Erreurs et défis de la gauche brésilienne face à la résilience du bolsonarisme

© Marielisa Vargas

Les résultats du premier tour au Brésil ont été accueillis avec surprise. Bien que Lula soit en tête, le scrutin apparait davantage comme une victoire des bolsonaristes, qui ont obtenu les meilleurs scores au Parlement, aux élections des gouvernements locaux, et élargi leur base électorale de près de 2 millions de voies par rapport à 2018. À la veille du second tour, le philosophe brésilien Vladimir Safatle livre une réflexion acerbe sur les limites de la gauche brésilienne, mais aussi sur les leviers possibles de sa vraie renaissance. Article édité par Keïsha Corantin.

Pour comprendre ce premier tour, il faut d’abord souligner que même au pire moment de la pandémie, le taux de popularité de Jair Bolsonaro n’est jamais tombé au-dessous de 30%, il dispose donc d’un électorat organique demeuré large et fort. Ces 30% ne peuvent être uniquement la classe moyenne brésilienne – il n’y a pas 30% de classe moyenne au Brésil –, c’est donc aussi un électorat populaire. (Note de la rédaction : Si Lula atteint 50% chez l’électorat le plus pauvre, près d’un tiers s’est exprimé en faveur de Bolsonaro au premier tour.)

Par ailleurs, malgré son bilan négatif, Bolsonaro s’est mis dans une posture permanente de « gouvernement contre l’État », accusant les entraves que lui imposaient les juges, le Parlement, les gouverneurs, etc., et a donc su conserver un capital de transformation : le pouvoir de la promesse. En face, la gauche brésilienne est incapable de projeter la figure d’une autre société et Bolsonaro apparaît comme le seul discours de rupture nationale. Le Parti des travailleurs (PT) a souffert des scandales de corruption. Là où il aurait peut-être fallu reconnaître ses torts et assumer une posture de rédemption, le PT a réagi sur la défensive pendant la campagne. Un candidat qui reconnaît ses torts est mieux que quelqu’un qui tente de les dissimuler. Bolsonaro a été capable d’évacuer ce poids car malgré plusieurs procédures judiciaires ouvertes, il ne compte aucune condamnation. Par ailleurs, pour Bolsonaro et ses partisans, le mot corruption a pris un autre sens : c’est la continuité, le « business as usual ». Mais je crois que cette question de la corruption en cache une autre. Elle reflète une méfiance de certains secteurs de la population brésilienne envers la capacité de la gauche à gouverner. D’un point de vue électoral la gauche s’est démontrée faible : Lula est allé en prison, les acquis ont été perdus. Aujourd’hui, Lula s’affiche en position de faiblesse en soutenant une alliance large avec des secteurs traditionnellement ennemis du PT. Paradoxalement, la vraie position de force dans cette élection c’est Bolsonaro, qui peut dire « Moi je suis seul contre tous. »

En cela, Bolsonaro a su jouer sur une ambivalence entre omnipotence et impotence, constitutive de ce genre de leader, qui sont toujours des sauveurs menottés. Theodor Adorno, dans un texte très important sur les leaders fascistes, parle de « little big man » – petit grand homme – c’est-à-dire un équilibre entre pouvoir et faiblesse, susceptible de produire une identification narcissique. Non pas l’identification à un idéal comme on pourrait penser les représentations classiques du pouvoir. Bolsonaro n’incarne pas un idéal, mais il semble être quelqu’un comme nous, partageant nos faiblesses, nos rages, nos difficultés, qu’il combine à l’idée que le collectif vaincra : « Je suis seul contre tous, paralysé, mais nous, ensemble, nous pouvons être fort. »

GAGNER AVEC UNE DROITE DÉFAITE ?

Une erreur de la campagne de Lula a été de tout dépolitiser en mobilisant, pour s’opposer à Bolsonaro, une lutte immémoriale de la civilisation contre la barbarie. D’abord, c’est un discours vide de sens, qu’est-ce que la civilisation sur le continent américain ? Cela fait écho au processus civilisateur colonial d’une violence extrême contre les peuples indigènes, c’est une figure de la barbarie. La gauche aurait dû ne pas perdre son temps sur ce rationalisme moralisateur, et l’utiliser pour renforcer le débat autour des politiques sociales et économiques par exemple la réforme des retraites, des impôts ou du droit du travail. Ces thèmes ont été balancés d’une façon presque irresponsable : « On pense faire marche arrière sur la réforme du travail » dit le PT. D’accord, mais quoi exactement ? « On pense à une réforme fiscale », très bien mais sous quelle forme ? Il n’y a rien de concret, or un programme clair aurait pu être établi. Par exemple, la Constitution brésilienne prévoit un impôt sur les grandes fortunes. La Constitution a été promulguée il y a plus de trente ans et cet impôt n’a jamais été mis en place. Autre chose : le Brésil, avec l’Estonie, est le seul pays au monde dans lequel il n’y a pas d’impôt sur les dividendes. On aurait pu défendre cette fiscalisation pour une financer l’extension du système éducatif, ou de santé. Mais rien n’a été proposé. Pourquoi ? La gauche est dans une alliance dont une partie a grand intérêt à préserver cette situation.

Lula a persévéré dans une stratégie de conciliation, en ralliant à lui les secteurs de droite lésés par Bolsonaro. Ce dernier compte sur le soutien de l’agrobusiness, qui est aujourd’hui le cœur de l’économie brésilienne. Il compte aussi sur l’appui du secteur commerçant et de l’élite financière. Lula peut compter sur quelques soutiens mais ce sont des secteurs qui ont été écartés de l’organisation hégémonique de l’économie brésilienne. Le pays est en pleine transition : le Brésil est en train de se désindustrialiser pour revenir à sa position de grand exportateur de matières premières. C’est l’élite qui porte cette transformation qui supporte Bolsonaro.

Dans ce contexte il y a un secteur économique, parce qu’il est devenu secondaire, qui accepte Lula. Cette élite était traditionnellement structurée autour du Parti de la social-démocratie brésilienne (NDRL : parti de droite conservatrice dont vient le vice-président choisi par Lula en cas de victoire, Geraldo Alckmin). Au vu des dernières élections, ce parti est amené à disparaître. Ainsi, la vraie division au Brésil se joue entre l’extrême droite populaire et la droite oligarchique traditionnelle. Cette droite n’aime pas Bolsonaro parce qu’il a constitué un nouveau réseau de pouvoir dont elle a été exclue. C’est une élite qui voit d’un mauvais œil l’avènement d’une extrême droite populaire associée au lumpenprolétariat et se sent menacée par la constitution d’une nouvelle classe dirigeante qu’incarnent bien les députés et sénateurs de Jair Bolsonaro. Cela explique ses alliances avec Lula. Mais cette droite est-elle forte électoralement ? Rien n’est moins sûr… c’est une élite en chute.

REDEVENIR UNE FORCE DE PROPOSITION POLITIQUE

Structurellement, le système politique brésilien hérité de la Constitution de 1988 est caractérisé par la nécessité de former des alliances pour pouvoir gouverner. Ainsi, lors des premiers gouvernements du PT, la gauche avait certes dû modérer son agenda, mais elle restait une force de proposition politique : par exemple entre 2003 et 2012, le gouvernement créa quatorze universités, une expansion considérable du système éducatif. Après 2013 s’est produit un changement dramatique, lors duquel la gauche a perdu sa capacité à former l’agenda politique du pays. (NDLR : En 2014 la chute du cours des matières premières plonge le pays dans la crise mais les premiers signes de récession et d’inflation étaient déjà visibles en 2013.)

En 2013, lorsque les limites du système brésilien sont apparues, la gauche n’a pas su passer à la deuxième étape de ses politiques. Elle n’a pas su, non pas à cause d’un manque de réflexion, mais parce qu’elle ne pouvait pas. Passer cette deuxième étape signifiait renforcer des antagonismes sociaux assez fort. Par exemple, la première décennie du XXIe siècle a vu opérer une forte dynamique d’ascension sociale au Brésil : 34 millions de personnes sortent de la pauvreté pour atteindre la classe moyenne. Cette nouvelle classe moyenne formule de nouvelles demandes : ce sont des gens dont les enfants allaient à l’école publique, et qui se tournent vers l’école privée, la même chose se produit avec la santé. Ces nouveaux besoins et nouvelles dépenses ont érodé ce qu’ils avaient gagné. Un deuxième moment politique aurait été la construction d’un système éducatif et de santé totalement public. Il aurait fallu des investissements que l’État ne pouvait pas faire. Cela demandait au moins une politique social-démocrate classique d’imposition des classes aisées mais ça n’est jamais arrivé à cause de l’impératif de conciliation. Électoralement, le gouvernement ne pouvait pas se permettre d’augmenter les impôts. Ainsi au Brésil, le taux d’imposition maximum est toujours de 27,5%.

Cela a produit une situation de frustration assez forte. Pourquoi ? Vous êtes un Brésilien en 2012, vous entendez partout que le Brésil est la nouvelle puissance internationale, qu’en 2022 le pays sera la 5e économie mondiale, ce sont des rapports de la Banque mondiale qui le disent. Et tout d’un coup vous vous apercevez que non, ça ne va pas se passer comme ça. Cette promesse d’enrichissement n’est jamais atteinte. Cela produit quelque chose que Tocqueville appelait la « frustration relative » : les révolutions ne sont pas menées par les plus pauvres mais par ces gens qui entament une ascension, et qui perçoivent finalement que l’attente ne pourra pas se matérialiser. Lorsqu’une société commence à rêver, c’est le moment le plus risqué. Si les gens commencent à croire au futur, il faut y aller jusqu’au bout, même si on perd. Lorsqu’on y va avec un objectif, il est possible revenir après la défaite. La gauche n’est pas allée jusqu’au bout.

L’extrême droite est alors apparue comme le discours de la rupture institutionnelle en condamnant un système d’alliance paralysant. C’est aussi un projet ultra-néolibéral : « Pourquoi attendre quelque chose de l’État, qui n’a jamais rien donné à personne ? », ce qui n’est pas totalement faux. Si d’un côté l’État brésilien a été capable de produire d’importantes politiques sociales, de l’autre côté, c’est un État de violence généralisé contre les plus pauvres. L’extrême droite vend la liberté du « chacun pour soi », présentée comme un acquis commun et global. C’est un narratif cohérent. La politique d’allocation d’urgence Auxilio Emergencial pendant la pandémie – allocations les plus élevées jamais versées au Brésil – trouve sa place dans ce discours : refus des macrostructures de protection sociales au profit d’un versement d’argent direct, ponctuel et individuel. Ce narratif se nourrit de nos défaites idéologiques [nous, la gauche]. La gauche a perdu sa grammaire politique. Cette adhésion au « chacun pour soi » est montée dans un moment où la gauche parlait elle-même d’« entreprenariat social ».

Autre exemple. Au début de la pandémie, pour s’opposer au vaccin, Bolsonaro revendiquait « Mon corps, mon choix », reprenant ici un slogan du féminisme. Mais c’est en cohérence avec son projet politique. En revanche, cela montre une contradiction immanente à notre propre position. Si la liberté c’est ça, alors pourquoi aurait-il tort ? Cela devrait nous montrer que notre conception de la liberté est totalement erronée. Si cette liberté peut être détournée par l’extrême droite, c’est qu’il y a un problème dans cette acception, voyant la liberté individuelle comme l’élément fondamental d’une société. Un corps, mon corps, ne m’appartiens pas dans un vide, mais est toujours en relation. Comme le disent les structuralistes, les relations viennent avant les éléments. D’abord vient le corps en relation et après le corps individuel. Cette dimension relationnelle demande une conception politique propre. Ce discours pointant la centralité de la totalité sociale a disparu. L’extrême droite a saisie l’occasion.

« LA GAUCHE SE TAIT SUR LA QUESTION DE CLASSE »

La stratégie de l’extrême droite efface le clivage avec l’élite économique, pour en construire un contre l’élite culturelle. Qui est l’élite culturelle ? Nous, les universitaires. Cette obsession de l’extrême droite aura au moins montré que l’idée selon laquelle les universitaires restent dans leur tour d’ivoire, déconnectés de la cité, est complètement fausse. S’ils dérangent, c’est que les discours du monde universitaire portent. Ensuite, l’extrême droite nous accuse de vouloir détruire les « valeurs » du pays. Oui, il est vrai que nous critiquons sa conception de la famille, de la sexualité, etc., afin d’ouvrir un espace pour que de nouvelles choses apparaissent. Mais la question est la suivante : pourquoi, à partir de nos positions, n’arrive-t-on pas à former une alliance plus générale avec la population ?

Je crois que c’est parce que notre position n’est que partielle. Nous oublions une chose qui je pense est central. Nous sommes dans une situation où le capitalisme de l’État-providence et ses promesses inclusives n’existent plus. En lieu et place se trouve un capitalisme qui prône la loi de la survie, du chacun pour soi. Il faut donc accepter les angoisses que créent le basculement des hiérarchies et normes sociales prônée par la gauche, chez un homme pauvre blanc chauffeur Uber qui travaille 12 heures par jour sans aucun droit social. C’est absolument rationnel. Parce qu’il n’y a de deuxième discours de gauche, pour dire qu’il n’est pas question de la destruction morale de certains secteurs de la population, mais de l’intégration de tous. Si l’on portait également un discours global en termes de droit du travail et de lutte contre la pauvreté alors on aurait un vrai projet. Le problème c’est que l’on n’a plus cette deuxième partie. L’extrême droite profite de cela, de la peur de l’homme blanc pauvre. On le voit dans les résultats du premier tour : près de 60% des femmes ont voté Lula, le chiffre tombe à 43% pour les hommes. Cela dit une chose importante sur la limitation des discours de la gauche.

Les demandes d’inclusion des minorités sont absolument justifiées et sont centrales dans une société égalitaire, mais d’autres revendications doivent s’y joindre. La gauche avait historiquement un registre supplémentaire, celui de la lutte des classes. Il ne s’agit pas d’opposer lutte des classes et lutte pour la reconnaissance des minorités, car elle ne forme qu’une seule lutte, mais aujourd’hui, la gauche se tait sur la question de classe.

QUEL AVENIR POUR LE PAYS ? LE BRÉSIL AU CRÉPUSCULE

On connaît le coup d’État classique, avec ses militaires et ses chars dans la rue, mais il y a d’autres genres de coup d’État. Il y a ce que l’on nomme aujourd’hui en sciences politique, l’« autoritarisme furtif » : un processus lent et graduel de décomposition de l’ordre institutionnel. On a vu cela en Pologne et en Hongrie. Orbán a gagné les élections mais il y a eu un lent processus de destruction des structures institutionnelles qui permettaient la démocratie libérale. Cette érosion s’inscrit sur la durée. Si Bolsonaro gagne, alors je dirai « c’est maintenant que tout commence », le premier mandat était seulement une grande répétition générale. S’il advient, le deuxième mandat sera celui d’un tournant autoritaire, la Turquie en a fourni un cas exemplaire.

En cas de victoire de Lula, avec un Parlement à majorité conservatrice, gouverner sera difficile. Les alliances avec la droite seront possibles mais paralysantes. Il sera impossible de mettre en œuvre les politiques nécessaires pour empêcher le conflit social à venir face à l’appauvrissement de la société brésilienne. L’extrême droite ne fera pas qu’attendre la chute du gouvernement. Par deux fois pendant le mandat Bolsonaro, le coup d’État a été dans l’horizon [1]. S’ils ne gagnent pas, ils s’affaireront à détruire le gouvernement, avec une force politique et institutionnelle qu’ils n’avaient jamais eue auparavant.

Notes :

Cet article est édité sur la base d’un entretien avec Vladimir Safatle.

[1] En mai 2020, la presse, plus tard confirmée par une enquête judiciaire, a révélé que Jair Bolsonaro et plusieurs généraux s’étaient accordés sur une intervention militaire contre les juges du Tribunal suprême fédéral, une intervention ensuite écartée parce que jugée inopportune. Le 7 septembre 2021, jour de l’indépendance nationale, Bolsonaro avait appelé ses partisans à un « contre-coup d’État », pour protester contre les enquêtes et critiques dont il était la cible. De nombreux militaires et policiers s’étaient alors rassemblés à Brasilia pour soutenir le président, finalement sans coup de force.

Lula favori au Brésil : victoire ou mort de la gauche ?

L’ex-président et candidat Lula a récemment effectué des déclarations radicales en matière de politique étrangère. Il a notamment promis d’oeuvrer à la création d’une devise latino-américaine alternative au dollar s’il est réélu. Les signaux qu’il envoie en matière de politique intérieure sont tout autres. Pour sécuriser son ticket présidentiel, Lula n’a pas hésité à tendre une main chaleureuse aux secteurs les plus conservateurs, jetant le doute la nature d’un futur mandat. Il a notamment avalisé un rapprochement avec le néolibéral Geraldo Alckmin, ancien opposant qui se présente désormais comme candidat à la vice-présidence auprès de Lula. Renoncement ? Le jeu politique brésilien est historiquement un jeu d’alliances, aujourd’hui plus décisives qu’hier. Bolsonaro, donné perdant, n’a eu de cesse de remettre en cause la légitimité des élections à venir, tandis que les élites brésiliennes risquent fort peu d’accepter l’élection d’un candidat radical en matière de redistribution sociale…

Jusque-là, tout annonce un duel entre le président Jair Bolsonaro et l’ex-président Lula. Alors que le président sortant pâtit dans l’opinion publique de sa gestion catastrophique de la crise du Covid-19 et de l’aggravation de la pauvreté, l’ex-président Lula, du Parti des travailleurs (PT) pourrait bien l’emporter.

Le bilan Bolsonaro : triomphe néolibéral et catastrophe sanitaire

Le bilan de Bolsonaro est plus qu’une liste de déclarations polémiques. Au ministère de l’Économie, l’ultra-néolibéral Paulo Guedes, « Chicago Boy » et disciple de Milton Friedman, a fait la fierté de ses pairs. Flexibilisation du marché du travail, réduction des droits à la retraite, dérégulation de l’économie et grand plan de privatisations, le ministre est allé jusqu’à créer un « secrétariat de la Désétatisation et du Désinvestissement ». À l’international, le chef d’État brésilien a été décrié pour son laisser-faire en Amazonie. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : à la mi-2020 le ministère de l’Environnement n’avait utilisé que 0,4 % de son budget et en 2021 la déforestation a augmenté de 22 % par rapport à l’année précédente.

Mais c’est surtout un bilan social catastrophique qui mérite d’être souligné. La pandémie de Covid-19 fût dévastatrice et très mal gérée par le gouvernement. L’inaction et le négationnisme du président face à ce qu’il a qualifié de « petite grippe », alors même que le Brésil totalise la moitié des morts du Covid en Amérique latine – tandis que le pays ne représente qu’un tiers de la population du sous-continent –, ont été fortement critiqués. Contre la ligne présidentielle, les premières mesures sanitaires (fermeture des écoles, de certains commerces, port du masque…) furent impulsées aux niveaux local et fédéral par des maires et des gouverneurs dès mars 2020. De son côté, Bolsonaro s’octroyait le droit de ne pas porter de masque, multipliait les bains de foule et diffusait des fake news sur la pandémie. Il a démis de leurs fonctions plusieurs ministres de la Santé avant de nommer un militaire sans aucune expérience dans le domaine. Face à ce fiasco, la Commission d’Enquête Parlementaire (CPI) sur la gestion de la pandémie a incriminé le président pour plus d’une dizaine de chefs d’accusation concernant ses mensonges et sa négligence, tous pointant sa responsabilité dans le lourd bilan humain de la crise, s’élevant à 630 000 morts.

Amputation des salaires de 20%, 5 millions de personnes supplémentaires tombées sous le seuil de pauvreté entre 2019 et 2020, et 20 millions de personnes souffrant d’insécurité alimentaire… la situation des plus pauvres au Brésil s’est encore aggravée. Aujourd’hui, alors que la réduction des aides sociales mises en place pendant la pandémie s’associe à l’inflation, l’horizon n’est pas plus optimiste.

En un peu plus de trois ans de mandat, Jair Bolsonaro compte à son actif 143 demandes d’impeachment – la procédure de destitution pour fautes graves. Un chiffre record face aux 68 qu’avait connues Dilma Roussef avant le succès de la dernière, aboutissant au coup d’état parlementaire de 2016, ou aux 37 contre Lula lorsqu’il était à la tête du pays. L’échec de chacune de ces procédures témoigne du fait que le président peut toujours compter sur le soutien d’une majorité au Parlement.

Le retour de Lula, favori des intentions de votes

Victime d’une persécution judiciaire aujourd’hui révélée, Lula a vu ses droits politiques rétablis en mars 2021. Il avait été incarcéré en avril 2018 sur décision du juge Sergio Moro dans le cadre de l’enquête « Lava Jato » – ce même Sergio Moro qui deviendra quelques mois plus tard le ministre de la Justice de Jair Bolsonaro. Les coulisses de cette grande opération ont dévoilé que l’objectif des juges et procureurs était moins de lutter contre la corruption que d’inculper l’ancien président Lula.

