TikTok + élections américaines = WTF (?)

Les influenceurs occupent désormais une place prépondérante dans la communication politique. Devenus incontournables avec l’émergence des nouveaux réseaux socionumériques, ces acteurs issus du marketing digital opèrent en prescripteur relatif pour toucher des groupes particulièrement larges, notamment chez les jeunes. TikTok, Snapchat, Instagram, autant de nouveaux espaces dont les usages bousculent les codes de la communication classique – et la stratégie à élaborer par les candidats. Ce nouveau phénomène ouvre-t-il un espace vers une démocratisation des prises de paroles et des forces de soutien ? Ou bien marque-t-il un pas supplémentaire vers la marchandisation, favorisée par les plateformes, des nouvelles voies d’influence du politique ? Le risque est grand de laisser cet espace aux seuls tenants de l’establishment. L’organisation d’une communication par le bas, par les militants qui s’approprient et maîtrisent les codes des réseaux, semble donc nécessaire pour concilier le militantisme avec ces nouvelles techniques de marketing politique. Par Marion Beauvalet. 


Les influenceurs constituent le point nodal entre la démocratisation des réseaux et l’incursion du capitalisme sur les plateformes : si les plateformes démocratisent les prises de parole, il n’est pas possible d’occulter le fait qu’elles sont elles-mêmes le produit du capitalisme et en perpétuent des règles et des principes.

Qu’est-ce qu’un influenceur ? Les influenceurs sont à différencier des prescripteurs absolus, comme peuvent l’être les médecins. Prescripteurs relatifs dans le sens où leurs propos et prises de positions n’engagent pas nécessairement les choix de ceux qui les suivent, les influenceurs ne formulent pas d’injonctions. Ce qui n’élimine pas pour autant une forme de conditionnement, notamment lié à la répétition de certains messages. L’incursion des influenceurs dans le champ politique modifie en outre la nature de leur statut, puisqu’ils ne s’adressent plus seulement aux personnes qui les suivent en qualité de consommateurs, mais de citoyens. Il convient ainsi de comprendre comment intégrer un réseau social à une stratégie politique définie en amont (I). Ce sont ensuite les différentes catégories d’influenceurs qu’il convient de distinguer : communique-t-on de la même manière sur TikTok selon qu’on soit pro-Sanders ou pro-Trump (II) ? Enfin de quoi la communication de ces influenceurs politique est-elle faite (III) ?

Le recours aux réseaux sociaux et par ce biais, à l’intégration des influenceurs dans une stratégie de campagne, ne constitue pas une rupture au sein des stratégies de communication politique. Pour Guilhem Fouetillou (cofondateur et directeur stratégie et innovation de Linkfluence, startup qui propose des solutions de monitoring pour analyser les données issues des réseaux sociaux), ces nouveaux espaces témoignent d’une amplification de phénomènes pré-existants qui tendent à gagner en intensité. Dans un récent reportage sur France 24, il distingue notamment trois niveaux d’utilisation des réseaux sociaux en politique : l’utilisation directe, la publicité, et la synchronisation des partisans. Dans cet article, nous nous limiterons au troisième versant, en montrant comment une telle finalité peut être remplie par le recours à ces nouveaux acteurs et actrices de la communication politique.

Réseaux sociaux et stratégie politique : à chaque élection son réseau de prédilection

Qui utilise quoi aujourd’hui ?

Chaque nouvelle élection, peu importe son échelon, voit s’agréger autour d’elle un certain nombre de médias, de journaux, de sites ou de réseaux sociaux. Le premier espace qui vient à l’esprit, quand on aborde le thème croisé de la politique et des réseaux sociaux, est Twitter. En juin 2020, Twitter comptait plus de 186 millions d’utilisateurs dans le monde, dont 67 millions aux États-Unis. Avec des formats courts de messages (140 caractères jusqu’en novembre 2017 puis 280), Twitter permet de partager publiquement des éléments de langage et les phrases marquantes d’un passage média. Il joue un rôle de relai de la presse politique et offre un espace de discussion, plus ou moins apaisé, sur l’actualité.

Les utilisateurs sur twitter sont plus jeunes, mieux diplômé que l'américain moyenCependant, qui utilise Twitter ? Nombre de twitternautes se contentent de scroller ou de retweeter sans créer eux-mêmes du contenu. Une enquête de 2019 du Pew Research Center indique que l’utilisateur américain moyen sur Twitter poste en moyenne une fois par mois, contre 138 tweets par mois pour les 10% les plus actifs sur la plateforme. Une enquête plus récente menée entre novembre 2019 et septembre 2020 montre que 92% du volume de tweets sont produits par seulement 10% des utilisateurs. Parmi ces 10%, on retrouve majoritairement des comptes identifiés démocrates ou sympathisants (69%). La même enquête révèle que le twitternaute moyen est plus jeune, mieux diplômé et a de plus haut revenus que le citoyen américain moyen.

Néanmoins, bien que Twitter soit désormais un espace investi par les jeunes, les générations dites Z et milliennials se tournent de plus en plus vers d’autres réseaux : Twitch, TikTok et Instagram. Selon une étude du morning consult, TikTok est en particulier préféré à Twitter chez les 13-16 et cheville ce même réseau auprès des 17-21. En effet, TikTok est un lieu de création plus facile à appréhender (pour le moment) pour des personnes qui ont toujours grandi avec un accès à Internet et un smartphone dans la main. Ces générations (la génération Z, les personnes nées en 1996 et après) disposent d’un rapport fluide aux nouvelles technologiques, ce qui était moins le cas pour les générations antérieures.

Quelles spécificités ces nouveaux réseaux ont-ils par rapport à Twitter ? TikTok ou Instagram répondent à des codes propres, qui viennent tant des particularités des différentes plateformes que des groupes sociaux auxquels ces espaces s’adressent. Ainsi, à chaque plateforme répond un usage, lié à un groupe social plus ou moins homogène. Laissant une équation cruelle à résoudre : comment les personnalités publiques peuvent-elles se les approprier, sans encourir le risque de bad buzz ? Il est en effet difficile d’objectiver la qualité d’une vidéo à moins d’interroger les cibles premières, les usagers et usagères presque archétypiques de ces réseaux. Très concrètement : un trentenaire sera très probablement gêné par les contenus politiques diffusés sur TikTok, cela signifie-t-il pour autant que le contenu est raté ? Pas nécessairement puisque ce n’est pas à lui que s’adresse en premier lieu ce contenu inédit.

Mais surtout, parce qu’ils reposent sur une forte personnalisation, ces espaces favorisent l’émergence d’influenceurs, avec leurs techniques de profilage associées. 72% des américains issus de la génération Z et millénials disent suivre un ou plusieurs influenceurs, contre 57% des personnes de la tranche d’âge 32-38 (selon le rapport du Morning consult).

Ainsi, en cartographiant les influenceurs et TikTokers américains, il est possible de saisir les stratégies et choix de communication faits à l’heure des élections présidentielles. Qui sont les créateurs des contenus les plus en vue ? Quelles sont les nuances et modulations au sein d’un même camp selon l’âge ou l’origine géographique des personnes qui produisent des vidéos ? Comment adapte-t-on l’usage même du réseau social selon l’électorat ciblé ? Une vidéo TikTok politique est-elle la même si on parle à un démocrate new-yorkais ou à un démocrate du Mississippi (spoiler : non). Quelles différences dans la communication peut-on noter de part et d’autre de l’échiquier politique ? Il serait intéressant de mettre en perspective ces stratégies et usages avec des contenus tirés de Twitter et Instagram, des mêmes utilisateurs ou des mêmes structures politiques.

Qu’est-ce qu’un influenceur ? Qu’est-ce qu’un micro-influenceur ?

Il va de soi que l’idée d’influencer des individus pour prescrire des comportements n’est pas un phénomène nouveau. C’est ce qu’Edward Bernays (Propaganda, 1928) a théorisé et pratiqué dès les années 1920. Pour inciter des consommateur à acheter du bacon, il a choisi de se rapprocher de médecins qui mettaient en avant l’intérêt du bacon sur la santé plutôt que de faire une simple publicité invitant à acheter ce produit. Le fait de se servir d’individus qui mettent leur image au service d’un produit ou d’une idée est consubstantiel à l’existence de la publicité et de la communication. Qu’apportent de nouveau nos influenceurs contemporains ?

Les influenceurs évoqués dans cet article ne sont pas les blogueurs des années 2000. Le poids des influenceurs contemporains va de pair avec une démocratisation de l’accès à Internet, à une massification des usages, et à son intégration dans le marketing d’influence. Les influenceurs se sont imposés comme acteurs en soi, coexistant avec les stars et célébrités dans le monde de la publicité. Le sentiment de promiscuité et d’identification qu’ils dégagent via les plateformes n’a pas la même intensité qu’une personne connue dans une publicité.

Il s’agit tout d’abord d’une question de statut et de nombre d’abonnés. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les micro-influenceurs ne sont pas moins convoités que leurs homologues « macro ». On considère qu’un micro-influenceur est quelqu’un qui dispose de 10 000 à 100 000 abonnés. Contrairement à la portée des influenceurs classiques, plus exigeants en termes de partenariats, de rémunération et d’audience, le nombre d’interactions que peut susciter un micro-influenceur le rendrait plus « rentable » pour les institutions qui voudraient se payer ses services. Les études en marketing sont cependant unanimes : la micro-influence permet de mieux atteindre l’audience visée. En effet, les utilisateurs des plateformes de réseaux sociaux se sentent aujourd’hui plus touchés par des personnes qui leur ressemblent.

Un micro-influenceur à la communauté plus restreinte se fait ainsi plus accessible, plus authentique et suscite davantage d’engagement qu’une personne dont toutes les photos sembleraient tirées d’un album photo de vacances dans les Bermudes. C’est ce que montrent des études de marketing : « les utilisateurs d’Instagram ayant moins de 1 000 followers ont généré des likes 8% du temps. Ceux qui ont entre 1 000 et 10 000 abonnés ont un taux de likes de 4%. Pour les utilisateurs qui ont entre 1 million et 10 millions d’abonnés, ce  taux est de 1,7% » (rapport de Markerly, agence d’influence en marketing).

Le recours à des micro-influenceurs, s’il ne constitue pas une alternative au fait d’obtenir le soutien d’un influenceur suivi par des millions d’abonnés, ne peut donc pas être écarté d’une stratégie de campagne. Cette forte personnalisation permise par la micro-influence est accrue par l’effet de bulle créé par les réseaux sociaux. Même en disposant de plusieurs milliers d’abonnés, il est fort probable que ceux-ci soient des personnes en accord avec ce qu’on poste ou tout du moins sensibilisées et manifestant un intérêt pour ce dont on parle, ce qu’on montre. Pour un même sujet, il est également probable que les cercles d’abonnés se recoupent, voire soient en grande partie similaire.

Autant de types d’influenceurs qu’il y a d’électeurs

Le renouveau des formes d’influence : la libération d’une parole politique ?

Aux États-Unis, la rupture remonte à l’élection de Donald Trump. Nombre de personnalités publiques s’étaient élevées pour déplorer son élection, en essayant de sensibiliser sur les dangers qu’elle représentait. Il s’agit d’un sujet sur lequel s’exprimaient traditionnellement les chanteurs et les acteurs, mais les influenceurs qui sont suivis au quotidien – parfois par des dizaines voire des centaines ou millions de personnes – ont désormais davantage de voix que les personnalités publiques de « l’ancien monde ».

La mobilisation au printemps 2020 autour du hashtag Black Lives Matter donne un bon exemple de ces nouvelles formes de prise de parole et de politisation par les réseaux. Entre le 26 mai et le 7 juin 2020, le hashtag a été utilisé plus de 47,8 millions de fois, devenant le deuxième plus relayé sur Twitter. Dans la période allant de novembre 2019 à septembre 2020, 3% des utilisateurs américains ayant un compte public ont publié avec ce hashtag selon l’enquête du Pew Researcher Center. Mais c’est sur Instagram que l’engouement autour de ce sujet a été le plus inattendu : The NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) a vu son nombre de followers augmenter de plus 1 million en l’espace de quelques mois et Black Lives Matter Los Angeles est passé de 40 000 followers sur Instagram à 150 000 en quelques semaines. Une activiste du compte Justiceforgeorgefloyd soutient ainsi dans un article de Recode « Ce mouvement a permis de toucher une audience plus large qu’elle ne le faisait sur Twitter. En pleine campagne présidentielle, nous devons aller là où sont les gens, et ils sont sur Instagram ».

Pour les influenceurs, prendre position avec le hashtag #Black Lives Matter pouvait néanmoins poser un certains nombres de questions. Par les effets de bulles de filtre ainsi qu’en raison d’une forte présence démocrate sur les réseaux, le sujet jouissait d’une hégémonie relative (tous les Américains ne soutenaient pas le mouvement mais les personnes les plus visibles sur les réseaux oui). C’est le reproche que certaines personnes adressent parfois à ces dynamiques : quand un sujet devient justement tendance, il perd en radicalité, et peine à transformer les marques de soutien en mobilisation réelle de la part des followers (un phénomène qui a pris le nom de slacktivisme, par opposition à l’activisme réel). Nombre de personnes demandent par exemple aux militants ou aux personnes qui veulent afficher leur soutien au mouvement Black Lives Matter de le faire sans toucher au hashtag du même nom, puisque cela obstrue et rend moins visible les publications des personnes qui font part de leur expérience. Notons ici que cette cause parvient à toucher au-delà des cercles militants ; avec une ampleur telle que la norme sur les plateformes est de soutenir la lutte antiraciste. Précisons néanmoins qu’il peut être plus risqué pour un individu de soutenir une personne et non une cause. Si cela constitue une impasse pour certaines personnalités publiques qui peinent à agréger des soutiens variés, Bernie Sanders a réussi à fédérer au point qu’une célébrité de réseau, en rendant public son soutien, ne mettait pas sa base ni sa popularité en danger.

Les réseaux sociaux sont aujourd’hui des lieux incontournables pour les militants. Le blog Digimind qui agrège des données concernant les réseaux sociaux rapporte que « Twitter a dépassé mercredi 3 juin 2020 son record d’installations de l’application avec 677 000 téléchargements dans le monde. Le chiffre des téléchargements aux États-Unis (140 000)  est le deuxième record du nombre d’installations quotidiennes depuis la naissance de Twitter. Ces records sont dus aux nombreux tweets sur la pandémie de coronavirus et relatifs aux protestations liées à la mort de George Floyd aux USA ». Les moments où la population prend position sont des moments où les personnes se tournent de plus en plus naturellement vers les réseaux sociaux, tant pour communiquer que suivre ce qui se dit. Ces pics de politisation vont de pair avec un rapport plus intense aux réseaux sociaux, faisant d’eux des espaces incontournables et alternatifs aux canaux traditionnels plus fermés et moins immédiats : chaînes d’information, blogs…

Ces plateformes constituent des lieux d’expression d’une urgence politique, particulièrement vive depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Il s’agit finalement de lieux pour prendre la parole et en ce sens, refuser l’ordre établi.

Payer des influenceurs ou valoriser des initiatives spontanées ? Entre communication et marketisation de la politique

Il convient au préalable de préciser que si les influenceurs incarnent un poste de dépense relativement inédit, celui-ci s’inscrit plus largement dans une stratégie numérique d’ampleur, dans laquelle chaque candidat dépense facilement plusieurs millions de dollars. Ils ne représentent en ce sens qu’une extension du domaine du marketing politique, un nouvel espace à occuper et dans lequel investir. Cependant, tous les influenceurs ne monétiseront pas leur soutien, celui-ci, une fois affiché publiquement, risquant de leur faire perdre en popularité.

Dès lors, l’enjeu est de taille pour les acteurs politiques : il faut soit créer des influenceurs, – valoriser des personnes ou espérer que des militants s’approprient un réseau social et ses codes pour qu’en découle un contenu inédit –, soit engager des personnes disposant d’une audience conséquente et d’une influence, – des prescripteurs d’opinion et de comportement 2.0 –, pour qu’ils rendent public leur soutien à une personnalité, à un mouvement.

« En revanche, M. Trump n’est apprécié que de 33 % des 18 à 34 ans, selon le sondage The Wall Street Journal/NBC, et les candidats démocrates ont accordé une attention particulière aux jeunes électeurs cette fois-ci, soutenant des propositions comme l’annulation de la dette des étudiants. Mais la génération d’électeurs qui croît le plus rapidement n’est pas celle des millennials, mais celle des séniors. Selon le Pew Research Center, les électeurs de plus de 65 ans devraient représenter près d’un quart de l’électorat en 2020, soit la proportion la plus élevée depuis 1970 » explique Michelle Hackman dans un article sur le vote des seniors et Donald Trump publié dans l’Opinion.

Aussi, toucher les plus jeunes permet d’activer un vote, de sécuriser un vote ou encore de sensibiliser des personnes qui seront les actifs de demain et les seniors d’après-demain.

Novatrices, incomprises ou dérisoires pour le moment, ces nouvelles plateformes constituent néanmoins des espaces qui vont se normaliser voire occuper une place centrale dans les scrutins à venir. À l’état d’ébauche, de tâtonnement pour l’heure, il incombe à celles et ceux qui s’emparent de ces réseaux d’en définir les règles puis d’en adapter les codes à des types de discours politiques, à des programmes, et à des cibles.

Dans un article du 13 février 2020, Taylor Lorenz explique que Bloomberg avait par exemple fait appel a Meme 2020, une boîte qui rassemble les personnes détenant des comptes influents. Voici la liste des comptes associés à Meme 2020 : @MyTherapistSays (5,6 millions d’abonnés), @WhitePeopleHumor (2,6 millions d’abonnés), @KaleSalad (4 millions d’abonnés), @Sonny5ideUp (1,4 million d’abonnés)…

« Si Michael Bloomberg, 77 ans, a cité la semaine dernière sur Instagram 50 Cent dans le légendaire tube How We Do, ce n’est pas par passion soudaine pour le rap. L’ancien maire de New York, qui pèse plus de 60 milliards de dollars selon Forbes, a accéléré sa campagne de publicité en ligne, à quelques semaines des élections du Super Tuesday (3 mars). En plus des 340 millions de dollars dépensés en trois mois, le candidat démocrate s’est rapproché de Meme 2020, une société créée par des influenceurs sur Instagram » détaillait Thomas Liabot dans un article publié dans le JDD.

L’audience derrière eux est forte de 60 millions de personnes comme l’indique Taylor Lorenz. Au mois de février, un article paru dans The Daily Beast indiquait par ailleurs que Bloomberg offrait 150 dollars à des internautes pour produire un contenu inédit à son propos. S’offrir les services de personnes influentes, comme le ferait une marque semble s’intégrer pleinement dans les budgets de campagne de certains candidats. Ce choix marque un peu plus l’écart entre les candidats de l’establishment, celles et ceux qui peuvent se permettre de dépenser des sommes conséquentes dans des postes annexes et non-nécessaires à une campagne, et les autres candidats, les outsiders qui ne peuvent pas engager des influenceurs à mettre leur image en jeu pour leur compte, et qui doivent centrer leurs dépenses de campagne sur des frais plus nécessaires.

“Le ciblage et la mobilisation des influenceurs et micro-influenceurs constitue un véritable business, un espace d’enchères et de mise en jeu de sommes conséquentes ; il s’agit de quelque chose de plus en plus mobilisé et d’un espace finalement nécessaire à investir.”

« Nous devons toucher tous les aspects de la vie des gens afin d’être omniprésents pour atteindre notre but, déclare Ben Wessel, directeur exécutif de NextGen America. Nous croyons depuis longtemps que l’humour et l’influence sont les moyens pour toucher cette population [plus jeune]. » peut-on lire dans un article rédigé par Emily Glazer dans L’Opinion. La journaliste indique également que « l’équipe de campagne de M. Sanders a travaillé ponctuellement avec des influenceurs qui l’avaient contactée pour diffuser son message auprès de leurs followers sur des plateformes comme YouTube et Twitch, qui appartient à Amazon. Son équipe avait déjà travaillé avec des influenceurs des médias sociaux lors des élections de 2016 ». Le ciblage et la mobilisation des influenceurs et micro-influenceurs constitue un véritable business, un espace d’enchères et de mise en jeu de sommes conséquentes ; il s’agit de quelque chose de plus en plus mobilisé et d’un espace finalement nécessaire à investir.

Laisser une plateforme, un réseau, à son adversaire, reviendrait à ne pas couvrir un espace géographique, or dans la conquête du pouvoir, il faut être présent partout. Cela ne coûte pas forcément cher, mais il demeure risqué de laisser aux autres un espace en friche. D’autant que, si beaucoup de personnes sur ces réseaux ne sont pas en âge de voter, ils constituent l’électorat de demain.

Un marché mais pas uniquement…

Si certains doivent payer pour cela, d’autres candidats savent s’attirer l’intérêt, la force de travail, et la créativité de certains influenceurs ou de communautés. Cela avait été le cas en France avec Jean-Luc Mélenchon et les utilisateurs de Discord en 2016. Aux États-Unis, certains influenceurs ou célébrités avaient spontanément annoncé leur soutien à la campagne de Bernie Sanders. Bien sûr, le fait d’avoir des contenus inédits par des personnes qui soutiennent et souhaitent mettre en valeur un candidat n’entre bien évidemment pas en contradition avec le fait de payer pour des contenus sollicités à côte.

Les deux exemples cités plus haut éclairent le fait que si l’influence constitue un marché important, les internautes les plus créatifs et les plus jeunes sont enclins à afficher et à créer pour des candidats en rupture avec l’ordre établi, de gauche notamment. L’hypothèse est celle de la concordance de ces programmes avec les préoccupations des plus jeunes électeurs (pour rappel en 2017, 27% des 18-24 ans avaient soutenu Jean-Luc Mélenchon, de même pendant les primaires d’investiture, les 18-29 ans avaient plébiscité Bernie Sanders).

On a là un cercle vertueux et une forme d’adéquation qui se dessine : pour communiquer sur internet, quoi de mieux qu’une personne rompue aux codes des réseaux, à leurs nuances, et qui appartient directement au groupe auquel il veut parler ? Les communicants et experts de la communication n’ont qu’à bien se tenir.

Que disent concrètement les influenceurs ?

