Olaf Scholz, ombre portée d’Angela Merkel

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Olaf Scholz et Angela Merkel lors de l’accord de Grande Coalition en 2018 © Sandro Halank

Dimanche 26 septembre, l’Allemagne s’est rendue aux urnes pour le premier scrutin de l’ère post-Merkel. Celle-ci fut pendant presque deux décennies la figure dominante de l’Allemagne et de l’Europe. Avec 80% d’opinions positives, elle reste incontournable. Ministre des Finances dans le gouvernement actuel et incarnation parfaite de la cogestion du pays pendant douze ans avec la CDU-CSU d’Angela Merkel, le social-démocrate Olaf Scholz devrait lui succéder. Même si son alliance démocrate chrétienne sera vraisemblablement éjectée de la prochaine coalition, l’esprit d’Angela Merkel devrait régner pendant longtemps encore Outre-Rhin, tant manquent une réelle vision alternative pour le pays et une majorité de rupture pour l’incarner.

Après près de seize ans de traversée du désert, les sociaux-démocrates du SPD sont arrivés en tête des élections fédérales allemandes avec 25,7% des suffrages, une courte tête devant les chrétiens-démocrates de la CDU/CSU à 24,1%. Cette victoire, encore inenvisageable avant l’été, doit beaucoup au très populaire candidat du SPD, Olaf Scholz.

Répartition des sièges dans le nouveau parlement allemand, de gauche à droite: Die Linke, les Verts, le SPD, le FDP, la CDU/CSU et l’AfD
© Rachimbourg

Olaf Scholz, bourgmestre sécuritaire et ministre des Finances austéritaire

Ce dernier est une figure établie de la politique allemande, passé par toutes les étapes du cursus politique traditionnel. Son implantation électorale initiale est Hambourg, deuxième ville du pays, qui dispose des pouvoirs d’un Land et dont il a été le bourgmestre entre 2011 et 2017. Sa carrière politique locale peut se résumer en trois mots : répression, centrisme et efficacité.

Répression d’abord illustrée par deux deux actions qui entachent son bilan. En 2001, il devient ministre de l’Intérieur de la ville pendant quelques mois. Il en profite pour faire légaliser une substance de détection des drogues  utilisée par la suite plus de 500 fois et qui fait un mort avant d’être interdite par la CEDH en 2006. En 2017, Hambourg accueille le G20 dont il doit assurer la sécurité. L’Allemagne assiste alors pendant plusieurs jours à des affrontements très violents entre la police et les manifestants. Dans les deux cas, le SPD fait tout pour ralentir les enquêtes internes sur les responsabilités de Olaf Scholz.

Centrisme ensuite puisque c’est en menant une campagne conçue pour séduire les électeurs de la CDU qu’il remporte les élections de 2011 et reconquiert une majorité absolue dans la ville. Il réussit à rétablir l’équilibre budgétaire dans un Land en déficit chronique, met en place des politiques sociales nouvelles et parvient à réunir patronat et syndicats pour mettre fin aux dérives dans les chantiers urbains et accélérer les constructions de logements.

Considéré comme un gestionnaire efficace mais plutôt classé à droite du SPD, Olaf Scholz est choisi par son parti – après l’échec de Martin Schulz, autre social-démocrate centriste – pour devenir ministre des Finances du troisième gouvernement de grande coalition entre le SPD et la CDU/CSU au début de l’année 2018. Au cours de ce dernier gouvernement de grande coalition de l’ère Merkel, il défend avec fermeté la rigueur budgétaire et le mécanisme constitutionnel interdisant au gouvernement de présenter des budgets en déficit appelé « frein à l’endettement.»

Les petits pas vers la gauche du SPD

Tant et si bien que cette ligne droitière, inchangée depuis les lois de régression sociale du gouvernement de Gerhard Schröder au début des années 2000, est de plus en plus contestée à l’intérieur du parti. En 2019, lorsque le SPD est doublé par les Verts lors des élections européennes, entraînant la démission de la direction, il est défait par l’aile gauche dans sa campagne pour prendre la tête du parti. Celle-ci, souhaitant initialement engager une rupture programmatique avec l’héritage de Gerhard Schröder, ne remet pas en question, après quelques tergiversations, l’accord de coalition avec Angela Merkel. Elle accepte ce faisant de continuer à soutenir une politique de compromis ou de compromission.

Quelques mois plus tard, Olaf Scholz est en première ligne de la gestion économique de la pandémie. Ministre des Finances, il doit dépenser sans compter pour assurer le déploiement du chômage partiel et la protection des entreprises puis pour élaborer et mettre en œuvre le plan de relance allemand. Sa popularité bondit alors et le classe parmi les hommes politiques les plus populaires d’Allemagne. Il parvient ainsi à se sortir sans dégâts des accusations d’inaction, voire de complicité dans les scandales Cum-Ex (évasion fiscale) et Wirecard (fraude financière).

Parallèlement, il opère au sein de son parti un recentrage et donc un déplacement vers la gauche de son image en mettant en sourdine (sans abandonner) sa défense de l’austérité budgétaire et en proposant la hausse des impôts pour les plus hauts revenus en incluant notamment dans son programme  le rétablissement de l’impôt sur la fortune. Lors de la campagne, Olaf Scholz et le SPD mettent aussi en avant la hausse du salaire minimum à 12€ de l’heure (contre 9,60€ actuellement) et l’accélération de la construction de logements.

Le consensus ouest-allemand, fragmenté mais hégémonique

La victoire du SPD n’est pas le seul phénomène marquant de ces élections. En effet, en 2017, l’AfD (extrême-droite) et Die Linke (gauche, lié à l’ex-régime de RDA), deux partis contestataires et essentiellement implantés en ex-Allemagne de l’Est avaient bouleversé le paysage politique en rassemblant un peu moins de 25% des suffrages. En 2021, les deux reculent nettement et n’obtiennent qu’un peu plus de 15% des voix.

Si le SPD et la CDU/CSU sont désormais passés sous la barre symbolique des 50% de voix, c’est principalement au profit des deux autres partis traditionnels de la République fédérale d’Allemagne : les Verts (existant depuis les années 1970 mais devenus un parti de gouvernement au tournant des années 1990) et le FDP, un parti très strictement attaché à l’ordolibéralisme mais ayant une image jeune et ouverte sur les questions de société. Trois configurations sont donc envisageables : une nouvelle grande coalition dirigée par le SPD (les deux partis préféreraient l’éviter) ou deux  coalition à trois partis – soit du SPD soit de la CDU – avec les Verts et le FDP.

Parti arrivé en tête par circonscription électorale: SPD (rouge), CDU/CSU (noir), Verts, AfD (bleu) et Die Linke (violet), seul le FDP n’est arrivé en tête dans aucune circonscription

Le SPD et les Verts ayant affirmé leur intention de former une coalition et l’alliance CDU-CSU ayant étalé ses divisions après cet échec historique (l’alliance a atteint son plus bas niveau depuis 1949), le FDP est donc en position de faiseur de roi. Or, en 2017, lorsque Angela Merkel avait tenté pareille combinaison et entamé des négociations avec les Verts et le FDP, celles-ci s’étaient achevées par une phrase lapidaire du charismatique chef libéral, Christian Lindner : « Il vaut mieux ne pas gouverner que mal gouverner ».

En effet, le FDP (Parti libéral-démocrate) a adopté depuis plusieurs années une ligne très radicale de défense de l’ordolibéralisme. Le parti était notamment en coalition avec la CDU/CSU entre 2009 et 2013 lorsque Angela Merkel a imposé les pires politiques d’austérité aux pays d’Europe du Sud (prolongées ensuite lors des gouvernements avec le SPD). Depuis l’annonce des résultats il y a 10 jours, le FDP investit tout son capital politique sur trois demandes programmatiques : le retour à l’équilibre budgétaire, la remise en application des règles budgétaires européennes et une politique écologique aussi peu contraignante que possible privilégiant les instruments de marché. 

L’économie social-écologique de marché

Le modèle ordolibéral d’économie de marché a été popularisé en Allemagne sous le terme « économie sociale de marché.» Si l’aspect social ne faisait originellement pas référence aux politiques sociales dans son acceptation socialiste mais davantage aux bienfaits permis par la société de consommation, l’ambiguïté a permis sa récupération par le SPD. Celui-ci pouvait indiquer sa volonté de réformer le capitalisme allemand – intégrant la cogestion et l’Etat-providence – réagençant ce faisant le consensus sans le remettre en cause.

Les Verts ont également rejoint le consensus et portent désormais le concept d’une « économie social-écologique de marché » qui intégrerait les questions écologiques, notamment à travers des mécanismes de prix du carbone. Dans un article pour Jacobin, Alexander Brentler analysait l’émergence d’un nouveau centre-gauche alliant respect des institutions néolibérales avec volonté d’investissements écologiques et de politiques sociales plus fortes. C’est autour de ce modèle que le SPD, les Verts et le FDP pourraient s’accorder.

L’émergence d’un nouveau centre-gauche alliant respect des institutions néolibérales avec volonté d’investissements écologiques et de politiques sociales plus fortes. C’est autour de ce modèle que le SPD, les Verts et le FDP pourraient s’accorder.

En effet, les trois poussent pour des investissements publics conséquents dans les infrastructures, notamment numériques que l’ère Merkel a laissé dans un état catastrophique ainsi que dans les technologies identifiées comme écologiques (voiture électrique, hydrogène, train, énergies renouvelables, etc.). Toutefois, les trois partis étant attachés – certes avec quelques nuances – à un retour à l’équilibre budgétaire, ils devront accompagner ces investissements de coupes budgétaires et de réformes néolibérales de l’administration ainsi que de mécanisme d’incitation des investissements privés, notamment via le renforcement des marchés carbones allemands (transport routier, bâtiment) et européens (industrie, énergie, vols intra-UE).

L’Union européenne, par l’Allemagne et pour le marché

La très probable future coalition dite « feu tricolore » entre le SPD (associé à la couleur rouge), les Verts et le FDP (dont la couleur est le jaune) devrait s’aligner parfaitement avec l’orientation ordolibérale et atlantiste de l’Union européenne et la nouvelle prétention écologiste de la Commission européenne. 

Si l’affaire des sous-marins fut notamment l’occasion pour les européistes les plus fervents de continuer à pousser pour l’Europe de la défense, Olaf Scholz, lorsque la question d’une coalition avec Die Linke se posa lors de la campagne électorale allemande, a clairement indiqué que le renoncement à la critique de l’OTAN par Die Linke était un préalable à toute négociation. L’idée que l’Europe de la défense serait un moyen de s’affranchir des États-Unis est donc essentiellement française, la plupart des pays européens, et notamment l’Allemagne, considérant l’Europe de la défense non comme une alternative mais au mieux comme un complément à l’OTAN.

Sur la question écologique la feuille de route de la commission européenne pour son « Green Deal » suit un chemin très ordolibéral en fondant l’essentiel de ses efforts sur le renforcement des marchés carbone. Elle s’assure ainsi que la répartition de l’effort de réduction des émissions reste hors de la délibération politique, les instruments de marché frappant de la même manière la tonne de CO2 des consommations, que celles ci soient vitales ou ostentatoires. Le plan de relance européen, certes tourné vers les transitions numériques et écologiques, est lui conditionné à la poursuite de réformes ordolibérales « d’équilibre du système de retraite », de « stabilisation de la trajectoire des finances publiques » ou de « flexibilisation du marché du travail. » 

La fin de l’ère Merkel ne signera donc pas la fin de l’hégémonie allemande et ordolibérale en Europe. Au contraire, le consensus européen ne devrait évoluer qu’à la marge pour donner l’impression d’intégrer la question écologique et combler partiellement les déficits d’investissement créés par les politiques d’austérité. Aucun de ces ajustement du consensus ordolibéral ne devrait remettre en cause ni l’emprise de l’économie allemande sur le reste de l’Europe, ni les excédents commerciaux excessifs de l’Allemagne – voire même du continent européen, si l’on exclue la France – ni les inégalités de traitement entre capital et travail au sein de l’Union européenne.

Industrie 4.0 : les ambitions dévorantes de l’Allemagne

La chancellière Angela Merkel en visite dans la “Digital Factory” du groupe Siemens en 2015. Capture d’écran Youtube /DR © Siemens

Avec le programme « Industrie 4.0 », l’État allemand soutient la numérisation et l’automatisation de ses chaines de production afin de renforcer la compétitivité de son industrie. Ce projet d’ampleur s’accompagne d’une offensive politique à l’échelle européenne, où Berlin propose de construire une « souveraineté numérique » face à la Chine et aux États-Unis. Cette stratégie sert pourtant davantage les intérêts de l’économie allemande que ceux de ses partenaires.

Au lendemain de la crise économique majeur qu’a traversé le monde en 2008, nombre de cabinets de consulting ainsi que d’économistes adaptent radicalement leurs préconisations. Plutôt que d’inciter les pays occidentaux à des stratégies de désindustrialisation et de délocalisation, politique par ailleurs largement créatrice de chômage de masse, ils se font les chantres d’une « réinvention » de l’industrie manufacturière. Dès 2011, le World Economic Forum de Davos met ainsi en place les stratégies « Futur de l’industrie manufacturière » et « Commission d’agenda global relatif à l’industrie manufacturière » auxquelles sont associées de nombreuses multinationales. L’objectif de ces initiatives est de numériser les entreprises dans l’espoir incertain de voir leur productivité augmenter. Dans des usines connectées, des machines dites intelligentes coordonnent de façon autonome des chaînes de production. Tandis que la plupart des opérations de montage sont automatisées et que des véhicules de transport autonomes gèrent logistique et flux de matériaux, les êtres humains supervisent la production et n’interviennent qu’en cas de défaillance du système.

En visite dans « l’usine digitale » du groupe Siemens en 2015, Angela Merkel assène que « l’automatisation permise par le numérique va considérablement transformer la production industrielle » (les citations suivantes sont extraites de ce même discours, ndlr). Cette déclaration résume l’objectif principal du programme « Industrie 4.0 » : gonfler la productivité de l’économie d’Outre-Rhin. Cette « numérisation » de l’industrie demeure avant tout une stratégie nationale d’hégémonie économique face à la concurrence étrangère. La chancelière allemande déclarait ainsi : « Nous devons faire en sorte de gagner la course en Europe et surtout en Allemagne. Cette compétition se déroule entre ceux qui sont actuellement en avance dans l’économie de l’Internet et nous, qui sommes en avance dans de nombreux domaines de l’économie réelle ». En clair, si l’industrie allemande veut conserver ses avantages actuels dans les circuits capitalistes européens et mondiaux, elle doit numériser leurs chaînes de production.

Pour l’Allemagne, la numérisation de l’industrie est impérative

En février 2015 déjà, Merkel annonçait : « L’Allemagne fait encore partie des pays avec une très forte production industrielle, et nous voulons maintenir cela ». Représentant 15 millions d’emplois directs et indirects, l’industrie allemande est en effet présente dans tous les domaines. L’automobile, la construction mécanique (portée par des entreprises comme Siemens, ThyssenKrupp et Bosch), l’industrie chimique (BASF), électrique (Siemens) ou pharmaceutique (Bayer) ainsi que la sidérurgie (ThyssenKrupp) sont autant de secteurs où l’Allemagne conserve un avantage certain face à ses partenaires européens. Avec les bouleversements anticipés dans les processus de création de valeur, l’Allemagne table sur une augmentation de la productivité estimée à 78 milliards d’euros d’ici 2025 et sur une croissance supplémentaire de 1,7 % par branche en moyenne. Une seule conclusion s’impose alors à la dirigeante du gouvernement fédéral : « nous devons franchir le pas vers de la numérisation de la production. Elle est essentielle à notre prospérité. Nous appelons cela “Industrie 4.0”. Maintenant il s’agit de définir des normes et de trouver les bons partenaires de coopération pour donner avant tout aux moyennes et aux grandes entreprises une plateforme commune. Je suis ravie de voir que l’industrie allemande y contribue très activement ».

Afin de parfaire ce programme économique, l’Etat allemand a mis sur pied une alliance avec les industriels, les institutions de recherche et les syndicats.

Depuis 2011, les responsables politiques allemands ont ainsi fait de ces nouvelles technologies une priorité absolue. Dans le cadre des deux programmes de financement « Autonomik für Industrie 4.0 » (« autonomique pour Industrie 4.0 ») et « Smart Service Welt » (« monde smart service »), le Ministère fédéral de l’économie met à disposition près de 100 millions d’euros de financements publics dans l’objectif de faire avancer la recherche et le développement d’innovations importantes dans ce domaine. Le ministère fédéral de l’Éducation et de la Recherche a quant à lui subventionné plus de 470 millions d’euros de recherches autour de l’économie 4.0. Dans toute l’Allemagne, 26 centres de compétence subventionnés par ce ministère proposent aux petites et moyennes entreprises (PME) des offres complètes de sensibilisation, d’information et de formation sur les applications de l’industrie 4.0. Afin de parfaire ce programme économique, l’État allemand a mis sur pied une alliance avec les industriels, les institutions de recherche et les syndicats. Jörg Hofmann, le président du puissant syndicat IG Metall, fait ainsi partie du comité de direction du programme. Ce dernier, dénommé la Plateforme pour l’industrie 4.0, a pour objectif de mettre en place un cadre juridique ainsi que des infrastructures nécessaires à cet objectif de numérisation et d’automatisation de l’industrie. L’industrie 4.0 s’apparente donc à un programme gouvernemental visant à catapulter le capital allemand au sommet du marché mondial grâce aux débouchés offerts par les nouvelles technologies.

Selon la chancelière allemande, cette « numérisation des processus de production ainsi que des processus entre les entreprises et les clients » a permis à l’économie outre-Rhin de se doter « de nombreux champions mondiaux ». Néanmoins, l’Allemagne reste largement fière de ses Mittelstand, des entreprises de taille moyenne qui renvoient à l’idéal d’un capitalisme familial et patriote. Angela Merkel constate ainsi que son pays « n’a peut-être pas encore fait autant de progrès que nous le devrions pour faire avancer la masse des entreprises de taille moyenne ». Selon cette dernière, il est ainsi primordial « de voir les grands pionniers entraîner les autres » dans la numérisation de leurs activités.

Une féroce concurrence intra-européenne

La numérisation de l’économie n’est pourtant pas l’apanage unique de l’économie allemande. Partout dans le monde, les nations soutiennent leur capital national dans la compétition pour la croissance avec des programmes dédiés. En 2014, un projet américain dénommé Industrial Internet Consortium a été lancé, tandis que l’équivalent français, l’Alliance Industrie du Futur ainsi le programme chinois Made in China 2025 ont tous deux vu le jour en 2015. 

Cette peur d’être en retard en matière de digitalisation a progressivement amené l’Allemagne à déguiser son programme national d’hégémonie économique en coopération européenne.

Sous Donald Trump, de nombreux États américains sont devenus de vastes champs d’expérimentation pour les véhicules autonomes, l’une des technologies numériques les plus prometteuses. Les capitaux accumulant le plus de kilomètres d’essai sont susceptibles d’avoir les meilleures chances de dominer le marché automobile à l’avenir. Sous cette même administration, les attaques contre les capitaux chinois se sont multipliées. L’offensive du gouvernement américain contre TikTok en est un exemple frappant dans le secteur des technologies de l’information. L’interdiction de la plate-forme, qui compte plusieurs millions d’utilisateurs aux États-Unis, a été évitée uniquement parce que Donald Trump a « convenu » avec le propriétaire chinois Bytedance le transfert de ses activités américaines à une société dont le siège sera vraisemblablement au Texas. Le nouveau président américain Joe Biden, alors qu’il révise la politique de son prédécesseur dans d’autres domaines, poursuit explicitement une ligne dure contre la Chine. Ces dernières années, la Chine est passée du statut d’atelier de l’Occident à celui de son concurrent le plus féroce. Avec son programme « Chine 2025 » et sa récente mise à jour en 2020, la Chine vise le sommet. Avec sa stratégie de « double circulation », elle veut renforcer son marché intérieur (première circulation) et intensifier sa coopération avec d’autres pays asiatiques dans le domaine de la numérisation (seconde circulation) afin d’intensifier la guerre commerciale contre les États-Unis. Avec toutes ces mesures, la Chine poursuit au final le même objectif que les États-Unis : dominer le marché mondial en tant que puissance technologique de premier plan.

Cette peur d’être en retard en matière de numérisation face à d’autres puissances mondiales a progressivement amené l’Allemagne à déguiser son programme national d’hégémonie économique en coopération européenne. Selon les termes de la chancelière, il est ainsi « toujours important pour nous, en Allemagne, d’utiliser les avantages du marché unique européen. […] Après tout, les 500 millions de personnes qui composent le marché unique européen constituent déjà une force du marché. Et cela nous donne aussi la possibilité de nous affirmer au niveau mondial. »

Cette « souveraineté numérique » ne se matérialise actuellement qu’en tant que concurrence entre pays-membres de l’UE.

L’émergence d’un marché unifié du numérique à l’échelle européenne est en effet un des objectifs majeurs des dernières années. L’Union européenne (UE) a ainsi annoncé le lancement de sa « stratégie numérique » en 2014. Six ans plus tard, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, proclamait l’objectif de « souveraineté numérique ». L’UE a ainsi prévu de subventionner ces efforts à hauteur de 55 milliards d’euros dans le cadre du programme DigitiseEU. Concrètement, outre un programme d’expansion de l’infrastructure numérique dans toute l’Europe (déploiement de la fibre et de la 5G notamment), les institutions européennes cherchent à bâtir un cadre juridique européen commun à tous les États, afin que les entreprises puissent utiliser ce marché et se développer en conséquence. Les entreprises européennes pourraient ainsi acquérir une taille critique et seraient alors capable de rivaliser avec les géants américains (Amazon, Google ou Facebook) ou chinois (Tencent, Alibaba ou Baidu).

