Comment Macron a sacrifié la santé des Français

À l’heure du bilan du quinquennat, il est difficile de ne pas évoquer la question de la santé publique. Tandis que les hôpitaux français déclenchaient leurs plans blancs pour faire face aux vagues de contaminations et que les déprogrammations de soins se multipliaient, le gouvernement n’avait qu’une obsession : soigner sa communication « de guerre » et mandater des cabinets de conseils privés – au lieu de donner à l’expertise médicale, aux spécialistes et aux citoyens leur juste place dans la prise de décision. Niant toute forme de responsabilité dans le manque de moyens, dans la mise en difficulté des soignants et dans les nombreux dysfonctionnements du système de santé, le président s’est appliqué à entretenir un climat de tension sociale par un discours de culpabilisation et par des mesures arbitraires, au détriment des plus précaires. Ainsi, ces deux dernières années ont rendu d’autant plus tragiques le mépris du chef de l’État pour les principes fondamentaux de la santé publique et son projet de démanteler coûte que coûte ce qu’il restait encore de l’hôpital public.

La santé sous Macron : un bilan catastrophique, qui ne se résume pas à la période de la crise sanitaire

Force est de constater que les deux premières années du dernier quinquennat ont contribué à affaiblir notre système de santé publique. Ce bilan repose sur trois principales défaillances : la poursuite du démantèlement de l’hôpital public, la détérioration des conditions de travail des soignants, ainsi que les difficultés accrues d’accès aux soins pour les citoyens.

Devenue obsessionnelle depuis le tournant de la rigueur en 1983, l’austérité budgétaire soumet chaque année un peu plus l’hôpital public à la concurrence féroce des établissements privés de santé. Les hôpitaux ont ainsi subi 11,7 milliards d’euros de coupes budgétaires dans la dernière décennie. Dans ce sens, les trois projets de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) précédant la pandémie prévoyaient des économies sur les dépenses d’assurance-maladie dans les hôpitaux de 1,67, 1,61 et 1 milliards d’euros entre 2017 et 2019. Des moyens qui ont, par la suite, cruellement manqué.

Fin 2018, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, lançait le plan « Ma santé 2022 ». Une réforme « qui fai[sai]t la part belle au privé » comme le titrait l’Humanité, et qui prévoyait notamment de transformer les petits établissements hospitaliers en « hôpitaux de proximité », sans maternité, ni chirurgie, ni urgence. Dans le même temps, les déserts médicaux n’ont cessé de progresser sur notre territoire. Selon le géographe de la santé Emmanuel Vigneron, la diminution du nombre de médecins généralistes s’est accélérée entre 2017 et 2021. La densité médicale par département, c’est-à-dire le nombre de médecins généralistes rapporté à la population, a diminué de 1 % par an en France sur cette période, contre 0,77 % en moyenne sous le quinquennat de François Hollande. Comme le relevait alors un article du Monde, « les trois quarts des 100 départements français voient leur situation se dégrader, seuls dix-sept se trouvent en stagnation, huit en amélioration ». Or, la densité médicale est selon la Drees un « facteur aggravant » du non-recours aux soins, dans la mesure où les personnes pauvres ont huit fois plus de risques de renoncer à des soins dans les déserts médicaux. Une enquête de novembre 2019 révélait déjà que 59 % des Français ont dû renoncer à des soins, la majorité pour des raisons financières.

Face à cette situation dégradée, les dirigeants politiques se sont rendus coupables de négligence et d’irresponsabilité, en faisant la sourde oreille aux revendications des soignants qui rappelaient une évidence : l’hôpital public ne remplit plus sa mission d’accueil inconditionnel depuis des années. En janvier 2018, une grande grève dans les Ehpad de toute la France réclamait déjà « davantage de moyens humains pour plus de dignité ». En avril 2018, des personnels d’hôpitaux psychiatriques, au Rouvray, menaient une grève de la faim pendant trois semaines. Leurs collègues de l’hôpital psychiatrique du Havre ont dans la foulée occupé le toit d’un bâtiment pendant trois semaines. À l’hôpital psychiatrique d’Amiens, un campement de protestation a duré pendant près de cinq mois. En avril 2019, des services d’urgences des hôpitaux parisiens se sont mis à leur tour en grève. Un mouvement s’est structuré à travers le Collectif inter-urgences (CIU) qui a rapidement essaimé à travers le pays de telle sorte qu’en juin, 120 services étaient en grève. En août, ils étaient 200. Toujours sans que l’exécutif ne prenne au sérieux les revendications de ces soignants qui ont pourtant tiré, à de maintes reprises, le signal d’alarme.

En janvier 2020, à l’aube de la crise du Covid-19, Agnès Hartemann, chef du service de diabétologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, avait ému les Français en déclarant que, faute de moyens, elle était obligée de jouer le jeu de l’économie de moyens et du rationnement des soins. Avec des centaines d’autres médecins du Collectif inter-hôpitaux (CIH), elle démissionnait de ses fonctions administratives. Cette décision était symbolique du malaise de certains soignants forcés de rompre avec leur éthique médicale pour des raisons de rentabilité et de perte d’humanité au sein de leur profession. Des enjeux qui s’annonçaient d’autant plus problématiques à mesure que la pandémie devenait une réalité concrète dans les services hospitaliers.

Face à la crise, un « chef de guerre » qui continue de désarmer ses soldats

Emmanuel Macron nous l’a répété ad nauseam : face au virus, nous étions « en guerre ». Et pour mener cette guerre à ses côtés, en pleine crise hospitalière, il a fait le choix de nommer Jean Castex comme Premier ministre, à la suite de la démission d’Édouard Philippe. Si les médias se sont empressés – sans doute à raison – d’y voir l’influence de Nicolas Sarkozy sur l’actuel locataire de l’Élysée, ce choix était également révélateur du programme macronien en matière d’hôpital public. Ancien directeur de l’hospitalisation et de l’offre de soins au ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale, de 2005 à 2006, Jean Castex a été le maître-d’œuvre de la réforme de la tarification à l’activité – la funeste T2A –, pilier de la transformation de l’hôpital en entreprise et des soignants en experts-comptables.

La suppression de 5 700 lits d’hospitalisation en pleine épidémie […] invite à relativiser « l’effort de guerre » et le « quoiqu’il en coûte ».

L’indicateur le plus frappant de cette fuite en avant du gouvernement reste le scandale provoqué par la suppression de lits d’hospitalisation au plus fort de la crise. Fin 2016, la France comptait plus de 404 000 lits d’hospitalisation à temps complet. Fin 2020, le chiffre était tombé à 386 835, soit plus de 17 000 lits supprimés en quatre ans. La suppression de 5 700 lits d’hospitalisation en pleine épidémie, selon la Drees, invite à relativiser « l’effort de guerre » et le « quoiqu’il en coûte » dont se sont gargarisé le chef de l’État et ses équipes gouvernementales.

Pendant que plans blancs et déprogrammations de soins se multipliaient pour faire face à la cinquième vague, une étonnante bataille de chiffres agita les autorités sanitaires en décembre 2021. En effet, alors qu’une étude du Conseil scientifique faisait état de « 20 % de lits publics fermés sur le territoire » depuis 2019, faute de soignants pour s’en occuper, la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) publiait quant à elle, le 16 décembre 2021, une enquête sur les ressources humaines commandée par le ministre de la Santé Olivier Véran, qui avançait le chiffre de 2%.

Au-delà de ces éléments de langage qui visaient à rassurer les Français sur l’état de leur hôpital public, de telles stratégies de communication semblaient bien vaines face aux remontées « du terrain ». Dans un article de Marianne, Arnaud Chiche, médecin anesthésiste-réanimateur dans les Hauts-de-France et président du collectif Santé en danger, alertait sur le fait que « ces déprogrammations sont moins la conséquence d’un afflux massif de patients Covid à l’hôpital, que d’une pénurie de soignants médicaux et paramédicaux ». Contrairement à ce que nous assurait le gouvernement, la cause de l’engorgement des hôpitaux n’était pas conjoncturelle, c’est-à-dire liée à la crise du Covid, mais bien structurelle, en raison d’une aggravation des conditions de travail et d’un épuisement des personnels soignants. « Ces réorganisations incessantes ont en outre accéléré l’effondrement du système sanitaire, en désorganisant le travail du soin et en poussant les soignants, déjà épuisés par des décennies d’austérité, au découragement et à la démission », notent quant à eux Barbara Stiegler et François Alla, auteurs du tract Santé publique année zéro paru chez Gallimard.

Le ministère de la Santé a ainsi déserté la bataille pour l’hôpital public et laissé s’aggraver la santé générale des Français. Avec une baisse de 13% de séjours hospitaliers hors Covid en 2020, de nombreux Français souffrant de maladies chroniques, de cancers, d’AVC ou d’infarctus, n’ont pas pu être pris en charge. Dans une tribune parue dans Le Monde, un collectif de médecins de l’AP-HP déplore la normalisation de ces ruptures de soin et estime qu’« en imposant aux soignants de décider quel patient doit vivre, le gouvernement se déresponsabilise de façon hypocrite ».

Ce hiatus entre le discours et la réalité concrète de l’action du gouvernement fut particulièrement flagrant lorsque Emmanuel Macron décida de placer le 14 juillet 2020 sous le signe de la « reconnaissance » envers les personnels soignants, alors même que ces derniers manifestaient le même jour pour dénoncer un Ségur de la santé qualifié d’« imposture » par les syndicats. Christophe Le Tallec, vice-président du Collectif inter-urgences, dénonçait en ce sens un « hommage bling-bling » et réclamait « un soutien matériel et financier, pas juste un jeu de communication raté ». Dans le même article de Libération, Murielle, cadre en Ehpad, témoigne : « Tant que l’on continuera à faire des Ségur avec des gens qui n’y connaissent rien, sans demander directement aux soignants ce qu’ils en pensent, on ne changera jamais rien ! » Une nouvelle occasion manquée.

Un reniement historique des principes de santé publique, au détriment de celle des Français

Par-delà le démantèlement de l’hôpital, c’est le principe même de santé publique qui a été sérieusement ébranlé par la gestion gouvernementale de la crise sanitaire. S’il était presque impossible, en mars 2020, de mettre sérieusement en cause les décisions prises par l’Élysée, dans un contexte d’urgence sanitaire inédit, nul ne peut ignorer la dimension idéologique de celles-ci. Des choix politiques ont été faits. L’application uniforme des restrictions sanitaires sur l’ensemble de la population, d’une part, sans prise en compte des inégalités géographiques, économiques et de santé préexistantes. Une enquête publiée par la Drees en juillet 2020 permettait déjà d’identifier les principaux facteurs de vulnérabilité face au virus : présence de comorbidités aggravantes (obésité et diabète entre autres), forte exposition à la contamination (sur le lieu de vie ou de travail), difficultés d’accès aux soins.

À cette vulnérabilité sanitaire se sont ajoutées de nouvelles problématiques, liées au confinement et aux restrictions sanitaires : dégradation de la santé mentale, de la sécurité matérielle et physique, des conditions de logement, difficultés à maintenir une activité scolaire ou professionnelle. Refusant de reconnaître le caractère cumulatif des inégalités sociales et niant toute forme de responsabilité dans la mise en difficulté des populations les plus vulnérables, le gouvernement s’est contenté d’appliquer de façon arbitraire et selon des principes prétendument « universels » une feuille de route dictée par une poignée de proches conseillers. Se rêvant héros de guerre, le chef de l’État a laissé une partie considérable de la population basculer dans la grande précarité. En octobre 2020, un article du Monde comptait ainsi un million de personnes supplémentaires sous le seuil de pauvreté, par rapport aux 9,3 millions d’avant crise.

Après avoir savamment dilapidé l’hôpital et poussé une grande partie du pays dans la précarité, Macron faisait, malgré lui, le constat de son impuissance politique.

La mise au ban des réfractaires à la politique sanitaire a, d’autre part, constitué un autre point fort de cette « gestion de crise ». Accusées indistinctement de complotisme, les personnes émettant parfois de simples doutes sur le bien fondé de la stratégie du « tout vaccinal », ou hésitant à se faire vacciner, quelle qu’en soit la raison, ont enfin été qualifiées d’« irresponsables » par le président.

Cette déclaration, volontairement polémique, a permis de révéler un tournant dans la stratégie macronienne. Dépassé par l’augmentation continue des cas graves à l’hôpital et ne parvenant pas à répondre aux appels à l’aide du personnel soignant, le gouvernement a surfé sur le climat de méfiance latent, accusant lui-même les non-vaccinés d’être à l’origine de l’effondrement du système de santé. Un discours d’autant plus contre-productif qu’il a suffi à radicaliser les positionnements de chacun.

Créant ainsi un lien de causalité entre la « seule » attitude civique qui vaille – aller se faire vacciner – et le sauvetage de l’hôpital public – et, par-là, la remise en marche de la société tout entière –, le discours gouvernemental a rigoureusement établi une inversion des responsabilités. Nos responsables politiques n’étaient plus condamnables, puisqu’ils se plaçaient eux-mêmes du côté des victimes. Ils n’étaient plus tributaires de l’engorgement des hôpitaux, de l’épuisement du personnel soignant, ni même du tri des patients en réanimation. Après avoir savamment dilapidé l’hôpital et poussé une grande partie du pays dans la précarité, Emmanuel Macron faisait, malgré lui, le constat de son impuissance politique.

Pour y remédier, et en déclarant vouloir « emmerder » les non-vaccinés, Emmanuel Macron est passé du « paternalisme soft » (d’après la formule d’Henri Bergeron) à la guerre ouverte contre tous les ennemis de l’intérieur. S’il est évident que, derrière la fracturation du pays et la désignation d’un adversaire politique commun, se cachait une stratégie rhétorique rondement menée, on peut également y voir le triomphe du libéralisme autoritaire, version restaurée du libéralisme thatchérien visant à évincer du système collectif les individus inadaptés.

C’est donc une interprétation pervertie des principes républicains qui sert au gouvernement à justifier l’application indifférenciée des politiques sanitaires sur l’ensemble de la population et à imposer un schéma ami/ennemi en éliminant les seconds. À travers cette distinction entre citoyens exemplaires et citoyens de seconde zone, au cœur du dispositif du « passe sanitaire » bien que contraire aux principes les plus élémentaires de notre pacte social, Emmanuel Macron enterre définitivement toute conception d’une santé publique démocratique et inconditionnelle.

Une gestion de crise confiée aux cabinets de conseil privés au détriment de l’expertise médicale

La révélation récente de la place donnée aux cabinets de conseil privés – notamment l’américain McKinsey – dans la gestion de crise, et de l’instrumentalisation de l’expertise médicale à des fins politiques, illustre bien le cynisme du gouvernement, dont la principale bataille a été celle de l’opinion. Ainsi émancipé des avis du Conseil scientifique avec une décomplexion désarmante, Emmanuel Macron pouvait laisser libre cours à sa posture de savant et de politique. Les médias eux-mêmes ne pouvaient que souligner « comment l’entourage d’Emmanuel Macron met[tait] en scène un président qui serait devenu épidémiologiste ».

Le faible crédit accordé à l’expertise médicale témoigne ainsi d’un éloignement des enjeux de santé publique au bénéfice d’un jeu de double légitimation entre le pouvoir politique et les instances sanitaires. Après avoir démontré que dans la stratégie du gouvernement, le calcul coût/bénéfice, censé orienter toute politique de santé publique, ne relevait plus d’un raisonnement médical mais d’un calcul politique, Barbara Stiegler et François Alla expliquent que « les structures d’expertises en étaient dorénavant réduites à assurer le service après-vente d’une série de décisions déjà prises par le président de la République ou par les membres de son gouvernement ». Autrement dit, le rôle des autorités sanitaires était limité à justifier les décisions prises par Macron et une poignée de conseillers en communication, a posteriori, au lieu de les précéder. Les « recommandations » n’étaient plus que des alibis au cœur d’une « légitimation réciproque » : l’exécutif justifiait ses mesures par des avis d’experts qui justifiaient eux-mêmes leur utilité par la prise de décision politique dont ils prenaient acte.

Une telle phrase permet de percer à jour le logiciel de gouvernance d’Emmanuel Macron, pour qui les limites de la démocratie sanitaire commencent là où la prétendue rationalité du chiffre s’impose.

La mise en conflit permanente des disciplines entre elles a également conduit à l’isolement et à l’atomisation des véritables experts médicaux. L’Académie des technologies, dans un rapport intitulé « Covid-19 : modélisations et données pour la gestion des crises sanitaires », rappelait les limites de la modélisation en santé puisque « les humains ne sont ni des plantes, ni des animaux, mais des êtres sociaux ». Une vision purement biomédicale de la crise s’est pourtant imposée, focalisée sur la légitimité du chiffre, sur les courbes d’incidence et sur les taux d’occupation des lits.

Dès lors, on ne peut que s’interroger sur le bien-fondé d’une vision aussi biaisée, d’autant plus lorsqu’elle s’exprime à renfort de slogans simplistes tel celui du ministère de la Santé d’Olivier Véran qui décrétait en août dernier qu’« on peut débattre de tout sauf des chiffres ». Une telle phrase suffit à révéler le logiciel de gouvernance sous Emmanuel Macron, pour qui les limites de la démocratie sanitaire commencent là où la prétendue rationalité du chiffre s’impose.

Le recours aux cabinets de conseil a évidemment joué un rôle clé dans cette religion du chiffre qui a dicté la gestion comptable de la pandémie. La place qu’ils ont prise dans la gestion de crise, de même que leur rémunération exorbitante avec de l’argent public, quand les soignants se voyaient toujours refuser des moyens nécessaires, constituent à ce titre un grave scandale d’État. Une plainte contre les cabinets McKinsey, JLL France et Citwell pour « détournement de fonds publics, favoritisme, corruption et prise illégale d’intérêts » a d’ailleurs été déposée début avril 2022 par l’association Coeur vide 19. Par exemple, ne serait-ce qu’entre décembre 2020 et mai 2021, le ministère de la Santé a rémunéré le cabinet américain McKinsey pour près de 10 millions d’euros, pour avoir participé à l’élaboration de la stratégie vaccinale du gouvernement.

Il est dès lors compliqué de déterminer la frontière entre les fondements idéologiques et purement médicaux dans le discours gouvernemental en matière de vaccination, comme le montrent Barbara Stiegler et François Alla qui dénoncent à ce titre la « rhétorique de la promesse largement entretenue par les services de marketing des laboratoires ».

Une telle stratégie conduit in fine à un appauvrissement regrettable du débat public, qui contraint les citoyens, spectateurs de querelles entre experts et non-experts, à se positionner au sein d’un clivage artificiel : « pour » – le masque, le confinement, et finalement le vaccin, de façon indifférenciée – ou « contre », sur des enjeux politiques et non sanitaires. À l’occasion d’une campagne de communication en partenariat avec la ministère de la Santé, la radio Skyrock allait jusqu’à inciter ses jeunes auditeurs à dénoncer leurs amis « pro-virus ».

Alors qu’une lutte contre toute pandémie nécessite d’avoir recours à l’intelligence collective pour être efficace, le gouvernement condamnait délibérément le débat public à une opposition manichéenne, qui n’a fait que renforcer la défiance d’une partie croissante de la population envers les autorités politiques, médicales et scientifiques. Ainsi, il abimait définitivement la possibilité d’un consentement éclairé des citoyens et, par là même, le fonctionnement démocratique de notre société, à la veille d’une échéance électorale primordiale.