Son arrestation à quelques mois des présidentielles de 2018 l’a empêché de concourir et a entériné chez les électeurs un sentiment de lassitude envers le PT, alors noyé par les affaires de corruption depuis le coup d’État parlementaire contre la présidente Dilma Rousseff. En avril 2021, la Cour suprême a confirmé l’annulation des condamnations de Lula – en liberté depuis 2019 – et a acté la « partialité » du juge Sergio Moro dans l’affaire, confirmant les motivations politiques de la procédure. Loin d’être arrêté par cette perte de crédibilité, le juge Moro se présente à l’élection présidentielle à venir, cherchant à s’affirmer comme troisième voie face aux deux favoris.

Allier la droite conservatrice à la gauche

Alors que le PT est largement en tête des intentions de vote (48 % au premier tour), la victoire de Lula s’inscrirait-elle dans un nouveau « virage à gauche » du sous-continent ? L’analogie avec la situation politique des années 2000 a ses limites. Les gouvernements récemment élus en Amérique latine attestent d’une gauche moins radicale et moins ambitieuse en termes de transformations sociales que ne l’étaient le Venezuela de Chávez, la Bolivie d’Evo Morales ou l’Équateur de Rafael Correa. L’élection de Gabriel Boric, fruit d’une alliance large allant de la social-démocratie à la gauche radicale, témoigne de cet alanguissement.

Le Brésil n’échappe pas à la règle. Pour assurer sa victoire, Lula doit se rapprocher du centre afin d’obtenir une majorité. Clé de voute de la scène politique au Brésil, le « centrão » rassemble divers petits partis politiques du centre et de la droite. Qualifiés de « supra-partisans », d’aucuns diront qu’il s’agit d’opportunistes sans idéologie négociant des faveurs avec les gouvernements en place. Incontournable et disposant aujourd’hui de 182 députés (sur 513), le centrão a le pouvoir de modifier l’équilibre des pouvoirs au Parlement. Tout prétendant à la fonction présidentielle doit tenir compte de cette force dans sa stratégie de gouvernement.

C’est alors un ticket présidentiel controversé qui s’est confirmé le mois dernier. Depuis quelques mois, Lula avait entamé un rapprochement avec l’ancien gouverneur de l’État de São Paulo, Geraldo Alckmin, candidat de droite aux présidentielles de 2006 et de 2018. Fin mars, Alckmin officialisa son affiliation au Parti socialiste brésilien (PSB) et fut désigné, début avril, pré-candidat à la vice-présidence de la République dans le cadre d’une coalition entre le PT et le PSB pour faire front à Bolsonaro dès le premier tour. Si Lula est élu, Alckmin sera donc son deuxième homme. Néolibéral sur les questions économiques, lié à l’Opus Dei – institution catholique et anti-avortement – Geraldo Alckmin est un opposant historique du PT. Il avait participé à la destitution de l’ancienne présidente Dilma Rousseff. Pour le PT, on imagine mal plus grand numéro de contorsionnisme. Cette alliance fut très critiquée par une fraction du parti, une opposition sans conséquence.

Par ailleurs, outre les oppositions idéologiques flagrantes, la stratégie interroge l’avenir du parti. En faisant d’Alckmin le n°2 de l’exécutif, le PT se prive d’une place de choix pour former un successeur. S’il était élu, Lula entamerait son nouveau mandat à 77 ans alors que le parti ne dispose pas de figure s’imposant comme héritier naturel. Après Lula, la survie de la gauche brésilienne est incertaine.

À plusieurs reprises, Lula a déclaré ne pas vouloir être le candidat du PT ou de la gauche uniquement, mais d’un « mouvement » de plus grande portée. « L’union nationale » est devenue le leitmotiv du candidat, qui cherche à s’imposer comme le seul capable d’unir de la gauche à la droite non bolsonariste faisant front commun contre le président actuel. Sur les plans économiques et sociaux, rien n’opposent la droite néolibérale d’Alckmin de celle des partisans de Bolsonaro. La première est en revanche dépourvue des teintes ouvertement racistes et militaristes de la seconde. Comme jamais auparavant, le mandat Bolsonaro fût marqué par l’infiltration des militaires au sein des institutions publiques et de l’économie, nommés à des postes de hauts fonctionnaires ou de chefs d’entreprises. Le binôme Lula-Alckmin est alors une main tendue aux élites conservatrices du pays qui souhaitent reprendre à l’armée ses nouveaux galons.

Pour ceux qui la défendent à gauche, cette alliance est une affaire de nécessité. La destitution de Dilma Roussef, l’emprisonnement de Lula et le mandat Bolsonaro qui n’a cessé de saper les institutions démocratiques, sont des précédents qui font craindre au PT la confiscation du pouvoir par leurs adversaires politiques. Mais la politique de conciliation permanente n’est pas neuve. Déjà suivie sous Lula et dans une moindre mesure sous Dilma Roussef, elle n’a pas empêché les persécutions politiques contre les leaders du PT ni leur écartement du pouvoir. L’aile gauche du PT accuse alors la stratégie. En 2016 déjà, évoquant les méandres politiques brésiliens, le journaliste Renaud Lambert s’interrogeait : « Du compromis à la compromission, pas de frontière bien nette mais un camaïeu, dont chacun perçoit les nuances différemment selon qu’il œuvre au sein du gouvernement ou des mouvements sociaux. Or, quand cesse-t-on de gouverner avec la droite et quand commence-t-on à gouverner pour elle ? ».

Le PT au pouvoir, à quoi doit s’attendre le Brésil ?

Les Brésiliens et les gauches latino-américaines restent marqués par la présidence de Lula (2003-2011). Profitant d’une conjoncture économique favorable portée par la croissance de la Chine, le Brésil s’était imposé comme une puissance économique mondiale. Les politiques sociales portées par le PT – revalorisation du salaire minimum, aides sociales, politique du logement, etc. – ont contribué à sortir des millions de personnes de la pauvreté.

Jusque-là, Lula est resté flou sur les mesures qu’il porterait une fois au pouvoir. S’il fait de la réduction des inégalités, la création d’emplois et la question climatique les trois axes de son projet, le passage des orientations générales à la formulation et au chiffrage des politiques publiques n’a pas encore été réalisé. Le boom des matières premières n’est aujourd’hui qu’un lointain souvenir et force à repenser les sources de financement des politiques sociales. Le candidat avance avec prudence. Le binôme qu’il forme avec Alckmin empêche d’envisager une éventuelle réforme fiscale de grande envergure qui augmenterait la part de contribution des hauts revenus.

En matière de dépenses publiques, un agenda social affronterait un obstacle de taille, dont l’architecte n’est autre qu’un allié de la première heure. Henrique Mereilles, désigné par Lula président de la Banque centrale durant ses deux mandats, fut nommé ministre de l’Économie par Michel Temer après la destitution de Dilma Roussef. En 2016, il fit inscrire dans la Constitution une disposition interdisant l’augmentation (hors inflation) des dépenses publiques jusqu’en 2036. La pandémie de Covid-19 a certes forcé l’adoption d’un régime exceptionnel dérogatoire, mais la dette accumulée fait craindre le retour des politiques d’austérité.

Lors des précédents mandats de Lula, les rentes élevées tirées de l’exportation des matières primaires avaient permis de maintenir le statu quo du libéralisme tout en finançant des politiques de redistribution. Aujourd’hui, l’alliance avec les forces conservatrices est effective mais on peine à voir d’où viendra la dimension sociale de la recette réformiste pétiste. Finalement, dans une situation de crise historique – l’inflation atteint ses taux records depuis 2003 –, le compromis entre la gauche de Lula et la droite d’Alckmin tient à l’urgence d’une sortie de crise. Les deux souhaitent une relance de l’économie et la reprise d’une diplomatie active afin de renforcer des liens commerciaux, et Lula table sur cette relance pour améliorer les conditions de vie des brésiliens.

Si elle fait naître peu d’espérances sur le plan interne, une victoire de Lula serait en revanche significative au plan international. En pleine campagne électorale, sa tournée européenne d’automne dernier a été l’occasion de rencontrer différentes personnalités politiques du continent et de renouer de vieux liens diplomatiques. Un contraste fort avec l’isolement géopolitique actuel de Bolsonaro. Lula joue la figure de la conciliation, affichant sa volonté de mettre fin à un Brésil isolé et retranché derrière les États-Unis.

NDLR : Lire l’article de Nicolas Souza : « Bolsonaro : Le grand tournant pro-américain du Brésil ? »

Cependant, dans le contexte de la guerre en Ukraine, les positionnements récents de Lula et sa proximité avec Poutine laisse entrevoir un avenir non aligné sur les desseins des puissances occidentales. Première puissance économique régionale, la couleur politique du géant brésilien sera déterminante dans le rééquilibrage géopolitique latinoaméricain.

En cas de victoire, la menace d’un coup d’État ?

Depuis la montée de Lula dans les sondages, Bolsonaro multiplie les déclarations contestant la légitimité de son éventuelle victoire. Il met en doute la fiabilité du système de vote et multiplie les accusations de corruption à l’égard de Lula, alors même que de nombreux scandales pèsent sur chacun des membres de son propre clan. Son fils aîné Flávio Bolsonaro est notamment soupçonné d’être à la tête d’une organisation criminelle liée à l’assassinat, en 2018, de la conseillère municipale de Rio de Janeiro Marielle Franco.

Les magistrats du tribunal suprême fédéral, enquêtant sur Bolsonaro pour corruption, en prennent également pour leur grade. Le 7 septembre 2021, jour de l’indépendance nationale, Bolsonaro avait appelé ses partisans à un « contre coup d’État », pour protester contre les enquêtes et critiques dont il était la cible. L’opération visait à supprimer certaines institutions, notamment le tribunal suprême, et a fait craindre pour la démocratie au Brésil. Ce 7 septembre, de nombreux militaires et policiers étaient présents à Brasilia pour soutenir Bolsonaro et les forces de l’ordre craignaient qu’ils ne soient venus armés. Cependant, Bolsonaro a rétropédalé et aucun appel à l’insurrection n’a été formulé.

Après cette tentative avortée, certains craignent une nouvelle offensive en cas de victoire de Lula. S’assurant le soutien de ses forces, Bolsonaro a déjà annoncé une augmentation du salaire des policiers. Lors d’un entretien avec le média Carta Maior, le philosophe Vladimir Safatle évoquait ainsi la possibilité d’un « scénario à la Trump, avec les forces armées, ce qui impliquerait un degré de conflit encore jamais vu. ». Cependant, alors que les militaires ont désormais infiltrés dans les administrations et les entreprises, il y a fort à parier pour que l’opposition menée par Bolsonaro se traduise par un blocage des réformes et des institutions, plus que par un coup d’éclat militaire.

Bien que la dynamique soit en faveur de Lula, « l’après » des élections d’octobre est incertain. Un bloc conservateur et réactionnaire, avec un pied dans l’armée et l’autre dans la police, reste attaché à Bolsonaro. De l’autre côté, les alliances opérées par Lula conduisent à ne pas se faire d’illusion sur la mise en place d’un programme de gauche avec l’arrivée au pouvoir du PT. Tout finalement se jouera à l’international, scène sur laquelle Lula et son art de la négociation pourraient être déterminants dans le rassemblement des forces progressistes du continent.

Désastre sanitaire brésilien : Bolsonaro rendra-t-il des comptes ?

Jair Bolsonaro © Carolina Antunes

On compte plus de 440.000 victimes du coronavirus au Brésil, ce qui en fait le second pays en termes de décès et le troisième en nombre de cas. Dans ce contexte de crise, une Commission d’enquête parlementaire ― nommée « CPI da Covid » ― a été créée, visant à identifier les actions des autorités susceptibles d’être sanctionnées. Sont notamment mis en cause la gestion de l’approvisionnement en vaccins, la conduite d’une politique étrangère anti-chinoise et le refus des mesures de restrictions sanitaires. Cet affrontement s’inscrit dans le cadre d’une intensification des clivages politiques entre le président et son opposition. Bolsonaro a jusqu’à présent profité de l’immixtion du pouvoir judiciaire dans la politique brésilienne – que l’on pense à l’impeachment de Dilma Rousseff ou à l’emprisonnement de Lula. En fera-t-il à présent les frais ?

Selon un sondage, réalisé par l’Institut Datafolha, le 12 mai, deux semaines après le début de la CPI, le taux d’approbation du président avait chuté de 6 points pour atteindre 24 %. Bolsonaro a travaillé à entretenir cette base électorale de plus en plus réduite, arc-boutée sur des position conservatrices, religieuses, et, surtout, anti-petista (ceux qui soutiennent le Parti des Travailleurs – PT). Sa politique sanitaire risque de lui faire perdre son souffle pour sa réélection en 2022.

La Commission d’enquête parlementaire et Bolsonaro

La Commission d’enquête parlementaire est un moyen pour le Parlement d’exercer un contrôle sur les pouvoirs, prévu par la Constitution du Brésil. Elle peut également être sollicitée par la Cour suprême, qui a encouru les critiques de Bolsonaro, qui l’a accusée de s’ingérer dans les affaires politiques du pays – une judiciarisation dont il a pourtant bénéficié, à l’époque où elle avait conduit à l’emprisonnement de Lula.

La Commission n’a pas la compétence de juger ni de punir, malgré les enquêtes auxquelles elle donne lieu – qui permettent des interrogatoires et la rupture du secret bancaire, fiscal et des données. La CPI, à la fin de son enquête, soumettra ses conclusions aux organismes qui peuvent adopter les mesures juridiques qui convient et veut établir un protocole national pour gérer les futures crises sanitaires.

Le rapporteur Renan Calheiros – de l’opposition – a présenté un plan de travail qui suivra six lignes générales : les actions pour combattre la pandémie, l’assistance pharmaceutique, les structures pour surmonter la crise, l’effondrement de la santé à Amazonas, les actions de prévention et l’attention à la santé indigène et l’emploi des ressources fédérales.

Au cours des deux premières sessions, 112 demandes ont été approuvées, indiquant à quoi ressemblera l’avenir de la Commission. Parmi elles, la convocation du directeur général de Pfizer pour l’Amérique Latine, de l’ancien ministre des Affaires étrangères, du président de l’Agence nationale de surveillance de la santé (Anvisa) et de l’actuel ministre de la Santé, ainsi que d’autres qui ont pris cette fonction pendant la crise sanitaire.

L’ancien ministre de la Santé Luiz Henrique Mandetta a mis en exergue le caractère problématique des réactions de Bolsonaro lors de plusieurs épisodes de la pandémie. Il a dit avoir reçu, début 2020, une estimation de 180.000 décès dans le scénario hypothétique de la non-adoption de mesures de lutte contre le coronavirus, que Bolsonaro n’a pas pris en compte. 

En outre, il a attesté que le président a rédigé un décret présidentiel proposant de modifier la notice du médicament « chloroquine » avec l’indication expresse pour le traitement de la Covid – même si l’efficacité n’a pas été prouvée -, ce qui a été refusé par l’Agence nationale de surveillance de la santé.  

Mandetta a également suggéré que Bolsonaro était probablement conseillé par des sources extérieures au ministère de la Santé, puisqu’il a défendu, à la place de l’isolement social, le confinement vertical, déconseillé par le Ministère comme par l’OMS. 

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La déposition de l’ancien ministre de la santé, Luiz Henrique Mandetta © Jefferson Rudy/Agência Senado

Lenteur de la vaccination, politique anti-chinoise et refus du confinement

Selon le New York Times, environ un milliard de doses de vaccin ont déjà été appliquées dans le monde. La plupart d’entre eux – environ 60 % – se trouvent aux États-Unis, en Chine et en Inde. En termes de pourcentage de la population entièrement vaccinée dans le continent américain, le Chili est en première place, avec 40 %, suivi par les États-Unis, avec 38 %. Au Brésil, au 20 mai, 55 millions de doses avaient été administrées (8,4 % de la population ont reçu les deux doses et au moins 39 millions de personnes, soit 18 % de la population, en ont reçu au moins une dose). Le Brésil se classe en 57ème place selon les doses par habitant et en 5ème en doses totales.

La vaccination reste très lente. Le gouvernement est accusé d’avoir refusé plusieurs offres de laboratoires, notamment de 70 millions de doses proposées par Pfizer dès l’année dernière, sur la justification infondée de clauses contractuelles abusives. Cela signifie que le Brésil disposerait de 18,5 millions de doses supplémentaires de vaccin jusqu’au deuxième trimestre (avril, mai et juin) de cette année – comme n’a pas manqué de le faire remarquer Carlos Murillo, représentant de Pfizer pour l’Amérique latine, lors de sa déposition.

L’actuel ministre de la Santé, Marcelo Queiroga, avait déclaré début d’avril que la capacité vaccinale du Programme National d’Immunisation (PNI) était de 2,4 millions de doses par jour. Un objectif trop ambitieux en regard des vaccins disponibles au Brésil. En dehors de l’absence d’une politique bien planifiée d’achat de vaccins, l’ancien ministre Pazuello, deux jours avant de quitter ses fonctions, a ordonné aux États de la Fédération que tout le stock soit utilisé pour assurer la première dose, mais sans tenir compte de la garantie de la seconde. Selon Queiroga, ces changements dans la stratégie de vaccination contre la Covid-19 ont contribué à l’absence de vaccins dans plusieurs États brésiliens. Dans la semaine du 26 au 30 avril, au moins huit capitales du pays ont arrêté la vaccination en conséquence du manque de doses.

En dehors des vaccins Pfizer/BioNTech qui viennent d’arriver, au Brésil, deux vaccins sont en cours d’application : l’Astrazeneca/Oxford et la CoronaVac, produit en partenariat avec la compagnie pharmaceutique chinoise Sinovac. L’initiative de la collaboration entre l’Institut brésilien et la Chine est venue du gouverneur de São Paulo, João Doria, possible candidat à la présidence lors des élections de 2022 et rival politique de Bolsonaro. Au début, l’initiative a été fortement critiquée par le président et des offres de vente de l’Institut ont été refusées, bien qu’aujourd’hui il s’agisse du vaccin le plus appliqué au Brésil. Toutefois, le pays dépend des intrants pharmaceutiques actifs importés de la Chine pour sa production. Ainsi, la position de Bolsonaro par rapport au pays asiatique fait obstacle aux négociations pour l’achat d’intrants et, par conséquent, retarde la production des vaccins.

Lors d’un discours au Palácio do Planalto, il y a environ deux semaines, Bolsonaro a suggéré que le virus du Covid-19 pourrait avoir été « créé dans un laboratoire » dans le cadre d’une « guerre chimique et bactériologique » afin de prendre l’avantage dans le conflit géopolitique, pointant du doigt le fait que la Chine était l’un des seuls pays dont le PIB a enregistré croissance l’année dernière.

La politique anti-chinoise de Bolsonaro fait obstacle aux négociations pour l’achat d’intrants et, par conséquent, retarde la production des vaccins.

Dimas Covas, directeur de l’Institut Butantan (qui co-produit des vaccins avec la Chine), a déclaré qu’il n’y aurait probablement plus de doses du vaccin CoronaVac à partir de la deuxième quinzaine de mai, attribuant le retard dans l’arrivée de l’ingrédient pharmaceutique actif (API) à la position du gouvernement fédéral vis-à-vis de la Chine. En outre, il s’est dit préoccupé par les répercussions des ces récentes déclarations du président.

Au mois de mars cette année, le journal brésilien Estadão a réalisé un reportage sur la promotion par le président Bolsonaro d’événements officiels au cours desquels les gestes barrières les plus élémentaires n’étaient pas respectés. Une quarantaine d’événements de cette nature a été organisée durant la pandémie.

Parallèlement à ces événements, Bolsonaro a rejoint des manifestations contre les mesures d’isolement, organisées par des personnes qui qualifient le confinement de « dictatorial ». Le 7 mai, il a demandé, par un post sur Facebook adressé aux sénateurs de la CPI, que les « inquisiteurs » qui critiquent le traitement précoce et l’absence de port de masques « ne cassent pas son pied ». Le discours du président, dans un contexte de plus de 440.000 décès, est un portrait de la gestion du gouvernement depuis l’année dernière.

Dans ce cadre, le vice-gouverneur d’Amazonas, Carlos Almeida Filho, a déclaré que le gouverneur, Wilson Lima, s’est allié à Bolsonaro pour utiliser l’État comme un « laboratoire » pour tester l’immunité collective, générant au passage une nouvelle variante du Covid-19. La situation dans laquelle s’est trouvée Manaus, la capitale d’Amazonas, a défrayé la chronique par ses fosses communes, ouvertes pour enterrer les plus de 5.600 victimes décédées en deux mois. En raison de la pénurie d’oxygène dans les hôpitaux de Manaus, les patients qui en dépendaient ont dû être emmenés dans d’autres États et les familles ont dû acheter des bouteilles d’oxygène par leurs propres moyens. Par ailleurs, l’ancien ministre de la santé, M. Pazuello, a confirmé dans son témoignage devant la CPI que Bolsonaro avait décidé de ne pas intervenir dans l’État.

Les développements internationaux

La politique étrangère du gouvernement Bolsonaro, sous la direction de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Ernesto Araújo, qui a occupé ce poste au début du gouvernement Bolsonaro jusqu’à mars de cette année a été marquée par trois caractéristiques : le refus du multilatéralisme, l’alignement inconditionnel sur les États-Unis, et en conséquence un positionnement hostile à la Chine, qui constitue pourtant le principal partenaire commercial du Brésil.