Cette matrice permet  de saisir le  positionnement politique approximatif et le poids sur les réseaux sociaux d’un certain nombre d’influenceurs. Pour les stars, il est difficile d’objectiver un nombre d’abonnés, leur influence étant finalement antérieure et indépendante de leur existence sur les réseaux sociaux. Leurs prises de position sont parfois publicisées dans des contenus en ligne (cela avait été le cas avec Les Strokes ou Emily Ratajkowski, qui avaient affiché leur soutien à Bernie Sanders), mais peuvent aussi l’être dans la presse ou juste être connus et inscrits dans les esprits. L’appartenance à la scientologie de Tom Cruise est à titre d’exemple connue de nombre de personnes qui ne sont pas forcément présentes sur les réseaux sociaux.

https://www.instagram.com/p/B7HKToihoS9/

TikTok, Instagram, à quelle plateforme se vouer, avec quelle personne communiquer ?

TikTok permet pour l’heure des contenus politiques innovants, originaux, et qui sont surtout le fait de militants pour les contenus les plus viraux. Alexandria Ocasio-Cortez reste une adepte des stories Instagram quand Donald Trump utilise abondamment Twitter. Les contenus les plus intéressants sont ceux des militants. Se promener sur les hashtags #Bernie2020 ou encore #Trump2020 sur TikTok permet d’appréhender la créativité des utilisateurs. Une chose est au préalable à noter : ces hashtags sont également des espaces de lutte. #Trump2020, est en ce sens totalement approprié par des utilisateurs de gauche ; ils produisent des contenus se moquant de Donald Trump et font passer leurs vidéos sur les canaux des militants républicains.

https://www.tiktok.com/@girlwithamicrophone_/video/6871415092378963205?_d=secCgsIARCbDRgBIAMoARI%2BCjwfUWHGsATWGVxS7FDM3UvJCcyVi67Kihyui3mdngbgzUwiyJn6bANy4Epo1AO%2F3KoAOybmn5QKKNbuE4oaAA%3D%3D&language=fr&preview_pb=0&sec_user_id=MS4wLjABAAAAo1PwJNGjidTKZe7M1sH4b0O_0RoRAkh_hJnAT33SndJfujalnFH8Mbic2VZLjl5v&share_app_name=musically&share_item_id=6871415092378963205&share_link_id=11798ba3-413e-4ded-9b76-84965b34e905×tamp=1602532608&u_code=dbibee68j45kma&user_id=6811166175419876357&utm_campaign=client_share&utm_medium=android&utm_source=copy&source=h5_m

C’est par exemple le cas de cette vidéo, aimée 4,8 millions de fois au 13 octobre 2020. Il s’agit de la vidéo qui a obtenu le meilleur score sur le hashtag de soutien au président sortant. Son contenu est pourtant critique (« fuck Donald Trump »). Du côté des réels soutiens, Bernies Sanders avait partagé la vidéo de just_a_weird_lemon (34 900 abonnés au 13 octobre 2020). La vidéo reprend les codes du réseau : un travail de montage, une musique, des textes pour quelque chose à même de facilement devenir viral.

Les profils assument pour beaucoup être des profils militants, c’est par exemple le cas de @kristensoulina, jeune militante politique qui met en scène son militantisme ; le poids de la dette étudiante, pourquoi préférer Bernie Sanders : elle aborde avec de courtes vidéos beaucoup de ces sujets. Une stratégie beaucoup plus efficace pour toucher ses pairs que de longues publications Facebook. Comment ?

Le fait de s’approprier les codes de l’application et de créer des contenus qui deviennent viraux (c’est-à-dire faire en sorte que sa vidéo s’inscrive dans une tendance) permet de légèrement dépasser les effets de bulle, particulièrement difficiles sinon impossibles à dépasser avec la plupart des réseaux sociaux. En effet, sur TikTok, contrairement aux autres plateformes, on peut non seulement suivre des personnes mais le fil de publications est avant tout constitué de publications semblables à celles qu’on regarde. On peut ainsi suivre des profils de militants politiques, mais si on surfe sur des hashtags avec des vidéos de cuisine, notre feed sera composé de contenus militants et de vidéos de cuisine.

Instagram est davantage saturé que ne l’est TikTok, qui pour le moment permet encore à de nouvelles personnes de s’imposer et d’accéder à la notoriété. Les personnes qui ont acquis une popularité avec leur compte Instagram ont souvent pu le faire lorsque le réseau était embryonnaire. C’est par exemple le cas de Chiara Ferragni qui s’était approprié le réseau très tôt pour devenir la blogueuse la plus influente, selon Forbes. Instagram est aujourd’hui beaucoup plus standardisé et bloqué que les plateformes plus récentes, de même que la communication politique est désormais extrêmement codifiée et sera plus difficilement un espace d’innovation.

https://www.instagram.com/p/B4cbuEHAVrV/

De plus, si l’âge des utilisateurs d’une plateforme augmente avec le temps, cela implique également une forme de limitation et d’adaptation des contenus. On imagine difficilement certaines tendances sur TikTok toucher des trentenaires ou même des jeunes actifs. Aussi, une plateforme peut être un moyen de toucher des niches et des segments particuliers, en adaptant la manière dont on communique et les contenus qu’on publie pour intéresser les gens. En 2019, Hootsuite affichait les données suivantes concernant l’âge et le genre des utilisateurs de la plateforme : 43% des femmes détiennent un compte Instagram aux Etats-Unis, contre un tiers des hommes.

Par ailleurs, la tranche d’âge la plus importante est celle des 25-34 ans, puis des utilisateurs plus jeunes. Regardez ce que publient ces tranches d’âge et vous pourrez deviner (avec des modulations géographiques) à quoi peut ressembler une publication d’un influenceur à laquelle on peut s’identifier à des âges comparables. Par exemple, lorsqu’elle veut inciter à aller voter, la micro-influenceuse Kaelin Armstrong Dunn dont on voit une publication ci-dessus intègre une photo à son feed : il s’agit d’une photo chez elle, avec un de ses cinq enfants. Une photographie simple, qui ressemble à un selfie de mère de famille avec son bébé. L’identification est facile et elle s’intègre à des publications sur la vie d’une mère de famille.

Si la palette de réseaux sociaux accessible aux candidats s’accroît perpétuellement, les choix de communication qui sont faits sont cruciaux : ce n’est pas parce qu’une nouvelle plateforme existe qu’il faut s’en emparer et dupliquer des contenus qui pourraient exister ailleurs. Cela implique également de faire des choix concernant les stratégies d’influence : Payer des influenceurs ? Ne pas payer ? Faire émerger des soutiens en les valorisant ? L’une des pistes les plus sûres est celle de l’autonomie de micro-influenceurs, sur TikTok notamment. Disposant d’une base et correspondant parfaitement au profil-type de l’utilisateur, ils produisent des contenus à destination de leurs pairs sans risquer de perdre en popularité.

 

Alexandria Ocasio-Cortez : une stratégie de communication féministe

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Alexandria_Ocasio-Cortez_@_SXSW_2019_(46438135835).jpg
Alexandria Ocasio-Cortez © Ståle Grut

Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante du Parti démocrate aux États-Unis, s’est démarquée une fois de plus par sa réponse cinglante à un sénateur Républicain l’ayant insultée sur les marches du Capitole à Washington D.C. en juillet dernier. Son dernier coup de communication, une vidéo réalisée pour Vogue US où elle évoque maquillage, politique et acceptation de soi, démontre bien l’intelligence politique de l’élue pour s’adresser à un électorat jeune, mais pas moins engagé.


Alexandria Ocasio-Cortez n’est pas une femme politique comme les autres. Cette activiste américaine d’origine portoricaine née le 13 octobre 1989 dans le Bronx, à New-York City, est représentante du 14e district de New-York à la Chambre des représentants des États-Unis. À seulement 29 ans, elle devient ainsi la plus jeune candidate jamais élue au Congrès américain. Elle remporte les primaires démocrates en 2020, se faisant ainsi réélire avec plus de 73% des votes. Ex-collaboratrice de Bernie Sanders, qu’elle a soutenu pour les primaires présidentielles du Parti démocrate de 2020, elle se revendique du socialisme démocratique et est membre des socialistes démocrates d’Amérique, une organisation politique fortement marquée à gauche.

Entre storytelling et engagement

Son authenticité, son intelligence politique et sa proximité avec les classes moyennes (« working people ») lui ont permis de non seulement remporter un siège au Congrès américain, mais également de devenir l’une des figures de proue d’une nouvelle vague de femmes issues des minorités au sein du parti démocrate. Bousculant « l’establishment » – l’ordre – , ces élues redonnent espoir et intérêt en la politique à de nombreux américains.

Sa façon de communiquer sur les réseaux socionumériques est aussi un bouleversement. Sa première publicité de campagne – vue plus d’un million de fois – dénonçant le pouvoir de l’argent et des lobbies et la gentrification de la ville de New York, la met en scène en prenant le métro, troquant ses ballerines contre des chaussures à talons, dînant avec sa famille, allant à la rencontre des habitants de son quartier (le Bronx). Son slogan ? « We got people, they have money » (Nous avons les gens [avec nous], ils ont l’argent)[1].

À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.

Avec une capacité à manier Twitter (8,5 millions d’abonnés) et Instagram (6,5 millions d’abonnés), elle a fait de son histoire personnelle un étendard, mettant en scène sa vie de « working girl » et de nouvelle élue au Congrès. En expliquant le fonctionnement de la Chambre des représentants dans des vidéos « live » sur Instagram, en parlant de son « Green New Deal » tout en partageant des recettes familiales, elle a permis à des millions de personnes de s’identifier à sa simplicité et à son passé modeste. À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.

Des minorités, et des femmes justement. Que ce soit en campagne ou dans le cadre de ses fonctions, celle-ci a toujours mis au centre de sa politique son goût de l’engagement, de la conviction dans ses actions, et surtout la revendication de son identité, comme femme issue des minorités hispaniques et venant d’un milieu modeste.

Michel Foucault dans L’ordre du discours introduit l’idée que « la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité »[2]. Face à cette idée de production de discours, Ocasio-Cortez a fait sienne une forme d’expression intéressante et accessible à tous : l’argumentation. Nombre de ses prises de parole offensives ont été saluées, comme celle du jeudi 23 juillet 2020, où lors d’un discours implacable, “AOC” rappelait ses talents d’oratrice et son intelligence politique. Quelques jours plus tôt, cette dernière avait été insultée de « fucking bitch » par l’élu républicain Ted Yoho. Ce dernier s’était par la suite excusé à demi-mot, utilisant sa femme et ses filles comme bouclier anti-sexiste.

L’affirmation d’un féminisme politique

Lors d’une percutante prise de parole de dix minutes, Ocasio-Cortez replace cette insulte dans un cadre systémique et politique, rappelant que c’est le quotidien des femmes que de subir ce genre d’attaques, et ce, au sein de toutes les catégories sociales. En faisant de son cas l’incarnation d’une réalité plus vaste, elle soutient qu’ « avoir une fille ne rend pas un homme convenable. Avoir une femme ne rend pas un homme convenable. Traiter les gens avec dignité et respect est ce qui rend un homme convenable. » Dénonçant une culture de l’impunité, les conséquences du patriarcat et la structure soutenant ces violences, Ocasio-Cortez rappelle son féminisme et sa volonté de défendre les voix de celles et ceux qui ne peuvent s’exprimer. En refusant la silenciation et la prétendue « place » assignée aux femmes, l’élue bouscule l’ordre établi et les rapports de pouvoir.

Déjà, lors de la marche pour les droits des femmes à New York en 2019, Alexandria Ocasio-Cortez délivrait un discours poignant, mentionnant que « la justice n’est pas un concept qui se lit dans les livres […] la justice c’est aussi combien les femmes sont payées ». Elle rajoute qu’un « combat signifie qu’aucune personne ne soit laissée pour compte » et « qu’il ne s’agit pas seulement d’identité, mais de justice ». Dès lors, Alexandria Ocasio-Cortez semblait s’inscrire au sein de la branche intersectionnelle du féminisme, combattant les inégalités sociales, environnementales et économiques, et se plaçant dans un combat rassemblant toutes les luttes en s’attaquant à une multitudes d’oppressions simultanées.

https://www.flickr.com/photos/98346767@N04/32087493347
Alexandria Ocasio-Cortez à la marche mondiale des femmes à New-York, 2019. © Dimitri Rodriguez

Dernièrement, au travers d’une vidéo Youtube en collaboration avec le magazine Vogue américain, l’élue présentait sa routine maquillage tout en faisant une nouvelle démonstration de communication politique. Au-delà de quelque chose pouvant sembler frivole, elle évoque alors la « taxe rose » comme une inégalité supplémentaire et défend le « pouvoir de la féminité » et le maquillage comme outil de confiance en soi plutôt que comme injonction. Rappelant qu’il est difficile pour les femmes d’être prises au sérieux, d’autant plus lorsqu’elles sont jeunes et issues des minorités, Alexandria Ocasio-Cortez défend l’estime de soi comme acte militant au sein d’une société moralisatrice et sévère. Les enjoignant à s’émanciper d’une certaine norme et à faire les choses pour elles-mêmes et non pour le regard extérieur, elle délivre alors un discours libérateur.

L’importance de la communication politique dans la production de discours

Ainsi, dans son sens le plus large, la communication politique est un flux continu de circulation, de représentations et de symboles contribuant à affecter les registres de la légitimation politique. Les origines d’Alexandria Ocasio-Cortez sont son étendard : femme, hispanique, issue d’un milieu modeste, elle rassemble tous les critères de genre, race, classe, lui permettant à la fois de comprendre et de défendre les populations marginalisées de son district et au-delà.

Par ailleurs, une des forces d’Alexandria Ocasio-Cortez est d’amener ses abonnés dans le processus politique, sans condescendance, et de les convaincre qu’eux aussi, pourront un jour être à sa place. En mettant en avant le pouvoir de la communauté plutôt que de l’individu et en partageant les informations qu’elle reçoit à tous, elle sort du schème classique du politicien technocrate qui semble loin des réalités des citoyens.

Alexandria Ocasio-Cortez a saisi l’importance de la dimension communicationnelle au sein de la politique tout en préservant son intégrité et ainsi, sa légitimité. La communication, surtout au sein d’un environnement politique, est régulièrement acculée et discréditée, perçue comme une arme visant à « manipuler les individus et les masses ». Tout l’enjeu pour les femmes et les hommes politiques et leurs communicants est de réussir à communiquer d’une façon intègre, honnête et acceptable[3]. La communication politique se trouve bousculée à l’ère des fausses nouvelles, de la sur-communication et de la rapidité à laquelle se propagent les informations. Il semblerait que les pratiques participatives soient une solution à ce déficit de légitimité ou de crédibilité dont certains élus peuvent souffrir. Au travers des réseaux socionumériques bien sûr, par la mobilisation de ces plateformes et en interagissant avec les citoyens pour créer de l’engagement.

Le pouvoir d’Alexandria Ocasio-Cortez réside ainsi dans son capital politique. En apparaissant comme radicale et en impliquant les citoyens au travers des réseaux socionumériques, elle parvient à capter l’attention médiatique et à placer ses propositions au centre des débats. Les membres de son parti, bien que réticents à ces dernières, sont bien conscients qu’ils ne peuvent trop résister à des projets fondamentalement sociaux, au risque de paraître déconnectés de leur électorat. Ainsi, en faisant preuve de transparence et d’honnêteté, en continuant de communiquer chaque jour sur son quotidien et en emmenant ses abonnés dans les coulisses de la vie politique, elle démontre sa légitimité et sa proximité avec les citoyens. En s’emparant de sujets sociaux très actuels comme le féminisme ou l’environnement, elle prouve sa capacité à parler à une jeune génération avide de leaders qui se préoccupent de leurs électeurs. Nul doute donc que ces qualités lui permettront de continuer à s’imposer comme figure majeure de la vie politique américaine.


[1] Stéphanie Le Bars, Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante de la gauche américaine, Le Monde, 22 Mars 2019.
[2] Michel Foucault, L’ordre du discours, 1971.
[3] Benoit Denis, “Une éthique de la communication : la requête (ou revendication) impossible…”, Market Management, 2006/4 (Vol. 6), p. 37-53

L’emploi garanti, solution au chômage de masse ?

Affiche de mai 1968.

Alors que le chômage a fortement augmenté au cours des derniers mois, le gouvernement espère que les 10 milliards de baisse d’impôts du plan de relance suffiront à résoudre ce problème. Mais après des décennies d’échec des politiques de l’offre, n’est-il pas temps d’essayer une autre stratégie contre le chômage de masse ? Certains économistes proposent ainsi d’instaurer une « garantie à l’emploi », c’est-à-dire d’employer tous les chômeurs volontaires dans des projets définis localement. De quoi s’agit-il concrètement et quelles conséquences auraient un tel dispositif ? Réponse en quelques questions. Une première version de cet article est parue sur le site du magazine Socialter.


Depuis le début de la crise sanitaire, la France compte environ 580.000 chômeurs de plus, portant le nombre de personnes sans aucune activité à plus de 4 millions. Et la situation pourrait encore s’aggraver alors que les jeunes en fin d’étude peinent à trouver un emploi et que les plans sociaux s’accumulent dans de nombreux secteurs. Or, si le confinement a permis de sauver des vies, le chômage supplémentaire qu’il a engendré causera aussi une hécatombe, certes plus discrète : avant cette année, le nombre de décès liés au chômage s’élevait déjà entre 10.000 et 14.000 morts par an en France, soit trois à quatre fois le nombre de victimes d’accidents de la route. En effet, non seulement le demandeur d’emploi s’appauvrit et se voit dévalorisé socialement (lorsqu’on le réduit à un « assisté » par exemple), mais plus le chômage dure, plus les compétences s’amenuisent et la perspective de retravailler s’éloigne et plus les difficultés familiales, financières ou d’addiction s’amoncellent. Par ailleurs, le gâchis humain de savoir-faire qui pourraient être utiles à la société est considérable.

Pourtant, quelle que soit la couleur politique du gouvernement, les mêmes mesures sont reconduites depuis 30 ans : réformes de la formation professionnelle, réduction des indemnités chômage pour inciter à la recherche d’emplois et politiques dites « de l’offre » comme la flexibilisation du marché du travail et la baisse des cotisations. A-t-on donc « tout essayé » contre le chômage, comme le déclarait François Mitterrand en 1993 ? Non, si l’on regarde du côté des mesures prises par d’autres États durant des crises économiques dévastatrices, tels les États-Unis dans les années 1930 ou l’Argentine dans les années 2000. Leur recette contre le chômage ? Respecter enfin le « droit au travail » qui garantit à chacun le droit d’avoir un emploi. Ce droit est d’ailleurs reconnu en France depuis la révolution de 1848, lors de laquelle s’affirme brièvement une conception sociale, voire socialiste, de la République française, incarnée notamment par la figure de Louis Blanc.

Au vu du contexte social dramatique et des besoins de main-d’œuvre pour réaliser la transition écologique, prendre en charge la dépendance des plus âgés ou remettre en état nos infrastructures, la garantie à l’emploi semble mériter notre intérêt. Pourtant, elle demeure pour l’instant absente des débats de politique économique en France [1], contrairement aux États-Unis, où elle est l’une des revendications phares des democratic socialists comme Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez et est sérieusement débattue par les économistes. Pour l’heure, il n’existe en France qu’un ersatz d’emploi garanti, les Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée (TZCLD), introduits à titre expérimental depuis 2016, qui n’avaient embauché que 770 chômeurs fin 2018. Alors, quelles seraient les conséquences d’un tel programme, à la fois pour les chômeurs et pour la société ?

Comment fonctionnerait concrètement ce programme ?

Tout commence par une concertation locale réunissant employeurs, syndicats, élus et bien sûr chômeurs. Les sans-emplois expliquent quelles sont leurs compétences et leurs envies, et les collectivités évaluent dans quelle mesure cela correspond à leurs besoins. Pour Dany Lang, économiste qui a travaillé sur les TZCLD, « il faut vérifier que ça ne fasse pas concurrence avec l’emploi privé et la fonction publique qui existent déjà dans le secteur en question, ce qui rend les choses plus faciles dans certaines zones rurales. Ce sont des domaines non rentables pour le privé et délaissés par les collectivités. Aujourd’hui l’essentiel des besoins sont en lien avec la transition écologique. » Les chômeurs sont alors embauchés au nombre d’heures qu’ils souhaitent et bénéficient du salaire horaire minimum, de droits sociaux et de formations.

Des exemples de secteurs d’activités dans le cadre des TZCLD. © Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée.

Henri Sterdyniak, économiste à l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE), souligne cependant deux difficultés. La première est de pouvoir suivre une formation tout en travaillant : « Il faut qu’il soit justifié d’investir pour former ces chômeurs, pour des seniors ou pour des gens dont le métier n’existe plus, par exemple. Dans d’autres cas, ça ne l’est pas. » Il insiste également sur la nécessité d’une continuité dans les activités exercées: « Il faut un engagement réciproque de l’employeur et de l’employé, on ne peut pas prendre un emploi garanti juste durant trois mois le temps de chercher un boulot. » Pour ce membre des Économistes Atterrés, la garantie à l’emploi devrait donc être restreinte aux chômeurs de longue durée ou sans perspective de retrouver un emploi.

Un chômeur serait-il contraint de travailler ?

La garantie à l’emploi n’est pas un « workfare », c’est-à-dire du travail obligatoire pour les bénéficiaires d’allocations. L’objectif est de permettre aux demandeurs d’emplois d’en retrouver un. Les individus qui ne souhaitent pas travailler pourraient donc s’en dispenser. Mais contrairement à ce qu’affirme le discours sur « l’assistanat », il s’agit d’une minorité: « De toute façon, que veulent les chômeurs ? Un emploi. Le travail, c’est une intégration sociale, une utilité collective, un sens. En Argentine, le plan Jefes avait tellement bien fonctionné que les gens impliqués ont continué à venir travailler bénévolement une fois le plan arrêté, même si ce n’est bien sûr pas le but », ajoute Dany Lang. 

Les premiers gagnants sont donc ceux qui tentent de s’intégrer sur le marché de l’emploi mais n’y parviennent pas : seniors, chômeurs de longue durée aux qualifications dépréciées, femmes subissant des temps partiels contraints ou encore personnes handicapées. Avec un revenu, des savoir-faire et de l’intégration sociale, beaucoup retrouvent alors confiance en eux et échappent au déclassement économique, social et sanitaire lié au chômage.