Tirer les conséquences du mandat passé, pour éviter le pire

Faire le bilan de ces cinq années de mandat, et s’efforcer de voir une cohérence politique entre toutes les décisions prises avant et pendant la crise sanitaire, permet d’esquisser quelques hypothèses sur l’évolution de notre système de santé, en cas de réélection du président Macron. À ce titre, la question de la prise en charge de nos aînés est particulièrement éloquente. Celui qui promettait, en 2017, une loi Grand âge destinée à une meilleure prise en charge de la perte d’autonomie, l’a finalement abandonnée, au plus fort de la crise sanitaire. À la place, il a condamné les personnes âgées à l’isolement social pendant plusieurs mois, entraînant, pour beaucoup, une perte définitive de leurs capacités physiques et cognitives. Comme si les nombreux témoignages en ce sens ne suffisaient pas, la série de scandales sur les conditions de vie et de travail dans les Ehpad, montre avec violence les conséquences de la négligence du gouvernement en matière de réglementation et de contrôle des établissements de soin privés.

Comment est-il possible, alors que deux ans de crise sanitaire avaient enfin mis en lumière l’urgence de repenser la prise en charge de nos aînés, qu’il ait fallu attendre la parution d’un livre – Les Fossoyeurs, en janvier 2022 – pour « découvrir » la maltraitance des résidents, les dérives bureaucratiques et les pratiques frauduleuses normalisées dans l’un des plus gros groupes d’Ehpad français ? Comment peut-on expliquer que Brigitte Bourguignon, nommée par Emmanuel Macron en juillet 2020 pour travailler sur les questions d’autonomie en fin de vie, n’ait pas jugé utile de s’assurer elle-même du bon fonctionnement de ces établissements ? Comment ne pas s’interroger, enfin, sur les réticences de cette dernière à rendre public le rapport du gouvernement sur Orpea ; une décision qualifiée de « choquante » par le sénateur LR Bernard Bonne, co-rapporteur de la commission d’enquête du Sénat, qui a dû faire preuve d’« obstination » pour se le procurer ?

Ainsi la santé n’aura plus rien de « public », puisque seules les personnes suffisamment aisées, ou ne souffrant pas de pathologies impliquant une prise en charge trop onéreuse, pourront y avoir accès.

Une chose est sûre, la réélection d’Emmanuel Macron à l’Élysée sera, pour ce dernier, la garantie de ne pas être inquiété pour la gestion douteuse de ces affaires. Il pourra donc poursuivre en toute liberté son entreprise de privatisation du service public, renforçant la mainmise des grands groupes hospitaliers sur le système de santé et faisant fi des scandales politiques et sanitaires encore brûlants. À titre d’exemple, la signature en avril 2021 d’un « protocole de coopération » entre l’hôpital public et Clinéa, une filiale d’Orpea, permettra au groupe de s’étendre encore davantage, voire de se rendre indispensable en répondant à la problématique des déserts médicaux français.

Cette extension du privé dans de nombreux territoires rendra le transfert des patients inévitable, malgré l’augmentation des frais de prise en charge. Ainsi la santé n’aura plus rien de « public », puisque seules les personnes suffisamment aisées, ou ne souffrant pas de pathologies impliquant une prise en charge trop onéreuse, pourront y avoir accès. Les soignants aussi devront s’adapter, car comme l’indiquait Philippe Gallais, ancien salarié de Clinéa et délégué à la CGT Santé privée, « là où le privé se fait le plus de marge, c’est sur la masse salariale ». Cela implique, entre autres, des évolutions de salaire et de carrière négociées au cas par cas (comme c’est déjà le cas dans la plupart des établissements privés), l’obligation de se plier aux injonctions budgétaires et de combler, continuellement, le manque d’effectifs.

Certes, l’épidémie de Covid-19, comme toutes les autres avant elle, a mis nos sociétés, partout dans le monde, en grande difficulté. Nul ne peut nier les conséquences dévastatrices engendrées par un simple virus, et probablement que nul n’aurait su apporter une réponse idéale à l’urgence sanitaire. Néanmoins, il s’agit maintenant de tirer les leçons de cet épisode, qui a eu pour – seul – mérite de mettre en lumière la fragilité de notre système de santé. Désormais, il est non seulement urgent de remettre nos dirigeants face à leurs responsabilités, mais également de retrouver nos droits et d’exercer notre devoir de citoyens en conséquence.

Interdiction des concerts debout : l’exaspération du secteur musical

Concert assis à La Belle Electrique – Photo © Steven Drean

Les lendemains qui chantent ne seront pas pour tout de suite, encore moins pour les salles de concerts. Depuis le 3 janvier, les concerts debout sont à nouveau interdits, et ce jusqu’au 16 février. Une mesure gouvernementale qui vise à limiter la propagation du COVID-19 et plus particulièrement du variant Omicron, après la flambée des contaminations au lendemain des fêtes de fin d’année. Dans un communiqué du 4 janvier, le Syndicat des Musiques Actuelles (SMA) rappelait pourtant que les salles de concerts n’étaient pas ouvertes à cette période. 

Dès le 29 février 2019, les rassemblements de plus de 5000 personnes sont interdits en milieu fermé. Le 9 mars, la limite passe à 1000 personnes. C’est le début d’une longue série de mesures sanitaires pour les salles de concert. Depuis, les protocoles changent constamment, et le suivi des nouvelles réglementations, entrant en application du jour au lendemain, nécessite une adaptation très rapide de l’activité des équipes. Les programmateurs jonglent entre les reports de dates depuis le début de la pandémie. Si les tournées ne sont pas tout simplement annulées. Entre fermeture des salles, reprise en configuration assise ou debout, jauges et protocoles sanitaires, le public a du mal à suivre et n’est plus toujours au rendez-vous. La fermeture temporaire des salles a ensuite des conséquences pendant plusieurs mois après la réouverture, pour que le public revienne.

Entre lassitude et adaptation

Du côté des structures culturelles, c’est toujours le même sentiment de lassitude qui plane depuis bientôt deux ans. Pour Frédéric Lapierre, directeur de la salle de concert La Belle Électrique à Grenoble, c’est aussi un sentiment d’incompréhension qui prédomine : « nous sommes fatigués de devoir faire à nouveau deux pas en arrière et de servir de fusibles, en plus de voir qu’on fait sauter les grands rassemblements et qu’aucune restrictions ne sont appliquées pour d’autres lieux ». Pourtant, les salles de spectacles sont soumises au pass sanitaire. Et, de plus, différentes études réfutent un surrisque de transmission du virus dans les lieux culturels. 

« Nous sommes fatigués de devoir faire à nouveau deux pas en arrière et de servir de fusibles, en plus de voir qu’on fait sauter les grands rassemblements et qu’aucune restrictions ne sont appliquées pour d’autres lieux. »

Frédéric Lapierre, directeur de la salle de concert grenobloise, La Belle Électrique

Cette mesure a également des répercussions conséquentes car d’un format debout à assis, la jauge n’est pas la même. Cela impacte donc les capacités d’accueil des salles. À la Belle Électrique, par exemple, la capacité diminue de mille à un peu plus de quatre cent personnes. Cela engendre ainsi tout un travail de reports de dates pour les salles, même si certaines ayant fait preuve de vigilance sont au final peu concernées. Olivier Dähler, le programmateur, confie que « la programmation est bouclée depuis longtemps déjà, nous avons été très prudents sur la totalité de la saison en ne la surchargeant pas ».

Inquiétudes et réponses économiques

En plus de l’interdiction des concerts debout, c’est sans compter également sur la vente de boissons lors des concerts. Or ces ventes représentent une part importante des recettes pour les salles. L’inquiétude économique est ainsi bien présente, tout comme la détresse et l’épuisement moral des acteurs culturels. Contrairement au plus fort de la crise sanitaire, il n’y a, pour l’instant, pas d’aides allouées aux salles, comme celles du Centre National de la Musique (CNM), ou de compensations de la perte de jauge ou des recettes des bars. À cela s’ajoute une frilosité du public. « Au bout de deux ans, les gens en ont tout simplement marre d’acheter des billets pour des dates qui sont sans cesse reportées » constate Frédéric Lapierre.

Dans un communiqué du 6 janvier, le ministère de la Culture annonçait la possibilité de recourir à nouveau à l’activité partielle pour les entreprises « subissant une baisse de leur chiffre d’affaires d’au moins 65% ». Lorsque, dans le même temps, les modalités de réactivation du dispositif d’aides du CNM doivent faire l’objet d’une concertation avec les professionnels et les autres organismes de soutien du spectacle vivant, « dans les meilleurs délais ». Un budget d’intervention a déjà été voté par le conseil d’administration de l’établissement public, à hauteur de 194 millions d’euros. En 2021, le CNM a distribué près de 190 millions d’euros, tous programmes confondus. 

Une stigmatisation des musiques actuelles

L’interdiction des concerts debout traduit enfin un non-sens en termes de pratiques culturelles. En effet, comment concilier format assis et esthétiques musicales qui trouvent leur essence dans l’interaction avec leurs publics ? Sans nouvelles de la part du gouvernement à seulement quelques jours de la date prévue de reprise des concerts debout, la FEDELIMA (la Fédération des lieux de musiques actuelles) et le SMA ont ainsi lancé une pétition en ligne titrée « Les concerts assis, ça ne tient toujours pas debout ! ». Celle-ci vise à dénoncer le traitement inéquitable et la stigmatisation du secteur par le gouvernement dans sa lutte contre l’épidémie du COVID-19. Les organisations appellent par la même occasion à la reprise des concerts debout dès le 24 janvier. Cette date avait préalablement été fixée en décembre, e aura donc été prolongée jusqu’au 16 février. Les dernières annonces du Premier ministre, Jean Castex, si elles sont positives à terme, ont pourtant de quoi laisser un goût amer aux salles de concerts et organisations syndicales. Les premières étaient désireuses d’un retour à une certaine normalité le plus rapidement possible. Et les dernières auraient souhaité être consultées et tenues informées en amont par le gouvernement.

Du passe sanitaire au passe climatique ?

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La mise en place d’un passe sanitaire a été validée par le Conseil constitutionnel au nom d’un « objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé ». Si une privation des libertés est justifiée au nom de la protection de la population française face au coronavirus, ne peut-on pas imaginer que des dispositifs similaires voient le jour afin de prévenir la crise climatique que nous traversons ? Ces solutions, largement soutenues par les dirigeants actuels, témoignent en réalité de l’impasse des mesures individualistes, misant sur la culpabilisation et la responsabilité, au détriment de stratégies collectives et de politiques publiques ambitieuses.

Alors que la France affronte une quatrième vague épidémique de coronavirus, l’idée d’une vaccination universelle sinon obligatoire du moins largement contrainte, s’est imposée dans l’agenda mondial. Dans l’Hexagone, cette astreinte s’est matérialisée par le prisme d’un passe sanitaire discriminant les personnes vaccinées de celles n’ayant pas reçu leurs deux doses obligatoires. Celui qui veut profiter d’une vie sociale pleinement retrouvée doit constamment montrer patte blanche et fournir la preuve de sa vaccination ou d’un test sanitaire fraichement réalisé. L’exécutif place ainsi de larges espoirs dans la vaccination de masse afin de lutter contre l’épidémie, comme le font la plupart des pays ayant la capacité financière de mener une telle politique.

Une gestion de crise individualiste

Pour atteindre cet objectif de vaccination massive, le pouvoir français a adopté une stratégie de gestion individualisée et individualiste de la crise sanitaire reposant principalement sur la prise autonome de rendez-vous de vaccination. Justifiée par un argument d’autorité de protection de la population, cette politique fait pourtant fi d’une myriade de problèmes de fond qui pourraient être résolus par une approche sanitaire plus collective.

Premièrement, la prise en charge individualisée de la vaccination masque des inégalités très profondes. De nombreuses études montrent ainsi que certains territoires de la République ont un taux de vaccination largement moins élevé que d’autres. Le 11 juillet 2021, alors que 40,7% des Français avaient reçu deux doses de vaccin, le chiffre n’était que de 30% en Seine-Saint Denis et de 9,5% à Mayotte. Claire Hédon, la Défenseure des droits note ainsi que le passe sanitaire « comporte le risque d’être à la fois plus dur pour les publics précaires et d’engendrer ou accroître de nouvelles inégalités ». Cette situation conduit ces territoires démunis à souffrir le plus de l’épidémie : la surmortalité enregistrée en Seine-Saint-Denis entre le 1er mars et le 19 avril 2020 était 134% plus élevée par rapport à la même période en 2019, alors que ce chiffre était de 99% pour les Parisiens. De nombreux facteurs peuvent expliquer cette situation dramatique : la population y est plus précaire, a de moins bon accès aux services de santé tandis que les logements y sont en moyenne plus exigus. De nombreuses solutions permettraient pourtant de résoudre efficacement ces problèmes.

La surmortalité enregistrée en Seine-Saint-Denis entre le 1er mars et le 19 avril 2020 était 134% plus élevée par rapport à la même période en 2019 alors que ce chiffre était de 99% pour les Parisiens.

Source : Institut national d’études démographiques (Ined), juillet 2020.

Plutôt que de contraindre toute la population à aller se faire vacciner, n’aurait-il pas fallu aborder de front les nombreux problèmes auxquels le secteur hospitalier français fait face ? Depuis les années 2000 l’hôpital français a en effet effectué un « virage ambulatoire », passant par un fort resserrage budgétaire ainsi que par une mise en concurrence accrue des établissements par le prisme de la tarification à l’activité. Créé en 1996, l’Objectif National des Dépenses d’Assurance Maladie (ONDAM) pose une limite sur les dépenses annuelles de santé. Ce dispositif prévoit constamment un budget inférieur aux besoins du secteur public. Alors que la commission des comptes de la Sécurité sociale préconisait une croissance du budget de l’ONDAM de 4,4% en 2019, ce chiffre a été rabaissé à 2,4% cette même année. Cette politique a largement porté préjudice à la qualité des soins prodigués dans les urgences et a provoqué une contraction des lits en hospitalisation longue, réduits de 71 000 entre 2002 et 2018. Pourtant, la crise sanitaire n’a que partiellement remis en cause ce cadre de fonctionnement puisque des lits d’hôpitaux continuent régulièrement d’être détruits.

De même, on assiste depuis plusieurs mois à un blâme constant des personnes refusant de se faire vacciner. Ce phénomène contreproductif est largement préjudiciable à l’objectif de vaccination massif de la population française puisqu’il crée inévitablement un effet de réactance. Du fait de ce mécanisme naturel et psychologique, un individu tente souvent de protéger sa liberté d’action lorsqu’il pense cette dernière menacée. Partant de ce constat, n’aurait-il pas été bénéfique d’interroger les causes profondes de cette peur de la vaccination pour mieux les remettre en cause ? Alors que la France est aujourd’hui un des pays comptant le plus de vaccino-sceptiques au monde, il serait absurde de lier ce phénomène à une prétendue pauvreté d’esprit française alors même qu’il existait auparavant dans l’hexagone un large consensus autour de la vaccination. Là encore, la stratégie sanitaire d’individualisation et de « selfcare » des citoyens montre ses faiblesses.

« Le monde de la santé est lié de façon systémique aux intérêts industriels, depuis la recherche, la formation des soignants, l’expertise réglementaire, jusqu’aux pratiques des médecins, et l’information du public »

Association Formindep.

Si nombre de commentaires complotistes semblent loufoques et infondés, force est de constater que ces discours sont largement alimentés par l’incurie de l’État dans la construction et la mise en place de ses politiques publiques de santé. Ce dernier n’est en effet jamais parvenu à endiguer l’influence des multinationales privées dans la construction des politiques publiques de santé. Alors que la France dépense de moins en moins dans sa recherche publique, préférant financer directement le secteur privé de la santé via le Crédit Impôt et Recherche, l’État a de moins en moins de contrôle sur la qualité et la rigueur des recherches menées. Comme le pointe l’association Formindep, « le monde de la santé est lié de façon systémique aux intérêts industriels, depuis la recherche, la formation des soignants, l’expertise réglementaire, jusqu’aux pratiques des médecins, et l’information du public ». La France a ainsi connu de nombreux scandales sanitaires, dont le plus connu est très certainement l’affaire Médiator. Ce médicament produit par les laboratoires Servier a été vendu comme traitement du diabète et comme coupe faim. Alors qu’il provoque des valvulopathies cardiaques, le produit reste commercialisé jusqu’en 2009. Les énormes sommes d’argent que Servier a versées au monde médical peuvent en partie expliquer l’interdiction tardive du médicament. D’autres scandales sanitaires, dont la liste ne saurait ici être exhaustive, ont frappé l’hexagone : la vaccination de l’hépatite B, l’affaire de la Dépakine ou du sang contaminé. Néanmoins, le problème de conflit d’intérêt dans le monde de la santé ne s’arrête pas au cas français : l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) est elle-même largement financée par la puissance privée, notamment la fondation Bill and Melinda Gates, et a connu certains scandales notamment lors de l’épidémie de grippe H1N1. Ces phénomènes participent inévitablement à une peopleisation de la science. Les figures se présentant comme antisystème passent d’autant plus pour des héros qu’elles dénoncent une science aux mains des intérêts privés. De ce phénomène émergent des personnalités aux relents complotistes comme les professeurs Luc Montagnier, Henri Joyeux ou le très médiatique Didier Raoult.

NDLR : Pour en savoir plus sur l’influence des multinationales sur la politique sanitaire menée par l’OMS, lire sur LVSL l’article rédigé par Rodrigue Blot et Jules Brion : « L’OMS sous perfusion des philanthropes ».

Une stratégie collective de gestion de la crise permettrait d’obtenir le consentement éclairé d’une partie de la population à se faire vacciner. Cela nécessiterait bien évidemment d’effectuer une remise en cause radicale des liens existants entre la puissance publique et le secteur privé ainsi que par une politique hospitalière ambitieuse. La stratégie gouvernementale, loin d’avoir tenté de résoudre ces problèmes, va très certainement avoir sur le long terme un effet délétère quant à la confiance que porte la population envers la science. Comme le note la philosophe Barbara Stiegler, le passe sanitaire construit dangereusement « un pays fracturé où l’on oppose deux camps, celui du bien et celui du mal » conduisant à « un affrontement entre vaccinés et antivax ».

Crise sanitaire et crise climatique : maux différents pour solutions similaires ?

Si le recours à la surveillance systématique de la population est présenté comme une solution miracle capable d’endiguer la crise sanitaire que nous traversons, ce type de politiques centrées sur la responsabilisation individuelle ne s’arrête pas au domaine de la santé. La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) craint ainsi « le risque d’accoutumance et de banalisation de tels dispositifs attentatoires à la vie privée et de glissement, à l’avenir, et potentiellement pour d’autres considérations, vers une société où de tels contrôles deviendraient la norme et non l’exception ».

Alors que le dernier rapport du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) pointe les nombreux dangers que fait peser la crise climatique sur notre société, de nombreux dispositifs individualistes de protection de l’environnement germent dans l’Hexagone. Il est intéressant de constater que ces derniers puisent leur inspiration dans le même matriciel idéologique que le passe sanitaire.

