Les enjeux du procès sur l’assassinat de Thomas Sankara – entretien avec Bruno Jaffré

De gauche à droite : Blaise Compaoré (1987-2014), Thomas Sankara (1983-1987) et Gilbert Diendéré. © Bastien Mazouyer pour LVSL.

Près de trente-cinq ans après son assassinat, le 15 octobre 1987, la justice sera bientôt rendue à Thomas Sankara, l’iconique président du Burkina Faso. Les deux principaux accusés sont Blaise Compaoré, qui l’a remplacé à la tête de l’État et ce jusqu’à l’insurrection populaire de 2014, et son bras droit Gilbert Diendéré, déjà condamné à vingt ans de prison pour sa tentative de putsch en 2015. Bruno Jaffré, biographe de Thomas Sankara, coordinateur du site thomassankara.net et du réseau « Justice pour Sankara, justice pour l’Afrique », revient pour LVSL sur les nouveautés apprises durant les auditions du procès en cours. Entretien réalisé par Tangi Bihan.

LVSL  Quel est l’enjeu du procès de l’assassinat de Thomas Sankara ?

Bruno Jaffré – L’essentiel est d’abord d’obtenir justice pour les douze personnes assassinées ce jour-là, et enterrées de façon inhumaine. Mais il faut aussi mesurer l’importance de ce procès. En premier lieu en raison de la figure que représente Thomas Sankara au Burkina Faso, en Afrique et au-delà. Rappelons par exemple que le mouvement altermondialiste en a fait une icône de la lutte contre la mondialisation libérale et pour l’annulation de la dette.

Ensuite, et c’est extrêmement important, c’est la première fois qu’un dictateur africain est jugé pour l’assassinat de son prédécesseur dans son propre pays, lors d’un procès qui s’efforce de répondre aux normes internationales. Les procès de dictateurs africains sont rares. Avant Blaise Compaoré, seuls Ben Ali (en Tunisie), Omar El Bechir (au Soudan) et Hissène Habré (tchadien mais jugé au Sénégal), ont été jugés en Afrique.

Des pays comme l’Afrique du Sud ou la Sierra Leone ont mis en place des commissions vérité et réconciliation, mais les tortionnaires se retrouvent libres tant qu’ils avouent leurs crimes et demandent pardon ! Il s’agissait en fait d’éviter de nouvelles guerres civiles. Il semble d’ailleurs qu’en Sierra Leone des membres de la société civile demandent maintenant que certains responsables de la guerre civile soient jugés.

Le Burkina Faso, après l’insurrection de 2014 suivie d’une transition mise en place de façon consensuelle en une quinzaine de jours, se distingue encore une fois. Des criminels, et surtout l’ancien dictateur Blaise Compaoré, vont être jugés à l’issu d’un procès qui dure depuis le mois d’octobre 2021. Son absence ne retire rien à l’importance de ce procès.

LVSL  Le procès de l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons est attendu depuis longtemps. Quelle en a été la genèse ?

B. J. – On se rappelle que Thomas Sankara et ses compagnons ont été assassinés le 15 octobre 1987. La révolution était en pleine crise politique interne. Après plusieurs péripéties, le soir même Thomas Sankara devait prononcer un discours offensif devant les militaires révolutionnaires [1] pour dépasser cette période difficile, annoncer des initiatives pour aller de l’avant et sortir de la crise politique.

Par ailleurs, les pressions externes de différents pays occidentaux s’exerçaient sur le Burkina Faso pour l’affaiblir après des prises de position anti-impérialistes. Rappelons par exemple la campagne menée à l’ONU par le Burkina Faso pour inscrire la Nouvelle-Calédonie dans la liste des pays à décoloniser (2 décembre 1986) ou le discours devant l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) demandant à ses pairs de s’unir pour ne pas payer la dette (29 juillet 1987).

Les pays voisins, avec en tête la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny, s’inquiétaient d’une révolution à leur frontière démontrant la possibilité d’engager le développement sur d’autres modèles que ceux imposés par les experts occidentaux. Tandis que d’autres leaders, Mouammar Kadhafi et Charles Taylor en tête, souhaitaient faire du Burkina Faso une base arrière pour renverser le régime du Liberia. C’est dans ce contexte que se déroule l’assassinat.

Ce procès est aussi le résultat d’une longue lutte pour obtenir justice, au Burkina Faso mais aussi à l’extérieur. Une première plainte est déposée par les avocats de la famille Sankara en octobre 1997, évitant ainsi la prescription. Une première campagne pilotée par le Comité international justice pour Sankara soutenait le travail des avocats. Devant les blocages, une requête a été faite auprès du Comité des droits de l’homme de l’ONU en 2006.

Elle est jugée d’abord recevable mais, en 2008, le même comité se satisfait des mesures prises par le Burkina Faso qui se résument à une rectification du certificat de décès qui portait jusqu’ici la mention « mort de mort naturelle » et offre d’indemnisation financière à la famille, ce qu’elle a bien sûr refusé. Pourtant aucune enquête ne fut lancée ni aucune identification des corps enterrés dans le cimetière de Dagnoen à Ouagadougou, supposé être le lieu où sont enterrés les personnes assassinées le 15 octobre 1987.

C’est à cette époque qu’est lancée la campagne internationale Justice pour Sankara justice pour l’Afrique, dont je suis un des animateurs, se traduisant par de nombreuses initiatives, pétitions, meeting, manifestations de rue, conférences de presse, actions auprès des élus français [2]. Au Burkina Faso, la commémoration du vingtième anniversaire de l’assassinat de Thomas Sankara, en 2007, fut aussi un grand moment de mobilisation des Burkinabè mais aussi de quelques militants venus d’autres pays pour demander justice.

LVSL  Le procès a été annoncé dès la période de transition qui a suivi l’insurrection de 2014. Où en est la procédure aujourd’hui ?

B. J. – La campagne internationale active dans plusieurs pays, dont le Burkina Faso, a porté et a fait grandir la revendication de justice à travers le monde. Mais c’est l’insurrection de 2014, qui a chassé Blaise Compaoré, qui a été décisive. Rappelons par ailleurs qu’il a été exfiltré en Côte d’Ivoire par l’armée française. Des dizaines de milliers de Burkinabè ont envahi les rues, affrontant les différentes forces de l’ordre durant des heures. Le moment décisif fut la prise de l’Assemblée nationale. Les insurgés ont parcouru les quelques centaines de mètres restant jusqu’aux locaux de l’Assemblée, les mains en l’air, face à des militaires armés de mitrailleuses qui se sont finalement retirés. Une journée historique extraordinaire ! Les Burkinabè en ont été longtemps très fiers.

Lire notre précédent entretien avec Bruno Jaffré : « Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place par Compaoré ».

Puis est venue cette dernière période où les politiciens élus à l’issue de la transition, pour beaucoup des anciens proches de Blaise Compaoré, sont retombés dans les gabegies insensées, désorganisant l’État et se montrant incapables de mener la guerre contre les groupes djihadistes de façon efficace alors que des pans entiers du pays sont désertés par la population. On compte aujourd’hui plus de 1,5 million de déplacés internes selon les chiffres officiels, ce qui provoque une profonde tristesse chez les Burkinabè.

Pour revenir à votre question, disons que ce sont les autorités de la transition qui ont annoncé rapidement l’ouverture d’une enquête. La nomination d’un juge militaire résulte du fait que plusieurs procédures avaient été lancées par les avocats de la famille Sankara. Les autorités judiciaires de l’époque, aux ordres du régime de Blaise Compaoré, les avaient jugées irrecevables, sauf celle lancée devant la justice militaire qui restait bloquée mais ouverte, en attente d’une signature du ministre de la défense qui n’est jamais venue. C’est celle-ci qui a donc tout simplement été rouverte. Voilà pourquoi l’affaire est aux mains de la justice militaire.

L’ouverture du cette enquête est une des premières mesures annoncées par les autorités de la transition dès leur mise en place. Elle apparaît très clairement comme une victoire des insurgés et un acquis de l’insurrection. Il a souvent été dit que les insurgés étaient les « enfants de Thomas Sankara ». Sans doute ont-ils voulu en quelque sorte rattraper le fait que la population n’ait pas réagi le 15 octobre 1987. Ils ont puisé leur énergie et leur courage en se réclamant de Thomas Sankara pour la plupart.

LVSL  Le dossier a été divisé en deux volets : le volet interne au Burkina Faso et le volet international. Pour quelles raisons ?

B. J. – Le juge d’instruction a rapidement annoncé ses intentions de s’investir pleinement dans une investigation complète lorsqu’il a lancé une commission rogatoire en direction de la France et demandé l’ouverture du secret défense en octobre 2016. La commission rogatoire est une procédure figurant dans les accords de coopération signés au lendemain de l’indépendance. Concrètement il s’agit de la nomination d’un juge en France chargé d’ouvrir des investigations sous l’autorité du juge burkinabè. Cela s’est traduit par des auditions en France d’un certain nombre de personnes par la gendarmerie.

Répondant à la demande de levée du secret défense, Emmanuel Macron promet en 2017 de déclassifier tous les documents relatifs à l’assassinat de Thomas Sankara et de les mettre à la disposition de la justice burkinabè. Deux premiers lots d’archives françaises parviennent au Burkina Faso en novembre 2018 et janvier 2019. Puis plus rien pendant près de trois ans.

Le délibéré de l’audience de confirmation des charges est rendu le 13 avril 2021 et confirme l’accusation de quatorze inculpés sur vingt-cinq, dont trois sont en fuite. Cinq personnes impliquées sont décédées depuis. Ce délibéré est un acte judiciaire qui marque le feu vert pour organiser le procès.

Et ce n’est que quatre jours après, le 17 avril 2021, qu’est organisée une cérémonie de remise du troisième lot de documents des archives françaises. L’ambassadeur de France les remet au ministre délégué chargé de l’intégration et des Burkinabè de l’extérieur, en présence de la presse. Soit quatre ans et demi après la promesse d’Emmanuel Macron !

Alors que l’investigation concernant le dossier national était terminée, le juge d’instruction souhaitait attendre ce troisième lot avant de boucler son dossier. En même temps, cette attente ne devait pas s’éterniser sous peine d’apprendre de nouveaux décès d’accusés ou de témoins. Certains étaient malades, d’autres semblaient avoir perdu la mémoire, d’autres encore prévus à la barre ne sont pas venus.

C’est ce retard dans la fourniture tardive du troisième lot qui a donc poussé le juge à la dissociation. L’instruction du volet international reste donc en principe ouverte. Le juge François Yaméogo ayant reçu une autre affectation, un nouveau juge a été nommé qui a déjà été remplacé par un autre.

Mais lors de mon dernier séjour au Burkina Faso entre fin-janvier et début-février, en me rendant à la justice militaire et en cherchant à rencontrer le nouveau juge d’instruction, j’ai découvert qu’il n’y en avait aucun sur cette affaire. Autrement dit, l’instruction sur le volet international du dossier est arrêtée depuis pratiquement un an. Nous avons rendu public cette information en espérant la nomination d’un nouveau juge rapidement [3].

LVSL  Qu’a-t-on appris de nouveau grâce aux auditions sur le volet interne ?

B. J. – Beaucoup de choses… De très nombreux témoins militaires et gendarmes sont passés à la barre. Beaucoup étaient au Conseil de l’entente sur les lieux de l’assassinat. Cet endroit était en quelque sorte le centre névralgique de la révolution de 1983 à 1987. Plusieurs dirigeants de la révolution y avaient un bureau, parfois même un endroit pour dormir. C’est là aussi que se tenaient les réunions du Conseil national de la révolution (CNR). L’assassinat de Sankara, de ses compagnons et de gardes du corps a eu lieu au moment de l’ouverture d’une réunion du secrétariat du CNR qu’avait mis en place Thomas Sankara pour mieux structurer la direction de la révolution.

Plusieurs témoins ont nommé les membres du commando, au nombre de huit, et ont raconté ce qu’ils ont vu. Plusieurs sont décédés aujourd’hui. Le procès a permis de donner un récit assez détaillé des évènements sur les lieux. Le commando de huit hommes, tous de la garde rapprochée de Blaise Compaoré dirigée par Hyacinthe Kafando, actuellement en fuite, est parti du domicile de Blaise Compaoré, dans deux véhicules dont l’un lui appartenait. Arrivés sur les lieux, ils ont commencé à tirer sans sommation sur les éléments de la garde rapprochée de Thomas Sankara, puis sur les membres de la réunion qui sont sortis les uns après les autres.

Thomas Sankara a déclaré à ses camarades : « C’est moi qu’ils veulent. » Il est sorti le premier les mains en l’air et s’est fait mitrailler sans sommation ainsi que les autres présents à la réunion. L’un d’eux, Alouna Traoré, le seul rescapé de la réunion, a depuis plusieurs années régulièrement témoigné dans la presse [4]. Pas de doute possible selon les témoignages recueillis durant le procès, le commando n’a pas cherché à arrêter Sankara, comme a tenté de le faire croire Blaise Compaoré, mais bien à l’assassiner ainsi que ses camarades, parmi lesquels aucun n’a riposté.

LVSL  Quelles sont les contradictions qui sont apparues et quelles sont les zones d’ombre qui restent à éclaircir ?

B. J. – La plupart des accusés ne reconnaissent pas les faits, d’autres témoins ont peur et ne reconnaissent pas ce qu’ils ont dit devant le juge sous serment. On comprend pourquoi le juge a dû rechercher de nombreux témoins. Par exemple, les avocats ont dit qu’heureusement un des membres du commando a raconté ce qu’il s’est passé… mais ils étaient sept. Pour ma part, je travaille sur le sujet depuis de nombreuses années mais j’ai appris beaucoup de choses [5].

Pour ce qui est des zones d’ombre, je pense que l’implication des civils n’a pas suffisamment été reconnue. Certains ont été cités, comme Salif Diallo, l’homme de tous les mauvais coups de Blaise Compaoré. Il a cherché à retrouver une certaine virginité à la fin de sa vie et aujourd’hui il est décédé. Le journaliste Gabriel Tamini a par exemple passé la nuit à la radio pour surveiller que les autres journalistes ne fassent pas de faux pas.

Mais de nombreux autres civils ont participé à la déstabilisation du régime, notamment en rédigeant des tracts orduriers dont l’objectif était clairement de détruire l’amitié entre Blaise Compaoré et Thomas Sankara. La lumière n’a pas été faite, à mon avis, sur les agissements de ces gens-là. Ces assassinats se sont faits dans un contexte politique dans lequel beaucoup agissaient dans l’ombre contre Thomas Sankara et sa ligne d’ouverture dans laquelle il s’était engagé à partir d’août 1987.

LVSL  Que peut-on attendre de l’enquête sur le volet international ?

B. J. – Comme je vous l’ai dit, j’ai appris que l’instruction avait été arrêtée alors que ce n’était pas du tout ce qui était prévu. Nous avons fait un communiqué à ce sujet. Les communiqués du comité justice pour Sankara sont très largement diffusés au Burkina Faso et nous espérons donc que celui-là sera suivi d’effet et que l’instruction reprendra rapidement. Sans doute faudra-t-il attendre que la situation du pays se stabilise.

Selon les informations que j’ai glanées ici ou là et ce que je sais des archives diplomatiques à La Courneuve que j’ai épluchées durant plus d’un mois, la France n’a pas honoré la promesse du président Macron faite lors de son voyage au Burkina Faso en septembre 2017. D’ailleurs, la France n’ouvre quasiment jamais le secret défense comme en témoigne le difficile combat du Collectif secret défense un enjeu démocratique dont je suis membre pour représenter l’affaire Sankara [6].

Lire « Accéder aux archives classifiées en France, un parcours du combattant », par Sylvie Braibant et notre précédent entretien avec Bruno Jaffré : « Assassinat de Sankara : le gouvernement doit lever le secret défense ».

De nombreux témoins ont évoqué l’éventualité de complicités extérieures, en provenance de la France, de la Côte d’Ivoire ou de la Libye. Mais force est de reconnaître qu’enquêter sur un complot extérieur n’est pas chose aisée. Le secret défense est bien sûr un des premiers obstacles à lever. Par exemple notre réseau a demandé dans un communiqué la communication des archives du cabinet de François Mitterrand et de celui de Jacques Chirac puisqu’on était en période cohabitation.

Dans ce genre d’affaire il peut y avoir des documents qui ont été détruits, d’autres qui sont stockés quelque part sans avoir emprunté le processus de gestion des archives. Sans doute aussi des conversations ou des actes pour lesquels il n’y a pas d’écrits.

Il faut souligner ici l’engagement du juge François Yaméogo qui s’est lancé avec rigueur et ténacité dans l’enquête. Sa demande de levée du secret défense et de commission rogatoire en direction de la France était un fort signe d’indépendance. Mais il semble qu’en France on n’a pas vécu le même engagement. Ainsi, le témoignage d’un agent des services de contre-espionnage burkinabè affirmant la présence de Français le 15 octobre 1987 venus détruire des écoutes téléphoniques est issu de l’enquête du juge, alors qu’il n’y en a pas trace dans les documents fournis par la France.

Restent les enquêtes journalistiques. Il y a des témoins qui apparaissent ici ou là dans certains médias et évoquent le complot international [7]. Ici en France, les journalistes travaillent par à coup. Dans les rédactions, leur temps leur est souvent compté. À ma connaissance aucun journaliste n’a entrepris une telle investigation dans la durée.

J’ai été contacté par une maison de production relativement importante pour collaborer à un documentaire d’investigation sur le complot international. Espérons que nous aurons les moyens à la hauteur de l’ambition qu’elle affiche. Je sais qu’il y a déjà deux autres documentaires en route un au Burkina et un autre en Grande-Bretagne.

Force est de reconnaître que nous disposons de quelques éléments et de quelques pistes à suivre, mais que ça ne suffit pas. La conjoncture internationale de l’époque, la guerre au Liberia qui s’est déclenchée deux ans plus tard, les mécontentements qui ont suivi les actions de Sankara sur la scène internationale et quelques témoignages ici ou là rendent parfaitement crédible l’hypothèse de complicités internationales. Mais il faut poursuivre les investigations par l’instruction judiciaire et l’enquête journalistique, qui sont des méthodes différentes mais peuvent parfaitement se compléter.

LVSL  Dans son témoignage, l’ancien président ghanéen Jerry Rawlings a affirmé que Sankara et Compaoré semblaient très proches et qu’il ne pouvait pas imaginer un tel assassinat. D’autres témoins ont eu un récit opposé. Comment l’expliquer ?

B. J. – Il ne pouvait pas l’imaginer à l’époque sans doute parce que Thomas Sankara est resté constant dans l’affirmation de son amitié pour Blaise Compaoré, qui faisait sans doute de même. Pourtant les Ghanéens ont bien proposé à Sankara de venir se réfugier au Ghana, selon ce que m’avait confié Etienne Zongo, son aide de camp qui est sans doute à l’origine de cette demande. Signe qu’ils étaient bien au courant des tensions. Et dans un extrait de l’audition de Jerry Rawlings devant le juge François Yaméogo, publié récemment dans le journal Afrique XXI, si Rawlings réitère ce que vous dites, il n’en reste pas moins qu’il dit aussi que des membres de la sécurité nationale l’avaient informé que « Sankara craignait que Blaise ne veuille agir contre lui ».

LVSL  Certains observateurs affirment que le colonel Gilbert Diendéré aurait déposé un témoignage partiel et insincère et qu’il aurait fait des pressions sur d’autres témoins. Qu’en pensez-vous ?

B. J. – Sans doute faut-il rappeler aux lecteurs qui est Gilbert Diendéré. À l’époque, il était lieutenant et le second de Blaise Compaoré à la direction du centre national d’entrainement commando qui avait été créé par Thomas Sankara. Il a été le chef du régiment de la sécurité présidentielle (RSP), de triste réputation, véritable corps d’armée au service de Blaise Compaoré et chargé des basses besognes du régime, notamment de la répression. C’est lui qui a tenté un coup d’État en septembre 2015 pour tenter de mettre un terme à la transition alors que les élections devenaient inéluctables.

Arrogant au début du procès, il a petit à petit perdu de sa superbe. Au début, il s’habillait avec son uniforme militaire, ce qui est apparu comme une provocation alors qu’il est condamné à vingt ans de prison pour le putsch de 2015. Mais il a fini en tenue civile.

Il est apparu au fil du procès comme le véritable organisateur de l’assassinat. Il a tenté de nier avoir été sur les lieux lors de l’arrivée du commando alors que de nombreux témoins ont affirmé l’avoir vu. Il a prétendu avoir été sur un terrain de sport non loin de là lorsque le commando est arrivé, mais aucun témoin n’est venu le confirmer.

Autre élément important, on a découvert que Diendéré pilotait ses hommes en les envoyant dans les points stratégiques de la ville ou dans d’autres casernes pour éviter qu’elles ne réagissent. Le lieutenant Michel Koama a été assassiné peu de temps avant Thomas Sankara, parce qu’il était considéré comme un des éléments capables de réagir avec ses hommes. D’autres témoins proches de Thomas Sankara sont venus affirmer qu’eux aussi avaient échappé à des tentatives d’assassinat.

Diendéré fait peur. On dit autour du procès que le regard qu’il jetait sur certains des témoins leur faisait peur. Certains ont d’ailleurs déclaré qu’ils ne voulaient pas mettre leur famille en danger quand le président du tribunal cherchait à en savoir plus. Pour illustrer cela voilà ce que rapporte un quotidien burkinabè : « Au cours de la plaidoirie Me Farama évoque une causerie qu’il a eu avec un soldat à propos du général Diendéré. Le soldat lui a dit : “Le général est très wacké. Il est très fort. Quand il rentre dans une salle et qu’il vous fixe du regard, vous êtes subjugué et il vous domine.” [8] »

Parmi les accusés, Tondé Ninda, le chauffeur de Gilbert Diendéré, est accusé de subornation de témoin. Sur demande Diendéré, il aurait rencontré Abderrahmane Zétiyenga, alors commandant d’unité au sein de la garde présidentielle, la veille de son audition. C’était pour tenter de l’influencer mais Diendéré nie. Zétiyenga a cependant enregistré leur conversation qu’il a remise au juge d’instruction.

Enfin, le 10 novembre, lors d’une audience du procès, un des avocats de la famille Sankara, Me Ferdinand Nzepa, a donné les noms de soldats ayant participé au complot et décédés depuis : « Otis est mort sur la route de Gaoua. Il avait été affecté pour indiscipline et c’est lorsqu’on le conduisait à Gaoua qu’il a tenté de s’évader. Il a reçu les rafales de ceux qui l’escortaient. Nabié Insoni est mort de maladie. Tabsoba est mort de maladie. Somé Gaspar est mort par accident. Maiga est mort par maladie et Lingani est mort suite aux événements de 1989 où il a projeté de renverser Blaise Compaoré [9] », laissant entendre que ces décès sont suspects.

On comprend donc que nombre d’accusés ou témoins ont donné l’impression d’avoir peur ou de ne pas dire la vérité.

LVSL  Vous avez demandé à être auditionné, mais ça n’a pas été le cas. Pourquoi vouliez-vous être auditionné et pourquoi cela a-t-il été refusé ?

B. J. – Je pense que pour différentes raisons sur lesquelles je ne m’étendrai pas, ma demande n’est pas arrivée jusqu’au président du tribunal. J’ai reçu de façon détournée une réponse de la procureure, la même qui n’a pas trouvé le moyen de nommer un juge depuis un an pour poursuivre l’instruction sur le volet international. Elle m’a fait dire que le volet international n’était pas à l’ordre du jour du procès puisqu’il y avait dissociation. Or j’ai suivi le procès d’assez près quotidiennement grâce à la presse burkinabè, et de nombreux témoins comme je vous l’ai dit ont témoigné de complicités extérieures.

Je voulais dénoncer Arsène Yé Bongnessan que j’avais rencontré début novembre 1987 et qui a déclaré ne pas avoir d’importantes responsabilités après le 15 octobre 1987 alors qu’il était le premier responsable des comités révolutionnaires qui remplaçaient les comités de défense de la révolution (CDR).

Je voulais aussi exposer ce qu’est le secret défense et comment ça fonctionne, afin de montrer que la France n’avait pas honoré la promesse d’Emmanuel Macron. Enfin j’aurais aimé faire un exposé global sur la situation politique à l’intérieur du pays et sur le contexte international.

J’ai finalement décidé de m’exprimer dans un média local :

Entretien préparé avec le concours de Mahamady Ouédraogo.

Notes :

[1] Lire « L’intervention que devait faire Thomas Sankara à la réunion du 15 octobre 1987 au soir », thomassankara.net.

[2] On peut prendre connaissance de ces initiatives via ce lien.

