Chômage : une politique du contrôle abusif

La nécessité de lutter contre le recours abusif aux indemnités chômage et au RSA est un un lieu commun du néolibéralisme dont le président Emmanuel Macron et le gouvernement sont emparés : le retour au plein-emploi ne pourrait s’opérer qu’à la condition du renforcement de dispositifs de contrôle traquant des oisifs bénéficiant de prestations sociales sans véritablement chercher un emploi. Plus les chômeurs sont nombreux, plus ces discours fleurissent et avec eux, la suspicion qu’ils sont seuls responsables de leur situation. Dans Chômeurs, vos papiers ! Contrôler les chômeurs pour réduire le chômage (Raisons d’Agir, 2023), Claire Vivès, Luc Sigalo Santos, Jean-Marie Pillon, Vincent Dubois et Hadrien Clouet démontrent que l’idée selon laquelle le contrôle améliorerait le retour à l’emploi n’est pas un fait vérifié, mais une croyance, qui a légitimé le développement de dispositifs pénalisant toujours plus les travailleurs, jusqu’à créer un climat coercitif autour du chômage. Extraits.

Présent quasiment tout au long de l’histoire du traitement public du chômage, le contrôle n’a jamais occupé une place aussi centrale. Mais finalement, pourquoi au juste contrôle-t-on les chômeur·ses aujourd’hui ? Pour rééquilibrer les comptes de l’assurance-chômage ? C’est sans doute une préoccupation partagée par le gouvernement et les organisations patronales, mais l’impact financier des contrôles et sanctions apparaît bien modeste comparé à celui des changements à la baisse de la durée et du montant de l’indemnisation. Est-il si vrai que le contrôle aiguillonne les chômeurs et les chômeuses vers des démarches de recherche d’emploi plus nombreuses et plus efficaces ? Rien ne le prouve vraiment, en tout cas aucune statistique fiable. Nous montrons ensuite, à partir d’enquêtes qualitatives aux guichets du chômage [ndlr : voir le chapitre 3 de l’ouvrage] que, davantage qu’ils ne conduisent au retour à l’emploi, les dispositifs de contrôle visent à ajuster les chômeur·ses aux prescriptions institutionnelles afin d’assurer leur docilité. Nous verrons enfin que contrôles et sanctions s’inscrivent dans tout un arsenal de mesures contraignantes pour les chômeur·ses qui visent un objectif de fluidité et de flexibilité du marché du travail. C’est ce que montre notamment la rhétorique désormais omniprésente des « emplois non pourvus », qui prétend apporter une « preuve » supplémentaire que trop de chômeur·ses ne voudraient pas (assez) travailler.

Favoriser le retour à l’emploi ? L’absence de données publiques

Pôle emploi communique peu sur les résultats du contrôle de la recherche d’emploi, mais en interne, les effets du contrôle sont évalués. Comment comprendre que cette institution, qui n’est pourtant pas avare en publications statistiques, communiqués de presse et autres documents présentant son action, ne publicise pas ou seulement de façon très marginale, des données sur le contrôle de la recherche d’emploi ? Cette discrétion ne résulte pas de difficultés techniques particulières, ni d’un manque d’intérêt pour la question. Elle n’est au demeurant pas la norme parmi les différents services publics de l’emploi étrangers, comme le rappelle l’OCDE qui, publiant le taux annuel de sanction des demandeur·ses d’emploi indemnisé·es dans plusieurs pays, précise qu’elle ne dispose pas de données fiables pour la France.

La quasi-confidentialité des chiffres sur l’efficacité du contrôle n’est pas fortuite. Tout porte à croire qu’elle procède d’une stratégie désormais fréquente de la direction de Pôle emploi, qui consiste à ajuster sa communication pour limiter les critiques à son égard. Les directions des institutions de contrôle se comportent comme si l’évidence était de leur côté. Munies de lunettes néoclassiques, qui appréhendent le travail sous l’angle de la désutilité et réduisent l’emploi à une source de revenus, elles imaginent un chômeur maximisateur susceptible d’être aiguillonné à coups de bonus/malus. En témoignent les réformes successives de l’assurance chômage depuis les années 1980. L’essentiel des chiffres publicisés sur le comportement des demandeur·ses d’emploi sont produits dans le cadre d’études économétriques qui ne discutent jamais le postulat du/de la chômeur·se cherchant à maximiser son intérêt. Si les chiffres disponibles sur le contrôle et ses effets sont rarement rendus publics, c’est qu’ils battent en brèche ce cadrage et la pression exercée sur les chômeur·ses qui en découle. Ils démontrent en effet que, dans leur écrasante majorité, ils et elles cherchent bien activement du travail.

Le fait que les données ne soient pas collectées de manière systématique et l’absence de séries statistiques qui en découle limitent la possibilité de remettre en cause ou au moins de discuter, chiffres à l’appui, l’argument de la « remobilisation ». Si on s’en tient aux résultats obtenus depuis la généralisation des plateformes de contrôle de la recherche d’emploi en 2015, il n’y a pas eu de publications régulières et les chiffres ne sont pas comparables sur le temps long. De plus, il s’agit de chiffres descriptifs de l’activité de contrôle et non d’une étude des effets du contrôle.

Objectiver les effets du contrôle n’est donc pas chose aisée. D’abord du fait du déficit de chiffres. Mais aussi parce que la définition même des « effets » ne fait pas consensus. En effet, si la littérature économétrique met bien en évidence les effets bénéfiques des « incitations négatives », c’est-à-dire des sanctions, sur la reprise d’emploi, ces résultats sont le plus souvent constatés à de très petites échelles et souffrent de biais majeurs lorsqu’ils sont généralisés. La pression sur les chômeur·ses peut conduire des individus à retourner au travail, mais elle ne crée pas d’emploi. Lorsque c’est le cas, ils et elles « prennent » donc l’emploi potentiel d’autres chômeur·ses. Mais cette pression les conduit surtout à basculer vers d’autres statuts (maladie, formation, inactivité).

Les travaux de sociologie et de science politique sur le sujet, principalement américains, montrent la faiblesse des effets du contrôle au niveau macroéconomique, et surtout ses retombées néfastes sur les individus ciblés. Les contrôles et les sanctions précarisent les chômeur·ses, qui sont enjoint·es de reprendre des emplois sous-payés, pour éviter de se retrouver privé·es temporairement voire durablement de leurs allocations en cas de refus. Les contrôles conduisent également à des reprises d’emploi plus rapides mais moins stables du fait d’effets de mismatch, de désajustements entre les qualifications des travailleur·ses et les postes qu’ils et elles occupent. En découlent alors des risques accrus de turnover dans les entreprises, qui peut même fragiliser leur productivité, voire celle de l’économie des secteurs d’activités concernés. Du reste, celles et ceux-là mêmes qui conçoivent et mettent en œuvre ce type de politiques ne sont pas dupes des limites de leur efficacité. Ainsi, un cadre de la direction générale de Pôle emploi proche du dossier en interne nous confie : « la sanction n’a jamais été un levier de motivation chez le demandeur d’emploi » (entretien du 18 mai 2021).

De manière éloquente, le rapport de préfiguration du nouvel opérateur public de traitement du chômage, publié en avril 2023, pointe l’absence de données sur les effets du contrôle et donne comme « ambition [à] France Travail d’évaluer l’impact [des sanctions] sur le retour à l’emploi ». Mais encore une fois, cette absence tient sans doute au fait que les chiffres sont têtus, et ne vont guère dans le sens des politiques de contrôle. Ainsi, lorsque pour saisir l’influence des contrôles sur les chances de retour à l’emploi, Pôle emploi compare les personnes contrôlées et celles qui ne l’ont pas été, les différences (et donc l’impact des contrôles) apparaissent minimes, surtout s’agissant des emplois durables. Les taux de retour à l’emploi des contrôlées ne sont supérieurs que d’un à trois points de pourcentage. Un si maigre résultat interpelle quant à la mobilisation de 600 emplois à temps plein.

Pôle emploi, gardien de « l’employabilité »

Dans ce cadre de plus en plus contraignant, les contrôleur·ses de Pôle emploi opèrent quotidiennement des « jugements d’employabilité » pour tenter d’objectiver la probabilité de retour à l’emploi des chômeur·ses. L’enjeu est alors, pour les contrôleur·ses, de faire la part des choses entre ce qui relève du comportement du ou de la demandeur·se d’emploi et ce qui n’en dépend pas. Ces agent·es se fondent pour cela sur leur connaissance du segment de marché visé par l’individu contrôlé, plus ou moins étayée par les données disponibles, mais aussi sur leurs propres représentations de l’état de ce même segment de marché. Ils s’efforcent d’identifier les raisons, contextuelles ou plus personnelles, qui permettent de rendre compte de la situation de chômage et de l’éventuelle responsabilité personnelle du ou de la chômeur·se dans cette situation.

Mais sur quoi se fondent ces jugements ? Sous l’influence majeure des travaux d’économie néoclassique notamment, la norme d’« employabilité » qui prévaut depuis le milieu des années 1980 dans les politiques sociales et d’emploi fait largement primer les déterminants individuels du chômage sur ses causes globales. Autrement dit, c’est d’abord et avant tout dans le comportement (inadapté, inefficace, voire fainéant) de chaque individu que la cause du chômage est recherchée.

Il en découle que ce sont d’abord des solutions individuelles qui sont prescrites. Elles concernent des façons spécifiques de chercher un emploi qui soient tangibles pour les contrôleurs·ses. En pratique, il s’agit ainsi davantage de s’assurer que les chômeur·ses satisfont aux exigences institutionnelles que d’organiser leur retour effectif à l’emploi. Cette approche conduit en effet à prescrire des manières de chercher du travail qui cadrent avec le fonctionnement bureaucratique, alors même qu’elles sont loin d’être toujours efficaces. Pour les moins qualifié·es, l’incitation à produire des preuves de leur recherche d’emploi tend à déporter leurs démarches des réseaux interpersonnels vers les canaux formels. Or, ces canaux formels sont connus pour être moins efficaces pour ce type d’emploi. Ceci peut conduire à limiter le retour à l’emploi des femmes, des jeunes et des moins diplômé·es – majoritairement issu·es des classes populaires. Dans ces conditions, le contrôle peut produire des effets contraires aux objectifs officiellement affichés.

Le contrôle s’avère ainsi symptomatique des relations entre Pôle emploi et ses usager·res. Cet organisme n’est pas organisé comme un service public : c’est une institution qui instaure des relations marquées par la crainte et la contrainte (y compris du côté de ses agent·es, souvent réticent·es à nous répondre de peur de sanctions par leur hiérarchie). Pour ce qui les concerne, les chômeur·ses jugent le plus souvent l’accompagnement défaillant ou insuffisant (rareté des entretiens, convocations à suivre des ateliers externalisés jugés inadaptés, offres d’emploi reçues qui ne correspondent pas à l’emploi recherché, etc.), sans compter que les conditions d’éligibilité à la prise en charge d’une formation sont très restrictives. L’indemnisation concerne de moins en moins de demandeur·ses d’emploi, tandis que son montant et sa durée diminuent (cf. infra). Autant d’éléments qui contribuent à ce que les demandeur·ses d’emploi ne perçoivent pas cette institution comme un appui pour rechercher un emploi, et particulièrement pour se reconvertir. La montée en puissance des objectifs de « retour rapide à l’emploi » et de pourvoi des « pénuries de main-d’œuvre » accentue cette dimension coercitive.

Réformer l’assurance-chômage, renforcer les contraintes

Le contrôle n’est que l’un des outils mobilisés par le service public de l’emploi pour remettre au travail les demandeur·ses d’emploi. Il s’inscrit dans un ensemble de dispositions qui, mises bout à bout, participent à faire augmenter la pression sur les chômeur·ses. Parmi ces initiatives figurent les réformes successives qui ont réduit les droits à l’indemnisation chômage, mais aussi des programmes de lutte contre les difficultés de recrutement sur les « métiers en tension », différents plans de lutte contre le chômage de longue durée ainsi que les réécritures successives du Code du travail.

La réduction des ressources des chômeur·ses, et particulièrement la réduction des droits à l’assurance chômage, a été l’un des principaux leviers mobilisés depuis 2017 pour mettre au travail les demandeur·ses d’emploi. D’une manière générale, les prestations sociales (dont le RSA et l’ASS) sont revalorisées chaque année en avril en fonction de l’inflation constatée. Si une revalorisation de 4 % a été exceptionnellement accordée en juillet 2022, les associations regroupées au sein du collectif Alerte dénoncent le caractère insuffisant des revalorisations actuelles, qui entraînent un appauvrissement des bénéficiaires de ces prestations sociales. Concernant l’ARE, une revalorisation de 2,9 % est intervenue au 1 er juillet 2022 avant une revalorisation exceptionnelle de 1,9 % au 1 er avril 2023. Si des mesures spécifiques sont prises pour faire face à la crise provoquée par l’inflation, les montants de revalorisation sont très inférieurs à la hausse des prix mesurée par l’Insee. Cette dégradation de la situation financière des demandeur·ses d’emploi intervient alors même que les inscrit·es à Pôle emploi sont davantage touché·es par la pauvreté monétaire que le reste de la population. Ainsi, en 2019, 38,9 % des chômeur·ses se trouvent en situation de pauvreté monétaire, alors que 6,8 % des salarié·es sont dans une telle situation.

Plus spécifiquement, l’assurance chômage a, depuis 2017, fait l’objet de réformes quasi continues qui ont profondément modifié son fonctionnement institutionnel ainsi que les droits des allocataires. Sur le plan institutionnel, la période a été marquée par une reprise en main par l’État de cette institution paritaire. Cette « étatisation » a consisté, d’une part, à remplacer une partie des cotisations (la part dite « salariale ») par un impôt (la contribution sociale généralisée, CSG) et, d’autre part, à réduire les prérogatives des organisations syndicales et patronales en matière de négociation des règles d’assurance chômage. Le financement du chômage partiel lors de la crise du Covid-19 est symptomatique du rapport que l’exécutif entretient avec cette institution paritaire : le gouvernement a imposé à l’Unédic de financer un tiers des dépenses d’activité partielle sans laisser de place aux organisations syndicales et patronales dans les décisions prises. Les réformes de 2017 et 2019-2021 ont également eu pour effet de réduire les droits des salarié·es à l’emploi discontinu. En 2017, cela est passé par une modification de la comptabilisation des jours travaillés pénalisante pour les salarié·es en contrats courts. Outre le durcissement des conditions d’éligibilité, la réforme de 2019-2021 a modifié en profondeur le calcul du salaire de référence et donc de l’allocation. En intégrant les jours non travaillés au calcul du désormais mal nommé « salaire de référence », ce nouveau règlement pénalise chaque salarié·e qui cumule des jours non travaillés au cours de la période prise en compte dans le calcul. Ce nouveau mode de calcul réduit en moyenne le montant de l’allocation de 16 %, cette réduction pouvant aller jusqu’à 50 % pour certain·es allocataires. Cette réforme a été justifiée par la volonté affichée de mettre fin aux prétendus comportements d’optimisation des travailleur·ses en contrats courts qui « choisiraient » la précarité plutôt que du CDI pour « profiter » de leurs indemnités chômage.

Une nouvelle réforme entrée en vigueur en février 2023 s’attaque désormais à la durée de l’allocation : elle réduit de 25 % la durée de l’allocation pour l’ensemble des allocataires. Ainsi, un·e allocataire qui disposait avant la réforme de 12 mois d’indemnisation ne sera plus indemnisé·e que 9 mois. Cette réforme a pour effet de diminuer encore la part des indemnisé·es parmi les inscrit·es à Pôle emploi, sachant qu’elle atteint déjà cette année un taux historiquement faible de 38 % (source : Pôle emploi). Sur le papier, cette réduction de la durée d’indemnisation serait supprimée (avec un retour à la durée antérieure) en cas de dégradation de la conjoncture économique. Là encore, l’existence de tensions de recrutement a été l’argument avancé pour justifier une réduction de la durée d’indemnisation afin d’accélérer le retour à l’emploi. Depuis le milieu des années 2010, les justifications politiques du renforcement des contrôles (qu’il s’agisse d’augmenter leur nombre ou leur sévérité) reposent sur un argumentaire pour partie renouvelé : puisque coexistent un nombre important de demandes d’emploi et d’offres d’emploi non pourvues, et puisque les employeur·ses se plaignent de difficultés de recrutement, c’est bien la preuve que des demandeur·ses d’emploi choisissent de ne pas travailler. Il faudrait donc les « inciter », y compris en les menaçant de sanctions, à occuper les emplois (théoriquement) vacants plutôt qu’à rester (« confortablement ») au chômage.

Parmi les autres outils mobilisés dans la dernière période pour mettre au travail les demandeur·ses d’emploi, un nouveau plan de remobilisation des chômeur·ses de longue durée a été déployé à partir de fin 2021. Si, en soi, accompagner les demandeur·ses d’emploi de longue durée ne peut être tenu pour une mesure de mise au travail, il s’avère, dans ce cas précis, que cela s’est traduit par des pratiques coercitives de convocation et de radiation en cas d’absence. Ces différents outils de mise au travail des demandeur·ses d’emploi servent quatre objectifs principaux. Premièrement, l’objectif est d’accélérer le retour à l’emploi aussi bien pour réduire les dépenses d’indemnisation que pour diminuer les tensions de recrutement. Deuxièmement, il s’agit de conduire les demandeur·ses d’emploi à ne pas s’inscrire à Pôle emploi ou à se désinscrire afin de faire baisser les chiffres du chômage et l’ensemble des dépenses (indemnisation, accompagnement) associées à leur inscription. Un rapport de la Dares estime qu’entre novembre 2018 et novembre 2019 le taux de non-recours à l’assurance chômage se situe entre 25 et 42 % des privé·es d’emploi éligibles à une indemnisation. Troisièmement, durcir la situation des chômeur·ses est l’un des nombreux leviers existants pour inciter les actif·ves en général, et les inscrit·es à Pôle emploi en particulier, à préférer la création d’entreprise et notamment l’auto-entreprenariat plutôt que la recherche d’un emploi salarié. Quatrièmement, dégrader la situation des demandeur·ses d’emploi a pour conséquence de faire pression sur les salarié·es en poste. Cette pression s’exerce de différentes manières. D’une part parce que la situation des chômeur·ses fait figure de repoussoir eu égard à la stigmatisation dont ils font l’objet. Si la perspective pour les salarié·es en cas de chômage est d’être non ou mal indemnisé·es et de subir un accompagnement coercitif au retour à l’emploi, cela incite, dans la mesure du possible, à rester en poste ou du moins à être au chômage le moins longtemps possible. À la peur de « tomber » au chômage s’ajoute ainsi celle de devoir traiter avec une institution aux pratiques de plus en plus coercitives. D’autre part, la pression sur les salarié·es vient de ce qu’au regard de leur situation, les chômeur·ses sont contraint·es d’accepter des emplois aux conditions de travail difficiles. Alors que les tensions sur le recrutement pourraient donner lieu à la création d’un rapport de force favorable aux salarié·es pour obtenir des augmentations de salaire et l’amélioration des conditions de travail, la pression exercée sur les demandeur·ses d’emploi contribue à affaiblir les actif·ves en exerçant une pression à la baisse sur les salaires.

Alors que les tensions sur le recrutement pourraient donner lieu à la création d’un rapport de force favorable aux salarié·es pour obtenir des augmentations de salaire et l’amélioration des conditions de travail, la pression exercée sur les demandeur·ses d’emploi contribue à affaiblir les actif·ves en exerçant une pression à la baisse sur les salaires. Le lien entre conditions des chômeur·ses et niveau de salaire a déjà été démontré dans le cas de l’Allemagne, par exemple. Ainsi, les salaires des 15 % des salarié·es les moins bien rémunéré·es ont baissé de plus de 9 % sur la période 2003-2008 et le pouvoir d’achat du salarié médian a baissé, alors que l’Allemagne a dans le même temps connu une période de croissance économique et de baisse du chômage.

Chômeurs, vos papiers ! Contrôler les chômeurs pour réduire le chômage, Claire Vivès, Luc Sigalo Santos, Jean-Marie Pillon, Vincent Dubois et Hadrien Clouet, éditions Raison d’Agir, 13,00 €

Hausses des taux : les banques centrales jouent avec le feu

Christine Lagarde en 2014, alors directrice générale du Fonds Monétaire International (FMI), devenue depuis présidente de la Banque Centrale Européenne (BCE). © FMI

Prises de court par l’inflation, les banques centrales américaine (Fed) et européenne (BCE) augmentent leurs taux d’intérêt de manière effrénée, dans l’espoir d’endiguer l’emballement des prix. Le but assumé est de provoquer une hausse du chômage et une baisse des salaires, comme l’a reconnu le président de la Fed, Jerome Powell. Au risque de plonger l’économie mondiale en récession sans parvenir à casser la hausse des prix. Tout semble en effet indiquer que le relèvement des taux ne pourra pas agir directement sur l’inflation, dont les causes se situent du côté d’un resserrement de l’offre plus que d’un excès de demande. L’ONU et Wall Street semblent désormais considérer que l’entêtement des banquiers centraux fait peser un grave risque sur l’économie mondiale.

Le 21 septembre 2022, la Federal Reserve (Fed) a augmenté son principal taux directeur de 75 points de base. Il s’agissait de la 7e hausse en moins d’un an, faisant passer progressivement le taux directeur de 0.25 à 3.25 %. Un niveau jamais atteint depuis 2007. Il est désormais question d’une hausse identique au mois de novembre. Au-delà du chiffre, c’est la vitesse d’augmentation qui surprend. La Fed a justifié cette nouvelle politique de contraction monétaire par la nécessité de contrôler l’inflation, qui ne montre aucun signe de ralentissement aux États-Unis. Publiés le 13 octobre, les chiffres de septembre marquent une hausse de 0.4 % de l’indice des prix, soit une augmentation de 8.2% par rapport au mois de septembre 2021.

Suivant la Fed, la Banque centrale européenne (BCE) a également entrepris une politique de hausse des taux excédant les prévisions des marchés en augmentant son taux directeur de 75 points au mois de septembre, puis d’autant le 27 octobre, contre l’avis de la France et l’Italie. Le Financial Times relevait ainsi une tendance globale à la hausse des taux observée sur 20 des principales banques centrales. Avec deux caractéristiques importantes : la vitesse inédite des hausses de taux, et la détermination des banquiers centraux à continuer dans cette voie aussi longtemps que nécessaire.

Le choix du chômage

Pour comprendre pourquoi la Fed augmente ses taux aussi drastiquement, il faut revenir aux fondamentaux des modèles économiques qui pilotent son action. Le principe de base de sa politique monétaire (lire notre article Inflation, aux origines de la doxa néolibérale) repose sur la présomption d’un lien étroit entre le taux de chômage et l’inflation. Selon cette théorie, lorsque le taux de chômage est élevé, les entreprises peuvent baisser les salaires (ou contenir les augmentations), ce qui réduit le revenu disponible des ménages, donc la consommation et in fine les pressions inflationnistes sur les prix. Inversement, lorsque le taux de chômage est faible, les salariés sont en mesure d’arracher de meilleurs salaires tandis que les entreprises doivent offrir des rémunérations plus élevées pour recruter. Le revenu des ménages augmente, la consommation progresse et les prix s’ajustent à la hausse. Il existerait ainsi un taux de chômage d’équilibre, appelé NAIRU (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment) permettant de maintenir une inflation basse et une croissance économique décente. En temps normal, les banques centrales tendent à ajuster leurs taux directeurs pour essayer de maintenir le chômage à un niveau proche du « NAIRU ». Ce qui est particulièrement vrai pour la Fed, dont les prérogatives ne se limitent pas à « garantir la stabilité des prix » (comme la BCE, qui doit cibler un taux d’inflation de 2%) mais également « maintenir le plein emploi » et « modérer les taux d’intérêt à long terme ». Selon ses modèles économiques, des taux élevés pénalisent le crédit et l’investissement, ce qui provoque un ralentissement économique et une hausse du chômage. Inversement, des taux bas doivent faciliter l’accès au crédit, l’investissement, la consommation, et donc l’emploi.

Jerome Powell, le président de la Fed, a explicitement reconnu que sa politique allait conduire à « une période prolongée de croissance en dessous des tendances normales » et à « un relâchement du marché du travail » – c’est-à-dire une récession et des vagues de licenciements massifs.

Concrètement, cette théorie implique qu’une politique monétaire visant à réduire l’inflation doit nécessairement provoquer une hausse du chômage. Jerome Powell, le président de la Fed, l’a explicitement reconnu en déclarant que sa politique de hausse des taux allait conduire à « une période prolongée de croissance en dessous des tendances normales » et à « un relâchement du marché du travail » – c’est-à-dire un ralentissement économique pouvant déboucher sur une récession et des vagues de licenciements massifs. La Fed a ainsi indiqué viser un taux de chômage de 4.4% à la fin de l’année, soit un point au-dessus du taux actuel et 1.2 million de chômeurs supplémentaires. Ces chiffres masquent une réalité sociale plus dramatique, faite de baisse des salaires réels et de précarisation accrue, en plus du million d’emplois détruits.

La décision assumée de provoquer une hausse du chômage pourrait se justifier – dans une certaine mesure – si elle était véritablement un mal nécessaire : une petite part de la population perdrait son emploi et certaines entreprises feraient faillite, mais l’ensemble de la société retrouveraient du pouvoir d’achat et de la stabilité financière.

En temps normal, un tel « compromis » parait difficile à vendre à l’opinion, comme le reconnaissait Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI et macro-économiste influant, lorsqu’il évoquait « la difficulté d’expliquer à un travailleur qu’il est nécessaire qu’il perde son emploi pour lutter contre l’inflation ». A choisir, un travailleur préfère généralement conserver son salaire, quitte à le voir rogné de 8% par l’inflation, que de perdre son emploi. Or, si la récession semble désormais inévitable, rien ne permet d’assurer qu’elle débouchera sur une baisse de l’inflation. Les travailleurs du monde entier pourraient ainsi se retrouver avec la peste et le choléra : une crise économique avec tout ce que cela implique et une inflation persistante.

La hausse des taux ne garantit pas la baisse de l’inflation

Interrogé par la sénatrice démocrate Elizabeth Warren lors d’une audition sous serment devant le Sénat des États-Unis, le président de la Fed avait reconnu que sa politique de hausse des taux n’aurait pas d’impact sur la hausse du prix de l’énergie et des produits alimentaires de base. Et pour cause : ces biens de consommation courante présentent ce que les économistes appellent une demande « inélastique ». En clair, il s’agit de consommation contrainte. Quel que soit le prix, le consommateur peut difficilement arrêter de faire le plein d’essence, de se chauffer ou de se nourrir. Powell a également été forcé d’accorder le point à Elizabeth Warren lorsque cette dernière lui a fait remarquer que les tensions sur les chaines d’approvisionnement n’allaient pas disparaître avec la hausse des taux. En effet, on voit mal comment les pénuries de composants électroniques qui ralentissent la production de certains produits manufacturés pourraient disparaître suite à une baisse de la demande qui résulterait d’un ralentissement économique provoqué par la hausse des taux.

Powell avait alors admis que sa politique visait à « assouplir le marché de l’emploi », c’est-à-dire éviter une boucle inflationniste prix-salaires qui verrait l’inflation produire une hausse des salaires venant alimenter la hausse générale des prix.

Mais la théorie économique du « Nairu » sur laquelle semblent reposer ses craintes n’est plus valide depuis des années déjà, comme le notait le Nobel d’économie Paul Krugman. En 2019 Jerome Powell l’avait d’ailleurs admis lors d’une autre audition au Congrès, face à l’élue socialiste Alexandria Ocasio-Cortès. Avant 2020, les faibles taux de chômage constatés aux États-Unis, en Allemagne, au Japon et en Grande-Bretagne n’avaient pas provoqué d’inflation notable, malgré les politiques monétaires par ailleurs expansionnistes des banques centrales respectives. Les milliers de milliards créés par les banques centrales sont en effet restés dans la sphère financière, où une inflation de la valeur des actions a effectivement été constaté. Par ailleurs, les faibles niveaux de chômage dans les pays cités plus haut masquaient une plus grande précarisation de l’emploi et l’explosion des temps partiels (hors Japon). De plus, en Europe comme aux États-Unis, le taux de syndicalisation est au plus bas. Malgré le retour de l’inflation, le rapport de force capital-travail reste donc défavorable aux travailleurs, ce qui rend l’apparition de boucles prix-salaires résultant d’un vaste mouvement social peu probable. On l’a vu en France récemment, où malgré un énorme levier de négociation, les raffineurs ont été contraints d’accepter des hausses de salaire inférieures à l’inflation face à des entreprises pétrolières réalisant pourtant des profits records.

Si les rémunérations augmentent aux États-Unis, c’est avant tout du fait de la politique volontariste de Joe Biden et de mouvements sociaux isolés et non-coordonnées à l’échelle nationale. Ces hausses restent modestes, très inférieures à la hausse du taux de profit des entreprises et en dessous de l’inflation. Du reste, lorsqu’on observe les tendances à l’échelle mondiale, l’existence de boucle prix-salaire ne s’observe que marginalement dans certains pays.

Plus de la moitié de l’inflation observée outre-Atlantique proviendrait de la hausse des marges des entreprises.

À l’inverse, il est de plus en plus communément admis que l’inflation actuelle provient d’abord des pénuries d’offre provoquées par la reprise post-covid mal anticipée par les producteurs, les tensions sur les chaînes d’approvisionnements, la guerre en Ukraine, les aléas climatiques et une stratégie assumée de la part de nombreuses entreprises de profiter de la crise pour accroitre leurs marges en augmentant leurs prix. Aux États-Unis en particulier, on ne compte plus les exemples de PDG admettant publiquement que l’inflation leur fournit une excuse rêvée pour augmenter leur prix. Plus de la moitié de l’inflation observée outre-Atlantique proviendrait ainsi de la hausse des marges des entreprises. Un récent éditorial du Financial Times exhorte d’ailleurs la Fed à admettre cette réalité plutôt qu’à poursuivre vainement des hausses de taux.

Tous ces éléments pointent vers une inflation causée par des tensions sur l’offre, la demande n’excédant pas les tendances observées avant le covid. Ce qui implique que les hausses des taux de la Fed ne puissent agir que très indirectement sur l’inflation, et vraisemblablement au prix d’une récession sévère.