Plébiscitées tant par les macronistes que par les forces écologistes, des Zones à Faibles Emissions (ZFE) ont été mises en place dans de nombreuses villes françaises. Ces dispositifs vont empêcher progressivement les véhicules les plus polluants d’entrer au sein des agglomérations afin de protéger la santé de leurs citoyens. De même, des voies réservées au covoiturage sont déjà mises en place. À Grenoble, en contrepartie de l’agrandissement de l’A480, projet par ailleurs largement préjudiciable pour l’environnement, une portion de l’autoroute va être réservée aux covoitureurs, aux taxis et aux véhicules peu polluants. Des capteurs seront installés tout au long de la portion de l’autoroute afin de vérifier que seuls les conducteurs respectant ces critères puissent l’utiliser. Dans le domaine de la gestion du tri des déchets, des dispositifs permettent d’ores et déjà de réduire les impôts locaux des personnes triant le mieux leurs déchets ou d’offrir des réductions dans certaines enseignes. S’il nous est impossible ici de dresser une liste de toutes les opportunités qu’offre la technologie à ce type d’initiative, il y a fort à parier que de nombreux dispositifs permettant d’orienter les comportements des individus vers des activités eco-friendly voient bientôt le jour. Inutile de préciser ici que ces initiatives participent inévitablement au renforcement des « villes intelligentes », appelées plus communément « smart-cities ». Afin que les ZFE puissent être efficaces, la loi d’orientation des mobilités de 2019 entérine ainsi le recours au contrôle automatisé des données signalétiques jusqu’à 15% du nombre moyen de véhicules circulant au sein d’une zone. De même, la mairie de Nice a tenté d’avoir accès aux données produites par le compteur Linky afin de savoir si des maisons étaient inoccupées alors même qu’il était initialement un dispositif censé réduire la consommation électrique d’un foyer.

NDLR : Pour en savoir plus sur les villes intelligentes, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Smart cities : mirage solutionniste pour voiler l’impuissance politique ».

Les objectifs manqués des initiatives individualistes

Justifiées par un objectif louable de protection de la santé des Français et de l’environnement, ces politiques posent en réalité les mêmes déconvenues que le passe sanitaire. Tout comme ce dernier, ces mesures individualistes masquent de facto les inégalités massives qui existent au sein de la population française. En laissant à chacun la responsabilité d’acheter un véhicule non polluant, les ZFE créent le risque que des pans entiers de la population soient largement pénalisés. Ces dispositifs vont inexorablement pousser des foyers précaires à l’endettement et largement les contraindre dans leurs déplacements. Ainsi, le recours à la voiture individuelle est plus faible dans les villes denses que dans les communes périphériques des métropoles, du fait d’une moindre présence de transports en communs et d’infrastructures adéquates dans ces dernières. Pourtant, le salaire moyen y est souvent inférieur. De même, une enquête a montré en 2019 que près de 5% des foyers franciliens seraient affectés par la mise en place d’une ZFE. Parmi eux, 25% n’auraient pas les moyens d’acheter un véhicule. Néanmoins, ces politiques ne concernent pas uniquement les particuliers. À Londres, qui a mis en place un dispositif de péage urbain s’apparentant à une ZFE, les transporteurs indépendants sont les plus touchés par ces mesures. Dans la capitale britannique, les véhicules pesant plus de 3,5 tonnes doivent en effet s’acquitter d’une taxe journalière de 100£. Les plus petites entreprises risquent fortement de pâtir de cette situation, favorisant directement les plus grosses compagnies capables d’absorber ces coûts supplémentaires.

Les initiatives individualistes ciblent spécifiquement les milieux les moins responsables de la crise climatique.

Pourtant, d’aucuns pourraient objecter que la lutte contre le changement climatique implique que des mesures fortes, concrètes et coercitives soient mises en place. Il est en effet évident que notre mode de vie actuel doit être amendé, notamment par le prisme de politiques contraignantes, si nous voulons espérer endiguer la crise environnementale que nous traversons. Néanmoins, les initiatives individualistes comme les ZFE ciblent spécifiquement les milieux les moins responsables de cette crise. S’il est de notoriété publique que les classes aisées polluent largement plus que les milieux précarisés du fait de leur forte capacité à consommer, il ne faut pas oublier que les plus riches polluent également fortement de par la place qu’ils occupent dans notre système de production. Comme le résume Matt Hubert pour Jacobin « les personnes riches ont une énorme empreinte carbone. Pourtant, le problème fondamental de leur impact sur le climat n’est pas ce qu’elles consomment, mais le fait qu’elles possèdent les moyens de production et qu’il est extrêmement rentable pour elles de polluer ».

Derrière ces mesures « d’empowerment » des citoyens se cachent en réalité une idéologie néolibérale où l’État tente de ne jamais remettre en cause le système de marché. Dans La société ingouvernable, Grégoire Chamayou montre que le libéralisme contemporain a pu s’imposer grâce à l’idée de responsabilisation des citoyens. Ce dernier analyse ainsi, en prenant l’exemple d’entreprises réfractaires à la mise en place de consignes obligatoires et à l’interdiction de contenants jetables, que ces sociétés ont promu une « gouvernance marchande des externalités ». Ce mode de gestion leur a permis d’imposer des solutions faisant appel aux mécanismes de marché dans la gestion de leurs impacts sociaux. Grégoire Chamayou note ainsi que ce constat « est paradigmatique d’un procédé de responsabilisation, […] l’une des principales tactiques du néolibéralisme éthique contemporain » dont la « fonction première est l’évitement de la régulation ». Selon lui, « la responsabilisation en appelle à l’autonomie subjective ; elle s’adresse à des individus sommés de se prendre en main, de se gouverner eux-mêmes ».

NDLR : Pour en savoir plus sur le livre de Grégoire Chamayou, lire sur LVSL l’article de Guillaume Pelloquin : « Pourquoi le libéralisme économique est intrinsèquement autoritaire ».

Comme avec la politique sanitaire qui ne permet pas efficacement de comprendre les raisons profondes de la défiance envers la science, les mesures individualistes écologistes peinent à remettre en cause les problèmes auxquels notre système fait face. Plutôt que d’inviter chacun à changer ses comportements, ne serait-il pas plus intéressant d’interroger le cadre social dans lequel nous vivons ?

La stratégie lisse et prétendument apolitique de l’État cache en réalité l’incapacité et l’inappétence de la Nation à mettre en place une politique publique ambitieuse.

Prenons un exemple concret. Plutôt que de contraindre les populations précarisées à renouveler leurs véhicules – ce qui relève parfois d’une aberration écologique tant les modèles électriques sont plébiscités alors que leur production demeure extrêmement polluante – l’État français pourrait prendre des mesures concrètes face au problème de l’utilisation massive de la voiture. Nous pourrions interroger collectivement son usage individuel. Les classes précaires ne prennent pas la voiture par plaisir mais parce qu’elles ont été contraintes de s’extirper des centres-villes. Là encore, aucune politique environnementale ne se voudra effective si elle ne remet pas en question les causes profondes de cette gentrification causée tant par le modèle économiques ubérisé de Airbnb que par la spéculation immobilière. De même, plutôt que de contraindre la population à opter pour des modèles « non polluants », ne serait-il pas plus juste d’interdire la publicité qui participe pleinement à instaurer un imaginaire collectif favorable à la consommation ? Jusqu’à présent le pouvoir français s’est toujours refusé à mettre en place ce genre d’initiatives, bafouant une par une les propositions de la Convention citoyenne pour le climat (CCC).

Il est pourtant peu surprenant que l’État voue aux gémonies toute tentative collective de résoudre un problème en accusant ces mesures d’être « idéologiques » et « punitives ». La stratégie lisse et prétendument apolitique de l’État cache en réalité l’incapacité et l’inappétence de la Nation à mettre en place une politique publique ambitieuse. Alors que toute planification de l’économie est remise aux calendes grecques, que les services publics sont constamment menacés par des restrictions budgétaires, les États européens se retrouvent incapables d’affronter des crises majeures. En réalité, l’État n’a pas recours à une stratégie de « selfcare » des individus par choix mais bien par contrainte. Bien entendu, cet argument ne doit pas servir à critiquer constamment les individus souhaitant adopter des comportements plus civiques et bénéfiques pour la cité. Il est évident que les « gestes individuels » sont louables et qu’ils ont une importance cruciale et significative dans la gestion des crises. Pourtant, une politique écologique ne pourra se revendiquer effective si elle ne laisse qu’à certains privilégiés la capacité d’adapter leurs modes de vie.

Antoine Bristielle : « Les mesures sanitaires dépendent de la confiance dans les institutions politiques »

© Antoine Bristielle

Dans son essai À qui se fier ? (Éditions de l’Aube, 2021), Antoine Bristielle, chercheur à Sciences Po Grenoble et directeur de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation Jean Jaurès, montre que face à l’épidémie de Covid-19, de « multiples réponses » ont été apportées par les différents pays européens. Contrairement au discours officiel qui présente la multiplication des mesures liberticides comme l’unique moyen de « sauver des vies », l’auteur montre qu’il n’existe qu’une très faible corrélation entre la réalité de la circulation du virus et la nature des mesures adoptées pour y faire face. En effet, c’est avant tout la confiance des citoyens dans les institutions politiques qui expliquerait le degré de coercition des mesures imposées. Dans des pays comme la France, où ces taux de confiance sont extrêmement faibles, les gouvernements multiplient (de manière souvent contre-productive) les mesures coercitives. Dans cet entretien, nous revenons sur les origines de cette défiance, sur les solutions qui pourraient y être apportées et sur la lassitude grandissante des Français. Entretien réalisé par Laura Chazel.

LVSL – Depuis mars 2020, pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, le gouvernement français a multiplié les mesures liberticides afin de freiner la propagation du virus. Jusqu’à peu, le « confinement » – et aujourd’hui le couvre-feu – était présenté comme l’unique manière de limiter l’engorgement des hôpitaux. C’est ainsi que l’exécutif justifie depuis plus d’un an – en s’appuyant sur le mythe du « no alternative » –  la limitation drastique des libertés publiques. Pourtant, dans une analyse comparée effectuée entre une vingtaine de pays, vous montrez que de multiples réponses ont été apportées à la crise sanitaire. Plus encore, vous démontrez qu’il n’y a aucun lien de causalité entre les mesures adoptées par les pays (confinement, couvre-feu, fermeture de commerces non-essentiels, etc.) et la circulation réelle du virus. Quels facteurs expliquent donc les choix privilégiés par les différents gouvernements pour contenir l’épidémie?

Antoine Bristielle – On pourrait penser que les mesures prises au niveau européen sont uniquement basées sur la situation sanitaire, c’est-à-dire que plus l’épidémie touche fortement un pays, plus celui-ci met en place des mesures « dures » pour lutter contre la circulation du virus. Or, quand on regarde plus en détail ce qu’il s’est réellement passé entre février et octobre 2020, on se rend compte que cela est largement erroné. Prenons le cas des obligations de fermeture d’établissements scolaires. Au Portugal, pays finalement assez peu touché par l’épidémie, des fermetures totales ou partielles sont mises en place pendant 67% de la période. Au contraire, aux Pays-Bas, pays beaucoup plus durement touché, le gouvernement décide d’utiliser de telles mesures coercitives uniquement pendant 36% de la période.

Ce que je mets en évidence dans mon livre, c’est que les mesures mises en place dépendent largement de la confiance dans les institutions et le personnel politique. Plus les niveaux de confiance dans les institutions politiques sont importants, plus les pays misent sur la responsabilité individuelle. Au contraire, quand les niveaux de confiance dans les institutions sont faibles, les gouvernements se disent que seules les mesures coercitives permettront de juguler l’épidémie. C’est un point sur lequel il est nécessaire d’insister : les mesures mises en place ont un aspect profondément politique : elles ne dépendent pas seulement de l’intensité de l’épidémie, mais également des niveaux de confiance institutionnels présents au moment où l’épidémie frappe. 

« Les mesures mises en place ont un aspect profondément politique : elles ne dépendent pas seulement de l’intensité de l’épidémie, mais également des niveaux de confiance institutionnels présents au moment où l’épidémie frappe »

Mais là où l’on franchit un cap supplémentaire dans l’analyse, c’est lorsque l’on constate que les niveaux de confiance institutionnels ne dictent pas simplement le type de mesures mises en place, mais également leur réussite ou leur échec. Quand les niveaux de confiance dans les institutions politiques sont faibles, les mesures sont globalement moins respectées et cela se traduit par une mortalité plus élevée et par une faible satisfaction dans la façon dont le gouvernement a géré l’épidémie : un véritable cercle vicieux. Au contraire, plus les niveaux de confiance dans les institutions sont élevés, mieux les mesures sont respectées,  plus la mortalité est faible et plus la satisfaction dans la façon dont le gouvernement a géré l’épidémie est importante. On se trouve là en présence d’un cercle vertueux.

LVSL – Contrairement au reste des pays européens, la France présente des taux de défiance particulièrement inquiétants vis-à-vis des institutions politiques : vous rappelez ainsi que seuls 36% des Français ont confiance dans la présidence de la République et seulement 11% dans les partis politiques. Comment expliquer l’importance de cette défiance ? Comment la France se situe-t-elle par rapport à ses voisins européens ?

A. B. – Il est vrai que la défiance des Français envers les institutions et le personnel politiques est assez inquiétante. Elle a fortement augmenté dans les précédentes décennies pour atteindre des niveaux parmi les plus bas d’Europe, plus faibles par exemple que ce que l’on constate en Italie, en Espagne, en Bulgarie ou en Hongrie… Plusieurs facteurs sont à l’origine de ce phénomène. D’une part, les multiples affaires de corruption au sein du personnel politique créent un sentiment de « tous pourris » au sein de la population, qui dépasse le strict cadre des personnes mises en cause pour rejaillir sur les institutions. D’autre part, les médias ont également leur responsabilité dans ce phénomène. La concurrence exacerbée entre les différentes chaînes et les différents titres de presse crée une course au buzz permanent et tend à présenter la politique comme une course de petits chevaux, au détriment d’un traitement des enjeux de fond. Forcément cela a des effets catastrophiques sur la façon dont les citoyens perçoivent la politique.

« Seulement 6% du corps électoral a voté pour le « projet Macron ». Dans ces conditions, on comprend très vite qu’il est extrêmement compliqué pour le président et son gouvernement de garantir l’assentiment de la population lorsqu’il met en place des mesures exceptionnelles et coercitives »

Mais si ces causes sont bien réelles, elles ne touchent pas uniquement le cas français, contrairement aux deux dernières. La troisième cause de ce phénomène de défiance provient du système électoral français et notamment du scrutin uninominal à deux tours utilisé pour l’élection pivot de la cinquième République, la présidentielle. Avec ce mode de scrutin où l’on vote finalement davantage « contre » que « pour », un candidat peut être élu tout en reposant sur une base sociale extrêmement réduite. Prenons le cas du second tour de la présidentielle de 2017. Certes Emmanuel Macron obtient deux tiers des scrutins exprimés. Mais lorsque l’on enlève les personnes non inscrites sur les listes électorales, celles s’étant abstenues, celles ayant voté blanc, celles ayant voté Le Pen et celles ayant voté Macron mais déclarant avoir voté « contre Le Pen » et non « pour Macron » qu’obtient-on ? Seulement 6% du corps électoral a voté pour le « projet Macron ». Dans ces conditions, on comprend très vite qu’il est extrêmement compliqué pour le président et son gouvernement de garantir l’assentiment de la population lorsqu’il met en place des mesures exceptionnelles et coercitives. Enfin la quatrième cause provient du système social français : nous avons confiance dans nos institutions si nous les jugeons aptes à nous protéger dans le fil de notre existence. Or à nouveau que constate-t-on ? 7 français sur 10 pensent « que c’était mieux avant ». Cette situation ne date pas d’aujourd’hui : en 2006 déjà, trois quarts des Français jugeaient que la situation de leurs enfants serait pire que la leur.

LVSL – La concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif pour répondre à la crise sanitaire n’a fait qu’accroître le sentiment de défiance envers les institutions. Pour faire face à ces critiques, Emmanuel Macron annonçait en octobre dernier la mise en place d’un « collectif de citoyens » afin « d’associer plus largement la population » à la campagne de vaccination contre le Covid-19. Dans la même logique, des « comités citoyens » ont été mis en place dans plusieurs villes de France, dont Grenoble sous l’impulsion du maire écologiste Éric Piolle, afin d’associer les citoyens à la gestion de l’épidémie. Bien que louables, ces initiatives, qui permettent de déconstruire le mythe d’une élite détenant le monopole de l’expertise et de la raison, sont-elles suffisantes pour répondre à cette défiance institutionnelle ?

A. B. –  Il est indéniable que les différentes enquêtes montrent un désir de plus en plus prégnant des citoyens français d’être associés plus directement à la prise de décision. Cela passe forcément par des mécanismes participatifs. Il serait en effet faux de penser que les Français ne s’intéressent pas à la politique et que la politique devrait rester une affaire d’experts. Au contraire, les Français, et en particulier les jeunes générations, s’intéressent particulièrement à la politique, mais cela prend des formes plus individualisées qui ne passent pas par les institutions honnies. Dans ces conditions, il est donc indispensable de réfléchir à de nouveaux mécanismes de décision collective. Mais si des éléments de démocratie directe semblent à l’heure actuelle indispensables, ils doivent également être associés à une réforme plus globale des formes d’élection de nos représentants politiques afin que ceux-ci, une fois élus, puissent bénéficier d’une plus forte légitimité.

« Il serait en effet faux de penser que les Français ne s’intéressent pas à la politique et que la politique devrait rester une affaire d’experts. Au contraire, les Français, et en particulier les jeunes générations, s’intéressent particulièrement à la politique, mais cela prend des formes plus individualisées qui ne passent pas par les institutions honnies. »

Par ailleurs, il ne faut pas croire que de simples mécanismes comme ceux mis en place à Grenoble ou lors de la campagne de vaccination seront suffisants pour permettre une plus grande légitimité des mesures mises en place. Avec de tels niveaux de défiance préalables, ce sont davantage des pansements sur une jambe de bois. Le mal est en réalité beaucoup plus profond, les crises ne créent pas des personnes défiantes, elles les mobilisent, mais celles-ci existent déjà largement au préalable. Ainsi une réflexion sur la question sociale s’impose. Pourquoi autant de nos compatriotes ont-ils durablement l’impression d’être délaissés par les institutions de notre pays ?

LVSL – Dans un article récent paru dans le HuffPost, vous revenez sur les tâtonnements de l’exécutif concernant la stratégie sanitaire à adopter face au rebond de l’épidémie. Selon vous, à la défiance structurelle des Français envers les institutions politiques s’ajoute aujourd’hui une lassitude importante face à la multiplication des mesures restrictives et l’absence d’optimisme concernant la sortie de la crise. Pourtant, malgré cette lassitude grandissante et ce rejet des institutions politiques traditionnelles, aucun mouvement de contestation massif n’a réussi à se structurer ces derniers mois – contrairement à l’Allemagne, aux Pays-Bas ou encore au Danemark où d’importants mouvements de contestation ont émergé dès l’automne 2020. Comment expliquez-vous cette absence de mouvement contestataire collectif organisé ?

A. B. – Toutes les enquêtes d’opinion montrent clairement qu’à la défiance des français s’est rajoutée une forte lassitude face à des mesures sanitaires qui durent désormais depuis plus d’un an. Dans ces conditions, on perçoit bien la situation inextricable dans laquelle se trouve le gouvernement entre une communauté scientifique qui, dans sa grande majorité, le pousse à mettre en place des mesures plus strictes et une part croissante des français qui se déclare être de plus en plus prête à s’affranchir de telles mesures. Pourtant, comme vous le rappelez, outre quelques exemples sporadiques comme à Marseille ou à Annecy, aucune manifestation de grande ampleur n’a eu lieu contrairement à ce que l’on a pu constater à l’étranger. Cela peut paraître assez paradoxal mais en réalité ce phénomène s’explique de plusieurs manières.