[3] Lire « L’instruction sur le volet international de l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons, stoppée depuis un an, doit reprendre au plus vite », thomassankara.net, 7 février 2022.

[4] Voir sur ce lien les articles sur Alouna Traoré, sur thomassankara.net.

[5] Lire les articles de Bruno Jaffré sur le sujet : « Les circonstances de l’assassinat de Thomas Sankara » et « Ouverture d’un procès historique à Ouagadougou. Mais qui a assassiné Thomas Sankara ? », thomassankara.net, 2021.

[6] Lire Pascal Jouary, Secret-défense, le livre noir. Une enquête sur 40 affaires entravées par la raison d’État, Max Milo, 2021.

[7] Lire le webdoc : « Qui a fait tuer Sankara ? Des pistes d’enquête », RFI, 2017 et « Qui a tué Sankara ? Présentation du webdoc de RFI réalisé en 2017 », thomassankara.net, 2021.

[8] Lire « Assassinat de Thomas Sankara : “Le général Diendéré est complice par instigation ou instruction”, dixit Me Prosper Farama », Le Pays, 8 février 2022.

[9] « Procès Thomas Sankara : le récapitulatif », Faso7.com.

1848 ou le divorce entre le prolétariat et la bourgeoisie

La République universelle démocratique et sociale – le triomphe, Frédéric Sorrieu, 1848, Musée Carnavalet, Paris.

La « double » révolution de 1848 a posé de manière concentrée un grand nombre de problèmes de la lutte des classes et tout particulièrement la question de l’indépendance du mouvement ouvrier. Alors que le vieux continent est explosif, l’année 1848 marque le moment de la cristallisation des aspirations et intérêts particuliers des travailleurs et de leur violente distinction de ceux de la bourgeoisie, culminant en France dans les affrontements de juin. Depuis, les enjeux politiques soulevés n’ont rien perdu de leur actualité. 

NDLR : cet article s’inscrit dans la série La gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.

1830-1848, « le règne des banquiers »

Au début du XIXe siècle en France, la classe capitaliste est à un stade avancé de son développement économique et politique. Après le règne et la chute d’un Bonaparte tout-puissant s’ouvre en 1814 une période de réaction sous la coupe du descendant des Bourbons Louis XVIII, remplacé à sa mort en 1824 par Charles X. Ces monarques, représentants les intérêts des tenants de l’Ancien régime, sont contraints de multiplier les attaques contre les acquis de la révolution bourgeoise sur le plan économique et politique. Ces attaques culminent sous Charles X : suspension de la liberté de la presse, dissolution de la Chambre, restriction du droit de vote… En juillet 1830, lors des « Trois glorieuses », la révolte de la population parisienne renverse Charles X1. Le duc d’Orléans2 Louis-Philippe est proclamé « lieutenant général du royaume », puis roi des Français. Dès lors commence ce que le banquier libéral Laffite, proche du duc d’Orléans, appelle « le règne des banquiers 3 ».

Pris dans [la] contradiction [du déficit public], Louis-Philippe s’est refusé à trahir les intérêts de l’aristocratie financière. La colère de la bourgeoisie industrielle, de la petite-bourgeoisie et de la classe ouvrière s’est accrue avec force.

Pendant les dix-huit années du règne de cette aristocratie financière4, dont le monarque constitutionnel Louis-Philippe garantit les intérêts, la bourgeoisie industrielle affermit son opposition. Représentée en minorité à la chambre, elle prend confiance en ses propres forces au fil des émeutes ouvrières réprimées : en 1832 à Paris, en 1831 puis 1834 à Lyon (la révolte des canuts), en 1839 contre les sociétés secrètes d’Armand Barbès et Auguste Blanqui, toutes écrasées dans le sang. Dans le même temps, l’aristocratie financière use de sa domination politique pour laisser libre cours à ses tractations boursières, ruinant au passage l’État ainsi qu’une myriade de petits capitalistes. Le contrôle de l’État permet à un nombre réduit de banquiers de faire varier les cours selon ses besoins. Une contradiction apparaît : le succès économique de cette classe dépend du déficit de l’État, instrument nécessaire à sa spéculation. Or, ce déficit affaiblit l’État qui, tant qu’elle en a le contrôle, garantit ses intérêts. Sciant la branche sur laquelle elle est assise, l’aristocratie financière place l’État dans un dilemme : accentuer la pression sur les autres classes et notamment la bourgeoisie industrielle, de plus en plus sûre de sa puissance et représentant la majorité des capitalistes, ou réduire le train de vie exorbitant de « l’aristocratie financière ».

Pris dans cette contradiction, Louis-Philippe s’est refusé à trahir les intérêts de l’aristocratie financière. La colère de la bourgeoisie industrielle, de la petite-bourgeoisie et de la classe ouvrière s’est accrue avec force. De grands commerçants sont forcés de se rabattre sur le marché intérieur et la concurrence déséquilibrée suivant leur arrivée dans Paris pousse un grand nombre de commerçants et petits patrons parisiens à la ruine, ce qui explique leur ferveur révolutionnaire. Les conséquences sur les prix, les emplois et les conditions de vie du prolétariat parisien se font rapidement sentir.

Février : la victoire contre la monarchie et l’introuvable compromis

Au sommet de ces tensions et de la pression exercée à la fois sur la bourgeoisie industrielle et par le prolétariat parisien, une insurrection éclate le 23 septembre 1848 à Paris. Effrayé, Louis-Philippe congédie un Guizot haï des libéraux5 et nomme Odilon Barrot pour former un nouveau gouvernement. Cela ne suffit pas à préserver la monarchie. Le conflit déborde dans les rues et des barricades sont montées dans Paris.

Souvenirs des journées de juin 1848. Rue St Antoine, Artiste inconnu, Musée Carnavalet, Paris

Au bout de quelques jours d’affrontements entre le peuple et l’armée et après le désarmement de cette dernière, la monarchie cède la place au gouvernement provisoire de la République. C’est aux travailleurs de Paris, dont le nombre est écrasant par rapport aux autres classes en présence, qu’il faut attribuer la chute de la monarchie.

C’est aux travailleurs de Paris, dont le nombre est écrasant par rapport aux autres classes en présence, qu’il faut attribuer la chute de la monarchie.

Ils sont aussi la classe qui peut aller le plus loin dans le processus révolutionnaire, sans toutefois être suffisamment équipée. En effet, la mise en place du gouvernement provisoire est un premier frein que la bourgeoisie cherche à tout prix à appliquer à la révolution, de peur qu’elle ne remette en cause ses propres intérêts après avoir balayé ceux de l’aristocratie financière. Ce gouvernement ne comporte, sur ses treize membres, que deux représentants du mouvement ouvrier  : Louis Blanc et « l’ouvrier Albert ». Les autres sont issus en majorité de différentes fractions de la bourgeoisie, petite ou grande, à quoi s’ajoute l’opposition réactionnaire partisane de la monarchie (Crémieux, Dupond de l’Eure). Ce gouvernement incarne le compromis, qui se révélera introuvable, entre des classes aux intérêts antagonistes.

C’est ce gouvernement majoritairement issu de la classe possédante qui, le 25 février, sous la pression des ouvriers parisiens encore armés et des barricades encore dressées, proclame la République sous la menace d’une nouvelle insurrection menée par François-Vincent Raspail6. Cette République, imposée par le prolétariat mais conduite par la bourgeoisie7, ouvre un chapitre essentiel de l’histoire de la lutte de classes en France : la contradiction entre bourgeoisie et prolétariat se fait sous la République plus aiguë qu’elle ne l’a jamais été, et les deux classes côte à côte sur les barricades de février suivent dès lors des trajectoires séparées jusqu’à l’affrontement sanglant de juin.

Juin, le choc physique entre deux classes

Portrait d’Auguste Blanqui (1805–1881), homme politique, Amélie-Suzanne Serre, vers 1835, Musée Carnavalet, Paris.

Les travailleurs font partie des vainqueurs de février et se considèrent comme tels. C’est la raison des concessions sociales que la bourgeoisie a dû réaliser en prenant le pouvoir mais dont elle cherchera dès lors à se débarrasser. Sans revenir sur chacun des rognages successifs des conquêtes ouvrières de février, on peut rappeler simplement quelques faits marquants : l’Assemblée nationale nomme une commission exécutive dont les deux représentants du mouvement ouvrier dans le gouvernement provisoire, Albert et Louis Blanc, sont exclus. La République (et non pas la République sociale) est proclamée, et la proposition d’un ministère spécial du travail – revendication défendue par les ouvriers – est rejetée. Les ouvriers envahissent l’Assemblée nationale le 15 mai, le député et comte Alexis de Tocqueville narrant l’événement avec un mépris de classe non dissimulé : « C’est alors que je vis paraître, à son tour, à la tribune un homme que je n’ai vu que ce jour-là, mais dont le souvenir m’a toujours rempli de dégoût et d’horreur ; il avait des joues hâves et flétries, des lèvres blanches, l’air malade, méchant et immonde, une pâleur sale, l’aspect d’un corps moisi, point de linge visible, une vieille redingote noire collée sur des membres grêles et décharnés ; il semblait avoir vécu dans un égout et en sortir ; on me dit que c’était Blanqui. »

À la suite d’une série de réponses provocantes de la bourgeoisie (bannissement d’une partie des travailleurs de Paris en Sologne pour des « travaux de terrassement » qui sont en réalité des expulsions, interdiction d’attroupements…), les ouvriers prennent les armes le 22 juin. L’insurrection rencontre une répression féroce. Sans organisation de masse à sa tête, sans organisation militaire comparable à celle du gouvernement provisoire, les insurgés sont finalement vaincus. Pourtant, l’insurrection de juin est révolutionnaire, au sens où elle révèle au grand jour les intérêts opposés du prolétariat et de la bourgeoisie, faisant dire à Marx que « le voile qui cachait la République se déchirait8 ».

Après 1848 dans toute l’Europe : quelles conséquences sur les luttes d’indépendance nationale ?

En dévoilant les contradictions entre les classes, la révolution de juin a également divisé le mouvement ouvrier, différents meneurs en tirant des conclusions opposées. Dès lors, Blanqui oppose systématiquement les intérêts des deux classes alors qu’à l’inverse, en tâchant de composer avec les institutions de la classe possédante, Louis Blanc constitue l’exemple de ce qui constituera par la suite une tendance à l’alliance de classes. 

Il faut ajouter que 1848 n’est pas une année de rupture spécifiquement française, puisqu’elle trouve des échos par exemple en Autriche. Mais le changement principal engendré par le juin 1848 français sur la politique européenne réside dans l’évolution de la perception des luttes nationales. Quand on aborde l’année 1848, il est indispensable de revenir sur ce chapitre incontournable de l’histoire politique de l’Europe. En effet, en dehors des révolutions proprement prolétariennes, ce siècle est un moment d’effervescence nationaliste. L’expression Printemps des peuples, presque contemporaine de ces événements, révèle bien le caractère général de ce phénomène, mais ne doit pas occulter leurs particularités. Afin de comprendre les rapports entre ces luttes nationales et la lutte des classes, et surtout le basculement dans ces rapports qui s’opère après 1848, il faut revenir brièvement sur leurs contenus respectifs.

Après le congrès de Vienne de 1815, l’Autriche – en fait l’empire des Habsbourg – prend une place centrale en Europe. Metternich, nommé ministre des affaires étrangères puis chancelier impérial, met en place un système politique, diplomatique et policier faisant de l’empire d’Autriche le garant de la stabilité des dynasties européennes. Cet empire n’est lié par aucun ciment national, au contraire. Il est une mosaïque de peuples slaves (Polonais, Tchèques, Slovaques…), latins (Italiens, Roumains…), Allemands, Hongrois, à quoi s’ajoutent plusieurs minorités (Juifs, Bohémiens, Arméniens, Grecs…), n’ayant pas de revendications nationales comparables à celles, par exemple, des Italiens ou des Hongrois. L’unité de l’empire ne tient donc qu’à la domination des Habsbourg, en permanence menacée par les revendications nationales, ce qui explique l’obsession du chancelier Metternich pour ces questions. En effet, la satisfaction des aspirations à l’unité italienne, à un État Hongrois autonome ou à une Valachie indépendante et démocratique signifierait l’éclatement et l’annihilation de l’empire des Habsbourg. De manière analogue, la Russie mais aussi la Prusse sont menacées par les luttes nationales.

Or, ces luttes prennent leur essor au cours du premier dix-neuvième siècle. Risorgimento italien, État hongrois, révolutions successives en Valachie (années 1820 puis 1830), révolte des décembristes en Russie… Sous des formes différentes, des aspirations nationales et démocratiques s’affirment. La ferme répression qui s’abat sur ces vagues successives entre les années 1820 et 1848 confirme l’incompatibilité d’intérêts entre revendications nationales et dynasties régnant sur les empires européens.

Sous des formes différentes, des aspirations nationales et démocratiques s’affirment.

Qu’a changé le 1848 français ? Tout d’abord, même si finalement défait, le prolétariat a montré sa puissance et sa capacité à mener avec détermination la lutte pour sa propre domination politique, donc contre celle de la bourgeoisie. Cette prise de conscience pousse les bourgeoisies européennes à amender leurs propres revendications en s’associant à leurs monarques respectifs plutôt qu’en les combattant. Au moins jusqu’à un certain point, cette nouvelle alliance affaiblit leurs revendications nationales et les contraint à adopter, du moins provisoirement, la voie du compromis.

Dans le même temps, cette reconfiguration des rapports entre une bourgeoisie française aux commandes de la République et les dirigeants des empires centraux fait maturer un peu plus le terreau révolutionnaire européen, en soumettant les revendications nationales à la victoire du prolétariat, ou du moins à la prise en compte de ses intérêts. En d’autres termes, après 1848, il apparaît que tout nouveau soulèvement sera européen, de même qu’il apparaît clairement qu’il opposera capitalistes et travailleurs. Dès lors, peut-on toujours dissocier les luttes nationales de la lutte des classes ?

Une question résolue ?

Le divorce de 1848 est-il définitif ? En effet, il ne semble pas y avoir eu de réel combat commun entre ces deux classes en France depuis février 1848. Au contraire, les oppositions entre les classes n’ont fait que s’aiguiser, jusqu’à des points de rupture dont les observateurs de l’époque n’ont eux-mêmes fait qu’approcher l’ampleur9. Juin 1848 a posé pour la première fois avec ce degré de force et cette clarté le problème de l’organisation indépendante du prolétariat, c’est-à-dire indépendante des intérêts du capital. Depuis, il est dans l’intérêt de la nouvelle classe dominante d’effacer les fractures entre les classes. Les chantres actuels de « l’association capital-travail » ne sont-ils pas les héritiers de Lamartine et de son prétendu « malentendu » ?

Juin 1848 a posé pour la première fois à ce degré de force et de clarté le problème de l’organisation indépendante du prolétariat, c’est-à-dire indépendante des intérêts du capital.

Sous la Ve république, cette volonté conciliatrice atteint un degré extrême, l’histoire de ce régime étant ponctuée par ses tentatives d’intégrer le mouvement ouvrier à ses institutions. N’est-ce pas le sens de l’ultime référendum de De Gaulle, que la mobilisation des travailleurs en défense de leurs syndicats a permis de rejeter10 ? Ou également le sens des tentatives successives, à toutes les échelles, de la « co-construction », c’est-à-dire, très souvent, de l’association des syndicats aux offensives contre les travailleurs11 ?

Le problème est-il réglé aujourd’hui ? Au sommet des organisations ouvrières, la tentation de la co-construction peut être forte. Mais les très nombreuses grèves ayant actuellement cours dans tout le pays, dans tous les secteurs12, à quoi s’ajoutent les nombreux mouvements sociaux d’opposition, soulignent la combativité persistante des travailleurs en France et font mentir les proclamateurs de la fin de la lutte des classes et de la fraternité interclassiste, d’hier comme d’aujourd’hui13.

1 Sur le déroulement des trois glorieuses, voir AGULHON Maurice, « 1830 dans l’histoire du XIXe siècle français », Romantisme, Paris, CDU-SEDES, n° 28-29 « Mille huit cent trente »,‎ 1980, p. 15-27.

2 Les Orléans sont une branche cadette des Bourbons.

3 Laffite conduisant Louis-Philippe à l’Hôtel de ville en 1830, cité par MARX Karl, Les luttes de classe en France 1848-1850, Éditions sociales, 1974, p.38

4 Au XIXe siècle, le capital industriel et le capital bancaire connaissent un essor considérable. La fusion de ces capitaux, c’est-à-dire le rachat du capital industriel par le capital bancaire, constituant le capital financier (sous contrôle des banques) ne débute réellement que plus tard dans le siècle. De fait, nous désignons ici par « aristocratie financière » (terme de Marx) les capitalistes qui contrôlent le capital bancaire, et dont l’essentiel des revenus provient de la spéculation. Cette fraction est minoritaire au sein de la bourgeoisie.

5 Les adversaires de Guizot lui attribuaient la formule, qu’il aurait dite à chaque proposition de réforme électorale : « Enrichissez-vous et vous deviendrez électeurs. » Pour son biographe Gabriel de Broglie, la formule est apocryphe, mais elle nous donne une idée de la manière dont le personnage était perçu par la frange libérale de la bourgeoisie (voir DE BROGLIE Gabriel, Guizot, Perrin, 1990).

6 François-Vincent RASPAIL (1794-1878) : Chimiste de formation, s’implique en politique en particulier à partir de 1830, où il est grièvement blessé sur une barricade côté républicain. Il développe par la suite des conceptions plus proches des aspirations des socialistes, et défend avec ferveur la république sur les barricades de février et juin 1848, avant de se présenter comme candidat ouvertement socialiste aux élections présidentielles.

7 Dans Les luttes de classe en France, Marx rapporte que les ouvriers parisiens auraient proclamé la République sur les murs de Paris avant même la décision officielle du gouvernement provisoire.

8 MARX Karl, ibid, p.65.

9 Pour Marx et Engels, le développement du capitalisme et avec lui des antagonismes entre les classes atteindrait un point où, pour réaliser le profit, les capitalistes n’auraient plus intérêt à investir dans les forces productives (innovations techniques, développement de l’industrie…) mais au contraire dans les forces « destructrices ». Ils divisent ces forces destructrices de la force de travail entre « machinisme » et « argent », le second terme désignant la spéculation. Plus tardivement, Rosa Luxembourg ajoute à la liste la guerre. On peut aujourd’hui s’interroger : l’usage qui est fait des outils numériques (et non pas ces outils eux-mêmes), par exemple comme support de « l’uberisation », n’est-il pas un moyen de destruction de la force de travail, en en baissant le coût ?

10 En 1969, en réaction au soulèvement de l’année précédente, de Gaulle tente un référendum pour achever le processus d’intégration des syndicats à l’appareil d’État. Appuyées sur un fort mouvement de contestation de la classe ouvrière (et dans une moindre mesure, la crise de la bourgeoisie, elle-même divisée sur la question), les confédérations FO puis CGT appellent à voter non au référendum.

11 Cela n’empêche pas que la lutte de classe permette des victoires, y compris dans le cadre de la Ve République, seulement que l’outil de cette lutte – le syndicat – est dans une situation contradictoire.

12 En ouvrant l’hebdomadaire ouvrier La Tribune des Travailleurs daté du 8 décembre 2021, on trouve des récits de grèves en cours à Leroy Merlin, Decathlon, Lactalis, Auchan, l’APHP, les personnels de Mayenne, Renault Flins, le lycée Brossolette à Villeurbanne, les cheminots du Val-d’Oise…

13 Notons que certains capitalistes ne s’embarrassent pas à cacher cette opposition. C’est le sens de cette célèbre formule de Warren Buffet :« Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. » (CNN, 2005)

Babeuf et « la conjuration des Égaux » : le premier mouvement communiste ?

Gracchus Babeuf se poignardant suite à l’échec de la conjuration. Gravure anonyme.

En 1845, dans un célèbre passage de La Sainte Famille, Marx et Engels voient dans la conspiration de Babeuf une forme embryonnaire de socialisme. Ils affirment que celle-ci « avait fait germer l’idée communiste que l’ami de Babeuf, Buonarroti réintroduisit en France après la révolution de 1830. Cette idée, développée avec conséquence, c’est l’idée du nouvel état du monde ». Alors que les expériences du jacobinisme et de la Terreur ne pouvaient constituer un modèle de révolution socialiste pour Marx et l’historiographie marxiste, la conspiration de Babeuf semble quant à elle occuper une place à part dans l’histoire du socialisme et de la gauche en tant que « première apparition d’un parti communiste réellement agissant [1] ».

NDLR : cet article s’inscrit dans la série La gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.

On ne saurait se limiter à étudier la pensée, l’action et le legs de celui qui n’a jamais employé le mot de socialisme ou de communisme à travers ce seul prisme téléologique. Cela reviendrait à se laisser aveugler par une certaine « idéologie du précurseur » qui contribuerait à nier le contexte révolutionnaire et l’originalité des idées babouvistes [2]. Aussi, il n’est pas envisageable d’interroger l’héritage de ces idées dans l’histoire des débuts du socialisme sans comprendre en premier lieu la singularité de Babeuf en son temps et sans s’intéresser au contenu stratégique et programmatique de la conspiration des Égaux.

Pour comprendre au mieux l’originalité du babouvisme, il est nécessaire de se pencher sur les aspects moins connus du cheminement intellectuel parcouru par François-Noël Babeuf dit Gracchus (1760-1797) de la veille de la révolution française au procès de Vendôme qui le conduira à l’échafaud après l’échec de la conspiration [3].

Genèse du babouvisme : le cheminement intellectuel de Babeuf avant la Révolution

« Né dans la fange, sans fortune ou plutôt au sein d’une pauvreté absolue » (d’après ses propres mots) le 23 novembre 1760, le jeune Babeuf exerce dès 1777 le métier de feudiste en Picardie, c’est-à-dire d’archiviste chargé d’établir la liste des droits et des titres seigneuriaux des aristocrates qui font appel à ses services. L’expérience concrète de l’injustice et des inégalités qu’il acquiert alors contribue à nourrir son projet utopique de refonte radicale de la société. Il écrira plus tard que « ce fut dans la poussière des archives seigneuriales que je découvris les mystères des usurpations de la caste noble [4]». C’est aussi au cours de cette période qu’il prend l’habitude archivistique de conserver la moindre note, brouillon, lettre ou discours écrit, et ce jusqu’à la fin de sa vie, pour le plus grand bonheur des historiens.

« C’est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés ; les oisifs gonflés de vanité et les esclaves courbés, écrasés sous le poids d’un travail excessif. C’est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coup de fouet que de morceaux de pain »

Durant ces années, il entretient également une correspondance soutenue avec le secrétaire de l’Académie d’Arras, Dubois de Fosseux. Dans ces lettres, l’autodidacte Babeuf exprime pour la première fois des réflexions et des préoccupations sociales imprégnées des idées les plus radicales, égalitaires et utopistes des Lumières. Il y fait de nombreuses références à Rousseau mais aussi à Morelly et son Code de la Nature (1755) selon lequel « rien n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne », ou encore à l’abbé de Mably et sa « république utopique », tous deux considérés aujourd’hui comme des penseurs des Lumières radicales (Stéphanie Roza), véritables précurseurs du socialisme utopique [5].

Portrait de François-Noël Babeuf, dessin d’Henri Rousseau et gravure d’Émile Thomas, dans L’Album du centenaire de la Révolution d’Augustin Challamel et Désiré Lacroix, 1889

Une de ses plus audacieuses lettres (restée à l’état de brouillon et jamais envoyée à son correspondant) est celle qui porte sur l’exploitation collective des fermes de juin 1786. En s’inscrivant là aussi dans la lignée des Lumières (ici de Montesquieu et de Mably), Babeuf y reprend la notion de droit à l’existence qu’il nomme alors droit de vivre. Devançant Robespierre et la Déclaration des droits de 1793, il y affirme la primauté de ce droit par excellence sur le droit de propriété. La grande propriété y est accusée de tous les maux du siècle : « C’est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés ; les oisifs gonflés de vanité, énervés de mollesse […] et les esclaves courbés, écrasés sous le poids d’un travail excessif […] C’est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coups de fouet que de morceaux de pain ». Bien que ne préconisant pas encore la propriété commune et même si sa démarche reste assez abstraite, sa proposition d’organiser la collectivisation du travail productif par l’établissement des fermes collectives dans l’intérêt conjoint de producteurs associés annonce déjà partiellement sa vision de la loi agraire [6],voire le projet babouviste de 1795-1796 de communauté des biens et des travaux. Entre autres réflexions anticipatrices, on retrouve dans cette longue lettre le premier plaidoyer féministe de Babeuf, alors qu’il assimile l’oppression masculine subie par les femmes à celle des maîtres sur les esclaves et qu’il prône une éducation similaire pour les deux sexes [7].