Pourtant, cette « souveraineté numérique » ne se matérialise actuellement qu’en tant que concurrence entre pays-membres de l’UE ayant avant tout tous l’intention d’utiliser le marché commun dans leurs propres intérêts nationaux. La construction de la « superpuissance européenne numérique de demain », selon les termes du secrétaire d’État français chargé du numérique Cédric O, cache en réalité une rude concurrence à l’échelle européenne, dans laquelle les entreprises allemandes sont très bien positionnées. Le ministre fédéral des Affaires européennes Michael Roth appelle ainsi à « surmonter l’esprit des particularismes nationaux et à regrouper la multitude de programmes et de stratégies à travers l’Europe dans une politique commune ». Or, une telle politique conduit les États européens les moins industrialisés et numérisés à devenir de simples ateliers pour les entreprises allemandes.

Protection des données, taxation des GAFAM… l’Allemagne donne le ton

Les normes sont l’un des moyens que les entreprises ont à leur disposition pour se procurer un avantage au sein de la concurrence mondiale. Avec sa propre norme, une entreprise tente d’exclure les autres producteurs et fournisseurs afin de disposer exclusivement de sa propre norme comme moyen de réussite. Les multinationales comme les États ont intérêt à imposer leurs normes et à les rendre compatibles avec le plus grand nombre possible d’autres produits afin d’obtenir des effets de réseau. Les différents câbles de recharge ainsi que des câbles de connexion demeure un exemple bien connu de cette stratégie. Avec son connecteur Lightning, Apple tente d’enfermer les clients dans ses propres produits, car seuls ceux-ci peuvent communiquer directement entre eux sans produit intermédiaire. De cette stratégie économique découle une autre pour les États. Ces derniers étant responsables de définir le cadre juridique de l’approbation et de l’utilisation des produits vont alors essayer que le pouvoir de marché de leurs propres entreprises nationales soit assuré dans ce processus. Il est alors évident que l’Allemagne cherchera à définir des normes juridiques à même de protéger son industrie. Comme l’analysait Angela Merkel, si l’économie allemande veut parfaire la numérisation de ses activités économiques, il est alors primordial de « faire évoluer certaines normes ». Une fois ces normes définies et mises en place au niveau national, la chancelière préconisait alors de « les ancrer au niveau européen ».

Dans le domaine numérique, les clouds, ces services d’hébergement de données ou logiciels en ligne, sont un nouveau terrain d’affrontement. Pour l’instant, quatre fournisseurs américains (Amazon, Google, Microsoft et IBM) ainsi que le chinois Alibaba dominent près de 75% du marché mondial. Avec le projet Gaia-X, l’Allemagne et la France ont pour objectif de développer un cloud européen et d’établir une norme européenne dans ce domaine. Ce projet, dirigé contre la dominance des GAFAM, se retrouve cependant confronté à une contradiction évidente : créer une infrastructure de données susceptible de pouvoir concurrencer les entreprises dominant ce secteur nécessite une masse immense de capital. Afin que leur cloud atteigne une taille critique pour être compétitif, les Européens ont donc associé les GAFAM au projet Gaia-X. Ainsi, la concurrence européenne contre les GAFAM aboutit donc… à coopérer avec eux !

NDLR : Pour en savoir plus sur le projet Gaia-X, lire sur LVSL l’article de Florent Jourde : « l’Allemagne en quête de souveraineté face aux GAFAM ». 

Force est de constater que l’Allemagne cherche avant tout à réunir les conditions nécessaires à la mise en place de ses ambitions globales. Le gouvernement allemand considère que la législation de ses partenaires reflète une « mentalité de petit État ». Les entreprises allemandes utilisant le marché intérieur afin de créer et de consolider leur poids économique global sont gênées par le manque de cadre juridique uniforme ou de normes communes qu’ils considèrent être un frein à leur croissance. Si le ministre fédéral de l’Économie, Peter Altmeier, affirme que « nous avons besoin de technologies d’avenir ‘Made in Europe’ » et qu’il faudrait « créer par des incitations à l’investissement des projets européens communs tels que la production de cellules de batteries, la microélectronique et le projet GAIA-X pour une plus grande souveraineté numérique », il est évident que celle-ci fait avant tout avancer les intérêts allemands.

Berlin souhaite en réalité que ces « champions européens », c’est-à-dire des capitaux compétitifs au niveau mondial, soient sous la direction d’entreprises allemandes comme Infineon (leader mondial des composants pour cartes à puce). L’espoir repose désormais également sur les “licornes”, ces start-ups non cotées en Bourse valorisées plus d’un milliard de dollars : Celonis (traitement de données), Trade Republic (investissement), N26 (banque) ou FlixMobility (transport). Les législations des autres États membres, avec lesquelles ceux-ci veulent rendre leurs sites attractifs pour les capitaux d’entreprises numériques étrangères, à l’image de l’Irlande ou les Pays-Bas avec des impôts sur les sociétés peu élevées, sont accusées de « dumping fiscal ». En revanche, dans les domaines où le capital américain est supérieur, l’Europe défend ses propres règles contre les États-Unis.

Etant donné le retard de l’UE, et plus spécifiquement de l’Allemagne dans la data economy, l’adoption de règles de protection des données particulièrement strictes est peu surprenante.

Parmi les normes européennes sur le numérique, le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données, voté en 2016 par le le Parlement européen) a fait date. Ce texte est pour l’heure l’une des lois les plus strictes en matière de protection de la vie privée des utilisateurs. D’aucuns pourraient ainsi avoir l’impression que la politique économique allemande est guidée par des impératifs éthiques. C’est du moins l’impression que l’on a en écoutant le ministre allemand des Affaires européennes : « Notre chemin doit être centré sur l’individu, s’appuyer sur des principes éthiques clairs, des normes élevées de protection des données et de sécurité. […] Ce faisant, nous nous différencions clairement du capitalisme des données des géants américains de la technologie et du modèle chinois basé sur le contrôle de l’État et la répression numérique. » Pourtant, plutôt que de représenter un regain d’intérêt pour les libertés numériques de la part de l’UE, cette décision est en réalité guidée par des motifs économiques. En effet, si l’industrie 4.0 allemande repose surtout sur la mise en réseau des usines, Berlin conserve un net désavantage vis-à-vis des États-Unis en matière de technologie business-to-consumer, illustré par la domination des GAFAM dans ce domaine. Etant donné le retard de l’UE, et plus spécifiquement de l’Allemagne dans la data economy, l’adoption de règles de protection des données particulièrement strictes est donc peu surprenante.

Il ne faut cependant pas se fourvoyer quant aux bénéfices attendus d’une numérisation de l’économie. Il y a fort à parier que la stratégie L’industrie 4.0 bénéficiera avant tout à la bourgeoisie nationale allemande et non à ses travailleurs. Les voix qui professent que cette numérisation permettra une réduction des accidents au travail et l’avènement d’une « société de loisirs » se trompent fortement. La mise en œuvre du plan « Industrie 4.0 » répond en effet à des impératifs capitalistes primaires : la technologie sera principalement utilisée pour économiser les coûts de fonctionnement et pour contrôler la masse salariale. De même, cette « quatrième révolution industrielle » reposant sur des infrastructures digitales très polluantes et énergivores, est-elle compatible avec les objectifs environnementaux que l’Humanité s’est fixée ? Cette doctrine de la numérisation de l’industrie, si elle permet d’indéniables progrès en matière de productivité, risque donc de bénéficier à une petite poignée de groupes allemands, au détriment de leurs concurrents étrangers, des travailleurs et de la nature.

 

L’autonomie géopolitique de l’Union européenne : une fable à l’épreuve de l’accord avec la Chine

© LVSL

L’appartenance à l’Union européenne permet-elle, comme le veut la formule consacrée, « de faire le poids face à la Chine et aux États-Unis » ? Sa dépendance à l’égard des États-Unis tout comme sa perméabilité aux ambitions chinoises permettent d’en douter. L’accord commercial conclu avec la Chine fin décembre illustre une nouvelle fois l’incohérence géopolitique de l’Union. Signé sous la pression de l’Allemagne, désireuse d’écouler ses exportations, il accroîtra sans nul doute la pénétration des capitaux chinois en Europe. Dans le même temps, sous la pression des États-Unis, des sanctions étaient prises contre des responsables chinois du Xinjiang…

Après sept ans de négociations et plus d’une trentaine de sessions bilatérales, la Chine et l’Union européenne sont parvenues à s’entendre sur un accord global sur les investissements. Le CAI, pour Comprehensive Agreement on Investment, n’est pas à proprement parler un accord de libre-échange – Free Trade Agreement dans le jargon bruxellois – et ne saurait être analysé sous le même prisme que le CETA ou le JEFTA, les deux principaux traités négociés par l’Union européenne avec le Canada et le Japon. Si les conséquences sur le plan économique devraient être limitées, l’aboutissement de cet accord est une nouvelle illustration de l’incapacité de l’Union européenne à affirmer une quelconque autonomie stratégique.

En 2013, l’Union européenne, alors empêtrée dans la crise des dettes souveraines et incapable de s’extraire de ses apories en matière de politiques d’austérité, est sur le point de conclure dans la douleur le CETA ou AECG pour Accord économique commercial et global, l’accord régional de libre-échange avec le Canada. Pour les hiérarques bruxellois, c’est l’aboutissement de Maastricht et de la mission dévolue à l’Union européenne : la libéralisation des échanges partout et la primauté du droit sur les jeux de puissance. C’est dans cette logique que le commissaire européen au Commerce, le néolibéral Belge Karel de Gucht, a lancé sans aménité des consultations en vue d’un accord d’investissement avec la Chine. Cet accord, contrairement à ceux susmentionnés, ne vise pas à abaisser les barrières tarifaires ou l’entrée de nouveaux produits en Chine et au sein de l’Union européenne. Sa principale ambition est d’obtenir un rééquilibrage dans la pénétration au marché chinois, de limiter les subventions aux entreprises chinoises sur leur sol et de sécuriser les investissements des Européens tout en protégeant leurs technologies, brevets et leurs savoir-faire. La deuxième puissance économique mondiale est alors le deuxième partenaire commercial de l’Union européenne derrière les États-Unis, l’Union étant elle-même le premier partenaire commercial de la Chine.

Pour une mise en perspective des accords commerciaux signés par l’Union européenne, lire sur LVSL nos articles consacrés au CETA, au JEFTA, au traité de libre-échange UE-Vietnam, UE-Mercosur et UE-Tunisie.

C’est également en 2013 que Xi Jinping est devenu le nouveau président de la République populaire de Chine. Le dirigeant chinois, sous couvert de multilatéralisme à travers les Nouvelles routes de la soie (BRI), appelées également « One Belt, One Road », avec l’appui de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB) ou l’accroissement de l’influence chinoise dans les organisations internationales dont l’ONU ou l’OMS, cherche à accroître la domination de l’empire du Milieu non seulement dans sa sphère d’influence constituée de l’Asie et de l’Afrique mais également dans le reste du monde face aux Occidentaux et tout particulièrement aux États-Unis. Pour la Chine, un accord d’investissement avec les Européens est une brèche ouverte dans la relation transatlantique et un moyen pour les Chinois de conquérir de nouveaux marchés, en particulier en Europe centrale. Les investissements directs chinois représentent ainsi en 2016 au sein de l’Union européenne 35,9 milliards d’euros, le déficit commercial de l’Union européenne à l’égard de la Chine étant de 185 milliards d’euros en 2018, sachant que le montant total du commerce entre les deux partenaires atteint un peu plus de 604 milliards d’euros en 2018.1 Quant aux Européens, leurs entreprises ont investi depuis vingt ans 148 milliards d’euros en Chine. Cet accord ne saurait donc être formellement autre chose, l’Europe étant davantage vue à Pékin comme le marché prospère du XXIe siècle plutôt que comme un acteur à part entière dans le jeu des puissances. C’est du reste l’un des points de la feuille de route du Made in China 2025 – 中国制造2025 qui prévoit que la Chine soit suréminente dans les hautes technologies de pointe, les énergies renouvelables ou encore l’agriculture. 

Angela Merkel, pressée par de nombreux industriels dont Volkswagen de signer l’accord d’investissement avec la Chine, s’est soudainement employée à ce qu’il aboutisse coûte que coûte

Régulièrement chapitrée, en particulier depuis l’élection de Donald Trump en 2016 à la présidence des États-Unis, pour sa naïveté criante à l’égard de la Chine mais également sur sa dépendance aux choix impérialistes des Américains dans les domaines technologiques, commerciaux, militaires et juridiques, la Commission européenne, par la voix du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), a publié en mars 2019 un document sur la relation stratégique avec la Chine. Pêle-mêle, l’institution représentée par Jean-Claude Juncker témoigne du fait que « la Chine ne peut plus être considérée comme un pays en voie de développement » mais surtout que « la Chine est, dans différents domaines stratégiques, un partenaire de coopération avec lequel l’Union européenne partage des objectifs étroitement intégrés, un partenaire de négociation avec lequel l’Union européenne doit trouver un juste équilibre sur le plan des intérêts, un concurrent économique dans la course à la domination technologique et un rival systémique dans la promotion d’autres modèles de gouvernance ». Les négociations autour de l’accord global d’investissement entre l’Union européenne et la Chine sont l’un des principaux éléments mentionnés dans le document stratégique. 

Est-ce à dire que l’Union européenne vit une « révolution copernicienne2 », pour reprendre les termes de l’expert et sinologue François Godement de l’Institut Montaigne ? Du moins, lors de son discours introductif au Parlement européen à la rentrée 2019 comme nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen s’est appliquée à parler du « langage de la puissance », rejointe peu après par le nouveau président du Conseil européen, Charles Michel. L’ancien Premier ministre belge a déclaré à l’Institut Bruegel en septembre 2019 que « l’autonomie stratégique européenne est l’objectif de notre génération ». Il ajoute, au sujet de la Chine : « Enfin avec la Chine : nous sommes engagés. C’est un acteur essentiel pour relever les défis globaux comme le changement climatique ou le Covid-19.  Mais sur le plan économique et commercial, nous sommes en train de rééquilibrer la relation : nous voulons plus de level playing field, plus de réciprocité. Et sur la question des droits de l’Homme, nous ne baissons pas les yeux, et assumons la promotion de nos valeurs. » La crise pandémique du coronavirus aidant, l’Union européenne a montré les muscles tout au long de l’année 2020 face à la Chine tant sur les origines de la Covid-19, que sur la situation à Hong-Kong ou au Xinjiang. En juin 2020, le sommet Chine-UE s’est traduit par des clabaudements de la partie européenne face au Premier ministre Li Keqiang et au président Xi Jinping. 

La réalité économique et surtout l’institutionnalisation d’une concurrence sans pitié par les traités entre les États-membres sont venues se fracasser sur les nouvelles ambitions géopolitiques de l’Union européenne. L’Allemagne, pourtant soucieuse des matoiseries chinoises depuis le rachat de l’industriel des hautes technologies Kuka par Midea en 2016 pour 4,8 milliards d’euros, a pris la tête de la présidence tournante du Conseil européen. Directement menacée par la possibilité d’une taxe sur les automobiles allemandes par l’administration Trump, lequel se plaignait régulièrement de voir « trop de Mercedes dans les rues de Manhattan à New York », Angela Merkel, pressée par de nombreux industriels dont Volkswagen de signer l’accord d’investissement avec la Chine, s’est soudainement employée à ce qu’il aboutisse coûte que coûte. Il est vrai que 28% des investissements européens en Chine concernent le secteur automobile – soit 41,7 milliards d’euros depuis 2000 – et 22% les matériaux de base, pour l’essentiel chimiques, ce qui représente depuis 2000 29,2 milliards d’euros. Deux secteurs où les multinationales allemandes sont à la pointe – Daimler, BMW, Volkswagen, BASF, Bayer pour ne citer qu’elles. Les réalités sanitaires sont venues stopper un temps la conclusion de l’accord, prévue en septembre 2020 à Leipzig, en dépit des pressions de Berlin. L’influence allemande à Bruxelles n’est pas étrangère à l’accélération des négociations. La directrice du département du Commerce à la Commission européenne, Sabine Weyand, l’ambassadeur à Bruxelles, Michael Cross, et ancien ambassadeur d’Allemagne à Pékin, Michael Hager, chef de cabinet du vice-président exécutif et commissaire au Commerce Valdis Dombrovskis ainsi que Björn Seibert, chef de cabinet d’Ursula von der Leyen, ont tous en commun d’être Allemands.

Ainsi, Angela Merkel, responsable jusqu’au 31 décembre 2020 de la présidence tournante, et la Commission européenne ont mis la pression sur les États-membres pour qu’aboutisse l’accord, en particulier avant l’intronisation de Joe Biden à la présidence des États-Unis. De nombreuses chancelleries, en Italie, en Espagne ou encore en Pologne, ont critiqué l’empressement de l’Allemagne à parvenir à un accord, officialisé le 30 décembre en présence d’Ursula von der Leyen, de Charles Michel, d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron. D’un côté, certains se sont réfugiés derrière la question des droits de l’Homme. Le sous-secrétaire d’État italien aux Affaires étrangères Ivan Scalfarotto a déclaré au Corriere della Serra : « Nous donnons un signal positif à la Chine à un moment où les droits de l’Homme sont importants ». D’autres, comme le ministre des Affaires étrangères polonais Zigbeniew Rau se sont alignés sur les positions américaines sans sourciller : « Nous avons besoin de plus de consultations et de transparence pour faire participer nos alliés transatlantiques. Un bon accord équilibré vaut mieux qu’un accord prématuré ». Les avantages pour les autres États demeurent de fait très limités en matière d’investissements de leurs entreprises en Chine. C’est davantage la question d’une amélioration des standards d’entrée dans le marché chinois et un rééquilibrage entre les deux parties qui est à souligner que d’avantages spécifiques pour l’essentiel propres aux intérêts des constructeurs automobiles allemands et à quelques rares domaines de pointe.

Il n’est pas peu dire que l’Union européenne est de nouveau sortie souffreteuse de cette annonce d’un accord tandis que Xi Jinping a pu savourer sa victoire. La Chine a bousculé la tradition d’alignement sur les Américains de l’Union européenne, tout en s’assurant d’une plus grande pénétration du marché européen sans pour autant réellement l’ouvrir aux investisseurs du Vieux continent. Asymétrique, cet accord l’est et reflète davantage une piètre tentative de la part de l’Union européenne de jouer un rôle de puissance d’équilibre entre les États-Unis et la Chine. Les annonces de la Chine sur sa possible ratification de deux conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail forcé (conventions C29 et C105) ne sont en effet pas conditionnées par des sanctions de la part de l’Union européenne, tandis que l’accord souligne que c’est « à la propre initiative de chaque partie – donc de la Chine ici » que toute ratification se fera. D’autre part, l’accès au marché chinois ne demeurera dans de nombreuses filières possible, comme dans le secteur manufacturier, que sur un engagement des Chinois de l’ouvrir aux Européens sans contreparties – comme la cession d’une partie du capital des entreprises européennes – alors que le marché européen est déjà largement ouvert aux investisseurs chinois.

L’Union européenne devait-elle automatiquement suivre la voie de l’axe Washington-Londres-Ottawa ? Manifestement, la présence du secrétaire d’État américain au sommet européen montre que la timide tentative d’autonomisation de l’Union européenne a fait long feu.

De plus, la plupart des concessions arrachées à la Chine ne sont que des concrétisations d’engagements formels déjà pris par ce pays auprès de l’OMC. L’Union européenne refuse toujours d’accorder le statut d’économie de marché à la Chine au sein de l’OMC pour se protéger du dumping. Quant aux marchés publics chinois, qui représentent des centaines de milliards de dollars, ils resteront pour l’essentiel fermés aux investisseurs européens. La Chine a par ailleurs déployé une nouvelle loi sur les investissements étrangers en 2019 qui est plus favorable qu’auparavant pour les acteurs économiques. Mais son impact demeure très limité au vu du nombre conséquent de secteurs fermés à l’extérieur. La principale concession qu’ont offert les Européens à la Chine reste néanmoins l’accès à la distribution d’énergie en détail et en vrac sur l’ensemble du continent européen.

Il n’a pas fallu longtemps pour que de nombreux députés du Parlement européen, seul habilité à ratifier l’accord puisqu’il ne s’agit pas d’un Free Trade Agreement (FTA), se mobilisent contre lui. Les oppositions diverses, et par nationalités, montrent davantage la cacophonie européenne que l’image d’une Union disposant d’une quelconque « autonomie stratégique ». Le 21 janvier 2021, 597 eurodéputés ont adopté la résolution sur « la répression de l’opposition démocratique à Hong Kong ».

L’Union européenne ne s’est pas arrêtée à cette résolution. Face au choix coordonné du Royaume-Uni, du Canada et des États-Unis de sanctionner mi-mars la Chine pour le traitement qui serait réservé à la minorité Ouïghour dans le Xinjiang, les chefs d’États européens se sont entendus pour placer sous sanctions quatre responsables chinois de la région. Attitude de malappris pour la diplomatie chinoise, qui a immédiatement répondu en sanctionnant à son tour plusieurs organisations spécialisées sur la Chine et plusieurs eurodéputés comme le social-démocrate Raphaël Glucksmann, dont les propos primesautiers ont provoqué à de nombreuses reprises le courroux de l’ambassade de Chine à Paris. Aussitôt, les sociaux-démocrates européens ont appelé à « la levée des sanctions chinoises contre les eurodéputés, [une] condition pour que le Parlement entame des pourparlers sur l’accord d’investissement UE-Chine ». L’Union européenne devait-elle automatiquement suivre la voie de l’axe Londres-Ottawa-Washington alors même qu’elle vient justement de signer l’accord d’investissement et qu’elle ne cesse de chercher à se détacher de l’emprise américaine dans ses affaires ? Manifestement, la présence du secrétaire d’État américain Blinken fin mars au sommet européen montre que la parenthèse de tentative de prise de distance de l’Union européenne à l’égard des États-Unis depuis 2016 semble bel et bien terminée. 