L’ambassadeur Marcos Azambuja, membre émérite du conseil du think tank Brazilian Center for International Relations, déclaré, lors d’une interview que « Le Brésil […] se prive en quelque sorte d’un approvisionnement efficace et rapide de composants essentiels pour sauver des vies. Il ne s’agit plus d’une erreur de jugement, mais de quelque chose de quantifiable. Les Brésiliens vont mourir parce que le Brésil a adopté certaines attitudes contre-productives et préjudiciables à ses intérêts. »

Lors de sa déposition à la CPI da Covid, Ernesto Araújo fut interrogé sur sa conduite de la politique étrangère et sa posture offensive envers la Chine. Cette attitude est considérée comme l’un des principaux facteurs du ralentissement de la production de vaccins à l’Institut Butantan. Cependant, il a nié avoir eu des frictions avec la Chine et être contre le système multilatéral, et a été appelé un “négationniste compulsif”.

De plus, les deux sénateurs de la Commission qui représentent l’État d’Amazonas, Omar Aziz et Eduardo Braga, ont encouragé un enquête sur le manque d’oxygène à Manaus également au niveau international. En effet, ces sénateurs estiment que le moyen le plus rapide et le plus facile d’obtenir les bouteilles d’oxygène manquantes était de les faire venir du Venezuela par avion. Le président vénézuélien, Nicolas Maduro, début 2021, s’est disposé à aider Manaus à les obtenir, mais le dialogue n’a pu être établi au niveau fédéral, et est demeuré à un niveau régional – avec le gouverneur de l’État d’Amazonas, Wilson Lima. Ce don d’oxygène de la part du Venezuela n’a pas réfréné les attaques verbales du président Bolsonaro à son encontre, et Ernesto Araújo a avoué qu’il n’a pas pris contact avec le gouvernement du Venezuela et n’a même pas le remercié pour le don d’oxygène…

Les implications politiques et l’avenir du Brésil 

Les alliés du président présentent la CPI comme un instrument de guerre judiciaire à l’encontre du pouvoir politique. L’opposition défend que elle ne servira pas à se venger, mais à rendre justice à tous ceux qui ont perdu leurs proches et, surtout, établir un protocole national de gestion de futures crises sanitaires, ainsi qu’à surmonter les erreurs commises par toutes les autorités impliquées. 

La baisse de popularité de Bolsonaro risque bien d’être accrue dans le cas d’un jugement négatif de la part de la CPI. Si celle-ci indique qu’un crime de droit commun a été commis, le procureur général de la République, Augusto Aras, pourra ouvrir une enquête ou déposer une dénonciation auprès la Cour suprême.  

Une procédure de destitution (impeachment) pourrait être ouverte si la responsabilité de Bolsonaro était avérée et si l’aval de l’Assemblée et du Sénat étaient obtenus. De toute façon, on prévoit qu’en raison des faits survenus pendant la période de la crise sanitaire, la CPI du Covid augmentera les effets négatifs sur l’image du président, comme indiqué par la baisse de sa popularité, ce qui influencera les relations du Brésil avec le monde et les élections de l’année prochaine. 

Cette judiciarisation de la politique brésilienne n’est pas sans rappeler les événements qui marquent l’histoire du pays depuis plusieurs années. La présidente Dilma Rousseff avait été destituée – sur la base de preuves largement truquées -, et Lula à été emprisonné lors d’un processus qui a impliqué un juge si suspect qu’il a désormais été annulé. C’est l’immixtion du pouvoir judiciaire dans la sphère politique qui avait frappé de nullité la candidature de Lula – et pavé la voie à l’élection de Bolsonaro. C’est cette même immixtion du pouvoir judiciaire qu’il dénonce à présent, au nom de la souveraineté du peuple…

Une procédure de destitution (impeachment) pourrait être ouverte si la responsabilité de Bolsonaro était avérée.

Un événement clé a mis le feu aux poudres : la demande par l’ancien ministre Pazuello de bénéficier de l’habeas corpus pour ne pas constituer de preuves contre lui-même lors de sa déposition – comprise dans son acception très étendue, incluant le droit fondamental au silence. La Cour s’est engagée à prohiber tout embarras physique ou moral, ce qui comprend les menaces d’arrestation et de poursuites si les inculpés demeurent dans le cadre du droit. Quant à la demande de ne pas être contraint de donner des réponses impliquant un jugement de valeur, la Cour a refusé une telle concession.

Reste à savoir si la procédure de la Commission et ses effets changeront effectivement le contexte de crise sanitaire et politique que traverse le Brésil…

« Les églises évangéliques agissent comme des partis politiques en Amérique latine » – Entretien avec Amauri Chamorro

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(Washington, DC – EUA 19/03/2019) Presidente da República Jair Bolsonaro responde perguntas da imprensa durante o encontro..Foto: Isac Nóbrega/PR

Les élections municipales brésiliennes ont signé un net recul du parti de Jair Bolsonaro. Elles ont été marquées par la montée en puissance du PSOL (Parti socialisme et liberté), un mouvement qui promeut un agenda de conflit de classes et de lutte contre les marchés financiers. Si les divergences idéologiques avec le Parti des travailleurs (qui a porté l’ex-président Lula au pouvoir) sont réelles, la conjoncture en a fait de proches alliés. Amauri Chamorro, professeur à l’Université de Sorocaba (Brésil) et conseiller de plusieurs mouvements politiques, revient sur les circonstances dans lesquelles se sont déroulées ces élections. Il analyse les réseaux de pouvoir qui s’y sont affrontés – marqués par une prégnance des églises évangéliques – ainsi que les perspectives pour l’opposition. Entretien réalisé par Denis Rogatyuk, traduit par Nubia Rodríguez, Maïlys Baron, Lauréana Thévenet et Marie M-B.


LVSL – Nous constatons un échec sans appel pour Jair Bolsonaro suite à ces élections municipales. Selon vous, quelles en sont les raisons principales ?

Amauri Chamorro – La chute de popularité de Bolsonaro est incontestable. Il bénéficie certes d’un certain soutien populaire depuis le commencement de la pandémie, parce qu’il a mis en place un processus important de redistribution des aides économiques pour la majeure partie de la population touchée par la COVID-19.

Cependant, cela ne s’est pas reflété aux élections municipales. Bolsonaro a pratiquement perdu dans toutes les principales villes du pays. Il a obtenu de très mauvais résultats. Aucun candidat important du camp pro-Bolsonaro n’est parvenu au second tour.

Sa plus grande défaite s’est produite à Sao Paulo. À deux semaines des élections, son candidat a chuté de manière catastrophique et Guilherme Boulos, du PSOL [Parti socialisme et liberté, un parti critique aussi bien du néolibéralisme que de l’héritage de Lula ndlr] est apparu au second tour. Il a été candidat à la présidentielle et a fait un résultat extraordinaire.

“Le Parti des travailleurs [qui a porté Lula et Dilma Rousseff au pouvoir] (…) subit une crise interne du fait de la montée du PSOL [Parti socialisme et liberté, anti-libéral].”

Au sud, à Porto Alegre, nous avons assisté à l’autre grande victoire du premier tour : je veux parler de la qualification de Manuela d’Ávila. Elle a été la candidate à la vice-présidence de la République aux cotés de Fernando Haddad, et est membre du Parti communiste. Le fait d’avoir eu une candidate du Parti communiste du Brésil en compétition, avec de sérieuses chances de gagner l’élection, dans une ville aussi importante que Porto Alegre, représente une grande nouveauté. C’est un changement important dans une zone très conservatrice. Rappelons-nous que le sud du Brésil, et plus particulièrement les régions qui ont une forte agro-industrie, comme l’État de Rio Grande del Sur – où se trouve Porto Alegre -, représentent des secteurs très conservateurs, pro-Bolsonaro.

[Manuela d’Ávila a finalement recueilli 48% des suffrages et perdu l’élection ndlr]

Plus qu’une marée rouge, je parlerais donc d’un mur de soutènement. Je crois qu’en ce moment, ces victoires vont permettre à la gauche de tendre vers un certain consensus.

LVSL – L’une des raisons de l’échec retentissant de Bolsonaro aux élections est aussi dû aux nombreuses ruptures qu’il a créées, y compris avec le parti qui l’a soutenu…

AC – C’est une question complexe. En tant que président de la République, Bolsonaro a été expulsé du parti qu’il a en fait fondé et dirigé. À présent, il n’est affilié à aucun parti politique. Mais la structure du parti classique telle que nous la connaissons ne lui a pas bien réussi. Cependant, il a une puissante machine derrière lui : ce sont les églises évangéliques.

Nous ne pouvons laisser de côté l’importance électorale des églises évangéliques, du moins au Brésil, et dans une grande partie de l’Amérique latine : au Chili, avec l’élection de Sebastian Piñera ; en Colombie, avec la victoire du “non” contre l’accord de paix. Les églises évangéliques agissent comme des partis et ont des objectifs politiques. Elles publient des livres et discutent de leurs projets politiques, car elles veulent arriver à la présidence de la République, afin de fonder un califat similaire à celui de l’État islamique.

J’effectue cette analogie à dessein car ces églises sont extrêmement radicales, violentes et corrompues au Brésil – elles sont fortement liées aux groupes paramilitaires de Rio de Janeiro, qui sont responsables du décès de nombreux opposants. Bolsonaro est issu de ce milieu. La famille Bolsonaro est connue pour son lien avec les églises évangéliques et elle commande un groupe armé très puissant à Rio de Janeiro. Le fils de Bolsonaro a été le commanditaire de l’assassinat de Marielle Franco, la conseillère municipale de Rio de Janeiro – une femme admirable.

Ces églises évangéliques ont du pouvoir ; mais on attendait cependant un bien meilleur résultat à ces élections. Elles ont conservé quelques secteurs de niche, comme Rio de Janeiro.

Il faut aussi prendre en compte la montée du PSOL [Parti socialisme et liberté ndlr] comme mouvement alternatif de gauche, critique du Parti des travailleurs (PT). Le PSOL naît d’une division : quelques sénateurs et députés se sont séparés du président Lula lors de son premier mandat, car ils souhaitaient un projet plus radical que celui qu’il défendait alors.

[Pour une analyse du consensus que Lula a cherché à créer entre les aspirations radicales de sa base et les intérêts élitaires, lire sur LVSL l’article de Pablo Rotelli, Nicolas Netto Souza et Vincent Ortiz : « Les leçons à tirer de l’affaire Lula »] 

Il a obtenu assez de victoires dans tout le pays, et peut désormais sortir de l’enclave dans laquelle ce petit parti se maintenait. Il n’a qu’une présence marginale au Congrès national, mais il est à présent stratégiquement incontournable, étant physiquement présent dans presque toutes les municipalités du territoire.

Le Parti des travailleurs semble en état de mort cérébrale : ses victoires dans les municipalités importantes sont faibles, peu de candidats ont réussi à se qualifier ne serait-ce qu’au second tour. Il est en période de transition, subit une crise interne du fait de la montée du PSOL et d’autres mouvements de la gauche progressiste brésilienne.

LVSL – Dans de nombreuses villes, nous avons assisté à la résurgence de partis de droite traditionnelle, non bolsonariste. Quel impact pensez-vous que cela pourrait avoir sur de futures élections générales ?

AC – Il y a un avantage à cela, car ce n’est pas une droite violente. Elle est violente au sens économique : le néolibéralisme a généré des millions de morts de la pauvreté, de la misère, de la faim, des inégalités, etc. Mais c’est une violence qui ne s’exprime pas au travers des armes, contrairement à la droite de Bolsonaro qui est similaire à la droite colombienne.

[Pour une mise en perspective de la montée en puissance des groupes paramilitaires en Colombie, lire sur LVSL l’article de Nubia Rodríguez : « Dans la Sierre Nevada, des assassinats ciblés d’indigènes pour défendre des projets touristiques », et de Gillian M. : « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »]

Il y a donc une possibilité de reconstruction du pays si ce parti de centre-droit se consolide. Néanmoins, il convient de rappeler que le parti le plus important de ce centre-droit néolibéral est le PSDB (Parti social-démocrate brésilien). Il a détruit le pays sous l’ère néolibérale et travaillé en association avec Bolsonaro dans plusieurs États.

Que veut dire tout cela ? Au Brésil, il existe un phénomène qui est difficile à comprendre. C’est un pays fédéral, nous avons d’un côté le gouvernement fédéral, puis les États et les villes. Chaque parti dans chaque ville, dans chaque État, peut prendre des décisions et s’allier à des partis qui peuvent être dans l’opposition au gouvernement fédéral. Par exemple, le PDT peut ne pas être allié au PT au sein du Congrès national, l’être dans l’État de Sao Paolo et être en concurrence avec ce même parti dans la ville de Sao Paolo. C’est très complexe : l’échiquier politique au Brésil peut changer d’une échelle à l’autre et d’une ville à l’autre.

Le PSDB, qui dirige ce centre-droit moins agressif que le camp de Bolsonaro, travaille main dans la main avec lui dans plusieurs villes. On observe une certaine prise de distance en termes d’image : le PDSB souhaite ne pas faire les frais de l’impopularité de Bolsonaro, révélée par ce scrutin.

“Les grandes organisations sociales du pays ont vécu ces trente dernières années sous le régime d’une cooptation systématique, chapeautée par le Part des travailleurs.”

Le lien avec les églises évangéliques fait la force électorale de ces secteurs de la droite brésilienne. Au Brésil, on estime que 25% de la population est membre d’une église évangélique, qui sont extrêmement violentes – au sens physique comme verbal – contre la gauche. Ils sont bien sûr très pro-américains.

LVSL – Quel est l’élément qui pourrait unifier les luttes sociales au Brésil ?

AC – Il faut prendre en compte deux déterminants importants pour les luttes sociales : premièrement la capitale, Brasilia, est au centre du pays ; c’est une ville qui a été construite dans les années 60 avec pour objectif de ne pas permettre que les organisations sociales ou la société civile puissent faire pression sur les pouvoirs publics, le Congrès, la justice, ou le pouvoir exécutif.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Brasilia est à deux mille kilomètres, au minimum, de n’importe quelle autre ville. Il est très difficile pour les mobilisations sociales, que l’on voit généralement à Sao Paolo ou Rio de Janeiro, de réussir à exercer une pression significative sur le pouvoir gouvernemental, comme on peut le voir par exemple au Chili, où les manifestations récentes ont paralysé le pays.

[Lire sur LVSL l’article de Jim Delémont : « Vers l’effondrement du système de Pinochet ? »]

Deuxièmement, les grandes organisations sociales du pays ont vécu ces trente dernières années sous le régime d’une cooptation systématique chapeautée par le PT. La CUT (Confédération Unique des Travailleurs), la plus grande organisation syndicale de la planète, ou le MST (Mouvement des sans-terre), la grande organisation paysanne qui lutte en faveur de réformes agricoles contre le système des latifundiaires, entretiennent des liens très forts avec le PT. Lula s’est imposé comme le grand représentant de ces secteurs sociaux.

Il faut prendre en compte le fait qu’au Chili, en Bolivie, en Équateur, en Colombie, lors de ces grandes mobilisations qui ont mis une pression considérable sur les gouvernements, les mouvements sont apparus de manière inorganique et spontanée ; ils n’ont pas été dirigés par un parti ou par des organisations sociales consolidées, ni même par des porte-paroles. On ne connaît pas de porte-parole du mouvement constituant au Chili, des marches contre le chômage en Colombie, ou des révoltes citoyennes contre le FMI en Équateur. Dans le cas du Brésil, il n’y a pas de mobilisation spontanée ; elles sont toutes liées à la coordination générale d’une grande organisation comme la CUT, le MST, qui sont eux-mêmes liés au PT.

[Pour une synthèse des révoltes qui ont marqué la fin de l’année 2019 en Amérique latine, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet, Pablo Rotelli et Nicolas Netto Souza : « Le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes »]

Il y a ainsi une difficulté à créer un agenda unique, vu qu’il existe un monopole de la part du PT, qui coopte les leaders des organisations sociales les plus importantes.

Le lawfare a oeuvré à détruire la réputation de Lula et du PT ; les résultats sont là. Bien que le PT ait fait d’excellents scores malgré toutes les attaques qu’il a subies, ce n’est plus la grande force qui était attendue lors des élections locales. Le PT demeure cependant puissant dans les organisations de base et les secteurs populaires.

Ces variables doivent être prises en compte pour comprendre pourquoi le Brésil ne connaît pas d’explosion sociale similaire à celle du Chili. Au Brésil, c’est en l’état quasiment impossible.

LVSL – Quid de l’avenir du PT ?

AC – Les résultats aux élections municipales ont constitué une bonne nouvelle pour le Brésil davantage que pour le PT. Le fait que le volume de conseillers municipaux ait diminué représente peu de choses. Il faut garder à l’esprit que l’intégralité des moyens d’information et de communication du pays se sont tournés contre Lula, comme il y a 20 ou 30 ans, pour le frapper avec une grande violence. Il a à présent écopé d’une détention, et d’un séjour illégal en prison. Tout a été fait pour empêcher le PT d’atteindre un score conséquent.

Néanmoins, le PT est arrivé au second tour de l’élection présidentielle, avec un candidat totalement inconnu au Brésil qui était Fernando Haddad, qui a remplacé Lula à la dernière minute après qu’il ait été arrêté. Lula aurait très probablement gagné ; certaines études indiquaient même qu’il pourrait gagner dès le premier tour, et toutes les projections le donnaient vainqueur au second tour. L’issue du scrutin fut toute autre, et en ce moment le PT est criblé d’attaques, sans budget et persécuté ; dans ce contexte, son résultat est fantastique.

Néanmoins, la gauche ne se résume pas au PT, qui demeure la principale force progressiste, mais non la seule. Les élections sont donc une bonne nouvelle pour les secteurs progressistes au sens large.

Un élément important est à prendre en compte : si le PT appuie des secteurs progressistes qui sont plus centristes ou au contraire plus radicaux que lui (comme le PSOL), il est traversé de tensions internes, qui génèrent des tensions avec les mouvements externes.

Jim Tato, qui est le candidat du PT à Sao Paulo a eu un vote inexpressif, ce fut une des pires victoires des candidats du PT dans toute son histoire, et qu’un inconnu comme Boulos – membre du PSOL – arrive au second tour avec plus de 40 points, était impensable à Sao Paulo. Le président Lula lui-même avait indiqué qu’il serait important que le PT ne lance pas soudainement son propre candidat, mais plutôt qu’il épaule Boulos. C’est une personne réellement brillante, très appréciée et charismatique. C’est un meneur, tout comme Lula.

L’absence de soutien de la machine du PT au candidat de gauche qui avait une chance de passer au second tour est un phénomène de division qui touche toute la gauche latino-américaine. Tel est le défi à laquelle est confrontée la gauche ; il ne s’agit pas simplement pour elle de gagner les élections, mais de remporter des victoires politiques. Par exemple, lorsque Dilma Rousseff a été réélue, son gouvernement était affaibli en raison du manque de soutien populaire, et de la division de la gauche elle-même. Cela a permis, d’une certaine manière, au coup d’État parlementaire d’advenir.

LVSL – Presque tous les dirigeants des partis progressistes ont rendu public leur soutien à Boulos, pensez-vous que c’est un premier pas dans l’union de l’opposition de gauche à Bolsonaro ?

AC – Bolsonaro conserve un niveau de soutien élevé, je pense que cela se maintiendra jusqu’aux prochaines élections présidentielles. Bolsonaro sera certainement candidat, à moins qu’il n’ait des problèmes de santé importants.

Malgré la COVID-19 et les problèmes économiques qui traversent les États-Unis en ce moment, Trump s’est retrouvé presque à égalité face à Joe Biden. Certes, il a eu une défaite électorale, mais politiquement, l’extrême droite des États-Unis représente la moitié de la population qui a voté pour Trump.

Par ailleurs, la lutte contre Bolsonaro oblige les dirigeants de gauche qui étaient très en désaccord (comme c’est le cas de Ciro Gomes et Lula), à se rasseoir côte à côte pour parvenir à un accord et rendre possible une victoire du progressisme. Si la droite bolsonariste remporte à nouveau les élections, la situation sera invivable pour le Brésil.

Brésil : contre l’austérité et la pandémie, l’agroécologie ?

https://www.youtube.com/watch?v=a0zNBJHeE9c
© Réseau d’agroforesterie de la région de Ribeirão Preto

Alors que les plus précaires sont abandonnés à leur « isolement social » par l’État brésilien, à Ribeirão Preto, dans la province de São Paulo, des réseaux d’entraide se structurent et promeuvent la distribution des productions de paysans agroécologiques locaux vers la ville et ses favelas. Ils s’inscrivent à contre-courant des réformes du gouvernement actuel, qui remet en cause les politiques publiques mises en place sous la présidence de Lula Da Silva, visant à concrétiser le droit à l’alimentation des plus pauvres.