Tout d’abord il ne faut pas penser qu’il n’existe aucune action en France contre les mesures sanitaires, celles-ci sont simplement plus individuelles. Ainsi un habitant sur deux des régions soumises au nouveau « confinement » déclare qu’il ne respectera pas scrupuleusement ces mesures, un chiffre encore impensable il y a quelques mois.

Néanmoins il est vrai que dans d’autres pays une opposition aux mesures sanitaires semble se structurer, ce qui n’est pas le cas en France. La première explication vient du fait qu’à l’étranger, ces manifestations sont largement organisées par les réseaux d’extrême droite. Or, en France, le Rassemblement national chapeaute largement ce type de réseaux, et dans une optique de dédiabolisation en vue de la prochaine présidentielle, ne veut pas être à l’origine de telles manifestations. La seconde explication provient de l’attitude de la gauche radicale française qui pendant de nombreux mois a hésité à adopter une posture trop critique par rapport aux mesures sanitaires et semblait assez divisée sur la question. Les récentes déclarations de François Ruffin et de Jean-Luc Mélenchon montrent une vraie radicalisation en termes de positionnement, le premier appelant même à la désobéissance civile face aux mesures sanitaires. De là à enclencher un vaste mouvement de contestation ? Il est encore trop tôt pour le dire.

De l’Europe à l’Asie : la démocratie comme mode de gestion de l’épidémie de Covid-19

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Le Daìl, chambre basse du Parlement Irlandais, en session d’ouverture © Johnny Bambury

En France, les décisions relatives à la gestion de l’épidémie sont prises de manière confidentielle et discrétionnaire. D’après le gouvernement et ses soutiens, cette modalité de prise de décisions se justifie par l’urgence de la situation : pour contenir la propagation du Sars-CoV-2, des réactions rapides sont nécessaires et ne peuvent s’encombrer de débats contradictoires. Or, les méthodes de gouvernement en temps de crise sanitaire retenues dans d’autres pays tendent à montrer qu’au contraire, le respect du droit ordinaire et des contre-pouvoirs débouche sur une meilleure maîtrise de la pandémie.

Ce n’est plus un secret : en France, la restriction de la liberté de mouvement se décide en Conseil de Défense, conseil spécial convoqué à la discrétion du président de la République et initialement conçu pour couvrir de la confidentialité nécessaire les réflexions ayant trait aux questions militaires sensibles. Étrange usage donc que de le convoquer pour la gestion d’une crise sanitaire, que la rhétorique guerrière utilisée par la communication gouvernementale ne saurait pleinement justifier.

L’état d’urgence sanitaire permet par ailleurs à l’exécutif de tenir l’Assemblée nationale, organe suprême du pouvoir législatif, à distance des décisions ayant trait à la gestion de la pandémie. Peut-être la considère-t-il trop occupée à débattre de sujets prioritaires à ses yeux, comme la clarification des contours d’un « séparatisme » mal défini ou le droit de filmer la police. Toujours est-il qu’il n’apprécie guère de la voir se mêler des restrictions dites « sanitaires », comme en témoigne une séquence de novembre 2020 devenue fameuse. Alors que les députés de l’opposition avaient voté un prolongement de l’état d’urgence non pas jusqu’en février comme le demandait le gouvernement, mais jusqu’au 14 décembre, Olivier Véran leur intimait de sortir de leur propre Assemblée (1).

Quels sont les résultats de cette abrogation des procédures démocratiques que la situation d’urgence sanitaire aurait réduites à des lourdeurs inutiles ? Fin 2020, la France déplorait le troisième nombre le plus élevé de morts par habitant parmi les 23 pays considérés comme des « démocraties pleines » d’après l’index de démocratie 2020 de l’Economist Intelligence Unit. Une catégorie dont la France ne fait plus partie pour l’année 2021, rétrogradée au rang de « démocratie imparfaite » (2).

graphe compilé par l'auteur
Évolution du nombre de morts du Covid19 pour 100000 habitants dans 23 démocraties – données OMS © Andy Battentier

Si l’autoritarisme constitue un facteur de réussite dans la gestion de l’épidémie, on n’ose alors imaginer l’absolutisme des dictatures aux commandes des pays dont les taux de mortalité sont les plus faibles ! Cet argument ne résiste toutefois pas à la plus sommaire des analyses ; très vite est réfutée l’idée que les méthodes prônées et appliquées par le gouvernement français soient nécessaires au contrôle de l’épidémie. Au contraire, l’étude de certains cas laisse à penser qu’en démocratie, c’est par le respect du droit normal et l’exercice effectif des contre-pouvoirs que les meilleures décisions sont prises, même en période de crise sanitaire.

En Irlande, un gouvernement qui s’appuie sur l’assemblée législative, le conseil scientifique et la population

Lors de la première vague, pendant que le président de la République convoque la nation devant le téléviseur à intervalles réguliers pour proclamer ses ordonnances face à une caméra pour seul interlocuteur, le chef du gouvernement irlandais annonçe les mesures de confinement devant la presse, le ministre de la santé à sa gauche et le chief medical officer à sa droite. Ce dernier occupe alors un poste similaire à celui de Jérôme Salomon, qu’il cumulait avec le poste de chef de la National Public Health Emergency Team (NPHET), l’équivalent fonctionnel du conseil scientifique français.

Le NPHET est toutefois bien différent : il se compose d’une dizaine de groupes de travail, rassemble plus d’une centaine de scientifiques, et son organisation relève des services compétents de l’État (3). Ces mêmes services ont été ignorés en France, le président de la République préférant s’entourer d’une douzaine de professionnels triés sur le volet, dont les avis ne sont par ailleurs que consultatifs. Ce dernier point constitue une autre différence avec le NPHET : en Irlande, les pouvoirs exceptionnels d’une forme d’état d’urgence sanitaire ont été validés par le Parlement à la condition explicite que le gouvernement agisse sur recommandation du conseil scientifique. D’où la présence de son chef lors des annonces liées au confinement, et la capacité de la presse à s’adresser directement à lui, même lorsque le chef du gouvernement est présent.

En France, le président de la République préfère s’entourer d’une douzaine de professionnels triés sur le volet, dont les avis ne sont par ailleurs que consultatifs.

Par ailleurs, pendant qu’Emmanuel Macron filait la métaphore guerrière jusqu’à discourir au milieu des tentes d’un hôpital militaire, que Christophe Castaner égrenait les menaces tout en se targuant d’avoir mis en place les « mesures les plus restrictives d’Europe », le Premier ministre irlandais tenait, là aussi, un tout autre discours. Dans la conférence de presse du 27 mars 2020 où est annoncé le confinement, il insiste sur la nécessité d’obtenir le consentement de la population quant au respect des règles. Le 10 avril, interrogé sur l’éventualité de mesures plus strictes, il répond qu’il ne souhaite pas instaurer un état policier. Lors de ces conférences, pas d’envolées lyriques sur les jours heureux ou de trémolos dans la voix, mais des objectifs chiffrés, liés à la capacité de tests ou à l’évolution des estimations du nombre de reproduction de base.

Enfin, c’est un gouvernement au ton relativement humble qui se présente chaque semaine devant le Parlement pour rendre compte de ses actions et consulter les députés. Lors des séances de questions hebdomadaires organisées pour chaque ministère, le Premier ministre comme le ministre de la Santé appellent à l’examen critique de leurs actions, aux opinions des députés de tous les bancs, et répondent aux questions qui leur sont posées sans prétendre faire de la « pédagogie ». Certes, les votes sont suspendus quand l’état d’urgence sanitaire est en place, mais l’on peut noter de réelles inflexions dans la conduite des affaires sous l’effet des réclamations des députés : ces derniers, relayant les demandes des citoyens de leur circonscription, ont par exemple accéléré le plan de déconfinement. Un scénario inenvisageable en France, où l’Assemblée nationale ne vote rien qui ne reçoive l’approbation préalable du gouvernement – quand bien même les propositions émaneraient de la majorité parlementaire.

Malgré – ou grâce – à cette relative décentralisation de la décision et aux contraintes appliquées aux actes de l’exécutif, l’Irlande comptait fin 2020 un taux de mortalité par habitant inférieur de moitié à celui de la France, fournissant ainsi un contre-exemple à l’idée que l’autoritarisme ralentit la propagation du virus. Nous allons maintenant voir qu’à cet égard, le cas de la Corée du Sud est encore plus frappant.

En Corée du Sud, une importante pression populaire et des médecins à la manœuvre

Au printemps 2020, la situation coréenne dont la presse française se faisait l’écho avait de quoi inquiéter : l’épidémie y était certes maîtrisée, mais au prix d’une restriction des libertés inconcevable en France, restriction liée à un système de traçage invasif menaçant la vie privée.

À y regarder de plus près cependant, on peut se demander à bon droit dans quel État la dérive policière a été la plus marquée. Principal malentendu à dissiper d’un point de vue français : il n’existe pas d’application-espion sur les téléphones de type StopCovid ou autre en Corée, hormis pour les cas positifs ou les voyageurs en provenance de l’étranger. Un traçage direct n’est obligatoire que pour ces seules deux exceptions – de contamination et de quarantaine –, et chacun est ensuite libre de désinstaller le dispositif au bout des deux semaines réglementaires. Non que les choix faits par la Corée ne soulèvent pas quelques graves questions pour autant, mais il s’agit de les critiquer pour ce qu’ils sont : le traçage s’y effectue, certes, mais de manière uniquement rétrospective. Quand une personne est diagnostiquée positive, des épidémiologistes reconstituent ses déplacements à la main, au cas par cas, sous la supervision d’une autorité indépendante. Les étapes de son parcours sont ensuite anonymisées pour publication, et on tente de prévenir personnellement tous ceux qui auraient pu croiser sa route (en contactant les gens qui ont laissé leur numéro à l’entrée d’un bar ou d’un restaurant par exemple). Que ce soit par les mesures de confinement, les patrouilles policières pour les faire respecter ou encore le traçage en direct des téléphones via une application dédiée, la France se rapproche bien davantage du modèle chinois que coréen.

Après un an de restrictions globalement acceptées sur la liberté d’aller et venir, et plusieurs années de nouvelles lois sécuritaires attentant à des degrés divers à la protection de la vie privée, la levée morale de boucliers français face aux mesures coréennes de traçage a de quoi laisser pensif. Par-delà l’évidente comparaison – que l’on ne fait pas – de ce traçage aux confinements ou aux couvre-feux à répétition qui sont imposés en France, on ignore de surcroît une dimension importante de la situation coréenne : la population se montre dans l’ensemble d’accord avec cette mesure de gestion de l’épidémie. Cela est visible dans les outils de contestation mis en place, largement disponibles et accessibles, et qui n’ont pas été mobilisés. Les Coréens disposent en effet d’un influent système de démocratie directe. Depuis 2017, le gouvernement héberge un système de pétitions en ligne où chaque citoyen peut déposer sa demande ; si celle-ci obtient 200 000 signatures en un mois, le gouvernement a pour obligation d’y répondre.

L’opposition, en Corée, a pris une forme qui diffère de nos habitudes : plus populaire que parlementaire, elle est centrée sur la démocratie directe.

Ce système est le fruit de décennies d’activisme démocratique contre la junte et ses héritiers. La lutte n’a jamais cessé, depuis les menées contre le dictateur Park Chung-hee dans les années soixante-dix jusqu’au rocambolesque scandale et aux immenses manifestations qui ont entraîné la chute et l’incarcération de sa fille, la présidente Park Gueun-hyé, en 2016-2017. L’opposition, en Corée, a pris une forme qui diffère de nos habitudes : plus populaire que parlementaire, elle est centrée sur la démocratie directe. De nombreuses pétitions sur des sujets liés à l’épidémie de Covid-19 sont apparues sur le site de la Maison Bleue, au point qu’une couleur spécifique permettait de les distinguer. Certaines ont reçu un soutien massif, comme celle portant sur la demande de démantèlement d’une église évangélique à l’origine du plus gros cluster du pays (1,4 million de signatures), ou une autre qui exigeait la fermeture des frontières avec la Chine (750 000 signatures). Pour ce qui concerne les mesures de traçage, les débats ont porté sur l’indépendance de l’autorité qui les supervise ainsi que sur l’anonymat des données, mais pas sur le principe lui-même.

Il est important de noter par ailleurs que la Corée du Sud n’est jamais sortie de son régime normal de gouvernement. En Corée, pas de conseil scientifique trié sur le volet, mais des agences étatiques endossant le rôle que les institutions leur attribuent en temps de crise. Jusqu’à aujourd’hui, les experts de ces agences ont gardé la main haute sur la communication autour des mesures sanitaires. La directrice de la Korean Disease Control and Prevention Agency (KCDA), le docteur Jeong Eun-kyeong, a toujours occupé le devant de la scène, à la fois physiquement et métaphoriquement. Bien que les décisions politiques aient été prises institutionnellement par le gouvernement, en lien avec les agences adéquates, les annonces de mesures sanitaires étaient réalisées par les cadres de la KCDA. Les membres du gouvernement se tenaient en retrait derrière eux, vêtus de la veste jaune des secouristes intervenant lors de catastrophes naturelles. Dans un pays miné par de récurrents scandales de népotisme, ce geste souligne qu’en temps de crise, l’implication des politiciens est subordonnée à leurs compétences effectives plutôt qu’à des faveurs indues. Il s’agit là d’un message explicitement lié à l’épidémie de MERS de 2015 : l’opinion publique avait alors été davantage choquée par les dysfonctionnements liés à ces mécanismes de népotisme que par le nombre de victimes de l’épidémie.

L’exemple proposé par la Corée se montre donc diamétralement opposé à la gestion française de l’épidémie : absence de régime d’urgence, contre-pouvoirs forts et hommes politiques en retrait. Les résultats, eux aussi, s’opposent totalement à ceux constatés en France, la Corée ayant un taux de mortalité par habitant parmi les plus faibles dans les démocraties citées en introduction.

Les différences culturelles entre l’Asie et l’Europe ne suffisent pas à rendre compte des écarts dans la propagation de l’épidémie

Quoique ce dernier exemple permette d’illustrer le poids des variables culturelles, le pays n’ayant pas connu les hécatombes du Royaume-Uni ou des États-Unis par exemple, ces variables se révèlent à double tranchant lorsqu’on y regarde de plus près. L’argument culturaliste renvoyant à une force d’inertie, il tend in fine à inspirer le fatalisme plutôt que l’action, quand il ne sert tout simplement pas d’excuse à l’impéritie. C’est justement quand on essaie de faire la part des choses en comparant des pays voisins, qu’on mesure au plus proche les effets d’une réponse politique inappropriée.

La stratégie japonaise de réponse à l’épidémie, ou plutôt son absence de réponse, représente un cas d’école. Depuis le début, elle a consisté à s’appuyer exclusivement sur la discipline collective. L’opacité est demeurée la règle au point de limiter les tests pour contenir les cas positifs, dans une tentative désespérée de sauver les Jeux prévus à Tokyo. Il a même été décidé de maintenir une campagne de soutien au tourisme intérieur (« Go to Travel »), ce qui ne manqua pas de contribuer à la propagation du virus. Ainsi le Japon déplore-t-il deux fois plus de victimes que la Corée du Sud (126 décès par million d’habitants contre 51), en dépit d’une infrastructure hospitalière mieux implantée et de normes sociales plus sévères.

La question politique se pose donc avec une urgence redoublée, précisément parce qu’elle est le seul levier qui puisse être actionné dans l’immédiat.

Des écarts non moins impressionnants s’observent par exemple entre les États-Unis et le Canada (1 541 contre 534) ou le Royaume-Uni et l’Irlande (1 822 contre 862). On peut même avancer sans crainte d’établir un paradoxe que la politique joue un rôle plus crucial en Occident qu’en Asie, puisque l’incompétence amène à multiplier des chiffres déjà considérables en soi. 

La question politique se pose donc avec une urgence redoublée, précisément parce qu’elle est le seul levier qui puisse être actionné dans l’immédiat. Or, dans les trois comparaisons que nous venons d’évoquer, c’est à chaque fois dans le pays où la décision a été la plus solitaire et la plus délibérément ignorante de la science – au Japon, aux Etats-Unis, dans le Royaume-Uni – que les résultats ont été les plus désastreux, avec des décisions prises en huis clos et annoncées en direct à la télévision, sans que les parlementaires ne les infléchissent significativement. En revanche, en Irlande, au Canada, ou en Allemagne, où les assemblées n’ont cessé de jouer leur rôle de contrôle, le nombre de contaminés par habitant est nettement inférieur.

On peut établir au moins de deux manières un lien entre l’exercice solitaire du pouvoir et les choix désastreux qui ont été faits dans plusieurs grandes démocraties. D’abord, dans le fait que l’absence de collégialité élimine les contre-pouvoirs ; pour reprendre la phrase de Montaigne que cite le président Macron, cette absence empêche de « frotter sa cervelle à celle d’autrui ». Ce danger existe dans les institutions du type Conseil de défense, dont l’exécutif fixe lui-même la composition, car il est exempt d’une opposition qui puisse renvoyer la balle et concevoir des politiques plus efficaces.

Mais un autre lien émerge, peut-être plus sérieux quand il est établi à l’intérieur d’une démocratie, celui où un peuple éprouve toutes les raisons de ne pas se sentir lié dans une décision solitaire, prise en huis clos, et dont les motifs lui demeurent obscurs. En refusant de rendre des comptes et en s’enfermant dans des comités secrets, le pouvoir exécutif prend le risque de responsabilités qui le dépassent et ce faisant, ne manque pas de compromettre l’adhésion populaire à sa stratégie – quand il en a une. Mais l’on pourrait aussi penser – et l’exemple coréen plaide en ce sens – qu’il n’est pas illégitime de rendre les citoyens comptables de leur passivité. Cette conclusion est aussi vieille que la science politique, c’était déjà celle de Machiavel méditant sur la première décade de Tite-Live : les émeutes peuvent souvent se révéler la condition de survie des républiques.

Notes :

(1) Voir sur France Bleu : https://www.francebleu.fr/infos/politique/olivier-veran-perd-son-calme-a-l-assemblee-nationale-elle-est-la-la-realite-de-nos-hopitaux-1604469887

(2) Source : https://www.lepoint.fr/monde/la-france-une-democratie-defaillante-03-02-2021-2412584_24.php

(3) Pour plus d’informations : https://www.gov.ie/en/publication/de1c30-national-public-health-emergency-team-nphet-for-covid-19-governance-/

La Martinique au temps du Covid-19

Vue de Grand’Rivière et du canal de la Dominique, extrémité nord de l’île, Martinique. © Vincent Mathiot

La crise du Covid-19 n’a pas épargné la Martinique, qui compte plus de 5 575 cas positifs. La situation sanitaire est néanmoins moins grave par rapport à la métropole, sans être pour autant propice à l’optimisme. En effet, l’île est en proie à une situation environnementale toujours plus inquiétante. De plus, la crise sanitaire met en péril le secteur touristique dont l’île dépend en grande partie. À travers différents entretiens, cet article présente la situation complexe de l’île, entre espoirs, inquiétudes et incertitudes pour l’avenir.

