupables ? ».

L’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793. Gravure de Georg Heinrich Sieveking réalisée la même année.

Tocqueville est un observateur lucide de ce processus, qu’il nomme “révolution démocratique” dans le premier tome de sa Démocratie en Amérique. Avant 1789, écrit Tocqueville, les individus considéraient leur infériorité comme “un effet de l’ordre idéal de la nature” ; la Révolution fait perdre à l’inégalité son caractère naturel : “la force apparaît à tous comme la seule raison” de l’état social, et “l’idée de droit », conçue comme gardienne immuable des institutions, disparaît. Le simple exercice de la souveraineté populaire dévoile la contingence des rapports de pouvoir, mais aussi, par là-même, des normes dominantes, qu’il est possible de questionner ou renverser à l’infini. De quoi cette “révolution démocratique” est-elle le nom ? On ne compte plus les mouvements politiques et les courants de pensée qui ont vu dans le processus initié en 1789 la matrice de l’émancipation des opprimés, de Karl Marx à Derrida – qui considère la Révolution française comme un moment clef de la “déconstruction” des normes qu’il théorise -, des révolutions socialistes aux mouvements féministes ou anti-racistes…

Cette “révolution démocratique” est cependant plus ambivalente qu’elle ne le semble au premier abord. Si le processus de déconstruction des pouvoirs et des normes enclenché en 1789 est infini, ne risque-t-il pas d’ouvrir la voie, un jour, à la contestation des Droits de l’Homme ou des libertés individuelles ? Une ambivalence que l’on retrouve aujourd’hui avec les débats relatifs au RIC.

Le gouffre sans fond de la souveraineté populaire et du pouvoir constituant

Le spectre de la souveraineté illimitée du peuple a été jusqu’à inquiéter certains fervents démocrates ; la souveraineté populaire peut-elle tout contester et tout détruire, y compris les Droits de l’Homme ? Les massacres perpétrés sous la Terreur – justifiée aux yeux des plus radicaux par la défense et l’exercice de la souveraineté du peuple – ont fini par poser la question.

Où allait donc cette Révolution qui, “comme Saturne », semblait “dévorer ses propres enfants », selon le mot de Vergniaud, en une surenchère nihiliste, dont le seul étalon de valeur était la souveraineté du peuple ? Victor Hugo rend compte dans Quatrevingt-treize de cette sensation de vertige : “Mirabeau sent remuer à une profondeur inconnue Robespierre, Robespierre sent remuer Marat, Marat sent remuer Hébert, Hébert sent remuer Babeuf. Tant que les couches souterraines sont tranquilles, l’homme politique peut marcher ; mais sous le plus révolutionnaire il y a un sous-sol, et les plus hardis s’arrêtent inquiets quand ils sentent sous leurs pieds le mouvement qu’ils ont créé sur leur tête ».

Saturne dévorant son enfant. Talbeau de Goya, peint en 1819. La figure de Saturne (l’équivalent romain de Cronos), le Titan romain qui dévorait ses enfants, devenue une allégorie de l’hybris, de la destruction des normes les plus élémentaires, a été convoquée à de nombreuses reprises pour symboliser la Révolution et la Terreur. Les monarchistes faisaient référence aux années 1792-1794 comme à une “Saturnale” ininterrompue – cette fête romaine au cours de laquelle maîtres et serviteurs échangeaient leurs rôles. Les républicains hostiles à la Terreur ont quant à eux repris l’image monstrueuse du père dévorant ses enfants. La référence à Saturne est significative : elle renvoie à une ère qui précède celle des hommes et des Dieux, à un temps, donc, où la justice n’était pas encore de ce monde.

Que faire si le peuple décide de s’attaquer aux Droits de l’Homme ? Débat éminemment contemporain. Le Contrat Social de Rousseau ne souffre d’aucune ambiguïté sur cette question : “il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne peut enfreindre ». Là où Montesquieu pense l’équilibre des pouvoirs et la protection des libertés, Rousseau théorise au contraire l’unicité et l’indivisibilité de la volonté du peuple. Est-ce d’ailleurs un hasard si Rousseau reprend aux théoriciens de l’absolutisme monarchique le concept de “souveraineté » – qui signifie rien de moins qu’un pouvoir sans limites – pour en faire du peuple le détenteur légitime, en lieu et place du monarque ? Émile Boutmy a-t-il vraiment tort lorsqu’il écrit que “Rousseau applique au souverain l’idée que les philosophes se font de Dieu : il peut tout ce qu’il veut ; mais il ne peut vouloir le mal » ? (Etudes politiques).