Aidant à décharger les aliments des véhicules venus livrer une tonne d’aliments agroécologique à la favela de Vila Nova União, Wallace Bill résume : « Nous cherchons à trouver des réponses, là où les pouvoirs publics abandonnent ». Le jeune leader du Mouvement social pour le Logement ajoute que ce projet du Réseau d’agroforesterie « est très important en cette période de confinement, il apporte un grand soulagement aux familles de la favela qui vivent ce moment difficile dans la précarité ».

En effet, si le président Bolsonaro continue de considérer le Covid–19 comme une « gripette », le virus a déjà contaminé plus de 4,4 millions de personnes et fait plus de 135 000 victimes au Brésil. Le pays est ainsi le deuxième État le plus touché au monde par la pandémie derrière les États-Unis. Face à l’inaction présidentielle, la plupart des provinces brésiliennes ont décrété leurs mesures de confinement.

L’État de São Paulo – le plus peuplé et le plus touché du pays – entre ainsi dans son sixième mois de confinement. Mais sans stratégie nationale et face à la cacophonie d’un gouvernement ayant changé deux fois de ministre de la Santé en pleine pandémie, ces mesures d’exception ont un effet limité sur la propagation du virus.

À l’inverse, leurs conséquences sur les populations les plus vulnérables sont, elles, catastrophiques. Ainsi, à São Paulo, les vingt quartiers les plus touchés par le virus se trouvent dans les périphéries.

Quand « l’isolement social » s’additionne aux inégalités structurelles

Le Brésil est connu pour être l’un des États les plus inégalitaires au monde1. Il suffit de marcher dans les rues de Porto Alegre, Rio, São Paulo, Salvador ou Manaus pour se rendre compte de la violence de cette réalité. Celle des favelas, bien sûr. Mais aussi celle de ceux qui n’ont pas même accès à ces habitats précaires et survivent au jour le jour sur des cartons ou de vieux matelas, entassés sur les trottoirs de ses grandes villes.

Autant d’existences d’une vulnérabilité inimaginable. Autant de vies pour lesquelles le coronavirus vient s’ajouter à une liste interminable d’épreuves. Dans les favelas ou comunidades (communautés), comme les appellent plus respectueusement les Brésiliens, la promiscuité et le caractère aléatoire des réseaux d’eau, d’électricité et des commerces d’alimentation viennent s’ajouter aux inconvénients propres au confinement. Difficultés à se maintenir dans des conditions « d’isolement social » saines, difficultés à réaliser les mesures sanitaires de base, difficultés, enfin, pour se ravitailler en biens de première nécessité.

Cette dernière question n’est pas la plus problématique pour les petits paysans brésiliens. Comme l’explique Hemes Lopes, petit producteur agroforestier de la région de Ribeirão Preto, dans l’État de São Paulo, « Les gens ont réussi à survivre durant cette époque, parce que nous avons une certaine quantité d’aliments ici ». Toutefois, « nous avons aussi besoin de vendre notre production, ajoute-t-il, parce que nous avons d’autres nécessités d’achats. Et nous devons aller acheter ces choses en ville ».

Mais ayant lui-même vécu dans les favelas de Rio avant d’intégrer le Mouvement des travailleurs Sans Terre (MST), Hemes se rappelle « n’avoir pas tous les jours mangé trois repas par jour » dans sa vie passée. En 2005, le MST gagne au terme d’une lutte de plusieurs années, l’espace où il vit et cultive aujourd’hui, diverses espèces d’arbres, buissons et plantes basses, autour de Ribeirão Preto. Et c’est aujourd’hui avec le sourire du soulagement de celui qui se sait à l’abri de la faim, que le paysan se remémore cette époque. Mais c’est aussi avec la préoccupation du militant qui connaît la violence de cette réalité à laquelle sont encore confrontés trop de Brésiliens.

Des programmes sociaux ayant fait la renommée du Brésil

Pour répondre à ces difficultés structurelles, le Parti des travailleurs (PT) de Lula Da Silva avait mis en place le PAA (Programa de Aquisição de Alimentos, Programme d’acquisition d’aliments) dans le cadre du plan Fome Zero (Faim Zéro). Avant la pandémie, Hemes vendait ainsi sa production à travers des marchés et foires agroécologiques, mais la majorité était acquise par ce PAA et le PNAE (Programa Nacional de Alimentação Escolar, Programme national d’alimentation scolaire), créé lui en 1955. Deux « filets sociaux » qui avaient valu au pays la qualification de « champion mondial dans la lutte contre la faim » de la part du Programme alimentaire mondial de l’ONU.

Selon le site du gouvernement, le PAA a pour objectif de « promouvoir l’accès à l’alimentation et encourager l’agriculture familiale », en achetant « des aliments produits par l’agriculture familiale, pour les destiner aux personnes en situation d’insécurité alimentaire et nutritionnelle ». Il repose pour cela sur un « modèle d’achats simplifiés favorables aux petits producteurs », comme l’explique un document de la FAO, l’organisation des Nations unies pour l’Agriculture et l’alimentation.

Le PNAE, lui, vise à « satisfaire les nécessités nutritionnelles des étudiants pendant le temps qu’ils passent à l’école. C’est le programme alimentaire le plus ancien du Brésil et l’un des systèmes d’alimentation scolaire les plus importants au monde » selon Chmielewska et Souza, cités dans ce même document de la FAO. Comme le PAA, le PNAE a été pensé pour bénéficier autant aux consommateurs qu’aux producteurs. Les produits achetés étant ceux issus de l’agriculture familiale.

Ces deux programmes avaient pu bénéficier d’importants moyens dans les années 2000, suite à l’explosion mondiale du cours des matières premières, sous l’effet de la demande chinoise. Cette conjoncture économique internationale avait en effet été très favorable au Brésil, en dopant sa croissance, et permettant  ainsi de financer les politiques sociales de Lula Da Silva, telles que la « Bolsa Familial » et le plan « Fome Zero ». Elle avait également permis d’acheter la paix sociale en conciliant les intérêts des paysans pauvres, regroupés au sein du MST, et des grands propriétaires terriens dont les bénéfices ont continué de croître. Ces derniers ont cependant activement milité pour le démantèlement de ces politiques publiques, sitôt que le prix des matières premières a commencé à stagner, lors des dernières années de la présidence de Dilma Rousseff.

« L’abandon des plus pauvres »

« Le gouvernement Bolsonaro est arrivé avec cette intention d’en finir avec toutes ces conquêtes. Mais aussi d’en finir avec le MST. Il en avait clairement parlé dans sa campagne », explique Hemes. « Et ça s’est concrétisé par la création de toujours plus de bureaucratie, pour que les paysans n’arrivent plus à accéder à ces ressources », poursuit-il. Jair Bolsonaro n’a ainsi pas purement et simplement supprimé des programmes sociaux d’aide alimentaire salués à l’échelle internationale. La communication officielle continue même de vanter l’utilité de ces aides pour les plus nécessiteux. Mais il les a rendu beaucoup plus difficiles d’accès pour les paysans et en a considérablement baissé le budget.

La première modification s’est d’abord faite à travers une réforme à première vue anodine, décrétée par Dilma Rousseff : la possibilité « d’achats institutionnels » au sein du PAA. Cette révision a réduit la participation de la Conab (Companhia Nacional de Abstecimento, Campagne nationale d’approvisionnement), l’agence nationale qui réalisait les achats aux petits producteurs, en laissant plus de places aux diverses institutions publiques fédérales, provinciales ou municipales. Silvio Porto (directeur de la Conab de 2003 à 2014) considère que ce nouveau type d’achats a favorisé les moyennes et grandes coopératives, capables de produire de grands volumes de peu de produits différents, là où la Conab achetait tout type de produit, même en très petite quantité. Se sont ajoutées à cela, dans les années qui ont suivi, diverses procédures, licences, registres, ayant encore éloigné les plus petits producteurs de ces programmes nationaux, au bénéfice des structures plus organisées.

Michel Temer puis Jair Boslonaro ont finalement dissipé le rôle de la Conab, en la transformant en une agence d’information des acteurs du marché agricoles. Parallèlement, les stocks que permettait de réaliser le PAA, pour maîtriser les prix, ont commencé à être vendus. Au premier semestre 2019, ce sont ainsi 27, des 92 structures de stockage qui ont été cédées, avec pour objectif de « réduire leur présence dans les domaines d’activités de l’agro-industrie », comme le souligne le journal Brasil de Fato.

Ainsi, « quand il était possible d’accéder à ces ressources [PAA et PNAE], c’était pour des quantités très faibles ». Les financements du PAA qui avaient continuellement augmentés entre 2003 et 2012, jusqu’à atteindre le montant maximal de 1,2 milliard de réais (soit 450 millions d’euros), ne représentent aujourd’hui, plus que 101 millions de réais (soit 15 millions d’euros). Initiée sous Dilma Rousseff, la diminution des ressources fédérales s’est accentuée sous Michel Temer, puis Jaïr Bolsonaro. Le second n’ayant pas caché sa volonté de « mettre un terme à ces politiques qui bénéficiaient aux populations les plus pauvres », comme le raconte Hemes.

La désorganisation née de la pandémie n’a bien entendue pas aidé. Au contraire, « aujourd’hui, ajoute le paysan, les petits paysans vivent avec beaucoup plus de difficultés pour écouler leur production ». À l’autre bout de la chaîne, Wallace Bill insiste lui aussi sur l’abandon des Brésiliens des favelas par « les pouvoirs publics ». Déjà avant la crise sanitaire, ceux-ci étaient livrés à eux-mêmes, ils s’auto-organisaient « en créant divers projets internes à la communauté tels que des jardins communautaires, la création d’une cuisine communautaire et des projets futurs, comme la construction du premier Centre social, à l’intérieur d’une favela de Ribeirão Preto », poursuit l’habitant de Vila Nova União.

« Nourriture agroécologique pour tous »

C’est ainsi que via leurs divers réseaux militants et humains, ces différents acteurs (Réseau d’Agroforesterie de la région de Ribeirão Preto, MST, Groupement de consommateurs, militants associatifs, universitaires, étudiants, etc.) sont entrés en contacts et ont mis en commun leurs besoins et savoir–faire. Avec comme objectif de répondre au triple problème « d’isolement social nécessaire », de délaissement des populations les plus précaires et de pertes de débouchés des petites productions agroforestières de la région.

Suite à une première récolte de fonds, six premières livraisons ont eu lieu courant juillet, dans diverses favelas de Ribeirão Preto. Face à ce succès, les acteurs se sont engagés dans une seconde étape, à plus grande échelle. Ils ont ainsi lancé une campagne de crowfunding sur internet, pour réunir 30 000 réais (soit environ 5 000 €), afin d’acheter neuf tonnes d’aliments aux petits producteurs agroforestiers ayant perdu leurs moyens de commercialisation avec la pandémie, et les distribuer, durant les neuf dernières semaines de l’année (à raison d’une tonne par semaine) dans les différentes favelas de Ribeirão Preto.

Ces denrées sont réparties entre les cuisines communautaires existantes et les familles des favelas. Ces dernières reçoivent des paniers de 5 kg de nourriture agroécologique. Ce sont ainsi 200 familles qui seront aidées chaque semaine, soit près de 1 800 sur l’ensemble de la durée du projet. « Je pense que ça représente tout ce que le Mouvement attendait, une aide de ce genre devrait arriver toute l’année, pas seulement en cette période d’isolement » ajoute Wallace. C’est en effet là une question qui mérite d’être posée. Si intéressante que soit cette action, comment une initiative si localisée et périphérique pourrait remplacer des programmes nationaux ?

De l’auto-organisation à la politique publique ?

Des pistes sont en discussions en ce sens. Lors d’une réunion en visioconférence réalisée fin août, Wallace a tout d’abord invité les membres du Réseau d’agroforesterie à venir partager leurs savoirs agricoles, avec les habitants de la favela Vila Nova União, autour du jardin communautaire créé il y a quelques années. Une proposition qui a reçu un très bon accueil. « Puisque les pouvoirs publics ne s’occupent pas de nous, nous allons leur montrer que nous sommes meilleurs qu’eux ! » ajoute Wallace.

Parallèlement, les producteurs s’organisent aussi avec des Groupes de consommateurs de produits agroécologiques (GCA), des « groupes de personnes se réunissant pour acheter directement aux producteurs des aliments à un « prix juste ». L’absence d’intermédiaire permettant un prix qui soit aussi intéressant pour les consommateurs que pour les producteurs », explique Hemes. Un nouveau GCA s’est ainsi créé pendant la pandémie. L’auto-organisation des consommateurs remplaçant des réseaux de commercialisation abandonnés.

Et de nouveaux réseaux sont en formation à destination de São Paulo et Campinas (autre ville de la province de São Paulo). Le but, explique Hemes, est aussi « d’amplifier les réseaux existants, en y intégrant des produits naturels, mais aussi des produits transformés artisanalement, en les échangeant en dehors du marchés et de la bureaucratie qui l’accompagne ».

Des initiatives citoyennes qui demandent à être encouragées, mais qui risquent d’être insuffisantes, en absence de politiques publiques d’envergures nationales, pour contrecarrer la violence des réformes économiques et sociales de l’État brésilien. Ces actions peuvent en effet être rapprochées de celles mises en œuvre par des ONG et mouvements citoyens, en Amérique latine, dans les années 80. En pleine vague néolibérale, ces dernières avaient permis d’atténuer localement la douleur des réformes gouvernementales. Mais elles s’étaient avérées insuffisantes pour endiguer la pauvreté et la misère à une échelle plus globale. Quoi qu’il en soit, l’issue aux problèmes alimentaires et écologiques ne pourra qu’être politique. Et ces actions esquissent d’autres relations possibles entre les villes et leurs campagnes.

1Avec un coefficient Gini de 0,539, selon les données de la Banque mondiale, le Brésil est le 9ème État le plus inégalitaire au monde.

Bolsonaro… la chute ?

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© Isac Nóbrega/PR

Sur fond de crise sanitaire mondiale, Jair Bolsonaro vient de vivre des mois d’avril et mai apocalyptiques. La séquence a été qualifiée de « plus grosse crise de la démocratie brésilienne » par le parti de Michel Temer, son prédécesseur – qui avait pourtant accédé au pouvoir suite à la procédure d’impeachment lancée contre Dilma Rousseff. Le chef d’État brésilien, déjà très critiqué pour sa gestion de la pandémie de coronavirus, a en effet vu, en pleine crise sanitaire mondiale, la succession de trois ministres de la Santé en un mois. À ce fiasco s’ajoutent la démission de Sergio Moro – ministre de la Justice connu pour avoir emprisonné Lula – ainsi que des tensions idéologiques entre Paulo Guedes, le « gourou économique » de Bolsonaro et les alliés de circonstances du président : Centrão et militaires. Une situation explosive qui ne semble favorable qu’aux derniers, grappillant, silencieusement, un nombre croissant de postes au sein du pouvoir brésilien, au gré des réorganisations ministérielles. Par Arnaud Brunetière et Nicolas Netto Souza.


Une gestion de la pandémie critiquée jusqu’au sein du gouvernement

Continuant de minimiser la gravité de la pandémie, alors que les hôpitaux brésiliens étaient saturés et que, dans les favelas, des trafiquants de drogues prennaient la place de l’État en interdisant aux habitants de sortir pour éviter la propagation du virus, Jair Bolsonaro a ouvert un véritable vaudeville politique en limogeant, jeudi 16 avril, son ministre de la Santé : Luiz Henrique Mandetta.

Ce dernier ne cachait plus ses désaccords avec le président quant à la gestion de la crise sanitaire. Le ministre se prononçait en faveur du confinement et de la distanciation sociale et suivait à la lettre les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Une attitude qui n’avait pas plu au chef d’État. Jair Bolsonaro avait alors prévenu son ministre qu’il n’était pas irremplaçable, même si apprécié de la population.

Après plusieurs semaines d’oppositions par déclarations interposées, le président a donc rappelé qui était le chef, en renvoyant son ministre, en pleine pandémie mondiale. Populaire, le ministre était aussi suivi par la quasi-totalité des gouverneurs des États brésiliens et plusieurs ministres fédéraux dont Sergio Moro, alors ministre de la Justice.

Moins d’un mois après cette manifestation d’autorité, le 15 mai, c’est le successeur de Luiz Henrique Mandetta, Nelson Teich, qui démissionne. Le tout nouveau ministre de la Santé a ainsi marqué son refus de se voir imposer la fin du confinement par Jair Bolsonaro. Et pour cause : son départ est survenu trois jours avant que le pays devienne le troisième foyer mondial de coronavirus – et ce alors que le nombre victimes quotidiennes dépassait le millier.

Sergio Moro, l’homme fort du mandat de Bolsonaro, claque la porte

Agacé par le limogeage de Luiz Henrique Mandetta qui avait sa préférence dans la gestion de la pandémie sur le territoire brésilien, Sergio Moro, ministre de la Justice, a présenté sa démission, une semaine plus tard, le vendredi 24 avril.

Il s’était fait connaître des Brésiliens quelques années plus tôt, par son rôle et sa ténacité dans la méga-opération anti-corruption connu sous le nom de Lava Jato. Cette investigation étendue sur plusieurs années avait fait grand bruit dans le pays, en éclaboussant de nombreux chefs d’entreprises et politiciens brésiliens de gauche comme de droite. C’est notamment suite à cette opération que l’ex-président Lula Da Silva avait été condamné à 12 ans de prison. L’entrée de l’ancien juge anti-corruption au gouvernement de Bolsonaro était ainsi apparue, pour de nombreux Brésiliens, comme le premier succès du président.

Un a priori positif qui avait toutefois été remis en cause l’an dernier suite aux révélations de The Intercept. Le journal de gauche avait en effet dévoilé que Sergio Moro aurait emprisonné Lula Da Silva sans preuves, dans l’unique but de l’empêcher de se présenter à la présidentielle de 20191. Ces articles ont cependant eu davantage d’écho à l’international qu’à l’intérieur du pays. L’ex-ministre de la Justice demeurait ainsi l’homme fort du gouvernement de Bolsonaro. Popularité, qu’il garde encore, en dehors du pouvoir, avec un taux de confiance de 57%, contre 30% pour l’actuel président.

Mais en le quittant, Sergio Moro n’a pas seulement privé de sa notoriété le gouvernement de Bolsonaro. L’ex-ministre est aussi parti avec son image de chevalier blanc de l’anti-corruption en s’assurant d’asseoir son départ sur davantage de justifications qu’il n’en a fallu pour faire condamner Lula…

L’ingérence du président dans les affaires en cours

L’ex-ministre de la Justice a ainsi démissionné en invoquant la violation par Jair Bolsonaro de sa promesse de garantir l’indépendance de la justice vis-à-vis de la gestion politique du pays. Condition à laquelle le juge avait accepté le poste de ministre. Sergio Moro a, en effet, officiellement abandonné sa charge pour protester contre l’insistance du président à remplacer le chef de la Police fédérale par un de ses amis proches.

Mais l’ex-ministre a également affirmé posséder les preuves de l’ingérence politique du président dans plusieurs enquêtes de la police fédérale en cours, concernant le chef d’État ou des membres de sa famille.

Jair Bolsonaro avait déjà manifesté l’année passée sa volonté de changer le chef de la police de Rio de Janeiro, qui enquêtait sur l’embauche par son fils, d’assistants fantômes liés à des milices paramilitaires. Parallèlement, cette même année, des syndicats de policiers accusaient Jair Bolsonaro de chercher à ralentir l’enquête en cours sur l’assassinat de Marielle Franco2.

De l’anti-corruption aux alliances « anti-Lava Jato »

Si le vote Bolsonaro signifiait pour de nombreux Brésiliens un rejet de la corruption de la classe politique, avec le départ de Sergio Moro, le chef d’État se trouve tout à coup privé de cette légitimité. Le président est dès lors condamné à diversifier ses alliances au sein du Congrès brésilien pour éviter l’impeachment.

Le parlement brésilien étant très fragmenté, l’immensité du pays, son fédéralisme et la règle d’élection à la proportionnelle stricte impliquent une représentation politique extrêmement divisée. La Chambre des députés fédéraux compte ainsi, en plus des 6 ou 7 partis d’envergure nationale, une grosse vingtaine de micro-partis régionaux. Il est donc structurellement impossible qu’un parti gouverne seul. À titre d’exemple, même avec une popularité de 87% en faveur de Lula Da Silva, jamais son parti n’a eu plus de 20% des sièges.

Ce système favorise ainsi le maintien de partis sans affiliation idéologique marquée, apportant leur soutien aux gouvernements de droite comme de gauche, en échange de postes politiques importants. Ce nuage opportuniste appelé Centrão regroupe presque 50% des députés brésiliens. Et leur vénalité n’en fait, naturellement, pas de grands défenseurs des campagnes anti-corruption telles que Lava Jato

Suite aux départs de ces différents ministres, le parti de Bolsonaro – qui compte moins de 10% des sièges – se trouve contraint de renégocier ses alliances avec ce Centrão pour éviter un impeachment. Le président renonce ainsi, pour se maintenir au pouvoir, tant à la gouvernabilité qu’à l’adhésion des masses conquises par son ancienne posture anti-corruption.

Les militaires : dernier ressort de Bolsonaro

Avec la perte des soutiens de la droite modérée et des médias, favorables à l’ancien ministre Sergio Moro, Jair Bolsonaro est désormais obligé de se tourner encore davantage vers son premier et dernier ressort : les militaires.