Le risque d’une grave récession inquiète les places financières

Le débat qui anime les places financières porte essentiellement sur la vitesse d’augmentation des taux et la capacité de la Fed à ralentir l’économie sans provoquer trop de dégâts. Powell parle ainsi de « soft landing » (atterrissage en douceur), sans convaincre les marchés financiers, de plus en plus critiques. Comme le notait le magazine Jacobin, Citigroup et Moody’s estiment désormais qu’une récession est l’issue la plus probable. La banque UBS jugeait « particulièrement notable que la Fed admette le risque d’une récession ». Devant le Congrès, les patrons des principales banques ont alerté à ce propos, Jamie Dimond (JP Morgan) déclarant « ces hausses de taux vont assurément provoquer une récession et une hausse du chômage ». Le fonds d’investissement Blackrock jugeait les projections de le la Fed trop optimistes, tout en critiquant une stratégie qualifiée « d’arbitrage brutal » entre prix et salaires qui va « provoquer une large récession ». Surtout, Blackrock ne voit pas en quoi la hausse des taux va contenir l’inflation, qu’il considère provenir d’un problème d’offre.

Pour Wall Street, il s’agit de prévenir leurs clients qu’une forte dépréciation des actifs financiers est à l’horizon, si la Fed poursuit dans la même voie. Et cette préoccupation va au-delà des simples marchés boursiers. La Banque Mondiale s’inquiétait du fait que « les banques centrales vont sacrifier leur économie à la récession pour contrôler l’inflation ». Les Nations Unies ont alerté sur le fait que les politiques monétaires risquaient « d’infliger des dégâts supérieurs à la crise financière de 2008 et à la pandémie de covid-19 de 2020 ».

Aux États-Unis, le taux d’emprunt immobilier moyen s’établit désormais à plus de 7,5%, contre 3% en 2021. Soit le plus haut taux en 22 ans, qui provoque de sérieuses craintes d’un retournement du marché immobilier, la demande s’effondrant face à l’inaccessibilité du crédit. Or, une chute brutale de ce secteur pourrait avoir des retombées économiques et financières dramatiques. Tout cela pour des résultats qui se font attendre sur le front de l’inflation.

Les Nations Unies ont alerté sur le fait que les politiques monétaires risquaient « d’infliger des dégâts supérieurs à la crise financière de 2008 et à la pandémie de covid-19 de 2020 ».

En septembre, l’indice des prix américains a augmenté de 0,4% par rapport au mois d’août, alors que le marché du travail résistait, tout en ralentissant son rythme de créations d’emplois. Mais si l’économie américaine semble supporter les hausses de taux (à l’exception du marché immobilier), la politique de la Fed impacte déjà négativement le reste du monde.

En effet, ses hausses de taux provoquent une appréciation spectaculaire du dollar face aux autres monnaies. Ceci s’explique autant par l’attractivité des bons du trésor fédéral que par la confiance accrue dans l’économie américaine, qui semble plus capable de faire face à la conjoncture économique en tant que pays exportateur net de matières premières et énergie (pétrole, gaz, céréales,…). Si l’appréciation du dollar permet aux Américains de réduire le prix des biens importés tout en profitant davantage de leur manne gazière et pétrolière, pour le reste du monde, les effets sont problématiques. Le dollar demeure la monnaie d’échange internationale. Ainsi, la chute de 20% de l’euro augmente mécaniquement le prix du pétrole de 20%, avant même de prendre en compte la hausse de ce dernier. La livre sterling a également perdu plus de 20% de sa valeur face au dollar. Autrement dit, la FED est en train d’exporter l’inflation à tous les autres pays, développés comme émergents.

Pour limiter cet effet, les autres banques centrales ont emboité le pas à la Fed, augmentant leurs taux – entre autres – pour défendre leur monnaie. Au risque de provoquer à leur tour une récession dans leurs pays respectifs, sans parvenir à juguler l’inflation. Le 27 octobre, Christine Lagarde a reconnu que « l’économie de la zone euro va vraisemblablement ralentir de façon significative au troisième trimestre (…) la récession se profile à l’horizon ». Elle a pourtant justifié une nouvelle hausse des taux de 75 points de base en affirmant qu’un « ralentissement de la demande permettra de faire diminuer l’inflation et la pression sur les prix, notamment de l’énergie ». Des déclarations qui tiennent de la méthode Coué, la BCE ayant par ailleurs admis que l’inflation ne provenait pas d’un emballement de l’économie ou des salaires, mais des prix de l’énergie et de l’alimentation, dont elle prévoit une poursuite de l’augmentation. Comme pour la FED, la Banque centrale européenne admet qu’elle n’a pas de prise directe sur l’inflation tout en assumant prendre le risque de pousser l’économie vers la récession.

Cette politique monétaire établit un précédent historique inquiétant : jamais une banque centrale n’avait encore renoncé à soutenir ses États membres en période de guerre. Or, le conflit qui oppose objectivement l’UE à la Russie s’ajoute à de nombreuses autres crises nécessitant un soutien monétaire. Citons la crise climatique, une récession déjà actée en Allemagne et l’envolée des prix de l’énergie qui menace le tissu industriel européen. Les États de l’Eurozone vont pourtant devoir financer leur effort de guerre via les marchés financiers, à des taux en hausse du fait de la politique monétaire de la BCE, qui demande par ailleurs aux États d’engager des efforts de désendettement. Tous les ingrédients sont réunis pour provoquer une violente récession.

De plus, l’augmentation des taux va réduire la capacité du secteur privé et des États à investir dans les domaines indispensables que sont la transition énergétique, l’adaptation au changement climatique et les infrastructures. L’augmentation de la charge de la dette va également réduire les marges de manœuvre des États et collectivités locales en matière de politiques sociales, voire nécessiter des coupes budgétaires drastiques dans les services publics et la protection sociale. La France est d’autant plus exposée que le gouvernement Macron a émis des obligations indexées sur l’inflation, une décision incompréhensible, sauf à vouloir vider le trésor public pour enrichir les investisseurs privés, comme l’a implicitement admis Bruno Le Maire face au Parlement.

Une attitude incompréhensible, à moins de l’analyser comme une politique de classe.

Aux États-Unis, l’action de la Fed peut s’analyser comme un effort visant à protéger les détenteurs de capitaux de l’inflation, tout en brisant la capacité du mouvement ouvrier et syndical à obtenir de meilleures conditions de travail. Les mouvements de grèves et de syndicalisation, encore timides et cantonnés à certaines grandes entreprises et secteurs industriels (fret ferroviaire, transport routier, Amazon, Starbucks…) ont déjà provoqué une réaction violente du patronat. Et les commentaires de Jerome Powell sur l’importance d’assouplir le marché du travail sont suffisamment explicites. En juin, il avait estimé que le rapport de force capital/travail était « trop favorable aux travailleurs », confirmant que sa politique monétaire vise aussi à réduire les capacités de négociations des syndicats, et pas uniquement « faire baisser les salaires pour faire baisser l’inflation », comme il l’avait expliqué dès le mois de mai. Les économistes de la Fed estiment pourtant que la politique monétaire de Powell va provoquer une sévère récession, selon les révélations de The Intercept. Ce qui n’empêche pas Powell de poursuivre la hausse des taux. Du reste, la Fed est sujette à l’intense lobbying des grandes banques privées et syndicats patronaux, qui avaient dépensé des millions de dollars pour obtenir la nomination de Powell.

Mais au-delà du réflexe de classe, qu’on retrouve également du côté de la BCE, l’autre explication de l’entêtement à augmenter les taux tiendrait dans le manque d’alternatives apparentes. À moins d’intervenir directement dans l’économie, en finançant des initiatives publiques visant à agir sur les causes profondes de l’inflation (investissement dans les infrastructures, dans la transition énergétique,…) et confrontées à l’inaction relative des gouvernements, les banques centrales s’en remettent à ce qu’elles savent faire de mieux : agir sur leur taux directeur. Parfois sans y croire, comme le notait le Financial Times. Le journal économique de référence rapportait que Isabel Schnabel, une des principales économistes de la BCE, estimait que les modèles de la Banque Centrale Européenne n’étaient plus valides et que la hausse des prix serait durable, malgré la hausse des taux.

Se pencher sur d’autres modes d’action remettrait en cause le modèle néolibéral, et dans le cas de la BCE, la logique des traités européens. Quel que soit le bout par lequel on analyse le problème, il s’agit donc bien d’une politique de classe. L’inflation rogne les salaires et l’épargne. La hausse des taux permet de mieux rémunérer les capitaux tout en cassant le pouvoir de négociation des salariés et ainsi maintenir les salaires bas. Mais les conséquences de cette stratégie pourraient échapper au contrôle des banques centrales, en provoquant une grave récession à l’échelle mondiale, avec toute la souffrance que cela implique pour les classes laborieuses de par le monde.

Bernard Friot : « La souveraineté populaire sur le travail est une urgence »

Friot
Bernard Friot © Pablo Porlan | Hans Lucas

Alors que la rentrée politique a été marquée par un regain d’intérêt pour la question du travail, nous nous sommes entretenus avec Bernard Friot, sociologue du travail et économiste qui milite pour « émanciper le travail ». Professeur émérite à l’université Paris-Nanterre, Bernard Friot est aussi à l’initiative de l’Institut européen du salariat et de Réseau salariat, qui défend l’idée d’un « salaire à la qualification personnelle ». Dans cet entretien, il revient sur le début du deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron et sur les perspectives politiques qui s’offrent à la NUPES, mais aussi sur les moyens qu’il promeut pour raviver la citoyenneté et garantir la souveraineté populaire sur le travail.

LVSL : Tout au long du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, vous avez fait partie des voix critiques qui se sont élevées contre sa politique sociale et économique. Comment avez-vous accueilli sa réélection à la présidence de la République ? Pensez-vous que celle-ci aurait pu être évitée ?

Bernard Friot : Je pense exprimer une opinion commune en disant que la réélection d’Emmanuel Macron aurait peut-être pu être évitée si la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (NUPES) s’était réalisée avant le premier tour de l’élection présidentielle et non après. Étant donnée la détestation de Macron dans notre pays, la qualification de Jean-Luc Mélenchon pour le second tour aurait peut-être enclenché une dynamique permettant son élection. Étant entendu que cette victoire électorale inattendue n’aurait eu de sens qu’accompagnée d’une mobilisation des travailleurs, comme pour le Front populaire. Sinon elle aurait été suivie d’un échec de plus pour la gauche, car on ne sort pas de l’État capitaliste par les urnes.

En tout cas, la présence de Mélenchon au second tour nous aurait préservé de la spectaculaire progression du Rassemblement national (RN) aux législatives : avoir empêché sa qualification est une faute politique majeure. Membre du Parti communiste français (PCF), je me suis formellement opposé à l’orientation du congrès de 2018 qui a décidé d’en finir avec le Front de gauche et de privilégier une stratégie identitaire, ce qui est un réflexe mortifère pour un parti en déclin. En être réduit à se saisir de la présidentielle comme d’une tribune signale une terrible perte d’audience. Comme le PCF était avec la France insoumise (LFI) au premier tour de 2017, il est évident que parmi les 800 000 voix de Fabien Roussel figurent les 400 000 qui ont manqué à Mélenchon en 2022. Pire, sa non qualification a été postulée dès le départ en donnant curieusement crédibilité aux sondages : Roussel est entré en campagne en répétant que la gauche ne serait de toute façon pas au second tour.

« Nous vivons dans une caricature de démocratie politique qui gangrène par ailleurs la vie des partis. »

Cela dit, parmi les facteurs de la réélection de Macron, il n’y a pas que l’attitude irresponsable des partis socialiste, communiste et écologiste vis-à-vis de LFI – et, symétriquement, bien des pratiques discutables de LFI en matière d’union. Sa réélection tient, plus profondément, au fonctionnement-même de l’élection présidentielle. Regardez comment les principaux médias ont méticuleusement organisé, depuis 2017 et dans la campagne du premier tour, le fait que Marine Le Pen soit la seule opposante à Emmanuel Macron, avant de s’écrier d’une seule voix, avant le second tour, qu’il fallait faire barrage au RN. Nous vivons dans une caricature de démocratie politique qui gangrène par ailleurs la vie des partis : nous voici maintenant au parti communiste avec un Fabien Roussel, bon communicant, qui entend bien occuper toute la place « au service de la notoriété du parti », évidemment, alors que c’est de plus d’horizontalité, de débat interne, d’intelligence collective effectivement à l’œuvre, dont nous avons absolument besoin.

Les signes se multiplient au contraire d’une volonté de faire du PCF le « parti de Fabien », de prolonger le funeste one man show propre à une campagne présidentielle dans une tournée régionale de « celui auquel les Français identifient le PCF » alors que l’enjeu est au contraire que le parti contribue à la suppression des chefs et des figures emblématiques dans la vie politique. Sur ce terrain démocratique décisif pour la conquête du pouvoir par en-bas fondatrice de la dynamique communiste, bien des associations sont très en avance sur le PCF comme sur tous les partis d’ailleurs, que la logique de l’élection présidentielle transforme en troupes au service de la notoriété d’un candidat. L’élection du président au suffrage universel est un cancer, elle doit impérativement être supprimée !

LVSL : En tant que militant communiste, quel regard portez-vous sur la dynamique de rassemblement autour de la NUPES, et sur sa capacité à constituer un véritable contrepoids parlementaire au pouvoir présidentiel détenu par Emmanuel Macron ?

B. F. : Tout d’abord, rappelons que Jean-Luc Mélenchon et LFI, mais aussi l’ensemble des forces de gauche qui composent la NUPES, s’inscrivent dans la logique présidentielle y compris pour réformer la Constitution. Jean-Luc Mélenchon n’a jamais non plus renié son allégeance à François Mitterrand. Et chacun sait que sa capacité à inscrire son action dans un processus de décision collective est limitée. Beaucoup de choses pourraient être discutées sur ce point.

« L’union de rupture avec le capitalisme n’a de sens que si la NUPES est l’expression politique de la multiplicité des initiatives alternatives au capitalisme et suscite le mouvement social de prise de pouvoir sur le travail, sans lequel les victoires électorales de gauche sont des illusions. Ce sont les occupations d’usines et les grèves de 1936 qui ont permis les principales réalisations du Front populaire. »

Toujours est-il que c’est à Jean-Luc Mélenchon et à LFI que nous devons la très heureuse nouveauté de la NUPES, comparée à « l’union de la gauche » des dernières décennies : l’union s’opère enfin sur une base de rupture avec le capitalisme. C’est considérable, quand on sait le désastre pour la crédibilité populaire de la gauche qu’a été le gouvernement de « gauche plurielle » de Jospin : Hollande y a certes ajouté sa touche par la suite, mais il n’a jamais fait qu’achever le travail commencé avec le tournant de la rigueur de Mitterrand, mis sur les rails avec Rocard et accompli avec Jospin. Dans le champ que j’étudie, le bilan de la gauche plurielle de Jospin est catastrophique : remplacement de la cotisation maladie par la CSG, installation des complémentaires avec la CMU, extension de la scandaleuse « insertion des jeunes » avec les emplois-jeunes, légitimité théorique de la réforme des pensions avec le Conseil d’Orientation des Retraites, exonération de cotisations patronales avec les 35 heures.

Bien sûr, l’union de rupture avec le capitalisme n’a de sens que si la NUPES est l’expression politique de la multiplicité des initiatives alternatives au capitalisme et suscite le mouvement social de prise de pouvoir sur le travail, sans lequel les victoires électorales de gauche sont des illusions. Ce sont les occupations d’usines et les grèves de 1936 qui ont permis les principales réalisations du Front populaire. Si la relative réussite électorale de la NUPES s’accompagne d’un surgissement populaire, sur les lieux de travail d’abord, et mobilise toute l’inventivité démocratique des dernières années dans le champ associatif et social, alors je crois qu’il sera possible de sortir, à terme, de la logique présidentielle, pas tant par un contrepoids parlementaire que par une affirmation de classe.

Encore faut-il que la NUPES soit réellement portée par les partis qui ont signé l’accord. Pour m’en tenir à mon parti, la direction actuelle du PCF fait contre mauvaise fortune bon cœur. Elle sait que, s’il n’avait pas adhéré à la NUPES, le parti n’aurait plus qu’une poignée de députés et pas de groupe parlementaire. Elle tente donc de sauver les meubles à travers cette alliance électorale qu’elle n’assume que par opportunisme tout en s’en démarquant, sur la forme à coup de petites phrases polémiques certes qui font de Roussel le bon client des médias dominants, mais surtout, sur le fond, par le refus de jouer le jeu d’une union de rupture où le parti est minoritaire. Roussel est l’élu d’un congrès qui a renoncé au Front de gauche par nostalgie de l’union de la gauche. C’est l’aile droite du parti, favorable à l’union avec le PS, qui l’a emporté en 2018, avec l’aide de la mouche du coche des quelques partisans de la faucille et du marteau, sous la houlette opportuniste d’André Chassaigne.

« J’appelle à ce que le prochain congrès du parti nous permette d’apporter une contribution communiste à l’union populaire de rupture avec le capitalisme qu’est en puissance la NUPES. »

Roussel, qui vient du cabinet d’une des ministres communistes de la gauche plurielle de Jospin, a d’ailleurs tenté de refaire le coup de l’union de la gauche en étant aux présidentielles le candidat du PCF, des radicaux de gauche, des rescapés de gauche du chevènementisme et d’anciennes personnalités du PS comme Marie-Noëlle Lienemann. Il en a obtenu le résultat mérité. Cet échec considérable est dû non pas au vote utile (est-ce le vote utile qui explique qu’il ait fait 4% dans les villes communistes alors que Mélenchon y faisait entre 40 et 70% ?) mais à l’inaudibilité populaire de sa campagne pour la « République sociale ». Le PCF ne peut faire entendre sa voix qu’en passant de l’union de la gauche à l’union populaire. Et donc en participant sincèrement et sur le fond au bouillonnement d’initiatives alternatives observable partout aujourd’hui et dont la NUPES peut devenir l’expression politique si elle se hisse à la hauteur de l’enjeu communiste. C’est pourquoi j’appelle à ce que le prochain congrès du parti nous permette d’apporter une contribution communiste à l’union populaire de rupture avec le capitalisme qu’est en puissance la NUPES.

LVSL : Vous avez signé, avec un collectif d’économistes, une tribune soutenant le programme économique de la NUPES. Qu’est-ce qui vous a motivé à le faire, et en quoi trouvez-vous ce programme plus pertinent et crédible que les autres ?

B. F. : J’ai signé cette tribune parce que cela relevait de l’évidence. D’un point de vue strictement électoral, il s’agissait de soutenir le seul mouvement qui était en capacité d’imposer éventuellement une cohabitation, du moins une opposition puissante et utile face à Emmanuel Macron. Et sur le fond, comme je viens de le dire, comment ne pas soutenir la dynamique d’une union de la rupture avec le capitalisme ?

Mais cette rupture est en puissance, et j’exprime nombre de réserves sur le programme de la NUPES, notamment parce qu’il s’inscrit toujours dans la même logique et le même imaginaire de la gauche « d’en haut », dont ni mon parti ni la NUPES ne sont sortis mais qu’il faudra bien finir par dépasser. Il s’agit encore de « prendre l’argent où il est », de lutter contre la fraude fiscale, de taxer les riches, de mieux partager les richesses, de créer un pôle public bancaire, de réaliser quelques nationalisations appuyant une politique industrielle volontariste, de relancer la demande par une hausse des salaires, des pensions et des minimas sociaux.

« La sortie du capitalisme suppose une conquête du pouvoir sur le travail dans toutes les entreprises, en actualisant et en étendant à toutes les fonctions collectives cette anticipation magnifique qu’a été la gestion du régime général par les travailleurs entre 1946 et 1967. »

Nous sommes en échec depuis quarante ans en persévérant dans cette croyance dans une bonne politique publique par en haut, alors qu’on ne va au communisme que par le communisme. La sortie du capitalisme suppose une conquête du pouvoir sur le travail dans toutes les entreprises, par en bas, et par un en haut géré par les citoyens, en actualisant et en étendant à toutes les fonctions collectives cette anticipation magnifique qu’a été la gestion du régime général par les travailleurs entre 1946 et 1967.

LVSL : Selon vous, par quels moyens pourrions-nous, aujourd’hui, renouer avec cette dynamique ?

B. F. : Une telle conquête passe par celle de l’attribution à tous les majeurs, comme droits politiques, de droits économiques nouveaux : qualification personnelle et salaire, propriété d’usage des entreprises, co-décision dans la création monétaire et toutes les institutions de coordination de la production. Or une telle conquête n’est malheureusement pas à l’agenda de la NUPES, ni d’aucun des partis qui la composent. Prenons l’exemple de la proposition de faire du contrat de travail un droit attaché à la personne qui est une proposition phare de FI et du PCF. Je m’en explique longuement dans un texte à paraître dans Salariat, la nouvelle revue de l’Institut européen du salariat dont le premier numéro [1], qui sort en octobre, porte précisément sur la question du droit au contrat ou du droit à la qualification. Car ce n’est pas du tout la même chose.

L’attribution à toute personne d’une qualification doit être bien distinguée de l’attribution à toute personne d’un contrat. L’idée de pérenniser les revenus par une continuité de contrats, que ce soit entre des contrats avec des entreprises et avec un État employeur en dernier ressort – pour ce qui est de la proposition de LFI – ou entre des contrats de travail et des contrats de formation – pour ce qui est de la sécurité emploi-formation défendue par le PCF –, cette idée de succession continue de contrats, incroyablement en dessous de la conquête du statut de la fonction publique, menace ce dernier alors qu’il est la cible principale de la classe dirigeante : c’est une proposition irresponsable. Dans la fonction publique, ce n’est pas le contrat qui est le support des droits d’une personne, mais la qualification dont elle est porteuse, en tant que personne. C’est pour cela que les fonctionnaires ont conservé leur salaire pendant le confinement, et c’est précisément cela qu’il faut généraliser à tous les majeurs : la continuité du salaire doit reposer non pas sur la continuité des contrats mais sur l’attachement du salaire à la personne dans la généralisation, comme droit politique du citoyen, du salaire à la qualification personnelle de la fonction publique.

La bourgeoisie, quand elle était classe révolutionnaire, a eu ce coup de génie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en août 1789. Sur la base de cette déclaration, qui pose que les êtres humains naissent et demeurent libres et égaux en droit, l’abstraction de la citoyenneté a pu être progressivement construite avec la conquête du suffrage universel. Elle postule que tout majeur, indépendamment de tout autre critère, est considéré en capacité et en responsabilité de la chose publique. Cette citoyenneté-là, qui était au cœur de notre tradition républicaine, est en train de s’épuiser, un épuisement qu’il faut contrarier si nous voulons éviter le pire.

Si la citoyenneté s’épuise, c’est parce que les abstentionnistes ou les votants porteurs de l’illusoire « sortons les sortants » constatent l’impuissance d’une chose publique qui exclut le travail, qui exclut la production. La politique s’arrête à la porte de l’entreprise, ou à la porte des banques lors de la création monétaire, car la bourgeoisie capitaliste tient à conserver son monopole sur le travail, et ce d’autant plus violemment qu’il n’y a plus aujourd’hui adhésion au travail tel qu’elle l’organise. Une chose publique dans laquelle est absent le cœur même de la vie sociale, c’est-à-dire le travail et la production, décourage les citoyens et leur donne d’autant moins de raisons de faire de la politique que c’est sur le travail, précisément, qu’ils sont en désaccord. Avec en fond de scène le fascisme, joker de la bourgeoisie quand la vie politique perd ses repères.

L’enrichissement de la citoyenneté, nécessaire pour la sauver, doit procéder du même geste que celui des révolutionnaires de 1789 : le salariat, classe révolutionnaire d’aujourd’hui, doit inclure le travail dans la chose publique et proclamer que tout majeur est postulé comme étant en capacité et en responsabilité de produire, de décider de la production. Sur son lieu de travail bien sûr, et aussi à l’échelle méso et macroéconomique de la création monétaire, de l’implantation des entreprises, des accords internationaux de coopération et d’échanges.

« Le salaire à la qualification reconnaît la contribution à la production de valeur économique, il pose les travailleurs comme les seuls producteurs de la valeur, et il s’agit maintenant de les poser comme ses seuls responsables. »

Cela suppose des droits correspondant à cette responsabilité, dont le salaire à la qualification personnelle, car qui osera décider réellement du travail dans son entreprise si ses droits sont liés au contrat passé avec elle ? Nos droits économiques ne doivent être liés qu’à notre personne. Le salaire est certes une ressource, et la sécurité de cette ressource qu’assurera la continuité du salaire est importante pour sortir toutes les vies de la précarité. Mais ça n’est pas la seule dimension du salaire tel que le syndicalisme de classe l’a imposé au patronat au cours du XXème siècle. Le salaire à la qualification reconnaît la contribution à la production de valeur économique, il pose les travailleurs comme les seuls producteurs de la valeur, et il s’agit maintenant de les poser comme ses seuls responsables.

Et comme la fonction publique a inauguré un mouvement d’attribution de la qualification à la personne du travailleur, et non plus à son poste de travail, généralisons-le en posant tout majeur comme titulaire d’une qualification (et donc d’un salaire), comme responsable de la production de dix-huit ans à sa mort. Toutes les vies seront sorties de la précarité en même temps que la citoyenneté sera enrichie de la maîtrise de la production. Pour cela, la qualification personnelle, condition nécessaire, n’est pas suffisante : l’expression de cette citoyenneté enrichie, de cette responsabilité dans la production de la valeur, c’est trois droits économiques nouveaux à lier à tout majeur. Le premier est la qualification, et donc le salaire comme droit politique lié à la personne et non pas au contrat. Le second est la propriété d’usage de l’outil de travail et donc la décision dans l’entreprise. Le troisième est la décision dans les institutions de coordination de la production : création monétaire, jurys de qualification, instances territoriales de définition des biens et services à produire, etc.

Dès lors, le fait que chacun, à dix-huit ans, soit titulaire de ces droits et que ce soit des droits politiques inaliénables jusqu’à sa mort ne dépendra pas du tout de contrats de travail qu’il aurait ou qu’il n’aurait pas. Toute personne majeure sera en permanence en responsabilité de la production et titulaire des droits exprimant cette responsabilité. Bien sûr, sa qualification se concrétisera dans du travail et donc dans des contrats passés avec une entreprise, avec des fournisseurs ou des usagers. Mais ces contrats ne fonderont ni le salaire ni la qualification, ni non plus les conditions générales du travail qui relèvent d’un Code du travail interprofessionnel, grand conquis de la CGT naissante et depuis 1910 en permanence contesté par la bourgeoisie capitaliste. Dans le respect du Code du travail, le contrat de travail, évidemment débarrassé de la subordination qui le constitue aujourd’hui juridiquement, définira les conditions spécifiques dans lesquelles s’exerce tel travail concret, qui diffèrent d’une branche et d’une entreprise à l’autre. Le travail étant une activité collective, il suppose des règles et un contrat dans lequel les parties s’engagent à respecter ces règles, sans quoi des sanctions sont possibles.

Il faut donc distinguer soigneusement le contrat de travail et les droits économiques et politiques de la personne majeure que sont la qualification (et donc salaire), la propriété de l’outil et la décision dans les instances de coordination de la production. Le contrat est une institution tout à fait nécessaire pour organiser le travail concret dans le respect des règles du Code du travail, mais il ne doit pas être le support des droits économiques.

Au contraire, continuer de faire dépendre les droits économiques du contrat de travail, c’est laisser le cœur du capitalisme, qui pose les individus comme titulaires d’une force de travail sur le marché du travail. Ou pire, pour les travailleurs indépendants, sur le marché des biens et services, bien moins régulé que le marché du travail, avec des hauts et des bas spéculatifs permanents. Le fait que cette force de travail serait en permanence validée par la continuité des contrats, et que l’on aurait ainsi un revenu permanent, apporterait une régulation supplémentaire bienvenue au marché du travail mais ne changerait pas cette pratique décisive du capitalisme qu’est la définition du travailleur comme titulaire d’une force de travail subordonnée sur un marché, n’ayant droit au salaire que s’il le mérite par un travail productif. Ce que nous devons combattre, c’est précisément cette figure capitaliste du travailleur méritant son salaire par son travail, ce catéchisme de la « fierté de gagner sa vie par son travail », cette disqualification en « allocs » de la si précieuse déconnexion de l’emploi et du salaire qu’est le conquis du salaire continué du chômage, toujours plus menacé.

J’insiste sur le fait que l’irresponsabilité des saillies de Roussel à ce propos ne tient pas qu’à sa légèreté de communicant à laquelle on les réduit trop facilement. Elle tient au fond même des positions de la direction du parti, et singulièrement de sa section économique, sur le salaire, le travail et l’emploi. Là encore, je renvoie aux analyses du premier numéro de Salariat. L’emploi est la situation créée par les conventions collectives : au poste de travail est attribué une qualification et donc un salaire. C’est une conquête du siècle dernier sur l’infra-emploi du travail « indépendant » dépendant du marché des biens et services et de la rémunération à la tâche des CDD de mission et autres formes du salaire capitaliste. Mais c’est une conquête qui a été dépassée dans l’au-delà de l’emploi capitaliste qu’est l’attribution de la qualification, et donc du salaire, à la personne des fonctionnaires et des retraités du régime général, et, dans une moindre mesure, à celle des chômeurs.

Sauf à donner raison à Macron qui veut supprimer le droit au salaire des chômeurs, un chômeur n’est pas un « privé d’emploi » qui doit vite en retrouver un pour retrouver un salaire, c’est le titulaire d’un salaire – certes minoré et précaire – alors qu’il n’a pas d’emploi. L’enjeu décisif de lui garantir tant la continuité de ses ressources que l’exercice souverain d’un travail n’est pas de lui assurer un emploi qui demeurera capitaliste puisqu’il restera le support de ses droits, mais de lui assurer d’une part une qualification personnelle, support d’un salaire attaché à sa personne, et d’autre part le soutien dans la recherche d’un contrat de travail libéré de tout employeur par un service public de la qualification qui remplacera Pôle-emploi et l’actuel marché scandaleux de la formation professionnelle continue.

« Il s’agit de passer de la fierté de travailler pour mériter d’acheter à la fierté de décider de la production, la fierté de la souveraineté sur le travail dans des emplois communistes. »

Il s’agit de passer de l’emploi capitaliste à l’emploi communiste, exercice concret du travail sans employeurs par des citoyens qualifiés dans le cadre d’un contrat hors de toute subordination. Il s’agit de sortir du salaire capitaliste en poursuivant la conquête du salaire communiste, droit politique de toute personne majeure jusqu’à sa mort. Il s’agit de passer de la fierté de travailler pour mériter d’acheter à la fierté de décider de la production, la fierté de la souveraineté sur le travail dans des emplois communistes.