Babeuf révolutionnaire : défenseur des droits de l’homme de 1793 et critique de la Terreur

Lorsque la révolution française éclate, c’est enthousiasmé qu’il prend part aux évènements, bien que jouant au départ et jusqu’en 1795 un rôle modeste. Entre 1789 et 1793 il fait l’expérience de la révolution à Paris et en Picardie, luttant toujours aux côtés des laissés pour compte du grand bouleversement révolutionnaire (paysans picards protestant contre les impôts indirects, patriotes hostiles au système du cens électoral…). Après avoir été publiciste de plusieurs journaux éphémères, il est temporairement élu administrateur du département de la Somme puis employé à l’administration des subsistances de Paris où il se rapproche des sans-culottes. Ses combats et les oppositions qu’il suscite lui vaudront 3 séjours en prison durant cette période, mais c’est aussi l’occasion pour le projet babouviste de commencer à se préciser [8].

Il est intéressant de noter qu’aux lendemains du 9 thermidor, Babeuf – alors fraichement sorti de prison – laisse libre cours à une critique véhémente de la Terreur, du pouvoir de Robespierre et de la dictature du Comité de Salut Public. Cette critique est avant tout celle dite d’extrême gauche, largement partagée par les sans-culottes des sections parisiennes ayant échappé à la répression du printemps de l’an II. Multipliant opuscules, pamphlets et articles anti-Jacobins, il fustige ainsi le « pouvoir decemviral », au nom des droits de l’homme et de la Constitution de 1793 dont il demande l’application réelle et immédiate [9].

Pourtant, celui qui s’approprie désormais le titre de tribun du peuple et de défenseur des droits de l’homme se laisse également duper par la frange thermidorienne de droite aux intentions équivoques. Pendant un temps, Babeuf ne semble pas saisir la dimension réactionnaire de Thermidor : pour lui, la République est désormais divisée en deux partis, celui favorable à Robespierre, et celui motivé exclusivement par la défense des « droits éternels de l’homme » dans lequel il se range. En se joignant à leurs critiques antiterroristes, il en arrive à se rapprocher de personnages comme Tallien, Guffroy, et même Fréron et ses bandes de muscadins de la Jeunesse dorée.

Il faudra attendre le mois de décembre 1794 pour que Babeuf réalise l’ampleur de son fourvoiement, affirmant dans le n°28 de son Tribun du Peuple « Je ressaisis la foudre de la vérité […] Je redeviens moi. » Après avoir reconnu et analysé en profondeur ses erreurs, il s’imposera dès lors comme un opposant acharné face à la Convention thermidorienne et au Directoire.

Pour les conjurés, l’union politique la plus large apparaît comme le préalable indispensable à la mobilisation victorieuse des masses. Leur conspiration avait pour but de “reprendre l’ouvrage brisé par Thermidor” et d’y adjoindre “l’impartiale distribution des biens et des lumières” en instaurant la communauté des biens et des travaux.

Ce qui pourrait à première vue passer pour une méprise stratégique de la part de Babeuf contribue en réalité à l’acquisition de l’autorité politique qui lui sera nécessaire pour fédérer autour de lui les républicains plébéiens (Claude Mazauric). En effet, tout en n’ayant jamais été compromis avec la Terreur jacobine, ses critiques le font apparaitre comme un implacable défenseur des droits de l’homme et de la Constitution de 1793 autant que comme une figure capable d’opérer la synthèse entre les diverses nuances de la gauche révolutionnaire.

Le Tribun du Peuple n°34, François-Noël Babeuf, 1795 © BNF

Jeté par deux fois dans les geôles de la Convention et du Directoire (il n’a connu que 13 mois de liberté de Thermidor jusqu’à sa mort en 1796 !), Babeuf y affermit son projet de révolution sociale : il tire les leçons de l’échec des insurrections de germinal et de prairial an III et noue des relations avec des révolutionnaires qu’il côtoie directement en prison ou avec lesquels il correspond (Buonarroti, Maréchal, Germain…). Dans certaines de ses lettres de prison, Babeuf en vient à esquisser une stratégie originale s’inspirant de la récente résistance vendéenne. Cette stratégie de conquête du pouvoir consiste à expérimenter sur un territoire restreint une communauté égalitaire exemplaire, la « Vendée plébéienne ». Conçue pour convaincre pacifiquement et par l’exemple, ce modèle de société harmonieuse serait destiné à se propager par contagion imitative, à « étendre graduellement le cercle des adhésions » jusqu’à recouvrir l’ensemble du territoire français [10]. S’il abandonnera par la suite cette voie pour se rallier à la pratique de la conspiration, il faut admettre que cette idée fera son chemin.

Stratégie et programme babouviste à l’heure de la conspiration des Égaux

En octobre 1795, c’est à peine sorti de prison que le tribun du peuple publie dans son journal éponyme le « manifeste des plébéiens », premier véritable texte roboratif et programmatique du babouvisme [11]. Il y convoque les Anciens, Jésus Christ, les penseurs des Lumières, il fait siens Robespierre, Saint-Just et même certains anciens « terroristes » Tallien et Fouché pour prouver au grand jour que le régime de « l’égalité parfaite et du bonheur commun […] n’est pas une chimère » et revendiquer « l’administration commune et la suppression de la propriété particulière ». C’est sur la base de cette doctrine que se fomentera en mars 1796 la Conjuration des Égaux autour d’un comité insurrectionnel composé de Babeuf, Buonarroti, Antonelle, Darthé, Debon, Félix Lepeletier, et Maréchal.

L’analyse de la composition de ce « directoire secret de salut public » et de ses partisans livre une réponse sans équivoque sur la réussite de la stratégie d’union des révolutionnaires des différentes tendances démocrates. Qu’ils aient été jacobins robespierristes, hébertistes proches de la sans-culotterie ou ni l’un ni l’autre, tous se retrouvent dans cette conspiration qui vise à dépasser radicalement les divisions antérieures du mouvement révolutionnaire. Il faut noter que cette stratégie d’union sera poursuivie jusqu’aux derniers jours de la conjuration, lorsqu’un groupe de conventionnels montagnards proscrits finit par se joindre au projet des Égaux derrière le comité insurrectionnel après de longues et houleuses tractations le 7 mai 1796 [12]. Pour les conjurés, l’union politique la plus large apparaît comme le préalable indispensable à la mobilisation victorieuse des masses quand viendra le jour de l’insurrection.

Mais trois jours seulement après cette réunion, trahis par un agent militaire récemment recruté par les conjurés, Babeuf et ses compagnons sont arrêtés puis incarcérés à Vendôme en vue d’y être jugés en Haute-Cour de justice. Au terme du procès, seuls Babeuf et Darthé seront condamnés à mort le 27 mai 1797, les autres seront condamnés à des peines de prison ou d’exil. Lors de l’arrestation des meneurs de la conspiration, une masse importante de papiers relatifs à celle-ci est saisie par la police afin d’être utilisée comme pièce à conviction par le tribunal. C’est entre autres grâce à cet important corpus mêlant notes, lettres, rapports, actes insurrecteurs et ébauches de décrets que le projet babouviste nous est si bien connu aujourd’hui. Que contient donc précisément cette nouvelle révolution que les conjurés appellent de leurs vœux et qui ne verra jamais le jour ?

Une trentaine d’années plus tard, dans son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité dite de Babeuf, Philippe Buonarroti précise que la conjuration avait pour but définitif de « reprendre l’ouvrage brisé par Thermidor [et] d’ajouter à la révolution des pouvoirs et des grandeurs » celle de « l’impartiale distribution des biens et des lumières ». Le programme babouviste entend ainsi « détruire l’inégalité et rétablir le bonheur commun » en fondant la société nouvelle sur le modèle de la communauté des biens et des travaux.

Avec son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité parue en 1828 à Bruxelles, Buonarroti parvient tant à « venger la mémoire » de ses compagnons qu’il fait œuvre de passeur d’avenir sur le plan stratégique et doctrinal.

Tous les individus la composant seront considérés comme citoyens et co-associés. Jusqu’à 60 ans et pour un temps hebdomadaire déterminé par la loi, chacun devra à la communauté « le travail de l’agriculture et des arts utiles dont il est capable » et contribuera ainsi à l’abondance publique. En retour, chacun recevra égalitairement et directement de quoi « pourvoir à ses besoins naturels » (et Buonarroti de lister le logement, l’habillement, le blanchissage, l’éclairage, le chauffage, l’alimentation et les soins) : point de monnaie ni de salariat dans cette nouvelle République. Si la propriété privée ne sera pas immédiatement abolie, elle sera du moins limitée dans son usage et son étendue. La terre cultivable, les biens d’usage collectif, les « biens usurpés » pendant la Révolution seront nationalisés et le droit de succession sera révoqué pour les générations futures. Au terme d’une période de transition sous le régime d’une autorité révolutionnaire provisoire, des institutions nouvelles mêlant assemblées représentatives à l’échelle nationale et organes de démocratie directe au niveau local prendront le relais. Des « magistrats intègres » seront chargés de gérer la propriété nationale et d’organiser la production et la distribution des biens de production et de consommation. Des mesures seront même proposées de sorte que cette magistrature reste populaire et en constant renouvellement afin d’éviter qu’une « classe exclusivement instruite dans l’art de gouverner » ne se forme d’elle-même. Enfin, de multiples dispositions relatives à la culture et à l’éducation parachèveront ce projet en assurant l’appropriation par tous des mœurs nécessaires à la stabilité de la communauté [13].

Conjuration de Baboeuf l’an IV, estampe anonyme, 1796 © BNF

Buonarroti le passeur : transmission et héritage et des idées babouvistes

Sans chercher absolument à voir dans le babouvisme un « hypothétique chaînon manquant quelque part entre Robespierre et Marx [14] », force est de constater que l’idéal politique des conjurés porte en lui les germes des projets socialistes et communistes du premier XIXe siècle. La transmission du récit de la conspiration, du lexique et des idées babouvistes tient en grande partie au succès de la Conspiration pour l’Égalité, parue en 1828 à Bruxelles et rééditée en 1830 à Paris aux lendemains de la révolution des Trois glorieuses. Dans ce témoignage au caractère public et politique clair, Buonarroti parvient tant à « venger la mémoire » de ses compagnons condamnés qu’à faire œuvre de passeur d’avenir [15]. Passeur stratégique d’abord, car il n’y a qu’à voir la popularité des pratiques conspiratrices et des sociétés secrètes dans les années 1830 (Société des Droits de l’Homme, Société des Familles, Société des Saisons, Association des Travailleurs Égalitaires…) pour mesurer l’influence de l’infatigable carbonaro qu’est Buonarroti. Passeur doctrinal ensuite, car c’est tout un langage babouviste saturé de néologismes qui est réemployé par les théoriciens du mouvement ouvrier naissant.

Parmi les plus importantes formules héritées de la pensée de Babeuf, les notions de communauté et d’association connaîtront l’avenir le plus fécond. Elles se retrouveront respectivement chez les théoriciens des mouvements communistes et socialistes naissants.

Ainsi, dans les principes communautistes des Égaux résumés précédemment, on peut voir poindre l’adage socialiste  « de chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ». Cet aphorisme – dont la paternité a été attribuée à Louis Blanc mais qui se retrouve aussi sous d’autres formes chez Saint-Simon ou Étienne Cabet – occupe une place centrale dans la constitution de la pensée socialiste du début du XIXe siècle avant d’être repris par Marx dans sa Critique du programme de Gotha [16]. Pêle-mêle, on remarque que les questions concernant les modalités pratiques de l’abolition progressive de la propriété privée sont déjà posées ; que commence à se faire sentir l’ébauche d’une planification de l’économie par une administration commune que l’on retrouvera en partie chez Saint-Simon sous la forme d’une administration technocratique ; que la nécessité et la légitimité d’une dictature assurant l’autorité révolutionnaire provisoire au lendemain de la révolution sont déjà débattues par les conjurés [17]. Or, on sait à quel point cette dernière question traversera le mouvement ouvrier du siècle suivant, du triumvirat dictatorial prôné par Auguste Blanqui au concept marxiste de dictature du prolétariat.

Comment ne pas voir non plus une réactivation du plan de « Vendée plébéienne » de Babeuf dans les grandes entreprises communautaires des socialistes utopiques ? Comme la « Vendée » babouviste mais de façon plus approfondie, le phalanstère de Charles Fourier vise à constituer une société harmonieuse destinée à se démultiplier « par explosion » pour englober un territoire plus large. Comme elle encore, les expériences icariennes des partisans de Cabet et les expériences coopératistes de Robert Owen qui entendaient explicitement instaurer des micro-communautés égalitaires aux États-Unis et au Royaume-Uni avaient pour objectif d’essaimer « par la discussion » et par l’exemple. Dans ces trois cas – et même si les modalités précises restent spécifiques à chacun de ces modèles – c’est toujours le modèle général de la communauté ou la pratique de l’association qui sont privilégiés pour accompagner les changements du siècle et lutter contre les inégalités et la misère.

Car parmi les plus importantes formules héritées de la pensée de Babeuf, ce sont bien les notions de communauté et d’association (ou co-association) qui connaîtront l’avenir le plus fécond. Pour Alain Maillard, on voit ainsi se dessiner dès les années 1830-1840 les divergences entre le socialisme et le communisme naissants dans le débat opposant les tenants du principe de l’association aux partisans de la communauté. Selon lui, le parti qui reprend à son compte l’idée d’association – qu’il s’agisse d’une association capital-travail (Ledru-Rollin), coopérative (Philippe Buchez), en atelier de travail (Louis Blanc) ou mutuelliste (Proudhon) – est celui qui formera les premières écoles formellement socialistes. En face, le parti qui ne jure que par la communauté des biens et des travaux à l’échelle communale et nationale et qui rejette le principe d’association (en ce qu’il constituerait un nouveau corps intermédiaire et en raison de son caractère imparfait) sera celui des premiers communistes [18].

Place du babouvisme dans les débuts du mouvement socialiste et communiste

Ceux que l’histoire retient comme les « néo-babouvistes » sont à la fois les premiers à avoir distinctement revendiqué l’héritage de Babeuf et en même temps les premiers à s’être saisis du qualificatif de « communiste ». Il s’agit de personnalités qui jouissent à l’époque d’une certaine notoriété comme Théodore Dézamy, Jean-Jacques Pillot, Richard Lahautière, André-Mary Savary ou dans une moindre mesure Napoléon Lebon [19].

A l’heure de la monarchie de juillet et des banquets républicains, les deux premiers sont à l’initiative de la tenue du « premier banquet communiste » de Belleville du 1er juillet 1840. Les nombreux toasts qui y sont portés reprennent explicitement les mots d’ordre babouvistes tout en les réactualisant : « À la réelle et parfaite égalité sociale ! », « À l’égale répartition des droits et des devoirs », « À la communauté des travaux et des jouissances ! », « À la souveraineté du peuple ! Au triomphe définitif de la communauté, seul gage de bonheur pour les hommes ! », « À l’émancipation du travailleur ! [20] ». Dézamy est aussi l’auteur du Code de la Communauté (1842) où il reprend les principes généraux de Liberté, Égalité, Fraternité et d’Unité, aux côtés des idées babouvistes de Bonheur et de Communauté pour exposer les lois fondamentales de la future République sociale. Marx reconnaîtra en lui un théoricien ayant posé « la base logique du communisme », plus scientifique et matérialiste que les socialistes qu’il qualifiera d’« utopiques » (au même titre que Robert Owen et le socialiste Jules Gay) [21].

Illustration page 11 (vol. I) de l’Histoire socialiste de la France contemporaine sous la direction de Jean Jaurès, 1908 © BNF

Si l’on doit à Babeuf et aux néo-babouvistes certaines des plus audacieuses idées du socialisme et du communisme, on ne saurait toutefois résumer l’ensemble de ces doctrines à cet héritage. Des concepts exogènes apparaissent chez d’autres précurseurs du début du XIXe siècle et joueront un rôle important dans le développement de ces théories.

La doctrine et la stratégie babouvistes ne peuvent être réduites à de simples rêveries utopiques ou à un prototype lacunaire de communisme. Elles doivent être considérées comme des réflexions révolutionnaires de leur temps, déjà scientifiques et matérialistes autant qu’annonciatrices d’une forme de socialisme.

Il en va ainsi des théories saint-simoniennes qui connaissent leur âge d’or aux débuts des années 1830. En valorisant les « abeilles » (le travail, l’industrie) et en stigmatisant les « frelons » (les oisifs, les propriétaires-rentiers), Saint-Simon (1760-1825) souligne l’existence d’exploités et d’exploiteurs et ouvre la voie à une critique acerbe du capitalisme que reprendront nombre de ses disciples. N’oublions pas que c’est à Pierre Leroux (1797-1871) – qui adhéra un temps au mouvement saint-simonien avant de s’en détacher – que nous devons la première appropriation du mot socialisme. Le terme apparaît d’abord de façon éparse dans les colonnes de son journal Le Globe (ou Journal de la doctrine de Saint-Simon) avant d’être employé systématiquement dans les écrits et discours de Leroux à partir de 1834.

Il en va de même pour la philosophie associationiste et coopératiste du britannique Robert Owen (1771-1858) qui s’est construite indépendamment de la doctrine babouviste avec laquelle elle partage bien des similarités [22]. L’application concrète des idées d’Owen dans ses villages of co-operation comme New Lanark ou New Harmony et la leçon de leurs échecs apporteront beaucoup au mouvement ouvrier.

Reconnaissons enfin aux socialistes utopiques le mérite d’avoir guidé avec optimisme toute une nouvelle génération vers l’espoir de changer pacifiquement les choses. Qu’il s’agisse de Charles Fourier (1772-1837) et de son plan détaillé de phalanstère ou d’Étienne Cabet (1788-1856) et des contours qu’il donne à son projet dans son Voyage en Icarie, tous deux rejettent la violence du processus révolutionnaire pour faire advenir un monde meilleur [23]. Tous deux inspireront aussi de nombreux adeptes qui perpétueront leurs idées, comme Victor Considérant (1808-1893) qui prendra la tête de l’École sociétaire et élaborera les premiers phalanstères à la suite de Fourier, ou Théodore Dézamy (1808-1850) qui ira jusqu’à dépasser les contradictions de la pensée de Cabet dont il fut un temps le secrétaire.

Sans la surestimer, la place de Babeuf et du babouvisme dans l’histoire originelle du socialisme mérite bien d’être aujourd’hui réaffirmée. La doctrine et la stratégie babouvistes ne peuvent être réduites à de simples rêveries utopiques, à un « égalitarisme grossier » (Marx) ou à un prototype lacunaire de communisme. Elles méritent d’être considérées dans leur temps en tant que réflexions révolutionnaires bien plus concrètes, scientifiques et matérialistes que celles des utopistes, mais aussi et assurément en tant qu’idées annonciatrices d’une forme de socialisme. En effet, qu’est-ce que l’essence du socialisme si ce n’est un idéal d’émancipation collective, une interprétation scrupuleuse des droits de l’homme et une stricte application des principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité ? C’est du moins ainsi que Pierre Leroux et Louis Blanc le définissent à ses débuts [24]. Si l’on s’en tient à cette définition, parce qu’il fut à la fois le dernier avatar des Lumières « radicales », le défenseur intransigeant des droits de l’homme de 1793 et de l’héritage de la révolution, et parce qu’il fut le théoricien d’une nouvelle doctrine émancipatrice fondée sur la communauté, l’égalité réelle et le bonheur commun, Gracchus Babeuf apparaît bien comme une figure de premier plan du mouvement socialiste.

Notes :

[1] Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 145. Karl Marx, « La critique moralisante et la morale critique… », dans Marx et Engels, Sur la Révolution française, Éditions sociales, Paris, 1985, p. 91. Sur Marx et le jacobinisme, voir Karl Marx, « La bourgeoisie et la contre-révolution », 1848 ou encore « Adresse de l’autorité centrale à la Ligue des Communistes », mars 1850, Ibid.

[2] Nous reprenons ici la mise en garde de Claude Mazauric dans son avertissement liminaire à Gracchus Babeuf, 4e éd., Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020.

[3] Pour suivre un « itinéraire biographique » général et commenté de Babeuf, voir Ibid., pp. 37-126. Sur le parcours de Babeuf avant la Révolution française, se référer à Victor Daline, Gracchus Babeuf à la veille et pendant la Grande Révolution française (1785-1794), Moscou, Editions du Progrès, 1976.

[4] Gracchus Babeuf, Le Tribun du Peuple n°29, 1795 (cité dans Claude Mazauric, Ibid., pp. 322-326. A noter que c’est également dans ce numéroque Babeuf se livre pour la première fois à une analyse de l’histoire de la révolution comme une lutte des classes avant la lettre, ou du moins comme une dispute de castes entre le « million doré » qui veulent s’accaparer la république et les « vingt-quatre millions de ventre creux » qui la veulent « pour tous ».

[5] Sur Morelly, Mably et le concept de « Lumières radicales », se référer à Stéphanie Roza, Comment l’utopie est devenue un programme politique, Paris, Classiques Garnier, 2015. Stéphanie Roza y dresse une filiation directe entre les écrits de Morelly et Mably et l’action politique concrète de Babeuf pour faire advenir cette nouvelle société égalitaire. Le Code de la Nature de Morelly y est ainsi présenté comme le « premier programme socialiste de l’histoire de France ».

[6] Contrairement à une idée répandue dès la période révolutionnaire (et sans doute encore alimentée par la référence de son surnom aux Gracques), Babeuf n’a jamais été partisan de la loi agraire dans son acception de l’époque. Il approuve la loi agraire en tant partage en usufruit des biens communaux comme un « grand acheminement vers l’égalité parfaite », mais la rejette comme une « sottise » en tant que partage des terres en propriétés individuelles, arguant que « la loi agraire ne peut durer qu’un jour ; […] dès le lendemain de son établissement, l’inégalité se remontrerait » (Gracchus Babeuf, Tribun du Peuple, n°35, 1795).

[7] Il dénonce ainsi « la vieille conjuration d’une moitié du genre humain pour retenir l’autre moitié sous le joug ». Des extraits de cette longue lettre sont reproduits dans Claude Mazauric, op. cit., pp. 143-168.

[8] Durant la période 1789-1793, Babeuf publie son Cadastre Perpétuel, ouvrage technique présentant un nouveau programme d’arpentage des terres en vue d’une prochaine rationalisation de l’impôt foncier plus égalitaire et « en faveur des opprimés », preuve s’il en est que le projet de Babeuf ne peut être résumé à des rêveries utopiques. De même, Babeuf rédige à cette période un manuscrit intitulé les Lueurs Philosophiques, sorte de carnet de notes témoignant de l’esprit de recherche qui l’animait ainsi que des fluctuations de sa pensée : on y découvre des réflexions sur le libéralisme d’Adam Smith, sur les questions du marché et de la propriété ou encore sur celles des conséquences de la mécanisation de l’agriculture et de l’industrie. Ce manuscrit fragmentaire et resté à l’état de brouillon a été retranscrit pour la première fois récemment dans Gracchus Babeuf, Œuvres, vol. 1, texte établi par Philippe Riviale, Paris, L’Harmattan, 2016.

[9] Les articles sont issus du nouveau journal de Babeuf, le Journal de la liberté de la presse qui deviendra le Tribun du Peuple ou le défenseur des droits de l’homme en octobre 1794. Parmi les autres textes critiques, on peut citer sa plus fameuse brochure Du système de dépopulation ou la Vie et les crimes de Carrier. Babeuf y assimile la guerre en Vendée à un « populicide vendéen ». Ce néologisme de son fait sera abondamment repris et interprété (à tort) à partir des années 1980 par les tenants de la théorie du « génocide franco-français » comme preuve de l’existence d’un génocide vendéen. Voir à ce sujet la réponse de Claude Mazauric « Sur Babeuf à propos de la Vendée », in Claude Petitfrère, Regards sur les sociétés modernes, Tours, CEHVI, 1997.

[10] Voir les lettres de Gracchus Babeuf à Charles Germain, citées dans Claude Mazauric, Gracchus Babeuf, Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020, 4e ed, pp.332-344.

[11] Le texte intégral du manifeste des plébéiens a été récemment réédité par Jean-Marc Schiappa. Voir Gracchus Babeuf, Le manifeste des plébéiens, Paris, Berg International, 2017. Ce texte ne doit pas être confondu avec le Manifeste des Égaux, rédigé un mois plus tard par Sylvain Maréchal, autre membre éminent de la conjuration mais dont le texte avait été finalement rejeté par ses compagnons.