Alors qu’ils avaient quasiment disparu de la vie politique brésilienne depuis le retour à la démocratie en 1989, l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro s’est accompagnée de la réapparition de plusieurs officiers au gouvernement. Ainsi, sur les 22 membres du cabinet actuel, 10 sont des officiers, auxquels il faut ajouter ceux occupant des fonctions subalternes à l’intérieur de chaque ministère.

De plus, pour la première fois depuis 1989, les trois postes les plus importants de l’exécutif sont occupés par des militaires : son président, le Capitaine Jair Bolsonaro ; son vice-président, le Général Hamilton Mourão et le ministre de la Casa Civil (que l’on pourrait comparer au premier ministre français), le Général Walter Souza Braga Netto.

Parallèlement, le président a pris pour habitude de résoudre crises et désaccords avec des personnalités importantes de son gouvernement, en les remplaçant, elles ou les membres de leur administration, par des militaires.

Ainsi, par exemple, le Conseil stratégique pour l’Amazonie, placé sous le contrôle du vice-président et général Hamilton Mourão, réunis 19 autres militaires et aucun représentant d’organisation environnementale. De même, suite à la démission de Nelson Teich, 13 militaires – sans aucune expérience dans le domaine de la santé – ont été nommés pour coordonner le ministère.

Pour Jair Bolsonaro, l’obéissance de militaires envers la hiérarchie est un avantage indéniable. Elle lui confère une stabilité palliant les conséquences désastreuses des départs à répétitions. Mais cette militarisation du pouvoir n’est pas sans danger. En cas d’impeachment, elle faciliterait un recours à l’Armée pour maintenir le président en poste, contre le Congrès et l’opinion publique. Le Général Augusto Heleno, chef de cabinet à la sécurité institutionnelle a ainsi affirmé que la poursuite d’investigations sur le président pourrait mener à des « conséquences imprévisibles ».

Paulo Guedes, le « gourou économique » de Bolsonaro

Après Luiz Henrique Mandetta et Nelson Teich, ex-ministres de la Santé, et Sergio Moro, ex-ministre de la Justice, c’est un quatrième poids lourd – présenté comme le principal ministre de Bolsonaro, avec pas moins de 5 portefeuilles cruciaux – qui pourrait prendre la porte : Paulo Guedes, ministre de l’Économie, des finances, de l’industrie, du travail et du commerce.

Élève de Milton Friedman, proche des Chicago Boy dans les années 70, Paulo Guedes est la courroie de transmission entre Jair Bolsonaro et les puissances économiques et financières brésiliennes. Ultralibéral, climato-sceptique, ayant donné des cours à l’université chilienne sous Pinochet, il a acquis le surnom de « gourou économique » du président.

En pleine pandémie et contraction économique, Paulo Guedes est resté fidèle à ses dogmes austéritaires. Pour combattre la crise, il a ainsi suggéré une baisse de 50 % des salaires, sans aucune compensation étatique. Bien reçu par l’élite financière mais rejeté par l’électorat, le projet est tombé à l’eau avant même d’être voté.

Le ministre plaide aussi pour un déconfinement qui soit le plus rapide possible. Il est ainsi en harmonie avec le chef d’État, mais pas avec ses nouveaux alliés. D’un côté, en effet, le Centrão a approuvé, au sein du Congrès, un soutien d’urgence pour les plus démunis, afin de gérer la crise du coronavirus. De l’autre, les militaires, historiquement très influencés par les idées keynésiennes, sont quant à eux favorables à une intervention de l’État et une relance économique permise par l’augmentation des dépenses publiques.

Et après … ?

Avril et mai ont ainsi été des mois forts éprouvants pour le Brésil, qui en plus de la pandémie mondiale de coronavirus, doit faire face à une crise politique invraisemblable. Faut-il y voir les prémisses de la chute de Jair Bolsonaro ? Il est encore trop tôt pour l’affirmer. L’organisation institutionnelle brésilienne a en effet cette particularité de faire du nuage opportuniste que constitue le Centrão, les béquilles improbables d’un gouvernement menaçant de s’effondrer.

Toutefois, si le Centrão peut maintenir en place un gouvernement honni, il peut également en devenir le fossoyeur lorsque le taux de popularité présidentiel tombe en-dessous des 20-25% – considérés au Brésil comme constituant le noyau dur militant – comme ce fut le cas pour Dilma Rousseff. Se pose alors la question de l’après-Bolsonaro …

De nombreux observateurs ont vu dans la démission de Sergio Moro, l’homme fort de la droite brésilienne, une distanciation d’un pouvoir critiqué de toute part, jetant les premiers jalons d’une candidature à la présidentielle de 2022. La popularité que garde l’ancien juge anti-corruption en fait incontestablement l’un des acteurs de la politique brésilienne de demain. Reste à voir si les preuves de l’ingérence du président, qu’il affirme détenir, lui permettront d’ajouter le nom de Bolsonaro à son tableau de chasse et quels avantages politiques il en tirera.

D’ici-là, cependant, dans l’année et demie qui sépare le Brésil de sa prochaine échéance présidentielle, il faudra observer l’évolution de la place prise au pouvoir par les militaires. Pour le moment, ils ne s’exposent pas publiquement, ni même ne prennent la parole sur la crise sanitaire. Conscients que Jair Bolsonaro traverse une crise politique grave, leur ouvrant les portes à un pouvoir accru, ils patientent silencieusement en prenant les postes qui leurs sont confiés …

 

1 Élection remportée par Bolsonaro, alors que Lula Da Silva était donné gagnant dans tous les sondages, contre n’importe lequel des candidats.

2 Jeune élue de la municipalité de Rio de Janeiro, noire, lesbienne et issue d’une favela carioca, Marielle Franco était une sociologue, militante de gauche, qui faisait partie des figures politiques brésiliennes montantes. Ses déclarations et prises de positions, ainsi que ses recherches universitaires contre les violences policières à l’encontre des habitants des favelas ont construit son parcours politique. Elle a été assassinée, le 14 mars 2018, vraisemblablement par des membres de la police brésilienne.

Richesse des terres et pauvreté des nations : l’éternelle malédiction des ressources en Amérique latine

Les présidents Hugo Chávez, Evo Morales, Lula da Silva et Rafael Correa © Marielisa Vargas

Les leaders populistes d’Amérique latine catalysent de nombreux espoirs et frustrations. Adulés pour leurs programmes sociaux, ils se voient cruellement reprocher, en temps de crise, leur échec à transformer la matrice de leur économie. Soutiens et opposants entretiennent alors le mythe selon lequel la santé économique dépendrait exclusivement de leur gestion. Ainsi, Perón aurait industrialisé l’Argentine tandis que Nicolás Maduro aurait plongé à lui seul le Venezuela dans le chaos. Si ce genre d’analyses font mouche sur un format médiatique et militant, où invectives et infox règnent sans partage, elles s’effectuent au détriment de raisonnements scientifiques rigoureux. Pour comprendre les crises récurrentes des pays latino-américains, il faut prendre en compte les contraintes structurelles à leur développement, propres à la malédiction des ressources naturelles.


La période faste des progressismes n’est plus qu’un lointain souvenir. Les années 1970 semblent beaucoup plus proches que les années 2000. Le sous-continent de Bolivar et de San Martin, forgé par ses révolutions et ses nombreux coups d’État, semble condamné à sombrer de manière perpétuelle dans des crises économiques et des troubles politiques.

Tout se passe finalement comme si la région était maudite. Cette malédiction porte en réalité un nom, celle des ressources naturelles. Loin d’être une simple lubie d’économistes en mal de publications, ce courant met en exergue les contraintes structurelles contre lesquelles se fracassent les trajectoires de développement des pays latino-américains. Les crises actuelles et les bouleversements passés y trouvent leur explication profonde, loin de l’hystérie récurrente des débats de surface.

À l’image de l’équipe du libéral Mauricio Macri, tout gouvernement qui ignore les contraintes structurelles est condamné à précipiter son pays dans une débâcle économique accélérée. Tout gouvernement qui tente de les contourner semble destiné à en subir les effets les plus indirects et les plus sournois.

La malédiction des ressources naturelles, plafond de verre et chape de plomb.

Plus un pays est doté en ressources naturelles, moins bonnes sont ses performances économiques. Ainsi se résume l’idée générale de la malédiction des ressources. Le tableau ci-dessous illustre parfaitement cette idée. On peut y voir la corrélation négative entre les exportations de ressources naturelles sur le PIB et le niveau de richesse par habitant pour chaque pays.

Source : Sachs, J.D. et Warner A.M (2001) European Economic Review, pp. 827-838.

Une relation statistique n’implique pas nécessairement un lien de causalité. Encore faut-il en expliquer les raisons. Pour cela, deux courants de pensée se rejoignent et se complètent. D’un côté, celui du structuralisme latino-américain, qui naît en 1949 à la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes) avec les premiers travaux de l’argentin Raul Prebisch. De l’autre, celui qui découle de la découverte du « syndrome hollandais ».

Le premier courant met en avant une évolution jusqu’alors insoupçonnée : la dégradation des termes de l’échange pour les pays latino-américains. En d’autres termes, les exportations des pays périphériques achètent de moins en moins de biens manufacturés qui eux, sont importés. L’explication est simple : avec l’enrichissement mondial, la demande de biens manufacturés augmente plus vite que celle des biens primaires dans lesquels se spécialisent les États sud-américains. De fait, si l’on venait par exemple à doubler le salaire d’un travailleur au SMIC, il n’achèterait pas deux fois plus de pommes ou d’oranges, mais il voudrait probablement acquérir une voiture, un ordinateur ou un nouveau téléphone.

Cela provoque un déficit commercial structurel chez les pays périphériques, qui s’accompagne d’une rareté chronique de devises et qui s’aggrave lorsque l’on dérégule le commerce extérieur. En effet, si l’Argentine exporte, à titre d’exemple, du soja, les dollars qu’elle reçoit en échange viennent demander des pesos sur le marché des changes national. À l’inverse, lorsqu’elle importe un avion, elle doit le payer en dollars, que l’importateur doit se procurer sur le marché. On voit donc bien que si les importations surpassent en valeur les exportations, la demande de dollars – qui se font rares – est supérieure à celle de monnaie nationale – le peso. Le prix de la devise nord-américaine augmente dans les mêmes proportions que diminue celui du peso contre lequel elle s’échange. On dit que ce dernier se déprécie. Par conséquent, le prix de toutes les importations mesurées en pesos augmente, ce qui cause une première vague d’inflation. Pour s’en prémunir, les épargnants se ruent vers le dollar, dont le prix augmente à nouveau. Une fois en place, ce cercle vicieux est pratiquement incassable.

Tôt ou tard, les services de la dette viennent drainer l’économie de ses devises, qui se trouve cette fois asphyxiée sous le poids de ses créanciers

L’inflation, déterminée principalement par ce mécanisme et par sa propre inertie acquiert alors un caractère chronique puis, passé un certain seuil, présente des effets récessifs pour les pays concernés. Faute d’exportations suffisantes, l’hémorragie de devises que cause la blessure des déficits courants peut être momentanément compensée par l’endettement extérieur, réalisé en dollars le plus souvent. L’afflux de devises sur le marché des changes neutralise le premier terme du cercle vicieux dépréciation-inflation. Seulement, tôt ou tard, les services de la dette viennent drainer l’économie de ses devises, qui se trouve cette fois-ci asphyxiée sous le poids de ses créanciers.

On rétorquera que le déficit courant est compensé par l’excédent du compte capital. Cette égalité comptable ne se vérifie pas vraiment dans les faits. Les capitaux ont tendance à fuir l’inflation et les pays au bord des crises de la dette. S’ils affluent, ils le font lors des périodes où le taux de change est relativement stabilisé par le processus d’endettement et que leur rentabilité à court terme est garantie par des taux d’intérêt nominaux bien supérieurs à l’inflation. Lorsque l’endettement devient insoutenable et que les services de la dette vident la baignoire de devises plus vite que ce qu’elle ne se remplit, les capitaux étrangers prennent leur « envol vers la qualité », c’est-à-dire vers des titres plus sûrs dans des pays plus stables. La saignée qui en découle provoque une forte dépréciation de la monnaie nationale et une nouvelle vague d’inflation. Trop endetté, le pays se retrouve presque sans marge de manœuvre pour la contenir. Notons que ce facteur d’instabilité s’aggrave avec la dérégulation des marchés des capitaux dans les années 1980, fruit des politiques d’ajustement structurelles mises en place dans le cadre du Consensus de Washington.

Dans ce cas, pourquoi ne pas diversifier la production et développer une industrie locale ? La question revient souvent, notamment adressée sous forme de reproche de la gauche européenne aux gouvernements progressistes latino-américains.

Aussi, il est nécessaire d’explorer cette possibilité dans le cadre des paramètres actuels de la mondialisation. Il s’agit là de produire sur place ce qui cesse d’être importé afin de réduire les déficits commerciaux. Seulement, si l’Uruguay achète moins de biens manufacturés à la Chine, cette dernière reçoit moins de dollars en provenance du pays d’Artigas et de Suarez. La Chine dispose alors de moins de devises pour acheter la production uruguayenne et réduit ses importations à son tour, ce qui vient léser le secteur agro-exportateur de l’Uruguay, principale source de devises du pays.

D’autre part, pour s’industrialiser, l’Uruguay doit importer des machines-outils et de la technologie, alors que ses exportations et l’afflux de devises qui va avec ont diminué. Par conséquent, le déficit courant se creuse à nouveau et vient alimenter l’inflation. L’autre option est de ne pas acquérir ces productions lourdes et couper court au processus d’industrialisation, ce qui ramène le pays à la situation initiale.

Dans les deux cas, le piège de la spécialisation se referme sur les espoirs de développement des nations périphériques et dépendantes.

L’Amérique latine contracte le virus hollandais

À cette trappe structurelle vient s’y ajouter un autre, celle du syndrome hollandais. Ce phénomène s’observe pour la première fois dans les années 1960 aux Pays-Bas. La découverte de grands gisements de gaz booste les exportations hollandaises et les devises affluent vers le pays de la tulipe. Loin d’être une bonne nouvelle, cette manne exceptionnelle de devises constitue une demande soudaine pour les florins[1] qui s’apprécient rapidement : les exportateurs, nouvellement riches en devises, doivent se procurer de la monnaie nationale pour faire face à leurs dépenses et pour acquérir des titres libellés en florins, par exemple. Lorsque la monnaie hollandaise s’apprécie, sa production devient mécaniquement moins compétitive. Cela renchérit les exportations et fait baisser le prix relatif des importations. L’industrie nationale perd des parts de marchés et se contracte, à l’inverse du chômage et de la pauvreté, qui augmentent alors.

Le secteur industriel s’affaiblit aussi du côté de l’offre. Le secteur exportateur du gaz, plus rémunérateur, prive en partie l’industrie de capitaux et de travailleurs qualifiés, qui préfèrent quitter ce dernier pour se diriger vers le premier.

Le schéma ci-dessous résume ce mécanisme.

Source : NRGI, mars 2015.

Ce cadre d’analyse ne tarde pas à se transposer aux pays latino-américains, dont les particularités, loin de l’invalider, continuent de le compléter jusqu’à nos jours.

Par exemple, lorsque le cours du pétrole augmente, on pourrait s’attendre à ce que le bolivar, la monnaie vénézuélienne s’apprécie et que l’inflation diminue dans le pays. Pourtant, c’est l’inverse qui se produit. Dans l’économie bolivarienne, l’effet-demande compense ainsi l’effet appréciation-désinflation : l’afflux de devises se traduit par une importante demande de biens et de services adressée à une offre domestique très limitée. Si le marché ne peut s’ajuster par les quantités, il le fait par les prix, qui augmentent et viennent alimenter une inflation auto-entretenue.

Le syndrome hollandais se complexifie lorsque l’on introduit d’autres variables, comme la volatilité des cours. Celle-ci pose un problème majeur lorsque, comme en Argentine, la rente d’exportation sert en partie à financer le budget public. À partir du moment où le cours du soja commence à chuter en 2014, en plus du déficit commercial, c’est le déficit public qui se creuse, lui aussi source d’inflation.

La volatilité des cours empêche d’autre part de pérenniser une politique de soutien à l’industrie, qui pourrait minimiser les premières conséquences du syndrome hollandais. En effet, si les subventions sont financées par un impôt sur les exportations en période de hausse des cours, leur effondrement prive l’État de recettes budgétaires. L’industrie, privée de subventions, se retrouve alors à la merci de l’impitoyable concurrence internationale.

Le syndrome revêt aussi un volet politique. L’instabilité économique structurelle et les luttes – nationales ou transnationales – pour le contrôle des ressources naturelles entraînent dans leur sillage de nombreuses ruptures de l’ordre constitutionnel, comme l’illustre la longue liste de coups d’État et de guerres civiles qui jonchent tristement l’histoire du continent le plus inégalitaire du monde. Cette instabilité politique empêche de construire un cadre institutionnel favorable au développement des pays à long terme.

Une voie sans issue ?

Le panorama général dépeint jusqu’ici est très pessimiste. Il n’habilite pas pour autant une lecture fataliste et qui ne prendrait pas en compte le succès inégal des différents gouvernements dans la lutte contre cette malédiction. Certains gouvernements réussissent à adoucir les effets des contraintes structurelles sur la population. On pense typiquement à la réduction rapide des taux de pauvreté et de chômage observée durant les années 2000 sous les gouvernements progressistes en Argentine, au Brésil, en Équateur et en Bolivie.
Une réduction similaire s’observe toutefois dans des pays comme la Colombie ou le Chili, ce qui brouille les pistes quant au mérite des gouvernements progressistes en la matière. Mais d’une part les méthodologies de mesure diffèrent et compliquent la comparaison internationale. D’autre part ce qui est mesuré n’est la pauvreté monétaire relative : ce qui fait réellement la différence relève du domaine des biens et services non marchands mis à disposition de la population par la puissance publique. En ce sens, l’effet positif sur le bien-être dû au développement des services publics financés par les entrées de devises n’apparaît pas dans la mesure de la pauvreté ou du revenu par tête. Ainsi, à revenu égal, il vaut mieux vivre en Argentine, où l’éducation et la santé sont gratuites et que le gaz et l’électricité l’étaient pratiquement durant l’époque kirchnériste plutôt qu’au Chili, où seuls les plus aisés peuvent accéder à l’éducation supérieure et à la santé.

D’autre part, lorsque l’on applique des politiques néolibérales conçues pour fonctionner de la même manière en tout lieu et en tout temps, à l’image de l’Argentine de l’ancien président Macri, les résultats sont généralement catastrophiques. La dérégulation du commerce extérieur, du marché des changes et de celui des capitaux provoque à la fois un creusement des déficits commerciaux, une forte dépréciation et une hausse de l’inflation. L’explosion de la pauvreté, déjà structurelle, ne se fait pas attendre. En seulement quatre ans, près de 3,5 millions d’Argentins – sur une population de 46 millions – basculent sous le seuil de pauvreté, dont le taux a dépassé les 35%.

Puis, s’il est vrai que les limites structurelles au développement des pays périphériques soumis à la malédiction des ressources naturelles ne peuvent être conjurées au niveau national, ni à court ni à moyen terme, deux autres échelles restent envisageables pour tenter de dépasser ces contraintes ou d’en adoucir les effets.

Tout d’abord, l’échelle internationale permet de faire appel à la coopération des pays structurellement excédentaires. Certes, la probabilité qu’ils acceptent de réduire les excédents, pourtant financés par les déficits des autres, est très faible. Cette échelle permet surtout de comprendre comment les bouleversements violents de l’ordre économique mondial peuvent ouvrir des fenêtres de tir pour les pays périphériques. En effet, sans la crise de 1929, l’Argentine n’aurait pas pu enclencher son processus d’industrialisation par substitution d’importations qui, malgré toutes les contradictions liées à sa position de pays agro-exportateur, ne prend fin qu’à la suite d’un coup d’État conservateur en 1955.

L’échelle locale offre d’autres solutions partielles. Si elles ne sont pas en mesure de modifier les structures de production, les initiatives populaires apportent de nombreuses réponses aux effets les plus délétères de la spécialisation productive. Par exemple, la récupération des usines en faillite par les travailleurs qui en assurent la continuité productive en autogestion ne représente pas seulement une arme formidable contre le chômage, mais sont aussi un signal fort envoyé aux patrons tentés de définancer leurs entreprises au profit de la spéculation financière.

Les monnaies alternatives, quant à elles, permettent d’assurer un niveau d’activité minimum lorsque les liquidités en monnaie nationale se font rares dans l’économie réelle. L’expérience la plus réussie, le bocade, a permis à la petite province argentine de Tucuman d’alléger son budget en pesos, de réduire sa dette et d’activer la production locale pendant plus de vingt ans, jusqu’au moment où le gouvernement national en décrète la suppression en 2003. Ces monnaies permettent aussi de combattre les effets récessifs de l’inflation, du moment que les circuits dans lesquelles elles circulent sont suffisamment intégrés et diversifiés pour en tirer le potentiel maximal.