Une situation sanitaire inédite

La pandémie de Covid-19 n’a pas laissé la Martinique indemne. Pour ce qui est du nombre de cas et d’hospitalisations, la Martinique semble moins touchée par les vagues de Covid-19 que la France métropolitaine, mais reste néanmoins vulnérable. Ainsi, la situation dans les hôpitaux se révèle complexe. Lors de l’examen des crédits du ministère de l’Outre-Mer, la sénatrice socialiste Catherine Conconne a ainsi déclaré qu’on « meure à la Martinique faute de soin, faute de médecins (1) ». Si, en Martinique, la crise du Covid-19 a été gérée avec « débrouillardise », elle aurait néanmoins pu être totalement ingérable si l’épidémie avait eu la même virulence qu’en métropole. Toutefois, ce bilan peut être relativisé en comparaison avec la situation dans les autres îles antillaises. À Sainte-Lucie ou à la Barbade, la situation est particulièrement catastrophique, tant le système de santé est inapte à gérer la crise.

La crise du Covid-19 met en exergue les inégalités de soin selon les couches sociales, ainsi que le besoin urgent d’infrastructures de soin sur l’île. Sur ces questions, l’État français n’a pas toujours tenu parole, comme en témoigne le délabrement de l’hôpital Trinité. L’UGTM (Union générale des travailleurs martiniquais) lutte depuis maintenant plus de 20 ans pour sa reconstruction, en vain.

Paul Jourdan, pharmacien hospitalier au CHU de Fort-de-France nous apporte son témoignage au regard des deux vagues épidémiques et de leurs lots d’épreuves. Comme partout ailleurs, ce virus était encore presque inconnu en mars et prenait le monde entier de court. C’est avec tâtonnement et craintes que le premier mois de confinement a débuté. « On ne savait pas du tout quels médicaments et dispositifs médicaux allaient être utilisés pour traiter cette nouvelle maladie. Nos délais d’approches pour nous ravitailler depuis la métropole étaient particulièrement long : en moyenne 10 jours pour nos commandes aériennes et 6 semaines pour nos commandes maritimes. La pharmacie du CHU de Martinique était en alerte maximale » rapporte l’hospitalier. De nombreux décès sont à déplorer mais il n’en demeure pas moins que cette première phase de l’épidémie fut moins impressionnante en Martinique que dans d’autres départements métropolitains.

Certaines difficultés propres à ces territoires insulaires se sont vite fait ressentir. L’île s’est subitement retrouvée isolée, notamment pour ce qui concernait le fret aérien, indispensable pour la bonne organisation du service hospitalier. Plusieurs vols quotidiens reliaient la Martinique à la métropole avant la pandémie, contre un seul vol hebdomadaire au cœur de la première vague. L’île était alors presque isolée du continent européen. Cette situation s’inscrivait dans un contexte de quasi-fermeture du trafic aérien mondial. Elle ne s’est en revanche pas répétée lors de la deuxième vague. Des médicaments nécessaires pour l’organisation des soins en réanimation (notamment les hypnotiques et le curares) ont vite commencé à manquer. Ces derniers sont plutôt employés pour des traitements de courte durée. Les patients présentant la forme grave du COVID-19 étaient pris en charge par les services de réanimation. La longueur d’un séjour dans ces soins hospitaliers différait des traitements connus, ce qui a entraîné une hausse imprévue de consommation de médicaments et d’oxygène. Et, par voie de conséquence, une saturation des lits de réanimation.

La crise du Covid-19 met en exergue les inégalités de soin selon les couches sociales, ainsi que le besoin urgent d’infrastructures de soin sur l’île.

C’est avec d’autres îles des Antilles (dont la Guadeloupe) et la Guyane que la Martinique a pu faire face à cette pandémie et aux pics épidémiques. Paul Jourdan a ainsi souligné le fait que les capacités hospitalières du CHU de Fort-de-France n’ont fort heureusement jamais été saturées : « On a ainsi pu aider nos voisins Guyanais et Guadeloupéens dans la prise en charge de leurs patients COVID ». Cette entraide interterritoriale était en grande partie réalisable grâce à l’aide de l’Armée. Celle-ci effectuait les liaisons et les transferts, de médicaments, mais aussi de patients, entre la Martinique et la Guyane. Les liaisons entre la Martinique et la Guadeloupe ont été assurées par l’hélicoptère du SAMU, pour ce qui concernait les impératifs propres à l’épidémie (transfert de patients COVID et de traitements).

Sainte-Lucie a ainsi vendu des médicaments aux îles de l’Union européenne. Cette aide était bienvenue, mais très politisée. Entre les îles rattachées au Commonwealth et les îles françaises, l’Union européenne et le Royaume-Uni cherchent à prouver l’un à l’autre qu’ils sont aussi indépendants qu’indispensables. C’est l’un des défis et des difficultés rencontré par le PAHO (Pan American Health Organization) et son projet commun, le Caribean Subregional Program Coordination, sur les questions sanitaires dans les pays caribéens.

À cette pénurie de médicaments s’est ajoutée une autre de masques et de solutions hydroalcooliques, tous deux indispensables pour le respect des gestes barrières. Pour faire face à ces difficultés, c’est une fois de plus la solidarité qui a primé. Les distilleries de l’île ont, dans un premier temps, fourni des quantités d’alcool nécessaires pour la fabrication de ces solutions. Elles ont ensuite fabriqué elles-mêmes leur gel distribué aux services de santé. Hormis cette aide venue d’une partie de l’industrie martiniquaise, ce sont les habitants eux-mêmes qui ont apporté leur aide. Les petits commerces, les restaurateurs, tout le monde a apporté son aide, en offrant par exemple des panier-repas pour les soignants. L’Armée a également apporté son aide pour la distribution de matériel et de ressources essentielles.

La seconde vague est arrivée avec plus de recul que la première, et ce malgré une forte épidémie de dengue subie avant le deuxième confinement (pouvant entrainer une forte tension hospitalière). Le CHU a déprogrammé beaucoup de traitements pour faire face à la reprise épidémique. Des opérations chirurgicales et des consultations externes non urgentes ont été repoussées. Ces dispositifs ont été instaurés pour libérer de la place afin d’accueillir les patients COVID annoncés sur la deuxième vague. Or, « cette deuxième vague n’était pas aussi importante que dans nos estimations », explique le pharmacien. Toutefois, il ajoute : « On s’est vraiment mis sur le pas de guerre. Il y a eu une deuxième vague mais dès que l’on a confiné [l’évolution de l’épidémie de COVID et de dengue] a décru ». Cette dynamique de l’épidémie justifie la décision préfectorale d’un confinement plus léger que celui mis en place en métropole.

C’est avec une certaine appréhension qu’était perçue la période de Noël. Celle-ci rimait avec l’arrivée de nombreux touristes et Antillais retrouvant leurs familles. « On craignait que les gens se contaminent en se réunissant entre eux pour Noël. On sait que le virus vient de la métropole ». Malgré ses appréhensions, Paul Jourdan ne cache pas son optimisme pour l’année 2021. Selon lui, la situation ira en s’améliorant si la population se vaccine. C’est néanmoins avec mesure que le professionnel de santé voit notre avenir. « Je pense qu’on va s’en sortir, le virus mute, il va falloir que l’on apprenne à vivre avec, comme on fait déjà. Je pense qu’en 2021 le virus sera encore là. On va avoir encore des personnes infectées. » Paul Jourdan considère ainsi, que, pour faire face à ce virus, et aux nouvelles épidémies, notre système hospitalier doit avoir plus de moyens. Il doit sortir de l’optimisation budgétaire qui a montré ses limites.

C’est sur ce dernier point que le pharmacien du CHU de Martinique a insisté. Le Covid-19 a été bien géré dans son ensemble, mais les problèmes qui existaient auparavant sont désormais encore plus visibles. La Martinique a besoin de médecins, de médicaments et d’infrastructures plus modernes, indépendamment des différents virus. À l’heure où la campagne de vaccination est en cours partout en France, elle demeure encore timide sur l’île. Elle est menée de manière confuse entre les hôpitaux et la médecine libérale, et se conjugue avec une importante réticence à se faire vacciner parmi la population . La situation est donc complexe, mais pas désespérée. 

Face au Covid-19, faire preuve de « débrouillardise »

L’Habitation Saint-Etienne (HSE) est une parfaite illustration de la situation actuelle du secteur du tourisme. C’est une rhumerie martiniquaise, située au Gros-Morne dans le centre-est de l’île. Cette exploitation comprend 35 employés, et de nombreux partenaires commerciaux et culturels. L’HSE s’est en partie développée depuis plusieurs années grâce au « spiritourisme », tourisme de bouche tourné du côté des spiritueux. Cette rhumerie est reconnue pour la qualité de ses rhums blancs agricoles, mais aussi ses rhums vieux primés à de nombreuses reprises. C’est aussi un lieu culturel qui attirait avant la pandémie de nombreux touristes, pour son Jardin Remarquable ou son espace artistique orienté autour de l’œuvre d’Edouard Glissant.

En tant que directeur commercial de l’HSE, Cyril Lawson nous a fait part d’un « choc brutal » lorsqu’il nous a décrit l’intensité avec laquelle l’épidémie a bouleversé le quotidien et les projets de l’HSE. L’entreprise a connu de nombreuses difficultés, notamment sur le plan touristique. Une partie de l’activité de la rhumerie repose sur un tourisme précis. Ces derniers se déplacent jusqu’à l’habitation pour la découvrir, la visiter, apprendre d’elle. Ce « spiritourisme » s’est soudainement arrêté avec le premier confinement. L’activité touristique est passée d’une dynamique correcte à une activité purement et simplement inexistante en trois jours. La haute saison touristique aux Antilles a vu perdre deux mois importants (mars et avril). Ces répercussions directes, entraînées par la mise en place du premier confinement, en ont entraînées d’autres. Ainsi, les diverses collaborations avec les partenaires culturels de la rhumerie (notamment les visites guidées), les projets artistiques, tout le foisonnement créatif qui fait la richesse de ce lieu s’est vu annulé du jour au lendemain. La plupart de ces projets sont encore à l’arrêt aujourd’hui. De ce fait, les visites et dégustations guidées n’ont pas repris depuis le mois de mars, malgré la légère amélioration de cet été. Confinement ou non, l’HSE, à l’instar de l’île, reste tributaire d’un trafic aérien encore largement diminué.

En outre, les exportations représentent également une activité essentielle de l’entreprise, et ces dernières ont connu une forte baisse. D’un point de vue local, le tourisme entraînait une forte demande à travers l’ensemble de l’île, dont le secteur de l’hôtellerie et de la restauration qui a été longtemps à l’arrêt. De plus, certaines ventes précises (des rhums vieux et autres produits rares) n’ont pu avoir lieu suite à la fermeture de la boutique de la rhumerie où celles-ci se faisaient. De manière générale, l’HSE a tout de même perdu 25 à 40 % de son activité depuis le mois de mars. 

Ces arrêts brutaux ont inévitablement eu des répercussions sur certains métiers et les pratiques propres à la rhumerie. Cyril Lawson a tout d’abord mentionné la réorganisation du travail, l’installation des mesures barrières afin de protéger l’ensemble du personnel et les collaborateurs de l’entreprise. Néanmoins, cette adaptation des tâches de travail nécessaire à la poursuite de l’activité a généré des inconvénients, notamment des problèmes de connexion entre la rhumerie et certains sous-traitants. Autre conséquence, tous les employés de l’entreprise ont subi une réduction de leur temps de travail, en bénéficiant du statut de chômage partiel.

Un bâtiment du site de l’Habitation Saint-Etienne, Le Gros Morne, Martinique.
©Vincent Mathiot

Pour Cyril Lawson, la crise a cependant été bien gérée dans son ensemble, engendrant des réactions différentes entre le premier et le deuxième confinement. Lors de notre entretien, l’analogie avec un cyclone a souvent été faite. Celle-ci permet d’expliquer la capacité de connaissance et les réactions face aux risques propres aux personnes vivant dans ces zones souvent soumises aux catastrophes naturelles. Cette pandémie a de nombreux points communs avec ces phénomènes météorologiques. 

Les habitants de l’île ont dû ainsi faire preuve de « débrouillardise obligatoire ». Beaucoup d’actions solidaires et un esprit d’entraide se mettent généralement en place immédiatement à l’issue des catastrophes naturelles, avant que les aides de la métropole n’arrivent. Ces réactions sont aussi dues à une bonne communication entre les autorités, les responsables politiques et les individus. Dans le cadre de l’HSE, l’entreprise a par exemple eu un rôle pédagogique à l’égard de la population, souligne Cyril Lawson. Celui-ci a aussi évoqué les difficultés liées aux crises environnementales que connaît la Martinique (pollution, sécheresse à répétition, dérèglements climatiques de plus en plus marqués). Selon Cyril Lawson, celles-ci ne viennent pas s’ajouter à la crise entraînée par le COVID-19, dans le cas de la production et des rendements de l’entreprise. L’île a récemment connu (en novembre 2019) d’importantes intempéries. Cependant, ces problèmes météorologiques ont toujours existé et sont propres aux climats tropicaux. 

La crise liée à la pandémie s’ajoute aux problèmes climatiques multiples que traverse l’île.

En revanche, depuis plusieurs années, l’exploitation perd entre 2% et 3% de son rendement. Aucune étude n’a été faite sur cette perte de rendement, mais celle-ci pourrait avoir des causes multifactorielles liées au changement climatique. La crise liée à la pandémie s’ajoute donc aux problèmes climatiques multiples que traverse l’île. Régulièrement, la Martinique comme l’ensemble des Antilles, est confrontée à une accumulation d’algues brunes sur ses côtes. Ces dernières se révèlent particulièrement nocives pour notre organisme. De plus, les épisodes météorologiques intenses sont de plus en plus fréquents. Une meilleure anticipation des risques se fait attendre, afin que les effets du changement climatique n’accroissent pas la précarité de l’île (2).

Au regard de ces informations, Cyril Lawson a aussi évoqué le futur avec optimisme. Il considère ainsi que les deux confinements, avec toutes les difficultés qu’ils ont engendrées, ont su apporter du positif, comme un regain d’intérêt des habitants de la Martinique pour leur île et sa culture locale. Ce confinement a ainsi instauré de la proximité et de l’entraide entre les habitants. L’année à venir ainsi que 2022 seront sûrement meilleures que 2020, avec l’espoir pour l’HSE de retrouver la dynamique et l’intérêt qu’on lui manifestait avant mars 2020. Les bras ne sont pas baissés pour l’HSE qui « n’est pas prête de manquer de courage ». Dans tous les cas, même s’il est en pause actuellement, le secteur touristique est prêt à redémarrer. Les choses s’organisent en fonction des imprévus, avec débrouillardise.

De nouvelles alternatives

Outre le secteur tertiaire et la question des soins en Martinique, la crise actuelle touche aussi le secteur agricole, qui voit depuis plusieurs années les difficultés s’accumuler. Pour la deuxième année consécutive, la Martinique a été confrontée à une sécheresse extrême par sa durée. L’agriculture martiniquaise n’est pas préparée à résister à des sécheresses de plusieurs mois comme en 2020. C’est l’un des dossiers majeurs pour les agriculteurs. Là encore, on fait preuve de débrouillardise et on cherche des alternatives face à une situation qui était, il y a un an encore, inenvisageable. 

Au temps du Covid-19, la vie s’organise différemment. À l’instar de l’HSE, le Jardin de Bonneville, situé sur les hauts de la Trinité, avait connu un bon début de saison touristique à l’hiver 2020. La famille Eugénia, propriétaire du jardin, a transformé depuis la fin des années 90 une friche en un jardin botanique de plusieurs hectares. Le jardin de Bonneville a ainsi officiellement ouvert ses portes en 2007. Aujourd’hui, la famille Eugénia voit le COVID-19 comme un « couperet brutal juste après les élections municipales ». Au regard des décisions sanitaires évoluant régulièrement, le jardin n’a pas pu poursuivre son activité touristique comme il l’entendait. Ses portes restent aujourd’hui fermées. Cette fermeture montre à quel point l’organisation en fonction des saisons touristiques n’est plus valable de nos jours, le trafic aérien (responsable de la majeure partie du tourisme de l’île) étant intrinsèquement lié aux mesures sanitaires.

Le Jardin de Bonneville, La Trinité, Martinique.
©Vincent Mathiot

C’est avec philosophie que les Eugénia prennent cette situation. Avec plus de 20 années de travail, la nature avait besoin de se régénérer. C’est aussi un moment où ce couple retraité a pu profiter d’une parenthèse de repos.  « Je touche ma retraite, ça nous permet de glisser. Nous avons calculé le budget, on ne se casse pas la tête », témoigne Patrick Eugénia. « On vit avec ce que l’on a. On ne va pas au-delà de ce que l’on a pas. Cette crise permet à certaines personnes de remettre en question les choses inutiles que l’on utilisait. De revenir à l’utilité des choses essentielles. »

La réouverture du site n’est donc pas imminente. Un retour à la normale est envisageable dans deux ou trois ans. Une visite de trois personnes n’est pas assez rentable. Mais le couple n’est pas défaitiste. « On reprendra un jour ou l’autre et on s’adaptera », confie Sylviane Eugénia.

La population de l’île voit avec reconnaissance la gestion de cette crise aux visages multiples. Les indemnités promises par l’État ont été reçues, tout comme certains équipements sanitaires de protection (livraison régulière des masques à domicile). La situation est certes difficile pour tous, mais elle n’est pas pour autant insurmontable. Sainte-Lucie, île du Commonwealth, est dans une situation autrement plus inquiétante. Un bon dialogue entre les individus et les acteurs politiques dont le préfet de la Martinique, Stanislas Cazelles explique cette situation. « Dans les îles on est relativement épargné, on ne subit pas la pression que vous subissez », admet le couple, sans cacher son inquiétude pour les mois à venir, avec notamment un afflux important de touristes européens et d’Antillais vivant en métropole revenus pour les fêtes de fin d’année, et la saison du carême (la saison sèche de décembre à avril) particulièrement prisée par les touristes occidentaux. La situation sanitaire peut à nouveau devenir inquiétante.

Des risques écologiques toujours plus présents

Néanmoins, cette crise sanitaire n’est pas la seule source d’inquiétudes pour les Antillais. Les dernières années ont vu se généraliser des phénomènes climatiques toujours plus violents et intenses (3). Proche de la côte Atlantique, la Trinité a subi, ces derniers mois, de fortes intempéries provoquant dans les villes voisines du Robert, Sainte-Marie et du Lorrain des inondations et des glissements de terrain. À ces problèmes, s’ajoutent pour ces villes côtières des déversements conséquents d’algues brunes plusieurs fois par an. Même si de forts cyclones n’ont pas ravagé l’île cette année, les Martiniquais remarquent des phénomènes de microclimats toujours plus intenses. Ces derniers alternent entre fortes sécheresses et épisodes de pluie violente. À cela s’ajoute aussi un risque volcanique plus important, depuis un mois dans le secteur de la montagne Pelée. Cette pandémie fait donc ressortir d’autres problèmes auxquels les Martiniquais sont quotidiennement confrontés (4).

Bien que la situation actuelle soit difficile, suscitant une grande inquiétude parmi les habitants, la Martinique tient le coup : le Covid-19 a été beaucoup moins virulent que ce que ne laissaient présager les estimations gouvernementales. Une véritable solidarité et une redécouverte de l’île par ses habitants ont été le résultat des confinements. Comme le montrent les différents entretiens, les habitants se débrouillent, font preuve d’ingéniosité face à une situation inédite, tout en faisant face à cette crise mondiale. Cet esprit d’entraide, bien que positif, témoigne d’un autre problème que connaissent encore les DROM et collectivités d’Outre-mer : les aides matérielles, financières, humaines attendues de la métropole subissent d’importants décalages entre les territoires.

