Le « pillage de la nature », ossature essentielle du capitalisme ?

Mine à ciel ouvert, Cerro de Pasco, Pérou © Vincent Ortiz pour LVSL

Dérèglement climatique, perturbation du cycle de l’eau, sixième extinction de masse, pollution de l’air, des sols et des rivières. Récemment, le dernier rapport du GIEC nous donnait trois ans pour inverser notre courbe d’émissions de dioxyde de carbone pour limiter le réchauffement climatique à un niveau acceptable d’ici la fin du siècle. De même, les niveaux de pollutions atteints dans l’ensemble des écosystèmes ainsi que la baisse rapide de la biodiversité obligent à agir rapidement. Pourtant, la régulation des rapports économiques avec l’environnement nécessite de dresser un constat clair des causes de sa dégradation généralisée. Où faut-il les chercher ? C’est à une analyse sans concession du système à l’origine de cette rupture avec la nature – le capitalisme – qu’il faut se livrer, répondent les chercheurs éco-marxistes John Bellamy Foster et Brett Clark dans leur dernier livre, Le pillage de la nature, dont la traduction française vient de sortir en avril aux Editions critiques.

Dans cet essai, ils se livrent à une analyse fine du lien entre le mode de production et de valorisation capitaliste et la destruction généralisée de la nature. Ils proposent une minutieuse enquête à partir des œuvres de Marx et Engels pour construire une matrice globale d’analyse de la crise écologique et sociale. L’objectif affiché est de proposer une synthèse plus générale de la pensée de Marx en intégrant les prémisses de la pensée écologique présentes dans son œuvre. L’utilisation des outils d’analyse issus du marxisme est intéressante à plusieurs titres. La matrice idéologique marxiste, et sa doctrine matérialiste, permet de penser l’interaction entre un mode de production, et donc notre rapport à notre environnement, et des rapports sociaux qui émergent de ce mode de production. Ce mode de production repose et est adossé à des conditions de reproduction d’ordre écologique et social, qui permettent de perpétuer le processus d’accumulation.

Exploitation du travail humain et expropriation de ses conditions de reproduction

Pour commencer, plonger avec Marx dans sa description de l’accumulation du capital s’impose. Chez Marx, le capitaliste investit son capital dans l’espoir d’en obtenir plus. La création de valeur supplémentaire, la survaleur (ou encore plus-value), se fait grâce aux travailleurs – seuls capables, par leur force de travail, de créer de la valeur et de transformer le capital (moyens de production et ressources apportées par le capitaliste). De là la célèbre formule marxienne d’accumulation du capital : A-M-A’ (Argent → Marchandise → Argent + plus-value), où la marchandise représente l’ensemble des moyens de production capitalistes – capitaux et travail humain. Chez Marx, le capital est avant tout un rapport social, caractérisé par la séparation des travailleurs d’avec les moyens de production (la propriété) et d’avec les produits de la production, le tout dans une visée lucrative de la propriété. C’est donc un rapport de subordination. Le capital, ce « processus circulatoire de valorisation », n’existe qu’en « suçant constamment, tel un vampire, le travail vivant pour s’en faire une âme ».

« Marx a toutefois une conscience aigüe que le mode de production capitaliste repose sur des conditions écologiques et sociales extérieures à sa sphère de valorisation. »

Pour Foster et Clark, Marx a toutefois une conscience aigüe que le mode de production capitaliste repose sur des conditions écologiques et sociales extérieures à sa sphère de valorisation. Pour que le cycle d’accumulation se perpétue indéfiniment, le système s’appuie sur des forces gratuites comme la nature ou le travail domestique, qui ne sont pas valorisées mais sont pourtant indispensables pour alimenter la machine A-M-A’. Tandis que dans son cycle de valorisation, le système du capital exploite le travailleur et la travailleuse, ce cycle nécessite aussi l’expropriation, le « pillage », de la nature. Les auteurs postulent l’existence d’une contradiction fondamentale entre la logique d’accumulation du capital et la préservation de ses conditions de reproduction écologiques et sociales. Foster et Clark distinguent dans le système capitaliste deux dynamiques complémentaires : une dynamique interne (à son circuit de valeur) qui le propulse reposant sur un rapport d’exploitation, et une dynamique externe reposant sur des conditions objectives qui « lui échappent et lui fixent ses limites », gouvernée par un rapport d’expropriation sans échange supposé équivalent. Cette expropriation se déroule en dehors du processus de production et de valorisation du capital. L’expropriation de la nature correspond à la « séparation entre les conditions inorganiques de l’existence humaine et son existence active » (le système économique, la sphère du travail), séparation qui est le fruit du développement du travail salarié et du capital.

Ainsi Marx distingue d’une part « l’exploitation de la force de travail dans l’industrie capitaliste moderne », différente de « l’expropriation au sens historique plus général de pillage ou vol en dehors du processus de production et de valorisation ».

Les auteurs avancent alors que le capitalisme sape ses propres fondations. Cette hypothèse s’appuie notamment sur les travaux précurseurs portant sur la « seconde contradiction du capitalisme » du penseur éco-marxiste James O’Connor (1992). Celui-ci détaillait déjà en 1992 comment « la logique du profit conduit le capital à refuser d’assumer les coûts de reproduction des ” conditions de production ” : force de travail, infrastructures, aménagement et planification, environnement. » Pour revenir à Marx, « le capital épuise les deux seules sources de toute richesse : la Terre et le travailleur ».

En cela, les auteurs rejoignent aussi l’analyse formulée par Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire. Malm explique que si le travail est « l’âme du capitalisme », la nature et les ressources qu’elle fournit en sont son corps. Sans la nature, les énergies et les ressources nécessaires à la mise en valeur du capital, le processus d’accumulation fondamental du capitalisme ne serait pas possible. Les énergies fossiles, qui permettent de démultiplier dans des proportions considérables la production d’un travailleur, sont l’adjuvant parfait et le corollaire nécessaire au processus de mise en valeur du capital par le travail humain. Le charbon et l’huile, plus tard le pétrole et le gaz, sont les auxiliaires de la production capitaliste. Ils sont, dit Malm, le « levier général de production de survaleur ». Ils sont les matériaux indispensables à la création de valeur capitaliste. En reprenant la terminologie de Foster et Clark, leur expropriation est une des conditions de reproduction indispensable du mode de production capitaliste.

Mais quelle est donc le mécanisme fondamental conduisant à une exploitation intensive systématisée des ressources naturelles ? Les chercheurs avancent que « les contradictions à la fois économiques et écologiques du capitalisme trouvent leur source dans les contradictions entre le processus de valorisation et les bases matérielles de l’existence indispensables à la production marchande capitaliste. ». Cette affirmation repose sur une analyse renouvelée de la théorie de la valeur marxiste. Il existe en réalité deux contradictions inhérentes à la machine capitaliste. La première, abordée ensuite, qui opère dans la sphère de la marchandise, intrinsèquement liée au processus de valorisation capitaliste, et la seconde, qui opère dans la sphère de la production, où les ressources naturelles sont surexploitées pour maximiser la productivité des agents.

Ainsi, la dissymétrie entre la logique du capital et l’environnement est issue du processus-même de valorisation du capital. Du point de vue théorique, le constat semble alors limpide. Alors que les conditions écologiques sont indispensables au déroulement de l’accumulation capitalistique, celles-ci ne sont pas prises en compte dans la sphère de valorisation du capital, au même titre que les autres conditions de reproduction à l’image du travail domestique principalement féminin.

Le paradoxe de Lauderdale

Au début du XIXème siècle, le comte de Lauderdale énonçait le paradoxe qui porte son nom qui stipule qu’il existe une corrélation négative entre la richesse publique et les fortunes privées. D’une part la richesse publique repose sur des valeurs d’utilité liées par exemple à l’abondance de l’air, de l’eau ou de jolies forêts, tandis que d’autre part, tout au contraire, les fortunes privées sont constituées à partir de valeurs d’échange, valeurs reposant sur le principe de la rareté. Lauderdale soulignait déjà ici la dialectique centrale de la théorie marxiste entre valeur d’usage et valeur d’échange. La logique du capital conduit alors à confondre valeur et richesse, dans un système fondé sur l’accumulation de valeurs d’échange, aux dépens de la richesse réelle. Le capitalisme se nourrit de la rareté et poursuit ensuite une logique de « marchandisation sélective » d’éléments de la nature. Les auteurs résument cela ainsi : « C’est l’opposition entre la forme valeur et la forme naturelle, inhérente à la production capitaliste, qui génère les contradictions économiques et écologiques associées au développement capitaliste. ». Ils rappellent ensuite que la valeur d’échange « est un rapport social spécifique à la société capitaliste, enraciné dans la classe et la division du travail ».

Certains travaux récents proposent donc de repenser le système de comptabilité actuel en prenant en compte le prix de la nature, le coût des externalités ou en introduisant des notions comme celle de « capital naturel ». Ce sont des travaux de ce type qui sont par exemple entrepris à la chaire de comptabilité écologique à l’Université Paris-Dauphine. Foster et Clark nous mettent toutefois en garde contre cette approche. Même s’ils permettent de mettre en évidence le caractère absurde du système actuel, ils rappellent que celui-ci reflète précisément les réalités capitalistes de la sous-valorisation des agents naturels. La notion de « capital naturel », quant-à-elle, constitue une « internalisation de la nature au sein de l’économie marchande ».

De là naît un double-enjeu pour un potentiel modèle socialiste de remplacement de la logique capitaliste. Comment créer un système qui est d’une part conscient de ces éléments indispensables au fonctionnement de notre système économique que sont le travail domestique ou bien les services rendus par la nature, mais d’autre part qui protège ces sphères de la logique de marchandisation et de valorisation ?

La rupture métabolique et l’exemple de l’Irlande au XIXème siècle

Les contradictions entre mode de production capitaliste et environnement s’expriment de manière concrète par ce que Marx appelle la rupture métabolique et qui constitue le concept central de l’œuvre de Marx écologiste.

La rupture métabolique repose sur le constat qu’il existe une « séparation entre les conditions inorganiques de l’existence humaine (i.e. les services de la nature) et l’activité humaine, séparation qui n’a été posée comme séparation totale que dans le rapport du travail salarié et du capital » (Marx, Manuscrits dits Grundrisse). Plus précisément, Marx observe qu’il existe dans les rapports entre capitalisme et nature un décalage entre les rythmes de régénération des conditions naturelles de reproduction du capitalisme et la vitesse à laquelle celui-ci dégrade ces conditions naturelles pour satisfaire ses pulsions d’accumulation. Le capitalisme perturbe le métabolisme entre l’Homme et la Terre et engendre une disjonction entre systèmes sociaux et cycles de la nature.

« Marx observe qu’il existe dans les rapports entre capitalisme et nature un décalage entre les rythmes de régénération des conditions naturelles de reproduction du capitalisme et la vitesse à laquelle celui dégrade ces conditions naturelles pour satisfaire ses pulsions d’accumulation.»

Cette analyse découle des travaux du chimiste allemand Justus von Liebig (1803-1873), dont Marx a attentivement lu les travaux. Von Liebig s’est employé à analyser l’impact de l’agriculture capitaliste sur les sols et met en évidence une rupture des cycles des nutriments au sein des terres. Plus précisément, la séparation entre les lieux de production agricoles (les campagnes) et les lieux de consommation (les villes) entraîne un déplacement des nutriments des champs vers les flux de déchets issus de la ville (effluents, ordures) qui ne retournent plus aux champs. Marx et Engels ont alors proposé une description fine des conditions et des rapports sociaux à l’origine de cette rupture métabolique dans le cas de l’Irlande du XIXème siècle (chapitre II).

Marx distingue dans l’organisation de la société agraire irlandaise deux phases, celle dite des « baux usuraires » (1801-1846) et celle « d’extermination » (1846-1866). Au XIXème siècle, l’Irlande est colonisée par les Anglais depuis au moins 1541, et c’est une classe propriétaire terrienne anglo-irlandaise qui possède la terre. Les propriétaires ne sont pas présents sur place et louent à de petits paysans et métayers irlandais des lopins de terre dans un système dit des « baux usuraires ». Les loyers à payer aux propriétaires sont particulièrement hauts et augmentent régulièrement. Toute amélioration technique (irrigation ou drainage) fait l’objet d’un loyer supplémentaire. La production agricole est orientée selon une rotation triple sur une même année : tout d’abord du blé puis de l’avoine, voués à l’exportation vers l’Angleterre, qui suffisent à peine à payer les loyers et dont l’argent des revenus n’est pas réinvesti mais envoyé vers l’Angleterre par les propriétaires terriens. Puis une rotation de pommes de terre pour assurer la survie des familles. La pression financière entraîne l’impossibilité d’organiser des jachères ou de planter du trèfle notamment pour laisser reposer et réenrichir le sol en nutriments (fixation d’azote, etc.). Ces cultures, très intensives en nutriments, obligent les paysans pauvres à déployer une grande ingéniosité pour assurer le renouvellement des nutriments : recours aux algues, aux excréments d’animaux, au sable, avec des techniques agricoles d’enfumage et d’épandage demandant un investissement humain considérable. Cette action permet de limiter la fuite des nutriments et la rupture métabolique qui va avec.

Figure 1 – Champs en Irlande

En 1845 survient en Irlande une maladie, le mildiou de la pomme de terre, qui va gravement pénaliser les rendements de pomme de terre. Aux famines s’ensuivent les exils massifs vers l’Amérique de 1846 à 1866. Au total, ce sont 1 millions d’habitants que perd le sol irlandais, et la disparition de près de 120 000 fermes. La main d’œuvre manquant fortement, l’enfumage des terres et l’entretien du cycle de nutriments ne peuvent plus être pratiqués, entraînant une baisse rapide des productions céréalières de l’Irlande. La loi du remplacement des nutriments de Liebig est violée. De 1855 à 1866, Marx indique que « 1 032 694 Irlandais ont été remplacés par 996 877 têtes de bétails ». L’organisation agraire capitaliste a contribué à stériliser l’Irlande en un demi-siècle pour la transformer en terre à vache peu productive.

Cette rupture dans le cycle des nutriments prend une dimension mondiale au cours du XIXème siècle pour les Anglais. Afin d’enrichir les sols anglais appauvris par l’agriculture capitaliste et pour augmenter les rendements, les Anglais vont littéralement piller des engrais naturels aux quatre coins du globe. Des quantités considérables de guano et de nitrates sont importées, notamment du Chili, jusqu’à épuiser les réserves des pays pillés. Celles-ci servent à soutenir la production agricole de l’hémisphère Nord. Plus extrême encore, les champs de bataille et les catacombes de l’Europe entière sont vandalisés pour en broyer les os et les répandre sur les champs britanniques, afin de répondre à la rupture du cycle des nutriments, dans une forme d’échange écologique inégal.

Cette analyse est une illustration des liens que peuvent entretenir rapports sociaux de production et maintien de la fertilité du sol dans le cadre du secteur agricole. Marx explique notamment que « la fertilité n’est pas une qualité aussi naturelle qu’on pourrait le croire : elle se rattache intimement aux rapports sociaux actuels ». Cette analyse peut sembler convaincante dans le cas de la destruction de la terre par le capitalisme. Elle peut par exemple faire penser à la stagnation connue par les rendements agricoles du sol français depuis 1990, alors même que l’utilisation d’engrais et de produits phytosanitaires ne cesse d’augmenter. Cette logique de « rupture métabolique » s’observe-t-elle dans nos interactions avec d’autres écosystèmes naturels ? Une telle enquête pourrait être d’une grande pertinence, pour s’intéresser par exemple à l’impact des rapports sociaux de production issus du capitalisme sur l’exploitation des forêts, sur la pêche ou encore en matière énergétique.

Une exploitation du travail domestique qui suit une même logique

A partir du même prisme analytique, Foster et Clark tentent dans cet ouvrage de réhabiliter la capacité de la pensée de Marx à théoriser d’autres types de domination s’exerçant sur les femmes, les colonisés [1], les « races inférieures » ou encore les animaux. Ils montrent en particulier l’intersection et la similarité des mécanismes qui existent de manière régulière entre l’expropriation et l’exploitation de la nature d’une part et l’exploitation du travail domestique. Ainsi, au chapitre 3 intitulé « les femmes, la nature et le capital », les auteurs montrent comment la domination de la femme et la non-reconnaissance du travail de reproduction domestique (entendons l’entretien du foyer et le soin des enfants notamment) relèvent d’une logique similaire à l’expropriation de la nature. Marx explique que « la logique interne du capital (…) fait peu de cas de tous les autres rapports naturels et sociaux et des conditions de production héritées, qui restent extérieures à son propre mode de production ». Le travail domestique, principalement accompli par les femmes, est, comme pour la nature, le symbole d’une « externalisation de ses coûts (du capitalisme) sur des domaines situés en dehors de son circuit de valeur interne ». Alors que le travail domestique est une des conditions de reproduction indispensable au mode de production capitaliste (au même titre que les conditions naturelles), celui-ci est exproprié et considéré là encore comme une « force gratuite de la nature ». La logique du capital exproprie le travail de reproduction sociale dans le foyer. En cela, les auteurs se rapprochent beaucoup des analyses faites par les tenants du courant féministe marxistes de la théorie de la reproduction sociale et en premier lieu de Tithi Bhattacharya.

Pour ce qui concerne l’expropriation du travail de reproduction domestique, les auteurs distinguent deux phases. Une première phase, analysée par Marx et Engels, est celle du 19ème siècle, au cours de laquelle, dans les villes industrielles anglaises, le travail capitaliste détruit profondément ce travail de reproduction pourtant indispensable. Les femmes ouvrières, enchaînées plus de 12h par jour, n’ont, dans l’Angleterre du 19ème, même plus le temps de s’occuper de leurs enfants. Ceux-ci sont confiés à des nourrices, allaités avec des mixtures très peu adaptées. Les taux de mortalité infantile atteignent des niveaux considérables. En somme, un tableau digne des romans de Charles Dickens. La malnutrition et la famine fait tomber à des taux extrêmement bas le nombre de survivants à l’âge adulte. En détruisant et en réduisant plus qu’au strict minimum le travail au foyer, le système capitaliste détruit la santé des travailleurs (et même leur fitness pour reprendre la terminologie spencérienne ou darwiniste sociale) et leur capacité à se reproduire, générant un réel enjeu anthropologique. Les auteurs montrent alors, en s’appuyant sur les travaux de la philosophe Nancy Fraser ou de Maria Mies, comment la société anglaise a paré à ce défi en développant la « femme-au-foyerisation » en faisant reposer ensuite le rôle de soutien de famille uniquement sur les hommes. Un nouveau rôle serait alors dévolu aux femmes, hors de la sphère de valorisation capitaliste, consistant à assurer le travail de reproduction au domicile, avec une nouvelle forme d’expropriation des services rendus par cette sphère.

Figure 2 – La Spinning Jenny, la machine à filer qui va révolutionner l’industrie du textile britannique et contribuer à exploiter un prolétariat majoritairement féminin et (très) jeune

Cette analyse du travail domestique reste toutefois à prendre avec des pincettes, dans la mesure où cette dimension est très longtemps restée un impensé de l’analyse de Marx pour la majorité des spécialistes. De surcroît, les progrès scientifiques et médicaux ont profondément transformé le travail de reproduction au foyer au cours des 150 dernières années. En effet, la baisse forte des taux de mortalité infantile ainsi que les évolutions dans l’organisation de la société (déploiement des crèches, médecine infantile) ont permis de nouveau un retour des femmes dans la sphère productive, en retournant au travail. En cela, cette nouvelle dynamique réenclenche un développement des forces productives accru en lien avec la logique d’accumulation du capital.

Cet essai décrit aussi avec précision l’interaction entre exploitation de la nature et des formes d’oppression raciales. Ils décrivent notamment l’exemple de l’exploitation du guano au Pérou. Cet amas d’excréments d’oiseaux marins, indispensable à la fertilisation des champs britanniques, est exploitée localement par des « coolies », des travailleurs chinois émigrés, traités comme des esclaves et obligés de ramasser le guano dans des conditions épouvantables. Plusieurs autres exemples et analyse viennent émailler les différents chapitres d’illustration du lien entre domination coloniale et dégradation de la nature.

Capitalisme : un rapport aux frontières dévastateur

Enfin, l’analyse des auteurs est assez éclairante en ce qui concerne le rapport du système du capital aux limites et aux frontières qu’il rencontre. Selon eux, le capital se distingue par sa « tentative nécessaire et persistante de transcender ou de réajuster ses limites eu égard à ses conditions externes de production, afin de renforcer le processus d’accumulation ». Ainsi, lorsque le capitalisme se heurte à des frontières, à des limites à son expansion, il met en œuvre toute une série de mécanismes et de déplacements pour continuer cette expansion : utilisation de nouvelles ressources, de nouvelles réserves minérales, en changeant le lieu de production ou en développant de nouvelles technologies. Ces déplacements permanents créent de nouvelles frontières d’exploitation et de nouveaux lieux ou mécanismes de domination, de destruction, afin de perpétuer le processus d’accumulation.

Le capital est guidé par une volonté d’amasser de plus en plus de richesses, « exigeant un débit de plus en plus fort d’énergies et de ressources, (…), générant plus de déchets, (et qui) constitue la loi générale absolue de la dégradation sous le capitalisme ».

Pillage de la nature : un système socialement et historiquement situé et donc dépassable ?

Que retenir de cet essai ? Foster et Clark proposent une analyse globalement très convaincante de l’interaction entre logique capitaliste et destruction de la nature. Ils montrent avec précision comment le mode de production capitaliste repose sur des conditions de reproduction sociale et écologique extérieures à sa sphère de valorisation. Le capitalisme reposerait alors sur une externalisation de ses coûts hors de sa sphère productive, coûts qu’il n’assumeraient pas. De là naîtrait alors une contradiction inévitable de la logique du capital, incapable de valoriser ce qui est indispensable à sa reproduction. Cette contradiction est aussi le fruit du conflit entre valeur d’usage et valeur d’échange.

Le message que tentent de faire passer les auteurs est clair : nous ne pourrons traiter la crise écologique et climatique sans étudier puis transformer les rapports sociaux de production responsables de cette destruction. Pour cela, les auteurs proposent une voie socialiste ayant pour objectif de « sortir de la forme valeur du capitalisme pour permettre le développement d’un monde riche en besoins, tout en régulant le métabolisme entre humanité et nature ». Une sorte de « gouvernance par les besoins » capable de remettre en cause la pratique capitaliste de la valeur d’échange. Crise sociale et crise écologique sont les reflets d’une même image, d’un même système : « la source commune de ces deux crises se trouve dans le processus d’accumulation du capital ». Fin du monde, fin du mois, même combat, apparaît ainsi comme bien davantage que le simple slogan qu’affectionnent les militants écologistes…

L’essai livre pourtant une leçon qui permet de nourrir un certain optimisme. La dévastation écologique est le fruit d’un système d’organisation socialement et historiquement situé, celui de la forme capitaliste de l’organisation des modes de production. Loin d’être la conséquence d’une certaine « nature humaine originelle », le rapport dévastateur à l’environnement serait lié au système capitaliste. Pour sortir par le haut de la crise écologique, un dépassement du système d’accumulation du capital s’impose…

Note :

[1] Il existe chez les marxistes une controverse quant à la spécificité ou non des rapports entretenus par le capitalisme dans les pays colonisés entre notamment les tenants de « l’accumulation par dépossession » (Harvey) et ceux qui estiment que cette distinction est peu opérante et que le développement rapide du salariat dans les pays colonisés a conduit aux mêmes caractéristiques d’exploitation au Nord qu’au Sud (Wallerstein).

Hausses des taux : les banques centrales jouent avec le feu

Christine Lagarde en 2014, alors directrice générale du Fonds Monétaire International (FMI), devenue depuis présidente de la Banque Centrale Européenne (BCE). © FMI

Prises de court par l’inflation, les banques centrales américaine (Fed) et européenne (BCE) augmentent leurs taux d’intérêt de manière effrénée, dans l’espoir d’endiguer l’emballement des prix. Le but assumé est de provoquer une hausse du chômage et une baisse des salaires, comme l’a reconnu le président de la Fed, Jerome Powell. Au risque de plonger l’économie mondiale en récession sans parvenir à casser la hausse des prix. Tout semble en effet indiquer que le relèvement des taux ne pourra pas agir directement sur l’inflation, dont les causes se situent du côté d’un resserrement de l’offre plus que d’un excès de demande. L’ONU et Wall Street semblent désormais considérer que l’entêtement des banquiers centraux fait peser un grave risque sur l’économie mondiale.

Le 21 septembre 2022, la Federal Reserve (Fed) a augmenté son principal taux directeur de 75 points de base. Il s’agissait de la 7e hausse en moins d’un an, faisant passer progressivement le taux directeur de 0.25 à 3.25 %. Un niveau jamais atteint depuis 2007. Il est désormais question d’une hausse identique au mois de novembre. Au-delà du chiffre, c’est la vitesse d’augmentation qui surprend. La Fed a justifié cette nouvelle politique de contraction monétaire par la nécessité de contrôler l’inflation, qui ne montre aucun signe de ralentissement aux États-Unis. Publiés le 13 octobre, les chiffres de septembre marquent une hausse de 0.4 % de l’indice des prix, soit une augmentation de 8.2% par rapport au mois de septembre 2021.

Suivant la Fed, la Banque centrale européenne (BCE) a également entrepris une politique de hausse des taux excédant les prévisions des marchés en augmentant son taux directeur de 75 points au mois de septembre, puis d’autant le 27 octobre, contre l’avis de la France et l’Italie. Le Financial Times relevait ainsi une tendance globale à la hausse des taux observée sur 20 des principales banques centrales. Avec deux caractéristiques importantes : la vitesse inédite des hausses de taux, et la détermination des banquiers centraux à continuer dans cette voie aussi longtemps que nécessaire.

Le choix du chômage

Pour comprendre pourquoi la Fed augmente ses taux aussi drastiquement, il faut revenir aux fondamentaux des modèles économiques qui pilotent son action. Le principe de base de sa politique monétaire (lire notre article Inflation, aux origines de la doxa néolibérale) repose sur la présomption d’un lien étroit entre le taux de chômage et l’inflation. Selon cette théorie, lorsque le taux de chômage est élevé, les entreprises peuvent baisser les salaires (ou contenir les augmentations), ce qui réduit le revenu disponible des ménages, donc la consommation et in fine les pressions inflationnistes sur les prix. Inversement, lorsque le taux de chômage est faible, les salariés sont en mesure d’arracher de meilleurs salaires tandis que les entreprises doivent offrir des rémunérations plus élevées pour recruter. Le revenu des ménages augmente, la consommation progresse et les prix s’ajustent à la hausse. Il existerait ainsi un taux de chômage d’équilibre, appelé NAIRU (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment) permettant de maintenir une inflation basse et une croissance économique décente. En temps normal, les banques centrales tendent à ajuster leurs taux directeurs pour essayer de maintenir le chômage à un niveau proche du « NAIRU ». Ce qui est particulièrement vrai pour la Fed, dont les prérogatives ne se limitent pas à « garantir la stabilité des prix » (comme la BCE, qui doit cibler un taux d’inflation de 2%) mais également « maintenir le plein emploi » et « modérer les taux d’intérêt à long terme ». Selon ses modèles économiques, des taux élevés pénalisent le crédit et l’investissement, ce qui provoque un ralentissement économique et une hausse du chômage. Inversement, des taux bas doivent faciliter l’accès au crédit, l’investissement, la consommation, et donc l’emploi.

Jerome Powell, le président de la Fed, a explicitement reconnu que sa politique allait conduire à « une période prolongée de croissance en dessous des tendances normales » et à « un relâchement du marché du travail » – c’est-à-dire une récession et des vagues de licenciements massifs.

Concrètement, cette théorie implique qu’une politique monétaire visant à réduire l’inflation doit nécessairement provoquer une hausse du chômage. Jerome Powell, le président de la Fed, l’a explicitement reconnu en déclarant que sa politique de hausse des taux allait conduire à « une période prolongée de croissance en dessous des tendances normales » et à « un relâchement du marché du travail » – c’est-à-dire un ralentissement économique pouvant déboucher sur une récession et des vagues de licenciements massifs. La Fed a ainsi indiqué viser un taux de chômage de 4.4% à la fin de l’année, soit un point au-dessus du taux actuel et 1.2 million de chômeurs supplémentaires. Ces chiffres masquent une réalité sociale plus dramatique, faite de baisse des salaires réels et de précarisation accrue, en plus du million d’emplois détruits.