Loin d’alimenter des visions défaitistes, la prise en compte des contraintes structurelles permet de nous doter d’une vision éclairée des crises qui secouent actuellement l’Amérique latine et nous empêche de tomber dans des lectures partielles, partiales et manichéennes d’une réalité complexe. En ce sens, il est impossible d’imaginer les solutions futures sans appréhender correctement les soubassements des mécanismes économiques qui façonnent le présent.

[1] Le florin est la monnaie hollandaise avant l’euro.

« Le Venezuela révèle les fractures de l’ordre mondial » – Entretien avec Christophe Ventura

Christophe Ventura © http://www.regards.fr/la-midinale/article/christophe-ventura-la-democratie-bresilienne-ne-fonctionne-plus

La récente tentative de coup d’État militaire de Juan Guaidó contre Nicolas Maduro constitue une étape supplémentaire dans l’escalade des tensions entre l’opposition vénézuélienne et son gouvernement. Celui-ci est en butte à des difficultés économiques considérables aggravées par les sanctions américaines, et à une opposition qui ne cache pas sa volonté de renverser Nicolas Maduro par la force. L’élection de Donald Trump marque le grand retour des États-Unis en Amérique latine, qui entendent faire tomber les gouvernements qui s’opposent à leur hégémonie ; une volonté accentuée par la progression fulgurante de la contre-hégémonie chinoise dans le sous-continent américain. Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS, revient sur ces aspects de la crise vénézuélienne. Entretien réalisé par Pablo Rotelli et Vincent Ortiz, retranscription par Adeline Gros.


LVSL – Depuis que Juan Guaidó s’est auto-proclamé président du Venezuela, ce pays traverse une crise profonde. Les médias français présentent Juan Guaidó comme l’émanation des demandes démocratiques du peuple vénézuélien. De quoi est-il vraiment le nom ?

Christophe Ventura – Juan Guaidó est le nom de la victoire de la ligne la plus radicale au sein de l’opposition vénézuélienne au chavisme. Celle qui est devenue aujourd’hui hégémonique et agissante, et qui peut compter avec le soutien direct, actif et chaque jour plus pressant des Etats-Unis. C’est la ligne théorisée et incarnée initialement par Leopoldo López, fondateur du parti Volonté populaire (Voluntad Popular)  – membre de l’Internationale socialiste -, auquel appartient aussi Juan Guaido. Leopoldo López avait théorisé cette stratégie qu’il a essayé d’imposer depuis 2014, époque des dites « Guarimbas » (barricades), les premiers affrontements de rue violents et meurtriers entre l’opposition et le pouvoir.

Ces derniers sont ceux pour lesquels a été condamné Leopoldo Lopez (considéré par le pouvoir et la justice qui lui est favorable comme l’un des principaux responsables). En résidence surveillée et éliminé de la vie politique depuis, il a été libéré par Juan Guaido et des militaires ralliés à lui lors de la « phase finale de l’Opération liberté » lancée le 30 avril 2019. Ce coup de force politico-mediatico-militaire a échoué dans son objectif affiché – la chute de Nicolas Maduro, ce qui en fait une tentative de coup d’Etat – , mais il a permis de libérer la figure fondatrice de Volonté Populaire, aujourd’hui réfugié dans l’ambassade d’Espagne au Venezuela, et de lancer une nouvelle vague de mobilisations contre le gouvernement sous la lumière médiatique internationale.

La ligne théorisée par Leopoldo Lopez et mise en œuvre, dans un contexte de radicalisation de la crise vénézuélienne et d’intervention des Etats-Unis et de plusieurs pays latino-américains, est une ligne de confrontation, de refus de toute forme de compromis et de régulation des conflits avec Nicolas Maduro et le chavisme par le biais de la négociation politique. Cette ligne pose la destitution de Maduro – considéré illégitime depuis sa première élection en 2013 et « usurpateur » depuis celle de 2018 –  comme condition préalable à toute solution aux problèmes du Venezuela – économiques ou sociaux –, étant donné que le pouvoir chaviste est rendu responsable des problèmes économiques et sociaux. Cette ligne est devenue dominante depuis l’élection de l’Assemblée nationale fin 2015. Elle a trouvé alors un premier nom : la salida [la « sortie » en espagnol], qui consistait à faire « sortir » le gouvernement par tous les moyens.

C’est une stratégie basée sur un triptyque : la guerre institutionnelle, la mobilisation de rue (en assumant la violence comme moyen de lutte), l’appel à des soutiens internationaux pour faire tomber le gouvernement.

La guerre institutionnelle d’abord : utilisation de tous les moyens à disposition dans le cadre d’une interprétation radicale de la Constitution et des pouvoirs de l’assemblée pour destituer le président.

La mobilisation de rue : il s’agit d’organiser la confrontation, y compris violente, contre le pouvoir d’Etat au nom de la restauration de la démocratie. Aujourd’hui, cette option connaît un crescendo, avec un appel clair à la rébellion militaire contre le pouvoir constitutionnel.

Cette dimension permet de justifier et d’organiser le troisième niveau : la construction d’une alliance internationale et l’appel à des appuis internationaux visant à faire tomber le gouvernement. Cette option connaît son acmé avec Juan Guaidó : il a obtenu le soutien entier des Etats-Unis – ces derniers, après des mois d’enlisement, le poussent même à aller jusqu’au bout de sa stratégie, au risque d’une guerre civile qui viendrait alors certainement justifier une forme d’intervention plus directement militaire- , la pleine reconnaissance diplomatique, et bénéficie d’une aide financière – puisque les États-Unis bloquent les actifs vénézuéliens pour financer le gouvernement parallèle qu’il cherche à animer.

La montée en puissance de cette ligne au sein de l’opposition a pu se développer à mesure que s’est radicalisée la polarisation entre elle et le chavisme et que s’est, du coup, altéré le cadre démocratique et l’Etat de droit. L’intransigeance entre les deux camps et les échecs des tentatives de dialogue l’ont favorisé.

La situation actuelle est porteuse des plus grands dangers pour le pays. Seul un dialogue minimal entre les deux parties – aujourd’hui deux pays s’affrontent sur le même territoire – pourrait créer les conditions d’une solution politique et pacifique. C’est à cela que devrait s’atteler toutes les énergies, dans le chavisme, l’opposition et à l’extérieur.

LVSL – Selon les chavistes, la situation économique catastrophique du Venezuela est le produit d’une ingérence en provenance des Etats-Unis d’Amérique et d’une « guerre économique ». Selon les médias occidentaux, elle est le signe de la faillite idéologique du chavisme – et du « socialisme ». Qu’en est-il ?

Christophe Ventura – Je ne veux pas faire une réponse de jésuite, mais on trouve un peu de tout cela en même temps. Le sabotage économique est une réalité, ainsi que la «guerre économique », et il est vrai aussi que le pouvoir chaviste a mené de mauvaises politiques économiques qui ont précipité la situation actuelle. Il faut prendre en compte une conjonction de facteurs, et en première instance la conjonction entre un facteur externe – la crise mondiale de 2008 et ses effets – et une situation interne déjà fragile. Les conséquences de la crise économique mondiale ont frappé le Venezuela au moment de la transition entre Chávez et Maduro, transition difficile, dans un contexte où l’opposition lançait son premier assaut contre Nicolas Maduro. Et où ce dernier se refusait, tandis qu’il venait d’être élu avec peu de marge face à Henrique Capriles ( 2013), de réduire les politiques sociales du chavisme.

Equation compliquée…Il faut reprendre ces événements de manière chronologique pour bien en saisir le sens. Nicolas Maduro a été élu en 2013 avec 50,6% des voix : c’est un score relativement faible par rapport à l’hégémonie historique du chavisme. L’opposition considère alors qu’elle peut en finir cette fois-ci avec le chavisme au pouvoir.  Une partie d’entre elle – dont Volonté Populaire – ne reconnaît pas sa victoire. Nicolas Maduro n’est pas Hugo Chavez pense-t-elle. Elle le juge en position de faiblesse et c’est à ce moment que s’impose la ligne Leopoldo Lopez, même si son parti n’est pas le parti majoritaire au sein de l’opposition. Sa ligne intransigeante et de confrontation finira par l’emporter sur ceux, comme Capriles, qui pensaient qu’il fallait toujours combattre le chavisme dans le cadre légal et les urnes.

L’opposition avait en tête un facteur essentiel. Au-delà de la « tarte à la crème » « Maduro n’est pas Chavez », elle savait surtout que le nouveau président n’avait pas la légitimité naturelle de Chavez au sein de l’armée, par définition. Maduro, au départ, était considéré par cette dernière comme un modéré ; il était vu comme le représentant de l’aile la moins radicale du chavisme, parce qu’il avait eu sous Chávez le rôle du négociateur, du conciliateur entre l’opposition et le gouvernement. C’est un rôle qu’on lui a attribué en raison de sa formation d’ancien syndicaliste et de ses talents de négociateurs – Maduro n’a certes pas la vision historique qu’avait Chávez, mais c’est un tacticien habile, doué pour les affaires politiques, la gestion des rapports de forces et l’identification des faiblesses de ses adversaires. Maduro a donc été en quelque sorte testé par les militaires lorsqu’il a pris le pouvoir. Il s’est donc retrouvé au pouvoir, élu avec une marge très faible, pris en tenaille entre une opposition qui a tout de suite multiplié les provocations et une armée qui attendait une réponse ferme de sa part pour savoir si elle pouvait lui faire confiance.

À cela s’ajoute la situation économique à laquelle il n’était pas préparé et à laquelle il ne s’attendait pas. Et qu’il n’a pas su gérer. Quand l’opposition est passée à l’attaque, a déclenché des confrontations de rue qui ont causé plusieurs morts, les chavistes les plus durs voulaient que Maduro ait la main encore plus dure. Diosdado Cabello [ex-président de l’Assemblée nationale et représentant de l’aile la plus radicale du chavisme] a pu publiquement déclarer, pour s’en indigner, que le Venezuela était le seul pays au monde où une opposition armée qui appelait au renversement du pouvoir constitutionnel pouvait opérer en toute impunité sans être réprimée par ledit pouvoir.

C’est dans ce contexte extrêmement tendu que se met en place le scénario économique. Il faut prendre en compte la déflagration que constitue l’effondrement pétrolier de 2014, où la demande chute brutalement, et le cours du baril de 70%. En réponse à cette situation, le gouvernement, pour faire face à l’effondrement des ressources de l’État, a fait tourner la planche à billets, jusqu’à l’excès. Et il n’a pas voulu toucher au système de contrôle des changes. C’est ici que des erreurs ont été commises.  Au Venezuela, il n’y a que la Banque Centrale qui ait accès au dollar et c’est elle qui le donne à ceux (entreprises, importateurs, opérateurs économiques publics et privés, etc.) qui en ont besoin. Avec la crise, un marché parallèle – il existait avant mais dans des proportions bien moins importantes – de la monnaie hypertrophié s’est peu à peu mis en place sur lequel des fortunes en dollars se sont bâties en quelques minutes. C’est ici que se trouve les plus importants foyers de corruption – corruption qui touche l’administration, des fonctionnaires, mais aussi le secteur privé et l’opposition… La conjugaison de tous ces facteurs a mené à l’hyperinflation que connaît actuellement le Venezuela.

Il faut, dans ce cadre, prendre en compte le fait que Nicolas Maduro ne voulait pas être le président qui allait rompre avec les engagements de Chávez. Il s’est toujours refusé à mettre en place la politique préconisée par le FMI. Il l’a fait, mais à quel prix ? Le gouvernement de Nicolas Maduro peut se targuer d’un certain nombre de réussites sociales, comme la mise en place d’un plan de distribution massive de logements. Mais l’économie a subi des dommages profonds et structurels et la population a vécu une baisse considérable, historique, de son niveau de vie.

Les années 2013-2015 sont déterminantes dans la chute libre (même si des signaux existaient avant – manque d’investissements dans la société pétrolière PDVSA par exemple). Pour comprendre l’intensification de la crise économique vécue par le Venezuela, il faut aussi prendre la mesure de l’impact des sanctions imposées par les Etats-Unis. Les premières, décidées par Barack Obama, sont prises dès 2015. Commence alors l’étranglement commercial et financier du Venezuela, qui est aujourd’hui très avancé avec, cette fois-ci, les sanctions mises en place par Donald Trump, notamment en 2017, 2018 et 2019. Ces sanctions mettent le Venezuela dans l’incapacité de renégocier sa dette, de se financer sur les marchés internationaux. Il ne peut plus importer grand-chose, une entreprise, une personne privée, un Etat ne peut plus opérer de transactions financières avec l’Etat vénézuélien, la Banque centrale, la société pétrolière PDVSA si cela passe par un tuyau financier américain (une banque, un fonds, un assureur, etc.). Le marché américain se ferme au pétrole vénézuélien (environ 40% des exportations du pays sont concernées). L’impact sur les revenus du Venezuela est considérable. Le département du Trésor américain gèle les avoirs et bloque les actifs vénézuéliens pour financer l’autorité légitime du pays selon Washington, Juan Guaido. Les Etats-Unis demandent à leurs alliés dans la région et en Europe de faire de même. Selon une étude[1] précise réalisée par les économistes Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs, une des sommités de la discipline économique mondiale, 40 000 personnes seraient mortes en 2017 et 2018 des conséquences de ces sanctions au Venezuela. Ils considèrent que 300 000 autres risquent de connaître le même sort aujourd’hui. Sur les premiers mois de l’année 2019 en cours, les sanctions américaines ont eu pour effet de faire baisser la production pétrolière vénézuélienne de près de 37 % et il est prévu qu’elles réduisent de près de 68% les revenus du pays liés à ses exportations pétrolières par rapport à la déjà difficile année 2018. Un cataclysme qui se traduit par autant de pénuries, d’impossibilités d’importer ce dont le pays a urgemment besoin, etc. Dans ces conditions, la relance de l’économie vénézuélienne est impossible, qui que soit celui qui préside le pays. Ces sanctions ont aggravé les problèmes, jusqu’à les rendre insoutenables. Une grille de lecture manichéenne ne convient absolument pas lorsqu’il s’agit de comprendre les problèmes du Venezuela.

LVSL – Le Venezuela de Maduro risque-t-il de devenir un contre-exemple dystopique brandi pour décrédibiliser toute alternative au néolibéralisme, de la même manière que le Venezuela de Chávez avait constitué un pôle d’attractivité idéologique ?

Christophe Ventura – Bien sûr. C’est l’une des matrices idéologiques de l’offensive que Trump lance contre le « socialisme » en Amérique latine : il faut en finir avec le symbole d’un gouvernement réfractaire qui réactive un anti-impérialisme mobilisateur dans la région. Comme il pense que Maduro est démonétisé, il estime que l’heure est venue pour cette offensive, qui se double d’un vieux fond anti-communiste – il faut en finir avec ce gouvernement qui proclame une alternative à l’ordre néolibéral international.  C’est un facteur idéologique – ce n’est pas le seul – qui justifie un discours aussi radical contre le Venezuela. Et derrière le Venezuela, Cuba, qui est l’autre cible de Washington. L’administration Trump associe les deux pays. Dans son discours, Cuba intervient au Venezuela et accompagne un pouvoir illégitime et anti-démocratique avec ses conseillers militaires et ses différents services présents sur place. Ce faisant, Cuba est responsable de l’altération du cadre démocratique au Venezuela. En retour, ce dernier finance Cuba et lui permet de tenir économiquement avec son pétrole. Il faut donc en faire tomber un pour faire tomber l’autre. Donald Trump voudrait être celui qui mettra fin à la révolution cubaine – l’irréductible adversaire – et aux « régimes socialistes » sur le continent américain. Et si possible, pour sa prochaine candidature à l’élection de 2020 tandis que son bilan sur les dossiers internationaux prioritaires n’a pas été couronné de succès (Corée, Syrie, Afghanistan, Mexique). Donald Trump considère que la victoire est plus facile et possible au Venezuela, un peu comme Bush père avec le Panama en 1989.

LVSL – Certains ont pu lire que le conflit vénézuélien comme le terrain de jeu entre la Chine et les États-Unis, qui possèdent tous deux des intérêts au Venezuela. Plus largement, la Chine investit très massivement en Amérique Latine depuis deux décennies, rachète des entreprises, implante des capitaux, etc., jusqu’à faire concurrence aux États-Unis en la matière. Le sous-continent américain est-il en passe de devenir un gigantesque jeu d’échecs entre la Chine et les États-Unis ?

Chrisophe Ventura – Il y a manifestement un parfum de Guerre Froide qui imprègne l’Amérique Latine. Elle est indéniablement devenue l’enjeu d’un rapport de forces entre les États-Unis et la Chine. Il suffit de lire les documents du Département d’État américain – qui évoque le « défi hégémonique » que pose la Chine aux États-Unis dans la région – pour s’en convaincre.

Bien sûr, dans le cas du Venezuela, même si le pays a continué d’exporter la majorité de son pétrole aux Etats-Unis  – malgré tout – jusqu’à aujourd’hui, il a significativement diversifié ses partenariats aux Russes et aux Chinois ces dernières années. Juan Guaidó incarne aussi pour les États-Unis la promesse d’un retour du Venezuela à la maison mère, à la situation qui prévalait avant le chavisme. Il s’agit de mettre les Russes et les Chinois dehors. Ajoutons à cela que le Venezuela constitue la première ou la deuxième réserve d’or mondiale, et la quatrième de gaz : il s’agit d’une zone que les Américains ne peuvent pas se permettre de perdre.

Le Venezuela est donc un champ polarisé par ces rapports de forces géopolitiques, dont les enjeux sont multiples. Le Venezuela est par exemple le seul pays d’Amérique Latine qui offre son territoire à la force aérienne nucléaire russe. Les Russes ne veulent pas s’installer au Venezuela – nous ne sommes pas en 1962 ! –, mais ils ont relancé un programme d’aviation nucléaire long-courrier, qu’ils avaient perdu depuis l’effondrement de l’URSS, et ont un accord bien compris avec le Venezuela. Les Russes se retrouvent de nouveau en possession d’avions qui ont la capacité stratégique de faire le tour du monde, de voler partout équipés et de lancer des bombes nucléaires – l’Amérique latine étant le passage obligé pour faire la jointure entre l’Atlantique et le Pacifique, le Venezuela est le pays qui a offert aux Russes une escale technique pour leurs avions. Les Américains, bien sûr, y sont hostiles, et comptent sur Guaidó pour mettre un terme à cette situation.

Les Américains restent ceux qui gardent le haut du pavé en Amérique latine. Il suffit  de regarder les chiffres du commerce : la Chine a certes multiplié par 22 ses flux commerciaux avec la région en 10 ans, ce qui représente entre 270 et 300 milliards de dollars ; mais pour les États-Unis, c’est encore entre 800 et 900 milliards de dollars. Il n’en reste pas moins que les Chinois sont aujourd’hui les premiers investisseurs en Amérique latine, en lieu et place des États-Unis. Les Américains veulent donc revenir en force. Ils restent les maîtres en Amérique latine, mais leur hégémonie se fissure.

La crise vénézuélienne est devenue un fait géopolitique international, elle cristallise des fractures au niveau de la « communauté internationale » entre les Occidentaux et les autres. Elle révèle l’état de désagrégation lente du système international et de ses recompositions incertaines et volatiles. Toutes les divisions internationales s’expriment sur le Venezuela. On retrouve la fracture la plus évidente entre la « famille occidentale » – un concept que je rejette – et le bloc Russie/Chine/Inde/anciens non-alignés. Des failles apparaissent au sein du système onusien : le secrétaire général reconnaît Maduro et rejette la stratégie du « regime change », tandis que le conseil de sécurité de l’ONU ne parvient à dégager aucun consensus sur la situation au Venezuela. Des fractures apparaissent de la même manière dans ce que l’on peut appeler le « sous-impérialisme européen » : les Italiens, les Roumains et les Grecs ne reconnaissent pas la présidence de Juan Guaido au nom du respect de la non-ingérence dans les affaires internes d’un pays, tandis que les autres sont alignés sur la position de Washington, moins l’engagement possible en faveur d’une intervention militaire.

Emmanuel Macron a pris une position en rupture avec la tradition diplomatique française. En reconnaissant Juan Guaido, il instaure une nouvelle pratique : la France reconnaît désormais des gouvernements et non plus des États. Cette décision entérine l’ère du relativisme en géopolitique – un processus qui avait débuté avec l’engagement de Nicolas Sarkozy dans la guerre en Libye aux côtés de l’OTAN. On reconnaît donc tel ou tel gouvernement en fonction des intérêts du moment, qui sont très fluctuants. Quels sont les intérêts de la France au Venezuela ? Il y a peu d’intérêts matériels . L’intérêt pour Emmanuel Macron est plutôt à rechercher du côté politique, du côté de la politique intérieure pour commencer. Il s’agit de renforcer une ligne de clivage interne au débat politique en France, celle qui l’oppose à Jean-Luc Mélenchon. En résumé, « votez pour Mélenchon et vous aurez Maduro » est le crédo. L’intérêt de Macron, c’est aussi de tenter de tisser un minimum de solidarité avec  Trump pour un coût modeste sur un dossier secondaire pour la France alors que les divergences se multiplient sur nombre de dossiers de première importance ( Iran, Climat, commerce, etc.).