Reste qu’il n’existe pratiquement aucune dénonciation de l’existence même de ce type d’accord qui devrait pourtant se suffire à lui-même pour être pointé du doigt comme l’un des derniers legs d’une vision du monde néolibérale où multilatéralisme et libéralisation des échanges, des marchés financiers et des biens et des services semblent signifier la même chose. Il n’est pas évident de concevoir que les échanges économiques entre les nations puissent être permis autrement que par un accroissement de la compétition. De fait, les nombreux accords régionaux de libre-échange que l’Union européenne a conclu, à l’image de celui avec la Corée du Sud ou le Vietnam, par exemple, ne font que renforcer l’abaissement des standards sociaux des travailleurs nationaux et participent de la dégradation de l’environnement3 par l’accroissement de la compétition à travers le dumping commercial4, entre autres. On pensera par exemple au soja brésilien, au porc canadien ou à l’agriculture ovine néo-zélandaise. De plus, ce type d’accord commercial est un chantage exercé auprès de pays qui ne peuvent s’y soustraire, à l’image de la quasi-totalité des pays africains ou d’Amérique latine où la libéralisation de l’économie est particulièrement dévastatrice comme au Chili5 6

L’Union européenne se révèle encore une fois incapable d’être autonome sur le plan stratégique. Sur l’autel de ses dogmes libre-échangistes, elle a cru bon de conclure un accord avec un partenaire dont les visées prédatrices n’ont rien à envier aux États-Unis tout en le sanctionnant finalement trois mois après sur pression… des États-Unis. L’impérialisme grandissant de la Chine est une menace qui ne semble pas suffisamment prise au sérieux et qui a deux objectifs principaux. Le premier est bien d’asseoir sa domination dans le courant du siècle en mettant fin à celle de l’Occident : « Au milieu de ce siècle, la Chine se hissera au premier rang du monde en termes de puissance globale et de rayonnement international », (déclaration lors du congrès du PCC en 2017)7. Le second est de diviser les États-membres de l’Union européenne à travers des pressions sur le plan économique et commercial comme le partenariat 16+1. Pour autant, l’absence complète de prise en main d’une réelle politique autonome sur le plan stratégique par l’Union européenne montre combien elle dessert davantage les intérêts nationaux plutôt que le contraire.

Dans Le pousse-pousse, Lao She révèle un Pékin de la fin des années 1930 ravagé par l’argent avec une obsession mercantile chez de nombreux commerçants locaux. Il serait temps pour l’Union européenne de non seulement s’affranchir de sa naïveté et de sa position défensive qui la caractérisent au sujet de la Chine de Xi Jinping mais également de se passer définitivement du libre-échange comme unique outil de politique étrangère. Instrument inhérent à l’Union européenne dont il est fort possible de croire que son existence même ne puisse survive au changement d’une telle doctrine.

Notes :

1 – Gwendolène Chambon. La relation entre l’Union Européenne et la République Populaire de Chine: la stratégie chinoise en Europe : une illustration des divisions européennes ?. Science politique. 2019.

2 – François Godement, L’Europe face à la Chine, une révolution copernicienne. Institut Montaigne. 22 mars 2019

3 – Mathilde Dupré – Le CETA un an après, un bilan inquiétant. Institut Veblen. 20 septembre 2018

4 – Emmanuel Maurel – UE-Vietnam: notre maison brûle et nous signons des accords de libre-échange. Tribune dans l’Opinion. 27 janvier 2020

5 – « Chapitre 1. Réduire la pauvreté au Chili grâce aux transferts monétaires et à de meilleures possibilités d’emploi », Études économiques de l’OCDE, 2012/1 (n° 1), p. 49-93. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-economiques-de-l-ocde-2012-1-page-49.htm

6 – Romo Hector Guillén, « De Chicago à Santiago : le modèle économique chilien », Revue internationale et stratégique, 2013/3 (n° 91), p. 107-115. DOI : 10.3917/ris.091.0107. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2013-3-page-107.htm

7 – Gwendolène Chambon – Ibid

Congrès de la CDU allemande : beaucoup de bruit pour rien

Angela Merkel ©Oma Teos

Reporté depuis près d’un an, le congrès de la CDU s’est tenu les 15 et 16 janvier pour élire le nouveau chef du parti et potentiel successeur d’Angela Merkel à la chancellerie. Un moment décisif pour les autres États européens qui s’est conclu par la victoire d’Armin Laschet, candidat de la continuation avec Angela Merkel. Face à lui, Friedrich Merz, tenant d’une ligne plus conservatrice, partisan d’un durcissement austéritaire de l’Union européenne et d’un réalignement atlantiste. Cette opposition illustre les tensions qui traversent les élites allemandes.

Les 15 et 16 janvier s’est tenu le 33e congrès de la CDU. Les militants du parti et leurs délégués y ont choisi l’homme qui mènera leur parti lors des élections de septembre et qui devra tenter de le maintenir au pouvoir. Un exercice délicat après qu’Angela Merkel ait passé 16 ans à la tête du pays. Davantage que le père fondateur de la République Fédérale Allemande, Konrad Adenauer (1949-1963) et autant que le mentor politique d’Angela Merkel, Helmut Kohl (1982-1998).

Konrad Adenauer (1949-1963), Helmut Kohl (1982-1998) et Angela Merkel (2005-2018). Les trois figures tutélaires de la CDU ont chacune dirigé le pays pendant près de 15 ans ©Wikimedia Commons

Cette succession a lieu alors que la CDU est à la croisée des chemins. En 2018, le parti avait déjà dû décider de la succession d’Angela Merkel. Deux candidats et deux lignes s’étaient alors affrontés. D’un côté Annegret Kramp-Karrenbauer, la dauphine d’Angela Merkel. Pour elle et les partisans de l’aile centriste du parti, il s’agissait de préserver le caractère de Volkspartei de la CDU. C’est-à-dire un parti de masse cherchant à rassembler un large spectre idéologique et social allant des employés laïcs aux retraités catholiques traditionalistes en passant par les entrepreneurs issus du christianisme social.

De l’autre, Friedrich Merz, ennemi juré d’Angela Merkel et tenant de l’aile droite du parti. Partisan d’une rupture conservatrice, il dénonçait une “social-démocratisation” de la CDU qui, du salaire minimum au mariage pour tous en passant par la sortie du charbon en 2038, lui aurait fait oublier ses valeurs. Pour Merz et ses alliés, il s’agissait d’en revenir aux valeurs chrétiennes du parti (CDU signifie Union Chrétienne Démocratie) et aux principes de l’ordolibéralisme qui ont fait le succès de l’économie sociale de marché allemande.

La victoire d’Annegret Kramp-Karrenbauer avait été courte dans son score (52% contre 48 pour Merz) comme dans sa durée. Le 5 février 2020, les députés de la CDU en Thuringe avaient convergé avec ceux de l’AfD (principal parti d’extrême-droite, proche des milieux néo-nazis) pour élire Thomas Kemmerich, le candidat libéral, au poste de ministre-président. Le scandale monumental provoqué par l’élection d’un ministre-président avec le soutien de l’extrême-droite avait forcé Thomas Kemmerich à démissionner le lendemain et Annegret Kramp-Karrenbauer cinq jours plus tard.

Certains observateurs estiment que l’élection d’Armin Laschet pourrait être le signe d’un retour à une CDU plus rigide sur l’intégration européenne et le respect des règles en matière de déficit.

Le feuilleton de la succession d’Angela Merkel était rouvert. Il fut cependant reporté par l’arrivée du coronavirus qui obligea un report du congrès de la CDU d’avril 2020 à janvier 2021. La faible ampleur de la première vague du coronavirus a néanmoins offert un répit à la CDU dans la descente aux enfers qu’elle vivait depuis 2015 en soudant les Allemands derrière Angela Merkel.

Friedrich Merz et Annegret Kramp-Karrenbauer lors du congrès de la CDU de 2018 © CDU

Le bon, la brute et le truand ?

Trois candidats ont présenté leurs candidatures pour le 33e congrès de la CDU qui s’est tenu les 15 et 16 janvier. Le candidat inattendu fut Norbert Röttgen, ancien ministre fédéral de l’environnement (2009-2012) tombé en disgrâce. Il a fait campagne sur le rajeunissement et la féminisation de la CDU et sur les thèmes de l’environnement et de la numérisation. Malgré sa rhétorique pro-européenne, il a toujours été opposé aux eurobonds et n’appelait qu’à poursuivre l’unification du marché commun et à « améliorer » la gouvernance de la zone euro, des positions très consensuelles au sein de la CDU. Il n’a finalement obtenu que 22% des voix lors du premier tour et est resté cantonné à son rôle de troisième homme.

Sans surprise, Friedrich Merz a de nouveau tenté un retour. Il fut officiellement proposé par la fédération du Mittelstand, un groupe dédié à la promotion de l’ordolibéralisme originel de la CDU. Les Jeunes de la CDU, connus pour leur positionnement conservateur sur les questions de société, ont aussi apporté leur soutien à Merz. Il était le candidat de tous ceux qui, pas échaudés par l’aventure de Thuringe, souhaitent que la CDU forme des gouvernements minoritaires. La CDU pourrait ainsi s’appuyer sur l’AfD pour faire passer des textes répressifs et conservateurs tout en évitant d’avoir à les faire entrer au gouvernement. Sa victoire aurait signifié un retour à la ligne européenne de l’Allemagne en 2011, davantage austéritaire et fermée à toute forme d’aide aux pays du sud. Il avait d’ailleurs obtenu le soutien de l’ancien ministre des finances, Wolfgang Schaüble. Finalement, il s’est de nouveau cassé les dents sur le second tour avec un score similaire à 2018, 47% des voix.

Pour une mise en perspective de l’inflexion – relative – de la politique européenne d’Angela Merkel, lire sur LVSL, par le même auteur : « Allemagne : un plan de relance pour tout changer sans que rien ne change »

Avec 53% des voix, le nouveau chef de la CDU est donc Armin Laschet. Candidat par défaut d’Angela Merkel, son grand fait d’arme fut d’avoir arraché le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie au SPD en 2017. En première ligne face à la première vague du coronavirus, sa gestion avait été saluée et sa popularité avait explosé. Puis est arrivé le scandale Tönnies sur les conditions de travail et de logement dans l’abattoir du même nom. Scandale auquel il avait répondu par une déclaration au relent xénophobe envers les travailleurs roumains et bulgares. Ce scandale et un soupçon de favoritisme dans une commande de masques pour une entreprise qui sponsorise son fils influenceur ont contribué à plomber sa côte de popularité.

https://www.cdu-parteitag.de/artikel/neuer-cdu-chef
Armin Laschet lors de l’annonce de sa victoire au 33e congrès de la CDU © CDU/Tobias Koch

Le Vert et le Noir

Deux questions se posent désormais pour la CDU: le programme et les alliances. Or, Armin Laschet peut être un problème sur ces deux sujets. Dès le lendemain de son élection, on trouvait en tendance sur twitter #ArminLassEs (Armin a laissé faire ça). Une campagne des écologistes allemands pour rappeler que la première décision d’Armin Laschet en tant que ministre-président avait été d’autoriser la destruction d’un village pour y creuser une mine de charbon. De manière générale, il a été le lobbyiste en chef des industries automobiles et charbonnières très présentes dans son Land. Il a notamment contribué à repousser la date de sortie du charbon de l’Allemagne à 2038.

Or, la question de l’alliance avec les Verts est cruciale aussi bien pour l’Allemagne que pour l’Europe. Ces derniers ont le vent en poupe en Allemagne et siphonnent des voix à droite comme à gauche en faisant carton plein chez les jeunes et dans les villes (voir les données électorales du Tagesschau). Les dirigeants des Verts, Annalena Baerbock et Robert Habeck, sont favorables à une coalition avec la CDU. Néanmoins, il faudrait pour cela que la CDU accepte une politique davantage verte et pro-européenne.

Si la question des réfugiés qui oppose les deux partis depuis 2016 est désormais moins d’actualité, les questions écologiques et européennes sont de plus graves pommes de discorde. La première avait déjà provoqué l’échec d’une coalition entre la CDU, le FDP et les Verts en 2017 et les pressions contradictoires du patronat (notamment de l’industrie automobile) et des mouvements écologistes vont croissantes.

Cependant, c’est sans doute la question européenne qui est la plus cruciale et difficile à résoudre. Le gouvernement allemand s’est depuis peu engagé dans une phase de détente économique à l’échelle européenne comme nationale – dont la portée est cependant limitée, et qui vise avant tout à conjurer le spectre d’un Italexit. Bien que moins radical que Friedrich Merz, certains observateurs estiment tout de même que l’élection d’Armin Laschet pourrait être le signe d’un retour à une CDU plus rigide sur l’intégration européenne et le respect des règles en matière de déficit. Une position difficile à concilier avec les Verts qui partagent – du moins officiellement – les positions européennes d’Emmanuel Macron en faveur d’une plus grande intégration politique de la zone euro par l’entremise d’un assouplissement des règles économiques.

Un dernier point d’achoppement pourrait concerner la relation avec les Etats-Unis. Traditionnellement un pays atlantiste dépendant militairement des Etats-Unis, l’Allemagne a cherché progressivement à s’autonomiser depuis Gerhard Schröder et Angela Merkel avec la construction des gazoducs Nordstream pour s’approvisionner en gaz russe. Ils satisfaisaient ainsi le voeu d’une partie des élites économiques allemandes, désireuses de développer des liens commerciaux avec la Russie. Cette autonomisation vis-à-vis des États-Unis a été limitée par les sanctions du gouvernement américain, lesquelles ont notamment ciblé Nordstream 2. Ce projet irrite les atlantistes au sein de la CDU et du FDP – mais également les Verts, que ce soit par opposition au gaz ou au régime de Vladimir Poutine. Et ce, alors que la présidente de la Heinrich-Böll Stiftung (le think-tank rattaché au vert) a contribué au lancement d’un groupe de travail pour une relation renforcée et renouvelée entre les Etats-Unis et l’Allemagne. Or, Armin Laschet était sans doute le candidat le plus russophile, refusant de se positionner pour des sanctions après l’affaire Navalny ou de condamner le gazoduc Nordstream II.

Les élections fédérales de septembre vont donc être une heure de vérité pour la CDU. Elle pourra choisir de continuer la politique d’Angela Merkel de pragmatisme géopolitique au service des intérêts allemands caractérisée par douze années de Grandes Coalitions avec le SPD. Elle pourrait encore emprunter la voix de Friedrich Merz et se replier sur sa tradition de stricte ordolibéralisme à cheval sur les politiques d’austérité et d’atlantisme. Enfin, elle pourrait embrasser une coalition inédite avec les Verts et poursuivre les inflexions aperçues ces dernières années en faveur d’une plus grande intégration politique de la zone euro et d’un atlantisme qui fait les yeux doux à Joe Biden et aux démocrates américains.

Annalena Baerbock et Robert Habeck espèrent faire rentrer les Verts au gouvernement fédéral à l’issue des élections de septembre © Scheint sinnig, Raimond Spekking

L’homme venu des Alpes

L’incertitude demeure pourtant sur le sort d’Armin Laschet car un homme pourrait bien profiter de sa forte impopularité et de sa faible compatibilité avec les Verts: Markus Söder, le chef de la CSU (Union Chrétienne Sociale) et ministre-président de la Bavière. La CSU est le parti-frère de la CDU en Bavière, Land dans lequel elle est hégémonique depuis la fin de la guerre. Mouton noir de la politique allemande après un mauvais résultat historique aux élections régionales de 2018, Markus Söder est désormais l’homme politique le plus populaire au sein de l’union CDU/CSU et en Allemagne (derrière Angela Merkel) grâce à une politique de durcissement systématique des mesures contre le coronavirus adoptées au niveau fédéral.

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Markus Söder, ministre-président de la Bavière, président la CSU (l’équivalent bavarois de la CDU) et figure montante de la politique allemande © Kremlin

En plus de sa popularité, Markus Söder a un avantage considérable sur Armin Laschet: il est un caméléon politique. Précurseur sur les questions écologiques au sein de la CSU, il avait effectué un virage à droite sur les questions migratoires et sécuritaires après les attentats de Paris en 2015 pour ensuite se recentrer depuis les élections de 2018. Il pourrait donc être le candidat idéal pour rassembler les deux ailes de la CDU tout en étant capable de former une coalition avec les Verts. Un élément joue néanmoins contre lui. Les deux élections où l’union CDU/CSU était conduite par le chef de la CSU ont été des défaites. Markus Söder devra donc réussir à convaincre qu’il n’est pas un tenant de l’égoïsme bavarois traditionnel mais qu’il peut être le chancelier d’une Allemagne ouverte aussi bien en Europe qu’à l’intérieur vis-à-vis de l’ex-Allemagne de l’est.

Le choix du candidat devrait avoir lieu à la mi-mars après des élections régionales en Bade-Würtemberg (seul Land dirigé par les Verts, en coalition avec la CDU) et en Rhénanie-Palatinat (dirigé par le SPD, en coalition avec les Verts et le FDP). Un échec de la CDU à s’emparer de ces deux régions marquerait sans doute la fin des ambitions d’Armin Laschet et conduirait à une candidature de Markus Söder.

Fusion de Deutsche Bank et Commerzbank : prochain monstre de la finance?

Deutsche Bank ©

Les deux plus grands établissements bancaires allemands ont annoncé avoir engagé des discussions en vue d’une fusion. Cette démarche, encouragée par une partie du gouvernement allemand, également actionnaire de la Commerzbank, suscite doutes et critiques. Loin de résoudre les problèmes auxquels sont confrontées ces deux banques, cette fusion risque de faire naître un mastodonte plombé par les difficultés, qui menacerait alors tout le système financier.


Un mariage de déraison

Deutsche Bank et Commerzbank sont les deux principaux groupes bancaires allemands. Tous deux ont gagné en importance, au travers de la crise financière, la première en ayant fait l’acquisition de Deutsche Postbank en 2010, et la seconde la Dresdner Bank en 2008. Pour autant, les deux banques ne sont pas sorties complètement indemnes de la crise, et en portent encore les stigmates aujourd’hui. Ainsi, l’État allemand a dû accorder une aide de 10 milliards d’euros à la Commerzbank en achetant une part de capital et en est depuis le principal actionnaire. Notons que cette entrée au capital des banques ne fut pas pratiquée en France sous Nicolas Sarkozy pour des raisons purement idéologiques. Mais le cas le plus emblématique reste celui de Deutsche Bank, condamné à une amende de 7 milliards d’euros en raison de sa responsabilité dans la crise des subprimes. Au total, depuis la crise financière, Le Monde a évalué à 14 milliards d’euros le total des montants réglés par Deutsche Bank en amende et procédures diverses. De fait, le nom des deux établissements revient régulièrement au cœur de scandales financiers qui ont entaché leur réputation, en raison de la violation des embargos américains (amende de 1,45Md$ infligée en 2015 à Commerzbank), ou encore pour des manipulations sur les marchés (amende de 2,5 Md$ infligée à Deutsche Bank en 2017). Les deux banques sont encore en proie aux procédures judiciaires, Commezbank fait l’objet d’une enquête dans le cadre d’une vaste affaire de fraude fiscale reposant sur des échanges de titres, s’exposant à une sanction de 2,4 Md€, et Deutsche Bank apparaît mêlée à un vaste scandale de blanchiment de fonds russes par des banques européennes découvert récemment.

Sur un marché bancaire allemand particulièrement éclaté1, comptant une myriade d’établissements locaux, au sein duquel Deutsche Bank et Commerzbank sont les deux seuls établissements d’envergure européenne, ces derniers ont dû affronter un problème sérieux de rentabilité du fait de la politique des taux bas menées par la BCE qui a contribué à réduire les marges du secteur bancaire, et de la forte concurrence sur ce marché. Dans le même temps, elles ont dû augmenter les moyens consacrés aux fonctions de conformité du fait des diverses sanctions encourues2. Enfin, les deux banques, en restructuration continue depuis la crise, restent très exposées, la première aux risques sur les dérivés (paris sur la valeur à terme d’une actif financier), la seconde aux risques sur la dette italienne (à hauteur de 9 milliards d’euros au 31 décembre 2017).

Ce futur géant va cumuler les faiblesses des deux établissements actuels, sans garantie sur les gains espérés

En conséquence, d’où provient ce projet de fusion? Il est fondé sans surprise sur l’objectif d’économies d’échelle obtenues en accroissant la taille de la banque et en réduisant ses coûts (il est question de la possibilité d’une suppression 20 000 postes, soit 14 % du total des effectifs actuels). Pour autant, fusionner uniquement pour réduire les coûts ne suffit pas comme objectif stratégique pour espérer des résultats positifs à moyen ou long terme.

En effet, l’économie industrielle nous apprend qu’une fusion peut être motivée dans trois cas:

Dans le premier cas, la fusion entre deux établissements inégaux revient à l’acquisition d’un établissement par l’autre, et à l’extraction de valeur issue du démantèlement de la « proie » acquise. Or la Deutsche Bank, la plus importante des deux, aurait beaucoup de difficulté à mobiliser les fonds nécessaires pour racheter sa consœur, et le gouvernement ne tient pas au démantèlement de l’outil de financement de son Mittelstand.