La décision assumée de provoquer une hausse du chômage pourrait se justifier – dans une certaine mesure – si elle était véritablement un mal nécessaire : une petite part de la population perdrait son emploi et certaines entreprises feraient faillite, mais l’ensemble de la société retrouveraient du pouvoir d’achat et de la stabilité financière.

En temps normal, un tel « compromis » parait difficile à vendre à l’opinion, comme le reconnaissait Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI et macro-économiste influant, lorsqu’il évoquait « la difficulté d’expliquer à un travailleur qu’il est nécessaire qu’il perde son emploi pour lutter contre l’inflation ». A choisir, un travailleur préfère généralement conserver son salaire, quitte à le voir rogné de 8% par l’inflation, que de perdre son emploi. Or, si la récession semble désormais inévitable, rien ne permet d’assurer qu’elle débouchera sur une baisse de l’inflation. Les travailleurs du monde entier pourraient ainsi se retrouver avec la peste et le choléra : une crise économique avec tout ce que cela implique et une inflation persistante.

La hausse des taux ne garantit pas la baisse de l’inflation

Interrogé par la sénatrice démocrate Elizabeth Warren lors d’une audition sous serment devant le Sénat des États-Unis, le président de la Fed avait reconnu que sa politique de hausse des taux n’aurait pas d’impact sur la hausse du prix de l’énergie et des produits alimentaires de base. Et pour cause : ces biens de consommation courante présentent ce que les économistes appellent une demande « inélastique ». En clair, il s’agit de consommation contrainte. Quel que soit le prix, le consommateur peut difficilement arrêter de faire le plein d’essence, de se chauffer ou de se nourrir. Powell a également été forcé d’accorder le point à Elizabeth Warren lorsque cette dernière lui a fait remarquer que les tensions sur les chaines d’approvisionnement n’allaient pas disparaître avec la hausse des taux. En effet, on voit mal comment les pénuries de composants électroniques qui ralentissent la production de certains produits manufacturés pourraient disparaître suite à une baisse de la demande qui résulterait d’un ralentissement économique provoqué par la hausse des taux.

Powell avait alors admis que sa politique visait à « assouplir le marché de l’emploi », c’est-à-dire éviter une boucle inflationniste prix-salaires qui verrait l’inflation produire une hausse des salaires venant alimenter la hausse générale des prix.

Mais la théorie économique du « Nairu » sur laquelle semblent reposer ses craintes n’est plus valide depuis des années déjà, comme le notait le Nobel d’économie Paul Krugman. En 2019 Jerome Powell l’avait d’ailleurs admis lors d’une autre audition au Congrès, face à l’élue socialiste Alexandria Ocasio-Cortès. Avant 2020, les faibles taux de chômage constatés aux États-Unis, en Allemagne, au Japon et en Grande-Bretagne n’avaient pas provoqué d’inflation notable, malgré les politiques monétaires par ailleurs expansionnistes des banques centrales respectives. Les milliers de milliards créés par les banques centrales sont en effet restés dans la sphère financière, où une inflation de la valeur des actions a effectivement été constaté. Par ailleurs, les faibles niveaux de chômage dans les pays cités plus haut masquaient une plus grande précarisation de l’emploi et l’explosion des temps partiels (hors Japon). De plus, en Europe comme aux États-Unis, le taux de syndicalisation est au plus bas. Malgré le retour de l’inflation, le rapport de force capital-travail reste donc défavorable aux travailleurs, ce qui rend l’apparition de boucles prix-salaires résultant d’un vaste mouvement social peu probable. On l’a vu en France récemment, où malgré un énorme levier de négociation, les raffineurs ont été contraints d’accepter des hausses de salaire inférieures à l’inflation face à des entreprises pétrolières réalisant pourtant des profits records.

Si les rémunérations augmentent aux États-Unis, c’est avant tout du fait de la politique volontariste de Joe Biden et de mouvements sociaux isolés et non-coordonnées à l’échelle nationale. Ces hausses restent modestes, très inférieures à la hausse du taux de profit des entreprises et en dessous de l’inflation. Du reste, lorsqu’on observe les tendances à l’échelle mondiale, l’existence de boucle prix-salaire ne s’observe que marginalement dans certains pays.

Plus de la moitié de l’inflation observée outre-Atlantique proviendrait de la hausse des marges des entreprises.

À l’inverse, il est de plus en plus communément admis que l’inflation actuelle provient d’abord des pénuries d’offre provoquées par la reprise post-covid mal anticipée par les producteurs, les tensions sur les chaînes d’approvisionnements, la guerre en Ukraine, les aléas climatiques et une stratégie assumée de la part de nombreuses entreprises de profiter de la crise pour accroitre leurs marges en augmentant leurs prix. Aux États-Unis en particulier, on ne compte plus les exemples de PDG admettant publiquement que l’inflation leur fournit une excuse rêvée pour augmenter leur prix. Plus de la moitié de l’inflation observée outre-Atlantique proviendrait ainsi de la hausse des marges des entreprises. Un récent éditorial du Financial Times exhorte d’ailleurs la Fed à admettre cette réalité plutôt qu’à poursuivre vainement des hausses de taux.

Tous ces éléments pointent vers une inflation causée par des tensions sur l’offre, la demande n’excédant pas les tendances observées avant le covid. Ce qui implique que les hausses des taux de la Fed ne puissent agir que très indirectement sur l’inflation, et vraisemblablement au prix d’une récession sévère.

Le risque d’une grave récession inquiète les places financières

Le débat qui anime les places financières porte essentiellement sur la vitesse d’augmentation des taux et la capacité de la Fed à ralentir l’économie sans provoquer trop de dégâts. Powell parle ainsi de « soft landing » (atterrissage en douceur), sans convaincre les marchés financiers, de plus en plus critiques. Comme le notait le magazine Jacobin, Citigroup et Moody’s estiment désormais qu’une récession est l’issue la plus probable. La banque UBS jugeait « particulièrement notable que la Fed admette le risque d’une récession ». Devant le Congrès, les patrons des principales banques ont alerté à ce propos, Jamie Dimond (JP Morgan) déclarant « ces hausses de taux vont assurément provoquer une récession et une hausse du chômage ». Le fonds d’investissement Blackrock jugeait les projections de le la Fed trop optimistes, tout en critiquant une stratégie qualifiée « d’arbitrage brutal » entre prix et salaires qui va « provoquer une large récession ». Surtout, Blackrock ne voit pas en quoi la hausse des taux va contenir l’inflation, qu’il considère provenir d’un problème d’offre.

Pour Wall Street, il s’agit de prévenir leurs clients qu’une forte dépréciation des actifs financiers est à l’horizon, si la Fed poursuit dans la même voie. Et cette préoccupation va au-delà des simples marchés boursiers. La Banque Mondiale s’inquiétait du fait que « les banques centrales vont sacrifier leur économie à la récession pour contrôler l’inflation ». Les Nations Unies ont alerté sur le fait que les politiques monétaires risquaient « d’infliger des dégâts supérieurs à la crise financière de 2008 et à la pandémie de covid-19 de 2020 ».

Aux États-Unis, le taux d’emprunt immobilier moyen s’établit désormais à plus de 7,5%, contre 3% en 2021. Soit le plus haut taux en 22 ans, qui provoque de sérieuses craintes d’un retournement du marché immobilier, la demande s’effondrant face à l’inaccessibilité du crédit. Or, une chute brutale de ce secteur pourrait avoir des retombées économiques et financières dramatiques. Tout cela pour des résultats qui se font attendre sur le front de l’inflation.

Les Nations Unies ont alerté sur le fait que les politiques monétaires risquaient « d’infliger des dégâts supérieurs à la crise financière de 2008 et à la pandémie de covid-19 de 2020 ».

En septembre, l’indice des prix américains a augmenté de 0,4% par rapport au mois d’août, alors que le marché du travail résistait, tout en ralentissant son rythme de créations d’emplois. Mais si l’économie américaine semble supporter les hausses de taux (à l’exception du marché immobilier), la politique de la Fed impacte déjà négativement le reste du monde.

En effet, ses hausses de taux provoquent une appréciation spectaculaire du dollar face aux autres monnaies. Ceci s’explique autant par l’attractivité des bons du trésor fédéral que par la confiance accrue dans l’économie américaine, qui semble plus capable de faire face à la conjoncture économique en tant que pays exportateur net de matières premières et énergie (pétrole, gaz, céréales,…). Si l’appréciation du dollar permet aux Américains de réduire le prix des biens importés tout en profitant davantage de leur manne gazière et pétrolière, pour le reste du monde, les effets sont problématiques. Le dollar demeure la monnaie d’échange internationale. Ainsi, la chute de 20% de l’euro augmente mécaniquement le prix du pétrole de 20%, avant même de prendre en compte la hausse de ce dernier. La livre sterling a également perdu plus de 20% de sa valeur face au dollar. Autrement dit, la FED est en train d’exporter l’inflation à tous les autres pays, développés comme émergents.

Pour limiter cet effet, les autres banques centrales ont emboité le pas à la Fed, augmentant leurs taux – entre autres – pour défendre leur monnaie. Au risque de provoquer à leur tour une récession dans leurs pays respectifs, sans parvenir à juguler l’inflation. Le 27 octobre, Christine Lagarde a reconnu que « l’économie de la zone euro va vraisemblablement ralentir de façon significative au troisième trimestre (…) la récession se profile à l’horizon ». Elle a pourtant justifié une nouvelle hausse des taux de 75 points de base en affirmant qu’un « ralentissement de la demande permettra de faire diminuer l’inflation et la pression sur les prix, notamment de l’énergie ». Des déclarations qui tiennent de la méthode Coué, la BCE ayant par ailleurs admis que l’inflation ne provenait pas d’un emballement de l’économie ou des salaires, mais des prix de l’énergie et de l’alimentation, dont elle prévoit une poursuite de l’augmentation. Comme pour la FED, la Banque centrale européenne admet qu’elle n’a pas de prise directe sur l’inflation tout en assumant prendre le risque de pousser l’économie vers la récession.

Cette politique monétaire établit un précédent historique inquiétant : jamais une banque centrale n’avait encore renoncé à soutenir ses États membres en période de guerre. Or, le conflit qui oppose objectivement l’UE à la Russie s’ajoute à de nombreuses autres crises nécessitant un soutien monétaire. Citons la crise climatique, une récession déjà actée en Allemagne et l’envolée des prix de l’énergie qui menace le tissu industriel européen. Les États de l’Eurozone vont pourtant devoir financer leur effort de guerre via les marchés financiers, à des taux en hausse du fait de la politique monétaire de la BCE, qui demande par ailleurs aux États d’engager des efforts de désendettement. Tous les ingrédients sont réunis pour provoquer une violente récession.

De plus, l’augmentation des taux va réduire la capacité du secteur privé et des États à investir dans les domaines indispensables que sont la transition énergétique, l’adaptation au changement climatique et les infrastructures. L’augmentation de la charge de la dette va également réduire les marges de manœuvre des États et collectivités locales en matière de politiques sociales, voire nécessiter des coupes budgétaires drastiques dans les services publics et la protection sociale. La France est d’autant plus exposée que le gouvernement Macron a émis des obligations indexées sur l’inflation, une décision incompréhensible, sauf à vouloir vider le trésor public pour enrichir les investisseurs privés, comme l’a implicitement admis Bruno Le Maire face au Parlement.

Une attitude incompréhensible, à moins de l’analyser comme une politique de classe.

Aux États-Unis, l’action de la Fed peut s’analyser comme un effort visant à protéger les détenteurs de capitaux de l’inflation, tout en brisant la capacité du mouvement ouvrier et syndical à obtenir de meilleures conditions de travail. Les mouvements de grèves et de syndicalisation, encore timides et cantonnés à certaines grandes entreprises et secteurs industriels (fret ferroviaire, transport routier, Amazon, Starbucks…) ont déjà provoqué une réaction violente du patronat. Et les commentaires de Jerome Powell sur l’importance d’assouplir le marché du travail sont suffisamment explicites. En juin, il avait estimé que le rapport de force capital/travail était « trop favorable aux travailleurs », confirmant que sa politique monétaire vise aussi à réduire les capacités de négociations des syndicats, et pas uniquement « faire baisser les salaires pour faire baisser l’inflation », comme il l’avait expliqué dès le mois de mai. Les économistes de la Fed estiment pourtant que la politique monétaire de Powell va provoquer une sévère récession, selon les révélations de The Intercept. Ce qui n’empêche pas Powell de poursuivre la hausse des taux. Du reste, la Fed est sujette à l’intense lobbying des grandes banques privées et syndicats patronaux, qui avaient dépensé des millions de dollars pour obtenir la nomination de Powell.

Mais au-delà du réflexe de classe, qu’on retrouve également du côté de la BCE, l’autre explication de l’entêtement à augmenter les taux tiendrait dans le manque d’alternatives apparentes. À moins d’intervenir directement dans l’économie, en finançant des initiatives publiques visant à agir sur les causes profondes de l’inflation (investissement dans les infrastructures, dans la transition énergétique,…) et confrontées à l’inaction relative des gouvernements, les banques centrales s’en remettent à ce qu’elles savent faire de mieux : agir sur leur taux directeur. Parfois sans y croire, comme le notait le Financial Times. Le journal économique de référence rapportait que Isabel Schnabel, une des principales économistes de la BCE, estimait que les modèles de la Banque Centrale Européenne n’étaient plus valides et que la hausse des prix serait durable, malgré la hausse des taux.

Se pencher sur d’autres modes d’action remettrait en cause le modèle néolibéral, et dans le cas de la BCE, la logique des traités européens. Quel que soit le bout par lequel on analyse le problème, il s’agit donc bien d’une politique de classe. L’inflation rogne les salaires et l’épargne. La hausse des taux permet de mieux rémunérer les capitaux tout en cassant le pouvoir de négociation des salariés et ainsi maintenir les salaires bas. Mais les conséquences de cette stratégie pourraient échapper au contrôle des banques centrales, en provoquant une grave récession à l’échelle mondiale, avec toute la souffrance que cela implique pour les classes laborieuses de par le monde.

Le modèle économique chinois à bout de souffle ?

La skyline de Shanghaï sous les nuages. © Ralf Leineweber

Dans un contexte d’éclatement de la bulle immobilière, de ralentissement économique et de conflits géopolitiques, la banque centrale chinoise – plus communément appelée Banque populaire de Chine – vient de décider d’une nouvelle baisse des taux. L’Empire du Milieu entre dans une nouvelle phase.

Depuis une quarantaine d’années, la Chine incarne un modèle de rattrapage économique. Après plusieurs décennies de maoïsme, Deng Xiaoping prend la tête du pouvoir en 1978 et entreprend de nombreuses réformes libérales dans le pays. La Chine rejoint alors le grand mouvement de mondialisation que Ronald Reagan et Margaret Thatcher incarnent. Grâce à un faible coût de la main d’œuvre et des investissements massifs et continus, notamment dans l’immobilier, le pays parvient à effectuer un développement de grande envergure que l’on juge aujourd’hui comme le « miracle chinois. » Le PIB augmente de plus de 8% par an pendant 30 ans et près de 800 millions de personnes sortent du seuil de pauvreté. La Chine devient le premier producteur industriel du monde et la deuxième économie, derrière les États-Unis.

Un long processus de modernisation

Comme cette politique dépend de la conjoncture économique mondiale, la crise financière de 2007-2008 affecte particulièrement l’économie du pays. Pour pallier ce ralentissement, le gouvernement de Hu Jintao renforce sa politique d’investissement, adopte un plan de relance de plus de 580 milliards de dollars, et a recours à plusieurs dévaluations monétaires afin d’augmenter le prix des importations et diminuer le prix des biens produits dans le pays. Ces mesures permettent de relancer le commerce extérieur, mais Pékin ne parvient pas à retrouver son niveau de croissance d’avant-crise car la consommation intérieure n’augmente que très faiblement en raison de la chute continue du taux de natalité et d’un niveau d’épargne encore très élevé. [1]

Le pays se met alors à la recherche de relais de croissance et décide de diversifier son économie en débutant sa route vers le leadership technologique. L’ascension de Xi Jinping en 2013 vient accélérer ce processus grâce à la mise en place du projet des « Nouvelles routes de la soie », un chantier stratégique visant à relier économiquement la Chine avec l’Europe et l’Asie Centrale. Cette initiative réunit 68 pays, plus de 4 milliards d’habitants et représente près de 40% du PIB mondial. Au-delà d’une volonté d’étendre son pouvoir diplomatique, le pays cherche à obtenir de nouveaux partenaires commerciaux à l’heure d’une nouvelle globalisation, où la géopolitique de l’énergie se complexifie et où la guerre monétaire s’intensifie.

En parallèle, l’Empire du Milieu s’installe progressivement dans le futur continent le plus peuplé du monde – l’Afrique – jusqu’à devenir le premier créancier de la région. Cette politique néocolonialiste très stratégique lui permet de mettre la main sur d’importantes réserves de matières premières et de financer de vastes projets d’infrastructures (maritimes et terrestres) nécessaires à son expansion.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec l’objectif de conquérir l’industrie des semi-conducteurs et de contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC.

En 2015, la Chine élabore le plan « Made in China 2025 » qui vise à effectuer la transition du statut de « l’usine du monde » à la « grande puissance manufacturière. » Le gouvernement souhaite se libérer de sa dépendance industrielle à l’égard de l’étranger tout en multipliant ses avantages compétitifs.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec cet objectif. Pékin souhaite conquérir l’industrie des semi-conducteurs et contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC, leader mondial avec plus de 50% des parts de marché. Ce matériau nécessaire au secteur automobile, énergétique, médical, militaire, spatial… constitue un enjeu stratégique de taille.

Si la politique étrangère de Xi Jinping s’inscrit dans une perspective de long-terme, en vue de dominer « l’économie de demain », le pays est frappé par une bulle immobilière qui remet en cause la pérennité de son modèle économique.

Une crise immobilière sans précédent

Afin de stimuler la croissance et dans l’espoir de voir sa population continuer de croître, la Chine a massivement soutenu le secteur immobilier ces trente dernières années. En plus d’un allègement des conditions de crédits et de nombreux contrôles de capitaux, l’opacité du marché boursier chinois est venue renforcer l’idée que l’immobilier est le meilleur investissement pour un ménage chinois. Résultat, le volume de crédits hypotécaires a augmenté de plus de 15% par an ces quinze dernières années et les prix n’ont cessé de croître.

Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Depuis 10 ans, le pays tente de réguler le marché. Certaines réformes ont été instaurées, mais le ralentissement qui s’ensuivi a convaincu le gouvernement de prolonger, voire même d’intensifier sa politique d’investissement dans l’immobilier et les infrastructures, à l’origine de 40% du PIB du pays (soit 20% de plus qu’en Europe ou aux États-Unis). La Chine s’est aperçue qu’une politique de désendettement était impossible, si ce n’est au prix d’un éclatement de la bulle immobilière et d’une profonde récession. Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Désormais, l’accélération du déclin démographique et le ralentissement économique lié à la crise du coronavirus viennent rappeler à la Chine les conséquences d’un excès d’endettement privé. Le pays fait face à un vieillissement de la population plus rapide que prévu : le taux de natalité atteint un niveau historiquement bas. En raison d’une spéculation persistante, l’offre continue de progresser malgré un effondrement de la demande.

Les défauts des promoteurs immobiliers se multiplient car de nombreuses sociétés vendent des biens à l’avance sans même avoir finalisé leur construction. Le géant Evergrande, endetté à hauteur de 300 milliards de dollars, a fait défaut en décembre dernier et n’a toujours pas présenté le plan de restructuration de dette qu’il avait promis au gouvernement pour le 31 juillet.

Cette crise se répercute sur le secteur bancaire. Les banques, et plus particulièrement les banques locales (non-contrôlées par l’État, contrairement aux grandes banques nationales), sont touchées par d’importants problèmes de liquidités en raison de prêts risqués et de produits structurés complexes. Les actions de la China Merchants Bank et de la Ping An Bank Co – deux des prêteurs privés les plus importants du pays – ont chuté respectivement de 32% et de 25% depuis le début de l’année 2022.

De surcroît, de nombreux citoyens chinois décident d’arrêter le remboursement de leurs prêts car la construction de leur bien est interrompue. Ces grèves se combinent à des manifestations, plus de 90 villes sont concernées.

Les ventes de logements diminuent. Le mois de juillet connaît une baisse de l’ordre de 28,9% sur un an et le volume de transactions décline depuis plus plusieurs mois. Du fait des nombreuses interruptions de projets de construction, des logements sont inhabités. Le journal Asia Nikkei rapporte que le pays a construit 27 villes fantômes de la taille de New York, pouvant potentiellement accueillir plus de 65 millions de personnes, soit l’ensemble de la population française.

Face à ce krach, la Banque populaire de Chine a décidé d’une nouvelle baisse des taux (après la première le 15 août dernier), afin de stimuler l’économie et soutenir la demande dans le secteur. Le taux de référence des prêts hypotécaires se situe désormais à 4,3%, un plus bas historique. Cette mesure vient compléter les mécanismes de soutiens visant à renforcer le capital des petites et moyennes banques, et s’inscrit dans l’objectif d’accroître le volume de liquidités afin de relancer la machine du crédit et soutenir l’activité.

Un avenir incertain

Cette crise est un fardeau pour le gouvernement de Xi Jinping. Elle nuit à la croissance, affaiblit gravement la confiance des ménages et accentue les multiples faiblesses structurelles qui demeurent au sein de l’économie chinoise.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure. Au début des années 90, la célèbre crise financière japonaise éclate et signe le début d’une longue spirale déflationniste dont les effets continuent d’affecter le pays. Au regard de la situation actuelle, la Chine semble lentement s’engouffrer dans cette contingence.

La politique d’investissement et d’endettement continue ne peut perdurer car elle est désormais rattrapée par la crise immobilière. Certains enjeux comme le réchauffement climatique, la stratégie « zéro covid », le durcissement des rapports sino-américains, et le ralentissement de l’économie mondiale viennent également compliquer la situation.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure.

Pour sortir de cette spirale, le pays devrait réformer son modèle économique en profondeur, notamment par le ralentissement de ses investissements (beaucoup deviennent non-productifs) et la réorientation de son soutien vers la consommation intérieure. Ce basculement nécessiterait une réduction des inégalités de revenus afin de maintenir, puis de renforcer la confiance des ménages. Malgré l’émergence d’une classe moyenne, les écarts de richesses entre les plus pauvres et les plus riches s’accentuent. Les 1% les plus riches détiennent désormais 30% de la richesse nationale tandis que les 25% les plus pauvres en détiennent seulement 1%.

Le gouvernement pourrait réduire ces inégalités et soutenir la demande par un renforcement de son système social, la facilitation de l’accès au logement pour les plus modestes, l’augmentation des salaires, l’institution d’une politique fiscale plus progressive, la réorientation du crédit en faveur des investissements productifs et la subvention ciblée de certains secteurs.

Cette transition entraînerait inévitablement une baisse de l’activité économique, mais elle serait d’autant plus importante si le statu quo persiste. Si la Chine continue de se focaliser sur des objectifs de croissance irréalistes et qu’elle n’accepte pas ses faiblesses aux yeux du monde, elle risque de s’enfoncer dans une longue et douloureuse stagnation économique.

Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.

Notes :

(1) : Le taux d’épargne privée s’est fortement accentué en Chine à partir des années 2000 (avant de stagner post-2008) pour diverses raisons : fragilité du système social, précarité des conditions de travail, hausse de l’endettement privée, prix du logement en constante augmentation, faible confiance des ménages. Ce taux atteint près de 50% du PIB, soit 25% de plus que la plupart des grandes puissances.

Face à l’inflation, les banques centrales dans l’impasse

© Oren Elbaz

Alors que l’inflation atteint déjà des niveaux jamais vus depuis des décennies, la politique des banques centrales, les tensions sur les chaînes d’approvisionnement et à présent la guerre en Ukraine promettent une hausse des prix durable. Si la période actuelle semble plus que jamais dévoiler l’insoutenabilité du modèle financier contemporain, la fuite en avant et l’attentisme des institutions monétaires témoignent du refus de changer de paradigme. Face à la menace d’une action de ces dernières visant à contrer l’inflation, le spectre d’une crise économique et financière se précise.

Politique monétaire expansive et reprise économique

En mars 2020, la crise sanitaire déclenche une récession de haute envergure. Alors que les marchés financiers étaient au plus mal, ce nouveau choc apparaît et les banques centrales décident d’agir en injectant – par le biais de rachats massifs de titres de dette des États et de multinationales – des centaines de milliards de liquidités dans le système financier pour éviter la catastrophe. Depuis la crise des subprimes de 2007-2008, les banques centrales se sont promises de toujours fournir les liquidités nécessaires aux banques et autres institutions financières en cas de fortes secousses des marchés. Suite à la chute de Lehman Brothers en 2008, la non-intervention des banques centrales est devenue inconcevable. Entre la crise des dettes souveraines (1) en Europe, la crise du repo, et la chute des actions en 2018, les périodes de turbulences sur les marchés au cours de la dernière décennie ont toujours été suivis d’un soutien monétaire sans précédent. L’épisode de mars 2020 n’aura pas fait exception.

Grâce au soutien des institutions monétaires lors de la crise sanitaire, les pays ont donc pu emprunter massivement pour financer des plans de relance – bien plus maigres en Europe qu’aux États-Unis. Sous la présidence Trump, les États-Unis ont déclaré l’instauration d’un plan de 2 000 milliards de dollars, encore accru par Joe Biden depuis. Au sein de l’Union européenne, les 27 s’accordent autour d’un programme de 750 milliards d’euros. Au Royaume-Uni, c’est 180 milliards de livres. Au Canada, c’est 100 milliards de dollars canadiens répartis sur trois ans. Portée par une injection monétaire continue, la reprise économique se conjugue à des goulots d’étranglement sur les chaînes d’approvisionnements causées par la pandémie, et des pénuries de toutes sortes voient le jour : puces électroniques, papier, essence, produits alimentaires, etc.

Dans un tel contexte, les prix ne pouvaient qu’augmenter. Jusqu’au 24 février 2022 – date de début de l’invasion russe en Ukraine – l’inflation continue son chemin. Au mois de janvier, elle atteignait déjà des sommets dans l’ensemble des pays occidentaux. Mais lorsque la guerre retentit, ce phénomène en vient à s’accélérer. Les sanctions occidentales vis-à-vis de la Russie entraînent en effet une hausse de la spéculation sur les matières premières et donc une augmentation de certains produits, en particulier sur les hydrocarbures et les produits agricoles.

La décision de l’Ukraine et de la Russie de suspendre l’exportation de certains de leurs produits essentiels engendre de nouvelles pénuries. En parallèle, la stratégie 0 Covid extrême du gouvernement chinois crée de nouvelles tensions sur les chaînes logistiques. Aujourd’hui, la hausse des prix atteint 8,5% aux États-Unis, un record depuis 40 ans. Sur le Vieux continent, c’est 7,5%, le plus haut niveau enregistré depuis la création de l’indicateur. Au Royaume-Uni, c’est 7%, un sommet depuis 1992. Au Canada, c’est 6,7%, un record depuis 31 ans.

Les économies occidentales heurtées de plein fouet

Si, à première vue, ce phénomène pourrait s’avérer positif pour les États car il permet de réduire le poids de leur dette – dont la taille a considérablement augmenté durant la crise sanitaire -, un problème majeur se pose lorsqu’on considère la question sous sa dimension sociale. La grande majorité des salaires et prestations sociales ne sont pas automatiquement indexés sur l’inflation. Du fait des faibles négociations salariales alimentées par le refrain (2) de la « spirale prix-salaires », les salaires réels chutent drastiquement et des mouvements de protestation apparaissent. En Espagne, l’envolée des prix crée la colère chez les citoyens, et plus particulièrement chez les agriculteurs qui voient le prix des fertilisants exploser. En Grèce, une grève générale est en cours et les citoyens réclament une hausse des salaires. Aux États-Unis, la « Grande démission » représente l’immense vague de départs des salariés à la recherche d’un emploi mieux payé et de meilleures conditions de travail.

Pour contenir ces révoltes, les gouvernements ont recours à des mesures de soutien de tout type : chèque inflation, baisse des impôts, blocages des prix, diminution de la TVA… Dans le même temps, l’inflation « annoncée » est modifiée grâce à certaines décisions étatiques. En France, la hausse des prix atteint seulement 4,8% en avril – un des plus faibles niveau européen – grâce à la mise en place du bouclier tarifaire sur l’électricité et le gaz, qui est cependant censé prendre fin le 30 juin.

En parallèle, un jeu de communication se met en place. Pour se dédouaner de l’inflation survenue avant l’invasion de la Russie en Ukraine, certains dirigeants n’hésitent pas à remettre la hausse des prix sur le dos de la guerre. C’est notamment le cas du président Biden qui a déclaré le 11 mars dernier que l’inflation est due à Vladimir Poutine.