Poser le salaire comme un préalable au travail et non pas comme son résultat, voilà un nouveau front de l’action collective, difficile à assumer, je le constate. On le voit à la CGT : depuis vingt-cinq ans elle claudique sur le pied familier de la revendication du « plein emploi », dans lequel chacun est sur un poste qualifié, et sur le pied, affirmé comme prioritaire dans chaque congrès mais jamais réellement mis en œuvre, d’un nouveau statut du travailleur qui généraliserait le conquis du salaire à la qualification personnelle dans une « sécurité sociale professionnelle » portée par le mot d’ordre « la qualification doit passer du poste à la personne ». Une sécurité sociale professionnelle qui combat donc le marché du travail mais que la CGT a souvent du mal à distinguer de la « sécurisation des parcours professionnels » de la CFDT, qui elle le régule. Et qu’elle ne parvient pas non plus à distinguer du plein emploi car pour elle le contrat de travail demeure le support des droits économiques.

LVSL : Certes, mais n’est-il pas important que chaque majeur puisse exercer effectivement sa qualification dans un emploi ? N’est-ce pas comme cela qu’il faut comprendre la réticence devant la généralisation du salaire que vous entendez comme droit politique ?

B. F. : Oui, Fabien Roussel a répété dans la campagne présidentielle qu’il préférait le travail universel au revenu universel, et nombre de camarades craignent que la proposition d’attacher un revenu à la personne soit le signal d’un abandon de toute ambition en matière d’emploi pour tous, déjà hélas visible dans la fin de tout volontarisme de l’État en matière de production. Cette position très partagée appelle plusieurs remarques.

« Le salaire à la qualification personnelle n’est pas un revenu universel, reconnaissant des besoins de la naissance à la mort. Ce n’est pas en tant qu’êtres de besoins que les personnes sont reconnues, mais en tant que citoyennes décisionnaires sur le travail et la production, et c’est pourquoi la qualification est liée à la majorité politique. »

Premièrement, je le répète, ce n’est pas un revenu qu’il s’agit d’attribuer aux personnes majeures, mais une qualification et donc un salaire. Le salaire à la qualification personnelle n’est pas un revenu universel, reconnaissant des besoins de la naissance à la mort. Ce n’est pas en tant qu’êtres de besoins – comme dans le capitalisme qui voit dans le salaire un revenu, un pouvoir d’achat – que les personnes sont reconnues, mais en tant que citoyennes décisionnaires sur le travail et la production, et c’est pourquoi la qualification est liée à la majorité politique. Le salaire capitaliste, c’est un pouvoir d’achat dépendant de la validation de telle activité par la bourgeoisie, alors que le salaire communiste pose toute personne majeure comme qualifiée, c’est-à-dire décidant de la définition de ce qui a valeur et concourant à sa production.

Deuxièmement, il faut bien sûr qu’une production de valeur corresponde à la monnaie émise pour verser les salaires, et concourir à la production suppose que la qualification soit mise en œuvre dans des contrats de travail débarrassés de leur définition capitaliste par la subordination. L’exercice d’un travail concret validé comme productif par la décision commune a grande valeur anthropologique. « Le travail universel » est, lui, un mot d’ordre réactionnaire. Ce n’est pas le travail en tant que tel qui a valeur anthropologique – sinon vive l’esclavage ! –, mais le travail exercé en toute souveraineté, dont l’objet et les méthodes relèvent de la décision commune. Et qui est donc le fait de citoyens qualifiés, pas de titulaires d’une force de travail. Des citoyens qualifiés soutenus dans la mise en œuvre effective de leur qualification, à la fois par le syndicalisme et par un service public de la qualification.

Troisièmement, mettre en œuvre la souveraineté commune sur le travail, contre son monopole par la bourgeoisie capitaliste, suppose un déplacement de la pratique militante des organisations de travailleurs, jusqu’ici peu mobilisées sur la maîtrise du travail, tant concret qu’abstrait. La naturalisation de la désignation de l’aliénation au travail par le terme médical de « souffrance au travail » signale cette acceptation collective de mener des travaux avec lesquels on est en désaccord. Tant que, collectivement, les travailleurs accepteront de produire dans « la souffrance », soit des objets qu’ils récusent, soit dans des conditions qu’ils récusent, aucun passage significatif au communisme ne sera possible. L’urgence de la rupture écologique aidera, je l’espère, à ce déplacement. La rupture écologique ne peut pas passer par une bonne politique industrielle menée d’en-haut par un bon État assurant le plein de bons emplois, illusion qui reste malheureusement l’horizon de la gauche.

La clé d’une bonne politique industrielle permettant l’exercice par chacun de sa qualification dans le respect des conditions de notre vie sur la planète, ce sont des entreprises débarrassées de la mise en valeur du capital et gérées par les citoyens, et par eux seuls, et des fonctions collectives étatiques – de création monétaire, de choix des investissements, d’aménagement du territoire, d’échanges internationaux, etc. – gérées elles aussi par les seuls citoyens. Des citoyens qualifiés et donc titulaires de leur salaire : toute rupture écologique sera impossible tant que les droits économiques seront liés à l’emploi. Si le salaire reste lié à l’emploi, ce n’est pas moi qui irai faire la morale écologique à des travailleurs défendant leurs droits, et donc leur emploi, fût-il de merde. Je me bats pour que leurs droits, et au premier rang leur salaire, ne dépendent plus de leur emploi, et donc que les suppressions, conversions et créations d’activités selon les critères écologiques soient possibles.

Ma remarque finale, inséparable des précédentes, porte sur la marginalisation de la tentation fasciste, une urgence, là aussi. Toute proposition du type « le plus important, c’est que chacun ait un emploi afin que personne n’ait de ressources sans contrepartie productive » ne peut pas vaincre le ressentiment contre « les assistés », qui est une composante de l’adhésion au fascisme. Pourquoi ? Parce que cette proposition que chacun ait un bon emploi générant un bon salaire partage avec le ressentiment qu’elle veut combattre l’adhésion aliénée à la pratique capitaliste du salaire mérité par le travail. En finir avec le préalable au salaire que serait le travail, inverser une représentation à ce point aliénée à la pratique capitaliste du travail, poser le salaire communiste comme la condition de la production contre le salaire capitaliste posé comme sa conséquence, c’est un immense champ, aujourd’hui en friche, d’une action politique victorieuse contre la montée en puissance du fascisme.

LVSL : Justement, la rentrée politique a été marquée à gauche par un regain d’intérêt vis-à-vis de la question du travail, et de la place qu’elle doit occuper dans un projet politique émancipateur et tourné vers la victoire. Que vous inspire ce débat ? Pensez-vous qu’il puisse aboutir à ce que la gauche renoue avec la volonté d’« émanciper le travail », pour reprendre le titre d’un de vos ouvrages ?

B. F. : Le parti communiste n’a pas abandonné les travailleurs au bénéfice des victimes de discrimination au cours des dernières décennies : laissons cette accusation absurde aux pourfendeurs d’un wokisme fantasmé et à ceux qui disqualifient la si décisive lutte contre les discriminations comme une diversion de la lutte de classes. La souveraineté sur le travail ne peut pas se construire sans égalité des genres, des âges et des couleurs de peau. Pour m’en tenir à ce seul exemple, l’indifférence de la très grande majorité des travailleurs de la métropole au massacre de Sétif en mai 1945 a évidemment amputé, et pour longtemps, leur puissance de classe.

« Ce qui est sûr, c’est que la désindustrialisation, les délocalisations d’activités, ont considérablement affaibli les organisations de classes et leur capacité à susciter un vote de classe, alors qu’on ne peut pas laisser sans réagir fortement toute une fraction des travailleurs se tourner vers le RN. »

Que les choses bougent sur tous ces terrains ne peut être que salué comme une montée en puissance de la classe révolutionnaire. Quant à la question du poids du discours sur le travail dans les différences géographiques des résultats électoraux entre les métropoles et les périphéries, je laisse à des collègues spécialistes de sciences politiques le soin d’intervenir. Ce qui est sûr, c’est que la désindustrialisation, les délocalisations d’activités, ont considérablement affaibli les organisations de classes et leur capacité à susciter un vote de classe, alors qu’on ne peut pas laisser sans réagir fortement toute une fraction des travailleurs se tourner vers le RN. Comment restaurer cette capacité ?

Le prétendu débat sur le travail que vous évoquez a malheureusement été parasité par un concours de petites phrases qui témoigne, là encore, d’un déficit plus profond que la manie communicante. La gauche a sur le travail un discours et surtout des pratiques d’une extrême faiblesse. Vous évoquez à juste titre la volonté d’émanciper le travail : c’est pour moi le cœur de la question. Et il ne s’agit pas pour la gauche de « renouer » avec elle, car elle ne l’a jamais eue comme volonté prioritaire, pas davantage que les syndicats. Je renvoie aux travaux de collègues comme Thomas Coutrot qui a sous-titré un de ses ouvrages consacré à la liberté du travail « pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer ».

Je suis un chercheur passionné, et admiratif, des conquis des organisations de classe en matière de droit du travail et de droits des travailleurs. Mais ces conquis en matière d’emploi, dans le privé, ou de qualification personnelle, dans la fonction publique, n’ont pas leur équivalent en matière de travail. Et quand je parle de travail, c’est l’objet du travail, son contenu, pas simplement ses « conditions », que les entreprises libérées et autres logiques managériales sont prêtes à négocier.

« Des chercheurs comme Yves Clot font le même constat : quand est-ce que le savoir des travailleurs, leur métier, leur bonheur de bien travailler, sera posé par la gauche au cœur de la culture et de la politique ? »

Je constate que la conquête de la souveraineté sur le travail concret, sur son organisation, sur son objet, n’a été que très minoritairement à l’ordre du jour des mobilisations collectives. Et que la construction du travail comme temps libre est étrangère à une gauche qui identifie ce dernier au hors travail. Des chercheurs comme Yves Clot font le même constat : quand est-ce que le savoir des travailleurs, leur métier, leur bonheur de bien travailler, sera posé par la gauche au cœur de la culture et de la politique ? Quand est-ce qu’elle parlera de travail communiste, de salaire communiste, d’emploi communiste ? Quand est-ce que l’entreprise communiste et l’État communiste seront au centre de son programme ? Construire la classe révolutionnaire comme classe des travailleurs se joue sur la maîtrise du travail.

LVSL : À quelle échelle cette citoyenneté sur la production peut-elle s’exercer et comment peut-elle être encadrée ?

B. F. : Tout l’enjeu est justement de désencadrer, de susciter l’initiative, de la rendre désirable chez des citoyens qui ont été socialisés dès l’enfance à la délégation, à l’attente qu’un autre décide. La souveraineté sur le travail ne peut se construire que dans un processus de démocratisation de toutes les décisions. Pour en revenir au non-débat sur le travail qui vient d’affliger la gauche, lorsque sont par exemple évoquées à juste titre toutes les compétences professionnelles qu’il va falloir susciter, tous les emplois qu’il va falloir créer pour assurer la rupture écologique, la question de la décision démocratique n’est pas au cœur du propos : confiance est faite dans des assemblées territoriales de délégués d’organisations représentatives, dans l’expertise scientifique, dans les institutions de formation, dans un parlement débarrassé de ses godillots.

Mais ce sont précisément autant de lieux qui existent, qui assument aujourd’hui la folle fuite en avant capitaliste. Leur démocratisation est une entreprise aussi considérable que prioritaire, qui suppose au moins deux choses à notre portée parce que vivantes dans un déjà-là communiste. D’une part la généralisation à tous les majeurs du salaire comme droit politique, distribué, sans endettement, préalablement à l’acte de production. D’autre part, le bilan et la généralisation de toutes les procédures de décision collective et de dépassement des dominations naturalisées en train de s’expérimenter partout comme autant d’éléments de construction de la classe révolutionnaire.

« La création monétaire est également un enjeu de souveraineté populaire sur la production. »

Quant à l’échelle, il y a un exercice local et un exercice national de la chose publique, qui sont articulés mais différents. La citoyenneté économique doit donc s’exercer à plusieurs niveaux, et en premier lieu dans l’entreprise, évidemment. Je ne vois pas comment on pourrait être souverain sur le travail, si l’on n’est pas souverain sur le travail concret que l’on met en place dans l’entreprise. La création monétaire est également un enjeu de souveraineté populaire sur la production. Par conséquent, il doit revenir aux citoyens de décider de la création monétaire. C’est aussi le cas des enjeux territoriaux : continue-t-on la folie de la métropolisation et des déserts qui se forment autour des métropoles, ou diffuse-t-on le tissu économique de façon plus harmonieuse sur le territoire ?

C’est à tous ces niveaux que les citoyens doivent être les décideurs. Au niveau macro-économique, de telles fonctions collectives assurées par les citoyens eux-mêmes constituent l’État communiste que nous évoquons, Frédéric Lordon et moi, dans En travail [2]. Par exemple la gestion par les travailleurs du régime général de sécurité sociale entre 1946 et 1967 constitue des prémices d’un tel État communiste, contre l’« État social » que la classe dirigeante met en œuvre avec détermination depuis la Première Guerre mondiale, comme le montre Nicolas Da Silva dans La bataille de la Sécu [3]. C’est un ouvrage très roboratif dont je recommande la lecture, car il dessille les yeux de lecteurs nourris d’une image positive de l’État social alors qu’il est une arme de la classe dirigeante contre l’autonomie des travailleurs.

LVSL : Venons-en plus précisément à cet autre enjeu démocratique qu’est celui de la Sécurité sociale. L’actualité récente a montré le désir majoritaire, y compris au sein des institutions politiques et du gouvernement, d’en finir avec les mutuelles et complémentaires au profit du modèle de la Grande Sécu. Comment percevez-vous ce contexte général ? Que nous dit-il en termes de rapports de force historique entre ces acteurs et quels pièges éviter dans le projet de “Grande Sécu” proposé par Macron ?

B. F. : En 1946-1947, le régime général s’est construit contre la Mutualité, avec une gestion à base syndicale. Ce sont les fonctionnaires qui ont hélas sauvé la Mutualité : certes ils ont rejoint le régime général en matière de santé en décembre 1946, mais la loi Morice de 1947 a confié à leurs mutuelles la gestion au premier franc de l’assurance maladie. Depuis ce moment-là, les mutuelles de la Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF) sont des concurrentes du régime général, auquel elles imposent en plus le coût des remises de gestion. Elles n’en ont jamais été des partenaires. C’est contre la Mutualité française d’ailleurs que la CGT, très présente dans le régime général, avait créé dans les années 1950 ses propres mutuelles, qui ont malheureusement rejoint la FNMF dans le grand bradage du patrimoine communiste opéré dans les années 1990.

Le 100% Sécu porté par la gauche suppose évidemment que les caisses et les personnels de la Mutualité, ses locaux, intègrent le régime général, tout comme, en 1946, les communistes ont intégré dans le régime général les multiples régimes qui existaient en matière de retraite, de santé et de famille. Et, par ailleurs, des mutuelles ont une pratique de centres de santé et de prévention tout à fait intéressante qu’il s’agit bien sûr de conserver. L’idée est que la Mutualité ne rembourse plus rien et que la Sécu rembourse absolument tout, sans reste à charge pour les soignés. Cela suppose bien sûr que la prétendue « convention de secteur 2 », qui permet des dépassements d’honoraires, soit supprimée et que la convention de secteur 1, redevenue unique, soit revalorisée.

« Le projet de Grande Sécu de Macron s’inscrit dans les politiques des quarante dernières années. Macron est un « bébé Rocard » : on ne comprend Macron que par Rocard. »

Chez Macron, il ne s’agit pas du tout d’en finir avec la Mutualité. Il s’agit au contraire de faire de la Mutualité le modèle du dispositif. Le projet de Grande Sécu de Macron s’inscrit dans les politiques des quarante dernières années. Macron est un « bébé Rocard » : on ne comprend Macron que par Rocard. En résumé, le démantèlement de l’assurance maladie au profit des mutuelles est une tragédie en trois actes, indissociable de ce qui s’est passé en matière de retraite avec les régimes complémentaires, posés eux aussi comme modèles à généraliser contre le régime général.

Le premier acte remonte à la révision du Code de la Mutualité en 1985 et à la loi Évin de 1989 qui crée un marché des complémentaires de santé. Avec dans la foulée l’invention de la distinction entre assurance maladie obligatoire (AMO) et assurance maladie complémentaire (AMC). Cette évolution sémantique des années 1990 n’est pas innocente. D’une part, elle est frauduleuse car dans le régime général, on cotise selon ses moyens et on est remboursé selon ses besoins alors que les mutuelles, comme les assurances capitalistes, remboursent en fonction du montant des cotisations choisi dans un menu. D’autre part, un espace légitime est ainsi ouvert face à l’assurance maladie qualifiée d’obligatoire alors qu’elle était jusqu’ici l’assurance maladie tout court : il n’y avait qu’une assurance maladie, celle du régime général, et elle était montée en puissance entre 1945 et les années 1980 à la place tant du reste à charge que des complémentaires. Conséquence du gel du taux de cotisation au régime général à partir des années 1980, c’est cette montée en puissance qu’entend stopper le gouvernement Rocard à la suite de ceux de la première cohabitation Chirac : le couple Rocard-Seguin est l’initiateur de ce que la novlangue va désigner comme « nécessaire réforme de la sécurité sociale ».

Le second acte est celui de l’extension à la santé de la Contribution sociale généralisée (CSG) avec la construction de la logique du « panier de soins ». Lorsque Lionel Jospin supprime la cotisation salariale à l’assurance maladie en 1997 pour la remplacer par la CSG, il opère un acte politique majeur contre le régime général d’assurance maladie. Le remplacement de la cotisation par la CSG accompagne une distinction née au début des années 1990 entre des « besoins universels » et des prestations spécifiques. Les besoins universels de soins sont financés par l’impôt à travers la CSG – c’est le « panier de soins » –, tandis que les prestations spécifiques doivent suivre la logique du marché : « j’ai cotisé tant, j’ai droit à tant ». Toutes ces distinctions (obligatoire/complémentaire, universel/spécifique que viennent redoubler les binômes non contributif/contributif et premier/second piliers) qui s’opèrent dans les années 1990 sont absurdes, sans aucun fondement autre que d’en finir avec l’originalité du régime général et de créer les conditions de la marchandisation capitaliste des soins.

Car, évidemment, les « prestations spécifiques » ont vocation à devenir majoritaires, le panier de soins étant en permanence rogné. Et les mutuelles en sont le cheval de Troie parce qu’elles apparaissent vertueuses, sans but lucratif. Pourtant, dans les faits, elles ont une logique financière identique à celle des gros assureurs privés comme AXA, et leurs directions viennent en général du monde de la finance. On trouve les mêmes tentacules européens dans ces mutuelles qui, parce qu’elles ont choisi d’appartenir au second pilier des institutions de prestations sociales, celui de la concurrence entre entreprises sur le « marché unique » (le premier pilier, la dite AMO, étant sorti du marché en invoquant la solidarité) n’ont plus rien de non-capitaliste dans leur fonctionnement.

« À la place de la logique du régime général de Sécurité sociale « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » s’imposerait alors celle du « j’ai cotisé, j’ai droit », qui est une marchandisation capitaliste du rapport aux soins. »

Enfin, le troisième acte est celui de l’obligation du financement de la complémentaire par les employeurs. Là, c’est François Hollande qui est à la manœuvre lorsqu’il instaure en 2016 cette obligation légale pour le secteur privé, dans la foulée de l’Accord national interprofessionnel (ANI) passé en 2013 entre la CFDT et le MEDEF. Le projet de la classe dirigeante, qui s’appuie sur cette obligation, est tout à fait clair. Puisque depuis 1997 seuls les patrons financent par cotisations l’assurance maladie et que, d’autre part, ils financent la mutuelle, il s’agit de faire un seul pot, qui va s’appeler la Grande Sécu, en fusionnant mutuelle et assurance maladie, mais dans la logique des mutuelles. On conservera un panier de soins de base, qui sera de plus en plus de base, financé par la CSG, tandis que la couverture d’une part croissante des soins sera assurée par une cotisation unifiant les cotisations patronales à la mutuelle et à l’assurance maladie. À la place de la logique du régime général de Sécurité sociale « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » s’imposerait alors celle du « j’ai cotisé, j’ai droit », qui est une marchandisation capitaliste du rapport aux soins.

Cette dérive de la branche santé de la Sécurité sociale est exactement la même que celle de sa branche vieillesse [4]. En 1947, le ministre communiste du Travail Ambroise Croizat inaugure un alignement des pensions du régime général sur celles de la fonction publique : elles sont calculées sans tenir compte des cotisations, comme remplacement d’un salaire de référence. Il le fait contre le régime des Assurances sociales qui reposait sur le « j’ai cotisé, j’ai droit », que le patronat s’empresse de réimposer dès 1947 dans le régime complémentaire de retraite des cadres, l’AGIRC, avant de l’étendre à tous les salariés du privé dans l’ARRCO. Nicolas Castel et moi avons montré dans le séminaire de la Bourse du Travail de Réseau Salariat, qui vient de paraître au Croquant sous le titre : Retraites, généraliser le droit au salaire, que toute la « nécessaire réforme » des pensions initiée par le couple Seguin-Rocard a distillé la petite musique du « j’ai cotisé, j’ai droit » contre le droit au salaire continué qui, malgré les coups de boutoir, représente encore les trois-quarts des pensions.

Tout cela aboutit à la réforme Macron de régime unique généralisant l’Arrco-Agirc. Qu’il dise aujourd’hui renoncer à l’unification, tout en mettant en extinction les régimes statutaires et le régime de la fonction publique, montre que le cap sera tenu : en finir avec la logique du salaire continué. Ce qui montre qu’une Grande Sécu de gauche doit évidemment concerner la retraite : suppression des régimes complémentaires et du « j’ai cotisé, j’ai droit », régime unifié de continuité du salaire. Et elle doit concerner aussi, bien sûr, le chômage : maintien de 100% du salaire entre deux emplois, contre la « nécessaire réforme » qui depuis plusieurs décennies met en cause le droit au salaire des chômeurs pour lui substituer un droit au différé de cotisations.

J’en profite pour souligner combien « la cotisation » n’est pas en soi une institution progressiste. Comme pour toutes les institutions du travail, il faut distinguer cotisation capitaliste et cotisation communiste. La cotisation qui fonde un différé de ressources est capitaliste, car elle vise soit à remettre le salaire dans le carcan de l’emploi (sans emploi, on n’a pas droit à du salaire mais au différé de cotisations) soit à créer un marché des prestations de soins (j’ai des droits à proportion de mes cotisations). Alors que n’est communiste que la cotisation qui dissocie le salaire de l’emploi pour l’attacher à la personne et qui dissocie la prestation du montant de la cotisation. Il faut même aller encore plus loin et s’interroger sur la nécessité d’une cotisation dans la dynamique de construction du communisme.

LVSL : En effet, vous faites allusion dans En travail à des travaux récents du groupe thématique « économie du salaire à vie » de Réseau Salariat…

B. F. : Jusqu’ici, notre réflexion à Réseau Salariat sur le financement du salaire à la qualification personnelle ne mettait pas en cause sa réalité actuelle : 45% du salaire total (qui ajoute au salaire brut les cotisations dites patronales) est constitué de prestations qui ne sont pas versées par l’entreprise mais par la caisse de sécurité sociale, grâce à une cotisation qui socialise le salaire en socialisant la valeur ajoutée. Nous proposons de poursuivre ce mouvement en changeant l’assiette des cotisations, qui ne serait plus la masse salariale mais la valeur ajoutée, et en augmentant massivement le taux de cotisation de sorte que le salaire à la qualification personnelle devienne le fait de tout majeur, 100% du salaire étant versé par la caisse de sécurité sociale.

Grâce en particulier aux contributions du groupe thématique « économie du salaire à vie » et du groupe local suisse à partir d’un ouvrage en cours d’écriture de Christian Tirefort, nous sommes en train de nous aviser que cette proposition de meilleure affectation de la valeur ajoutée reste aliénée au postulat qu’il y aurait un préalable à la distribution des salaires : la production. Il faudrait déjà produire une valeur ajoutée pour pouvoir, ensuite, distribuer des salaires. Or, ce préalable est au cœur de la marchandisation de la force de travail dans le capitalisme. Au contraire, il n’y a aucune raison que nos ressources dépendent d’une production préalable de valeur. Nos ressources sont la condition de la production, elles ne doivent pas en être le résultat. À ce titre, c’est le salaire qui est le préalable à la production, et non l’inverse.
Et cela ne vaut pas que pour les biens et services de consommation, mais aussi pour les biens de production de ces produits finaux, les machines et les consommations intermédiaires. Jusqu’ici, nous avons continué, à Réseau Salariat, à nous exprimer selon la terminologie classique d’affectation d’une partie de la valeur ajoutée au « financement de l’investissement ». Sauf qu’en nous inspirant de la large part de la création de l’outil hospitalier par subvention de l’assurance-maladie dans les années 1960, nous préconisons, en contradiction avec les pratiques dominantes, la suppression du crédit à l’investissement et sa subvention par socialisation de la valeur ajoutée. Cette fin de l’endettement des travailleurs est certes aussi importante que leur libération du marché du travail dans une dynamique de conquête de leur souveraineté sur la production, mais l’aliénation à l’inversion capitaliste demeure intacte. Qu’est-ce que j’entends par là ?

« L’acte même de travail, et les travailleurs, disparaissent sous les trois activités de prêt, d’investissement et de vente du produit final qui sont le monopole de la bourgeoisie capitaliste. Les seuls producteurs de la valeur, dépossédés de tout pouvoir sur elle, sont niés comme tels. »

L’inversion capitaliste est quelque chose qui apparaît comme tout à fait spectaculaire quand on se libère du catéchisme dont nous a biberonnés l’omniprésente religion d’État qu’est la religion capitaliste. La religion d’État nous enseigne ceci : au commencement était l’avance capitaliste par un prêt. Un prêt relevant soit de la création monétaire, soit d’une épargne « heureusement soustraite à la consommation irresponsable » et accumulée sur les marchés financiers. Cette avance à crédit, premier acte sacré, va permettre d’investir, second acte sacré, c’est-à-dire d’acheter les intrants de la production. Une fois le produit de cette production vendu – troisième acte sacré –, il faudra d’abord rembourser la dette et, avec ce qui reste, payer les travailleurs.

Le salaire arrive en dernier, et l’initiative de la production revient aux prêteurs-investisseurs-vendeurs. L’acte même de travail, et les travailleurs, disparaissent sous les trois activités de prêt, d’investissement et de vente du produit final qui sont le monopole de la bourgeoisie capitaliste. Les seuls producteurs de la valeur, dépossédés de tout pouvoir sur elle, sont niés comme tels. À l’inversion des choses – c’est du capital qui est avancé, et non pas des salaires – s’ajoute une inversion spectaculaire des mots : le travail est une dépense.

Il faut en finir avec cette religion d’État et son rituel sacré, mettre fin à l’avance à crédit et à l’investissement, dans les choses comme dans les mots. L’avance à crédit et l’investissement sont inutiles dès lors que, décidée par les citoyens-travailleurs, la création monétaire opère, sans aucun endettement, la distribution des salaires, seule avance nécessaire à toute la production, de l’extraction des matières premières à la fabrication des outils et à la production des biens et services finaux. Dans tout cela, il n’y a besoin que de salaires, des salaires préalables et non pas résultats.

« Il faut évidemment se préparer à mener une bataille à l’échelle européenne contre la dépolitisation de la Banque centrale, pour poser la création monétaire comme un des éléments au cœur de la citoyenneté. Mais sans attendre cette bataille frontale, nous devons retrouver à l’échelle nationale une capacité de création monétaire. »

Notre réflexion n’est pas totalement arrivée à maturité, mais en tout cas nous sommes en train de sortir d’une proposition de cotisation sur une valeur ajoutée préalable pour une proposition de création monétaire par distribution des salaires préalable à la production de valeur. Nous préconisons cette inversion complète de la logique capitaliste. De même que je mettais en cause la proposition chère à la gauche de prendre l’argent là où il est par la fiscalité, je pense maintenant que ce n’est pas la bonne cotisation qui va faire les choses, mais qu’il faut conquérir la souveraineté populaire sur la création monétaire, une création sans crédit. Qu’il soit public ou privé, il n’y a pas, en matière de production, de bon crédit : poser les travailleurs comme endettés avant même qu’ils travaillent relève de la même aliénation capitaliste que de les payer après qu’ils aient travaillé.

De ce point de vue, il faut évidemment se préparer à mener une bataille à l’échelle européenne contre la dépolitisation de la Banque centrale, pour poser la création monétaire comme un des éléments au cœur de la citoyenneté. Mais sans attendre cette bataille frontale, nous devons retrouver à l’échelle nationale une capacité de création monétaire. Des travaux comme ceux de Bruno Théret montrent que c’est possible, y compris dans le cadre des traités européens.

LVSL : Comment repenser la gouvernance de la « grande sécurité sociale » telle que vous la concevez avec ses fonctions élargies de socialisation de la valeur et de démocratie économique ? Faut-il par exemple ajouter des acteurs de la société civile, comme les associations de défense du climat, de la biodiversité, les représentants des organisations paysannes, et les chercheurs en santé environnementale pour prendre en compte l’impact systémique de l’alimentation sur la nature et la santé ?

B. F. : La fin de votre question ouvre fort justement le champ de la Grande Sécu très au-delà des branches actuelles, vieillesse, santé, famille. Ce sont toutes les productions qui peuvent être mises en sécurité sociale en reprenant les principes de la mise en sécurité sociale de la production de soins dans les années 1960 : part croissante des salaires en monnaie marquée solvabilisant les consommateurs et usagers auprès des seuls producteurs conventionnés, extension du salaire à la qualification personnelle à tous les professionnels conventionnés, que la caisse de sécurité sociale paie en même temps qu’elle subventionne leur investissement.

« Sortir de l’agro-business par une sécurité sociale de l’alimentation nous libérera de la malbouffe et aura des effets positifs sur notre santé, sur celle des sols et sur la biodiversité. »

Avec d’autres organisations, nous avons engagé à Réseau salariat une réflexion [5] sur une Sécurité sociale de l’alimentation, de la culture, du transport de proximité, du logement, des services funéraires, et bien d’autres fonctions collectives feront l’objet d’un même travail. Le séminaire de la Bourse du travail organisé par le groupe Grand Paris de Réseau Salariat va porter cette année sur la sécurité sociale de la culture [6]. Toutes ces sécurités sociales sont évidemment articulées les unes aux autres. Le lien que vous établissez entre alimentation et santé est très important. Sortir de l’agro-business par une sécurité sociale de l’alimentation nous libérera de la malbouffe et aura des effets positifs sur notre santé, sur celle des sols et sur la biodiversité.

