La souveraineté spatiale : un énième déclassement pour la France

La fusée Ariane 5 décollant de la base de Kourou en Guyane française. © MEAphotogallery

Alors que l’espace suscite de nouveau l’intérêt des grandes puissances et de nouveaux acteurs privés, la France semble se reposer sur ses lauriers et abandonner son rôle de puissance spatiale. D’une part, Paris semble préférer déléguer cette activité au secteur privé, au lieu de piloter indirectement l’action de ce dernier, comme le fait la NASA. D’autre part, l’Allemagne ne cache plus ses ambitions et délaisse la coopération européenne, tout en essayant de récupérer les technologies françaises.

La conquête spatiale fut l’un des grands enjeux de la Guerre froide. Dans cet affrontement entre Soviétiques et Américains, la politique d’indépendance du général De Gaulle s’est également traduite en termes de souveraineté spatiale. Du programme Véronique au développement d’Ariane 6, la France reste un acteur majeur du spatial dans le monde. Ce rôle permet d’avoir une place importante en matière militaire, scientifique et industrielle. Ce, même face aux géants étasuniens, russes et, aujourd’hui, chinois. Pour ce faire, la France a pu compter sur l’expertise acquise par le Centre national d’études spatiales (CNES) qui a fêté ses 60 ans en 2021. Ces compétences, fruit d’années d’investissements et d’ambitions publiques, ont fait le lit de l’excellence française en matière spatiale. Depuis lors, la France a tout naturellement pris le rôle de moteur européen dans les activités extra-atmosphériques. Toutefois, fer de lance de la souveraineté française, le secteur spatial ne cesse de voir sa position fragilisée par l’absence de vision et la naïveté de la France face à l’Allemagne dans l’UE.

Une nouvelle zone de conflictualité ?

En 1958, une résolution de l’ONU faisait référence à l’usage « exclusivement pacifique » de l’espace extra-atmosphérique. A l’époque, Russes et Américains s’étaient entendus pour faire retirer l’adverbe exclusivement dans le texte onusien. Bien qu’ancienne, la militarisation, c’est-à-dire l’usage à des fins militaires de l’espace, tend à s’accentuer ces dernières années. La facilité de l’accès à l’espace permet aux armées du monde entier d’envoyer des systèmes orbitaux d’observation et de télécommunication. En revanche, l’arsenalisation – l’usage d’actions militaires dans, depuis et vers l’espace – de la zone extra-atmosphérique paraît de plus en plus inéluctable. De nombreux Etats sont par exemple d’ores et déjà capables de détruire des satellites depuis le sol.

Barack Obama, le premier, avec le Space act a ouvert la voie à l’exploitation des ressources dans l’espace et son appropriation par les citoyens étasuniens.

Pourtant le traité de l’espace de 1967, la référence en droit spatial, indique que nul ne peut s’approprier l’espace. La zone extra-atmosphérique est donc ouverte à tous. De même, le traité stipule que les armes nucléaires ne peuvent y être déployées. Le texte reste néanmoins flou et sujet à interprétation dans sa rédaction. Il apparaît de moins en moins adapté aux nouvelles réalités conflictuelles, comme le note un récent rapport d’information parlementaire.

En 2015, Barack Obama ouvre une première brèche avec le Space act, qui autorise l’exploitation des ressources dans l’espace et son appropriation par les citoyens étasuniens. Par la suite, Donald Trump suivra en créant une Space force pour défendre les intérêts des Etats-Unis dans l’espace. Emmanuel Macron, dans la foulée de son homologue américain, a décidé de passer à une doctrine plus active en termes de protection des intérêts spatiaux de la France. Ceci afin de « répondre aux défis […] dans les nouvelles zones de confrontation que sont l’espace cyber ou l’espace exo-atmosphérique ».

Space X et les réalités du new space

Si l’intérêt pour l’espace connaît un regain d’intérêt depuis environ une décennie, cela s’explique aussi par les mutations profondes de l’industrie spatiale suite à l’arrivée d’acteurs privés. Ainsi, plusieurs sociétés, dont celles de multimilliardaires, se sont engouffrées dans ce nouvel environnement technologique et sociétal, dénommé new space. Les emblèmes de cette nouvelle ère sont sans aucun doute Space X d’Elon Musk et Blue Origin de Jeff Bezos. Le phénomène a également gagné le Vieux continent. De nouvelles entités y ont émergé et viennent concurrencer les acteurs traditionnels du spatial, comme Airbus, Thales, Safran, etc. En outre, ce nouvel âge spatial s’appuie également sur un cycle d’innovation plus court dû à la miniaturisation des satellites et de leurs composants, d’une part, et la numérisation de la société, d’autre part. Cette numérisation à outrance a pour corollaire non seulement des infrastructures au sol, câbles sous marins et data centers, mais également des moyens de télécommunication en orbite, tels que les constellations de satellites actuellement déployées par Starlink (Elon Musk), OneWeb (Airbus) ou Kuyper (Jeff Bezos). L’émergence du tourisme spatial fait également partie des moteurs de ces mutations.

Derrière le phénomène au nom rêveur du new space se trouve une réalité bien connue, celle des start-ups. Il s’agit de l’afflux de capitaux privés, via du capital risque, sensibles à l’image positive que véhicule le spatial, ses innovations technologiques et la rentabilité présumée du secteur. Ce faisant, il s’est créé un effet d’entraînement global. A l’instar de la bulle Internet, au début des années 2000, le new space n’est d’ailleurs pas à l’abri d’une bulle financière, notamment alors que les taux d’intérêt sont en train de remonter.

Toutefois, si cet appel aux capitaux privés, notamment aux États-Unis, conduit certains commentateurs à évoquer une privatisation de l’espace, cette dernière mérite d’être questionnée. Premièrement, ces financements viennent parfois en complément du public sur des programmes très onéreux. Deuxièmement, les principaux clients de Space X restent le gouvernement américain lui-même à travers la NASA ou le Pentagone. Cela se traduit par de nombreux lancements institutionnels pour l’envoi de satellites, civils et militaires, ou l’approvisionnement de l’ISS (Station spatiale internationale) avec le Falcon 9. Enfin, toutes les technologies développées par ces acteurs privés sont issues des recherches de la NASA, comme le rappelle notamment les travaux de l’économiste Mariana Mazzucato.

Ainsi, et de manière contre intuitive, l’apport du new space dans l’écosystème spatial américain tient moins de l’innovation de rupture que de la facilité qu’ont ces entreprises à industrialiser les technologies de la NASA. En somme, entre le new space aux États-Unis et la NASA, la filiation est directe. Le rapport d’information parlementaire cité plus haut, révèle ainsi qu’historiquement la NASA a utilisé les acteurs du New space pour pallier l’échec de son programme de navette.

Ainsi, les rares marchés exclusivement privés se trouvent dans le tourisme spatial et les méga-constellations en orbite basse. Ces deux activités, dont le modèle économique est très fragile, sont toutes deux très polluantes et néfastes aux activités scientifiques.

Entre automutilation et illusion libérale : le new space français

Face à cette nouvelle configuration, la France tente aujourd’hui de rattraper ce qu’elle considère comme un retard. Néanmoins, à la différence des Etats-Unis, le marché des lancements institutionnels européens n’est ni conséquent ni garanti. Quand le budget de la NASA s’élève à plus de 20 milliards, celui du CNES atteint à peine plus de 2 milliards et de 6 milliards pour l’ESA (European Space Agency). 

Dans le sillage des illusions sur la start-up nation, Bruno Le Maire a annoncé l’avènement d’un Space X français d’ici 2026. Ce faisant, le Ministre de l’économie a oublié que le leader mondial des lancements commerciaux était français.

Dans le sillage des illusions sur la start-up nation, Bruno Le Maire a annoncé l’avènement d’un Space X français d’ici 2026. Ce faisant, le Ministre de l’économie a oublié que le leader mondial des lancements commerciaux était français. En effet, avec Arianespace, qui gère la commercialisation et l’exploitation des systèmes de lancements depuis Kourou (les lanceurs Ariane et Vega), la France a un accès privilégié, et de qualité, à l’espace ! Pour soutenir les acteurs du new space, Emmanuel Macron a annoncé investir 1,5 milliard dans ce secteur dans le cadre du plan France 2030. Dès lors, deux stratégies distinctes se dessinent de chaque côté de l’Atlantique : d’un côté une privatisation pilotée par la NASA, de l’autre un véritable laissez-faire, sans planification

L’automutilation de l’Etat français et l’absence de vision à long terme, censée guider les politiques spatiales, se font ressentir au cœur même de l’excellence française. En effet, le Centre national d’études spatiales est touché de plein fouet par ces nouvelles orientations. C’est pourquoi, en avril dernier, les ingénieurs du CNES, de Paris à Kourou, dans un mouvement sans précédent depuis 60 ans, ont décidé de se mettre en grève pour protester contre les nouveaux contrats d’objectifs. Ces derniers, aux dires des syndicats, privilégient les nouveaux acteurs privés au détriment de la recherche publique. Leur crainte est qu’à travers ces objectifs, le CNES ne devienne qu’une agence de financement. Dès lors, le regard stratégique sur le devenir des grands projets reviendrait aux seuls industriels. 

Ces craintes sont fondées : ce retrait du CNES est déjà une réalité depuis 2015, quand Manuel Valls avait décidé de vendre les parts de l’Etat (34%), à travers le CNES, dans la société Arianespace. Cette société est pourtant hautement stratégique en termes d’efficience industrielle et de souveraineté d’accès à l’espace. Les parts ont été cédées à la co-entreprise (Ariane group), composée de Safran et d’Airbus. La cession a mis fin à la logique de partenariat public/privé qui avait prévalu en France et qui avait fait ses preuves. A sa place, une logique de gestion pilotée uniquement par les industriels, notamment celle du futur lanceur Ariane 6, est en train de s’affirmer.

L’Allemagne se rêve en puissance spatiale

Outre une ambition politique aux abonnés absents, le spatial français doit faire face aux divergences politiques avec l’Allemagne. Ces divergences ne sont du reste pas nouvelles, elles existent d’ores et déjà pour l’industrie militaire. La naïveté française dans les grands projets industriels de l’UE permet aux entreprises allemandes de siphonner les technologies françaises. Du programme SCAF (avion de chasse de nouvelle génération) au transfert du moteur d’Ariane 6 de Vernon vers la Bavière, les exemples sont légion.

Face aux problèmes budgétaires de la France, l’Allemagne s’est en effet mise en tête de prendre le leadership européen dans le spatial. Le conseiller espace d’Angela Merkel à l’époque, Peter Hintze, relayé par La Tribune, le disait en ces termes : « l‘Allemagne occupe le deuxième rang européen en matière de spatial; se satisfaire du deuxième rang ne suffit pas, il faut considérer ce classement comme une source de motivation ».

Berlin, dans un esprit libéral, refuse donc la logique d’agence et de coopération européenne de l’ESA et aimerait lui substituer une logique d’acteurs industriels.

Depuis, l’Allemagne a été à plusieurs reprises la plus grande contributrice du budget de l’ESA. L’objectif, à peine voilé, est de conforter sa base industrielle dans un esprit mercantile orienté vers la haute valeur ajoutée. Les spécialistes faisaient remarquer à l’époque l’absence de vision en termes d’indépendance dans le discours allemand, comme le confirme un document que s’est procuré La Tribune. Ce dernier indique que le gouvernement allemand pense qu’ « un système de lancement compétitif européen au niveau mondial n’est pas un objectif prioritaire […] ». D’autant que la compétition est, selon elle, complètement biaisée : « la demande institutionnelle nettement plus importante aux États-Unis […] Un système européen ne pourrait survivre dans cet environnement qu’avec de lourdes subventions gouvernementales annuelles ». L’Allemagne y fustige également le manque de concurrence face à Arianegroup.

Berlin, dans un esprit libéral, refuse donc la logique d’agence et de coopération européenne de l’ESA et aimerait lui substituer une logique d’acteurs industriels. A contrario, la tradition française, qui associe programmes civils et militaires, est de penser le spatial en termes de souveraineté d’accès. Ainsi, profitant de l’avènement du new space, Berlin a fait émerger de nouveaux acteurs tels que OHB ou encore ISAR Aerospace. Ces différents choix stratégiques de l’Allemagne posent des problèmes de cohérence à ses partenaires européens, notamment la France. Récemment, l’agence spatiale allemande (DLR) a choisi Space X pour l’envoi de son satellite d’observation de la terre. Ou, encore, le lobbying d’OHB en faveur du lanceur américain pour l’envoi des derniers satellites du programme Galileo, le GPS européen. De fait, Berlin semble avoir abandonné toute idée de préférence européenne.

Outre-Rhin, on pense l’avenir à travers les megaconstellations et les micro lanceurs réutilisables. Ils visent ainsi le marché, non institutionnel, des envois commerciaux. Cette stratégie permet à ces start-ups, soutenues par le gouvernement allemand, de s’autonomiser, en partie, du port spatial de Kourou. L’opération Launch Germany s’inscrit dans cette logique. Elle a pour objectif de développer une zone de lancement pour micro-lanceurs en mer du Nord. Pourtant le CNES, l’ESA et Arianegroup cherchent à redéployer l’ancien site de lancement de la fusée diamant en base pour micro-lanceurs. Il s’agit des programmes Thémis, Prometheus et Callisto.

Ces divergences se confirment dans cette période de transition entre les versions 5 et 6 d’Ariane. Cette dernière est censée être plus compétitive face à la concurrence de Space X. Néanmoins, conscient des défis de la fusée réutilisable, Paris indique que ce nouveau lanceur, qui n’intègre pas de modules réutilisables, est quasi obsolète. La volonté est donc d’embrayer très vite sur une nouvelle génération de lanceurs. Pour Berlin, qui a financé un des quatre milliards de conception d’Ariane 6, c’est évidemment trop tôt. Le retour sur investissement de la fusée Ariane 6 se fera certainement sur la durée, entre 10 à 15 ans. Or, repartir sur une nouvelle génération de lanceur entraînera d’énormes coûts de conception, jusqu’à 10 milliards d’euros selon les estimations. Ce sont les industriels d’Arianegroup et l’ESA, au travers de ses membres étatiques, qui porteront ce coût.

Le port spatial de Kourou : un fleuron mis à mal

Si l’avenir de la coopération spatiale européenne reste incertain, qu’en est-il des bases de lancement ? Pour l’heure, le port spatial de Kourou, en territoire français, offre au pays des Lumières un atout essentiel d’indépendance et de sécurité. Le déploiement des programmes de vols, notamment ceux à usage militaire, se fait sans contrainte d’exportation et de location d’un site étranger. L’indépendance qu’offre ce site lui confère donc un grande importance. Malheureusement, celui-ci est également confronté à une période difficile.

Le 25 décembre 2021, comme un cadeau offert à la communauté scientifique et au monde, s’envolait le télescope James Webb. Le remplaçant du célèbre Hubble était attendu par les scientifiques du monde entier. Depuis, James Webb réjouit la communauté scientifique et même les particuliers par ses performances optiques. Ce joyau technologique a coûté 10 milliards de dollars à la NASA sur 20 ans. Le télescope est parti depuis Kourou, en Guyane, empaqueté dans la coiffe d’une Ariane 5. La précision du vol fut telle que le télescope a gagné en durée de vie en économisant son carburant.

Si, cet exploit technique et scientifique a été salué par la NASA, qui a reconnu l’extrême précision du lancement, il ne saurait cacher néanmoins les difficultés du sport spatial. Le développement d’Ariane 6 s’articule autour d’un leitmotiv : la réduction des coûts. Cela passe notamment par la réduction d’effectifs, surtout lorsque les budgets sont contraints et orientés vers des start-ups. Dans ce cadre, le gestionnaire du site, Arianegroup – actionnaire majoritaire d’Arianespace (76%) – se prépare depuis deux ans à des réductions d’effectifs. 600 licenciements répartis entre la France et l’Allemagne, sont évoqués. Concernant le Centre spatial guyanais, une étude évoque une suppression de 300 postes. Cette réduction d’effectifs fait craindre une perte de savoir-faire, notamment dans le domaine d’excellence de la France : la filière des lanceurs.

Du côté des salariés de la base, c’est le flou concernant la suite de l’aventure spatiale. « Les salariés sont anxieux face à la baisse de cadence et les solutions amenées pour y faire face. L’arrêt prématuré de Soyouz n’arrange pas les choses. Il y a une véritable lenteur des dirigeants à trouver et proposer des solutions. » nous rapporte Youri Antoinette, syndicaliste UTG-CGT sur la base. Pour ce dernier, le contrat passé avec Amazon est une bonne nouvelle.

Il s’inquiète néanmoins de la gestion de cette période de transition. En effet, le lancement de la constellation Kuiper d’Amazon doit débuter en 2024 à bord d’Ariane 6. Il y a donc un trou de deux ans à combler. Cette transition devait se faire grâce au lanceur russe Soyouz, basé en Guyane depuis 2011. Cependant, la guerre en Ukraine a eu pour conséquence l’arrêt des coopérations entre l’ESA et Roscosmos. L’UE n’a par conséquent pas de lanceur de substitution. Dans l’intervalle, la production d’Ariane 5 est stoppée et le programme Ariane 6 a pris du retard. De plus, L’arrêt de Soyouz signe la disparition de 50 emplois équivalent temps plein sur la base.

La souveraineté spatiale de la France est donc mise à mal de toute part. Son rôle moteur au sein de l’UE est remis en cause par l’Allemagne, dont les ambitions hégémoniques s’affirment de plus en plus. Pendant ce temps, en dehors de l’UE les puissances spatiales poursuivent leur affrontement pour la primauté scientifique, industrielle et/ou commerciale. Force est de constater, qu’à ce jour, la France, prise dans le dédale de ses contradictions et de l’UE, semble ne plus avoir les capacités de tisser le fil d’Ariane d’une nouvelle ambition spatiale.

Croatie : « il n’y a pas d’alternative » à l’entrée dans la zone euro

https://www.risorgimentosocialista.it/index.php/2018/09/27/la-bce-un-esempio-delle-cose-che-non-vanno-nellue-cosi-come/
Siège de la Banque centrale européenne à Francfort, Allemagne © Risorgimento Socialista

Cette semaine a été annoncé que la Croatie allait rejoindre la zone euro. L’adhésion à la monnaie unique a été largement décrite, dans la presse croate et européenne, comme une décision quasiment inévitable. Peu importent les problèmes structurels de la zone euro. Peu importe le caractère anti-démocratique d’une Banque centrale indépendante des États. Peu importe le dumping social induit par l’Union européenne, dont cette nouvelle adhésion à la zone euro marquera une nouvelle étape : la Croatie doit adopter la monnaie unique. Il n’y a pas d’alternative, ni pour les Croates ni pour les autres peuples européens... Par Mislav Žitko, traduction d’Alexandra Knez.

Il y a dix ans, la zone euro était confrontée à une profonde crise économique qui a constitué un défi inégalé depuis la création de la monnaie unique au tournant du millénaire. Cette crise a révélé au grand jour les déficiences économiques de l’Union et ses tendances antidémocratiques.

La zone euro a depuis connu une série de réformes, dont la mise en place du Mécanisme européen de stabilité, destiné à atténuer les risques liés au marché des obligations d’États et à offrir un soutien (conditionnel) aux États-membres confrontés à des difficultés financières. Divers mécanismes ont également été introduits avec l’idée de créer un espace bancaire commun et d’accroître le pouvoir de surveillance de la Banque centrale européenne (BCE) pour faire face aux contradictions qui pourraient menacer la stabilité du système bancaire européen. Sur le plan budgétaire, plusieurs règles et mécanismes divers ont été incorporés dans le Pacte de stabilité et de croissance déjà existant, poussant les États-membres de la zone euro – du moins nominalement – dans un carcan macroéconomique encore plus serré.

Malgré ces mesures, les contradictions et les tensions sous-jacentes clairement visibles lors de la première crise de la zone euro de 2010 à 2015 n’ont jamais été résolues. Portée par la pandémie du COVID-19 et la guerre en Ukraine, une situation économique fragile est apparue, caractérisée par une perturbation des chaînes de production mondiale et la hausse des prix de l’énergie. Cette situation a, par ricochet, engendré des pressions inflationnistes dans la zone euro et à travers l’Union européenne dans son ensemble. Dans le contexte actuel d’une stagflation qui ne dit pas encore son nom, la BCE s’oriente – comme on pouvait s’y attendre – vers un resserrement de sa politique monétaire, tandis que les programmes d’achat d’actifs sont également en cours de révision.

Ainsi, alors que la croissance économique est menacée et que les prix augmentent, les « vieilles divisions » entre pays créanciers et pays débiteurs redeviennent visibles – cette fois avec des effets peut-être encore plus dévastateurs. Il reste à voir comment les pays périphériques de la zone euro pourront faire face aux politiques anti-inflationnistes préparées au plus haut niveau politique européen dominé par l’Allemagne.

Compte tenu de tous les défauts structurels et des risques contingents, un esprit ingénu aurait pu s’attendre à ce que l’élargissement de l’Union monétaire européenne soit stoppé, au moins temporairement. Pourtant, le processus d’élargissement se poursuit. Le 12 juillet, la Croatie a bien été annoncé comme le vingtième membre du club, adoptant la monnaie au 1er janvier de l’année prochaine, la Bulgarie devant suivre dans un avenir proche.

Pourquoi s’arrêter en si bon cours ? Un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale – la Pologne, la Hongrie et la République tchèque – poursuivent depuis de nombreuses années une stratégie attentiste quant à l’acceptation de la monnaie commune, invoquant, entre autres, des niveaux inadéquats de convergence des prix et des salaires et des difficultés à protéger et à promouvoir les intérêts de leurs industries manufacturières nationales.

Le fait que certains pays post-socialistes restent assez réticents à entrer dans la zone euro, alors que d’autres se préparent activement à introduire l’euro, souligne la nature multidimensionnelle et changeante de la périphérie européenne. La Croatie, le membre le plus récent de la zone euro, ressemble davantage, à certains égards, aux économies du secteur tertiaire de l’Espagne et de la Grèce qu’à celles de la République tchèque ou de la Pologne, axées sur le secteur manufacturier. Pourtant, ce nouvel élargissement de la zone euro ne peut être défini seulement à travers une question de coûts et d’avantages économiques…

L’adhésion à la zone euro dans la douleur

Analysons d’abord en détail l’aspect économique. La trajectoire économique de la Croatie a été marquée par un degré relativement élevé d’euroïsation des crédits et des dépôts – et donc par l’utilisation de facto de l’euro aux côtés de sa monnaie nationale comme moyen de paiement, unité de compte et réserve de valeur. Cela a conduit à un espace monétaire fragmenté et à une asymétrie des devises qui s’est avérée périlleuse, en particulier pour les ménages endettés, y compris ceux qui ont contracté des prêts en francs suisses. À la recherche de prêts immobiliers et de crédits à la consommation plus abordables, de nombreux ménages se sont retrouvés à devoir jongler avec deux, voire trois devises, car ils percevaient leurs revenus dans la monnaie nationale, la kuna, tout en payant leurs échéances de prêts et crédits divers en euros et autres devises étrangères.