Si les gouvernements arrivent pour l’heure plus ou moins à maintenir le calme chez les citoyens, une hausse des prix trop importante pourrait accentuer ces tensions sociales, mais aussi remettre en cause le mandat des banques centrales qui reste principalement celui de la stabilité des prix.

Le risque d’une implosion ?

En 2008 comme en 2020, les institutions monétaires sont parvenues à prolonger un cycle économique qui semblait toucher à sa fin en augmentant sans cesse la dette des agents économiques. Mais dans le contexte actuel, la situation les en empêche. Face à l’inflation persistante – dont le contrôle leur échappe depuis bien longtemps – recourir à la planche à billet s’avère compliqué. Si les banques centrales envisagent une normalisation de leur politique au cours de l’année 2022, une diminution massive du volume de liquidités injectées et une augmentation marquée des taux pour endiguer l’inflation est un pari impossible.

La dette des agents privés atteint déjà des niveaux historiques. Dès lors, une hausse marquée des taux directeurs des banques centrales entraînerait un emballement de ces dettes et créerait une succession de défauts de paiements et de faillites pour nombre d’entreprises. On peut alors craindre une chute de la production, une augmentation du chômage, et un approfondissement de la récession.

Si les banques centrales ont le pouvoir de contrôler leurs taux directeurs (3), les taux auxquels les pays empruntent, fixés par les marchés financiers, fluctuent selon l’environnement économique et la situation financière des différents pays. Dans ce contexte, l’inaction des institutions monétaires produit d’inquiétants effets sur le marché obligataire. Depuis plus d’un an, les taux à long terme ne cessent d’augmenter. Depuis quelques semaines, cette spirale s’accélère : les investisseurs pensent que les institutions monétaires vont agir sur leurs taux directeurs pour contrer l’inflation, et ne veulent ainsi plus prêter aux États à des taux aussi faibles qu’auparavant car la hausse des prix s’intensifie et la valeur des obligations qu’ils détiennent diminue. De fait, la France n’emprunte plus à des taux négatifs comme en juin 2021, mais à 1,3 % sur 10 ans. Le Royaume-Uni n’emprunte plus à 0,3 % mais à 1,8 % sur 10 ans. Les États-Unis, comme le Canada, empruntent désormais à 2,8 % sur 10 ans et non plus à 0,5 % comme en mars 2020.

Une nouvelle crise des dettes souveraines en zone euro pourrait apparaître.

Si ces hausses peuvent sembler raisonnables en comparaison avec le niveau des années passées, la tendance est clairement à la remontée des taux directeurs. Or, au même titre que le secteur privé, le niveau des dettes publiques a considérablement augmenté au cours des deux dernières années. La dette publique atteint ainsi environ 150 % du PIB en Italie, 125 % aux États-Unis et 120 % en France. Lorsque ces mêmes États empruntent pour rembourser leurs anciennes créances, ils devront faire face à ces nouveaux taux du marché. Leurs dettes abyssales engendreront alors une augmentation du coût de leur dette qui aurait de lourdes conséquences pour les pays dont les finances publiques sont instables. En observant l’augmentation continue du spread (écart de crédits) entre l’Italie et l’Allemagne, l’hypothèse de voir la troisième puissance économique européenne vivre le même scénario que la Grèce quelques années plus tôt n’est pas improbable. Une nouvelle crise des dettes souveraines en zone euro pourrait alors apparaître. Du côté américain, le rapprochement entre le rendement d’une obligation de courte durée et celle d’une maturité plus longue témoigne de l’anticipation du marché face au risque de crise à court terme. 

Dans ce contexte, la bulle financière ne se maintient que par la politique monétaire accommodante des banques centrales. Les actions baissent mais se maintiennent à des niveaux élevés du fait des faibles taux et du volumes de liquidités injectées dans les marchés financiers. Ce qui rend donc ces derniers extrêmement sensibles à une action des institutions monétaires. Dans le cas d’une normalisation de leur politique, une crise financière semble inévitable. On comprend donc pourquoi le choix a pour l’instant été fait de laisser filer l’inflation.

La pression s’accentue

Les marchés réagissent en effet à l’inflation et la guerre en Ukraine. Les sanctions vis-à-vis de la Russie engendrent en effet d’importantes fluctuations sur les cours des matières premières et de nombreux appels de marges (4), susceptibles de créer un dangereux effet domino. Le président de la Réserve fédérale de Dallas estime ainsi qu’il existe un « risque macroéconomique. »

Cette même réaction est visible sur le marché obligataire. Face à la hausse de l’inflation et au risque d’une diminution du bilan de la FED, le prix des obligations diminue. La valeur globale des obligations est donc en baisse (524 milliards lors de la semaine du 18 avril). Étant donné que ces titres de dettes font souvent gage de collatérales lors d’échanges financiers, c’est-à-dire de garanties en cas de non-remboursement, on peut craindre une vente massive de tout types d’actifs pour obtenir des liquidités et ainsi combler la perte de valeur de ces garanties. Une dangereuse spirale pourrait se mettre en place.

Par ailleurs, l’augmentation des taux obligataires entraîne par ricochet des effets sur le marché immobilier. Aux États-Unis, le taux fixe à 30 ans dépasse 5 %, un niveau plus atteint depuis 2010. Cette augmentation, couplée à des prix historiquement élevés pourrait engendrer un ralentissement, voire une diminution des ventes, qui ferait alors baisser les prix. Dans ce contexte, l’augmentation constante de la durée de remboursement des prêts permet de maintenir la bulle immobilière.

Face à cet ensemble d’événements, les banques centrales ne peuvent agir activement. Le 16 mars dernier, la Réserve Fédérale américaine a donc décidé d’augmenter timidement ses taux directeurs de 0,25 %, pour les porter à 0,5 %. La banque centrale canadienne a fait de même quelques jours plus tôt. Au Royaume-Uni, la Bank of England a été légèrement plus offensive et les a augmentées à 0,75 %. En Europe, la BCE décide pour l’heure de ne rien faire, par peur de précipiter une crise économique. À titre de comparaison, la dernière fois que l’inflation atteignait 8,5 % aux États-Unis, les taux se situaient à 8 %. Au Canada, lorsque l’inflation augmentait de 6,7 %, les taux directeurs de la banque centrale étaient de 16 %. Ce refrain est le même pour l’ensemble des pays occidentaux.

L’attentisme des banques centrales s’explique sans doute aussi par la crainte d’un effondrement du modèle financier occidental en faveur des puissances de l’Est.

Après avoir évoqué une inflation temporaire et limitée pendant des mois, le discours et la crédibilité des banques centrales sont donc fortement remis en question. Est venu s’ajouter à cela la prise en compte d’une inflation de plus long terme et diffuse dans les secteurs de l’énergie et des matières premières. Celle-ci, générée par un goulot d’étranglement sur les chaînes d’approvisionnement et une création monétaire disproportionnée, amplifiée par la crise géopolitique récente, s’inscrit dans un contexte de marchés mondiaux dérégulés et instables.

Alors que les banquiers centraux ont perdu le contrôle des prix, un arbitrage difficile se rapproche : remonter leurs taux et précipiter une crise financière ou laisser filer l’inflation au risque d’un effondrement de la monnaie et de tensions sociales explosives ? Ce dilemme intervient alors que la concurrence entre grandes puissance s’intensifie et l’hégémonie historique du dollar est de plus en plus remis en cause. Dans le contexte où la Chine et la Russie ont clairement affiché leur volonté d’en finir avec l’hégémonie du dollar, l’attentisme des banques centrales s’explique sans doute aussi par la crainte d’un effondrement du modèle financier occidental en faveur des puissances de l’Est.

Notes :

(1) : Suite à la crise de la dette grecque en 2010, les pays européens ont vécu un emballement très fort de leur dette publique et de leurs déficits qui s’avéraient insoutenables. De nombreux plans de sauvetages ont eu lieu. Les pays ont dû s’adonner à des politiques d’austérités dans le but de retrouver des finances publiques stables.

(2) : Si l’histoire nous montre qu’une augmentation des salaires a généralement tendance à exercer une pression à la hausse sur les prix, elle nous montre surtout que le choix peut se faire entre les salaires et les profits. Si les salaires augmentent, les profits baissent. Si les profits augmentent, les salaires baissent. Dans tous les cas, les prix augmentent. Bien qu’un équilibre puisse être trouvé, la balance penche toujours d’un côté. Au moment des différents chocs pétroliers dans les années 1970, les gouvernements et syndicats avaient fait le choix d’une augmentation des salaires pour combler la baisse du pouvoir d’achat. De nos jours, les profits semblent être privilégiés, au détriment des salaires.

(3) : Les taux des banques centrales sont les taux directeurs. Ce sont des taux fixés à court terme par les banques centrales. On distingue trois types de taux directeurs : taux de refinancement, taux de rémunération des dépôts, et taux d’escompte. Le principal est le taux de refinancement qui correspond au taux d’intérêt des liquidités empruntées par les banques commerciales.

(4) : Un appel de marge se produit lorsque le courtier informe que le solde du négociateur est tombé en dessous de sa marge de sécurité. Dans ce cas, deux solutions sont possibles. La première : versement de fonds supplémentaires (sous forme de liquidités et/ou en numéraire) pour combler la dépréciation de la position ouverte sur le marché. Deuxième solution : Si de nouveaux capitaux ne sont pas apportés, le courtier se permet de couper la position pour arrêter les pertes.

La BCE crée-t-elle les conditions d’une nouvelle crise financière ?

https://www.risorgimentosocialista.it/index.php/2018/09/27/la-bce-un-esempio-delle-cose-che-non-vanno-nellue-cosi-come/
Siège de la Banque centrale européenne à Francfort, Allemagne © Risorgimento Socialista

Du fait de la complexité des questions monétaires, le rôle de la Banque centrale européenne (BCE) n’a été que superficiellement médiatisé. Depuis 2015, elle se livre à une politique massive de rachat de titres de dettes, connue sous le nom d’assouplissement quantitatif (quantitative easing). Des milliers de milliards d’euros ont été ainsi gratuitement donnés aux détenteurs de ces titres de dettes. Cette politique généreuse à l’égard des banques et entreprises concernées a eu pour résultat d’alimenter des bulles spéculatives. Ironie du sort : pour éviter que les bulles n’explosent, un recours accru au même assouplissement quantitatif qui les a créées pourrait s’avérer incontournable… au risque de les faire grossir indéfiniment ? La BCE semble prise au piège de ce cercle vicieux, pourtant mis en évidence par d’innombrables travaux académiques…

Le 22 janvier 2015, suite à plusieurs années de faiblesse économique liées à la crise de 2008, Mario Draghi – alors président de la BCE – annonce la mise en place d’un nouvel instrument au service de sa politique monétaire en zone euro : l’assouplissement quantitatif. Cette politique non conventionnelle consiste à racheter – non au moment de leur émission mais sur le marché secondaire – la dette des États et entreprises ainsi que certains actifs financiers comme des titres de créances hypothécaires. L’objectif est de prévenir un nouvel effondrement financier, d’enrayer la diminution de liquidités, d’inciter les agents financiers à se prêter entre eux et les banques à accroître leurs prêts en direction de l’économie réelle. Dans le cadre de ce programme, la BCE intervient massivement tous les mois : depuis 2015, elle a racheté plus de 8000 milliards d’euros de dettes, soit l’équivalent de 80% du PIB de la zone euro en 2021.

Ce chiffre est considérable quand on le met en regard des performances de l’économie européenne, caractérisée par une inflation relativement faible et une croissance insignifiante. Il l’est d’autant plus dans un contexte où cette politique est présentée par certains comme susceptible d’entraîner une baisse des taux d’intérêt censée stimuler l’investissement, la croissance et in fine la hausse des prix. Le spectre de l’inflation est régulièrement agité par l’Allemagne, qui, par la voix de sa Banque centrale ou de sa Cour constitutionnelle, a fréquemment protesté contre l’assouplissement quantitatif. À l’inverse, certains élus de gauche voient dans la politique monétaire européenne les bases d’une relance keynésienne ; une présentation à la limite de l’absurde, lorsqu’on sait que les milliers de milliards créés par la BCE sont très peu sortis de la sphère financière.

Bien que ce clivage ne soit en rien négligeable, partisans et opposants libéraux à l’assouplissement quantitatif, dont le terrain d’affrontement privilégié est le conseil des gouverneurs de la BCE, communient en réalité dans le respect des dogmes austéritaires de l’Union européenne qui, eux, ne sont pas questionnés.

Austérité pour le plus grand nombre ?

Lors des débats entre représentants du gouvernement allemand et dirigeants de la BCE, le Traité de Maastricht et le Pacte de stabilité et de croissance ne sont jamais évoqués. Les règles votées lors de ces accords structurent pourtant le fonctionnement de la politique monétaire.  En vertu de l’article 123 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne)[1], les États ne sont pas autorisés à se financer auprès de la BCE. Ils doivent emprunter sur le marché primaire via des banques privées, ou d’autres acteurs financiers. Cette règle prive ainsi la BCE de la possibilité de procéder au financement monétaire de son économie, et institutionnalise ainsi la dépendance des États aux marchés financiers.

Par ailleurs, selon le protocole n°12 du Pacte de stabilité et de croissance, le déficit public annuel des pays européens ne doit pas dépasser 3% de leur PIB. En cas de non-respect, les pays concernés se voient dans l’obligation d’établir des réformes structurelles afin de corriger les déséquilibres de leurs finances publiques. Bien que cette règle a été suspendue lors de la crise sanitaire, et actuellement contestée au sein du Conseil, la tendance générale semble indiquer qu’un retour à la règle des 3% devrait bientôt avoir lieu. Le vieux continent serait alors confronté à une nouvelle décennie d’austérité, immédiatement après être sorti de la précédente.

Il faut observer l’évolution des indices boursiers européens : depuis 2015, le CAC40 (principal indice boursier français) a augmenté d’environ 50% soit 1000 milliards d’euros ; le DAX (principal indice boursier allemand) a suivi le même chemin

Deux ans à peine après le krach de 2008, une nouvelle crise – de la dette souveraine – a émergé en zone euro. Les pays européens ont fait face à une explosion de leur dette publique et de leur déficit budgétaire. L’Europe s’est alors enlisée dans une longue période de stagnation. Pour lutter contre ce choc, la BCE est intervenue grâce à une politique monétaire dite expansionniste, qui consiste à abaisser ses taux directeurs (à un niveau historiquement bas) pour stimuler la demande de crédit. Mais, faute d’une demande peu élevée, l’encours de crédits n’a pas augmenté. Au contraire. Le taux d’endettement étant très élevé avant 2008, les années post-crise ont plutôt signé l’heure du remboursement. De plus, la crise des subprimes ayant paralysé le système interbancaire, les banques ne se sont révélées que très peu enclines à prêter – se suspectant les unes les autres d’avoir en possession des créances pourries. De fait, malgré des conditions d’endettements extrêmement favorables, la demande a continué à diminuer et la croissance à stagner.

Pour éviter une nouvelle récession, l’institution de Francfort s’est alors inspiré de l’expérience japonaise des années 1990 et a lancé sa première grande opération d’assouplissement quantitatif. Elle a ainsi racheté des titres de dettes d’États et d’entreprises pour garantir leur sécurité, et restaurer la confiance des entités financières les unes par rapport aux autres. Les taux d’émission des dettes d’États – des pays du Sud en particulier – qui avaient explosé depuis 2010, avait alors baissé très rapidement. Toutefois, malgré une hausse du nombre de crédits accordés, l’endettement privé a continué de stagner, et ce, malgré des liquidités fournies de manière abondante au système bancaire. Dans le contexte d’une demande atone, d’une stagnation du niveau de vie de la population, d’une politique budgétaire récessive, ni les consommateurs ni les investisseurs n’ont éprouvé le besoin ou n’ont eu la possibilité de recourir massivement au crédit. D’un autre côté, dans un contexte de taux d’intérêt faibles, voire négatifs, les banques et autres entités financières n’ont pas nécessairement eu intérêt à effectuer des prêts (phénomène de trappe à liquidité). Ainsi, l’économie a tourné au ralenti : l’inflation n’a progressé que très légèrement, mais la croissance n’a pas suivi.

Comme le marché de la dette est « bloqué », la création monétaire produite par les rachats d’actifs se dirige alors vers les seuls canaux non-obstrués : les marchés financiers. L’économie réelle en subit les conséquences et n’est que très peu irriguée – l’argent étant contenu dans la sphère financière.

Pour prendre la mesure de ce phénomène, il faut observer l’évolution des indices boursiers européens : depuis 2015, le CAC40 (principal indice boursier français) a augmenté d’environ 50% soit 1000 milliards d’euros ; le DAX (principal indice boursier allemand) a suivi le même chemin en augmentant d’environ 50%. Bernard Arnault (Directeur de LVMH – première société du CAC40) semble avoir bien compris ce système : cela lui permet de déclarer devant le ministre des Finances Bruno le Maire, que « l’argent ne coûte pas grand-chose. »[2]

La BCE prise à son propre piège

Néanmoins, la croissance exponentielle des marchés les expose à un risque systémique : celui d’une bulle. En effet, l’injection massive de liquidités a créé de nombreuses bulles devenues extrêmement fragiles. Afin d’éviter une crise financière de grande ampleur, la BCE doit alors intervenir massivement et notamment en période de fortes baisses des marchés. La crise sanitaire l’a montré : alors que les indices européens chutaient de près de 40%, la banque centrale européenne accentuait dès mars 2020 son soutien et renflouait les marchés financiers à hauteur de 3000 milliards d’euros afin d’éviter le scénario catastrophe.

https://twitter.com/CH_Gallois/status/1465958892450549762

Graphique représentant le bilan de la BCE depuis 2008. Il permet d’illustrer le phénomène décrit ci-dessus : le bilan de la BCE s’estime à 5000 milliards d’euros début 2020, puis, à plus de 8000 milliards d’euros en 2021.

Grâce à ce coup de « baguette magique », les marchés ont retrouvé leurs niveaux de pré-crise après seulement un an. Mais que se serait-il passé si la BCE n’était pas intervenue ? De toute évidence, on aurait assisté à un krach financier de grande envergure (certains spécialistes estiment des conséquences qui auraient pu être plus importantes qu’en 1929, 2000 ou 2008).[3] Même si l’action de la BCE fut nécessaire car elle a permis de sauver l’économie, ce sauvetage l’endigue dans une dépendance sans fin. Cette fuite en avant accroît les effets d’un krach car la bulle augmente et se fragilise. Le 16 septembre 2019, dans une interview accordée à Boursorama, Jean-Claude Trichet (ex-directeur de la BCE, prédécesseur de M.Draghi) expliquait que « si le QE est éternel, alors la situation est dramatique.» [4]

Les marchés sont très fragiles. Ils ne tiennent que par le soutien inconditionnel de la BCE.

Devant cette impasse, comment sortir de la dépendance ? La BCE dispose de deux moyens possibles : revoir ses taux d’intérêts à la hausse, et, baisser le volume mensuel de rachats d’actifs (effectuer un tapering). Une hausse des taux risquerait d’accroître la pente récessive de l’économie européenne. Quid de la deuxième solution ? Les marchés sont très fragiles. Ils ne tiennent que par le soutien inconditionnel de la BCE. Dès lors, une baisse du volume de liquidités risquerait d’engendrer une chute des marchés qui entraînerait à son tour un effet de contagion incontrôlable : une nouvelle crise financière n’est pas à exclure (bien que la BCE ait annoncé récemment qu’elle diminuerait son programme exceptionnel de soutien PEPP, un tapering n’est pas envisageable).[5]

Comment dès lors comprendre le clivage entre opposants et partisans de l’assouplissement quantitatif ? Il ne s’agit aucunement d’un affrontement entre partisans d’une relance keynésienne et partisans d’une austérité la plus stricte : les partisans de l’assouplissement quantitatif pratiquent tout autant l’austérité budgétaire que ses opposants. Il faut s’intéresser au mode d’accumulation propre à l’Allemagne pour comprendre pourquoi les dirigeants de ce pays s’opposent avec tant de virulence à cette politique monétaire expansionniste – qui, pourtant, n’ébranle en rien les dogmes austéritaires de l’Union européenne. Ce pays est caractérisé par une proportion record de rentiers au sein de sa population, et par un système bancaire dont les profits sont davantage tirés des activités de crédits que d’investissement. Ainsi un accroissement de l’inflation, même minime, grève le pouvoir d’achat des premiers ; et pour le second, la diminution des taux entraîne une perte considérable de rentabilité. Toutefois, l’Allemagne reste divisée sur le sujet. Ses grandes banques nationales – au même titre que celles des autres pays européens – sont favorables à une telle politique, tandis que ses banques régionales, davantage dépendantes des activités de crédit, y sont hostiles. Comme les activités des banques nationales se concentrent principalement sur l’investissement et la spéculation, elles ont tout à gagner d’une politique qui accroît la liquidité, augmente la rentabilité des produits financiers, et favorise une orgie de prêts et de spéculation.

On l’aura compris : un resserrement de la politique monétaire européenne n’est pas à l’ordre du jour. Néanmoins, ce statu quo a un coût. Celui-ci est d’abord social : l’injection de milliers de milliards d’euros à destination des détenteurs de titres de créances a induit un accroissement considérable de leur fortune – entraînant, par un choc de demande, une augmentation du prix de certains biens et services comme les logements ou produits de luxe. Depuis 2015, en Europe, dans un contexte où l’inflation « générale » fluctue autour de 1-2% par an, le prix des logements augmente en moyenne de plus de 4% (certaines capitales européennes ont même connu une augmentation de 6% par an). Cette hausse crée des inégalités patrimoniales considérables et affecte directement ceux qui ne possèdent pas d’actifs.

Diverses pistes ont été proposées pour une politique monétaire alternative – que l’on songe à la monnaie hélicoptère ou à l’annulation des dettes détenues par la BCE, que propose l’Institut Rousseau. Reste à savoir si une telle rupture serait possible dans le cadre de l’Union européenne…

L’assouplissement quantitatif permet à la BCE de préserver les bulles financières qu’elle a elle-même créées. C’est d’ailleurs par ce biais que certains en profitent pour effectuer des montages financiers de grande envergure comme les rachats d’actions ou les fusions d’entreprises. Les rachats d’actions permettent à des dirigeants ou actionnaires de racheter des actions de leur propre entreprise dans le but de réduire le nombre d’actionnaires et de se verser ainsi plus de dividendes – tout en augmentant le cours de l’action de l’entreprise. En période d’assouplissement quantitatif, ces derniers peuvent le faire en empruntant des sommes considérables (dette qui se retrouve dans le passif de l’entreprise) à des taux quasi-nuls, ce qui est encore plus profitable. En Europe, le montant exact des rachats d’actions n’est pas communiqué.

Les fusions d’entreprises représentent la mise en commun du patrimoine de deux sociétés : une entreprise rachète une plus petite (LVMH-Tiffany & Co, Vivendi-Havas, Bouygues-Equans…). Dans un contexte de taux bas, l’entreprise débitrice ne paye que très peu d’intérêts lors du remboursement de la dette. Pour une multinationale, c’est un avantage considérable car, lorsqu’elle emprunte sur le marché de la dette, elle ne rembourse le montant emprunté qu’à la fin de la durée du prêt (voir graphique ci-dessous). Seuls les intérêts sont versés mensuellement. De plus, la multinationale peut aussi faire rouler sa dette (une fois l’échéance de la première dette arrivée, elle peut emprunter de nouveau pour rembourser cette dernière). En somme, dans le contexte actuel, cela s’apparente à un don.

https://twitter.com/AniceLajnef/status/1365967524274315265
Déroulement d’un prêt d’une multinationale

Mais ces montages financiers ne sont que l’exploitation des failles de cette politique ultra-accommodante. Ce paradigme reste inchangé car le débat entre opposants et partisans de l’assouplissement quantitatif n’incorpore aucunement les enjeux sociaux soulevés par cette politique. De fait, l’austérité budgétaire demeure une donnée intangible sur le vieux continent et le paradigme néolibéral continue d’abîmer son tissu social. En parallèle, les bulles spéculatives continuent de croître à une vitesse alarmante – avec pour seul horizon leur éclatement, que provoquerait un resserrement de la politique monétaire, ou leur croissance sans fin, qu’induirait sa continuation. Ainsi, servir le marché primaire des financements plutôt que la spéculation bancaire est un impératif. Diverses pistes ont été proposées par de nombreux think-tanks pour une politique monétaire alternative, que l’on songe à la monnaie hélicoptère ou à l’annulation des dettes détenues par la BCE, que propose l’Institut Rousseau.[6] Reste à savoir si une telle rupture serait possible dans le cadre de l’Union européenne…

Notes :

[1] : Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne: https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:88f94461-564b-4b75-aef7-c957de8e339d.0010.01/DOC_3&format=PDF

[2] : « Cérémonie des BFM Awards 2020 : qui sera le manager de la décennie ? » (vidéo à lire à partir de 1:13:10) : https://www.youtube.com/watch?v=mgi50L08IkI&t=1s

[3] : Selon Jeremy Grantham (président du CA du gestionnaire d’actifs GMO) : « Les bulles sont incroyablement faciles à voir ; c’est de savoir quand l’effondrement aura lieu qui est plus délicat […] L’ampleur de ces phénomènes est tellement plus grande qu’en 1929 ou en 2000 » : https://www.capital.fr/entreprises-marches/un-celebre-investisseur-met-en-garde-contre-un-krach-boursier-a-lautomne-1410276

[4] : « Si le QE est éternel, alors la situation est dramatique » : https://www.youtube.com/watch?v=UQECZFC3KKc

[5] : Taux d’intérêt : « la BCE va acheter moins de titres, mais ne coupera pas le robinet de sitôt » : https://www.capital.fr/entreprises-marches/taux-dinteret-la-bce-va-acheter-moins-de-titres-mais-ne-coupera-pas-le-robinet-de-sitot-1414026

[6] : « Les arguments juridiques en faveur d’une conversion des titres de dette publique détenus par la BCE en investissements verts » http://institut-rousseau.fr/les-arguments-juridiques-en-faveur-dune-conversion-des-titres-de-dette-publique-detenus-par-la-bce-en-investissements-verts/

Les « partis populistes » existent-ils ?

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Jean-Luc Mélenchon en meeting à Toulouse, le 16 avril 2017. © MathieuMD

Peu de qualificatifs politiques sont aujourd’hui d’usage aussi courant et pourtant aussi clivants que celui de populiste. Ce terme est communément employé pour désigner les partis contestataires européens, non seulement dans le champ médiatique mais également dans divers travaux scientifiques. Pourtant, peut-on réellement parler de « partis populistes » ?


Dans les travaux scientifiques, l’usage du terme « populiste » vise à classifier l’offre partisane contemporaine contestant le bipartisme jusqu’alors dominant[1]. Le populisme est interprété par des politiques, des chercheurs ou des éditorialistes de premier plan comme une menace latente, renvoyant à une acceptation formelle des principes démocratiques pour mieux les subvertir – c’est à dire un style politique, symptôme d’une « maladie sénile » des démocraties. Ce style se fonderait sur l’émotion, jouant sur l’irrationalité des citoyens pour diviser artificiellement et cyniquement la société à son avantage, ce qui conduirait en retour à une simplification caricaturale du débat public.

Cette grande peur des démocrates est en réalité antérieure aux débats contemporains sur l’acceptation du populisme. Le juriste et politiste allemand Otto Kirchheimer développe dès 1966 la notion de « catch-all party », ou parti attrape-tout, qui dépasserait ainsi les intérêts particuliers des groupes sociaux. On retrouve dans ses œuvres une anxiété quant au délitement supposé des systèmes démocratiques occidentaux, délitement marqué par la disparition des oppositions constructives réduisant la politique à une simple gestion de l’appareil étatique. L’émergence du parti attrape-tout en serait un symptôme : celui-ci tenterait de construire une majorité électorale hétérogène en agrégeant les demandes de vastes parties du corps électoral.

« La compétition électorale pousse tout parti souhaitant remporter un scrutin majoritaire à élargir sa base électorale en s’appuyant sur des thèmes et des clivages mobilisateurs, donc transversaux. »

Ces réflexions nous renvoient au débat entourant la notion de populisme et doivent nous pousser à questionner l’utilité analytique de catégories trop englobantes. Puisque le modèle du parti attrape-tout devient assez large pour recouvrir la plupart des partis contemporains, malgré leurs différences idéologiques, organisationnelles ou sociologiques, est-il encore utile de recourir à cette catégorie ? Dans le champ partisan français, quel candidat à l’élection présidentielle de 2017 ne s’est pas présenté comme « antisystème » ? La compétition électorale pousse tout parti souhaitant remporter un scrutin majoritaire à élargir sa base électorale en s’appuyant sur des thèmes et des clivages mobilisateurs, donc transversaux. Cette cynique rationalité, qui avait hier constitué un plafond de verre indépassable pour des forces se revendiquant d’une population ou d’une classe sociale particulière, semble aujourd’hui admise par les partis émergents.