[12] Il faut dire que ces conventionnels ont dans un premier temps inspiré la méfiance à nombre des conjurés : comment ne pas redouter les manœuvres politiciennes et l’ambition de ces ex-parlementaires ? Comment ne pas craindre de devoir revoir à la baisse les aspirations des Égaux pour les faire adhérer à la conjuration ? Sur ces questions, se référer à Philippe Buonarroti, Conspiration pour l’Egalité dite de Babeuf, réed. Paris, La Ville Brûle, 2014, pp. 148-149.

[13] Buonarroti consacre une grande partie de son ouvrage à présenter en détails ce qu’aurait impliqué l’application du programme babouviste après la victoire des conjurés (Ibid, pp.165-239). Il appuie ses propos sur un corpus de pièces justificatives qu’il a pu rassembler et qu’il retranscrit à la fin du livre. C’est notamment à partir de la pièce n°29 intitulée « Fragment d’un projet de décret économique » que l’on peut saisir concrètement la substance du projet babouviste (Ibid., pp. 404-410).

[14] Jean-Marc Schiappa, « Aspects de l’implantation de la conjuration babouviste », Annales historiques de la Révolution française, n°291, 1993, p. 116.

[15] A ce sujet, se référer à Alain Maillard, « Buonarroti, témoin du passé et passeur d’avenir (sur la réception de la Conspiration) », in Philippe Buonarroti, op. cit., pp. 424-446.

[16] Notons que l’on retrouve déjà les bases de cette maxime en 1755, sous la plume de Morelly dans son Code de la Nature avec la formule « travailler selon ses forces […] puiser selon ses besoins ».

[17] Au sujet des débats autour de la question de la dictature révolutionnaire, voir Philippe Buonarroti, Ibid., p. 126 et p. 110.

[18] Sur ces questions et sur le « néo-babouvisme » dans le mouvement ouvrier du début du XIXe siècle, voir l’ouvrage de référence d’Alain Maillard, La communauté des égaux. Le communisme néo-babouviste dans la France des années 1840, Paris, Kimé, 1999. A propos des premières utilisations du mot communisme et la terminologie socialiste prémarxiste en général, se référer à Jacques Grandjonc, Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes 1785-1842, 2e éd., Paris, Éditions du Malassis, 2013.

[19] On doit cette dénomination de « néo-babouviste » à l’historien socialiste Jules Prudhommeaux, Icarie et son fondateur Étienne Cabet : contribution à l’étude du socialisme expérimental, Paris, É. Cornély, 1907, p. 344-345. On ne peut s’attarder ici sur chacun de ces théoriciens encore trop méconnus du communisme néo-babouviste, mais pour plus d’informations, on peut se référer à leurs entrées correspondantes dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (le « Maitron ») disponible en ligne.

[20] Une liste des toasts portés lors du banquet de Belleville est proposée dans Alain Maillard, op. cit., pp. 282-283.

[21] Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 158.

[22] Dans une longue note infrapaginale de son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité, Buonarroti livre même un argumentaire défendant conjointement les systèmes d’Owen et de Babeuf. Voir « Annexe 3 – Objection au système d’Owen et réponses en faisant voir la futilité », in Philippe Buonarroti, op. cit., pp. 420-423.

[23] Rejet qui n’est pas exempt de condamnations ambigües, voire très sévères à l’encontre de la Révolution française. Ainsi Fourier en parle comme du « coup d’essai des philosophes » des Lumières qui auraient engendré « autant de calamités qu’ils ont promis de bienfaits » (Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, in Œuvres Complètes, Anthropos, Paris, 1966, T.II, p. 2). Il en va de même pour Étienne Cabet qui affirme dans une phrase restée célèbre « si je tenais une révolution dans ma main, je la tiendrai fermée, quand même je devrai mourir en exil ! » (Étienne Cabet, Voyage en Icarie, Paris, 1842, p.565).

[24] Pierre Leroux proclame en 1845 : « Nous sommes socialistes si l’on veut entendre par socialisme la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous. », Pierre Leroux, « De l’individualisme et du socialisme », in Œuvres (1825-1850), Paris, 1850, p. 376. Quant à Louis Blanc, il conclue en 1839 son ouvrage majeur en résumant ainsi sa pensée : « En résumé, de quoi s’agit-il ? D’aboutir pratiquement, progressivement à la réalisation du dogme : Liberté, égalité, fraternité. », Louis Blanc, Organisation du travail, 5e éd., Paris, 1848, p. 272.

« La journée révolutionnaire, le peuple à l’assaut du pouvoir (1789-1795) » – Entretien avec Antoine Boulant

Prise du palais des Tuileries le 10 août 1792, durant la Révolution française. Jean Duplessis-Bertaux, 1793.

À l’été 1830, face à la menace d’un retour à l’Ancien-Régime par le Roi Charles X, le peuple de Paris se révolte et renverse définitivement la dynastie des Bourbons. Si l’action du peuple parisien est saluée par le nouveau pouvoir, ces évènements raniment aussi la peur de voir l’apparition d’un nouveau cycle de révolutions populaires comme ce fut le cas dans le chapitre exceptionnel que représente la dynamique révolutionnaire parisienne de 1789 à 1795. Durant ces 6 années qui vont de la prise de la Bastille en juillet 1789 jusqu’aux insurrections contre la vie chère lors du printemps 1795, Paris est le théâtre de plusieurs révolutions populaires qui s’attaquent directement aux lieux de pouvoir dans un but politique. C’est ce processus social de la journée révolutionnaire qu’Antoine Boulant, historien spécialiste de la Révolution française et de l’Empire, dissèque dans son dernier ouvrage La journée révolutionnaire, le peuple à l’assaut du pouvoir (1789-1795) paru aux éditions Passés Composés. À travers une analyse approfondie des différentes étapes, des acteurs et aboutissements de ces journées, ce livre permet de mieux appréhender une page cruciale de notre histoire contemporaine, toujours source d’inspiration pour l’imaginaire politique français et international. Entretien réalisé par Xavier Vest.

LVSL – Pour décrire la dynamique révolutionnaire parisienne (1789-1795), le baron Paul Charles Thiébault, témoin des événements, compare Paris à un « sol volcanique dont les torrents de feu s’échappaient à la moindre secousse ». Ces secousses politiques sont-elles apparues de façon spontanée dans la vie politique parisienne à partir de 1789 ou trouve-t-on des préludes de contestation révolutionnaire et populaire sous l’Ancien régime durant les longs règnes de Louis XIV et  de Louis XV ou dans les premières années de règne de Louis XVI ?

Antoine Boulant – En effet, Paris et la France n’ont pas attendu la Révolution pour connaître des mouvements populaires… Les révoltes antifiscales, notamment, furent très fréquentes sous l’Ancien Régime dans les campagnes. La capitale elle-même connut plusieurs révoltes, des troubles de 1588 contre les troupes d’Henri III aux séditions de 1788 dirigées contre les réformes du Garde des Sceaux Lamoignon de Basville, en passant par les barricades élevées en 1648 pour protester contre l’arrestation du conseiller Broussel.

LVSL – Votre ouvrage n’est pas écrit chronologiquement mais de façon analytique vis-à-vis du processus politique et social qu’est la journée révolutionnaire pour aboutir à la description d’une mécanique commune. Vous vous basez néanmoins sur huit journées révolutionnaires avec certaines célèbres comme la prise de la Bastille, le 10 août 1792 et d’autres moins connues comme le 20 juin 1792 ou les journées d’avril et de mai 1795. Néanmoins, vous n’englobez pas d’autres événements comme la fusillade du Champ de Mars, les massacres de septembre ou encore plus tard la conjuration des égaux ou les coups d’État qui animent le Directoire (1795-1799). Quelle définition donner de la journée révolutionnaire ?

A. B. – Les insurrections de la période 1789-1795 sont de nature très différente des révoltes d’Ancien Régime. Conduites au nom de la souveraineté du peuple, elles avaient pour objet d’attaquer directement les détenteurs du pouvoir (le roi, les députés) dans le lieu même de leur résidence (le château de Versailles et le palais des Tuileries, la prison de la Bastille étant un cas à part) pour en obtenir par la contrainte des mesures à caractère politique, économique ou social. L’une ou l’autre de ces dimensions manque dans les événements que vous citez : ainsi, le pouvoir en tant que tel ne fut pas attaqué lors de l’affaire du Champ de Mars, et les coups d’État du Directoire n’eurent aucune dimension populaire.

LVSL – En  1781, l’écrivain Louis-Sébastien Mercier publie Le Tableau de Paris, ouvrage dans lequel il se livre à une description générale du Paris pré-révolutionnaire et aussi de la pauvreté qui règne dans certains  faubourgs à l’est de la capitale. Retrouve-t-on plus tard les indigents dont Mercier dresse le portrait comme la base sociale principale à l’œuvre dans les journées révolutionnaires qui animent la vie politique de Paris ?

Sans-culottes en armes, gouache de Jean-Baptiste Lesueur, 1793-1794, musée Carnavalet, Wikimédia Commons.

A. B. – La question de la composition socio-professionnelle des insurgés est évidemment essentielle. Comme l’ont démontré plusieurs historiens, notamment Georges Rudé ou Albert Soboul, il y avait en réalité très peu de véritables pauvres parmi les foules qui attaquèrent Versailles ou les Tuileries. L’immense majorité des insurgés étaient des membres de la petite et moyenne bourgeoisie, essentiellement des artisans, des commerçants, des apprentis et des employés, donc des individus possédant un domicile et un travail, souvent alphabétisés et bénéficiant de réseaux professionnels, amicaux et familiaux.

LVSL – Dans Les Origines de la France contemporaine, l’historien conservateur Hippolyte Taine critique souvent de façon violente une foule révolutionnaire manipulable peuplée de bandits ivres. Quel rôle a véritablement eu la rumeur dans le processus révolutionnaire? La journée révolutionnaire est-elle un acte spontané obéissant à une logique horizontale ou est-elle préparée et encadrée par des personnalités fortes ?

A. B. Les « fausses nouvelles » existaient déjà sous la Révolution (et même bien avant) et ont joué un rôle important dans le déclenchement des journées, même si celles-ci eurent évidemment des causes objectives, économiques et politiques. La seule journée véritablement spontanée fut la prise de la Bastille, qui se décida en quelques heures puisqu’il s’agissait de trouver rapidement de la poudre pour les fusils qui venaient d’être saisis aux Invalides. Toutes les autres journées furent plus ou moins préparées et anticipées, en particulier la prise des Tuileries le 10 août 1792. Les membres de la municipalité, les orateurs des clubs, les journalistes et certains meneurs de quartier jouèrent un rôle essentiel pour mobiliser les foules.

LVSL – La prise de la Bastille apparaît souvent pour l’opinion publique française et internationale comme le symbole de la journée révolutionnaire. N’y a-t-il pas une mythification de cet événement et notamment de sa symbolique ? À l’inverse, la journée du 10 août 1792, qui voit la prise des Tuileries par les sections parisiennes et les fédérés puis la chute de la monarchie, peut-elle apparaître comme l’acmé de cette dynamique révolutionnaire et la forme la plus paroxystique de la journée révolutionnaire ?

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Arrestation du gouverneur de la Bastille, Jean-Baptiste Lallemand, vers 1790-1792. Wikimédia commons.

A. B. C’est tout à fait juste en effet. La prise de la Bastille étant la première des journées révolutionnaires, elle frappa d’étonnement les contemporains, et jusque dans certains pays étrangers. Ses conséquences furent importantes, mais sans commune mesure avec celles des journées d’octobre 1789 (qui obligèrent le roi à s’installer dans la capitale et le contraignirent à reconnaître l’abolition des privilèges et la Déclaration des droits de l’homme) et celle du 10 août 1792, qui entraîna la fin de la monarchie (qui devait cependant être rétablie en 1814). Cette dernière journée fut également la mieux préparée et, malheureusement, la plus meurtrière, avec des combats et des massacres qui firent environ un millier de morts.

LVSL – Le bilan humain du 10 août 1792 est en effet particulièrement élevé avec des centaines de morts des deux côtés. Cette violence se retrouve-t-elle aussi à ce niveau dans les autres journées ? Choque-t-elle le peuple de Paris ?

A. B. Toutes les journées n’ont pas occasionné de victimes. La prise de la Bastille fit une centaine de morts, tandis que les journées d’octobre 1789 et l’insurrection du 20 mai 1795 entraînèrent le massacre de quelques individus. En revanche, les quatre autres journées ne firent aucune victime. Certaines d’entre elles peuvent d’ailleurs être assimilées à de grosses manifestations plutôt qu’à de véritables insurrections, comme la journée du 5 septembre 1793 qui vit des centaines de manifestants envahir sans violence la salle des séances de la Convention.

LVSL – Le journaliste Antoine Rivarol écrit à propos de ces journées : « La défection de l’armée n’est point une des causes de la Révolution, elle est la Révolution elle-même. » Certaines journées ont-elles réussi grâce à une faible volonté de défendre les institutions gouvernementales ?

A. B. On peut même dire qu’elles ont presque toutes réussi grâce à cela… Outre que Louis XVI ne se décida jamais à ordonner de faire tirer sur la foule, les troupes se sont toujours révélées insuffisamment nombreuses, mal commandées et peu motivées. Beaucoup d’officiers n’avaient aucune expérience des insurrections populaires en milieu urbain et ne savaient comment réagir face aux émeutiers. Beaucoup de gardes nationaux ou de gendarmes partageaient les revendications des insurgés et refusaient de tirer, comme on le vit notamment lors de la prise des Tuileries.

LVSL – À l’été 1793, avec le soutien passif ou actif des députés montagnards, les sections parisiennes renversent les principaux députés girondins qui sont vus par les sans-culottes comme trop passifs face à l’ennemi intérieur et extérieur. Dans les mois qui suivent, les jacobins parviennent-ils à contenir le pouvoir populaire et à éviter de nouvelles journées révolutionnaires ?

A. B. En révolution, les radicaux sont souvent dépassés par des individus encore plus radicaux qu’eux… Les Montagnards durent ainsi subir la journée du 5 septembre 1793 et accorder aux sans-culottes certaines mesures politiques qu’ils ne souhaitaient pas forcément eux-mêmes. Jusqu’à la chute de Robespierre, ils réussirent cependant à échapper à une nouvelle journée. Lorsque les hébertistes tentèrent d’organiser une insurrection en mars 1794, ils furent aussitôt arrêtés, jugés et exécutés. La Convention thermidorienne, c’est-à-dire modérée, ne put cependant éviter deux nouvelles journées en avril et mai 1795, dont l’une se solda par le massacre d’un député.

LVSL – Après l’échec des  journées révolutionnaires d’avril et mai 1795, le député René Levasseur déclare que le mouvement populaire parisien « a donné sa démission ». Comment le pouvoir met-il fin définitivement au pouvoir de la rue ?

Boissy d’Anglas saluant la tête du député Féraud, 20 mai 1795, Félix Auvray, 1831, Wikimédia Commons.

A. B. La journée du 20 mai 1795 fut suivie par le désarmement du faubourg Saint-Antoine : la Convention décida de frapper un grand coup et ordonna que l’armée cerne le faubourg Saint-Antoine, menaçant ses habitants de couper leurs approvisionnements et obligeant les sans-culottes à restituer les piques et les fusils qu’ils avaient amassés depuis les débuts de la Révolution. Il y eut bien une nouvelle insurrection en octobre, mais elle fut conduite par les sections bourgeoises de l’ouest de Paris, et on ne peut donc la qualifier de « journée révolutionnaire » proprement dite…

« La patrie ou la mort » : la nation, marchepied vers la révolution en Amérique latine ?

Dans peu de continents référent national, mobilisations populaires et transformations sociales semblent fonctionner en synergie comme en Amérique latine – que l’on songe à la révolution cubaine, au mouvement péroniste argentin ou plus récemment aux gouvernements bolivariens. Le livre de Thomas Péan, Guérillas en Amérique Latine (1959-1989), revient sur la manière dont divers pays d’Amérique latine ont réagi face au développement des mouvements armés révolutionnaires. Cet essai contribue à faire connaître les différentes idées latino-américaines et les situations nationales entre 1960 et 1990. Le Vent Se Lève l’a lu, et restitue ici plusieurs des analyses effectuées par l’auteur.

Les idées et les mouvements politiques latino-américains sont souvent liés aux idéologies venues d’Europe mais celles-ci sont adaptées au contexte local. Pourtant, l’éruption de la Révolution cubaine de 1959 inaugure une nouvelle période en Amérique Latine marquée par le rôle des guérillas révolutionnaires. Un ensemble de mouvements divers éclot entre 1959 et 1989 répondant aux contextes locaux dans lesquels il se développe. Le katarisme (Bolivie), le guévarisme (Cuba), le morazanisme (Amérique Centrale) et le perezjimenisme (Venezuela) entretiennent des rapports complexes avec la Révolution et le régime castriste. Ennemis, alliés ou rivaux des guérillas révolutionnaires, ces différents mouvements locaux naissent en réponse à un défi social, culturel, économique ou politique.

En 2019, le Président Evo Morales quitte le pouvoir présidentiel suite à une crise politique nationale. Sa présidence a été marquée par le rôle joué par l’indigénisme et la célébration de l’identité indienne dans la formation de la nation bolivienne. Ce mouvement politique connait un nouveau développement dans les années 1970 avec le katarisme qui constitue un indigénisme radical bolivien. Le katarisme tire son nom de la figure révolutionnaire bolivienne du 18e siècle Túpac Katari qui défendait l’identité indienne locale. Ce mouvement politique est rendu possible par l’accès des nouvelles générations des communautés indiennes notamment Aymara aux formations universitaires et supérieures. Des années 1950 aux années 1970, plusieurs militants engagés défendent l’idée d’une lutte radicale pour la prise en compte des communautés indigènes dans la société nationale bolivienne. À l’instar des mouvements révolutionnaires qui recourent à cette époque à la lutte armée, le katarisme connait également une radicalisation interne. Néanmoins, la faction réformiste fait face à la branche nationaliste indigéniste radicale qui fonde le Mouvement Révolutionnaire Túpac Katari (MRTK).

Dans les années 1980, l’armée révolutionnaire Túpac Katari (EGTK) mène une véritable lutte armée dans le pays. Elle prend ensuite le nom de Mouvement Indigène Pachakuti (MIP). Cet indigénisme radical est évidemment le produit du contexte proprement bolivien, ce qui le distingue des autres indigénismes mexicain (EZLN), guatémaltèque, chilien ou péruvien. Le katarisme représente une parenthèse dans la nébuleuse des mouvements indigénistes boliviens et latino-américains. Dans le contexte de radicalisation révolutionnaire des années 1960 aux années 1980, il défend l’identité indienne comme telle ainsi qu’une réforme agraire et des prérogatives politiques nationales. Dans les années 1990, le katarisme comme mouvement révolutionnaire perd en intensité et évolue vers d’autres formes d’engagement, notamment vers l’altermondialisme et le populisme de gauche. Il constitue ainsi une partie de l’imaginaire idéologique de la Présidence Morales dans les années 2000-2010 ce qui se traduit par des mesures symboliques et une filiation évidente.

La Révolution cubaine de 1959 contribue à la diffusion du modèle castriste de la lutte armée dans l’ensemble de l’Amérique Latine. Néanmoins, parallèlement au castrisme (Fidel Castro), le guévarisme se construit à la même époque comme son double autour du même projet de lutte armée en Amérique Latine. Il prend forme avec l’itinéraire révolutionnaire de l’Argentin Ernesto Guevara de la Serna (1928-1967) devenu ensuite citoyen d’honneur de Cuba. Le guévarisme comme modalité d’action révolutionnaire est en effet fondamentalement liée à Che Guevara et à son action des années 1950 à sa mort en octobre 1967. Il se définit ainsi comme une lutte armée révolutionnaire en zone rurale visant à la prise du pouvoir et à l’établissement d’un régime révolutionnaire. Dans la lutte armée, le guévarisme s’accompagne du foquisme qui consiste en l’établissement de foyers révolutionnaires de la guérilla. Le foquisme est d’ailleurs un mode d’action défini par Régis Debray et Che Guevara. Le guévarisme représente donc un mouvement révolutionnaire latino-américain par essence ; même s’il naît dans le contexte cubain il tend à s’étendre dans l’ensemble de la région.

À la différence du castrisme qui privilégie une action révolutionnaire plus pragmatique, soucieuse des équilibres internationaux, le guévarisme vise à une action totale sans compromis : Hasta la victoria siempre ou Toujours jusqu’à la victoire. À l’échelle internationale, il entre en concurrence avec les autres formes d’engagement révolutionnaire que sont le communisme soviétique et le maoïsme chinois. Si le guévarisme a un réel succès au sein des différentes guérillas qui se développent entre 1959 et 1989, il est concurrencé par d’autres modèles locaux. Face aux guérillas rurales, les organisations révolutionnaires urbaines mettent en place leur propre lutte armée. Au Brésil, ces dernières sont influencées par le manuel de guérilla urbaine de Carlos Marighella. En Argentine, les guérillas locales sont en partie mues par la lutte armée péroniste qui consiste à combattre pour le retour au pouvoir de Juan Perón en exil depuis 1955. Dans les années 1960, des contacts brefs existent entre le guévarisme et le péronisme, sans toutefois conduire à une coopération véritable.

Depuis les années 1990, les pays d’Amérique Centrale ont mené les négociations pour la constitution d’une organisation régionale commerciale et politique. Cela a ainsi pris la forme du Système d’Intégration Centre-Américain (SICA) reprenant la géographie de la Fédération d’Amérique Centrale, qui a existé dans les années 1830. Celle-ci a été marquée par le rôle majeur de Francisco Morazán (1792-1842), Président de la Fédération d’Amérique Centrale et chef d’Etat à plusieurs reprises du Honduras (1827-1830), du Salvador (1839-1840) et du Costa Rica (1842). Il s’est en effet illustré comme chef d’État centre-américain mais également comme un théoricien de l’action gouvernementale. Au pouvoir, il mène en place des mesures libérales et en faveur d’un développement économique, notamment dans la région du Guatemala. Sa volonté de développement économique repose notamment sur l’incitation à l’investissement étranger sur le territoire national. En réalité, il représente la version centre-américaine du modèle politique et économique libéral du XIXe siècle. Il s’agit de développer le pays par des mesures modernistes, développementistes et libérales, tout cela dans le sens bien compris du 19e siècle.

Dans le domaine des relations avec l’Église, Francisco Morazán se caractérise par des réformes qui vont à l’encontre de la mainmise du clergé sur l’économie nationale. Il constitue ainsi un modèle politique et économique laïc opposé à une trop grande présence de l’Église dans le pays. D’autre part, Francisco Morazán représente l’idéal d’une union régionale d’Amérique Centrale comprenant le Nicaragua, le Guatemala, le Salvador, le Honduras et le Costa Rica. Avant que la région tombe dans les problèmes politiques et économiques dans le cadre du phénomène de la « République Bananière », le morazanisme constitue une tentative, brève mais réelle, pour le développement économique, politique voire social de la région. Après l’écueil des alternatives politiques extrêmes – dictatures, guérillas -, ce mouvement politique du XIXe siècle vise à la modernisation effective de ces pays. L’éclatement postérieur de la fédération en plusieurs entités nationales met fin aux projets morazanistes même si Francisco Morazán demeure une figure régionale symbolique importante. En effet, dans les années 1960, certaines guérillas révolutionnaires du Honduras adoptent le nom de « morazaniste » en hommage à cette figure politique antérieure.

La vie politique vénézuélienne est principalement connue aujourd’hui à travers le chavisme qui représente, d’une certaine façon, un populisme de gauche. Pourtant, d’autres mouvements politiques ont tenté de construire leur propre vision d’un développement économique national. Dans les années 1950, le général Marcos Pérez Jimenez est à la tête du pays à travers un régime dictatorial. Avant sa prise de pouvoir, il définit son mouvement politique le 13 mars 1949 à travers le Nouvel Idéal National. Il considère que le Venezuela doit poursuivre son développement économique et la constitution d’une société nationale proche des standards des pays développés. Pour cela, il établit un régime autoritaire entre 1952 et 1958 dans lequel il met en place un ensemble de mesures économiques.