La forte appréciation du franc suisse à la suite de la crise économique mondiale de 2008 a plongé de nombreux ménages croates dans un profond désarroi financier. Les clauses d’indexations et les taux ajustables sont entrés en jeu et ont transformé les accords de prêt précédents en véritables véhicules de faillite. Ces effets de la fragmentation monétaire ont rendu plus tangibles les risques liés au crédit et au taux de change. L’idée que l’adhésion de la Croatie à la zone euro éliminerait une partie substantielle de ces risques est devenue un argument de poids, réitéré à maintes reprises pendant que les régulateurs préparaient la population au changement de régime monétaire. La Banque nationale croate a en effet lancé une campagne promotionnelle à ce sujet en 2018, avec des responsables de premier plan jouant un rôle ouvertement politique. Tout au long de cette période, l’adhésion à la zone euro a été présentée comme une réussite économique et politique majeure, ainsi que la garantie d’une future prospérité économique. Le message du gouverneur Boris Vujčić, le jour de la confirmation de l’entrée dans l’euro, était de même nature qu’au cours des cinq dernières années :

« Il y a cinq ans, nous nous sommes lancés dans ce voyage vers la zone euro, et aujourd’hui la décision finale à cet effet a été adoptée. Je considère aujourd’hui comme un jour historique. . .. Être membre de la zone euro apportera aux citoyens et aux entreprises croates de nombreux avantages ainsi que plus de sécurité, et cela rendra le pays plus attractif pour les investissements, et augmentera certainement, à long terme, le niveau de vie des citoyens croates. »

En outre, le degré élevé d’euroïsation de l’économie a également joué un rôle clé pour contrer l’argument de la dévaluation compétitive. Alors que dans le cas d’un pays qui a conservé sa base manufacturière et ne présente qu’un degré limité d’euroïsation — comme la République tchèque — on pourrait faire valoir un argument en faveur de la souveraineté monétaire (c’est-à-dire l’utilisation de la politique monétaire pour protéger la production nationale et améliorer la balance commerciale), dans les petites économies ouvertes et fortement euroisées, une telle position n’a que peu de sens. Compte tenu de la structure de l’économie croate, il est très probable qu’une dévaluation de la monnaie aurait des effets négatifs, compromettant la stabilité financière et causant de graves problèmes aux entreprises non financières et aux ménages dont les passifs sont libellés en devises étrangères. La longue histoire de méfiance des Croates à l’égard de la monnaie nationale remonte aux années 1980, une période de forte inflation en Yougoslavie socialiste, au cours de laquelle les entreprises et les ménages utilisaient le deutsche mark comme moyen de paiement et comme unité de compte non officielle. Conjuguée à la montée en puissance d’une économie croate désindustrialisée construite autour du tourisme et de la libéralisation des flux financiers, cela a créé un contexte dans lequel la poursuite de la souveraineté monétaire apparaît obsolète, voire totalement déconseillée.

Par conséquent, les questions monétaires et financières, qui sont toujours et partout politiques, ont progressivement acquis un vernis technocratique, de sorte que l’inachèvement du projet de monnaie unique et ses contradictions internes – y compris son profond parti pris antidémocratique – n’ont plus de place dans le discours public. Cela ne serait pas concevable, bien sûr, si les régulateurs – en particulier la Banque nationale croate (BNC) – n’avaient pas fait preuve d’une totale passivité face au double problème de la confiance dans la monnaie nationale et de l’euroïsation, contribuant ainsi à créer une réalité économique dans laquelle toutes les alternatives semblent farfelues. L’autre élément majeur facilitant la technocratisation dans le domaine de la monnaie et de la finance a été l’accord tacite entre les principaux partis de l’éventail politique. En somme, il existe un consensus politique selon lequel une politique d’intégration européenne complète, y compris l’adhésion à l’Union monétaire européenne, doit être le fondement de tout programme politique qui se veut réaliste et pragmatique, ce qui implique bien sûr que seuls les partis marginaux peuvent se permettre le luxe d’être sceptiques quant à la nature et à la direction de l’Union européenne.

Ce consensus est d’autant plus renforcé qu’il y a une dépendance croissante à l’égard des programmes de financement de l’UE et une acceptation irréfléchie des mécanismes de gouvernance et de surveillance de l’UE, ainsi qu’une croyance générale mais vague que l’Union européenne, malgré ses imperfections ici et là, reste le moteur de la paix, de la prospérité et de la solidarité entre les États-membres. Il n’est donc pas surprenant, étant donné les croyances simplistes sur l’UE, qui s’entremêlent avec des dépendances réelles formées au cours des deux dernières décennies, qu’une discussion critique sur les implications de l’adhésion à la zone euro à la lumière de son histoire turbulente ait été largement remplacée par quelques campagnes promotionnelles de la BNC et du ministère des finances. La seule fausse note au récit dominant, aussi faible soit-elle, est venu des Souverainistes croates. Ce petit parti d’extrême droite, qui détient quatre sièges dans un Parlement croate qui compte 151 membres, a tenté de forcer la tenue d’un référendum en 2021, mais a finalement échoué faute de ne pas avoir pu recueillir le nombre minimum de signatures requis par la loi.

Le virage technocratique

D’autre part, une intégration dans la zone euro menée par des technocrates a des implications plus graves pour la gauche croate et les syndicats du pays. Plus simplement, accepter les arguments en faveur de l’adhésion à l’euro, tels qu’ils sont présentés dans la sphère politique et médiatique, revient à accepter l’idée que les avantages de l’euro l’emporteront naturellement sur les coûts. Pendant la longue période de préparation, les régulateurs financiers de la BNC, les experts économiques et les médias n’ont pas arrêté de répéter que l’élimination des risques de crédit et de change, la réduction des taux d’intérêt et des coûts de transaction, ainsi que l’amélioration générale de la compétitivité et de la résilience à moyen et long terme, auront un effet positif sur l’emploi et la croissance économique.

Ce raisonnement néglige commodément le fait que des affirmations similaires ont été faites dans le cas de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal avant que les effets d’entraînement de la crise économique mondiale de 2008 ne révèlent la véritable place de ces pays dans la zone euro et, de ce fait, dans la hiérarchie de l’UE. En outre, dans l’environnement post-COVID, marqué par les chocs d’offre, les pressions inflationnistes et un état général des finances publiques beaucoup plus délicat en termes de ratio dette/PIB par rapport à la décennie précédente, l’inadéquation institutionnelle et l’incertitude entourant la réponse des institutions de l’Union économique et monétaire à cette situation devraient être une préoccupation majeure des partis de gauche et des syndicats.

Il faut être conscient du fait que les forces pilotant la disparité entre les membres du noyau dur et les membres périphériques de la zone euro trouvent leur origine dans les relations capital-travail. La période prolongée de gel des salaires en Allemagne qui a duré près de deux décennies y a notamment joué un rôle important. Ces forces sont toujours à l’œuvre aujourd’hui. Ces développements ont, entre autres, créé une multitude d’économies de marché dépendantes en Europe centrale et orientale – une périphérie à plusieurs niveaux, comme mentionné ci-dessus – exposées aux effets libéralisant du traité de Maastricht et désireuses d’attirer les investissements étrangers pour espérer rattraper les économies du noyau dur. Cela s’est traduit par une détérioration de la position du travail par rapport au capital, le coût de la main-d’œuvre et la dégradation des conditions de travail étant devenus des mécanismes d’ajustement nécessaires pour attirer les investissements en capital ou, au contraire, pour faciliter l’économie de services à faible coût.

Même en prenant en compte les spécificités de chaque pays, nous pouvons observer dans l’ensemble de l’Europe post-socialiste l’émergence d’un régime de travail à bas salaire, résultat inévitable de la concurrence salariale dans une union économique et monétaire inapte, du fait de sa conception même, à gérer les forces divergentes qu’elle a rassemblées. La trajectoire de la Croatie a été assez typique à cet égard, car ce qui a commencé par une dévaluation de la main-d’œuvre s’est rapidement transformé en une dislocation massive de cette main-d’œuvre, en grande partie par une émigration particulièrement prononcée depuis que le pays a rejoint l’UE en 2013. Bien que les estimations de cette émigration vers l’UE varient, la plupart d’entre elles indiquent qu’environ 200 000 personnes ont quitté le pays entre l’adhésion à l’UE, en 2013, et le début de la pandémie du COVID-19. La poursuite de l’intégration via une adhésion à la zone euro n’offre aucun couloir de sortie clair pour la Croatie ou pour tout autre État d’Europe de l’Est engagé dans une trajectoire similaire d’émigration de main-d’œuvre et de dépeuplement. Au contraire, une intégration plus poussée implique clairement une consolidation de la dynamique existante entre le noyau et la périphérie, avec des incertitudes supplémentaires liées à la stagflation imminente qui pourrait déclencher une nouvelle crise de la zone euro.

Dans le cadre de ce consensus dominant, selon lequel il n’y a pas d’alternative au processus de pleine intégration européenne, il serait peut-être naïf d’espérer que des questions gênantes concernant les répercussions de la politique monétaire commune apparaissent de manière significative dans le discours public. Les effets de la monnaie commune sur les relations capital-travail dans l’UE, la perspective improbable d’un virage radical vers la convergence au niveau de la zone euro, sans parler de la viabilité à long terme de l’euro dans l’hypothèse d’une fracture croissante entre le centre et la périphérie – toutes ces questions sont tout simplement inconcevables dans le cadre du récit dominant formé au cours de trois décennies de transition postsocialiste en Croatie.

Dans ce récit, les questions d’identité européenne et de valeurs culturelles sont imbriquées dans les questions d’économie politique de l’Union européenne d’une manière qui empêche toute réelle compréhension par les populations des mécanismes de l’UE et de l’Union monétaire européenne. La novlangue émergente permet que les grandes orientations européennes apparaissent numériques, vertes, résilientes et durables ; intériorisé par les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux, elle ne fait que brouiller les enjeux. Le résultat est une acceptation mi-fataliste, mi-utopique de l’économie politique de l’Union européenne telle qu’elle se présente actuellement – avec en note de bas de page décourageante le fait qu’une politique démocratique et une autonomie relative sur les questions de développement n’ont, de toute façon, jamais vraiment été des options envisageables pour les économies désindustrialisées de la périphérie européenne. S’il existe certainement des positions politiques qui peuvent survivre, voire prospérer, dans cette unanimité bien verrouillée, la gauche, elle, ne le peut pas – à moins qu’elle ne soit prête à accepter l’évidement de son contenu politique.

Risque de pénurie énergétique : la France est-elle prête ?

© Fré Sonnevald

Après des mois de déni, le gouvernement français a fini par reconnaître que la perspective d’une pénurie énergétique, et notamment d’électricité, cet hiver était bien réelle. Dans l’urgence, une centrale à charbon a été rouverte et un plan de sobriété est en train d’être bricolé. Le manque probable d’énergie avait pourtant été anticipé depuis des années, durant lesquelles tous les choix ont été reportés sine die. À court terme, plusieurs options de sobriété peuvent être mises en place pour pallier le pire. Mais à moyen terme, une véritable planification énergétique et une sortie des mécanismes européens qui ont ruiné et affaibli EDF est indispensable.

Le 25 juin dernier, une tribune des patrons des trois grands énergéticiens – EDF, Engie et Total – faisait l’actualité. Face à la flambée des prix de l’énergie et aux risques de pénuries pour l’hiver prochain, les trois entreprises appelaient à mettre en œuvre un « plan d’urgence de sobriété » au regard d’une situation qui « menace notre cohésion ». Une annonce qui venait contredire le discours officiel du gouvernement, qui évoquait alors une situation énergétique contrôlée et maîtrisée. Ainsi, deux jours plus tôt, Matignon affirmait que « nous sommes dans une situation plus favorable que d’autres pays européens pour assurer notre sécurité d’approvisionnement ». La veille, le gouvernement annonçait pourtant discrètement le prolongement de l’utilisation de la centrale à charbon (une énergie 250 fois plus polluante que le nucléaire ou 70 fois plus que l’éolien) Emile Huchet de St-Avold, près de Metz, afin de répondre aux risques de pénurie.

Depuis, le ton a changé : le 10 juillet dernier, Bruno Le Maire reconnaissait être face à des “choix compliqués” et déclarait que “nous ne pourrons pas continuer à nous chauffer et à nous déplacer comme si de rien n’était”. Quatre jours avant, Elisabeth Borne annonçait quant à elle la renationalisation d’EDF, qui fait face à de grandes difficultés financières. Enfin, le 14 juillet, Emmanuel Macron a évoqué un objectif de 10% d’économie d’énergie d’ici deux ans. La tribune des PDG a donc certainement contribué à faire bouger le gouvernement, qui, sans doute par électoralisme, a refusé pendant des mois de reconnaître l’ampleur du problème, préférant mentir et infantiliser les Français, en leur faisant croire que tout allait bien. Notons ici l’ironie de la situation. Ce sont bien des patrons d’entreprises, dont le business consiste à vendre de l’énergie qui appellent à mettre en œuvre une sobriété d’urgence ! Comment en sommes-nous arrivés là ?

Un problème constamment reporté

Si la France est aujourd’hui menacée par une pénurie d’énergie, cette dernière était évitable. La situation actuelle s’explique en effet par l’impréparation complète des politiques publiques depuis une quinzaine d’année pour assurer l’autonomie énergétique française. Les risques de pénurie portent à la fois sur les énergies fossiles, et notamment le gaz, mais aussi sur l’électricité. Pour chaque énergie, les causes de potentielles pénuries ne sont pas exactement les mêmes. Mais tandis qu’en matière de pétrole et de gaz, les causes sont d’origine géopolitique, en particulier en lien avec la crise en Ukraine, la situation préoccupante en matière d’électricité possède des explications directement liées aux politiques publiques françaises et à l’impréparation gouvernementale en matière de mix électrique. Celles-ci sont de trois ordres : conséquence de la crise en Ukraine et des tensions sur le marché du gaz, dysfonctionnements importants du parc nucléaire de l’Hexagone et retards de développement des énergies renouvelables.

RTE, Bilan électrique 2021

Pour mémoire, l’électricité représentait environ 25% des consommations énergétiques en France en 2021, principalement produite par le nucléaire (environ 70%), les renouvelables (22%) et les centrales thermiques à gaz, charbon et fioul (8%). La diminution forte des importations de gaz liée à la guerre en Ukraine a une incidence relativement modérée sur le niveau de production. Les centrales à gaz représentent 6% de l’électricité produite en France et moins d’un cinquième du gaz provient de Russie. Toutefois, et de manière très défavorable pour la France, le marché européen aligne le prix de l’électricité sur celui du gaz, qui est généralement utilisé dans la dernière centrale appelée pour répondre à la demande. Ainsi, la guerre a surtout une incidence sur le coût de l’électricité, plus que sur le niveau de production absolu.

La tension sur l’approvisionnement électrique est la conséquence d’une forte diminution des marges du système électrique pour répondre aux pics de consommation.

La tension sur l’approvisionnement électrique est surtout la conséquence d’une forte diminution depuis une décennie des marges du système électrique pour répondre aux pics de consommation : fermeture de plusieurs centrales à charbon, arrêt anticipé de Fessenheim, retards sur l’EPR de Flamanville. Ces fermetures n’ont été que très insuffisamment compensées par de nouvelles capacités renouvelables. Cette marge est donc actuellement réduite à presque rien en raison des fortes secousses que connait le parc nucléaire. Alors que celui-ci garantit historiquement une marge de sécurité importante au pays, il connaît un taux de disponibilité particulièrement bas, et ce pour deux raisons.

D’une part, toute une série d’arrêts pour maintenance, prévus pendant le Covid, ont été repoussés et ont lieu maintenant. D’autre part, le parc fait face à l’événement redouté par les stratèges de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), celui des défauts dé série. En effet, en fin d’année dernière, un défaut de corrosion sur le circuit secondaire, le circuit de refroidissement du réacteur a été détecté sur les centrales de Penly, Chooz et Civaux, obligeant à les arrêter pour organiser des contrôles. Par la suite, ce sont tous les réacteurs d’un même palier, c’est-à-dire construits à la même période et correspondant à la même technologie, qui vont devoir être arrêtés rapidement pour maintenance et vérification, faisant fortement baisser le nombre de réacteurs disponibles. A l’heure où nous parlons, 27 des 56 réacteurs sont à l’arrêt pour des travaux prévus ou non, soit presque la moitié du parc hexagonal. Cet état de fait est probablement la conséquence des nombreuses années de sous-investissement dont a souffert le parc nucléaire au tournant des années 2000, ainsi qu’à la forte hausse du niveau de sûreté post-Fukushima.

Enfin, le dernier élément expliquant la forte tension en matière de production électrique est le retard conséquent pris en matière de développement des énergies renouvelables (EnR) depuis dix ans en France. En cumulé, la France accuse déjà un retard de près de 20% par rapport à ses objectifs : en 2020, les EnR constituaient 19,1% de l’électricité produite, alors que les objectifs prévoyaient d’atteindre 23%. L’absence de planification et de leadership fort pour soutenir leur développement explique en partie ce retard. A l’heure actuelle, alors que nous possédons la plus grande façade maritime européenne, aucun parc éolien en mer n’est encore raccordé, en raison notamment de retard au niveau des autorisations ! Par ailleurs, la production renouvelable a légèrement reculé (-5% par rapport à 2020), conséquence d’une situation météorologique défavorable qui a vu les barrages être moins productifs et le vent des éoliennes plus faible.

Alors que nous possédons la plus grande façade maritime européenne, aucun parc éolien en mer n’est encore raccordé !

Toutefois de manière plus globale, le retard pris en matière d’éolien et de solaire est aussi la conséquence d’une absence de planification et de construction de filières de production françaises. Là encore, les règles européennes sont largement en cause : en rendant obligatoires les appels d’offre pour la création d’EnR, elles ont encouragé l’achat de matériel étranger moins cher, notamment d’origine chinoise. Par exemple, la société Photowatt, qui produit des panneaux photovoltaïques bas-carbone en France, ne reçoit aucune commande de son propriétaire, EDF, qui souhaite s’en séparer ! En matière d’hydroélectricité, si le potentiel de la France est déjà largement exploité, les investissements dans les barrages demeurent insuffisants. En effet, la menace d’une ouverture à la concurrence exigée par l’UE conduit EDF à retarder les grands travaux : pourquoi améliorer des outils de production qui risquent de se retrouver aux mains des concurrents ? Enfin, l’absence de planification et de portage politique mène à une acceptabilité plus faible, notamment en ce qui concerne l’éolien, donnant un pouvoir démesuré à des intérêts très localisés.

Objectifs et développement des EnR, Observatoire climat-énergie 2021

Globalement, cette situation est le reflet d’une impréparation forte de l’Etat français depuis plusieurs années et de l’absence de stratégie claire. Notre parc électrique se trouve à un tournant déterminant, et nécessite des choix clairs de la part des pouvoirs publics. Quel que soit l’avenir du futur mix électrique, 100% renouvelable ou bien avec une relance du nucléaire, des options doivent être prises pour assurer le fonctionnement de notre production électrique. Pour reprendre les mots de l’étude structurante de RTE : « Quel que soit le scénario choisi, il y a urgence à se mobiliser ». Alors que les centrales du programme de nouveau nucléaire voulu par Macron ne seraient raccordées qu’au plus tôt en 2035, il faut lancer une stratégie de développement du renouvelable très rapide et avec un fort soutien de l’Etat. Pour cela, des investissements conséquents doivent être consentis. Selon le scénario, ces investissements devraient s’élever entre 20 et 25 milliards d’euros par an. Pour l’heure actuelle, ils s’élèvent à environ 13 milliards par an, auxquels il faudrait donc ajouter de 7 à 12 milliards supplémentaires.

Dépenses d’investissements dans le système électrique sur les 40 prochaines années (18 à 25 Md€ par an), RTE, “Futurs énergétiques”

L’urgence d’un plan de sobriété énergétique

Pour faire face à l’urgence qui vient, et en attendant que de nouveaux moyens de production décarbonés ne soient raccordés, il est vital de décréter un plan d’urgence nationale en matière de sobriété énergétique. Qu’entend-on d’ailleurs par cette notion de sobriété ? Il existe en réalité plusieurs types de sobriété : la sobriété d’usage consistant à réduire l’usage de certains équipements ou diminuer certaines activités particulièrement énergivores, la sobriété de substitution consistant à remplacer un appareil énergivore par un autre, plus performant, ou prendre le vélo ou les transports en commun plutôt que la voiture, la sobriété dimensionnelle consistant à ajuster les appareils aux besoins et enfin la sobriété collaborative, consistant à mutualiser des équipements à plusieurs. Chacune de ces dimensions permet de faire des économies d’énergie sans réduire considérablement le confort de nos vies. Elles relèvent à la fois de comportements individuels et de comportements collectifs.

Afin de redonner de la marge de sécurité à notre réseau et à nos approvisionnements, RTE liste dans son étude « Futurs énergétiques » toute une série de comportements et de mesures qui pourraient être mis en œuvre à court ou moyen terme. Autant de propositions utiles pour baisser la consommation lors des pics de froid du prochain hiver. Un plan de sobriété efficace permettrait de baisser la consommation de l’ordre de 5 à 10% dès cet hiver.

En cas de tension sur le réseau électrique, plusieurs mesures permettent d’empêcher les coupures chez les citoyens. Tout d’abord, un certain nombre d’industries, fortement consommatrices, s’engagent chaque année à arrêter leur production. On dit qu’elles « effacent leurs consommations » en échange d’une rémunération fixée par contrat en amont. Dans un deuxième temps, RTE peut baisser légèrement la puissance électrique transmise à l’ensemble des consommateurs, sans que ce soit réellement perceptible pour chaque consommateur. Enfin, il est ensuite possible de procéder à du lissage intelligent de la consommation, en diminuant dans chaque foyer ou entreprise les consommations qui peuvent être repoussées ou diminuées. Ce n’est qu’en dernier recours que RTE procède à des délestages tournants, consistant à couper pendant quelques heures des groupes importants de foyers ou de bâtiments. Les choix de priorisation sont fixé par décret préfectoral avec une seule règle : “tout le monde est délestable”, sans réelle stratégie ni protection prévue des ménages les plus précaires.

La tribune des patrons énergéticiens, ainsi que différents signaux d’alarme, laissent toutefois entendre que sans réel plan de sobriété, nous pourrions en arriver cet hiver à cette dernière extrémité. Pour y échapper, il est donc intéressant d’étudier le scénario de sobriété accrue proposé par RTE dans son scénario. Plusieurs mesures pourraient être mises en place très rapidement en cas de pointe de consommation trop importante. Parmi celles proposées par RTE et permettant de diminuer la consommation d’électricité, notons notamment la réduction des panneaux publicitaires qui pourraient par ailleurs être coupés en priorité (0,5 TWh, -0,1% sur l’année ), la baisse volontaire de la température de consigne de chauffage de 1°C (4 TWh, -0,8% sur l’année), la limitation et la réduction des consommations et du chauffage du tertiaire, et la réduction de leur surface, notamment pour les grands centre commerciaux : jusqu’à 2,9 TWh (2,9 TWh, -0,6% sur l’année) ou encore une hausse du recours au télétravail (jusqu’à 9,1 TWh en moins, soit -1,8%).

Par ailleurs, il est nécessaire en amont d’identifier toutes les industries qui peuvent être arrêtées sans mettre en danger l’économie du pays et les productions essentielles. L’industrie représente en effet 17% des consommations électriques. Enfin, toute une série de mesures à la fois symboliques mais offrant un potentiel non négligeable lorsqu’additionnées, peuvent être mises en place : extinction complète des lumières du tertiaire et des commerces la nuit, interdiction de laisser ouvert alors que la climatisation ou le chauffage est à fond, etc. Bref, il existe de nombreuses mesures rapidement transposables pour baisser la consommation et éviter de relancer des moyens de production fortement carbonés comme les centrales thermiques ou avoir recours à des importations d’électricité tout aussi carbonées. Bien évidemment, toute cette logique s’applique aussi pour ce qui concerne les consommations de gaz, afin de limiter notre dépendance extérieure, qu’elle soit russe, américaine ou qatari.