Pour ce qui est de la gouvernance de cette « grande sécurité sociale », il en va de même que pour la totalité de nos institutions, de la gouvernance des entreprises, du service public, du lieu de création monétaire. Se pose d’abord la question d’une compétence territoriale ajustée, avec des assemblées qui soient au bon niveau territorial, parce que toute décision n’est pas nationale et toute décision n’est pas locale : une entreprise en réseau doit plutôt être gérée au niveau national, tandis qu’une boulangerie devrait évidemment l’être au niveau du quartier.

À ces compétences territoriales extrêmement diverses s’ajoute la diversité des codécidants, dont vous évoquez pour l’alimentation une liste avec laquelle je suis tout à fait d’accord. Les mises en sécurité sociale poseront des questions démocratiques très vives sur les critères de conventionnement, sur les biens et services à produire, tout comme les jurys de qualification devront établir des modes de fonctionnement laissant toujours ouvert le caractère politique de leurs décisions. Bien sûr les travailleurs concernés font partie des codécideurs : j’ai insisté sur le trésor de savoir-faire et de que-faire, aujourd’hui laissé à l’abandon, quand il n’est pas combattu par un management imbécile, et dont sont porteurs les métiers. Mais il serait mauvais de laisser seuls ces travailleurs. Par exemple on a très bien vu, pour le soin, combien le sida avait été l’occasion de poser les patients comme acteurs des décisions en matière de santé. Il s’agit de partir de ce type d’expériences, et de nombreuses initiatives qui ont eu cours pendant le confinement, de mise en lien d’acteurs associatifs, de la « société civile » et de chercheurs qui, jusqu’ici, communiquaient peu ensemble.

En tout cas, la démocratisation du travail, cœur du communisme, ne peut pas s’opérer par l’en-haut d’une postulée bonne politique d’État. Comme le montrent des travaux comme ceux de Barbara Stiegler, l’absurde gestion de la pandémie par Macron ne tient pas qu’au caractère autoritaire du personnage, c’est tout l’appareil de l’État capitaliste qu’il faut mettre en cause. Et là encore on ne s’appuie pas sur rien car, je le répète, toutes les initiatives prises aujourd’hui dans des champs et des institutions très divers pour organiser l’horizontalité dans la prise de décision font partie de la lutte de classes. La nécessaire dimension macrosociale du communisme passe par une radicale démocratisation de l’exercice des fonctions collectives qui va mettre en musique tout le foisonnement observé aujourd’hui en la matière : l’État communiste est à l’ordre du jour.

LVSL : Le secteur privé semble se positionner pour empêcher l’émergence d’une vraie sécurité sociale de l’alimentation, en confinant le débat public au « chèque alimentaire » prôné par le gouvernement et déjà récupéré et amendé par les intérêts privés. Comment distinguez-vous la logique du gouvernement et des industriels de votre modèle ?

B. F. : La sécurité sociale de l’alimentation suscite beaucoup d’intérêt. Je m’en réjouis et je ne me fais évidemment aucune illusion sur la tentative de récupération capitaliste dont elle va être l’objet. Le chèque alimentaire de Macron est aussi éloigné de notre proposition que l’est son pass’culture de la sécurité sociale de la culture à laquelle nous réfléchissons.

D’une part, le chèque alimentation cible « les pauvres ». Nous sommes là à l’opposé du régime général de Sécurité sociale de 1946, que nous voulons actualiser et généraliser à l’alimentation : il est universel précisément par refus d’une simple « solidarité avec les pauvres », cette pose répugnante de mépris de classe.

D’autre part, notre proposition d’abondement universel de la carte vitale pour accéder à une alimentation de qualité repose sur un conventionnement dont le but est de changer la production alimentaire, en ne conventionnant que des productions et des distributions alternatives à la grande distribution et à l’agro-business. Emmanuel Macron, au contraire, crée avec son chèque un marché captif pour l’agro-business et la grande distribution. On pourra le dépenser chez Carrefour, alors que Carrefour ne serait évidemment pas conventionné, comme toute l’alimentation industrielle (y compris le faux « bio » de la grande distribution), dans notre proposition. Le cœur de la sécurité sociale de l’alimentation est de sortir de l’agro-business et d’impulser une véritable démocratie de la production et de la consommation. Je vous renvoie aux travaux de Réseau Salariat et de partenaires comme Dominique Paturel, par exemple, qui ont produit un travail remarquable sur ces questions de démocratie alimentaire, du point de vue tant des mangeurs que des producteurs.

La nature du financement de ces sécurités sociales sectorielles est l’objet de discussions en cours à Réseau Salariat, comme je l’ai évoqué tout à l’heure. Dans l’ouvrage que nous avons co-écrit récemment avec Frédéric Lordon, En travail, conversations sur le communisme, j’expose une proposition reposant sur la nécessité d’augmenter d’urgence les salaires. Pour faire simple, une hausse des salaires, et en particulier du SMIC de 500€, pourrait ne pas être versée sur un compte en banque, mais prendre la forme d’une monnaie marquée : ces 500€ de hausse du SMIC seraient versés à des caisses de sécurité sociale de l’alimentation, du transport, de l’habitat ou de la culture, qui sont autant de besoins quotidiens et immédiats.

Mais il est hors de question qu’un tel dispositif ne concerne que les bas salaires. Si l’on décide de n’augmenter par exemple que les salaires inférieurs à 3 500 euros net, pour un salaire de 3 500€, l’alimentation de ces caisses sectorielles pourrait prendre la forme d’une conversion de 500 de ces 3 500€ en monnaie marquée. C’est-à-dire que l’intéressé disposerait de 3 000€ sur son compte et de 500€ sur sa carte. Avec, pour les situations intermédiaires entre les 1700 euros du nouveau SMIC et les 3 500 euros du plafond de la hausse, 500 euros de monnaie marquée correspondant à un mixte de hausse du salaire et de sa conversion partielle.

Si tous les salaires comportent 500€ de monnaie marquée supplémentaire – soit par une hausse des salaires, soit par une conversion d’une partie du salaire en monnaie marquée, soit par un mixte des deux – les nouvelles caisses de sécurité sociale disposeraient de plus de la moitié de ce dont dispose l’actuelle sécurité sociale. Parmi ces sommes, 80 milliards suffiraient à affecter 100€ par personne et par mois à une alimentation alternative, ce qui couvrirait le tiers du marché de l’alimentation.

LVSL : Face à cet enjeu de la répartition des alternatives sur l’ensemble du territoire, croyez-vous que l’on puisse se passer d’une impulsion de l’État pour créer une offre suffisante et également accessible ?

B. F. : Il faut d’abord qu’il y ait une impulsion monétaire : le capitalisme s’accommode parfaitement d’alternatives confinées dans la marge. Si l’on crée en matière d’alimentation un marché de 80 milliards d’euros réservé aux producteurs, distributeurs et restaurateurs alternatifs, cela va évidemment sortir de la marge toutes les alternatives actuelles en matière d’alimentation, et en encourager de nouvelles. Il faut également qu’une partie des sommes collectées par la caisse de sécurité sociale de l’alimentation aille non pas immédiatement à la consommation de biens alimentaires, mais à l’installation de nouveaux paysans (c’est très urgent si nous voulons éviter l’agriculture sans paysans que sont en train de nous concocter la FNSEA et ses alliés de la recherche et de l’enseignement agricoles) et à la conversion de producteurs et de distributeurs de l’agro-business vers une fourniture alternative d’alimentation.

En ôtant le tiers de son marché à la grande distribution capitaliste de l’alimentation, nous la mettrons heureusement en péril et nous aurons à soutenir ses salariés pour qu’ils convertissent leur entreprise en entreprise conventionnable, et donc, entre autres, sans actionnaires ni prêteurs capitalistes : occasion soutenue macro-économiquement d’une prise de pouvoir des travailleurs sur leur travail, ce lieu décisif du passage au communisme.

Cela vaut pour l’alimentation mais, à partir du moment où l’on parle de 500€ par salarié et par mois, il faut évidemment étendre la réflexion à d’autres champs, comme les transports de proximité et en particulier la mise en place du dernier kilomètre autrement que par la voiture individuelle. Le problème n’est pas de passer à la voiture électrique, une aberration écologique qui offre un incroyable débouché pour les entreprises capitalistes de l’automobile. Mais cette imposture ne peut être dénoncée que si on crée l’inutilité de la voiture individuelle. Cela suppose une gestion correcte du dernier kilomètre, parce que, de fait, aujourd’hui, la voiture individuelle est nécessaire notamment dans les territoires très peu reliés à des transports en commun commodes et à forte périodicité.

« C’est une affaire d’impulsion étatique, oui, mais à condition que les fonctions collectives d’État soient gérées par les intéressés eux-mêmes. Tant qu’il est capitaliste, l’État est un adversaire. Raison de plus pour continuer à construire un État communiste, comme nous avions commencé à le faire avec le régime général en 1946. »

Cela suppose encore une fois d’en finir avec le processus de métropolisation, et cela vaut d’ailleurs aussi pour tous les services publics : pour l’école, pour la poste, pour l’hôpital ou pour les maternités. Il faut renouer avec la dynamique de maillage territorial qu’avait su mettre en place la sécurité sociale du soin, quand elle n’était pas attaquée comme elle l’est depuis quarante ans. C’est une affaire d’impulsion étatique, oui, mais à condition que les fonctions collectives d’État soient gérées par les intéressés eux-mêmes. Tant qu’il est capitaliste, l’État est un adversaire. Raison de plus pour continuer à construire un État communiste, comme nous avions commencé à le faire avec le régime général en 1946 et comme, je le répète, l’actuel foisonnement des initiatives de délibération collective de la chose publique nous y invite.

LVSL : Vous avez évoqué votre dernier ouvrage, En travail, écrit avec Frédéric Lordon avec la volonté de remettre en avant l’idée de communisme. Pensez-vous que la conjoncture actuelle, qui met au centre des préoccupations le pouvoir d’achat et la question sociale, peut mener à une revalorisation positive de l’idée communiste ?

B. F. : Pour cela, il faudrait que le communisme soit à l’ordre du jour des mobilisations organisées par les syndicats et les partis de l’Union populaire, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui mais peut advenir, en tout cas je l’espère !

Le climat de cette rentrée ne déroge pas avec un constat très ancien : lorsqu’il y a proposition à gauche, c’est « l’écosocialisme », la « république sociale », la « démocratie avancée », le ou les « communs », en tout cas pas le communisme. Cette absence ne s’explique pas d’abord, comme on le dit trop souvent, par la disqualification du mot « communisme » assimilé à la dictature stalinienne. Mettre le communisme au cœur d’une proposition pour aujourd’hui (et non pas l’y « remettre » car précisément ça n’a jamais été le cas, et c’est bien le problème !), ça n’est pas simplement lever l’autocensure sur un mot. C’est se libérer de tout une culture militante séculaire qui se réclame volontiers de Marx mais ne pratique pas sa lecture dialectique du capitalisme.

Cette culture militante a construit ce que Bernard Vasseur [7] désigne à juste titre comme un « étapisme » : d’abord la prise du pouvoir d’État, puis le socialisme, enfin le communisme. Le communisme est un horizon éloigné, la présence ici et maintenant d’un déjà-là communiste est niée au nom du dogme : « pas d’îlot de socialisme, et évidemment de communisme, dans le capitalisme ». Le capitalisme est analysé comme un système où la reproduction l’emporte sur la contradiction, où la classe révolutionnaire est incapable d’imposer des institutions alternatives à celles du capital, car le préalable à une telle imposition est la prise du pouvoir d’État pour instaurer le purgatoire du socialisme avant le paradis du communisme, société de l’abondance sans travail et sans violence : le ciel non pas là-haut, mais plus tard, avec la fonction de tout ciel, consolation demain, renonciation aujourd’hui.

Lucien Sève a remarquablement montré que ce « marxisme-léninisme » construit par Staline n’a rien à voir avec Marx ni avec Lénine [8], mais le problème est que si les crimes du stalinisme sont depuis longtemps déjà condamnés par les organisations de classe des travailleurs, son imposture intellectuelle n’y a pas, jusqu’ici, été récusée, tellement le marxisme-léninisme a informé la pratique militante autour du préalable de la prise du pouvoir d’État. Dans le cas français, cela s’est traduit par l’emphase sur un programme gouvernemental de « démocratie avancée ». Toutes les anciennes et anciens de mon parti ont encore dans les yeux cette campagne d’affiches des années 1970 présentant dans un beau ciel bleu le slogan : « la France a un programme commun de gouvernement ».

Pourquoi est-ce que, cela dit, je suis confiant dans la venue du communisme à l’ordre du jour des mobilisations ? D’abord parce que je constate l’enthousiasme avec lequel les dissidents, aujourd’hui de plus en plus nombreux en particulier chez les jeunes, décidés à ne pas produire de merde pour le capital, accueillent les analyses du « déjà-là communiste » et contribuent à la proposition – et aux réalisations locales – de sa généralisation à laquelle travaille avec d’autres Réseau Salariat. Je l’ai déjà dit mais je le redis : je suis aussi ému qu’émerveillé de l’intelligence collective qui se déploie aujourd’hui autour du communisme.

Ensuite, parce que je pense que nos organisations de classe sont mûres pour un abandon de l’étapisme. Quarante ans d’échec, c’est long même pour des militants qui croient au communisme dans un futur radieux ! Qui parmi nous peut prendre pour autre chose qu’une pose de rentrée la proposition de financer la relance des services publics par une taxation des Gafam ? Alors que toutes les propositions de bonne fiscalité sont en échec depuis des décennies et qu’aucune campagne politique n’est lancée pour un statut communiste du citoyen. Dans lequel toute propriété lucrative est interdite. Dans lequel les seules ressources légitimes sont celles du salaire à la qualification, laquelle pourrait par exemple s’inscrire dans une fourchette de 1 à 3, avec donc un salaire maximum de 5 000 euros par mois si le salaire minimum est de 1 700 euros nets.

Qui peut adhérer à une dénonciation de l’enrichissement scandaleux des plus riches qui ne s’appuie pas sur le scandale qu’il suscite pour interdire les fondations, le mécénat, la propriété capitaliste des entreprises, et travailler à la popularisation d’une citoyenneté de la décision économique entre majeurs gagnants entre 1 700 et 5 000 euros par mois ?

À quel militant fera-t-on croire qu’un fonds européen pour le climat alimentera autre chose que du greenwashing (des voitures électriques, de la 5G « propre » et autres miroirs aux alouettes) dès lors que n’auront pas été conquis les droits de propriété d’usage des entreprises par des citoyens qualifiés ?
Tous les militants sont aujourd’hui saisis par le doute sur la légitimité de l’étapisme. Entre bien d’autres exemples je peux témoigner de l’intérêt croissant pour une mobilisation explicitement communiste, s’appuyant sur le déjà-là communiste du statut de la fonction publique et de la sécurité sociale du soin des années 1960, chez des militants en train de prendre conscience de ceci : le silence politique et syndical sur l’atteinte au statut de la fonction publique qu’est la suspension du traitement des fonctionnaires soignants suspendus pour non vaccination trouve son origine dans le refus des organisations de classe de voir le caractère communiste du statut et leur absence de volonté de le généraliser à tous les majeurs.

« Il n’y a plus adhésion au travail tel que la bourgeoisie capitaliste le définit et l’organise. Même les cadres n’y croient plus. Une partie croissante de la population souhaite sortir le travail de la folie, tant anthropologique qu’écologique, qu’il y a à produire pour le profit dans l’indifférence à l’utilité sociale. »

Enfin, la mise du communisme à l’ordre du jour de nos mobilisations immédiates est probable du fait de ce que j’ai remarqué dès le début de notre entretien : il n’y a plus adhésion au travail tel que la bourgeoisie capitaliste le définit et l’organise. Même les cadres n’y croient plus. Une partie croissante de la population souhaite sortir le travail de la folie, tant anthropologique qu’écologique, qu’il y a à produire pour le profit dans l’indifférence à l’utilité sociale de ce qui est produit. Que cela prenne la forme d’une « politique de la dissidence » [9] (avec quoi j’ai des divergences mais débattons-en !) ou d’une généralisation des débuts de politisation du travail qu’observent dans des entreprises Coralie Pérez et Thomas Coutrot [10], c’est tout un déplacement de la mobilisation collective qui est en train de s’opérer.

Quand une classe dirigeante ne suscite plus l’adhésion à ce qui fonde le fait qu’elle est classe dirigeante, à savoir la direction de la production, il y a évidemment péril démocratique car elle sort son joker fasciste, mais raison de plus pour que la lutte de classes s’inscrive clairement dans le passage au communisme, dans le changement du mode de production. Toute autre attitude serait irresponsable. L’aspiration à bien travailler et la prise en compte de notre devenir sur la planète ne peuvent trouver réponse que dans une dynamique communiste de souveraineté populaire sur le travail. Et pour ce faire, inutile d’inventer l’eau chaude, nous disposons, grâce aux conquis du siècle dernier et aux effervescences contemporaines, d’un déjà-là communiste à actualiser et à généraliser, dès maintenant.

Notes :

[1] Salariat, revue de Sciences sociales, n° 1 (octobre 2022) : « Droit à l’emploi, droit au salaire ? », Le Croquant.
[2] Bernard Friot, Frédéric Lordon, En travail, conversations sur le communisme, La Dispute, 2021.
[3] Nicolas Da Silva, La bataille de la Sécu, une histoire du système de santé, La Fabrique, 2022.
[4] Nicolas Castel et Bernard Friot (dir.), Retraites : généraliser le droit au salaire, Le Croquant, 2022.
[5] Voir par exemple, chez Riot Editions, Notre condition, essai sur le salaire au travail artistique d’Aurélien Catin (2020) et Régime général, pour une sécurité sociale de l’alimentation de Kévin Certenais et Laura Petersell (2021).
[6] Voir le calendrier sur le site de Réseau Salariat
[7] Bernard Vasseur, Sortir du capitalisme, actualité et urgence du communisme, Éditions de l’Humanité, 2022.
[8] Voir en particulier Lucien Sève, « Le communisme » ? Penser avec Marx aujourd’hui, tome 4, première partie, La Dispute, 2019.
[9] Bertrand Louart, Réappropriation, jalons pour sortir de l’impasse industrielle, Éditions La Lenteur, 2022.
[10] Thomas Coutrot et Coralie Pérez, Redonner sens au travail, une aspiration révolutionnaire, Seuil, La République des idées, 2022.

Face à l’inflation, les banques centrales dans l’impasse

© Oren Elbaz

Alors que l’inflation atteint déjà des niveaux jamais vus depuis des décennies, la politique des banques centrales, les tensions sur les chaînes d’approvisionnement et à présent la guerre en Ukraine promettent une hausse des prix durable. Si la période actuelle semble plus que jamais dévoiler l’insoutenabilité du modèle financier contemporain, la fuite en avant et l’attentisme des institutions monétaires témoignent du refus de changer de paradigme. Face à la menace d’une action de ces dernières visant à contrer l’inflation, le spectre d’une crise économique et financière se précise.

Politique monétaire expansive et reprise économique

En mars 2020, la crise sanitaire déclenche une récession de haute envergure. Alors que les marchés financiers étaient au plus mal, ce nouveau choc apparaît et les banques centrales décident d’agir en injectant – par le biais de rachats massifs de titres de dette des États et de multinationales – des centaines de milliards de liquidités dans le système financier pour éviter la catastrophe. Depuis la crise des subprimes de 2007-2008, les banques centrales se sont promises de toujours fournir les liquidités nécessaires aux banques et autres institutions financières en cas de fortes secousses des marchés. Suite à la chute de Lehman Brothers en 2008, la non-intervention des banques centrales est devenue inconcevable. Entre la crise des dettes souveraines (1) en Europe, la crise du repo, et la chute des actions en 2018, les périodes de turbulences sur les marchés au cours de la dernière décennie ont toujours été suivis d’un soutien monétaire sans précédent. L’épisode de mars 2020 n’aura pas fait exception.

Grâce au soutien des institutions monétaires lors de la crise sanitaire, les pays ont donc pu emprunter massivement pour financer des plans de relance – bien plus maigres en Europe qu’aux États-Unis. Sous la présidence Trump, les États-Unis ont déclaré l’instauration d’un plan de 2 000 milliards de dollars, encore accru par Joe Biden depuis. Au sein de l’Union européenne, les 27 s’accordent autour d’un programme de 750 milliards d’euros. Au Royaume-Uni, c’est 180 milliards de livres. Au Canada, c’est 100 milliards de dollars canadiens répartis sur trois ans. Portée par une injection monétaire continue, la reprise économique se conjugue à des goulots d’étranglement sur les chaînes d’approvisionnements causées par la pandémie, et des pénuries de toutes sortes voient le jour : puces électroniques, papier, essence, produits alimentaires, etc.

Dans un tel contexte, les prix ne pouvaient qu’augmenter. Jusqu’au 24 février 2022 – date de début de l’invasion russe en Ukraine – l’inflation continue son chemin. Au mois de janvier, elle atteignait déjà des sommets dans l’ensemble des pays occidentaux. Mais lorsque la guerre retentit, ce phénomène en vient à s’accélérer. Les sanctions occidentales vis-à-vis de la Russie entraînent en effet une hausse de la spéculation sur les matières premières et donc une augmentation de certains produits, en particulier sur les hydrocarbures et les produits agricoles.

La décision de l’Ukraine et de la Russie de suspendre l’exportation de certains de leurs produits essentiels engendre de nouvelles pénuries. En parallèle, la stratégie 0 Covid extrême du gouvernement chinois crée de nouvelles tensions sur les chaînes logistiques. Aujourd’hui, la hausse des prix atteint 8,5% aux États-Unis, un record depuis 40 ans. Sur le Vieux continent, c’est 7,5%, le plus haut niveau enregistré depuis la création de l’indicateur. Au Royaume-Uni, c’est 7%, un sommet depuis 1992. Au Canada, c’est 6,7%, un record depuis 31 ans.

Les économies occidentales heurtées de plein fouet

Si, à première vue, ce phénomène pourrait s’avérer positif pour les États car il permet de réduire le poids de leur dette – dont la taille a considérablement augmenté durant la crise sanitaire -, un problème majeur se pose lorsqu’on considère la question sous sa dimension sociale. La grande majorité des salaires et prestations sociales ne sont pas automatiquement indexés sur l’inflation. Du fait des faibles négociations salariales alimentées par le refrain (2) de la « spirale prix-salaires », les salaires réels chutent drastiquement et des mouvements de protestation apparaissent. En Espagne, l’envolée des prix crée la colère chez les citoyens, et plus particulièrement chez les agriculteurs qui voient le prix des fertilisants exploser. En Grèce, une grève générale est en cours et les citoyens réclament une hausse des salaires. Aux États-Unis, la « Grande démission » représente l’immense vague de départs des salariés à la recherche d’un emploi mieux payé et de meilleures conditions de travail.

Pour contenir ces révoltes, les gouvernements ont recours à des mesures de soutien de tout type : chèque inflation, baisse des impôts, blocages des prix, diminution de la TVA… Dans le même temps, l’inflation « annoncée » est modifiée grâce à certaines décisions étatiques. En France, la hausse des prix atteint seulement 4,8% en avril – un des plus faibles niveau européen – grâce à la mise en place du bouclier tarifaire sur l’électricité et le gaz, qui est cependant censé prendre fin le 30 juin.

En parallèle, un jeu de communication se met en place. Pour se dédouaner de l’inflation survenue avant l’invasion de la Russie en Ukraine, certains dirigeants n’hésitent pas à remettre la hausse des prix sur le dos de la guerre. C’est notamment le cas du président Biden qui a déclaré le 11 mars dernier que l’inflation est due à Vladimir Poutine.

Si les gouvernements arrivent pour l’heure plus ou moins à maintenir le calme chez les citoyens, une hausse des prix trop importante pourrait accentuer ces tensions sociales, mais aussi remettre en cause le mandat des banques centrales qui reste principalement celui de la stabilité des prix.

Le risque d’une implosion ?

En 2008 comme en 2020, les institutions monétaires sont parvenues à prolonger un cycle économique qui semblait toucher à sa fin en augmentant sans cesse la dette des agents économiques. Mais dans le contexte actuel, la situation les en empêche. Face à l’inflation persistante – dont le contrôle leur échappe depuis bien longtemps – recourir à la planche à billet s’avère compliqué. Si les banques centrales envisagent une normalisation de leur politique au cours de l’année 2022, une diminution massive du volume de liquidités injectées et une augmentation marquée des taux pour endiguer l’inflation est un pari impossible.

La dette des agents privés atteint déjà des niveaux historiques. Dès lors, une hausse marquée des taux directeurs des banques centrales entraînerait un emballement de ces dettes et créerait une succession de défauts de paiements et de faillites pour nombre d’entreprises. On peut alors craindre une chute de la production, une augmentation du chômage, et un approfondissement de la récession.

Si les banques centrales ont le pouvoir de contrôler leurs taux directeurs (3), les taux auxquels les pays empruntent, fixés par les marchés financiers, fluctuent selon l’environnement économique et la situation financière des différents pays. Dans ce contexte, l’inaction des institutions monétaires produit d’inquiétants effets sur le marché obligataire. Depuis plus d’un an, les taux à long terme ne cessent d’augmenter. Depuis quelques semaines, cette spirale s’accélère : les investisseurs pensent que les institutions monétaires vont agir sur leurs taux directeurs pour contrer l’inflation, et ne veulent ainsi plus prêter aux États à des taux aussi faibles qu’auparavant car la hausse des prix s’intensifie et la valeur des obligations qu’ils détiennent diminue. De fait, la France n’emprunte plus à des taux négatifs comme en juin 2021, mais à 1,3 % sur 10 ans. Le Royaume-Uni n’emprunte plus à 0,3 % mais à 1,8 % sur 10 ans. Les États-Unis, comme le Canada, empruntent désormais à 2,8 % sur 10 ans et non plus à 0,5 % comme en mars 2020.

Une nouvelle crise des dettes souveraines en zone euro pourrait apparaître.

Si ces hausses peuvent sembler raisonnables en comparaison avec le niveau des années passées, la tendance est clairement à la remontée des taux directeurs. Or, au même titre que le secteur privé, le niveau des dettes publiques a considérablement augmenté au cours des deux dernières années. La dette publique atteint ainsi environ 150 % du PIB en Italie, 125 % aux États-Unis et 120 % en France. Lorsque ces mêmes États empruntent pour rembourser leurs anciennes créances, ils devront faire face à ces nouveaux taux du marché. Leurs dettes abyssales engendreront alors une augmentation du coût de leur dette qui aurait de lourdes conséquences pour les pays dont les finances publiques sont instables. En observant l’augmentation continue du spread (écart de crédits) entre l’Italie et l’Allemagne, l’hypothèse de voir la troisième puissance économique européenne vivre le même scénario que la Grèce quelques années plus tôt n’est pas improbable. Une nouvelle crise des dettes souveraines en zone euro pourrait alors apparaître. Du côté américain, le rapprochement entre le rendement d’une obligation de courte durée et celle d’une maturité plus longue témoigne de l’anticipation du marché face au risque de crise à court terme. 

Dans ce contexte, la bulle financière ne se maintient que par la politique monétaire accommodante des banques centrales. Les actions baissent mais se maintiennent à des niveaux élevés du fait des faibles taux et du volumes de liquidités injectées dans les marchés financiers. Ce qui rend donc ces derniers extrêmement sensibles à une action des institutions monétaires. Dans le cas d’une normalisation de leur politique, une crise financière semble inévitable. On comprend donc pourquoi le choix a pour l’instant été fait de laisser filer l’inflation.

La pression s’accentue

Les marchés réagissent en effet à l’inflation et la guerre en Ukraine. Les sanctions vis-à-vis de la Russie engendrent en effet d’importantes fluctuations sur les cours des matières premières et de nombreux appels de marges (4), susceptibles de créer un dangereux effet domino. Le président de la Réserve fédérale de Dallas estime ainsi qu’il existe un « risque macroéconomique. »

Cette même réaction est visible sur le marché obligataire. Face à la hausse de l’inflation et au risque d’une diminution du bilan de la FED, le prix des obligations diminue. La valeur globale des obligations est donc en baisse (524 milliards lors de la semaine du 18 avril). Étant donné que ces titres de dettes font souvent gage de collatérales lors d’échanges financiers, c’est-à-dire de garanties en cas de non-remboursement, on peut craindre une vente massive de tout types d’actifs pour obtenir des liquidités et ainsi combler la perte de valeur de ces garanties. Une dangereuse spirale pourrait se mettre en place.

Par ailleurs, l’augmentation des taux obligataires entraîne par ricochet des effets sur le marché immobilier. Aux États-Unis, le taux fixe à 30 ans dépasse 5 %, un niveau plus atteint depuis 2010. Cette augmentation, couplée à des prix historiquement élevés pourrait engendrer un ralentissement, voire une diminution des ventes, qui ferait alors baisser les prix. Dans ce contexte, l’augmentation constante de la durée de remboursement des prêts permet de maintenir la bulle immobilière.

Face à cet ensemble d’événements, les banques centrales ne peuvent agir activement. Le 16 mars dernier, la Réserve Fédérale américaine a donc décidé d’augmenter timidement ses taux directeurs de 0,25 %, pour les porter à 0,5 %. La banque centrale canadienne a fait de même quelques jours plus tôt. Au Royaume-Uni, la Bank of England a été légèrement plus offensive et les a augmentées à 0,75 %. En Europe, la BCE décide pour l’heure de ne rien faire, par peur de précipiter une crise économique. À titre de comparaison, la dernière fois que l’inflation atteignait 8,5 % aux États-Unis, les taux se situaient à 8 %. Au Canada, lorsque l’inflation augmentait de 6,7 %, les taux directeurs de la banque centrale étaient de 16 %. Ce refrain est le même pour l’ensemble des pays occidentaux.

L’attentisme des banques centrales s’explique sans doute aussi par la crainte d’un effondrement du modèle financier occidental en faveur des puissances de l’Est.

Après avoir évoqué une inflation temporaire et limitée pendant des mois, le discours et la crédibilité des banques centrales sont donc fortement remis en question. Est venu s’ajouter à cela la prise en compte d’une inflation de plus long terme et diffuse dans les secteurs de l’énergie et des matières premières. Celle-ci, générée par un goulot d’étranglement sur les chaînes d’approvisionnement et une création monétaire disproportionnée, amplifiée par la crise géopolitique récente, s’inscrit dans un contexte de marchés mondiaux dérégulés et instables.