Étiqueter pour disqualifier la contestation

L’étiquette de populiste constitue pourtant toujours une accusation, un anathème disqualifiant, rejetant hors du champ de la représentation légitime des outsiders menaçants. Ces derniers semblent avoir pour seul point commun de contester l’hégémonie du personnel politique installé (l’establishment) ainsi que la tendance au bipartisme jusqu’ici dominante dans nombre de pays sud-européens. La délégitimation d’un personnel politique incapable de répondre aux aspirations montantes de différents secteurs de la société dans ces pays a effectivement ouvert une fenêtre d’opportunité pour divers outsiders. Ceux-ci disposent au départ de ressources extrêmement limitées, les poussant à privilégier la forme d’un mouvement en vue des échéances électorales stratégiques. Ces structures couplent une relative flexibilité organisationnelle à une importante concentration du pouvoir. La vie interne est alors marquée par la démocratie de l’action : l’autonomie maximale est privilégiée à chaque échelon, la direction comme la base entretenant un rapport vertical réduisant les lenteurs d’appareil et la formation de baronnies locales – mais limitant également drastiquement les leviers de contrôle des dirigeants par les adhérents. L’existence d’une personnalité charismatique incarnant le projet politique est due à la forte personnalisation des démocraties représentatives (poussée à son paroxysme dans le cas français), tout en renforçant en retour ce phénomène.

Si de tels acteurs politiques sont susceptibles d’être individuellement qualifiés par leurs adversaires de populistes, qu’ils se défendent de cette étiquette ou la revendiquent, la question de l’existence de partis populistes issus de la gauche radicale européenne reste posée. Questionner la valeur scientifique de cette catégorie partisane implique un bref retour aux origines sémantiques du populisme, tant ce terme a pu recouvrir des réalités diverses.

Métamorphoses historiques du populisme

Le terme français de populisme apparaît pour la première fois en 1912 dans La Russie moderne de Grégoire Alexinsky pour traduire l’idéologie des narodniki russes. Hormis les phénomènes plus anciens tels que le boulangisme du XIXème siècle, l’exemple le plus connu d’un populisme dans l’histoire française contemporaine reste sans doute le poujadisme, représentant l’archétype d’un populisme marqué à droite. Ce mouvement apparu en 1953 et disparu avec la quatrième République mobilise autour de la question fiscale petits commerçants, agriculteurs et artisans, en ciblant principalement les grandes entreprises et l’interventionnisme étatique : les « gros », les « profiteurs » et le « système ».

Les définitions du terme au cours du siècle suivant sont innombrables. Si l’on s’en réfère à l’ouvrage Twenty-First Century Populism de Daniele Albertazzi et Duncan McDonnell, il s’agirait d’une idéologie opposant « un peuple vertueux et homogène à un ensemble d’élites et autres groupes d’intérêts particuliers de la société, accusé de priver (ou tenter de priver) le peuple souverain de ses droits, de ses biens, de son identité, et de sa liberté d’expression »[2].

« Peu de politiciens s’identifient comme populistes. Ceux qui le font commencent généralement par redéfinir le terme d’une manière plus proche de l’usage populaire de démocratie que de populisme. »

Cette définition est intéressante à deux égards. Son caractère large met en lumière le flou sémantique entourant le terme, généralement employé de manière péjorative pour désigner un style politique sapant les principes démocratiques, voire les rejetant. D’autre part, cette définition fait référence à la notion de souveraineté – et plus largement à une opposition structurante entre un peuple souverain et des élites illégitimes, ou bien entre la démocratie et le populisme, l’interprétation du phénomène dépendant de la position des acteurs. Les affects touchant à ce débat sémantique doivent donc être neutralisés autant que possible pour pouvoir évaluer ce phénomène.

Le terme de populisme, tout comme ses traductions en anglais, italien ou espagnol, constitue dans son usage dominant une catégorie dépréciative regroupant divers mouvements et partis tentant de remettre en cause les rapports de force existants au sein d’un champ partisan, en appelant pour cela à la légitimité populaire. Nous retrouvons bien sûr cette dimension péjorative dans le terme démagogue, dont populiste est souvent le synonyme malheureux. Il s’agit pour des acteurs occupant le centre du champ politique (en termes de légitimité) de délégitimer leurs adversaires en leur accolant l’épithète de populistes. Comme le rappelle Cas Mudde, « il n’y a virtuellement aucun politicien qui n’ait été qualifié de populiste à un moment ou à un autre. […] Peu de politiciens s’identifient comme populistes. Ceux qui le font commencent généralement par redéfinir le terme d’une manière plus proche de l’usage populaire de démocratie que de populisme. »

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Populisme et démagogie sont souvent employés comme synonymes. © Johnhain

Nous appellerons donc ici populistes des acteurs construisant une stratégie d’accession au pouvoir en mobilisant le peuple – peuple construit comme sujet politique, opposé à une partie minoritaire de la population occupant une position dominante illégitime. Il s’agit donc d’opérer une distinction entre le « nous » et le « eux » en articulant divers clivages sociaux. Cette stratégie est interprétée par divers leaders charismatiques pouvant appeler à la mobilisation des électeurs pour régénérer la politique. Le populisme peut donc être conçu comme une stratégie ou, a minima, un style, une dynamique politique prenant corps durant une séquence particulière appelée moment populiste.

Le « retournement du stigmate » : quand la gauche radicale se réapproprie le populisme

Si l’on pense aux partis de gauche radicale contemporains et situés en Europe, il est frappant de constater que la plupart, sinon tous, ont pu être qualifiés de partis populistes. Cette catégorie, originellement employée pour désigner des forces situées à la droite radicale ou à l’extrême droite de l’échiquier, voit aujourd’hui son usage être étendu à des partis bien différents. La rhétorique consistant à amalgamer les positions extérieures au consensus dominant et remettant en cause la tendance au bipartisme – la fameuse théorie du « fer à cheval » – est bien connue. Il est alors utile de s’intéresser à l’émergence de forces partisanes adoptant une stratégie populiste tout en étant situées à gauche, et de questionner en retour la validité d’un tel modèle globalisant, celui du « parti populiste ».

“L’adoption d’éléments issus des penseurs du « populisme de gauche » a conduit en retour à un vif rejet de ces forces par les acteurs traditionnels de la gauche socialiste ou marxiste, considérant le populisme comme chauvin et interclassiste.”

La majorité des travaux scientifiques récents traitant de ces partis évite d’en proposer une typologie comme de les ranger dans l’une des nombreuses catégories partisanes préexistantes. Il est vrai que la nouveauté de tels « objets politiques non identifiés » et leur rapide évolution rend l’évaluation de leurs caractéristiques difficile. Nombre d’auteurs s’y intéressant admettent qu’ils relèvent idéologiquement de la gauche radicale, mais ils sont surtout décrits comme des « partis populistes ». La radicalité de gauche associée au spectre du populisme constitue un sujet récurrent dans le champ médiatique européen. Sans que les analyses et comparaisons proposées ne soient solidement étayées, ce discours finit par imposer l’usage de ces catégories qui deviennent autant de termes de référence cadrant le débat autour des alternatives politiques émergentes.

Cependant, si la gauche radicale peut constituer un repère pour situer ces partis dans le champ des idées politiques, ce critère est insuffisant pour prétendre les classer et donc les comprendre. En effet, leur fondation récente, leurs transformations ainsi que l’existence de courants concurrents s’exprimant en leur sein invitent à rejeter toute prétention à l’homogénéité.

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Chantal Mouffe, théoricienne du populisme de gauche. © Columbia GSAPP

S’agit-il pour autant de « partis populistes » ? On sait que les droites européennes entretiennent un rapport complexe au populisme ; à gauche, la revendication de ce terme constitue cependant une innovation historique. Le terme de rupture serait plus exact tant l’adoption d’éléments issus des penseurs du « populisme de gauche » a conduit en retour à un vif rejet de ces forces par les acteurs traditionnels de la gauche socialiste ou marxiste, considérant le populisme comme chauvin et interclassiste.

Ces réticences ont cependant été dépassées en raison de la nécessaire recherche d’appuis internationaux susceptibles de rompre l’isolement menaçant les partis émergents contestant les politiques d’austérité européennes. Cette nécessité contribue à une rapide transnationalisation des théories, des méthodes et des modes d’organisation, comme en témoigne l’histoire récente de Syriza – parti représentant le « navire amiral » de la gauche radicale européenne à partir du début des années 2010.

Syriza : de l’opposition radicale à l’exercice du pouvoir

À l’origine, Syriza est une coalition électorale d’organisations de gauche et d’extrême gauche aux origines diverses : eurocommunisme, trotskisme, mouvements citoyens… Lancée en 2004 avec des résultats inégaux, Syriza se transforme en parti à part entière en 2012, un an après le grand mouvement d’occupation des places grecques traduisant la profonde colère de la population durement touchée par la crise économique. Ce mouvement inspiré de l’exemple espagnol du 15-M pousse la gauche radicale grecque à se repenser. Le fait qu’elle parvienne à structurer des forces hétérogènes, alors qu’en France le Front de Gauche ne parvient pas à dépasser l’addition de forces partisanes aux stratégies divergentes, témoigne de la prise en compte des enjeux du moment.

Cependant, le rapide développement électoral de Syriza entraîne, à partir de 2012, une évolution structurelle majeure. La politologue Lamprini Rori l’analyse en ces termes : « Parti à vocation majoritaire depuis juin 2012, Syriza a été incontestablement le grand bénéficiaire de la crise financière. […]. La marche de Syriza vers le pouvoir a été ponctuée de mutations organisationnelles conformes aux exigences institutionnelles : lors du congrès de juillet 2013, Syriza devint un parti unifié avec Alexis Tsipras comme président. »

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Alexis Tsipras. ©www.kremlin.ru

La conquête puis l’exercice du pouvoir à partir de 2015 a pour conséquence de transformer l’équilibre des forces internes au parti. D’une coalition de forces disparates, Syriza se transforme en parti fortement centralisé, regroupé autour de l’équipe dirigeante. Celle-ci est constituée des membres du gouvernement et des députés et est dirigée par Alexis Tsipras, figure charismatique du parti. Le départ de nombreux cadres suite au référendum de 2015 couplé à la professionnalisation de l’activité des membres permanents, tournée vers l’action parlementaire, participent de cette dynamique réduisant l’appareil du parti et concentrant le pouvoir.

Syriza n’est donc jamais devenu un grand parti de masse. Les conséquences de l’installation au gouvernement et des choix opérés alors le placent sur une trajectoire imprévue. Ces phénomènes sont attentivement étudiés par les partenaires européens de la gauche grecque et en premier lieu par Podemos, parti connaissant alors une rapide progression dans les urnes, ce qui ne l’empêche toutefois pas de reproduire certains travers du parti grec. La politologue Héloïse Nez souligne ainsi : « L’ambiguïté d’un mouvement politique qui s’inscrit dans la lignée d’un mouvement social prétendant mettre la politique à la portée de tous les citoyens, mais qui tend à reproduire, dans son organisation interne comme dans certains de ses discours (surtout à l’échelle nationale), le schéma traditionnel selon lequel la politique serait avant tout une affaire d’experts ».

La France Insoumise quant à elle s’inscrit dans l’héritage de Podemos, tentant d’importer de ce côté des Pyrénées certaines de ses recettes gagnantes. Elle ambitionne de devenir une machine de guerre électorale rompant avec les impasses des gauches françaises, tirant les leçons tant de l’échec du Front de gauche que des succès des nouvelles forces contestataires européennes. Celles-ci poussent les insoumis à structurer leur projet autour d’une direction charismatique rassemblée derrière Jean-Luc Mélenchon et s’appuyant sur un grand nombre d’adhérents pouvant inscrire leur militantisme dans divers groupes d’appui locaux[3].

Quelles leçons pour les nouveaux partis contestataires ?

Le modèle choisi est marqué par de fortes ambiguïtés. L’horizontalité et la démocratie directe sont promues, mais la bonne marche de la structure partisane se fonde sur une démocratie de l’action laissant de facto une grande liberté à la direction. À Podemos, une série de dispositifs innovants agissent comme autant de « concessions procédurales » et permettent de compenser la dépossession ressentie par les militants[4]. Malgré tout, l’important turn-over de la base confirme la difficulté qu’ont ces forces à fidéliser tant la clientèle électorale que la base active, c’est-à-dire les personnes cherchant à s’engager dans le mouvement. Ainsi, si Podemos revendique 433 132 membres inscrits après trois années d’existence, seule une infime minorité milite activement : un cadre barcelonais les estime à 30 000 à la fin de l’année 2016.

“Les ressources disponibles étant très réduites, les outsiders souhaitant participer activement au jeu électoral doivent activer leurs réseaux et innover sur le plan de la communication pour faire émerger puis populariser une alternative politique.”

L’adoption d’une forme « mouvementiste » constitue effectivement un trait distinctif des nouvelles formations politiques, bien qu’il doive être relativisé. Il s’agit toujours de partis au sens wébérien, centrés sur la conquête électorale du pouvoir. Leur structure comme leur représentation se calquent sur celles des mouvements sociaux, dans la continuité desquels ils se placent. L’adhésion n’implique plus la socialisation politique. Adhérer à Podemos ou à La France insoumise constitue un acte aussi peu engageant que la signature d’une pétition humanitaire. Il s’agit alors d’un geste de soutien témoignant d’une adhésion « post-it », pour reprendre les termes du sociologue Jacques Ion. Cette structuration dans laquelle une petite équipe dirigeante réunie autour d’une figure charismatique concentre les attributions et entretient un lien direct avec une masse d’adhérents peu structurés et faiblement idéologisés ne se résume pas à la gauche radicale, tant elle peut s’appliquer au Mouvement 5 étoiles italien (M5S) ou à La République en marche.

S’agit-il cependant d’un choix conscient ou d’une nécessité, dictée par les ressources disponibles ? Ces dernières sont effectivement très réduites : les outsiders souhaitant participer activement au jeu électoral doivent activer leurs réseaux et innover sur le plan de la communication pour faire émerger puis populariser une alternative politique[5]. Leurs moyens financiers et humains limités (faute notamment de représentation électorale préalable – les élus participant largement au financement des formations politiques) ne leur permettent pas de déployer un appareil national de permanents et de cadres locaux. De plus, même après plusieurs années d’existence, leur stabilité financière n’est pas facilement assurée. Alors que les dons et cotisations constituent des apports minoritaires, les ressources liées aux postes d’élus sont importantes mais extrêmement fluctuantes, sensibles aux reculs dans les urnes.

Occuper le centre, s’inscrire dans un moment favorable

Participer aux élections ne constitue donc pas une simple « tactique tribunitienne » contestataire. Il s’agit d’une nécessité vitale inscrite au cœur de la stratégie de ces partis, orientée vers la conquête rapide du pouvoir institutionnel permettant l’acquisition de ressources et leur concentration autour de l’activité parlementaire. Notons que les différents modes de scrutin en vigueur semblent peu déterminants dans la structuration de ces partis. Bien que les coalitions de gouvernement se construisent différemment selon la part de représentation proportionnelle existante, le mode de scrutin semble avoir plus d’impact sur les tactiques électorales à court terme que sur la stratégie de long cours. Podemos est ainsi plus proche de la France insoumise, se développant dans un pays où l’élection reine procède d’un scrutin majoritaire à deux tours, que de Syriza, quand bien même la Grèce et l’Espagne partagent un mode de scrutin proportionnel laissant plus d’espace aux acteurs électoraux minoritaires[6].

La stratégie réunissant ces partis est bien celle du « populisme de gauche » visant à construire et représenter le peuple (et non une communauté ou une classe sociale) en tant que sujet politique. Contre l’hégémonie des dominants, ces partis proposent la construction d’une contre-hégémonie en structurant le débat public autour de nouveaux clivages, le principal opposant le haut et le bas de la société[7]. Pour réellement devenir opérante, cette stratégie doit cependant s’inscrire dans un moment populiste, c’est-à-dire une fenêtre d’opportunité favorable, une séquence politique durant laquelle le gouvernement est fragilisé et les représentants du pouvoir institutionnel particulièrement délégitimés.

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Manifestation des Gilets jaunes à Lyon. © ev.

L’exemple le plus frappant et le plus récent d’un tel moment en France est la crise des Gilets jaunes qui a débuté en novembre 2018. Elle apparaît comme une conséquence de la désaffection populaire vis-à-vis des corps intermédiaires ainsi que de la recomposition du champ partisan français amorcée lors de l’élection présidentielle de 2017 et balayant le bipartisme traditionnel. Dans le cas espagnol, le mouvement du 15-M, massivement soutenu par l’opinion publique, a eu un rôle similaire – malgré des caractéristiques très différentes tant en termes de répertoire d’action mobilisé que de composition sociale. Dans les deux cas, comme dans le mouvement des places grecques, les médias, partis et syndicats traditionnels sont rejetés et les demandes s’articulent autour des notions transversales de démocratie, de justice sociale, de renouvellement du personnel politique et de souveraineté.

L’efficience d’une telle stratégie populiste dépend donc largement de la capacité des acteurs l’incarnant à comprendre l’évolution de la situation politique et à s’insérer dans ce moment populiste favorable au passage d’une contestation de rue à une dynamique électorale contestataire. Une grande flexibilité tactique est requise pour maximiser les gains électoraux futurs[8]. Cette nécessité favorise en retour le choix d’une organisation rationalisée, verticale et centralisée.

Quelle organisation pour quelle stratégie ?

Ainsi, la stratégie populiste de gauche propose une rupture nette avec les expériences passées, tant de la gauche libérale que de l’extrême gauche marginale. Sur le plan symbolique, cette rupture se traduit par l’emploi de signifiants flottants – des symboles non-idéologisés en dispute, tels que le drapeau national, le cercle de Podemos, la lettre grecque phi des insoumis ou encore des couleurs neutres – pouvant être investis d’un sens politique par le parti et articulés par le leader charismatique.

“Les force partisanes émergentes décident au contraire de développer un cadre de pensée et de mobilisation plus transversal, visant à agglomérer les demandes frustrées des exclus au sens large pour régénérer la démocratie.”

Les principaux penseurs du « populisme de gauche », Ernesto Laclau et surtout Chantal Mouffe, considèrent que la lutte des classes ne constitue plus, à elle seule, un paradigme permettant de transformer la société. L’époque serait celle de la multiplicité des luttes (sociales, environnementales, féministes, antiracistes, etc.) et leur stratégie consiste à les articuler autour d’un projet d’approfondissement de la démocratie – sa radicalisation – marquée par le pluralisme agonistique : c’est-à-dire l’opposition constructive entre deux adversaires politiques opposés acceptant un cadre institutionnel commun[9]. Selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, « toute politique démocratique radicale doit éviter les deux extrêmes que sont le mythe totalitaire de la cité idéale, et le pragmatisme positiviste des réformistes sans projet ». Relevons l’ironie d’une telle valorisation du conflit et de la mise en avant de l’opposition constructive de vues divergentes, autrement dit de l’agonisme permettant « d’approfondir la démocratie », à rebours des accusations formulées à partir des travaux d’Otto Kirchheimer et s’inquiétant de la disparition des clivages en politique.

La conquête du pouvoir s’opère par les urnes, en investissant le cadre institutionnel existant par la formation d’une majorité sociale capable de porter un projet de transformation au pouvoir. Cette définition implique d’abandonner la rigidité idéologique des partis issus du mouvement ouvrier. Celle-ci postulait que le parti assumait d’être minoritaire sur le temps long, comme le PCF français et d’autres partis dits antisystèmes remplissant théoriquement la fonction tribunitienne de représentation d’un secteur spécifique de la population. Les force partisanes émergentes décident au contraire de développer un cadre de pensée et de mobilisation plus transversal, visant à agglomérer les demandes frustrées des exclus au sens large pour régénérer la démocratie.

Déployer une telle stratégie implique un certain nombre de prérequis organisationnels. Si le modèle du « parti de masse », au sens où l’entend le juriste et politologue Maurice Duverger, apparaît aujourd’hui dépassé, les forces partisanes émergentes doivent pourtant trouver un équilibre entre la mobilisation massive des adhérents et l’efficacité électorale maximale. À ce titre, Syriza (à partir de 2012) puis, par la suite, Podemos et La France insoumise, se caractérisent par une direction charismatique et technique s’appuyant sur un paradigme divergeant de la lutte des classes pour rassembler le socle électoral susceptible de les porter au pouvoir. Comme dans le cas exemplaire du M5S italien, la construction de ces partis est bien sûr déterminée par de fortes contraintes initiales, en particulier par la faiblesse des ressources disponibles mentionnée précédemment. Celles à disposition – réseaux antérieurs, compétences techniques de l’équipe dirigeante, capital symbolique propre au leader et à certaines figures publiques de second plan – sont donc rationalisées et concentrées dans les mains de la direction. Celle-ci est également dépositaire de la « marque » du parti, donnant son aval aux groupes locaux comme aux candidats souhaitant employer son nom et son logo. La construction de la structure est quant à elle marquée par une dynamique verticale, top down, s’éloignant du discours mouvementiste prônant une construction « par le bas » et un mode de fonctionnement horizontal.

Le flou volontaire entourant les attributions des responsables durant la phase de structuration du parti ou les limites des dispositifs de démocratie directe mis en place ne doivent pas pousser à minorer l’importance et la complexité de la structuration interne. Ces partis ont pour ambition d’incarner un modèle exemplaire, marqué par l’horizontalité et la transparence. Cela constitue une caractéristique saillante poussant à multiplier les mécanismes de votation et les espaces de discussion, dans une recherche continuelle d’exemplarité et d’innovation.

De la contestation artisanale à la politique professionnelle

La professionnalisation croissante de la direction lui permet de centraliser la quasi-totalité des compétences liées à la mise en place de la ligne politique et légitime ces attributions. Cette équipe est également en charge, au jour le jour, de la conception et de l’interprétation d’un ensemble de symboles et de concepts politiques. Les évolutions de la situation politique nécessitent des ajustements permanents effectués par des techniciens-conseillers œuvrant en coulisse pour préparer le terrain aux figures médiatiquement exposées. Ainsi, la construction du discours de ces partis, de même que ses inflexions stratégiques dans le cadre de la course au pouvoir, résultent du travail collectif de l’équipe dirigeante et non du génie d’un leader prométhéen, pas plus que d’une élaboration collective par les adhérents anonymes participant aux votations. De tels partis se différencient alors du « parti attrape-tout » d’Otto Kirchheimer, concept qui s’appliquerait plus justement au M5S italien[10].

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Alexis Tsipras en compagnie de Katja Kipping, co-présidente du parti allemand de gauche radicale Die Linke. ©Martin Heinlein

Une double dynamique anime donc ces nouveaux venus. D’une part, les frontières du militantisme se trouvent atténuées pour valoriser la fluidité et la spontanéité de l’engagement, répondant ainsi à une demande croissante d’horizontalité. D’autre part, l’efficacité électorale de l’entreprise partisane est maximisée grâce à la verticalité de la structure qui permet de centraliser la prise de décision.

Les difficultés rencontrées par Syriza dès lors qu’il accède au pouvoir illustrent la fragilité inhérente à un tel modèle partisan. À la suite du référendum grec du 5 juillet 2015, la négociation (qui fut un échec) sur les mesures d’austérité imposées par la Troïka affaiblit fortement le prestige personnel d’Alexis Tsipras. En allant contre les croyances et les normes portées jusqu’ici par le parti, la dimension charismatique du leadership est affectée, entraînant un contrecoup difficile à surmonter – puisqu’il semble compliqué de remplacer Alexis Tsipras. Les dissensions au sein de la direction de Podemos, culminant avec le départ d’Iñigo Errejon en janvier 2019, ou encore les tensions qui ont pu apparaître au sein de La France Insoumise, constituent un autre exemple des fragilités associées à la personnalisation du projet politique. La sauvegarde de l’authenticité du leader et l’organisation éventuelle de sa succession restent donc des défis importants.

Des objets politiques non-identifiés ?

Au regard de leurs caractéristiques communes, l’émergence de tels partis questionne les catégories partisanes existantes jusqu’alors. Ni authentiques mouvements, ni partis de masse achevés, ni réellement partis « attrape-tout », ces promoteurs d’un renouveau de la politique contestataire témoignent de la vitalité des aspirations au changement de cap en Europe. Leur simple existence s’inscrit dans un cadre temporel bien spécifique et pousse leurs concurrents à réévaluer leur propre rapport au politique.

Nous avons choisi de restreindre ce panorama aux acteurs rattachés à la gauche radicale, rompant avec les références traditionnelles de la gauche socialiste ou communiste au profit d’une stratégie dite populiste de gauche. Pourtant, cette stratégie contre-hégémonique d’outsiders n’est pas propre à un courant politique particulier. Si le concept de parti populiste est aussi utilisé pour désigner des partis tels que le Rassemblement national (dont le dirigeant historique, Jean-Marie Le Pen, provient du poujadisme), il faut alors questionner sa scientificité, c’est-à-dire se demander s’il s’agit d’une réalité objective et non seulement d’une étiquette revendiquée. Le qualificatif de populiste semble opérant lorsqu’il est directement revendiqué par les acteurs, désignant alors la stratégie accompagnant un projet contre-hégémonique, et non lorsqu’il est utilisé comme catégorie analytique permettant de nommer ces nouvelles formes partisanes.

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Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos. © Ahora Madrid, Felix Moreno Palomero

Partant de là, l’étiquette de « parti populiste » ne peut être une catégorie analytique susceptible de décrire un phénomène contemporain. Le parti populiste reste un concept creux, d’usage politique ou médiatique courant mais sans valeur explicative probante pour décrire l’offre politique contemporaine. Ernesto Laclau, Chantal Mouffe et les personnes adhérant à leurs conceptions défendent la nécessité d’une stratégie populiste tenant compte du contexte socio-économique, de la démonétisation des étiquettes et symboles des gauches européennes traditionnelles, conduisant ces dernières dans une impasse, comme des succès des gauches latino-américaines au XXème et XXIeme siècle. Leur populisme est une stratégie visant à « construire le peuple », soit une majorité sociale et électorale, autour de thématiques transversales et d’attributs positifs constituant cette identité populaire : l’honnêteté, la modestie, le goût du travail, le courage etc.

Ainsi, l’étiquette de populiste devient pour Sandra Laugier et Albert Ogien « une qualification qui appartient exclusivement à la langue des professionnels de la politique […]. Elle y remplit très généralement une fonction d’accusation, de disqualification ou d’insulte permettant de stigmatiser une manière inacceptable de pratiquer l’activité politique. […] Bien sûr, rien d’interdit à celui qui est affublé de l’étiquette de « populiste » de retourner le stigmate à son avantage, en revendiquant fièrement le qualificatif dont les accusateurs pensent qu’il discrédite celui qui en est frappé ». Cet usage d’un mot si communément employé comme anathème permet d’inverser l’accusation pour neutraliser les critiques et de rendre positif la référence au peuple, impliquant une rupture nette avec une vision dominante et technocratique de la politique : « Vous nous accusez d’être populistes, nous sommes effectivement avec le peuple ».

Dans cette perspective, tenter de distinguer artificiellement un populisme de gauche « inclusif » d’un populisme de droite « exclusif » semble peu pertinent : il n’est pas question d’une objectivation savante des idées politiques, mais de stratégies discursives cherchant à délégitimer un adversaire en le reléguant hors du champ légitime, ou bien à occuper un espace politique en se présentant comme le représentant des préoccupations populaires, opposé à l’establishment, aux élites.

“L’usage du terme en dit peu sur la réalité d’une menace latente mais beaucoup sur les préconceptions de ceux qui l’emploient comme un anathème quant aux formes légitimes de la politique dans les démocraties parlementaires représentatives.”

Aujourd’hui, ces stratégies deviennent elles-mêmes transversales. Des acteurs politiques installés, des insiders, s’en saisissent progressivement pour renforcer leur propre position tout en neutralisant leurs adversaires. L’étude de La République en marche révèle d’importantes et surprenantes similarités structurelles avec les partis contestataires émergents. Comme le note Rémi Lefebvre, « [La République en marche et la France insoumise] cherchent à concilier horizontalité participative et efficacité décisionnelle loin des formes traditionnelles de la démocratie partisane ». Emmanuel Macron, pourfendeur du populisme durant la campagne présidentielle, n’a-t-il pas affirmé lui-même devant un parterre de maires : « nous sommes de vrais populistes, nous sommes avec le peuple, tous les jours » ?