La solidarité est donc souvent le premier réflexe avant que des aides plus concrètes traversent les océans. Cela peut parfois prendre du temps. Les deux vagues épidémiques en témoignent. Malgré un esprit général de débrouillardise, le bilan demeure assez inquiétant dans son ensemble, notamment sur le plan économique. Le retour à un avant est exclu pour bien longtemps. Pour l’île, l’année 2021 sera capitale. Le Covid-19 ne fait que s’ajouter à de nombreux autres problèmes et enjeux en Martinique, qui subit toujours plus fortement les effets du dérèglement climatique. C’est à ce jour la principale source d’inquiétude de l’Île aux fleurs. 

Entretiens réalisés par Vincent Mathiot avec Cyril Lawson, directeur commercial de la rhumerie Habitation Saint-Etienne (HSE) ; Patrick, Sylviane et Adélaïde Eugénia, propriétaires du Jardin et table d’hôtes de Bonneville (La Trinité 972) ; Paul Jourdan, pharmacien hospitalier au CHU de Fort de France.

Sources

(1) Allocution au Sénat du 3 décembre 2020 de la sénatrice Catherine Conconne (Parti progressiste martiniquais)

(2) Pour les projections actuelles sur le climat dans les îles caribéennes françaises, voir Louis Dupont, « Le changement climatique et ses implications économiques sur le secteur touristique en Guadeloupe et à la Martinique (Petites Antilles) », Études caribéennes [En ligne], 26 | Décembre 2013.

(3) Sur la question climatique : Sylvain Roche, Laurent Bellemare, et Sylvie Ferrari. « Rayonner par la technique : des îles d’Outre-mer au cœur de la transition énergétique française ? », Norois, vol. 249, no. 4, 2018, pp. 61-73.

(4) Sur les risques en général de la Martinique : Préfecture de la Martinique Dossier départemental des Risques Majeurs en Martinique ( 972 ), 2014.

Pour aller plus loin : Rebecca Rogly, « Le Covid-19, une bombe à retardement pour les Outre-mer», mis en ligne le 14 avril 2020, Le Vent Se Lève. https://lvsl.fr/le-covid-19-une-bombe-a-retardement-pour-les-outre-mer/

Commerces fermés, emplois menacés

Restaurant fermé à Paris suite aux mesures contre le COVID-19. © Mikani

Alors que semblait se profiler un troisième confinement, les bars et restaurants restent désespérément clos. Comme tant d’autres, ces professionnels se retrouvent donc sans perspective stable après presque un an de fermeture. Cette mesure, catastrophique pour les petits commerces, ne repose pourtant sur aucun fondement scientifique, notamment dans les zones peu denses. Dès lors, elle est apparue comme une distorsion de concurrence au profit de la grande distribution et de la vente en ligne. La portée des conséquences pour les 600.000 entreprises et les 1,3 millions d’actifs potentiellement menacés est loin d’être pleinement mesurée par le pouvoir politique.

Le 30 octobre, le président annonçait une deuxième vague de confinement en France. Dès le lendemain, les commerces « non essentiels » devaient baisser leur rideau. Depuis, la fronde autour de cette définition floue a traversé tout le pays. L’opinion a en particulier perçu la situation de concurrence déloyale induite par la possibilité pour d’autres canaux de distribution de continuer à vendre. Cette mesure est subie d’autant plus durement que les efforts et investissements consentis par ces « commerces non essentiels » pour se conformer aux nouvelles contraintes ont été importants. En tout état de cause, la définition du protocole après la fermeture administrative plutôt qu’avant laisse songeur.

La brutalité de cette mesure, annoncée la veille pour le lendemain, sans concertation et sans alternative, est symptomatique de la gestion de crise. La grande distribution avait pourtant bénéficié de quelques jours pour faire fermer ses rayons non essentiels, suscitant la ruée sur les jouets de Noël. In fine, cette dernière mesure s’est révélé parfaitement inique : elle n’a bénéficié qu’aux géants de la vente en ligne, comme l’ont déjà fait remarquer associations et élus.

La brutalité de cette mesure, annoncée la veille pour le lendemain, sans concertation et sans alternative, est symptomatique de la gestion de crise.

Les déclarations – uniquement symboliques – du gouvernement à propos d’Amazon révèlent un rapport de force largement défavorable. Visiblement, l’intérêt général ne permet pas d’envisager des mesures limitatives à l’égard de la vente en ligne, alors qu’il s’agit de la justification qui a présidé à la fermeture des commerces. Et ce malgré la distorsion de concurrence induite par le virus et les risques existants sur les plateformes logistiques. En parallèle, les propos de la start-up nation invitant les commerces traditionnels à se numériser et les aides proposées font l’impasse sur la relation humaine au cœur de leur activité.

En outre, le passage à la vente en ligne relève d’une véritable stratégie, et ne constitue en rien une solution de crise. Les villes qui ont permis d’effectuer ce passage l’avaient préparé dès le premier confinement. Aussi, l’État aurait eu davantage intérêt à nationaliser l’une des start-ups qui interviennent dans le domaine. En créant un véritable service public pour ces entreprises, il aurait offert une aide concrète et immédiate. En l’absence de stratégie coordonnée pour engager ce virage, les initiatives ont essaimé dans tous les sens. Bien que proche du terrain, cette effusion a beaucoup coûté en énergie et en temps, et elle désoriente le consommateur.

Un tissu économique vital très fragilisé

Depuis le premier confinement, les commerces physiques se trouvent fragilisés. En effet, malgré les aides existantes, les commerces ont dû investir pour rouvrir en mai mais sont encore confrontés à des évolutions du protocole sanitaire. En parallèle, suite aux restrictions, ces établissements se voient contraints de fonctionner en sous régime par rapport à leurs capacités. En conséquence, ils se retrouvent face au dilemme suivant : ou bien rester fermés et ne plus avoir de revenus pour assumer leurs charges, ou bien rester ouverts en fonctionnant à perte.

La première variable d’ajustement sera logiquement l’emploi, malgré les mécanismes mis en place pour le soutenir. Les aides apportées, notamment sous forme de prêts ou de reports de charges, se sont vite avérées insuffisantes. Si elles répondent à un besoin temporaire de trésorerie, elles ne compensent pas les pertes liées au manque d’activité. Et ce d’autant que l’endettement des entreprises avait déjà augmenté ces dernières années. Les montants consentis dans le cadre du plan de relance en septembre, entre 10 et 20 milliard d’euros, apparaissent déjà bien en deçà des besoins.

Aujourd’hui encore c’est l’incertitude qui menace les perspectives de ces employeurs.

Aujourd’hui encore c’est l’incertitude qui menace les perspectives de ces employeurs. Les tergiversations permanentes du gouvernement depuis les fêtes ont conduit de nombreux français à renoncer ou à reporter leurs dépenses, d’où une gestion particulièrement complexe des stocks, notamment dans le secteur de la restauration. Les restaurateurs, s’appuyant par ailleurs sur une date de réouverture aussi lointaine que provisoire, souffrent, à l’égal des dirigeants d’entreprise, d’un manque de visibilité sur la perspective d’une vraie reprise d’activité qui les empêche de prendre les mesures nécessaires pour « tenir ». Nous avons recensé ci-dessous le niveau de menace sur l’emploi dans les principaux secteurs concernés :


Tableau de synthèse du niveau de risque pour les principales activités touchées par le confinement.

Des chiffres encore parcellaires

Pourtant, l’ensemble des mesures consenties pour soutenir les entreprises a amorti les effets de la crise. De nombreux facteurs s’alignent pour repousser les faillites d’entreprises. En premier lieu, le moratoire sur les dettes bancaires a permis de gagner plusieurs mois. En outre, de nombreux professionnels ont cherché à limiter leurs pertes au moment du déconfinement. Le temps du bilan est attendu avec la clôture comptable, au 31 décembre ou au 31 mars, pour l’essentiel des entreprises. Enfin, les procédures de liquidation ont également pris du retard, même si, pour l’heure, l’activité des tribunaux de commerce reste limitée.

Le nombre d’entreprises en difficulté pourrait en revanche faire gonfler le volume des fermetures très prochainement.

A ce titre, les données de leur activité 2019 et les statistiques de 2020 (à fin novembre), sont éloquentes. Si le bilan est globalement positif, l’impact sur les créations d’entreprise est déjà visible – en baisse de 4 %. Toutefois, une forte concentration est observée sur le début d’année (20 % des créations sur janvier-février). Le nombre d’entreprises en difficulté (procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire, ou liquidation judiciaire) pourrait en revanche faire gonfler le volume des fermetures très prochainement. Les annonces successives de plans sociaux ajoutées à celles de ces fermetures laissent présager une année noire pour l’économie et l’emploi.

Dynamiques de création d’entreprises en 2019 et 2020 (source : Observatoire statistique des greffiers des tribunaux de commerce).

En outre, de nombreuses entreprises se trouvent fragilisées en termes de trésorerie. Elles y ont largement puisé pour assumer leurs charges au cours du premier confinement, mais le deuxième et le troisième pourraient s’avérer fatal. Ainsi, selon l’observatoire BPI France des PME, 50 % d’entre elles déclaraient déjà rencontrer des difficultés de trésorerie à la veille du reconfinement. Or, c’est une double crise qui menace ces établissements. Tout d’abord, une crise d’insolvabilité, compte-tenu de l’activité non réalisée et non récupérable. À ce titre, les seules mesures de prêts ou de reports se révèlent insuffisantes, comme évoqué précédemment. En second lieu, c’est une crise de rentabilité qui s’annonce. En effet, même avec des comptes positifs, de nombreux dirigeants d’entreprise estimeront que les revenus tirés de leur activité récompensent péniblement leurs efforts et le risque associé.

De lourdes conséquences à venir

Ce contexte risque d’avoir des conséquences durables, en particulier dans les villes moyennes et certaines zones rurales, où le petit commerce représente l’essentiel de l’activité et de l’emploi. Ainsi, le commerce en ville moyenne représente 12 % du nombre total de commerces en France. Pourtant, avant d’être jugés « non essentiels » ceux-ci avaient fait l’objet d’une attention particulière des pouvoirs publics. Le programme Cœur de ville prévoyait 5 milliards d’euros d’aides sur un programme pluriannuel. Et 5 millions d’euros avaient déjà été mobilisés en soutien aux boutiques impactées par les manifestations des Gilets jaunes.

Le soutien aux commerces et artisans a pu être jugé excessif au regard d’autres dispositifs d’aides. Il faut toutefois prendre en compte le fait qu’il agit pour contrer un risque impondérable et global ; comme pour l’emploi au travers du chômage partiel, il est légitime que la collectivité prenne sa part de l’effort. Mais malgré cela, la protection face à la perte d’activité des indépendants reste limitée. Il faut également considérer qu’il s’agit d’un moment économique inédit, celui d’un arrêt complet de l’activité. On ne peut le comparer à la « destruction créatrice » chère aux économistes libéraux. Ici, le coût de la destruction économique a d’autres répercussions : l’effondrement simultané de plusieurs secteurs sans possibilité de transfert, le découragement des entrepreneurs, des coûts liés à la liquidation des entreprises.

Il convient par ailleurs de relativiser la pertinence de ce soutien. En effet, de nombreuses entreprises n’ont pas encore accédé à ces dispositifs, du fait de la complexité des dossiers et de l’engorgement des services chargés de les traiter. Pour étayer ce point, il suffit de relever que l’administration compte 1.923 types d’aides différents pour les entreprises, cela ne contribue guère à leur lisibilité. En outre, les 402.000 entreprises créées cette année sont exclues d’office des aides directes.

La conséquence la plus spectaculaire devrait être un renforcement de la concentration du capital.

La conséquence la plus spectaculaire devrait être un renforcement de la concentration du capital. Or, l’économie française est déjà particulièrement hiérarchisée. Selon les données de l’INSEE sur les entreprises, 50 grandes entreprises emploient 27 % des salariés, réalisent 33 % de la valeur ajoutée totale et portent 46 % du total de bilan des sociétés. L’accroissement du patrimoine des grandes fortunes en est un symptôme. En parallèle, tandis que l’économie n’a cessé de croître, le nombre des indépendants (artisans, commerçants et chefs d’entreprise) a baissé de façon spectaculaire sur des décennies.

Ceci implique qu’un nombre croissant d’entreprises se retrouve entre les mains d’un nombre de plus en plus restreint d’individus, expliquant pour partie la croissance des inégalités. La concurrence exacerbée tendra inexorablement à amplifier cette concentration ; on l’observe sur de nombreux marchés, les grandes entreprises finissent par avoir les moyens de racheter ou de faire disparaître les plus petites. Les données de l’INSEE montrent ainsi que le poids des artisans, commerçants et chefs d’entreprise dans la population totale a diminué de deux tiers depuis 1954 et encore de moitié depuis 1982.

Part des indépendants dans la population active (source : INSEE).

Cette baisse n’est pas continue, elle s’est stabilisée dans les années 2000 peu avant une remontée liée au statut d’auto-entrepreneur, remontée qui ne traduit toutefois pas véritablement un regain de « l’esprit d’entreprise » si l’on s’en tient au profil et aux activités des créateurs concernés. En effet, pour une part significative d’entre eux, l’autoentreprise représente principalement une alternative au chômage. Ainsi 25 % des 400.000 nouveaux auto-entrepreneurs de 2019 étaient chômeurs au lancement de leur activité. En complément, il ne faut pas négliger le phénomène « d’uberisation » – d’externalisation du salariat –, plus avancé qu’il n’y paraît. Ainsi, les chauffeurs représentent une part non négligeable de la croissance des microentreprises, dont près de 10 % sont actives dans les transports. Le secteur du BTP est également bien représenté, où il s’agit aussi en grande partie d’un salariat déguisé.

Par conséquent, ce coup d’arrêt forcé pourrait plus que jamais mettre à mal le modèle concurrentiel fondé sur l’entreprise individuelle, modèle déjà progressivement rongé par les privilèges exorbitants que peuvent se faire attribuer les grandes entreprises. Il faut également garder à l’esprit que l’entreprise, et plus précisément le commerce, a permis à des générations entières d’accéder à une promotion sociale en dehors du cursus scolaire classique. Il reste dès lors à prendre la mesure des conséquences morales et politiques de cette période. En effet, un tiers des artisans est âgé de plus de 50 ans, et nombre d’entre eux pourraient se montrer complètement découragés, menaçant l’extinction d’une grande partie de notre savoir-faire en matière d’artisanat, de gastronomie, d’hospitalité et de tant d’autres domaines.

Pandémies : responsabilité anthropique, réponse écologique ?

https://afriquenvironnementplus.info/nourrir-monde-deforestation-possible/
Déforestation en Afrique

Alors que la crise du Covid-19 frappe durement notre société, la responsabilité anthropique dans la multiplication des pandémies à travers le monde est maintenant avérée. La destruction de la biodiversité et des écosystèmes, la déforestation ou le trafic de la vie sauvage favorisent l’apparition de nouveaux virus. Pour lutter contre cela, une approche préventive fondée sur l’écologie et la préservation des écosystèmes est nécessaire.

Pandémies, un temps de retard

Déjà plus de deux millions de morts [1], l’économie de la planète à terre, les populations assignées à résidence, les libertés souvent bafouées : les dégâts enregistrés à cause du Covid-19 sont tels que la tentation est forte d’identifier très vite le coupable qui en est la cause. Très sérieusement, aux yeux des scientifiques chinois, le pangolin a failli tenir ce rôle de coupable universel. Moins sérieusement, les complotistes veulent faire croire à quelques manipulations de laboratoire, involontaires ou non, ayant fabriqué le coronavirus. La vérité, selon de nombreux scientifiques, serait moins fulgurante : la destruction de la biodiversité, orchestrée depuis des années par des coupables ordinaires, compte bien parmi les causes principales de la pandémie.

La stratégie actuelle est essentiellement sanitaire ou médicale. Elle consiste à détecter le plus tôt possible les nouvelles maladies, à les contenir, et ensuite à patienter jusqu’à ce que l’on réussisse à développer des vaccins ou un traitement permettant de les contrôler. Jusqu’à présent, cette stratégie avait porté certains fruits en permettant de limiter les zones infectées par une maladie. Ce fut le cas pour le virus Ebola responsable de fièvres hémorragiques souvent mortelles et qui put être cantonné à l’Afrique de l’Ouest. Hélas, avec le Covid-19, aucune barrière sanitaire ne s’est révélée efficace. Dès le printemps 2020, 60% de la population mondiale a vécu un confinement. Puis une deuxième vague est intervenue sur la majorité des continents, parfois, déjà, une troisième…. Face à un virus très transmissible, l’actuel triptyque stratégique identification-alerte-isolement montre toutes ses limites. Malgré les efforts considérables déployés par la communauté internationale et notamment l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), on comptait à la veille des fêtes de fin d’année, plus d’un million et demi de décès dans le monde. En France, le chiffre dépassait les 60 000 morts.

L’actuel triptyque stratégique identification-alerte-isolement montre toutes ses limites avec le Covid-19.

Indispensables, les mesures les plus sévères mises en œuvre a posteriori dans le cadre du troisième volet du triptyque, l’isolement, se sont révélées ruineuses. La première pandémie à haut taux de mortalité depuis le VIH dans les années 1980 [2] aurait coûté à l’économie entre 8 000 et 16 000 milliards de dollars au premier semestre 2020, tout en contribuant à une forte hausse des inégalités. Le véritable bilan économique ne pourra en réalité pas être dressé avant qu’un vaccin fiable soit développé, déployé et que la transmission du virus soit arrêtée. Près d’un an après l’apparition du virus dans la province chinoise du Sichuan, nous sommes encore loin de percevoir « le bout du tunnel ». Ce désastre économique est aussi un désastre social [3]. Les femmes, les familles monoparentales, les pauvres sont les plus touchés, même dans les pays les plus riches où le chômage explose. Géographiquement, en Amérique du Sud par exemple, ce sont les peuples autochtones qui sont le plus gravement touchés par la crise sanitaire, économique, sociale. Enfin, les actuelles politiques de contrôle de la pandémie reposant sur l’isolement ont de lourdes conséquences psychologiques. La santé mentale est mise à l’épreuve par des troubles de l’anxiété, troubles du sommeil et une hausse du nombre de dépressions du fait de la raréfaction des relations sociales, la perte d’un proche et la peur de la pandémie.

Rappelons-le : la pandémie est née en Chine dont on dit qu’elle est l’atelier de la planète. Plus que d’autres, ce pays vit de la mondialisation, plus qu’ailleurs l’urbanisation y est galopante. Ce qui a pu encore marcher en Afrique de l’Ouest avec Ebola dans des zones relativement à l’écart du grand marché mondial a échoué avec le Covid-19. Il faut trouver un relais au triptyque identification-alerte-isolement qui a prévalu dans la crise actuelle comme nous l’avons vu. Cela ne pourra se faire si l’on explore les racines plus profondes de la vague pandémique.

L’origine des dernières pandémies ne laisse aucun doute : 70% des nouvelles maladies et quasiment toutes les pandémies sont des « zoonoses ». Elles sont causées par des microbes d’origine animale [4]. C’est le cas, nous l’avons vu, du virus Ebola. C’est aussi le cas du virus Zika apparu en Ouganda et détecté pour la première fois chez un singe en 1947. Transmis par un moustique, il sévit aujourd’hui en Afrique, en Asie, en Amérique latine. Parfois quelques cas sont détectés en France. Aucun vaccin n’existe à ce jour. Que les pandémies soient des zoonoses n’a rien de rassurant. La nature est un repère à virus : 1,7 million d’entre eux n’auraient pas été découverts. Quand l’environnement dans lequel ils prospèrent est détruit, les virus sont contraints de chercher d’autres hôtes susceptibles de les accueillir pour survivre. Sur un même territoire, les frictions entre les activités humaines et les écosystèmes détruits augmentent donc le risque que les virus passent d’un animal à un humain. Le nombre de pandémies augmente donc du fait de l’activité humaine sur l’environnement.