C’est ainsi que sous la Révolution française se développe un courant de pensée, issu de la tradition jusnaturaliste et libérale, destiné à défendre les Droits de l’Homme et les libertés individuelles contre les abus de la souveraineté du peuple. La rédaction d’une Constitution apparaît vite comme le moyen privilégié de donner un cadre et de fixer des limites à la souveraineté populaire. Siéyès, défenseur ardent de la Révolution libérale de 1789 et critique passionné de la Révolution démocratique de 1792, s’érige comme le principal théoricien de ce courant de pensée ; il propose de figer le “pouvoir constituant” du peuple, c’est-à-dire le pouvoir de défaire et d’instituer des normes – potentiellement illimité – en un “pouvoir constitué », afin de lui donner des cadres et des bornes. “Toute constitution politique », écrit-il, “ne peut avoir pour objet que de manifester, d’étendre et d’assurer, les droits de l’homme et du citoyen » ; raison qui justifie sa limitation de la souveraineté populaire.

Le XXème siècle donne du grain à moudre à ces tentatives de cristallisation juridique du pouvoir constituant. C’est certainement le juriste Hans Kelsen qui leur a donné leur forme la plus aboutie. Défenseur de l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs, horrifié par la révolution bolchévique comme par l’expérience fasciste, Kelsen théorise une architecture juridique complexe destinée à protéger une série de normes en les inscrivant dans une Constitution. Elle se matérialise sous la forme d’une “pyramide des normes », qui soumet l’ensemble des lois au respect de la régularité constitutionnelle (la Constitution est nommée, de manière significative, la “norme des normes » par Kelsen) ; une série d’institutions est destinée, aux yeux de Kelsen, à permettre le contrôle du caractère constitutionnel des lois. La “pyramide des normes » apparaît comme une réponse directe aux blochéviks et aux fascistes ; elle constitue un moyen de soustraire un certain nombre de normes à l’arbitraire du souverain.

Formalisation de la “pyramide des normes” telle qu’elle est théorisée par Kelsen.

L’influence de Kelsen sur la pensée contemporaine est considérable ; les manuels de droit des universités françaises actuelles se réfèrent constamment à Kelsen ; les “cours constitutionnelles », apparues après la Seconde Guerre Mondiale, destinées à vérifier la légalité constitutionnelle de telle ou telle loi, sont inspirées par les réflexions de Kelsen. Récemment, un certain nombre de responsables politiques ou de journalistes ont déclaré leur soutien au RIC, mais à condition de l’inscrire dans un cadre constitutionnel qui l’encadrerait sévèrement, et qui l’empêcherait de statuer sur les questions de société, afin que les libertés individuelles ne soient pas menacées ; c’est encore un avatar de la pensée de Kelsen.

Réactualisation contemporaine d’une hantise vieille de deux siècles.

Il n’a pas été très difficile au juriste Carl Schmitt, le grand critique de Kelsen, de contester ce qu’il considère comme un “impérialisme du droit” dans la science politique. Il reproche à Kelsen d’hypostasier le droit, de l’étudier en voilant les dynamiques politiques desquelles il est issu : “on a affaire à la vieille négation libérale de l’Etat face au droit, et à l’ignorance du problème autonome de l’effectuation du droit » (Théologie politique). Le schéma de la “pyramide des normes » kelsenienne n’est valable qu’aussi longtemps que sommeille le pouvoir constituant, qui est la véritable “source sans fond de toutes les formes ». “Écrire une Constitution ne peut en aucun cas épuiser, absorber ou consommer le pouvoir constituant », écrit-il dans sa Théorie de la Constitution : “le pouvoir constituant continue à exister à côté de la Constitution et au-dessus d’elle ».

Le vertige de la réinvention démocratique

On peut retirer quelques enseignements de cette mise en perspective.

Il semble tout d’abord surprenant que le RIC soit systématiquement envisagé sous l’angle de la menace pour les libertés acquises, plutôt que comme une arme pour celles qui restent à conquérir. Il semble paradoxal de voir certaines personnalités “progressistes” s’en prendre au RIC, sous prétexte qu’il ouvrirait la voie à la déconstruction des normes établies – à l’instar de ce député LREM qui craint que “le RIC ne permette la révocation de n’importe quelle loi progressiste », et n’ouvre la voie à de “graves atteinte aux droits des femmes » – alors que les mouvements identifiés comme “progressistes” se sont précisément bâtis sur l’idée que la déconstruction des normes instituées avait un potentiel libérateur. Le RIC est porteur de l’ambivalence qui était celle de la “révolution démocratique” théorisée par Tocqueville, ce processus où les rapports sociaux, l’ordre institué et les normes dominantes sont radicalement mis en question et apparaissent dans toute leur contingence. Le RIC, comme l’exercice de la souveraineté populaire sous la Révolution française, porte en lui la potentielle déconstruction des droits les plus incontestés… mais aussi le questionnement des formes de violence et de domination les plus dissimulées – et donc la promesse de la conquête de nouveaux droits. La situation des femmes en France, pour reprendre l’exemple ci-dessus, est-elle satisfaisante au point que la menace de la perte de droits soit plus forte que la promesse de la conquête de nouveaux droits ? La question mérite d’être posée.