Y a-t-il d’autres avantages indirects plus larges pour la société ?

Les aspects positifs d’un dispositif où l’État assume d’être employeur en dernier ressort ne se limitent pas à ses bénéficiaires directs. Dany Lang rappelle que le chômage est la première cause de divorce et est en grande partie responsable de la criminalité et de la dépression, qui représentent des coûts sociaux considérables. L’intégration des femmes dans la société en serait également renforcée : en Argentine, entre 66% et 75% des bénéficiaires du programme Jefes étaient des femmes et une bonne part d’entre elles n’avaient jamais eu d’emploi salarié. 

Une société de plein-emploi rendrait l’économie plus stable : en cas de crise, les salariés du privé qui seraient licenciés pourraient rebondir rapidement et le niveau de demande de biens et services ne s’effondrerait pas. L’emploi garanti est donc une mesure contracyclique. Mais la garantie à l’emploi irait au-delà d’une plus grande stabilité du niveau de vie, elle les pousserait à la hausse. La fin de la peur du chômage supprimerait « l’armée industrielle de réserve » [2] qui fait pression à la baisse sur les salaires. Pour Dany Lang, « c’est la peur du chômage qui empêche de se syndiquer et de revendiquer. Si la main-d’oeuvre devient rare, le travail est davantage valorisé. » La productivité pourrait également en bénéficier d’après le post-keynésien : « une des rares théories économiques qui a été prouvée, c’est le « salaire d’efficience» : si on est mieux payé, on travaille mieux. Ce n’est pas par peur du chômage qu’on travaille bien. On travaille bien quand on est bien payé et quand on aime ce que l’on fait. »

Combien ça coûterait ?

Le coût est le premier argument des adversaires de la garantie à l’emploi. Dans Les Echos, Pierre Cahuc, économiste à Sciences Po, pointe le fait que les économies attendues dans le cadre des TZCLD en remplaçant le versement des allocations chômage et du RSA ne couvrent pas les coûts d’un CDI au SMIC créé spécialement pour un chômeur. En y ajoutant les frais nécessaires à l’encadrement des emplois garantis et les investissements mobiliers et immobiliers nécessaires au lancement des activités économiques sélectionnées, il évalue le coût annuel net d’un emploi entre 15.000 et 20.000 euros. 

Cette tribune a suscité de très vives réactions, l’ancien député PS à l’origine des TZCLD Laurent Grandguillaume évoquant une « tribune torchon » au service du « sabotage » du programme par la Ministre du Travail de l’époque Muriel Pénicaud. « Entre 15.000 et 20.000 euros par emploi et par an, contre 280.000 euros pour les emplois CICE et le double cette année, le calcul est vite fait ! », tempête Dany Lang. Certes, les estimations quant au coût du CICE divergent tant il est difficile de mesurer le nombre d’emplois créés ou préservés, mais les estimations les plus favorables au programme chiffrent son coût à 180.000€ par emploi. 

Surtout, Lang pointe le caractère très restrictif des analyses comptables classiques: « Les divorces, ça coûte cher, la dépression et la criminalité aussi. » L’économiste à Paris 13 et Sorbonne Paris Cité souligne également que « les gens en emploi garanti cotisent, ce qui règle un certain nombre de problèmes » et que ces emplois peuvent jouer un rôle majeur pour tempérer la catastrophe écologique « qui coûtera de toute façon très cher au secteur privé ».

Quels pourraient être les effets pervers de la garantie à l’emploi ?

Selon la théorie du NAIRU (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment), une chute du taux de chômage sous son niveau « naturel » entraînerait un emballement de l’inflation en gonflant la demande. Ce chiffre magique du taux de chômage en-dessous duquel l’inflation augmenterait n’a pourtant jamais été trouvé et le président de la FED (banque centrale des USA), questionné par Alexandria Occasio-Cortez, a dû lui-même reconnaître que ce concept économique clé du néolibéralisme ne fonctionnait pas. « Le NAIRU est un concept stupide purement idéologique », estime Lang. « Un peu plus d’inflation ne ferait pas de mal, sauf aux rentiers. La dette privée est trop importante, si elle baisse, les entreprises endettées pourraient investir. Est-ce que la priorité doit être la limitation de l’inflation ou le plein emploi ? »

Le risque que la garantie à l’emploi gonfle la demande et le déficit commercial est peut-être plus sérieux que celui de l’inflation : « C’est possible qu’avec plus de revenus, les gens consomment plus et que ça stimule les importations, mais c’est pour ça qu’il nous faut aussi une politique industrielle. De toute façon, consommer des produits locaux et de meilleure qualité fait partie de la transition écologique », indique Lang.

Que nous apprennent les exemples d’application de la garantie à l’emploi ?

Au lieu de perdurer à essayer de stimuler les embauches du secteur privé, l’État pourrait fournir les moyens aux collectivités locales d’employer directement les demandeurs d’emploi. Les études sur les exemples étrangers de garantie à l’emploi durant le New Deal aux États-Unis, le plan Jefes argentin ou la rural job guarantee en Inde montrent une grande satisfaction des participants et l’utilité des projets développés. 

Affiche du Civilian Conservation Corps, un programme du New Deal destiné aux jeunes chômeurs.

Qu’attend donc la France pour imiter les exemples étrangers, en commençant par élargir le dispositif des Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée ? Dany Lang a peut-être une réponse: « Quand on parle d’emploi garanti à des élus locaux, tous, quel que soit leur positionnement politique, trouvent ça intéressant. Vraiment tous. Mais plus on monte dans la hiérarchie des élus, plus on sent de l’hostilité parce qu’ils adhèrent au libéralisme économique. » Après de longs mois d’hésitation, le gouvernement a finalement décidé d’élargir légèrement le périmètre de l’expérimentation à de nouveaux territoires. Une décision bien timide au vu de la réussite du programme et du contexte social.

 

 

Plutôt que de garantir l’emploi, ne faudrait-il pas mettre en place un revenu universel ?

Si les deux mesures sont souvent comparées et ont en commun de permettre d’améliorer les niveaux de vie, elles ne visent pas entièrement les mêmes objectifs. Pour la garantie à l’emploi, il s’agit d’utiliser à plein le potentiel de la population active en l’employant dans des projets utiles localement et en la formant. Le revenu universel cherche lui à dissocier travail et revenu et permettrait de valoriser le travail non-salarié, comme celui des femmes au foyer par exemple. Le revenu universel est souvent critiqué pour l’oisiveté qu’il pourrait encourager, bien que les études sur le sujet montrent qu’elle est rare [3]. En revanche, qu’il s’agisse de garantie à l’emploi ou de revenu universel, il est vraisemblable qu’il faudrait rendre les emplois pénibles et mal payés, comme éboueur ou égoutier, plus attractifs au risque de ne plus trouver assez de volontaires pour les exercer.

La faisabilité du revenu universel pose cependant question. Pour Dany Lang, « la garantie à l’emploi coûte beaucoup moins cher que le revenu universel ». Certes, de nombreuses versions des deux programmes sont possibles, mais les écarts ne font pas de doute. En rémunérant les 5,6 millions de chômeurs au SMIC d’avant la crise du COVID et en soustrayant les aides qui leur sont actuellement versées, le journaliste Romaric Godin estime le coût d’une garantie à l’emploi pour la France entre 39 et 80 milliards d’euros. L’économiste Jean Gadrey évalue lui le coût d’un revenu universel de 800€/mois entre 400 et 450 milliards d’euros, soit l’équivalent du budget de la Sécurité Sociale. Un niveau de création monétaire aussi considérable a toutes les chances de déclencher une spirale inflationniste, selon l’économiste Pavlina Tcherneva. 

Enfin, les deux mesures ne devraient pas avoir les mêmes effets. Partant du constat que les femmes exercent des emplois souvent plus précaires et réalisent plus de tâches domestiques que les hommes, les économistes Anne Eydoux et Rachel Silvera s’inquiètent du fait qu’un revenu universel pourrait aisément devenir un salaire maternel. La fin du plan Jefes en Argentine semble confirmer cette hypothèse: un programme d’allocations avait été créé pour prendre le relai et compenser la perte de revenus des femmes qui perdaient leur emploi. Or, bien qu’elles appréciaient ces aides financières, toutes les participantes sans exception indiquaient préférer travailler.


[1] On peut toutefois rappeler que le programme de la France Insoumise comporte une proposition “d’État employeur en dernier ressort” pour les chômeurs de longue durée, mais celle-ci a été très peu mise en avant durant la campagne de 2017 ou depuis.

[2] Expression marxiste faisant référence à l’existence d’un surplus de travailleurs disponibles par rapport à la demande d’emploi. Ces personnes préfèrent de faibles salaires et des mauvaises conditions de travail au chômage.

[3] Olivier Le Naire et Clémentine Lebon, Le revenu de base, Actes Sud, 2017.

Primaires démocrates : la gauche renoue avec la victoire et bouscule l’establishment

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J.

Depuis la défaite de Bernie Sanders face à Joe Biden, la gauche américaine traversait une période difficile. Avec les résultats des primaires de New York et du Texas pour les législatives de novembre, elle renoue avec les succès électoraux et signe son retour dans le jeu politique américain. Au point d’ébranler l’emprise de l’establishment sur le Parti démocrate. 


Juin 2018. En triomphant de John Crowley, numéro trois du parti démocrate, Alexandria Ocasio-Cortez provoque un séisme politique. S’inscrivant dans la continuité de la campagne présidentielle de Bernie Sanders, elle incarne la victoire « des gens contre l’argent » et semble présager le déferlement d’une vague progressiste au Congrès. Pourtant, si AOC (le surnom d’Ocasio-Cortez) a profondément influencé le positionnement idéologique du parti, la gauche radicale dont elle est issue comptait ses victoires sur les doigts d’une main.

Ancré au centre droit, l’establishment démocrate conserve de nombreux atouts pour se prémunir d’une insurrection socialiste dans ses rangs. Aux primaires, les candidats néolibéraux peuvent compter sur les millions de dollars des riches donateurs, lobbies et entreprises pour aligner des budgets de campagne dix fois supérieurs à ceux des candidats progressistes financés par les dons individuels. La machine électorale ensuite – comprendre la galaxie de soutiens politiques locaux et nationaux à laquelle s’ajoutent les institutions syndicales, médiatiques ou commerciales – fournit les précieux endorsements (soutiens) aux candidats choisis par l’establishment, tout en privant les dissidents d’un accès aisé aux ressources nécessaires pour faire campagne. Si on ajoute l’avantage naturel qui sied aux sortants, on comprend les difficultés se dressant face aux candidats inspirés par Sanders et Ocasio-Cortez.[1] 

Certes, suite à l’élection de Barack Obama, le parti républicain avait été pris d’assaut par le Tea Party, qui est rapidement devenu une force incontournable au Congrès. Mais cette aile radicale pouvait compter sur le soutien appuyé d’une poignée de milliardaires, dont les fameux frères Koch, et l’appui de nombreux lobbies industriels et organes médiatiques. À l’inverse, les candidats issus de la gauche radicale ne peuvent se reposer que sur les dons individuels pour affronter l’establishment démocrate. 

Jusqu’à présent, les primaires 2020 ont constitué une suite de déceptions. La gauche a même été contrainte de jouer en défense, les quatre membres du « squad » emmenée par AOC faisant toutes faces à des challengers de centre droit bien financés. La plus emblématique d’entre elles n’étant autre que l’ancienne présentatrice de NBC et ex-républicaine Michelle Caruso-Cabrera, financée par des donateurs de Donald Trump, des dirigeants de fonds spéculatifs, des cadres de Wall Street et appuyée par la Chambre de Commerce de New York. Si cette initiative caricaturale semblait vouée à l’échec (Michelle Caruso-Cabrera s’est prononcée contre le « New deal vert » et l’assurance maladie universelle, vivait dans la Trump Tower de Manhattan et se dit fan de Ayn Rand), elle a forcé Alexandria Ocasio-Cortez à faire campagne activement et à tempérer ses prises de position au Congrès.

À New York, de nombreuses victoires propulsées par le mouvement Black Lives Matter

En triomphant de Michelle Cabrera (avec plus de 72% des suffrages), Alexandria Ocasio-Cortez a mis fin aux doutes sur la légitimité de sa victoire de 2018 et la pertinence de son action au Congrès depuis son élection. Ce résultat attendu s’accompagne d’une vague progressiste à New York. 

 

Au parlement de l’État de New York, la réélection de Julia Salazar, démocrate socialiste, confirme la percée de cette formation politique à l’échelon local. La jeune femme a beaucoup de points communs avec AOC, jusqu’au territoire qu’elle représente.

Si les résultats ne sont pas encore définitifs* – du fait des votes par procuration – six candidats sortants sont en difficultés. Le premier coup de tonnerre est venu de Marcela Mitaynes, une membre du Democrat Socialist of America (DSA) et employée d’une association d’aide au logement. Elle a sorti un baron démocrate en place depuis 25 ans, troisième personnage le plus important de l’Assemblée de l’État. Sur la base des résultats partiels, deux autres candidats issus du DSA, Jabari Brisport et Zohran Mamdani, devraient* rejoindre Salazar et Mitaynes sur les bancs du parlement.[2] Pour Ryan Grim, journaliste politique à The Intercept, « si la machine démocrate ne trouve pas rapidement la parade, le DSA va emporter l’État de New York ». Wall Street bientôt sous la coupe des socialistes ?

À l’échelle nationale, deux candidats soutenus par la gauche radicale semblent sur le point de remporter des primaires ouvertes : Mondaire Jones et Ritchie Torres. Tous deux ouvertement homosexuels, ils seraient les premiers élus au Congrès issu de la communauté LGBT [3]

 

Mais la victoire la plus significative vient de la 16e circonscription de New York, où le président de la puissante commission des affaires étrangères du Congrès Eliot Engel a été sorti par Jamal Bowman, un enseignant afro-américain du Bronx présenté comme le nouveau Alexandria Ocasio-Cortez. 

Au Congrès depuis 1989, Eliot Engel était systématiquement réélu sans opposition. Ce fervent défenseur des intérêts du complexe militaro-industriel avait voté pour la guerre en Irak et contre l’accord sur le nucléaire iranien signé par Barack Obama. Situé à la droite du parti républicain sur les questions en lien avec Israël, il a publiquement regretté que la Syrie et l’Iran ne subissent pas le même sort que l’Irak, et s’est allié aux républicains pour empêcher l’interdiction du déploiement d’armes à sous-munitions au Yémen. Critiqué pour son manque d’opposition à Donald Trump, il a accepté l’appui de donateurs républicains, en plus des financements issus de lobbies pro-israéliens. 

Les principaux cadres du parti démocrate lui ont apporté leurs soutiens, dont la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi, le chef du groupe démocrate au Sénat Chuck Schumer et le gouverneur de l’état de New York Andrew Cuomo. Même Hillary Clinton, qui s’est pourtant retirée de la vie politique, a jugé opportun de lui offrir son soutien officiel. Signe du pouvoir de l’establishment démocrate, le black caucus, un groupe parlementaire réunissant les élus afro-américains au Congrès, a également soutenu Engel (qui est blanc) contre l’Afro-américain Bowman. [4]

Ce dernier pouvait néanmoins compter sur les soutiens d’AOC, de Sanders et des principaux partis et organisations liés à la gauche américaine (dont le Sunrise Mouvement, à l’origine du New Deal vert). Il a ainsi bénéficié du travail acharné des militants de terrain. Lui-même membre du Democrat Socialist Of America, favorable à la nationalisation de l’assurance maladie (Medicare for all), il semble avoir bénéficié du mouvement social et de la crise du COVID pour s’imposer face au baron Eliot Engel. Une victoire qualifiée de «démonstration de force de la gauche démocrate » par le New York Times. 

De l’importance des primaires

De la même façon qu’un membre du NPA aura du mal à remporter la mairie de Neuilly-sur-Seine, un républicain n’a aucune chance de représenter le Bronx, et s’imposer au Kentucky constitue une mission quasi impossible pour un démocrate. Le vainqueur de la primaire d’une circonscription donnée est donc souvent assuré de remporter l’élection législative.

Si la gauche américaine reste minoritaire au sein du groupe démocrate au Congrès, chaque élu supplémentaire compte. D’abord, cela envoie un signal fort aux démocrates de centre droit, qui doivent prendre en compte la menace d’une primaire dans leurs votes et prises de position. Ce genre de victoire renforce ainsi le poids politique des éléments les plus radicaux, dont Alexandria Ocasio-Cortez. Enfin, une poignée d’élus déterminés peut influencer les votes en adoptant une discipline de groupe.[5]

Ces stratégies peuvent orienter significativement la façon dont légifère et gouverne le Congrès. Pour l’instant, la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi se positionne à la droite du centre de gravité de son parti, pour défendre les sièges dont dépend sa majorité. Ces circonscriptions clés, par définition disputées et susceptibles de retomber sous contrôle républicain, sont majoritairement aux mains de démocrates situés très à droite et partiellement financés par des lobbies… pro républicains

Or, au Texas, les progressistes viennent de remporter deux primaires dans des circonscriptions de ce type, ce qui pourrait remettre en cause la stratégie démocrate et inverser le rapport de force au Congrès.

Au Texas, des victoires décisives ?

Le parti démocrate mise de plus en plus sur les circonscriptions issues des suburbs, ces banlieues pavillonnaires où vit une classe moyenne supérieure qui vote de plus en plus démocrate. Pour les remporter, l’establishment mise sur des candidats de centre droit, voire conservateur, souvent issus de l’armée américaine ou du monde de l’entreprise, et financés par les lobbies industriels, pharmaceutiques et bancaires. Ce modèle a permis de ravir la chambre des représentants du Congrès au parti républicain, mais a également «droitisé » le parti.

Mais au Texas, deux primaires pour des circonscriptions de ce type viennent d’être remportées par des candidats progressistes. Soutenue par Bernie Sanders et AOC, Candace Valenzuela s’est imposée à Houston. À Dallas, c’est Mike Siegel qui triomphe d’un candidat soutenu par le parti. Enfin, José Garza, un immigré appuyé par le DSA, a battu le candidat sortant pour le poste de procureur général du compté d’Austin (Travis County), démontrant une fois de plus la percée de cette formation socialiste aux États-Unis. [6]

Si ces élus transforment l’essai lors de l’élection générale, ils ne viendront pas uniquement renforcer le bloc socialiste au Congrès, mais pourraient faire basculer la majorité démocrate vers la gauche. Dans l’optique d’une présidence Biden, cela transformerait en profondeur l’action législative démocrate, en particulier en matière de lutte contre le réchauffement climatique.

L’establishment démocrate conserve néanmoins la main mise sur son groupe parlementaire au Sénat, après avoir réussi à repousser les assauts de son aile gauche.

Au Colorado et Kentucky, l’establishment démocrate échappe de justesse à une nouvelle sanction

Au Kentucky, les démocrates font face à une mission impossible, mais impérieuse : battre Mitch McConnell, le président du Sénat et bête noire des progressistes est souvent présenté comme « l’homme politique le plus influent du 21e siècle » (ou, selon un autre point de vue, « le politicien le plus antidémocratique et criminel de l’histoire moderne » – pour paraphraser Noam Chomsky). McConnell s’est illustré par ses efforts contre le droit de vote, son obstruction parlementaire systématique et une aptitude inégalée à imposer l’agenda politique des milieux d’affaires conservateurs. Pour les démocrates, le battre représenterait la seconde meilleure nouvelle, après la défaite de Donald Trump. Seul problème, le Kentucky reste un bastion républicain, malgré la victoire récente d’un démocrate au poste de gouverneur. 

Pour remplir cette mission, les dirigeants du parti démocrate ont choisi Amy McGrath, une ancienne pilote de chasse aux valeurs conservatrices et positions économiques néolibérales, conformément à la stratégie globale du parti. L’idée étant qu’en séduisant les électeurs modérés, le parti démocrate « gagnerait trois voix dans les banlieues aisées pour chaque vote perdu auprès de la classe ouvrière ». [7]

Si McGrath avait, selon Schumer, très peu de chance de l’emporter, ses connexions avec le milieu des affaires et l’horreur qu’inspire McConnell aux électeurs démocrates lui permettraient de lever des fonds records, forçant McConnell à mobiliser des ressources importantes, qu’il ne pourra investir dans d’autres états pour défendre sa majorité au Sénat. McGrath a déjà récolté plus de 40 millions de dollars, du jamais vu pour une primaire.

Mais en refusant de prendre position sur la destitution du président, elle a ouvert un espace pour son adversaire progressiste, Charles Booker, qui défend la nationalisation de l’assurance maladie. Sa campagne énergique a connu un vif succès dans les dernières semaines, propulsées par son rôle dans les manifestations antiracistes. Il avait reçu les soutiens de Sanders, AOC et même, fait rarissime, d’Elizabeth Warren. [8]

Booker semblait sur le point d’humilier les dirigeants du parti démocrate en ravissant la victoire à McGrath. Le soir de l’élection, il dispose de plus de 20 points d’avance. Mais le vote par courrier, dépouillé dans les jours suivants, a donné un avantage décisif à Amy McGrath. Sa campagne avait mis en place un système efficace d’identification des électeurs qui lui a permis de les contacter un par un pour les encourager à voter par correspondance un mois avant le jour du scrutin, sauvant d’un cheveu sa candidature (45% – 42%).

Au Colorado, la reconquête du siège de sénateur occupé par le républicain Cory Garner semble gagnée d’avance, tant l’État a basculé à gauche ces dernières années. Mais au lieu de laisser faire la primaire locale, l’establishment démocrate a appuyé de tout son poids la candidature de l’ancien gouverneur John Hickenlooper. Si ce dernier jouit d’une certaine popularité grâce à son ancrage local, il n’en reste pas moins une insulte aux militants. Surnommé John Frackinglooper du fait de son soutien invétéré à l’industrie pétrolière et la fracturation hydraulique, sujet de préoccupation majeure des démocrates au Colorado, ce néolibéral et conservateur pur jus s’est récemment illustré par une campagne aux primaires démocrates pour la présidentielle où il a fait état d’une opposition viscérale aux idées progressistes. Incapable de décoller dans les sondages ou de récolter des financements, il avait été contraint de jeter l’éponge huit mois avant le premier scrutin de l’Iowa. 

Hickenlooper vient de s’imposer face au candidat progressiste Andrew Romanoff à la primaire du Colorado (58%- 42%). Au mieux, un nouveau conservateur rejoindra le banc des démocrates au sénat, au pire, le siège le plus facile à prendre de cette élection restera aux mains des républicains, et de Mitch McConnel…

Trop peu et trop tard ?

Si les instances du parti et la plupart des mandats électoraux restent sous contrôle de l’establishment démocrate, la percée de la gauche américaine vient rebattre les cartes. À l’échelle locale, de nombreux socialistes sont élus dans les parlements et conseils municipaux. À Seattle, le DSA est devenu la bête noire de Jeff Bezos. À New York, le maire et le gouverneur sont sous le feu des critiques d’Alexandria Ocasio-Cortez, qui obtient de nombreuses avancées en matière de politique judiciaire et budgétaire grâce à la pression exercée par les élus progressistes. [9] À l’échelle nationale, le basculement est plus lent et laborieux, et les défaites plus nombreuses. Biden a vaincu Sanders, le Sénat reste fermement ancré à droite et les alliés d’AOC au Congrès se comptent sur les doigts d’une main.

Mais le rapport de force pourrait rapidement basculer, ouvrant une fenêtre de tir pour des réformes significatives en matière de justice sociale, de lutte contre le racisme et contre le réchauffement climatique en cas de présidence Biden. Consciente de l’évolution en cours, Nancy Pelosi a salué la victoire de Jamaal Bowman dans des termes bien plus élogieux que ceux qu’elle avait réservé à AOC en 2018. Reste à savoir si la gauche parviendra à transformer l’essai aux législatives de novembre en remportant des circonscriptions détenus par les républicains. La clé du Congrès réside dans ces territoires dont dépendent la majorité démocrate.

*: Mise à jour du 28/07/2020 : les cinq candidats du DSA ont tous remporté leurs primaires dans l’État de New York.

  1. À ce propos, lire “We’ve got people, From Jesse Jackson to AOC, the end of big money and the rise of a movement” de Ryan Grim, Strong Arm Press.
  2. Jacobinmag, Last night was a political earhtquake https://t.co/HEvJansWzS?amp=1
  3. The New York Times, https://www.nytimes.com/2020/06/30/nyregion/ny-house-primaries.html
  4. https://theintercept.com/2020/05/26/eliot-engel-primary-defense-industry-pro-israel/
  5. Lire notre article : Pourquoi le parti démocrate ne s’oppose pas à Donald Trump
  6. https://theintercept.com/2020/07/14/texas-democratic-primaries-progressives/
  7. https://theintercept.com/2020/06/23/charles-booker-amy-mcgrath-kentucky-primary/
  8. https://www.youtube.com/watch?v=3g2puft29Es
  9. https://www.nytimes.com/2020/07/16/nyregion/aoc-billionaires-tax.html

La pression d’Alexandria Ocasio-Cortez sur Joe Biden

https://www.flickr.com/photos/nrkbeta/32411240957
Alexandria Ocasio-Cortez. ©Ståle Grut / NRKbeta

Alors que la rumeur d’une suspension de campagne courait déjà depuis quelques semaines, Bernie Sanders l’a officialisée jeudi 9 avril dans un message vidéo publié sur les réseaux sociaux. Plusieurs éléments ont rendu la poursuite du combat politique du sénateur du Vermont difficile, en premier lieu l’épidémie du Covid19 qui frappe de plein fouet les États-Unis, nouvel épicentre mondial. Les images de longues files d’attente lors du récent scrutin du Wisconsin illustrèrent la nécessité de stopper ce potentiel carnage, Bernie Sanders conseillant lui-même la veille de ne pas s’y rendre. Par Théo Laubry.


Joe Biden est donc désormais seul à la barre d’un navire démocrate qui semble bien fragile. Le capitaine parait inspirer peu d’engouement aux passagers de celui-ci comme le montre une étude du média ABC datant de mi-mars où seuls 24% des démocrates le soutenant se sentent « très enthousiastes » à propos de sa candidature[1]. À titre indicatif, en 2016, 36% des soutiens d’Hillary Clinton se définissaient ainsi. L’apathie qui traverse les électeurs démocrates pro-Biden dénote une chose : priorité donnée au candidat prétendument désigné comme le plus à même de battre Donald Trump. Pour le programme politique on verra plus tard. Cette stratégie n’est pas sans risque contrairement à ce qu’elle laisse paraître, notamment car il sera nécessaire, pour envisager la victoire en novembre prochain, de reconquérir les états ouvriers de la Rust Belt (ceinture de rouille) acquis pendant des années aux démocrates avant d’être ravis par Donald Trump lors de la dernière élection présidentielle.

Si Joe Biden semble pourtant moins clivant qu’Hillary Clinton aux yeux des Américains, il paraît néanmoins peu enclin à mettre un coup de barre à gauche essentiel afin de resserrer les rangs derrière sa candidature et de limiter la fuite vers l’abstention des électeurs démocrates progressistes très favorables à Bernie Sanders. Des signes timides de main tendue apparaissent malgré tout : annulation des dettes étudiantes et gratuité de l’enseignement supérieur pour les familles modestes, augmentation du salaire minimum à 15 dollars net de l’heure (7,25 dollars aujourd’hui à l’échelle fédérale, beaucoup d’états ont par ailleurs déjà commencé à augmenter ce taux sous la pression de mouvements comme Fight For 15$) ou encore l’abaissement à 60 ans de l’âge d’obtention de l’assurance santé publique Medicare (actuellement 65 ans). Par ailleurs, dans une vidéo-conférence avec Bernie Sanders, Joe Biden a annoncé que des groupes de travail communs entre les deux équipes de campagne seraient mis en place afin d’échanger sur les grands thèmes politiques. L’espoir donc à terme de voir émerger des propositions plus ambitieuses.

AOC sans filtre

Derrière cette apparence d’unité, la fracture au sein du Parti Démocrate entre « progressistes » et libéraux est pourtant bien visible. Alors qu’on a vu précédemment que le candidat Biden n’arrivait pas à faire grimper au rideau ses propres supporters, il est aisé d’imaginer que les électeurs plus à gauche ont un enthousiasme proche de zéro. Les réseaux sociaux, bien que parfois peu représentatifs, voient fleurir des messages tels que we will not endorse Joe Biden (« nous ne soutiendrons pas Joe Biden ») émanant de diverses organisations ou électeurs pro-Bernie Sanders. Si le fort militantisme de ces derniers pour des idéaux très progressistes peut expliquer ce refus de soutenir l’ancien vice-président plus conservateur, il faut bien souligner que le nouveau candidat démocrate désigné n’y met pas du sien.

Ce malaise est d’autant plus palpable lorsque l’on lit l’interview du 13 avril d’Alexandria Ocasio-Cortez pour le New York Times[2]. La représentante du 14ème district de New-York et nouvelle coqueluche de la gauche américaine dépeint de façon très froide et réaliste la situation actuelle. D’entrée on y apprend notamment que les équipes de Joe Biden n’ont jamais cherché à prendre contact avec elle. Plutôt surprenant en cette période d’union qu’aucun signe ne soit envoyé à celle qui compte des millions d’abonnés sur les réseaux sociaux et dont l’influence au sein du parti est de plus en plus importante. Rappelons tout de même à ce stade qu’Alexandria Ocasio-Cortez a toujours exprimé sa volonté de soutenir le candidat démocrate qui gagnerait la primaire, position qu’elle rappelle d’ailleurs dans cette interview de façon on ne peut plus claire : « J’ai toujours dit que je soutiendrais le nominé démocrate (…) Sortir Donald Trump est une question de vie ou de mort pour beaucoup de communautés ». Pour autant, son constat sur le résultat de cette primaire est sans appel : « Même s’il est le nominé, nous savons aussi que Joe Biden n’a pas gagné grâce à son positionnement idéologique ». Propos qu’elle illustre plus loin : « Je ne sais pas si le message de retour à la normalité qu’il prône va fonctionner envers des gens pour qui la situation était déjà vraiment mauvaise avant ».

Ce retour à la normale est un des piliers de la stratégie de Joe Biden. Pour lui, Donald Trump est la cause de la crise que traversent les États-Unis. Il propose donc un retour aux années Obama et joue sur la fibre nostalgique d’une partie des électeurs démocrates pour l’ancien président. Pourtant, n’est pas Barack Obama qui veut et de façon indirecte Alexandria Ocasio-Cortez pointe une différence majeure entre l’un et l’autre : « Joe Biden a eu de mauvais résultats chez les jeunes et les latinos, deux segments très importants pour le vote de novembre ». Mais au-delà même du choix stratégique, la critique de la jeune congresswoman porte avant tout sur le fond et illustre les désaccords profonds au sein du Parti démocrate entre les membres de l’establishment et la nouvelle génération d’élus très proches politiquement de Bernie Sanders voire d’Elizabeth Warren. Sans pincettes ni même éléments de langage, Alexandria Ocasio-Cortez jette un pavé dans la mare lorsqu’elle évoque les récentes concessions progressistes du candidat démocrate en particulier en ce qui concerne la santé : « La proposition d’abaisser à 60 ans l’âge d’accès au Medicare est presque insultante. Hillary Clinton proposait déjà mieux en 2016 avec 50 ans. C’est une concession progressiste qui a 10 ans de retard ». En réalité, l’ancienne candidate à la présidentielle proposait un abaissement à 55 ans[3], mais peu importe l’approximation, pour cette nouvelle génération de démocrates favorables à l’assurance santé publique pour tous Medicare For All, Joe Biden semble vivre dans un passé lointain. Malgré ces propos corrosifs, la fin de l’interview est essentielle pour bien comprendre que la fracture semble avant tout entretenue par l’establishment démocrate et son candidat désigné : « Ce que j’aimerais c’est sortir et pouvoir dire « ce plan est pour nous tous ! » mais c’est compliqué de faire cela si le plan ne nous inclut pas ». Si on ajoute à cela les images de communication sur les réseaux sociaux de la campagne Biden où le mot « socialiste » est barré et mis au même niveau que le mot « ploutocrate »[4] le rassemblement post-élection présidentielle est, pour l’instant, mal embarqué.

Le lendemain, le 14 avril 2020, la jeune démocrate poursuit ses confidences au journal Politico[5]. A priori, sa sortie dans le New York Times a réveillé l’équipe de campagne de Joe Biden. Moins de 24 heures auront suffi pour qu’elle prenne contact avec Ocasio-Cortez. Pour autant, cela est loin d’être suffisant pour la pousser à tresser des louanges au candidat démocrate : « Nous allons voir ce que donneront ces conversations politiques ». Elle donne par ailleurs plusieurs pistes à suivre afin que son engagement pour Joe Biden soit plus enthousiaste notamment vis à vis des réformes du système de santé : « Il doit avoir une politique de santé plus ambitieuse, sa concession sur l’âge du Medicare n’est pas suffisante pour nous » et du Green New Deal « Je ne pense pas que les propositions du vice-président sur l’environnement soient pour l’instant suffisantes ».

Elle l’incite aussi à choisir une vice-présidente progressiste pour équilibrer le ticket. Mais ce n’est pas tout. Alexandria Ocasio-Cortez n’hésite pas à évoquer les accusations d’attouchement de Joe Biden sur une ancienne membre de son staff, Tara Reade, dans les années 1990[6]. Cet épisode a été jusque-là très clairement peu évoqué que ce soit dans les médias ou chez les démocrates. Elle met donc les pieds dans le plat en exprimant de façon très claire son attachement à la prise en compte de la parole des femmes : « Il est légitime d’en parler. Et si nous voulons être intègres nous ne pouvons pas dire « nous croyons les femmes et les soutenons » jusqu’à ce que cela nous gêne » en référence à Joe Biden qui, bien avant cette accusation, avait expliqué qu’il fallait prendre en compte la parole des femmes se disant victime de violences sexuelles.

Une réflexion à court et long terme

AOC applique donc une stratégie de pression médiatique sur Joe Biden afin de tirer son programme vers la gauche et d’éclaircir son passé. Elle joue un jeu d’équilibriste : faire entendre la voix des progressistes afin de pouvoir apporter un soutien moins gêné à l’adversaire de Donald Trump. Elle sait aussi qu’il faut manœuvrer habillement afin de préserver toutes ses chances pour être potentiellement une candidate future du parti, comme le réclame déjà un grand nombre de militants de gauche. Elle suit là l’exemple de son mentor Bernie Sanders. En jouant le jeu au sein du Parti Démocrate sans pour autant infléchir sa ligne de pensée, elle garantit une tribune médiatique importante à sa vision politique. Reste que les libéraux tiennent encore les rênes mais il n’est pas à exclure que leur temps soit peut-être compté.

Le Parti démocrate et son principal représentant vont-ils donc prendre en compte la nécessité d’inclure la lame de fond qu’a représenté le mouvement de Bernie Sanders ? Il est certain que cela sera essentiel pour faire de Donald Trump le président d’un seul mandat. Plus de six mois nous séparent du scrutin final, l’actualité est obstruée par la crise sanitaire, le moment semble donc idéal pour Joe Biden afin de prendre le temps de coconstruire un mouvement « arc-en-ciel ». Les électeurs les plus engagés à la gauche du Parti démocrate ne s’en satisferont sûrement pas, mais cela peut être suffisant pour les pousser à se déplacer aux urnes. Va-t-il saisir cette opportunité ? Rien n’est moins sûr.

 

Notes :

[1]https://abcnews.go.com/Politics/biden-consolidates-support-trails-badly-enthusiasm-poll/story?id=69812092

[2]https://www.nytimes.com/2020/04/13/us/politics/aoc-progressives-joe-biden.html

[3]https://www.theatlantic.com/politics/archive/2016/05/clinton-new-medicare-proposal/483806/

[4]Slogan de Joe Biden : Plutocrat Socialist Democrat

[5]https://www.politico.com/news/2020/04/15/aoc-joe-biden-progressive-wishlist-187678

[6]https://www.independent.co.uk/news/world/americas/alexandria-ocasio-cortez-sexual-assault-allegation-joe-biden-news-a9466051.html

Le Parti démocrate peut-il imploser ?

https://www.flickr.com/photos/gageskidmore/48244001437
Joe Biden © Gage Skidmore

« Dans n’importe quel autre pays, Joe Biden et moi ne serions pas dans le même parti. » Cette phrase prononcée par Alexandria Ocasio-Cortez a ranimé les doutes quant à la possible implosion d’un Parti démocrate divisé entre son aile gauche et son establishment centriste. Dépassé par la ligne Sanders, le parti craint de revivre l’amère expérience de 1972 au cours de laquelle le très à gauche George McGovern, désigné candidat à l’élection présidentielle, ne recueillit que 37,5 % des suffrages populaires et 17 voix du collège électoral (soit 3,27 %). En dépit des manœuvres de l’establishment démocrate en vue de faire échouer le sénateur du Vermont, rien ne permet d’envisager sérieusement un schisme venant bousculer un siècle et demi de bipartisme.


Les dissensions qui agitent actuellement le Parti démocrate suffisent à prophétiser un split du plus vieux parti du pays, initié par une aile gauche désireuse de se débarrasser de l’encombrant organe central néolibéral que représente le Democratic National Committee, présidé par le très clintonien Tom Perez. Bien que les raisons d’une scission puissent être nombreuses tant pour l’aile gauche que pour le courant modéré, la capacité de mue politique qui est celle de ces deux entités du bipartisme et les caractéristiques propres aux partis politiques américains rendent peu probable l’émergence d’une troisième force politique majeure.

Deux partis nés d’une scission

Lors de sa fondation en 1824, le Parti démocrate n’est pas encore le parti progressiste que l’on connaît. Issu de la scission du parti républicain-démocrate de Thomas Jefferson, le Parti démocrate rassemble alors les soutiens d’Andrew Jackson, partisan affirmé de l’esclavage. Les soutiens de John Quincy Adams rejoignent quant à eux le Parti national-républicain qui, au terme d’une très courte existence, cède sa place au Parti Whig.

En 1854, au moment de la promulgation de la loi Kansas-Nebraska, le Parti Whig se déchire sur la question de l’esclavage. La loi prévoit, au nom de la « souveraineté populaire », que les deux nouveaux États que sont le Kansas et le Nebraska puissent décider eux-mêmes d’introduire ou non l’esclavage sur leur territoire. Les opposants à la loi se rassemblent alors au sein du nouveau Parti républicain tandis que ceux qui y sont favorables s’unissent autour du Know Nothing, d’obédience nativiste.

Le Parti démocrate fut donc pendant longtemps un parti économiquement libéral (au sens européen du terme), anti-fédéraliste et partisan de l’esclavage. La mue politique ne commença qu’au début du XXe siècle avec l’élection de Woodrow Wilson. Son double mandat fut marqué par l’instauration d’un impôt fédéral sur le revenu et le droit de vote des femmes blanches (sous l’influence des Suffragettes), au prix d’un racisme d’État renforcé : les mesures ségrégationnistes firent leur entrée au sein de plusieurs départements fédéraux.[1] Le sud du pays, surnommé solid south en raison de son soutien réputé indéfectible au Parti démocrate, ne fera défection vers le Parti républicain qu’après l’adoption par le président Johnson des grandes lois sur les droits civiques de 1964 et de 1965 que sont le Civil Rights Act et le Voting Rights Act.

De la seconde déclaration des droits à l’alignement centriste

Évoluant désormais vers la gauche, le Parti démocrate eut avec Franklin D. Roosevelt l’un des présidents les plus progressistes de son histoire : le père du New Deal et aussi celui de la seconde déclaration des droits (Second Bill of Rights). Bien qu’elle n’ait abouti sur aucune modification de la Constitution, son contenu met l’accent sur la nécessité d’instaurer un véritable État-providence, garantissant un emploi, un salaire décent, un logement, la santé et l’éducation.[2]

Cet ancrage à gauche sera aussi celui des présidents John F. Kennedy et Lyndon B. Johnson qui furent tous deux influencés par le livre du politologue Michael Harrington « L’autre Amérique : la pauvreté aux États-Unis » : l’époque était en effet marquée par un taux de pauvreté qui avoisinait les 19 % et qui touchait en particulier les personnes noires. En conséquence, lors de son discours sur l’état de l’Union le 8 janvier 1964, le président de la Great Society Lyndon Johnson déclara une « guerre contre la pauvreté » qui aboutit, notamment, par la création de Medicaid et Medicare, deux assurances-santé gérées par le gouvernement fédéral au bénéfice, respectivement, des personnes à faible revenu et des plus de 65 ans.

Le Parti démocrate fut toutefois considérablement recentré à partir du mandat de Jimmy Carter (1977-1981), le plaçant sur une ligne économique similaire à celle du Parti républicain. À mi-mandat, Carter nomma le néolibéral Paul Volker à la tête de la Réserve fédérale[3] tout en dérégulant certains secteurs (en particulier l’aérien et le pétrolier), et en diminuant les impôts des entreprises. Le républicain Reagan poursuivit la manœuvre en appliquant, conjointement avec Margaret Thatcher au Royaume-Uni, une politique libérale inspirée de l’école de Chicago de Milton Friedman et de l’école autrichienne de Friedrich Hayek. Signe de l’aggiornamento démocrate, le président Bill Clinton, lors de son discours sur l’état de l’Union en 1996, fit une génuflexion en direction du Parti républicain en déclarant : « L’ère du big government est terminée ». Motto libéral, cette dénonciation du « gouvernement omnipotent », pour reprendre le titre d’un ouvrage de l’économiste autrichien Ludwig von Mises, n’est pas sans rappeler la phrase restée célèbre du discours inaugural de Ronald Reagan : « Le gouvernement n’est pas la solution à notre problème, le gouvernement est le problème ».

Dans la continuité, le président Barack Obama, à l’occasion d’un discours devant la Chambre des représentants, déclara se sentir « New Democrat »[4], du nom du groupe parlementaire démocrate converti au libéralisme économique. La nouvelle aile gauche démocrate vient donc troubler quarante années de statu quo néolibéral.

Une nouvelle ère à gauche

Medicare for All, salaire minimum horaire de 15 dollars, Ultra-billionaire tax, Green New Deal… L’agenda politique du Parti démocrate est dominé par son versant progressiste et les propositions ambitieuses de Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez ou encore Elizabeth Warren.

Portée par la dynamique initiée par les « mouvements de base » (grassroots movements) nés à la suite de la campagne de Bernie Sanders en 2016, la gauche américaine est parvenue à émerger et à faire entrer des candidatures socialistes à la chambre basse. Aujourd’hui, nombre de ces mouvements (parmi lesquels Brand New Congress, Our Revolution et Justice Democrats) entendent poursuivre l’effort et faire élire de nouveaux visages en 2020 pour changer celui du Congrès et, in fine, celui du Parti démocrate.

En effet, l’élection à la Chambre des représentants présente une double particularité : la totalité de ses membres est renouvelée tous les deux ans et les candidatures de la gauche concourront, dans une très large majorité, sous l’étiquette démocrate. Contrairement aux appareils politiques d’autres pays, dont la France, les partis américains n’ont que peu de pouvoir sur leurs membres. Si l’on peut bien entendu soutenir financièrement une formation politique, on ne peut s’y « encarter » : la préférence politique est « autoproclamée » lors de l’inscription sur les listes électorales d’un État. Ainsi, l’appareil du parti n’a le plus souvent aucun contrôle sur le statut de membre.

Impression écran ca.gov

 

En outre, les partis ont depuis longtemps (1912) recours aux primaires pour arracher le contrôle des candidatures à l’establishment et le confier aux membres. Néanmoins, le Parti démocrate a eu recours aux superdelegates à la suite de la débâcle McGovern pour verrouiller le processus des primaires et empêcher la nomination d’une personnalité trop à gauche, un système qui a en partie pris fin en 2016 après l’élimination de Bernie Sanders de la course à l’investiture démocrate.[5]

L’existence marginale des tiers partis

Le duopole qui caractérise le système politique américain ne doit cependant pas occulter l’existence des tiers partis. Historiquement, on dénombre quelques partis monothématiques (single issue) à l’existence anecdotique : le Know Nothing, opposé à l’immigration, ne vécut que cinq ans (1855 – 1860) et le Greenback Party, partisan d’une réforme monétaire, disparut après seulement quinze ans d’existence. Seul le Prohibition Party, opposé aux boissons alcoolisées, a résisté à l’épreuve du temps : existant depuis 1872, celui qui était parvenu à remplir son objectif en 1918 par la promulgation du 18e amendement mène aujourd’hui une existence à la marge. Groupusculaire, le parti ne compte guère plus de 6000 membres mais continue à présenter, tous les quatre ans, un candidat à l’élection présidentielle.