Alors que les banquiers centraux ont perdu le contrôle des prix, un arbitrage difficile se rapproche : remonter leurs taux et précipiter une crise financière ou laisser filer l’inflation au risque d’un effondrement de la monnaie et de tensions sociales explosives ? Ce dilemme intervient alors que la concurrence entre grandes puissance s’intensifie et l’hégémonie historique du dollar est de plus en plus remis en cause. Dans le contexte où la Chine et la Russie ont clairement affiché leur volonté d’en finir avec l’hégémonie du dollar, l’attentisme des banques centrales s’explique sans doute aussi par la crainte d’un effondrement du modèle financier occidental en faveur des puissances de l’Est.

Notes :

(1) : Suite à la crise de la dette grecque en 2010, les pays européens ont vécu un emballement très fort de leur dette publique et de leurs déficits qui s’avéraient insoutenables. De nombreux plans de sauvetages ont eu lieu. Les pays ont dû s’adonner à des politiques d’austérités dans le but de retrouver des finances publiques stables.

(2) : Si l’histoire nous montre qu’une augmentation des salaires a généralement tendance à exercer une pression à la hausse sur les prix, elle nous montre surtout que le choix peut se faire entre les salaires et les profits. Si les salaires augmentent, les profits baissent. Si les profits augmentent, les salaires baissent. Dans tous les cas, les prix augmentent. Bien qu’un équilibre puisse être trouvé, la balance penche toujours d’un côté. Au moment des différents chocs pétroliers dans les années 1970, les gouvernements et syndicats avaient fait le choix d’une augmentation des salaires pour combler la baisse du pouvoir d’achat. De nos jours, les profits semblent être privilégiés, au détriment des salaires.

(3) : Les taux des banques centrales sont les taux directeurs. Ce sont des taux fixés à court terme par les banques centrales. On distingue trois types de taux directeurs : taux de refinancement, taux de rémunération des dépôts, et taux d’escompte. Le principal est le taux de refinancement qui correspond au taux d’intérêt des liquidités empruntées par les banques commerciales.

(4) : Un appel de marge se produit lorsque le courtier informe que le solde du négociateur est tombé en dessous de sa marge de sécurité. Dans ce cas, deux solutions sont possibles. La première : versement de fonds supplémentaires (sous forme de liquidités et/ou en numéraire) pour combler la dépréciation de la position ouverte sur le marché. Deuxième solution : Si de nouveaux capitaux ne sont pas apportés, le courtier se permet de couper la position pour arrêter les pertes.

« Il y a une stratégie de mise en déficit du système de retraites » – Entretien avec Michael Zemmour

Manifestation contre la réforme des retraites le 24 janvier 2020 à Paris. © Force Ouvrière

Alors que le projet de réforme des retraites de 2019 consacrait un changement total d’architecture du système, Emmanuel Macron vient récemment d’abandonner cette stratégie systémique. Le décalage de l’âge de départ à la retraite à 64 ans – proposé par le candidat E. Zemmour – ou même à 65 ans – piste privilégiée par V. Pecresse et E. Macron – a désormais le vent en poupe. Michael Zemmour est maître de conférences en économie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et le coauteur du système français de protection sociale (La découverte, 2021). Ce dernier nous invite à reconsidérer certaines idées reçues sur le système de retraite français – insoutenabilité, hausse des dépenses… – tout en nous proposant quelques pistes de réflexion pour en améliorer l’architecture. Entretien réalisé par Jules Brion et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Dans vos travaux, vous montrez que la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron en 2019 entérinait le passage d’un régime à prestations définies à un système à cotisations définies. Ce nouveau paradigme fonctionnerait « en pilotage automatique » puisqu’aucun déficit ne serait possible en théorie. L’annonce récente du candidat Macron revient totalement sur cette volonté de changer l’architecture du système. Devons-nous pour autant nous réjouir de ce discours ?

Michaël Zemmour : L’intérêt du système en pilotage automatique est qu’il permet à la politique de se désengager des réformes. On met le système dans une trajectoire voulue et les ajustements se font automatiquement, sans débat politique. L’annonce qui vient récemment d’être faite met de côté cette volonté de changer l’architecture du système pour revenir à des discours plus habituels en France : on va faire des économies sur les retraites en décalent l’âge de pension. On assume frontalement la conflictualité. Est-ce que nous devons nous en réjouir ? Bien sûr que non, la réforme qui est proposée est plus dure dans ses paramètres que tout ce qui avait été proposé en 2019. Derrière la réforme Delevoye, il y avait une volonté de faire des économies mais celles qui sont proposées avec la retraite à 65 ans sont plus importantes. De tous les scénarios de 2019, aucun n’envisageait de décaler l’âge de la retraite à 65 ans en seulement neuf ans, comme cela a été récemment annoncé. Macron a durci sa position. C’est un véritable tournant car on va plus loin que l’objectif d’équilibre ; on veut carrément faire des économies sur les dépenses. Ceci peut s’expliquer par deux raisons. Soit c’est une sorte d’obsession pour la réduction des dépenses publiques qu’exprime souvent Bruno Le Maire, soit une volonté de mettre les gens au travail coûte que coûte, dans toutes les conditions.

LVSL : On se souvient que certains justifiaient la nécessité de mener à bien la réforme des retraites en 2019 par la volonté de ne plus faire de perdants, de mieux protéger les parcours atypiques et fragmentés. On sait en effet que le système actuel est loin d’être parfait. Comment pourrions-nous l’améliorer afin de protéger les plus précaires ?

M.Z. : Nous pouvons noter trois gros défauts du système actuel. Le premier problème c’est l’inégalité femmes-hommes qui n’est d’ailleurs pas spécifique au système français. Pour calculer les droits de pension, on prend comme référence une carrière typique masculine, plutôt ouvrière. Même si les personnes qui ne se conforment pas à ce modèle vont recevoir des aides pour qu’elles se rattrapent, elles ne seront pas au même niveau que les autres. Le deuxième problème sont les poly-pensionnés, à savoir les personnes qui passent d’un régime à un autre, en particulier du public au privé, ou qui ont un bout de leur carrière à l’étranger. Le calcul de la retraite pourra être très aléatoire pour ces dernières.

« Deux choses sont à craindre : une dégradation du niveau de vie des retraités et un glissement vers un système public-privé pour les plus fortunés. »

Pour l’instant, peu d’annonces laissent entendre une amélioration de la situation. Si de plus en plus de personnes sont dans des conditions défavorables, on pourrait mettre en place des minimas de pension généralisées plus élevées, à savoir qu’il n’y ait aucune retraite en dessous d’un certain montant. On pourrait également supprimer la décote, le coefficient de minoration des droits de la pension de retraite de base. Le dernier problème important du système c’est que, même sans réforme, le niveau des pensions est déjà orienté à la baisse.

LVSL : Justemment, le dernier rapport du COR (Conseil d’Orientation des Retraites) estime que, même en l’absence de réforme, l’âge moyen de départ à la retraite va atteindre près de 64 ans d’ici 2040. Ce résultat surprenant illustre l’impact des réformes passées et l’âge d’entrée dans le monde du travail qui se fait de plus en plus tardive. Assisterons-nous rapidement à un drame social ?

M.Z. : Un drame non, mais il y a un débat sur le rôle de la retraite qui a énormément évolué. A sa création en 1945, toute la population française n’arrive pas à l’âge de la retraite. Puis, dans les années 1970, 1980 et 1990, ça devient un nouvel âge de la vie. Aujourd’hui, la retraite dure quasiment vingt-cinq ans, le niveau de vie des retraités est comparable à celui des actifs et on vit uniquement de sa retraite publique sans compléter avec du privé. Il y a eu un vrai retournement dans les années 2010 : les retraites sont alors de plus en plus courtes et de moins en moins généreuses. Statistiquement, il y a une légère baisse du niveau de vie lors de la liquidation. S’en suit alors une dégradation du niveau de vie tout au long de la retraite puisque celle-ci est insuffisamment revalorisée.

Ce qui nous guette c’est que d’ici 20 ou 30 ans, les personnes qui passent de la vie active à la retraite subissent un réel choc économique. On va assister à une dégradation objective du niveau de vie des retraités. Les seules personnes protégées seront celles qui auront souscrit en parallèle à des offres de capitalisation. Deux choses sont donc à craindre : une dégradation du niveau de vie des retraités et un glissement vers un système public-privé pour les plus fortunés.

LVSL : On a l’impression que les réformes menées depuis plusieurs dizaines d’années nous éloignent de plus en plus du système actuel qui pense la retraite comme la continuation d’un salaire de référence.

M.Z. : Il existe deux paradigmes pour penser la retraite. Elle peut être la continuation du salaire de fin de carrière. L’exemple parfait c’est la fonction publique où l’on prend votre traitement des six derniers mois sans les primes et on vous en maintient 75% brut. C’est également un peu la logique de la retraite de base de la Sécurité sociale. Avec le deuxième paradigme, on pense la retraite comme une sorte de pseudo-épargne, comme une photographie de la carrière. Votre retraite est alors beaucoup plus contributive. Si vous avez une bonne carrière, vous aurez une bonne retraite. Par contre, si vous avez eu des chocs dans votre carrière, alors ils seront retranscrits à la retraite.

« On vit dorénavant dans un système où chacun est entrepreneur de ses droits sociaux. »

Dans les trente dernières années, on a assisté à un léger glissement de la retraite de base de la Sécurité sociale vers une approche basée sur la pseudo-épargne. De fait, les retraites de base étaient avant calculées sur les dix meilleures années, maintenant tout est calculé sur vingt-cinq ans. Il y a eu deux types de réformes : certaines visant à faire des économies, d’autres à promouvoir la capitalisation. Par exemple, une réforme de 1987 supprime subtilement l’indexation des retraites sur le salaire des Français par une indexation sur l’inflation. Depuis, les pensions de retraite décrochent par rapport aux actifs. La retraite perd son rôle de salaire puisqu’elle ne progresse plus avec la productivité. Il y a eu également l’idée d’avoir un fond de réserve des retraites, qui a assez vite été siphonné. On souhaitait créer une sorte de fonds par capitalisation pour amortir les chocs démographiques et macro-économiques. Ça a été lu par certains comme l’entrée d’une logique d’accumulation des propres capitaux dans le système de retraite français, qui est traditionnellement par répartition.

Quand on regarde à l’international, la France n’a même pas un an de retraite en réserve par capitalisation, on reste donc quand même dans un système très largement par répartition. Ce qui pourrait à terme renforcer le deuxième paradigme serait une réforme vers un système généralisé à points ou une plus grande place faite à la capitalisation. De fait, la capitalisation signifie que chacun est entrepreneur de sa propre retraite tout au long de sa vie. On touche ici à la manière de penser le social de Macron. Le montant de la prime d’activité varie en fonction du nombre d’heures travaillées, on va désormais calculer son assurance chômage en fonction du nombre de jours travaillés…On vit dorénavant dans un système où chacun est entrepreneur de ses droits sociaux. Si l’on a un accident de carrière, on a moins de droits.

LVSL : Existe-t-il un risque que nous nous rapprochions dangereusement du mode de calcul des pensions de l’AGIRC-ARCCO – la complémentaire retraite des salariés du privé – qui pense plutôt la retraite comme une épargne personnelle ?

Le système Agirc-Arrco fonctionne avec des points. Pour les salariés non-cadres, ça représente un petit quart de la retraite, pour les cadres c’est plus de la moitié. Si ce n’est pas complètement une pseudo-épargne, ça y ressemble fortement. Les droits à la retraite dépendent de chaque point acheté individuellement. La part qu’elle a prise a été croissante dans les années 1980, elle a été rendue obligatoire par les professions qui ne l’avaient pas et puis elle a aussi été rendue obligatoire pour les cadres avec un salaire très élevé.

De fait, certaines personnes à gauche critiquent ce changement en disant que, si les cadres vivent très vieux, alors pourquoi les faire bénéficier très longtemps de la solidarité collective ? A l’inverse, certains pensent – et c’est ma position – que nous avons intérêt à avoir tout le monde dans le système de Sécurité sociale. De fait, dès 1945, les cadres ne voulaient pas être dans le système des ouvriers et s’y mélanger. En Allemagne, ils ont obtenu des droits d’opting out : si vous êtes suffisamment riches, vous avez le droit de ne pas être dans le système. Il y a eu un débat similaire lors de la réforme Macron. Certains, à l’instar d’Antoine Bozio et de Thomas Piketty, pensent que la retraite ne doit concerner que les salaires jusqu’à deux plafonds de Sécurité sociale, donc jusqu’à quatre SMIC. Après, tous les gros salaires doivent se débrouiller pour gérer leurs biens en capitalisation. Cette piste était présente dans le projet Macron. Et ce n’est pas totalement aberrant :  on peut se demander pourquoi le système social offrirait aux riches de grosses retraites. De fait, qui a besoin d’une retraite de plus de quatre SMIC ? La vision alternative, bien plus socialisante, est de dire que tout le monde est dans le système socialisé pour ne pas alimenter le système par capitalisation. On remarque, en France comme ailleurs, que lorsqu’un système par capitalisation se développe pour les super-cadres, très vite les cadres s’en emparent et cela crée une concurrence entre le système social et celui par capitalisation

LVSL : Les complémentaires privées de retraite se sont-elles développées en France ?

M.Z. : Les retraites supplémentaires sont ce que chaque personne dans le privé, via son entreprise ou individuellement, peut souscrire sous forme de plan d’épargne retraite. En France ça ne se développe pas beaucoup par rapport à d’autres pays ; alors même qu’il y a eu de nombreuses réformes pour faire des incitations fiscales. Le phénomène progresse lentement et pourrait se développer si les gouvernements montrent leur volonté de réduire le niveau de la retraite…  Les cadres supérieurs pourraient alors s’en emparer.

« Il n’y a aucune hausse des dépenses de retraite. »

Deux raisons expliquent ce faible développement des complémentaires privées. La première c’est que les retraites de base sont de très haut niveau par rapport aux autres pays. Pour l’instant, les populations qui auraient les moyens de recourir à des retraites supplémentaires n’en ressentent pas le besoin. Deuxièmement, ceux qui souhaitent épargner pour leur retraite, les 10% à 20% des plus riches, utilisent d’autres véhicules comme l’assurance-vie et l’immobilier. Il y a donc un vrai sujet, celui de l’articulation entre l’immobilier et la retraite. 80% des retraités sont propriétaires de leur logement et ceux qui en ont les moyens vont même avoir du patrimoine constitué en assurance-vie.

LVSL : Il y a quelque temps, vous vous inquiétiez de la situation des NER (Ni Emploi ni Retraite). Ces 1,4 millions de citoyens, de 53 à 69 ans, ni salariés, ni retraités, dépendent souvent d’aides sociales diverses (chômage, RSA, pension d’invalidité…). N’existe-t-il pas un risque que le prolongement de l’âge de départ à la retraite n’engendre d’autres coûts annexes pour la Sécurité sociale ?

M.Z. : Nous avons constaté lorsque nous avons décalé l’âge de la retraite de 60 ans à 62 ans que les gens travaillent en moyenne deux ans de plus. Cela s’est fait au détriment de leur santé mais ça a permis d’augmenter le taux d’emploi des séniors. Par contre, les personnes qui étaient sans emploi restaient plus longtemps hors de l’emploi, souvent dans des situations socialement inconfortables. Si l’on est optimiste, on peut se dire que nous allons reproduire la même chose. Sauf que c’est plus compliqué de rester en emploi de 62 à 65 ans qu’entre 60 à 62 ans. De fait, vous êtes plus malades, plus fatigué, les employeurs veulent moins de vous. Il y aura inévitablement un coût social important pour ces NER.

Un relèvement de l’âge d’ouverture des droits de deux ans aurait induit en 2019 une augmentation des dépenses de prestations sociales hors retraite et assurance chômage de l’ordre de 3,6 milliards d’euros.

Drees, 3 janvier 2022.

En termes de coût économique pour la société, la Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques (DREES) a calculé qu’un décalage de l’âge de départ à la retraite de deux ans provoquerait de nombreux coûts annexes (RSA, Allocation Adulte Handicapé …). Ce qu’on gagne en retraite, on le perd ailleurs …

LVSL : Deux solutions sont souvent utilisées pour réformer la retraite : augmenter l’âge de départ ou modifier le niveau des pensions. Pourtant, une hausse du taux de cotisation est rarement, voire jamais évoquée. Serait-ce une solution souhaitable et si oui dans quelles conditions ?

M.Z. : Ce qui est fou, c’est que nous avons à notre disposition trois leviers et que nous nous privons complètement de l’un d’entre eux. On met en exergue un côté épouvantail : « vous voulez augmenter les prélèvements obligatoires ! »  Évidemment, personne n’est content de payer plus de cotisations, tout le monde préfère avoir plus d’argent, mais ce ne sont pas des choses qui sont nécessairement insupportables. Au moment de la réforme des retraites, j’avais calculé que pour empêcher les retraites de baisser dans les cinquante années à venir, il fallait augmenter le taux de cotisation de 0,2 points par an. Ce n’est pas rien mais ce n’est pas astronomique non plus, ça s’est déjà fait dans la fonction publique et personne ne s’en est rendu compte. Pendant dix ans, on a augmenté leurs cotisations de 0,27 points par an alors même que leur point d’indice était gelé.

« Il y a une stratégie de mise en déficit du système des retraites. »

On fait comme si on allait ruiner les actifs en augmentant les cotisations mais ce n’est pas ce qui va se passer : s’il y a de la croissance économique, les salaires augmentent et les retraites vont stagner ou baisser. Encore une fois, les retraites ne sont pas indexées sur le niveau des salaires mais sur l’inflation. Augmenter les cotisations, c’est juste un moyen de permettre aux retraités de suivre en partie la progression des salariés.

LVSL : De fait, le COR (Conseil d’Orientation des Retraites) estime que le déficit que va rencontrer le système entre 2025 et 2030 est davantage imputable aux baisses de ressources du système – baisse de l’emploi, des salaires dans la fonction publique et non-compensation des exonérations fiscales – que par une hausse des dépenses. Quelles conséquences en tirer ?

M.Z. : Il est clair qu’il n’y a aucune hausse des dépenses de retraite. Il y a eu un pic en 2020 et le COR montre que, depuis, les dépenses baissent. Pourquoi une telle situation ? La désindexation des pensions liquidées, la baisse des droits Agirc-Arcco, la durée de cotisation qui a augmenté … Si rien n’est fait, les dépenses de retraites en points de PIB sont censées diminuer de manière pérenne.

LVSL : On entend pourtant souvent dire que le système ne sera plus soutenable d’ici quelques dizaines d’années.

M.Z. : En fait c’est l’inverse :  si on lit bien les rapports du COR, les réformes ont équilibré le système. Même s’il y a toujours des ajustements à faire, on revient financièrement à l’équilibre en 2030. L’Etat contribue en partie au système pour la solidarité et pour la fonction publique et il aimerait se retirer pour payer tout simplement moins. Ce désinvestissement se traduit également une baisse du salaire des fonctionnaires. Il y a vraiment une stratégie de mise en déficit du système des retraites par de nombreux biais. On a développé des éléments de rémunérations, à l’image des primes, qui ne sont pas soumis à cotisations. Tout ça génère des pertes de recettes assez importantes…

La prime Macron, c’est vraiment une caricature de ce phénomène : on ne gagne pas de droit contributif, pas de droit retraite, pas de droit chômage et en même temps la Sécurité sociale ne gagne pas un centime. C’est une vraie menace. Les ordres de grandeur de ces cotisations qui ne sont pas payées ne sont pas très éloignés de ceux des déficits que nous constatons. Si l’on voulait plus de ressources, la première chose à faire serait de dire que tout élément de rémunération est inclus dans l’assiette des cotisations.

LVSL : La loi Veil de 1994 contraint l’Etat à compenser les exonérations de cotisations qu’il accorde aux entreprises. Pourtant, certains accusent l’Etat de déroger à cette promesse.

M.Z. : C’est vrai, mais c’est pour l’instant un phénomène marginal. Quand on a commencé à faire des exonérations dans les années 1990, il y a une loi qui a stipulé que toute exonération accordée doit être compensée par l’Etat à la Sécurité sociale. En 2018, le gouvernement a annoncé ne plus le faire automatiquement. Toutes les anciennes exonérations, qui sont quand même les plus importantes (les exonérations employeurs Fillon, le CICE…) restent compensées. Pourtant, beaucoup de nouvelles mesures ne le sont déjà plus.  

LVSL : Le rapport du COR de 2021 pointe du doigt « la forte dépendance du système de retraite à la croissance » économique. Pourtant il est maintenant de notoriété publique qu’une croissance effrénée provoque de nombreux dégâts environnementaux et sociaux. Existe-t-il des pistes pour penser un système de retraite résilient dans un monde sans croissance ou en est-il complètement prisonnier ?

M.Z. : De fait, la question des retraites est une pure question de répartition. On a un revenu produit par une société et la seule question à se poser est de déterminer la part de ce revenu que l’on affecte aux retraités, c’est-à-dire que l’on prend aux actifs. Il ne faut pas oublier que ces derniers sont en conflit avec le capital pour avoir une masse salariale plus ou moins élevée. Techniquement, l’absence de croissance n’est pas un problème, même si quelques réglages devront être modifiés, puisque le système français a été paramétré pour « voler » la croissance aux retraités pour faire des économies (du fait de l’absence d’indexation sur le niveau des salaires, ndlr).

Par contre, là où l’on va avoir un problème, c’est que l’on a pu développer le système de Sécurité sociale pendant les trente glorieuses. Nous étions dans une situation de forte croissance économique, on pouvait alors aisément dire aux capitalistes que leurs profits allaient augmenter, aux salariés que leurs salaires nets allaient augmenter et en même temps on pouvait augmenter les taux de cotisation pour faire face à de nouveaux besoins. Si l’on a des besoins qui augmentent, comme c’est le cas en ce moment (santé, retraite, dépendance, environnement, éducation…) et que notre croissance stagne, les capitalistes ou les salariés ne vont peut-être pas spontanément tomber d’accord. Il y a une réelle discussion à avoir pour déterminer la part du revenu national que l’on socialise.

Baisse du chômage : la fausse victoire d’Emmanuel Macron

© Aitana Pérez pour LVSL

Si le chômage a récemment diminué, cela s’est fait en contrepartie d’une précarisation croissante de l’emploi. L’intérim, l’auto-entrepreneuriat uberisé et l’apprentissage sont en effet les domaines qui recrutent le plus. Pour les partisans d’Emmanuel Macron, les politiques de libéralisation du monde du travail doivent être poursuivies durant un nouveau quinquennat, comme en témoignent les annonces sur l’assurance chômage et le conditionnement du RSA. Le développement de l’apprentissage, qui a joué un rôle essentiel dans la réduction du chômage risque par ailleurs de prendre fin dès l’année prochaine. Au « quoi qu’il en coûte » succédera l’austérité, qui mettra en danger les fragiles avancées obtenues en la matière. Concilier plein-emploi et protection des salariés est pourtant possible, à condition de lancer des politiques keynésiennes et d’instaurer une garantie d’emploi.

« Le taux de chômage atteint son plus bas niveau depuis quinze ans » a déclaré Emmanuel Macron lors de la présentation de son programme le 17 mars dernier. Depuis, cet élément de langage est depuis constamment repris par les membres de la majorité en brandissant le chiffre de 7,4% calculé par l’INSEE, afin de présenter le bilan économique du quinquennat comme un succès. Après des décennies marquées par le chômage de masse et l’échec de François Hollande à « inverser la courbe », les récents résultats semblent en effet de bonne augure pour celui qui brigue un nouveau mandat.

Une baisse en trompe-l’oeil

Si les indicateurs sont à première vue plutôt bons, avec un taux d’emploi des 15-64 ans historiquement haut (67,5%) et une chute importante du chômage des jeunes (15,9% chez les 15-24 ans), d’autres statistiques dessinent un tableau bien moins reluisant. D’abord, les statistiques de l’INSEE et celles de Pôle Emploi divergent de plus en plus depuis 2010, conduisant le pouvoir en place à toujours choisir le chiffre qui l’arrange le plus. De même, les chiffres mensuels du chômage évoqués dans les médias se limitent généralement à évoquer la catégorie A, qui concerne les personnes qui n’ont aucun emploi. Or, si le nombre de personnes dans cette case a baissé de 15% depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, la baisse n’est que de 6% si l’on prend en compte les catégories B et C, qui recensent ceux qui ont un peu travaillé mais souhaitent davantage d’heures de travail. De plus, le « halo du chômage », c’est-à-dire les personnes qui recherchent un emploi mais ne sont pas immédiatement disponibles – pour des raisons très diverses – continue de s’étendre et concerne désormais 1,9 million de personnes. Il faut également mentionner le cas des chômeurs radiés par Pôle Emploi, c’est-à-dire qui ne bénéficient plus d’aides, mais sont toujours sans emploi.

La France suit de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

En outre, si la baisse récente inverse la tendance à la hausse observée depuis la crise de 2008, elle est largement obtenue au prix d’une précarisation accrue de l’emploi. Ainsi, l’INSEE révèle que les deux tiers des 107.000 créations d’emplois du dernier trimestre 2021 ont eu lieu dans l’intérim, où les contrats ont une durée moyenne de deux semaines. Si l’intérim apporte certes du travail, celui-ci n’est donc pas toujours synonyme de retour pérenne vers l’emploi. De même, le gouvernement s’est largement félicité du nombre historique de créations d’entreprises, qui a atteint un million en 2021. Mais près des deux tiers de ces créations sont le fait des auto-entrepreneurs, dont la rémunération moyenne est de 590 euros par mois et dont la protection sociale est très faible. La France suit donc de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

Enfin et surtout, le recul du chômage semble reposer très fortement sur la montée en puissance de l’apprentissage : entre fin 2019 et fin 2021, le nombre de contrats en question a presque doublé, passant de 480.000 à 900.000 ! Un chiffre qui expliquerait à lui seul les deux tiers de la hausse de l’emploi salarié… Or, les salaires et les cotisations sociales des apprentis sont quasi-intégralement payés par l’État. Si un tel dispositif a des mérites, notamment en matière de formation, il n’est donc pas certain que les apprentis seront ensuite embauchés, surtout si l’employeur peut, presque gratuitement, les remplacer par de nouveaux apprentis. L’explosion de l’apprentissage depuis deux ans paraît en outre fortement dictée par une logique électoraliste : ces nouveaux contrats sont largement issus des milliards déployés dans le cadre du plan France Relance, à travers le dispositif « 1 jeune, 1 solution ». Mais ce plan de relance ne s’étend que jusqu’à la fin 2022 et le budget consacré à l’apprentissage aurait déjà été dépassé de quatre milliards selon l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE), qui qualifie la situation de « difficilement soutenable ». Qu’arrivera-t-il une fois que le plan de relance aura pris fin et que les élections seront passées ?

Tout pour les entreprises, rien pour les salariés

On l’a vu, la baisse du chômage mise en avant par le gouvernement est donc fragile et obtenue par la création d’emplois low cost. Mais qu’importe, pour Emmanuel Macron et ses soutiens, cette inversion de la courbe du chômage justifie les politiques antisociales mises en place depuis cinq ans, qui se déclinent en trois parties. D’abord, la doctrine de LREM en matière d’emploi s’articule autour de la fameuse flexibilité des contrats de travail, afin d’offrir le plus de liberté possible aux employeurs, au détriment des salariés. La première loi travail, sous François Hollande, puis les ordonnances Pénicaud dès 2017 ont donc considérablement affaibli le code du travail, notamment en simplifiant les licenciements et en inversant la « hiérarchie des normes », pour instaurer le rapport de forces à l’échelle de l’entreprise, c’est-à-dire là où les salariés sont les plus faibles. Ensuite, les « marcheurs » ont encore accentué la « politique de l’offre », qui consiste à multiplier les cadeaux aux entreprises pour espérer susciter des embauches. Leur action en ce sens a été particulièrement forte : pérennisation du CICE – pourtant très peu efficace en matière de création d’emplois -, baisse des impôts de production, loi PACTE, flat tax ou encore baisse de l’impôt sur les sociétés (de 33,3% à 25% entre 2017 et 2022)…

Enfin, il s’agit « d’encourager le retour vers l’emploi » des chômeurs, considérés comme des fainéants ayant besoin d’être mis au pied du mur pour se lancer dans la recherche d’un travail. La récente réforme de l’assurance chômage, qui a profondément durci les conditions d’indemnisation et leurs montants, va pleinement dans ce sens. En cas de réélection, Macron prévoit de poursuivre cette chasse aux chômeurs, via une nouvelle réforme et la transformation de Pôle Emploi en « France Travail, annoncée comme un « changement profond ». En outre, en conditionnant le RSA à 15 à 20 heures de travail hebdomadaire, le chef de l’Etat entend étendre la logique du workfare, c’est-à-dire du travail obligatoire en échange d’allocations. Une logique qui rappelle les « jobs à un euro » d’Outre-Rhin, mis en place par le gouvernement SPD-Verts de Gerhard Schröder dans les années 2000, et dont le bilan social est déplorable. Un tel changement conduirait en effet à accroître le dumping social, puisque les personnes concernées seraient moins payées que les smicards à mi-temps. Quant à ceux qui refuseraient ces heures de travail, ils risquent de basculer encore davantage dans la pauvreté, alors que le RMI, l’ancêtre du RSA, visait au contraire à assurer un revenu minimal aux plus en difficulté.

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus

Pour justifier cette chasse aux chômeurs, les soutiens du chef de l’Etat ne cessent de mentionner les emplois non pourvus et de reprendre les témoignages de chefs d’entreprise ayant du mal à recruter. En somme, comme l’a résumé crûment Emmanuel Macron face à un chômeur en 2018, il suffirait de « traverser la rue » pour trouver un emploi. Si cette petite phrase est évidemment empreinte de mépris de classe, elle symbolise finalement bien la mauvaise foi du discours macroniste autour du travail. Les emplois non pourvus, estimés à environ 300.000, sont bien trop peu nombreux pour employer les 3,2 millions de demandeurs d’emplois de catégorie A recensés par Pôle Emploi. Ce dernier chiffre est d’ailleurs amené à augmenter à nouveau en cas de réélection du Président sortant, puisque repousser l’âge de départ à la retraite à 65 ans conduira mécaniquement de nombreux seniors au chômage plutôt qu’à la retraite. 