Dans le second cas, il s’agit de réduire la concurrence sur un marché. Or les deux entreprises interviennent sur des segments assez différents (la banque dite de grande clientèle pour la première, c’est-à-dire le financement des grandes entreprises, et la banque de détail pour la seconde), et la concurrence resterait forte au niveau local.

Enfin, une fusion entre égaux demeure possible, dès lors que les activités sont complémentaires et offrent des opportunités de synergies. Cette possibilité existe avec une banque très exposée à l’international et orientée sur des activités de marché, qui ont atteint la même importance que ses activités de crédit, contrairement à la seconde, spécialisée dans le crédit et la banque de détail. Pour autant, l’expérience montre que les bénéfices de ce type d’opérations sont souvent surestimés par les cabinets en charge de leur réalisation, et qu’ils seront d’autant moins importants que les deux entreprises disposent d’une culture forte. Par ailleurs il est assez rare, et peu stratégique, qu’elles impliquent un établissement en difficulté, et plus encore les deux qui ont prévu de fusionner.

Dès lors le doute grandit sur l’opportunité d’une telle opération, ou, pour reprendre l’expression d’un syndicat allemand, il est peu probable que l’union de deux boiteux fasse un coureur de compétition. Ce doute gagne les autorités de régulation, sceptiques elles aussi sur la viabilité du nouvel ensemble et Angela Merkel elle-même a pris ses distances avec ce projet. On a pourtant pu lire dans la presse plusieurs hypothèses concernant l’activisme de Berlin pour voir cette option se réaliser : volonté d’empêcher le rachat par une banque étrangère et de préserver une souveraineté financière, bien loin de l’esprit des traités européens, de voir naître un géant européen de la taille de BNP Paribas, voire un conflit d’intérêt, encore peu clair, du côté du Ministère de l’économie.

Désengager l’État : un jeu dangereux

En vérité, l’établissement qui sortirait de cette fusion présenterait un risque systémique immédiat. Tout d’abord, avant que les synergies ne se produisent, la banque serait immédiatement confrontée à d’importantes dépenses de réorganisation et de restructuration compte tenu de l’ampleur de la fusion, ce qui n’améliorerait pas sa rentabilité à court terme. Les difficultés menacent également de s’aggraver suite au ralentissement de l’économie allemande, auxquels les deux demeurent particulièrement exposées (près de 50 % des crédits de Deutsche Bank3 et plus de 75 % pour la Commerzbank4 selon les chiffres 2017 publiés dans leurs rapports annuels respectifs), des turbulences sur les marchés financiers qui constituent le cœur d’activité de Deutsche Bank. Or la défaillance de l’établissement issu de la fusion aurait un impact considérable en raison des interconnections existantes entre Deutsche Bank et les autres banques européennes. Ainsi, les risques portés par chacun des établissements se cumuleraient et ne permettraient plus, de l’extérieur, de distinguer l’impact financier potentiel sur le géant ainsi né. En effet, l’activité et les caractéristiques de chacune leur font porter des risques spécifiques. Une fois fusionnées, il serait plus difficile de l’extérieur, pour un investisseur, un créancier ou même un client de discerner dans quelle mesure le nouvel ensemble est proche de la défaillance, à savoir si les risques encourus se déclenchent effectivement et quel est leur impact sur le nouvel ensemble. Or cette absence de visibilité dessert d’emblée la confiance dans cette nouvelle banque. En raison de sa taille et de ses activités avec les autres banques européennes, le spectre d’une nouvelle crise de liquidité se profile, tout comme en 2008 lorsque les banques refusaient de se fournir des prêts faute de savoir lesquelles d’entre elles étaient sur le point de faire défaut.

Est-ce à dire que depuis la dernière crise financière rien n’a changé dans le monde bancaire ? Les déclarations martiales des responsables politiques ont pourtant bien été suivies de quelques mesures. Tout d’abord avec la mise en place en 2014 de stress-tests par la BCE. Il s’agit de mesurer l’impact de conditions économiques dégradées sur les principaux indicateurs des banques, soit de mesurer leur capacité de résistance à un choc financier. Or, le dernier exercice réalisé en 2018 fait apparaître que Commerzbank et Deutsche Bank se situeraient à la limite du seuil réglementaire pour continuer à exercer leur activité (avec un ratio de fonds propres de respectivement 9,9 % et 8,1 % contre 8 % attendu).

Les outils de la résolution. Source : SRB

Ce seuil a trouvé une traduction concrète à la faveur de la dernière crise bancaire. En effet, les gouvernements se sont engagés à ne plus secourir des établissements bancaires défaillants à l’aide de l’argent des contribuables. Pour palier des défaillances attendues, un mécanisme à deux étages a été conçu, piloté par le Single Resolution Board. Si une première série d’indicateurs ne sont plus remplis, l’établissement doit mettre en place un plan de redressement interne. Or si les mesures prises ne sont pas concluantes, la banque passe sous contrôle de la BCE, qui met en place un plan de résolution, défini par ses soins.

Parmi les options retenues, si la possibilité de vendre totalement ou partiellement la banque est bien présente (premier instrument en haut à gauche) et a été éprouvée lors de la première activation de ce mécanisme sur une banque italienne l’année dernière, il apparaît contraire à l’esprit de la réglementation de rapprocher deux établissements en difficulté.

En cherchant par tous les moyens à éviter de s’impliquer dans l’économie, la République fédérale accroît significativement le risque sur son marché bancaire, et menace le marché européen.

En revanche, la possibilité d’un bail-in (dernier instrument en bas à droite) fait apparaître le cœur du dilemme dans lequel se situe l’État allemand. La stratégie de bail-in consiste à faire peser sur les actionnaires et les créanciers, et in fine les déposants, le coût du sauvetage de la banque, afin d’éviter un bail-out, c’est-à-dire la mobilisation de fonds publiques. Or, l’État allemand intervient dans ce dossier à la fois comme le premier actionnaire de Commerzbank et comme l’autorité prêteuse en dernier ressort, en cas de bail-out si les montants issus du bail-in se révélaient insuffisants.

Dans le cas présent, on peut supposer que l’État allemand à chercher à résoudre deux problèmes, au risque d’en créer un plus grave encore. En effet, en cas de défaillance de Commerzbank, dont l’activité est jugée essentielle pour l’économie, Berlin devrait accroître son soutien à l’établissement, une politique difficilement acceptable pour les conservateurs opposés à l’interventionnisme d’Etat actuellement au pouvoir. Or Deutsche Bank présente des niveaux de fonds propres légèrement supérieurs à Commerzbank (soit respectivement 13,6% de CET1, contre 12,9% à fin 2017), mais surtout, du fait de sa taille, dispose d’un niveau de dépôts clientèles pléthoriques, permettant potentiellement d’absorber les pertes du nouvel ensemble, sans que l’État ait à accroître son intervention. Ainsi, en cherchant par tous les moyens à éviter de s’impliquer dans l’économie, la République fédérale accepte d’accroître significativement le risque sur son marché bancaire, et de menacer le marché européen. Cette disposition permet également de comprendre pourquoi des alternatives n’ont pas été prises en compte comme le rapprochement avec des banques de taille plus modeste mais également plus solides.

Quand les banques souffrent d’obésité morbide

Cette situation emblématique fait apparaître trois limites á la réglementation en vigueur. Tout d’abord, elle reste réactive à une crise. S’il existe désormais des mesures à mettre en œuvre en cas de difficulté, au travers de mesures de redressement ou de résolution, il manque des mesures préventives pour éviter ces crises, en l’absence d’une vraie volonté d’intervention dans les activités bancaires, par exemple en contrôlant les volumes ou l’affectation des crédits. Par ailleurs, ces outils permettent de remédier à des défaillances individuelles, afin d’éviter la propagation aux autres établissements. Or il apparaît qu’en cas de difficulté sur un pays tel que l’Italie, et la France y est particulièrement exposée, les difficultés seraient bien plus difficiles à absorber car concerneraient plusieurs établissements en même temps en raison des interdépendances bancaires, et le fonds de garantie mutualisé, un système d’assurance auquel les banques ont dû contribuer ces dernières années, est trop faiblement doté5 pour affronter une crise d’une telle ampleur. Enfin, comme l’illustre cette fusion, les règles actuelles encouragent l’accroissement de la taille des établissements, à rebours de ce qu’exigerait une bonne maîtrise des risques.

En effet, le « too big to fail » est devenu la norme: assuré de l’assurance de bénéficier du soutien de l’État en cas de difficultés, les établissements systémiques sont encouragés à prendre plus de risques et à continuer la course au gigantisme, dans l’espoir de réaliser des économies d’échelle, même si cela se fait au détriment de la maîtrise de leurs risques. Les établissements de large envergure ne présentent effectivement pas un pilotage fin et une bonne connaissance par sa direction de la réalité des activités effectives de filiales quelquefois éloignées du cœur de la direction. Le cas le plus emblématique est l’édiction par les instances européennes de la norme BCBS 239 issue de la crise financière, afin d’uniformiser les règles en matière d’agrégation de données au niveau d’un groupe, et de s’assurer que les données consolidées des grandes banques sont fiables. Du fait de la diversité des activités et de la multiplicité des filiales au sein d’un groupe, il n’est pas rare que les reportings des banques soient imprécis compte-tenu des écarts de données et de méthodologie ou des systèmes d’information, ce qui ne permet pas non plus aux dirigeants de prendre des décisions adéquates fondées sur des chiffres fiables. Il est inutile de préciser que cette situation facilite les dissimulation de fraude ou d’écarts de conduite par les entités les moins intégrées. En un sens, les banques ont atteint une taille qui ne permet pas de garantir une prise de décision fiable et éclairée, du fait de la complexité de leurs activités, et de maîtriser convenablement le niveau de risque réel associé.

Enfin, en raison du double impératif d’avoir des pratiques homogènes au sein d’un groupe de grande taille, mais également de les adapter aux différentes activités et organisations, ceux-ci se trouvent moins à l’aise pour intégrer rapidement les évolutions de la réglementation. Ces considérations avaient également poussé l’Assemblée Nationale à voter en juillet 2013 une loi de séparation et de régulation des activités bancaires (SRAB), afin de séparer des banques traditionnelles les activités de marché les plus risquées, et ainsi contenir le risque. Toutefois, sous la pression du lobby bancaire, qui avait à l’époque plaidé avec les mêmes arguments utilisés pour justifier la fusion de Deutsche Bank et Commerzbank, à savoir la préservation d’établissements d’envergure internationale et mondiale, les ambitions initiales du texte ont été sérieusement rabotées, et seule une infime partie de ses activités a été effectivement séparée. Il reste à espérer désormais que ce renoncement ne devienne pas la cause de leur chute, alors que BNP Paribas et Société Générale dans leur présentation de début d’année ont dû annoncer l’arrêt pur et simple de certaines activités, victimes de mauvaises performances des marchés en fin d’année 2018. Reste à savoir quelle sera la capacité de résistance de nos banques en cas de nouvelle crise économique, ou de chute du géant allemand, lorsque les nuages accumulés sur l’horizon de la finance finiront en orage.

1 L’Allemagne comptait fin 2017 1 585 établissements bancaires, le nombre le plus important d’Europe, et le triple de l’Autriche, seconde au classement (le nombre en France se situe à 348). Voir page 32 : https://acpr.banque-france.fr/lacpr/rapport-annuel/chiffres-du-marche-francais-de-la-banque-et-de-lassurance
2 La Deutsche Bank a ainsi recruté 1 700 nouveaux employés dans ce domaine malgré des objectifs de réduction du nombre d’employés drastiques
3 Répartition géographique présentée page 128 du rapport annuel 2017
4 Chiffre d’affaires 2017 de 6,4 Md€ réalisé en Allemagne, présenté page 257 du rapport annuel de la banque, 8,4 Md€ https://www.commerzbank.com/media/en/aktionaere/service/archive/konzern/2018_2/Geschaeftsbericht_2017_Konzern_EN.pdf
5 En juin 2018, ce fonds a atteint 24 Md€, à mettre au regard des montants de pénalités évoqués en début d’article.

Matteo Salvini, l’homme qui a précipité la fin du règne d’Angela Merkel

Matteo Salvini / Wikimedia Commons
Dans les chancelleries européennes, son nom est sur toutes les lèvres : Matteo Salvini. Emmanuel Macron le cible, sans jamais le nommer, comme une bigote qui parle du malin. Si le leader italien agite autant le président français, c’est qu’il a réussi un coup de force : faire trembler Angela Merkel, conduisant à l’isolement du candide Emmanuel Macron sur la scène européenne. 

 

Matteo Salvini impose ses thèmes à l’agenda politique européen

En refusant que l’Aquarius et ses 629 migrants n’accostent en Italie,  Matteo Salvini a provoqué un tollé. Cela a suscité une européanisation sans précédent du débat sur l’asile et l’immigration et une complète recomposition des alliances en Europe. Après avoir tergiversé, Luigi Di Maio, le leader du Mouvement 5 Étoiles, avait applaudi en publiant une note de blog intitulée : “Enfin, l’Italie est respectée en Europe et dans le monde.”

Jouant de l’arrogance que lui donne sa naïveté, le Président français a d’abord accusé le ministre de l’intérieur italien de cynisme. Celui-ci lui avait alors répondu du tac-au-tac en invitant le président français à accepter le bateau dans un port français. Emmanuel Macron restait sans voix, incapable ni de refuser ni d’accepter. Ce n’est qu’à la fin du mois d’août que l’Aquarius finira par accoster à Malte. Les migrants se répartiront entre plusieurs pays européens dont la France. Reste que, quand l’Italie retire son pavillon à l’Aquarius, le président français se replie dans l’attentisme.

Pour inhumaine qu’elle soit, la position du ministre de l’intérieur italien est un brillant coup politique. Alors que, sous l’impulsion d’Emmanuel Macron, on ne faisait que discuter approfondissement de la zone euro et défense européenne, toutes les chancelleries européennes se sont mises à considérer le problème migratoire comme la question centrale du Conseil européen. Matteo Salvini est donc parvenu à son objectif : il a mis à l’agenda l’une des thématiques qui le préoccupe et a réussi à européaniser le débat sur l’immigration, arrachant au passage à la France et à l’Allemagne une concession de taille, ceux-ci ayant fini par reconnaître que l’Italie avait été laissée seule dans la gestion de la crise migratoire.

En Italie, il est le nouvel homme fort. Il incarne une forme de résistance italienne à l’arrogance franco-allemande et donne aux Italiens le sentiment que c’est de son fait si l’Italie est désormais écoutée en Europe. Alors qu’il n’a obtenu que 18% des suffrages (contre 32 % pour le Mouvement 5 étoiles), il a désormais l’ascendant sur le mouvement de Luigi Di Maio.

Le drame s’est enfin “dénoué” lors du sommet de Bruxelles : l’Italien a arraché l’idée de centres fermés pour trier les migrants sur tout le pourtour méditerranéen et le soutien de l’Union européenne aux garde-côtes libyens qui ne devront plus être empêchés dans leur mission par l’intervention des ONG humanitaires. En d’autres termes, lorsqu’ils seront dans les eaux libyennes, les migrants ne pourront plus être secourus par les ONG pour être ramenés en Italie : les Libyens se chargeront de les ramener sur leur propre territoire.

Jeux, set et match. L’extrême-droite a gagné. L’Europe se mure dans l’inhumanité et l’indifférence à l’égard des migrants. L’internationale réactionnaire s’avère nettement plus efficace que les coalitions libérales pour imposer son agenda à tout le continent. Salvini fait coup double. Il donne le sentiment aux Italiens de les défendre contre l’arrogance franco-allemande, impose son agenda au Mouvement 5 étoiles et oblige les Européens à s’aligner sur ses positions.

L’hypocrisie française mise à jour

De plus, le nouveau chef de l’extrême-droite européenne a réussi à mettre le doigt sur l’hypocrisie française. S’il a tenu un discours d’accueil et de générosité pendant la campagne, le Président de la République applique désormais une politique migratoire encore plus dure que celles de Nicolas Sarkozy et de François Hollande.

Après les déclarations du Président Macron, l’ambassadeur français a été convoqué à Rome. La rencontre entre Giovanni Tria, le ministre italien de l’économie et Bruno Le Maire avait d’ailleurs été annulée. Matteo Salvini a provoqué un débat au parlement sur les relations franco-italiennes et s’est offert une tribune pour pointer la perfidie française qui consiste à faire la morale au gouvernement italien tout en refusant d’accueillir dignement de nouveaux réfugiés.

©US Embassy France.

La fronde italienne est le produit d’un égoïsme français qui dure depuis plusieurs années. Il débute en 2011 lorsque l’Italie octroie des permis de séjour à 20 000 Tunisiens qui arrivent sur les côtes européennes dans la foulée du Printemps arabe. Sarkozy est furieux. Il bloque les trains et réinstaure des contrôles aux frontières. Arrive ensuite le pic de la crise migratoire en 2015. L’Italie accueille des centaines de milliers de réfugiés. Paris verrouille alors sa frontière, ce qui lui permet de refouler 47 000 migrants. Lors du sommet de Tallinn en juillet 2017, Rome demande à Paris d’ouvrir ses ports aux bateaux des ONG humanitaires. La France refuse catégoriquement.

C’est alors que la vérité éclate : tandis que l’Italie a enregistré 600 000 arrivées sur ses côtes depuis 2014, Paris a installé un rideau de fer. Sur les 30 000 relocalisations promises à l’Italie par les Européens  dans le cadre des quotas, seuls 10 000 ont été réalisées. La France a pris une part négligeable de ces relocalisations puisqu’elle a accueilli … 635 réfugiés venus d’Italie. C’est un drame humanitaire dont la France est responsable : 500 000 sans papiers vivent en Italie dans la précarité, l’économie informelle et la peur. Pourtant, entre 2007 et 2016, 956 000 personnes ont obtenu la nationalité italienne !

“Neuf fois sur dix, nous dit Le Figaro, ils font l’objet d’une procédure de “non-admission” qui se solde par leur remise aux autorités italiennes à l’avant-poste du Pont-Saint-Louis, à Menton.” S’il se montre trop déplaisant à l’égard de l’Italie, le président français s’expose à la fin de cette coopération franco-italienne qui permet à la France de refouler les migrants en Italie.

Que ferait alors Paris ? Le Figaro répond en quelques lignes : “Mais il y a un plan B : comme la France redoute la constitution d’une nouvelle jungle à Calais si la frontière des Alpes-Maritimes cède (“avec cette fois au moins 20 000 migrants”, selon un haut fonctionnaire), elle s’est donnée les moyens de bloquer plus ou moins hermétiquement ses frontières. Les non-admissions seraient moins courtoises, puisqu’aucune remise ne se ferait de manière formelle, comme actuellement sur le point fixe du Pont-Saint-Louis”. Le Figaro manie l’art de la litote. En mots plus crus, cela signifie que la France est prête à construire un mur à la frontière avec l’Italie. Cela casserait le joli conte de la France terre d’accueil qu’Emmanuel Macron a essayé de construire.

L’Italien provoque un alignement des planètes pour isoler la France et rendre le pouvoir d’Angela Merkel chancelant

Mais c’est en Allemagne que le geste du trublion italien provoque le plus de remous. Déjà chancelante, l’assise d’Angela Merkel a vacillé. Son ministre de l’Intérieur, Horst Seehofer avait menacé d’appliquer son plan pour l’immigration sans l’accord de la chancelière et provoqué une crise politique en juin dernier. Celui-ci prévoyait notamment le renvoi des migrants qui ont effectué leur demande d’asile dans un autre pays européen que l’Allemagne. En agissant ainsi, il n’aurait fait qu’appliquer strictement le règlement Dublin qui suscite l’ire du gouvernement italien. En effet, celui-ci prévoit que les migrants doivent effectuer leur demande d’asile dans le pays par lequel ils entrent dans l’espace Schengen. C’est la raison pour laquelle, le flux venant de l’Est s’étant tari depuis l’accord signé par l’Union européenne et la Turquie, l’Italie accueille la plus grande partie des migrants, venus notamment de Libye.

L’acte du ministre de l’intérieur italien a affaibli la coalition allemande. Angela Merkel doit désormais faire face à une fronde anti-immigration au sein de sa propre coalition. Celle-ci est menée par son ministre de l’Intérieur derrière lequel la CSU est unie comme un seul homme et par son ministre de la Santé Jens Spahn.

Pendant ce temps-là, Matteo Salvini tente de rebattre les cartes des alliances européennes. Il plaide pour un axe avec le chancelier autrichien Sébastian Kurz qui compte 6 ministres d’extrême droite dans son gouvernement et le ministre de l’intérieur allemand. Kurz s’y rallie immédiatement. Contrairement à la chancelière allemande qui souhaite une politique commune de l’asile avec une agence européenne chargée du contrôle aux frontières et de soutenir les collectivités qui accueillent des réfugiés, l’Autrichien promeut des “hot-spot”, sortes de centres de tri aux frontières de l’Europe pour traiter les demandes d’asile.

©European Union

En Allemagne, Angela Merkel a réussi à sauver sa tête en s’alignant sur les positions de l’extrême-droite de sa coalition. L’accord qu’elle a trouvé avec son ministre de l’Intérieur prévoit l’accélération de l’expulsion des migrants qui ont effectué leur demande d’asile dans un autre pays que l’Allemagne. Dans un premier temps, des centres de transit seront installés à la frontière allemande. Cela permettra, par la suite, de renvoyer des milliers de migrants, présents en Allemagne, mais ayant fait leur demande d’asile en Italie. Leur retour dans la péninsule remettrait sérieusement en cause l’alliance entre l’Italie de Salvini, qui refuserait ce transfert, et l’Autriche, qui l’appuierait sans hésiter.

Salvini défie la commission européenne

L’euro sera l’autre grand champ de bataille européen. Matteo Salvini a longtemps qualifié l’euro de « crime contre l’humanité ». La mise en place du nouveau gouvernement italien avait donné lieu à un drame d’une certaine ampleur. Le Président de la République italienne a en effet mis son veto sur la nomination de Paolo Savone au poste de ministre de l’économie. La raison ? Son positionnement eurosceptique. Savona fait partie de ces élites italiennes qui ont acquis la conviction que l’euro est un garrot allemand conçu pour que l’industrie italienne se décompose. Devant le scandale provoqué par ce coup de force et la montée en puissance de Salvini dans les sondages, le Président italien Mattarella a finalement accepté la nomination du gouvernement italien avec un déplacement de Paolo Savona au ministère des Affaires Européennes.

L’objectif du gouvernement italien est de renégocier le pacte budgétaire européen pour financer son programme économique. – il n’est pas totalement impossible qu’il s’agisse d’un leurre, visant à lui donner le temps de se préparer à une sortie de l’euro. Avec l’institution d’un revenu de citoyenneté et la mise en place d’une “flat tax”, le coût du contrat de gouvernement italien s’évalue entre 100 et 120 milliards d’euros. Dans ce rapport de forces, l’Italie est en bien meilleure position pour négocier avec l’Allemagne que la Grèce, qui avait échoué trois ans plus tôt à mettre en échec l’agenda austéritaire de la Commission européenne. Notre cousine transalpine est la troisième économie de la zone euro et la seconde industrie du continent. Malgré sa dette colossale  (130% du PIB italien), sa position internationale nette est faiblement négative (7% du PIB). Cela signifie que le solde entre les avoirs des Italiens à l’étranger et la dette des Italiens envers le reste du monde est nettement moins défavorable à l’Italie qu’à la Grèce. A titre de comparaison, la position internationale de l’Espagne est négative de -80% du PIB.

 La direction prise par le gouvernement italien est confirmée par la nomination de Claudio Borghi et d’Alberto Bagnai, protectionnistes, à la présidence de la Commission des affaires budgétaires de la chambre basse italienne et de la Commission des affaires financières au Sénat. Ce sont deux économistes de la Lega connus pour leur volonté affichée de sortir de l’euro. Claudio Borghi est un soutien des mini-bots, des titres financiers qui constitueront une étape intermédiaire entre l’abandon de l’euro et le retour à la Lire italienne.

Par ailleurs, l’Italie n’a pas d’attachement symbolique et sentimental à l’euro comme c’est le cas de la Grèce. Une grande partie des élites italiennes et de la Cofindustria (l’équivalent du Medef italien) est acquise à l’idée que la sortie de l’euro bénéficiera à l’économie italienne. Paolo Savona, le ministre des affaires européennes a d’ores et déjà élaboré un plan de sortie de l’euro. Il a d’ailleurs déclaré : l’Italie est “obligée de se préparer à la fin de l’euro, non pas pas parce qu’elle désire elle-même en sortir, mais parce que d’autres pays pourraient être amenés à en sortir à l’avenir“.

Le dernier épisode est, à ce titre, symbolique. L’Italie, a accru son déficit public (passant de 0,8 à 2,4%), ce qui a provoqué le rejet du budget italien par la commission européenne. Ce n’est pas la première fois qu’un Etat transgresse les règles européennes. Simplement, les autres pays faisaient profil bas et acceptaient de profondes “réformes structurelles” de libéralisation du marché du travail et de privatisation. La Commission Européenne faisait alors preuve d’indulgence. La nouveauté, ici, réside dans le fait que les Italiens se moquent fièrement des recommandations Bruxelloises. La Commission apparaît pour ce qu’elle est : une puissance fondée sur le droit, sans aucune possibilité d’imposer ses décisions.

Cette conversion progressive des élites italiennes à l’euroscepticisme n’est pas sans évoquer le débat qui a cours en Allemagne à ce sujet. Une partie des élites allemandes au sein de la CSU, de la CDU et du FDP sont convaincues qu’il faut se débarrasser de l’euro pour ne plus traîner le boulet des économies méditerranéennes. Ceux-ci peuvent parfaitement envisager un dé-tricotage ordonné de l’euro pour reconstituer une zone mark avec l’Europe du Nord et l’Europe de l’Est.

Deutschland kommt am ersten ! semble être la nouvelle devise allemande

Résultat des courses : Angela Merkel n’a plus aucun pouvoir. Macron perd sa seule alliée sur la scène européenne. Déjà peu encline à accepter les propositions françaises, l’Allemagne refusera tout. A défaut, le gouvernement allemand tombera. Les extrêmes-droites européennes ont construit une alliance de circonstance, bien que fragile. Emmanuel Macron est seul, seul et impuissant.

En France, personne ne comprend ce qui se passe. Aveuglé par leur admiration pour leur président, les élites françaises croient encore en l’amitié franco-allemande et en l’influence de la France en Europe. La vérité est la suivante : l’Allemagne s’interroge sur son avenir et s’apprête à modifier fondamentalement sa stratégie géopolitique.

A court terme, Angela Merkel est faible. Elle ne cesse de subir les coups de boutoir de la CSU. Son leader Horst Seehofer avait déjà obtenu d’elle la limitation quantitative du nombre de migrants (200 000 par an) arrivant chaque année sur le sol allemand. Après avoir menacé de démissionner, il a obtenu un nouveau durcissement de la politique migratoire allemande et la perspective de renvoi de milliers de migrants vers le sud de l’Europe. Cette politique avait un objectif : en finir avec la progression de l’AfD. Résultat : à l’occasion des élections en Bavière, la CSU a perdu 10 points tandis que les Verts ont réalisé un formidable score de 18%, raptant les voix du SPD et les voix modérées de la CDU.

Angela Merkel subit également les contre-coups de “l’affaire Massen”, du nom du chef des services des renseignement intérieur allemands accusé de conseiller l’AfD et de relativiser les rixes anti-migrants perpétrées à Chemnitz. Massen a finalement été démis de ses fonctions pour être recasé en tant que conseiller spécial du ministre de l’intérieur. Pour terminer la série noire, Volker Kauder, homme de main d’Angela Merkel, a été renversé de sa fonction de président du groupe parlementaire après un vote en interne. Angela Merkel a complètement perdu pied. Elle a fini par annoncer qu’elle ne se représenterait pas à la fonction suprême.

A long terme, tous les fondamentaux allemands sont remis en cause. L’économie sociale de marché a cédé sous les coups de boutoir de la finance mondialisée et des réformes Hartz sur le marché du travail. Le fameux capitalisme rhénan n’est plus qu’une lointaine chimère. Les banques allemandes sont fragiles, comme en témoigne la situation de la DeutscheBank.

La bonne santé de l’économie allemande est l’arbre qui cache la forêt. En vérité, l’obsession pour l’équilibre budgétaire cause un grave déficit d’investissements publics. La natalité allemande est en berne. Les faits sont là : l’Allemagne est un pays en déclin.

La réunification allemande et l’extension de l’Union Européenne avaient joué en faveur de la domination allemande sur le continent. Depuis quelques mois, les fantômes d’une annexion qui n’a de réunification que le nom remontent à la surface. La poussée de l’AfD et les manifestations d’extrême-droite qui agitent l’Allemagne de l’Est démontrent que la réunification est un mythe et que l’Allemagne a bien du mal à en finir avec ses vieux démons.

L’entrée de plus d’un millions de migrants dans le pays a profondément déstabilisé les équilibres fragiles de la société allemande. Le communautarisme turque, d’ors et déjà très mal vécu par les Allemands, et l’arrivée massive de migrants syriens et afghans créent de graves troubles identitaires.

Enfin, c’est sans doute le plus grave pour l’Allemagne, les Etats-Unis sont loin d’être un partenaire fiable. Pourtant, ils avaient accompagné la remontée en puissance de l’Allemagne, depuis le chaos de 1945 jusqu’à la domination sur tout le vieux continent, répétition de la stratégie américaine mise en oeuvre dans l’entre-deux-guerres pour affaiblir la France. Au fond, la stratégie de Trump est de déstructurer l’Union Européenne pour imposer des deal bilatéraux à la France et à l’Allemagne.

En somme, toutes les composantes du modèle allemand sont remis en cause. Aussi, l’Allemagne doit redéfinir sa politique de puissance pour continuer à tenir l’Europe d’une main de fer. A en croire l’une des candidate à la succession d’Angela Merkel, Annegret Kramp-Karrenbauer, la stratégie allemande pourrait être plus nationaliste que jamais. L’Allemagne refusera les propositions française en faveur d’un plus grand fédéralisme budgétaire. Si elle donne le sentiment de voir favorablement les projets de Défense Européenne, on voit bien que l’objectif est de priver la France de son siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Du reste, l’Allemagne se tourne plus volontairement vers les technologies israéliennes et américains pour construire son indépendance militaire et stratégique. Sur le plan géopolitique enfin, la France ne fait pas partie des choix allemands. L’objectif de l’Allemagne est d’affaiblir la position internationale de la France, de renforcer son arsenal militaire et de solidifier ses relations commerciales avec la puissance chinoise, tout en s’appuyant sur le monde slave comme base arrière industrielle.

Les élites françaises ont toujours une guerre de retard. Elles rêvent toujours du couple franco-allemand. Emmanuel Macron croit sérieusement à la fumisterie de la défense européenne et au mythe du fédéralisme budgétaire. Il croit pouvoir infléchir les décisions allemandes. Le Président français aime à signaler que l’époque lui rappelle les années 1930. En le voyant agir, on ne peut s’empêcher de penser à Aristide Briand – grand artisan de l’unité européenne, du pacifisme et du rapprochement avec l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres – “modèle le plus achevé de parlementaire français de la IIIème République”, illustrant selon Max Gallo “l’incapacité de toute une classe politique à saisir la nouvelle donne qui change le jeu du monde”.

Le destin de l’Europe se joue en méditerranée – penser l’Europe à l’aide de l’essai d’Ivan Krastev

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Bateau de migrants qui traversent la méditerranée

Même si les chiffres soulignent que le pic de la crise migratoire est passé, dû principalement à des traités douteux avec des pays tiers combiné aux évolutions de la guerre en Syrie, les gouvernements de l’UE continuent à gesticuler sur la thématique des migrations. Les dernières conclusions du conseil européen en juin confirment les analyses de Ivan Krastev, dans son livre Apres l’Europe, que la prochaine étape pour l’intégration européenne se fera sur les dos de ceux qui cherchent un meilleur avenir en Europe. La migration est désormais une question existentielle pour l’Europe. Article d’Edouard Gaudot initialement publié le 2 juillet sur le Green european journal.


« Seuls les Etats membres sont en mesure de répondre à la crise migratoire avec efficacité. Le rôle de l’Union européenne est de fournir son plein soutien de toutes les façons possibles. » Avec cette déclaration en ouverture du dernier sommet d’une année 2017 déjà riche en passions politiques, le président du Conseil européen, Donald Tusk, avait déclenché une de ces petites tempêtes dont la bulle bruxelloise a le secret, sinon le monopole. Depuis plus de deux ans maintenant, la querelle sur les fameux « quotas obligatoires » pour la redistribution sur le territoire de l’UE de groupes de réfugiés arrivés ces dernières années sur le continent enflamme la conversation politique européenne. De nombreux partis politiques en ont fait leur fortune électorale, dénonçant l’autoritarisme de « Bruxelles » ou l’aveuglement aventurier d’Angela Merkel – et surfant sans vergogne sur les fantasmes d’un péril sanitaire ou terroriste charrié par ces flots de malheureux.

Ces derniers jours, la tragédie de l’errance de l’Aquarius en Méditerranée a encore permis aux gouvernements européens de briller dans la coupe du monde de l’inhumanité. Certes, dans cette compétition sordide, l’administration de Donald Trump est venue montrer que l’Europe n’a pas le monopole de la dégueulasserie, mais de ce côté-ci de l’Atlantique, la palme revient désormais au nouveau ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini, qui n’a pas hésité à fermer ses ports pour empêcher le débarquement des 629 passagers de l’Aquarius dont 7 femmes enceintes et 11 très jeunes enfants.

Pendant ce temps, à Vienne, le chancelier autrichien annonce la forme un nouvel « axe » européen – contre « l’immigration illégale ». Les mots ont une histoire, et celle de l’Axe n’est ni belle ni enviable. Entre le gouvernement italien dominé par la Lega Nord et le gouvernement autrichien, où siège le FPÖ, on est en famille. Mais quand le ministre de l’Intérieur bavarois, s’affranchissant de la tutelle de Merkel, décide de les rejoindre, la décomposition morale de l’Europe s’aggrave.

Le grand remplacement

Le geste inique de Salvini souligne surtout le cynisme de la majorité de ses collègues européens. Quand l’absence totale de solidarité et les discours creux de dirigeants soi-disant pro-européens est mise à nue par l’audace odieuse d’un ministre d’extrême-droite, on ajoute de la tragédie politique à la tragédie humaine. C’est la victoire idéologique de Viktor Orban qui se dessine, à l’avant-garde depuis 2010 de ces nouvelles formes de démocratie réactionnaire. Dès 2015, alors que la gare de Keleti au centre de Budapest se transforme en vaste camp pour réfugiés syriens en exode, l’homme fort de l’Europe centrale fait dresser des barbelés aux frontières de la Hongrie avec la Croatie et la Serbie, justifie les violences policières à leur encontre et organise un référendum bidon pour montrer que les Hongrois ne veulent pas de migrants. Enfin, surtout, il convoque l’imaginaire de la chute de Rome pour dramatiser la pression migratoire en la rebaptisant Völkerwanderung – « migrations des peuples ». En français, l’historiographie classique appelle cela les « grandes invasions », expression née du tropisme revanchard antiallemand de la fin du XIXe combiné à la perspective très occidentale d’une Gaule romanisée effrayée par la multiplication des incursions de tribus germaniques « barbares ».

Il y a d’ailleurs une forme d’ironie à voir ce discours de forteresse assiégée ressurgir dans la bouche des derniers grands envahisseurs à s’être établis durablement, quand les cavaliers magyars troquèrent les grands espaces de l’Asie centrale pour faire souche aux marches de l’empire romain germanique au tournant du millénaire. Depuis, adossés aux frontières de la chrétienté, ce sont les Hongrois catholiques au centre – et les Serbes orthodoxes dans les Balkans – qui revendiquent l’honneur douteux d’être les huissiers tatillons d’une Europe toujours destination finale et pas encore point de départ.

Ce discours des « vrais européens » défenseurs de la civilisation contre les hordes barbares est le voile classique à peine transparent jeté sur un fantasme moderne raciste, cultivé par la sphère intellectuelle réactionnaire et ses relais complotistes : le « grand remplacement », soit la substitution progressive de la population européenne de souche blanche et de culture chrétienne, par des peuples d’Afrique et du Moyen-Orient, déguisant leurs sombres desseins colonisateurs sous le visage émouvant des réfugiés ou les hardes pathétiques des migrants de la misère.

Les propos d’Orban connaissent d’ailleurs un succès remarquable dans toutes les officines on– et offline où se distillent les vapeurs frelatées de la panique identitaire, entre déclin de la natalité et de l’économie, dynamiques de l’Islam, migrations, terrorisme, décadence morale de l’occident, etc., le tout organisé bien sûr par les élites libérales et cosmopolites du capitalisme financier mondialisé. Manifestation éclatante de cette détestation, la figure de George Soros érigée en ennemi public numéro un par le premier ministre hongrois dans un exercice de propagande digne des plus grands moments des régimes totalitaires – avec, pour compléter l’hommage, une petite touche d’antisémitisme à peine tacite.

La crise migratoire : la vraie crise existentielle

C’est sur cette vilaine toile de fond brune qu’Ivan Krastev projette ses réflexions sur le destin de l’Europe. Avec un fil rouge : ce n’est pas la gestion malheureuse de l’Eurozone ou le fameux déficit démocratique, encore moins Poutine ou le Brexit qui menacent l’existence même de l’Union européenne. La crise migratoire est d’une importance cruciale lorsqu’il s’agit d’évaluer les chances de survies de l’Union européenne. Faisant un sort rapide d’ailleurs à la distinction légaliste entre migrants et réfugiés, Krastev assume de mélanger les deux, parce que dans l’imaginaire des Européens, et les discours politiques, populistes ou mainstream, il s’agit finalement de la même chose – au point d’ailleurs que même les migrations internes à l’UE s’y mêlent, du plombier polonais aux mendiants Roms : l’autre n’est jamais le même mais c’est un autre.

La problématique est posée. Dans le sillage des flux de migrants, c’est la triple crise du libéralisme, de la démocratie et donc de l’Europe qui se noue. Car ces trois concepts sont intiment liés, nous dit Krastev. Si le libéralisme est désormais aux yeux de tant de gens synonyme d’hypocrisie c’est en raison de l’incapacité et des réticences des élites libérales à débattre des vagues migratoires et à se confronter à leurs conséquences ainsi que de leur insistance à affirmer que les politiques existantes en la matière se ramènent toujours à un jeu à somme positive où il n’y aurait que des gagnants.

La crise des réfugiés est la dernière goutte d’eau d’un vase rempli à l’eau d’une angoisse identitaire profonde qui affecte les sociétés des États membres de l’UE, donc l’Europe tout entière. L’anxiété devant l’ampleur du phénomène dépasse la réalité des chiffres : si le nombre global rapporté à la population européenne est dérisoire, les concentrations ponctuelles sont spectaculaires, surtout aux premiers rivages européens que sont Lesbos, Lampedusa ou Harmanli. Et ce sont ces images, de la place Victoria à Athènes, de la jungle à Calais, des colonnes humaines dans les Alpes ou sur « la route des Balkans » qui marquent les imaginaires et nourrissent le sentiment d’envahissement. Cette crise a spectaculairement changé la nature de la politique démocratique au niveau national ; nous n’assistons pas simplement à une sédition contre l’establishment mais à une rébellion de l’électorat contre les élites méritocratiques; elle n’a pas seulement modifié l’équilibre gauche-droite et ébranlé le consensus libéral, elle a aussi provoqué une crise identitaire et mis à bas les arguments que l’UE avait avancés pour justifier son existence. C’est sur la démocratie et sa version historique libérale que l’UE a fondé sa légitimité et son projet politique : ce n’est pas seulement un projet de paix et prospérité partagées, mais bien celui d’une convergence des préoccupations, structures, procédés et perspectives de pays qui ont la démocratie libérale en commun.

Et c’est ce « commun » que la crise migratoire est en train de briser, réveillant un clivage Est-Ouest qu’on avait rêvé disparu. C’est le paradoxe centre-européen que ce décalage entre des populations peu soupçonnables d’être eurosceptiques, mais votant pourtant sans état d’âme pour des partis populistes qui font de Bruxelles le nouveau Moscou d’un empire qu’ils font semblant de n’avoir jamais choisi de rejoindre. La crise migratoire a démontré avec éclat que l’Europe de l’Est envisage les valeurs cosmopolites qui sont au fondement de l’Union européenne comme une menace. Aspirant à la stabilité et à la possibilité de l’ascension sociale dans une économie libre, les classes moyennes forment traditionnellement le socle sociologique des régimes démocratiques. Mais les classes moyennes de l’Europe centrale ont une particularité : elles sont nées d’une catastrophe historique – ce fut la destruction des Juifs et l’expulsion des Allemands qui entraîna l’apparition des classes moyennes nationales. Des Vosges à la Volga, la Mitteleuropa si bien décrite par Jacques Droz reposait en effet sur ces deux liants culturels devenus antagonistes au fil de la construction des États-nations au XIXe jusqu’à la déflagration infernale du nazisme. Aujourd’hui, ces classes moyennes ethniquement homogènes à plus de 90%, sans expérience historique commune autre que celle du totalitarisme communiste et de sa chute se retrouvent confrontées à l’angoisse du déclin, et à l’incapacité de se penser en dehors d’un cadre national strict puisque les éléments cosmopolites qui les liaient ont disparu. C’est ainsi que la crise des réfugiés recouvre bientôt une crise de la démocratie.

Démocraties illibérales

Car justement la démocratie a changé de nature, nous dit Krastev : elle n’est plus l’instrument d’inclusion et de protection de la minorité. Autrement dit, le pacte démocratique qui garantit aux perdants d’un rapport de force de ne pas se retrouver la tête au bout d’une pique, ou proscrits en exil pendant qu’on pille leurs biens et massacre leurs proches restés sur place est remis en question. Krastev le souligne : un élément clé de l’attrait exercé par les partis populistes est leur exigence d’une réelle victoire. Si ces mouvements sont réactionnaires, c’est justement par rapport à leur perception d’être une majorité brimée par la minorité. Quand par exemple le ministre polonais des affaires étrangères déclarait dans les premiers jours de sa prise de fonction qu’il était temps de rompre avec « un modèle de mixité culturelle, de cyclistes et de végétariens » on se demande sincèrement à quel gouvernement il fait référence. Les majorités menacées donnent de la voix, et portent ainsi les Trump, Kaczynski ou Strache au pouvoir. Elles ramènent la démocratie et le vote à son sens d’origine, du temps de la République romaine : une confrontation violente entre partis pris, où justement la victoire dans le rapport de force confère le droit d’écraser et de pourchasser l’ennemi. C’est une démocratie au sens schmittien du terme. Une démocratie dans laquelle la victoire politique justifie toutes les atteintes aux principes de la séparation des pouvoirs. Une démocratie dans laquelle tout est politisé et polarisé et aucune idée n’est légitime tant qu’elle est hors du champ de la majorité. Ainsi, par exemple, les droits des femmes polonaises à disposer de leur corps ne relèvent plus des droits fondamentaux, mais d’une opposition politique entre valeurs traditionnelles et valeurs libérales. Sans cadre de référence légitime et commun, seule compte l’expression de la majorité. Une démocratie illibérale.