Ce programme développementiste vise à doter le pays d’une véritable indépendance nationale et lui permet d’amoindrir l’influence économique des États-Unis. Cette ligne développementiste et nationaliste est un élément que l’on retrouve dans d’autres pays latino-américains. Ainsi, dans le cas du Pérou, une dictature développementiste et nationaliste est mise en place dans les années 1970. L’action économique du gouvernement de Marcos Pérez Jimenez repose sur un capitalisme d’État qui accompagne le développement économique national. Le perezjimenisme défend également une ligne bolivarienne dans ses relations avec les pays voisins. Face à la mainmise économique et politique des États-Unis, il s’agit de développer une union des pays latino-américains et d’impulser un développement régional. Le projet politique de Marcos Pérez Jimenez conduit néanmoins à l’établissement d’un régime autoritaire qui restreint l’opposition notamment socialiste et communiste. Cet autoritarisme conduit à la fin de l’expérience politique perezjimeniste en 1958 et le retour à la vie démocratique nationale lors du Pacte de Punto Fijo. L’héritage politique de Marcos Pérez Jimenez est repris par plusieurs partis politiques vénézuéliens.

Quelques décennies avant l’élection de Hugo Chávez, qui allait incarner une synthèse entre patriotisme et socialisme, à l’aura inégalée depuis la Chute du mur de Berlin, et dont l’empreinte est encore perceptible dans le champ politique latino-américain contemporain.

La décapitation du roi et la République romantique des Jacobins – Par Jean-Clément Martin

© Exécution de Louis XVI, d’après une gravure allemande de 1793. Détail.

[NDLR : le samedi 21 janvier à l’École normale supérieure, Le Vent Se Lève organise en partenariat avec la Fédération française de débats une journée de conférences sur la Révolution française. Neuf historiens y interviendront, dont Jean-Clément Martin, dont nous republions ici un article. Retrouver tous les détails sur cette page]

« [Les rois] ne seront plus désormais que des fantômes. La France, leur France, est éternellement régicide », écrivait Jean Jaurès. L’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793, demeure pourtant auréolée d’une odeur de souffre. Si certains, chaque année, mangent une tête de veau pour la célébrer, d’autres se réunissent dans des églises pour prier à la mémoire du roi défunt. Dans L’exécution du roi : 21 janvier 1793, publié aux éditions Perrin, Jean-Clément Martin s’attelle à la déconstruction d’une série de mythes, dont deux siècles d’historiographie ont serti l’événement. Il s’en prend à une lecture téléologique de l’exécution du roi, à propos de laquelle les Conventionnels ont tenu des positions moins monolithiques que ne le laisse croire la postérité. Il s’attaque à l’idée selon laquelle la mise à mort du roi aurait divisé la France entre républicains et monarchistes. Le camp républicain lui-même était profondément clivé ; le vote de l’exécution de Louis XVI marque une victoire décisive en faveur des Jacobins, hérauts d’une Révolution « mystique et romantique ».

La révolution jacobine

Le procès du roi a révélé l’opposition entre le projet girondin, celui d’une république républicaine, et le projet jacobin qui serait plutôt celui d’une révolution mystique et romantique ; le premier annoncerait la république de la fin du XIXe siècle, le second privilégierait plutôt la nation identifiée à une communauté unifiée1.

L’exemple du Girondin pur sucre serait ce député d’Ille-et-Vilaine, Lebreton, qui vote pour la réclusion en estimant que « la royauté peut être abolie, la République exister et le roi criminel expier au Temple ou dans quelque autre prison »2, sans que cela soit un obstacle à la République telle qu’elle est. Le Jacobin exemplaire serait Delahaye, de la Seine-Inférieure, déclarant le 15 janvier : « Mettre en question si Louis est coupable c’est mettre en question si nous sommes coupables nous-mêmes. Je lis sur les murs de Paris ces mots tracés du sang de nos frères : Louis est coupable. Oui », fondant l’unité du pays sur l’élimination du traître3.

Lire sur LVSL l’article de Tristan Labiausse, qui livre une analyse du projet républicain jacobin à travers la fête de l’Être suprême : « La République jusqu’au bout : retour sur le culte de l’Être suprême »

Les Girondins voulaient ainsi supprimer la fonction et le symbole monarchiques, sans toucher éventuellement le corps physique du roi – peut-être dans l’espoir d’utiliser ce dernier dans d’éventuelles transactions avec les ennemis. En revanche, les Jacobins confondaient les deux corps du roi, la personne physique et la personne politique, ce qui rendait le sacrifice nécessaire4. Ils voulaient rompre l’unité fusionnelle qu’ils estimaient héritée de la monarchie pour fonder une communauté fraternelle autour des victimes de Louis, ce que disent leurs discours tenus pendant le procès, assurant que le sang du roi exaltera le sang des combattants du 10 août. Ils exprimaient ainsi une conception archaïque du sacré, avec ce rappel obsédant du sang5.

Pendant le procès, les uns et les autres ont amendé leurs positions. Les Girondins ont dû admettre que les sorts de Louis XVI et de la monarchie absolue étaient indissociables, tant l’engagement contre-révolutionnaire du roi – et de la reine – était patent. Les Jacobins ont dû se soumettre à l’esprit du temps épris de justice et de débats publics rationnels, finir par admettre le recours au procès, quitte à en bousculer la procédure. C’est pour cela qu’il convient de ne pas être aveuglé par les discours les plus déterminés, notamment ceux de Saint-Just et de Robespierre, qui ne rendent pas compte de la complexité de l’opinion collective. Mais c’est aussi pour cela qu’il faut les considérer comme l’expression des grandes orientations qui vont animer le pays. Indépendamment de leurs opinions, combien de députés durent penser le 21 janvier que ce « grand acte de justice […] [avait] créé la République », comme l’écrivit Robespierre dans sa Troisième lettre à ses commettants6 ?

Lire sur LVSL le discours de Robespierre présentant ses arguments en faveur de la mort du roi : « Louis doit mourir parce qu’il faut que la patrie vive »

La révolution permanente

D’autres conséquences affectent plus immédiatement la Convention ; plus discrètes, elles passent inaperçues, elles sont pourtant essentielles. Dès le début de la séance du 20 janvier, les députés présents avaient cherché à souder l’Assemblée, « après son grand acte de justice », en s’occupant des soldats, de la Constitution, de l’éducation et des Bourbons. L’élan se rompt rapidement sur la lettre de démission que Kersaint a déposée. Il la motive par sa volonté de ne plus siéger à côté « des hommes de sang, alors que leur avis, précédé de la terreur, l’emporte sur celui des gens de bien, alors que Marat l’emporte sur Pétion » ; il ne veut plus être « collègue » et « complice » des « promoteurs des assassinats du 2 septembre ».

NDLR : Kersaint fait référence aux « massacres de septembre » perpétrés par des sans-culottes sur des monarchistes, ou supposés tels, en 1792. Marat y est souvent associé, bien que l’historiographie soit encore divisée sur sa responsabilité.

Cette démission, qui fait écho à celle de Manuel décidée dès la fin des votes, est vigoureusement condamnée par quelques Montagnards, auxquels Barbaroux répond en la justifiant par les menaces pesant sur les Girondins et par l’impunité dont profitent toujours les massacreurs de Septembre.

L’unanimité sombre dans le chahut qui suit, d’autant que Gensonné lance : « Avoir puni Louis le tyran, ce n’est avoir fait que la moitié de votre devoir ; le complément de la sagesse sera de poursuivre avec toute la rigueur de la loi les brigands, les cannibales qui, les 2 et 3 septembre, ont ajouté à l’histoire de notre Révolution le chapitre odieux des prisons. » C’est encore Barère qui trouve le compromis : « Vous n’avez pas craint les poignards des royalistes, vous ne craindrez pas ceux des assassins. »

La Convention décrète alors que le ministre de la Justice devra poursuivre les « auteurs, complices et provocateurs des assassinats et brigandages commis dans les premiers jours de septembre », ainsi que « ceux qui, dans la nuit du 9 et dans la journée du 10 août se sont trouvés réunis, armés dans le château des Tuileries, contre le peuple », sans oublier les « fonctionnaires publics qui avaient quitté leur poste pour venir conspirer à Paris avec le tyran et ses complices »7. Un coup à gauche, un coup à droite permettent donc à l’Assemblée de retrouver un calme relatif après ces tempêtes.

La séance se poursuit en acceptant que le roi soit assisté par Edgeworth avant la lecture de pétitions. L’incident est clos, provisoirement puisqu’il annonce les règlements de comptes des mois suivants, mais la boucle est ainsi bouclée : le lien entre le 10 août, le 2 septembre et l’exécution de Louis XVI est au cœur du conflit qui a divisé le pays entre Jacobins et Girondins et ce sont bien ces derniers qui ont perdu la bataille. Disons-le rapidement, ils ne s’en relèveront pas. Fin mai, début juin, ils seront éliminés de la Convention par l’alliance des Jacobins et des sans-culottes ; fin décembre, ces derniers perdront tout pouvoir, avant que le tour des Jacobins n’arrive dans l’automne 1794. Des « septembriseurs » seront poursuivis enfin en 1795, sans répondre à toutes les questions sur les responsabilités8. Le massacre du 10 août restera ignoré.

Le sort du roi a ainsi dépendu de cette lutte entre députés de la Convention, dans la suite exacte de la confusion qui régnait le 10 août autant dans la salle du Manège que dans le palais des Tuileries. Plus que la fin de la royauté et de la monarchie absolue, c’est bien la définition de la Révolution qui a été en cause. Le verdict de janvier 1793 tranche en faveur des partisans de sa continuation, mais, comme on l’a vu dans le premier chapitre de ce livre, l’exécution est laissée à la Commune et aux sans-culottes. Ce dispositif particulier annonce les compétitions à venir entre Jacobins et sans culottes et la succession des coups d’État qui affaibliront la République jusqu’à sa disparition en 17999.

NDLR : cet article est extrait de l’ouvrage de Jean-Clément Martin.

Notes :

1 Voir le numéro d’avril 2004 de la revue Europe : « Le romantisme révolutionnaire. »

2 Archives parlementaires, M. J. Mavidal et M. E. Laurent (dir.), 1898, t. LVII, 16-17 janvier 1793, p. 346-347.

3 Ibid., 15 janvier 1793, p. 58.

4 On reconnaît là les thèses d’Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, Paris, Gallimard, 1989. Voir Ferenc Fehér, « Justice révolutionnaire », dans M. Walzer, Régicide et Révolution, Paris, Payot, 1989, p. 353-380.

5 A. de Baecque, La Gloire et l’Effroi. Sept morts sous la Terreur, Paris, Grasset, 1997, p. 127-129.

6 Robespierre, Œuvres complètes de Maximilien Robespierre, Société des études robespierristes, Paris, 11 tomes, t. V, p. 226.

7 Archives parlementaires, op. cit., t. LVII, 20 janvier 1793, p. 507-513.

8 J.-C. Martin, Les Échos de la Terreur. Vérités et mensonges d’État (1794‐2001), Paris, Belin, 2018 ; Paris, Pocket, 2019, 1re partie.

9 Sans parler du coup d’État de Brumaire, voir notamment Bernard Gainot, 1799, un nouveau jacobinisme ?, Paris, Éditions du CTHS, 2001.

« L’activité des classes populaires à Cuba explique le caractère socialiste de la Révolution » – Entretien avec Thomas Posado et Jean Baptiste Thomas

© Vincent Ortiz pour LVSL

Publié en août 2020, aux éditions Syllepse par Thomas Posado et Jean Baptiste Thomas, Révolutions à Cuba de 1868 à nos jours, retrace 150 ans de luttes et de soulèvements à Cuba. En traitant de la guerre d’indépendance débutée en 1868, de la Révolution de 1933 ou de la chute de Batista en 1959, ce livre raconte par le bas la continuité historique d’un combat des subalternes cubains pour l’émancipation. Si l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro marque un grand bond en avant pour ces velléités d’émancipation, elle témoigne aussi de ce que les auteurs analysent comme la naissance d’un « État ouvrier déformé », qui empêche la constitution d’une véritable démocratie par le bas. Ces contradictions initiales sont de fait primordiales pour comprendre les ambiguïtés actuelles de l’État cubain qui oscille entre attachement aux principes socialistes et réformes libérales. Entretien réalisé par Xavier Vest.

Le Vent Se Lève – Dans les années 1810, sur le continent sud-américain, la bourgeoisie créole à l’image de Bolivar débute un processus d’indépendance victorieux vis-à-vis de la Couronne espagnole. Pourtant Cuba ne sera indépendant qu’en 1898 après la guerre d’indépendance avec l’arrivée des États-Unis dans le conflit. Comment expliquer que l’île soit restée si longtemps dans le giron espagnol contrairement à ses voisins?

Jean Baptiste Thomas – Il y a une sorte de paradoxe un peu idéologique dans la question cubaine car dans le discours véhiculé par les institutions scolaires en France, on a l’impression que Cuba devient une question géopolitique centrale à partir de la crise des missiles. Cela occulte le fait que sans l’argent de la Nouvelle Espagne et du Nouveau Pérou et sans le sucre de la Caraïbe, l’Europe et le Système monde actuel n’auraient jamais existé tel quel. De ce point de vue, la Caraïbe est un enjeu stratégique pour les puissances européennes bien avant l’entrée des américains dans cette zone pour en faire leur arrière-cour. Pour la Couronne d’Espagne, Cuba est une base très importante pour son appui dans la tentative de décolonisation de l’Amérique du Sud dans les années 1810 ce qui explique que l’île devient une place forte royaliste et jusqu’au-boutiste. Le deuxième élément est le fait qu’avec le boom sucrier cubain lié à la révolte des esclaves à Saint-Domingue (Haïti) qui rompt avec la France, Cuba devient une île sucrière et un joyau de la Couronne pour des questions géostratégiques et économiques. À partir de ce moment, la bourgeoisie blanche de Cuba devient polarisée autour de la question noire. Elle défend alors deux options pour préserver sa rente sucrière : soit la position jusqu’au-boutiste en restant dans le giron espagnol ou la position annexionniste en rejoignant les États-Unis d’Amérique. Il y a donc une double tension anti-bolivarienne qui structure les axes idéologiques sur lesquels se construit cette bourgeoisie sucrière liée au marché international ce qui aura des conséquences importantes jusqu’en 1959.

LVSL – A partir de 1868 a lieu sur l’île un long processus de remise en question de l’autorité espagnole qui va mener à l’indépendance en deux parties avec tout d’abord la Guerre de dix ans de 1868 à 1878 puis la guerre d’indépendance de 1895 à 1898. Ce processus d’indépendance résulte-t-il d’une opposition spontanée venant d’une base populaire de travailleurs ruraux et d’esclaves ou à l’inverse d’une petite bourgeoisie intellectuelle organisée?

JB .T. – Le processus de rupture est préalable à 1868. Il est lié à l’influence qu’ont les processus d’émancipation et de rupture des colonies face aux métropoles européennes – dans le cas des 13 colonies nord-américaines, de la Révolution à Haiti ou encore des révolutions latino-américaines – sur les secteurs d’une petite bourgeoisie ou de la bourgeoisie créole avancée qui est très influencée par les idées des Lumières et d’émancipation. Mais ces courants restent très minoritaires et surtout leur influence est bridée par une répression féroce qui est vraiment un axe structurant de la politique espagnole sur l’île mais aussi à Puerto Rico ou aux Philippines. 

Ainsi, à partir de 1868, l’étincelle et ensuite la nouvelle explosion de 1895 est avant tout le fait de l’est de l’île. Plus qu’une vision d’une alliance entre subalternes et bourgeoisie intellectuelle, c’est l’est de l’île, marginalisé par le centre qui devient le fer de lance de la protestation coloniale. On retrouvera par ailleurs cette configuration géographique en 1933 et dans les années 50 avec la guérilla castriste dans la Sierra Maestra. Cette opposition à l’est de l’île regroupe alors une alliance particulière de petits ou moyens planteurs comme Carlos Manuel de Céspedes, leurs esclaves libérés, des fermiers, des métayers avant d’irriguer tout l’est de l’île. Face à cela, les espagnols vont mettre en œuvre une vraie politique de terre brûlée. Ces expérimentations affreuses de guerre coloniale serviront ensuite pour les puissances européennes en Afrique et en Asie. 

LVSL – Dans ce long processus d’indépendance se révèle la figure de José Martí aujourd’hui considéré comme un véritable héros de la nation cubaine. Quelle vision politique désire-t-il imposer à Cuba dans son combat pour l’indépendance ? Est-ce une vision simplement emblématique du libéralisme politique du XIXème siècle ou alors y a-t-il déjà un discours socialiste qui inspirera la Révolution de 1959?

JB.T. – Martí est un intellectuel comme on en fait au XIXème siècle. Il est à la fois journaliste, homme de lettres, poète, chef militaire et politique. Néanmoins, je crois que ce qui le caractérise est une extrême conscience latino-américaine. Le nationalisme cubain, en tout cas celui des secteurs radicaux des indépendantistes, est un nationalisme très inclusif. Est cubain toutes celles et ceux qui luttent pour la liberté. C’est la raison pour laquelle un des chefs principaux de l’insurrection en 1895, Maximo Gomez est dominicain. C’est la raison pour laquelle des petits colons et producteurs espagnols vont rejoindre les rangs de l’insurrection. Cela Martí l’exacerbe et de plus, il est un des premiers à alerter sur le risque pour Cuba à passer sous le giron états-unien car en tant qu’intellectuel havanais, il a à l’esprit les débats qui circulent sur la fausse alternative annexionniste de passer sous protectorat américain pour résoudre le problème colonial. Enfin, il n’y a pas de vision socialiste chez Martí mais en revanche il y a une vision national-populaire. Il comprend que l’échec de 1868-1878 est lié à son impréparation et que l’insurrection est restée trop située à l’est. Ainsi, en 1895, il fait en sorte que l’insurrection soit nationale et mobilise l’ensemble des forces vives de la nation dont les subalternes du centre et de l’ouest de l’île mais également les subalternes qui ont dû s’exiler et travailler aux USA comme les travailleurs du tabac cubains en Floride qui vont financer son parti. Il y a par exemple dans ces travailleurs, Carlos Baliño qui sera ensuite un membre fondateur du Parti Communiste Cubain dans les années 20, qui aura un rôle dans l’insurrection en 1933. Il est donc un passeur entre la génération martíenne du Parti Révolutionnaire Cubain (PRC) et la nouvelle génération qui participe à la Révolution de 1933. Ainsi chez Martí il y a une vision anti-impérialiste américaine et une vision populaire de l’insurrection.

Thomas Posado – C’est vrai que chez Martí, il y a cette conscience anti-américaine que n’ont pas avec cette intensité les autres leaders du processus d’indépendance de l’Amérique du Sud comme Bolivar. Cela est aussi lié au fait que l’impérialisme américain s’est grandement renforcé au cours du 19ème siècle et particulièrement à Cuba.

LVSL – Malgré l’indépendance de 1898, Cuba devient un protectorat soumis à l’impérialisme et au capital américain, dirigé de façon violente par des hommes de paille qui n’hésitent pas à faire exécuter les leaders de l’opposition politique et syndicale. De plus, l’île va devenir au fil du temps un paradis pour les gangsters et le tourisme américain. Pourtant dans un contexte de crise économique, éclate en 1933 une révolution contre le Président dictateur Gerardo Machado. Les forces qui structurent cette Révolution sont-elles issues de la continuité de celles qui ont milité pour l’indépendance et quel rôle y joue le mouvement ouvrier qui a émergé après l’indépendance?

JB.T. – Aujourd’hui tous les historiens, même les plus conservateurs, s’accordent pour dire que les États-Unis en 1898 prennent en otage le processus d’indépendance à Cuba tout comme à Puerto Rico et aux Philippines. Dès le dernier tiers du XIXème siècle, l’île est en fait déjà soumise au capital américain qui a un rôle prépondérant dans l’économie cubaine mais les américains vont mettre en adéquation cette emprise économique avec un régime de domination politique. Ce protectorat permet ainsi de gouverner par l’entremise d’hommes de paille, le plus paradigmatique étant Gerardo Machado. Concernant 1933, c’est une sorte d’anti-modèle par rapport au processus révolutionnaire de 1895-1898. Il est l’œuvre d’une nouvelle génération qui a relu les mises en garde de Martí sur les États-Unis et voit comment les patriotes ont fini par se faire seconder par les États-Unis après l’indépendance. Par conséquent, 1933 est une révolution directement anti-impérialiste dans son contenu avec un rôle cette fois central du mouvement ouvrier qui s’est consolidé dans les secteurs classiques de l’économie cubaine comme la canne à sucre et les transports (docks, ferroviaires). Mais il y a aussi un prolétariat manufacturier qui a émergé pendant le premier tiers du XXème siècle qui va être à l’origine de la grève générale en 1933 qui renverse Machado. Le mouvement révolutionnaire va alors coupler à ses revendications anti-dictatoriales des revendications sociales et économiques. Mais ce processus révolutionnaire ne sera pas conduit par le Parti communiste cubain qui devient rapidement après sa création, dans les années 20, une officine du Parti communiste mexicain qui est lui-même une expression diplomatique de l’URSS. Cette absence du PCC laisse donc un espace à des forces nationalistes de gauche et on retrouvera ce scénario plus tard en 1959 avec une hostilité du PCC face aux organisations qui voudront rejouer le scénario de 1933 et la geste martíenne.

T.P. – L’élément le plus hallucinant du vol de l’indépendance cubaine par les États-Unis c’est l’amendement Platt. C’est un cas unique dans une constitution où une puissance a un droit d’intervention dans les affaires d’un autre pays, droit d’intervention que les États-Unis ne manqueront pas d’utiliser. Pour revenir sur le Parti communiste cubain, les virages que vont faire le Kremlin et le Komintern dans les années 1930 ont des conséquences désastreuses pour la possibilité que le Parti communiste cubain soit vu comme une alternative crédible pour les cubains. Il va démobiliser en 1933 puis au nom d’un front anti-Hitler, il va appeler à soutenir Batista alors que les cubains sont à des milliers de kilomètres de l’Europe.

LVSL – En 1959, le nouvel homme de paille des américains, Fulgencio Batista qui avait réussi à limiter les effets de la Révolution de 1933 est renversé par la lutte armée de Fidel Castro, Guevara, Cienfuegos et les autres guérilleros qui ont la sympathie du prolétariat rural, de l’opposition étudiante et des mouvements ouvriers. Au départ, Castro présente un programme qui peut être qualifié d’anti-dictatorial, démocrate et qui a vocation à opérer des réformes modérées tandis qu’il est accueilli positivement par les États-Unis. Pourtant, dans les mois qui suivent, la Révolution prend une tournure radicale avec une nationalisation des terres, une expropriation du capital privé et national sans indemnisation et une défection des partis libéraux. Comment expliquer cette « Révolution par contrecoup » (Guevara)? Faut-il y voir la leçon du président guatémaltèque Jacobo Arbenz qui se fait renverser par la CIA en 1954 suite à ses réformes agraires après avoir refusé d’armer le peuple?

T.P. – Le renversement d’Arbenz en 1954 a un effet traumatique pour les gauches américaines y compris pour un jeune photographe argentin, Ernesto Guevara qui est présent à ce moment-là. Ce traumatisme du renversement d’Arbenz joue dans la radicalisation certes. Néanmoins, il y a d’autres mécanismes qui sont propres à Cuba avec des mobilisations extrêmement importantes des paysans et des ouvriers pour renverser Batista. Oui il y a une guérilla mais c’est par une grève générale que le gouvernement révolutionnaire advient. En 1959 et en 1960, il s’établit une dynamique liée d’un côté, à une pression des masses et de l’autre côté, à l’entêtement des États-Unis, ce qui va mener le nouveau gouvernement révolutionnaire vers une dynamique de révolution sociale, seule révolution sociale américaine où il y a une expropriation de la bourgeoisie sans indemnisations et un renversement de l’économie de marché. Tous les renversements qui ont eu lieu ensuite en Amérique ne sont jamais arrivés à ce résultat aussi radical. C’est l’entêtement des États-Unis durant le printemps-été 1960 qui emmène Fidel Castro à nationaliser massivement sans indemnités les secteurs de l’économie cubaine. Ce n’était pas le choix initial de Castro quand il commença sa guérilla. Mais c’est quelque chose qui se fait sous la pression des mobilisations mais pas par les mobilisations. Cela aboutit à un « État ouvrier deformé » car ça ne se fait pas par la participation des cubains dès le départ. Cette expression vient de Trotsky qui parle aussi pour la Russie d’un « État ouvrier dégénéré » pour évoquer le passage d’un pouvoir par le bas via les soviets en 1917 à la période stalinienne. Or Cuba n’a jamais connu ce degré de participation. Il y a d’emblée une prise de décisions verticale. Tous les embryons de démocratie de participation ensuite sont étouffés par le gouvernement castriste ou pas considérés par la base. À titre d’exemple, en 1959, le but du gouvernement est de faire des tribunaux d’arbitrage qui donnent souvent raison aux travailleurs mais ça ne se fait pas par les travailleurs. On a une direction qui donne aussi du pouvoir d’achat, des réformes sociales mais qui conserve ce pouvoir décisionnel.