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte par ailleurs les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus. En effet, si certains secteurs ont indiscutablement des difficultés à recruter, les employeurs ont parfois une part de responsabilité : les conditions de travail, la rémunération, les trajets, les horaires, les possibilités d’évolution ou les diplômes demandés peuvent ne pas convenir aux salariés potentiels. Ce phénomène est par exemple particulièrement visible dans les « métiers du lien », où les salariés gagnent souvent bien moins que le SMIC malgré un dévouement considérable et des horaires à rallonge. Le secteur de l’hôtellerie-restauration connaît une situation similaire, le chômage forcé durant la crise sanitaire ayant conduit de nombreux employés à l’introspection sur leur travail et à plus d’exigences en matière de salaires et de conditions de travail lors de la reprise.

Allier plein emploi et protection des travailleurs

Faut-il en conclure que le plein-emploi est donc nécessairement inatteignable ? Ou que celui-ci ne pourrait se faire qu’en tordant le bras aux chômeurs pour les forcer à accepter n’importe quel emploi ? Non. Certes, la création d’emplois bas de gamme parvient à réduire le niveau d’inactivité. Mais elle a aussi pour conséquence de faire baisser le pouvoir d’achat – et donc la demande -, d’encourager le travail mal fait ou encore d’augmenter le nombre de maladies et d’accidents liés au travail, ce qui a des coûts importants pour la Sécurité sociale. Un tel scénario n’est donc pas souhaitable. Bien sûr, une adéquation parfaite entre les besoins des patrons et les souhaits des demandeurs d’emploi est impossible. Mais l’histoire économique nous rappelle que le chômage et la précarité de l’emploi n’ont rien d’une fatalité.

Le vivier d’emplois dans la reconstruction écologique et le renforcement des services publics est considérable.

Ainsi, face à un chômage de masse et à l’appauvrissement de la population américaine suite à la crise de 1929, le Président Franklin Delano Roosevelt (FDR) mit en place une protection sociale minimale et lança de grands projets pour relancer l’économie. Ce « New Deal » comportait bien sûr une vaste programme de construction d’infrastructures essentielles pour l’avenir du pays, telles que des routes, des barrages ou des réseaux électriques. Étant donné l’impréparation de nos sociétés face au changement climatique, de plus en plus violent, un programme similaire devrait aujourd’hui être une priorité. Concrètement, ce « Green New Deal » proposé par la gauche anglo-saxonne depuis quelques années consisterait à employer des millions de personnes pour isoler les bâtiments, améliorer les transports en commun, réparer les dégâts infligés à l’environnement ou encore préparer nos réseaux (électricité, eau, gaz, internet) aux impacts d’une météo de plus en plus folle. Le vivier d’emplois est donc considérable. Si la reconstruction écologique et le renforcement des services publics doivent être le cœur d’un nouveau « New Deal », d’autres professions y auraient également leur place. Par exemple, le monde artistique, très sévèrement affecté par la crise, fut fortement soutenu par FDR, via le Federal Arts Project. Concrètement, l’État employa directement 10.000 artistes, qui enseignèrent leurs savoirs dans les écoles et réalisèrent plus de 200.000 œuvres pour des bâtiments publics. Ici encore, un tel programme serait sans doute bien préférable au régime d’intermittent du spectacle.

Un autre aspect du New Deal mérite également l’intérêt : la garantie d’emploi. Mis en place aux Etats-Unis par le biais du Civilian Conservation Corps, ce dispositif a aussi été déployé en Argentine en pleine crise financière au début des années 2000 ou en Inde dans des régions rurales défavorisées. L’idée est simple : tout chômeur souhaitant travailler – c’est-à-dire l’écrasante majorité – se voit proposer un emploi. Pour définir le poste de travail, des réunions sont organisées au niveau local avec les employeurs, les chômeurs, les collectivités, les habitants et les syndicats pour définir les besoins non pourvus et voir comment les chômeurs pourraient y remédier. Loin d’être une forme de travail forcé et mal payé, comme le prévoit Emmanuel Macron pour les bénéficiaires du RSA, les personnes sous le régime de l’emploi garanti sont payées au salaire minimum, avec des cotisations.

La garantie d’emploi est de surcroît relativement simple à financer, grâce aux économies en matière d’indemnisations et pour les autres branches de la Sécurité sociale, ainsi qu’en supprimant les dispositifs tels que le CICE. Si une telle mesure soulève de vastes questions, elle permettrait néanmoins de briser la spirale destructrice du chômage et de répondre à de nombreux besoins inassouvis. Enfin, en établissant une garantie d’emploi, le chantage des employeurs au licenciement ferait beaucoup moins peur. Dès lors, un cercle vertueux de plein emploi et d’amélioration des conditions de travail pourrait se mettre en place. Tout le contraire, en somme, du dilemme entre exploitation et misère que promettent Emmanuel Macron et ses alliés.

« Le choix du chômage est la conséquence de décisions néolibérales » – Entretien avec Benoît Collombat

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Benoît Collombat © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Le chômage de masse qui mine la France depuis une quarantaine d’années est souvent présenté comme inéluctable et naturel. François Mitterrand ne déclarait-il pas à ce sujet en 1993 qu’on avait « tout essayé » ? Pour Benoît Collombat, journaliste à la direction des enquêtes et de l’investigation de Radio France, ce fait social n’est pourtant pas une fatalité, mais bien la conséquence de choix politiques. Dans la bande dessinée Le choix du chômage (Futuropolis, 2021), qu’il vient de signer avec Damien Cuvillier, ce dernier a enquêté sur les racines de cette violence économique, qui est notamment liée à la construction européenne. Entretien retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL Tout au long de votre livre, vous considérez que le chômage de masse n’a rien de naturel, et qu’il résulte au contraire d’arbitrages économiques conscients. Les banques centrales, à l’instar de la Federal Reserve (FED) ou de la Banque Centrale Européenne (BCE), ont ainsi adopté le modèle NAIRU. Ce dernier postule qu’il existe un chômage naturel impossible à résorber, sous peine de voir l’inflation augmenter. Quelle a été l’ambition de votre enquête ?

Benoît Collombat – C’est effectivement le point de départ de notre travail dont l’idée a germé en 2016. Je venais de publier avec Etienne Davodeau une enquête en bande-dessinée sur la violence politique dans les années 1960-1970 (Cher pays de notre enfance. Contre-enquête sur les années de plomb à la française, Futuropolis, 2015). Cela m’intéressait de raconter la suite de cette histoire : la violence provoquée cette fois non pas par les « barbouzes » ou les gros bras des officines gaullistes mais par les politiques économiques néolibérales qui vont être menées à partir de la fin des années 1970, malgré les alternances politiques. Avec Damien Cuvillier nous voulions utiliser le cadre du medium bande dessinée afin de questionner l’ossature idéologique qui sous-tend ces grands choix, souvent présentés comme intangibles. Nous sommes partis à la rencontre des témoins et des acteurs de cette histoire et avons épluché de nombreuses archives. Nous voulions confronter le discours officiel qui répète : « nous mettons tous les moyens en œuvre pour lutter contre le chômage » ou qui affirme : « on a tout essayé… » à la réalité des faits et aux conséquences sociales de ces choix. Ces politiques s’inscrivent dans une vision bien précise de l’économie : la stabilité de la monnaie doit prévaloir sur l’emploi, l’État doit être au service du marché et ne plus s’occuper de la monnaie et des banques. Le chômage devient une variable d’ajustement du fonctionnement de l’économie. L’emploi est subordonné à d’autres priorités, d’autres choix qui favorisent les épargnants et les détenteurs d’actifs.

« De Raymond Barre à Emmanuel Macron, nous sommes toujours dans ce même « couloir » d’options idéologiques. »

Une note de 1979 adressée par un haut-fonctionnaire du Ministère de l’Economie et des Finances au Premier ministre Raymond Barre en 1979 résume parfaitement les choses : « La politique économique et financière menée actuellement est la bonne. Elle est dans le couloir des bonnes options. Il y a une crête sur laquelle on peut se maintenir. Cela ne marche pas si mal : contrôle de la masse monétaire et du budget, tout cela va dans le bon sens. En revanche, il est impossible de régler le chômage à court terme. Il ne faut pas y songer. Il ne faut surtout pas utiliser la politique conjoncturelle pour tenter d’enrayer le chômage », conclut le haut-fonctionnaire. De Raymond Barre à Emmanuel Macron, nous sommes toujours dans ce même « couloir » d’options idéologiques.

LVSL Dans votre bande dessinée, on retrouve le sociologue Benjamin Lemoine. Ce dernier y explique que l’État français n’avait, dans les années 1960, pas besoin de faire appel aux marchés pour financer ses déficits puisqu’il avait recours au « circuit du trésor ». Pouvez-vous nous expliquer comment fonctionnait ce circuit et pourquoi nous ne l’utilisons plus aujourd’hui ?

B.C. – Le « circuit du trésor » était un circuit de financement de l’État français qui lui permettait de contrôler les banques et les flux monétaires en ayant la main sur les taux d’intérêts et in fine la distribution du crédit. C’était un cycle vertueux au service de l’investissement public et d’une politique de plein emploi. Tout cela va être démantelé par strates face à une pression idéologique issue de la pensée anglo-saxonne. La seule interrogation qui demeure pour les hauts-fonctionnaires dans les années 1970 c’est de connaitre la part d’inflation tolérée lors des relances budgétaires.

Le sociologue Benjamin Lemoine (L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’Etat et la prospérité du marché, La Découverte, 2016) explique que l’on est passé d’une époque où l’État investissait dans l’économie à une situation où l’État a été investi par les grands épargnants et les banques. Le renversement du rapport de force commence à s’opérer dès les années 1970 et va s’accélérer pendant le septennat de Valérie Giscard d’Estaing, sous l’action de son Premier ministre Raymond Barre (1976-1981). Ce dernier joue un rôle important dans les cercles de pensées néolibéraux : il a traduit en français Friedrich Hayek, l’un des penseurs du néolibéralisme, et a été vice-président de la Commission européenne, chargé de l’Economie et des Finances de 1967 à 1973. Lors d’une intervention devant un think tank libéral en avril 1983, Raymond Barre fustige ainsi « le goût invétéré du protectionnisme » propre au « tempérament français », appelant à « jouer la carte de l’ouverture sur l’extérieur, sans crainte des courants d’air mais, au contraire, en aspirant à en recevoir le souffle vivifiant. » Il utilise également une métaphore animalière censée incarner le retard français : « Il faut introduire le brochet de la concurrence internationale pour que nos carpes nationales perdent le goût de la vase », dit-il.

Mais derrière ces formules censées incarner « la modernité », c’est toujours la même idée : l’ordre social passe par la stabilité monétaire, tandis que les individus doivent s’adapter au « marché du travail. » Cette idée s’incarne parfaitement dans une scène dessinée par Damien Cuvillier dans notre ouvrage : en mars 1980, Raymond Barre se fait interpeller lors d’une réunion publique par des manifestants qui lui lancent : « Nous avons deux millions de chômeurs et c’est intolérable. » Le premier ministre s’énerve et leur répond : « Les chômeurs pourraient essayer de créer leur entreprise au lieu de se borner à toucher les allocations de chômage ! » Cette scène nous renvoie évidement à la petite phrase d’Emmanuel Macron qui a affirmé en septembre 2018 qu’il n’y avait qu’à traverser la rue pour trouver du travail…

LVSL – À la lecture de votre ouvrage, on a souvent l’impression que l’État français s’est auto-imposé des règles qui ne répondent à aucun impératif économique. Certains dogmes auto-imposés nous empêchent-ils de résoudre le problème du chômage structurel ?

B.C. – C’est évident, mais pour des raisons bien compréhensibles ce « choix du chômage » est rarement assumé publiquement. Cela arrive pourtant, parfois, comme par exemple lorsque Jacques Delors explique qu’« en allant jusqu’au bout de la politique de rigueur » il savait « que le taux de chômage continuerait à monter encore pendant quelques années » ou lorsque le même Delors affirme que « l’union économique et monétaire a eu un prix en termes de chômage ». La politique monétaire qu’il préconisait consistait à avoir un taux de conversion stable entre le franc et le deutsch mark par le biais de taux d’intérêts très importants, une monnaie surévaluée et donc des dégâts considérables sur le chômage. Alain Minc, conseiller du pouvoir d’hier et d’aujourd’hui, le reconnait également quand il nous explique que « pour faire la monnaie unique, François Mitterrand a accepté des taux d’intérêts extrêmement élevés pour que le franc ne décroche pas du mark », alors que l’Allemagne était en pleine réunification. « Mitterrand fait au nom du futur, très légitimement, un choix économique qui à court terme aggrave le chômage », constate Minc qui, comme Delors, considère cela comme un mal nécessaire au nom d’un prétendu sens de l’Histoire.

« Le pouvoir politique a choisi de laisser les clés du pilotage de l’économie à d’autres intérêts. »

Pourtant, ce choix du chômage est bien la conséquence de décisions néolibérales, qui profite à certaines catégories sociales. Nous avons ainsi retrouvé un document rare qui permet de faire un peu tomber les masques. Il s’agit d’une note de la banque américaine JPMorgan rédigée en octobre 1987 au moment où le directeur du Trésor français, Daniel Lebègue, participe à un déplacement à l’étranger, baptisé road show. Ce dernier a alors pour mission de vendre la politique économique et monétaire de la France et de séduire les investisseurs étrangers puisque la dette est placée sur les marchés financiers. Dans ce document, JPMorgan écrit qu’elle se réjouit de la politique économique française, qui affiche une inflation basse et un taux de chômage élevé de 11% qui permet de faire pression sur les salaires et d’écraser toute revendication salariale et sociale. Lorsqu’il quitte ses fonctions en 1987, Daniel Lebègue participe à un déjeuner au ministère de l’Economie et des Finances dirigé alors par Edouard Balladur, en présence de Pierre Bérégovoy, de Michel Pébereau, de Jacques Delors et de Jean-Claude Trichet, qui lui succède à la direction du Trésor. Il se réjouit alors du « consensus très fort » entre les uns et les autres sur le fait de mener « une politique économique sérieuse ». Le pouvoir politique a choisi de laisser les clés du pilotage de l’économie à d’autres intérêts.

Après quelques mois de relance keynésienne suite à la victoire de François Mitterrand en mai 1981, cette grande continuité économique est pleinement assumée par le pouvoir socialiste. Comme le résume Jean Peyrelevade, ancien conseiller du Premier ministre Pierre Mauroy, le « tournant de la rigueur » a été pris tout de suite parce qu’au sein même du parti socialiste (PS), il y avait des personnes comme Jacques Delors, ministre de l’Economie, ainsi que des conseillers comme Jacques Attali qui jugeaient déraisonnables les propositions du programme socialiste sur lesquelles le président Mitterrand avait été élu. Même le Premier ministre Pierre Mauroy qui incarne alors l’aile sociale du PS est influencé par la ligne Delors. Dès son discours de politique générale, le 8 juillet 1981, Mauroy explique que la politique qu’il va mener « sera conduite dans la rigueur. Cela signifie la rigueur budgétaire, martèle-t-il. Cela signifie que nous défendrons le franc et le maintiendrons dans le Système monétaire européen. Cela signifie une lutte déterminée contre l’inflation. Telle est notre ligne de marche ». En jouant sur toutes les possibilités graphiques qu’offre la bande-dessinée, nous essayons de restituer les coulisses de cette lutte d’influence qui a conduit le pouvoir socialiste à prolonger des choix néolibéraux et à justifier la rigueur par la construction européenne.

LVSL – Vous évoquez la « grande peur du désordre », donc du déficit commercial et budgétaire, qui agite la gauche à son arrivée au pouvoir. Pourtant, le rapport Eisner commandé et ensuite écarté par le pouvoir socialiste, a montré que le déficit commercial français était dû à la hausse des cours du pétrole et non aux nationalisations de 1981. Cette crainte du désordre était-elle un prétexte pour ne pas mener une politique ambitieuse capable de réduire le chômage de masse ?

B.C. – Comme le dit l’économiste Jean-Gabriel Bliek que nous interrogeons dans le livre, les socialistes avaient besoin de justifier le changement de leur politique économique en s’appuyant sur une caution étrangère. Pour cela, le ministère du Plan dirigé à l’époque par Michel Rocard et dans lequel travaillait Dominique Strauss-Kahn fait appel à l’économiste américain Robert Eisner. Mais ce dernier ne joue pas le jeu qu’on attend de lui. Le rapport a disparu des archives mais on peut en retrouver la trace dans un article publié en 1983 dans la revue américaine Challenge. Ce document explique clairement que le pouvoir socialiste a tous les outils en main pour mener une politique conduisant au plein emploi, quitte à sortir du système monétaire européen. Contrairement au storytelling martelé à l’époque comme aujourd’hui, cela n’aurait nullement conduit le pays à la catastrophe, estime Eisner. L’économiste américain ajoute que le déficit extérieur français n’a rien d’exceptionnel et s’explique largement par les importations de pétrole. Comme il n’allait pas dans le sens des orientations prises par le PS, ce rapport finit donc à la poubelle. Cette petite histoire dans la grande Histoire est éclairante. Pour reprendre l’expression de Jean-Gabriel Bliek qui a étudié de près cet épisode : « Tout ça a été un grand bluff. »

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Benoît Collombat © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

La fameuse « règle » du 3 % du PIB (Produit Intérieur Brut, ndlr) censée constituer une barrière infranchissable en matière de déficit public participe de la même entourloupe intellectuelle. Nous revenons sur les coulisses de sa création grâce au témoignage d’un haut-fonctionnaire de la Direction du Budget. Il raconte comment cet outil a été forgé à la demande du pouvoir politique, sans aucune rationalité scientifique… Il fallait simplement un outil en apparence incontestable pour justifier la rigueur et éteindre le débat sur la relance budgétaire. Ce 3% a ensuite été inscrit dans le traité de Maastricht avant de se mondialiser. Dans la même période, s’installe également tout un écosystème médiatique, dans la presse écrite et à la télévision, destiné à faire la promotion des options néolibérales. Je pense à l’émission en prime-time à la télévision « Vive la crise » présentée par l’acteur Yves Montand qui avait pour objectif de faire, et je reprends ici les termes d’Alain Minc, « la pédagogie de la rigueur ». L’opération s’accompagne d’un numéro spécial du journal Libération dirigé par Laurent Joffrin et Serge July pour délivrer le même message. L’Etat-providence est considéré comme anachronique, tandis que les français doivent se « serrer la ceinture » et s’adapter aux contraintes jugées salvatrices de la crise. Ce que Serge July résume ainsi dans son édito : « Le mot d’ordre n’est plus ‘‘changer la vie’’, mais ‘‘changer de vie’’ ». De la même manière, des spots de télévision sont diffusés sur France 3 mettant en scène l’homme d’affaire Paul-Loup Sulitzer. Ce dernier, cigare à la bouche, invite les français « à se jeter à l’eau » et à acheter des produits financiers proposés par la direction du Trésor, en vantant « un nouveau vocabulaire pour l’Etat : concurrence, marché et risque. »

Bien avant le « contre le chômage, on a tout essayé » de François Mitterrand en 1993, le PS avait complètement intégré que le chômage était une variable d’ajustement de l’économie et qu’il fallait faire avec. J’ai retrouvé dans les archives une page assez incroyable – que nous montrons dans la bande dessinée – qui est une publicité électorale du PS datant de janvier 1986. Nous sommes deux mois avant les élections législatives remportée par le RPR (Rassemblement pour la République, ndlr) de Jacques Chirac qui devient le Premier ministre de cohabitation (1986-1988) de François Mitterrand. Dans ce tract, le PS s’adresse aux épargnants (« Les économies rapportent plus à gauche qu’à droite ») qui ne veulent pas voir leur argent rogné par l’inflation (« Le steak de gauche augmente moins vite que celui de droite ») tout en mettant en avant le fait que « le chômage augmente moins vite à gauche qu’à droite » ! Un autre document de la banque américaine JPMorgan rédigé à la veille de l’élection présidentielle de 1988, constate avec satisfaction que, quel que soit le vainqueur, c’est la même politique économique favorable aux marchés financiers qui sera menée. L’alternance politique est devenue une fiction. Rien n’a fondamentalement changé depuis. Dès lors, comment s’étonner de la montée de l’extrême-droite ou de l’abstention massive ?

LVSL – Vous restituez dans votre ouvrage la parole de l’économiste Rawi Abdelal. Ce dernier laisse penser que les français n’ont absolument pas été poussés par les États-Unis pour institutionnaliser les règles du marché financier, mais que les élites politico-financières françaises ont très vite épousé le paradigme libéral. Lorsque la gauche était au pouvoir à partir de 1981, considérait-elle la libéralisation et la mondialisation comme un facteur pouvant engendrer du chômage de masse ?

B.C. – Les travaux de Rawi Abdelal montrent effectivement que les Français n’ont pas subi ce mouvement mondial de dérégulation mais en ont été les acteurs actifs. Certaines personnalités françaises influentes ont participé à ce phénomène comme Henri Chavranski (président du comité des mouvements de capitaux à l’OCDE de 1982 à 1994), Michel Camdessus (directeur du FMI de 1987 à 2000) ou Jacques Delors (président de la Commission européenne de 1985 à 1995). Le marché est devenu un horizon indépassable censé apporter « la prospérité pour tous », pour reprendre l’expression du livre de l’ex-chancelier allemand Ludwig Ehrard, grand pourfendeur du protectionnisme. La quasi-intégralité des personnalités que nous avons interrogées se gardent bien d’effectuer la moindre autocritique à ce sujet : à leurs yeux, il n’y avait pas d’alternative. « Ou alors, c’était le Venezuela », nous a-t-on systématiquement lancé avec un sens de la nuance que l’on appréciera.

On s’attarde longuement dans le livre sur la figure de Pierre Bérégovoy (ministre de l’Économie de 1984 à 1986 et de 1988 à 1992), issu d’un milieu populaire, qui avait fait de la lutte contre l’inflation sa priorité, une mission qu’il pensait au service du peuple, des plus défavorisés. Conseillé par son directeur de cabinet Jean-Charles Naouri (actuel PDG de Casino) et par Claude Rubinowicz, il a poussé activement à la libéralisation des marchés financiers et des capitaux. Pourtant, comme le montrent documents et témoignages, il s’interroge à plusieurs reprises sur le bien-fondé des orientations prises : il était favorable à une sortie du SME en 1983, ne partageait pas les orientations du rapport Delors en 1989 sur l’union économique et monétaire, il était contre l’indépendance des banques centrales, souhaitait que l’État continue à décider des taux d’intérêts et à piloter l’économie… Des notes montrent son inquiétude face à une politique qui n’endigue en rien l’augmentation du chômage, bien au contraire. Bérégovoy était obsédé par l’idée d’être Premier ministre, ce qu’il sera finalement de 1992 à 1993. Je pense qu’il a bien vu que, pour continuer sa marche vers le pouvoir, il devait se rallier à la doxa économique dominante. Après son suicide le 1er mai 1993, l’ancien ministre communiste de l’Emploi, Jack Ralite aura ces mots : « j’ai bien peur que celui qui a appuyé sur la gâchette, ce soit l’ancien cheminot. »

LVSL – Passons maintenant à la politique européenne, que vous abordez largement dans votre bande dessinée. Lorsque Jacques Delors accède à la présidence de la Commission européenne, il a pour objectif de supprimer dès 1992 toutes les barrières au sein de l’Union. Alors que le traité de Maastricht est signé cette même année, François Mitterrand ne semble pas se soucier qu’aucune harmonisation de l’épargne et de la fiscalité ne soit envisagée entre les pays membres. Pourtant, cette non-harmonisation laisse libre-cours au dumping social et fiscal largement préjudiciable à l’emploi dans l’hexagone. Mitterrand ne pouvait pourtant ignorer qu’Helmut Kohl, alors chancelier allemand, ne sacrifierait jamais les impératifs des épargnants qui représentent un électorat influent outre-Rhin. Dès leur conception, les institutions européennes ont-elles été un danger pour le maintien des emplois français ?

B.C. – Dès l’origine, la construction européenne est la fille d’une certaine matrice idéologique qui est celle de la Société du Mont-Pèlerin, groupe de réflexion composé d’économistes et d’intellectuels créé après la Seconde guerre mondiale. Au sein de cette famille existe une branche dite ordolibérale, qui constitue en quelque sorte la version allemande du néolibéralisme. La construction européenne a été grandement influencée par cette branche-là, dont le mantra est « l’économie sociale de marché ». L’expression est trompeuse : il ne s’agit nullement d’une priorité donnée à la question sociale, il faut l’entendre comme la primauté du marché au sein de la société. Dans un tel cadre, le plein emploi n’est pas l’objectif principal. Nous rappelons dans le livre l’alerte lancée à l’Assemblée nationale, en janvier 1957, par Pierre Mendès-France, juste avant le Traité de Rome. Ce dernier s’inquiète alors d’un projet « basé sur le libéralisme classique du XIXème siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes » avec le risque de sacrifier l’emploi et le progrès social. Bien avant Raymond Barre, les parcours d’un Jean Monnet, dont la figure a été mythifiée, ou d’un Robert Marjolin, son bras droit, sont très instructifs. Proches des milieux d’affaires, notamment américains, leur conception de la construction européenne est avant tout économique, contrairement à de Gaulle. L’entrée au panthéon de Jean Monnet (qui explique dans ses Mémoires avoir voté Mitterrand contre de Gaulle au deuxième tour de la présidentielle en 1965) en novembre 1988, par la volonté de François Mitterrand, est un symbole assez éloquent.

« Tommaso Padoa-Schioppa écrit que « les avancées de l’Europe ont été favorisées par [un] despotisme éclairé et [une] démocratie limitée ».

Pour que l’Allemagne d’Helmut Kohl renonce à son mark, la France va accepter ce logiciel ordolibéral, qui prévoit la mise en place d’une banque centrale indépendante. Autrement dit : la perte de contrôle de la monnaie par les États. L’économiste François Morin était à l’époque membre du Conseil général de la Banque de France. Il a assisté de l’intérieur aux débats préparatoires à la monnaie unique. Deux options étaient sur la table, dit-il : la voie du couronnement donnant la priorité à la construction économique de l’UE au détriment du politique, ou la voie du « big-bang » privilégiant l’intégration politique. C’est la théorie du couronnement qui a prévalu.

Cette architecture européenne a en grande partie été théorisée par un personnage totalement inconnu du grand public : Tommaso Padoa-Schioppa. Ce banquier italien, qui a notamment été directeur général pour l’Économie et les Affaires financières de la Commission européenne (1979-1983), membre du directoire de la Banque centrale européenne (1998-2005), ministre de l’Économie (2006 – 2008) du gouvernement Prodi ou encore président du Conseil ministériel du FMI (2007-2008) a joué un rôle clé dans la conception de l’euro et des institutions européennes. Jacques Delors le considère comme un « visionnaire » qui a inspiré son action. Padoa-Schioppa a également conseillé le gouvernement grec de Georges Papandréou en 2010, cinq ans avant l’arrivée au pouvoir de Syriza (parti politique grec au pouvoir entre 2015 et 2019, ndlr). Quand on se plonge dans ses écrits, on est frappé par la violence de sa conception du fonctionnement de la société. Tout en se félicitant de la Révolution silencieuse qu’a constitué à ses yeux le fait d’avoir dépouillé l’État-nation d’une partie de ses prérogatives (Padoa-Schioppa emploie l’expression de révolution « paperassière et procédurière, éparpillée dans la langue technique des bureaucrates »), il reconnait que la construction européenne n’est pas le fruit « d’un mouvement démocratique, ni d’une mobilisation populaire ». Padoa-Schioppa écrit même que « les avancées de l’Europe ont été favorisées par [un] despotisme éclairé et [une] démocratie limitée. »

NDLR : Pour en savoir plus sur la politique économique menée par le Parti socialiste entre 1981 et 1983, lire sur LVSL l’entretien réalisé par William Bouchardon : « Si on nationalise, ne faut-il pas aller vers la démocratie économique ? » – Entretien avec François Morin.

LVSL – Dans une Union européenne dont les membres sont privés de souveraineté monétaire et sont largement contraints dans leurs dépenses, quelles solutions restent possibles afin de résoudre le chômage de masse ?

Avec ce livre, nous ne prétendons pas apporter des réponses clefs en main. Nous souhaitons avant tout rendre cette histoire visible et lisible afin que chacun se l’approprie dans le débat public, et qu’elle ne soit plus réservée à une minorité d’ « experts » médiatiques. Il faut sortir de cette intimidation intellectuelle qui consiste à dire que ces sujets seraient trop compliqués pour le grand public. La monnaie, les banques, les marchés financiers, l’État… il ne s’agit pas de sujets techniques : ils sont éminemment politiques. Nous avons également voulu interroger la pertinence de choix qui, par définition, peuvent toujours être défaits et les relier à la force d’une idéologie qui embrasse l’action des individus. Maintenant que faire ? Rien ne se passera sans rapport de force politique, syndical et social comme le dit Ken Loach dans la préface de notre livre. Il constate qu’un mouvement social de protestations sans relais puissant et organisé c’est « comme la vapeur d’une bouilloire, il se dissipe dans l’air ». En mai 2021, François Hollande estimait que « le problème » de la gauche française était qu’elle « ne propose rien ». Dans notre livre, on voit au début des années 1980 le jeune Hollande supporter de Jacques Delors en train d’écrire des articles dans le journal Le Matin, proche du PS, en faveur de ces politiques néolibérales…

Ce logiciel social-démocrate est désormais à l’agonie. Dans le même temps, de nombreuses propositions alimentent en réalité le débat, sans être relayés par les médias dominants. Mais elles circulent. On peut citer le salaire à vie de Bernard Friot, la garantie économique générale de Frédéric Lordon, le salaire minimum socialisé de Benoît Borrits ou encore la garantie d’emploi de l’économiste américaine Pavlina Tcherneva qui a nourri le programme de Bernie Sanders aux États-Unis. La garantie d’emploi propose un emploi d’utilité sociale à toute personne qui le souhaite. Elle s’appuie sur le courant de pensée de la théorie monétaire moderne (MMT) porté notamment par Stéphanie Kelton qui part du principe qu’un Etat doit disposer de sa souveraineté monétaire, en mettant fin au chantage à l’emploi. Au terme de notre enquête en bande-dessinée qui a duré près de quatre ans, une grande bifurcation idéologique, sociale et monétaire apparait inévitable.

NDLR : Pour en savoir plus sur la théorie moderne de la monnaie, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Politicoboy : Stephanie Kelton : « Pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit ».