Les emplois concurrents du terme de populiste révèlent ainsi un ensemble de luttes au sein du champ politique. Le populisme ne peut nullement être résumé à un type de parti, pas plus qu’à une position idéologique. Il s’agit aujourd’hui d’une stratégie employée par un nombre croissant d’acteurs politiques et non pas d’une catégorie partisane. L’usage du terme en dit peu sur la réalité d’une menace latente mais beaucoup sur les préconceptions de ceux qui l’emploient comme un anathème quant aux formes légitimes de la politique dans les démocraties parlementaires représentatives.

[1] Dans les cas français, espagnol et grec, les partis socialistes tendent à se repositionner à gauche une fois revenus dans l’opposition. Les reculs électoraux majeurs du Pasok jusqu’en 2015 puis du PS en 2017 pourraient cependant leur porter un coup fatal hypothéquant leur capacité à gouverner seuls. Quant au PSOE, son ancrage militant dans des régions telles que l’Andalousie constitue une force lui permettant de résister aux périodes de reflux en se réorientant sur des enjeux locaux.

[2] Cas Mudde considère que le populisme est une thin ideology (idéologie mince) se résumant à une opposition sociale manichéenne entre une élite corrompue et un peuple pur et faisant appel à la « volonté générale » du second contre la première. Les formes contemporaines de populisme évoquées ici amènent plutôt à parler d’une stratégie désidéologisée.

[3] Contrairement aux partis de masse traditionnels, la formation de nouvelles élites à partir des masses populaires n’est pas systématisée dans les nouvelles structures : la formation des cadres, typique des premiers, est remplacée par la cooptation d’un personnel politique déjà professionnalisé, doté d’une expertise sectorielle ou d’une expérience militante antérieure et pouvant être réinvestie.

[4] Le rapport de légitimation et de contrôle entre la base et la direction passe par une série de dispositifs, certains novateurs comme les mécanismes numériques de participation et de vote, d’autres plus classiques – tels des primaires semi-ouvertes et des rencontres plénières sur le modèle des congrès de parti. Ces derniers peuvent être complétés par divers outils plus expérimentaux renforçant le rôle clé de la direction, comme le tirage au sort des adhérents assistant aux conventions de La France insoumise.

[5] En termes bourdieusiens, le capital social (réseaux d’interconnaissances dans le champ politique comme médiatique) et symbolique (en l’occurence, charisme personnel) sont les ressources les plus importantes à disposition.

[6] Podemos et Syriza envisagent différemment la question des alliances nécessaires à la constitution d’un gouvernement, faute de majorité absolue. Syriza réalise une coalition anti-mémorandum avec la droite souverainiste de l’ANEL dès le 25 janvier 2015. Podemos hésite entre rallier le PSOE et obtenir des ministères régaliens ou renforcer ses liens avec la Gauche unie (c’est cette seconde option qui est d’abord privilégiée dans le cadre de la coalition Unidos Podemos à partir de mai 2016, sans succès, avant la composition d’un gouvernement Podemos-PSOE à la suite des élections anticipées de novembre 2019).

[7] Les thématiques mobilisées sont cependant transversales sans être nécessairement consensuelles. Pensons à la réhabilitation de figures républicaines dans les discours de Podemos, à la revendication d’une sixième République par La France insoumise ou à la défense du mariage pour personnes du même sexe par Syriza dans une Grèce encore marquée par les valeurs orthodoxes traditionnelles. De tels marqueurs renforcent d’ailleurs le positionnement de ces partis dans le champ de la gauche radicale.

[8] À ce titre, il apparaît que La France insoumise a été la grande perdante du mouvement des Gilets jaunes : apparaissant comme un parti parmi les autres et recentrant son discours sur la gauche urbaine lors des élections européennes, elle n’est pas parvenue à incarner les aspirations d’un mouvement pourtant en phase avec ses principales lignes programmatiques. Pire, les scrutins suivants confirment la débâcle électorale des insoumis.

[9] L’agonisme diffère de l’antagonisme qui correspond à l’affrontement de deux ennemis, dont l’objectif est de détruire l’autre.

[10] Quoique faisant l’objet de vives critiques, le M5S italien de l’ex-humoriste Beppe Grillo constitue une figure quasiment idéale-typique du renouveau partisan à l’œuvre en Europe. Sa structure minimale et personnifiée à l’extrême, l’adoubement de ses représentants, ses outils de démocratie numérique, son système d’adhésion et de participation comme sa flexibilité tactique en font un précurseur sur bien des plans. Cependant, les grands axes de son contenu programmatique, de même que sa composition sociologique le distinguent nettement des autres partis évoqués dans cet article.

La crise économique du coronavirus expliquée à tous

Cours de bourse en chute. @jamie452

À l’heure où le gouvernement engage un déconfinement progressif, l’activité économique est restée gelée dans de nombreuses entreprises depuis deux mois. Une crise économique de grande ampleur est devant nous. Cet article s’adresse aux personnes peu familières de l’économie, en expliquant les mécanismes de base qu’entraîne la crise sanitaire due au coronavirus sur l’économie, afin que chacun puisse comprendre les enjeux de la récession à venir. En ce sens, il ne vise pas l’exhaustivité mais fait davantage office d’introduction.


Commençons par le plus simple : en économie, on raisonne généralement en termes de confrontation de l’offre (la production de biens et services des entreprises et de l’État) et de la demande (la consommation des ménages, mais aussi les dépenses d’investissement des entreprises et de l’État).

La plupart des crises connues par le capitalisme libéral sont des crises de demande, c’est-à-dire une situation où l’offre est trop élevée comparativement à la demande ; pour le dire de manière moins ampoulée, les gens n’ont plus assez d’argent (ou ne dépensent pas assez) pour acheter ce qui est produit, ce qui conduit les entreprises à vouloir moins produire, donc à licencier, ce qui diminue à nouveau la demande, et ainsi de suite. La forme la plus commune de la crise de demande est la crise financière, où un certain nombre de personnes ou d’entreprises n’ont plus assez d’argent pour rembourser leurs dettes.

Connaissons-nous une crise de demande ? Oui, car le confinement a conduit les ménages à épargner davantage, et donc à moins consommer (à part dans le secteur alimentaire), et les entreprises à (beaucoup) moins investir par peur de l’avenir. Ainsi, la demande chute, cela ne fait pas de doute, et c’est une des raisons pour laquelle l’offre chute.

Une seule des raisons ? Oui, car, fait rarissime (voire nouveau), la crise de la demande se cumule à une crise d’offre provoquée volontairement. Des entreprises ne peuvent plus produire à cause des mesures prises pour contenir l’épidémie. Pour imposer une distanciation physique entre les personnes, certaines activités ont été interdites, puisque les conditions de celles-ci concentraient les personnes dans un même lieu (bars, restaurants, centres commerciaux, cinémas, etc.). D’autres se voient contraints d’utiliser le télétravail (notamment parmi les emplois de bureau), ce qui peut compliquer la production [1]. Le commerce international tourne également au ralenti notamment du fait des restrictions sur les voyages internationaux et du renforcement des contrôles aux frontières, or de nombreuses entreprises ont besoin d’importer des biens pour continuer à produire [2]. Enfin, la fermeture des écoles contraint un certain nombre de parents à devoir trouver des solutions de garde, ce qui est particulièrement compliqué lorsque le télétravail n’est pas possible, c’est-à-dire dans une majorité des cas ; ce qui conduit certains parents à devoir rester chez eux et à ne pas pouvoir travailler [3], et d’autres à voir leur travail entravé.

Il est à noter que, contrairement à ce qui a parfois été affirmé, toutes les entreprises ont la possibilité de continuer leur activité, si elle n’implique pas de rassemblement et que certaines mesures sanitaires sont respectées.

Si l’on en croit l’estimation de l’OFCE du 20 avril dernier, le secteur le plus atteint est celui de la construction (en raison des mesures sanitaires difficiles à faire appliquer sur les chantiers, et des ruptures des chaînes d’approvisionnement), suivi de l’hébergement-restauration, pour des raisons évidentes. D’autres secteurs ont vu leur production de valeur chuter d’au moins 40 %, notamment ceux liés aux transports (les transports eux-mêmes, matériels de transport, la cokéfaction et le raffinage), au commerce ou aux services aux entreprises (parmi lesquels nous retrouvons notamment les sous-traitants ou les activités de conseil).

Double crise d’offre et de demande : pourquoi est-ce un problème ?

L’économie de marché est une sorte de « machine à créer de la croissance ». Elle produit toujours plus et ne peut pas être arrêtée comme cela : il faut, à minima, payer les salariés et les loyers, sinon c’est la faillite, et les licenciements. Sans ressources suffisantes, cela implique de s’endetter [4].

Si l’endettement des entreprises pose lui-même problème puisqu’il faut que les entreprises puissent rembourser plus tard, un autre problème se pose : pour s’endetter, il faut qu’il y ait des institutions qui acceptent de prêter. Or, ces institutions elles-mêmes ne doivent pas faire faillite. C’est ainsi qu’on passe de la sphère de l’économie réelle à celle de la finance.

Les banques commerciales qui réalisent ces prêts sont très frileuses en période de crise : pour prêter, il faut être à peu près sûr que le nombre de personnes qui ne rembourseront pas ne sera pas trop élevé ! C’est loin d’être garanti en ce moment. C’est pour cela que l’État français a affirmé garantir les prêts à hauteur de 300 milliards d’euros, en partenariat avec la Banque Publique d’Investissement (BPI). Si une entreprise ne rembourse pas, l’État empruntera lui-même auprès des marchés financiers pour racheter les dettes des entreprises défaillantes, permettant par ce biais de rembourser les banques, pour un maximum de 300 milliards. Mais alors, que sont les marchés financiers ? En faisant un gros raccourci, on peut dire que c’est la Bourse. Ce qu’il faut retenir, c’est que prêter à l’État est considéré comme faiblement risqué car la probabilité qu’il rembourse est très forte [5].

Alors, tout va bien, les banques prêtent à nouveau ? Certes un peu plus, mais il y a un autre problème : la Bourse chute, ou du moins, elle chutait dans la deuxième moitié de mars et il est toujours possible qu’elle fasse une “rechute”. Qu’est-ce que la bourse ? C’est un marché où s’échangent des actifs financiers. Lorsqu’on dit que la Bourse baisse, ça veut dire que les prix de ces actifs diminuent. La valeur de la Bourse représente la valeur (théorique) des actifs financiers, dont les plus connus sont les actions, c’est-à-dire les titres de propriété des entreprises. Autrement dit : la valeur théorique des entreprises chute (car les propriétaires estiment que les bénéfices vont chuter, pour le dire vite). Mais en soi, on pourrait s’en ficher royalement : tout ce que cela change sur le court terme, c’est une baisse de la rémunération des actionnaires (les propriétaires de l’entreprise) et autres acteurs financiers. Et aussi, plus problématique, une baisse des retraites par capitalisation, qui restent heureusement peu répandues en France (il en est autrement, par exemple, des Pays-Bas…). Autre conséquence fâcheuse : les dirigeants sont souvent mis sous pression par les actionnaires pour restaurer leurs profits en baissant leurs coûts, parmi lesquels les salaires, ce qui peut entraîner des licenciements et une dégradation des conditions de travail.

Mais revenons-en aux banques : quasiment tout ce qu’elles possèdent, ce sont des actifs financiers. Lorsque la valeur théorique des entreprises baisse, cela veut dire que la valeur des possessions des banques chute drastiquement. Or, principalement en raison de normes comptables, une entreprise ne peut pas posséder moins que son niveau d’endettement – cela vaut aussi bien pour les entreprises classiques que pour les banques commerciales. Si cela arrive, il y a alors une faillite dite d’insolvabilité, c’est-à-dire que la faillite est non négociable. Si la banque ne peut plus prêter, toute l’épargne qu’elle détient part en fumée – c’est-à-dire, toutes vos économies si vous êtes client de cette banque. C’est pour cela qu’un Fonds spécifique permet une garantie bancaire des dépôts pour indemniser les déposants.

Pour éviter cette situation, la Banque Centrale Européenne, surnommée la « banque des banques », intervient avec un outil du nom de « quantitative easing » (ou assouplissement quantitatif en français). La banque centrale rachète les créances[6] des banques (les titres de dettes privées ou publiques qu’elles détiennent) avec de l’argent frais qui permet aux banques de continuer leurs activités. La Fed, banque centrale étasunienne, pratique le même genre de politique. Concrètement, les banques centrales créent directement de la monnaie pour racheter ces actifs auprès des banques afin de diminuer le risque bancaire. La dette est transformée en monnaie (on parle aussi de « monétisation de la dette »). La banque centrale européenne fait d’une pierre deux coups : elle sauve directement les banques, qui peuvent continuer à leur tour à prêter de l’argent aux organisations qui en ont besoin. C’est ce qui permet au système économique de se maintenir et de garantir la confiance des entreprises et des ménages. Étant donné que les indices boursiers sont fortement repartis à la hausse durant le mois d’avril, la BCE et la Fed ont atteint leur objectif de ce point de vue – du moins pour le moment.

Pour résumer, notre économie connaît une crise à laquelle il est extrêmement difficile de faire face puisque l’économie de marché est totalement incompatible avec un arrêt planifié de l’activité. Les dangers sont liés à l’endettement des entreprises qui entraînent des faillites et une montée du chômage, à l’endettement public, qu’on devra gérer plus tard [7], et à l’instabilité financière qui pourrait entraîner des faillites bancaires, ou au minimum un accès restreint à l’emprunt (qui, au passage, contraint également les possibilités d’investissement). Il est à noter que l’OFCE estime à 620 000 le nombre de chômeurs supplémentaires lié au confinement, ce qui représente une augmentation du nombre de chômeurs de près d’un quart.

L’inflation, un risque réel ?

Nous pouvons évoquer un dernier risque : l’inflation, c’est-à-dire la hausse généralisée des prix des biens et services. Le risque d’inflation n’est pas principalement lié, comme on l’entend parfois, à la création monétaire par la Banque Centrale (les 750 milliards dont nous avons parlé). En revanche, si trop d’entreprises font faillite ou ne sont pas en capacité de reprendre la production à la suite du confinement, et que l’épargne accumulée est dépensée, que les investissements reprennent en partie, alors il pourrait y avoir une hausse brutale de la demande sans que l’offre ne puisse suivre. C’est une situation où il n’y a pas assez de biens et services pour satisfaire tout le monde, et donc où un rationnement est nécessaire.

Dans une économie capitaliste, le rationnement se fait par l’argent : on priorise donc les plus riches via l’augmentation des prix. Cette situation pourrait devenir rapidement problématique : plus l’inflation est élevée, plus elle s’entretient elle-même [8], plus elle a tendance à s’accélérer et il devient très difficile d’en sortir. Si un taux d’inflation proche du taux de croissance est plutôt une bonne chose, les crises d’hyperinflation sont parmi les plus destructrices humainement que peuvent connaître le capitalisme. L’exemple le plus connu et récent est le Venezuela, mais on peut aussi rappeler que c’est suite à une crise d’hyperinflation en Allemagne qu’Adolf Hitler est arrivé au pouvoir.

Ce risque est toutefois à nuancer pour les économies développées : s’il peut y avoir une offre ayant des difficultés à remonter à son niveau d’avant-crise, la baisse du prix du pétrole (vidéo explicative) a également des conséquences déflationnistes, c’est-à-dire de baisse des prix. En effet, quasiment toutes les entreprises dépendent directement ou indirectement du pétrole (du fait du transports de marchandises ou de personnes, à minima, mais aussi en raison du fait qu’un nombre important de biens manufacturés sont composés en partie de pétrole). Cela entraîne des coûts réduits, qui peuvent partiellement compenser les autres difficultés connues. Au détriment, cela va sans dire, de leur impact écologique. De plus, la reprise de la demande pourrait être assez faible, car de fait, les personnes perdant leur emploi dépensent moins – sans compter que les ménages pourraient continuer à épargner par crainte d’une deuxième vague du coronavirus. Toujours est-il qu’un secteur comme l’alimentaire subit des pressions inflationnistes du fait d’une demande forte croisée à une distribution parfois défaillante (liée à la fermeture des marchés notamment) et à un manque de main-d’œuvre, causes d’une offre plus limitée.

Ainsi, si le risque d’inflation existe, il semble malgré tout assez limité, comparativement aux autres aspects de la crise économique que nous sommes en train de vivre – en dehors de certains secteurs comme l’alimentaire.


[1] Cela est par exemple démontré par l’économiste Mayasuki Morikawa sur des données japonaises. Quatre raisons sont avancées par ce dernier : un manque d’habitude aux logiciels de télétravail, une sécurité informatique moindre qui limite l’exécution de certaines tâches, la communication de moindre qualité, et un environnement de travail qui peut être moins confortable au domicile qu’au bureau. Nous pouvons y ajouter, au moins pour le cas de la France, la question de la garde des enfants.

[2] L’Organisation Mondiale du Commerce s’attend à un déclin des échanges internationaux compris entre 12 et 32% sur l’année 2020. Il est également à noter que dans certains cas, les exportations de fournitures médicales et de denrées alimentaires ont été interdites.

[3] Les télétravailleurs représentent 43 % des salarié-es hors chômage partiel, et les personnes ne travaillant pas pour garde d’enfant 9 % des mêmes salarié-es, selon l’OFCE (calcul effectué à partir du tableau 4, p.21).

[4] C’est pour éviter un endettement trop élevé des entreprises que l’État propose son aide, avec les fameux 45 milliards d’aide annoncés (en réalité, ce sera beaucoup plus, comme l’estime l’OFCE), qui représentent pour les quatre cinquièmes des reports de cotisations et d’impôts (il ne s’agit donc pas d’un cadeau mais d’une sorte de prêt à taux zéro !), et pour le reste le financement d’une très large partie du chômage partiel pour les entreprises qui voient leur activité chuter drastiquement. Il s’agit, pour cette dernière mesure, d’un transfert de l’endettement privé vers l’endettement public, qui pose moins de problèmes car l’État ne peut pas faire faillite.

[5] A noter que pour des raisons idéologiques, l’État ne peut emprunter qu’auprès d’entités privées, et pas auprès de la Banque Centrale (« banque des banques », publique), comme cela pouvait être le cas sous certaines conditions jusqu’au traité de Maastricht (1992, même si les conditions ont été rendues très strictes depuis les années 1970). Cela nous prive d’un outil qui pourrait nous être bien utile en de telles périodes, puisqu’on ne dépendrait plus des marchés financiers pour le taux d’intérêt de l’endettement public !

[6] Point vocabulaire : Si vous prêtez à quelqu’un, vous disposez d’une créance. La dette pour la personne endettée, représente la créance pour la personne qui prête.

[7] L’endettement public pose problème principalement parce que nous dépendons des marchés financiers pour emprunter, c’est-à-dire d’agents privés qui peuvent augmenter leurs taux d’intérêt si la confiance baisse (par exemple, si un gouvernement un peu trop à gauche arrive au pouvoir…). Si l’on pouvait emprunter directement auprès de nos banques centrales, alors le taux d’intérêt serait fixe et l’endettement public ne serait plus un gros problème, sachant que les États ne peuvent pas faire faillite. Problème : cela est strictement interdit à la BCE, de manière légale, et pour des raisons idéologiques liées principalement à ce qu’on appelle l’ordolibéralisme allemand (pour en savoir plus, vous pouvez regarder cette vidéo). L’idéologie de nos gouvernants tend à considérer qu’il faut avoir le niveau d’endettement public le plus bas possible, ce qui risque de faire pas mal de dégâts une fois la crise terminée : le grand perdant économique de la crise du coronavirus pourrait bien devenir nos services publics…

[8] C’est ce qu’on appelle une spirale inflationniste : l’augmentation des prix entraîne une augmentation des coûts pour les entreprises, à la fois via les achats qu’elle effectue, mais aussi potentiellement par les salaires sous la pression des syndicats ; ce qui amène les entreprises à augmenter les prix à nouveau, ce qui entraîne une augmentation des coûts, et ainsi de suite.

« Un État qui fait simplement des prêts garantis est un État qui se défausse de ses responsabilités » – Entretien avec Laurence Scialom

Laurence Scialom / DR

Les premières données relatives à la crise économique qui vient sont alarmantes. Notre système économique est véritablement menacé d’une désagrégation puissante et longue. Les signes de cet écroulement sont déjà palpables dans certains secteurs et les perspectives les plus probables sont très sombres pour l’ensemble de l’économie française. Dans ce contexte, certains analystes prévoient avec optimisme pour la séquence post-Covid 19 le grand retour de l’État lorsque d’autres s’inquiètent de la poursuite en ordre du business as usual. Un débat doit urgemment être engagé sur l’efficience et la hauteur des mesures prises depuis quelques semaines par l’État français et l’Union européenne. C’est pourquoi, nous avons voulu interroger la Professeure d’économie à l’Université Paris Nanterre, Laurence Scialom. Nous avons évoqué les politiques de préservation et de relance économique du gouvernement français et celles de la Banque centrale européenne, les propositions alternatives qui surgissent, les conditions de survie de l’euro, l’oligopole bancaire et les réformes structurelles à conduire. Entretien réalisé par Nicolas Vrignaud et retranscrit avec Martin Grave.


LVSL – Quelle est votre appréciation du plan de soutien et de protection de l’économie pris par l’État français ? L’estimez-vous complet, à la hauteur de la crise économique ?

Laurence Scialom – Nous voyons bien la philosophie de ce plan. L’idée est de préserver la capacité de l’outil productif à se remettre en route facilement après leur mise en hibernation. Tout ce qui est du domaine des dispositifs d’extension de l’accès au chômage technique, des prêts garantis, vise à cela. Sincèrement, je ne pense pas que cette intention soit contestable. La chose que l’on doit tout de même se dire est que les entreprises françaises étaient déjà globalement très endettées avant la crise. Il y avait eu plusieurs alertes du Haut conseil de stabilité financière à ce propos, sur les dérives de l’endettement des entreprises françaises et cela s’était traduit par un relèvement du coussin de capital « contracyclique » pour les banques qui leur prêtent. Les entreprises ont fortement profité des taux d’intérêt très faibles pour s’endetter probablement à l’excès. Et donc même si les prêts aujourd’hui, notamment de trésorerie, sont garantis, a priori ils doivent être remboursés et ils s’ajoutent pour beaucoup d’entreprises à un endettement préexistant élevé.

C’est une crise qui se heurte à des bilans qui sont déjà fragilisés par trop de dettes et insuffisamment de capital, et la première chose qu’on leur propose c’est de davantage s’endetter, même si les prêts sont garantis. Les banques elles, prennent moins de risques, en tout cas pour ces nouveaux prêts. Je pense que nous allons aller vers des annulations de charges assez massives et que certains prêts vont probablement se transformer en dons. La question que cela pose, c’est jusqu’où cela peut aller ? Jusqu’à quel point un État peut se substituer au marché puisque d’une certaine manière l’État actuellement paie les salaires d’une grande partie des salariés du privé, même s’il les paie légèrement décotés avec le dispositif de chômage technique. Disons que sur cet aspect-là du plan, on ne peut pas dire grand-chose. Là où j’ai énormément à dire, c’est sur les aides qui sont apportées et qui sont insuffisamment, voire nullement conditionnées.

LVSL – Justement, à propos de ces prêts garantis, n’est-ce pas là une manière pour l’État de se défausser de ses engagements de départ, lorsque par exemple il était explicitement évoqué la possibilité d’avoir recours à certaines nationalisations ? L’État semble en effet avoir trouvé via ce dispositif une porte de sortie pour maintenir l’ordre économique tel quel sans en prendre la main…

LS – Absolument. Et je trouve que l’État a finalement pris le pire instrument qu’il pouvait prendre. Il ne se donne absolument pas la possibilité d’intervenir sur la restructuration de ces entreprises. Cela est particulièrement vrai lorsque ce sont des entreprises très carbonées. Ces aides heurtent la politique climatique affichée du gouvernement, du moins au niveau des paroles. Par exemple au sujet d’Air France, toute personne sérieuse qui suit à minima les travaux du GIEC et les recommandations des experts en matière de politique écologique et notamment énergétique, sait très bien que les mesures que nous allons devoir prendre intègrent entre autres de moins utiliser l’avion, que ce soit à des fins professionnelles ou personnelles. Et ce faisant, cette mise sous cloche de l’économie, le fait que des compagnies soient obligés d’avoir l’aide de l’État pour persister, était l’occasion d’entamer leur reconversion écologique. Par exemple, une partie du deal aurait été que les destinations facilement accessibles en TGV en France ne soient plus desservies par l’avion.

L’État a les moyens d’infléchir l’économie en ce sens. S’il était devenu actionnaire majoritaire d’Air France, pour éviter la casse sociale liée à la réduction de voilure de la société indispensable à la politique climatique, il aurait eu les moyens d’organiser un vaste plan de reconversion des personnels de la compagnie vers des emplois compatibles avec la transition énergétique. C’est un État stratège et planificateur dont nous avons réellement besoin aujourd’hui. Or, un État qui fait simplement des prêts garantis est comme vous l’avez dit, un État qui se défausse de ses responsabilités.

« Lorsque vous regardez l’évolution de la situation économique de l’Italie, vous voyez bien qu’elle n’a rien gagné du tout à l’existence de l’euro, elle y a même perdu »

LVSL – Au niveau européen, la BCE a déversé près de 1000 milliards d’euros pour le rachat de dettes d’entreprises et d’obligations d’États afin de protéger les banques privées et d’éviter toute faillite. Pour le moment, cela semble tenir. Ces mesures vous paraissent-elles adaptées et efficaces pour remédier à la conjoncture actuelle, dont on ne connait pas la fin ?

LS – Ce qu’il se passe, c’est une extension des modalités d’intervention que la BCE a déjà largement initiée depuis la crise de 2007-2008. Il s’agit de mettre les dettes d’État hors marché, pour éviter la situation que nous avons connue au moment de la crise des dettes souveraines, et donc l’élargissement des spread au détriment des pays les plus fragiles qui par malheur sont ceux qui sont aujourd’hui les plus impactés par la crise sanitaire. Mais là, on ne peut pas leur reprocher un comportement budgétaire laxiste. L’argument de l’aléa moral ne tient pas dans cette crise sanitaire, c’est presque l’inverse car la morbidité très forte dans certaines régions italiennes notamment, est en partie le résultat de l’état de leur système hospitalier qui, pendant des années, a fait les frais des politiques d’austérité qui lui ont été imposées. Ce sont ces pays du sud de l’Europe qui sont les plus susceptibles de faire face à des attaques sur leur dette souveraine car ils étaient déjà très endettés avant la crise du Covid. Pour autant, la mise hors marché de leur dette ne réduit pas leur dynamique d’endettement. La BCE cache donc les symptômes de la crise de la zone euro, mais n’en soigne pas les causes. Le problème est que les pays du Nord dégagent des excédents courants importants et qu’il existe de fait une très forte asymétrie dans la macroéconomie des pays de la zone euro. En réalité, il y a des gagnants et il y a des perdants de l’euro. Lorsque vous regardez l’évolution de la situation économique de l’Italie, vous voyez bien qu’elle n’a rien gagné du tout à l’existence de l’euro, elle y a même perdu. Il n’existe pas de mécanisme de solidarité interrégionale automatique, pas d’assistance mutuelle car pas de budget fédéral. C’est là la faille originelle de la construction de la zone euro. Cette architecture institutionnelle est bancale.

En définitive, ces 1000 milliards d’euros de la BCE, ce sont donc des robinets ouverts à la liquidité des banques privés, puisque c’est à celles-ci que la BCE rachète des actifs et en contrepartie fournit la liquidité. Cette politique permet pour le moment d’éloigner le risque de crise de liquidité des banques et d’éloigner le risque de crise aiguë de dettes souveraines dans la zone euro, mais cela ne suffit pas à soigner les causes de la fragilité de nos systèmes bancaires et les failles structurelles de construction de la zone euro.

LVSL – Que pensez-vous de la proposition de monnaie hélicoptère proposée par certaines économistes comme Jézabel Couppey-Soubeyran et certaines personnalités politiques ?

LS – Il faut d’abord dire que la situation dans laquelle nous nous trouverons est sans précédent. Nous subissons une mise en au ralenti de l’économie et un choc d’offre incroyablement massif. Face à cela, en première considération, je dirais qu’il est très important de se mettre à réfléchir en dehors des dogmes pour être capable d’imaginer des solutions qui ne sont pas traditionnelles et cela d’autant plus que le néolibéralisme a appauvri le débat et la confrontation des idées entre les économistes.