Gisements de sobriété, RTE, Futurs énergétiques 2021

Rebâtir un système électrique fonctionnel

A moyen terme, afin d’éviter ce genre de situations, il est nécessaire de mettre en œuvre une réelle planification de l’énergie en France, au-delà des documents stratégiques. Il n’y a pas de solution miracle. Garantir notre souveraineté énergétique et éviter les coupures passe tout d’abord par un niveau d’investissement à la hauteur des enjeux, soit entre 7 à 12 milliards d’euros supplémentaires selon RTE. Ces fonds doivent être débloqués dès aujourd’hui pour adapter le réseau électrique au développement d’énergies renouvelables intermittentes et décentralisées, construire ces nouveaux moyens de production décarbonés et garantir l’entretien du nucléaire existant.

Evidemment, rien de cela ne pourra se faire sans EDF. Or, suite à un enchaînement de très mauvaises décisions depuis une quinzaine d’années, l’entreprise est désormais très mal en point. Ainsi, la renationalisation d’EDF (déjà possédée à 87% par l’Etat) annoncée dans le discours de politique générale d’Elisabeth Borne doit se lire à l’aune de la situation financière de la firme : en 2022, sa dette pourrait passer de 48 milliards d’euros à 70 milliards ! Certes, des mauvais choix stratégiques sur le nucléaire, comme la construction de l’EPR d’Hinkley Point au Royaume-Uni ou le rachat au prix fort des turbines d’Alstom qui n’auraient jamais dues être vendues, sont en cause. Mais le principal problème reste celui du marché européen de l’électricité, qui a fait exploser les tarifs pour le consommateur (+45% en dix ans, alors que les coûts de production ont augmenté de seulement 4%) pour le seul bénéfice des spéculateurs. L’ouverture à la concurrence et la vente à perte de près d’un tiers du volume de production d’EDF à ses concurrents dans le cadre de l’ARENH ont ainsi ruiné l’entreprise. Le fait que l’Espagne soit récemment sortie de ce système témoigne de l’impasse absolue qu’il représente.

En outre, si le principe de la renationalisation fait consensus à l’Assemblée nationale, celle-ci pourrait bien être un piège. Le gouvernement n’a en effet donné aucune indication précise sur le périmètre de celle-ci, ce qui fait craindre aux syndicats qu’il ne s’agisse d’un moyen détourné de remettre sur la table le “projet Hercule”, qui visait à étatiser les activités déficitaires (notamment le nucléaire, éventuellement l’hydraulique) et à privatiser celles qui sont bénéficiaires, notamment les EnR. Les propos de Bruno Le Maire, qui a déclaré qu'”il n’y aura pas de débat parlementaire sur la prise de contrôle de l’intégralité du capital d’EDF” laissent planer le doute. En outre, aucun changement de statut n’est prévu : EDF resterait une société anonyme, avec pour mission le profit, et non un EPIC (établissement public industriel et commercial). Ainsi, si sans débat parlementaire sur l’avenir de l’entreprise, la remise en cause des choix désastreux des dernières années et du système européen qui a détruit l’entreprise a peu de chances d’advenir.

Garantir notre souveraineté énergétique et éviter les coupures passe tout d’abord par un niveau d’investissement à la hauteur des enjeux, soit entre 7 à 12 milliards d’euros supplémentaires.

En parallèle, outre la mise en place d’un plan de sobriété d’urgence dès cet hiver, il faut aussi proposer une réelle stratégie s’appuyant sur le diptyque sobriété-efficacité sur le moyen terme. Cela passe en premier lieu par l’isolation des logements et la rénovation des bâtiments publics et privés. Or, en la matière, encore une fois, le gouvernement est défaillant. Très axé sur le remplacement des chaudières ou des fenêtres, le dispositif d’aide à la rénovation MaPrimRénov n’aurait permis de sortir que 2 500 logements du statut de passoire thermique, très loin des 80 000 prévues initialement. A l’heure actuelle, le niveau d’investissements pour la rénovation est de 3,9 milliards d’euros/an (France Stratégie), alors qu’il faudrait ajouter 9,1 milliards d’argent public en plus et garantir un niveau de rénovation équivalent au label bâtiments basse consommation (BBC).

Encore une fois, les instruments de marché (taxes, aides) promulgués par la logique néolibérale montrent leurs limites et leur incapacité à atteindre des objectifs, car ils sont incapables de remettre en cause la logique première du profit. Les incitations économiques et les logiques de marché ne suffiront donc pas. La transition écologique ne pourra faire l’impasse sur une approche qui combine une orientation étatique via l’outil de la planification, une approche réglementaire qui fixe des objectifs clairs et une volonté politique qui porte des politiques publiques ambitieuses et en phase avec la crise écologique et sociale que nous traversons.

Pour en savoir plus sur les pistes de reconstruction d’un service public de l’électricité, lire la note d’Intérêt Général « Planifier l’avenir de notre système électrique »

Philippe Séguin contre l’UE : un discours prémonitoire

© Aymeric Coupet

Il est des textes qui, malgré le passage du temps, ne prennent pas une ride, et dont la véracité resurgit plus intensément encore quelques décennies après leur écriture. Le discours de Philippe Séguin, tenu devant l’Assemblée nationale le 5 mai 1992 contre le traité de Maastricht, est de ceux-là. Antidote au monde des faux-semblants qu’a engendré un pouvoir politique impuissant, il peut être une boussole à l’heure où le président Emmanuel Macron travestit sa réélection en référendum pro-européen et multiplie les effets d’annonce quant à une révision fantasmée des traités. Il est ainsi plus que temps de se remémorer ce qu’est réellement le projet européen. Entre trahison démocratique et cadenassage économique, retour sur le rêve des apôtres du « culte fédéral ».

« 1992 est littéralement l’anti 1789 »

C’est minoritaire au RPR, minoritaire à l’Assemblée, à contre-courant de l’élite politique dirigeante, que Philippe Séguin s’est fait le parangon du « Non » au référendum portant sur la ratification du traité de Maastricht. Une position inconfortable s’il en est qui lui a cependant permis d’alerter ses compatriotes sur un grave danger trop minoré : le viol de l’article 3 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen pour lequel il a soulevé une exception d’inconstitutionnalité. Selon cet article, « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. » Si la souveraineté est conçue comme inaliénable et imprescriptible, ça n’est pas par fantaisie, mais bien parce qu’elle est l’essence même de l’action politique, le creuset de la démocratie. Un peuple sans souveraineté est un peuple dépossédé. C’est pourquoi il est primordial qu’il en soit le seul détenteur, et que les parlementaires restent de simples délégataires : « ce que le peuple fait, seul le peuple peut le défaire. » Sans référendum, pas de transfert de souveraineté, quoi qu’en diront les défenseurs du traité de Lisbonne.

Une « souveraineté » galvaudée pour rassurer les Français

Il n’est pas seulement question d’une perte partielle de compétences étatiques, mais bien de l’abdication de la souveraineté d’un Etat, c’est-à-dire de la disparition de sa capacité à s’autodéterminer en tant que communauté de destin. Ainsi, loin des fédéralistes qui minimisent la portée de ce vote afin de ne pas alarmer les Français, Séguin demande aux parlementaires de s’accorder sur une chose : « l’importance fondamentale du choix auquel nous sommes confrontés ». Car, il le rappelle, « la souveraineté est un absolu », si le peuple est souverain, il n’a alors « de comptes à rendre à personne », pas même à la Commission européenne, pas même à la Cour de justice de l’Union européenne.

Les néologismes inventés en ce temps pour apaiser les craintes font alors figures de leurres. « La souveraineté partagée » comme « la souveraineté limitée » sont « autant d’expressions pour signifier qu’il n’y a plus du tout de souveraineté ! ». Le problème étant qu’à force de rhétorique niant la sémantique, les peuples se trouvent déboussolés, et se prennent alors les doigts dans un engrenage qui devient rapidement irréversible. Alors, dénoncer l’Union européenne, du fait du poids des traités dans l’ordonnancement juridique et économique de la France, apparaît rapidement comme n’étant plus « plus qu’une situation illusoire. »

L’illusion économique

Futur pays de cocagne pour les moins ambitieux, véritable eldorado pour les plus réalistes, à en croire les promesses des fédéralistes, l’Europe ne devait plus être que prospérité et croissance. La monnaie unique est en effet apparue comme le remède au climat politique morose de l’époque, le nouvel idéal vers lequel tendre. Grâce à elle, les scénarios sur la croissance, les investissements, et la balance commerciale étaient tous plus optimistes les uns que les autres… Les fédéralistes se sont alors pressés au portillon pour annoncer la bonne nouvelle, Jacques Delors en tête, promettant cinq millions d’emplois. François Mitterrand, comme à son habitude de roublard de la politique, saisit l’opportunité au vol en déclamant que « la France est notre patrie, l’Europe est notre avenir ».

Cet avenir ne semblait pourtant pas si radieux aux yeux d’un Philippe Séguin qui, déjà, alertait face à l’aveuglement de ses contemporains en martelant que l’euro ne se justifiait pas économiquement dans la mesure où « aucune statistique ne permet de conclure à un effet significatif du risque de change pour l’investissement. » Dans la même veine, il démonte la novlangue en expliquant qu’une Banque centrale « indépendante » était avant tout une Banque centrale irresponsable, qui n’aurait pas à répondre de son action devant les peuples. Puis, en précurseur, il démontre que mettre en place une monnaie unique pour une multitude de pays aux compétitivités qui diffèrent conduira inévitablement une polarisation des économies entre le Sud et le Nord, ce qui est aujourd’hui appelé par l’économiste Jacques Sapir « eurodivergence » et analysé par Joseph Stiglitz [1]. A l’heure de la croissance en berne, du chômage de masse, de la balance commerciale déficitaire, les illusions économiques des fédéralistes ont comme un goût amer.

L’Europe du naufrage économique

Mais Philippe Séguin ne se limite pas à une simple diatribe sur la monnaie unique, il développe tout le non-sens économique que représente la création d’une fédération continentale. Un ensemble de pays aux intérêts divergents ne crée pas des dispositifs législatifs en mesure d’être des optimums économiques, mais bien des moyennes. Chaque pays devant compromettre dans une certaine proportion ses intérêts, la situation n’est finalement intéressante pour personne.

A l’inverse, la coopération, en permettant la libre union des Etats souverains sur des projets précis, assure une convergence favorable à l’engendrement d’optimums, comme en témoignent les succès européens que sont Ariane et Airbus. Enfin, bien que libéral, il n’en reste pas moins gaulliste et n’est donc pas insensible à la question sociale, c’est pourquoi il se cabre face à l’harmonisation européenne, qu’il assimile plutôt à une convergence défavorable aux Français, celle-ci menant nécessairement à la destruction de leurs « conquis sociaux », selon l’expression du ministre communiste Ambroise Croizat. Il n’y alors pas de mal à comprendre pourquoi le référendum de 2005 s’est transformé en un véritable vote de classe [2]…

Un coup d’Etat démocratique ?

Le discours de Philippe Séguin ne fait finalement qu’étalage d’un référendum qui a été arraché aux Français, bernés par la confiance qu’ils accordaient à leurs représentants. Si crise de représentativité il y a, elle commence par cette démonstration de la fausse conscience dans laquelle s’est enfermée l’élite politique française. Il aurait ainsi été bienvenu, pour ne pas faire de 1992 « l’anti 1789 », que l’on cesse de « minimiser les enjeux » du traité, que l’on ne fonde pas un vote sur un monticule de promesses de faussaires, qu’il soit mis un terme au climat de « terrorisme intellectuel » évoqué par Séguin dans son discours. En effet, presque toute la caste politique et médiatique – à l’exception des communistes, des chevénementistes et d’une frange de la droite – s’anime comme un seul homme pour le « Oui ». Pierre Bérégovoy, Premier ministre de l’époque, affirme ainsi que « si l’on est bien informé, on doit choisir de voter oui [3] », tandis que François Mitterrand, lors de son débat télévisé du 3 septembre 1992 avec Philippe Séguin, ne redouble pas de pathétique et de sensiblerie pour adoucir les cœurs des Français et désarmer son adversaire en faisant étalage de son cancer et de sa souffrance.

NDLR : Pour mieux connaître l’obsession européiste de François Mitterrand et son abandon du socialisme, lire sur LVSL l’entretien de William Bouchardon avec Aquilino Morelle : « La construction européenne s’est faite contre le peuple français ».

Parce qu’il n’était pas question d’une réformette ou d’un simple changement statutaire, mais bien de la fin du politique et de la dépression d’un peuple qui en vivait, Maastricht est une tragédie française. Le règne fédéral est aussi le règle néolibéral : « Ce que cache la politique des comptes nationaux, ce que cache l’obsession des équilibres comptables, c’est bien le conservatisme le plus profond, c’est bien le renoncement à effectuer des choix publics clairs dont les arbitrages budgétaires ne sont que la traduction. »

Cette tragédie n’est cependant pas dénuée d’une certaine justice. Elle a rendu grâce à Philippe Séguin qui peut s’enorgueillir, malgré le Goliath auquel il faisait face, du score très serré de 51% de « Oui ». Un tel pourcentage est un beau tour de force au vu de l’écrasante victoire des fédéralistes pronostiquée par les sondages de l’époque, et il est la preuve même de la force du débat d’idées auquel le demos est loin d’être insensible. Quarante ans plus tard, et malgré l’usurpation du résultat du référendum de 2005, la bataille pour que la France retrouve sa souveraineté reste toujours vive. Nombre de Français ne se résignent en effet pas à une situation dans laquelle ses représentants ont choisi de déléguer le pouvoir appartenant par peur d’avoir à l’assumer, se transformant de dirigeants en simples gestionnaires. Comme le faisait Séguin, il importe de rappeler à ces derniers que le pouvoir dont ils avaient la charge ne leur appartenait pas, qu’ils ne pouvaient se démettre sans démettre leur peuple. Ce faisant, c’est seul qu’ils l’ont laissé affronter la mondialisation prédatrice et la règle implacable de juges extérieurs. Pour Séguin, les divergences entre familles politiques doivent donc être transcendées pour récupérer le pouvoir. Selon lui, « il est des moments où ce qui est en cause est tellement important que tout doit s’effacer » pour mettre fin au « premier alibi de tous nos renoncements ».

Notes :

[1] Joseph E. Stiglitz, L’euro : comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe, 2016, Les Liens qui Libèrent.

[2] Voir Jérome Fourquet, L’Archipel français, Seuil, 2019, ou le dernier entretien de LVSL avec François Ruffin.

[3] Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, 2005, Raisons d’agir.

Jacques de Larosière : « Le système financier est devenu très fragile »

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

Ancien Directeur général du FMI (1978-1987), ex-Gouverneur de la Banque de France (1987-1993), Jacques de Larosière a vécu de près plusieurs crises financières. Critique vis-à-vis des politiques monétaires non-conventionnelles, il juge que le surendettement et l’interventionnisme des banques centrales traduisent un dysfonctionnement économique profond, délaissant sans cesse les jeunes générations et l’investissement productif. Nous sommes allés à sa rencontre dans les bureaux de BNP Paribas, là où il exerce – à 92 ans – en tant que conseiller du Président. Hégémonie vacillante du dollar, politiques monétaires non conventionnelles de la BCE, endettement croissant des États, enjeux environnementaux et néolibéralisme : nous avons abordé avec lui ces divers enjeux. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – La place hégémonique du dollar est de plus en plus contestée. L’agenda sino-russe d’opposition à la monnaie américaine s’est intensifié avec le conflit ukrainien. Depuis, plusieurs pays historiquement liés aux États-Unis (Arabie Saoudite, Israël…) affirment leur volonté de se défaire progressivement du dollar. Au Brésil, le candidat Lula promet la création d’une devise commune en Amérique latine pour « se libérer de la dépendance américaine. » Pensez-vous de fait que le système monétaire international sera, à moyen/long-terme, différent de celui que nous connaissons depuis 1944 et les Accords de Bretton Woods ? 

Jacques de Larosière – Le dollar reste la monnaie internationale du système. C’est la plus grande monnaie de réserve et une monnaie de transaction extrêmement importante. Mais la monnaie américaine n’est pas la monnaie centrale parce que l’on a décidé qu’il en soit ainsi. Ce système existe parce que les États-Unis ont une économie très importante, fondamentalement assez prospère, le plus grand marché des capitaux du monde (extrêmement liquide et profond), et la première armée. C’est un pays « leader ». Ce sont ces éléments déterminants qui expliquent la force de la devise américaine.

Il est vrai que certains pays cherchent à se libérer du dollar. La Chine organise notamment des plateformes de règlements autour du renminbi dans un cadre bilatéral, voir régional/multilatéral. Si cette tendance persiste, nous pourrions voir en effet certaines diminutions du rôle du dollar dans les transactions de paiements. Les américains le prennent en compte de leur côté. Mais le phénomène sera limité et ne touchera probablement pas sensiblement le rôle de réserve que possède le dollar. Il faut distinguer la partie utilisée comme une réserve de valeur de celle utilisée comme un moyen de libeller des transactions et de les régler. Ce dernier pourrait céder quelque peu. Pour le premier, j’attends de voir. Le dollar comme monnaie centrale du système me paraît résister. En ce qui concerne la dédollarisation de l’Arabie Saoudite et d’Israël, je reste très sceptique. 

LVSL – Quelles seraient les conséquences, pour la France, d’un monde où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve internationale ? Quel système alternatif permettrait, selon vous, la stabilité mondiale ?

Jacques de Larosière – Dans l’hypothèse où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve, on assisterait évidemment à une fragmentation des transactions commerciales, qui ne seraient plus presque exclusivement cotées en dollar (pour le prix du pétrole notamment). Les règlements se feraient dans une autre monnaie, l’euro par exemple. Les conséquences pour un pays comme la France restent difficiles à énoncer. Mais, au-delà du choix des monnaies contractuelles, subsisterait la loi de l’offre et de la demande. Tout dépend des conditions qui présideraient à cette modification des systèmes des paiements mondiaux. Mais je peux vous dire que les personnes qui réfléchissent à ce scénario sont très prudentes quant à la réponse à cette question. 

« Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. »

Est-ce que ça donnerait lieu à plus d’inflation ? À une plus grande variabilité des cotations de produits ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que cela compliquerait le système qui reste assez simple aujourd’hui. Les transactions sont libellées en dollar et exécutées pour la plupart d’entre elles dans la devise américaine. L’universalité de l’usage du dollar est un élément qui facilite les échanges commerciaux. 

Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. C’était le projet que préconisait l’économiste britannique John Maynard Keynes lors de la Conférence de Bretton Woods en 1944. C’est un système évidemment très diffèrent de celui qui existe aujourd’hui, et de celui établi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il serait plus rationnel car, en principe, une banque centrale mondiale prend en compte l’intérêt de l’ensemble de la population. Nous mettrions fin au paradoxe actuel qui consiste à ce que le système fonctionne à travers le déficit américain. Le fait que l’économie américaine soit en déficit permanent de balance des paiements permet à ce que les pays empruntent continuellement des dollars aux États-Unis. 

Si de nombreux penseurs ont considéré ce projet d’une banque mondiale, force est de constater qu’il n’a jamais pris corps. Je ne vois pas pourquoi cela aurait lieu aujourd’hui étant donné que les États-Unis restent le pays le plus important de monde, notamment dans la prise de décisions. Puisque le pays détient près de 20% des voix au FMI et qu’un tel scénario nécessité l’approbation de 85% des voix, il pourrait alors décider de tout bloquer. Je constate donc qu’un courant de pensée s’attache à cette idée, mais il me semble politiquement difficile qu’une réforme de cette ampleur soit envisagée.

LVSL – En tant qu’ancien gouverneur de la Banque de France, quel regard portez-vous sur les politiques monétaires non-conventionnelles mises en place en Europe et aux États-Unis suites à la crise financière de 2008 ?

Jacques de Larosière – J’ai beaucoup écrit sur le sujet. Vous pouvez notamment retrouver mon discours à l’Université de Columbia peu de temps après la crise de 2007-2008.

Je reproche à la politique monétaire d’avoir été, avant et après la crise, continuellement accommodante. Elle a contribué à créer sans cesse des liquidités, tout en faisant baisser les taux d’intérêt. Si ces instruments sont nécessaires lorsque l’économie souffre d’une profonde récession, on constate que la succession des épisodes économiques depuis une douzaine d’années ne sont pas faits uniquement de récession, mais de périodes différenciées. Il s’agit donc d’une politique de stimulation continue caractérisée par l’augmentation de la masse monétaire. Mais la raison pour laquelle cette politique a persisté vient de la focalisation sur l’objectif d’inflation qui devait se situer légèrement en dessous de 2%. Cet objectif s’est révélé être d’une très grande erreur. Je l’avais d’ailleurs dénoncé dès l’origine, sans succès. 

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

La politique monétaire doit viser à l’équilibre. Elle tend à la stabilité de la monnaie, c’est-à-dire éviter une trop forte inflation et éviter la déflation. Mais elle ne consiste pas à se fixer un objectif unique d’inflation. Le but étant de limiter la hausse des prix lorsqu’elle se manifeste, ou stimuler l’économie lorsqu’il y a un risque de baisse continue des prix et d’une rétention de la demande. En réalité, nous n’avons pas vécu la déflation, ni même le risque ouvert de l’inflation. Des facteurs structurels étaient à l’œuvre. Il y avait notamment le vieillissement de la population (peu favorable à une hausse des prix), l’impact de la globalisation sur les prix à la consommation, les salaires extrêmement bas dans certains pays… Ces éléments pesaient sur le niveau des prix. Au lieu de les comprendre et de juger que l’inflation doit être légèrement inférieure à 2%, elle se serait équilibrée autour de 1%. Ce qui correspondait à l’étiage d’équilibre. 

« Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile. »

Dans ce contexte, les banquiers centraux étaient mécontents du niveau des prix. Ils ont donc créé beaucoup de monnaie car l’objectif – arbitraire – n’était pas atteint. S’en est suivie une politique très accommodante qui a nourri la fragilité du système financier, la baisse des taux d’intérêt et la crise future. Il était évident pour celui qui observait la constance de la masse monétaire que son niveau allait au-delà des besoins de l’économie. En fait, il y a un lien entre le financement d’une part et les besoins de financement nécessaires à un accroissement de production. Lorsque ce lien est rompu, que la facilité financière est généralisée (on trouve de l’argent à 0%), on entre dans une situation de « super aisance monétaire » qui affaiblit le système financier. Tout le monde emprunte car c’est facile, mais tout le monde n’est pas nécessairement un débiteur de qualité. Il y a des emprunteurs plus ou moins résistants.

Dans ce contexte, le système n’a pas de fin car les taux d’intérêt sont très faibles donc ça ne coûte rien d’emprunter. C’est une politique plus que téméraire. Au début, elle n’a pas provoqué de désastre sur la hausse des prix « générale », mais la valeur des actifs financiers a considérablement augmenté. Il y a donc eu une très forte inflation des valorisations boursières et une faible répercussion sur les prix à la consommation. Cependant, la situation s’est déchaînée avec la crise de la pandémie, puis aggravée par la guerre en Ukraine. Les conditions de l’inflation étaient créées. L’étincelle est venue de la pandémie, mais aurait très bien pu provenir d’un autre phénomène. Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile, raison pour laquelle je me suis dissocié d’une politique hasardeuse, et non établi par le raisonnement. 