LVSL – De fait, dans la conception actuelle de l’Union européenne, cette ambition semble difficile…

B.C. – Cela n’a rien d’impossible. C’est avant tout une question d’objectifs politiques et de modalités pratiques. Comment retrouver les outils méthodiquement démantelés par les néolibéraux au fil des ans ? Comment redonner à l’Etat le sens de sa mission véritable ? Pavlina Tcherneva a une expression très forte lorsqu’elle explique que « soit vous garantissez le plein emploi, soit vous garantissez le chômage. » Elle évoque aussi le fait que « le chômage est une épidémie silencieuse », avec des conséquences sanitaires et sociales, ce que nous mettons également en avant au début de notre livre en évoquant les études de chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM, ndlr) faisant état de 14.000 morts par an liés au chômage. Les priorités collectives doivent être repensées. On voit bien que l’on arrive à la fin d’une séquence historique, sur fond de fuite en avant du capitalisme, d’augmentation des inégalités et de destruction des écosystèmes, le tout étant évidemment lié. Mais cette fin peut durer très longtemps ! Le néolibéralisme a toujours su traverser les crises, appelant à se « réinventer » pour mieux faire diversion et ne finalement rien changer à son agenda. Le risque pointé par le journaliste Romaric Godin (auteur de La guerre sociale en France. Aux sources économiques de la démocratie autoritaire, La Découverte, 2019) à la fin de notre ouvrage est celui d’un rapprochement entre une extrême droite sans boussole économique, et des élites néolibérales qui se radicalisent avec des méthodes de plus en plus autoritaires. Dans ce contexte délétère, il paraît urgent de transformer le choix du chômage en choix de l’emploi.

Pavlina Tcherneva : « Soit on garantit l’emploi, soit le chômage »

Pavlina Tcherneva

Pavlina Tcherneva est professeur d’économie à la Bard University de New York. Figure influente de la Théorie moderne de la monnaie (MMT), elle est l’autrice de La Garantie d’emploi – l’arme sociale du Green New Deal, traduit aux éditions La Découverte. Aux États-Unis, la Garantie d’emploi est une proposition particulièrement populaire, défendue par les partisans du New Deal vert et l’aile gauche démocrate. Elle consiste à mettre en place une offre d’emploi public à toute personne en faisant la demande, rémunéré à 15 dollars de l’heure – le salaire minimum fédéral défendu par le Parti démocrate – et permettant d’ouvrir les droits aux prestations sociales attachées à l’emploi conventionnel (cotisations pour la retraite, assurance maladie, congés payés, etc.). L’État agit ainsi comme employeur en dernier ressort afin de garantir le plein emploi, tout en établissant un seuil plancher en termes de salaire minimum et conditions de travail. Si la proposition a de quoi séduire, elle soulève de nombreuses questions, en particulier sur son financement et sa mise en œuvre concrète. En France, la sortie du livre a suscité du débat à gauche, relayé à travers de nombreux argumentaires publiés – entre autres – par Mediapart. Outre les aspects pratiques de la réforme, la question qui semble cliver est celle du dépassement du capitalisme. La Garantie à l’emploi est-elle un outil pour y parvenir, ou un leurre ? Nous avons interrogé Pavlina Tcherneva pour lui permettre de répondre aux principales critiques et nous éclairer sur l’applicabilité de sa proposition dans un pays comme la France. Entretien réalisé par Politicoboy.

LVSL – D’où vient l’idée de la Garantie d’emploi et quelle est sa finalité ?

Pavlina Tcherneva – La Garantie d’emploi (GE) n’est pas une idée nouvelle ; d’une certaine manière. Il me semble qu’on la trouve pour la première fois dans la Constitution française de 1793. Elle reconnaît que dans le système économique moderne, le travail salarié est déterminant et essentiel et qu’il constitue un droit fondamental. Vous retrouvez cette notion dans diverses constitutions, dans la Déclaration des droits de l’Homme de l’ONU et divers traités internationaux. La question est de savoir comment procéder pour garantir ce droit. Le principal élément qui unifie les propositions de Garantie à l’emploi est l’idée d’embauche directe des chômeurs par la puissance publique, seule institution capable de garantir le plein emploi. L’État est généralement responsable de nombreuses garanties : l’éducation, l’accès aux soins, etc. et il est responsable de la protection sociale. La Garantie d’emploi reconnaît que le gouvernement n’assure pas cet aspect fondamental de la sécurité pour la plupart des gens : l’assurance que si quelqu’un cherche un emploi, il en trouvera un. Ma proposition est nouvelle dans la mesure où elle relève le défi de garantir le droit à l’emploi via une option publique. Mais elle ne se limite pas à la création d’emplois. C’est aussi une force structurelle. C’est une nouvelle manière de faire de la politique budgétaire. C’est une façon de stabiliser l’économie. Et elle constitue un élément essentiel du New Deal vert. 

LVSL – Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur le coût social et économique du chômage pour justifier la Garantie d’Emploi.

P.T. – Oui absolument, le chômage est un fléau, une plaie pour la société. Nous avons tendance à l’oublier car nous acceptons le chômage comme s’il était normal et naturel, mais il inflige des coûts et des souffrances terribles aux gens, aux familles et à leur entourage. J’ai écrit ce livre fin 2019, avant la pandémie, et j’y fais valoir que le chômage est une épidémie silencieuse. Ce n’est pas seulement son coût social, la façon dont il affecte les personnes mentalement et physiquement, leurs enfants et l’effet sur la santé, mais aussi la manière dont il se propage dans la société. Il se diffuse et se comporte comme un virus. Et quand il s’installe dans un territoire, il provoque cette maladie chronique de l’emploi qui fragilise le tissu économique local et affecte la population. Si nous voulons y remédier, nous devons reconnaître que nous en supportons déjà les coûts et qu’il s’agit d’un paradigme destructeur. Le secteur public est déjà comptable du coût du chômage, donc sa responsabilité est de mieux faire les choses en matière d’emploi.

« Le chômage est un fléau, une plaie pour la société. Il inflige des coûts et des souffrances terribles. »

LVSL – Pour ceux qui ne sont pas familiers avec le concept de Garantie à l’emploi, pouvez-vous expliquer son fonctionnement ?

P.T. – Clairement, le fonctionnement sera différent selon les pays. L’idée centrale est qu’il revient au secteur public d’assumer la responsabilité du plein emploi. Il doit organiser un programme qui fournit des emplois aux chômeurs de manière permanente. Peu importe que l’économie soit en récession, en pandémie ou en période de relative prospérité. Ainsi, le secteur public agit de manière anticyclique (anticyclique qui va dans la direction inverse du cycle économique NDLR). C’est un aspect très mal compris de la Garantie d’emploi, mais tous les programmes du gouvernement sont anticycliques ! La sécurité sociale, l’assurance-maladie, le logement, l’alimentation, tous sont anticycliques. La Garantie d’emploi sera également anticyclique, car en période de ralentissement économique, l’impact se fait d’abord sentir sur l’emploi. Comment fonctionnerait-elle ? Elle sera financée par l’État, mais idéalement, elle devrait être administrée localement. Les programmes qui réussissent sont ceux qui ont été conçus localement, de manière participative, car c’est à ce niveau que les besoins des collectivités territoriales sont convenablement identifiés.

LVSL – Prenons le cas d’une personne qui souhaite profiter de la Garantie à l’emploi, comment cela se passe-t-il ? 

P.T. – Prenez les Job Centers (équivalent des bureaux de Pôle emploi en France NDLR) qui gèrent l’assurance chômage. Pourquoi ne pas les utiliser également pour la Garantie d’emploi en leur demandant de mettre en place une banque d’offres d’emploi ? Ces centres peuvent solliciter des propositions auprès de leur collectivité territoriale afin d’établir une liste de propositions d’emplois. Ainsi, lorsque vous déposez une demande d’assurance chômage, vous pouvez également profiter de l’option d’une offre d’emploi à 15$/h plus les avantages sociaux (ou 32 000 $ par an – 26 000 euros environ). Si vous ne la voulez pas, vous toucherez l’assurance chômage. Mais si vous choisissez l’option d’emploi garanti, le travail qui vous est proposé est proche de votre résidence, vous n’avez pas à faire deux heures de trajet. Vous participez à un projet qui vous permettra d’acquérir un certain niveau d’expérience et peut-être de nouvelles compétences. Et vous pouvez poursuivre les recherches d’emploi en parallèle comme si vous travailliez dans le privé. L’emploi garanti est un emploi de base qui vous offre un tremplin. Vous disposez d’une sécurité de base. 

LVSL – On oppose souvent la Garantie d’emploi au Revenu universel. Cette seconde option n’a pas votre préférence : pourquoi estimez-vous qu’elle constitue une moins bonne solution pour éradiquer la pauvreté et le chômage ?

P.T. – Je ne suis pas opposée à un revenu de base, mais je suis contre un revenu universel défini comme un revenu garanti – de l’ordre du SMIC – distribué à toute la population. Ma conception de la sécurité économique est une conception globale, multidimensionnelle et dépendante de la façon dont les gens vivent l’insécurité économique. Ainsi, pour certains, l’insécurité se situe au niveau de l’accès à l’éducation, pour d’autres ce sera un problème de logement, de revenu ou d’emploi. Nous garantissons déjà des formes de sécurité du revenu. Le minimum vieillesse et les allocations familiales universelles sont des formes de revenu de base que je peux défendre. Ce qui me pose problème, c’est le versement d’un revenu de base de 30 000 dollars par an à chaque personne, riche ou pauvre (l’équivalent aux États-Unis du revenu correspondant à un emploi garanti, soit environ 2 000 euros brut par mois NDLR). Je pense qu’il y a un problème éthique à fournir aux personnes riches un revenu de base dont elles n’ont pas besoin. Mais cela pose également des problèmes macroéconomiques. Premièrement, cela ne résout pas la question du chômage. Fournir aux gens un revenu de base ne crée pas directement de l’emploi. Il y aura toujours du chômage, et nous savons par expérience que les personnes bénéficiant du revenu de base continuent à chercher du travail et n’en trouvent pas nécessairement. Les gens ont besoin d’un emploi. Il faut accepter cette réalité. 

« Je suis profondément opposée au revenu universel sur des principes macroéconomiques et des principes moraux. »

Ensuite, l’autre problème macroéconomique est celui de l’inflation. Si on verse 30 000 dollars par an à chaque personne, cela représente environ un tiers du Produit intérieur brut (PIB). Pourquoi verserions-nous un tiers du PIB, sans condition, à tout le monde ? Et peut-on vraiment espérer que les entreprises qui disposent d’un pouvoir de marché significatif ne vont pas augmenter leurs prix pour capter une partie de ce nouveau pouvoir d’achat sous la forme de profit ? Bien sûr qu’elles le feront. Et il n’y a aucun aspect anticyclique au Revenu universel. On dépense juste un tiers du PIB chaque année. Je suis donc fortement opposée au RU sur la base de principes macroéconomiques et de certains principes moraux, mais je reconnais que nous devons soutenir les gens de plusieurs manières, et pas seulement par l’emploi. Nous devons fournir des aides financières aux personnes qui ne peuvent pas travailler ou qui ne devraient pas travailler. Nous ne voulons pas obliger tout le monde à travailler, ce n’est pas l’idée derrière la Garantie d’emploi. Selon moi, les aides sociales et la Garantie d’emploi sont complémentaires. Vous mettez en place une Garantie d’emploi et un revenu de base sous conditions.

LVSL –   La question du financement semble avoir perdu de son importance, lorsqu’on voit comment les États ont pu débloquer des milliers de milliards pour le secteur financier en 2008, puis face à la crise du Covid-19 depuis 2020. C’est du moins le cas aux États-Unis, où Joe Biden continue de proposer de larges plans de relance. Dans votre livre, vous liez la Garantie d’emploi à la Théorie moderne de la monnaie et vous préconisez de la financer par la dépense publique. En France, nous n’avons plus de souveraineté monétaire. Cependant, l’Institut Rousseau (dans sa proposition d’Emploi vert garanti), a identifié près de 100 milliards d’euros de dépenses annuelles faites au nom de l’emploi, et qui pourraient être redéployées pour financer une Garantie d’emploi susceptible – sur une base optimiste – de financer environ 5 millions d’emplois garantis. Mais un tel programme ne risque-t-il pas d’être victime de son succès et de voir ses coûts exploser ? Plus précisément, est-il concevable en France ?

P.T. – Nous devons reconnaître que le fait d’appartenir à une union monétaire impose certaines restrictions que la plupart des autres pays ne subissent pas. Nous pouvons travailler dans le cadre de ces contraintes, mais nous devons en comprendre les limites. Cependant, si la Garantie d’emploi est couronnée de succès et reconnue pour sa réussite, je pense que l’étape suivante consistera à en faire une proposition au niveau de la zone euro, qui serait financée de manière beaucoup plus centralisée par le budget européen. Ensuite, comme vous l’avez mentionné, la Garantie d’emploi est déjà finançable. Les coûts du chômage sont déjà intégrés dans le budget de l’État. La politique fiscale actuelle procède à de nombreuses initiatives au nom de la création d’emplois. J’ai mentionné dans une tribune publiée dans le journal Le Monde les subventions que l’Institut Rousseau a identifiées. Nous dépensons effectivement sans compter pour les entreprises, à travers les subventions, les allègements fiscaux, les baisses de charges et les contrats publics. Mais nous n’obtenons pas d’effet notable sur l’emploi. En même temps, nous savons que le gouvernement doit prendre en charge la hausse de la pauvreté et la répercussion du chômage sur la santé, le logement, etc. ces coûts sont déjà présents mais sont pour beaucoup invisibles. Avec la Garantie d’emploi, vous réduirez tous ces coûts et ressentirez l’effet sur le budget de l’État, y compris au niveau des collectivités territoriales. De plus, vous générez des effets positifs. Vous revitalisez des territoires ; vous soutenez l’économie par la dépense. Le secteur privé se porte beaucoup mieux qu’en situation de chômage de masse. Il faut donc s’attendre à ce que l’environnement économique global s’améliore, et que les conditions de travail dans le secteur privé progressent. L’autre élément est que les emplois garantis deviendront la norme, et le secteur privé devra s’y conformer. Quand l’économie est en plein emploi, le secteur privé augmente ses salaires. Il y est contraint. Et ça sera une conséquence de la Garantie d’emploi.

« Soit vous garantissez le plein emploi, soit vous garantissez le chômage. Il n’y a pas d’autres alternatives. »

Le programme sera-t-il victime de son succès au point d’être submergé par les demandes ? Je pense que pendant une courte période, vous pourriez assister à un phénomène de cette nature. Je l’ai vu en Argentine ; ils ont traversé une terrible récession avec un taux de chômage à 40%. Le gouvernement a mis en place une garantie d’emploi, uniquement pour les chefs de famille. Je crois qu’ils s’attendaient à cinq cent mille personnes et ils en ont eu deux millions. Mais l’économie a repris et les gens ont commencé à retourner dans le secteur privé. Je ne pense pas que nous devions nous attendre à une explosion permanente du budget, mais si nous anticipons une forte demande, nous devons réaliser que les critères de Maastricht sont des limites artificielles. Comme vous l’avez dit, la crise l’a montré. Si nous voulons faire quelque chose, nous le faisons. Nous trouvons l’argent. Ce n’est pas un problème, même pour les pays européens.

LVSL – Quels sont les principaux enseignements de l’expérience argentine, du programme Work Projects Administration (WPA) de Roosevelt aux États-Unis et du système d’emploi rural garanti en Inde ?

P.T. – Pour moi, l’enseignement principal est que nous pouvons mettre en place un programme de GE rapidement. Une fois qu’il y a un engagement clair du gouvernement, l’organisation suit très rapidement. Le deuxième enseignement est qu’obtenir un emploi produit un impact profond sur les personnes qui ne sont pas parvenues à en trouver. Et nous savons que les personnes les plus vulnérables sont celles qui connaissent le chômage le plus long. Ainsi, lorsque les gens s’opposent à la Garantie d’emploi, ils s’opposent de fait à ce que nous fournissions ce type de sécurité économique aux plus vulnérables. Ils défendent le droit des employeurs à avoir du chômage et à pouvoir exploiter, discriminer et harceler. Il n’y a pas d’autre alternative. Soit vous garantissez l’emploi, soit vous garantissez le chômage. Nous devons simplement choisir. Pour moi, la question ne se pose même pas. La Garantie d’emploi, quels que soient ses défauts, est bien meilleure que tout ce que nous faisons aujourd’hui. Nous le voyons en Inde. Voici un pays où des millions de personnes vivent dans la pauvreté. Et pourtant, ils sont capables d’organiser un emploi garanti pour environ 30% des ménages. Chaque année, il y a des fluctuations, mais le programme est permanent. Les gens vont et viennent, et ils l’organisent démocratiquement depuis la base jusqu’au sommet. L’Argentine l’a organisé démocratiquement. Aux États-Unis, les gens ont tellement plébiscité ce programme qu’ils ont commencé à estimer que c’était la responsabilité du gouvernement de maintenir le plein emploi. Le programme de Franklin Delano Roosevelt a été abandonné pour des raisons idéologiques. Mais en Inde, ils ne peuvent pas faire cela parce que le droit est garanti par la loi. Donc ne concevez pas la Garantie d’emploi comme une politique de crise, faites-la comme une politique structurelle. C’est une troisième leçon.

LVSL – Dans la version française de votre ouvrage, le lien entre le New Deal vert et la Garantie d’emploi est mis en avant. Pourquoi la considérez-vous comme un aspect essentiel de la transition écologique ?

P.T. – Les discussions sur la transition écologique ont toujours été difficiles parce que nous n’avons jamais réussi à y inclure la question de l’emploi. L’accord de Paris est clair : une transition doit être compatible avec les droits de l’Homme et être juste du point de vue des travailleurs, conformément aux priorités nationales. Sans la Garantie d’emploi, certains craindront toujours de perdre la plate-forme pétrolière ou la mine de charbon qui fournissent des emplois certes peu nombreux mais bien rémunérés. Et donc il y a toujours cette tension entre les emplois et l’environnement. Mais avec la Garantie d’emploi, vous mettez en place une assurance pour la transition.

Après il y a en réalité trois garanties différentes dans le Green New Deal. La première est une garantie de revenu, pour les employés du secteur des hydrocarbures entre autres, qui leur offre une bonne retraite avec une bonne assurance maladie. La deuxième est la garantie d’emploi dont je parle. La garantie que les plus vulnérables auront une offre d’emploi de base avec les avantages sociaux. Et la troisième garantie est la socialisation plus large de l’investissement. La puissance publique créera suffisamment d’emplois pour les travailleurs de tout niveau de qualification et de revenus. La transition est donc majoritairement soutenue par le gouvernement. C’est la partie que les gens confondent. Ils pensent que la garantie de l’emploi est une socialisation plus large de l’investissement. Mais ce n’est pas le cas ! Le gouvernement doit mener la transition écologique, avec toutes les compétences, toutes les technologies, tous les acteurs, publics et privés.  Mais cela ne signifie pas que chaque personne aura un emploi. Sans la GE, les personnes vulnérables risquent quand même de se trouver sans emploi. 

LVSL – Prenons l’exemple d’un ingénieur ou plutôt d’un technicien qui travaille dans une raffinerie en France. Il s’agit d’un emploi qualifié et bien rémunéré. S’il perd son travail dans la transition énergétique, pour lui un emploi garanti ne demandant pas de qualifications particulières ne sera pas satisfaisant.

P.T. – La Garantie d’emploi n’est pas une solution pour toutes les pertes d’emploi. Si je suis un expert-comptable et que je perds mon emploi, la garantie d’un emploi de base n’est probablement pas satisfaisante. Elle ne sera probablement pas la solution à tous les problèmes du marché du travail. Je ne vais pas garantir à un avocat ou à un banquier d’affaires son emploi avec un revenu équivalent. Je ne vais pas concevoir une politique publique qui garantirait ces salaires élevés dans un marché du travail qui, de toute façon, détermine mal le prix de la main-d’œuvre. Ce que le gouvernement doit faire, c’est garantir le plancher. Et ensuite réfléchir de manière créative aux possibilités de soutenir le reste de l’économie. Mais le Green New Deal fournit une garantie pour l’ingénieur via les investissements dans la transition énergétique. Avec une formation adaptée bien sûr. Ainsi, dans un sens, si votre compétence est de travailler sur une plateforme pétrolière, oui, nous voulons que cette compétence disparaisse. C’est une qualification inutile. Je comprends donc que les revenus moyens ne bénéficient peut-être pas de la garantie d’emploi. Mais les revenus moyens bénéficient de l’investissement public et de l’investissement social important que le New Deal vert déploie. Pour établir une comparaison, il suffit de regarder ce qui est arrivé après la Seconde Guerre mondiale. Nous avons créé beaucoup d’emplois syndiqués, beaucoup d’emplois dans le secteur manufacturier, beaucoup d’emplois bien rémunérés grâce aux contrats publics et aux investissements de l’État dans les infrastructures. Mais nous n’avons pas créé d’emplois pour tous les chômeurs. Nous n’avons pas garanti le plancher. Nous avons mis en place un salaire minimum, mais si vous ne trouviez pas d’emploi, vous n’en bénéficiez pas. Ce que je propose, c’est de penser au plancher absolu et aux plus vulnérables qui ont aussi de la valeur. Personne n’est inemployable.  

LVSL – La question de la mise en place de la Garantie d’emploi soulève de nombreux doutes. On pense notamment à l’encadrement, à la formation ou encore à la nécessité de trouver des emplois utiles. Ne risque-t-elle pas de nécessiter une gigantesque bureaucratie ?

P.T. – Ce n’est pas dit. Si les pays émergent comme l’Argentine, l’Afrique du Sud – que je n’ai pas encore mentionné – ou l’Inde peuvent la mettre en place rapidement, un pays comme la France peut être tout à fait capable de le faire. Il y a d’innombrables tâches susceptibles d’améliorer notre bien-être qui peuvent être accomplies. Dans l’environnement en particulier, mais pas seulement. Premièrement, il y a beaucoup de travail disponible. Ensuite, critiquer l’aspect bureaucratique est très étrange. Nous avons une bureaucratie géante pour garantir l’éducation. Personne ne dit qu’il faut supprimer l’école pour autant. L’armée est une gigantesque bureaucratie. Si vous voulez mettre en place la Garantie d’emploi, vous devez le faire correctement. Bien sûr, vous allez avoir besoin d’une administration, mais n’oubliez pas qu’il y a déjà une lourde administration pour gérer la pauvreté et le chômage de même que pour gérer les prestations sociales, les aides au logement et contrôler les demandeurs. Aux États-Unis, il y a une bureaucratie énorme dans le seul but d’obliger les chômeurs à chercher des emplois qui n’existent pas. Donc la bureaucratie est déjà là. 

LVSL – Des gens comme Matt Bruenig (président du think tank People’s Policy Project aux États-Unis, proche de la gauche radicale) critiquent le fait que la Garantie d’emploi nécessite des emplois non qualifiés, qui ne requièrent pas des capitaux importants et qui ne soient pas essentiels afin de ne pas faire concurrence au secteur public traditionnel et de ne pas créer de vide lorsque les bénéficiaires d’un emploi garanti trouvent un autre emploi. Pour lui, cela signifie que seuls des emplois de faible qualité remplissent le cahier des charges de la Garantie à l’emploi…

P.T. – Pour un socialiste, c’est un point de vue très bourgeois ! C’est vraiment condescendant de dire que nous allons créer des emplois de faible qualité et à très faible niveau de compétences, sans reconnaître que la personne qui est au chômage est dans une situation très détériorée, et sans reconnaître que la façon dont le marché du travail fonctionne est particulièrement injuste et cruelle. Il n’y a pas d’emplois de mauvaise qualité. Nettoyer les rues, est-ce un emploi de faible qualité ? C’est de l’assainissement. C’est de la santé publique. C’est essentiel. Peut-on vivre sans assainissement ? Absolument pas. Planter un arbre. C’est un travail de mauvaise qualité ? C’est le poumon de la ville. Quel travail est de mauvaise qualité ? J’aimerais savoir ce qu’il entend par emploi de mauvaise qualité. Personne ne propose de casser des cailloux. Qui propose cela ?

LVSL – Mais reste le problème du vide créé lorsque les personnes quittent les emplois fournis par la Garantie d’emploi…

P.T. – C’est une question séparée. Elle découle de l’aspect contracyclique, aspect qui est mal compris. Le programme sera contracyclique parce que le secteur privé est lui-même contracyclique. Le chômage est contracyclique. Mais ce que la plupart des gens ignorent, c’est que tous les pays qui ont atteint le plein emploi ont été stabilisés économiquement. Regardez le Japon, regardez la Suède, ils ont ce modèle de socialisme corporatiste. C’est stable. Le taux de chômage est bas et stable. Avec la GE, il y aura un peu de fluctuations, mais c’est du fait du secteur privé. Le secteur public devra donc disposer de la structure nécessaire pour accueillir les personnes qui arrivent et, bien sûr, les laisser partir quand elles en ont besoin. Les gens quittent les emplois du secteur privé tout le temps ! Pourquoi serait-ce un problème pour la Garantie d’emploi ? Vous devez concevoir la Garantie d’emploi comme une structure permanente, parce que le chômage est permanent. Mais ce que je veux vraiment préciser, c’est que la Garantie d’emploi n’est pas un substitut à la fonction publique qui remplit une mission permanente. Ce n’est pas un substitut pour les écoles publiques, pour les inspecteurs du travail ou pour les infrastructures publiques, mais vous pouvez accueillir quelques personnes dans ces bureaux pour faire une formation sur le tas avant de les rediriger vers un emploi privé ou un emploi public conventionnel. La Garantie d’emploi est une option publique, pas un substitut à la fonction publique.

« La Garantie d’emploi est une proposition très populaire ! Nous devons nous organiser autour de propositions populaires. »

LVSL – En France votre proposition suscite du débat au sein de la gauche. Au-delà des aspects que nous venons d’aborder, certains économistes keynésiens comme Henri Sterdyniak, dont vous avez lu la critique, reprochent à la Garantie d’emploi son potentiel rôle de roue de secours du capitalisme, c’est-à-dire le fait qu’elle ne permette pas de le dépasser. Elle constituerait un mauvais combat, voire une erreur stratégique. Au lieu de porter la lutte au sein des entreprises, au point de production où s’exprime de façon la plus directe le rapport de force entre travail et capital, la GE renoncerait à contraindre les entreprises à assurer l’emploi. À l’inverse, d’autres économistes keynésiens ou le journaliste économique Romaric Godin, auteur de la postface de votre livre, voit dans la GE une arme pour les luttes sociales, au potentiel révolutionnaire.

P.T. – Permettez-moi de commencer par la question de la remise en cause du capitalisme. La Garantie d’emploi ne se substitue pas à d’autres causes progressistes que l’on peut promouvoir par ailleurs. Mais elle remplace le système actuel. J’ai du mal à imaginer qu’on puisse défendre une autre approche qui serait disruptive tout en perpétuant le chômage de masse et ses effets. Est-ce l’avenir que les socialistes veulent bâtir, sur le dos des chômeurs ? Si c’est le cas, je ne suis pas d’accord. La Garantie d’emploi éradique cette abomination qu’est le chômage. Et si vous voulez des politiques plus révolutionnaires, elles peuvent être mises en place en parallèle. Mais regardez. Les syndicats américains ont adopté et soutiennent la Garantie de l’emploi. La CES (Confédération européenne des syndicats) l’a également adoptée. Les gens doivent comprendre son pouvoir. Si la crainte du chômage ne fait plus partie de la négociation, et si la menace du chômage ne plane pas constamment sur la tête des travailleurs, vous disposez d’un outil que vous n’aviez pas auparavant. Peu importe ce que vous souhaitez en faire. Alors, est-ce que la GE va sauver le capitalisme ou non, je ne trouve pas que ce soit un débat très pertinent, parce que la GE apporte une transformation positive à un système économique très injuste. Et c’est aussi une proposition très populaire ! Regardez les enquêtes d’opinions. Je pense que nous devons en prendre conscience. Nous devons nous organiser autour de propositions populaires. Si quelqu’un veut militer et lutter, c’est une proposition qui est sur la table. C’est la base d’un nouveau contrat social. Vous en faites ce que vous voulez. Je pense que Romaric Godin a raison, que cela pourrait avoir un potentiel révolutionnaire. Cela fait pencher la balance du rapport de force davantage en faveur des travailleurs et leur donne un plus grand pouvoir. Mais je reconnais volontiers que le but de la GE n’est pas de dépasser le capitalisme. Ce programme n’a pas été conçu pour offrir des solutions à tous les problèmes du capitalisme.

LVSL – Le secteur privé doit-il craindre la Garantie à l’emploi ? On pourrait arguer que ce projet soutiendrait la demande et stabiliserait l’économie.

P.T. – Je suis certaine que le secteur privé ne va pas aimer cette proposition. Nous voyons bien comment les représentants patronaux et la droite en parlent. Ce qui est plus intéressant, c’est que nous observons un soutien en faveur de la Garantie d’emploi depuis les quatre coins de la société civile. La question est de savoir comment parvenir à la mettre en place. Les capitaines d’industrie vont s’y opposer, c’est certain. Ils se sont toujours opposés à ce type de politique. L’Inde a-t-elle réussi ? Dans un sens, oui. Ils ont réussi à en faire une loi. C’est-à-dire que le gouvernement est responsable de garantir l’emploi. Le programme a beaucoup de problèmes. Les industriels le combattent tout le temps. Ils essaient de saper son financement. Ils essaient d’obtenir des contrats privés à la place d’un emploi public direct. Bien sûr, c’est un processus. Mais il y a des éléments déterminants. Si nous ne voulons pas défendre le privilège capitaliste de payer des salaires de misère, il faut établir une norme. Il n’y a tout simplement pas d’autre moyen. Si vous voulez vraiment mettre en place un salaire minimum et le plein emploi, vous devez également garantir la possibilité d’obtenir un emploi au salaire minimum. Et pour en revenir à votre question, n’est-ce pas Franklin D. Roosevelt qui disait : « Traitez les intérêts financiers comme des bébés. »  Ou bien était-ce Keynes dans une lettre à FDR « Vous devez accepter le fait qu’ils se plaignent en permanence, et les ignorer. »

Garantie publique d’emploi : défendre les communs contre l’individualisme du revenu universel

Depuis plusieurs années, l’idée d’un revenu universel suscite l’enthousiasme des électeurs de droite comme de gauche, recouvrant alors des réalités bien différentes. De l’outil d’accentuation du néolibéralisme à l’utopie émancipatrice de gauche, ce dispositif protéiforme ne propose toutefois pas de solution au problème politique et psychologique du chômage de masse qui traverse notre société. À l’inverse, la garantie publique d’emploi propose d’orienter ces dépenses publiques vers la création d’emplois utiles à la société et préservant l’autonomie des travailleurs.