En parallèle, d’autres formations politiques, plus idéologiques, mènent également une existence dans l’ombre des deux grands partis américains : le Libertarian Party, le Party for Socialism and Liberation ou encore le Green Party, entre autres, se confrontent à un droit électoral complexe et peinent à pouvoir concourir à égalité avec le duopole républicain/démocrate.[6]

L’accès aux urnes implique donc souvent le recours aux primaires républicaines et démocrates. Ainsi, Bill Weld, colistier du libertarien Gary Johnson en 2016, est candidat aux primaires républicaines de 2020. De l’autre côté, le Working Families Party, d’inspiration sociale-démocrate, a préféré accorder son soutien à la candidature d’Elizabeth Warren à la primaire démocrate. Rétrospectivement, force est de constater qu’en dehors des candidatures de Theodore Roosevelt, qui se présenta sous l’étiquette du mouvement progressiste en 1912, de Robert M. La Follette, candidat du Parti progressiste en 1924, ou de Ross Perot, sans étiquette en 1992 puis sous la bannière du Reform Party quatre ans plus tard, les tiers partis sont ostracisés par l’hégémonie des deux grandes formations et lourdement pénalisés par un droit électoral local qui complexifie leur participation aux élections.

Quel Parti démocrate pour demain ?

Si de part et d’autre du spectre politique de la gauche des voix se font entendre en faveur d’un schisme, il est peu probable qu’il ait lieu au regard de l’histoire du Parti démocrate. Si la ligne politique qui est celle de l’establishment reste majoritaire, l’aile progressiste représente, d’après les sondages nationaux, peu ou prou 40 % de l’électorat démocrate. Ni la gauche ni l’establishment ne gagnerait à une implosion du Parti, qui scellerait le sort des Dems pour les prochaines années en offrant le pays tout entier au Parti républicain, déjà majoritaire dans vingt-neuf des cinquante États.

Il semblerait que la principale menace pour l’establishment démocrate soit l’establishment lui-même plutôt qu’un Bernie Sanders qui est somme toute plus social-démocrate que véritablement socialiste. Sa conduite peu amène vis-à-vis de la candidature Sanders exacerbe les tensions et donne une image bien peu reluisante à un Parti qui peine à mettre en difficulté un président-candidat convaincu de sa réélection en novembre. Enfin, les nombreux grassroots movements, qui sont déjà parvenus à faire entrer à la Chambre le quatuor féminin que l’on surnomme le Squad, poursuivent leurs efforts de renouvellement en portant aux élections des femmes et des hommes progressistes : le dernier Political Action Committee en date, Courage to Change, n’est autre que celui de l’élue Alexandria Ocasio-Cortez. Le nouveau venu s’ajoute donc à la longue liste de mouvements de base qui visent au renouvellement du Congrès : Brand New Congress, Our Revolution, Justice Democrats etc.

Que Bernie Sanders remporte ou non la primaire démocrate ne freinera donc pas la dynamique lancée en 2016. Le Parti démocrate évolue sous l’effet conjugué d’une conjoncture économique, politique et environnementale critique, d’un renouvellement inédit du paysage politique, rajeuni et plutôt favorable à l’idée socialiste, et d’un bouleversement démographique qui change radicalement la sociologie politique des États et en particulier du Texas[7], dont les projections démographiques indiquent une forte progression de la population hispanique. Cette population n’a cessé de croître au cours des cinquante dernières années. Aujourd’hui, une personne sur cinq aux États-Unis est d’origine hispanique.[8]

Le Parti démocrate semble ainsi en mesure de surmonter la crise qu’il traverse : l’establishment n’aura visiblement pas d’autre choix que de cohabiter avec une aile gauche qui, vraisemblablement, continuera à croître en son sein. Ce qu’on appelle « l’aile gauche du Parti démocrate », aujourd’hui représentée par le sénateur indépendant du Vermont Bernie Sanders ne doit pas son existence au seul fait de sa figure de proue. Sa candidature 2020 est certes sa dernière grande bataille, mais il a su s’entourer de femmes et d’hommes qui poursuivront son œuvre et entretiendront ses idées dans un Parti démocrate renouvelé. C’est d’ailleurs là son slogan de campagne, une épigraphe qui ferait une belle épitaphe : Not me, us. Pas moi, nous.

[1] Kathleen L. WOLGELMUTH, Woodrow Wilson and the Federal Segregation, The Journal of Negro History 44, no. 2 (April 1959): pp. 158-173

[2] Franklin D. ROOSEVELT, State of the Union Message to Congress, January 11, 1944

[3] L’économiste André Orléan y voit l’acte de naissance du néolibéralisme. Cf. Le néolibéralisme entre théorie et pratique, entretien avec André Orléan, Cahiers philosophiques, 2013/2 (n° 133), pp. 9-20

[4] Carol E. LEE et Jonathan MARTIN : Obama: “I am a New Democrat”, 3 October 2009, politico.com

[5] Des membres du Comité National Démocrate (DNC) ont toutefois soulevé l’idée de revenir sur cette réforme de 2016 afin de faire barrage à une candidature Sanders.

David SIDERS, DNC members discuss rules change to stop Sanders at convention, 31 January 2020, politico.com

[6] Chacun des cinquante États décide des conditions à réunir pour accéder aux urnes (ballot access). En 2016, l’écologiste Jill Stein avait des bulletins dans quanrante-quatre États. Trois États étaient en « write-in » (possibilité d’écrire Jill Stein sur un bulletin de vote) et trois autres États où le vote Stein n’était pas permis.

[7] Jake JOHNSON, ‘Absolutely Remarkable’: Poll Shows Democratic Voters in Texas and California View Socialism More Positively Than Capitalism, 2 March 2020, commondreams.org

[8] Antonio FLORES, Mark Hugo LOPEZ, Jens Manuel KROGSTAD, U.S. Hispanic population reached new high in 2018, but growth has slowed, pewresearch.org

Pourquoi Sanders peut gagner et changer l’Histoire

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bernie_Sanders_(48608403282).jpg
Bernie Sanders ©Gage Skidmore

Alors que dans un mois commencent les primaires démocrates dans l’Iowa, la victoire de Bernie Sanders lors des élections américaines 2020 n’est plus un rêve lointain. La faiblesse de la concurrence, les leçons tirées depuis 2016 et l’enthousiasme suscité par sa campagne permettent d’esquisser un chemin vers une victoire aux primaires puis aux élections générales face à un Donald Trump affaibli. L’histoire du monde en serait changée. Par Alcide Bava.


En ce début d’année 2020, si vous devez parier votre fortune sur le nom du futur vainqueur des élections américaines, vous devriez miser sur Donald Trump. Le Président américain bénéficie en apparence d’un bilan économique avantageux, sa collecte de fonds atteint un niveau historique, très supérieur à tous les candidats démocrates, et le Parti Républicain soutient quasi-unanimement sa candidature. Aucun challenger d’envergure ne s’est annoncé dans le cadre d’une primaire républicaine et tous les Représentants républicains ont voté contre la mise en accusation du Président pour impeachment. Cette candidature consensuelle à droite pourrait, de plus, affronter à gauche celle de Joe Biden, fragile à bien des égards. Enfin, il n’est pas rare aux Etats-Unis que les Présidents soient réélus : Barack Obama, Georges W Bush, Bill Clinton et Ronald Reagan en ont donné l’exemple dans la période récente.

Ne soyez pas all in, cependant. Le scenario Trump est encore loin d’être certain.

Une victoire de Joe Biden pour un « troisième mandat Obama » ne peut être exclue. L’ancien Vice-Président est le favori des sondages. Il domine de 10 points tous ses concurrents démocrates dans les enquêtes sur la primaire, et de 4 points dans les enquêtes nationales l’opposant à Trump (RealClearPolitics – RCP). L’échec d’Hillary Clinton en 2016 a cependant montré que ces sondages conduits un an avant l’élection et ne tenant pas compte de la géographie du vote dans un système de vote local pouvaient conduire les analystes à des prévisions erronées. La faiblesse du candidat Biden, sur laquelle nous reviendrons, pourrait confirmer ce diagnostic.

Plus sûrement, le scenario Trump pourrait être remis en cause par Bernie Sanders. Le seul Sénateur socialiste de l’histoire des États-Unis est en effet en situation de remporter la primaire démocrate puis les élections générales. Voici les raisons de croire en l’impossible.

Aucun candidat démocrate ne parvient à susciter un enthousiasme comparable à la campagne de Bernie Sanders

Joe Biden, en dépit d’une base électorale très solide, ne semble pas capable de générer de l’enthousiasme autour de sa candidature. Il continue certes de représenter un tiers des intentions de vote. Une partie de l’électorat démocrate, les plus modérées, les plus de 45 ans et la communauté noire du grand sud, voit en effet en lui le candidat le plus à même de battre Donald Trump dans le cadre d’une « chasse aux électeurs centristes » promue par les médias démocrates que sont MSNBC et CNN. À l’ombre d’Obama, il incarne aussi un retour à la normalité et le refus du changement économique brutal promu par les millenials. Cependant, enfermé dans une communication has been, sa campagne rappelle celle de Bill Clinton dans les années 1990 dans ses meilleurs moments… ou d’Hillary dans ses plus mauvais. Chaque slogan et chaque débat est pour lui une souffrance et la preuve qu’il est un homme du passé. Il demeure enfin la gaffe-machine qu’il a été tout au long de sa carrière. Il a par exemple déclaré en 2019 que « les gamins pauvres sont tout aussi intelligents et ont tout autant de talents que les gamins blancs » (sic)… mais aussi « comment ne pas aimer le Vermont » en meeting dans le New Hampshire. Il a encore fait part publiquement de sa nostalgie pour l’époque où il collaborait avec des sénateurs ségrégationnistes et n’a pas hésité à qualifier, lors d’une réunion publique, un électeur de « gros tas » avant de lui proposer un test de QI.

Le centriste Joe Biden demeure donc logiquement déconnecté des électorats jeunes, latinos et populaires. Sa victoire possible lors de la primaire n’est ainsi pas assurée.

L’emballement autour de la candidature d’Elisabeth Warren semble aussi retombé. La Sénatrice du Massachussetts, qui fut un temps conservatrice, a longtemps incarné l’aile gauche du Parti démocrate. Supplantée dans ce rôle par Bernie Sanders, elle mène néanmoins une campagne énergique et très active sur le terrain. Sa candidature initialement reléguée a même décollé à la fin de l’été 2019 en atteignant la première marche des sondages, devant Biden et Sanders qui souffrait alors d’un malaise cardiaque. Novembre et Décembre ont cependant replacé la Sénatrice en troisième position (15.1% RCP), en raison d’une remontée de Sanders et du flou de sa position sur le système de santé : promotrice du Medicare for all, elle s’en est éloignée en novembre. Ses chances sont donc relatives mais non nulles : en cas d’effondrement de Biden dans les premières primaires, elle pourrait constituer une solution par défaut pour l’establishment démocrate et ses influenceurs.

Pete Buttigieg plafonne également malgré un profil séduisant et le soutien de Wall street. Trentenaire diplômé de Harvard, vétéran, maire de South Bend, petite ville de l’Indiana, homosexuel assumé en politique, ce qui est rare et courageux aux États-Unis, il s’inscrit dans la lignée de ces candidatures « à la Kennedy » qu’adore l’électorat démocrate : Obama, Clinton, Kennedy, etc. Soutenu par l’attitude bienveillante des médias démocrates fascinés par ce trentenaire qui en rappelle un autre en France, il bénéficie aussi de soutiens importants à Wall Street. Il incarne ainsi le désir d’un candidat modéré mais plus frais que ne l’est Biden. « Mayor Pete » plafonne cependant toujours autour de 8.3% (RCP) en raison de scores proche de zéro parmi les moins de 35 ans et les minorités. Ses chances sont donc relatives mais non nulles : misant beaucoup d’argent sur l’Iowa, où il est en tête des sondages, il pourrait construire un momentum et profiter d’un effondrement de Biden.

Le milliardaire Michael Bloomberg, également dans l’attente d’un effondrement de Biden, dispose certes d’une capacité financière illimitée mais souffre d’un haut niveau d’opinions défavorables et de l’absence de base militante.

La modérée Amy Klobuchar s’est elle distinguée par des performances réussies lors des différents débats, et l’entrepreneur Andrew Yang crée de l’intérêt par des propositions audacieuses, notamment le revenu universel, et une forte activité numérique mais ces candidats, sous les 5% dans les sondages, n’ont cependant pas de chances réelles.

La campagne de Bernie Sanders a retenu les leçons la défaite 2016 et a désormais les moyens nécessaires à la victoire

Bernie Sanders a logiquement perdu la primaire démocrate 2016 à l’avantage d’Hillary Clinton. Le Sénateur du petit État du Vermont à la frontière du Québec, socialiste, non-membre du parti démocrate, faiblement entouré, et longtemps ignoré par les médias, n’avait en effet aucune chance. Les primaires démocrates devaient avaliser le choix de l’establishment du parti. Elisabeth Warren, candidate pressentie de la frange progressiste du parti démocrate, s’y était elle-même résolue en ne se présentant pas. Mais des résultats serrés en Iowa, au Nevada et les victoires du camp Sanders au New-Hampshire, au Colorado ou au Michigan ont finalement conduit à une désignation tardive et contestée d’Hillary Clinton, qui remportera ensuite le vote populaire mais pas la majorité des délégués face à Donald Trump.

En 2020, les conditions initiales de la primaire sont cependant bien différentes. Lors des quatre dernières années, l’équipe de Bernie Sanders a créé l’infrastructure nécessaire pour une campagne réussie la fois suivante. La grassroots campaign de 2016, faite de thèmes fortement marqués tels que Medicare for All, d’un discours populiste contre les 1% et le népotisme, de militants très actifs et d’une foule immense de donateurs de petites sommes, a été amplifiée et institutionnalisée au sein du mouvement Our Révolution. Son infrastructure de campagne n’est plus construite de bric et de broc dans la surprise du succès, mais constitue une véritable armée, dotée d’un budget deux fois supérieur à celui de la campagne Biden et quadrillant l’immense territoire américain comme aucune autre campagne ne le peut. Ainsi, en dépit de l’absence de soutien des super-PACs[1], la campagne de Bernie Sanders bat des records de levé de fonds[2] : 74 millions de dollars pour Sanders en 2019 contre 60 millions pour Warren, 51 millions pour Buttigieg et 38 millions pour Biden. Le nombre de volontaires, d’évènements organisés, de démarchage téléphonique et de porte à porte réalisés est aussi nettement supérieur à celui des autres candidats démocrates.

Les règles des primaires ont par ailleurs été réformées sous la surveillance de l’équipe de Bernie Sanders, à l’issue de la primaire 2016 : les élus et dignitaires du parti démocrate n’éliront plus ces « super-délégués » qui rendaient impossible la victoire d’un candidat rejeté par l’establishment démocrate.

Sa notoriété est également désormais équivalente à celle de l’ancien vice-président. Si le candidat Sanders est encore ignoré par les médias démocrates, il n’est plus un candidat inconnu. Il est soutenu par des figures montantes de la politique telles qu’Alexandria Occasio-Cortez et par des personnalités aussi populaires que Cardie B. Il dispose du plus haut niveau d’opinions favorables, 74% contre 72% pour Biden, 64% pour Warren et 47% pour Buttigieg[3], et malgré un malaise cardiaque survenu début octobre, sa courbe d’intentions de vote demeure stable autour de 19,1%, contre 28,3% pour Biden et 15,1% pour Warren.

Dans le même temps, les propositions minoritaires de Bernie Sanders en 2016 sont devenues majoritaires au sein de l’électorat. Sa proposition signature, Medicare for all, une véritable assurance santé universelle, à la française, est désormais soutenue par une majorité d’américains toutes tendances politiques confondues, c’est-à-dire entre 51% et 70% selon les sondages, et par 70% des démocrates. Sa proposition d’un salaire minimum élevé à 15$ de l’heure a également été mise en place par plusieurs États fédérés.

La candidature de Bernie Sanders est en effet portée par des évolutions de long terme des forces sociales aux États-Unis. L’appauvrissement patent des moins 35 ans (Cf Graphe 1), pousse cette catégorie sociale à demander des politiques radicales telles que l’annulation de la dette des étudiants.

Part du revenu national détenue par chaque génération.

L’importance prise par les latino-américains dans la vie sociale et dans l’électorat favorise également les candidats porteurs de politiques d’immigration compréhensives.

En conséquence, Bernie Sanders est aujourd’hui, avec Joe Biden, la personnalité dont la candidature est la plus solide. Cette dynamique est d’ailleurs si prégnante que, selon Politico, la résilience de Bernie Sanders dans la campagne inquiète désormais ouvertement l’establishment démocrate[4].

 

Dans ce contexte, un scénario Sanders lors de la primaire démocrate peut être envisagé

Les sondages nationaux plaçant Sanders 9 points derrière Biden sont moins défavorables qu’il n’y parait. D’abord, le vote Sanders, jeune et populaire, pourrait être sous-estimé par des sondeurs visant l’électorat traditionnel du parti démocrate lors de leurs enquêtes. Ensuite, si Sanders demeure 9 points derrière Biden en moyenne, il est le second choix des électeurs de Warren à hauteur de 31%[5] ainsi que de Biden pour 27% d’entre eux. Le vote Sanders est aussi fortement croissant du taux de participation. Il lui reste donc encore de la marge pour convaincre et élargir sa base. D’ailleurs, alors que 76% des démocrates ne sont pas encore certains de leur vote définitif, cette incertitude est beaucoup plus faible au sein de l’électorat de Sanders qu’elle ne l’est pour les candidatures de Warren et Biden.

Le séquençage particulier des primaires démocrates pourrait alors permettre d’envisager un scénario Sanders.

En février le ton est donné par 4 primaires/caucus, qui distribuent seulement 4% des délégués mais qui sont scrutés de près et peuvent construire (Obama 2008, Sanders 2016) ou affaiblir une candidature.

Le 3 mars 2020, le Super Tuesday, au cours duquel a lieu le vote de 14 États dont le Texas et la Californie pour la première fois, décide de l’attribution de 40% des délégués. C’est le tournant stratégique de la campagne.

D’autres primaires en mars commencent à établir le rapport de force définitif qui sera finalement fixé, sauf surprise, fin avril, avant d’être confirmé en mai et juin. Le caractère disputé de la primaire 2020 pourrait cependant pousser jusqu’à ces derniers instants l’incertitude de la nomination, prononcée en juillet lors de la Convention démocrate où se réunissent les délégués. En février, une victoire de Sanders dans au moins deux primaires sur quatre est impérative pour ébranler les certitudes de la candidature Biden. Ce défi est loin d’être impossible.

Dans le caucus de l’Iowa, premier État à se prononcer, Sanders est certes second derrière Buttigieg dans les sondages, mais la forme du caucus favorise les candidats dont la base est la plus dévouée. À la différence d’une primaire classique, les caucus obligent en effet les votants à rester de longues heures pour débattre et soutenir les candidats. En outre, le mode de désignation des caucus oblige parfois à voter en faveur de son second choix, ce qui, on l’a vu, favorise également Bernie Sanders. Une première demi-surprise pourrait donc venir d’Iowa. Pour la primaire du New Hampshire, Sanders est logiquement le favori des sondages. Dans cet État voisin du Vermont, où le nombre de vétérans est élevé, la politique étrangère et sociale du Sénateur socialiste devrait lui assurer la victoire, comme en 2016.

Lors du caucus fermé du Nevada, la victoire sera plus incertaine. Si Sanders bénéficie du soutien de certains syndicats très présents au Nevada et souvent décisifs, ainsi que de la forte présence de l’électorat latino où il est majoritaire, il est encore relégué derrière Joe Biden dans les sondages. Porté par une double victoire en Iowa et au New Hampshire, le Nevada ne parait néanmoins pas hors d’atteinte. En revanche, dans la conservatrice Caroline du Sud où l’électorat afro-américain domine, la victoire est acquise à Biden. Sanders pourrait cependant, selon les derniers sondages, dépasser le minimum de 15% permettant de recueillir des délégués et limiter ainsi la casse.

Bernie Sanders pourrait donc être en tête avant le Super Tuesday, où se jouera l’essentiel de la primaire, et bénéficier d’un momentum. D’autres facteurs lui offrent l’occasion de maintenir cet avantage.

Le premier est le périmètre du Super Tuesday, où Sanders avait déjà remporté en 2016 le Colorado, le Vermont et l’Oklahoma, sera élargi cette année à la Californie, grand pourvoyeur de délégués. Or, Sanders est le favori des sondages dans cet État progressiste et pourrait frapper un grand coup, notamment si l’un de ses rivaux n’atteint pas les 15% nécessaires.

Le second est l’entrée en lice de Michael Bloomberg à l’occasion du Super Tuesday qui pourrait aussi diviser le vote modéré à l’avantage du vote progressiste. Sa campagne, qui fait l’impasse sur les États de février, a en effet d’ores et déjà dépensé plus de 100 millions de dollars en publicité en quelques semaines dans les États du Super Tuesday, ce qui représente un record historique.

Enfin, la puissance financière de la campagne de Sanders sera eun avantage important alors qu’il faudra couvrir en même temps le tiers des États-Unis de publicités pour la télévision. Seul Michael Bloomberg pourra rivaliser avec lui sur ce terrain.

S’il est délicat de formuler des conjectures plus avancées[6], il existe donc un chemin vers une victoire du camp Sanders aux primaires démocrates. En toute hypothèse cependant, cette victoire ne pourrait être que relative, e c’est là que réside la plus grande fragilité du scénario faisant de Sanders le candidat du parti démocrate. Le sénateur du Vermont ne pourra probablement pas réunir 50% des délégués sous son nom. Dans le cas d’une victoire relative de Sanders, le parti démocrate investirait-il Biden arrivé second, par une alliance des contraires et un mélange des délégués fidèles à la ligne du parti ? Ou un ticket Sanders-Warren permettrait-il de sauver cette victoire relative ? Dans les deux cas, le paysage politique américain en serait profondément et durablement modifié.