Or, la monnaie hélicoptère, ce n’est pas si nouveau que cela en a l’air, vous la trouvez dans les travaux de Milton Friedman mais pas que. Elle a été défendue sur tout le spectre des idées en économie et en politique. Ce qui justifie ce type de proposition, c’est bien qu’après la crise de 2007-2008, nous avons injecté des milliers de milliards d’euros qui se sont très insuffisamment traduits dans des financements de l’économie réelle. Cette expérience de mise sous perfusion des banques nous dit clairement qu’il s’agit là d’un canal de politique monétaire qui fonctionne mal. Cette manne a plutôt nourri les hausses de prix d’actifs sur les marchés boursiers et immobiliers. En clair, plutôt que de financer l’investissement, c’est-à-dire des actifs nouveaux susceptibles de soutenir l’activité et l’emploi, ces liquidités ont beaucoup été mobilisées pour financer des actifs déjà existants. Elles ont donc nourri des bulles financières et immobilières. L’idée de la monnaie hélicoptère est alors celle de court-circuiter les banques. Plutôt que de fournir de la liquidité à bas coût aux banques dans l’espoir qu’elles-mêmes fassent le travail d’intermédiation et financent l’économie réelle, on donne de la liquidité directement aux ménages et/ou entreprises.

Ce qui me gêne dans ce dispositif, c’est qu’on ne discrimine pas suffisamment à qui l’on octroie la monnaie, qu’on ne puisse pas cibler. Il y a des ménages qui en ont vraiment besoin, et il y en a d’autres qui n’en n’ont pas la nécessité. Je crois que c’est à l’État d’opérer cette gestion pour soutenir massivement les plus fragiles et éviter de déverser ces liquidités indifféremment à toute la population. Pour autant, c’est une solution intéressante, elle me fait beaucoup penser au débat qu’il y a eu lors des dernières élections présidentielles sur le revenu universel. C’est l’idée d’avoir un socle minimal de revenu inconditionnel pour permettre de soutenir un niveau de subsistance minimal, revenu qui serait financé fiscalement. C’est là la différence avec la monnaie hélicoptère. Dans la dernière note de l’Institut Veblen, Jézabel Couppey-Soubeyran proposait que le compte du Trésor soit directement crédité par la Banque centrale. C’est ce qui se fait en ce moment par la Banque d’Angleterre. Mais à mon sens ce n’est plus vraiment de la monnaie hélicoptère, c’est de la monétisation, du financement monétaire. On pourrait d’ailleurs très bien imaginer la résurgence du circuit du Trésor dont Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne parlent dans leur livre Une monnaie écologique. Pour ma part, ma préférence va à une création monétaire ciblée vers les États et orientée vers la transition écologique.

Quoi qu’il en soit, nous allons nous retrouver avec un mur de dettes publiques au lendemain de cette crise. Le risque est que l’on revienne aux mêmes réflexes, qu’on ne change pas de logiciel et que très vite, un sentiment d’urgence à réduire cette dette publique l’emporte.

LVSL – Dès lors, comment faire en sorte que demain, les politiques de sortie de crise ne soient pas une nouvelle fois comme en 2008, des politiques de type austéritaire ?

LS – Justement, avec Baptiste Bridonneau, nous défendons ardemment dans deux notes Terra Nova [1] et d’autres interventions, une proposition d’annulation partielle de dettes publiques par la BCE conditionnelle à un investissement dans la transition écologique. Cette proposition ne vise pas à désendetter les États, elle ambitionne de redonner les marges de manœuvre budgétaires pour amorcer une reconversion massive de nos économies et les aligner sur nos engagements climatiques.

La crise face à laquelle nous sommes est initialement une crise d’offre qui se double d’un choc de demande. L’avantage est qu’il existe des domaines dans lesquels nous pouvons investir qui sont très performants en termes de transition écologique comme la rénovation thermique des bâtiments et qui créeraient énormément d’emplois. Nous pourrions également investir dans le ferroviaire péri-urbains pour désengorger les abords des villes, mieux lier les banlieues, mieux connecter les régions, réinvestir dans le fret ferroviaire. Nous pourrions soutenir massivement l’économie circulaire. Bref, les idées ne manquent pas. Il y a énormément de secteurs bons pour la transition écologique et qui en plus sont pourvoyeurs de nouveaux emplois. Il faudra évidemment que l’État engage un vaste plan de formation à ces métiers de la transition écologique. Si nos propositions devenaient réalité, cela voudrait dire que nous doperions l’offre et la demande en même temps, ce qui de la sorte empêcherait en plus tout dérapage inflationniste.

Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas court-circuiter la démocratie, c’est à la représentation nationale et européenne, via les parlements, de décider où va l’argent.

« Les applaudissements et chansons de vingt heures, certes très agréables, ne suffiront pas. S’ils soutiennent le moral de ceux qui sont en première ligne, ils ne mettent pas de beurre dans les épinards »

LVSL – Concernant le calendrier politique qui a précédé cette crise, marqué par des projets de privatisations, la réforme des retraites, celle à venir de l’allocation chômage, au regard de l’explosion du chômage dû notamment à cette crise, de quoi les ruptures qui ont été annoncées par Emmanuel Macron vont être le nom ?

LS – Ce que révèle cette crise, c’est qu’une économie continue à tourner même au ralenti : on continue à être soignés, à être nourris. Les anciens continuent à être aidés par ceux qui ont été les premières victimes du néo-libéralisme. Ce sont des infirmiers, des aides-soignants, des livreurs, des caissiers, qui matériellement assurent la survie de tout le monde et répondent à nos besoins fondamentaux. Ceux qui avaient été invisibilisés et qui maintenant sont portés aux nues, sont précisément ceux qui ont eu depuis longtemps le plus à payer des effets de l’économie néo-libérale. Je pense que ça sera très compliqué, politiquement, de repartir exactement avec le même logiciel ; des ruptures doivent survenir. Les applaudissements et chansons de vingt heures, certes très agréables, ne suffiront pas. S’ils soutiennent le moral de ceux qui sont en première ligne, ils ne mettent pas de beurre dans les épinards…

LVSL – Quelles seraient les politiques économiques à prendre en urgence, post-crise pour résorber l’explosion du chômage, les liquidations judiciaires d’entreprises que nous allons malheureusement à n’en pas douter observer ?

LS – On va aller vers des annulations de charges, des prêts qui vont en réalité devenir des dons, des subventions pour maintenir la structure productive. La réforme de l’assurance chômage telle qu’elle était prévue ne va pas être mise en œuvre, la réforme des retraites non plus me semble-t-il. Je pense qu’il faudrait un plan massif d’investissement mais il ne faudrait pas que ce soit un plan massif d’investissement qui reproduise les biais carbonés de nos économies. Il faut qu’il marque une orientation écologique qui ne soit pas que de façade. Soyons clair, la transition écologique ce n’est pas seulement investir massivement dans le « vert », c’est aussi accompagner « l’échouage du brun » c’est-à-dire accompagner la baisse de la voilure des secteurs qui sont les plus carbonés et les plus nocifs pour l’environnement. Et on ne peut pas le faire sans accompagnement de l’État, il y a des salariés que l’on ne peut pas laisser aller à vau-l’eau. Il faut un plan très massif de reconversion et de formation aux métiers de la transition écologique, en formation initiale pour des jeunes mais également des plans de reconversion et requalification à ces métiers pour des salariés des secteurs très carbonés dont l’activité est appelée à s’atrophier. Par exemple, s’agissant de la rénovation thermique des bâtiments, nous n’avons pas de savoir-faire en quantité suffisante. Si l’on est cohérent avec la transition écologique, et que par exemple on limite l’artificialisation des sols, cela sera un choc énorme pour la filière du bâtiment. Il faudra l’aider en permettant aux salariés d’acquérir de nouvelles compétences notamment dans la rénovation thermique des bâtis. Il faudra également que l’on se mette à construire beaucoup plus en hauteur et souvent sur du bâti déjà existant. Cela nécessite également des compétences techniques très spécifiques. Il va falloir rénover une grande partie de bâtiments existants pour réduire l’emprise au sol. Ce sont des compétences dont ne dispose pas ou pas suffisamment aujourd’hui encore l’industrie du BTP. Il faut donc un très vaste plan de formation, ce qui ne veut pas dire moins d’emplois mais des emplois qui sont reconvertis. Tout cela, seul l’État peut l’enclencher. Il nous faut un État très activiste et surtout qui porte une vision, un cap et investit massivement.

LVSL – Pour continuer à voir plus loin et pour revenir à l’échelle européenne, cette crise de solidarité aura marqué des tensions toujours plus fortes entre certains pays, on pense à l’Italie et aux Pays-Bas, et l’explosion des règles budgétaires de son carcan d’avant crise, notamment la règle des 3% par exemple. Lorsqu’on regarde avec recul cette conflictualité montante, l’élasticité finalement admise des règles de réciprocité, et en même temps l’affirmation croissante de la BCE via cette relance économique, l’Union européenne semble-t-elle vraiment vouée à persister dans sa structure actuelle ?

LS – Je pense que la crise que l’on vit actuellement est une crise dans laquelle se joue la survie de l’euro. Nous sommes au début de cette crise et comme la BCE intervient très massivement, nous n’avons pas, pour l’instant, de vraie résurgence de la crise de la dette souveraine comme on en a eu entre 2010 et 2013 à partir du moment où ont été révélés les chiffres de l’endettement public de la Grèce. Pour l’instant nous n’en sommes pas là, car la BCE fait tout ce qu’il faut. Il n’empêche que je pense que la situation est plus grave cette fois-ci parce que la crise elle-même est plus profonde et parce qu’on touche la vie humaine. Les réactions d’égoïsme, de nationalisme que l’on peut observer sont répréhensibles non seulement économiquement mais également éthiquement.

Je trouve que cela contredit l’essence même de pourquoi l’Union européenne s’est créée. On est vraiment face à une crise existentielle si l’Europe n’est pas capable de créer des instruments qui génèrent plus de solidarité, une mutualisation des dettes ou alors des dettes qui seraient adossées au budget de l’UE, qui lui-même pourrait être augmenté au-delà des 1%. Donner des signes de solidarité non conditionnels, cela impose un changement radical dans la manière de nous projeter ensemble.

LVSL – Oui, mais cela présuppose surtout un renversement de dogmes colossaux pour certaines élites nationales… 

LS – L’Europe avance toujours au bord du gouffre, on a fait l’union bancaire quand on a cru que la zone euro allait éclater. Les pays du Nord ont énormément à perdre à un éclatement de la zone euro, pas uniquement les pays du Sud.

LVSL – Selon vous, les Pays-Bas ne pourront pas continuer à être « jusqu’au-boutiste » par rapport à l’Italie, quitte à terme à perdre l’Italie de la zone euro ? 

LS – Non je ne pense pas, car ils savent que le problème, c’est que si l’on perd l’Italie, on ne perd pas que l’Italie, il y aura nécessairement un effet domino.

« Je pense que le vrai risque d’éclatement de la zone, s’il arrive, arrivera par les urnes, par le vote de populations qui auront eu le sentiment d’avoir été abandonnées par l’Europe alors qu’elles vivaient un drame pas seulement économique, mais une catastrophe humaine »

LVSL – Pourquoi la France, qui semble jouer l’équilibre au milieu des blocs sud et nord n’a pas, selon vous, soutenu plus fortement l’alliance des pays du Sud (avec les pays baltes) contre le duo Allemagne/Pays-Bas ? Car finalement, si les contours de sa conditionnalité n’ont pas encore été totalement déterminés, l’Italie semble s’être couchée en n’excluant plus le recours au MES (Mécanisme européen de stabilité), instrument dont elle ne voulait pas à priori.

LS – Je ne sais pas si l’on peut être aussi catégorique que cela. Il faudra analyser les choses à terme. Je pense qu’il y a d’autres décisions qui sont actuellement en gestation. Je crois qu’il y a un plan plus ambitieux qui est en discussion et qui serait adossé au budget européen. Nous n’avons pas été au bout encore de ce que l’on va mettre en place pour la résolution de cette crise. On a vécu une première étape, j’ai espoir que la raison prévaudra. Je pense que le vrai risque d’éclatement de la zone, s’il arrive, arrivera par les urnes, par le vote de populations qui auront eu le sentiment d’avoir été abandonnées par l’Europe alors qu’elles vivaient un drame pas seulement économique, mais une catastrophe humaine.

LVSL – Prenons du recul par rapport à la crise et revenons sur l’une des réformes que vous réclamez depuis de nombreuses années, à savoir la scission des activités de marché et des activités commerciales des banques. Pour vous, je vous cite, c’est « la mère des réformes ». Pouvez-vous nous expliquer comment le lobby bancaire a pu empêcher le président François Hollande, alors que c’était une promesse phare de sa campagne en 2012, d’opérer cette séparation ?

LS – C’est la mère des reformes car s’il y a bien une chose que nous n’avons pas attaqué après la crise de 2008 et pour laquelle on est toujours menacés, c’est la question des établissements too big, too complex, to fail. Les banques sont encore plus grandes qu’avant la crise et plus complexes…

LVSL – François Morin parle d’ailleurs depuis son livre de 2015 d’une « hydre mondiale »…

LS – Bien sûr et il a bien raison. Elles fonctionnent comme un cartel avec des ententes. Nombre de scandales financiers comme celui du Libor, de l’Euribor, du Tibor, peuvent s’analyser comme de la fraude en bande organisée. Lorsqu’on sait comment était défini le Libor, il est très clair qu’il y a eu des ententes entre les banques d’un cartel pour le manipuler. Le livre de François Morin est très informatif à ce propos.

Les banques sont encore plus systémiques qu’elles ne l’étaient avant la crise et une banque systémique sait très bien que de toute manière, elle n’aura pas à subir la sanction du marché. On ne peut pas la laisser faire faillite car les perturbations financières et réelles seraient trop importantes, elles sont certaines d’être renflouées. Ce faisant, à niveau de risque équivalent, une banque systémique se financera beaucoup moins cher que les autres, plus petites et dont le marché sait qu’elles peuvent faire faillite si elles sont en difficulté. Cela signifie que nous subventionnons les banques systémiques.

C’est assez facile à comprendre. Les agences de notations donnent deux notes. Elles donnent une première note qui tient compte du soutien de l’État, et une notation qui n’en tient pas compte. Or, le taux auquel se financent les banques est le taux qui correspond à la notation avec soutien de l’État. Plus une banque est grosse, plus la différence entre ces deux notes est importante. On peut donc mesurer, comme l’a fait le FMI, la subvention qui est apportée à ces banques systémiques. En appliquant ce différentiel de coût de financement à leur structure de passif, cela nous donne une estimation de la subvention implicite dont elles bénéficient, parce que vous et moi, c’est-à-dire les contribuables, nous les renflouerons en cas de difficulté. Ces subventions implicites sont plus fortes en Europe que dans le reste du monde car le problème de ces banques systémiques est avant tout un problème européen. En effet, nos banques sont de taille comparable aux banques américaines, sauf qu’il faut comparer les leurs au budget fédéral américain et qu’il faut de notre côté comparer les nôtres au budget national de chaque pays, puisqu’il n’existe pas véritablement de dispositif européen de renflouement des banques. Cela signifie que les bilans des plus grosses banques américaines représentent un ordre de 20% du PIB de leur pays, ce qui est gérable. A contrario, les bilans de nos plus grosses banques représentent un ordre de 100% ou plus des PIB de chacun de nos pays, ce qui est nettement moins gérable, surtout lorsqu’il y en a plusieurs.

L’autre raison est qu’une banque ne grossit pas par les activités qui sont essentielles, c’est-à-dire pas par les activités de dépôts et de crédit, mais par les activités de marché. Lorsqu’elles grossissent, les banques déforment leur structure d’activité en faveur des activités de marché au détriment des activités essentielles. La part relative dans leur bilan des dépôts et des crédits est d’autant plus petite que la banque est grosse, les travaux de la BRI (Banque des règlements internationaux) le montrent. Les subventions implicites dont elles bénéficient servent en réalité à ce que ce soit la partie finance de marché qui se développe, c’est-à-dire la partie qui peut tout à fait être prise en charge par des institutions financières non bancaires, non garanties par l’État.

La troisième raison majeure est que lorsque la banque qui mêle les deux activités est en difficulté, l’État est obligé de renflouer la totalité, les sommes qui sont engagées sont alors beaucoup plus importantes. Par ailleurs, le fait que les activités ne soient pas séparées rend beaucoup plus complexe l’évaluation des effets d’une mise en résolution d’une banque, ce qui est une entrave à sa résolution. Si l’on avait séparé les activités, la seule partie de la banque que nous aurions à préserver absolument est celle qui réalise des crédits aux ménages et aux PME, c’est-à-dire à des agents qui n’ont pas d’autres sources de financement, ce qui n’est pas le cas d’une très grande entreprise qui peut se financer sur les marchés. Il faut également savoir que plus une banque est grosse plus le dénominateur de son ratio de capital est manipulable par la banque, et ainsi moins elle est capitalisée relativement à ce qu’elle devrait être. Certains travaux ont montré que pour un même portefeuille entre plusieurs banques, le ratio de capital peut aller de 1 à 3 tellement elles ont des marges de manœuvre sur la manière dont elles calculent le dénominateur de leur ratio. C’est pour cela que la finalisation des accords de Bâle III prévoyait une limitation de ces possibilités de manipulation du ratio de capital pondéré par les risques. La crise actuelle a conduit à reporter la mise en œuvre des dernières réglementations, et les pressions du lobby bancaire sont fortes à leur allègement. Malheureusement, il a l’oreille des décideurs politiques.

Il y a donc une multitude d’arguments qui vont dans le sens de l’utilité de cette séparation d’activité. Si aujourd’hui nous avons une grande banque en difficulté, les fonds publics que l’on va devoir injecter seront beaucoup plus importants que si elles avaient uniquement été des banques commerciales.

« La capture des élites dirigeantes par le monde de la finance est une capture cognitive, intellectuelle et évidemment sociologique »

LVSL – Mais est-ce une réforme indispensable dans une perspective de transition écologique ?

LS – Le problème est que ce ne sera pas la priorité. Je ne pense pas que cette réforme remonte rapidement à l’agenda politique sauf peut-être si la crise bancaire est massive. Il existe d’autres possibilités pour réduire la taille des banques. On peut très fortement réglementer les opérations de marché. Si l’on rend les opérations de marché beaucoup plus coûteuses, si l’on remet du « sable dans les rouages », si on exige des ratios de capitaux beaucoup plus importants, notamment des ratios de levier, c’est-à-dire non pondérés par les risques, naturellement la taille des bilans des banques se réduira. Pour autant, je reste persuadée qu’il s’agit d’une réforme qui devrait être à l’agenda.

LVSL – Admettons cependant qu’elle soit une priorité, comment dès lors demain un pouvoir réellement « de gauche » pourrait-il réussir cette scission ? 

LS – Ce qui est très compliqué c’est que ce sont des sujets très complexes et le personnel politique dans son grand ensemble n’est pas armé en réalité pour comprendre véritablement ce qui se joue dans ces réformes. De plus, les élites de hauts-fonctionnaires et d’experts qui les entourent sont souvent très liés au monde de la finance. Ils sont convaincus que l’intérêt de ces champions nationaux est aligné avec l’intérêt national. Ce qui est faux ! Il n’existe pas véritablement de vision contradictoire dans les sphères décisionnelles de l’État et aucune ouverture d’espaces de décision avec une véritable discordance. Les décisions ne se prennent pas à la suite de véritables délibérations marquées par l’échange d’arguments scientifiques.

Pour avoir été très impliquée dans le débat sur la séparation des activités en 2012-13, je peux vous dire que les décisions ont parfois été prises sur des arguments qui étaient complètement faux, infirmés scientifiquement, et pour autant je le répète, c’est sur cette base-là que ces décisions politiques de la plus haute importance ont été prises. Ceux qui sont consultés, écoutés ont été formés de la même manière, sortent du même moule et une partie des hauts-fonctionnaires ont pour ambition de rejoindre les directions des grandes banques systémiques. La capture des élites dirigeantes par le monde de la finance est une capture cognitive, intellectuelle et évidemment sociologique. C’est l’objet de mon livre La fascination de l’ogre et tout est dans le titre.

[1] Voir les deux propositions de Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau :

http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/955/original/Terra-Nova_Cycle_Covid-19_Crise-ecologique-et-economique-osons-les-decisions-de-rupture__020420.pdf?1585843205

http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/982/original/Terra-Nova_Cycle-Covid19_Des-annulations-de-dettes-par-la-bce_170420—.pdf?1587132547

L’audace de commencer : stratégie pour un autre monde

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Grande horloge, Musée d’Orsay, Paris © Erik Witsoe

« Le jour d’après ne sera pas comme le jour d’avant » a promis Emmanuel Macron, dans son discours aux Français, le 16 mars dernier. On voudrait y croire. À condition qu’il ne soit pas le jour que nous préparent ceux qui ont démontré leur goût pour la morale des indifférents : il faut que tout change pour que rien ne change. À condition qu’il soit le véritable commencement d’un nouveau siècle, libéré de la force d’inertie vertigineuse provoquée par la soumission de l’avenir à la répétition du présent. À condition qu’il débute « dès maintenant » et que dans le vacarme du moment, nous parvenions à distinguer les paroles salutaires des lieux communs. Stratégie alors pour temps de détresse : 1. Se prémunir contre ceux qui prédisent, un peu trop vite, l’effondrement du capitalisme. 2. Comprendre ce qui nous arrive. 3. Agir pour faire naître l’autre monde.


I. L’effondrement qui ne viendra pas et l’arnaque du « monde d’après »

Le glas du capitalisme ?

Un refrain médiatique et politique voudrait que l’on sonne enfin le glas du capitalisme et de ses avatars : productivisme, mondialisme, néolibéralisme. La pandémie de Covid-19 viendrait en effet comme radicaliser les failles d’un système et le précipiter dans sa chute. Une hypothèse largement partagée depuis la gauche de la gauche jusqu’aux plus réactionnaires, qui entretiennent l’espoir secret de leurs grands soirs respectifs : révolution pour les uns, retour à la tradition pour les autres. Cette convergence, pourtant, loin de nous réjouir, devrait susciter notre méfiance. Comment expliquer en effet que les plus farouches adversaires s’accordent soudainement dans un même requiem ? Par-delà leur détestation conjointe des « enchantements démocratiques du narcissisme marchand » [2] et la désignation sans équivoque de leur ennemi commun, c’est aussi le recours tacite à un logiciel historique, que l’on croyait obsolète, qui vient éclairer cette conjonction. Le marxisme vulgairement diffusé, prévoyant l’effondrement nécessaire du capitalisme sous le poids de ses contradictions, trouve à s’hybrider avec les nouvelles thèses effondristes et collapsologistes qui annoncent la fin prochaine du monde. Curieux climat apocalyptique d’époque, qui conduit à faire ressurgir les vieux démons déterministes et téléologiques, où tout est joué d’avance et où chaque signe des temps est interprété à la lumière d’un : « On vous l’avait bien dit ! ».

“Curieux climat apocalyptique d’époque, qui conduit à faire ressurgir les vieux démons déterministes et téléologiques, où tout est joué d’avance et où chaque signe des temps est interprété à la lumière d’un : « On vous l’avait bien dit ! »”

Il convient pourtant de rappeler les nombreuses critiques qui se sont élevées contre cet historicisme de boulevard, certes commode par sa prétention à l’explication exhaustive, mais faisant l’impasse sur la véritable dimension historique de l’expérience collective, à savoir son irréductible contingence. Dans un entretien daté de 1974, Hannah Arendt mettait ainsi en garde contre tous les prophètes de la nécessité historique : « Comment est-il possible qu’après coup il semble toujours que ça n’aurait pas pu se passer autrement ? Toutes les variables ont disparu et la réalité a un impact tellement puissant que nous ne pouvons pas prendre la peine d’envisager une variété infinie de possibilités ». [3] Face au choc mondial provoqué par l’apparition du coronavirus, il est en effet tentant d’oublier son origine : une zoonose supplémentaire (maladies transmissibles de l’animal à l’être humain), dont la propagation n’avait rien d’inscrit dans l’ADN du capitalisme. Non qu’il faille entièrement dédouaner ce dernier, le saccage environnemental auquel il s’adonne n’a pas été sans effets sur le biotope et a multiplié les risques pandémiques, mais tout du moins se prémunir des raisonnements trop mécanistes. Car la célébrité fulgurante du pangolin – petit animal qui aurait fait office d’agent transmetteur du SARS-CoV-2 – semble avoir éclipsé un autre spectacle qui suivait très bien son cours, où l’on renvoyait déjà chacun chez soi, à coup de réduction des libertés publiques, pour faire avaler la pilule des réformes à l’agenda. Manière de rappeler que le néolibéralisme, mutation contemporaine du capitalisme, est loin d’avoir épuisé ses ressources et qu’il est prêt à tous les sacrifices pour assurer sa survie.

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René Magritte, La Décalcomanie, 1966. Centre Pompidou, Paris © Ωméga *

Penser « le monde d’après »

L’injonction soudaine à penser « le monde d’après » de la part de ceux qui se contentaient très bien du « monde d’avant », apparaît déplacée sinon hypocrite à la lumière de cet autre possible, où l’heure actuelle pourrait tout aussi bien être à la bataille pour les « droits qui restent ». Fiers cependant de leur indépassable dialectique de crise – d’ailleurs, elle-aussi, fille de l’historicisme –, ils brandissent partout qu’au négatif succèdera le positif. Et d’autres de concert, y compris leurs opposants, les rejoignent pour être « force de proposition ». Florilège des promesses et des initiatives qui menacent de se solder par leur insignifiance. Celle, bien sûr, du président de la République, Emmanuel Macron, qui par un revirement de stratégie communicationnelle a souhaité s’afficher comme un nouveau héros national. C’est tout juste s’il n’affirmait pas : « Je vous ai compris ». Gloire pourtant de courte durée ; lorsqu’il a assuré, par exemple, vouloir placer la santé « en dehors des lois du marché », on a cru à une mauvaise plaisanterie – tandis que l’ensemble du personnel soignant est demeuré bouche bée face à tant de cynisme. Les masques n’ont pas tardé à tomber, comme en témoignent les récentes déclarations du directeur de l’Agence régionale de santé du Grand Est [4]. En dépit de la pression sanitaire, ce dernier n’a pas remis en cause la suppression de 598 postes et 174 lits d’ici 2025. Pilotée par le « comité interministériel de performance et de la modernisation de l’offre de soin », la subordination de l’hôpital public aux logiques de rentabilité est donc loin d’être enterrée.

“L’injonction soudaine à penser « le monde d’après » de la part de ceux qui se contentaient très bien du « monde d’avant », apparaît déplacée sinon hypocrite à la lumière de cet autre possible, où l’heure actuelle pourrait tout aussi bien être à la bataille pour les droits qui restent.”

Les responsables politiques n’ont pas fait beaucoup mieux. « 58 parlementaires appellent les Français à construire le monde d’après » titrait ainsi LCP, à la suite de la publication d’un communiqué commun. Parmi les signataires, des macronistes déçus et convaincus ainsi que des députés affiliés à divers groupes (Libertés et territoires, Mouvement démocrate, Socialistes et apparentés, UDI Agir et Indépendants, non-inscrits) et un constat d’une lucidité éblouissante : « [Cette crise] a violemment révélé les failles et les limites de notre modèle de développement, entretenu depuis des dizaines d’années ». Fort heureusement, une nouvelle plateforme vient d’ouvrir, lejourdapres.parlement-ouvert.fr, afin de procéder à une concertation collective et d’envisager des mesures, capables d’alimenter « un grand plan de transformation de notre société et de notre économie » ! L’épiphanie collective semble être de mise et certaines propositions, pareilles à de véritables oasis dans le désert : « Revalorisation de 200 euros nets mensuels pour les aides à domicile, aides-soignantes, infirmières et autres agents hospitaliers, TVA réduite sur les biens de consommation issus de l’économie circulaire, relocalisation de l’activité industrielle en France et en Europe, etc. » Un sursaut de bonne volonté, qui enverrait presque au chômage technique les dangereux « gauchistes ». Chez eux, néanmoins, la riposte se prépare aussi : « Effondrement, décroissance, relocalisation… Comment la gauche pense l’après-coronavirus », résume Le Monde. Cette dernière risque pourtant d’achopper sur les mêmes dilemmes qui la traverse depuis l’échec de la troisième voie et du social-libéralisme.