JB.T. – Dans la Révolution cubaine, il faut faire attention à ne pas mettre trop l’accent sur le militaire qui provient souvent de la geste castriste. Certes, Batista est renversé par une insurrection militaire mais cette victoire résulte en dernier recours des masses cubaines et de la grève générale insurrectionnelle de 1958-1959. C’est un élément central pour comprendre cette « trans-croissance progressive » qu’il va y avoir entre une révolution démocratique et une révolution sociale puis socialiste qui se fait par la force des choses. La direction du M-26 sera conséquente à la différence d’autres courants latino-américains politiques dans les promesses qu’elle souhaite mettre en application. Il y a au cours de cette période, d’autres expériences de renversement de dictatures type guerre froide dans un contexte de remise en question de l’hégémonie étasunienne comme celle de Marcos Pérez Jiménez au Venezuela en 1958 mais pourtant ça ne donne pas lieu au même développement. La différence fondamentale à Cuba c’est que cette poursuite de l’activité des classes populaires explique le caractère populaire et social de la Révolution qui devient ensuite socialiste. Guevara utilise cette formule « Révolution socialiste ou Caricature de la Révolution ». Il se rend bien compte que si on ne va pas à des mesures d’expropriation et une subversion du pouvoir établi, on ne peut pas arriver à l’indépendance nationale et avoir une révolution authentiquement populaire.

Lien
@Alberto Korda, Source : Museo Che Guevara, La Havane, Cuba. Domaine public.

LVSL – Pour nommer l’État cubain qui naît de la Révolution vous utilisez l’expression « Etat ouvrier déformé » qui revient souvent dans votre livre. Pourtant les classes subalternes s’insèrent souvent dans des organisations syndicales ou politiques comme la Centrale des travailleurs Cubains (CTC), les Comités de défense révolutionnaire (CDR) ou encore la Fédération des femmes cubaines (FMC). Ces structures sont-elles des organes officiels du pouvoir ou permettent-elles une véritable démocratie ouvrière par le bas?

JB.T. – Sur ce type de structures, il y a des organisations créées avant la Révolution de 1959 comme la CTC et les autres qui sont créés ensuite comme les CDR ou la FMC. Dans les deux cas, ce qui joue avant tout, c’est qu’il y a une marge d’autonomie, d’indépendance et d’auto-représentation limitée pour les subalternes cubains pour un certain nombre de raisons politiques. Il n’existe pas de façon importante des courants qui défendent ce type de politiques autonomes, ce n’est pas la politique du PCC et les cadres militaires et politiques du M-26 qui bénéficient d’un énorme prestige n’ont pas un bagage politique marxiste révolutionnaire qui insisterait sur l’auto-représentation des subalternes. Pour eux, un processus qui garantit la participation suffit. Tout ça est donc limité d’entrée de jeu et ça va peser plus tard.

Guevara voit déjà ces lacunes et il comprend que la faible participation démocratique va entraver la bonne marche de la Révolution du point de vue de la production. D’un point de vue politique, ça sera catastrophique car une fois que la période de plus forte dynamique politique est passée et que la gauche du Mouvement du 26 juillet va se trouver marginalisée vers 1967 et 1968, cette insuffisance d’auto-représentation va alors se cristalliser. Mais on est loin d’être sur un type de régime de socialisme de caserne pas pour des questions de climat tropical mais car il y a une révolution par le bas en 1958-1959 sans que cela débouche sur un régime émancipateur et démocratique.

T.P. – J’avais fait un travail d’archives sur les organisations syndicales sur les premières années de la Révolution. Il y a un véritable prestige du M-26 qui bénéficie d’une adhésion massive et sincère et gagne les les élections syndicales avec une large majorité. Durant l’année 1959, il y a des débats légitimes dans le mouvement ouvrier comme sur l’organisation de la production mais à partir du Xème Congrès de la CTC, en novembre 1959, il n’y a plus de débats dans le camp révolutionnaire. Il y a toujours de l’expression mais pas la possibilité d’exprimer un projet alternatif. Il y a un glacis qui se fait dans un État qui n’a pas encore socialisé les moyens de production. Il n’y a pas encore de bourgeoisie qui a été expropriée mais on a pas de pouvoir à la base ou une démarche de type démocratie de conseils comme c’était souvent imaginé dans la démarche marxiste.

LVSL – Si les années 60 sont emblématiques d’une atmosphère révolutionnaire et émancipatrice avec un pluralisme partidaire et plusieurs courants, à contrario les années 70 sont souvent vues dans l’imaginaire commun comme un raidissement de la Révolution vers un modèle proche des démocraties populaires de l’est et un « socialisme de caserne ». À quoi cela est dû? Par ailleurs, les abus répressifs qui ont été commis à l’image des Unités militaires d’appui à la production sont-ils similaires au système carcéral et répressif en vigueur dans le bloc soviétique à cette époque?

T.P. – Cuba n’a jamais complètement ressemblé à un pays de l’est. Contrairement à ce qui se passe en Pologne ou en Tchécoslovaquie, ce n’est pas une invasion militaire qui est à l’origine du régime en place avec la Libération de 1945 par les troupes soviétiques. À Cuba, la Révolution gagne grâce à une lutte dans laquelle la population est impliquée. Ensuite bien évidemment, Cuba devient dépendant de l’URSS avec le commerce extérieur, ce qui va faire infléchir l’île vers ce modèle avec le parti unique. Mais la direction cubaine jouit d’une légitimité dont ne bénéficient pas les directions communistes en Hongrie ou en Pologne. Ensuite, il y a effectivement ce qu’on appelle le « quinquennat gris » dans les années 70 où on a des mesures répressives qui sont adoptées, le moment emblématique où Castro soutient l’intervention soviétique à Prague en 1968. Il y a de plus une répression des homosexuels à contre-courant de la libération des mœurs qu’avait représenté la Révolution cubaine en 1959, qui reste aujourd’hui un des rares pays avancés en Amérique latine où il est possible d’avorter depuis 1959. La preuve que c’est un modèle différent c’est que l’effondrement de l’Est se fait de manière immédiate avec le processus de restauration en URSS. À Cuba, le régime se maintient dans des circonstances effroyables et des difficultés immenses pour le peuple cubain. Si il n’y a pas de restauration de l’économie de marché c’est donc avant tout lié aux conditions d’établissement.

JB.T. – Il y a, en effet, eu des instruments répressifs mis en place par le régime cubain non pas pour résister à un danger d’invasion ou de restauration financé par les États-Unis mais pour brider la population dont l’expression la plus brutale sont les UMAP. Si ma comparaison n’a pas pour fonction de relativiser, c’est tout de même intéressant de mettre en miroir la façon dont les régimes concentrationnaires d’Amérique du Sud n’ont pas eu la même attention de la part du Département d’État américain. Si on parle d’un environnement concentrationnaire non pas sur un modèle soviétique mais sur un modèle fascisant, c’est l’Argentine, la Bolivie, le Chili, le Brésil pendant les années 70 qui n’ont pas eu la même attention des administrations américaines et européennes.

LVSL – En avril 1961, il y a une tentative de porter un coup fatal à la Révolution par les réseaux anti-castristes avec le débarquement de la Baie des cochons soutenu par la CIA qui échoue notamment grâce à la résistance populaire. Vous montrez d’ailleurs que les données collectées par les services cubains sur les biens cumulés des prisonniers du débarquement sont faramineuses en termes de possession  (375 000 hectares de terres, 10 000 maisons, 70 industries, 10 centrales sucrières, 5 mines, 2 banques). Comment les réseaux anti-castristes ont évolué après l’enracinement du régime révolutionnaire. Y a-t-il eu une forme de résignation ou à l’inverse une volonté jusqu’au-boutiste pour renverser le régime par tous les moyens possibles?

T.P. – Non, les réseaux anti-castristes n’ont jamais abdiqué. Il suffit de voir les données déclassifiées de la CIA qui montrent qu’il y a eu 638 tentatives d’assassinat contre Fidel Castro. Mais il est devenu difficile pour eux après l’échec de la Baie des cochons de poursuivre leur lutte sur le territoire cubain. Cette opposition est aujourd’hui encore extrêmement dépendante des États-Unis qui est sa principale ressource politique malgré le blocus qui coûte des milliards de dollars depuis 60 ans. Mais le lien avec la population cubaine a toujours été faible. À Cuba, l’opposition existe mais elle est d’une ampleur très faible pour menacer le gouvernement cubain, ce qui fait qu’elle peut être tolérée puis emprisonnée et vice versa. Un phénomène nouveau voit le jour, ces dernières semaines, avec le Mouvement San Isidro à partir de la détention du rappeur Denis Solis, demandant davantage de liberté d’expression mais on manque de recul pour savoir jusqu’où ira cette contestation. 

LVSL – Outre le soutien aux réseaux anti-castristes, les États-Unis ont mis en place à partir de 1962 un embargo économique qui visait à abattre le régime. Néanmoins, les effets de l’embargo furent contenus par les liens que Cuba entretenait avec le bloc de l’Est et l’URSS. Pourtant le début des années 1990 voit la chute de l’URSS et du bloc de l’Est, ce qui conduit à une crise profonde sur l’île baptisée par le gouvernement cubain une « période spéciale ». Cela a t-il conduit à une nouvelle offensive impérialiste des États-Unis et des réseaux anti-castristes durant les années 1990 pour tenter d’abattre le régime de Fidel Castro face aux carences économiques?

T.P. – Oui, de manière « légale » il y a les lois Torricelli en 1992 et Helms Burton en 1996 qui vont durcir l’embargo économique dans une période déjà compliquée. Or, il est évident que pour des raisons humanitaires, il aurait été nécessaire d’assouplir l’embargo. Ce qui rend Cuba comme un pays assez unique dans le monde, c’est la violence des changements d’équilibres commerciaux à la fois en 1959 puis en 1990 quand l’URSS s’en va aussi rapidement qu’elle est venue dans l’économie cubaine. À titre de comparaison, j’ai travaillé sur le Venezuela chaviste. En 2018, avant que Trump prenne des mesures de type blocus contre le Venezuela, les États-Unis étaient, après 20 ans de chavisme , toujours le premier partenaire commercial en terme d’importation et d’exportation au Venezuela et il y avait eu une dizaine de points de baisse du commerce extérieur ce qui est minime comparé à la brutalité des changements qu’a connu Cuba. Donc quand l’URSS s’en va, Cuba se retrouve sans débouchés commerciaux dans un moment où l’économie est globalisée et où il y a peu de soutiens diplomatiques. On se retrouve avec des conditions dramatiques pour les cubains qui vont connaître des fortes dégradations de leurs conditions de vie pour des raisons qui ne sont pas liées au gouvernement cubain.

JB.T. – L’embargo dans sa visée n’est pas économique. D’un strict point de vue de l’entrepreneuriat états-unien, ça n’a aucun sens. À titre d’exemple, Trump en homme d’affaires aurait adoré tout remettre en cause et intervenir dans le secteur touristique dans les années 90. Mais à son arrivée au pouvoir, il a exacerbé les bonnes vieilles méthodes pour des raisons de politique extérieure et de géopolitique. Il y a donc dans l’embargo, une visée avant tout politique et agressive pour créer des conditions d’asphyxie et favoriser un changement de régime. Face à aux méthodes américaines, il y a chez le peuple cubain un degré de résilience qui ne s’explique que par la conscience de ce qu’il y aurait à perdre si les acquis de la Révolution étaient renversés. 

LVSL – Concernant les perspectives d’avenir, bien que gardant un attachement à des idéaux socialistes inscrits dans la Constitution de 2019, la bureaucratie cubaine met de plus en plus en œuvre des réformes visant à  favoriser les investissements étrangers et à opérer un rétablissement de l’économie de marché. Cela fait-il courir un risque de fragmentation de la société cubaine entre une minorité de gagnants et un retour des inégalités économiques et raciales qui éloignerait les soutiens traditionnels du régime? De plus, ce processus de conversion à une économie de marché produit-il un risque de restauration capitaliste et un retour des émigrés contre-révolutionnaires qui n’ont jamais accepté la Révolution de 1959?

JB.T. – Le régime cubain a fait le choix contraint de mettre en application des réformes de marché pour favoriser l’investissement étranger, l’investissement local et pour répondre aux déformations du modèle économique et social de l’île devenu passablement insurmontable d’un point de vue d’économie classique. Aujourd’hui, concernant les inégalités, ce n’est pas qu’elles risquent de venir car elles sont déjà présentes à un degré encore plus fort que dans les années 90. Le dilemme cornélien pour le régime cubain, c’est que la minorité qui pourrait être gagnante de ses réformes court le risque d’être mise en minorité à son tour par un retour en force du capital cubano-américain qui emporterait en cas de restauration trop avancée les agents de cette ouverture qui aujourd’hui procèdent à petits pas. Les dirigeants cubains savent en effet que ce qui les attend, ce n’est pas l’avenir que Deng Xiaoping avait promis aux bureaucrates communistes chinois mais plutôt de se faire emporter par la vague de la restauration elle-même. La puissance des États-Unis à 150 kilomètres et la force du capital cubano-américain en Floride est bien différente de ce que représentait Taiwan pour la bureaucratie chinoise quand elle s’est ouverte à l’économie de marché.

T.P. – Ce qui se passe actuellement c’est un processus lent qui essaye de rester sur un équilibre entre attirer des investissements sans arriver à constituer une force sociale susceptible de renverser le régime. La restauration de la bourgeoisie cubano-américaine ne me semble pas à l’ordre du jour car elle reste l’otage des calculs des présidents américains. De plus, aujourd’hui, on a une sociologie différente des émigrés cubains présents en Floride. On est passé de l’exil doré de bourgeoisie aigrie des années 60 qui s’était fait nationalisée ses biens à des émigrés plus pauvres qui désirent la liberté de circulation et la possibilité d’envoyer de l’argent à Cuba. Cette nouvelle frange d’émigrés était logiquement plus sensible à la politique d’ouverture de Barack Obama.

LVSL – Outre les perspectives d’avenir, qu’est-ce qu’a révélé la crise sanitaire du Covid-19 sur Cuba?

JB.T. – À Cuba, sur 11 millions d’habitants, il y a eu seulement 7 000 cas de Covid et une centaine de morts. C’est lié au maillage sanitaire et aux réseaux médico-sociaux très développés qui ont permis de faire face à cette catastrophe. C’est très loin des désastres sanitaires proches d’économies comparables comme la République dominicaine ou également plus loin sur les DOM-TOM comme la Martinique. En revanche, les zones qui ont le plus souffert du Covid à Cuba sont les quartiers les plus pauvres du centre comme à La Havane où se concentrent les populations afro-descendantes, ce qui est lié à des problèmes criants de logement et de surpopulation. C’est paradoxal lorsqu’on sait que les premières mesures du gouvernement révolutionnaire étaient liées à l’expropriation et avaient donné lieu à une vaste réforme urbaine avec la construction de grands programmes de logements sociaux. Ça témoigne du prix de trente années de retour progressif à une économie de marché et un retrait progressif des politiques sociales et ce malgré les acquis du système médical cubain.

Révolutions à Cuba de 1868 à nos jours

T.P. –  On a vu avec le Covid que Cuba a envoyé des médecins en Martinique ou en Italie. C’est paradoxal qu’une île pauvre envoie des médecins chez des grandes puissances. À propos de ces interventions sanitaires, d’un côté Bolsonaro parle d’un « endoctrinement communiste » et du côté de la gauche, certains y voient un élan humaniste. Or c’est un secteur avant tout  économique rentable pour l’État cubain qui lui rapporte des milliards de dollars et il faut comprendre que c’est un choix politique du régime d’opérer une spécialisation économique dans ce domaine de la santé. C’est sûr que c’est plus humaniste que produire des armes ou de la haute couture. Il ne faut ni le romantiser ni le diaboliser. C’est une source de revenus qui permet aussi de donner des leçons à des États puissants qui en viennent à avoir besoin de Cuba en cas de crise sanitaire.

Thomas Posado est docteur en science politique à l’Université Paris-8 et 
chercheur associé au CRESPPA-CSU. Il a co-dirigé avec Franck Gaudichaud, 
Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018). La fin d’un 
âge d’or (Presses Universitaires de Rennes, 2021).

Jean Baptiste Thomas est maître de conférences en études hispano-américaines et enseigne à l’Ecole polytechnique. Il est membre du comité de rédaction de RévolutionPermanente.fr. A l’occasion du 150ème anniversaire, il publie, aux Editions sociales, Découvrir la Commune de Paris

Enseigner la laïcité : le legs de la Révolution française

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Les derniers moments de Michel Lepeletier, Gravure d’Anatole Desvoge d’après Jacques Louis David, 1793

Comment enseigner la laïcité ? Près de cent-cinquante ans après les lois de Jules Ferry proclamant la gratuité, l’obligation et le caractère laïque de l’école, la mort du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty prouve tragiquement qu’une telle question reste toujours d’actualité. Si la personne de Ferdinand Buisson est souvent convoquée afin d’y répondre, il convient aujourd’hui de lever l’oubli dont d’autres figures et moments fondateurs de cette spécificité républicaine ont souvent été drapés.


Le 20 janvier 1793, à la veille de la mort de Louis XVI, un ancien garde du roi descend les marches de l’escalier du restaurant du Palais-Royal, « Février », en direction du sous-sol et poignarde au flanc le représentant de la Nation alors attablé, Louis-Michel Lepeletier Saint-Fargeau. Comme le relate son propre frère dans une édition complète de ses écrits et interventions à la Convention en 18261, à quelques centimètres de l’endroit où l’assassin planta son fer, un « gros cahier ployé en deux » protégeait son cœur. Ce cahier n’était autre que le plan d’éducation qu’il s’efforça de construire alors que la Convention était en pleine ébullition. Un des plans d’éducation les plus ambitieux de la période, répondant à ceux présentés la même année par Talleyrand ainsi que Condorcet. Défendu de manière posthume par Robespierre le 13 juillet 1793, la dimension fortement égalitariste du plan marqua l’imaginaire républicain à tel point que Jaurès le décrivit plus tard comme « le terme idéal vers lequel évolue l’organisation de l’enseignement dans la démocratie française »2.

Le projet révolutionnaire de Louis-Michel Lepeletier Saint-Fargeau

Défendre un enseignement élémentaire public, gratuit et obligatoire de six à douze ans par la mise en place de Maisons d’éducation mais aussi d’un impôt progressif destiné à financer l’école de la nation apparaissait du temps de Lepeletier Saint Fargeau comme une utopie. Alors que de telles idées peuvent aujourd’hui nous sembler quelconques, ce sont d’autres éléments du plan de ce député montagnard qui conservent une force révolutionnaire intemporelle : abolir l’inégale naissance des enfants par le biais d’une éducation à l’entière charge de la nation, refuser de substituer à la société d’ordres de l’Ancien Régime un élitisme fondé sur un inégal accès au savoir, soustraire les enfants de l’emprise religieuse imposée par leurs parents pour en faire des citoyens libres de choisir de manière éveillée leur foi personnelle.

Un tel geste politique mais aussi philosophique, retirant au pouvoir spirituel de l’Église la prérogative éducative pour l’attribuer au pouvoir séculier en son sens le plus profond, celui d’une république laïque constituée par le peuple dans toutes ses composantes3, n’est que la tête de proue d’un mouvement de grande ampleur dont les premières vagues se firent ressentir plusieurs siècles auparavant.

Enseigner la laïcité, un double héritage

Un premier mouvement s’opère le 24 mai 1480, lorsque Laurent de Médicis décide de nommer le jeune professeur à peine âgé de 25 ans, Agnolo Poliziano (Ange Politien), professeur de poétique et de rhétorique à l’université de Florence. Une brèche s’ouvre dans la tradition pédagogique initiée au Moyen Âge. Il n’est plus question de perpétuer l’enseignement scolastique désireux de concilier philosophie antique et religion chrétienne, raison et foi, mais d’affirmer un retour à l’éducation telle qu’elle était conçue dans l’Antiquité. Lectio (commentaire de texte) et disputatio (argumentation pro et contra sur un corpus restreint d’auteurs antiques et de textes bibliques), exercices dont nos « dissertations » et « commentaires » sont les lointains enfants, cèdent le pas à une étude du savoir là où il se trouve dans sa forme la plus originelle, non en tant que glose d’une glose précédente, mais en tant qu’objet : le texte d’un auteur, un corps humain, un astre.

Dans la brèche ouverte par Politien, s’engouffrent à la suite des guerres d’Italie (1494-1559) des auteurs français tels que Rabelais et Montaigne. De l’imitatio des Antiques naît une aemulatio, un désir de rivaliser et d’égaler le modèle. Les textes religieux ne déterminent plus intégralement la forme de l’enseignement, la manière d’éduquer les jeunes générations, mais deviennent un objet d’études, un fait qu’il convient d’analyser. Par cette critique de la scolastique (incarnée chez Rabelais dans sa description des « sorbonagres »), l’éducation humaniste de la Renaissance opère un premier mouvement de détachement vis-à-vis de l’autorité ecclésiale.

Ainsi, lorsque Lepeletier Saint-Fargeau rédige son Plan d’Éducation nationale, ce dernier renoue non seulement avec la tradition encore vivace des Lumières et sa critique de l’obscurantisme religieux bien connue, mais il s’inscrit également dans les pas des penseurs humanistes et de leurs réflexions sur le rapport du religieux à l’éducation. Toutefois, sa spécificité réside précisément dans sa radicalité. Écrire un plan d’ « éducation » et non d’ « instruction » nationale revêt un caractère politique notoire. Lepeletier entend soustraire pleinement l’enfant aux déterminations héritées de sa naissance, et en particulier celles du domaine religieux. Les Maisons d’éducation qu’il souhaite créer au sein d’anciennes propriétés nobles n’incluent pas de lieu de culte. Elles doivent permettre aux enfants d’êtres éduqués en dehors des influences exercées par les autorités religieuses afin de s’y rapporter ou non, à l’âge de douze ans, après un choix individuel éclairé.

« Je cherche une instruction générale pour tous, qui est la dette de la république envers tous ; en un mot, une éducation vraiment et universellement nationale »

Ce type de rapport singulier à la religion relève également d’une certaine conception héritée des Lumières, celle de la fameuse « Profession de foi du vicaire savoyard » de Jean-Jacques Rousseau au livre IV de L’Émile. Pour reprendre la dénomination de Kant, sur qui ce texte eut une influence déterminante : refuser l’hétéronomie (état de dépendance à l’égard d’une loi extérieure), pour accéder à l’autonomie nécessaire dans le domaine de la liberté morale. Cette exigence n’est pas qu’une preuve de sagesse philosophique, elle est un acte politique. Alors que Voltaire s’efforçait « d’écraser l’infâme » tout en prônant, dans le domaine politique, le contrôle du pouvoir par une élite éclairée, Rousseau fait naître en son esprit un système politique dans lequel les individus émancipés du dogmatisme religieux exerceraient, par leur existence sous forme de communauté politique, toute la souveraineté. D’une idée, Lepeletier entendait faire nation.

La morale républicaine de Jules Ferry et Ferdinand Buisson

La « grande fournaise » qu’était pour Hugo la Convention, accoucha pourtant d’une souris. Les différents plans élaborés pendant la Révolution ne purent bénéficier de financements, de structures et de personnel suffisants. En peu de temps, l’éducation, tout comme l’instruction, retournèrent dans le domaine privé. Avec la loi Falloux portant sur la « liberté de l’enseignement » du 15 mars 1850, les représentants du culte catholique sont invités à siéger au Conseil supérieur de l’instruction publique, plus haute instance consultative de l’instruction publique. Sans véritable contrôle de sa part, l’État permet aux congréganistes d’enseigner dans toutes les écoles de « l’enseignement libre » et instaure le retour d’une « éducation morale et religieuse » au sein des écoles publiques. Comme le soulignait, encore une fois, Hugo, pourtant élu du parti de l’Ordre, à la tribune de l’Assemblée le 15 janvier 1850, l’objectif recherché par cette loi est clair. Après avoir réprimé dans le sang les journées de juin 1848, il faut enseigner aux enfants la résignation et le respect des hiérarchies sociales et tuer dans l’œuf toute idée de révolte, mettre « un jésuite partout où il n’y a pas de gendarme »4.

C’est dans cet horizon que les lois de Jules Ferry doivent être considérées. Les lois de juin 1881 et mars 1882 doivent rompre avec celles de Falloux, remettre l’Église chez elle et l’État chez lui. Rendre l’enseignement primaire gratuit, instaurer l’obligation scolaire de 7 à 13 ans et supprimer l’enseignement religieux. Or un problème de poids fait ici son apparition : par quoi remplacer, dans une école laïque, l’enseignement de la morale qui prévalut pendant plusieurs décennies et instruisit de nombreuses générations ?