Lors des élections générales, Bernie Sanders serait le candidat idéal pour battre un Trump affaibli[7]

En France comme aux États-Unis, Donald Trump exerce une certaine fascination. Sa victoire surprise et son style grotesque invitent parfois à conclure hâtivement à son génie et souvent à son irrémédiabilité. Pourtant, Donald Trump est un candidat faible. Sa popularité est très moyenne comparée aux précédents présidents américains en fin de mandat :

Niveau d’approbation de chaque président américain.

Cette impopularité est d’ailleurs cohérente avec l’échec de la politique économique du président Trump dans un contexte très favorable. Son succès arithmétique, forte croissance et recul du chômage en particulier, masque mal en effet l’accroissement de la fracture économique intergénérationnelle, l’absence de répartition des fruits de la croissance qui la rend vaine pour les classes populaires, l’effondrement de la qualité des services publics, l’augmentation corrélative du coût des soins, d’éducation et de logement, et l’approfondissement des déficits budgétaire, commercial et écologique :

Popularité du président Trump.

Surtout, au plan national, le vote Républicain semble désormais structurellement inférieur au vote démocrate[8]. Lors des 30 dernières années, en 7 élections, les Républicains n’ont remporté qu’une seule fois le vote populaire : c’était en 2004, dans un contexte d’unité nationale et de guerre contre le terrorisme. Les dernières alternances, en 2000 et en 2016, montrent que les Républicains ne peuvent gagner qu’en comptant sur la géographie électorale singulière des États-Unis. Mais, alors qu’il suffit aux démocrates de remporter certains de ces États pour gagner, les Républicains doivent eux réaliser un carton plein pour l’emporter d’une courte tête, ainsi que l’a fait Trump en 2016. Or, dans les swing states, la popularité de Trump a reculé, de sorte qu’il est plus impopulaire encore dans la plupart de ces États que dans le reste des États-Unis :

Swing states Taux d’approbation de la présidence Trump en novembre 2019 (Morning Consult) Taux d’approbation de la présidence Trump en janvier 2017(Morning Consult) Victoire de Trump en 2016
Arizona 46% 55% Oui
Floride 49% 56% Oui
Ohio 46% 51% Oui
Maine 42% 48% Oui
Michigan 41% 48% Oui
New Hampshire 41% 45% Non
Caroline du Nord 47% 53% Oui
Pennsylvannie 45% 49% Oui
Wisconsin 41% 47% Oui

 

La faiblesse du candidat Trump que nous venons de constater pourrait néanmoins être épargnée si le Parti démocrate ne parvenait pas à désigner un candidat suscitant l’enthousiasme… un(e) Hillary Clinton bis. Avec le recul, la défaite d’Hillary Clinton doit en effet d’être analysée non pas comme la victoire de Donald Trump, qui a reçu 1.3 millions de voix de moins que Mitt Romney en 2012, mais comme l’impuissance d’Hillary Clinton à mobiliser l’électorat démocrate, en particulier dans les swing states : Hillary Clinton a mobilisé 300 000 électeurs de moins en 2016 dans le Michigan que Barack Obama en 2012, et 200 000 électeurs de moins dans le Wisconsin, perdant ainsi ces deux États et l’élection.

À cet égard, la candidature de Joe Biden pourrait être une aubaine pour Donald Trump. Comme Hillary Clinton, il bat certes Trump largement dans les sondages nationaux mais, incapable de susciter l’enthousiasme au-delà des démocrates modérés, il est à parier que l’électorat centriste qu’il mobiliserait de surcroit ne suffirait pas à battre Trump dans les états décisifs. L’expérience Hillary Clinton l’a, encore une fois, démontré : l’essentiel pour gagner n’est pas de courir après les indépendants mais de mobiliser la base démocrate, et en particulier ceux qui sont le moins susceptibles de voter, les classes populaires et les jeunes.

Sanders en revanche, nous parait être le candidat idéal pour battre Donald Trump. Cela pour 3 raisons. D’abord, à l’instar de Joe Biden, il bat Trump de plus de 7 points dans 26 sondages nationaux. Le vote populaire lui serait donc probablement acquis.  Ensuite, son discours populiste électrise la classe ouvrière de la rust belt où les démocrates ont perdu les dernières élections (Michigan, Pennsylvannie, Wisconsin).  Un exemple éclatant, illustrant les sondages en la matière, en a été donné au printemps lors d’un « Town hall » organisé en Pennsylvannie par la chaine de télévision conservatrice Fox News. Au sein d’un public que l’on devine populaire et majoritairement républicain, Medicare for all reçut alors un véritable engouement du public, à la grande surprise des présentateurs :

Enfin, Bernie Sanders est le mieux placé pour discuter le bilan de Donald Trump : il ne nie pas la croissance continue des États-Unis lors des 30 dernières années et sous le mandat du Président Républicain, et ne promettra pas de l’accroitre. Il pourra cependant, mieux que ses concurrents, pointer que cette croissance n’a profité qu’à une minorité et qu’il existe des solutions pour y remédier : la fiscalité, des services publics de qualités et une sécurité sociale universelle.

Une entrée de Sanders à la maison blanche ne peut donc plus être exclue. Or, si ce scénario venait à se concrétiser, l’Histoire du monde en serait changée.

La politique internationale, qui reste largement à la main du Président américain, serait bouleversée. Les États-Unis poursuivraient leur retrait des théâtres secondaires et rempliraient plus fidèlement la mission de paix qu’ils se sont donnés. Une lutte franche contre les paradis fiscaux et la fin des accords de libre-échange pourraient être également envisagées. Les États-Unis s’engageraient enfin dans la lutte contre l’urgence climatique en rejoignant l’accord de Paris et en lançant peut-être un Green New Deal digne du plan Marshall.

Sur le plan interne, les États-Unis se rapprocheraient du modèle européen. Les marges de manœuvre d’un cabinet Sanders, en dépit de l’élargissement des fonctions constitutionnelles du Président par Donald Trump, seront tout de même réduites par des négociations très difficiles avec un congrès extrêmement hostile. Considérant la popularité du Medicare for All, ce combat pourrait être néanmoins remporté. La régulation des superPAC pourraient être aussi engagée mais rencontrerait la résistance d’une Cour Suprême qui demeurerait conservatrice. L’annulation de la dette étudiante, la relance des investissements publics et la reconstruction des services publics pourraient être commencées mais nécessiteraient un deuxième mandat pour obtenir des effets significatifs. La régulation de Wall Street et celle des géants du numérique se heurteraient peut être, en revanche, à des lobbies trop importants.

Surtout, d’un point de vue politique, l’élection de Bernie Sanders mettrait un terme au cycle néolibéral engagé notamment par l’élection de Ronald Reagan. Des échos politiques pourraient alors en être ressentis en Amérique du Sud et en Europe.

Affaire à suivre, donc !

 

[1] Véhicules juridiques qui permettent un soutien financier déplafonné des plus grosses entreprises et des super-riches.

[2] Campagne la plus rapide de l’histoire à atteindre 1 million de donateurs.

[3] Morning Consult.

[4] https://www.politico.com/news/2019/12/26/can-bernie-sanders-win-2020-election-president-089636

[5] Morning Consult

[6] Il est encore trop tôt pour envisager une suite en mars et en avril à ce scenario déjà très spéculatif. Il est néanmoins certain qu’un financement basé sur de petites donations garantit à Bernie Sanders de pouvoir rester dans la course jusqu’à la fin de la primaire. Ce ne sera pas nécessairement le cas des candidats financés par des super-PACs (Biden, Buttigieg) qui se retireront dès lors que le ciel s’assombrira.

[7] Nous faisons ici l’hypothèse d’une victoire de Bernie Sanders aux primaires démocrates et d’un échec au Sénat de la procédure d’impeachment engagée contre le Président Trump.

[8] Ce constat pourrait même être aggravé dans le futur par les percées démocrates dans des états conservateurs (à l’exemple du Texas).

Elizabeth Warren : alliée ou ennemie de Sanders ?

Elizabeth Warren aux côtés d’Hillary Clinton. Bernie Sanders, sénateur du Vermont. © Tim Pierce et Gage Skidmore via Wikimedia Commons.

Lors des débats de la primaire démocrate Elizabeth Warren et Bernie Sanders se sont mutuellement épargnés et ont focalisé leurs attaques sur les multiples candidats de l’establishment, Biden en tête. Une stratégie efficace à en juger par le désarroi de l’aile centriste des Démocrates, documenté dans nos colonnes. Mais la similarité des programmes de Warren et de Sanders est l’arbre qui cache la forêt : la sénatrice du Massachusetts adopte une démarche technocratique visant à réconcilier les Démocrates autour de propositions modérées tandis que Sanders se pose en leader d’un mouvement “révolutionnaire” qui ne se limite pas à la conquête de la Maison Blanche.


Une proximité avec Sanders… mais aussi avec Clinton

Élu à la Chambre des Représentants de 1991 à 2007 et au Sénat depuis, Bernie Sanders a longtemps été le seul élu n’appartenant ni aux Démocrates, ni aux Républicains. Quant à ses convictions (gratuité de l’université, Medicare for All, pacifisme…), on ne peut pas dire qu’elles soient partagées par ses collègues. Ainsi, l’élection de Warren au Sénat en 2013, qui défend des mesures de régulation du capitalisme américain débridé, rompt l’isolement de l’élu du Vermont. Bien que Sanders ait toujours été plus radical que l’élue démocrate, il n’hésite pas à soutenir ses propositions modérées, comme le Bank on Student Loans Fairness Act, qui limite les taux d’intérêt des prêts étudiants, mais n’abolit pas la nécessité d’y recourir. Les occasions de coopération entre les deux sénateurs sont nombreuses au cours des années suivantes, notamment autour du Medicare for All, c’est-à-dire une protection maladie universelle.

La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

En 2016, lorsque Sanders décide d’affronter Hillary Clinton, couronnée d’avance par tout le parti démocrate, Warren demeure très silencieuse. Bien qu’elle encourage Sanders à continuer sa campagne, elle annonce son soutien à Clinton en juin 2016 alors que le retard de Sanders devient irrattrapable. Grâce à sa popularité, qui fait d’elle la figure majeure de l’aile gauche du parti, elle est pressentie pour devenir vice-présidente de Clinton et cherche à imposer des politiques progressistes dans le programme de cette dernière. Cette stratégie fut un échec total. Trop confiante en elle-même et soumise aux lobbies, l’ancienne première dame n’accepte aucune des idées de Warren et préfère aller draguer les électeurs républicains rebutés par Trump. Ainsi, elle choisit Tim Kaine, un sénateur au profil très conservateur, comme running mate. Depuis, les deux femmes sont resté en contact et Warren compte sur le soutien de l’ancienne candidate pour obtenir le soutien des superdélégués démocrates. Ces pontes démocrates, très décriés en 2016 car ils ne sont pas élus, pourraient encore jouer un rôle majeur dans la sélection du candidat du parti. En effet, il est probable que l’éparpillement des voix lors de la convention du parti n’aboutisse pas à la majorité requise, entraînant un second vote lors duquel les superdélégués ont toujours le droit de vote. La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

“Warren a un plan pour ça”

Loin d’être une conspiration, la sympathie d’Elizabeth Warren à l’égard des tous les défenseurs de l’inertie néolibérale se traduit également dans sa campagne. Quoique les propositions phares de la candidate ressemblent à celles de Sanders, le diable se niche dans les détails. Son plan pour une assurance santé serait par exemple mis en place en deux temps, et les compagnies d’assurance privées ne seraient pas abolies immédiatement, mais “à terme”. Or, si elle n’utilise pas la fenêtre d’opportunité que représenterait son élection, elle perdra rapidement le soutien des électeurs et ne parviendra pas à vaincre l’industrie pharmaceutique et les assureurs, qui sont près à tout pour conserver leur profits. Quant au financement du Medicare for All selon Warren, il correspond à une taxe sur les classes moyennes que la candidate prétend éviter. De tels “compromis” aboutiront nécessairement à la démoralisation des Américains, qui renonceront à défendre leurs intérêts si la réforme phare qu’on leur avait promis offrent des résultats décevants.

Il en est de même en matière de financement de sa campagne: alors qu’elle met en avant le fait qu’elle n’accepte que les petits dons, tout comme Sanders, elle a pourtant utilisé les 10,4 millions de dollars offerts par des gros donateurs (notamment issus de la Silicon Valley) qu’il lui restait de sa campagne de réélection au Sénat en 2018. Et ne s’est pas privé d’évoquer qu’elle accepterait les dons de super PACs si elle gagnait la primaire… Aucun doute n’est donc permis : le financement, même partiel, de sa campagne par des groupes d’intérêts va obligatoirement la conduire à des positions plus molles. Alors que la trahison des espoirs de changement incarnés par Obama – qui débuta son mandat en sauvant le secteur bancaire – a contribué au succès de Trump en 2016, les Démocrates s’entêtent à défendre les vertus du compromis et de la gestion rigoureuse des comptes publics, dont les Républicains se fichent éperdument. Quoiqu’elle ose être plus radicale que la moyenne, Elizabeth Warren ne fait pas exception à la règle.

T-shirt “Warren has a plan for that”. Capture d’écran du site de la candidate.

L’ancienne professeure de droit (Warren a enseigné dans les universités les plus réputées, dont Harvard, ndlr) joue à fond sur son image d’universitaire capable de concevoir des projets de lois complexes traduisant ses engagements de campagne. A tel point qu’on trouve sur son site de campagne un t-shirt “Warren has a plan for that”, un refrain récurrent de ses militants devenu un mème internet. Ce positionnement technocratique de policy wonk dépolitise sa campagne en encourageant ses soutiens à se contenter de la faire élire puis à lui faire confiance, plutôt que d’engager de vrais rapports de force avec les banquiers, les milliardaires et les multinationales. 

Plus risqué encore, Elizabeth Warren joue à plein la carte de l’affrontement culturel contre Donald Trump, terrain où les Démocrates finissent toujours perdants. Plutôt que d’évoquer les difficultés que vivent les Américains, elle a cherché à démontrer à Trump, qui la surnomme “Pocahontas” qu’elle avait bien un peu de sang d’origine amérindienne, certificat à l’appui. Réponse du président : “who cares?” Accorder une quelconque importance aux propos provocateurs du locataire de la Maison Blanche revient à lui offrir la maîtrise des termes du débat. Il y a ainsi fort à parier que les torrents de racisme, de sexisme et de mensonges utilisés par Trump pour gagner il y a 3 ans auront le même effet en 2020 s’ils sont toujours au centre de l’élection. Mais cette focalisation sur les enjeux culturels et la défense, évidemment nécessaire et légitime, des droits des minorités est une stratégie pertinente pour convaincre les électeurs de la primaire démocrate. Ce corps électoral est avant tout composé de personnes éduquées, évoluant dans un monde cosmopolite et aux positions professionnelles plutôt confortables. Le magazine Jacobin les nomme ironiquement “Patagonia Democrats– en référence à la marque de vêtements dont les polaires à plusieurs centaines d’euros sont très populaires chez les cadres “cool” – et rappelle que les Démocrates ont gagné les 20 districts les plus riches du pays lors des midterms de 2018. Avant d’ajouter que Warren est donné gagnante auprès des personnes qui gagnent plus de 100.000 dollars par an par tous les sondages. 

En résumé, le positionnement modéré d’Elizabeth Warren, entre un Joe Biden qui mène une mauvaise campagne et un Bernie Sanders jugé trop radical par les démocrates classiques, lui offre une chance solide d’être la candidate de l’opposition. Mais sa volonté de compromis et sa mise en avant du clivage culturel ne lui donnent guère de chances contre Trump et limite sérieusement l’espoir d’un changement radical de la politique américaine.

Sanders appelle à la “révolution politique”

Après le succès inattendu de sa campagne de 2016, Bernie Sanders n’a pas voulu laisser retomber l’espoir qu’il a fait naître. Il a ainsi mis sur pied “Our Revolution, une structure qui vise à faire élire des personnalités aux idées proches des siennes et est venu apporter son soutien à toutes les luttes qu’il entend défendre. Signe que les luttes sociales sont de retour, le nombre de grèves aux USA est en effet à son plus haut depuis les années 1980. Qu’il s’agisse de salariés d’Amazon, d’enseignants, d’employés de fast-food ou d’autres professions, l’appui du sénateur du Vermont a galvanisé les grévistes qui se battent pour de meilleurs salaires et conditions de travail et sans doute joué un rôle dans les victoires importantes obtenues ces derniers mois. Durant ses meetings, le candidat encourage systématiquement ses supporters à soutenir les luttes sociales autour chez eux et son équipe envoie même des invitations à rejoindre les piquets de grève par email et SMS. En retour, les prolétaires de l’Amérique contemporaine lui témoignent de leur confiance par des petits dons : en tête de ses donateurs, on trouve les employés de Walmart (chaîne de supermarché, premier employeur du pays), de Starbucks, d’Amazon, Target (autre chaîne de supermarché) et du service postal.

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J. via Flickr.

En parallèle de cette mobilisation sur le terrain, Sanders met aussi à profit sa présence au Sénat en proposant des projets de loi comme le Stop BEZOS Act (du nom du patron d’Amazon, homme le plus riche du monde), le Raise the Wage Act, le Medicare for All Act ou le College for All Act, forçant les élus démocrates à se positionner sur les enjeux socio-économiques. Car le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non l’achèvement, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non la fin, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Les médias, bien sûr, préfèrent se concentrer sur le commentaire des sondages et ne ratent pas une occasion d’annoncer que sa campagne ne prend pas, alors que Sanders a environ autant d’intentions de vote que Warren et Biden. Beaucoup de journalistes l’attaquent sur son âge, 78 ans, notamment suite à une récente attaque cardiaque, mais il faut dire que celui de ses concurrents est relativement proche : Joe Biden a 76 ans, Donald Trump en a 73 et Elizabeth Warren 70. Un autre stéréotype mis en avant par les médias est celui du profil de ses soutiens, dénommés “Bernie bros”, qui seraient presque exclusivement des jeunes hommes blancs de gauche. Il est pourtant le candidat qui reçoit le plus de dons de la part des latinos, des militaires et des femmes et les sondages le place en tête des intentions de vote chez les afro-américains, à égalité avec Joe Biden. Quant à ses propositions, plus radicales dans tous les domaines que celles de Warren, elles sont bien sûr sous le feu des critiques.

Si d’aucuns reprochent au sénateur du Vermont son chiffrage parfois moins précis que celui de Warren, d’autres mettent en avant sa fine compréhension du jeu politique, affaire de rapport de forces : Sanders est conscient que pour avoir une quelconque chance d’appliquer son programme, il ne lui suffira pas d’être élu président, mais devra compter sur le soutien de millions d’Américains prêts à se mobiliser pour soutenir ses efforts.

Cela lui suffira-t-il pour gagner la primaire, puis l’élection contre Trump ? Même s’il est encore tôt pour en être certain, des signaux faibles permettent de l’envisager. Ses meetings ne désemplissent pas et donnent à voir des foules immenses, comme à New York le mois dernier et à Los Angeles plus récemment. Alexandria Occasio-Cortez, plus jeune élue du Congrès à 29 ans, enchaîne les meetings à ses côtés et va à la rencontre des électeurs dans les Etats clés, notamment l’Iowa, premier état à voter dans les primaires, et la Californie, qui fournit le plus grand nombre de délégués. Ce soutien de poids et l’image personnelle de Sanders, celle d’un homme ayant passé toute sa vie à défendre les causes qu’il porte aujourd’hui, l’aident à se différencier nettement de Warren. Le sénateur du Vermont se refuse en effet à attaquer de façon directe sa concurrente afin de ne pas froisser ses électeurs et de conserver de bonnes relations avec celle qui pourrait être son alliée s’il gagne la primaire. 

S’il obtient la nomination, le leader socialiste a de bonnes chances de défaire Donald Trump, ce que confirme presque tous les sondages. Contrairement à ses rivaux démocrates qui ont du mal à élargir leurs bases électorales, Bernie parvient en effet à séduire nombre d’abstentionnistes et d’électeurs républicains. En avril, lors d’un débat organisé par Fox News (il est le seul candidat de la primaire à s’être prêté à l’exercice), il a reçu le soutien de l’écrasante majorité du public malgré les attaques répétées des présentateurs de la chaîne conservatrice. Bien qu’il refuse de l’avouer en public, Donald Trump est conscient du fait que sa base électorale puisse lui échapper au profit du défenseur du socialisme démocratique: lors d’une réunion à huis clos, il aurait déclaré : “il y a des gens qui aiment Trump (sic), mais pas mal de monde aime bien les trucs gratuits aussi“, en référence aux propositions d’annulation des dettes étudiantes et de la gratuité d’accès à la santé. On comprend donc mieux pourquoi le président américain essaie de faire de Joe Biden son adversaire l’an prochain !

À Détroit, l’éveil de la gauche américaine

© T. Grimonprez pour Le Vent Se Lève.

La primaire démocrate entre dans une phase d’accélération. Dans ce contexte, il est intéressant de se pencher sur les militants de Détroit dans le Michigan. Leur réaction à la tenue d’un débat télévisé entre candidats en plein cœur de l’été donne des clés utiles. Elles permettent de comprendre où en est la gauche américaine. Loin de se résigner à un deuxième mandat de Trump elle n’a cependant pas encore dépassé ses nombreuses contradictions.


11 heures, le 29 juillet à Détroit, Michigan. Une poignée de militants se tient devant la Cour de Justice pour réclamer la libération d’Ali al-Sadoon. Ce jeune père de famille irakien a été arrêté par la police fédérale quatre jours plus tôt. Il vit pourtant aux États-Unis depuis l’âge de sept ans. L’arrestation est motivée par un cambriolage survenu six ans auparavant. Un délit pour lequel il a déjà payé le prix fort : cinq ans de prison. Il venait à peine de retrouver ses enfants au sortir de la prison qu’il s’est vu convoqué par les services de l’immigration.