Relativisme géopolitique, décomposition des principes de l’ordre international, recompositions incertaines et volatiles en fonction d’intérêts à court terme : le Venezuela révèle ces fractures de l’ordre mondial. On trouve bien sûr des récurrences, des acteurs structurés de longue date – l’Empire, le sous-Empire, les intérêts chinois et russes… -, qui donnent à cette crise une colonne vertébrale. Mais tout cela est brinquebalant. Cette décomposition est le premier acte d’une recomposition dont on ne connaît pas l’issue, ni l’ordre duquel elle va accoucher. 

LVSL – Dans cette polarisation croissante du sous-continent américain entre les intérêts des Etats-Unis et de la Chine, l’élection de Bolsonaro, candidat résolument pro-américain, peut-elle être vue comme un pion avancé par les États-Unis, qui permettrait de contre-balancer l’influence de la Chine dans la région ? D’un autre côté, l’agenda ultralibéral de Bolsonaro ne risque-t-il pas au contraire de favoriser les investissements chinois au Brésil, malgré ses diatribes anti-chinoises ?

Christophe Ventura – Sur le plan géopolitique, Bolsonaro est l’expression du réalignement d’une partie des élites brésiliennes sur les États-Unis. Il faut cependant prendre en compte que ce réalignement est mal vu par une partie de l’armée, qui n’y est pas favorable, pas plus qu’à la vente d’Embraer aux Etats-Unis, champion aéronautique et militaire brésilien, ou à l’implantation d’une base militaire américaine au Brésil. Soucieux de leur souveraineté, ils ne veulent pas d’une soumission militaire ou géopolitique du Brésil aux États-Unis, ni d’une crise migratoire vénézuélienne encore plus explosive que ne manquerait pas de produire une guerre civile ou une intervention militaire. Tout le monde a le cas syrien en tête.  Le vice-président brésilien Hamilton Mourão a récemment fait une déclaration raisonnable, affirmant que le Brésil ne soutiendrait pas une intervention militaire au Venezuela. On assiste donc à une dynamique de temporisation au Brésil, qui est en partie le fait des militaires.

Bolsonaro critique la Chine, mais il y a de fortes chances que rien ne change. Il montre à Trump sa disponibilité, son souhait de mieux servir les intérêts des Etats-Unis, mais en parallèle, il a récemment reçu une délégation d’entrepreneurs chinois et se rendra à Pékin au mois d’août. Sur les rapports avec la Chine, le Brésil ne peut pas revenir en arrière. 30% de son commerce extérieur est assuré par l’Empire du milieu. L’élection de Bolsonaro représente donc une inflexion pro-américaine certaine et assumée de la politique étrangère brésilienne – il faudrait ici développer l’influence croisée des églises évangéliques américaines et brésiliennes par exemple -, mais les Brésiliens ne pourront pas rompre leurs relations avec la Chine. Le premier partenaire commercial du Brésil ne sont plus les États-Unis, mais la Chine. 

LVSL – Peut-on penser que l’élection d’AMLO au Mexique va induire des modifications dans cette configuration? 

Christophe Ventura – Cette élection est une expérience à contre-courant des logiques et des dynamiques à l’oeuvre dans la région. L’élection d’AMLO est d’abord le signe de la volonté d’une restauration démocratique au Mexique et de la souveraineté du pays dans les affaires régionales. Le Mexique est actuellement le seul acteur de poids régional qui souhaite proposer une voie alternative mais étroite au scénario du conflit au Venezuela. C’est le pays qui s’oppose à la ligne de « regime change » prônée par Washington, ce qui n’est pas rien quand on sait les relations complexes entre les deux voisins et l’agressivité de Donald Trump sur la question du mur.

LVSL – Le Mexique ne risque-t-il pas de se retrouver rapidement isolée dans cette marée néolibérale qui frappe le continent ? Plus largement, comment analysez-vous les perspectives des mouvements « progressistes », qui sont marginalisés depuis plusieurs années ? Les gouvernements néolibéraux autoritaires sont-ils en train de créer les conditions d’impossibilité du retour de leurs adversaires au pouvoir ?

Christophe Ventura – Ce serait une lecture trop rapide que d’estimer que nous assistons à une « fin du cycle progressiste » en Amérique latine. C’est d’abord une vague de dégagisme et un phénomène d’alternance plus large qui touche l’Amérique Latine. Partout, ce sont les « sortants » qui sont sanctionnés. Il se trouve que 80 % des pays latino-américains ayant été, lors de l’apogée du « cycle progressiste », dirigés par des gouvernements « de gauche » – ou « nationaux-populaires » -, c’est bien la gauche qui est la plus touchée. Elle sort indéniablement fatiguée d’un cycle politique d’une incroyable durée. Elle paie les effets du pouvoir, c’est-à-dire l’usure ; elle a parfois perdu le contact avec les mouvements sociaux et ses bases populaires, prise par la gestion du pouvoir et de l’appareil d’Etat, les campagnes électorales permanentes, touchée par les phénomènes de corruption qui se sont développés dans des sociétés qu’elle a contribué à enrichir à tous les niveaux.  Elle n’a gouverné que dans des pays structurellement périphériques, subalternes dans l’ordre international, et n’a pas changé leur position dans cet ordre. Pouvait-elle même le faire, dans le cadre d’une « démocratie libérale » ? Elle a pu modifier un certain nombre de structures politiques, de réalités sociales, agir sur la répartition des revenus, mais il lui a été beaucoup plus difficile de s’attaquer à la répartition des richesses en tant que telles et aux structures économiques dans ce cadre de « démocratie libérale ». Le seul pays à l’avoir tenté, c’est le Venezuela. Et il s’est retrouvé confronté à un phénomène attendu : une véritable lutte de classes – et derrière, le risque d’une guerre civile.

Mais ces phénomènes et l’alternance concernent aussi la « droite » : on l’a vu au Pérou (chute du président élu pour cause de corruption), en Colombie – où la gauche a atteint un score d’une puissance inédite lors de l’élection présidentielle– et au Mexique. Au Chili, el Frente amplio a fait un score historique aux élections : jamais depuis Allende on n’avait vu une gauche « radicale » aussi forte au Chili.

Cette année verra se tenir des élections cruciales en Argentine, en Bolivie, en Uruguay, au Guatemala et au Panama. En Argentine, l’avenir de Mauricio Macri – le symbole du retour d’une droite libérale au pouvoir en Amérique du Sud en 2015- est loin d’être assuré. La situation économique et sociale de la troisième puissance latino-américaine est bien plus mauvaise que lorsque Cristina Kirchner a quitté le pouvoir. Les recettes libérales qui devaient relancer le pays après douze ans de gouvernements redistributif ont échoué, et le pays, de nouveau lourdement et durablement endetté, est le deuxième en récession dans la région (avec le Venezuela).

L’avenir est ouvert en Amérique latine.

 

Notes :

[1] Economic Sanctions as Collective Punishment: The Case of Venezuela, rédigé par Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs, en avril 2019, pour le Center for Economic and Policy Research. Disponible en ligne.

Jean Wyllys : « Il est possible de mener des petites révolutions en investissant certains espaces et en utilisant un langage qui parle aux gens »

Jean Wyllys © Ministère brésilien de la culture

Jean Wyllys est une des figures pop de la politique brésilienne. Connu grâce à l’émission Big Brother Brasil, élu en 2010 sous l’étiquette du PSOL (Parti socialisme et liberté) à Rio de Janeiro, réélu deux fois, il vient récemment d’abandonner son siège de député et de fuir le Brésil en raisons de nombreuses menaces de morts. Militant LGBT et adversaire implacable de Bolsonaro, l’arrivée au pouvoir du président ultraconservateur a décuplé les campagnes homophobes contre lui et les risques pour sa vie. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara. Retranscrit et traduit par Sarah de Figuereido.


LVSL – Vous avez renoncé en janvier 2019 à votre mandat de député pour lequel vous aviez été réélu, et vous vivez depuis en exil à Berlin, où vous travaillez sur votre thèse de doctorat. Comment en êtes-vous arrivé à cette situation ? Est-ce du fait de l’accroissement de menaces ces dernières années que vous avez pris cette décision ? Craigniez-vous pour votre vie ?

Jean Wyllys – J’ai quitté le Brésil en décembre dernier et j’ai décidé de ne plus y revenir. J’ai renoncé à mon troisième mandat de député pour lequel j’avais été réélu. Ma décision s’explique effectivement par l’accroissement des menaces. Je suis menacé depuis mon arrivée au Parlement en 2011. Les fondamentalistes chrétiens et les masculinistes qui éprouvent de la haine envers les femmes et les homosexuels me menaçaient déjà depuis 2011. Les violences ont augmenté en 2016, au moment de la destitution de Dilma Rousseff. Lors de sa procédure d’impeachment, j’œuvrais activement pour la défense de la démocratie, pas nécessairement pour la défense du gouvernement de Dilma, mais bien de la démocratie. Si Dilma Rousseff avait été une mauvaise dirigeante, ce sont des élections qui auraient dû l’éloigner du pouvoir, pas un coup d’État institutionnel. Car il s’agissait bien d’un coup d’État institutionnel, accusant Dilma Rousseff de « crime de responsabilité », concept juridique qui existe au Brésil. On a par ailleurs assisté à beaucoup de misogynie durant toute cette procédure d’impeachment. J’ai défendu Dilma et la démocratie, et les menaces, provenant de toutes parts, se sont intensifiées. C’est au moment de l’assassinat de Marielle Franco en 2018 que nous avons réellement pris conscience qu’il y avait une véritable association de cette nouvelle extrême droite avec des organisations criminelles, paramilitaires et mafieuses qui contrôlaient – et contrôlent toujours – une partie de l’État de Rio de Janeiro. Si on y ajoute à la campagne de diffamation dont je faisais l’objet, tout cela m’a fait comprendre que je ne n’étais plus en sécurité au Brésil, et qu’il pouvait m’arriver quelque chose. J’ai donc décidé de partir.

LVSL – Quel bilan faites-vous des présidences de Lula et de Dilma Rousseff ? Avez-vous le sentiment que les espoirs suscités par l’élection de Lula en 2003 ont été déçus ?

JW – Oui, en partie. De mon point de vue, ce que nous appelons « l’ère Lula » a constitué un véritable âge d’or pour le Brésil. Nous étions alors une nation en plein développement, en situation de quasi plein emploi, très peu de gens étaient au chômage. Les politiques de redistribution mises en œuvre ont conduit à une transformation significative du pays, y compris en matière d’exploitation sexuelle des enfants, parce que leurs mères; bénéficiant alors d’un revenu minimum, n’avaient plus besoin de vendre leurs enfants aux réseaux d’exploitation sexuelle. Lula était du côté du mouvement LGBT. Il a créé des séminaires LGBT aux niveaux municipal, régional et fédéral. Lula a négocié des accords commerciaux et mené une politique internationale qui a permis au Brésil d’accéder à une certaine autonomie et a transformé le pays en un véritable géant diplomatique. Au moment de l’invasion de l’Irak, lorsque les États-Unis ont cherché l’appui du Brésil, Lula a déclaré : « ma guerre est contre la faim ». Nous occupions donc une place importante, il y avait un réel climat de bonheur dans le pays, et quand il y a un climat de bonheur, quand les meilleurs aspects de l’identité nationale deviennent hégémoniques, les gens sont plus ouverts à la diversité. Il s’est donc agi de très belles années pour les femmes et pour le mouvement LGBT.

Les effets de la crise économique, notamment la crise des subprimes aux États-Unis qui a fait exploser la bulle immobilière, et la crise commerciale chinoise, ont affecté l’économie brésilienne au moment où Dilma Rousseff est devenue présidente. Le nombre de chômeurs a alors augmenté, pas de manière très significative, mais assez pour être relevé. Il y avait alors un écart très important entre le dollar et le real brésilien. Quand cela se produit, la population devient inquiète et facilement manipulable. C’est ce qui s’est passé au Brésil : la population, inquiète des conséquences de la crise, s’est fait manipuler par la télévision, surtout par la Rede Globo. Cela a joué un rôle décisif dans le développement du mouvement antipétiste [ndlr, anti Parti des travailleurs], qui n’avait rien à voir avec les supposées frustrations des électeurs des gouvernements pétistes. Les gens se sont mis à détester le PT non pas parce que le PT était entaché par la corruption, mais parce qu’il a mis en place des mesures qui ont changé la société, telles que la reconnaissance du statut de travailleuses pour les employées domestiques, la mise en place de politiques de discrimination positive avec l’instauration de quotas dans les universités publiques pour les étudiants noirs et les élèves d’écoles publiques, ainsi que dans les concours de la fonction publique, ce qui a permis aux noirs de pouvoir investir la sphère publique. Ces mesures ont engendré une haine de classe très importante de la part des élites brésiliennes dans lesquelles la classe moyenne se reconnaît : la classe moyenne est profondément envieuse vis à vis des élites, elle rêve d’être riche. Les élites ont donc manipulé celle-ci contre les pauvres et les noirs. Au Brésil, la classe moyenne est très raciste, xénophobe, misogyne et homophobe. Elle a donc été manipulée et a commencé à haïr le PT. On a fait croire que le problème était la corruption, mais ce n’était pas la corruption parce que la classe moyenne est elle-même très corrompue et n’hésite pas à frauder le fisc.

LVSL –  Vous semblez considérer que tout le monde est corrompu au Brésil, et donc que la corruption n’est pas la cause de la chute du PT. Mais en Italie, par exemple, la corruption touche la classe politique et la population, et ça n’empêche pas les électeurs d’en faire une question centrale et un motif de haine contre le personnel politique. Pensez-vous réellement que ce n’est pas un des motifs importants de la chute du PT ?

Le problème n’est pas la corruption. Si le problème était la corruption, la classe moyenne aurait à faire son autocritique tant elle est corrompue. Le problème, c’est que la corruption est toujours le fait d’autrui, toujours le fait des pauvres dans les discours. L’antipétisme n’est pas lié à la corruption, mais au fait que le PT a contribué à l’émancipation d’une classe qui menace la classe moyenne. Lorsque les pauvres ont commencé à prendre l’avion, à entrer dans les universités publiques jusqu’alors réservées à une élite, quand ils ont commencé à passer et à réussir les concours de la fonction publique, cela a dérangé la classe moyenne, car cela remettait en cause ses privilèges. Cette dernière ment délibérément en faisant croire qu’elle hait le PT parce qu’il est corrompu. Le système politique brésilien a toujours été corrompu, et ce bien avant que le PT n’arrive au pouvoir. Le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien) est corrompu, le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) est corrompu, la majorité des partis – surtout de droite – sont corrompus, les banques sont corrompues, les grands chefs d’entreprises sont corrompus parce qu’ils fraudent le fisc. Il n’y avait pas de réelle volonté d’affronter le problème de la corruption, mais plutôt une utilisation du discours anti-corruption pour écarter le PT du pouvoir.

LVSL – Comment analysez-vous les causes du vote Bolsonaro ? Croyez-vous que l’on puisse le réduire à une frange conservatrice de la société brésilienne, ou pensez-vous qu’il puisse être considéré comme un vote anti establishment, anti élites, contre les politiques de développement menées dans le pays, de la part de personnes qui voyaient en Bolsonaro la figure de l’outsider comme a pu l’être Lula en son temps ?

JW – C’est un vote contre la classe politique. C’est le cas au Brésil mais également dans d’autres régions du monde : le peuple hait les hommes politiques et se sent mis à l’écart du système politique. Mais ce sont ces mêmes personnes qui élisent ces représentants politiques. C’est un comportement schizophrénique. Ils élisent les mauvaises personnes et critiquent après coup tous les représentants politiques en les mettant tous dans le même sac. Dans mon cas, par exemple, j’ai réalisé mes mandats avec la plus grande exemplarité à tout point de vue. Je crois que ce qui a rendu possible la victoire de Bolsonaro est en premier lieu le fait qu’il ait réussi à s’adresser à la fois aux conservateurs, aux pauvres et à la classe moyenne qui votent en faisant abstraction de la dimension économique.

Le Brésil a connu 350 ans d’esclavage. C’est très long, et cela a profondément marqué la société qui est raciste et refuse de voir les noirs investir les espaces du pouvoir. La société brésilienne est également très machiste et misogyne. Beaucoup de femmes sont tuées au Brésil. Il y a de nombreux féminicides et la violence conjugale est très répandue. C’est un pays homophobe et Bolsonaro a su mettre le doigt là-dessus et raviver ces discriminations et préjugés, grâce aux fake news et avec beaucoup d’argent. Il s’agissait de l’argent de grands chefs d’entreprise qui sont restés anonymes et qui ont financé les campagnes contre les candidats Fernando Haddad et contre d’autres candidats issus de l’establishment.

LVSL – Nous avons beaucoup évoqué la question du racisme. Comment expliquer que des personnalités noires telles que Ronaldinho ou des habitants des favelas aient voté pour Bolsonaro ?

JW – Des gays et des lesbiennes ont également voté Bolsonaro. Les gens peuvent aimer leurs oppresseurs. Il y a des esclaves qui aiment leurs maîtres. Il y a des gens qui collaborent avec leurs oppresseurs. La domination commence à l’intérieur même des classes opprimées. La domination masculine, par exemple, germe parmi les femmes machistes et les gays homophobes. Nous n’avons pas d’églises, d’écoles et de cinémas séparés. Nous consommons tout ce que les gens consomment. Cette société rend les hétérosexuels homophobes et nous rend également – nous les homosexuels et lesbiennes – homophobes. La différence, c’est que les hétérosexuels ne doivent pas lutter contre leur désir et contre leur impératif d’identité de genre. C’est donc une bataille que nous menons à l’intérieur de nous-mêmes. C’est pour cette raison que beaucoup de noirs ont voté pour Bolsonaro malgré son discours raciste, car il y a un oppresseur qui se cache en eux. Les discours les plus conservateurs émanent des classes populaires. Ce sont les classes populaires qui veulent que le police soit brutale et violente, mais en définitive ce sont elles les victimes.

LVSL – Devant ce genre d’ambiguïté venant des personnes opprimées, quel type de stratégie préconisez-vous face à Bolsonaro et face à cette nouvelle hégémonie ultra-conservatrice qui est en train de s’imposer au Brésil ?

JW – Il s’agit d’une question qui ne concerne pas simplement le Brésil, mais le monde entier. L’extrême droite gagne du terrain partout dans le monde, en ravivant ces types de préjugés et de discriminations dans des moments de crise économique. Le discours de l’extrême droite est un discours très « facile », qui jette la pierre sur des groupes historiquement discriminés. Il est très simple d’affirmer que le problème du chômage en Europe est dû à l’immigration. Il est très simple, pour des chrétiens, de dire que le problème vient des musulmans, qui pratiquent une religion différente, de même qu’il est très simple d’affirmer que le problème de l’éclatement du modèle familial vient des personnes gays, lesbiennes et LGBT. Je crois que pour résister à cela nous devons changer de méthode. Les gauches utilisent toujours le même jargon et des phrases toutes faites qui ne parlent pas à tout le monde. Nous devons changer notre manière de nous adresser aux gens. Nous devons utiliser des outils contemporains tels que les mèmes – nous devrions créer une usine de mèmes. Nous devons utiliser l’humour. Nous devons revenir dans les rues, investir les endroits où les églises jouent ce rôle de rapprochement des gens. La gauche est très élitiste. Elle critique les gens qui regardent la télévision, les séries, la téléréalité. Elle croit que les gens se comportent comme des porcs qui passent leur temps à manger. Les gens ont soif de beauté, de représentation symbolique, et s’ils n’ont pas d’argent pour aller au théâtre, à l’opéra, pour consommer la culture des élites, ils doivent se rabattre sur la culture de masse. Il ne faut pas diaboliser cette culture de masse, il faut se l’approprier.

Nous devons faire comme Antonio Gramsci propose : penser stratégiquement l’occupation de l’espace. Nous ne pouvons pas faire une révolution du jour au lendemain, mais il est possible de mener des petites révolutions en investissant certains espaces et en utilisant un langage qui parle aux gens. C’est ce que j’ai essayé de faire durant mes huit années de mandat : essayer d’adopter une posture pop, utiliser le langage et la culture pop, évoquer des grandes stars telles que Beyoncé pour parler de politique et de choses sérieuses. C’est une véritable stratégie. Cela ne veut pas dire que je considère que la politique n’est pas une chose sérieuse, mais je suis convaincu que c’est ainsi qu’on arrive à toucher et à réveiller les gens.

Vénézuéla : quand Trump et Macron apportent leur soutien à vingt ans de stratégie putschiste

Emmanuel Macron et Donald Trump © RFI

Depuis que le président de l’Assemblée nationale Juan Guaidó s’est autoproclamé Président du Vénézuéla, le gouvernement des États-Unis multiplie les mesures de rétorsion financière et les menaces d’intervention militaire à l’égard de Nicolás Maduro. Si le gouvernement vénézuélien porte indéniablement une part de responsabilité dans la crise que traverse le pays, il est impossible de comprendre la situation actuelle sans prendre en considération le rôle de l’opposition. Usant de tous les moyens, celle-ci a régulièrement tenté de renverser les gouvernements de Hugo Chávez (1999-2013) et de Nicolás Maduro (élu Président en 2013) depuis deux décennies. En reconnaissant Juan Guaidó comme représentant légitime du Vénézuéla, Donald Trump, Emmanuel Macron et Jair Bolsonaro donnent leur aval à la stratégie putschiste de l’opposition vénézuélienne, qui n’a jamais supporté d’être écartée du pouvoir. Il s’agit d’une dimension de la crise vénézuélienne passée sous silence par les grands médias français, qui se font la caisse de résonance du point de vue de l’administration Trump.