LVSL – L’indépendance des banques centrales a été légitimée par la volonté de limiter l’inflation et d’interdire le financement monétaire. Le bilan de BCE atteint aujourd’hui plus de 8800 milliards d’euros et près du tiers des émissions de dettes publiques sont détenues par l’institution monétaire. À la lueur de cet état de fait, que pensez-vous de l’indépendance des banques centrales ?

Jacques de Larosière – Nous avons cru après la grande période de hausse des prix des années 70/80, qu’il fallait que les banques centrales soient plus indépendantes pour juguler l’inflation car elles disposeraient de plus de liberté que si elles étaient dans la main du gouvernement. Il y a donc eu tout un mouvement international – auquel j’ai collaboré – pour établir juridiquement l’indépendance de la banque centrale. Ici en France, au moment du Traité de Maastricht, nous avons changé le statut de la Banque de France et institué un système d’indépendance. 

Vous avez raison de dire que jamais l’achat de titres publics par la banque centrale n’a été aussi important qu’aujourd’hui. On a ici une contradiction avec l’indépendance des banquiers centraux et le fait qu’ils soient dévoués au financement de la chose publique. Je pense que si on voulait définir la situation de manière objective, on dirait que la BCE est devenue le grand financeur des dettes publiques. Elle ne serait évidemment pas d’accord avec cette assertion car elle expliquerait que ces achats de titres ont été exécutés à des fins monétaires pour éviter les spreads (écarts de taux) entre les pays, ce qui permet d’égaliser le terrain des taux d’intérêt. Mais c’est une illusion. En réalité, elle achète ces titres publics sur le marché secondaire peu de temps après leur émission. La BCE et la FED sont les agents financiers des États qui émettent des emprunts pour financer leurs déficits. 

Je suis donc très hostile à cette dérive que l’on appelle la suprématie budgétaire. C’est en fin de compte l’impératif budgétaire qui guide la banque centrale dans cette politique. Je l’ai écrit à de nombreuses reprises. Je pense qu’il est illusoire de prétendre qu’on est indépendant lorsque l’on finance les deux tiers de la dette publique. 

LVSL – Suite à la crise du Covid-19, l’inflation ne cesse d’augmenter. Elle atteint aujourd’hui des sommets aux États-Unis et en Europe. La BCE et la FED ont annoncé une normalisation progressive de leur politique qui se caractérise par un léger relèvement des taux directeurs. Nous voyons déjà ses effets. Les marchés financiers ont chuté de plus de 20% depuis le début de l’année outre-Atlantique. En parallèle, les taux longs augmentent. Comment voyez-vous l’évolution de cette situation à moyen-terme ? 

Jacques de Larosière – La politique monétaire est depuis longtemps très laxiste. Les taux d’intérêt sont nuls voir négatifs. Dans ce contexte, il y a toujours un phénomène de surendettement qui est annonciateur d’une crise financière. Quand on conduit une voiture, on sait que l’on n’appuie pas toujours sur l’accélérateur car cela risque de se finir mal. Il faut parfois freiner. Depuis une quinzaine d’années, nous n’avons pas appuyé sur le frein… L’accélérateur est sans cesse enclenché car nous conduisions sur une autoroute libre. Mais ces temps-ci, l’autoroute s’est un peu encombrée. Des phénomènes tels que le Covid, la démondialisation, la guerre en Ukraine… compliquent énormément le terrain des échanges économiques. Nous sommes alors sujets à des hausses de prix extrêmement importantes. 

« On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse l’intensifier. »

Lorsque l’on a une inflation de 8%, avec des taux d’intérêt – dans le cas de l’Europe – situés à 0% ou -0.5% (taux de dépôt à la banque centrale), il faut prendre en compte l’inflation pour mesurer le degré de laxisme de la monnaie. Une inflation à 8% et des taux nominaux à 0% signifient que le taux réel est en fait de -8%. C’est du jamais vu. Autrement dit, on croirait que normaliser la politique va être un désastre. Mais la situation est tout autre. Nous n’avons pas connu de normalisation mais un accommodement supplémentaire de la politique monétaire du fait de l’éclosion de l’inflation. Il conviendrait donc, en principe, d’établir des taux d’intérêt réels positifs. Pour cela, il faudrait près de 10 points de taux nominal positif. Aujourd’hui, on est en dehors de tout ça. On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse s’intensifier. J’ai donc un peu de réticence à répondre à cette question. 

En créant de la monnaie très abondante et pas chère, on a favorisé les opérateurs qui gèrent des fonds pour eux-mêmes, des clients ou des institutions. Si l’on prend l’exemple du CAC40, nous voyons qu’il a doublé en 10 ans. Un tel résultat équivaut à une obligation qui rapporterait du 7% par an. Dans un contexte où la banque centrale produit de l’argent à près de 0%, les plus riches en profitent et empruntent massivement sans frais. Nul besoin d’être Einstein pour comprendre qu’un emprunt à 0% associé à un rendement annuel de 7% est un luxe que seules certaines personnes peuvent se payer. Mais la question est : quelle est la bonne politique monétaire ? La raison prescrit toujours que les taux soient positifs en terme réel car l’épargne mise de côté mérite une rémunération. Elle ne doit pas être taxée comme c’est le cas actuellement. L’ennemi dans cette affaire est donc l’inflation et non pas la normalisation des taux d’intérêts. L’expérience montre que ceux qui sont frappés par l’inflation sont les revenus les plus bas et les petits épargnants. 

LVSL – On observe en Europe une divergence de plus en plus marquée quant à l’opinion des populations concernant la politique monétaire. Les Allemands souhaitent le retour à une politique orthodoxe. Les pays d’Europe du Sud, extrêmement endettés, seraient fortement touchés par ce type de mesure. Le spread (écarts de taux) entre l’Italie et l’Allemagne continue d’augmenter. Pensez-vous que le risque d’un éclatement de la zone euro soit à l’ordre du jour ? En Italie, les sondages donnent « l’Italexit » au coude à coude avec le maintien dans la zone euro dans le cas d’un référendum…

Jacques de Larosière – La volonté de faire fonctionner la zone monétaire est encore là. S’il existe des divergences entre pays européens, les Allemands ont toutefois un intérêt profond à continuer la gestion critiquable de la BCE. Car cette gestion de baisse de taux de l’euro favorise leurs exportations et augmente ainsi leur compétitivité, déjà supérieure à celle des autres pays européens. Ce qui revient finalement à une dévaluation. Les Allemands ont beau être gênés par la politique monétaire, ils vivent très bien avec. Quant aux pays du sud, ils ont la majorité au conseil de la Banque centrale européenne et ce sont eux qui déterminent la politique. 

LVSL Les défis se multiplient pour les jeunes générations : réchauffement climatique, raréfaction des ressources, prix des logements historiquement élevés, vieillissement de la population, multiplication des conflits géopolitiques…  Dans votre livre 50 ans de crises financières (Odile Jacob, 2016), vous dénoncez le fait que la politique d’endettement laisse « aux générations futures le choix entre payer une dette trop lourde ou la renier ». Comment conjuguer des dettes abyssales avec des investissements massifs et nécessaires dans des projets tels que la réindustrialisation, la transition écologique, ou l’éducation, sans faire payer les jeunes générations ?

Jacques de Larosière – Oui, il faut changer. Si l’on continue dans un système de surendettement permanent qui favorise 10% de la population la plus riche et détourne les épargnants des placements longs, on ne financera pas les grands investissements écologiques nécessaires si l’on veut vivre sur une planète à peu près vivable. L’analyse que je fais de la situation m’amène à penser que la combinaison d’une politique monétaire trop laxiste, de taux d’intérêt négatifs – c’est-à-dire la taxation de l’épargne longue – et le renflouement des gouvernements qui empruntent pour financer les dépenses courantes sans penser à l’avenir, créent une conjonction très défavorable pour les jeunes générations. On dit que l’on est intéressé par le chômage des jeunes – qui reste très élevé dans un pays comme la France – mais on ne cesse de fabriquer ce chômage.

Les arbitrages effectués ont systématiquement pénalisé les futures générations. Si l’on prend l’exemple des retraites, ce sont les jeunes qui payent pour les retraites des plus vieux. Dans ce système de répartition, les dépenses des actifs ne cessent d’augmenter du fait du vieillissement de la population. Nous observons un effet de ciseau où les recettes diminuent et les dépenses augmentent. En n’ayant fait aucune réforme sur les retraites en France depuis maintenant 5 ans, on laisse peser sur les plus jeunes des cotisations de plus en plus élevées pour financer les pertes du système des retraites.

Est-ce une bonne chose ? Je ne le pense pas. Je pense qu’il serait plus intelligent et plus honorable de laisser travailler plus longtemps les Français pour qu’ils allègent le coût des jeunes actifs. Cette proposition soulève la réprobation générale. Mais les gens ne comprennent pas que c’est en refusant l’extension de l’âge du départ à la retraite qu’ils sont entrain de sacrifier les jeunes et l’équilibre du système. On a tendance à dire que l’on « rattrape » les choses car la France est très libérale, que l’on dispose d’un système d’assurance-chômage généreux, et d’une politique de recrutement dans la fonction publique. Mais c’est une erreur. On ne rattrape rien. Ce sont les jeunes qui payent. Je constate un double langage où l’on s’apitoie sur la difficulté des jeunes à trouver un emploi et des logements alors que l’on continue de faire tout pour qu’il en soit ainsi. 

LVSL – Depuis la fin des Accords de Bretton Woods et de la convertibilité or-dollar, nous observons un accroissement considérable de la masse monétaire représenté par l’augmentation des niveaux de dettes. Certains think-tanks, comme l’Institut Rousseau, proposent d’annuler une partie de la dette publique détenue par la BCE (dans notre cas par la Banque de France), ce qui ne lèserait aucun créancier privé. Cette annulation serait alors conditionnée à des investissements productifs. Quel regard portez-vous sur cette proposition ? Faut-il penser un nouveau mode de création monétaire ?

Jacques de Larosière – Pour de nombreuses raisons, je suis tout à fait hostile à l’abandon de la dette détenue par la banque centrale. La dette est devenue la baguette magique des États pour financer leurs déficits. Elle l’est d’autant plus depuis que banque centrale peut acheter ces nouveaux emprunts. Il est tentant de répudier cette dette lorsque la pyramide des dettes a atteint des niveaux très importants. Annuler la dette serait donner raison à ceux qui empruntent sans cesse pour financer des pertes. Cela reviendrait à légitimer l’action illégitime qui convient de faire croire au public que l’on peut s’endetter indéfiniment sans conséquence. C’est moralement inacceptable. 

Par ailleurs, une annulation entraînerait une perte pour la banque centrale. Dans le bilan de la banque, cette dette a une valeur. Une perte nécessite donc une recapitalisation, qui serait payée par le gouvernement. Finalement, c’est l’histoire du serpent qui se mord la queue : le gouvernement prend un léger profit en annulant la dette, mais doit compenser le manque de capital de la banque centrale ainsi que le spread plus élevé qu’il aura à supporter à l’avenir. On pourrait aussi évoquer l’argument du « précédent ». Lorsque tu annules une fois la dette, tu peux vouloir le faire de nouveau. Ce système serait profondément inflationniste et entraine une perte subie par la banque centrale. Or, cette dernière appartient à tout le monde puisqu’elle est nationalisée. Le contribuable devra donc assumer cette perte un jour ou l’autre. 

Ce qui me dérange est aussi le fait que cette action serait produite – dans le cas de la France – par une démocratie, c’est-à-dire un système de gouvernement et de représentations qui respectent les contrats et permettent à une société d’avancer vers l’avenir. Il faut faire très attention avant de brandir une telle mesure. 

En ce qui concerne votre deuxième question, nous avons déjà pensé à différents modes de créations monétaires. Il y a notamment la « monnaie hélicoptère » qui consiste à distribuer de l’argent à partir de rien plutôt que par des intermédiaires de comptes bancaires. L’inconvénient du compte bancaire lorsque la monnaie hélicoptère est employée vient du fait qu’une partie de la population aurait tendance à épargner. Or, la volonté politique et sociale de ceux qui préconisent cette mesure nouvelle de création monétaire par voie « d’hélicoptère » est que cet argent soit dépensé, et non épargné.

Il y a une autre théorie monétaire qui a fleuri depuis plusieurs années mais qui se tient encore à l’écart du débat public du fait de l’inflation. Il s’agit de la nouvelle théorie monétaire (ou théorie monétaire moderne, appelée MMT). Pour simplifier, elle revient à dire la chose suivante : tout État qui émet de la monnaie (tant que cet État a le monopole de sa devise) peut financer l’intégralité des déficits qu’il souhaite réaliser dans sa monnaie. C’est une forme de création monétaire bien entendu. Mais elle ne répond plus à la notion historique qui a expliqué l’éclosion des banques centrales à partir du 17ème siècle, c’est-à-dire la protection de la stabilité de la monnaie. La théorie monétaire moderne n’est pas une théorie qui satisfait le principe de stabilité. Autrefois, les banques centrales considéraient que la distribution de l’argent affectait la qualité de la monnaie.

N’oubliez jamais que le fondateur de l’économie monétaire est un Français. Il écrivait dans les années 1560 et s’appelait Jean Bodin. C’était un économiste qui avait compris que la multiplication de signes monétaires face à une production stagnante/légèrement croissante, entraînerait de l’inflation. Cette pensée a donné lieu à ce que l’on appelle la théorie quantitative de la monnaie. Théorie qui n’a jamais vraiment été dénoncée puisqu’elle est valable et vérifiée par des siècles. Elle semble d’ailleurs avoir été négligée ces dernières années. Nous en payons le prix aujourd’hui avec une hausse considérable des prix.

Embargo sur le pétrole russe : l’UE se tire-t-elle une balle dans le pied ?

Une raffinerie de pétrole. © Patrick Hendry

Souhaitant encore accentuer la pression sur Moscou, l’Union européenne a adopté le 30 mai dernier un embargo sur le pétrole russe. Si cette décision aura certes un coût économique pour la Russie, Vladimir Poutine peut néanmoins espérer s’en tirer grâce au prix très élevé du baril et en trouvant de nouveaux acheteurs. Pour l’UE, qui connaît déjà une forte inflation, l’addition risque en revanche d’être salée, surtout si les profits des géants du pétrole demeurent aussi intouchables. En parallèle, la nécessité de trouver des fournisseurs de substitution devrait encore renforcer le pouvoir de Washington sur le Vieux continent, malgré le coût environnemental catastrophique des hydrocarbures de schiste.

C’est une nouvelle étape dans la guerre économique qui oppose l’Union européenne à la Russie. Âprement discuté tout au long du mois de mai, un embargo sur le pétrole russe a finalement été annoncé lors du Conseil européen du 30 mai. D’ici la fin de l’année, toute importation d’or noir par voie maritime sera interdite, ce qui représente les deux tiers des importations européennes depuis la Russie. Les importations par l’oléoduc Droujba, un pipeline hérité de l’époque soviétique desservant toute l’Europe centrale et l’Allemagne de l’Est, devraient quant à elles baisser, mais pas totalement : l’Allemagne et la Pologne ont annoncé leur souhait de ne plus importer une goutte, tandis que la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque bénéficient d’exemptions d’une durée indéterminée. Pour ces trois États, ne disposant d’aucune façade maritime et dont les raffineries sont calibrées uniquement pour les pétroles russes, il était en effet inenvisageable d’arrêter leurs importations. Si le pipeline venait à être fermé, ces pays seront en outre autorisés à importer du pétrole depuis l’Adriatique, qui transiterait par la Croatie. La Bulgarie, déjà victime d’un arrêt des livraisons de gaz par Moscou, a quant à elle obtenu un délai d’un an et demi pour trouver d’autres fournisseurs.

Malgré ces trous dans l’accord, celui-ci devrait mettre fin à 90% des importations actuelles de pétrole selon Bruxelles. La fin des approvisionnements en gaz russe apparaît comme la prochaine étape, alors que Moscou a déjà bloqué les exportations vers la Bulgarie, le Danemark et les Pays-Bas et vient de réduire brutalement les livraisons à l’Allemagne de 60%. Cependant, la dépendance au gaz russe est telle qu’un embargo total serait extrêmement compliqué à mettre en oeuvre, voire ruineux, raison pour laquelle, l’UE a remis le sujet à plus tard.

Poutine fragilisé mais pas vaincu

L’objectif de l’embargo est évident. Selon Charles Michel, président du Conseil européen, il « va couper une énorme source de financement de la machine de guerre de la Russie ». A première vue, la Russie se trouve en effet fortement fragilisée par cette décision : en 2021, plus de 50% du pétrole russe destiné à l’export l’était vers l’Europe. Le déploiement de l’embargo va donc fortement impacter les finances publiques russes et renchérir le coût de la guerre. En outre, le désengagement de nombreuses majors pétrolières occidentales (BP, ExxonMobil, Shell…) de grands projets en Russie va ralentir la mise en exploitation de nouveaux gisements.

Vladimir Poutine dispose cependant de deux atouts pour contrebalancer cette pression financière : le haut niveau des prix des hydrocarbures et le marché asiatique. Avec un baril aux alentours de 110 à 120 dollars, le prix du pétrole est en passe de battre le record historique de 2008. Pour les pays exportateurs, dont les recettes ont été sévèrement affectées par les confinements et par des prix plus modérés depuis 2014, le contexte actuel est une aubaine. Au début de l’année, la Fédération de Russie a fait le plein de devises, réalisant en quatre mois la moitié de son objectif de revenu issu des hydrocarbures pour l’année 2022. Une tendance qui s’est poursuivi au cours du mois de mai, la Russie ayant gagné 1,7 milliards de dollars supplémentaires par rapport à avril, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Cette dernière prévoit cependant une forte chute de la production russe pour l’année prochaine.

L’enjeu pour la Russie est de trouver de nouveaux acheteurs pour écouler les volumes vendus jusqu’ici aux Européens. La Chine apparaît comme le client idéal.

L’enjeu pour la Russie est donc de trouver rapidement de nouveaux acheteurs pour écouler les volumes vendus jusqu’ici aux Européens. La Chine, qui a dû mettre à l’arrêt ses usines à l’automne dernier par manque d’électricité, apparaît évidemment comme le client idéal. En outre, Pékin souhaite diversifier ses importations pour réduire le risque d’un potentiel blocage de ses importations par voie maritime de la part des occidentaux dans le détroit de Malacca. Depuis une dizaine d’années, les gazoducs et oléoducs entre la Russie et la Chine se multiplient : ouverture de l’oléoduc ESPO en 2012, du gazoduc Force de Sibérie en 2019, projet Force de Sibérie 2… Si l’axe Moscou-Pékin se renforce, l’Empire du Milieu se sait en position de force par rapport à son allié. La Chine profite donc des difficultés de la Russie pour faire baisser les prix, obtenant un rabais d’environ 35 dollars par baril russe par rapport au brent.

L’Inde a également flairé une bonne opportunité : en quelques mois à peine, les importations de pétrole d’origine russe y sont passées de presque 0% à 17%. Selon certaines sources, New Dehli, qui bénéficie des mêmes promotions que la Chine, utiliserait même ses capacités de raffinage pour revendre du pétrole d’origine russe aux européens, moyennant une jolie marge. Outre les économies réalisées, ces achats d’hydrocarbures permettent à l’Inde de maintenir un certain équilibre géopolitique dans ses relations avec les occidentaux et la Russie, dont elle a toujours été soucieuse. La Turquie, pourtant membre de l’OTAN, semble également avoir fortement augmenté ses achats de pétrole russe. Ainsi, si l’embargo européen induit d’importantes pertes de revenus pour Moscou, tant en raison de la chute des volumes exportés que des baisses de prix, la situation est encore loin d’être désespérée.

Un pétrole toujours plus cher

Pour l’Union européenne en revanche, l’embargo risque de coûter très cher. Si l’objectif officiel est évidemment d’aider l’Ukraine et de punir la Russie, les pressions des Etats-Unis ont également joué un rôle majeur dans cette décision. Dès le début du mois de mars, les USA ont en effet mis en place un embargo sur le pétrole russe et enjoint l’UE à les suivre. Mais les conséquences d’une telle décision sont bien plus importantes pour les Etats européens, qui importaient environ un quart de leur pétrole de la Russie avant la guerre (8,7% pour la France, 42% pour l’Allemagne), alors que les Etats-Unis n’en dépendaient qu’à hauteur de 8%. Énergétiquement autosuffisant et pouvant compter sur les exportations canadiennes et mexicaines, Washington n’a pas de quoi s’inquiéter. Le Vieux Continent, qui compte peu de gisements d’hydrocarbures, ne peut pas en dire autant.

Selon le Ministère de la Transition écologique, la marge brute de raffinage a bondi de 29 euros par tonne de pétrole en février à 156 en avril !

Les conséquences en sont déjà visibles : malgré diverses mesures pour atténuer l’inflation, les prix à la pompe atteignent des records. En France, malgré la remise de 18 centimes, ils dépassent de nouveau les deux euros par litre. Dans le même temps, les compagnies pétrolières affichent des profits historiques : après 16 milliards de bénéfices en 2021, TotalEnergies en a engrangé 5 de plus juste sur le premier trimestre 2022. Ses concurrents étrangers réalisent eux aussi d’excellentes performances financières, malgré la fin de leurs activités en Russie. L’expression de « profiteurs de crise » n’a, semble-t-il, jamais été aussi vraie : selon les chiffres du Ministère de la Transition écologique, la marge brute de raffinage a bondi de 29 euros par tonne de pétrole en février à 156 en avril ! Alors que la transition énergétique n’a jamais été aussi urgente, ces grands groupes préfèrent choyer leurs actionnaires plutôt que d’investir dans le renouvelable : sur les 16 milliards récoltés l’an dernier, Total en a affecté huit aux versement de dividendes et deux aux rachats d’action pour faire monter son cours en bourse…

En faisant encore monter les cours du baril, l’embargo européen pourrait donc enrichir encore plus les grandes entreprises pétrolières, toujours au détriment des consommateurs, dont les salaires n’arrivent pas à suivre l’inflation. Pour l’heure, le gouvernement français se refuse à toute mesure supplémentaire, se contentant de la remise et d’un éventuel chèque versé aux plus modestes à la rentrée. Pourtant, plusieurs pays européens ont déjà pris des mesures plus strictes : l’Italie et le Royaume-Uni ont ainsi instauré une taxe de 25% sur les bénéfices des entreprises énergétiques, dont les revenus permettront de financer des aides contre la précarité énergétique. Une mesure qui inspire la NUPES, dont le programme prévoit de « taxer les entreprises ayant profité de la crise sanitaire et des conséquences de la crise ukrainienne et orienter les recettes vers les investissements nécessaires à la bifurcation écologique et sociale ».

Une nouvelle géopolitique de l’énergie

Si des solutions existent donc pour réduire la facture d’énergie en taxant sévèrement, voire en nationalisant, les majors pétrolières, l’UE n’aura en revanche pas vraiment le choix d’acheter du pétrole plus cher auprès d’autres fournisseurs pour compenser la production russe. Or, le marché est tendu : plusieurs gros producteurs ne parviennent déjà pas à atteindre leurs objectifs de production, tels que l’Algérie, l’Angola ou le Nigeria, tandis que la Lybie est toujours dévastée par la guerre. Dès le début du conflit en Ukraine, Washington a donc tenté de renouer le dialogue avec le Venezuela et l’Iran, deux gros producteurs à l’écart d’une grande part du marché mondial depuis plusieurs années en raison des sanctions occidentales. 