La politique migratoire ulcère les militants mais ne mobilise pas…

La chasse aux exilés est ouverte depuis des années aux États-Unis. 2,5 millions de personnes avaient été expulsées sous Obama, y compris le frère d’Ali al-Sadoon dont la famille est sans nouvelles après qu’il a été ramené de force en Irak il y a quatre ans. Mais la pression s’est intensifiée sous l’ère Trump et les cas comme celui-ci se multiplient. Dans le même temps cette situation a largement aidé à motiver les militants de Détroit. Ils se mobilisent pour protester contre les expulsions presque quotidiennes dans cette ville. Détroit accueille en effet la plus grosse communauté américaine issue du Proche-Orient.

Ils sont une bonne dizaine de militants rassemblés l’après-midi pour s’opposer à la nomination de Aaron Hull dans leur ville. Ce dernier est le nouveau responsable des douanes et de la sécurité sur la frontière américano-canadienne. Cette nomination est en réalité une mise au placard, dans une ville plus calme, de celui qui fut à la tête des services d’immigration de la ville d’El Paso (Texas). Hull s’est rendu tristement célèbre pour les conditions déplorables dans lesquelles étaient détenues les personnes sous sa garde. Des journalistes ont rapporté qu’il remplissait des cellules à plus de cinq fois leur capacité, et que des enfants étaient laissés sous la surveillance de mineurs, sans lits et sans vêtements propres. Autant dire que les militants locaux n’apprécient pas la venue d’un tel personnage. Ils se tiennent donc face à son bureau, au moment même où il prend ses fonctions, avec des panneaux appelant à sa démission. Certaines voitures marquent leur soutien en klaxonnant.

La question migratoire rassemble des soutiens assez divers. On trouve des militants masqués, arborant des symboles antifascistes. L’un d’eux explique qu’il ne se reconnaît pas entièrement dans cette étiquette mais qu’il a endossé le costume à cause de l’hostilité que Trump a manifesté pour ce groupe. Le masque est venu naturellement depuis que la mairie a décidé de tester un système de reconnaissance faciale (réputé pratiquer du profilage racial) et ne dénote pas non plus une appartenance politique. Ce type de technologie, employée par le FBI, par les services d’immigration et par de plus en plus de municipalités, suscite des inquiétudes croissantes.

Les militants de “By Any Means Necessary” s’entretiennent avec les journalistes de Fox 2 (la déclinaison locale de Fox News). Une militante tient un panneau “Défendez vos voisins ! Expulsez ICE ! Par tous les moyens nécessaires”.© T. Grimonprez pour LVSL.

Les autres militants présents appartiennent pour la plupart au groupe By any means necessary. Signifiant « Par tous les moyens nécessaires », leur nom est inspiré d’une phrase célèbre de Malcolm X. Emily, une jeune militante de cette organisation, s’est engagée pour défendre l’accès à une assurance santé pour tous (une promesse de campagne de Sanders) étant concernée au premier chef par cet enjeu en tant que personne handicapée. Elle a ensuite diversifié ses revendications au fur et à mesure qu’elle s’engageait. Tous comptent bien sûr porter leurs revendications auprès des candidats démocrates qui doivent débattre dans la ville le lendemain devant les télévisions de tous le pays.

« Sous la direction d’une administration non-élue, un empoisonnement massif au plomb a touché plusieurs milliers d’habitants de Flint, affectant notamment le développement cérébral des enfants. »

By any means necessary compte dans ses rangs des Latinos, des Américains d’origine irakienne et des blancs. Mais on y compte assez peu de noirs dans une ville au sein de laquelle ils représentent 82% des habitants. Quand on lui en fait la remarque, Stephen Boyle (à gauche sur la photo), un vétéran d’Occupy Wall Street – Detroit, explique que la communication n’est pas toujours facile entre les organisations à majorité blanche et la communauté noire de Détroit. Celle-ci a sa propre tradition militante et ses propres organisations, plus concernées par les questions de violences policières que d’immigration.

Des liens existent néanmoins et le militant grisonnant est présent le lendemain après-midi avec une poignée de jeunes, dont une majorité de Noirs, au lancement de la première marche des gilets jaunes de Détroit.

Naissance des gilets jaunes de Détroit

Le rassemblement est organisé par Meeko A. Williams. Un jeune activiste noir principalement engagé dans le problème de l’accès à l’eau potable qui a co-créé l’association Hydrate Detroit (« Hydratons Détroit »). Ce problème, dans une ville où le chômage conduit de nombreuses familles sans ressources à se voir couper l’eau courante, est en effet éminemment politique.

Pourtant, la situation pourrait être pire encore. La ville voisine de Flint s’est retrouvée en 2012 sous l’autorité d’une administration non-élue, suite à son endettement record après la crise des subprimes. Sous sa direction et celle de l’ancien-maire, un empoisonnement massif au plomb a touché plusieurs milliers d’habitants de Flint, dû à l’usage de la rivière polluée qui coulait à travers la ville pour l’alimentation en eau. Cet empoisonnement a notamment affecté le développement cérébral des enfants.

Si la crise a beaucoup fait parler d’elle, on oublie qu’elle n’est toujours pas résolue. Peu de personnes mentionnent également le rôle de l’entreprise General Motors qui, non contente d’être en partie responsable de la pollution de la rivière par sa production, obtint de la municipalité qu’elle cesse de l’alimenter avec l’eau de la rivière de Flint… car celle-ci corrodait les voitures sur les lignes d’assemblage. Personne n’a alors pensé que ce qui n’était pas bon pour les carrosseries pouvait ne pas être bon pour la consommation par des êtres humains.

Les gilets jaunes marchent pendant une demi-heure et interpellent les (rares1) passants. Sur la QLine, un monorail qui dessert le centre-ville et lui seul et qui a coûté des sommes faramineuses. Sur l’énorme complexe commercial construit autour d’un Little Cesar (une chaîne de pizza) avec de l’argent destiné aux écoles. Sur tous ces investissements faits par une municipalité proche des milieux d’affaires qui cherche à revitaliser la ville en développant son CBD2 et en attirant de nouvelles populations dans le centre-ville.

À l’opposé de ce que les habitants eux-mêmes ont fait pour contrer le déclin de Détroit, à savoir développer de nouvelles solidarités à travers les jardins communautaires, des projets collectifs, la réhabilitation de maisons délabrées sous forme de squats occupés par des associations ou des particuliers, etc.

À Détroit les jardins communautaires sont devenus le symbole d’une résilience locale et de l’entraide. Nulle part ailleurs aux États-Unis l’attachement à une ville – pourtant à moitié en ruines – n’est aussi perceptible chez ses habitants. © T. Grimonprez pour LVSL.

La marche est joyeuse. Meeko crie dans son mégaphone “Impeach the Peach” (“Démissionnez la pêche” : une référence à la carnation particulière de Donald Trump et aux velléités de certains démocrates – désormais sur le point de se réaliser – d’employer contre lui la procédure d’Impeachment). Mais le cortège est interrompu lors de son arrivée en centre-ville par un barrage de police. S’engage une altercation virulente avec des policiers calmes mais méprisants. Sûrs de leur force mais néanmoins désireux d’éviter un scandale à trente mètre du stade, dans lequel les candidats à la primaire démocrate commencent à arriver.

Les relations avec la police locale restent tendues malgré la présence d’une majorité de noirs dans ses rangs. Une militante filme la scène alors qu’un autre demande au nom de quoi on lui interdit l’accès à une rue de sa ville pour un événement organisé par une chaîne privée (CNN). La tension monte mais le cortège se disperse finalement et tente de contourner le dispositif pour rejoindre le centre-ville.

DSA et TYT : Deux organisations et deux conceptions de la lutte

Déjà les autres cortèges approchent de l’esplanade sur laquelle les télévisions ont installé leur plateau, devant le stade des Tigers de Détroit (l’équipe de baseball locale). Les premiers à arriver sont les démocrates-socialistes du DSA avec leurs banderoles rouges représentant une poignée de main (symbolisant le dépassement des clivages liés à la couleur de la peau par l’alliance de tous les travailleurs) au creux de laquelle pousse la rose socialiste. Si l’esthétique des bannières est vintage, les slogans sont à l’ordre du jour et appellent au Green New Deal. Le climat politique américain fait du DSA un parti beaucoup plus radical que les sociaux-démocrates européens ; le parti se réclame toujours du marxisme. Certains de ses membres arborent le foulard et les lunettes des black-blocs en même temps que le t-shirt rouge. D’autres ont un look plus conventionnel.

Les Démocrates-Socialistes de Détroit défilent sous des banderoles “Un monde meilleur est possible” et “Le capitalisme ne marche pas / ne travaille pas [ndt : jeu de mot sur ‘working’ qui signifie ‘travailler’ – par opposition au capital – autant que ‘marcher’ dans le sens de fonctionner]”. © T. Grimonprez pour LVSL.
Le DSA a de bonnes raisons de se sentir fort. Sa figure de proue est Alexandria Ocasio-Cortez, élue sous l’étiquette démocrate mais issue de ses rangs, le parti autorisant la double appartenance. À la tête du Squad, un groupe d’élues de couleur aux tendances radicales, elle est la personnalité émergente la plus influente du pays. Avant même qu’elle n’attire à elle la lumière, le parti avait largement bénéficié de la remise au goût du jour de l’étiquette “socialiste” par Bernie Sanders pendant la primaire de 2015-2016. Le DSA ne comptait ainsi que 6 500 membres en 2016 contre presque 50 000 aujourd’hui.

« Le DSA ne comptait ainsi que 6 500 membres en 2016 contre presque 50 000 aujourd’hui. Cette fois encore ils soutiennent Bernie Sanders.»

Cette fois encore ils soutiennent Bernie Sanders lors de la primaire Démocrate. Ils considèrent le vieux sénateur comme leur meilleure chance d’avancer leurs idées sur l’échiquier politique américain. Par ailleurs, son projet d’assurance santé universelle (Medicare for all) représente pour eux une avancée pour les droits des travailleurs. Leur stratégie consiste en effet à créer un contexte favorable au basculement des États-Unis vers le socialisme démocratique qu’ils appellent de leurs vœux.

Mais le DSA n’incarne pas à lui tout seul la gauche américaine actuelle. De l’autre côté du Grand Circus Park (qui incidemment avait accueilli Occupy Wall Street Detroit en 2011) se rassemblent les Young Turks. Derrière ce nom se cache en réalité un ensemble de chaînes présentes sur internet défendant des idées progressistes et anti-establishment. Un équivalent indépendant du Média. Depuis que son charismatique fondateur et principal présentateur Cenk Uygur a lancé la Progressive Economic Pledge campaign (une sorte de charte de gauche), la TYT Army (comme ils s’appellent) se comporte de plus en plus en organisation politique. Aux banderoles maisons du DSA s’ajoutent donc leurs pancartes en papier glacé généreusement distribuées au public. Le style diffère mais les slogans sont les mêmes : “Green New Deal”, “Higher Wages” (“Des salaires plus haut”), “Medicare for all”, “Free College for all” (“Université gratuites”) et “End private campaign financing” (“Mettez fin au financement privé des campagnes politiques”). Tout comme le DSA leurs égéries ont pour nom Ocasio Cortez et Sanders.

Cenk Uygur prend la parole : “Nous avons deux candidats progressistes”. The Young Turks défendent autant Sanders (socialiste) que Warren (interventionniste). © T. Grimonprez pour LVSL.

Pourtant quand Cenk Uygur se perche sur le socle d’une statue et prend la parole une différence commence à apparaître. “J’adore que pour la première fois dans ma vie il n’y ait non pas un mais deux candidats progressistes et qu’ils mènent tous deux la course [pour la primaire]”. Uygur fait référence à Bernie Sanders mais aussi à Elizabeth Warren. Cette dernière a souscrit aux cinq points de son programme (ci-dessus) mais n’en demeure pas moins une défenseure avouée d’un système capitaliste modéré. Le TYT soutient ces deux candidats. Le SDA au contraire ne soutient personne à la droite de Sanders. Nonobstant les différences les deux groupes se rassemblent pour crier leurs slogans ensemble. Ils espèrent être entendus jusqu’au stade où le débat s’apprête à débuter.

Le SEIU : figure de proue d’un syndicalisme en pleine renaissance

Survient alors un troisième acteur, numériquement le plus important, le SEIU : Service Employees International Union (Union Internationale des Employés des Services). Un immense cortège de plusieurs milliers de personnes, le seul à être majoritairement noir, rejoint le parc. Ils brandissent des bannières à leurs couleurs, celles de “l’océan violet”, réclamant “des syndicats pour tous”. Mais aussi d’immense panneaux verts en forme de poings levés disant “Nous voulons un air respirable”. Ce syndicat de deux millions de membres qui regroupe des travailleurs hospitaliers, des agents d’entretien et des fonctionnaires a inspiré à Ken Loach son film Du pain et des roses. Aujourd’hui le plus gros donateur du Parti Démocrate s’est emparé de la question environnementale.

Le SEIU fait face à un impressionnant dispositif policier. Au violet emblématique du syndicat se mêlent le vert du Green New Deal. © T. Grimonprez pour LVSL.

Et ils ont eux aussi des raisons de croire dans l’avenir, malgré Trump et malgré le changement climatique. Le SEIU a été à la tête du mouvement pour un salaire minimum à 15$ de l’heure. Et ils ont déjà gagné ce combat non seulement contre Amazon (on en beaucoup parlé en France) mais aussi dans la Loi de sept États dont New York et la Californie. Malgré leur rupture avec l’AFL-CIO (plus modérée) le SEIU a vu ses rangs gonfler depuis plusieurs années consécutives. Et il n’est pas seul : tous les syndicats ont vu leur taille augmenter alors qu’ils étaient au plus bas il y a encore peu de temps. Les syndicats américains n’ont pas été aussi populaires depuis les années 1970. Tous ont intérêt à voir l’un des candidats de l’aile gauche l’emporter. Sanders surtout, mais aussi Warren et la démocrate plus centriste Kamala Harris, ont promis la création d’un système de conventions collectives aujourd’hui inexistant, s’ils l’emportaient.

D’autres organisations étaient présentes. Trop nombreuses pour les dénombrer toutes. Parmi les plus en vue les activistes climatiques de Extinction Rebellion et du Sunrise Movement. Les soutiens de Andrew Yang, candidat démocrate promouvant un revenu universel à 1000$ financé par une taxe sur les robots. Mais aussi les Justice Democrats qui se sont jurés de “dégager du Congrès tous les Démocrates soutenus par des grandes entreprises”.

Et si la gauche l’emportait ?

De l’autre côté de la rue quelques supporters de Trump sont venus montrer que le président a encore des soutiens. Ils ont cependant plus de pancartes que de volontaires. Un groupe de “Pro-Life Democrats” défend l’interdiction de l’avortement en exposant des photos agrandies de fœtus sanguinolents. Une jeune femme se place devant eux et crie “My Body : My Rights” (“Mon corps : mes droits !”). La foule répond “Son corps : ses droits !”.

Une militante pro-choix devant des militants anti-avortement. Au sein du Parti Démocrate l’IVG ne fait pas vraiment débat. Cette minorité active tente donc d’attirer l’attention sur elle par l’utilisation d’une communication choc. © T. Grimonprez pour LVSL.

Un dispositif policier impressionnant empêche l’accès à l’esplanade : police montée, miradors roulants, chars, canons à eau, motos, etc. Quelques militants s’échauffent. Finalement les autorités cèdent et ouvrent l’accès à l’esplanade. Les différents cortèges devront cependant se contenter de la traverser. Ils passent devant les caméras de CNN mais bien loin du stade et des candidats. La foule se disperse après quelques face-à-face tendus avec des supporters de Trump. Ces derniers, caméras portatives harnachées, cherchent à déclencher une altercation pour prouver la violence des “gauchistes” et des “antifascistes”. Ils repartiront bredouille.

Le président américain est historiquement bas dans les sondages d’opinion. Après une brève remontée durant l’été il stagne désormais autour de 40% de soutiens dans l’électorat. En 2016 il ne l’avait emporté que de justesse dans trois États du Nord. Aujourd’hui il devra se battre pour conserver le Texas que les Républicains ont failli perdre en 2018. La situation ne lui est clairement pas favorable. D’autant qu’il est désormais accusé de toutes parts d’avoir tenté de faire pression sur le président Ukrainien pour mettre en cause son probable adversaire, Joe Biden.

Les soutiens explicites de Warren sont peu nombreux mais on en trouve quelques-uns. Outre ces panneaux “Warren Fight” qui rappellent le combat de la sénatrice contre Wall Street, on peut aussi voir une pancarte où elle est représentée sous les traits d’Hermione Granger. En légende : “Quand vous combattez les forces du mal mieux vaut avoir une intello de votre côté”. Warren fait largement campagne sur son sérieux et son approche supposément plus réfléchie des problèmes. Son slogan “She has a plan” (“Elle a un plan”) fait oublier que son programme est moins détaillé que celui de Sanders. © T. Grimonprez pour LVSL.

Le vieux vice-président qui incarnait l’aile droite du parti et profitait de l’image d’Obama (qui a refusé de se prononcer pour l’instant) caracolait depuis des mois en tête des sondages. Mais avant même que n’éclate l’affaire ukrainienne il venait d’être dépassé dans un sondage de l’université Quinnipac par Elizabeth Warren (avec respectivement 25 et 27%). Si le sondage était déjà inquiétant, l’affaire ukrainienne vient rajouter un clou supplémentaire à sa chaussure.

Dans le même temps si Sanders est toujours loin derrière Biden et Warren il vient de remporter la course au financement en levant plus de 25 millions de dollars auprès de plus d’un million de donateurs. Mais le doyen d’une primaire dominée par les septuagénaires se voit attaqué sur sa capacité à mener le pays après l’opération du cœur qui l’a maintenu trois jours à l’hôpital. Warren le suit de près sur les financements et vient de lever 24,6 millions. Ils prouvent ainsi une nouvelle fois que les petits dons, au moins dans la primaire, permettent de l’emporter largement sur les candidats qui recourent au soutien des milliardaires et des entreprises. Biden et Buttigieg, les deux candidats centristes du quatuor de tête, n’ont levés à eux deux que 35 millions.

Le retard que Biden semble accuser dans les financements et désormais dans les sondages ne surprend personne qui soit allé sur le terrain. Le lendemain du “Revolution Rally” se tient le deuxième jour du débat et les rues sont désespérément vides. Des milliers de soutiens avaient fait le déplacement pour soutenir Sanders et Warren la veille. Quand le débat se tient entre Biden et Harris, les seuls démocrates qu’on peut voir hors du stade sont les “Pro-life Democrats”.

« Certes Warren n’est de gauche que comparée à Joe Biden. Pour autant les gages qu’elle a dû donner à la gauche du parti feraient passer le programme d’Obama en 2008 pour un programme conservateur.. »

On peut encore craindre de voir le scénario de 2016 se reproduire. La désignation d’un candidat centriste, sans soutien sur le terrain, par défaut, qui ne tiendrait pas face à la virulence de Trump. Mais de nouveaux scénarios semblent se dessiner. Certes Warren, qui prône la régulation du capitalisme, n’est de gauche que comparée à Joe Biden. L’espace politique entre elle et Sanders est au moins aussi grand qu’entre elle et Biden. Pour autant les gages qu’elle a dû donner à la gauche du parti, Green New Deal, université et système de santé gratuits, feraient passer le programme d’Obama en 2008 pour un programme conservateur (ce qu’il était à certains égards). Son projet d’ISF et de démantèlement de certains géants du numérique comme Facebook agace déjà Mark Zuckerberg.

Le risque reste grand qu’une présidence Warren soit décevante. Surtout si elle se tournait pendant la campagne post-primaire vers des gros donateurs, comme son silence à ce sujet et le choix d’un conseiller plus que trouble a pu le laisser entendre. Mais une candidature Warren représenterait néanmoins un formidable décalage vers la gauche du parti Démocrate. Déplaçant le curseur là où le parti se trouvait dans les années 1960-70 à l’époque des frères Kennedy. Et en cas de victoire l’importance croissante de la question environnementale pèsera certainement d’un poids très lourd pour garder la gauche du parti mobilisée.

Le vrai test se fera sur les questions de sécurité, de justice et de politique étrangère. Les années Obama ont été sous le feu de la critique lors de la primaire comme jamais auparavant. Warren a, elle, refusé de critiquer l’ancien président sur sa politique migratoire ou son usage des drones. Mais elle défend une ouverture sur cette question ainsi que l’abolition de la peine de mort et des prisons privées. Difficile donc de savoir dans quel sens penchera la balance mais la proximité de la candidate avec Hillary Clinton (qu’elle avait soutenue en 2016 contre Bernie Sanders) est tout sauf rassurante.

En 2008 Obama avait galvanisé la jeunesse par de vagues promesses de changement et rassuré l’establishment par un relatif conservatisme économique. Ce combo gagnant semble désormais impossible. La jeunesse américaine s’est largement radicalisée et a pris à bras-le-corps la responsabilité qui était la sienne. Mais la vieille génération peine à voir au-delà de l’obstacle Trump. Peut-être ne le veulent-ils pas. La gauche en tout cas a compris que tout ne se jouerait pas à l’intérieur d’un parti encore sur le fil du rasoir et investit davantage groupes de pression, partis alternatifs, et syndicats.

Quel que soit le choix que fera le Parti démocrate cette année il sera critique et une nouvelle division générationnelle comme celle observée en 2016 peut faire perdre une élection que tout le monde annonce de plus en plus comme gagnée d’avance.

_____________________________________________________________________

1 – Les rues américaines sont peu fréquentés du fait de l’usage systématique de la voiture. C’est particulièrement vrai à Détroit. La ville a vu sa population s’effondrer de 1.8 million d’habitants en 1950 à à 700.000 en 2010.

2 – Central Business District : Centre d’affaire.

Alexandria Ocasio-Cortez, l’élue socialiste qui dynamite la scène politique américaine

©nrkbeta

Plus jeune femme jamais élue au Congrès des États-Unis, bête noire de la droite conservatrice, égérie de la gauche progressiste et véritable épine dans le pied de l’establishment démocrate, Alexandria Ocasio-Cortez déchaîne les passions et bouscule la scène politique américaine. Portrait de la nouvelle star de la gauche radicale, par Politicoboy.