Un homme fut chargé d’y répondre par Jules Ferry : Ferdinand Buisson, philosophe et directeur de l’enseignement primaire. Dans son grand-œuvre, Le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Buisson entend remplacer l’enseignement religieux de la morale par une pratique laïque de celle-ci. Aux articles « Laïcité » et « Morale civique (instruction) »5, ce républicain et protestant libéral dévoile la matrice de sa conception, la philosophie morale d’Emmanuel Kant. Le Dieu de l’éducation morale et religieuse de Falloux et du parti clérical se voit remplacé par l’impératif catégorique du philosophe d’outre-Rhin.

La morale républicaine alors proposée par L’instruction ministérielle, en tête des programmes d’éducation morale destinés aux écoles maternelles et primaires dès 1882, fut souvent raillée et qualifiée de « Décalogue sans Dieu », mais elle témoignait également d’un problème plus profond. Enseigner la morale consiste toujours à enseigner une morale, historiquement et socialement définie. Le seul moyen d’éviter de considérer que la morale alors présente dans la société était d’influence judéo-chrétienne revenait à enseigner les conditions a priori de formation du jugement moral. Enseigner une morale sans contenu doit alors se faire avant tout par la pratique, par l’exemple, celui de l’instituteur en l’occurrence, et une telle situation explique l’absence progressive de définition claire de ce qu’est la morale républicaine dans le cadre des programmes destinés aux instituteurs de la IIIe République.

Repenser le rapport de l’école au religieux

Mais enseigner une morale laïque, est-ce enseigner la laïcité, transmettre ses valeurs, son histoire et instituer l’enfant à la condition de citoyen ? Les différents débats, depuis le début du XXe siècle, autour du bien-fondé d’une instruction morale dans les programmes scolaires démontrent cette ambiguïté fondamentale. Enseigner la morale à l’école présente deux risques : détourner cet enseignement pour en faire un endoctrinement (pensons à « l’enseignement moral et patriotique » mis en place par le régime de Vichy) ; ou le reléguer à un catalogue de bonnes-manières (reproche qui aboutit, après 1968, à la suppression du cours d’instruction civique dans l’enseignement primaire).

La laïcité de l’enseignement ne doit pas être perçue comme un paravent permettant de masquer la présence du religieux dans la société, mais comme un outil pour que le futur citoyen puisse aborder la religion d’un regard éclairé et faisant place à la raison.

Comme l’indiquait déjà Louis Michel Lepeletier Saint Fargeau par son Plan, la laïcité ne peut être transmise que dans le cadre d’une éducation. La laïcité de l’enseignement ne doit pas être perçue comme un paravent permettant de masquer la présence du religieux dans la société, mais comme un outil pour que le futur citoyen puisse aborder la religion d’un regard éclairé et faisant place à la raison. Si l’instruction morale mais surtout civique est indispensable à la formation de futurs citoyens – comme en fit le constat Jean-Pierre Chevènement en 1985 lorsqu’il choisit de la réintroduire parmi les enseignements du primaire et du secondaire –, elle ne doit pas nous dispenser d’une transmission et d’une compréhension fine de ce que sont les religions dans nos sociétés, de leur histoire et de leur géographie.

Renouer avec l’héritage de Lepeletier Saint Fargeau, mais aussi avec celui des penseurs de la tradition humaniste ainsi que de celle des Lumières, consisterait alors à renforcer un enseignement laïque du « fait religieux ». Fait social autant qu’historique et anthropologique, il est, ainsi que le soulignait Régis Debray dans son rapport de 2002 sur « L’enseignement du fait religieux dans l’École laïque »6, indispensable de doter les jeunes générations des clés pour le comprendre et l’analyser dans toutes ses manifestations. Cette capacité ne doit pas insulter la foi des croyants, mais bien au contraire permettre leur respect. Elle doit aussi donner les moyens de comprendre le rapport spécifique qu’entretient notre régime républicain au religieux. Faire vivre la laïcité commence par transmettre son acte de naissance, de la première idée philosophique l’ayant permise aux combats politiques qui s’ensuivirent. Éduquer à la laïcité pour faire exister l’universalisme républicain, voici la leçon que nous offrait Lepeletier Saint-Fargeau il y a plus de deux siècles et dont la portée doit encore nous inspirer. « Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir… »7

1. Œuvres de Michel Lepeletier de Saint-Fargeau,… précédées de sa vie, par Félix Lepeletier, son frère, suivies de documents historiques relatifs à sa personne, à sa mort et à l’époque, Arnold Lacrosse Imprimeur-Libraire, Bruxelles, 1826.

2. Histoire socialiste de la France contemporaine 1789-1900, Tome IV : La Convention II (1793-1794-9 thermidor), « Les idées sociales de la Convention et le gouvernement révolutionnaire » p.1465-1490, Jules Rouff éditeur Paris 1901

3. Λαϊκός est, en grec ancien, un dérivé du substantif λαός désignant « le peuple » dans son ensemble. Par la suite, le latin laicus renvoie à la partie du peuple vivant dans le siècle, celle qui n’assure pas de fonction au sein d’une institution religieuse.

4. Hugo orateur (anthologie), Victor Hugo (dossier et notes réalisés par Myriam Roman), Folioplus classiques, Paris, 2015.

7. « À qui la faute ? » Victor Hugo, 1872.

« Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place sous Compaoré » – Entretien avec Bruno Jaffré

https://www.syllepse.net/l-insurrection-inachevee-_r_69_i_778.html

Bruno Jaffré vient de publier L’insurrection inachevée. Burkina Faso 2014, aux éditions Syllepse. Cet ouvrage retrace l’histoire du pays depuis son indépendance et livre une analyse et un récit détaillé de l’insurrection populaire qui a chassé Blaise Compaoré, au pouvoir depuis 1987 – date où il participe à un coup d’État qui renverse Thomas Sankara. Bruno Jaffré a déjà publié trois ouvrages sur Thomas Sankara et la révolution burkinabè. Il tient un blog sur le site de Mediapart, et anime l’équipe du site thomassankara.net. Il avait donné un entretien pour LVSL en 2017. Celui-ci est réalisé par Tangi Bihan.

LVSL – Pourquoi les Burkinabè se sont-ils soulevés contre leur président Compaoré en 2014 ?

Bruno Jaffré – Le mécontentement s’exprimait déjà depuis de nombreuses années dans le pays. Compaoré a accédé au pouvoir après l’assassinat de Sankara, dans lequel il est impliqué.

De violentes manifestations, voire des émeutes, et des mutineries ont éclaté en 2008 et en 2011. Le pouvoir était honni. La population n’en pouvait plus, elle avait soif de justice, ne supportait plus la pauvreté et la corruption tandis que les dignitaires du régime exposaient sans scrupule leur opulence. Plusieurs initiatives importantes avaient été organisées depuis 2011 pour réfléchir à l’alternance, car le pouvoir était très impopulaire. Et depuis juin 2013, les Burkinabè manifestaient régulièrement par milliers voire par dizaine de milliers, dans toutes les villes du pays, contre la volonté de Compaoré de rester au pouvoir.

Sa volonté de changer la Constitution via un vote au Parlement a entraîné une réaction immédiate. Il voulait modifier la Constitution pour supprimer la limitation à deux mandats présidentiels et ainsi se présenter aux élections prévues en 2015. Beaucoup sentaient qu’il s’agissait là de l’ultime affrontement. Durant une semaine, se sont succédés appels à la désobéissance civile et à l’insurrection, manifestations massives, manifestations de femmes, appels à empêcher le vote. Le jour du vote, des dizaines de milliers de personnes ont convergé vers l’Assemblée nationale, arrivant de toutes les rues voisines, affrontant les forces de l’ordre des heures durant, progressant pied à pied et finissant par les déborder. L’Assemblée, prise par la foule, est brûlée, et le vote ne peut avoir lieu. Le lendemain midi Compaoré s’enfuit, exfiltré vers la Côte d’Ivoire avec l’aide des militaires français.

LVSL – Comment expliquer la longévité de Compaoré au pouvoir et le fait que le peuple et l’opposition n’aient réussi à le faire démissionner qu’en 2014, malgré les manifestations en réaction à l’affaire Zongo de 1998 et les mouvements sociaux de 2008 et 2011 ?

BJ – On peut en effet considérer que le mouvement de protestation contre l’assassinat du journaliste d’investigation Norbert Zongo représente le réveil de l’opposition, qui ne cessera alors de lutter contre le régime jusqu’à l’insurrection.

La nature du pouvoir a évolué depuis l’assassinat de Thomas Sankara, grâce aux luttes populaires. On peut caractériser le pouvoir de Compaoré en 2014, comme étant à mi-chemin entre la dictature et la démocratie. La période qui a suivi l’assassinat de Sankara a été très répressive, avec des assassinats, de la torture, des pressions de toute sorte dans les entreprises. Une Constitution, démocratique dans les textes, a été approuvée par référendum en 1991, ouvrant le pays au multipartisme, mais pendant très longtemps les gens avaient peur de s’exprimer. C’est la période où j’ai commencé à enquêter sur la vie de Sankara et je peux témoigner que beaucoup de gens qui l’avaient côtoyé refusaient de me rencontrer ou ne venaient pas aux rendez-vous qu’ils avaient pourtant acceptés.

Par ailleurs, le pouvoir n’a cessé de déstabiliser les partis d’opposition par toutes sortes de méthodes, promettant des postes à certains dirigeants, en distribuant de l’argent, etc. Il a réussi à gangrener les mentalités par l’appât de l’argent. Par exemple, les partis n’arrivent pas à faire rentrer des cotisations et les militants monnayent souvent leur participation aux activités. Et il doit y avoir près de 200 partis politiques.

Les partis sankaristes auraient sans doute pu avoir un avenir. La demande était forte au début du multipartisme. Ils ont combattu le pouvoir, subi des attaques de toutes sortes. Mais ils se sont perdus dans des querelles qui les ont rendus finalement peu crédibles.

Les mouvements sociaux de 2008 et 2011 n’ont pas amené un changement de régime, mais ont tout de même montré la faiblesse du pouvoir. Les révoltes étaient spontanées, partant de la base, venant d’un ras-le-bol face à la vie chère ou de collégiens après le décès de quelques-uns de leurs camarades. Des foules se répandaient dans les rues en attaquant les symboles du régime, les maisons des dirigeants ou les locaux de la police et de la gendarmerie. À chaque fois, Compaoré gagnait du temps, cédait sur les revendications des syndicats qui ne représentaient que les salariés pour faire cesser la révolte et négociait des aménagements avec les partis d’opposition. Cela dit, ces mouvements ont contribué à l’émergence de l’idée d’une nécessaire alternance.

La société civile s’est organisée, ainsi que l’opposition qui s’est regroupée dans le Chef de file de l’opposition (CFOP). Cette institution résulte d’une proposition issue d’un « Conseil des sages » mis en place après les puissantes manifestations qui ont suivi l’assassinat de Norbert Zongo en 1998 et 1999. Le CFOP, financé par le gouvernement, est dirigé par le chef du parti d’opposition qui a le plus de députés. Or en 2013, après les élections législatives, l’Union pour le progrès et le changement (UPC), obtient 19 députés. L’opposition est plus forte et l’autorité de son chef Zéphirin Diabré, un libéral, sur les autres partis du CFOP est incontestée, l’Union pour la renaissance/Parti sankariste (UNIR PS) qui dirigeait le CFOP en 2007 n’en avait que 4. C’est le CFOP qui va initier les manifestations en 2013.

LVSL – Pourquoi un livre sur l’insurrection de 2014 ?

BJ – Le travail de recherche que je mène sur Thomas Sankara n’a pas cessé depuis 1989, date de sortie de mon premier livre, et il m’a amené à retourner très régulièrement au Burkina Faso. Lorsque l’insurrection a chassé Blaise Compaoré, j’ai ressenti une joie immense, une reconnaissance envers certains acteurs qui avaient été aux premiers rangs et une grande admiration pour ce peuple. Je voulais faire connaître tout cela. Ces événements m’ont redonné la capacité d’écrire que j’avais perdue.

Par ailleurs, nous vivons une époque d’insurrections dans le monde entier. C’est passionnant et cela nous redonne de l’optimisme, cependant nous les connaissons mal. J’avais du mal à me lancer, mais un militant de Survie [1] me poussait à écrire depuis un moment, puis un journaliste burkinabè, car il trouvait les livres parus au Burkina insuffisants, et enfin quelques militants de ce pays m’ont incité à le faire. J’écris ainsi dans l’introduction que mon ambition est aussi de « restituer aux Burkinabè leur insurrection ». Les enquêtes m’ont permis d’accéder à des informations que beaucoup ont reconnu, après lecture, ne pas connaître. Mais il reste des inconnues comme l’enchaînement des décisions au sein de l’armée, notamment les raisons pour lesquelles elle n’a pas ou peu tiré alors qu’un massacre était possible.

Au fur et à mesure que j’avançais se développaient les insurrections en Algérie et au Soudan. Et je voyais dans celle du Burkina des leçons à tirer, des créations originales, notamment cet amendement à la Constitution [on y revient plus bas dans l’entretien], un inédit sur la scène internationale qu’est la Charte de la Transition, permettant de régler les problèmes institutionnels alors que la communauté internationale se faisait de plus en plus pressante. Mais il était clair déjà que la situation n’était pas révolutionnaire. Je dis souvent dans les débats que cette insurrection était le meilleur que pouvait faire le Burkina, dans une situation éminemment complexe, compte tenu du rapport de forces qui existait alors dans le pays.

Il y a bien d’autres choses que je voulais partager, la stratégie des uns et des autres, le jeu des acteurs si important dans cette situation complexe, la clairvoyance de certains leaders, le courage du peuple, les réformes mises en œuvre, cette formidable résistance au putsch de 2015… bref, partager ma connaissance de ce pays. Au départ, je pensais ne faire qu’une analyse mais j’ai rapidement changé d’objectif. Je suis retourné enquêter au pays, j’ai recherché de la documentation. Je voulais que l’enchaînement des événements soit restitué dans le détail. Ce travail était passionnant. Ce qui s’est passé devait être mieux connu au Burkina, mais aussi par-delà les frontières, comme un exemple, pas forcément à reproduire, mais comme un élément de réflexion utile à tous.

LVSL – Votre livre évoque les différents acteurs de la révolution, notamment l’armée. Quel a été son rôle dans l’insurrection ? Les généraux Honoré Traoré, brièvement chef d’État après la démission de Compaoré, et Isaac Zida, Premier ministre au cours de la Transition, ont pris des positions différentes au cours des événements…

BJ – Ce pays est habitué à voir l’armée jouer un rôle politique. Dès 1966, une insurrection éclate et les manifestants demandent à l’armée de prendre le pouvoir. Elle apparaît structurée, hors des querelles politiques dans lesquelles les populations ne se reconnaissent pas, et même, à l’époque, plutôt intègre. Cette image va se dégrader à la fin des années 1970, alors que le multipartisme est institué mais que le Président reste un militaire, le général Lamizana.

L’armée revient au pouvoir à partir de 1980 et, jusqu’à la Révolution de 1983 ce sont des clans de l’armée qui s’affrontent, bien que souvent liés à des partis politiques.

Et les militaires sont clairement aux commandes après le déclenchement de la Révolution en 1983 (depuis 1980 d’ailleurs), même si quelques intellectuels, représentants des partis révolutionnaires clandestins, sont membres du Conseil national de la Révolution (CNR). L’assassinat de Sankara est l’œuvre d’une partie de l’armée, alliée avec des organisations civiles qui avaient besoin des militaires pour se débarrasser de lui.

Au vu de l’histoire du pays depuis l’indépendance, de la défiance par rapport aux partis qui ne prennent aucune initiative, on comprend mieux l’appel à l’armée en 2014. Le lendemain de la prise de l’Assemblée nationale, une réunion a lieu entre les chefs de l’armée et des dirigeants des organisations de la société civile à la demande du Balai citoyen [2], qui avaient demandé à d’autres personnalités de venir les rejoindre. Le sort différent de ces deux officiers supérieurs s’est joué lors de cette réunion. Les membres de la société civile s’inquiétaient des pillages qui se développaient en ville. Le pays se trouvait dans un vide politique et sécuritaire qu’il fallait combler rapidement.

Le lieutenant-colonel Issac Zida et Honoré Traoré n’ont pas eu la même démarche. Mais ils sont tous deux issus du régime et occupaient des postes importants. Le premier était adjoint au chef de corps du régiment de sécurité présidentiel (RSP), mais aussi officier de liaison avec Guillaume Soro, chef des rebelles ivoiriens et grand ami de Compaoré qu’il considérait comme son « mentor ». Le deuxième était le chef d’État-major de l’armée. Tous les deux ont été mus par leurs ambitions personnelles.

Disons que le général Zida a mieux appréhendé le rapport des forces. Il a participé aux négociations avec la société civile, certainement pour défendre ce qui pouvait l’être encore, alors que le chef du RSP, Gilbert Diendéré, était occupé à organiser la fuite de Compaoré avec l’armée française. Il a pu donc jouer un double jeu. Mais il a rapidement senti le parti qu’il pouvait tirer de cette situation, et que son heure était peut-être arrivée. Contrairement aux autres chefs de l’armée présents, il était le seul à avoir déclaré tout de suite que les insurgés avaient raison. Traoré était perçu comme le représentant de Compaoré, qui l’avait nommé. Il faut se rappeler que durant cette rencontre, personne ne sait encore que Compaoré va démissionner.

Après ces discussions, Zida se rend accompagné des membres du Balai citoyen sur la place qui a retrouvé son ancien nom de « Place de la Révolution » et annonce la démission de Compaoré qu’il vient d’apprendre par téléphone.

Il se retire alors avec quelques amis officiers supérieurs et des dirigeants de la société civile dans un camp militaire et discutent toute l’après-midi et une partie de la nuit. Il acquiert la confiance des civils présents en démontrant sa capacité à rétablir l’ordre dans le pays et aux frontières et finit par obtenir le soutien de toute l’armée. Les dirigeants de la société civile voulaient une personne capable d’imposer son autorité sur toute l’armée, qui accepte finalement qu’il soit Président. Les civils s’opposeront à ce qu’un militaire occupe ce poste, mais Zida réussit par la suite à manœuvrer pour devenir Premier ministre.

LVSL – Les partis d’opposition, les syndicats et la société civile – notamment le Balai citoyen – ont joué un rôle clé également, et de nombreuses tensions les ont traversés…

BJ – En effet. Rapidement d’autres secteurs de la société civile vont accuser le Balai citoyen, qui n’était pourtant pas seul, d’avoir « vendu la révolution » et d’avoir installé l’armée au pouvoir. Il y a une mouvance de la société civile très influente via la Confédération générale des travailleurs du Burkina, le Mouvement burkinabè des droits de l’homme et d’autres organisations de la société civile, plus ou moins contrôlées par le Parti communiste révolutionnaire voltaïque (PCRV) – il se réclame de Staline et de Enver Hodja – qui n’a pas participé à l’insurrection en considérant que la situation n’était pas mûre. Ils se sont lancés avec d’autres dans ces accusations, affaiblissant le Balai citoyen qui avait pourtant fait preuve de courage et de clairvoyance devant le vide dans lequel se trouvait le pays.

LVSL – Une Transition a été mise en place entre la démission de Compaoré le 31 octobre 2014 et l’élection de Roch Marc Christian Kaboré le 30 novembre 2015. Pouvez-vous revenir sur la manière dont elle s’est mise en place et sur les rapports de force qui se sont joués en son sein ?

BJ – La société civile a progressivement pris les choses en main. Elle fonctionnait par assemblées générales. Or le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP), né d’une scission du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), le parti de Compaoré, quelques mois avant l’insurrection, manœuvrait pour infiltrer les assemblées générales avec le clair objectif d’affaiblir le Balai citoyen et de placer ses militants. D’autres militants de la société civile ont cependant réussi à prendre le relais et à passer outre ces difficultés, pour organiser le travail et arriver à un consensus à propos de la Charte de la Transition, puis à entamer les négociations avec les partis politiques puis l’armée.

Cette Charte de la Transition a été adoptée, elle a placé Michel Kafando, un civil, Président de la transition, et Isaac Zida Premier ministre. Elle a mis en place un Conseil National de la Transition (CNT), dont les représentants ont été choisis parmi les différents secteurs de la société, et qui a joué le rôle de parlement durant la Transition. Cette période est particulièrement détaillée dans l’ouvrage car elle me semble fondamentale dans l’explication du compromis obtenu, compte tenu du rapport de forces qui existait alors, et montre l’intelligence politique d’un certain nombre de leaders de la société civile.

LVSL – Les proches de Compaoré ont tenté un nouveau coup d’État à travers le régiment de sécurité présidentielle (RSP), le 16 septembre 2015. Comment expliquez-vous leur échec ?

BJ – La résistance a été immédiate et massive. À Ouagadougou, l’unité s’est réalisée y compris avec les militants du PCRV. Partout en Province, la population bravait le cessez-le-feu, se massait sur les places et autour des casernes en demandant aux militaires de s’opposer au coup d’État. Par ailleurs, Kafando et Zida étant arrêtés, le Président du CNT, Chériff Sy, est entré dans la clandestinité, comme de nombreuses personnalités de la société civile. Deux radios clandestines ont pu émettre successivement et ont relayé les différents appels à la résistance. Chériff Sy appelait les militaires à résister aux putschistes. Finalement la résistance populaire et la pression autour des camps militaires ont fini par décider les officiers intermédiaires à prendre l’initiative de monter à Ouagadougou et à lancer un ultimatum aux derniers militaires du RSP. Dès les premiers coups de feu, les derniers réfractaires du RSP se sont rendus.

Les putschistes ont été condamnés en 2019. Les verdicts, bien que relativement cléments – Diendéré, le chef des putschistes n’a écopé que de 20 ans de prison – ont été accueillis avec satisfaction, sauf par les avocats des accusés. Le procès a révélé en particulier le soutien aux putschistes de Guillaume Soro mais aussi du Mouvement national de libération de l’Azawad [3], dont les dirigeants avaient été soutenus puis accueillis à Ouagadougou dans le passé.

LVSL – Pourquoi parlez-vous d’ « insurrection » et non de « révolution » ? Et pourquoi est-elle, selon vous, « inachevée » ?

BJ – La victoire du MPP aux élections s’est traduite par le retour au pouvoir des proches de Compaoré qui l’ont lâché moins d’un an avant l’insurrection, ce parti ayant été créé en janvier 2014. Il n’y a eu aucun véritable procès contre les dirigeants de l’ancien régime jusqu’ici, ni contre les tortionnaires responsables des tortures après 1987, ni contre les organisateurs, bénéficiaires ou complices du pillage organisé des richesses du pays au profit du clan qui était alors au pouvoir. Et la corruption a fait massivement son retour. Les juges corrompus aux ordres sous l’ancien régime n’ont pas été inquiétés. Ce n’est donc pas une révolution, dans le mesure où le processus mis en place n’a pas entamé le destruction du système mis en place lors du régime précédent. Le système de corruption généralisée semble être revenu, et, si l’on écoute les Burkinabè, avec une ampleur inégalée. L’insurrection m’apparaît donc inachevée car au bout de 5 ans on constate que le même système perdure. Et comme me l’ont confié certains leaders, il est même mieux élaboré car la chute du régime précédent a servi de leçon.

Seuls les fonctionnaires ont obtenu d’importantes augmentations de salaire. Mais leurs syndicats continuent à faire grève et commencent à créer des mécontentements contre leurs mouvements jugés corporatistes, car ils ne représentent qu’une petite partie de la population.

Mais on peut se satisfaire que la procédure judiciaire sur l’assassinat de Norbert Zongo a repris. Les avocats viennent de déclarer que le procès pourra se tenir lorsque François Compaoré, le petit frère de Blaise Compaoré, aura été extradé. De même l’enquête sur l’assassinat de Sankara a pu reprendre et semble avoir beaucoup avancé. Le procès devrait se tenir fin 2020 lorsque le troisième lot de documents issu des archives françaises aura été livré.

Ce sont deux acquis importants parmi les revendications des insurgés.

LVSL – La figure tutélaire de Sankara est réapparue au cours de l’insurrection burkinabè. Quel est l’héritage du sankarisme aujourd’hui au Burkina Faso ? Les grands combats qu’avait à cœur Sankara (la lutte contre le néolibéralisme, contre la prédation des pays du Sud, etc.) trouvent-ils un écho depuis la chute de Compaoré ?