Non, l’histoire n’a pas touché à sa fin [comme le déclarait Francis Fukuyama] car les migrants sont ces acteurs de l’histoire qui décideront du sort de la démocratie libérale européenne. Krastev se réfère, entre autres, à Gaspar Miklos Tamas, le philosophe et ancien dissident hongrois qui pointait un paradoxe indépassable pour le projet européen et son idéal de citoyenneté universelle : le décalage entre nos droits universels d’habitants de la planète et les disparités culturelles, économiques et sociales irréfragables qui continuent de diviser l’humanité. Nul besoin de convoquer le fantôme de Carl Schmitt pour penser le battement du monde et l’impuissance libérale face à la résurgence de la politique définie comme une frontière entre amis et ennemis. La démocratie repose sur un sentiment d’appartenance à une communauté de valeurs partagées. D’où son caractère national qui lui permettait de se construire en distinction, voire en opposition parfois violente, à une autre communauté. C’est ce sentiment d’être ensemble, de communauté de valeurs que prétendent défendre les mouvements populistes. Il s’agit de redonner sens et cohésion à un collectif baptisé « peuple », construit autour de codes partagés et de marqueurs communs, comme le rejet des effets dissolvants du pluralisme, qui se traduit par une révolte contre les principes et les institutions du libéralisme constitutionnel.

Renationaliser les élites

Or cette remise en cause, c’est justement celle de l’essence même du projet européen. La crise de l’UE c’est la crise de la démocratie libérale et réciproquement. C’est là que se dessine le clivage entre « Nous les Européens » et « Eux les gens ». Ce clivage autour de la construction européenne est de plus en plus significatif. Le clivage traditionnel entre progressiste et conservateurs se structurait autour du rôle de l’État et de l’amplitude des politiques de redistributions sociales. Cette opposition n’a pas disparu. Mais elle a vu se superposer depuis deux décennies un autre clivage qui tourne autour de l’identité et de l’acceptation d’une société ouverte. Les « gens du n’importe où » et les « gens du quelque part », distinction faite par David Goodhart et reprise par Krastev pour opposer praticiens et adeptes de la globalisation et praticiens et adeptes du nativisme. Mondialistes contre patriotes, comme aime résumer Marine Le Pen, figure emblématique de cette nouvelle génération de leaders populistes d’extrême-droite qui prospère depuis une décennie sur la dénonciation conjointe de l’Islam et de l’UE.

En fait, le clivage oppose plus généralement ceux qui se sentent libres de leurs mouvements et ceux qui se sentent justement prisonniers, ceux qui sont de quelque part et ceux qui peuvent être de partout. « It’s the sociology, stupid ! » aurait-on envie de dire. C’est d’ailleurs ce qu’illustre le paradoxe de Bruxelles comme l’appelle Krastev : la méritocratie n’a plus bonne presse. Le débat du Brexit a accouché d’une condamnation brutale et méprisante des « experts », les administrations nationales et surtout européennes sont ravalées au rang de technocraties illégitimes et la remise en cause des élites est devenue le sport favori de l’ensemble des classes politiques européennes, quitte à provoquer de spectaculaires contorsions pour accuser le miroir sans condamner le reflet.

Le politologue Gael Brustier l’avait souligné, le problème majeur du processus sociologique de la construction européenne se pose là : elle est devenue un processus d’autonomisation des élites, de plus en plus détachées de leur ancrage national et social et des solidarités que cet enracinement suppose et impose. Or comme le souligne Krastev ce que craignent « les gens » par-dessus tout, c’est que leurs élites, les méritocrates, en cas de grandes difficultés choisissent de partir plutôt que de rester et d’assumer les conséquences de certains choix. Ce n’est pas un hasard si la thématique de l’évasion fiscale a pris tant d’ampleur ces dernières années tant elle manifeste cette capacité détestables des puissants à user de leur liberté pour se soustraire à leurs responsabilités. Ce qu’exigent « les gens », ce que proposent les populistes, en quelque sorte, c’est de nationaliser leurs élites, et non les éliminer.

C’est le même sentiment d’éloignement que celui des ouvriers d’une usine promise à la fermeture pour cause de délocalisation ; le même sentiment du « pourquoi ne les prenez-vous pas chez vous ? » lancé en défi puéril aux responsables qui défendent les politiques migratoires généreuses.

Mais l’Europe est-elle condamnée à se désagréger ? Le pessimisme de l’intelligence, et l’auteur dispose abondamment des deux, incite à reconnaître que le train de la désintégration a quitté la gare de Bruxelles. Mais la destination reste inconnue.

Car même s’ils sont compréhensibles et nécessaires, l’Europe mérite plus, mérite mieux que nos doutes. Elle reste une page d’histoire à écrire. Elle représente un horizon encore lointain, un processus humain très dépendant de ceux qui font l’effort de le penser et de le mettre en œuvre. En réalité les diverses crises que traverse l’Union européenne ont contribué bien plus que n’importe laquelle desdites politiques de cohésion mises en œuvre par Bruxelles à consolider le sentiment que les Européens sont tous partie prenantes de la même communauté politique. Les signaux faibles de « la communauté de destin » de l’Europe sont peut être encore insuffisants pour masquer les signaux forts qui menacent sa survie. Mais survivre c’est un peu comme écrire un poème : même le poète ne sait comment se conclura sa page avant de finir. Il n’y a pas de plus belle définition de la politique que celle qui la réunit à sa dimension poétique, c’est-à-dire créatrice. Avec cette conclusion plus ouverte que jamais, Krastev fait la place à la seule chose qui puisse nous sauver : l’inconnu – et la poésie.

En Allemagne, la recomposition politique avance à grands pas

Merkel en fin de course?

Au cœur d’une Europe en plein bouleversement, où chaque élection confirme une recomposition politique rapide et radicale avant tout motivée par le dégagisme d’élites honnies, l’Allemagne semblait longtemps faire figure d’exception. Pourtant, seulement trois mois après la difficile formation d’un quatrième gouvernement dirigé par Angela Merkel celui-ci semble déjà se fracturer sur la question migratoire. En parallèle, l’extrême-droite continue de progresser et inspire toujours davantage les partis de droite classique à la recherche d’un nouveau souffle. En face, le SPD continue de perdre son statut de grand parti de la gauche allemande, les écologistes semblent maintenir leur puissance électorale, et Sarah Wagenknecht cherche à briser le plafond de verre atteint par Die Linke. Une recomposition majeure de la scène politique allemande prend donc forme, à la fois similaire à d’autres en Europe et unique en son genre.


 

La fin d’une époque

Si la reconduction d’Angela Merkel pour quatre nouvelles années à la chancellerie allemande lors des élections législatives de septembre dernier n’a surpris personne, en déduire une inertie politique totale outre-Rhin serait une grave erreur. Certes, la Chancelière dispose toujours d’un certain talent politique et d’une image plutôt bonne, et peut toujours égaliser le record de longévité au pouvoir – seize ans, de 1982 à 1998 – de son mentor politique Helmut Kohl. Pourtant, si l’Union chrétienne-démocrate qu’elle dirige a réuni un tiers des voix l’an dernier, dominant largement le reste du spectre politique, la continuité et la stabilité proposées semblent séduire de moins en moins. L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable. Pour le reste de la population, ce projet politique séduit peu, après plus de douze ans d’exercice du pouvoir par Angela Merkel. D’autant qu’il y a de nombreux problèmes qu’ils n’estiment pas traités correctement par le pouvoir actuel, en particulier la question migratoire et les inégalités grandissantes.

“L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable.”

La difficile formation d’un nouveau gouvernement en témoigne : six mois, alimentés de nombreuses péripéties, ont été nécessaires pour y parvenir. En effet, les chrétiens-démocrates ont d’abord tenté de mettre en place une “coalition Jamaïque” avec les libéraux du FDP et les écologistes de Die Grünen, en réponse à la volonté du SPD de retourner dans l’opposition pour mieux se relancer par la suite. Après moultes discussions, le dirigeant du FDP Christian Lindner a fini par annoncer son refus de participer à un tel attelage politique, jugeant l’accord préliminaire de gouvernement trop imparfait à son goût. Afin d’éviter de nouvelles élections qui auraient sans doute vu leur base électorale se réduire davantage et usant de la peur d’une nouvelle progression de l’extrême-droite, le leader du SPD Martin Schulz se montra alors prêt à renouveler la “Groẞe Koalition” avec la CDU-CSU en échange de concessions minimes. Au terme d’un succinct mouvement de contestation intitulé “NoGroKo” mené notamment par la faction jeune du parti et d’un scrutin interne, le SPD a approuvé cette option, débouchant sur la création du gouvernement actuel, en mars 2018. Depuis, l’Allemagne se contente de mener la même politique ordolibérale que précédemment, quoi qu’en dise le SPD, qui promettait un tournant en obtenant le ministère des finances jusqu’alors tenu par Wolfgang Schaüble.

D’ores-et-déjà, le gouvernement Merkel IV se fissure, à mesure que certains appétits politiques progressent, en particulier celui de Horst Seehofer, ministre de l’intérieur et leader de la CSU bavaroise (parti frère de la CDU au sein de “Die Union”, présent uniquement en Bavière et historiquement plus conservateur que cette dernière). Jouant sur la vague d’opposition à l’arrivée de migrants en Allemagne et en vue des élections bavaroises d’octobre, ce dernier a encore réclamé de nouvelles mesures pour expulser davantage à l’occasion d’une rencontre avec le très droitier chancelier autrichien Sebastian Kurz. Si cette insistance sur la question migratoire dure depuis 2015, elle a cette fois-ci franchi une nouvelle étape, avec la menace d’une rupture de l’alliance entre la CSU et la CDU, ce qui priverait Angela Merkel de majorité au Bundestag. Une nouvelle coalition sans la CSU et avec les Verts – qui soutiennent la politique d’accueil des migrants – et le SPD semble être en discussion pour permettre d’évacuer l’encombrant ministre de l’Intérieur, mais la séparation CSU-CDU n’en représenterait pas moins un coup de tonnerre politique. Au-delà des manoeuvres de Seehofer, il faut également s’attendre à de plus en plus de soubresauts internes chez les chrétiens-démocrates de la part d’une génération de “jeunes loups” impatients d’exercer le pouvoir maintenant qu’Angela Merkel est sur une pente déclinante.

Une fin de règne se prépare donc, nonobstant les ridicules présentations téléologiques qui qualifiaient encore récemment Angela Merkel de “femme la plus puissante du monde” ou de “leader du monde libre”. Surtout, ce sont plus largement les fondements de la politique allemande d’après-guerre qui s’effondrent les uns après les autres : le compromis économique social-démocrate a été démantelé par les réformes libérales du chancelier Gerhard Schröder (SPD) ; le bipartisme traditionnel, avec le FDP en force d’appoint, disparaît à mesure que la CDU-CSU et le SPD cèdent du terrain face aux autres partis; l’extrême-droite est entrée en force au Bundestag l’an dernier, et voilà maintenant que l’alliance CDU-CSU, aussi vieille que la République fédérale, est remise en cause. Loin de ne constituer qu’un épisode politique mineur, la déclaration de Seehofer est donc l’expression d’une crise politique beaucoup plus large, et de changements majeurs à venir.

A droite toute !

Rencontre entre Horst Seehofer (CSU) et Sebastian Kurz (ÖVP).

C’est avant tout à droite que la recomposition politique allemande a débuté, avec pour déclencheurs la crise de l’euro du début des années 2010 puis la crise migratoire qui dure depuis 2015. En effet, ces évènements majeurs, desquels la politique voulue par Berlin est directement responsable, ont conduit à une mutation profonde, et à un essor, des partis de droite, comme cela est visible ailleurs en Europe. Suite à la multiplication des difficultés financières des pays du sud de l’Europe, toujours plus dépendants industriellement de l’Allemagne, l’AfD (Alternative für Deutschland, extrême-droite) voit le jour en 2013 comme parti anti-euro, accusant les pays du sud de vivre à crédit sur le dos des contribuables allemands, premiers contributeurs aux plans “d’aide” austéritaires. Par la suite, alors que l’Allemagne accueillait plus d’un million de réfugiés en 2015 afin d’endiguer son déclin démographique, le parti s’est concentré sur l’opposition à l’immigration, les questions sécuritaires et a critiqué de plus en plus violemment l’islam, donnant naissance à la première formation politique d’extrême-droite allemande depuis la Seconde Guerre Mondiale. Désormais au coude-à-coude avec le SPD pour la seconde place dans les sondages, l’AfD est donc le produit direct de l’Europe ordolibérale d’Angela Merkel qui a désindustrialisé les pays d’Europe du Sud et rendu toute gestion humaine de l’immigration impossible pour ces pays paupérisés, conduisant à une catastrophe humanitaire.

Le succès fulgurant de l’AfD a rapidement inspiré le FDP, absent du Bundestag entre 2013 et 2017, qui a vu son électorat siphonné par les chrétiens-démocrates après avoir gouverné avec eux lors du second mandat Merkel (2009-2013). Afin de séduire des électeurs partis pour la CDU-CSU, Christian Lindner a décidé d’adopter la rhétorique d’intransigeance budgétaire et de refus d’aide financière aux pays d’Europe du Sud abandonnée peu à peu par l’AfD. Cette stratégie, couplée à une opposition grandissante à l’immigration et à une campagne de communication focalisée sur la personnalité de Lindner, a permis au parti de réaliser un score relativement élevé l’an dernier, 10,7%. Le refus de participer à une nouvelle coalition avec les chrétiens-démocrates et les écologistes s’explique donc par la volonté de s’opposer depuis la droite à la CDU-CSU, en continuant à siphonner le réservoir électoral traditionnel d’Angela Merkel.

Désormais, ces deux crises atteignent le coeur de la droite allemande traditionnelle, à savoir la CDU-CSU. Malgré le soutien du SPD au projet de réforme de la zone euro d’Emmanuel Macron – qui visait la création d’un ministère des finances de la zone euro et des nouveaux instruments de contrôle des budgets nationaux pour mieux resserrer le contrôle de l’UE sur les états-membres de l’union monétaire – Merkel s’y est opposée vigoureusement, afin de ne pas céder davantage de terrain politique au FDP. La courte phase d’accueil massif de réfugiés en 2015 a quant à elle vite été remplacée par une politique de lutte contre l’immigration, notamment sur volonté de la CSU. Il faut dire que le climat politico-médiatique est devenu brûlant sur cette question à mesure que la surenchère sécuritaire se déployait et que des évènements particuliers venaient renforcer l’assimilation des réfugiés à un vaste groupe de terroristes et de criminels. Dernier exemple en date: l’assassinat et le viol d’une adolescente par un demandeur d’asile irakien, débouté en 2015 et demeuré dans le pays illégalement depuis.

“Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie.”

La concurrence politique à droite sur les sujets sécuritaires, identitaires et sur l’euro est donc devenue de plus en plus forte ces dernières années, chaque parti adoptant des positions et des déclarations toujours plus radicales pour se différencier des autres ou dans l’espoir de ne pas céder de terrain. Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie. A noter également que la candidate de l’AfD pour la chancellerie en 2017, Frauke Petry, a quitté le parti peu après les élections pour créer son propre parti de droite conservatrice avec l’aide de quelques anciens cadres de l’AfD : le parti bleu (Die Blaue Partei). Cette scission se fonde sans doute sur une ambition personnelle, comparable à celle de Florian Philippot en France, bien que des divergences programmatiques entre les “bleus” et les “patriotes” existent. L’émiettement des voix de droite en Allemagne pourrait toutefois se résoudre par une alliance entre droite “traditionnelle” et “extrême”, comme cela a été le cas durant la campagne des élections italiennes – entre la Lega de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi – ou en Autriche, où Sebastian Kurz – ÖVP, droite “traditionnelle” – gouverne avec le FPÖ. Ce type d’alliance a beau être de plus en plus répandu, une longue période de “normalisation” de l’extrême-droite la précède souvent – comme en Autriche où l’ÖVP et le FPÖ ont déjà gouverné ensemble entre 1999 et 2005-, alors que la droite radicale demeure un phénomène récent en Allemagne. Dans l’avenir proche, il est en tout cas certain que la politique d’immigration et européenne de l’Allemagne continuera de se durcir.

 

La “gauche” également en pleine restructuration

Sarah Wagenknecht et Dietmar Bartsch, les “spitzkandidaten” de Die Linke en 2017.

Les forces politiques communément qualifiés “de gauche” connaissent elles aussi de nombreux bouleversements. En premier lieu, le SPD, parti social-démocrate historique qui œuvra pendant des décennies pour plus de justice sociale et pour une cogestion des grandes entreprises entre syndicats et patronat, semble désormais sur la même pente déclinante que les autres partis socio-démocrates européens, sanctionnés pour leur politique néolibérale. A cet égard, l’éphémère leadership de Martin Schulz, précédemment président du Parlement Européen, mérite l’attention : élu par plébiscite – 100% des voix – lors d’un congrès du parti en mars 2017 et profitant d’un engouement médiatique pour sa candidature, il s’élève dans les sondages, avant de retomber tout aussi rapidement et d’encaisser plusieurs défaites dans des Länder où le SPD est historiquement fort. Martin Schulz mène le parti à son plus faible score fédéral depuis 1945, 20,5%, et finit par être contraint de quitter la présidence du parti après avoir accepté de former une nouvelle grande coalition avec Angela Merkel, contrairement à sa promesse durant les élections. L’usure aussi rapide d’une figure politique majeure du SPD démontre que l’insatisfaction des militants vis-à-vis des orientations suivies par le parti est grandissante, alimentant à plein le dégagisme. L’ambiance actuelle au SPD est moribonde, l’énergie militante absente, et la nouvelle présidente du parti, Andrea Nahles, ministre du travail de 2013 à 2017 et soutien de la “GroKo”, semble ne disposer ni du charisme ni de la volonté de rupture avec le centrisme merkelien que réclament les électeurs.

A en juger par les sondages, les premiers bénéficiaires du vote sanction contre le SPD semblent être les Verts, qui ont récemment progressé de plusieurs points, alors que Die Linke est stable. Pourtant, ces variations statistiques légères ne signifient rien en l’absence d’élection et les Verts pourraient tout à fait connaître le même sort que le SPD s’ils venaient à rejoindre la CDU et le SPD au gouvernement. D’après le doctorant en sciences politiques Alan Confesson, l’électorat de Die Grünen est “volatile, peu politisé, majoritairement ancré à gauche et plutôt jeune”, autant d’éléments qui pourraient être défavorables au parti dans un contexte de repolitisation et de radicalisation. Les seuls orientations politiques claires de Die Grünen et de ses militants sont l’écologie et l’accueil de réfugiés, les contorsions idéologiques étant très nombreuses sur les autres thèmes, en particulier la répartition des richesses. Avec l’effondrement du SPD et la perspective de remplacer la CSU au sein du gouvernement Merkel, nul doute que les électeurs allemands auront bientôt un avis bien plus arrêté sur la politique proposée par les Verts.

Enfin, Die Linke, issue de la fusion du successeur de l’ancien parti unique de RDA (PDS) et de dissidents du SPD sous Gerhard Schröder (WASG), va également au devant de changements majeurs. Alors que les dernières élections du Bundestag ont montré la stagnation du parti autour de 10% des voix, la sociologie et la distribution géographique du vote Die Linke se transforme. Le parti de gauche radicale réalise toujours ses meilleurs scores dans l’ex-RDA mais son électorat populaire est de plus en plus disputé par l’AfD, désormais deuxième force politique à l’Est. Au contraire, Die Linke a sensiblement progressé dans plusieurs grandes métropoles de l’ouest en septembre dernier en séduisant d’anciens électeurs du SPD ou de Die Grünen. Le parti peut donc espérer progresser davantage auprès des électeurs de sensibilité de gauche et obtenir un pouvoir plus important dans un certain nombre de municipalités à l’avenir. Même si le caractère proportionnel de la politique allemande force à l’organisation de coalitions, Die Linke pourrait donc être en mesure d’imposer un certains de ses choix au SPD et aux Verts si ces derniers s’affaiblissent.

“Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire un nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”.”

En attendant, la progression du vote AfD dans l’électorat populaire menace de transformer l’image de Die Linke en parti des classes moyennes éduquées, urbaines et jeunes, un bloc électoral important mais évidemment insuffisant. Inspiré par les expériences populistes de la France Insoumise et de Podemos, Sarah Wagenknecht, idéologiquement et personnellement proche de Jean-Luc Mélenchon – tout comme son compagnon et ancien dirigeant de Die Linke Oskar Lafontaine -, prévoit de lancer un mouvement politique similaire au mois de septembre. L’ancienne co-candidate à la chancellerie – partageant la fonction avec le peu charismatique Dietmar Bartsch (ex-WASG) afin d’assurer un équilibre en les différentes tendances du parti – prévoit ce geste depuis un certain temps déjà. Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire une nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”. Après la publication d’un rapport détaillé sur la stratégie de la FI par la Fondation Rosa Luxembourg, le think-tank du parti, et le récent congrès de Die Linke à Leipzig marqué par des luttes de pouvoir internes, la rupture semble consommée entre quelques grandes figures du parti et Sarah Wagenknecht. L’ancienne économiste est en particulier critiquée pour son opposition à l’ouverture totale des frontières soutenue par le parti, mais c’est surtout sa volonté de dynamiter les murs du parti et de d’adopter un discours plus populiste qui semble déranger. La question européenne est également une ligne de fracture importante, Die Linke comptant à la fois des soutiens de la stratégie plan A/plan B et des européistes critiques proches de Diem25 mais rejetant catégoriquement toute idée de sortie de l’UE. Si les contours exacts du mouvement populiste de gauche de Sarah Wagenknecht ne seront pas connus avant la fin de l’été, on peut s’attendre à l’émergence d’une nouvelle force politique similaire à la France Insoumise et ayant au moins le mérite de s’attaquer aux défis stratégiques majeurs du parti.