Le 6 janvier 2019, la chaîne CBS diffuse en avant-première un extrait « explosif » de son interview « 60 minutes avec Alexandria Ocasio-Cortez ». Pressée d’expliquer comment elle compte financer son « green new deal », la jeune élue du Bronx évoque la possibilité d’une nouvelle tranche d’impôt sur les revenus supérieurs à 10 millions de dollars, au taux marginal de 70 %. La droite crie au scandale, repeignant sa proposition en un taux d’imposition global, jugé confiscatoire. Sean Hannity, présentateur vedette de la chaîne Fox News, s’emporte, affirmant que les multimillionnaires « ne pourront plus aller au restaurant ». Face à ce torrent de critiques, les démocrates de centre droit adoptent leur classique technique de l’autruche en attendant que l’orage passe. Les principaux organes de presse se montrent plus généreux. Le Washington Post et le New York Times saluent une proposition « en phase avec la recherche économique ». Le plus conservateur « The Hill » exprime sa stupeur en publiant les résultats d’un sondage commandé après la diffusion de l’interview : 59 % des électeurs approuvent la proposition, dont 45 % de sympathisants républicains. Puis c’est Fox News, comble de l’ironie, qui s’étrangle devant le résultat de son propre sondage : 70 % des Américains seraient favorables à la proposition d’Ocasio-Cortez. En moins d’un mois, la question de la hausse d’impôt sur les ultras riches, que CBS imaginait susceptible de briser la carrière de la jeune élue, s’impose dans le débat public comme du bon sens, au point de provoquer un début de panique au forum économique de Davos.

Cette séquence médiatique résume parfaitement l’effet « AOC » (surnom d’Alexandria Ocasio-Cortez).

Maîtrisant les codes de communication moderne, son audace surprend et agace l’establishment politique, mais fait mouche dans l’opinion. Au point d’imposer des idées longtemps jugées trop « radicales » au cœur du débat public, que ce soit en matière d’écologie, de fiscalité ou de politique industrielle.

Pour comprendre comment cette jeune serveuse d’origine portoricaine fait désormais trembler Washington, il faut revenir sur son parcours personnel.

Une vocation politique qui prend ses sources dans l’activisme

Née dans le Bronx d’une famille modeste originaire de Porto Rico, Alexandria Ocasio-Cortez connaît la réalité quotidienne de la classe ouvrière américaine pour l’avoir durement éprouvée.

En plein cœur de la crise financière de 2008, son père décède d’un cancer au poumon. Tout juste diplômée de l’Université de Boston, elle doit se battre contre les banques qui espèrent saisir la maison familiale. Pour faire face aux difficultés économiques et rembourser ses lourds emprunts étudiants, elle travaille comme serveuse et barman.

« Les gens ne réalisent pas que les restaurants constituent un des environnements les plus politiques qu’il soit. Vous travaillez épaule contre épaule avec les immigrés. Vous êtes au cœur des inégalités salariales. Votre salaire horaire est en dessous du minimum légal, vous êtes payée par les pourboires. Vous faites face au harcèlement sexuel. Vous voyez comment notre nourriture est distribuée et préparée. Vous observez la fluctuation des prix. Pour moi, ce fut une expérience politique exaltante. » Explique-t-elle au magazine Rolling Stones (27 février 2019).

Ses études en sciences économiques la conduisent à effectuer un stage auprès du Sénateur Ted Kennedy, avant de débuter une carrière d’éducatrice et d’organisatrice pour deux ONG new-yorkaises. En 2016, elle rejoint la campagne présidentielle de Bernie Sanders, où elle travaille comme coordinatrice de terrain. Suite à cette expérience, elle passe deux semaines à Standing Rock auprès des opposants à la construction de l’oléoduc « Dakota Access ». C’est là qu’elle aurait pris sa décision de briguer le poste de représentant au Congrès du 14e district de New York.

Jeune femme « milléniale » d’origine hispanique et modeste, Alexandria Ocasio-Cortez présente un cocktail détonnant auquel les nombreuses catégories sociales qui constituent le cœur de l’électorat démocrate peuvent facilement s’identifier, qu’il s’agisse des jeunes étudiants et diplômés endettés, des travailleurs précaires ou des minorités.

Son ascension fulgurante s’explique en partie par la richesse de son parcours : militante chevronnée issue de la classe ouvrière, sa maîtrise des codes de la classe dirigeante lui permet de tenir le choc sur les plateaux télé, et de briller en commission parlementaire. Ajoutez son aisance à communiquer et sa proximité avec les milieux activistes, et vous obtenez la combinaison idéale pour incarner le renouveau du parti démocrate à l’ère de Donald Trump. Mais avant de secouer Washington, encore fallait-il s’imposer à New York.

Jim Crowley et l’obstacle des primaires démocrates

Le 14e district de New York recoupe l’est du Bronx et une partie du Queens. Dans cette circonscription acquise au parti démocrate, le vainqueur de la primaire est quasiment assuré d’être élu au Congrès.

Face à Alexandria Ocasio-Cortez, Jim Crowley représentait le goliath de la politique new-yorkaise. Candidat en place depuis vingt ans, baron du parti pressenti pour succéder à Nancy Pelosi en tant que chef de la majorité parlementaire, il avait derrière lui la machine électorale démocrate, la presse et les riches donateurs. Avec 3,4 millions de dollars de budget, il disposait de dix-huit fois plus de moyens que sa jeune adversaire.

Dans une interview à la revue Jacobin, cette dernière explique son approche :

« Je ne savais pas exactement dans quoi je m’engageais, mais je savais quel type de campagne mon adversaire allait conduire : une campagne typique de l’establishment, financée par les dons issus d’entreprises privées. En général, ce genre d’opération ne se préoccupe pas du terrain. Moi, j’arrivais avec mon expérience d’organisatrice. Dès le début, je me suis focalisée sur les associations militantes, pour construire une coalition, et l’élargir à d’autres organisations. Ma campagne fut presque uniquement centrée sur le terrain, et les réseaux sociaux (…) Nous avons frappé à 120 000 portes, envoyé 170 000 SMS et passé 120 000 appels téléphoniques ».

Il fallait d’abord s’assurer que ses futurs électeurs soient inscrits sur les listes démocrates, afin de pouvoir participer à la primaire. Dans ce but, AOC mène une large campagne de sensibilisation un an avant l’élection. « Honnêtement, ce fut la période la plus difficile, celle où on m’a claqué le plus de portes au nez”. Les gens ne voulaient pas entendre parler du parti démocrate. Elle a dû les convaincre :  « cette année, une candidate progressiste se présente, elle n’accepte aucun financement du secteur privé, mais pour qu’elle puisse gagner, il faut s’inscrire sur les listes ».

Sa campagne proprement dite débute avec le lancement d’un clip vidéo exemplaire, qui s’est imposé comme la nouvelle référence du genre, et qui résume parfaitement l’essence de sa candidature. Filmée dans son quotidien, elle explique en voix off : «  les femmes comme moi ne sont pas supposées se présenter aux élections ». Elle nous décrit son parcours personnel avant de noter que «  la politique ne faisait pas partie de mes projets, mais après vingt ans avec le même représentant, on doit se demander, pour qui New York a-t-il changé ? Chaque jour devient plus difficile pour les familles des classes de travailleurs comme la mienne ». (…) « Cette élection, c’est l’argent contre les gens. Ils ont l’argent, nous avons les gens  ». « Ceux qui ne respirent pas notre air, ne boivent pas notre eau, ne vivent pas dans nos quartiers, n’envoient pas leurs enfants dans nos écoles, ceux là ne peuvent pas nous représenter. Ce dont le Bronx et le Queens ont besoin, c’est une assurance maladie universelle, une garantie de l’emploi, une réforme de la justice et la gratuité des universités publiques ».
 

Son programme rejoint celui de Bernie Sanders, avec une proposition plus radicale en matière d’immigration : la suppression pure et simple de l’agence de police des frontières « ICE », chargée de l’identification et de l’expulsion des sans-papiers, qui terrorise les habitants du Bronx issus de l’immigration.

Elle est soutenue par quatre organisations clés : le mouvement de Bernie Sanders « Our révolution », le parti démocrate socialiste américain (DSA), qu’elle rejoint après avoir été séduite par sa forte présence sur le terrain, l’ONG Black Lives Matter et l’organisation Justice Democrats, qui recrute des candidats progressistes dans tout le pays pour défier les démocrates “corrompus par les intérêts privés”. (1)

Avec 15 897 voix contre 11 761, Alexandria Ocasio-Cortez remporte la primaire par plus de 15 points d’écart. Le lendemain, la nation toute entière découvre son visage. Le New York Times décrit ce résultat comme « la plus sévère défaite subie par un démocrate sortant depuis plus de dix ans, qui va se répercuter sur l’ensemble du parti et à travers tout le pays ». Le Guardian partage cette analyse, qualifiant le résultat d’un « des plus gros coups de tonnerre de l’histoire politique américaine récente ». (2)

Les talk-shows et chaînes d’informations s’arrachent AOC. Fox News enchaîne les segments où ses journalistes commentent le programme de la jeune démocrate avec un air atterré. Sean Hannity placarde sur écran géant ses principaux points : « santé gratuite pour tous, garantie de l’emploi, université publique sans frais… » offrant une plateforme inespérée aux idées de la gauche socialiste, dont les principales propositions reçoivent entre 80% et 55% d’opinions favorables. (3)

Cette dynamique va se répéter, la classe politico-médiatique américaine pensant systématiquement attaquer Ocasio-Cortez en montrant à quel point ses idées sont « extrêmes », jusqu’à ce que les enquêtes d’opinion lui donnent raison.

Une star est née

La presse néolibérale essaye d’abord de minimiser cette victoire, qu’elle attribue à des raisons purement démographiques (son district étant majoritairement hispanique) pour masquer un raté journalistique embarrassant. Les médias alternatifs comme The Intercept, Jacobin, The Young Turks et le cinéaste Michael Moore avaient pressenti cette victoire, eux.

Profitant de l’effet de surprise, Alexandria Ocasio-Cortez va très rapidement endosser un rôle national.

D’abord en faisant campagne à travers le pays aux côtés de Bernie Sanders, pour soutenir des candidats progressistes en vue des élections de mi-mandat.

Ensuite, en s’imposant progressivement comme une star médiatique. Photogénique et spontanée, elle fait le bonheur des talk-shows télévisés. Son compte Twitter passe de quelques milliers d’abonnés à 3,5 millions, dépassant celui de Nancy Pelosi. Sur Instagram, 2,7 millions de personnes suivent ses « stories » où elle détaille sa routine de soin au visage, partage une recette de macaroni au fromage ou conduit des vidéos « live » depuis sa cuisine pour répondre aux questions de ses constituants, tout en préparant un plat de nouilles chinoises. Toutes les occasions sont bonnes pour faire de la politique. Ces vidéos virales lui valent un succès grandissant. Les chaînes de télévision s’arrachent ses interviews et commentent ses moindres faits et gestes, y compris la très conservatrice Fox News, qui entretient avec AOC une relation obsessionnelle.

Sans surprise, elle remporte l’élection générale face au candidat républicain, avec 78 % des suffrages (et 110 318 voix).

Entrée fracassante au Congrès

Pendant la période de transition, Alexandria Ocasio-Cortez confirme son statut de nouvelle star. En dénonçant la présence de lobbyiste dans des réunions d’orientation, en se plaignant des loyers exorbitants de Washington ou en guidant ses abonnés Instagram dans les arcanes du Congrès, elle déchaîne les passions.

La droite conservatrice semble obsédée par son socialisme assumé, et tente par tous les moyens de la décrédibiliser. Un journaliste poste une photo sur Twitter de sa tenue, commentant « vue la marque de cet ensemble, AOC n’est pas aussi pauvre qu’elle le prétend ». Problème : la photo est prise en traître et de dos, avec un angle digne d’un pervers. Puis c’est un commentateur influent qui fait émerger une vidéo datant de ses années étudiantes, où elle danse sur un morceau de Phoenix. Chaque attaque revient comme un boomerang au visage de ses auteurs, tandis que les répliques d’Ocasio-Cortez dépassent souvent la portée des tweets de Donald Trump lui-même.

https://twitter.com/AOC/status/1081234130841600000

Plutôt que d’embaucher une armée d’assistants parlementaires et stagiaires sous-payés, elle insiste pour rémunérer ses collaborateurs au salaire moyen de Washington DC, quitte à réduire la taille de son équipe. Les conservateurs hurlent au scandale, estimant que son cabinet n’aura pas suffisamment de personnel pour fonctionner correctement. Ses interventions en commission parlementaire et ses questions lors de l’audition sous serment de l’ancien avocat de Donald Trump, salués par la presse pour leur redoutable efficacité, leur ont donné tort. Comble de l’irone, grâce à AOC, la chaîne parlementaire CSPAN renoue avec l’audience.

Ce statut d’étoile montante lui permet de faire une entrée fracassante au Congrès. Le premier jour, elle rejoint des militants écologistes du mouvement Sunrise en « occupant » le bureau de Nancy Pelosi, la présidente de la chambre des représentants (et troisième personnage de l’État après le président et le vice-président). Faisant preuve de tact, elle canalise l’énergie des militants tout en offrant à sa chef une porte de sortie, au sens propre comme au figuré.

La montée du socialisme aux États-Unis

Alexandria Ocasio-Cortez se revendique démocrate socialiste. Comme Bernie Sanders, elle défend une politique de classe qui s’oppose au statu quo. Son agenda législatif s’articule désormais autour de sa proposition phare : un « green new deal » particulièrement ambitieux, qui doit permettre de répondre à l’urgence climatique par une politique d’investissement public massif, tout en plaçant les politiques sociales et la création d’emploi au cœur de l’effort, incorporant ainsi l’essentiel des priorités de la gauche sous un seul projet.

Une vision de « bon sens », qu’elle articule avec brio. Pour elle, les radicaux sont ceux qui ne veulent pas répondre à la double urgence écologique et sociale, ou le font avec des propositions modérées qui ne suffiront pas à prévenir la catastrophe, ceux qu’elle appelle les « climate delayers ».(4) « Si considérer que personne aux États-Unis ne doit être trop pauvre pour vivre dignement est une idée radicale, alors appelez-moi radicale », répond-elle à ceux qui voudraient la peindre comme une extrémiste.

Pour autant, son habileté rhétorique et son pragmatisme médiatique ne doivent pas nous faire oublier ce à quoi elle semble aspirer, en tant que membre du DSA. Son projet est véritablement radical, dans le sens où il se propose de remplacer le capitalisme par un système socialiste, à travers trois axes principaux.

Premièrement, redonner le pouvoir aux classes qui produisent la richesse. Cela passe par un soutien indéfectible aux activistes et organisations militantes, l’amélioration des conditions de vie des classes populaires et une défense du syndicalisme. Derrière cette stratégie, on retrouve la conviction que le changement vient rarement des élus, et toujours des mobilisations sociales.

Ensuite, retirer de la sphère du marché tout ce qui touche aux droits universels : la santé, l’éducation, l’énergie, le logement et même le travail lui-même. C’est en cela que sa proposition de garantie à l’emploi vient court-circuiter la logique capitaliste. Bien que le DSA reconnaisse au marché son utilité et ne remette pas en question la propriété privée, il propose de libérer un maximum de secteurs économiques de son emprise directe.

Enfin, promouvoir la démocratie comme principal remède face à l’influence des intérêts privés, en particulier au sein de l’entreprise, entité vouée à évoluer vers un modèle de gouvernance de type coopérative.

En ce sens, l’assurance maladie universelle et publique (Medicare for all) et le « green new deal » sont des propositions hautement subversives. La première ouvrirait la voie à la socialisation d’un sixième de l’économie américaine, la seconde transformerait le rapport capital-travail en profondeur. En ce qui concerne le financement de ces deux mesures, AOC s’appuie sur la Modern Monetary Theory pour justifier le recours au déficit public. Interrogée sur ces questions, elle commence toujours par renvoyer la balle dans le camp adverse : “Lorsqu’il s’agit de baisser les impôts sur les riches ou d’augmenter le budget militaire, on ne demande pas comment c’est financé. Pourquoi cette question vient seulement lorsqu’il s’agit de  mettre en place des programmes utiles pour la classe moyenne ? ».

Le pouvoir du capital politique

En politique, certains se focalisent sur les fonctions à occuper et conquérir, d’autres sur les textes et réformes à faire passer. Alexandria Ocasio-Cortez a compris que son pouvoir réside ailleurs.

Les démocrates sont majoritaires à la chambre des représentants, mais l’aile gauche socialiste reste un courant minoritaire au sein du parti. De plus, les conservateurs détiennent les trois autres branches du gouvernement (la Maison-Blanche, la Cour suprême et le Sénat). Autant de verrous capables d’opposer un véto à toute réforme socialiste. Enfin, AOC n’est qu’une élue parmi 435 représentants, et dans une institution qui fonctionne à l’ancienneté, son pouvoir législatif reste proche du néant.

Pourtant, en utilisant son capital politique avec agilité et en captant l’attention médiatique, elle a réalisé des miracles en quelques mois. Sa résolution pour un Green New Deal a redéfini l’ordre des priorités du parti démocrate et s’est imposée comme enjeu majeur dans le débat public. Les candidats démocrates à l’élection présidentielle se positionnent en fonction de ses propos, et ont tous approuvé dans les grandes lignes ce plan ambitieux.

 

©Senate Democrats

Son argument en faveur d’une hausse de l’imposition des ultras riches a généré de nombreuses propositions à gauche, et une forme de terreur mal contenue à droite. Enfin, AOC n’est pas étrangère à la capitulation d’Amazon face aux élus et militants du Queens qui s’opposaient à l’implantation du géant du numérique dans ce quartier new-yorkais.

Pour autant, l’establishment démocrate résiste à ses propositions jugées trop radicales, parfois par manque d’ambition politique et inertie, souvent parce qu’elles s’opposent directement aux intérêts des entreprises, lobbies et ultra riches qui financent le parti. Mais la pression est réelle et le risque d’apparaître déconnecté des réalités (et de leur base électorale) est non négligeable pour les cadres démocrates.

Si certains espèrent pouvoir neutraliser la jeune socialiste en lui opposant un néolibéral lors des prochaines élections, ou simplement en redessinant les contours de sa circonscription, d’autres ont peur de se retrouver sur une liste d’élus qui feront l’objet d’une primaire visant à les remplacer par un progressiste soutenu par AOC. L’aile droite démocrate a ainsi été nommément désignée par Alexandria Ocasio-Cortez pour sa complaisance lors du vote pour la réforme du contrôle des armes à feu. Une première rafale dans la lutte qui s’amorce au sein du parti.

La revue Jacobin exprimait ses craintes qu’AOC déçoive, soit isolée au Congrès et absorbée par l’institution. Pour l’instant, c’est plutôt l’inverse qui se produit. Les parlementaires démocrates sont allés jusqu’à lui demander des cours particuliers d’usage des réseaux sociaux, qu’elle s’est empressée de dispenser avec un certain amusement. Mais c’est surtout sa capacité à établir un rapport de force qui explique son ascension fulgurante au sein du parti démocrate.

La gauche peut-elle faire l’économie de personnalités fortes ?

L’influence d’Alexandria Ocasio Cortez dépasse son propre camp. Donald Trump a fustigé le retour du socialisme dans son discours sur l’État de l’Union, et lors de la convention annuelle du parti républicain, son nom figurait sur toutes les lèvres et dans toutes les interventions. Épouvantail pour la droite et égérie pour la gauche, AOC semble appelée à jouer un rôle important dans la politique américaine.

Elle nous pousse ainsi à réfléchir sur les moyens dont dispose la gauche radicale pour influer sur la vie politique. L’appui sur les secteurs militants et les ONG de terrain ; l’utilisation du capital politique acquis grâce à un programme ambitieux et à une rhétorique populiste (au sens de Laclau), dont les propositions phares sont portées au cœur du système médiatique, explique le succès de la jeune socialiste, comme Jeremy Corbyn et Bernie Sanders avant elle. L’articulation de son projet lui permet de combiner les priorités des classes ouvrières en termes de qualité de vie, de pouvoir d’achat et d’emploi avec celles des personnes issues de l’immigration vivant dans les quartiers, et celles de la gauche éduquée qui se préoccupe avant tout d’écologie. En affirmant que ce sont les communautés les plus pauvres qui subissent en premier les conséquences du réchauffement climatique, elle propose une vision politique capable de rassembler une large coalition.

Le parcours d’Alexandria Ocasio-Cortez lui permet d’incarner à merveille cette articulation. Au propre comme au figuré, elle représente le nouveau visage de la gauche démocrate américaine.

***

Notes :

(1) Justice democrats est une organisation fondée par Cenk Uygur, le président de la webTV aux 4,5 millions d’abonnées The Young Turks, qui avait inspiré les proches de la France Insoumise pour la création du Média. Organisée sur le modèle d’un lobby politique, Justice Democrat recrute des candidats progressistes s’étant engagés à ne toucher aucun financement issu d’intérêts privés, pour les aligner contre les candidats démocrates financés par le privé. Son principal objectif est de supprimer l’influence de l’argent privé dans la politique américaine.

(2) : https://en.wikipedia.org/wiki/Alexandria_Ocasio-Cortez#Primary_election

(3) : Contrairement aux idées reçues, les américains sont beaucoup plus favorables aux propositions “progressistes” qu’on ne l’imagine, mais ces dernières ne sont pas suffisamment portées par le parti démocrate pour que cela fasse évoluer le rapport de force électoral. On constate ainsi qu’environ 45% des électeurs se déclarent conservateurs, alors que la hausse de l’imposition des riches est approuvé par 70% des américains, la légalisation du cannabis 66%, le doublement du salaire minimum fédéral (de 7,5 $ à 15 $ de l’heure) 55 %, une garantie à l’emploi à 46%, l’assurance maladie publique pour tous (Medicare for all)  à 56% et 80% approuve le “Green New Deal” : https://prospect.org/article/most-americans-are-liberal-even-if-they-don%E2%80%99t-know-it

(4) Le terme “climate delayer”, que l’on pourrait traduire par “climato-attentiste”  fait écho au terme “climate denier” généralement traduit par climato-sceptique, bien qu’il signifie “personne qui nie la réalité du réchauffement climatique”.