Une de presse au lendemain de la signature des Accords de Grenelle, 28 mai 1968 © Archives Le Monde

Plus révélateur encore est l’appel de certains universitaires à un « Grenelle du Covid-19 » dont la bienpensance démocratique fragilise l’ambition de son apostrophe. « Concertation », « efficacité », « transparence » disent en creux les promesses édulcorées d’une modernité libérale à bout de souffle. Le choix même d’emprunter la mémoire du Grenelle traduit une flexibilité, sinon une méconnaissance historique ; comment comparer les accords qui surviennent au terme d’un des plus longs conflit social [5] de ces dernières décennies, à l’immobilisation forcée engendrée par la crise du coronavirus ? Rien n’assure non plus que, du côté des citoyens, s’affirme la volonté de négocier avec des dirigeants qui n’ont cessé de les trahir. Enfin, on ne saurait trop mettre en garde contre l’espérantisme dont témoigne la tribune : « Nul ne peut dire quand nous pourrons sortir du confinement. Pourtant, nous avons besoin d’espoir. […] Préparer collectivement l’avenir, s’affranchir de l’imminence de la fin du mois pour mieux surmonter la fin du monde, voilà ce qui nous donne espoir ». Outre le mauvais détournement du slogan « fin du monde, fin du mois, même combat », il est nécessaire de réaliser qu’on ne « surmonte pas la fin du monde » et que l’on ne s’affranchit pas miraculeusement de la fin du mois. Bien au contraire, il s’agit de les affronter avec la plus grande exigence et la plus grande responsabilité. L’« espoir », sinon, aura bientôt la même couleur que celui des timides progressistes de l’entre-deux-guerres, qui, en fantasmant l’horizon, laissent brûler la maison.

II. Crises et châtiments : stratégie du choc et illusions perdues

Le pire est à venir

Et il y a de nombreuses raisons de s’en inquiéter ; car avant la crise rédemptrice viennent d’abord les signes de normalisation d’un état d’exception. Parmi les avertissements les plus radicaux, celui d’Agamben qui, interrogé par Le Monde [Comment sera, selon vous, le monde d’après ?], n’a pas hésité à répondre : « Ce qui m’inquiète, ce n’est pas seulement le présent, mais aussi ce qui viendra après. » [6] Si l’avis du philosophe n’a pas manqué de déclencher des polémiques en Italie [7], conduisant certains à l’accuser de minimiser la crise sanitaire au nom de la liberté, il n’en demeure pas moins que sa mise en garde conserve de sa pertinence : « Une société qui vit dans un état d’urgence permanent ne peut pas être une société libre », renchérit-il. État d’urgence qui devient également prétexte, lors de chaque crise, à pratiquer abondamment la stratégie du choc, formalisée par Naomi Klein [8]. Des mesures « provisoires » deviennent bientôt des mesures durables et contribuent à abattre les derniers régimes de protection, s’interposant entre les velléités néolibérales et les droits des citoyens. Pour s’en convaincre, la loi urgence coronavirus a démontré sa formidable capacité à démanteler le droit du travail, en ouvrant la voie à la multiplication des dérogations post-crises pouvant, par exemple, orchestrer le passage de la semaine de 35h à la semaine de 60h. Autre cas, celui de la généralisation d’un capitalisme de surveillance, où les méthodes de récolte des données et de traçage des individus, d’abord présentées comme des moyens d’assurer la « sécurité sanitaire publique », présagent de se transformer en outils supplémentaires de l’arsenal sécuritaire dont dispose déjà l’État. Agamben, loin alors d’être le seul à appeler à la prise de conscience, est secondé par la voix des juristes et des avocats : tandis que Dominique Rousseau a pris soin de retracer la logique d’urgentisation qui gagne nos sociétés depuis plusieurs années, François Sureau a, quant à lui, invité à se demander si nous voulions « vivre dans une société où l’État sait en permanence qui se trouve où » [9].

“État qui, aux mains des gouvernements actuels, trouve d’ailleurs très bien à s’allier avec leur projet économique. La mise en place d’un néolibéralisme autoritaire articule en effet le projet historique de ce dernier avec sa condition d’effectivité pratique.”

État qui, aux mains des gouvernements actuels, trouve d’ailleurs très bien à s’allier avec leur projet économique, contrairement aux idées reçues. La mise en place d’un néolibéralisme autoritaire articule en effet le projet historique de ce dernier avec sa condition d’effectivité pratique. L’ouvrage de l’historien François Denord, Néolibéralisme : version française, retrace notamment les ramifications intellectuelles d’une idéologie, construite autour d’un paradoxe : celui « d’imaginer l’État comme l’acteur de son propre dessaisissement » et de faire naître « un interventionnisme libéral » [10]. À mille lieux donc du libéralisme classique et son « laissez-faire ». Précieux rappel qui devrait nous vacciner contre les mirages d’une politique de « relance », en pleine crise sanitaire, dès lors qu’elle est menée par ceux qui ne savent que trop bien comment employer les ressources de l’État à leurs avantages. Problème, pour imposer un tel programme de dérégulation régulée, il faut parvenir à passer outre les forces sociales qui manifestent leur résistance à cette marchandisation intégrale et à ce désencastrement de l’économie des structures collectives, selon la thèse de Karl Polanyi [11]. Quelle meilleure stratégie alors qu’un gonflement de l’appareil répressif, désormais régisseur disciplinaire et organe centralisé de contrôle [12], profitant de chaque prétendue « menace », pour s’inventer de nouveaux instruments, capables de décourager et de faire taire les plus farouches ?

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La surveillance généralisée pourrait bien être une des caractéristiques du “monde d’après” © Rostyslav Savchyn

La difficile reconquête

Face à cet « état d’exception dans lequel nous vivons [qui est devenu] la règle », Walter Benjamin nous pressait, déjà en 1940, de « faire advenir le véritable état d’exception » [13]. Celui qui, nourri de la tradition des opprimés, entendait instaurer un ordre émancipé d’une histoire reproductrice des injustices. Si l’injonction du philosophe allemand n’a pas pris une ride, elle semble pour l’heure difficile à accomplir. Et pour cause : le défi premier est celui de la solidarité, mise à mal par l’« individualisme possessif » [14] et peinant à faire corps, par-delà les moments de crise. La rhétorique de l’union nationale et l’applaudissement enthousiaste des soignants par « les Français » chaque soir à leurs fenêtres cachent une méfiance réciproque, qui ne manquera pas de ressurgir, une fois que la vie aura repris son cours – et dont on a pu voir les traces dans les comportements pointés comme « inciviques », à l’instar des razzias en règle, dans les supermarchés. Mais il serait trop facile d’en rester là, de jeter l’opprobre sur les « méchants égoïstes », renvoyant à nouveau chacun à sa morale personnelle. Il s’agit aussi de souligner les mots trop bien choisis : « distance sociale ». Circulez, il n’y a rien à voir. L’espace public devient désert et l’on comprend la prudence de ceux qui garderont « leurs distances » une fois le confinement levé. On comprend aussi ceux qui, de nouveau prisonniers de l’ombre après l’épisode d’une gloire éphémère, garderont rancune face à cette « société du mépris » [15], soucieuse de retrouver sa confortable apathie. On comprend enfin ceux qui, en colère, cèderont à la vindicte et chercheront, à tout prix, « des responsables ». Autant d’indignations qui, à défaut d’un nouveau contrat social mis clairement sur la table, s’exposent à se concurrencer et à défaire les véritables liens, dont nous avons tant besoin.

“Autant d’indignations qui, à défaut d’un nouveau contrat social mis clairement sur la table, s’exposent à se concurrencer et à défaire les véritables liens, dont nous avons tant besoin.”

Autre danger, celui du « retour » d’une gauche palliative – certes volontaire, mais condamnée à l’enfermement des « mesurettes », répondant à un impératif démocratique immédiat, mais perdant de vue la force d’innovation qu’il s’agit désormais d’incarner. Éloquent est à ce titre le débat qui s’annonce autour du revenu de base, dont il ne faut pas laisser le monopole aux libéraux de tous bords. Auquel cas, ces derniers se réjouiront de s’en servir pour s’acheter bientôt une conscience sociale et écologique ; on distribuera des « minimums », non par souci de la vie bonne et digne, mais pour mieux pallier les chocs subis par le système économique. L’interruption de la machine productiviste pourrait même trouver grâce à leurs yeux, à condition qu’elle soit temporaire, qu’elle permette de « refaire une santé à la planète », et qu’on puisse reprendre de plus belle. L’enjeu, désormais, pour le camp adverse, est d’articuler aux « mesures » un « modèle » : qu’au revenu de base réponde toujours une conception renouvelée du travail, à l’image de celle développée par le sociologue Bernard Friot [16]. Une « révolution » d’autant plus urgente que la crise sanitaire, que nous traversons a jeté une lumière plus crue sur les inégalités socio-économiques, dépendantes d’une organisation du travail à deux vitesses, où les plus nécessaires sont aussi les plus précaires, et subissent la romantisation outrancière du confinement des bullshit jobs temporaires. D’aucuns y déchiffreraient une manifestation supplémentaire de l’opposition entre bloc populaire et bloc élitaire [17], qui, si rien n’est fait, pourrait favoriser l’arrivée au pouvoir des populistes de droite. En Italie, où la pandémie de Covid-19 a sévi avec le plus de virulence, l’on s’inquiète déjà de l’après, qui sera fonction de « la qualité ou de la médiocrité de nos dirigeants actuels ». « S’ils échouent, l’histoire nous enseigne que ce genre de crises profite souvent au pire », remémore Jacques de Saint-Victor. [18]

III. Une crise peut en cacher une autre

Crises et catastrophe

À la crise sanitaire succédera la crise économique, « pire que celle de 2008 » annoncent les médias, en passe de transformer le coronavirus en « coronakrach ». Les observateurs plus avisés feront néanmoins remarquer que la pandémie n’est que l’« élément détonateur » et non l’origine directe de la nouvelle crise financière. Les signaux étaient déjà au rouge depuis plusieurs mois, ce qui témoigne là encore de l’instabilité d’une économie financiarisée. Parmi les lanceurs d’alerte, Gaël Giraud, ancien évaluateur de risques bancaires et ex-chef économiste de l’Agence française du développement, soulignait dans nos colonnes, en novembre 2019 : « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure. » Une succession de crises qui n’en finit donc pas, à tel point que le sentiment de vivre dans un monde en crise permanente, ne cesse de s’intensifier. Un double-piège puisqu’il conduit à deux phénomènes contraires : insécurité radicale pour les uns, habituation pour les autres. Et l’on finit par manquer cruellement de discernement à l’égard de toutes les menaces, qui tantôt se complètent, s’annulent ou s’aggravent mutuellement. Pour échapper à cette matrice « de crises », une distinction s’impose entre deux termes, rendus trop souvent équivalents par le discours médiatique et politique : « crise » et « catastrophe ». Tandis que la crise, aussi éprouvante soit-elle, peut se prévaloir d’un « après », la catastrophe, elle, est suspendue à un temps conditionnel. Bruno Latour peut ainsi déclarer : « Si nous avons de bonnes chances de « sortir » de la première [la crise du coronavirus], nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde [la catastrophe écologique]. » [19]

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Le sociologue et philosophe, Bruno Latour © Wikimedia Commons

Le schéma, pourtant, n’est pas binaire. Il se complexifie dès lors qu’on comprend que la catastrophe englobe toutes les crises présentes et à venir et inversement, que les crises ne sont pas sans effets sur la catastrophe. Le SARS-CoV-2 est une « maladie de l’anthropocène », a notamment indiqué Philippe Sansonetti, microbiologiste et professeur au Collège de France [20]. D’aucuns préféreraient le terme de « capitalocène » [21] qui met en cause, non pas les conséquences des actions de l’homme sur l’environnement, mais bien plutôt le modèle productiviste, adopté depuis l’entrée dans l’ère industrielle. La dénomination semble en effet mieux choisie. Pour preuve, le confinement de la moitié de l’humanité a enrayé la machine : retour du chant des oiseaux, transparence retrouvée des canaux vénitiens, respiration du ciel de Chine, le temps de la dissipation du nuage de pollution provoqué par la suractivité des usines.

“Immense paradoxe : nous voilà arrivés à un stade de développement tel, qu’une maladie du capitalocène conduit finalement à modérer les conséquences néfastes de ce dernier. […] Il est au moins à envisager que cette « coronapocalypse » réveille ceux que le sommeil capitaliste a enveloppés.”

Immense paradoxe cependant, car nous voilà arrivés à un stade de développement tel, qu’une maladie du capitalocène conduit finalement à modérer les conséquences néfastes de ce dernier. Absurdité, cercle vicieux, c’est selon, mais il est au moins à envisager que cette « coronapocalypse » réveille ceux que le sommeil capitaliste a enveloppés. Elle pourrait aussi agir comme ces « récits de la fin du monde », dont parle J.-P. Engélibert, dans un livre d’époque, Fabuler la fin du monde – La puissance critique des fictions d’apocalypse. À l’heure où la fiction et le réel s’entrecroisent, il est salvateur d’entendre le message qu’il délivre : « Fabuler la fin du monde n’est synonyme ni de l’espérer ni de désespérer de l’éviter, mais peut signifier tenter de la conjurer et ainsi rouvrir le temps. » [22]

Leçons d’indifférence collective

À condition toutefois que l’on parvienne à se défaire de notre indifférence collective, plus ou moins librement consentie, loin d’ailleurs d’être le seul fait de notre contemporanéité. Dès le début du dix-neuvième siècle, ce qu’on ne nomme pas encore « catastrophe écologique » est présagée, dès lors que les idéaux des Lumières se marient avec les transformations économiques et donnent naissance aux rêves du progrès et de l’abondance – rêves aujourd’hui sérieusement remis en cause. Malgré cela, la catastrophe, bien que de mieux en mieux documentée, n’en a pas perdu sa puissance déresponsabilisante. Au contraire, à mesure que croît la banalisation du désastre à venir, s’affaiblit la conviction de pouvoir s’y opposer. Günther Anders, journaliste et philosophe allemand, a formulé avec une grande justesse, la morale qui tend à s’imposer face au danger de la catastrophe : « On crèvera tous ensemble. » [23] Et s’il rapporte cette expression, à la suite d’un échange avec un passager, lors d’un voyage en train, à propos de la menace nucléaire, elle continue de nous permettre de déchiffrer une certaine attitude face à la catastrophe écologique. « Le défaut dont il souffrait, écrit Anders, n’était manifestement pas un aveuglement face à l’apocalypse mais plutôt une indifférence à l’apocalypse. » Autre genre d’une tragédie des communs, la catastrophe est trop immense, « trop grande pour être seulement mienne ou tienne », qu’elle annule la capacité à s’y rapporter, tandis que la doctrine des « petits gestes » subit l’effet pervers inverse. La question est, en définitive, toujours la même : comment quitter l’indifférence ?

L’hypothèse du moment voudrait que le choc causé par la pandémie de coronavirus agisse comme un « déclic » – qu’elle soit enfin « la crise de trop ». Dans les pages du Monde, on pouvait lire : « La crise due au nouveau coronavirus est vue comme l’occasion de faire table rase. Un moment de conscientisation collective express, une sorte de crise salvatrice. » [24] Plus prudente, la philosophe Cynthia Fleury précise : « L’un des enjeux majeurs de cette épidémie est d’apprendre à construire un comportement collectif face au danger. » [25] Il y a en effet de sérieuses raisons de douter de l’équation crise est égal à collectif ; il est, en revanche, plus juste d’affirmer la nécessité de recréer ce dernier. Comment ? En débutant par valoriser le projet d’une ambitieuse refondation du lien générationnel. Abîmé par de multiples causes [26], il est aujourd’hui, plus que jamais, nécessaire de réinscrire une continuité entre les générations qui cohabitent au sein d’une même société, mais aussi entre celles passées et à venir. Car nous sommes toujours déjà précédés : biologiquement, certes, par nos parents, mais aussi, historiquement, par ceux qui nous lèguent, sans testaments, leurs combats. Nous sommes également, non pas « responsables » de ceux « d’après », mais à notre tour de futurs légataires, « On ne crèvera pas encore tous ensemble. » Alors, dans ce temps qui reste, il nous faut perpétuer l’élan du « prendre soin les uns des autres » qu’a ranimé la crise sanitaire et lutter contre toutes les causes des violences intergénérationnelles qu’elle a également dévoilées en opposant, par exemple, « les jeunes » intouchables et les « vieux » vulnérables.

“Dans ce temps qui reste, il nous faut perpétuer l’élan du « prendre soin les uns des autres » qu’a ranimé la crise sanitaire et lutter contre toutes les causes des violences intergénérationnelles qu’elle a également dévoilées.”

Une page de notre histoire, qui s’est déroulée pendant la Révolution française, nous rappelle qu’il avait jadis été question de créer deux chambres parlementaires : l’une des anciens, l’autre de la jeunesse. « La première sera la sagesse de la République, la seconde, son imagination » proclamaient les révolutionnaires [27]. Et pour ceux que l’éloquence ne saurait persuader, une autre proposition, plus subversive encore, est sur la table : elle s’appelle Métamorphoses. « La métamorphose est la continuité entre tous les vivants présents, passés et futurs […] Chacun de nous est la vie des autres » soutient le philosophe Emanuele Coccia [28]. Vertige que de se figurer tous dépendants d’une même existence ? Il y a de ça, oui. Mais également une perspective tout aussi palpitante, car la métamorphose est imprévisible et source intarissable de renouveau : « Les virus nous rappellent que n’importe quel être peut détruire le présent et établir un ordre inconnu. » [29]

IV. Le temps du changement

« Comme si de rien n’était »

On voudrait y croire. « Est-ce vrai, enfin, rien ne sera plus comme avant ? » Avant de se laisser séduire, il nous faut faire détour par une dernière étape et renverser la question. Pourquoi les choses continuent-elles toujours comme avant ? Pourquoi, après chaque crise et ses mirobolantes promesses, cet insupportable retour au même ? L’écrivain Franz Kafka peut nous guider, lui qui écrit, dans la fulgurance de l’aphorisme : « « Il retourna alors à son travail comme si de rien n’était. » Cette observation nous est familière parce qu’elle procède d’une grande quantité obscure de vieux récits, même si elle n’apparaît peut-être dans aucun d’eux. » [30] C’est qu’il ne faut pas sous-estimer la puissance des histoires – de celles qu’on se raconte, mais surtout de celles qu’on nous raconte. D’abord, celle de « l’état naturel des choses » : elle a grandi à mesure de la victoire du libéralisme économique. Si bien que nous voici désormais dans ce qui ressemble à une étrange impasse : comment se libérer du libéralisme ? Puis, celle de « l’absence d’alternative » : elle s’est confirmée à mesure que nous rendions nos armes. Enfin, celle de « la fin de l’histoire », qui, pour sa part, s’est ridiculisée. Mais la rengaine est déjà ancienne, on a prédit beaucoup de fins qui ne sont pas arrivées. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer la force d’inertie qui travaille l’Histoire. Marx, dans Misère de la philosophie, insistait déjà : « Il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus. » [31] La « bourgeoisie », une fois arrivée au pouvoir, maintient sa domination et perpétue des « lois naturelles indépendantes de l’influence du temps » [32]. À moins que nous ne reprenions le contrôle du temps, à moins que nous ne parvenions à nous tirer des filets de la résignation, à moins que, cette fois-ci, nous n’y retournions pas. Pas comme ça. Pas avec les mêmes conditions. Pas avec cette existence au rabais, où il faut apprendre à « se contenter de ce qu’on a » et à « s’estimer heureux d’avoir un toit sur la tête ». « Le bonheur n’a de valeur que s’il est commun et partagé » rappelle Thomas Branthôme [33]. Pour conjurer alors la tentation du renoncement, c’est à l’expression de tous les « quand même », qu’il faut s’attaquer ; à tous ceux qui essaieront, « quand même, il faut y retourner… », on répondra non.

“Il ne faut pas sous-estimer la force d’inertie qui travaille l’Histoire. […] À moins que nous ne reprenions le contrôle du temps, à moins que nous ne parvenions à nous tirer des filets de la résignation, à moins que, cette fois-ci, nous n’y retournions pas. Pas comme ça. Pas avec les mêmes conditions. Pas avec cette existence au rabais.”

La seule stratégie d’immunité collective qui vaille est donc désormais celle contre l’oubli, car il est la véritable assurance vie d’un système injuste. « Nous n’oublierons pas » écrivait Andy Battentier, dans nos pages, pour appeler chacun d’entre nous à exiger que nos gouvernants rendent leurs comptes – eux, qui d’ailleurs s’en inquiètent déjà [34]. Plus encore, il s’agit de ne pas oublier tous les « héros du quotidien », tous ceux qui ont continué à prendre des risques pour assurer le confort des autres. Et quelle violente réalité, quand Paris découvre, par exemple, que ceux qui la font vivre sont ceux « d’au-delà du périph’ », pour qui elle n’a d’habitude guère d’égards [35]. Enfin, il s’agira plus fondamentalement de ne pas oublier que le changement ne doit plus être fonction de nouveaux drames ; qu’il ne faut plus attendre des milliers de morts, dont nombreux ne bénéficient plus même d’un deuil honorable, pour finalement comprendre que nous devons entièrement modifier nos priorités. Car chaque vie doit être protégée – et toutes celles qui le peuvent, être sauvées. Très loin, très loin de cette « médecine guerre », dont il nous faudrait nous accommoder « en temps de crise », et qui cherche à nous expliquer lesquels méritent de ne pas mourir [36].

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Le temps à l’arrêt © Emiel Van Betsbrugge

Si l’on se promet alors qu’il n’y aura pas de crise de plus, accepterions-nous de tout arrêter ? La pandémie de coronavirus est décrite, sous la plume de plusieurs intellectuels, comme « un signal d’alarme », venant « mettre à l’arrêt le train fou d’une civilisation fonçant vers la destruction massive de la vie » [37]. D’autres théorisent la révolution comme « frein d’urgence », dans le sillage des travaux de Walter Benjamin [38]. Mais cette dernière pour se parachever tient peut-être, non pas seulement au geste d’interruption, mais à notre capacité de faire durer cette suspension, au moins le temps qu’il faudra. Serions-nous assez visionnaires pour parier ainsi sur un autre avenir ? Face au « confinement temporel » [39], qui est l’autre nom de notre absence d’horizon, il faut écrire un avenir qui ne ressemblera pas à tous les autres. Un avenir qui doit se penser depuis le moment radicalement singulier qui est le nôtre : à la fois temps conditionnel de la catastrophe écologique qui guette, mais aussi temps résolument ouvert. François Hartog, dont les travaux font autorité sur l’histoire et la sociologie du temps [40], vient tout juste d’écrire, « trouble dans le présentisme », où il affirme que « la crise actuelle pourrait bien ouvrir sur un temps nouveau. » [41]

Le courage de commencer

Notre tâche toutefois est grande, car si le temps est ouvert, encore faut-il s’y infiltrer. Rappelons Blanchot qui, commentant René Char, poète de la Résistance, n’a pas manqué de clairvoyance : « L’avenir est rare, et chaque jour qui vient n’est pas un jour qui commence. » [42] Il n’y a en effet de commencements, que là où nous passons à l’action. Certains ont déjà pris les devants, « les forces vives » ont fissuré l’immuable et l’inéluctable. Les brèches sont nombreuses, entre celles creusées depuis les anciennes places occupées, jusqu’aux derniers soulèvements des gilets jaunes, sans évidemment négliger toutes les batailles sociales, pour le droit du travail, pour les retraites, pour l’hôpital. Non qu’elles soient équivalentes et qu’elles « convergent » entre elles, avec le projet d’un programme commun, dont on leur a toujours reproché le défaut. Leurs finalités n’étaient pas de préparer les élections, mais de préparer le terrain. Désormais, il est l’heure d’être à la hauteur des premiers, qui ont été courageux. « Avec le souci d’agir. Dès maintenant » écrit Serge Halimi « car, contrairement à ce que le président français a suggéré, il ne s’agit plus d’« interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde ». La réponse est connue : il faut en changer. » [43] Nous en avons une occasion historique, comme en atteste l’intuition soudainement partagée d’un « kairos », pour reprendre un terme des Grecs, qui voulaient, par-là, signifier « cet instant opportun qui transforme un événement en commencement historique, qui produit un avant et un après » [44]. Et l’historien Jérôme Baschet d’ajouter : « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19. » [45] Précisons, à condition que nous soyons prêts, car le virus, lui, n’a que faire de nos calendriers.

“Rappelons Blanchot qui, commentant René Char, poète de la Résistance, n’a pas manqué de clairvoyance : « L’avenir est rare, et chaque jour qui vient n’est pas un jour qui commence. » Il n’y a en effet de commencements, que là où nous passons à l’action.”

Le sommes-nous ? « L’alternative » tant fantasmée est-elle disponible ? Le débat est ouvert : certains n’y croient pas. Le sociologue Michel Wieviorka persiste, dans une tribune publiée dans Libération [46], « Les jours heureux sont pour demain », pas pour maintenant. En cause selon lui, l’absence « d’acteurs et de pensées politiques », capables de « se projeter vers un futur » et de « transformer la situation ». Il poursuit : « Nous ne voyons guère pour l’instant se constituer les lieux, les forces et les idées d’un New Deal ou d’une Reconstruction. » À l’inverse, nous répliquons qu’il y a des acteurs et des pensées politiques et que ne se profile, à travers ces dernières lignes, qu’un délit d’attentisme, qui risque d’ailleurs de nous faire perdre notre « kairos ». L’autre monde ne sera pas « livré », il ne sera pas prêt-à-l’emploi. Il n’adviendra seulement que si la multiplicité des forces à l’œuvre dans nos sociétés se conjuguent. Beaucoup sont déjà là, dès lors qu’on apprend à mieux observer : forces programmatiques (scénarios et plans de financement de la transition écologique ; préservation et réinvention de l’État social ; rénovation de la démocratie et réaffirmation la souveraineté populaire [47]), forces idéologiques (renaissance d’un socialisme-écologique, non-productiviste, porté par le Green New Deal [48] ; renouveau du républicanisme, coloré de l’héritage jacobino-marxiste), forces intellectuelles (refondation épistémologique de l’histoire soutenue par Jérôme Baschet [49], éclairage des idées politiques apporté par Pierre Charbonnier [50], renaissance d’un féminisme anticapitaliste venu des États-Unis et des travaux de Nancy Fraser [51]), forces citoyennes, enfin – nombreux sont ceux qui s’activent partout sur le territoire et qui sont prêts.

“Le défi, à présent, n’est plus de « penser » l’autre monde, mais de le concrétiser.”

Le défi, à présent, n’est plus de « penser » l’autre monde, mais de le concrétiser. Dans son ouvrage, ambitieusement nommé Utopies réelles, traduit en français en 2017, le sociologue Erik Olin Wright insiste sur la nécessité de combiner trois stratégies que le socialisme a pourtant historiquement dissociées : une stratégie révolutionnaire et « rupturiste », une stratégie interstitielle correspondant au développement en marge de l’État de communautés « alternatives », une stratégie symbiotique fidèle au jeu institutionnel des démocraties et reposant sur les luttes de la social-démocratie. Il se pourrait que les deux premières soient adoptées : kairos révolutionnaire, brèches communautaires. Manque à l’appel la subversion du jeu institutionnel, dont une force politique émergente doit absolument se saisir. Mais ne nous y trompons pas, la transformation du monde ne sera envisageable que si les forces politiques se changent en forces socio-politiques. Pour cela, il nous faut gagner une autre bataille : celle du probable et du possible. Nous avons désormais “grâce” à la crise sanitaire, de notre côté, la preuve qu’une volonté politique ambitieuse peut prendre des décisions tout aussi ambitieuses. Il nous reste à convaincre de la possibilité d’un another way of life. La société de production, la société de consommation, la société du spectacle ont fait leur temps. Ces dernières ont su conquérir les imaginaires ; notre tâche est d’en faire de même.

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“La Liberté guidant le peuple” d’Eugène Delacroix, actualisé par les Gilets jaunes. Graff par PBOY © Wikimedia Commons

Ainsi, la politique commence avec l’imagination. Jacques Rancière affirme, qu’au moment de la Révolution française, « c’est cette imagination politique qui a changé le monde » [52]. Et si elle « manque cruellement aujourd’hui », selon lui, charge à nous de l’alimenter ; en détournant les médiums qui nous enferment, en lisant, en écrivant, en parlant, en créant [53]. En retrouvant une « joie brute », que Spinoza considérait comme le remède aux passions tristes, qui ont plus facilement tendance à gagner la population [54]. En luttant, ultimement, contre nous-mêmes ; car notre pire ennemi, outre l’infinie résilience « du système », est aussi notre douce servitude. Faire tomber alors la stratégie du passager clandestin et déminer le cercle infernal du « j’agis, seulement si toi d’abord » ; voilà également un projet d’époque. En prenant la mesure des dépendances qui nous asservissent et de celles qui nous protègent, en consacrant le passage d’un régime normatif du devoir (« Nous devrions assurer la santé de tous ») à un régime performatif du pouvoir (« J’assure la santé de tous, si… »), il nous sera à nouveau permis d’espérer. Osons, cette fois, faire Cité commune. Osons, cette fois, collectivement commencer.