On peut très bien juger que le statu quo, avec toutes ses imperfections, mérite d’être défendu, car il est préférable à une série d’attaques contre les libertés individuelles qui pourraient être portées si le RIC était mis en place. Mais dans cette configuration, qu’est-ce qui garantit en dernière instance la pérennité des libertés individuelles ? Si l’on craint que les droits acquis soient menacés par l’existence potentielle du RIC, on doit craindre à plus forte raison qu’ils soient menacés par l’existence, bien réelle, d’une Assemblée nationale souveraine – l’Assemblée nationale n’étant pas une institution intrinsèquement garante des droits individuels ! Il est d’ailleurs curieux que les opposants au RIC, inquiets de la menace qu’il ferait peser sur les droits individuels, ne s’inquiètent jamais des dangers que le système de démocratie représentative fait peser sur ces mêmes droits individuels – non pas dans un futur hypothétique, mais bien actuellement. Dans une démocratie semi-directe où le RIC serait institutionnalisé, du moins la possibilité de débattre d’une loi ou d’un sujet de société ne serait-elle jamais écartée – et un vote conservateur pourrait être contredit quelques années plus tard par un vote progressiste portant sur le même sujet. Dans le système actuel de démocratie représentative, où la temporalité politique est exclusivement fixée par les pouvoirs institués, qu’est-ce qui garantira la défense des libertés individuelles, des droits des femmes ou des minorités, le jour où un parti ultra-conservateur prendrait le pouvoir à l’Elysée et à l’Assemblée nationale ?

Il semble que le danger pointé du doigt par les opposants au RIC – la mise en cause de droits fondamentaux par le pouvoir souverain – soit déjà présent dans le système actuel. Ce danger ne concerne pas seulement le RIC, ou la démocratie participative : il concerne tout simplement la souveraineté. Il a partie liée à ce que Carl Schmitt nomme à la suite de Siéyès le “pouvoir constituant », c’est-à-dire le pouvoir infini de déconstruire et d’édicter des normes et des lois. Le problème semble donc mal posé. Le débat n’oppose pas défenseurs des droits et défenseurs de la souveraineté populaire. Il oppose plutôt une posture que l’on pourrait qualifier d’essentialiste et une autre, que l’on pourrait qualifier de constructiviste.

La posture essentialiste est celle qui consiste à se référer à un certain nombre de droits acquis, et à vouloir les garantir par une série d’institutions, de normes constitutionnelles ou juridiques – une démarche dont Kelsen a fourni la formalisation la plus aboutie.

La posture constructiviste implique d’admettre le caractère contingent, aléatoire et réversible des normes dominantes, de la législation existante et des droits acquis ; et de considérer cette contingence et cette réversibilité non comme une menace, mais comme une arme pour la conquête de nouveaux droits. Cette démarche implique donc de penser l’institutionnalisation des cadres propices à l’émergence d’une intelligence populaire, plutôt que de chercher à sanctuariser les droits acquis en une forteresse juridique – qui peut de toute manière s’effondrer.

Ces deux attitudes ne sont pas nécessairement antinomiques (on peut très bien considérer certains droits comme essentiels, se réjouir de leur constitutionnalisation, tout en admettant leur caractère contingent) ; mais il semblerait que l’on ait tendance à surestimer les bienfaits de la première, et à sous-estimer la pertinence de la seconde. Est-il vraiment besoin de s’étendre longuement sur le bien-fondé des objections que Schmitt adresse aux disciples de Kelsen ? Il est tout à fait possible de souhaiter – au nom de la défense des Droits de l’Homme – la restriction de la souveraineté populaire par la souveraineté parlementaire, le rétrécissement de la souveraineté parlementaire par le cadre constitutionnel, l’encadrement du cadre constitutionnel lui-même par une série de traités internationaux contraignants, destinés à sanctuariser un certain nombre de droits essentiels. Cette logique de poupées russes prend fin lorsque le pouvoir souverain décide tout simplement de récuser le cadre constitutionnel ou les engagements internationaux – la vague conservatrice qui frappe l’Europe de l’Est depuis une décennie montre qu’aucun droit n’est acquis de manière irréversible, et que le pouvoir normatif des traités internationaux pèse bien peu, par rapport au pouvoir bien réel du souverain. Une défense conséquente des droits individuels ne peut donc se limiter à une tentative d’encadrement ou de limitation du pouvoir souverain ; elle doit également en penser les modalités d’exercice.