BJ – La figure de Sankara a été la référence de beaucoup d’insurgés. Elle n’est pas réapparue car elle était présente depuis de nombreuses années déjà, notamment depuis la commémoration du vingtième anniversaire de son assassinat en 2007 à Ouagadougou. 2007 correspond aussi à la sortie de nouveaux documentaires. Tous ces films sont vus et revus au Burkina grâce à l’initiative des festivals ciné droit libre créés par des leaders de la société civile. Des concours de dictions de ses discours sont régulièrement organisés. Sankara est adulé au Burkina, et dans la plupart des pays d’Afrique, beaucoup s’en réclament aujourd’hui. Mais cela entraîne une certaine confusion, comme l’explique le chercheur Ra-Sablga Ouédraogo dans cet article.

LVSL – Quel est votre regard sur la situation actuelle du Burkina Faso ? Les attaques de djihadistes se sont multipliées depuis la chute de Compaoré, la haine de la communauté peule se développe, alors que les élections de 2020 approchent…

BJ – La situation est particulièrement grave. Et pour l’instant on ne voit pas d’issue se dessiner. Les attaques ont de multiples sources : les problèmes sociaux, le recul de l’État dans le nord du pays, la désintégration de la Libye pour laquelle la France a une importante responsabilité avec le déversement d’armes et de combattants dont les intérêts sont contradictoires. Le Sahara a toujours été une voie de passage des trafiquants en tout genre, dont la drogue, et cette déstabilisation est pour eux une véritable aubaine.

La stigmatisation des Peuls, ethnie d’éleveurs nomades, n’est pas nouvelle. Il y a toujours eu un racisme latent contre eux. Le problème de la répartition entre zones de pâturage et zone de culture entraîne des conflits récurrents entre eux et les Mossis sédentaires, conflits qui ont déjà occasionnées des morts. Mais jusqu’ici les anciens avaient réussi à éviter que ces conflits se généralisent, intervenant rapidement après les premiers incidents.

Les Peuls sont presque tous musulmans et constituent une part importante de la population dans le nord du pays. Sans doute ont-ils été les premières recrues des djihadistes. Mais d’un autre côté ils subissent des pillages, des menaces, et sont pas du tout protégés. Ils constituent donc une population fragile sensible aux arguments des djihadistes. De plus, des milices d’auto-défense appelées Koglweogo se sont constituées dans les zones rurales où l’État est absent, elles pratiquent une justice expéditive et sont à l’origine des massacres contre les Peuls, comme à Yirgou où il y a eu 49 morts en janvier 2019. Dans les zones jusqu’ici épargnées par les attaques terroristes, il n’y a pas de tels recrutements et la cohabitation perdure.

Quant aux élections, le gouvernement est engagé dans un recensement de la population. L’opposition pense pouvoir l’emporter. Mais dans les conversations chacun se demande si les élections sont opportunes, étant donné le danger que court le pays, alors que, selon le chiffre couramment avancé, près de 35% du territoire échapperait au contrôle de l’État.

Notes :

[1] Survie est une association qui « dénonce toutes les formes d’intervention néocoloniale française en Afrique et milite pour une refonte réelle de la politique étrangère de la France en Afrique ».

[2] Le Balai citoyen est un mouvement citoyen fondé en 2013 sous l’impulsion des artistes Sams’K le Jah et Smockey, considérés alors comme les porte-voix de la jeunesse.

[3] Le Mouvement national de libération de l’Azawad est un mouvement séparatiste touareg engagé dans la guerre au Mali depuis 2011. Il fut soutenu par Blaise Compaoré et la France a aussi tenté de s’appuyer sur lui dans la lutte contre les djihadistes.

Violences et transformation sociale : peut-on faire la révolution sans la révolution ?

©Harald Lenuld Pilc

Les gilets jaunes auront marqué de façon indélébile l’année 2019. Sans chercher à affirmer ou infirmer les reproches de ces conservateurs de tout poils, ceux ayant vu dans ce mouvement une lueur d’espoir vers une transformation de nos sociétés initiée par les masses sont inévitablement ramenés à ce débat qui n’est pas neuf : que faire de la stratégie de la violence ? Ceux qui enragent de l’injustice de nos sociétés, de la prédation de son économie sur les hommes et la nature doivent-ils entretenir cette rage, la propager, en faire une arme de transformation et une force de visibilisation ou doivent-ils au contraire en craindre les excès, les risques et les dérives ?


« Citoyens, vouliez-vous la révolution sans la révolution ? (…) Toutes ces choses-là étaient illégales, aussi illégales que la Révolution, que la chute du trône et de la Bastille, aussi illégales que la liberté elle-même »[1]. Ces mots de Robespierre résonnent avec d’autant plus de profondeur à la lumière des événements de ces derniers mois. Quand, à grand cri de « Macron démission », des gilets jaunes envahissent ronds-points et avenues durant 29 semaines consécutives « pour l’honneur des travailleurs, pour un monde meilleur », et quand, dans le même temps, on nous rebat les oreilles du soir au matin dans les différents médias à grand cri de « Mais, rassurez-moi, vous condamnez ces violences ? », alors oui ces mots de Robespierre font échos en nous et nous interrogent.

Car après tout, qu’est-ce qu’une révolution sinon cette « rupture avec le cadre de la légalité »[2] ? Comment ne pas associer les transformations radicales qui se sont opérées dans nos sociétés à des épisodes clés de violence populaire ? Comment ne pas penser aux révoltes contre l’injustice fiscale lors des jacqueries de 1358, à la prise de la Bastille, au saisissement des canons du peuple et à l’expulsion de l’armée par la Commune de Paris naissante le 18 mars 1871, aux pavés arrachés en mai 1968, aux Champs-Élysées saccagés lors de l’acte XVIII des gilets jaunes ? Certains des événements cités nourrissent encore l’imaginaire révolutionnaire et ont indéniablement conduits à des transformations, petits pas ou grandes révolutions. Mais tous ont aussi vus la morts des meilleurs des nôtres, des Etienne Marcel, des Desmoulins, des Robespierre, des Varlin et des Zineb Redouane. Tant et si bien que certains ont substitué à cet idéal de révolution, conçu comme le soulèvement armé des masses contre la légalité en place, un autre modèle, celui de -496 et de la grève des travailleurs de l’Aventin donnant naissance aux tribuns du peuple, celui des Gandhi et des Luther King, celui des masses vénézuéliennes insurgées contre le prix du ticket de bus ouvrant la voie à la révolution bolivarienne de Chávez ou plus récemment celui du peuple algérien assemblé dans les rues, criant halte à l’humiliation, réclamant le départ d’un président amorphe et de sa caste au pouvoir. Bref, à la révolution prolétarienne certains ont préféré la révolution citoyenne, telle que théorisée par Rafael Correa, ancien président de la République de l’Équateur, et reprise par Jean-Luc Mélenchon, celle qui « s’enracine dans le mouvement social, [qui] se déclenche et se mène par les bulletins de vote et les élections »[3]. D’autres, à l’instar de Lutte ouvrière de Nathalie Arthaud, continuent de refuser cette ligne pacifiste en tant que telle et appellent à une acception plus classique de la révolution, celle qui consiste à « renverser la bourgeoisie au pouvoir, [l’exproprier], [faire] que les travailleurs eux-mêmes prennent le pouvoir »[4].

La question reste donc entière, peut-on faire « la révolution sans la révolution » comme la moquait Robespierre ? La violence est-elle cette « accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs »[5]ou amène-t-elle, en particulier dans le cadre de nos démocraties pluralistes, à un rabougrissement des mouvements sociaux qui ne conduit nulle part sinon à l’amoncellement de morts dans nos rangs ?

« C’est partout la misère qui nous rend méchants » : une violence qui en appelle une autre

Topos, diront certains, et pourtant il faut bien commencer par-là. On ne saurait céder au piège injonctif de la condamnation en cadence des violences de tel ou tel sans rappeler, encore et toujours, qu’elles ne peuvent être comprises sans les mettre en perspective avec la violence sociale existante. Comprise, ce qui n’est pas synonyme d’excuser comme l’affirmait à tort un ancien Premier ministre aujourd’hui en perdition à Barcelone.

Violence sociale, donc, en laquelle certains voient le propre du politique, dont le légitime monopole serait détenu par l’État et ses appareils dans la conception wébérienne tandis qu’une autre lecture, celle d’Althusser ou de Pierre Clastres, dénonce le caractère coercitif desdits appareils. Mais beaucoup, sinon l’écrasante majorité, ne se posent pas la question de la violence en ces termes. Ils n’agissent pas consciemment en réponse aux appareils répressifs d’État tels que définis par Althusser : ils laissent s’exprimer leurs affects. Comme le dit le plus simplement possible la plume de Ferrante à travers la voix de sa narratrice, une jeune fille ayant grandi dans les quartiers pauvres de Naples durant les années de plomb : « C’est partout la misère qui nous rend méchants »[6].

En somme, face à de pareilles situations, on peut aisément comprendre que certains basculent dans la violence, pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont plus que cela.

Barbara [7] est une mère de famille qui, du fait de ses difficultés financières, a vu son électricité brièvement coupée en plein hiver 2008, avant d’être basculée en service restreint où elle devait arbitrer entre le chauffage le soir et l’eau chaude le matin, et ce alors même qu’elle avait à sa charge deux enfants en bas-âges. Quand on l’interroge sur ces mois de difficulté, elle les décrit comme suit : « Plus de lumière, plus de gazinière, plus de téléphone, plus de frigo, plus de machine à laver, plus de chauffe-bain donc plus d’eau chaude, enfin plus rien, plus rien (…) Tu ne peux plus vivre ». Quand on la questionne sur ce qu’elle ressent alors, quand les agents EDF se présentent à son domicile, elle évoque un sentiment d’injustice :  « C’est à l’EDF et à l’État [que j’en veux], comment on peut laisser faire ça ? »

Loin d’être unique en son genre, cette violence d’État qui a tant marqué les esprits de Barbara et de sa famille irrigue l’actualité quotidienne.

Violence d’un État prédateur ou impuissant, ne répondant pas voire se faisant le protagoniste des fameux « plans sociaux », où la violence d’une chemise arrachée ou d’une voiture renversée répond à celle de plusieurs milliers de vies fragilisées voire brisées d’un trait de plume, comme l’illustre si crûment la vague de suicide chez France Télécom, l’épisode chaotique de la restructuration d’Air France en 2015, plus récemment les 1050 suppressions d’emploi annoncées en France par General Electric en dépit de toutes les promesses annoncées lors du rachat de la branche énergie d’Alstom initiée par un État stratège dont l’économie était alors pilotée par un certain Emmanuel Macron, ou encore sur le terrain de la fiction par le puissant film de Stéphane Brizé, En Guerre, où 1100 salariés se battent pour sauvegarder leur emploi face aux promesses non tenues de leur employeur et à l’absence de volonté étatique.

Violences policières, de la mort d’Adama Traoré aux barbouzeries d’Alexandre Benalla en passant par les milliers de blessés, mutilés et éborgnés dans les rangs des gilets jaunes. Violences judiciaires d’un État dont la ministre de la Justice vantait en mars dernier les 2000 condamnations dont 40% de prisons fermes, soit autant de vies brisées, comme s’il s’agissait là d’une source de fierté du parti de l’ordre ayant été en mesure de mater la contestation sociale.

En somme, face à de pareilles situations, on peut aisément comprendre que certains basculent dans la violence, pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont plus que cela.

Violence et conflictualité, le propre du politique

Une fois qu’on a dit cela, nécessité il y a d’aller plus avant dans la réflexion. Car si la violence est à bien des égards compréhensible, reste à savoir si elle est, d’un point de vue plus stratégique, souhaitable ; savoir si elle peut, dans le cadre de nos sociétés du XXIe siècle, conduire à une transformation radicale de la société et ainsi apporter une réponse aux situations telles que nous les avons décrites.

En préambule d’une telle discussion, il convient d’interroger la nature-même de la politique. On refusera une conception idéaliste faisant de la politique l’art du consensus et de la résolution du conflit, pour privilégier l’idée selon laquelle la politique, c’est précisément une voie d’expression de la conflictualité d’une société ou, pour le dire en des termes foucaldiens « La politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens »[8]. Une telle lecture, héritée d’une longue tradition politique et philosophique et qui s’exprime aujourd’hui notamment par la voix de la réinterprétation de Carl Schmitt opérée par Chantal Mouffe, considère qu’en politique « l’antagonisme est une dimension impossible à éradiquer »[9], que cette dichotomie schmittienne ami/ennemi est une grille de lecture indispensable pour comprendre le fait politique. En d’autres termes, la politique, c’est le conflit.

Mais alors, qui dit conflit dit-il nécessairement violence ? Si la politique, c’est l’antagonisme, ayant pour tâche « de distinguer correctement ami et ennemi »[10], alors l’expression du politique, dans son acception schmittienne, c’est précisément la réalisation du conflit entre ces deux pôles antagonistes. À certains égards, la tradition marxiste et à sa suite le marxisme-léninisme, ne disent pas autre chose, comme l’analyse Schmitt lui-même : « Une classe au sens marxiste du terme (…) devient un facteur politique (…) quand elle prend la lutte des classes au pied de la lettre en traitant l’ennemi de classe en ennemi véritable et en le combattant »[11]. Lénine, dans son fameux Que Faire, décrivait ainsi l’insurrection comme « la riposte la plus énergique, la plus uniforme et la plus rationnelle faite par le peuple tout entier au gouvernement »[12].

On pourrait pourtant dresser une autre voie à cette lecture qui ne se contente pas de faire le constat positif de la conflictualité, mais qui appelle à en pousser la logique jusqu’à l’affrontement violent, opposant ainsi amis et ennemis jusqu’au dépassement, vers une société sans classe ou un État total, selon l’obédience. L’école de pensée mouffienne, irriguée d’une relecture de Schmitt et de Gramsci et dont on voit aujourd’hui l’influence sur la gauche radicale européenne, dresse une autre voie possible résumée en ces termes par Íñigo Errejón, ancien cadre de Podemos :

« En fin de compte, une partie du pouvoir politique, dans nos sociétés, provient de la capacité à convaincre, et dans le fait que cette conviction s’exprime dans la bataille électorale, et une autre partie du pouvoir politique, comme disait Mao Tsé-Toung, est « au bout du fusil », c’est à dire renvoie à la capacité de réaliser des actions violentes »[13].

Si l’on prend comme présupposé l’idée que la politique repose sur la conflictualité, deux voies s’offrent donc à nous : celle de la rupture violente ou celle du dépassement de la violence. La première a déjà été explorée. Quant à la seconde, elle s’exprime sous la plume de Chantal Mouffe à travers l’idée d’une démocratie agonistique, c’est-à-dire une forme sublimée de la relation antagonique, où la relation d’ami à ennemi se meut en une opposition d’adversaires politiques, reconnaissant leur légitimité mutuelle et réglant leurs différends dans les urnes. Qu’en est-il néanmoins quand c’est précisément cette légitimité  des urnes qui est remise en cause ?

La violence, un mal nécessaire ? Pour une sortie par le haut de nos crises démocratiques

Dans de pareils cas, quand se confrontent, comme c’est le cas depuis maintenant 29 semaines, la légitimité rationnelle légale des urnes, à celle de la rue qui appelle à un changement de paradigme, que faire ? Si beaucoup de gilets jaunes n’ont eu de cesse de condamner la violence de certaines franges du mouvement, certains, à l’instar de Johny, 37 ans, n’hésitent pas à la décrire comme un mal nécessaire : « On a pris conscience qu’il n’y a que quand ça casse qu’on est entendu »[14].

L’absence de recours démocratique dans nos démocraties libérales, en France et en Europe, n’a de cesse de revenir sur le devant de la scène comme le point de crispation des citoyens du XXIe siècle en mal de démocratie. Cette crise démocratique n’a eu de cesse de se manifester ces dernières années dans le quotidien des Français et des Européens. Du Non de 2005 à la Constitution européenne par voie référendaire au Oui parlementaire du traité de Lisbonne qui en reprend la quasi totalité ; du Brexit de 2016 à l’incapacité de le mettre en place trois ans plus tard ; de l’illisibilité des votes à la proportionnelle ou de certains régimes parlementaires perturbés par les coalitions et en particulier des grandes coalitions, où la démocratie continue d’être monopolisée par les deux partis dits de gouvernement, à l’amertume des scrutins majoritaires à deux tours où de deux maux il faut toujours choisir le moindre (situation instrumentalisée par un Emmanuel Macron faisant le pari du maintien au pouvoir d’un l’extrême marché qui ne rivaliserait plus qu’avec l’extrême droite). Dans tous ces cas de figure, la voie des urnes a déçu, frustré, et peine aujourd’hui à convaincre. À ces votes illisibles, bafoués, tronqués ou vidés de sens, s’ajoute la difficulté à s’exprimer en dehors des périodes électorales, frustration cristallisée par la demande d’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne par les gilets jaunes.

Dès lors, à l’heure de cet Hiver de la démocratie tel que le caractérise Guy Hermet, où nous « touchons au terme d’un futur ancien régime, d’un régime finissant, voué à céder à place à un autre univers politique encore dépourvu de nom » [15], où le vieux se meurt et le neuf hésite à naître pour le dire gramscien, la voie des urnes ne laisse à certains que peu d’espoir de transformations. Or, quand la voie démocratique sembler mener sur une impasse, la violence est-elle l’ultime recours ?

 Oui, la violence populaire est parfois inévitable et peut, dans certains contextes, servir de point d’appui à une transformation radicale de la société.

Il convient d’affirmer tout d’abord qu’il ne s’agit pas de condamner en cadence la violence ni même d’adopter une position manichéenne sur le sujet. Oui, la violence populaire est parfois inévitable et peut, dans certains contextes, servir de point d’appui à une transformation radicale de la société. Inévitable, quand un pouvoir en place n’a plus d’autre alternative que la force brute pour se maintenir en place : c’est ce que Gramsci définirait comme une crise organique. Alors, pour reprendre la terminologie de Frédéric Gros, quand l’obéissance de s’obtient que par la soumission, il est normal et même légitime que le recours soit celui de la rébellion[16]. Mais recours il ne sera que si l’alternative proposée n’est pas la violence pour la violence, la violence comme fin en soi. S’il n’en est pas l’instigateur mais seulement le répondant, alors le peuple en armes apparaît comme l’alternative, à condition qu’il se définisse comme tel. Or, se définir comme alternative, c’est proposer une voie de sortie politique, par le haut. L’alternative c’est ce qui se propose de mettre fin à la soumission du régime qui se meurt et qui, pour se faire, quand bien même il y aurait nécessité ponctuelle de se rebeller, construit l’alternative politique vers un régime de la masse et du consentement plutôt que vers celui de l’avant garde et de la terreur révolutionnaire.

Pour illustrer cette ligne de démarcation qui parfois peut paraitre ténue, on pourrait, à l’instar de Podemos dans ses Leçons politiques de Game of Thrones, convoquer certains éléments de la culture populaire (attention spoiler). Pourquoi certaines violences de Daenerys nous semblent justifiées et même nécessaires dans les premières saisons alors qu’elles nous sont insupportables dans la dernière ? Précisément parce que les premières offrent une voie de sortie par le haut, une perspective politique, quand les dernières se laissent déborder par la violence elle-même. Ainsi le spectateur est-il conquis par le meurtre des maîtres d’Astapor dans le quatrième épisode de la saison 3 précisément parce que Daenerys fait immédiatement suivre cette scène de violence d’un discours politique, où elle appelle les esclaves d’hier à agir en hommes libres d’aujourd’hui. Alors, « Après la mobilisation destituante, s’ouvre un moment constituant qui instaure de nouvelles positions »[17].

Inversement, le discours que tient Daenerys à ses immaculés après avoir réduit Port Réal à feu et à sang relève précisément des dérives qu’il peut y avoir à adopter la voie de la violence : « Immaculés, vous avez été arrachés aux bras de vos mères et élevés comme esclaves. A présent, vous êtes des libérateurs. Vous avez délivré la ville de l’emprise d’un tyran. Mais la guerre n’est pas terminée. Nous ne déposerons pas nos lances tant que nous n’aurons pas libéré tous les peuples du monde ».

Enfermé dans la spirale de la violence, Daenerys glisse vers ce que dénonce précisément Camus dans L’homme révolté, quand il affirme avec force que l’utilisation de fins injustes, même au service de fins justes, n’a pour effet que de corrompre ces fins et de les rendre injustes elles-mêmes. Pareille révolution, selon Camus, « pour une justice lointaine, [légitime] l’injustice pendant tout le temps de l’histoire (…) elle fait accepter l’injustice, le crime et le mensonge par la promesse du miracle »[18].

Le risque donc d’une stratégie de la violence visant à imposer ses vues quand elles ne parviennent pas à s’exprimer par les urnes, c’est précisément de tomber dans la spirale de la violence, celle de la peur de la conspiration, de l’ennemi de la révolution ou de l’ennemi de classe omniprésent, en d’autres termes, de faire une révolution de pseudo avant-gardistes, révolutionnaires professionnels d’hier ou black-blocks d’aujourd’hui, et de la faire à contre-courant des masses.

Dès lors, si violence il doit y avoir, qu’elle ne soit qu’un dernier recours, une ultime réponse face au tyran qui soumet par la force des armes. Et quand un tel pari risqué peut-être évité, alors qu’il le soit. D’abord, comme on l’a dit, parce que la violence, c’est la mort par milliers, et souvent des meilleurs d’entre nous, ouvrant parfois sur des situations de chaos comme on en connait en Libye. Ensuite, parce que la violence rabougrit les mouvements sociaux, dissout les masses et ne laisse place qu’à ces minorités agissantes, révolutionnaires de salon qui pensent, parlent et se mettent en mouvement à la place des peuples. Alors la violence, laissée aux mains de quelques-uns, devient la plus grande menace d’une cause qui, pourtant, pouvait paraitre juste.

Nous avons la chance de bénéficier d’un cadre démocratique qui rend possible ces révolutions citoyennes, ces mobilisations de masse, par la pression de la rue couplée à la clarté des urnes, pour une transformation radicale de nos sociétés. Le Front populaire de 1936 n’est rien d’autre que la rencontre du politique et de la masse, d’un Léon Blum élu par les urnes qui, plutôt que d’aller directement à Paris, encourage les soulèvements populaires dans son fief de Narbonne, pousse à se mettre en mouvement pour l’alternative après s’être électoralement mobilisé contre le pouvoir en place : en somme passer de la phase destituante à la phase constituante. Sans dogmatiquement rejeter la violence, on ne peut ignorer que cette voie de recours démocratique existe : saisissons-nous en.


[1] Gauchet (Marcel), Robespierre: L’Homme Qui Nous Divise Le Plus. Gallimard, Paris, 2018, p. 99

[2] Ibid

[3] Mélenchon (Jean-Luc), Qu’ils s’en aillent tous: Vite, La Révolution Citoyenne, Flammarion, Paris, 2010,p.16

[4] Arthaud (Nathalie), Réunion Publique de Nancy, 04/05/2019, [online] : https://www.lutte-ouvriere.org/multimedia/extraits-de-debats/apres-le-1er-mai-les-blacks-blocs-la-violence-et-comment-changer-la-societe-120232.html

[5] Friedrich Engels, Le Rôle de la violence dans l’histoire, Paris, Éditions sociales, 1969, pp. 37-8

[6] Ferrante (Elena), L’amie prodigieuse, Tome 1,  Gallimard, Paris, 2014, p.336

[7] Le prénom a été changé

[8] Foucault (Michel), Dits et écrits, 1952-1988, Gallimard, Paris, 2001, texte n°148

[9] Mouffe (Chantal), Errejón (Íñigo), Construire Un Peuple: Pour Une Radicalisation De La Démocratie, les Éditions du Cerf, Paris, 2017, p.88

[10] Schmitt (Carl), La notion de politique, Flammarion, Paris, 1992 (1932), p.76

[11] Ibid

[12] Lénine, Que faire, Editions Science Marxiste, Paris, 2004 (1902)p.224

[13] Mouffe (Chantal), Errejón (Íñigo), opus cite, p.135

[14] Leclerc (Aline), « La violenceun « mal nécessaire »pour les « gilets jaunes » », Le Monde,  mardi 19 mars 2019, p.10

[15] Hermet (Guy), L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, Armand Colin, Paris, 2007

[16] Gros (Frédéric), Désobéir, Éditions Albin Michel, Paris, 2017, pp.41-51

[17] Errejón (Íñigo), « Power is Power, Guerre et politique », in Iglesias (Pablo) (dir.), Les leçons politiques de Game of Thrones, Post-éditions, 2015, p. 94

[18] Camus (Albert), L’homme révolté, Gallimard, Paris, 1985, p.292