Remerciements tout particuliers à la rédaction du Vent Se Lève et aux « amis » qui ont rendu ce texte possible, au fil de leurs riches contributions et de nos inépuisables discussions.

[1] Voir S. Halimi, « Dès maintenant », Le Monde diplomatique, Avril 2020.

[2] J. Rancière, En quel temps vivons-nous ? Paris : La Fabrique éditions, 2017. In extenso : « Il y a quand même une chose que Badiou, Zizek ou le Comité invisible partagent avec Finkielkraut, Houellebecq ou Sloterdijk : c’est cette description basique du nihilisme d’un monde contemporain voué au « service des biens » et aux enchantements démocratiques du narcissisme marchand. »

[3] R. Errera, Entretiens avec H. Arendt, New York, 1973. [en ligne]

[4] Le directeur de l’Agence régionale de santé du Grand Est a, dans le temps de la rédaction de cet article, été limogé. Il a précisé, dans un entretien donné à Libération : « Je ne suis pas en colère. Je ne fais pas de politique, je suis un fonctionnaire loyal. », 8 avril 2020.

[5] Les accords de Grenelle résultent en effet du conflit social de « Mai 1968 », qui paralysa toute la société française. La révolte des étudiants se transforme bientôt en grève générale et ce sont près de 8 millions de grévistes, soit plus de la moitié des salariés, qui cessent les activités afin d’exiger des conditions de travail et des rémunérations plus dignes. Les accords de Grenelle réunissent ainsi à la table des négociations gouvernement, patronats et syndicats, avant d’aboutir notamment à l’augmentation des salaires, à la réduction du temps de travail, ou encore à l’élargissement du droit syndical.

[6] G. Agamben, « L’épidémie montre clairement que l’état d’exception est devenu la condition normale », Le Monde, Samedi 28 mars 2020.

[7] La première tribune du philosophe est publiée dans le journal italien Il Manifesto (« Coronavirus et état d’exception », 26 février 2020).

[8] N. Klein, La stratégie du choc, Montée d’un capitalisme du désastre, Paris : Actes Sud, 2008.

[9] M. Siraud, « Coronavirus: l’exécutif ouvre la voie au «tracking» », Le Figaro, 6 avril 2020.

[10] F. Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique. Paris : Demopolis, 2007.

[11] K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps [1944]. Paris : Gallimard. 1983.

[12] Voir G. Deleuze, « Post-Scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Paris : Minuit, 1990.

[13] W. Benjamin, « Thèse VIII », Thèses sur le concept d’histoire [1940]. in : Oeuvres, Tome III, Paris : Gallimard, 2000.

[14] C. B. Macpherson, La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, Paris : Gallimard, 1971.

[15] A. Honneth, La société du mépris, Vers une nouvelle théorie critique, Paris : La découverte, 2008.

[16] Voir par exemple, B. Friot, Puissances du salariat, nouvelle édition augmentée, Paris : Éditions La Dispute, 2012.

[17] J. Sainte-Marie, Bloc contre bloc, La dynamique du macronisme, Paris : Éditions du Cerf, 2019.

[18] J. Saint-Victor, « L’Italie n’est plus conciliante avec les pays du Nord qui l’ont laissée seule face au virus », Le Figaro, 4/5 avril 2020.

[19] B. Latour, « Imaginer les gestes- barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020.

[20] Voir la conférence donnée par P. Sansonetti au Collège de France : https://www.college-de-france.fr/site/actualites/Covid-19ChroniqueEmergenceAnnoncee.htm.

[21] Voir, par exemple, A. Campagne, Le capitalocène : aux racines historiques du dérèglement climatique, Paris : Éditions divergences, 2017.

[22] J.-P. Engélibert, Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, Paris : La Découverte, 2017. Accessible en ligne gratuitement, pendant le confinement.

[23] G. Anders, Le temps de la fin, Paris : L’Herne, 1960.

[24] A. Mestre, S. Zappi, « Comment la gauche pense l’après-coronavirus », Le Monde, 4 avril 2020.

[25] C. Fleury, « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », Le Monde, 28 mars 2020.

[26] Parmi les signes les plus récents de cette dégradation, on peut souligner par exemple le procès en génération des « boomers ». Cependant, par-delà les causes « culturelles », ce sont pourtant des causes politiques qui détissent plus profondément les liens entre les générations. Songeons par exemple, à la récente réforme des retraites, souhaitée par le gouvernement Macron, « retraites à points » qui ne signifiait rien de moins que le passage d’un système de solidarité intergénérationnel à un système de capitalisation individuel.

[27] Voir J. Saint-Victor, T. Branthôme, Histoire de la République en France, Des origines à la Ve République, Paris : Economica, 2018.

[28] E. Coccia, « Les virus nous rappellent que n’importe quel être peut détruire le présent et établir un ordre inconnu », Libération, 14/15 Mars 2020.

[29] Ibid.

[30] F. Kafka, Aphorismes de Zürau, 1931. [en ligne : Œuvres ouvertes].

[31] K. Marx, Misère de la philosophie, 1847.

[32] Ibid.

[33] T. Branthôme, « Il ne faut pas avoir peur de faire une critique de la République lorsqu’on est républicain », Marianne, 10 juin 2019.

[34] M. Rescan, O. Faye, « Coronavirus : l’exécutif sur la défensive face aux critiques de sa gestion de la crise », Le Monde, 1er avril 2020.

[35] L. Couvelaire, « L’inquiétante surmortalité en Seine-Saint-Denis : « Tous ceux qui vont au front et se mettent en danger, ce sont des habitants du 93 », Le Monde, 4 avril 2020.

[36] C. Fleury, « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », art. cit. « Les médecines de guerre et de catastrophe connaissent bien ce dilemme, qui ne se focalise plus sur la singularité du patient mais sur une logique collective. Ce qu’il faut comprendre, c’est que nous pouvons tous retarder, voire empêcher, cette priorisation. »

[37] J. Baschet, « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19 », Le Monde, 2 avril 2020. Voir également B. Latour, « Imaginer les gestes- barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020.

[38] M. Löwy, La révolution est le frein d’urgence, Paris : L’Éclat, 2019. Accessible en ligne gratuitement, pendant le confinement.

[39] J.-L. Nancy, « La pandémie reproduit les écarts et les clivages sociaux », Marianne, 28 mars 2020.

[40] Voir à ce sujet les travaux de F. Hartog, Temps, histoire, régimes d’historicité, Paris : Points, 2003 (préface de 2012).

[41] F. Hartog, « Trouble dans le présentisme : le temps du Covid-19 », AOC, 1er avril 2020.

[42] M. Blanchot, à propos de R. Char, La parole en archipel [1962], Paris : Gallimard, 1986.

[43] S. Halimi, « Dès maintenant », Le Monde diplomatique, art.cit.

[44] C. Fleury, « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », art. cit. Voir également : F. Hartog, « Trouble dans le présentisme : le temps du Covid-19 », art cit. ; H. Rosa. « Le miracle et le monstre un regard sociologique sur le Coronavirus », AOC, 8 avril 2020.

[45] J. Baschet, « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19 », Le Monde, art. cit.

[46] M. Wieviorka, « Les jours heureux sont pour demain », Libération, 5 avril 2020.

[47] Voir par exemple les récentes notes de l’Institut Rousseau : « Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique ? », « Décentralisation et organisation territoriale : vers un retour à l’État ? », « Listes citoyennes, municipalisme : Quelle démocratie locale après les gilets jaunes ? ».

[48] Un renouveau du socialisme venu des États-Unis, dont Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez se sont faits les porte-voix politique et médiatique.

[49] J. Baschet, Défaire la tyrannie du présent, Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris : La Découverte, 2018.

[50] P. Charbonnier, Abondance et liberté, Une histoire environnementale des idées politiques, Paris : La Découverte, 2020. Accessible en ligne gratuitement, pendant le confinement.

[51] N. Fraser, Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néolibérale, Paris : La Découverte, 2012. Voir également : C. Arruzza, N. Fraser, T. Bhattacharya, Féminisme pour les 99 % : Un manifeste, Paris : La Découverte, 2019.

[52] J. Rancière, En quel temps vivons-nous ?, op.cit.

[53] Parmi les derniers grands élans de créativité collective, songeons à celle qui s’est déployée au cours du mouvement des gilets jaunes. Voir à ce sujet : D. Saint-Amand, « Parce que c’est notre rejet » : poétique des Gilets Jaunes », AOC, 30 juillet 2019.

[54] « Méfiance », « Lassitude », « Morosité », arrivaient ainsi toujours en tête pour caractériser « l’état d’esprit actuel » des Français, dans le dernier Baromètre de la confiance politique (Février 2020).

L’économie grippée : vers un coronakrach ?

Commerzbank © jankolar

Alors que la bourse a connu deux krachs boursiers dans la même semaine, les marchés financiers semblent avoir retrouvé une certaine forme de normalité. Faux calme, car comme sur le plan sanitaire, la durée ainsi que les conséquences à moyen terme de la crise du coronavirus ne sont pas encore connues. Les mesures prises par les autorités frappent là encore par leur manque de vue, alors que la machine économique interrompue met en péril le système financier, incapable de s’auto-réguler. Une crise sans précédent est à redouter.


Les symptômes d’une crise économique

Une semaine de tous les records. Après avoir dévissé de -8,39% lundi 9 mars, la plus forte baisse depuis la crise de 2008, la bourse de Paris a fait une rechute jeudi 12 mars, enregistrant la plus forte baisse de son histoire (-12,28%). Ce jeudi noir est pourtant intervenu avant les mesures fortes prises par plusieurs États. Depuis, les évolutions hiératiques montrent que les marchés financiers n’avaient pas encore totalement intégré les effets du coronavirus. 

En effet, la première secousse provenait davantage de la crise pétrolière, conséquence indirecte de la mise à l’arrêt d’une partie de l’économie mondiale, mais qui obéit davantage à une logique géopolitique. Ce choc a frappé de plein fouet les banques, révélant, malgré les discours sur la transition du secteur financier, la grande sensibilité de ce secteur aux activités pétrolières, très gourmandes en capital. En revanche, la seconde vague correspondait plutôt aux annonces faites successivement par la FED, puis la BCE, pour rassurer sur les conséquences économiques du coronavirus et qui se sont révélées insuffisantes. Depuis les cours oscillent entre espoirs et doutes, tandis que les prix du pétrole plongent, entraînant avec eux les banques qui sont encore très engagées dans les industries carbonées.

Le VIX, autrement appelé “indicateur de la peur” car il mesure les fortes variations de prix, a atteint son plus haut niveau depuis la crise de 2008.

Cette volatilité sur les marchés témoigne de l’incertitude totale dans laquelle le système économique se trouve plongé. Les évolutions hiératiques des indices boursiers, passant d’un jour à l’autre d’une baisse à une hausse l’illustrent. Autre exemple, le VIX, autrement appelé “indicateur de la peur” car il mesure les fortes variations de prix, a atteint son plus haut niveau depuis la crise de 2008 (3). Tous les indicateurs sont au rouge, mais le pire est à venir. Avec la consommation réduite au minimum, la contraction des échanges liées à la fermeture des frontières, la contagion à l’économie réelle sera inévitable. Pour en mesurer l’ampleur, les grèves de décembre forment un bon aperçu, quoique limité. En effet, contrairement à ce qu’évoquaient les commentateurs d’alors, le pays était loin d’être bloqué. Par ailleurs, durant la grève de décembre, une partie de la consommation s’était reportée sur la vente en ligne qui sera, selon toute vraisemblance, elle aussi fortement réduite. En tenant également compte de l’impact sur le tourisme, qui représente 7,4 % du PIB (4), et du commerce international qui représente tout de même 2,6 % du PIB (5), il est possible d’estimer l’impact sur le PIB. Chaque mois d’interruption représenterait une baisse nette d’environ 32 Md€, soit une perte de 1,33 % de PIB par mois, supérieure à celle annoncée par le gouvernement pour l’année (6). En réalité, les pertes seront vraisemblablement plus importantes car elles s’étaleront dans la durée, toucheront bien d’autres secteurs, et auxquelles il faut ajouter l’écart avec la croissance prévisionnelle 2020 prévue en décembre 2019 à 1,1 % (7).

Par ailleurs, l’emploi en CDD et en intérim, qui représentait 3 millions d’emplois fin 2019 (8), est potentiellement menacé par l’incertitude économique, et pourrait considérablement faire augmenter le chômage. Naturellement tous ces emplois ne sont pas directement mis en cause, mais cela constitue une approche potentielle pour intégrer les CDI rompus à la suite de faillites. Par ailleurs, toutes ces personnes risquent hélas d’être exposées aux conséquences de la réforme de l’assurance chômage, désormais prévue pour septembre (9).  

L’économie en maladie chronique

Cette paralysie de l’économie va faire exploser les risques déjà présents en y faisant ressortir les fragilités chroniques. La contagion va passer principalement par le niveau d’endettement des acteurs privés, qui a atteint ces dernières années des records (10), avec une croissance particulièrement importante en France. Il s’agit de la faiblesse intrinsèque de notre modèle économique, qui repose encore principalement sur le crédit pour alimenter la production et la consommation. Ce modèle de fonctionnement n’est pas préparé à un arrêt brutal. Il nécessite une circulation des fonds régulière dans l’économie pour affronter les échéances de prêt, ce qui reste le principal souci des pouvoirs publics à cette heure. 

Le libre marché sans intervention de l’État n’est pas du tout préparé à un mouvement brusque et imprévu. En effet, les investissements sur les marchés, tout comme les prêts reposent sur des anticipations : il s’agit d’engager des fonds en fonction d’un prévisionnel de revenus futurs, et de s’assurer de sa bonne réalisation. Ainsi, ces dernières années, les cours des actions ont grimpé, compte tenu d’anticipations favorables sur l’évolution des cours, entretenant ainsi la hausse par le jeu de l’offre et de la demande. Le même phénomène intervient sur le marché immobilier, où les agents acceptent un prix élevé avec la perspective d’une revente à un niveau plus élevé. Naturellement en cas de renversement de tendance, ce commerce des promesses, pour reprendre l’expression de Pierre-Noël Giraud, s’interrompt brutalement, et le cycle haussier s’inverse. 

Le libre marché sans intervention de l’État n’est pas du tout préparé à un mouvement brusque et imprévu.

Ces difficultés inhérentes au système capitaliste en régime libéral sont accentuées par les difficultés accumulées ces dernières années. En effet, en réponse à la crise de 2008, puis à celle des dettes souveraines, les banques centrales ont mené des politiques actives d’encouragement à l’endettement, par des taux proches de zéro et l’injection de liquidités dans le bilan des banques pour favoriser les prêts, 2700 Md€ cumulés pour la BCE en 2020 (11). Ces politiques ont conduit les entreprises et les particuliers à s’endetter, attirés par les taux bas. En France, le niveau d’endettement des agents privés a atteint 135,4 % du PIB en fin d’année 2019, bien au-delà de l’endettement public, atteignant ainsi un des niveaux des plus élevés d’Europe. Ce mur de dettes, contractées au moment où les perspectives de remboursement étaient favorables, risque de se fissurer d’un seul coup, faute pour les emprunteurs de pouvoir assumer leurs charges. 

La politique des banques centrales a également contribué au gonflement des prix sur les marchés financiers. D’une part, la politique de taux bas a contribué à rendre les actions attractives comparées aux obligations, aux titres de dettes privés, dont le rendement diminuait. D’autre part, les liquidités injectées qui ne trouvaient pas de débouchés sous forme de crédit aux entreprises sont venues alimenter un cycle spéculatif sur les marchés, sans commune mesure avec les perspectives de développement de l’économie. C’est aujourd’hui cette dynamique qui explique la baisse brutale des cours. 

La crise de 2008 avait également conduit les décideurs à prendre des décisions visant à sécuriser le secteur bancaire, et à éviter un nouveau sauvetage par l’argent public. Il est vraisemblable que ces mesures seront insuffisantes. En effet, les standards internationaux exigent désormais que les banques conservent une réserve de fonds propres de 10,5 % de leurs risques estimés, contre 8% avant la crise. Toutefois, le niveau des risques, matérialisés par les défauts de remboursements, risque d’exploser avec les difficultés des entreprises face à l’interruption de leur activité, et des particuliers frappés par une perte de revenus. Or ces réserves, quoique plus élevées, sont disponibles à l’issue d’une période où la rentabilité des banques, en particulier européennes, s’est effondrée, contrairement à 2008. Ces dernières ont vu leurs revenus rognés par la baisse des taux d’intérêt qui a comprimé les marges, tout en subissant la concurrence des banques en ligne. Dans le même temps, leurs coûts fixes ont connu une progression régulière, notamment sous l’effet d’investissements informatiques ou en conformité suite à des sanctions. Les données sont spectaculaires : le rendement des capitaux propres pour le secteur bancaire était de 15 % en 2005 et 2006, il n’a pas dépassé les 5 % en Europe entre 2011 et 2016 (12). Ainsi, les réserves constituées par les banques ces dernières années suffiront peut-être à essuyer le choc immédiat, mais leur niveau déjà réduit de rentabilité leur laisse peu de marges de manœuvre pour en affronter les effets à moyen et long terme.

De la même façon, les États qui sont intervenus massivement en 2008 et en ont subi le contrecoup quelques années plus tard ne s’en sont pas remis. L’endettement public, tant aux États-Unis qu’en Europe, n’a fait qu’augmenter ces dernières années. Pour l’heure les États continuent de bénéficier de conditions d’emprunts favorables, permettant de financer les mesures d’urgence. Mais ce climat risque de s’interrompre brutalement sous le double effet de l’alourdissement des dépenses, et surtout du tarissement des recettes, faute d’activité économique.

Des innovations financières aggravent les risques

Enfin, le système financier reste la victime de sa formidable capacité d’innovation. Deux exemples pour l’illustrer : le développement ces dernières années du trading haute fréquence, et le développement d’un nouveau produit de financement des banques, les contingent convertibles bonds (co-co). 

Ainsi, ces dernières années, les traders ont été remplacés par des ordinateurs, de plus en plus puissants, permettant des opérations de plus en plus rapides. Il représente aux Etats-Unis au moins 50 % des volumes échangés (13). Cette activité est fondée sur des algorithmes qui prennent des décisions automatiques à partir des statistiques passées et obéissant à des règles de décision de plus en plus complexes. S’il existe des règles dédiées en cas d’effondrement des cours, le trading haute fréquence a sa part dans la panique actuelle, à travers son action pro-cyclique. En effet, toutes les théories sur l’autorégulation du marché sont invalidées par les mouvements en période de crise, où la baisse des cours appelle la baisse des cours. Les ordinateurs et l’intelligence artificielle n’ont pas fait encore preuve de leur supériorité sur les décisions humaines. Ils accompagnent le mouvement général de baisse, en considérant qu’il vaut mieux vendre le premier avant que les prix ne baissent davantage. 

Une nouvelle fois le système financier est pris à son propre piège.

De la même façon, la crise de 2008 avait été amplifiée par l’innovation financière, et les opérations de titrisation pour lesquelles les investisseurs n’avaient pas pris la bonne mesure du risque sous-jacent. Une nouvelle fois le système financier est pris à son propre piège. Les cocos, contingent convertibles bonds sont des titres de dette perpétuelle. À échéance régulière, l’émetteur peut décider de renouveler la dette (d’où son statut de perpétuelle) ou bien la convertir en capital (d’où son statut de convertible), dès lors que certaines conditions financières sont réunies (d’où la notion de contingent). Ces produits ont été prisés par les banques qui pouvaient ainsi émettre des dettes qui étaient assimilables à du capital auprès des régulateurs en raison de leur statut convertible, pour répondre aux exigences légales. Les investisseurs ont été eux été particulièrement friands de ce type de produits, mieux rémunérés qu’une dette classique en raison du risque de transformation en capital, attiré par de meilleurs rendements sur un marché où les taux d’intérêt étaient réduits. 

Mais depuis son lancement en 2009, aucune banque n’a eu à convertir ces titres en capital, rendant possible la perte totale de l’investissement en cas de dégradation des conditions de marché. Dans la situation actuelle, et pour affronter les difficultés à venir, les titres risquent d’être intégrés par les banques pour renforcer leurs fonds propres. Les investisseurs sont ainsi exposés à une perte de 160 Md€ (14), certainement pour l’heure sous-estimée. Pourtant, un premier cas emblématique s’est manifesté le 11 mars, la Deutsche Bank, qui était déjà en difficulté avant la crise, ayant annoncé ne pas rembourser un titre de 1,25 Md$, ce qui pourrait être le début d’une longue série (15)

Des réponses qui présentent déjà leurs limites

La réaction des banques centrales et des États, qui ont tardé à prendre la pleine mesure de la situation sanitaire et de ses effets économiques, s’avère en être en décalage avec les vrais risques. Les mêmes outils qu’en 2008 ont été employés, alors qu’ils ont largement été usés depuis lors, et qui plus est de façon non concertée. En effet, la priorité a été d’injecter des liquidités sur le marché et d’en libérer auprès des banques afin d’assurer la continuité des marchés. Si cette arme était nécessaire à très court terme, elle n’est pas adaptée aux enjeux. Contrairement à 2008, il ne s’agit pas d’une crise financière qui risque de se propager à l’économie réelle, mais l’inverse. Faute d’activité réelle, les circuits financiers risque de fonctionner à vide. 

Bien que l’Union Européenne soit revenue, cas de force majeure, sur nombre de ses dogmes, il reste que les outils disponibles sont pensés dans un cadre libéral de fonctionnement normal du marché. Ils sont devenus caducs.

Le virus risque donc de provoquer une crise non de liquidité mais de solvabilité. Il s’agit de déterminer à quel moment les actifs d’une entreprise, incluant les perspectives de revenus futurs ne suffisent plus à assumer ses coûts. Il s’agira donc moins de rétablir la confiance entre les établissements bancaires mais de savoir quelles entreprises seront capables de survivre à ce défaut d’activité. En effet, les capacités de production seront trop limitées pour rattraper le manque à gagner lié au confinement, en particulier dans les secteurs les plus exposés tels que le tourisme. Par ailleurs, cette situation pourrait se révéler fatale aux entreprises disposant de faibles marges, ou qui rencontraient déjà des difficultés. 

Cette politique risque également d’être limitée par le retour de l’inflation. En effet, à l’issue de la période de confinement, l’épargne constituée par les ménages va se heurter à une machine productive désorganisée, ce qui risque de faire monter les tensions inflationnistes. À ce moment-là, les banques centrales seront face à un dilemme : ou bien maintenir des taux bas et accepter de laisser filer la hausse des prix, ou bien obéir au dogme de la stabilité monétaire en relevant les taux, et en prenant le risque d’aggraver les difficultés de l’économie en rémission. 

Synthèse des mesures prises par les banques centrales et les États aux États-Unis et en France

Or les décideurs ne semblent pas avoir pris la mesure complète de cette situation. En prenant des mesures pour faciliter le crédit, ou en leur permettant de reporter des charges, ils tentent de faire gagner du temps à des entreprises qui auront in fine besoin d’argent. Ces outils risquent au contraire d’aggraver la situation, alors que la question sera de savoir quelle entreprise sera en capacité de survivre. Si la lance à incendie est utile pour combattre le feu, elle devient en effet contre-productive en cas d’inondation. Ce doute risque plus sûrement de gripper le système financier, faute de certitude sur les capacités de remboursement des entreprises. Par ricochet les banques seraient à leur tour menacées, la question étant de savoir à quel niveau s’étaleront les pertes sur les crédits pour chacun des établissements. 

Bien que l’Union Européenne soit revenue, cas de force majeure, sur nombre de ses dogmes, il reste que les outils disponibles sont pensés dans un cadre libéral de fonctionnement normal du marché. Ils sont devenus caducs. En effet, si l’on croit que les marchés sont efficients, il est alors nécessaire de se protéger simplement contre des défaillances individuelles, mais il n’existe pas de risque systémique possible. Dès lors, les outils de secours en banque ont été pensés en cas de difficulté d’un seul établissement, mais non dimensionnés en cas de difficulté structurelle du secteur. De la même façon, le mécanisme européen de stabilité, doté à ce jour de 410 Md€ (16) et qui constitue un fond de secours à échelle européenne, ne permettra pas de secourir l’ensemble des pays qui progressivement se referment. 

La fermeture temporaire des marchés, ou de ses compartiments les plus spéculatifs, limiterait pour un temps la panique, de même que certains comportements opportunistes. Si l’économie tourne au ralenti, il est malsain que la finance ne soit pas mise en quarantaine.

Pourtant, en acceptant que les marchés soient sortis d’un fonctionnement normal, des mesures pourraient être prises. Ainsi, comme demandé depuis plusieurs jours, la fermeture temporaire des marchés, ou de ses compartiments les plus spéculatifs, limiterait pour un temps la panique, de même que certains comportements opportunistes (17). Si l’économie tourne au ralenti, il est malsain que la finance ne soit pas mise en quarantaine. Dans ce type de période, la taxe sur les transactions financières, pourtant tant décriée, devrait être relevée, pour rendre plus coûteux les mouvements de capitaux de court terme, et notamment brider le trading haute fréquence. Enfin, alors que la période des assemblées générales d’entreprises semble irrémédiablement compromise, il serait nécessaire d’annuler la politique de distribution de dividendes. Cela éviterait que les mesures publiques de soutiens aux entreprises ne bénéficient à des actionnaires soucieux de compenser leurs pertes sur les cours de bourse. Surtout, cette mesure mettrait à disposition des entreprises environ 50 Md€ pour renforcer leurs capitaux propres (18), soit le double des mesures prises actuellement par le gouvernement. Ces mesures immédiates en appellent également d’autres sur le long terme, plus structurelles, en nationalisant les industries stratégiques et en engageant un vrai plan de relance écologique. 

 

  1. https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/l-article-a-lire-pour-comprendre-la-guerre-petroliere-qui-fait-tousser-les-places-financieres-sur-fond-de-coronavirus_3858713.html
  2. https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/les-banques-francaises-exposees-a-la-chute-du-petrole-1184295
  3. https://www.lepoint.fr/economie/retraite-epargne/bourse-la-folle-histoire-de-l-indice-de-la-peur-11-03-2020-2366753_2440.php
  4. https://www.economie.gouv.fr/cedef/statistiques-officielles-tourisme
  5. https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2c7eaae5-7a97-4cbf-9d85-7ae9b05b36fd/files/7cba2edc-fd9a-430c-a92f-12514424b6cb – page 26
  6. https://www.capital.fr/entreprises-marches/recession-en-vue-pour-la-france-le-pib-devrait-chuter-de-1-alerte-bruno-le-maire-1364904
  7. https://www.capital.fr/economie-politique/la-prevision-de-croissance-de-la-france-revue-en-forte-baisse-pour-2020-1357862
  8. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4314980 – figure 3
  9. https://www.lefigaro.fr/social/muriel-penicaud-annonce-le-report-de-la-reforme-de-l-assurance-chomage-20200316
  10. https://www.usinenouvelle.com/article/l-endettement-prive-bat-un-record-en-france.N879790
  11. https://www.franceculture.fr/emissions/la-bulle-economique/que-feriez-vous-avec-2400-milliards-deuros
  12. https://publications.banque-france.fr/baisse-de-la-rentabilite-depuis-2005-les-banques-francaises-tirent-leur-epingle-du-jeu?fbclid=IwAR3UQ6Qag0vY7fLJAi6nPPeTOVfjmMJ4U5m4HQR7ocUsQnwmICfJnKV_H_8
  13. https://www.centralcharts.com/fr/gm/1-apprendre/5-trading/16-automatique/312-l-impact-du-trading-haute-frequence
  14. https://www.bloomberg.com/quicktake/contingent-convertible-bonds
  15. https://www.reuters.com/article/us-deutsche-bank-bonds/deutsche-bank-opts-not-to-redeem-1-25-billion-of-debt-next-month-idUSKBN20Y29K
  16. https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/20/coronavirus-l-ue-prend-la-decision-inedite-de-suspendre-les-regles-de-discipline-budgetaire_6033897_3210.html
  17. https://www.franceculture.fr/economie/faut-il-aussi-confiner-la-bourse
  18. https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/01/09/ruissellement-de-dividendes-sur-le-cac-40_6025280_3234.html