Avec la fragilisation de la coalition gouvernementale, l’épuisement politique du SPD et d’Angela Merkel, la radicalisation des partis de droite sur les questions migratoires et européennes et l’émergence à venir d’un mouvement de gauche populiste, la politique allemande est à son tour atteinte par les recompositions visibles ailleurs en Europe. Un tournant politique majeur, comparable à l’arrivée d’un nouveau président à l’Elysée, est cependant peu probable dans une démocratie parlementaire proportionnelle où les coalitions sont indispensables. Par ailleurs, la structure démographique de l’Allemagne, plus âgée que les pays voisins, et les bons indicateurs macroéconomiques – avec toutes les limitations que chacun connaît – laissent à penser que la transition vers un nouvel équilibre politique devrait prendre un certain temps. Néanmoins, l’après-Merkel se prépare dès aujourd’hui et la demande d’alternative aux grandes coalitions successives devrait continuer à progresser. Comme dans bon nombre d’Etats européens, l’extrême-droite capte pour l’instant l’essentiel de cette demande de rupture, rendant un travail de repolitisation considérable plus que jamais nécessaire pour la gauche radicale.

 

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« Partout en Europe, nous assistons à la réaffirmation des États », entretien avec Rémi Bourgeot

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Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il a poursuivi une double carrière de stratégiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur la zone euro et les marchés émergents pour divers think tanks. Concernant la zone euro, ses études traitent des divergences économiques, de la BCE, du jeu politique européen, de l’Allemagne et des questions industrielles. Catalogne, pays de l’Est, Brexit, Allemagne : il revient sur tout cela aujourd’hui.

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La situation est incertaine en Espagne et devient dangereuse. Le Parlement catalan a voté vendredi dernier l’indépendance. Madrid a a répondu en annonçant la mise sous tutelle de la région, conformément à l’article 155 de la Constitution espagnole. Quelles pourraient être, pour l’Europe, les conséquences de la dislocation d’un de ses États membres ? L’UE peut-être aider à régler la crise catalane ?

La crise catalane renvoie à un risque existentiel pour l’Union européenne. Alors que l’UE a été vue historiquement comme un soutien des divers régionalismes, cette crise représente la limite absolue à cette approche. Quoi que l’on pense de la gestion littéralement désastreuse de Mariano Rajoy, ou des revendications catalanes, une UE qui encouragerait, près du point de rupture, l’éclatement d’un de ces grands États membres, s’aliénerait la quasi-totalité des États et ferait face à une situation de blocage fondamentale. L’UE est une construction internationale qui repose sur la participation volontaire de ses membres. Cette réalité est de plus en plus apparente depuis la crise. Ce constat est évidemment paradoxal si l’on a, par exemple, à l’esprit les programmes d’austérité. En réalité,, toutefois marquée par les lourds déséquilibres qui affectent les relations entre États, en particulier autour de la puissance allemande.

L’UE a été le cadre de développement de ces déséquilibres qui s’avèrent d’autant plus extrêmes une fois que l’illusion d’un dépassement institutionnel des États se défait. Il n’est donc guère surprenant que l’UE soit la grande absente de la crise catalane. Ce non-soutien a douché les espoirs des indépendantistes catalans qui imaginaient transformer la Catalogne en une sorte de région à nu dans l’UE, en dépassant ce qu’ils considèrent comme un simple échelon madrilène. Sans soutien d’une UE dont le pouvoir politique apparaît de plus en plus comme inexistant en dehors du jeu interétatique (certes déséquilibré), la sécession catalane est impossible… sauf à accepter de plonger dans une forme ou une autre de chaos légal et économique. La Catalogne n’appartiendrait plus à l’UE et aurait les pires difficultés à rejoindre le club. Pro-européenne, elle chercherait à conserver l’euro mais se verrait formellement exclue de l’union monétaire en même temps que de l’UE et se retrouverait donc à utiliser la monnaie unique sur une base légale très faible, au même titre que le Kosovo ou le Monténégro.

Le cas catalan renvoie à un itinéraire historique particulier mais illustre un certain type d’instabilité politique. Il s’agit de la tendance plus générale à la désagrégation des États, les régions les plus riches s’émancipant progressivement de leur appartenance nationale en se représentant plus libre dans un cadre plus large et plus abstrait. Christopher Lasch avait justement relevé ce phénomène à la fin de sa vie, au début des années 1990, en évoquant notamment le cas de la Californie qui rêvait d’une forme d’émancipation dans le cadre de la mondialisation, par son appartenance économique au « Pacific Rim ». La crise politique que traversent nos sociétés dépasse le cadre du populisme et s’ancre davantage dans une remise en question des cadres étatiques qui ont, depuis plus de quatre décennies, organisé leur propre délitement.

Tout autre pays, tout autre type de manifestation identitaire : un parti populiste de droite hostile à l’immigration (ANO) a remporté la victoire aux élections législatives tchèques du 21 octobre. Une semaine auparavant, le très conservateur Sebastian Kurz gagnait les élections autrichiennes, et entreprend actuellement de former une coalition avec le parti de droite radicale FPÖ. Pourquoi cette épidémie de revendications identitaires à l’Est de l’Europe ?

La thèse défendue, au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron, selon laquelle la vague populiste incarnée par Donald Trump et les partisans du Brexit se serait échouée sur les côtes de l’Europe continentale, n’aura pas tenu longtemps. La remise en cause du statu quo politique est en train de devenir une réalité où que l’on regarde en Europe, mais cette tendance prend des formes bien différentes d’un pays à l’autre. Les développements politiques qui touchent l’Europe centrale paraissent d’abord surprenants si l’on cherche à expliquer le populisme par une lecture quelque peu simpliste des chiffres de croissance économique ou par la seule question de la relégation des classes populaires. Si cette ligne d’analyse permet assez bien d’expliquer l’essor des mouvements populistes en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, le cas de l’Europe centrale est de nature assez différente, tout comme celui de l’Allemagne.

Les pays d’Europe centrale issus du bloc communiste ont tendance à rester bloqués à des niveaux de développement plus bas que ceux d’Europe occidentale mais l’ampleur du chemin économique parcouru ces deux dernières décennies ne fait aucun doute et ils ont, de plus, tendance à jouir de taux de chômage plutôt limités. La République tchèque que vous évoquez, connaît même une situation proche du plein emploi, et, sur le plan financier, fait office sur les marchés mondiaux de havre de stabilité, de « safe haven » alternatif, comme une sorte de Suisse d’Europe centrale. D’ailleurs, n’oublions pas que la riche Suisse a été précurseur en matière de populisme de droite visant le pouvoir, avec le SVP/UDC de Christoph Blocher qui, tout comme l’américain Donald Trump ou le tchèque Andrej Babiš, est chef d’entreprise et milliardaire.

Si les bénéfices économiques de leur intégration à l’Union européenne sont apparus comme assez évidents à la Tchéquie et à ses voisins d’Europe centrale, notamment dans le cadre de leur rattrapage économique et des fonds structurels versés aux nouveaux États-membres, les nombreuses implications de la participation à l’UE y paraissent plus problématiques. Il est évident que, pour ces pays, la question de l’abandon de pans de leur souveraineté est, pour des raisons historiques notamment, particulièrement sensible, et alimente une réaction identitaire souvent épidermique voire brutale.

Sur la question même de la « success story » économique, il convient tout de même de souligner les limites de leur rattrapage qui a essentiellement consisté en une intégration à l’appareil industriel allemand. La sous-traitance est un puissant outil de rattrapage économique mais ce phénomène connaît, dans la quasi-totalité des pays émergents, une limite intrinsèque qui conduit en général à un pallier dans le développement. Le modèle de sous-traitance nourrit par ailleurs une frustration liée à une structuration économique et sociale qui ne s’ancre pas dans la conception et qui ne mobilise pas la créativité du pays.

En somme, il existerait un type de frustration identitaire lié à un modèle de croissance économique peu valorisant et devant tout à l’extérieur (ici, à l’Allemagne) ?

Oui. Les gouvernants qui se contentent de jouer la petite musique de l’adaptation bureaucratique au marché unique ou à la mondialisation suscitent rarement une forte adhésion populaire au bout du compte, que cette approche économique produise un certain succès comme en Europe centrale ou une logique de délitement de l’appareil productif comme en France et en Italie. Le rattrapage économique est très souvent le résultat de l’imitation d’un modèle, comme cela fut d’ailleurs le cas des pays d’Europe occidentale suivant la révolution industrielle anglaise. Mais, même en suivant un modèle éventuel, le dépassement du simple cadre du rattrapage nécessite l’intégration de la conception et de la production. Un pays comme la République tchèque a une longue histoire industrielle derrière lui, et était bien plus industrialisé et productif que le bloc communiste dans son ensemble. Ce qui y nourrissait une grande fierté.

Le type de rattrapage des deux dernières décennies, écrit d’avance et connaissant par ailleurs de nombreuses limites, si ce n’est un plafond de verre, a un caractère débilitant lorsqu’il ne s’accompagne pas d’un véritable projet national, et l’on peut à cet égard comprendre le vertige économique de ces pays dans le cadre de l’Union européenne. Toutes les modalités de croissance économique ne se valent pas. Alors qu’il est évident que l’Union européenne souffre de l’absence de projets de coopération viables, les États aussi ont eu tendance à se vider de leur substance dans le cadre de cette simple logique d’allocation du capital productif à l’échelle européenne et mondiale.
La dimension identitaire de ces développements politiques est préoccupante mais peu surprenante. Nous sommes témoins de l’effondrement de l’illusion quant au dépassement des États-nations. Non seulement pour les pays qui connaissent un délitement économique mais aussi pour ceux qui ont connu un extraordinaire rattrapage, comme les anciens pays du bloc communiste, ou ceux qui affichent une solide prospérité comme l’Autriche, qui n’a rejoint l’UE qu’en 1995 une fois que la disparition de l’URSS l’y a autorisée, ou comme la Suisse qui, bien qu’à l’écart de l’appartenance formelle à l’UE, y est largement intégrée.

Et la question migratoire alors ? La république tchèque n’a pratiquement pas reçu de « migrants »….
Il n’est pas très surprenant de voir, dans ce contexte, une partie de l’électorat de ces pays se focaliser sur la figure de l’immigré, que l’immigration y soit importante ou très faible. Si le mouvement historique de dépassement des États a neutralisé la capacité de mobilisation positive des peuples européens, il semble que des tendances plus sombres lui aient au contraire survécu. Bien que l’on puisse aborder les questions d’immigration de façon apaisée, il convient de ne pas prendre à légère ces obsessions identitaires et leurs conséquences, qui nous dépassent forcément. Nous ne revivons probablement pas les années trente, mais le type de vide politique qui apparait à tous les étages de la structure européenne engendre rarement vertu et raison. Cette réalité s’applique aussi bien aux Etats, qui pensaient s’en remettre à l’Europe pour à peu près tout et à une mondialisation prétendument heureuse, qu’à la bureaucratie européenne elle-même.

En tout état de cause, l’idée de vouloir sauver les meubles en divisant l’Europe centrale entre pro-européens (République tchèque, Slovaquie…) et eurosceptiques (Pologne, Hongrie) est inefficace car erronée dans ses prémisses, comme le montre justement le résultat de l’élection tchèque. Il est, dans tous les cas, trop tard désormais pour ce type de stratégie. Si les pays de ce que l’on appelle le groupe de Visegrád suivent effectivement des tendances politiques assez différentes, la remise en cause du cadre européen y est commune et profonde. A vouloir stigmatiser à tout prix la critique de l’UE chez les membres les plus récents, on ne fait que donner du sens à une sorte de front commun de ces pays et surtout on y légitime les tendances politiques les plus néfastes.

Les responsables européens devraient renoncer à l’instrumentalisation de cette « nouvelle Europe » et s’attaquer à la question essentielle du rééquilibrage du continent, du point de vue politique et économique. Les dérives politiques qui mettent en danger l’État de droit doivent être dénoncées. Mais les stratégies de stigmatisation de l’euroscepticisme en tant que tel sont vouées à l’échec.

Le Brexit semble bien mal engagé. Pourquoi le processus de séparation de la Grande-Bretagne et de l’Union avance-t-il aussi peu ? Qui bloque ? Les Britanniques ? Les États membres de l’UE ? Pensez-vous, comme l’a récemment affirmé l’ancien ministre grec Yanis Varoufakis que le couple franco-allemand ne souhaite pas une véritable réussite des négociations mais veuille au contraire faire un exemple en rendant les choses difficiles aux britanniques ?

L’analyse de Yanis Varoufakis est intéressante et parfois même savoureuse, du fait de sa connaissance intime du cadre des négociations européennes, mais elle est limitée par une forme d’incohérence. Il ne cesse de démontrer sa compréhension du cadre inégalitaire qui organise les relations entre États au sein de l’Union européenne, mais il semble n’y reconnaître que deux échelons, celui d’hegemon et celui de dominion. Il ne fait aucun doute que la Grèce a exploré tous les aspects imaginables de cette dichotomie dans le cadre des plans d’aide. Mais les choses ne sont, en temps de crise, pas si simples ou binaires pour les grands pays. Autant la dépression grecque était un sujet d’importance parfaitement mineure pour l’Allemagne, autant la question du Brexit est tout de même d’un autre ordre.

L’instauration de barrières douanières entre le Royaume-Uni et l’UE, dans le cadre de l’OMC, n’aurait pas de conséquences économiques catastrophiques pour l’Allemagne, malgré son excédent bilatéral d’environ 50 milliards d’euros (86 milliards d’exportations contre 36 milliards d’importations…) avec Londres. Cela serait tout de même problématique pour l’industrie automobile, parmi d’autres secteurs. Dans le cadre politique allemand et de ses règles tacites, la chancelière n’a pas de mandat pour pénaliser délibérément un secteur phare de l’économie nationale à des fins politiques. Même dans le cas des sanctions contre la Russie, on a fini par voir les responsables économiques se manifester et rendre la position allemande ambivalente.

L’UE souffrirait moins que le Royaume-Uni de l’instauration de barrières douanières mais il est évident que cela serait problématique pour un certain nombre de secteurs qui exportent massivement vers le Royaume-Uni. Plus encore, le commerce entre le Royaume-Uni et l’UE se fait très largement entre entreprises d’un même secteur dans le cadre de chaînes de valeur intégrées. L’instauration de barrières douanières dans ce cadre, tout comme l’addition d’une couche supplémentaire de bureaucratie, affecteraient ces secteurs de façon sensible. Par ailleurs, certains pays comme la Belgique et les Pays-Bas sont encore plus orientés vers le Royaume-Uni et souffriraient bien plus que l’UE prise dans son ensemble.

Alors oui, on entend beaucoup à Paris l’idée qu’un Brexit chaotique, sans accord, servirait d’exemple. Mais dans la plupart des pays européens, l’intérêt économique jouit encore d’une certaine priorité, et c’est notamment le cas en Allemagne, même si cette question n’y a pas d’implication macroéconomique majeure.

Côté britannique, le principal problème réside aujourd’hui dans la faiblesse politique de Theresa May à la suite des élections générales désastreuse du moi de juin. La Première ministre ne jouit pas d’un véritable mandat pour négocier une nouvelle relation avec l’UE. Elle fait par ailleurs face à la fronde au Parlement des députés les plus pro-européens des deux bords, qui veulent s’assurer d’avoir leur mot à dire non seulement sur l’accord final mais aussi sur la possibilité de l’absence d’accord. Dans la réalité, l’idée d’un accord est de plus en plus ancrée de tous les côtés et les dirigeants des divers États membres sont pressés d’entamer les négociations sur la question commerciale. Évidemment, ceux-ci souhaitent aussi récupérer une partie de l’activité de la City et souhaiteraient donc un accord qui présente d’importantes contraintes pour le Royaume-Uni, en échange d’une limitation de l’immigration européenne.

Reste que l’idée d’encourager délibérément un véritable échec final des négociations est éloignée de la réalité. Le cadre fixé dans le cadre de la Commission est inefficace, et naturellement cette inefficacité en partie volontaire peut servir à orienter l’accord final. Des négociations chaotiques peuvent permettre de finir par mettre un accord sur la table, côté européen, et de négocier de simples amendements avec les Britanniques, qui seraient prétendument soulagés d’échapper à une forme de rupture et surtout à l’incertitude. Il semble ainsi que des brouillons d’accord commercial circulent entre ministères à Berlin.

Le déraillement des négociations, dans le cadre caricatural qui a été fixé à Michel Barnier, a révélé les inquiétudes de divers États européens autant que la forme de chaos qui règne à Westminster et empêche les Britanniques de développer une véritable stratégie.

Et le couple franco-allemand, alors ? Existe-t-il toujours ? Emmanuel Macron poursuit Angela Merkel de ses assiduités mais cette dernière semble plutôt occupée à monter sa coalition « jamaïque ». Les projets de Macron de relance quasi-fédérale de l’Europe vous semblent-ils réalistes une fois cette coalition formée, où sont ils iréniques ?

Les projets d’Emmanuel Macron pour une réforme de la zone euro vont dans le sens du « gouvernement économique européen » dont rêve l’élite française depuis la conception de l’euro, malgré le rejet catégorique de l’Allemagne qui se focalise pour sa part sur le respect de simples règles budgétaires, par la contrainte. Cependant, même sur ce seul plan économique, les projets du Président français font l’impasse sur la question de la coordination macroéconomique qui est en réalité encore plus importante que celle du dispositif institutionnel. Si l’on a à l’esprit l’absence complète de coordination macroéconomique, l’Allemagne étant engagée dans une longue phase de désinvestissement visant à la maximisation de l’excédent budgétaire, on comprend que l’idée, encore bien plus ambitieuse, d’une sorte de fédéralisation de la zone est parfaitement exclue en Allemagne. Et c’était déjà le cas dans le cadre de la coalition sortante entre la CDU/CSU et le SPD. Le SPD et la myriade d’experts proche du parti assuraient le service après-vente fédéraliste de la politique de Mme Merkel, mais n’orientaient pas concrètement celle-ci dans ce sens.

Les élections allemandes de cet automne, avec l’entrée dans la coalition du FDP et l’arrivée massive de l’AfD au Bundestag aggravent cette réalité et la révèlent aux yeux du monde. L’élection d’Emmanuel Macron a, pendant quelques semaines, nourri l’idée d’une convergence de vues entre les dirigeants français et allemands, mais il n’y avait quasiment aucune réalité derrière ces affirmations, bien qu’elles semblaient faire consensus non seulement en Europe mais un peu partout dans le monde, de façon assez étonnante.

Ce que l’on a appelé « couple franco-allemand » dans l’après-guerre n’existe plus depuis le début des années 1990. D’un côté la réunification allemande et l’intégration économique de l’Europe centrale ont changé en profondeur la place et le poids de l’Allemagne en Europe. De l’autre, les dirigeants français se sont empressés de se débarrasser de leurs prérogatives économiques, vues comme écrasantes, en imposant l’idée de l’euro aux Allemands, en échange d’un soutien à la réunification. Il n’y a jamais eu de couple franco-allemand parfait, symbiotique. Mais les mandats de Gerhard Schröder, bien qu’officiellement pro-européen et social-démocrate, ont changé en profondeur le rapport de l’Allemagne à la France et à l’Europe, quand simultanément la France parachevait son grand rêve bureaucratique d’abandon de ses responsabilités économiques.

Le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron a souvent été vu comme une grande feuille de route pour l’Europe, mais il semblait davantage prendre acte de la divergence de vue avec l’Allemagne sur les sujets les plus cruciaux comme l’euro, bien qu’il existe une certaine convergence sur d’autres sujets extérieurs.

Dans un entretien donné au Figaro, le philosophe Pierre Manent expliquait récemment : « L’Allemagne se trouve aujourd’hui dans la situation nationale la plus favorable où elle se soit jamais trouvée. Elle exerce sur l’ensemble européen une hégémonie qui est acceptée et souvent appréciée ». On sent pourtant un malaise dans ce pays, ainsi que l’ont montré le bon score de l’Afd aux élections du 24 septembre et le virage souverainiste des libéraux du FDP comme vous venez de le dire. Pourquoi ce malaise ?

Le vote AfD reste lié aux couches populaires, en particulier de l’Est. Mais le phénomène est plus complexe puisque le parti reprend en fait, en amplifiant la dimension eurosceptique, la grammaire économique ordolibérale. Il ne s’agit donc pas, en tant que tel, d’un relais économique de classes populaires sous pression, puisque le parti peut difficilement être vu comme défendant leurs intérêts. Même sa critique de l’euro, qui était la marque de fabrique du parti à sa création, suivait plutôt une ligne technocratique, à coup de dénonciations du système « Target 2 » (qui régit les flux entre banques centrales nationales dans le cadre de l’Eurosystème) qui fait l’objet d’une obsession maladive chez les eurosceptiques allemands. A l’origine, la ligne du parti semblait plutôt relever d’une sorte d’extrapolation des positions économiques allemandes traditionnelles. La crise des migrants a changé le cœur thématique du parti à partir de 2015. Si le manque de concertation dans les décisions du gouvernement d’Angela Merkel a été critiqué bien au-delà des cercles de l’extrême droite, l’AfD a alors affirmé un ancrage idéologique plus radical.