Le soutien apporté par Donald Trump à Juan Guaidó est-il réellement motivé par des considérations démocratiques ? La question peut prêter à sourire lorsqu’on prend en compte le nombre de régimes autoritaires soutenus par les États-Unis d’Amérique dans le Sud du continent. L’amiral Craig S. Faller, à la tête du commandement Sud des Etats-Unis, s’est chargé de lever toute ambiguïté s’il était encore besoin : « deux solutions sont envisageables pour le Vénézuéla : soit on fait sortir Maduro comme Noriega, soit on le fait sortir comme Marcos ». L’officier américain faisait référence à Manuel Noriega, homme d’État panaméen renversé en 1989 par une invasion américaine qui a causé la mort de plus de 3,000 civils et installé le Panama sous la tutelle militaire des États-Unis.

Une opposition putschiste, soutenue par les États-Unis, dans un climat de guerre civile

John Bolton, conseiller en sécurité nationale de Donald Trump, déclarait à Fox News il y a quelques jours : « nous discutons en ce moment avec les grandes entreprises américaines qui sont installées au Vénézuéla. Nous cherchons à atteindre le même objectif (…) cela ferait bien avancer les choses si nous parvenions à faire en sorte que les entreprises américaines puissent investir au Vénézuéla et exploiter ses ressources naturelles ». Que le Vénézuéla, premier pays au monde en termes de réserves pétrolières, suscite la convoitise des entreprises multinationales, n’a rien de vraiment étonnant. Comme le rappelle John Bolton, le gouvernement américain agit en loyal défenseur de leurs intérêts en Amérique latine.

Depuis le début de la crise, Donald Trump joue la carte de la tension. Il a récemment multiplié les mesures de rétorsion économiques et financières à l’égard du Vénézuéla, approfondissant celles qui avaient été mises en place par Barack Obama. Le gouvernement américain frappe d’illégalité les transactions financières avec le Vénézuéla, ce qui interdit notamment au pays de refinancer sa dette auprès des banques américaines. Il est rejoint en cela par l’Angleterre, qui retient dans ses coffres forts l’équivalent de 1.2 milliard de dollars d’or qui appartiennent au Vénézuéla.

Le néoconservateur Elliott Abrams a récemment été nommé représentant spécial des États-Unis pour le Vénézuéla par Donald Trump. Elliot Abrams n’est pas tout à fait un inconnu en Amérique latine. Il a été assistant au Secrétariat d’État dans les années 80, où il a joué un rôle clef dans le soutien des États-Unis au gouvernement autoritaire du Salvador et aux « contras » du Nicaragua (responsables, au bas mot, du massacre de milliers de civils). Plus récemment, toujours en poste à la Maison Blanche, il aurait donné son aval au coup d’État contre le Président Vénézuélien Hugo Chávez en 2002, selon une enquête du Guardian. Le risque d’une guerre civile suite à l’auto-proclamation de Juan Guaidó comme Président de la République du Vénézuéla, avec ou sans intervention étrangère, est donc réel. Pablo Bustinduy, député de Podemos, déclarait la semaine dernière au Congrès : « La seule sortie pacifique et démocratique à la crise doit passer par la négociation et le dialogue politique entre les partis, comme l’ont déjà demandé l’Uruguay, le Mexique, l’ONU et le Vatican. C’est la seule position légitime, légale et acceptable ». Un appel qui semble désespéré, à l’heure où plus d’une douzaine de chefs d’État américains (ce qui inclut Donald Trump, Justin Trudeau et Jair Bolsonaro), ainsi que le gouvernement français et le Parlement Européen ont d’ores et déjà reconnu Juan Guaidó comme représentant légitime du Vénézuéla.

Les médias français présentent le paysage politique vénézuélien comme partagé entre un gouvernement à l’autoritarisme croissant et une opposition démocratique. Le caractère putschiste d’une partie importante de l’opposition vénézuélienne n’est pourtant plus à démontrer. Depuis l’élection de Hugo Chávez en 1999, elle n’a pas accepté de reconnaître la légitimité du pouvoir issu des urnes, ni la Constitution vénézuélienne approuvée par des millions de citoyens à l’issue d’un référendum. Elle a ainsi organisé un coup d’État en 2002, qui avait pour but de démettre Hugo Chávez du pouvoir, mais qui a fini par échouer au bout de 48 heures. Leopoldo López, l’une des personnalités les plus médiatisées de l’opposition, considéré par la presse française comme une figure de proue de la lutte pour la démocratie, déclarait lors de ce coup d’État : « quels sont les scénarios possibles pour le Vénézuéla ? Ou bien nous avons un coup d’État rapide et sec, ou bien on accueille favorablement notre proposition (que Chávez démissionne). Il n’y a pas d’autre moyen de résoudre les obstacles auxquels le Vénézuéla fait face aujourd’hui ». De la même manière, Juan Guaidó, considéré en Occident comme un parangon de vertu démocratique depuis qu’il s’est auto-proclamé Président du Vénézuéla, menaçait ce jeudi Nicolás Maduro d’une invasion nord-américaine : « l’intervention militaire est un élément dans le rapport de force qui est présent sur la table (…) Nous exercerons toute pression qui sera nécessaire ». Le même Guaidó a également ouvertement appelé les forces armées à se soulever contre le gouvernement.

Sans même prendre en compte le caractère anti-démocratique de l’opposition vénézuélienne, il n’est pas inutile de rappeler quel est le bilan de son action politique au pouvoir, avant l’élection de Hugo Chávez. Accion Democrática et Copei, deux des principaux partis de la MUD (Mesa de Unidad Democrática – la principale structure d’opposition au gouvernement actuel), et qui se sont partagés le pouvoir de manière arbitraire pendant 40 ans avant la victoire de Chávez, traînent derrière eux une large histoire de corruption et de répression. Le Président Carlos Andrés Pérez, en particulier, laisse un souvenir peu glorieux au Vénézuéla. Il a abandonné le pouvoir en 1993 pour avoir été jugé coupable de malversation sur des montants équivalents à 17 millions de dollars. Avant cela, il a impulsé un processus de conversion du Vénézuéla au néolibéralisme sous l’égide du FMI – avec en particulier la libéralisation des prix ainsi que la privatisation des services publics et des entreprises d’État. La crise sociale engendrée par ses politiques économiques a déclenché de nombreuses protestations, réprimées avec la plus grande brutalité. L’une d’entre elles, connue sous le nom de « Caracazo », s’est soldée par la mort d’au moins 400 manifestants et de milliers de « disparus », victimes de la répression armée. Henry Ramos, dirigeant du parti au pouvoir durant le Caracazo, a été élu président de l’Assemblée nationale en 2016 (contrôlée par l’opposition) ; il est devenu l’un des principaux dénonciateurs des violations des Droits de l’Homme perpétrées par le gouvernement de Nicolás Maduro. Comme tant d’autres, son indignation semble être à géométrie variable, et sa mémoire pour le moins sélective…

En 1995, le Vénézuéla était miné par une profonde crise sociale ; le taux de pauvreté dépassait 66%, et l’inflation 100% en 1996. L’opposition vénézuélienne concentre actuellement ses efforts sur l’éviction de Nicolás Maduro, et passe soigneusement sous silence son piètre bilan en matière économique et sociale. Elle critique le Président actuel pour la recrudescence de la pauvreté que l’on observe au Vénézuéla ces dernières années, mais ferme les yeux sur le fait que les mesures néolibérales qu’elle préconise risquent d’accroître considérablement la pauvreté et les inégalités, comme par le passé.

Longtemps décrédibilisée en raison de ce bilan peu enviable, l’opposition vénézuélienne remporte finalement les élections législatives de 2015. Mais le Tribunal Suprême de Justice, constitué d’une majorité chaviste – et proche du gouvernement de Nicolás Maduro -, a réduit les pouvoirs de l’Assemblée nationale à néant. Depuis cette défaite, Nicolás Maduro gouverne en contournant systématiquement l’Assemblée nationale et favorise l’émergence d’un pouvoir législatif parallèle, à échelle des Communes vénézuéliennes. Il favorise ainsi l’éclatement des centres de pouvoir vénézuéliens et la superposition des strates institutionnelles. Contrairement à la vision qu’en donnent les médias occidentaux, le Vénézuéla n’est pas gouverné de manière verticale par un Etat unifié ; au contraire, il est régi par un mille-feuille administratif et institutionnel, dans lequel coexistent plusieurs polices et plusieurs centres d’autorité. L’absence d’un Etat centralisé est un facteur d’aggravation de la conflictualité, dans un pays polarisé par des tensions sociales extrêmes et un climat de lutte à mort entre “chavistes” et “anti-chavistes”. L’armée, placée sous l’autorité du gouvernement, passe pour l’une des forces sociales les plus loyales à Nicolás Maduro – la carrière d’officier de Hugo Chávez n’y est pas pour rien. Néanmoins, elle n’est pas toujours imperméable aux tentations putschistes encouragées par les Etats-Unis et l’opposition ; Nicolás Maduro ne cesse d’augmenter le salaire des soldats et des hauts-gradés pour conjurer le spectre d’un coup d’Etat militaire. Le risque d’une guerre civile aux conséquences humaines incalculables n’est donc pas à sous-estimer. Combien de temps le respect de la légalité empêchera-t-il encore les Communes contrôlées par les “chavistes” et les régions aux mains de l’opposition, les officiers loyalistes et les fractions putschistes de l’armée, les “milices bolivariennes” mises en place par l’Etat et la police acquise à l’opposition, de plonger dans l’affrontement ouvert ?

C’est dans ce contexte de guerre civile larvée, de conflictualité politique incandescente et de morcellement de l’État vénézuélien que Juan Guaidó s’est autoproclamé Président du Vénézuéla. Il bénéficie du bilan économique alarmant de Nicolás Maduro, qui a laissé croître l’inflation au point que seul le Zimbabwe peut se prévaloir d’une instabilité des prix plus importante.

Aux origines de la crise vénézuélienne : “guerre économique” des oligarques, incompétence du pouvoir chaviste ou contraintes internationales structurelles ?

Parmi toutes les économies latino-américaines en faillite au cours de ces dernières décennies, aucune n’a été autant médiatisée que celle du Vénézuéla. Et pour cause : les enjeux idéologiques sont de taille. Il suffit qu’un candidat à l’autre bout du monde exprime un soupçon de soutien envers les avancées sociales du chavisme pour que la carte “crise au Vénézuéla” soit jouée à son encontre lors de tous ses débats postérieurs.

La crise économique au Vénézuéla est tantôt présentée – par les mêmes qui passent sous silence le caractère néolibéral de la crise des subprimes – comme la preuve irréfutable que l’application du “socialisme” est vouée à l’échec, et plus largement que toute contestation du dogme néolibéral mène à la catastrophe. Bien sûr, disparaissent du paysage médiatique comme par enchantement la crise de la dette des années 1980 en Amérique latine, l’hyperinflation en Argentine sous le gouvernement d’Alfonsín (1983-1989), en Équateur à la fin des années 90, la crise mexicaine de 1994, celle de l’Argentine – encore – en 2001, ou celle de l’Uruguay en 2002. Ces crises régionales ont un aspect commun : elles se produisent invariablement sous des gouvernements néolibéraux. C’est que les économies latino-américaines sont structurellement propices à ce genre de crises, qu’elles soient régies par un pouvoir “socialiste” ou néolibéral.

S’il fallait se défaire des préjugés idéologiques qui embourbent le débat autour du Vénézuéla, on pourrait y voir sans trop de détours la faillite d’une économie capitaliste périphérique, soumise à des contraintes structurelles dues à sa place dans la division internationale du travail, héritée de son passé colonial, qui fait de ce pays un mono-exportateur de pétrole à l’économie bien fragile. Une fois ces données prises en compte, il est aisé de comprendre les crises monétaires qui en découlent.

Supposons que la France soit un pays qui n’exporte qu’un bien primaire, très demandé dans le monde mais dont les cours varient fortement. Comment ferait la France pour développer une industrie ? Elle devrait en premier lieu protéger ce secteur à l’état embryonnaire et le subventionner avec les entrées de capitaux qui proviennent de ses exportations. Si le cours du bien exporté chute rapidement, la protection du secteur industriel naissant et peu compétitif disparaît, et celui-ci se retrouve exposé à la concurrence internationale qui finit par le détruire et par appauvrir le pays. Ce phénomène se produit généralement dans des pays riches en matières premières, qui ont développé une monoculture au fil des siècles – ce qui explique en partie qu’il s’agisse très souvent de pays pauvres.

Il faut prendre en compte le fait que les pays exportateurs de matières premières sont généralement soumis, hors périodes exceptionnelles, à la dégradation des termes de l’échange. En effet, du fait de l’augmentation globale du niveau de vie de la population, les prix des biens de capitaux produits par les pays centraux ont tendance à augmenter plus rapidement que ceux des biens primaires, exportés par les pays périphériques. Par conséquent, les pays producteurs de biens primaires, étant donné que le prix relatif de ces derniers a tendance à diminuer, sont contraints d’exporter davantage pour pouvoir maintenir leur pouvoir d’achat – ce qui accroît ainsi leur dépendance auxdits biens primaires. Les limites sont évidentes : même si leurs capacités productives étaient illimitées, le reste du monde ne leur adresse pas une demande infinie et le marché serait rapidement saturé. Cela tend à produire un creusement du déficit de la balance commerciale : la valeur des exportations n’arrive pas à compenser la valeur des importations. Se produit alors généralement le phénomène suivant : la demande de devises pour payer les importations devient supérieure à la demande de monnaie nationale pour payer les exportations, et cette dernière se déprécie.

Dans ce cas de figure, les importations mesurées en monnaie nationale se renchérissent, ce qui exerce une première pression à la hausse sur les prix nationaux. Les aspects psychologiques de l’inflation entrent alors en jeu : si les agents remarquent que leur pouvoir d’achat diminue avec l’inflation, alors ils auront tendance à vouloir se procurer des devises. La demande de ces dernières augmente et le processus de dépréciation s’approfondit. Ce même raisonnement s’applique aux investisseurs. Ces derniers ont intérêt à se défaire des titres nationaux car l’inflation ronge leur rentabilité et à s’en procurer d’autres, libellés en monnaie étrangère. Une nouvelle fois, la demande de devises étrangères s’accroît, au détriment de celle de monnaie nationale – et ce cercle vicieux est sans fin.

Remplaçons la France par le pays périphérique, celui-ci par le Vénézuéla, on comprendra le choc qu’a provoqué la chute brutale du cours du pétrole à partir de 2014 pour une quasi-monoculture pétrolière.

Bien sûr, cet environnement difficile n’exonère par le PSUV de ses responsabilités. Les contraintes structurelles étant ce qu’elles sont, il revenait justement au mouvement chaviste de les prendre en compte et de changer la donne – c’est le point de vue d’une partie grandissante du PSUV, qui reproche à la gestion de Nicolás Maduro, voire à celle de Hugo Chávez, d’avoir aggravé les contraintes internationales qui pesaient sur le Vénézuéla. Avec une population de plus de trente millions d’habitants, pourquoi ne pas avoir plus fortement misé sur le marché intérieur, et ne pas avoir cherché à diversifier l’économie vénézuélienne pour amoindrir sa dépendance au pétrole ? Quoique soumis aux règles impitoyables des échanges internationaux, le Vénézuéla des premières années chavistes a vu fondre son taux de pauvreté. Ces résultats ont eu tendance à masquer le manque d’investissement dans la matrice productive, qui sont devenus criants lors des épisodes de pénurie – complaisamment médiatisés par les mêmes médias occidentaux qui passent sous silence l’ampleur des famines africaines. Après vingt ans de chavisme, le Vénézuéla est aujourd’hui aussi dépendant à l’égard du pétrole qu’il l’était en 1999 – un comble, protestent certains chavistes critiques, pour un mouvement qui prétendait émanciper le Vénézuéla de son statut de pays exportateur de matières premières !

Une analyse rigoureuse des causes de la crise vénézuélienne ne saurait donc se satisfaire d’aucune grille de lecture monodéterministe. Si la place qu’occupe le Vénézuéla dans la division internationale du travail constitue un élément structurant, l’inaction du pouvoir chaviste à cet égard n’est pas un facteur négligeable – pas plus que la gestion de la crise par Nicolás Maduro, dont il n’est pas difficile de voir que certaines mesures ont contribué à provoquer l’hyperinflation qui ravage actuellement le Vénézuéla. Quant à la “guerre économique” dénoncée par Nicolás Maduro depuis 2013, que mènent selon lui les grands propriétaires vénézuéliens contre le gouvernement en organisant la pénurie, il est aujourd’hui établi qu’elle n’a rien d’un mythe [cet article de Valentine Delbos compile un certain nombre d’éléments qui établissent la véracité de cette guerre économique]. Que les dirigeants des multinationales souhaitent se débarrasser d’un gouvernement qui a l’affront de s’attaquer à leurs privilèges n’a au demeurant rien de très surprenant ; nombre de chavistes regrettent que Nicolás Maduro verse dans la surenchère rhétorique à l’égard des manoeuvres occultes de “la bourgeoisie” et de “l’Empire”, plutôt que de mettre en place des réformes de structure destinées à combattre la pénurie. Certains prônent par exemple la mise en place de compagnies de distribution nationales, contrôlées par l’État, qui pourraient garantir un minimum de bien-être à la population…

Il apparaît donc très peu rigoureux de faire de la crise vénézuélienne actuelle la conséquence de “l’application du socialisme”. Considérer que le Vénézuéla vit sous une économie “socialiste” frôle l’abus de langage, pour un pays dont l’oligopole de distribution de marchandises est détenu par une poignée de richissimes acteurs privés ! Si les politiques économiques mises en place par Maduro expliquent en partie la crise actuelle, il est difficile d’y déceler les traces d’un socialisme exacerbé, bien au contraire. Loin d’exercer un contrôle stalinien des moyens de production, le PSUV a dû composer autant avec les intérêts croisés d’une bourgeoisie pétrolière et négociante qu’avec les créanciers nationaux et internationaux. Les concessions faites à ces secteurs, que ce soit sur le plan de la politique monétaire, qui a permis une importante fuite de capitaux, ou sur celui de la gestion de la dette, rigoureusement orthodoxe, se rapprochent plutôt des politiques menées par Mauricio Macri en Argentine !

Vers une intervention militaire ou une guerre civile au Vénézuéla ?

Un tel risque aurait été impensable il y a quelques années. On peine à comprendre le caractère dramatique des enjeux actuels si on ne prend pas en compte l’évolution du contexte latino-américain dans son ensemble. L’élection de Hugo Chávez en 1999 a inauguré un nouveau cycle politique en Amérique latine, que l’on qualifie généralement de « progressiste » ou de « post-néolibéral », au cours duquel une série de présidents critiques du néolibéralisme ont été portés au pouvoir : Inácio Lula da Silva au Brésil (2002), Néstor Kirchner en Argentine (2003), Evo Morales en Bolivie (2006), Daniel Ortega au Nicaragua (2007), Rafael Correa en Equateur (2007)… Quels que soient les divergences idéologiques de ces gouvernements « progressistes », tous s’accordaient sur le fait qu’ils devaient oeuvrer à protéger mutuellement leur souveraineté et mettre en place une coopération régionale renforcée. C’est ainsi que le sommet des Amériques de 2015, au cours duquel les chefs d’État de toute l’Amérique se sont réunis, fut une épreuve d’humiliation diplomatique pour Barack Obama ; le Président américain venait d’édicter une série de sanctions contre le Vénézuéla, et l’Amérique latine fit bloc contre lui.

Quatre ans plus tard, au plus fort de la crise déclenchée par Juan Guaidó, il ne se trouve plus que cinq gouvernements latino-américains pour afficher leur soutien à Nicolás Maduro : Cuba – l’indéfectible allié -, la Bolivie, le Nicaragua, l’Uruguay, ainsi que le Mexique, dirigé par le Président nouvellement élu Andrés Manuel López Obrador (« AMLO »). L’Argentine, le Brésil ou l’Équateur, alliés géopolitiques fondamentaux du Vénézuéla pendant des années, sont aujourd’hui alignés sur le positionnement géopolitique de Donald Trump. La menace d’une intervention militaire ou d’un coup d’État de l’opposition vénézuélienne sanctionné par les autres pays, impensable il y a cinq ans, semble chaque jour moins éloignée. La médiatisation de la crise en Amérique du Nord et en Europe, qui relaie sans recul critique le point de vue de l’opposition vénézuélienne et conditionne l’opinion occidentale à l’acceptation d’une telle éventualité, ne fait que l’accroître.

Par Gillian Maghmud et Pablo Rotelli.