Le bilan semble mitigé. En ce qui concerne le Vénézuela, après des années passées à essayer de renverser Nicolas Maduro, un accord semble finalement avoir été trouvé avec lui pour autoriser les exportations à destination de l’UE à partir du mois de juillet, via des sociétés espagnole et italienne. La décision a cependant été peu évoquée dans les médias américains, car Joe Biden sait combien le sujet est sensible. Le retour en grâce de l’Iran paraît lui beaucoup plus compromis. En décidant de maintenir les gardes de la révolution iraniens sur la liste des organisations considérées comme terroristes par les USA, Joe Biden a envoyé un signal clair à Téhéran, qui a riposté en retirant des caméras de surveillance de ses installations nucléaires. Il faut dire qu’aucun des deux pays n’avait très envie de renouer avec l’autre : pour l’Iran, la Russie est un partenaire fiable, dont l’intervention en Syrie pour soutenir son allié Bachar El-Assad a été décisive. Pour les Etats-Unis, un accord avec l’Iran aurait fortement détérioré les relations avec Israël et les pays du Golfe.

Les Etats-Unis voient eux aussi la crise actuelle comme une opportunité de conquérir des parts de marché en Europe.

Faute d’autres choix, ce sont donc surtout vers ces derniers que les occidentaux se sont tournés pour remplacer les livraisons russes. Initialement, l’OPEP+ (alliance élargie qui représente environ la moitié de la production mondiale et dont fait partie la Russie, ndlr), ne souhaitait pas augmenter sa production, afin de maintenir des prix très élevés. Les pétromonarchies ont en effet un mauvais souvenir des dernières années, marquées par une chute importante du prix du baril à partir de 2014 suite à la croissance de la production américaine, puis par la chute brutale de la demande lors des confinements. Finalement, l’annonce d’une future visite officielle de Joe Biden en Arabie Saoudite semble avoir permis d’augmenter la production issue du Moyen-Orient. Le Président américain a en effet accepté de rencontrer le prince héritier Mohamed Ben Salman, qu’il snobait depuis le début de son mandat en raison de l’assassinat barbare du journaliste Jamal Khashoggi. Dans la foulée, l’OPEP+ a finalement accepté d’augmenter sa production de près de 700.000 barils par jour à partir du mois prochain.

Outre le Vénézuela et les Etats de la péninsule arabique, les Etats-Unis voient eux aussi la crise actuelle comme une opportunité de conquérir des parts de marché en Europe. Longtemps très gros importateurs, les États-Unis sont désormais autosuffisants grâce au fort développement de l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste depuis une quinzaine d’années. La satisfaction des besoins intérieurs étant désormais garantie, les exportations sont en train de se développer. Les livraisons de pétrole des USA à l’UE ont ainsi fortement augmenté au cours des derniers mois, tandis que celles de gaz devraient connaître un essor très important au cours des prochaines années, à mesure que les deux rives de l’Atlantique se dotent de capacités de liquéfaction et de regazéification, nécessaires au transport du gaz naturel liquéfié (GNL). Ainsi, le sort du peuple ukrainien ne semble pas être le motif premier des pressions insistantes de Washington contre Nord Stream 2 et pour l’adoption de l’embargo européen.

Un embargo doublement hypocrite

Plus largement, les motifs invoqués en faveur de l’embargo méritent d’être questionnés. Selon Bruxelles, il s’agit de défendre une démocratie agressée par la Russie et d’utiliser cette occasion pour accélérer la transition énergétique. Comme souvent, la « diplomatie des valeurs » invoquée pour séduire l’opinion publique est cependant bien loin de la réalité. Si l’agression russe est évidemment totalement inacceptable, qualifier l’Ukraine, pays particulièrement corrompu et kleptocratique, de « démocratie » est sans doute excessif. 

Surtout, les occidentaux semblent bien plus préoccupés par la défense des droits de l’homme et de la paix en Ukraine et en Russie que dans d’autres régions du monde. Les courbettes du vice-chancelier allemand, l’écologiste Robert Habeck, au Qatar en mars dernier pour signer un contrat d’achat de gaz naturel symbolisent à elles seules les convictions à géométrie variable de nombre de dirigeants européens. En accroissant sa dépendance aux pétromonarchies, l’UE affaiblira peut-être le régime dictatorial de Vladimir Poutine, mais elle renforcera des dirigeants qui mènent une guerre particulièrement violente au Yémen depuis sept ans, font assassiner des journalistes dissidents, pratiquent encore l’esclavage, méprisent les droits des femmes et des minorités sexuelles et promeuvent un islam rigoriste. En termes de valeurs, on a fait mieux.

L’importation de gaz et de pétrole de schiste américain aura un impact environnemental très lourd.

Enfin, la défense du climat ne semble pas non plus figurer parmi les priorités européennes. Ainsi, la récente « taxonomie verte » adoptée par l’Union, qui regroupe les activités économiques « ayant un impact favorable sur l’environnement » intègre par exemple le gaz naturel parmi les énergies vertes. L’importation de gaz et de pétrole de schiste américain aura quant à elle un impact environnemental très lourd : d’une part, le transport par méthanier ou tanker pollue bien plus qu’un acheminement par pipeline; d’autre part, la fracturation hydraulique – interdite en France et dans la plupart des pays européens – consomme énormément d’eau et de produits chimiques. Au total, selon le cabinet de conseil Carbone 4, produire de l’électricité à l’aide de gaz américain polluerait trois fois et demi plus qu’avec du gaz russe ! En attendant que les livraisons américaines arrivent, l’Italie et l’Allemagne envisagent même de rouvrir des centrales à charbon

Le sevrage progressif de notre dépendance aux énergies carbonées ne semble pas non progresser depuis l’annonce de l’embargo. Si l’UE entend certes développer plus rapidement les sources d’énergie renouvelable, aucune annonce majeure n’a pour l’instant été faite à ce sujet. Sur le plan des économies d’énergie, pourtant indispensables pour réduire nos factures et répondre à la crise climatique, les efforts restent là aussi quasi-inexistants. Lors des chocs pétroliers des années 1970, les pouvoirs publics avaient pourtant pris des mesures fortes : obligation pour les fabricants automobiles de concevoir des véhicules moins gourmands, promotion des économies d’énergie et des transports publics, soutien aux coopératives énergétiques locales… Pour l’heure, rien de comparable ne semble être mis en place. L’embargo pétrolier contre la Russie pourrait donc certes affaiblir cette dernière, mais au prix d’un coût très important pour les Européens, d’une dépendance encore plus forte aux Etats-Unis et d’une politique énergétique bien peu écologique.

François Ruffin : « Il y a deux invisibles : les oubliés en bas et les ultra-riches en haut »

François Ruffin © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Nous nous rendons dans la Somme, sur les pas de François Ruffin et de son équipe. Le candidat y déroule sa campagne effrénée, flanqué du tumulte de ses militants. Porte à porte, poignées de main dans les bars, déambulation, ballons gonflables géants : le député se faufile, parle à tout le monde, attrape les habitants, pour 3 phrases ou 10 minutes. Aux pressés ou aux indifférents, il martèle ses slogans : « n’oubliez pas d’aller voter car les riches, eux, n’oublient jamais ! ». Pendant toute une après-midi, nous le suivons et l’interrogeons, à pied et en voiture, assis sur le bord d’un trottoir. Il nous répond par de longs développements, sans cesse interrompu, sans que jamais la cohérence de son propos en souffre, alternant avec aisance entre le registre du militant et celui de l’analyste. Politique et conflit de classe, désindustrialisation, construction européenne, sociologie électorale, écologie populaire… Nous sommes revenus avec François Ruffin sur les thématiques qu’il n’aura cessé de mettre en avant, dans ses interventions à la tribune de l’Assemblée comme dans ses livres et ses articles. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Vincent Ortiz, photographies par Pablo Porlan.

LVSL – Quel bilan tirez-vous de cinq ans de députation ? Vous vous êtes démarqué par vos interventions volontairement polémiques. Certains ont pu vous le reprocher, y compris à gauche, disant qu’on ne construit pas de la politique sur le conflit.

François Ruffin – Au contraire : la politique ne se construit que sur du conflit. La démocratie, c’est du conflit, mais du conflit organisé, organisé pacifiquement. Et le pire, ce sont les moments où l’on tait le conflit, au nom du consensus, dans une fausse démocratie. C’est comme une cocotte-minute : le conflit, étouffé, revient plus tard de manière violente.

Et le conflit qui prévaut, pour moi, c’est le conflit de classe. C’est ce que j’ai tenté de faire il y a cinq ans, en martelant certains slogans – « Ils ont l’argent, on a les gens », « le banquier à l’Élysée, le peuple à l’Assemblée »-, au prix peut-être d’un manichéisme, que j’assume. Cinq ans plus tard, rien n’a changé. Au contraire, le CAC 40 enregistre des bénéfices records : 160 milliards de bénéfices pour 2021 ! C’est supérieur de 60 % à son précédent record [NDLR : en 2007]. Ces chiffres, scandaleux, devraient être martelés à la télévision chaque soir. La question, pour nous, c’est comment on met ça en scène ? Comment on le donne à voir ? Avec mes électeurs, j’essaie ça : en sport, lorsqu’on bat un record, c’est d’un centimètre, ou d’un centième de secondes. Pour le CAC 40, c’est une augmentation de 60 % par rapport au précédent record ! Le patrimoine des cinq premières fortunes françaises, sous Macron, a été multiplié par trois : aux gens que je croise, je demande « et vos salaires, ils ont été multipliés par trois ? Vos retraites, vos allocations ? » C’est un contre-argument efficace lorsque quelqu’un me parle des assistés ou des immigrés. Ou alors, on fait un jeu, « comptez avec moi jusque trois… Un… deux… trois… » Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, vient de gagner 10 000 € ! Autant que ma suppléante, Hayat, en un an : elle est accompagnante d’enfants en situation de handicap.

Mon combat, c’est de faire ressentir cette injustice sociale, que les gens ne voient pas, ou rarement. Comme ils éprouvent tout de même un sentiment d’injustice, celui-ci est canalisé dans d’autres directions : les étrangers, les réfugiés, les assistés. Autrement dit : les plus pauvres qu’eux. C’était déjà ma bagarre il y a cinq ans, mais c’est encore davantage conscient aujourd’hui : il y a deux catégories d’invisibles que je cherche à mettre en lumière. Ceux du bas, bien sûr : les auxiliaires de vie sociale, les agents d’entretien, les ouvriers, etc., qui figurent dans mes films. Mais il y a d’autres invisibles à mettre en lumière : ceux du haut.

L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’UE. Nous avons la Révolution française, l’UE a des traités économiques incompréhensibles pour la grande masse des gens.

On vient de passer devant un magnifique château : celui de la famille Saint-Frères, un empire textile, né au XIXe siècle. Les habitants vivaient aux alentours, dans les corons, dans des taudis, dans de la terre battue. Quand ils sortaient de chez eux, ils voyaient où partait leur travail : dans ces superbes châteaux. Aujourd’hui, quand ils sortent de chez Amazon, ils ne voient pas les immenses villas, yachts et jets privés de Jeff Bezos. Alors, il faut donner à voir, à ressentir cette injustice majeure. Si on y parvient, on réactive le conflit de classe, et du vote de classe. Si on n’y parvient pas, ils vont se tourner vers des bouc-émissaires : « pourquoi est-ce que je suis au chômage alors que les immigrés ont un travail ? », etc. Mais c’est une tâche qui a été abandonnée par la gauche depuis longtemps.

Un politiste que j’apprécie, Patrick Lehingue, explique que dans les années 70, la gauche ne faisait pas dans la dentelle : c’étaient des clivages relativement simples, binaires, rustiques, les petits contre les gros, le travail contre le capital, les salariés contre les patrons, etc. Puis, dans les années 80, la gauche arrivée au pouvoir a changé de lexique : les choses devenaient plus « complexes », le marxisme était « dépassé ». Les gens, pourtant, continuaient à ressentir une injustice, le chômage s’amplifiait, les Restos du cœur ouvraient… Mais puisqu’on ne l’exprimait plus en termes de classes, ils se sont tournés vers d’autres oppositions : les vieux contre les jeunes, les hommes contre les femmes, et surtout, surtout, les Français contre les immigrés. Il faut réactiver ce conflit central du capital contre le travail – avec une nuance, tout de même : il y a davantage de petits patrons, d’indépendants, d’auto-entrepreneurs aujourd’hui qu’hier. C’est une transformation, pas seulement économique, psychologique, majeure.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Il y a cinq ans, dans ma profession de foi, je prévenais mes électeurs : ça n’allait pas être Walt Disney, aucune de mes propositions de loi ne serait acceptée, et peut-être pas même un amendement. De fait, mes amendements ont été rejetés à 99,72 % ! Ce n’est pas à l’Assemblée que se fait la loi, je l’ai déjà dit dans vos colonnes : c’est une hypocrisie de prétendre que le pouvoir législatif s’y trouve alors que, sauf cohabitation, il s’agit de la chambre d’enregistrement des désirs du Président.

Ce qui a fonctionné, en revanche, au-delà de mes espérances, c’est la fonction de caisse de résonance du député. En parlant des femmes de ménage ou des auxiliaires de vie sociale, je n’ai pas cherché à faire des coups d’éclat. J’ai cherché à décrire leur vie. Ce fut, pour elles, pour leurs enfants, un geste de reconnaissance. C’est apparu surprenant, presque choquant, que dans un lieu aussi prestigieux et couvert de dorures que l’hémicycle, on vienne évoquer des vies simples. C’est pour moi une source de grande fierté.

LVSL – Je rebondis sur votre volonté de vouloir reconstruire un front de classe. Certains sociologues estiment que la stratégie visant à reconquérir les électeurs des milieux populaires qui votent RN (les « fâchés pas fachos ») est vouée à l’échec. Manuel Cervera-Marzal, en particulier, estime que le rejet de l’immigration étant la priorité des électeurs du RN, il apparaît improbable que l’on puisse les faire basculer vers un vote de rejet de gauche. Il estime également que ce que vous avez réussi en Picardie n’est pas réplicable à l’échelle de la France.


F.R. – Tout d’abord, j’en fais un devoir moral aussi bien qu’un devoir électoral. Je refuse d’abandonner ces citoyens, souvent dans des bassins industriels, déjà frappés par la crise, je refuse de les laisser au Rassemblement national. Donc, même si c’était impossible, j’essaierai ! Mais ces sociologues doivent être satisfaits : ils estiment que les ouvriers doivent être abandonnés ? C’est ce que fait la gauche depuis quarante ans ! On le voit encore à ces législatives : malgré le bon résultat national de la NUPES, elle ne réunit même pas 20% du vote des ouvriers, alors que le RN fait, lui, 45%… La gauche, depuis les années 1980, a livré la classe ouvrière au Rassemblement national : la mondialisation a alors tracé comme un fil à couper le beurre entre les vainqueurs et les vaincus.

D’un côté, le textile qui part au Maghreb, puis à Madagascar, en Inde et en Chine. Cela a été particulièrement brutal pour les ouvriers non qualifiés, dont le chômage a triplé en une décennie.

De l’autre côté, les professions intermédiaires ont été relativement protégées, de par leur statut, leurs qualifications, etc. Cela produit ce qu’Emmanuel Todd appelle un passivisme des éduqués. Ainsi, la gauche a accompagné la mondialisation. Je parle bien sûr de la gauche sociale-libérale, celle qui signe les traités européens et de libre-échange, avec Jacques Delors à la Commission et Pascal Lamy à l’Organisation Mondiale du Commerce. Parce que la chute du textile, par exemple, ce n’est pas le fruit du hasard. L’apogée de la production de textile a eu lieu en 1975, mon année de naissance. Dix années plus tard, il ne reste plus rien. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps on a signé les accords multi-fibres. Avec à la clé des licenciements par milliers, une véritable déshérence sociale, des tragédies, des suicides.

Mais je parle également d’une partie de la gauche « révolutionnaire », « de rupture », « altermondialiste », qui est passée de l’ « antimondialisation » à l’ « altermondialisation », qui a au fond accepté cette mondialisation – sous le prétexte d’en infléchir le cours. Cette gauche répétait à l’envi « qu’un autre monde est possible » : mais dans combien de temps ? Je pense qu’il faut accepter une perspective anti-mondialiste, ou démondialisatrice. Pour plaire aux classes intermédiaires, on a euphémisé cette approche. Pendant ce temps-là, le RN progressait.

On se focalise, bien sûr, sur le Front national et l’immigration, mais on ne dit rien de son programme économique. Je suis allé fouiller, à la Bibliothèque nationale de France, pour retrouver les premiers tracts du Front National, dans les années 1970. Tel un archéologue, j’ai tenté de retracer l’évolution de son programme économique, de sa fondation jusqu’à nos jours. Que s’est-il passé ? Dans les années 1980, le Front national est ultra-libéral. Il s’inspire de Thatcher et de Reagan. Le FN est en faveur de l’Europe libérale. Ils applaudissent à l’Acte unique et à la construction européenne, car ils voient en l’Europe un rempart contre le bolchévisme. À partir du moment où le mur de Berlin s’effondre, ils changent de perspective. Leur adversaire cesse d’être le bolchévisme pour devenir l’étranger. Le Front national aligne alors son programme économique sur une demande populaire : « il faut se protéger ; il faut protéger notre industrie ; on ne peut pas être livré au vent du libre-échange. »

Face à cela, les deux cœurs de la gauche – celle de gouvernement, et celle de rupture – ont ignoré cette demande populaire de protection. En 2001, quand j’ai vu le lave-linge de Whirlpool quitter Amiens, j’ai fait une étude très précise sur le marché du lave-linge, sur les coûts de la main-d’œuvre, de la sous-traitance, des matières premières, etc. À partir de cela, j’ai compris que le choix de délocaliser vers la Slovaquie répondait à une rationalité imparable. Le patron de cette entreprise a simplement veillé à la maximisation de son taux de profit. Non seulement il y gagnait en termes de coût de la main d’œuvre, mais il y gagnait également en termes de coût des pièces sous-traitées et importées depuis les pays de l’Est. Ce processus était parfaitement logique. Si des coûts n’étaient pas ajoutés – soit sur le transport routier, soit aux frontières -, il fallait s’attendre à ce que les délocalisations continuent. Sans surprise, c’est ce qui s’est produit. Dès lors, je suis devenu protectionniste. En 2011, j’ai d’ailleurs publié un livre : Leur grande trouille – Journal intime de mes « pulsions protectionnistes ».

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Les sociologues qui justifient l’abandon des ouvriers au RN, ils réactualisent, d’une certaine manière, le fameux rapport de 2011 produit par Terra Nova. Un rapport que j’avais apprécié : au moins, il disait ce que la gauche faisait sans le dire depuis quarante ans ! Les ouvriers doivent être abandonnés, car les reconquérir impliquerait de défendre le protectionnisme et d’abandonner un agenda libre-échangiste.

En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes.

Le vote RN dans ma région n’est pas un vote prioritairement raciste. C’est un vote de rejet de la mondialisation.

LVSL – Vous évoquez la mondialisation et la construction européenne. Le contexte nous conduit à penser que la question européenne va revenir au centre du jeu dans les prochaines années. La BCE a d’ores et déjà annoncé un relèvement de ses taux, ce qui préfigure un retour à l’austérité après une période de relative permissivité. Paradoxalement, on a peu parlé de l’Union européenne et des enjeux européens durant cette campagne présidentielle. Puis l’union de la gauche autour de la NUPES a, par la force des choses, conduit tout un chacun à lisser ses positions sur l’UE. Pensez-vous que la gauche ait intérêt à radicaliser son discours sur la souveraineté nationale et populaire face au cadre européen ?

F.R. – 2005 est une date fondatrice : 55 % des Français ont dit non à la concurrence libre et non faussée, non à la liberté de circulation des capitaux et des marchandises. 80 % des ouvriers ont voté « non», de même que 71 % des chômeurs et 67 % des employés. C’était un vote de classe marqué.

Je remonte à 2005 car il faut garder à l’esprit qu’aujourd’hui, si l’on reposait la même question à la population, on n’aurait pas 55 % de « non» mais 60 ou 65 % ! Et cela, les dirigeants le savent. Raison pour laquelle depuis 2005 ils mènent leur projet sans le démos, voire contre le démos. Le projet de Macron est un projet minoritaire : la base électorale du « oui» de 2005 ne cesse de se rétrécir. Il se passe de l’avis du peuple pour multiplier les traités de libre-échange : avec le Canada, le Vietnam et le Mexique – en plus des négociations en cours avec la Chine et l’Inde.

C’est ainsi le même projet de mondialisation, de concurrence et de croissance qui se perpétue. Il faut une triple rupture : moins de mondialisation et davantage de protection, moins de concurrence et davantage d’entraide, moins de croissance et plus de répartition. Leur projet est démocratiquement mort et ils le savent.

L’Union européenne semble moins dogmatique depuis la pandémie. Mais au-delà des déclarations des uns et des autres, intéressons-nous à ce que j’appelle le programme caché d’Emmanuel Macron : sa lettre envoyée à la Commission européenne. Il s’engage dedans à une réduction de 3 % des dépenses publiques ! Ce sont encore les hôpitaux et les écoles qui vont en faire les frais. Ces dix dernières années, la Commission européenne a exigé pas moins de soixante-sept fois que les différents États réduisent leurs dépenses de santé ! Si on est arrivé nus face à la pandémie, c’est aussi le produit des injonctions austéritaires de la Commission.

Que faire face à cet état de fait ? Désobéir. L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’Union européenne. Nous avons la révolution française, moment de surgissement du peuple sur la scène de l’histoire. L’Union européenne a des traités économiques, incompréhensibles pour la grande masse des gens. D’où son absence d’ancrage populaire. Une politique de gauche sera amenée à se heurter à l’Union européenne.

LVSL – Face aux lignes de clivages imposées par les médias, la gauche est divisée quant à l’attitude à adopter. Une partie souhaite accepter cette ligne de clivage, et se positionner dans un sens progressiste (défense des minorités, etc), une autre considère qu’il faut sortir du cadre. Où vous situez-vous ? La bonne stratégie politique est-elle ou n’est-elle pas une mise à l’agenda des choses ?

F.R. – Si on ne veut pas avoir à subir l’agenda du gouvernement, de nos adversaires ou des médias, il faut bien qu’on impose le nôtre. Cela n’a rien d’évident, car le gouvernement et les médias ont d’importants moyens pour imposer leur agenda.

Le paradoxe, c’est que nous avons perdu une élection alors que les thématiques qui étaient à l’ordre du jour étaient en partie les nôtres : l’hôpital, le pouvoir d’achat, les services publics, etc. Pendant le temps de la campagne, on est parvenu à marginaliser la question identitaire. Je fais tout mon possible pour ne pas sauter à pieds joints dans ce piège.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Je parlais tout à l’heure du divorce entre les classes populaires et les classes intermédiaires apparu dans les années 1980. En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes : les quartiers populaires d’une part, les campagnes populaires de l’autre. Mettre sur la table des questions d’ordre sociétal, culturel ou cultuel fait exploser la possibilité d’un bloc. Mettre l’accent sur les questions économiques et sociales rend possible un rapprochement. Notre objectif doit être de mettre fin à ces deux divorces qui durent depuis des décennies.

LVSL – Quid de l’écologie dans ce bloc populaire à construire ?