L’AfD participe de la montée d’un discours nationaliste qui, bien que minoritaire, dépasse le cadre sociologique de ce parti. On a vu au cours des derniers mois, un ouvrage révisionniste et antisémite, Finis Germania de Rolf Peter Sieferle, un historien et ancien conseiller du gouvernement pour l’environnement qui a mis fin à ses jours l’an passé, devenir un best-seller et susciter des prises de position contrastées, parfois complaisantes, au sein de l’establishment littéraire. Bien que l’élite médiatique ait fini par condamner cet ouvrage, dont l’auteur prétendait vouloir donner un sens non-négationniste à une expression telle que « mythe de la Shoah », le débat autour du livre a illustré la crise identitaire qui accompagne notamment la renaissance d’une extrême droite de masse, organisée politiquement.

L’AfD n’est pas un parti néonazi et, bien que nationaliste, ne s’inscrit pas dans l’environnement idéologique du fascisme, ne serait-ce que par sa conception limitée des prérogatives étatiques. Mais il encourage délibérément, notamment en son sein, une libération de la parole et une dédiabolisation de discours pour le moins ambigus sur le Troisième Reich, et l’utilisation de termes à connotation national-socialiste au sujet des immigrés (comme « Überfremdung » pour décrire la prétendue submersion des allemands de souche).

Par ailleurs, la notion de souveraineté a, en allemand, une forte connotation ethnique qui diffère de la conception française (bien que « Souveränität » ait évidemment une étymologie française). Cette différence se reflète également dans le sens donné à la nation, qui s’applique historiquement en France à un ensemble très hétérogène autour d’un projet étatique et d’un modèle de citoyenneté. Si certains philosophes comme Habermas, ont cherché à développer une orientation ouverte, plus politique, de la vision allemande dans le cadre notamment d’un dépassement européen, il convient de constater qu’ils ne sont finalement guère parvenus, malgré leur prestige académique, à orienter les conceptions nationales dans le sens résolument européen qu’ils avaient à l’esprit.

On constate, jour après jour, en Allemagne et ailleurs, le décalage entre les focalisations nationales et l’affichage rhétorique de la croyance en leur dépassement. Cette confusion produit des conséquences plus ou moins nocives selon les pays, mais elle va, dans tous les cas, à l’encontre d’une véritable coopération européenne.

L’Europe a tellement investi, à tous points de vue, dans la mise en avant de la vision fédérale qu’elle est aujourd’hui paralysée par une crise intellectuelle et même sociologique qui empêche de dessiner la voie d’un nouveau mode de coopération. Au lieu d’un nouveau modèle, nous voyons l’ancien dégénérer en une superposition de crises identitaires nationales, dont il serait imprudent de se réjouir.

Texte initialement paru sur L’arène nue

Crédits photo : ©Efraimstochter. Licence : CC0 Creative Commons.

 

Le modèle allemand est une tragédie grecque – Entretien avec Guillaume Duval

Guillaume Duval est rédacteur en chef du mensuel Alternatives Economiques. Il a travaillé pendant plusieurs années dans l’industrie allemande et est notamment l’auteur de Made in Germany : Le modèle allemand au-delà des mythes, paru en 2013.

 

LVSL : Les débats autour de la loi Travail font rage en France. Au cœur des discussions, on retrouve régulièrement la référence au « modèle allemand » et aux politiques menées par le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder dans les années 2000. Les réformes du marché du travail connues sous le nom de “lois Hartz” sont régulièrement érigées en exemples à suivre. Quels sont les principaux aspects de ces réformes ? Quel a été leur impact sur la société allemande ?

Au cœur des lois Hartz, on trouve la réduction de la durée d’indemnisation du chômage et le renforcement de la pression sur les chômeurs pour qu’ils acceptent des boulots. Après un an au chômage, les demandeurs d’emploi tombent dans une sorte de RSA allemand beaucoup plus contraignant qu’en France : il faut donner des informations sur son patrimoine, on n’a pas le droit de le toucher si on a un trop grand appartement ou une grosse voiture, etc. C’est ce qui a été très mal vécu.

L’autre aspect le plus important de ces réformes, en dehors des lois Hartz, c’est le développement des « minijobs » : lorsque l’on touche moins de 450 euros en Allemagne, on ne paie quasiment pas de cotisations sociales mais on n’a pas non plus de protection sociale. Aujourd’hui, 7,8 millions d’Allemands sont sous ce statut. 5,4 millions ne font que cela et ne pourront percevoir de retraite alors qu’ils ont travaillé. Ce sont essentiellement des femmes qui sont concernées.

Les réformes Schröder ont provoqué une forte augmentation de la pauvreté en Allemagne. Elle est aujourd’hui supérieure de trois points à ce qu’elle est en France. Les inégalités ont beaucoup augmenté en Allemagne, davantage qu’en France. L’Allemagne est un des pays de l’OCDE où elles ont le plus augmenté depuis 15 ans. La pauvreté, en particulier, touche beaucoup plus les salariés : 9% de salariés allemands sont pauvres, contre 6% en France. Elle touche aussi particulièrement les retraités, dont 18% sont pauvres.

“Les réformes Schröder ont eu pour effet majeur de renforcer les inégalités, et en particulier les inégalités hommes-femmes, car ce sont surtout les femmes qui occupent ces petits boulots à temps partiel.”

Une réforme des retraites passée après Schröder – mais également menée par un social-démocrate – a repoussé l’âge de départ à la retraite à 67 ans en 2030 et a réduit les taux de remplacement. Il y a d’ores et déjà beaucoup plus de retraités pauvres qu’en France.

Les minijobs se sont beaucoup développés dans les services à la personne, dans les bars, les restaurants, etc. Les salariés allemands sont donc beaucoup moins couverts par des conventions collectives : seuls 56% d’entre eux sont couverts par une convention collective contre 98% en France. Mais en Allemagne, le droit du travail d’origine étatique est très faible, c’est-à-dire que tout vient quasiment des conventions collectives. Les réformes Schröder ont donc eu pour effet majeur de renforcer les inégalités, et en particulier les inégalités hommes-femmes, car ce sont surtout les femmes qui occupent ces petits boulots à temps partiel.

LVSL : Comment les réformes Schröder ont-elles impacté concrètement le travail des femmes ?

L’un des effets de ces réformes a consisté à amener massivement les femmes sur le marché du travail dans un pays où elles étaient davantage au foyer qu’en France. On a l’habitude de considérer que l’Allemagne est un pays social-démocrate, mais ce n’est pas vrai. L’Allemagne est un pays conservateur, reconstruit par des conservateurs durant tout l’après-guerre et qui se caractérise par le fait que les femmes sont restées beaucoup plus longtemps et beaucoup plus souvent à la maison qu’en France. Guillaume II résumait au début du XXe siècle la place des femmes dans la société allemande par l’expression : enfants, cuisine, église (Kinder, Küche und Kirche). Mais si on demandait à Adenauer au début des années 1960, ce n’était pas très différent.

Cela a beaucoup changé, mais de manière très inégalitaire : un homme salarié allemand travaille une heure de plus par semaine qu’un homme salarié français. Mais une femme salariée allemande travaille trois heures de moins qu’une femme salariée française. L’écart entre les hommes et les femmes en Allemagne est de neuf heures en moyenne chaque semaine. Il est de 4 heures en France, il s’est réduit grâce aux 35h qui ont davantage baissé le temps de travail des hommes, car les femmes étaient plus à temps partiel et n’ont pas vu leur temps de travail diminuer. Ce temps de travail des femmes a augmenté avec Schröder car les réformes ont fait entrer beaucoup de femmes sur le marché du travail, mais à temps très partiel.

LVSL : Selon vous, l’économie allemande ne s’est pas rétablie dans les années 2000 grâce aux réformes Schröder mais en dépit des réformes Schröder. Comment expliquez-vous dès lors le redressement économique de l’Allemagne ?

J’y vois trois raisons principales. La première, c’est que l’Allemagne a beaucoup profité de sa faible démographie, ce qui constitue une différence majeure avec la France. Il y a deux enfants par femme en moyenne en France, contre 1,5 en Allemagne aujourd’hui. Il y en avait 1,3 jusqu’à récemment. Il y a donc très peu de jeunes en Allemagne, c’est notamment pour cela qu’il y a moins de chômage des jeunes. Surtout, les Français sont persuadés que c’est un atout pour la France d’avoir beaucoup de jeunes : cela sera peut-être vrai un jour, mais pour le moment cela coûte très cher. Quand on a des enfants, il faut payer des téléphones portables, des vêtements de marque, etc. Il y a beaucoup de dépenses privées que les ménages n’ont pas à assumer s’ils n’ont pas d’enfants. Et par ailleurs, il y a les dépenses publiques : en Allemagne, les enseignants sont beaucoup mieux payés qu’en France, il y a moins d’élèves par classe. Etant donné qu’il y a moins d’enfants, l’Allemagne dépense 0,7 points de PIB de moins que la France pour l’éducation. Moins de dépenses privées et moins de dépenses publiques donc.

En matière de dépenses publiques, il est important de prendre en compte le nombre de personnes d’âge inactif que les actifs doivent nourrir. Si on prend la population âgée de 15 à 65 ans, qu’on définit comme l’âge actif, et qu’on y rapporte le nombre de moins de 15 ans et de plus de 65 ans, il y a 1,9 actifs par inactif en Allemagne tandis qu’il y en a 1,7 en France. Bien qu’il y ait déjà plus de personnes âgées en Allemagne, il y a surtout moins de jeunes qu’en France, et ce ratio est donc plus favorable : cela signifie que l’économie allemande a moins de mal à entretenir ses inactifs que l’économie française.

“Quand vous n’avez pas d’enfants à nourrir, que les prix de l’immobilier sont stables, c’est plus facile de supporter une austérité salariale prolongée (…) L’Allemagne a profité de sa faible démographie pour améliorer sa compétitivité-coût.”

L’autre aspect essentiel en rapport avec la question démographique, c’est la question immobilière. Les prix de l’immobilier ont beaucoup augmenté en France, nous sommes l’un des pays qui a connu la bulle immobilière la plus importante notamment du fait de notre démographie : il y a de plus en plus de ménages, les prix augmentent. En Allemagne, les prix n’avaient pas évolué jusque dans les quatre ou cinq dernières années, car il n’y avait pas de pression démographique. Ils ont commencé à augmenter au cours des dernières années, ce qui inquiète les Allemands. Mais tout de même, l’écart reste de de 40% aujourd’hui entre les prix de l’immobilier neuf en Allemagne et les prix de l’immobilier neuf en France. C’est 12 000 euros le mètre carré à Paris, contre 6 000 euros à Munich, qui est la ville la plus chère d’Allemagne. Quand vous n’avez pas d’enfants à nourrir, que les prix de l’immobilier sont stables, c’est plus facile de supporter une austérité salariale prolongée. C’est plus difficile en France. Il n’y a eu aucune explosion des coûts salariaux en France, contrairement à ce que l’on raconte : dans les années 2000, nous sommes l’un des pays dans lesquels ils ont le moins augmenté. Mais il est vrai qu’ils ont plus augmenté qu’en Allemagne. L’Allemagne a en fait profité de sa faible démographie pour améliorer sa compétitivité-coût.

L’Allemagne profite aussi d’une spécialisation très ancienne qui n’a rien à voir avec Schröder : elle produit des machines. Et quand les usines poussent comme des champignons en Inde, en Chine, au Brésil parce que ces pays s’industrialisent, ce sont des machines allemandes qu’on implante. L’Allemagne a bénéficié de l’industrialisation des pays émergents. En France, les seuls biens d’équipement que l’on produit sont les centrales nucléaires, dont personne ne veut. L’Allemagne, c’est 18% des emplois totaux en Europe. Mais dans le domaine des équipements et des machines, elle regroupe 34% des emplois. Deux fois plus que sa propension en Europe. Pour la France, c’est exactement l’inverse : elle représente 12% des emplois en Europe mais seulement 6% dans les machines et les équipements. C’est une spécialisation très importante pour comprendre pourquoi l’économie allemande est repartie dans les années 2000, au moment où l’industrialisation a explosé, en particulier en Chine.

L’Allemagne a aussi une spécialisation très ancienne dans les voitures haute gamme. Quand une partie des 1,4 milliards de Chinois commencent à acquérir des grosses voitures, ou plus exactement à se le faire acheter par l’Etat ou par leurs entreprises, ils choisissent des BMW, des Audi, des Porsche, des Mercedes, et pas des Renault et des Citroën. Et cela n’a strictement rien à voir avec le coût du travail. Le coût du travail dans l’industrie automobile allemande reste 20% supérieur à celui de l’industrie automobile française. Ce n’est pas parce que le travail coûte moins cher en Allemagne qu’ils produisent et qu’ils vendent plus de voitures que nous.

Enfin, l’Allemagne a profité de la chute du mur de Berlin. Quand on dit cela à des Allemands, ils vous regardent avec des grands yeux parce qu’ils ont l’impression que la chute du mur leur a coûté extrêmement cher. C’est vrai, mais cela n’a pas eu que des inconvénients pour eux. D’une part, cela a créé beaucoup de débouchés pour l’économie allemande dans les années 1990. De ce fait, ils n’ont pas eu d’excédents extérieurs, ce qui les a beaucoup traumatisés, parce que les Allemands aiment beaucoup les excédents extérieurs. Mais ce n’est pas plus mal d’investir chez soi plutôt que d’avoir des excédents extérieurs pour les prêter aux Grecs sans qu’ils puissent les rembourser ensuite. D’autre part, l’Allemagne a pu construire de nombreuses usines neuves avec des subventions européennes à l’Est. Les Allemands de l’Ouest ont pu trouver du travail à l’Est parce qu’ils sont devenus cadres dirigeants dans le privé et dans le public.

“Le coût du travail dans l’industrie automobile allemande reste 20% supérieur à celui de l’industrie automobile française. Ce n’est pas parce que le travail coûte moins cher en Allemagne qu’ils produisent et qu’ils vendent plus de voitures que nous.”

L’Allemagne a acquis un avantage en mettant ainsi la main sur l’économie de l’Europe centrale et orientale. Les firmes allemandes ont investi trois fois plus en Europe centrale et orientale que les firmes françaises. L’Allemagne exporte 2,5 fois plus que nous, mais ils importent aussi deux fois plus que nous, notamment car ils ont beaucoup délocalisé dans les pays de l’Est. Mais ils ont délocalisé tout en conservant le savoir-faire, tout en discutant beaucoup avec les syndicats et en maintenant donc beaucoup d’usines dans l’ouest de l’Allemagne. Avant la chute du mur, le pays à bas coût qui fournissait l’Allemagne, c’était la France. Après la chute du mur, ce sont la Pologne et la République Tchèque. Ce basculement a offert à l’Allemagne un avantage compétitif majeur, car le coût du travail en Pologne est quatre fois moins cher qu’en France. Le coût des composants qui sont intégrés dans les produits que fabrique l’Allemagne ont baissé, ce qui a permis au pays de diminuer ses prix sur le marché mondial.

Cela leur a aussi permis d’amortir l’effet de la hausse de l’euro par rapport au dollar dans les années 2000. L’euro commençait à 0,9 dollars en 1999 avant de monter à 1,6, c’est ce qui a tué l’industrie en France ou en Italie. L’Allemagne a pu contrebalancer cet effet en achetant des composants en Pologne et en République tchèque. Cette dynamique s’est enclenchée dans les années 2000. Pendant les années 1990, c’était la pagaille en Europe centrale et orientale. A partir des années 2000, les PECO sont entrés dans l’UE.

LVSL : Comment expliquez-vous l’apparente résilience de l’Allemagne face à la crise économique démarrée en 2008 ?

L’Allemagne a bien résisté à la crise pour une raison essentielle : le marché du travail n’est pas flexible du tout, malgré ce que voulait faire Gerhard Schröder. En 2009, ils n’ont licencié personne malgré une récession deux fois plus forte qu’en France, tandis que la France a licencié 300 000 personnes avec 3% de récession. Ils ont utilisé la flexibilité interne, la négociation interne, le chômage partiel financé par l’Etat. Mais cela n’a rien à voir avec les réformes Schröder. Ce dernier voulait rapprocher le marché du travail allemand du marché du travail anglo-saxon, pour pouvoir licencier plus facilement, etc. Ce n’est pas ce qui s’est passé.

Deuxièmement, l’Allemagne a profité pendant la crise de taux d’intérêt beaucoup plus bas que les autres pays européens. C’est vrai aussi pour la France. Si l’Etat allemand avait dû payer sa dette pendant la crise au même taux qu’en 2008, il aurait dépensé 250 milliards d’euros de plus entre 2009 et 2016. La crise a été une très bonne affaire pour l’Etat allemand. D’autre part, les entreprises allemandes aussi ont pu bénéficier de taux d’intérêt très bas pendant tout cette période.

“Tout le monde souhaite faire ce type de réformes pour que cela aille aussi bien qu’en Allemagne. C’est une catastrophe, une tragédie grecque au sens propre du terme.”

Les entreprises allemandes ont également bénéficié de la baisse de l’euro par rapport au dollar. L’euro était à 1,6 dollar en 2008, il a baissé jusqu’à 1,1 dollar aujourd’hui, environ. Cette diminution, liée à la politique de la BCE, a permis à l’industrie allemande de compenser par des exportations hors d’Europe les exportations qu’elle a perdu en Europe du fait de la crise de la zone euro. L’Allemagne a toujours autant d’excédents extérieurs, et même davantage, mais les excédents provenaient aux deux tiers de l’Europe avant la crise, tandis qu’ils proviennent au deux tiers de l’extérieur de l’Europe aujourd’hui. Et tout cela non plus n’a strictement rien à voir avec les réformes Schröder. Au contraire.

Les Allemands restent toutefois persuadés que c’est grâce aux réformes Schröder que ça se passe mieux. La France le croit aussi, le reste de l’Europe aussi. Donc tout le monde souhaite faire ce type de réformes pour que cela aille aussi bien qu’en Allemagne. C’est une catastrophe, une tragédie grecque au sens propre du terme. Si les réformes Schröder n’ont pas eu des effets plus négatifs, c’est uniquement parce qu’à l’époque les Espagnols, les Grecs, les Italiens et les Français s’endettaient pour acheter des produits allemands. Mais si l’on se sert tous la ceinture de la même manière que les Allemands se la sont serrés au début des années 2000, et qu’eux-mêmes ne desserrent pas leur ceinture, l’Europe est condamnée à la stagnation, au populisme, au Front national, etc. C’est une menace pour l’avenir de l’Europe.

LVSL : Au-delà des mythes et à rebours des préconisations des libéraux, certaines recettes mises en œuvre en Allemagne ne pourraient-elles pas constituer des sources d’inspiration pour la France ?

Très bonne question. On nous raconte qu’il faudrait s’inspirer de l’Allemagne sur les réformes Schröder, c’est surtout ce qu’il ne faut pas faire. Effectivement, il y a des choses en Allemagne que l’on pourrait chercher à copier. C’est toujours très compliqué de copier, car il y a toujours des histoires très longues derrière. On peut s’inspirer, et on a commencé à le faire même si ce n’est pas très efficace, de la décentralisation à l’allemande car cela permet d’avoir un territoire plus équilibré et par conséquent une économie plus résiliente. C’est vrai que cela va mal dans la Ruhr, mais la situation est meilleure en Bavière et l’économie du pays s’en sort.

On pourrait s’inspirer de l’apprentissage. 40% des Allemands rentrent sur le marché du travail via l’apprentissage, cela se passe plutôt bien et il faut bien comprendre pourquoi : d’une part, l’apprentissage est très sérieusement encadré, ce ne sont pas les apprentis qui font le café et qui balaient la cour. Et d’autre part, quand on commence comme apprenti on peut monter dans les entreprises par la suite. Aujourd’hui en France, les gens se battent pour obtenir un diplôme initial parce que c’est la condition d’entrée sur le marché du travail. Si on commence par l’apprentissage, on a de grandes chances d’être condamné aux boulots du bas de l’échelle pendant toute sa vie.

“On peut s’inspirer de la gouvernance d’entreprise en Allemagne (…) Il y a une moitié de représentants des salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises, et pas juste un représentant placé là pour amuser la galerie.”

Il faudrait aussi s’inspirer de ce que fait l’Allemagne en matière d’écologie et de transition énergétique. C’est souvent critiqué en France, c’est compliqué, mais ils ont fait un effort colossal pour développer l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables.

Surtout, on peut s’inspirer de la gouvernance d’entreprise en Allemagne. Macron parle sans cesse de renforcer la négociation dans l’entreprise. Oui, pourquoi pas, mais dans ce cas-là il faut faire vraiment comme les Allemands. En Allemagne, il y a des comités d’entreprise à partir de cinq salariés. Ils ont résolu la question des seuils sociaux en les abaissant. Et les comités d’entreprise ne sont pas consultés pour avis ou pour information, ils ont un pouvoir de veto sur la plupart des décisions managériales importantes. Quand un patron veut changer une machine, embaucher quelqu’un ou intégrer des intérimaires, mettre sur pied une équipe de nuit, il doit avoir l’accord de son comité d’entreprise et non simplement son avis. Par ailleurs, en Allemagne, il y a une moitié de représentants des salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Il n’y en a pas juste un placé là pour amuser la galerie. Il faudrait s’inspirer de cela, et on vient encore une fois de perdre une occasion de copier les Allemands là-dessus.