La destruction de la biodiversité, grande responsable des pandémies

Ne serait-il pas plus judicieux de remplacer l’actuelle posture réactive face aux pandémies par une approche préventive basée sur une meilleure protection des écosystèmes dont sont originaires les virus ? C’est en tout cas la conclusion du dernier rapport de l’IPBES, Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques) [5]. Cette étude, portée par 22 scientifiques du monde entier, épidémiologistes, biologistes ou encore écologues, présente les liens qui existent entre la destruction de la biodiversité et l’émergence de pandémies. Pour simplifier, l’IPBES est à la biodiversité ce que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est au climat. Leurs rapports sont une vaste synthèse de l’ensemble des travaux scientifiques mondiaux portant sur la biodiversité. Ceux-ci sont relus, interrogés et rectifiés un grand nombre de fois par l’ensemble des experts des 124 pays membres. Les résultats et conclusions apportés s’approchent donc le plus possible du consensus scientifique.

La pression exercée par l’homme sur les écosystèmes tend à augmenter fortement le risque pandémique. 

Les résultats sont donc sans appel. La pression exercée par l’homme sur les écosystèmes tend à augmenter fortement le risque pandémique. Les déforestations massives orchestrées pour créer de nouvelles terres agricoles destinées essentiellement à la monoculture de denrées exportées (café, cacao, thé, soja…), l’exploitation et l’exportation de bois exotiques à forte valeur commerciale, le commerce d’espèces animales sauvages pour la consommation humaine ou encore le massacre des animaux pour l’ivoire ou leur peau dérèglent les interactions naturelles entre espèces et microbes. L’intrusion de l’homme, ainsi que de son bétail, dans de nouveaux écosystèmes les met en contact avec de nouveaux agents pathogènes contre lesquels leurs organismes ne sont pas protégés. En effet, il existe encore dans la nature un très grand nombre de virus et de pathogènes avec lesquels l’Homme n’a jamais été en contact et qui peuvent être potentiellement dangereux [6].

Une activité anthropique en particulier, l’élevage intensif, contribue fortement à l’apparition et à la circulation de nouvelles pandémies. En 2014, le biologiste François Renaud, expliquait dans une interview parue dans la revue du CNRS, le rôle majeur qu’il joue dans la propagation des virus [7]. La promiscuité et les conditions sanitaires dégradées peuvent engendrer la transmission à l’être humain, dans les cas où une mutation génétique aléatoire le permet. On sait à quel point les grippes aviaires inquiètent les autorités sanitaires. L’ultra-aseptisation des élevages et l’uniformisation génétique tendent à affaiblir la résistance du bétail aux maladies, notamment virales comme le montre Lucile Leclair dans son livre Pandémies, une production industrielle [8].

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Poulets_d%27%C3%A9levage_intensif.jpg
Elevage intensif de poulets

Nécessité d’une action préventive de long terme

Mieux connaître les causes anthropiques des pandémies rend possible l’espoir. Il est possible d’agir sur les activités humaines pour prévenir l’apparition de nouveaux virus en ayant une approche de long terme plus efficace, plus écologique, plus sociale et économiquement vertueuse. Selon le rapport de l’IPBES sur la biodiversité et les pandémies, le coût d’une telle politique est estimé entre 22 et 31 milliards de dollars par an, une somme ridicule face aux milliers de milliards que coûte le Covid-19. Cette stratégie préventive peut être divisée en deux volets, aux enjeux et aux échelles géographiques différents.

Nous pouvons agir sur les activités humaines pour prévenir l’apparition de nouveaux virus en ayant une approche de long terme plus efficace, plus écologique, plus sociale et économiquement vertueuse.

De manière très schématique, deux catégories de pays sont vulnérables aux pandémies. Les premiers sont, parmi les pays en développement, ceux qui disposent encore d’une faune sauvage très riche. Les communautés rurales de ces pays sont souvent en première ligne quand surgit une nouvelle maladie d’origine microbienne. L’absence d’un système de soins suffisamment efficace pour la détecter et la combattre aggrave les risques de forte mortalité au sein de tout le territoire. La seconde catégorie de pays est celle des pays développés fortement insérés dans la mondialisation. Leur dépendance aux flux internationaux, la densité de leurs réseaux d’échanges internes et leur urbanisation facilitent une propagation très rapide d’une éventuelle zoonose. La France en fait partie.

Création de zones protégées

L’enjeu est donc d’abord d’empêcher l’apparition de nouvelles épidémies dans les pays émergents disposant encore d’une forte biodiversité et d’une faune sauvage préservée (forêts tropicales, zones humides). Puisque les zoonoses apparaissent du fait de frictions géographiques entre l’habitat humain et son bétail avec le territoire de la faune sauvage porteuse de virus, il faut endiguer l’intrusion des activités anthropiques néfastes dans des zones à haute biodiversité. Cette logique conservative consiste à créer des zones protégées en y interdisant toute pratique menaçant la biodiversité et en limitant leur accès. Leur mise en place peut néanmoins reproduire la logique néocoloniale en cas d’absence de coordination avec les populations locales à l’instar de certains mécanismes de compensation carbone. Créer de nouvelles zones protégées peut en effet être synonyme d’expulsions et de déplacements de communautés dépendantes des terres [9]. Ces politiques écologiques doivent ainsi être élaborées avec les peuples autochtones, premières victimes du réchauffement climatique et de la perte de biodiversité. Sans quoi, elles pourraient trouver, à juste titre, une farouche opposition, ou bien recréer les déplacements de population fragilisant l’équilibre d’un écosystème et renforçant encore les risques de zoonoses.

Il faut endiguer l’intrusion des activités anthropiques néfastes dans des zones à haute biodiversité.

Cette approche conservative ne peut se suffire à elle-même. Il faut également lutter contre les causes de ces frictions. L’une d’elles, rappelons-le, est liée à une agriculture intensive destinée à alimenter les marchés mondiaux. Ce modèle agricole est très consommateur de terres : l’usage de pesticides, le labour et la monoculture stérilisent les sols et forcent ainsi les agriculteurs à chercher de nouvelles terres. C’est une des causes principales de la déforestation [10]. Ainsi, l’élevage, afin de disposer de nouvelles surfaces pour nourrir le bétail, est responsable de 70% de la déforestation [11], favorisant la rencontre avec de nouveaux virus. Il s’agirait donc de promouvoir des pratiques agricoles plus soutenables afin de nourrir la population mondiale en utilisant seulement les terres déjà disponibles.

Rééquilibrer les économies

Une autre piste consisterait à repenser notre système économique qui fragmente les économies et les rend dépendantes d’activités non soutenables. La spécialisation économique est un moyen efficace pour beaucoup de pays de maximiser leur productivité, mais nécessite souvent de détruire des écosystèmes aux équilibres fragiles. La Thaïlande s’est par exemple spécialisée dans l’élevage intensif de crevettes au détriment des forêts de mangroves qui entourent le littoral : de gigantesques surfaces ont été rasées. Ce pari économique se retourne aujourd’hui contre le pays puisque 700 kilomètres de côtes sont menacés par l’érosion, rendant ainsi des zones d’habitations vulnérables à la montée des eaux. Un autre exemple, plus local cette fois ci, est la prolifération d’algues vertes en Bretagne. Ce phénomène a notamment pour cause les pratiques agricoles intensives : l’utilisation massive d’engrais à base d’azote et de nitrate ainsi que les effluents de l’élevage industriel comme le lisier (rappelons que la Bretagne concentre 57% des élevages porcins de France), qui se retrouvent ensuite dans les cours d’eau, favorise la prolifération des algues vertes. Ces algues, une fois sèches, produisent un gaz qui peut se révéler mortel pour les animaux et l’homme [12]. Il semble donc important d’éviter la surspécialisation des territoires pour ne pas menacer l’équilibre des écosystèmes et entrainer de fortes pertes de biodiversité.

Endiguer le commerce de la vie sauvage

Supprimer tout risque d’émergence de nouvelles épidémies est impossible. Une approche préventive et écologique consisterait alors à veiller à ce que la circulation des virus à l’échelle mondiale soit entravée en limitant les échanges non essentiels. Sur le plan économique, cela consisterait de manière prioritaire à endiguer le commerce de la vie sauvage dont on a souligné le rôle dans la multiplication des pandémies. À l’image du tristement célèbre pangolin, 24% des espèces sauvages de vertébrés font l’objet d’un commerce mondial. Le flux légal des animaux sauvages a plus que quintuplé en valeur au cours des 14 dernières années. Ce marché est évalué selon l’IPBES à au moins 107 millions de dollars en 2019 tandis que le montant du commerce illégal serait lui compris entre 7 et 23 millions de dollars chaque année.

24% des espèces sauvages de vertébrés font l’objet d’un commerce mondial.

Les mouvements de populations humaines et animales sont un important facteur de circulation des zoonoses. Le réchauffement terrestre perturbe les écosystèmes, provoque des déplacements de la faune sauvage susceptible d’être porteuse de nouveaux virus. Dès lors, lutter contre le changement climatique est un moyen de lutter préventivement contre l’émergence de nouvelles pandémies. Cette considération nous incite à élargir notre perspective. Pour cela, rappelons-nous le dernier rapport mondial sur l’état de la biodiversité écrit par l’IPBES [13]. La synthèse des résultats-clés avait fait l’objet d’un article paru en 2019 dans nos colonnes [14]. Il en ressort que les écosystèmes naturels nous rendent 4 types de services complémentaires : la fourniture de biens matériels (énergie, alimentation), la régulation des cycles naturels (qualité de l’air, du climat, pollinisation), les apports immatériels (apprentissage et inspiration, soutien identitaire), les mécanismes d’auto-entretien en se régénérant d’eux-mêmes. Parmi les 18 catégories recensées de services écosystémiques rendus, ce rapport soulignait la baisse conséquente de 14 d’entre eux.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cover_page_Assessment_Report_on_Pollinators,_Pollination_and_Food_Production.jpg
Rapport de l’IPBES sur le rôle de la pollinisation

En effet, notre rapport à l’environnement entraîne de façon quasi systématique une ultra-spécialisation du territoire orienté vers la production de biens matériels monétisables comme le maïs, le bois, le soja…. Hyperspécialisation des territoires dans la production de maïs, de bois ou encore de soja. Conséquence directe, tous les autres services potentiels rendus par un territoire se retrouvent réduits. Par exemple, la transformation d’une plaine en champs à pommes de terre augmente effectivement la production du bien matériel monétisable qu’est la patate mais diminue tous les autres services rendus auparavant par le territoire. Il stocke moins de carbone, abrite moins d’espèces pollinisatrices tout en nous privant du lien culturel qui pouvait exister avec la plaine. Plus de régulation de l’air, plus de sols s’auto-régénérant, plus de promenades agréables… Dans cette même logique, l’ultra-spécialisation des écosystèmes favorise donc la dispersion des virus. Ce fléau est alors du même ressort que tous ceux qui sont dénoncés par l’IPBES. Ses auteurs évaluent les conséquences du manque de pollinisation, notamment par les abeilles, à hauteur de 235 à 577 milliards par an. La dégradation des terres agricoles et des forêts, la destruction de leur capacité à jouer un rôle de puits naturel de carbone… À cette litanie, il faut donc ajouter l’explosion des pandémies. Les virus prospèrent grâce au rapport dévastateur que l’Homme entretient avec la nature, bien que les différentes populations du globe ne soient pas égales en termes de responsabilité dans la destruction de biodiversité ou face aux conséquences de cette exploitation.

Par exemple, la transformation d’une plaine en champs à pommes de terre augmente effectivement la production du bien matériel monétisable qu’est la pomme de terre mais diminue tous les autres services rendus auparavant par le territoire. Il stocke moins de carbone, abrite moins d’espèces pollinisatrices tout en nous privant du lien culturel qui pouvait exister avec la plaine. Plus de régulation de l’air, plus de sols s’auto-régénérant, plus de promenades agréables…

Notre vulnérabilité tient de notre incapacité à nous isoler en cas de crise sanitaire sans plonger dans une profonde crise économique. Nous devons bâtir une économie plus résiliente, s’appuyant davantage sur les espaces locaux et favorisant les circuits courts. Au triptyque défensif identification-alerte-isolement, il faut substituer le triptyque offensif prévention-écologie-résilience.

Bibliographie : 

[1] https://www.worldometers.info/coronavirus/

[2] [3] [4] [5] [10] IPBES, Workshop report, IPBES Workshop on Biodiversity and Pandemics, octobre 2020

[6] LVSL, La démondialisation écologique est notre meilleure antidote , mars 2020

[7] CAILLOCE, L., Quand l’homme favorise les pandémies, Journal du CNRS, septembre 2014

[8] LECLAIR, L., Pandémies, une production industrielle, seuil, 2020

[9] Préoccupations des ONG concernant l’objectif d’amener à 30% le taux d’aires protégées et l’absence de garanties pour les communautés locales et peuples autochtones – Survival International

[11] FAO, La situation des forêts dans le monde, 2020

[12] SACLEUX, A., Marée verte : le retour des algues vertes inquiète la Bretagne | National Geographic, novembre 2020

[13] IPBES, Global assessment 7ème conférence, mars 2019

[14] Le Vent se lève. Biodiversité : Synthèse et analyse exclusive du 7ème rapport mondial de l’IPBES, mai 2019

Politique de vaccination : l’inversion des priorités ?

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© Fernando Zhiminaicela, Pixabay

La France rencontre de nombreuses difficultés pour enclencher une véritable vaccination de masse. Une nouvelle fois, la pandémie de Covid-19 met en lumière les failles du gouvernement et les problèmes structurels qui empêchent la France de faire face à cette crise sanitaire. Plus qu’une pandémie de SARS-COV2, nous pouvons parler, à la suite de Richard Horton, de syndémie [1]. Ce concept signifie que les facteurs socio-économiques et l’état de santé des populations sont étroitement intriqués et qu’ils se renforcent mutuellement, aggravant ainsi les inégalités de santé et les conditions socio-économiques des classes sociales concernées. Par Frédérick Stambach, médecin généraliste rural à Ambazac, Julien Vernaudon, praticien hospitalier gériatre aux Hospices Civils de Lyon et Frédéric Pierru, politiste et sociologue, chercheur au CNRS.

Une stratégie changeante

Le plan de vaccination initial élaboré par le gouvernement français, semble avoir progressivement monté en charge pour rentrer dans la vaccination de masse mi-février [2]. C’était d’ailleurs les éléments de langage qui circulaient début janvier : le « retard » français n’en étant pas un, mais bien la stratégie prévue [3].

Les disparités européennes ont rendu intenable cette position. Nos voisins italiens, espagnols et allemands, dépendant eux aussi de l’accord de l’Agence Européenne du Médicament (EMA), ont commencé à vacciner en masse dès l’autorisation de l’EMA obtenue le 21 décembre [4]. Les médias créent pour l’occasion une sorte d’«Eurovision» de la vaccination, mettant en lumière la singularité du cas français, bon dernier du classement des personnes ayant reçu au moins une dose du vaccin Pfizer-BioNTech. Sous pression médiatique et médicale, le gouvernement change brutalement de stratégie mais sans en avoir les moyens [5].

Sur le terrain, l’impression est désastreuse. Les centres de vaccinations sont montés dans la précipitation depuis début janvier, mais les doses de vaccins n’étant pas bien calibrées, les patients éligibles à la vaccination ne peuvent obtenir de rendez-vous dans des délais raisonnables. Pire, ce  cafouillage pourrait obliger à décaler voire à abandonner la deuxième injection, pourtant indispensable selon les essais cliniques. Pour les soignants, il est difficile de soulager l’angoisse des patients et leur sensation d’être une fois de plus abandonnés. Les initiatives des professionnels de santé et des élus locaux fleurissent, mais les Agences régionales de santé (ARS) ne peuvent réaliser l’impossible en l’absence de vaccins suffisants. L’argument selon lequel il faudrait faire les comptes « à la fin » pour dénombrer les personnes vaccinées ne résiste pas dans le cadre d’une syndémie mondiale, qui plus est avec l’apparition des différents variants. Dans ce cas, précisément, c’est le nombre de patients vaccinés dès les premières semaines qui est crucial et pourrait éviter une nouvelle catastrophe.

Pour les soignants, il est difficile de soulager l’angoisse des patients et leur sensation d’être une fois de plus abandonnés.

La situation ressemble étrangement à l’épisode des masques au mois de mars 2020, lorsque le gouvernement incitait les Français à aller chercher des masques en pharmacie, alors que les pharmaciens n’en avaient pas, créant ainsi une pagaille et une tension bien inutiles dans les officines.

Un manque d’anticipation des contraintes

Depuis presque une année, nous savions que l’un des piliers de la sortie de crise serait la vaccination de masse. Or, nous savions également depuis plusieurs mois que les deux premiers vaccins disponibles seraient ceux de Pfizer-BioNTech et Moderna. Nous en connaissions les conditions de conservation et d’administration. La stratégie logique aurait donc été de monter les centres de vaccination courant décembre, pour pouvoir commencer à vacciner massivement dès l’autorisation de l’EMA fin décembre, ce que semblent avoir fait les pays voisins de la France.

Cette stratégie impliquait évidemment d’avoir anticipé, en commandant suffisamment de doses de vaccin dès le départ car, sinon, il est effectivement inutile d’ouvrir des centres de vaccination en nombre. Il existe un facteur limitant lié aux capacités maximales de fabrication et de livraison du laboratoire. Cependant, nous ne pouvons qu’être frappés par les différences entre pays : plus que le manque de doses c’est bien l’inégale répartition entre les pays et/ou la capacité des pays à les utiliser rapidement qui est en cause. Le calendrier de livraisons communiqué par le ministère indique qu’au 18 janvier plus de 2 millions de doses sont théoriquement sur le territoire français [6], pour 480 000 personnes ayant officiellement reçu au moins une dose à cette date. Un hiatus de 1,5 millions de vaccins [7].

Il est également troublant de constater que, dans le même temps, certains pays ont manifestement réussi à obtenir des millions de doses : les États-Unis, la Grande-Bretagne et Israël. Lorsque l’on se penche sur les différents tarifs, les pays qui ont reçu le plus de doses, et donc vacciné le plus de personnes, sont ceux qui payent le plus cher la dose de vaccin. Les pays de l’Union européenne payent entre 12 et 15,50 euros l’unité, contre environ 16 euros pour les États-Unis et la Grande-Bretagne et plus de 22 euros pour Israël [8].

Une question se pose immédiatement : le laboratoire priorise-t-il les livraisons en fonction du prix qu’il reçoit pour chaque dose ? Le marché du médicament étant un marché comme un autre, le contexte de libre-échange et de concurrence maximale entre les différents acteurs du secteur expliquerait cette priorisation, logique du point de vue d’un laboratoire privé. Cette problématique  aurait été absente si nous disposions d’un pôle public du médicament efficace.

De plus, les surenchères risquent de s’aggraver avec les tensions concernant l’approvisionnement [9]. Quoiqu’il en soit, il est parfaitement anormal que la puissance publique n’ait pas anticipé cette situation. Les responsables sont donc à rechercher au niveau de la Commission européenne pour la négociation, dont les contrats sont inaccessibles dans leur intégralité, et au niveau du gouvernement français.