F.R. – C’est l’horizon qu’on doit poser. Mais avec des obstacles sur le chemin. Durant ma campagne, à plusieurs reprises, lorsque je parlais d’écologie, des gens protestaient ! Ah non, pas ça ! Ca semblait un réflexe populaire. Pourquoi ? Parce que l’écologie, ça va m’obliger à changer de voiture, alors qu’elle roule encore, à changer de chaudière, etc. Il faut donc construire une écologie populaire même si l’écologie n’est pas d’emblée populaire.

C’est une nécessité absolue parce que notre survie commune est en jeu. Face au discours de Zemmour et à son « grand remplacement », je réponds aux gens que le grand défi, la grande perte est ailleurs : durant ma vie, la moitié de ce qui vit sur terre, dans les airs et dans les mers a disparu. Quel monde va-t-on laisser à nos enfants ? La sécheresse est déjà là : on a eu trois mois sans eau en Picardie ! Alors, comment on fait du judo avec ça ? Un tableau que j’aime bien montrer dans mon coin, c’est l’empreinte carbone en fonction des classes sociales. Les 50 % les plus pauvres du pays polluent assez peu, les 40 % du dessus légèrement plus, mais pas de manière considérable, tandis que les 10 % du dessus du panier sont les plus gros émetteurs de CO2.

Comment construire une écologie populaire ? Par une écologie de conflits. Une écologie qui ne cherche pas à nier le conflit de classe. J’écoutais ce matin un reportage sur France Inter qui évoquait le coût environnemental de l’avion, et mentionnait le fait que l’avion demeurerait polluant pour longtemps encore. La question de la limitation des vols n’était même pas posée ! La perspective de limiter les vols pour ceux qui prennent l’avion entre Paris et New York comme je prends le train entre Paris et Amiens n’était même pas évoquée ! C’est pourtant à cette classe qu’il faut remettre les pieds sur terre.

Sur les transports, toujours, plutôt que de chasser la voiture individuelle : Comment faire pour mettre un maximum de marchandises et de voyageurs sur le rail ? Cela nécessite de réduire le coût des billets à un prix abordable et de construire des infrastructures qui soient à la hauteur. La seule loi ferroviaire qui a été votée sous Macron (le « pacte ferroviaire ») contient 87 fois le mot concurrence, tandis que les mots réchauffement, climat ou biodiversité n’apparaissent pas. Bien sûr, on ne s’interroge pas un seul instant sur la manière de démocratiser le rail. Voilà pourtant un biais évident pour rendre l’écologie populaire. J’avais proposé, durant mon premier mandat, que les 1000 premiers kilomètres en train soient gratuits. L’Allemagne vient de lancer le « train illimité à 9 € par mois », avec un immense succès. On doit passer ce message aux gens : « Vous pouvez y gagner ! ». Idem sur le logement, autre gros émetteur de gaz à effets de serre.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

L’urgence, là, ça devrait être de mettre fin aux passoires thermiques. Il y a cinq millions de passoires thermiques dans le pays. L’année dernière, 2500 passoires ont été rénovées. Cela signifie qu’à ce rythme, il faudra deux millénaires pour en venir à bout ! Autant qu’entre la naissance du Christ et aujourd’hui ! Mettre fin aux passoires thermiques serait pourtant une mesure gagnante à bien des égards : gagnant pour les ménages pauvres, avec moins de factures pour leur chauffage à payer. Gagnant pour l’emploi, afin de combattre le chômage par des métiers manuels qualifiés non délocalisables. Gagnant pour la planète, l’évidence. Gagnant pour l’indépendance nationale, enfin, cela nous permettra d’importer moins de pétrole et de gaz. C’est ce que je répète depuis cinq ans à l’Assemblée nationale ! C’est seulement depuis la guerre en Ukraine que notre dépendance à l’égard de ces sources d’énergie apparaît comme problématique…

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

On peut très bien, en revanche, construire une écologie anti-populaire – et certains, à gauche, savent très bien le faire ! J’ai vu récemment un reportage montrant que le centre-ville d’Amiens, bientôt, ne sera plus accessible aux voitures polluantes. Le même jour, je lis dans le journal que l’on assiste à une explosion de jets privés en France ! On décide donc de réguler les déplacements au ras du sol, d’imposer des obligations à ceux qui prennent leur voiture pour aller au travail, tandis qu’on laisse ceux qui polluent cent fois plus, là-haut, sans aucune contrainte. La priorité, c’est de les faire atterrir ! Je pense, comme Hervé Kempf, qu’il faut consommer moins et répartir mieux. Et consommer moins, cela doit commencer par ceux d’en-haut.

LVSL – L’écologie préoccupe en revanche beaucoup les classes intermédiaires, attachée culturellement au libre-échange… Pensez-vous qu’il soit possible d’unir les classes intermédiaires et les plus populaire à un agenda anti-mondialiste ?

F.R. – Il y a deux choses qui peuvent aujourd’hui rendre possible la jonction entre les classes intermédiaires et les classes populaires : un facteur social et un facteur écologique. L’européanisation et la mondialisation ont commencé par toucher les ouvriers, puis l’agriculture, et, à présent, s’attaquent aux revenus des classes intermédiaires – qui voient que leur salaire gèle, que leurs enfants sont mis en concurrence avec le monde entier, etc.

La mondialisation, comme dans le combat des trois Horaces contre les trois Curiaces, s’est attaquée à ces groupes sociaux les uns après les autres. Si elle s’était attaquée en même temps à la classe ouvrière, à la paysannerie et aux classes intermédiaires, elle aurait eu face à elle un front uni.

D’autre part, il devient chaque jour plus évident que le libre-échange est incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. Quelqu’un d’aussi peu radical que Nicolas Hulot affirmait que le problème central était le libre-échange, et que la multiplication des éoliennes n’allait en rien le régler.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont donc bien là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans nous bercer, et sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

Le « tournant de la rigueur » de 1983 : un moment décisif, vraiment ?

François Mitterand et Margareth Thatcher en 1986. Photographie dans le domaine public.

Malgré la performance de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle, la gauche française demeure affaiblie. Les racines de cette faiblesse remontent aux années 1980, lorsque le gouvernement de François Mitterrand déçoit très vite les espoirs suscités en 1981, en choisissant d’approfondir la construction européenne plutôt que de mener une politique socialiste. Un moment en particulier est passé à la postérité : le « tournant de la rigueur » de mars 1983, suite au choix de rester dans le Système monétaire européen plutôt que de dévaluer le franc. Mais ce choix fut-il aussi décisif qu’il le semble ? Pour Neil Warner, doctorant à la London School of Economics, ce résumé est trop simpliste et cache d’autres mécanismes expliquant la conversion du PS du socialisme au néolibéralisme. Traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La France sort encore une fois d’une élection présidentielle dominée par le néolibéralisme débridé d’Emmanuel Macron et la politique d’extrême-droite de Marine Le Pen. Avec une abstention presque record au premier tour, des millions de citoyens se sont de nouveau sentis forcés de voter Macron pour faire un ultime barrage à l’extrême-droite, tout en sachant que celui-ci continuerait sa destruction du système social français, son attitude autoritaire envers les minorités ethniques et en matière de maintien de l’ordre.

Certes, la très bonne performance de Jean-Luc Mélenchon au premier tour a bien démontré que la gauche résistait en tant que troisième bloc politique en France, et les négociations pour une union des gauches aux prochaines législatives offrent une chance importante à ce pôle de s’affirmer. Mais tant en termes électoraux que sur des questions fondamentales de programme et d’organisation, la gauche française demeure une force affaiblie et troublée.

L’histoire courante : la trahison en une décision

L’histoire de la faiblesse de la gauche française est longue et jalonnée de moments charnières sur les quarante dernières années. Pourtant, une date est constamment évoquée : mars 1983, quand le gouvernement de gauche du président François Mitterrand décida de rester au sein du Système monétaire européen (SME) et d’implémenter des mesures d’austérité. Cet événement est en effet très souvent convoqué par les historiens et commentateurs divers pour raconter l’histoire récente de la gauche française, ses rêves brisés et son désarroi croissant. Selon ce narratif, les réformes radicales amorcées par le gouvernement Mitterrand au début du septennat en 1981 ont été mises en pièces par une conversion dramatique au néolibéralisme, le fameux virage à 180 degrés de 1983.

Cette histoire n’intéresse d’ailleurs pas que les Français. Arrivé au pouvoir peu de temps après Ronald Reagan et Margaret Thatcher, le nouveau gouvernement français représentait bel et bien une réelle alternative aux politiques alors menées aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Ainsi, le fameux « tournant de la rigueur » apparaît donc souvent comme un moment clé du triomphe international du néolibéralisme, venant confirmer le célèbre « There is no alternative » de Thatcher. 

Dès lors, examiner cette période sous un nouvel angle est indispensable. Loin d’être un débat d’historiens, l’étude de la gauche française au début des années 1980 permet de mieux comprendre l’état actuel de la scène politique actuelle. Or, il se trouve que la version couramment évoquée, assez simpliste, souffre de plusieurs faiblesses majeures.

L’histoire habituelle est celle-ci : en mai 1981, la gauche française accédait enfin au pouvoir après en avoir été écartée depuis le début de la Ve République, en 1958. Dans cette atmosphère d’euphorie post-électorale, le nouveau gouvernement déploya un agenda radical visant à stimuler la croissance économique et l’emploi grâce à une hausse de la consommation, des dépenses publiques, des politiques de redistribution, en offrant plus de droits aux salariés et à travers une politique industrielle plus interventionniste.

Cependant, cette politique budgétaire expansionniste eut lieu alors que l’économie mondiale se contractait. De plus, le coup de pouce à la consommation locale n’a pas adressé les problèmes structurels profonds de l’industrie française. Le pays faisait face à une inflation élevée et à une détérioration de son déficit commercial. Dans ce contexte, le gouvernement pouvait pallier la crise de la balance des paiements en procédant à une importante dévaluation du franc, augmentant ainsi sa compétitivité. Mais la France était membre du système monétaire européen (le SME encadrait les marges de fluctuation des taux de change dans le but de faire converger les monnaies des pays membres, ndlr). Une dévaluation sans l’aval des autres membres aurait donc signifié, pour le gouvernement, une sortie du mécanisme de change et l’obligation de laisser la valeur du franc fluctuer avec les marchés internationaux.

En mars 1983, cette situation finit par devenir intenable. Dans une décision qui s’avérera définitive, le gouvernement opta finalement pour rester au sein du SME. Un nouveau « plan de rigueur » s’attela à corriger l’équilibre commercial, en réduisant cette fois drastiquement la consommation et le déficit budgétaire.

Il est devenu commun de présenter ce choix comme clair et historique. Si la France avait quitté le SME, son gouvernement aurait sûrement poursuivi son programme de politiques de gauche, priorisant la croissance et l’emploi, tout en érigeant un mur protectionniste pour se protéger des contraintes d’une économie mondialisée. En restant dans le SME, il choisit au contraire délibérément de s’aligner sur les politiques néolibérales d’austérité, de désinflation et de libéralisation de l’économie, et donc d’abandonner la vision socialiste mise en œuvre à partir de 1981.

De nouvelles interprétations

Un nombre croissant d’historiens français – notamment Michel Margairaz, Jean-Charles Asselain, Mathieu Fulla, Matthieu Tracol, Laure QuennouëlleCorre et Florence Descamps – remettent cependant ce récit en question. S’ils se focalisent sur des domaines différents, tous présentent des arguments complémentaires les uns des autres, remettant en cause l’idée selon laquelle le mois de mars 1983 serait décisif.

Ainsi, les politiques mises en place entre 1981 et 1983, mais aussi avant 1981, tant dans la pensée du parti socialiste français en tant que parti d’opposition que dans les politiques des gouvernements de droite antérieurs sont marquées par d’importantes continuités. Par ailleurs, de nombreux changements clés intervenus entre 1981 et 1983 n’ont pas coïncidé avec le fameux « tournant de la rigueur ». De toute évidence, le tournant vers la «rigueur» a vraiment commencé au plus tard en juin 1982, lorsque le gouvernement introduit un gel des prix et des revenus, fixe une limite de 3 % de déficit et choisit de focaliser son attention sur la lutte contre l’inflation plutôt que sur la lutte pour le plein-emploi. Plus largement, d’autres décisions majeures en faveur du néolibéralisme eurent lieu avant 1982 et beaucoup d’autres après 1983.

En outre, le récit courant du « tournant de la rigueur » met dans le même sac des politiques certes étroitement liées, mais qui ont néanmoins leur propre logique. Ainsi, il est important de faire la distinction entre A) la mesure dans laquelle les politiques budgétaires étaient expansionnistes ou restrictives, B) les objectifs redistributifs et l’impact des différentes politiques et C) la nature des réformes structurelles mises en œuvre par le gouvernement. En y regardant de plus près, la décision de quitter ou non le SME ne fut pas décisive dans un seul de ces domaines.

Les premières années Mitterrand furent-elles radicales ?

Le récit autour de 1983 a surtout mis l’accent sur la première de ces décisions politiques : le passage d’une politique expansionniste à une politique restrictive. Pourtant, les budgets déployés par la gauche sont en réalité assez peu en rupture avec la politique menée précédemment. Ainsi, la relance de 1981-1982 était plus faible en pourcentage du PIB que celle précédemment poursuivie par le gouvernement de Jacques Chirac en 1975. En effet, à peine Pierre Mauroy était-il nommé nouveau Premier ministre par François Mitterrand, qu’il avait déjà insisté sur l’importance de la « rigueur ».

Les ruptures les plus claires entre les politiques d’avant 1981 et celles d’après l’arrivée du PS au pouvoir se trouvent plutôt dans les domaines de la redistribution et des réformes structurelles. Le gouvernement cherchait avant tout à stimuler les revenus et la consommation des personnes aux revenus les plus faibles, notamment à travers un rehaussement des prestations sociales et du salaire minimum, tout en imposant plus fortement les revenus et patrimoines aisés. 

On pouvait déjà voir une esquisse de cette nouvelle orientation dans la gamme de réformes structurelles poursuivies par le gouvernement : la retraite à 60 ans, passage aux 39 heures hebdomadaires, lois Auroux accordant de nouveaux droits aux salariés… Outre ces réformes, le gouvernement nationalisa douze grands groupes industriels et la majeure partie du système bancaire privé, ce qui constitue un transfert de propriété majeur. Nombre de ces programmes politiques furent certes très marqués par l’arrivée de la « rigueur », mais ils avaient néanmoins des logiques propres et suivaient des chronologies différentes. 

NDLR : Pour en savoir plus sur les nationalisations de 1981, la façon dont elles furent conduites et leur relatif échec, lire sur LVSL l’interview de l’économiste François Morin, conseiller auprès du secrétaire d’État à l’extension du service public, par William Bouchardon : « Si on nationalise, alors allons vers la démocratie économique ».

Par ailleurs, contrairement à une théorie souvent entendue, la gauche de 1981 ne méconnaissait pas les problématiques de l’offre ou les contraintes internationales. Bien au contraire, les différents courants de gauche étaient profondément conscients de ces contraintes. Ces préoccupations étaient d’ailleurs une justification majeure du programme de nationalisations, dont l’enjeu principal était de stimuler la productivité et la compétitivité de l’industrie française par le biais d’investissements et de restructurations menés par l’État. 

L’accélération de la mondialisation était d’ailleurs prise en compte dans ce raisonnement. Comme Mitterrand l’a soutenu lors de sa première conférence de presse en tant que Président : « Ces nationalisations nous donneront les outils du siècle prochain », avertissant au passage que, si cette mesure n’était pas prise, les entreprises françaises en question « seraient rapidement internationalisées ».

La décision en faveur du SME

Contrairement à la version souvent entendue, la décision de rester dans le SME n’était pas non plus un choix clair entre politique budgétaire expansionniste et austérité. En effet, étant donné qu’un tournant vers l’austérité avait déjà été amorcé en 1982, la plupart des partisans de la sortie du SME défendaient aussi de nouvelles mesures d’austérité. Pour ces derniers, le gouvernement devait contenir l’inflation et empêcher une trop grande dévaluation du franc. Ils estimaient cependant qu’en sortant du SME, la France pourrait sortir plus rapidement de l’austérité en rééquilibrant plus vite sa balance commerciale. Ainsi, le « tournant de la rigueur » aurait tout de même eu lieu.

Etant donné qu’un tournant vers l’austérité avait déjà été amorcé en 1982, la plupart des partisans de la sortie du SME défendaient aussi de nouvelles mesures d’austérité.

D’ailleurs, ni le choix de rester dans le SME ni les mesures d’austérité ne constituaient une adhésion du gouvernement Mitterrand à la libéralisation économique. Au contraire, le gouvernement de l’époque combina des mesures d’austérité en 1982 et 1983 avec un resserrement des contrôles sur le crédit. Les mesures les plus controversées de mars 1983 furent d’ailleurs de nouveaux contrôles des changes draconiens, qui visaient à décourager la population de prendre des vacances à l’étranger, afin d’encourager l’activité économique en France.

Enfin, laisser la valeur du franc « flotter » sur les marchés internationaux, en dehors du SME n’impliquait pas forcément la mise en place de mesures plus protectionnistes. À bien des égards, ces deux solutions auraient d’ailleurs pu se substituer l’une à l’autre pour parvenir au même objectif : rétablir un certain équilibre de la balance des paiements.

Derrière mars 1983, une multitude de décisions en faveur du capital

Après les mesures de juin 1982, Mitterrand demanda d’ailleurs à son gouvernement de protéger les taux d’intérêt domestiques des marchés extérieurs et d’accélérer la « réforme bancaire », c’est-à-dire une gestion accrue de l’État sur la distribution du crédit dans un système bancaire désormais presque entièrement nationalisé. Selon les mémoires de son conseiller Jacques Attali, il aurait réclamé de façon irrégulière des actions en ce sens à son ministre des Finances Jacques Delors, et ce, au moins jusqu’à l’été 1983. 

Mitterrand n’était pas très impliqué dans les détails de la politique financière du gouvernement, et sa principale préoccupation semble avoir été de faire baisser les taux d’intérêt de quelque manière que ce soit. Cependant, le secteur bancaire français et Jacques Delors étaient profondément hostiles à de telles idées. Delors sut résister à ces demandes occasionnelles de Mitterrand et à d’autres, poursuivant plutôt une voie de réformes bancaires plus limitée.

NDLR : Pour une analyse des choix économiques effectués à l’époque, qui ont entraîné une forte hausse du chômage, lire sur LVSL l’entretien de Jules Brion avec le journaliste Benoît Collombat : « Le choix du chômage est la conséquence de décisions néolibérales ».

Pierre Bérégovoy, son successeur au poste de ministre des Finances, promeut ensuite une vaste déréglementation du secteur avec le même objectif fondamental de réduire les taux d’intérêt. À partir de 1984, lorsque les socialistes forment un nouveau gouvernement – sans le parti communiste français (PCF), partenaire minoritaire mécontent et marginalisé – sous la houlette de Laurent Fabius, la « rigueur » s’installe durablement. Elle se fonde notamment sur une désinflation compétitive – c’est-à-dire une baisse de l’inflation qui permette de se rapprocher des taux en vigueur dans les autres pays européens – et un franc fort. Concrètement, cette politique se traduit entre autres par la fin de l’indexation des salaires sur l’inflation.

En matière de politique industrielle, après le premier virage vers la « rigueur » en juin 1982, le gouvernement adopte – brièvement – une politique encore plus interventionniste, en déversant d’importantes sommes dans les industries d’État. Jean-Pierre Chevènement, le ministre de l’Industrie de l’époque et chef de la faction du CERES (le centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste, une aile de gauche « gaullo-marxiste » du Parti socialiste, ndlr) voulait en effet plus d’investissements dans les entreprises publiques, éventuellement par le biais d’une grande banque nationale d’investissement qui serait créée grâce à une réorganisation du système bancaire. 

Chevènement prônait essentiellement sa propre forme de « rigueur ». Il admettait que l’augmentation des investissements se ferait au détriment de la consommation. Tout en cherchant à protéger l’emploi, il prévoyait également des baisses de salaire. Il visait dans le même temps à accroître le rôle de son ministère dans la gestion des industries d’État. 

Cette courte phase de la politique industrielle prit fin avant la décision de rester dans le SME. En février 1983, Chevènement était déjà proche de la démission, suite aux réprimandes de Mitterrand après la remontée de plaintes de différents dirigeants d’entreprises publiques. A ce moment-là, l’option de la sortie du SME est toujours envisagée par Mitterrand selon de nombreux témoignages, dont celui de Chevènement.

Anesthésie sociale

En termes de politique redistributive et d’attitude de l’État vis-à-vis du capital et du travail, un changement clé a lieu avant même le tournant de juin 1982 : une baisse de l’impôt sur les sociétés est décidée au printemps 1982. En parallèle, le gouvernement assura les organisations patronales – en privé – qu’il n’y aurait plus de nouvelle augmentation des cotisations sociales ni de réduction du temps de travail.

Comme l’explique l’historien Matthieu Tracol, cette décision fait du printemps 1982 un moment aussi significatif que ceux de juin 1982 ou mars 1983 : la réduction de la semaine de travail était un levier clé pour ce que le gouvernement déclarait être son objectif premier : réduire le chômage. Alors que la seule croissance économique se révèle insuffisante pour parvenir à cet objectif, la réduction du temps de travail était en effet au cœur du programme économique alors défendu par le PS.

Certains partisans influents d’une sortie française du SME, comme l’homme d’affaires socialiste Jean Riboud, ont fait valoir que le gouvernement devrait combiner cette réforme avec une réduction substantielle des cotisations d’entreprise. Mitterrand reviendra plus tard sur ce programme en 1983, lorsqu’il insistera pour réduire ces cotisations, menant une politique qui allait à l’encontre de la logique générale et des contraintes de « rigueur », et qui se heurta par ailleurs aux protestations de Jacques Delors. 

Toutefois, certaines des politiques adoptées au début du premier quinquennat de François Mitterrand ne furent pas abandonnées et sont restées comme un héritage. Les prestations sociales se sont maintenues à un niveau élevé et l’âge de la retraite fut maintenu à 60 ans. Des choix qui permirent au gouvernement d’obtenir ce que le politiste Jonah Levy appelle une « anesthésie sociale », faisant mieux accepter la pilule d’un chômage en augmentation. 

L’héritage de mars 1983

Si le « tournant de la rigueur » de mars 1983 n’est donc pas aussi décisif qu’il est souvent décrit, il n’est pas pour autant insignifiant. Il s’inscrit dans une chronologie de décisions par lesquelles le gouvernement français choisit de se détourner de la question du chômage pour donner plutôt la priorité aux questions d’inflation et d’équilibre commercial.

Par ailleurs, le tournant de mars 1983 a peut-être aussi eu des conséquences plus indirectes, justement car ce récit d’un revirement décisif s’est vite imposé, donnant naissance à une prophétie auto-réalisatrice. En effet, le gouvernement ayant perdu en popularité et étant perçu comme ayant trahi ses promesses, les socialistes se sont mis à chercher une nouvelle raison à donner aux électeurs de voter pour eux. Ils la trouvèrent dans le renouveau de la construction européenne à partir du milieu des années 1980 : à travers celle-ci ils pourraient exprimer leur engagement en faveur de la « modernisation ».

Pour en savoir plus sur l’obsession européiste de François Mitterrand et les choix réalisés en ce sens au détriment du socialisme, lire sur LVSL l’interview d’Aquilino Morelle par William Bouchardon : « La construction européenne s’est faite contre le peuple français ».