L’acceptation du caractère contingent de toutes les institutions, normes et lois, procure au premier abord une sensation de vertige. Rousseau écrit, dans ses Fragments politiques : “chaque acte de souveraineté, ainsi que chaque instant de la durée du corps politique est absolu, indépendant de ce qui précède, et jamais le souverain n’agit parce qu’il a voulu, mais parce qu’il veut ». La souveraineté populaire de Rousseau apparaît donc douée de la même indétermination que la liberté de Sartre : sans attaches avec le passé, elle se conçoit comme réinvention perpétuelle et démiurgique.

Il importe de relativiser cette sensation de vertige ; car si le pouvoir souverain de déconstruction des normes est théoriquement infini, il ne l’est pas en pratique. Si le pouvoir souverain est – par la nature des choses – illimité, il n’en devient pas nécessairement arbitraire pour autant. Dans sa Théorie de la Constitution, Carl Schmitt note ce paradoxe étonnant : les périodes de révolution, lors desquelles les normes les plus élémentaires sont questionnées et dissoutes, n’ouvrent jamais sur des périodes d’anarchie ou de chaos ; un ordre alternatif se remet en place, à la même vitesse que l’ancien a été aboli. Le pari de Rousseau était précisément la mise en place d’un nouvel ordre – politique, juridique, moral -, qui profiterait à tous, et non à une minorité. C’est que le “peuple” de Rousseau n’est pas une entité abstraite, ou un amas d’individus isolés. C’est, pour reprendre l’expression de Saint-Just, une “communauté d’affections », dans laquelle tous les individus sont liés entre eux par un sentiment d’appartenance commune et un devoir de solidarité mutuel. Sans une telle “communauté d’affections” – produite par une éducation commune, une série d’institutions qui favorisent le développement de ce sentiment de responsabilité mutuelle -, sans ce sentiment d’appartenance à un même corps, le “peuple », tel que l’entend Rousseau, ne peut exister, et la souveraineté populaire ne peut qu’être une chimère. C’est pourquoi Rousseau estimait que la logique en vertu de laquelle un peuple prend conscience de lui-même comme peuple, pousserait le citoyen à protéger son semblable comme s’il s’agissait de lui-même : la souveraineté populaire est indissociable pour lui de la responsabilité des individus les uns envers les autres.

La Constitution de juin 1793

C’est la raison pour laquelle les rédacteurs de la Constitution de juin 1793 ne distinguaient jamais l’institutionnalisation de la souveraineté populaire et la défense des Droits de l’Homme. La souveraineté du peuple était, pour eux, le moyen de favoriser l’émergence d’une éthique de la responsabilité collective. Ils estimaient que si les cadres propices à l’émergence d’une intelligence populaire étaient instaurés (éducation, institutionnalisation d’Assemblées populaires, construction d’un véritable espace public de libre débat, mécanismes de participation démocratique, etc.), les citoyens ne pourraient que tendre vers un ordre des choses où les droits de chacun seraient protégés par tous les autres. La reconnaissance de l’égalité radicale entre les hommes, que présuppose la mise en place d’institutions démocratiques, ne pourrait qu’encourager la prise en compte de l’égalité de leurs droits. Cet idéal de solidarité organique a été synthétisé dans l’article 34 de cette Constitution : “il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé ».

Optimisme démesuré ? Assurément. Il n’empêche : penser les conditions d’apparition d’un devoir d’assistance mutuelle dans le cadre de la souveraineté populaire semble être un moyen plus pertinent de conserver les droits acquis, que de les sanctuariser dans une Constitution et une série de traités internationaux – dont on espère religieusement que jamais le souverain ne décidera de les récuser.

C’est d’ailleurs dans cette mesure que l’on pourrait critiquer le RIC qui, en tant que tel, apparaît comme une modalité atrophiée de réforme démocratique. Certains de ses partisans tendent à le considérer comme une simple mesure technique, sur le mode d’une baguette magique qui réaliserait miraculeusement la souveraineté du peuple. Si la mise en place d’un RIC n’est pas accompagnée d’une série de réformes visant à faire émerger un véritable espace démocratique qui permette la délibération, la participation populaire et qui favorise l’apparition d’un esprit civique, la souveraineté populaire ne deviendra pas autre chose que ce qu’elle est actuellement : une simple formule.