L’idée du revenu universel, popularisée depuis une vingtaine d’années et mise en lumière lors de la dernière campagne présidentielle, n’est pas nouvelle. À gauche, cette idée de verser une somme à tous les citoyens sans condition et cumulable avec une autre source de revenu est régulièrement évoquée dans les agendas politiques. Pourtant, ses sources d’inspiration idéologiques et ses implications sont rarement définies. Les origines idéologiques du revenu universel, et en particulier ses racines néolibérales, méritent donc l’intérêt.

Déconstruire le mythe de la fin du travail

Les racines du revenu universel sont plus anciennes qu’il n’y paraît : certains chercheurs présentent Thomas More comme l’auteur de la première mention au revenu universel. Dans son ouvrage éponyme datant de 1516, More imagine une île nommée Utopie, dont l’abondance des ressources permettrait à tous ses habitants de disposer de moyens de subsistance indépendamment de son travail. Dans son sillage, plusieurs auteurs de premiers plans ont ensuite évoqué cette idée, certains mettant en avant l’impérieuse nécessité de garantir l’accès aux biens de première nécessité, d’autres considérant la lutte pour le plein emploi comme un objectif devenu irréalisable, notamment en raison du remplacement à venir du travail par la technologie. 

En effet, lors de la dernière campagne présidentielle, les chantres du revenu universel venus de la gauche ont surtout avancé l’idée selon laquelle le progrès technique et la robotisation des tâches ‒ parfois désigné par le terme abstrait d’intelligence artificielle ‒ conduirait à la « fin du travail » (1). Nombre de prévisionnistes se sont même aventurés dans des exercices de chiffrages des pertes d’emplois résultant de l’automatisation des tâches (2). Cette idée sous-entend que les gains de productivité exponentiels du capital sont inéluctables dans un avenir proche, faisant ainsi s’éroder les besoins des processus productifs en facteur travail. L’intelligence artificielle emporterait alors tout avec elle, consacrant ainsi l’ère du « post-workism », celle de la société sans travail, où les revenus d’activité seraient, pour les plus optimistes, mutualisés pour permettre la subsistance précaire des post-travailleurs.

Quoique le progrès technique ait de réelles conséquences sur l’évolution des processus productifs, son implication dans la hausse du chômage sur le long terme est difficilement établie. D’un point de vue historique, les périodes de fortes hausses de la productivité ont aussi été celles des plus faibles niveaux de chômage : chaque révolution technique s’est accompagnée d’un élargissement du spectre de consommation des ménages, créant de nouveaux emplois qui se substituent à ceux détruits par le progrès technique. Ce processus a été décrit très tôt par Alfred Sauvy dans sa théorie du déversement (3), ainsi que par Joseph Schumpeter dans son concept de destruction créatrice.

En somme, il est probable que les théories de la fin du travail relèvent davantage de l’ancestrale anxiété à l’égard des transformations économiques induites par la technologie, comme l’a démontré Joel Mokyr en 2015 (4). Thomas Mortimer et David Ricardo expriment d’ailleurs déjà leurs inquiétudes au XVIIIe et XIXe siècle de voir la mécanisation industrielle prendre démesurément le pas sur la condition ouvrière. Si les prévisions alarmistes ont toujours exagéré la disparition des emplois existants, elles ne mettent pourtant jamais en exergue la création de nouvelles tâches et des nouveaux besoins de consommations à venir : la théorie économique, de son côté, privilégie plutôt l’idée selon laquelle l’innovation contribue à la croissance économique et pèse in fine à la baisse sur le chômage. Peu d’études statistiques ont par ailleurs établi de lien causal entre développement technologique et disparition du travail. Une étude prospective des économistes Frey et Osborne est parfois citée, mais celle-ci est largement critiquée, notamment pour le caractère arbitraire de ce qu’ils désignent comme étant des emplois automatisables (5). Dès lors, nos appréhensions quant à l’avenir du travail méritent d’être relativisées.

Le revenu universel : utopie émancipatrice de gauche ou artefact néolibéral ?

Les défenseurs de gauche considèrent également le revenu universel comme un moyen, outre de compenser la mécanisation du travail, de s’émanciper de ce qu’ils considèrent comme intrinsèquement aliénant, à savoir le travail dans les sociétés modernes. La fin du travail salarié serait, en plus d’être une fatalité, un besoin anthropologique. Monotone en raison de la division extrême du travail et du manque de diversité des tâches effectuées, dénué de sens et d’unité, le travail dans les sociétés industrielles et post-industrielles est loin d’être épanouissant pour les individus, comme en témoignent d’ailleurs la prolifération des bullshit jobs et sa conséquence psychologique directe, le bore-out, décrites par Graeber. Cette idée d’une perte de sens du travail suite à une division du travail extrême était déjà évoquée par Marx et Engels en 1845 : 

“Dès l’instant où l’on commence à répartir le travail, chacun a une sphère d’activité déterminée et exclusive qu’on lui impose et dont il ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou “critique critique”, et il doit le rester sous peine de perdre les moyens de subsistance.” Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande 1845-1846 “L’intérêt individuel” Paris : Nathan, 1989, p.56/58

D’une part, la division du travail empêche les individus de s’approprier pleinement le fruit de leur travail et les condamne à la pénible répétition de tâches spécialisées. D’autre part, comme le montre la fin de l’extrait, le salariat contraint les individus à travailler, sous peine de ne plus pouvoir assurer leur survie matérielle et instaure ainsi un rapport de subordination entre travailleurs et employés. C’est pour cette raison que certains intellectuels, comme Bernard Friot et, plus récemment, Frédéric Lordon (6), proposent de décorréler le salaire de la productivité et de verser à chacun un salaire à vie, afin de libérer les travailleurs de ce rapport de force défavorable. 

Tout un courant de la gauche s’accorde donc à dire que, le travail salarié étant rarement une source d’émancipation ou de bien-être, il serait bon de s’en libérer. Si ces critiques sont évidemment légitimes et prennent sens lorsqu’elles s’inscrivent dans un projet socialiste plus général, l’idée spécifique du revenu de base est également défendue par la droite qui a su la redéfinir de manière à ce qu’elle s’intègre parfaitement à la doctrine néolibérale.

Pour les néolibéraux, cette allocation se substituerait à toutes les aides déjà existantes : allocation chômage, logement, RSA, prime à l’emploi, cassant par ailleurs les systèmes de solidarité mis en place après 1945.

Au cours du XXe siècle, le revenu universel a en effet trouvé ses plus ardents défenseurs chez les économistes d’inspiration néolibérale, au premier rang desquels figure Milton Friedman pour qui l’allocation prendrait la forme d’un crédit d’impôt négatif (7) : selon ce mécanisme, l’État attribuerait à chaque citoyen une allocation fixe accompagnée d’un taux d’imposition proportionnel unique, faisant ainsi varier la différence entre le prélèvement et l’allocation suivant le niveau du revenu. Selon cette configuration, l’État instituerait les règles d’un jeu qui assurerait au citoyen l’obtention d’un revenu de subsistance à l’intérieur d’un système concurrentiel, se préservant de la même manière de toute critique quant au fonctionnement de l’économie de marché. Cette allocation se substituerait à toutes les aides déjà existantes : allocation chômage, logement, RSA, prime à l’emploi (8), cassant par ailleurs les systèmes de solidarité mis en place après 1945. L’expérimentation finlandaise (9) montre d’ailleurs la filiation idéologique entre revenu de base et néolibéralisme. Mis en place en 2015 par un gouvernement de centre droit, le revenu de base a été défendu comme un moyen de flexibiliser davantage le marché du travail ‒ les individus pouvant, avec un revenu régulier, se permettre d’accepter plus aisément des emplois flexibles ‒ et de faire l’économie de fonctionnaires chargés de gérer les différentes aides sociales qui existaient auparavant. Adopté par un gouvernement favorable à l’austérité budgétaire, l’extension de ce dispositif pourrait en fait reposer sur la coupe des dépenses publics et s’accompagner d’un retrait de l’État des services publics. 

Certes, le revenu universel n’a pas uniquement été pensé par la droite. Mais il a toujours été largement soutenu par une partie de cette famille politique : dès 1974 (10), des conseillers du président Giscard d’Estaing s’étaient déjà affairés à promouvoir le dispositif friedmanien, tandis qu’un dispositif similaire est aujourd’hui activement soutenu par le think-tank libéral Génération libre trouvant à l’occasion des relais politiques chez Nathalie Kosciusko-Morizet, Fréderic Lefebvre ou Christine Boutin, abandonnant par la même occasion le barème progressif de l’impôt sur le revenu.

Que se passerait-il concrètement pour les travailleurs s’ils touchaient un revenu de base dans l’état actuel de notre société ? Ils seraient, par définition, moins pauvres ‒ si la version de gauche parvient à être adoptée ‒ mais certains continueraient d’être au chômage et d’en subir les conséquences psychologiques. Les plus chanceux, eux, auraient la liberté de se délester de quelques-uns des emplois précaires qu’ils cumulaient jusqu’alors, tout en subissant la dégradation de leurs conditions de travail. Cela ne résoudrait pas non plus le problème de sous-investissement dans les services publics qui conduit toujours davantage à leur déliquescence. Un peu plus riches, les plus pauvres resteraient, enfin, toujours des pauvres relatifs puisque le revenu universel n’a que peu d’effet redistributeur ‒ en raison précisément de son caractère universel.

La garantie publique d’emploi, double solution au chômage et à la tragédie des communs

Quand bien même la prophétie du remplacement de certains métiers par la technologie adviendrait, est-ce le rôle de l’État que de contempler la dislocation du marché du travail en ne proposant que d’en réparer les conséquences économiques ‒ à savoir la pauvreté ? Le projet de revenu universel passe sous silence les conséquences psychologiques du chômage et de la précarité qui ne se résoudraient pas via la seule instauration d’un revenu pour tous. Le travail remplit en effet une fonction sociale et psychologique qu’aucune somme monétaire ne saurait acheter. Certains resteraient au chômage ou précaires, pendant que d’autres jouiraient d’un emploi stable, et la stigmatisation des perdants de ce marché de l’emploi dual en resterait inchangée. Les effets du chômage sont pourtant bien documentés : dégradation de la santé physique et psychologique, anxiété non seulement de l’individu au chômage mais également de l’ensemble de sa famille (11). L’expérience de France Télécom en est d’ailleurs la sombre illustration. Maigre compensation donc, pour ces travailleurs précaires ou inemployés, que de recevoir un revenu qui ne soignent pas les maux du manque de reconnaissance et d’intégration sociale du chômage. 

Le projet de revenu universel passe sous silence les conséquences psychologiques du chômage et de la précarité qui ne se résoudraient pas via la seule instauration d’un revenu pour tous. Le travail remplit en effet une fonction sociale et psychologique qu’aucune somme monétaire ne saurait acheter.

Si la masse d’employés précaires ou chômeurs augmente constamment, les besoins d’emplois non-satisfaits en matière de services sociaux et d’écologie sont nombreux. D’où l’idée, défendue par plusieurs économistes de renom tel que Stéphanie Kelton (12) et Pavlina Tcherneva (13) ou des organismes comme le Levy Economics Institute, de la garantie à l’emploi : il serait bénéfique, pour les individus et la société, d’employer des individus pour la reconstruction que le contexte impose, plutôt que de laisser le marché saboter le travail et les biens communs. En effet, aujourd’hui, tous les chantiers de la reconstruction écologique (rénovation thermique des habitations, transports, énergie, agriculture durable…) post-COVID nécessitent indubitablement la mobilisation d’une force de travail conséquente pour la réalisation de projets collectifs et durables. C’est précisément l’objectif du Green New Deal défendu par une partie de la gauche américaine : combiner enjeux écologiques et sociaux pour bâtir une industrie non polluante fondée sur des énergies propres, et relancer par-là même l’économie. 

L’origine historique de ce projet avait d’ailleurs porté ses fruits aux États-Unis après la Grande Dépression dans les années 1930. Afin de reconstruire une économie sévèrement abîmée par le chômage de masse, l’administration fédérale des États-Unis élabore différents programmes dans le sillage du New Deal (Work Progress Administration, The Civilian Conservation Corps, the National Youth Administration) employant plusieurs millions de travailleurs dans des domaines divers tel que la reforestation, la conservation des sols, la rénovation d’espaces publics et la création d’infrastructures. Ces programmes ont par exemple permis la construction de 700 parcs nationaux, 46.000 ponts, la rénovation de milliers de kilomètres de digues et de routes, la plantation de 3 milliards d’arbres et la rénovation de milliers d’écoles (14). Cette expérience a aussi permis de former par la pratique des millions de jeunes américains à la recherche d’un emploi décent et porteur de sens.

Enfin, si l’une des forces du revenu universel est de n’imposer aucune contrepartie productive et d’être versé à toutes et tous, c’est également une faiblesse du point de vue et des inégalités, et du financement de la mesure. La libre contribution à l’activité économique du revenu universel, quoique séduisante quant au pouvoir de négociation qu’elle procure au travailleur, astreint ce dispositif à engager des sommes importantes (576 milliards d’euros selon l’Institut Jaurès, soit  31% du PIB), dont on peut interroger les possibilités de financement dans une société où, potentiellement, les individus diminueraient leur participation à la sphère productive. À l’inverse, garantir un emploi aux individus permet de dégager un profit aux entreprises (16) créées à cet effet, comme le montre l’expérience Territoires Zéro Chômeur que nous développons plus bas. Ce dispositif de création d’entreprises potentiellement excédentaire rend davantage soutenable la mise en place d’un tel dispositif par rapport à une allocation de près de 1.000€ sans condition. La garantie publique d’emplois présente donc le double intérêt de proposer une solution aux inactifs – là où le revenu universel entérine le statu quo du chômage de masse et de la précarisation de l’emploi – et aux chantiers qu’exigent les transitions sociale et écologique. Loin de laisser le travail aux mains du marché et du secteur privé, la solution de garantie publique d’emplois réaffirme le rôle de l’État en tant que pourvoyeur d’emplois. Cette solution nécessaire collectivement n’est pas incompatible avec les intérêts individuels, sous certaines conditions concernant la modalité des emplois proposés.

« Libérer le travail plutôt que se libérer du travail » : l’expérience des Territoires Zéro Chômeur

Certains pourraient néanmoins objecter que la garantie d’emploi, si elle bénéfique pour l’État, ne correspondrait pas nécessairement aux intérêts des individus. Les défenseurs de gauche du revenu universel mettent d’ailleurs souvent en avant sa dimension émancipatrice pour les travailleurs. C’est en écho à ces critiques du travail que le projet de garantie d’emploi a été pensé, et l’expérience des Territoires Zéro Chômeur (TZC) de laquelle il s’inspire en donne un aperçu. Ce dispositif, mis en place sur une dizaine de territoires en France, a redonné un emploi décent à près de 700 personnes qui étaient jusqu’alors en période prolongée d’inactivité. Ces emplois garantissent par ailleurs l’autonomie et la sécurité des travailleurs : CDI payé au SMIC, tâches choisies par les individus en fonction de leurs compétences et des besoins locaux dans les domaines sociaux et écologiques, volume horaire conventionnel.

L’intégrité des travailleurs est également préservée par le caractère non obligatoire de l’emploi garanti : ceux qui ne souhaitent pas y prendre part continuent de percevoir des aides sociales. Cette expérience de petite échelle a donc, jusqu’alors, montré sa capacité à associer enjeux écologiques, progrès social et conditions de travail décentes afin de garantir l’autonomie des travailleurs qui, en plus de posséder les moyens de production, sont relativement libres de choisir les tâches qu’ils souhaitent effectuer. Elle a par exemple permis la création de garages et d’épiceries solidaires, ou encore la transformation de jardins ouvriers tombés à l’abandon en potager afin de répondre aux besoins du territoire (écoles, maisons de retraite) en circuit court. À défaut de proposer une émancipation totale des travailleurs, la garantie d’emploi propose au moins de libérer les individus de la dépendance au secteur privé avec son lot de techniques managériales oppressives et de conditions matérielles d’existence précaires. Surtout, ces emplois sont au service d’une cause utile, la préservation des biens communs, permettant ainsi d’éviter la trappe à inconsistance des métiers du privé actuels. Ainsi, la garantie publique d’emploi, contrairement au revenu universel vise à « libérer le travail plutôt que de se libérer du travail » (17).

Organiser le travail dans une perspective de planification

Enfin, l’utopie de gauche sur laquelle repose le revenu universel est celle de la libération des individus de la contrainte de spécialisation inhérente au travail moderne. Pour certains penseurs marxistes, l’origine de l’aliénation des travailleurs se trouve en effet dans l’émergence de la division du travail, comme le souligne André Gorz : « Il fallait séparer (les ouvriers) de leur produit et des moyens de produire pour pouvoir leur imposer la nature, les heures, le rendement de leur travail et les empêcher de rien produire ou d’entreprendre par eux-mêmes. » (André Gorz, Métamorphoses du travail, quête du sens, 1988). L’émancipation des individus passerait donc par l’abolition de la division du travail et la réappropriation de leur travail par les travailleurs : décision de produire, conception de l’objet, contrôle de l’ensemble du processus de production, et surtout autonomie.

Bureau de planification de l’État du Maine (SPO) créé en 1968 pour guider le Gouverneur dans ses choix de politiques économique et environnementale. Source: Wikipedia

L’abolition de la division du travail a également pour vertu de permettre aux individus de consacrer leur temps à travailler dans les domaines qu’ils désirent. Or, la division du travail fait sens dans le cadre d’une société de grande échelle : elle permet de maximiser la production et donc d’assurer l’approvisionnement en besoins matériels des individus. À quoi ressemblerait notre liberté dans un monde dans lequel il faudrait produire nous-même le moindre outil ? La division du travail permet non seulement de garantir un niveau de vie convenable, mais également de faire gagner du temps aux individus – temps qui peut, par ailleurs, être dédié aux loisirs. 

Afin d’armer un pays pour faire à la transition écologique, il est par ailleurs nécessaire que les tâches soient intelligemment réparties pour optimiser l’efficacité de cette reconstruction. C’est d’ailleurs tout l’objectif du Green New Deal : décider d’objectifs de moyen termes et organiser leur réalisation via la planification de la production. Si l’on souhaite modifier rapidement nos infrastructures et notre énergie pour assurer une production écologiquement soutenable, il est donc nécessaire d’organiser collectivement le travail et de se coordonner à l’échelle nationale. Cette organisation requiert inévitablement une forme de contrainte étatique et de division du travail, deux aspects malheureusement incompatibles avec l’idée d’un travail diversifié et entièrement choisi par les individus. 

Si le revenu universel se décline donc en une variété de modalités, aucune n’envisage la possibilité d’améliorer les conditions de travail afin de concilier intérêts individuels et besoin collectif d’engager la transition écologique. Malgré sa diversité, il conserve un fond idéologique libertaire qui s’accommode assez mal de la nécessité d’organiser le travail dans un société de grande échelle. La garantie publique d’emploi, à l’inverse, inscrit l’État au cœur de la lutte contre le chômage et de la reconstruction écologique et sociale. 

Notons pour finir que la garantie publique d’emploi n’est pas un dispositif révolutionnaire : son financement repose sur l’impôt et a donc moins d’impact sur les inégalités de revenu primaire qu’un dispositif financé par cotisations. Toujours soumis à la contrainte étatique, les travailleurs ne sont par ailleurs pas pleinement libres. Sans être la promesse de la fin des luttes sociales, l’emploi garanti n’est cependant pas irréconciliable avec une critique plus radicale du système capitaliste si l’on considère différentes temporalités d’application. La première propose une solution directement applicable à l’urgence climatique – priorité absolue et condition de possibilité de tout système économique, quand la seconde se charge d’une réflexion de plus long terme sur l’amélioration des conditions de travail et la lutte contre les inégalités dans une économie reconvertie au vert.

(1) Rifkin, J. (1995). The end of work (pp. 3-14). New York : Putnam.

(2) https://www.oecd.org/fr/innovation/inno/technologies-transformatrices-et-emplois-de-l-avenir.pdf
Frey, C. B., & Osborne, M. (2013). The future of employment

(3) Sauvy, A. (1981). La machine et le chômage.

(4) Mokyr, J., Vickers, C., & Ziebarth, N. L. (2015). The history of technological anxiety and the future of economic growth: Is this time different?. Journal of economic perspectives, 29(3), 31-50.

(5) Coelli, M. B., & Borland, J. (2019). Behind the headline number: Why not to rely on Frey and Osborne’s predictions of potential job loss from automation.
Arntz, M., Gregory, T., & Zierahn, U. (2017). Revisiting the risk of automation. Economics Letters, 159, 157-160.

(6) Lordon, F. Figures du communisme, 2021

(7) Milton Friedman, Capitalism and freedom,1962

(8) Jean-Eric Branaa, Le revenu universel, une idée libérale ? The conversation, 2016

(9) Monti, Anton. « Revenu universel. Le cas finlandais », Multitudes, vol. 63, no. 2, 2016, pp. 100-104.

(10) Stoléru Lionel. “Coût et efficacité de l’impôt négatif“. Revue économique, volume 25, n°5, 1974. pp. 745-761.

(11) Pour une revue des effets psychologiques du chômage, voir le premier paragraphe de https://lvsl.fr/territoires-zero-chomeur-ou-les-chantiers-dun-projet-politique-davenir/

(12) L. Randall Wray & Stephanie A. Kelton & Pavlina R. Tcherneva & Scott Fullwiler & Flavia Dantas, 2018. “Guaranteed Jobs through a Public Service Employment Program”, Economics Policy Note Archive 18-2, Levy Economics Institute.

(13) Tcherneva, P. R. (2020). The case for a job guarantee. John Wiley & Sons.

(14) Leighninger, Robert D. “Long-range public investment: The forgotten legacy of the New Deal.” (2007).

(15) Thomas Chevandier, “Le revenu de base, de l’utopie à la réalité”, Institut Jean Jaures, 2016

(16) Les Entreprises à But D’emplois sont les entreprises créées dans le cadre du dispositif des Territoires Zéro Chômeur afin d’employer en CDI des chômeurs de longue durée dans des secteurs du social et de l’écologie

(17) Contre l’allocation universelle de Mateo Alaluf et Daniel Zamora (dir.), Montréal, Lux Éditeur, p. 47-80 (chapitre rédigé par Jean-Marie Harribey)

Aux États-Unis, l’épuisement des aides fédérales plonge 8 millions de personnes dans la pauvreté

Le Congrès américain

Alors que les camps démocrate et républicain s’affrontent sur le montant du prochain plan de relance, l’épuisement progressif des aides prévues par le CARES Act a d’ores et déjà plongé plus de 8 millions de personnes dans la pauvreté.


Publiée le 15 octobre, une étude de l’Université Columbia révèle l’ampleur de la pauvreté dans un pays miné par la pandémie de Covid-19. Si les aides fédérales — chèques et allocations chômage exceptionnelles — ont permis de maintenir 18 millions de personnes en dehors de la pauvreté, leur expiration a plongé 8 millions de personnes dans la pauvreté, lesquelles sont venues s’ajouter aux 46 millions de personnes pauvres que comptent les États-Unis.

Une hausse de la pauvreté, malgré la réduction du chômage

En avril, attisée par un chômage culminant à 15 %, le taux de pauvreté a atteint 13,9 %. Un taux qui, selon l’équipe du Center on Poverty & Social Policy de l’Université Columbia, aurait pu frôler les 20 % sans les dispositions prévues par le CARES Act (Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security Act).

Votée en mars, le CARES Act a mis en place un vaste plan d’aides pour un montant de 2 200 milliards de dollars, parmi lesquelles une allocation chômage hebdomadaire supplémentaire de 600 dollars. Cette aide, qui a expiré le 31 juillet dernier, a cédé sa place à une allocation chômage de 400 dollars par mois, décidée par memorandum par le président Donald Trump. Néanmoins, ledit memorandum autorise les gouverneurs des États à procéder à ce versement de 400 dollars, une contribution qui « reflète une contribution fédérale de 300 dollars ». Autrement dit : 100 des 400 dollars sont à la charge et à la discrétion des États fédérés, comme l’indique une note diffusée par le Département du Travail. Dans les faits, d’après CNBC, il semblerait que seuls trois États (le Kentucky, le Montana et la Virginie-Occidentale) versent 400 dollars par semaine.

Cette provision s’ajoute à la mécanique complexe et hétéroclite propre au système fédéral américain, où chaque État a sa politique en la matière. Ainsi, le montant minimum d’allocation chômage et la durée d’indemnisation varient d’un État à l’autre. L’épuisement progressif des programmes d’aides laisse cependant de nombreuses personnes avec de moins en moins de ressources. Sans nouvelle législation, au 31 décembre 2020, la Pandemic Unemployment Assistance (d’un montant minimum de 106 dollars par semaine) cessera d’être versée : un scénario catastrophe pour les centaines de milliers d’Américains ayant cette aide pour seules ressources.

Dans le même temps, le chômage a considérablement diminué, passant de près de 15 % en avril à près de 8 % en septembre. Un rebond qui ne suffit pas à contenir une pauvreté qui va crescendo sous l’effet conjugué d’un taux de chômage qui reste élevé (le niveau pré-crise se situait sous les 4 %), des aides fédérales qui s’amenuisent et des lourdeurs bureaucratiques, laissant plusieurs millions de demandes dans l’attente. En conséquence, le taux de pauvreté s’est accru progressivement entre avril et septembre, passant de 13,9 % à 16,7 %. Une hausse qui concerne aussi les personnes en situation de grande pauvreté.

Bien que le CARES Act ait permis de maintenir temporairement des millions de familles en dehors de la pauvreté, l’étude menée par le Center on Poverty & Social Policy démontre que le plan d’aides n’a pas permis d’endiguer la progression de la grande pauvreté. Si l’étude observe une diminution de près d’un point entre février et mars, cette décrue s’explique en grande partie par le versement de l’Earned Income Tax Credit (EITC), un impôt négatif sur le revenu versé aux personnes à revenus faibles ou modérés. Ainsi, entre avril et septembre, 5 300 000 personnes sont entrées dans les statistiques de la grande pauvreté, c’est-à-dire comme percevant des ressources inférieures à 50 % du seuil de pauvreté. Cela représente un revenu mensuel inférieur à 500 dollars pour une personne seule de moins de 65 ans.

La progression de la pauvreté s’accompagne d’une augmentation de l’insécurité alimentaire. Selon le réseau de banques alimentaires Feeding America, 54 millions de personnes pourraient connaître la faim d’ici décembre. Pauvreté et insécurité alimentaire sont particulièrement prégnantes dans les États où n’existe que le salaire minimum fédéral, dont le montant (7,25 dollars de l’heure) n’a pas été réévalué depuis 2009. Ainsi, les États les plus pauvres (Mississippi, Louisiane, Nouveau-Mexique, Alabama) sont ceux où l’insécurité alimentaire est la plus préoccupante. En conséquence, ce sont aussi les États où les impayés de loyers sont les plus nombreux, ce qui laisse planer le risque d’expulsions massives et de défauts de paiement sur les crédits et ce, en dépit d’un moratoire fédéral sur les expulsions jusqu’au 31 décembre.

À l’instar des expulsions locatives, d’autres moratoires s’achèvent peu à peu, alors que la situation reste critique pour de nombreuses personnes. En Pennsylvanie, ce ne sont pas moins de 800 millions de dollars qui restent à recouvrir suite au moratoire sur les interruptions de services énergétiques. Des interruptions qui reprendront le 9 novembre, sauf pour les familles et petites entreprises en grande difficulté financière suite à la pandémie. Sur les 50 États, 36 ont instauré ce genre de moratoire. Néanmoins, à l’image de la Caroline du Nord, nombre d’entre eux se sont terminés ou se termineront bientôt sans aucune disposition pour protéger les plus précaires. Avant même la pandémie, l’Agence d’Information sur l’Énergie (U.S. Energy Information Administration) a annoncé qu’un tiers des foyers américains rencontre des difficultés à payer ses factures d’énergie. Une situation exacerbée depuis la crise économique qui touche en particulier la population noire et latine.

Une pauvreté qui touche particulièrement les minorités

Une personne noire ou latine sur quatre est actuellement considérée comme pauvre. C’est le constat alarmant qui ressort de l’étude du Center on Poverty & Social Policy. Le versement de l’impôt négatif EITC a permis de diminuer ce taux de près de 10 % en mars, avant que la pandémie ne provoque une augmentation considérable de la pauvreté au sein de ces populations. La pauvreté parmi la population blanche a ainsi augmenté de 0,8 % : cette augmentation est de 1,4 % dans la population noire et de 2,1 % dans la population hispanique. Des disparités face à la pauvreté qui s’expriment également de nombreux autres domaines : accès à l’emploi, au logement, au crédit bancaire et aux aides fédérales. Un mal qui touche aussi les entreprises détenues par ces communautés. Un rapport de la Federal Reserve Bank of New York publié en août révèle que l’activité des entreprises tenues par les communautés afro-américaine et hispanique ont respectivement décliné de 41 % et 32 %, des taux bien supérieurs au taux national qui est de 22 %. En juillet, Ron Busby, président de la U.S. Black Chamber of Commercetémoignait devant le comité aux petites entreprises du Sénat et affirmait que 70 % des membres de sa chambre n’ont pu obtenir de prêt dans le cadre du Paycheck Protection Program, mettant ainsi en exergue une discrimination bancaire flagrante à l’égard des entreprises détenues par des personnes afro-américaines.

Un nouveau plan de relance ?

La dégradation de la situation, déjà critique, pourrait être cataclysmique en l’absence d’un nouveau plan de relance. Les âpres débats entre les camps républicain et démocrate échouent pour l’instant sur le montant dudit plan : là où le président Trump voudrait un plan massif (« go big », avait-il déclaré sur Twitter), supérieur à 1 800 milliards de dollars, le Sénat voudrait se contenter de deux lois pour un montant total de 1 000 milliards de dollars. De son côté, le camp démocrate plaide pour un plan d’un montant de 2 200 milliards, de quoi émettre de nouveaux chèques de 1200 dollars, prolonger l’allocation chômage de 600 dollars par semaine et mettre en œuvre un plan d’aides tant pour les locataires que pour les propriétaires. Des disputes qui n’échappent pas au calcul politique le plus cynique : Mitch McConnell, leader de la majorité républicaine au Sénat, a averti la Maison Blanche qu’un accord sur un nouveau plan de relance pourrait être électoralement dommageable.