Ce tournant européiste voit le jour sous la direction du nouveau président de la Commission européenne, Jacques Delors, qui obtient le plein soutien de Mitterrand pour relancer l’intégration européenne. Le tournant vers « l’européanisation » fournit ensuite une motivation pour de nombreuses mesures de déréglementation promues par les socialistes pendant le reste de leur mandat. Mais les événements de mars 1983 n’étaient qu’une partie d’un processus beaucoup plus long et plus complexe. 

De plus, il serait erroné de voir la décision de rester au sein du SME comme une victoire pour la soi-disant « deuxième gauche », antiétatique et internationaliste, souvent associée à des personnalités comme Michel Rocard, un rival de Mitterrand qui sera finalement son Premier ministre. Le narratif convenu présente en effet souvent mars 1983 comme le moment où cette « deuxième gauche » l’aurait emporté sur une gauche plus interventionniste, souverainiste et « jacobine », qui aurait influencé la politique avant 1983.

Certes, il est vrai que Jacques Delors, l’un des représentants de la deuxième gauche, était le principal défenseur du maintien au SME. Mais Michel Rocard défendait la solution d’un franc flottant (donc en dehors du SME) à partir de 1981. En réalité, la plupart des dirigeants du parti socialiste ne faisaient partie ni de la deuxième gauche, ni ne s’alignaient sur les positions du CERES, ayant une approche plus pragmatique de la politique. Cela n’a cependant pas empêché Rocard et d’autres membres de sa faction de rétrospectivement présenter le virage de mars 1983 comme une victoire de leur propre « réalisme » et « internationalisme ». De son côté, le CERES a également contribué à renforcer ce récit, blâmant la deuxième gauche et la Communauté économique européenne pour l’austérité.

Un mythe utile

Finalement, si le mythe de mars 1983 est resté autant gravé dans les mémoires, c’est sans doute car il a quelque chose à offrir à presque tout le monde. Pour la droite, le centre ou la « deuxième gauche », il permet d’affirmer que les réalités économiques ont contraint le gouvernement socialiste à abandonner son programme politique imprudent et naïf.

Finalement, si le mythe de mars 1983 est resté autant gravé dans les mémoires, c’est sans doute car il a quelque chose à offrir à presque tout le monde.

Selon ce point de vue, la seule alternative était un protectionnisme extrême, coupant la France du reste du monde. Delors lui-même a qualifié de manière assez risible ceux qui voulaient quitter le SME d’ « Albanais », suggérant que la voie qu’ils souhaitaient rangerait la France dans le même camp que l’État stalinien isolé d’Enver Hoxha. En réalité, les choses étaient bien plus complexes et tout un éventail de choix étaient disponibles pour un pays comme la France. 

En face, les critiques de gauche sur le bilan du gouvernement socialiste ont sans doute jugé séduisant de mettre l’accent sur mars 1983, car cela donne l’impression que le tournant néolibéral français se résume à ce choix. De ce point de vue, si Mitterrand et ses alliés avaient décidé de quitter le SME, ils auraient pu entraîner la France (et peut-être le reste de l’Europe) sur une voie socio-économique très différente. 

Or, cette version des événements est bien trop simpliste. Bien sûr, les socialistes auraient pu faire un certain nombre d’autres choix au début des années 1980, mais tout ne s’est pas joué en mars 1983. Ce mois-là, une politique de « rigueur » était déjà en place, et les socialistes l’auraient encore approfondie par la suite, que la France soit restée ou non dans le SME. Cette période d’austérité aurait cependant pu être plus courte, dans les deux scénarios.

Il faut aussi distinguer le virage vers la « rigueur » des autres choix économiques du gouvernement Mitterrand. Ce tournant n’a pas en lui-même déterminé l’abandon plus large des politiques de redistribution avant et après mars 1983. Le choix de rester dans le SME n’était par ailleurs pas incompatible avec la poursuite de réformes structurelles envisagées en 1981. Surtout, cela n’obligeait pas les socialistes à commencer à promouvoir un programme de libéralisation économique à partir de 1984.

Le PS voulait-il le socialisme ?

En réalité, dès son arrivée au pouvoir, le parti socialiste faisait face à de nombreuses tensions internes. D’une part, il se concevait comme un parti radical, appelant à une rupture avec le système existant. En outre, le PS avait également construit sa stratégie électorale sur l’alliance avec le parti communiste français, la négociation du Programme commun et la conquête des électeurs communistes. 

Il y avait, de plus, une profonde frustration dans la gauche française du fait que le pouvoir gouvernemental lui avait échappé pendant des décennies depuis le début de la Ve République en 1958. Tout ceci a donné une écrasante impulsion aux mesures introduites en 1981. Venant d’une longue culture d’opposition, inhabituellement détachée du mouvement ouvrier, la plupart des socialistes avaient également une conception beaucoup trop vague de la façon de mettre en pratique un programme de réformes.

NDLR : Lire à ce sujet l’article d’Antoine Cargoet pour LVSL : « Comment le PS s’est technocratisé pour conquérir le pouvoir ».

Le cas des nationalisations constitue un bon exemple des contradictions alors à l’œuvre. Le gouvernement de l’époque réussit à vaincre des oppositions parfois féroces pour les mener à bien, comme l’attendaient ses sympathisants. En revanche, et de manière assez étonnante, il y eut beaucoup moins d’intérêt, de la part du gouvernement comme de ses sympathisants, pour déterminer ce qu’on allait bien pouvoir faire avec les entreprises désormais détenues par l’État. Dès lors, lorsque les oppositions aux socialistes se firent plus fortes, le gouvernement trouva peu de soutiens derrière lui.

Par ailleurs, derrière la rhétorique et les premières mesures phares au début du premier quinquennat Mitterrand, il y avait aussi toujours une bonne dose de pragmatisme dissimulé. L’objectif économique prioritaire pour de nombreux socialistes était bien une « modernisation » qui provoquerait un renouveau national. En 1981, ce but semblait pouvoir être atteint par un programme de gauche transformateur. Mais par la suite, ce programme s’est heurté à certain nombre de résistances de la part du Capital. Le gouvernement socialiste a alors souvent préféré suivre la voie de la moindre résistance, en fonction du degré d’attention et de combativité qu’il trouvait dans son propre camp. À partir de 1984, cela s’est traduit dans l’adoption d’une vision entièrement nouvelle de leur programme, résolument néolibérale.

A propos de l’auteur :

Neil Warner est doctorant à la London School of Economics. Ses recherches portent sur l’échec des plans de socialisation de l’investissement en Grande-Bretagne, en France et en Suède dans les années 1970 et 1980.

La « guerre économique » contre la Russie est-elle un échec ?

Vladimir Poutine et Joe Biden. © Bastien Mazouyer

Fin février 2022, le G7 adoptait de lourdes sanctions contre la Russie. Bruno Le Maire annonçait même une « guerre économique et financière totale » contre cette dernière – avant de revenir sur ses propos. Plus de deux mois plus tard, le bilan des mesures engagées semble pour le moins mitigé. Les sanctions n’ont pas permis d’asphyxier le système financier russe comme Washington et Bruxelles l’espéraient. Elles ont en revanche exacerbé la flambée des prix de l’énergie et des matières premières qui frappe de plein fouet l’économie mondiale. La « guerre économique » contre la Russie serait-elle une impasse ?

Le contraste est saisissant. D’un côté, le cours du rouble caracole, début mai, à son niveau le plus haut depuis deux ans. Les exportations de gaz russe atteignaient un nouveau record en avril, avec 1.800 milliards de roubles de recettes, soit un doublement par rapport à 2021. Malgré les obstacles techniques liés aux sanctions et l’annonce d’un défaut de paiement imminent, la Russie est par ailleurs parvenue à ce jour à effectuer les remboursements sur sa dette extérieure.

De l’autre, les nuages s’accumulent sur les marchés US et européens : flambée des prix des matières premières, perturbations persistantes dans les chaînes logistiques mondiales, resserrement de la politique monétaire… Début mai, le CAC40 et le S&P500 (indice américain de référence) accusaient une chute de près de 15% par rapport au début de l’année. Le Nasdaq, qui regroupe les valeurs technologiques, s’est quant à lui effondré de 25% sur la même période. Le tout en l’absence de filet de sécurité : confrontées à une inflation élevée, les banques centrales disposent de marges de manœuvres limitées pour soutenir les cours et les économies au bord de la récession. Une situation qui fait non seulement resurgir le spectre d’une crise financière, mais également de graves famines et d’une crise de la dette sans précédent.

Les dirigeants du G7 ont semble-t-il péché par excès de confiance, à l’instar des généraux russes.

Les sanctions d’ampleur prises fin janvier contre la Russie – que nous avions évoquées dans un précédent article – devaient être « l’arme nucléaire financière » selon Bruno Le Maire. Mais les dirigeants du G7 ont semble-t-il péché par excès de confiance, à l’instar des généraux russes : les seconds s’attendaient à une capitulation rapide de l’Ukraine, mais ont fait face à une résistance farouche et se sont embourbés dans un conflit au long cours ; les premiers pensaient asphyxier financièrement la Russie, mais celle-ci est parvenue – à ce jour – à encaisser les contrecoups des mesures prises à son encontre.

Est-ce à dire que la vague des sanctions se serait échouée contre les murailles de la « forteresse Russie » ? Loin s’en faut. Mais force est de constater que sur le plan financier et monétaire, la Russie a tenu bon. La présidente de la banque centrale de Russie, Elvira Nabioullina, a joué un rôle majeur à cet égard. Les mesures drastiques qu’elle a mise en œuvre – relèvement du taux d’intérêt, contrôles des capitaux, obligation de change pour les exportateurs russes – ont permis à terme de stabiliser le cours du rouble.

La Russie est notamment parvenue, jusqu’à présent, à tourner à son avantage le jeu de poker menteur concernant le paiement des intérêts de la dette russe. Annoncé à plusieurs reprises par les agences de notation, le défaut sur la dette russe n’aura pas eu lieu. Pour régler sa dette extérieure libellée en dollars, la Russie a pu dans un premier temps avoir recours à des avoirs censément « gelés » par les sanctions – grâce à une dérogation accordée par les Etats-Unis pour permettre le paiement des intérêts sur la dette russe. Un trou parmi d’autres dans la raquette des sanctions…

Début avril, cette dérogation sera finalement levée par un nouveau train de sanctions, afin de contraindre la Russie à faire défaut. Cela conduira Moscou à régler une partie des intérêts sur sa dette extérieure en roubles. Mais la Russie parviendra une nouvelle fois à éviter le défaut en puisant dans ses propres réserves de dollars afin de régulariser le paiement avant le terme du délai de grâce de 30 jours. Les dirigeants russes semblent avoir fait du remboursement de la dette un point d’honneur, malgré les contraintes techniques. L’enjeu ? Renvoyer l’image d’une économie qui resterait solide malgré les sanctions. « La Russie possède toutes les ressources financières nécessaires, aucun défaut de paiement ne nous menace », avait réaffirmé le 21 avril Elvira Nabouillina, devant les députés de la Douma, à l’occasion de sa reconduction à la tête de la banque centrale de Russie.

La flambée du gaz soutient le rouble

Le second jeu de poker menteur concerne le règlement du gaz russe. Le 23 mars, Vladimir Poutine affirmait que les pays « inamicaux » souhaitant acheter du gaz à la Russie devront le faire en rouble, sous peine d’être privés d’approvisionnement. Cette annonce n’a pas manqué de faire bondir le prix du gaz, déjà élevé, sur les marchés mondiaux – prenant jusqu’à +70% entre le 23 mars et le 5 mai. Pourtant le changement annoncé serait moins « radical » que prévu : les clients européens pourront finalement régler en euros auprès de Gazprombank mais ils devront ouvrir un compte en roubles. La banque russe, une des rares exemptées de sanctions, se chargera du change auprès de la banque centrale et le paiement sera validé une fois la somme transférée en roubles.

L’annonce initiale de Vladimir Poutine a été interprétée par certains commentateurs comme une manière de soutenir le cours du rouble. De fait, celui-ci a bondi : alors qu’il était encore bas la veille (plus de 100 roubles pour un dollar), il retrouve dans les jours qui suivent un cours proche de celui d’avant l’invasion russe. Pourtant selon l’économiste Christophe Boucher, ce nouveau mécanisme ne devrait pourtant pas, au-delà de l’effet d’annonce, gonfler outre-mesure le cours du rouble par rapport au circuit de paiement « normal ». Dans les deux cas, le paiement en euros est converti en roubles – les exportateurs étant déjà tenu de le faire à hauteur de 80% avant l’annonce de Poutine fin mars.

Le nouveau circuit de transaction a cependant plusieurs avantages pour la Russie. Il permet de s’assurer que les paiements à Gazprom sont à 100% changés en roubles (plutôt que 80%), ce qui soutient d’autant plus la monnaie russe. En instituant Gazprombank comme intermédiaire du paiement, il permet d’éviter de prêter le flanc à de futures sanctions, comme le gel des comptes européens de Gazprom. Enfin, il ouvrirait des possibilités de contourner les sanctions en réinsérant la banque centrale de Russie dans le circuit de paiement.  « L’entreprise qui achète son gaz à Gazprom ne sait ni quand la conversion sera faite, ni à quel taux de change, ni même où va l’argent entre le moment où elle l’a versé sur le premier compte et le moment où il arrive chez Gazprom » notait un expert de la Commission européenne dans les colonnes du Monde (02/05). « Cela peut être assimilé à un prêt à la Banque centrale russeLe paiement doit être effectif lors du versement sur le premier compte » estimait-il : «l’ouverture d’un second compte constitue une violation des sanctions ».

Au sein de l’UE, des divisions se sont faites jour entre les tenants d’une ligne « dure » face aux exigences russes et des Etats membres souhaitant éviter la coupure du robinet de gaz, comme l’Italie, la Hongrie ou l’Allemagne.

Face aux exigences russes, l’Union européenne affiche un semblant d’unité. Au terme d’une réunion d’urgence des ministres de l’énergie tenue le 2 mai, la Commission européenne et la présidence française du Conseil ont annoncé que l’UE refusait de payer les achats de gaz en roubles. Barbara Pompili, ministre de la transition écologique et présidente de la réunion, a confirmé la « volonté de respecter les contrats ». Dans le détail, des divisions se sont pourtant faites jour entre les tenants d’une ligne « dure » face aux exigences russes et des Etats membres souhaitant éviter la coupure du robinet de gaz, comme l’Italie, ou la Hongrie qui a annoncé qu’elle serait prête à payer en roubles. L’Allemagne, dont l’industrie est particulièrement dépendante au gaz russe, avait annoncé fin avril ne pas pouvoir se passer de gaz russe avant mi-2024, estimant qu’il en va de la paix économique et sociale dans le pays. A l’inverse, le refus affiché de la Pologne et de la Bulgarie de céder aux exigences russes a eu pour conséquence la coupure de leurs approvisionnements acté fin avril.

Bref, l’incertitude règne sur ce que les entreprises européennes pourront ou ne pourront pas faire. L’italienne ENI, l’autrichienne OMV ou l’allemande Uniper, auraient ainsi envisagé d’ouvrir un compte en rouble. « Il est très important que la Commission donne un avis juridique clair sur la question de savoir si le paiement en roubles constitue un contournement des sanctions ou non », a ainsi déclaré le premier ministre italien Mario Draghi au terme de la réunion. Cet avis devrait être rendu public prochainement.

De nouvelles sanctions sont-elles souhaitables ?

Autre sujet d’achoppement, celui d’un embargo sur le pétrole russe. Cette mesure devait être intégrée au sixième paquet européen de sanctions économiques contre la Russie. Compte tenu de l’opposition de la Hongrie et de la Slovaquie, l’embargo initialement prévu pour être appliqué d’ici à 6 mois pour le brut et 8 mois pour le gazole pourrait être assorti d’une dérogation pour ces deux pays, renvoyant son application à 2027. Un tel embargo n’est pas seulement un sujet d’inquiétude pour Budapest et Bratislava, mais également… pour Washington. Toujours selon Le Monde, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, se serait inquiétée des conséquences d’un tel embargo « sur l’Europe et le reste du monde ». La période de transition prévue par le paquet européen est censée répondre à ces inquiétudes.

Les contre-mesures prises par la Russie, auxquelles pourraient s’ajouter de nouvelles mesures de rétorsions commerciales, ont donc permis d’éviter la débâcle financière et ont contribué à fissurer l’unité de façade européenne. Pour autant, les sanctions ne sont pas restées sans effet, loin s’en faut. D’après les chiffres de la banque centrale de Russie, l’économie devrait connaître une récession de près de 10% cette année. Les investissements étrangers se sont taris, de nombreuses entreprises ont quitté le territoire russe, tandis que les pénuries de pièces détachées et de composants électroniques perturbent la production. L’inflation devrait elle dépasser 20% en 2022 selon les chiffres du FMI. Enfin, comme le rappelle Christophe Boucher, le cours du rouble a certes retrouvé un niveau élevé mais il ne faut pas oublier que le taux de change est faussé par les contrôles de capitaux.

Quand bien même les sanctions n’auraient pas manqué leur cible, il est clair qu’elles n’ont pas eu l’impact attendu : l’économie ne s’est pas effondrée ; les Russes ne se sont pas révoltés.

Le Pentagone affirme par ailleurs que les sanctions perturbent l’industrie de l’armement russe. Cela expliquerait, selon le département de la Défense, les problèmes d’approvisionnement et l’embourbement de la Russie dans le Donbass où elle concentre désormais ses troupes. Quand bien même les sanctions auraient en partie touché leur cible, il est clair qu’elles n’ont pas eu l’impact attendu : l’économie ne s’est pas effondrée et, pour l’heure, les Russes ne se sont pas révoltés. Si le verrouillage médiatique mis en place par le Kremlin a sans doute joué, il n’est pas la seule explication plausible. Comme l’affirme l’ancien vice-ministre des Affaires étrangères d’Hugo Chavez dans le cas du Venezuela, les sanctions économiques peuvent avoir pour conséquence de renforcer l’adhésion de la population au pouvoir en place. D’une manière générale, comme le notent Hélène Richard et Anne-Cécile Robert dans le Monde diplomatique, les sanctions économiques ont parfois des effets contraires à ceux recherchés.

Face à l’agression russe contre l’Ukraine, les sanctions étaient-elles souhaitables ? D’autres types d’action auraient-elles été possibles ? Épineuses questions auxquelles il ne sera pas répondu ici. Mais il s’agit de constater que le rapport de force qui se joue à travers les mesures adoptées de part et d’autres mérite d’être examiné dans toute sa complexité, loin des postures simplistes et des effets d’annonce. Plusieurs chimères ont fait long feu : celle d’une « guerre économique totale », à même de faire plier rapidement la Russie ; l’idée selon laquelle il serait possible d’occasionner des dégâts significatifs à l’économie russe sans que les économies européennes et américaines n’en payent le prix en retour ; et enfin, le principe d’une communauté totale d’intérêts du « camp occidental ». Des Etats-Unis – fournisseurs de gaz et de pétrole – aux pays de l’Union européenne – dépendants du gaz russe – l’impact d’un conflit économique frontal avec la Russie n’est pas le même. Il en va de même au sein de l’UE, comme l’illustrent les discussions autour du dernier paquet de sanctions.

Jusqu’où mènera l’escalade des sanctions et des contre-mesures dans laquelle semblent désormais pris les dirigeants américains, européens et russes ? L’issue d’une telle surenchère reste imprévisible. Elle provoque déjà de lourds dégâts : la puissance du choc inflationniste frappe de plein fouet les économies du monde entier, et en particulier les classes populaires. Le resserrement de la tenaille dans laquelle sont prises les banques centrales contribue à faire resurgir le spectre de la récession et de crises majeures (crise boursière, crise de la dette des pays en développement ou encore crise de la zone euro). Les sanctions contribuent par ailleurs à la fragmentation de l’économie mondiale et à la remise en cause de la domination du dollar comme monnaie internationale, au point que le FMI ne s’en émeuve. Certes, certains périls étaient déjà bien présents, des bulles financières alimentées par des années de mise sous perfusion de liquidité du système financier, aux tensions inflationnistes sur les chaînes logistiques mondiales. Certes, le déclenchement de la guerre a exacerbé les déséquilibres de l’économie mondiale. Mais la spirale des sanctions et des contre-mesures a indéniablement jeté un peu plus d’huile sur le feu.

L’Union européenne et l’environnement : une mascarade néolibérale

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© Parlement européen

« Je ne suis pas pour une Europe à la carte. Quand on a autant besoin de l’Europe face au dérèglement climatique, à l’effondrement du vivant (…) je ne suis pas prêt à mettre un pied dans une logique qui signifierait la fin de l’Union européenne ». C’est ainsi que Yannick Jadot affichait son refus de toute logique de désobéissance aux règles de l’Union européenne. Cet attachement du parti écologiste aux institutions européennes est un phénomène qui dépasse largement le cas du candidat malheureux à l’élection présidentielle. Les dirigeants de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne, de leur côté, multiplient les déclarations en faveur de l’environnement depuis la nomination d’Ursula von der Leyen et de Christine Lagarde. Ces effets d’annonce passent cependant sous silence l’incompatibilité radicale entre les règles européennes édictées depuis 1992 et les impératifs environnementaux. Une dimension de la politique européenne que refusent de prendre en compte la plupart des dirigeants écologistes du Vieux continent.

L’intérêt affiché par les institutions européennes pour la question écologique provient d’abord des nécessités liées à la création du Marché unique : comme le résume l’historien Bernard H. Moss, « il était impossible de créer un marché commun sans une certaine harmonisation des normes relatives à la santé et à la sécurité »1. À l’origine donc, le désir d’éliminer les obstacles au commerce et les distorsions de concurrence constitue la principale raison d’être de la « politique environnementale » de l’Union européenne.

S’appuyant sur l’article 100 du traité de Rome2, la Communauté européenne adopte une première directive liée à l’environnement en 1967 ; elle porte sur les normes de classification, d’emballage et d’étiquetage des substances dangereuses, mais son objectif réel était bien de favoriser le commerce.3 La Communauté européenne ne s’attaque alors qu’aux problèmes environnementaux ayant un impact substantiel sur le fonctionnement du marché, d’où leur négligence en matière de protection de la biodiversité, non concernée par l’organisation de la libre concurrence et circulation des biens. Ainsi, l’environnement se conçoit comme une question technique et au domaine d’action limité à des harmonisations de réglementations nationales pour empêcher les distorsions de concurrence.

Dans les années 1980, du fait de la popularité des partis écologistes en Allemagne, aux Pays-Bas ou encore au Danemark et de l’extension de ses compétences avec l’Acte unique en 1984, la Communauté européenne intervient dans un champ plus large, fixant par exemple des premières valeurs limites sur la pollution de l’air.4 Mais à partir des années 1990, en dépit de la création de l’Agence européenne pour l’environnement réduite à un rôle consultatif, les pressions de différents lobbys se développent, comme l’illustre le rapport Molitor de 1995.5 Ce dernier, rédigé par des experts « indépendants » et des représentants de l’industrie, se plaint d’un « excès de réglementation [qui] étouffe la croissance, réduit la compétitivité et prive l’Europe d’emplois » et « entrave l’innovation et dissuade l’investissement des entreprises européennes comme des entreprises étrangères ».

L’accord de libre-échange entre l’UE et le Vietnam témoigne à nouveau de son hypocrisie en matière environnementale. Il s’accompagne d’un mécanisme de protection des investissements, qui permet aux grandes entreprises… de poursuivre le gouvernement vietnamien s’il décide de relever ses normes sociales ou environnementales !

Le rapport invite à la déréglementation de quatre secteurs principaux, parmi eux l’environnement et la législation sociale. Ces pressions vont notamment faire échouer le projet de taxe carbone aux frontières – suggéré par Jacques Chirac – et rendre beaucoup moins efficace le marché carbone mis en place en 2005 : au lieu d’une tarification carbone sur les industries pour les inciter à verdir leurs investissements, l’absence de protection aux frontières oblige l’UE à accorder des quotas gratuits (aujourd’hui encore plus de la moitié) afin d’éviter les délocalisations en dehors du marché unique. Ces quotas gratuits, en plus de l’abondance de quotas créée par la baisse temporaire des émissions à la suite de la crise de 2008, entraînent un effondrement du prix du carbone qui oscille pendant près de 10 ans entre 5 et 10€/tCO2, ce qui ne permet pas d’entraîner une modification écologique des investissements. Depuis lors, on observe une réduction nette des dossiers de procédures législatives ordinaires impliquant la Commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire (ENVI) au sein du Parlement européen – de 30% sous la Commission Prodi (1999-2004) à 5% sous la Commission Juncker (2014-2020).6

Dans une contribution collective, les chercheurs Wyn Grant, Duncan Matthews, et Peter Newell concluent : « l’asymétrie du pouvoir entre les entreprises et les associations de défense de l’environnement ne devrait pas être une surprise dans une organisation dont l’objectif principal est de créer et de développer un marché intérieur ».7 C’est donc à l’aune de ces racines bien particulières de la « politique environnementale » de l’Union européenne que l’on doit juger l’action actuelle de celle-ci.

Le mirage de la « neutralité carbone » 

Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’Union européenne n’a pas abandonné ses néolibéraux dans sa politique environnementale. Ursula von der Leyen a bien tenté de « sortir le grand jeu » en décembre 2019 avec sa présentation du Pacte vert européen – véritable man-on-the-moon moment pour l’Europe. Ce Pacte repose sur une dissociation durable entre « la croissance économique et […] l’utilisation des ressources »8, un découplage que l’Agence européenne pour l’environnement juge elle-même « peu probable » avec les paramètres actuels.9 C’est sur ce socle que s’établit une politique environnementale européenne inconséquente et volontairement dépourvue de moyens.

L’objectif, pour l’UE, d’atteindre la « neutralité carbone » en 2050 a fait l’objet d’une importante médiatisation. Celui-ci équivaut pourtant à une forme de greenwashing, car cette notion ne peut se définir qu’à l’échelle de la planète. La « neutralité carbone », en effet, ne prend en compte que les flux polluants sortants des produits. Elle ne comptabilise aucunement les émissions de CO2 générées par la production d’un objet importé en Europe. Peu importe, donc la pollution générée en amont des importations européennes, pourvu que l’utilisation de ces produits sur le sol européenne soit propre ! Pire : les quelques normes qui pourraient être édictées pour verdir le système productif européen risquent d’accroître la tendance des entreprises européennes à la délocalisation – délocalisant du même coup la pollution, mais ne la réduisant nullement à l’échelle globale.

Comme l’illustrent les âpres négociations lors de l’été 2020 aboutissant à un plan de « relance » dérisoire10, la position inflexible des pays « frugaux » contribue à ces différents manques étudiés d’une politique environnementale finalement sans ambition. Au sein même du collège, Ursula von der Leyen est sujette à une défiance grandissante, pour son « exercice du pouvoir vertical et solitaire » selon un fonctionnaire européen11, mais aussi parce qu’elle doit faire face à la défense des intérêts nationaux par certains commissaires comme la Suédoise Ylva Johansson aux Affaires intérieures, qui s’inquiète de la stratégie de la Commission sur les forêts qui jouent un rôle important dans l’économie de son pays.12 Sur les questions environnementales, la Direction générale pour le Climat et l’Agence européenne pour l’environnement, plus progressistes, paraissent bien isolées – et impuissantes face aux directions générales de la Concurrence, du Budget, des Affaires économiques et financières, de la Fiscalité et de l’union douanière, et du Commerce qui sont sur une ligne néolibérale assumée !

S’ajoute une division entre Europe de l’Ouest et de l’Est, la partie orientale du continent ayant un mix énergétique beaucoup plus riche en charbon que l’Ouest, d’où de fortes réticences face à un Green Deal, quel qu’en soit le contenu – qui, à l’image de l’intégration européenne, accentue alors les disparités entre États plutôt que d’entraîner une convergence.13 C’est ce que résument Asya Zhelyazkova and Eva Thomann : « alors que certains États-membres ne respectent pas les règles environnementales de l’UE, d’autres mettent en œuvre des politiques plus ambitieuses que ce que l’UE exige officiellement ».14

Enfin, l’influence des lobbies réduit un peu plus l’impact de la politique environnementale européenne. Comme le remarquent Nathalie Berny et Brendan Moore, notamment spécialistes de l’organisation des groupes d’intérêts à Bruxelles, « l’arrivée de COVID-19 a fourni aux intérêts des milieux d’affaires une occasion inattendue de faire pression pour une mise en œuvre plus lente et des objectifs plus faibles ».15 En juillet dernier, des groupes industriels majeurs publiaient un rapport condamnant les propositions européennes en matière environnementale.16 Si des ONG et associations écologiques puissantes existent et offrent une résistance, elles font face à des intérêts bien plus puissants.

Il faut donc sortir de la naïveté : la seule « volonté politique » agitée par la gauche social-démocrate pour réformer l’UE ne suffira pas pour concrétiser un plan écologique ambitieux de la part de celle-ci, au vu du rapport de force en place et de l’absence de consensus sur plusieurs plans au sein de l’UE. Les gouvernements de la majorité des pays, ainsi que de puissants intérêts économiques, ne souhaitent aucunement un tel dispositif.

Il est paradoxal que la plupart des mouvements écologistes européens ne prennent pas en compte cet état des rapports de force, et se contentent de psalmodier que la solution réside dans une fédéralisation européenne accrue – comme si les institutions européennes et le cadre européen lui-même ne constituaient pas des obstacles décisifs à la mise en place d’une politique environnementale. 

Un libre-échangisme zélé

Ce n’est pas la politique commerciale, compétence exclusive de l’Union, qui va rattraper les maigres ambitions écologiques de cette dernière. En continuant à ignorer ses émissions sur son territoire calculées en net (émissions importées moins les émissions exportées), elle réaffirme son credo libre-échangiste originel. Rappelons que la mise en place d’une taxe carbone aux frontières évoquée plus haut a échoué du fait de l’opposition des libre-échangistes de la Commission. 

Là encore, l’Union européenne offre une communication enjolivée sur les Chapitres sur le commerce et le développement durable (CDD) inclus depuis 2011 dans les accords de libre-échange (ALE). Ces chapitres engagent l’UE et son partenaire commercial à respecter, entre autres, « les normes et les accords internationaux en matière de travail et d’environnement », à « pratiquer un commerce durable des ressources naturelles, […] lutter contre le commerce illégal des espèces de faune et de flore menacées et en voie d’extinction ».17 Ici encore, ces déclarations d’intention se heurtent à la réalité. Un des membres du groupe consultatif sur la mise en œuvre du CDD dans le cadre de l’accord commercial signé en 2011 entre l’UE et la Corée du Sud – premier accord à inclure un tel chapitre – le reconnaît : « le comportement de l’UE en ce qui concerne le CDD est […] hypocrite ».18 En effet, la chercheuse néerlandaise Demy van ‘t Wout, à partir des accords de libre-échange de l’UE avec la Corée du Sud, le Canada et le Japon, montre qu’en l’absence de mécanismes de sanction en cas de non-respect des différents accords internationaux sur l’environnement, le chapitre apparaît « sans importance pour la Commission », étant simplement inclus « pour lui donner une bonne image à l’échelle mondiale ».19 Bref, ce chapitre ressemble à du greenwashing plus qu’autre chose.

Plus récent encore, l’accord de libre-échange entre l’UE et le Vietnam, entré en vigueur à l’été 2020 montre de nouveau l’hypocrisie de l’UE en matière environnementale. Cet accord de libre-échange s’accompagne d’un mécanisme de protection des investissements, qui accorde des droits aux grandes entreprises sur leurs intérêts commerciaux au Viêt Nam. Les entreprises européennes, en cas d’investissement dans ce pays, pourront poursuivre le gouvernement vietnamien si, par exemple, le pays décide de relever les normes réglementaires en matière de travail ou d’environnement considérées comme néfastes pour les entreprises. C’est ici que réside une contradiction majeure de l’accord UE-Vietnam. Si le Vietnam prend des mesures pour mettre en œuvre les clauses de durabilité qu’il a convenues avec l’UE, il devient vulnérable aux contestations judiciaires des grandes entreprises.20 De tels manques ont continuellement été dénoncés par les eurodéputés, et ce dans la quasi-indifférence de la Commission européenne.

La maigreur des instruments budgétaires apparaît comme un obstacle de taille pour mener une politique écologique ambitieuse. Même la gauche la plus pro-européenne le reconnaît

Ce chapitre communicationnel ne doit pas non plus cacher les effets environnementaux du libre-échange en lui-même. Un tel credo dans la politique commerciale de l’UE implique en effet l’intensification des échanges internationaux et avec lui la croissance des émissions de gaz à effet de serre. Or les émissions liées aux échanges de biens et services représentent un quart des émissions mondiales totales de CO2.21 L’accroissement des échanges qui est l’un des objectifs clairement affichés de l’UE derrière ces accords commerciaux – où l’élimination des barrières douanières offre de nouveaux débouchés pour les industriels allemands en particulier – ne résoudra pas la crise climatique. Bref, une nouvelle absurdité de la politique environnementale de l’UE. Et les appels de certains pour inverser la tendance apparaissent bien risibles : on voit mal comment une organisation affirmant son libre-échangisme zélé depuis 195722 prendrait d’un coup une voie opposée. 

Impasse des instruments

Avec ses Etats-membres, l’UE adopte une même posture qui cache l’absence de moyens opérationnels pour mettre en place les différentes actions écologiques, et surtout la pauvreté des instruments mobilisés sur cet enjeu. La maigreur des instruments budgétaires apparaît comme un obstacle incontournable pour mener une politique écologique ambitieuse. Même la gauche la plus pro-européenne, de Yanis Varoufakis à Aurore Lalucq, le reconnaît.23 Le rejet de la dépense publique poursuit les institutions européennes, et permet de comprendre la place prise par les entreprises dans leur stratégie environnementale. Le budget européen n’a que très peu de fonds. Au total, quand la France – 17,5% du PIB de l’UE – dépense presque 32,5 milliards annuellement, ce qui est déjà considéré comme insuffisant, l’UE prévoit de dépenser 100 milliards sur 10 ans…

Cette méfiance vis-à-vis de la dépense publique reflète alors la logique d’une écologie de marché s’illustrant par la volonté « d’inciter par le prix » , et d’organiser la libre concurrence avec l’espoir affiché que celle-ci entraînera les entreprises à réduire leurs comportements polluants. Et en les mettant en centre du jeu d’une telle façon, l’Union européenne fait pourtant preuve, une nouvelle fois, d’inconséquence. Par exemple, les obligations vertes pourront être vendues à de grands groupes gaziers et pétroliers, qui pourraient utiliser le financement par ces obligations pour des projets éoliens ou solaires, tout en maintenant, voire en augmentant, leurs investissements dans les infrastructures fossiles.24 Comme le chercheur Paul Schreiber le résume, « le cadre européen pour les obligations vertes, tel qu’il est mis en place actuellement, ne se situe pas au niveau de l’entreprise, mais au niveau du pays. Et il délègue le travail de conformité à une partie privée ». Car c’est effectivement une agence de notation privée, Vigeo Eiris, qui vérifiera le respect des normes bien légères par les entreprises usant de ces obligations…

Même constat pour le Fonds de transition juste, créé pour aider les régions qui dépendent davantage que les autres des énergies fossiles – particulièrement en Europe de l’Est – à assurer leur transition énergétique durable, mais risque en fait de subventionner les grandes entreprises existantes qui exploitent les énergies fossiles.25

Enfin, sur la taxonomie verte que prépare la Commission, l’inclusion des investissements dans l’énergie nucléaire, initialement recommandée par les experts chercheurs de la Commission26, soutenue par la France, mais fortement contestée par un groupe autour de l’Allemagne pourrait vraisemblablement se payer de l’inclusion parallèle du gaz (considéré comme « vert » car émettant 2 fois moins de CO2 que le charbon …) après des mois de bataille d’influence entre français et allemands.27

On retrouve une hypocrisie similaire avec le projet de la taxe carbone aux frontières, officiellement dénommé « mécanisme carbone d’ajustement aux frontières ». Celle-ci est destinée à remplacer les quotas gratuits d’émissions carbones pour préserver la compétitivité des industries lourdes et éviter les fuites de carbone que pourrait générer une politique européenne plus ambitieuse. Mais comme l’explique Eline Blot, analyste spécialisée dans le commerce au sein du groupe de réflexion Institute for European Environmental Policy, la proposition de la Commission « semble prolonger, plutôt qu’accélérer, la suppression progressive des quotas gratuits accordés à l’industrie européenne ».28 Ces quotas, très critiqués en dehors de l’UE car considérés comme des aides d’Etat, seront progressivement supprimés entre 2026 et 2035 à raison de -10% par an quand le mécanisme entrera en vigueur en 2024 ou 2025. Autrement dit, ce mécanisme ne servira pas à grand-chose sur le plan environnemental avant 2030.

On voit donc bien que la conception portée par l’UE de l’entreprise et de la libre concurrence comme leviers d’une politique écologique permet d’alléger les contraintes pesant sur les acteurs économiques. C’est le constat des politistes Asya Zhelyazkova et Eva Thomann : « la mise en œuvre reste le talon d’Achille de la politique européenne, contribuant au maintien de résultats environnementaux divers sur le terrain dans les États membres ».29

Par exemple, le fameux scandale du Dieselgate en 2015 montre qu’une directive européenne de 2007 fixant des limites sur les émissions de gaz d’échappement des nouveaux véhicules vendus dans les États membres de l’UE a été ignorée par l’Allemagne – et donc Volkswagen. Dans un autre domaine qu’est celui de la politique de l’eau, un rapport de l’Assemblée nationale publié il y a deux ans pointait les problèmes posés par la politique agricole intensive et celle de la concurrence instaurées par l’UE, entravant une bonne gestion de l’eau et empêchant d’atteindre des objectifs fixés par l’UE elle-même dans une directive-cadre de 2000.30 La politique européenne de l’eau fut pourtant entamée dès les années 1970, avec un même échec du fait d’une part d’un manque d’instruments pour tester les résultats et d’autre part d’un excès de règles contradictoires. On notera enfin que la plupart des moyens budgétaires sur le plan environnemental seront laissés aux Etats-membres.

Un volet social soigneusement ignoré

On aurait tôt fait de passer sous silence les conséquences sociales de ces accords de libre-échange et, plus largement, du modèle ordo-libéral de l’Union européenne, qui confine la portée de ses effets d’annonce écologistes aux classes sociales qui en bénéficient. Rappelons, comme le fait Bernard H. Moss31, que les partis écologistes européens effectuent des scores importants au sein des classes moyennes et supérieures, urbaines et diplômées. Dans le triangle d’incompatibilité entre une politique sociale, une politique écologique et une défense orthodoxe du marché unique, il semblerait que les institutions européennes aient tranché depuis belle lurette… 

Symptôme de cette approche transclassiste de l’écologie, le marché carbone ETS pourrait, avec son extension au transport routier et au résidentiel, toucher autant les consommations vitales qu’élitaires. Une approche contraire à celle de la Convention Citoyenne pour le Climat qui suggérait d’interdire d’abord toutes les émissions ostentatoires comme les vols intérieurs, jets privés et yachts.

On voit là toutes les limites d’une écologie ignorante de la question sociale, et le risque d’un durcissement autoritaire dans la mise en place de sa politique. Car comment croire que les réformes de l’assurance-chômage et des retraites, que doit mettre en place le gouvernement français pour bénéficier du plan de « relance » européen, pourront faciliter l’adhésion populaire à une politique environnementale ?

Ce manque de consensus explique également un problème pointé par des chercheurs dans cette Europe à plusieurs vitesses sur le plan environnemental : un « suivi de l’application par les institutions européennes […] souvent très long ».32 Cette lenteur engendre évidemment des conséquences encore plus graves dans le domaine de l’environnement que d’autres. Par exemple, l’arrêt début septembre de la CJUE a interdit aux entreprises de l’UE de combustibles fossiles d’utiliser un mécanisme inscrit dans le Traité sur la charte de l’énergie (TCE) signé en 1994 leur permettant de réclamer des compensations aux Etats-membres qui décidaient de réduire progressivement l’emploi des énergies fossiles. Il a fallu donc attendre 27 ans pour la mise en place de cette norme élémentaire…

La taxe carbone aux frontières ne rentrera ainsi en vigueur qu’en 2026 et au prix de nombreux renoncements, eux-aussi fruits d’un compromis entre Etats.34

Face à ces multiples obstacles dans la mise en place d’une politique écologique à l’échelle européenne, la gauche pro-européenne, notamment emmenée par les Verts allemands, n’est pas avare en propositions. Elle suggère par exemple la mise en place d’un mécanisme de sanction dans les CDD des accords de libre-échange. Mais une telle proposition passe sous silence plusieurs aspects : parmi eux, l’absence de consensus au sein de l’UE à l’origine de l’absence de ce mécanisme comme le font valoir de nombreux spécialistes du sujet35 mais aussi l’indifférence continue de la Commission à de telles réformes – les « pressions » des parlementaires européens pour la mise en place de ce mécanisme n’ont cessé, en vain, depuis dix ans.

Peut-on sérieusement imaginer l’UE se faire la promotrice de la dépense publique, des monopoles publics, comme le fait la gauche social-démocrate en agitant ses tribunes pour un « Maastricht vert » ?36 Une écologie sans contrepartie sociale serait inconséquente et, là encore, l’UE pose de tels blocages pour une politique de transformation sociale37 qu’envisager un renversement relève de la chimère – alors même que le retour de l’austérité semble bien programmé.38

En rendant compte du rapport de l’UE à l’environnement, on perçoit donc mieux les contradictions fondamentales de celle-ci : conçue à l’origine comme une organisation économique visant à éliminer les barrières douanières, ses dogmes ordo-libéraux – libre-échange, concurrence libre et non faussé, libre circulation des biens et des services, austérité – rendent peu crédibles ses prétendues ambitions écologiques.

La gauche européiste répondra sûrement, qu’à un problème mondial – qu’est le changement climatique – il faut une solution mondiale et privilégier des échelons supérieurs. Il serait fou de nier qu’une politique écologique ambitieuse à l’échelle d’un État-nation comme la France – qui représente 1% des émissions mondiales – puisse, à elle seule, sauver le climat. Mais, au lieu de renoncer à cette ambition au prix de compromis dangereux à l’échelle européenne, elle pourrait au moins accélérer sa transition et montrer la voie à suivre pour les autres pays. Par une étrange ruse de la raison, peut-être la rupture avec l’Union européenne sera-t-elle la voie qui permettra d’entraîner le Vieux continent sur les chemins de la transition…

Notes :

[1] Bernard H. Moss, Monetary Union in Crisis The European Union as a Neo-Liberal Construction, 2005, p. 65.

[2] « Le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission, arrête des directives pour le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont une incidence directe sur l’établissement ou le fonctionnement du marché commun ».

[3] The Effectiveness of EU Environmental Policy, 2000, page 9

[4] https://op.europa.eu/fr/publication-detail/-/publication/7009e799-035c-4178-99d0-768e83342cc9/language-fr

[5] https://ec.europa.eu/dorie/fileDownload.do?docId=264419&cardId=264419

[6] Environmental Policy in the EU, 2021, page 343

[7] The Effectiveness of EU Environmental Policy, page 65

[8] https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:b828d165-1c22-11ea-8c1f-01aa75ed71a1.0022.02/DOC_1&format=PDF

[9] https://www.eea.europa.eu/publications/growth-without-economic-growth

[10] https://lvsl.fr/plan-de-relance-europeen-la-farce-et-les-dindons/

[11] https://www.contexte.com/article/pouvoirs/a-la-commission-methode-style-ursula-von-der-leyen-ne-prend-pas_138144.html

[12] https://www.euractiv.fr/section/plan-te/news/green-package-unleashes-criticism-against-von-der-leyen-inside-the-college

[13] https://courrierdeuropecentrale.fr/la-pologne-mauvaise-eleve-de-la-lutte-contre-le-rechauffement-climatique-en-europe-a-lest-du-nouveau-2/https://www.courrierinternational.com/article/ecologie-un-vent-de-lest-contre-le-green-deal-de-la-commission-europeenne

[14] Environmental Policy in the EU, page 236

[15] Environmental Policy in the EU, page 162

[16] https://euobserver.com/climate/152407

[17] https://ec.europa.eu/trade/policy/policy-making/sustainable-development/#_trade-agreements

[18] https://link.springer.com/content/pdf/10.1007%2Fs10308-021-00627-1.pdf (page 15)

[19] https://link.springer.com/content/pdf/10.1007%2Fs10308-021-00627-1.pdf (page 15)

[20] https://left.eu/issues/explainers/the-eu-vietnam-free-trade-agreement-an-explainer/https://doi.org/10.3390/su13063153

[21] https://publications.banque-france.fr/les-emissions-de-co2-dans-le-commerce-international

[22] « En établissant une union douanière entre eux, les États membres entendent contribuer, conformément à l’intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et à la réduction des barrières douanières » (article 110 du traité de Rome).

[23] https://www.mediapart.fr/journal/international/140721/pacte-vert-europeen-des-ambitions-mais-peu-de-contraintes?onglet=fullhttps://www.theguardian.com/commentisfree/2020/feb/07/eu-green-deal-greenwash-ursula-von-der-leyen-climate

[24] https://euobserver.com/climate/152844

[25] https://euobserver.com/climate/152819

[26] Même si la France, entourée de plusieurs alliés, pourrait finalement renverser la tendance : https://www.euractiv.com/section/energy-environment/news/10-eu-countries-back-nuclear-power-in-eu-green-finance-taxonomy/

[27] https://www.euractiv.com/section/energy-environment/news/germanys-spd-pushes-for-inclusion-of-gas-in-eu-green-finance-taxonomy/

[28] https://euobserver.com/climate/152460

[29] Environmental Policy in the EU, page 236

[30] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/due/l15b2495_rapport-information.pdfhttps://www.vie-publique.fr/en-bref/272579-lassemblee-nationale-evalue-la-politique-europeenne-de-leau

[31] Monetary Union in Crisis The European Union as a Neo-Liberal Construction, page 65

[32] Environmental Policy in the EU, page 236

[33] https://www.mediapart.fr/journal/international/140721/pacte-vert-europeen-des-ambitions-mais-peu-de-contraintes?onglet=full

[34] https://euobserver.com/climate/152460

[35] https://link.springer.com/content/pdf/10.1007%2Fs10308-021-00627-1.pdf

[36] https://www.lejdd.fr/International/UE/tribune-il-faut-passer-a-un-maastricht-vert-3788816

[37] https://www.contretemps.eu/proletaires-europe-durand/

[38] https://euobserver.com/climate/152882