Des causes structurelles profondes

Le gouvernement français, dans le droit fil de ses prédécesseurs, est probablement celui qui porte la plus lourde responsabilité pour au moins trois raisons. La première est qu’il peut être estimé responsable de nous laisser enferrés dans des traités européens qui empêchent toute réponse économique, sociale et environnementale d’ampleur et nous laisse désemparés face aux puissances financières et industrielles. Certains pays, comme l’Allemagne, s’en extirpent lorsque la situation et leurs intérêts l’exigent par exemple en commandant directement auprès du laboratoire [10].

De plus, le gouvernement est resté sourd aux protestations sociales contre sa politique économique, inscrite dans les traités européens, qui a accompagné, sinon accéléré, la désindustrialisation de notre pays. La France est ainsi le seul grand pays à ne pas avoir de vaccin « national », Sanofi ayant sacrifié sa recherche pour des raisons de rentabilité immédiate [11]. Si la France avait disposé d’un pôle public du médicament, nous aurions pu nous appuyer sur une recherche de pointe et des moyens de production rapidement réquisitionnables. Notre réponse à cette syndémie aurait été bien plus efficace, et moins anxiogène pour les citoyens.

Enfin, la communication du gouvernement continue d’être erratique et opaque – comme tout au long de la crise –, n’assumant jamais les multiples erreurs, pourtant manifestes sur le terrain : tests, masques, gel hydro alcoolique. Cela rend le gouvernement dorénavant inaudible et complique grandement la tâche des soignants. Le summum a probablement été atteint avec le « Ségur » qui fait actuellement l’objet d’une colère justifiée [12], puis la divulgation récente par la presse du recours à des officines privées, payées à prix d’or, pour élaborer la stratégie de vaccination au mépris des agences gouvernementales, avec un succès plus que discutable [13].

Un renversement des priorités

Lorsque l’on regarde attentivement la séquence politique des dernières semaines, nous ne pouvons qu’être frappés par la concomitance de deux événements.

Tout d’abord, le manque d’anticipation concernant la vaccination, alors qu’il aurait été possible de préparer toute la logistique (transports, conservation, centres de vaccination) dès le mois de décembre, mais également de participer à la production du vaccin en réquisitionnant certains sites nationaux de production (comme cela est proposé par la CGT Sanofi [14]) puisqu’il était évident que des tensions allaient apparaître, là encore dès la fin 2020.

Le gouvernement semble préférer se protéger de sa population au moment-même où la priorité serait précisément de la protéger.

Mais cette impréparation est contemporaine d’un autre projet, qui semble avoir accaparé toutes les énergies gouvernementales : la loi sécurité globale. Ainsi, au lieu de prendre la mesure de la syndémie et d’en discuter démocratiquement avec les réponses appropriées (protectionnisme, relance, souveraineté, bifurcation de notre mode de consommation et de production), le gouvernement a utilisé les derniers mois de l’année 2020 pour faire passer une loi dont l’aspect sécuritaire n’est plus à démontrer et qui est bien éloignée des préoccupations immédiates des Français, et plus encore, de l’intérêt général. Cette loi paraît préparer l’arsenal législatif pour une répression policière inédite, comme pour se protéger d’une population que le gouvernement sait être très en colère et actuellement muselée, probablement pour anticiper un débordement social dans les mois à venir qu’il compte bien maîtriser, par la force s’il le faut [15]. Cette inversion complète des priorités est révélatrice des préoccupations qui règnent actuellement au sommet de l’État.

Le tableau général est peu reluisant : le gouvernement semble préférer se protéger de sa population au moment-même où la priorité serait précisément de la protéger, dans un contexte d’angoisse bien légitime. Pour terminer nous nous appuierons de nouveau sur les propos de Richard Horton [16] : les citoyens français ont besoin d’espoir. Pour cela, il faut poser le bon diagnostic : cette syndémie est le symptôme palpable qu’un cran a été franchi dans la dégradation de notre écosystème, du fait de notre mode de production et de consommation [17]. À partir de là, nous devons nous y préparer avec calme en mobilisant toute l’intelligence et l’audace dont regorgent ce pays. Toutes les solutions sont déjà à disposition mais, pour cela, il faudra travailler à changer de cadre de pensée et d’action.

Notes :

[1] Une syndémie se caractérise par des interactions biologiques et sociales très étroites entre conditions socio-économiques et état de santé, interactions qui s’intriquent et se renforcent mutuellement pour augmenter le risque pour certains groupes sociaux de voir leur état de santé et/ou leurs conditions socio-économiques se dégrader. Par exemple, dans le cas du SARS-COV2, les formes graves seront plus fréquentes chez les patients issus des classes sociales défavorisées, puisque cette population concentre les co-morbidités, appelées également maladies non transmissibles, comme le diabète, l’obésité, l’hypertension artérielle, les pathologies cardio-vasculaires ou respiratoires. Cela entraîne en retour une aggravation de l’état de santé initial (même après la « guérison clinique » de la COVID), ET de la situation socio-économique de départ. Cette réaction en chaîne rend les classes sociales concernées encore plus fragiles, renforçant ainsi le risque de développer de nouvelles pathologies qui viendront à leur tour accentuer les difficultés socio-économiques et la vulnérabilité aux prochains pathogènes, et ainsi de suite. Un cercle vicieux de la triple peine en somme. En conséquence la réponse à une syndémie ne peut être que globale: en prenant des mesures biomédicales et socio-économiques de grande envergure pour lutter contre les inégalités à l’intérieur des pays mais également entre pays.

http://www.gaucherepublicaine.org/a-la-une/la-covid-19-nest-pas-une-pandemie/7420201

https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)32000-6/fulltext

[2] https://www.mediapart.fr/journal/france/210121/vaccination-la-grande-pagaille

[3] https://www.liberation.fr/france/2021/01/02/vaccins-le-gouvernement-en-mode-auto-defense-perpetuelle_1810195

[4] https://www.ema.europa.eu/en/news/ema-recommends-first-covid-19-vaccine-authorisation-eu

[5]https://www.mediapart.fr/journal/france/210121/vaccination-la-grande-pagaille

[6] ibid.

[7] https://fr.statista.com/infographie/23953/course-vaccination-europe-pays-nombre-personnes-vaccinees-doses-administrees/

[8] https://www.bfmtv.com/economie/vaccins-anti-covid-pourquoi-tous-les-etats-ne-paient-pas-le-meme-prix_AV-202101060316.html

[9] https://www.humanite.fr/le-scandale-de-la-penurie-de-vaccins-et-comment-sanofi-pourrait-aider-y-remedier-698778

[10] Ibid.

[11] https://www.leprogres.fr/sante/2021/01/13/covid-19-pas-de-moyens-pas-de-vaccin-regrette-la-cgt-sanofi-a-lyon

[12] https://twitter.com/InterUrg/status/1352677379408343041?s=20

[13] https://www.nouvelobs.com/vaccination-anti-covid-19/20210108.OBS38591/mckinsey-qui-conseille-le-gouvernement-sur-la-strategie-vaccinale-serait-paye-2-millions-d-euros-par-mois.html

[14] https://www.sudouest.fr/2021/01/13/covid-19-la-cgt-pour-la-requisition-des-outils-de-production-de-sanofi-pour-le-vaccin-8282034-3224.php

[15] https://www.mediapart.fr/journal/france/071220/securite-globale-une-vision-totalisante-de-la-securite

[16] https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)32000-6/fulltext

[17] Coriat Benjamin, La pandémie, l’anthropocène, et le bien commun, Les liens qui libèrent, novembre 2020

La cause du désastre hospitalier : l’abandon des principes fondateurs de la sécurité sociale

Manifestation pour l’hôpital public – © Ugo Padovani/APJ/Hans Lucas

Nombre de dirigeants politiques, particulièrement en temps de crise, vantent les bienfaits du système de sécurité sociale à la française. Dans leurs bouches, il ne se résume cependant qu’à un moyen de financer la protection sociale. C’est nier au système français de sécurité sociale son caractère le plus spécifique : la mise à l’abri des travailleurs hospitaliers et l’imperméabilité aux logiques de marché, établies avant l’ère néolibérale. Comprendre l’inquiétante « réalité dans nos hôpitaux », qui semble préoccuper Olivier Véran, implique alors de renouer avec les principes fondateurs du régime général de sécurité sociale.

Le désastre hospitalier français

En dépit des conséquences sociales, psychologiques et économiques déplorables qu’elles entraînent, les mesures de confinement sont prises dans une perspective simple : éviter la surcharge des hôpitaux français. Il importe dès lors de poser la question centrale dont découlent toutes les autres : quelle est la cause de la crise de l’hôpital public ?

L’ensemble des soignants déplore le manque de moyens en général dans nos hôpitaux : personnels, blouses, masques, gants, lits [1], médicaments… C’est bien ce manque de moyens qui engendre d’une part la saturation des patients – qu’on ne sait plus comment recevoir –, et d’autre part les scènes surréalistes de soignants équipés de sacs poubelles en guise de surblouses pour se protéger.

Ce manque de moyens accordés à l’hôpital est légitimé par un hypothétique « trou de la sécu » : déficitaire, la sécurité sociale nécessiterait des coupes budgétaires d’envergure pour éviter de crouler sous sa dette et disparaître. Depuis plus de trente ans et sans relâche, toutes les politiques autour de la sécurité sociale vont dans ce sens, et ont légitimé la fermeture de lits qui s’est faite systématiquement contre l’avis du personnel hospitalier, et qui se révèle particulièrement néfaste aujourd’hui.

En plus du manque de moyens dont il dispose, le personnel soignant se plaint régulièrement d’être débordé. Le fait que l’hôpital ne recrute pas suffisamment n’y est pas étranger. La soumission du personnel hospitalier à l’agenda des Agences régionales de santé (ARS) [2] et des directeurs d’hôpitaux, qui relaient des injonctions administratives hors-sol, lesquelles déresponsabilisent et dessaisissent le personnel hospitalier des grandes questions qui le regardent en premier lieu, joue également un rôle important. Si les soignants sont parvenus à jouer leur rôle lors de la première vague contre vents en marées, c’est en grande partie parce qu’ils étaient libérés de certaines des innombrables injonctions administratives et financières qui les contraignent en temps normal.

Manifestation du personnel soignant le 16 juin 2020. © Parti Socialiste/Mathieu Delmestre CC BY-NC-ND 2.0

À l’origine de la crise : la déresponsabilisation du personnel hospitalier

Les discours visant notamment à promouvoir l’action des ARS « au plus près du terrain » méritent à tout le moins un examen critique. Bras armé de l’administration étatique dans la gestion de l’hôpital, les ARS habilitent des bureaucrates et un personnel de direction étranger au corps soignant à décider du sort de l’hôpital public. Ces décisions se prennent à la place du personnel qui y travaille au quotidien.

S’enquérir de la triste réalité des hôpitaux tout en œuvrant à la dépossession des soignants de tout pouvoir sur leur outil de travail semble pour le moins contradictoire. L’ignorance des mécanismes du régime général n’y est pas pour rien.

Toutes les orientations désastreuses auraient ainsi pu être évitées si le personnel hospitalier avait lui-même décidé collectivement du cap à suivre, comme c’était le cas avant que le régime général de sécurité sociale ne soit la cible de contre-réformes. S’enquérir de la triste réalité des hôpitaux français tout en œuvrant quotidiennement à la dépossession des soignants de tout pouvoir sur leur outil de travail semble pour le moins contradictoire. L’ignorance des mécanismes du régime général n’y est pas pour rien.

Un demi-siècle de rupture avec l’esprit du régime général de sécurité sociale

Dans le contexte des années 1960, le « déficit de la Sécu » catalyse progressivement les débats. Elle est ainsi accusée d’être un frein pour la compétitivité du pays, de telle sorte que les finalités initiales du système, qu’elles soient sociales ou politiques, s’effacent au profit d’un débat gestionnaire.

Dès 1958, le général de Gaulle instaure le contrôle des budgets des caisses par l’État, ainsi que la nomination et non plus l’élection des directeurs de caisses. Le décret du 12 mai 1960 marque quant à lui le retour de l’État dans la gestion des caisses, en renforçant le pouvoir des directeurs au détriment des Conseils d’administration élus. Dans une logique semblable, il crée l’École nationale supérieure de la sécurité sociale, qui a l’ambition de former les directeurs de caisse, alors qu’auparavant, ces administrateurs étaient élus par les travailleurs eux-mêmes, à travers des élections sociales qui opposaient les différents syndicats entre eux.

Cette prise de contrôle de l’hôpital public par l’État et ses administrations éloignées des réalités se renforce encore davantage en 1967, avec la décision du général de Gaulle d’instaurer le paritarisme dans les conseils d’administration des caisses du régime général. 

La réduction progressive de la part des cotisations au profit d’impôts dans le financement du régime général – la création de la CSG par Michel Rocard en 1990 en est un parfait exemple – a aussi pour conséquence de favoriser une étatisation de la Sécurité sociale, avec notamment à termes des Projets de Loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) votés chaque année par le Parlement, de telle sorte qu’il revient de façon croissante aux administrations étatiques de décider des orientations de la Sécurité sociale sans prendre en compte l’avis des travailleurs. 

Enfin, le refus de voir dans la subvention un moyen d’investir sans s’endetter – dont la création de la Caisse d’amortissement de la dette sociale mise en place en 1996 par le gouvernement Juppé est une manifestation paradigmatique – constitue un autre leitmotiv caractéristique des politiques qui se succèdent depuis plus de trente ans en France.

Déplorer l’absence de planification étatique lors de la crise du Covid manque donc une partie du problème : cette critique ne donne pas à voir les causes du désastre hospitalier et les principes du régime général de sécurité sociale qui ont été maintes fois bafoués.

Les principes du régime général

À plusieurs égards, le régime général apparaît comme une rupture profonde avec le consensus qui prévalait auparavant. D’abord en ce qu’il amorce un changement dans la définition du travail – décrit notamment par les travaux de Bernard Friot – puisqu’il permet, grâce aux cotisations qui alimentent ses caisses originellement gérées par des travailleurs élus, d’attribuer une qualification aux personnels soignants, retraités et autres parents [3] ; les travailleurs sont ainsi reconnus comme tels hors du champ de la seule mise en valeur de capital.

Surtout, le régime général ouvre la voie à un mode de financement alternatif de l’activité économique : la subvention. Permise par la cotisation, elle est le mécanisme qui permet de changer le régime de propriété de l’outil de travail, ici l’hôpital, afin que le droit du personnel hospitalier à décider des fins et des outils de son travail soit véritablement effectif.

Le régime général, dans sa philosophie, permet donc une émancipation à la fois du travail et de l’investissement des logiques de marché et de rentabilité.

Il existe deux moyens capitalistes de financer l’investissement : le recours au crédit bancaire d’une part, et aux marchés de capitaux d’autre part. Dans les deux cas, cela produit toujours un enrichissement d’agents économiques qui ne contribuent pas directement à la création de valeur par le travail – les prêteurs et les actionnaires.

Le régime général subvertit ces deux logiques en proposant une voie alternative. En socialisant une part de la valeur économique, grâce à la cotisation qui alimente les caisses du régime général, celles-ci sont à-mêmes de subventionner l’investissement sans s’endetter et sans ouvrir la possibilité aux actionnaires de décider des orientations de la production. En d’autres termes, au-delà d’ouvrir la voie à un investissement à plus faible coût – pas d’intérêts à payer ni de dividendes à verser –, la subvention permet d’instituer à grande échelle la copropriété d’usage, conférant aux travailleurs le pouvoir de décider de l’investissement qui les concerne.

Les investissements subventionnés par les Caisses d’assurance maladie à partir des années 1950 ayant rendu possible la construction d’hôpitaux et de CHU en France ont suivi cette dynamique. Ces financements par les cotisations des travailleurs ont permis de marginaliser la propriété lucrative et de poser le personnel hospitalier comme copropriétaire d’usage de l’hôpital.

Renouer avec l’esprit initial de la Sécurité sociale

Au-delà des enjeux de responsabilisation des travailleurs et de libération d’un régime de propriété lucrative qui les dessaisit des fins et des moyens de leur propre travail, le régime général ouvre aussi la voie à ce que les décideurs – devenus les travailleurs – n’agissent et ne décident avec d’autre intérêt que celui de soigner dans de bonnes conditions. Le régime général, dans sa philosophie, permet donc une émancipation du travail et de l’investissement des logiques de marché et de profit.

L’origine de l’inquiétante « réalité dans nos hôpitaux » est donc à chercher dans la succession de réformes qui s’attaquent aux fondements du régime général, par le biais de la fiscalisation de son financement et de la bureaucratisation de sa gestion. Là où les soignants travaillaient, depuis 1946 et avant la succession de réformes libérales, sans la chape de plomb d’une direction éloignée de leurs réalités[4], ils œuvrent désormais pour rembourser un endettement – pourtant évitable grâce à la subvention –, supervisés par une bureaucratie qui n’est que le relais de diktats budgétaires régis par des logiques court-termistes de rentabilité.

Le supposé « trou de la sécu », agité en permanence pour légitimer les coupes budgétaires, n’est que le résultat parfaitement prévisible des politiques qui refusent de voir dans la subvention par les caisses du régime général un moyen alternatif de financer et de produire libérés des impératifs propres à l’endettement et à la finance actionnariale.

La critique des politiques de santé menées par les gouvernements successifs ne prend donc toute sa force que lorsqu’elle donne à voir que le régime général est bien plus qu’un moyen de financer la protection sociale. Le simple fait que l’hôpital n’ait pas à dégager de profits pour faire vivre des actionnaires permet, à n’en pas douter, que l’offre de soins soit accessible au plus grand nombre. Mais là où le régime général émancipe plus encore le travail et l’investissement, c’est en instaurant – grâce à la cotisation qui socialise la valeur et n’habilite pas l’État à décider à la place des travailleurs du quotidien – une copropriété d’usage sur l’outil de production de soins qu’est l’hôpital.

Sans ce retour à l’esprit initial de la Sécurité sociale, les hôpitaux français demeureront soumis à des injonctions de rentabilité contradictoires avec leurs impératifs sanitaires.

Notes :

[1] Les résultats de la Statistique annuelle des établissements de santé de 2019 (SAE : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/er1164.pdf) , de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) révèlent que l’hôpital public a perdu environ 20 000 lits d’hospitalisation complète depuis 2013. Sur la seule année 2019, ce sont 3 400 de ces lits d’hospitalisation complète qui ont été fermés, malgré l’avis défavorable des personnels hospitaliers dessaisis de ces questions par le fonctionnement étatisé et bureaucratique du système de soins.

[2] Créées par Alain Juppé en 1996, les « Agences régionales d’hospitalisation » sont devenues en 2010, par la loi dite HPST – Hôpitaux Patients Santé et Territoires, proposée par Roselyne Bachelot, les « Agences régionales de santé ».

[3] De même que le personnel soignant ne met en valeur aucun capital en travaillant dans l’hôpital public ou que les retraités touchent un salaire pour leur travail hors de l’emploi, la justification originelle des allocations familiales n’est en aucun cas la reconnaissance du coût que représenterait le fait d’avoir plusieurs enfants, mais bien plutôt le fait que les éduquer est un travail, qui implique une qualification et donc un salaire hors de l’emploi.

[4] Sous l’impulsion d’Ambroise Croizat, ministre communiste du Travail et de la Sécurité Sociale, et de Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale.