Administration Biden : le retour du statu quo néolibéral

Joe Biden © Wikimedia Commons

Joe Biden a promis un début de présidence ambitieux, en rupture avec Donald Trump. Mais sous couvert de diversité, l’équipe gouvernementale réunie pour conduire ce programme apparaît minée par les conflits d’intérêts et ancrée dans le dogme néolibéral. De quoi tempérer l’enthousiasme qui semble accompagner l’entrée en fonction du 46e président des États-Unis.

Comme Barack Obama avant lui, Joe Biden entre en fonction dans une période particulièrement difficile. À la crise sanitaire et économique s’ajoute la catastrophe écologique – aux conséquences de en plus prégnantes aux États-Unis – et une crise politique profonde. Barricadé derrière dix mille militaires, Biden sera investi dans une capitale transformée en zone de guerre. Son discours devrait appeler à l’unité. Mais pour tourner la page du trumpisme, les mots ne suffiront pas.

Joe Biden doit impérativement réformer le pays. Le président démocrate, dont le parcours politique et les orientations néolibérales et interventionnistes ne plaident pas en sa faveur, n’a pas le droit à l’erreur. Ce sentiment semble largement partagé par le camp démocrate. Jim Clyburn, le numéro trois de la Chambre des représentants et soutien clé de Biden à la primaire, souhaitait que Bernie Sanders obtienne le ministère du Travail. Même Chuck Schumer, président du groupe démocrate au Sénat, milite pour des réformes importantes, dont l’annulation de la dette étudiante. Ces différents acteurs semblent avoir intégré la réalité du moment. Biden ne peut se contenter de gouverner comme Barack Obama, ou de tenir la promesse qu’il avait faite à ses riches donateurs au printemps 2019, lorsqu’il leur avait assuré qu’avec lui, « rien ne changera fondamentalement ». Biden a-t-il pris la mesure des nouveaux enjeux ? La composition de son cabinet permet de se faire une idée précise de la direction qu’il compte emprunter.

Pour constituer son équipe gouvernementale, Joe Biden doit composer avec les différentes factions du Parti démocrate. Outre un électorat qui s’est déplacé vers la gauche, Biden doit son élection au soutien de nombreux groupes d’influences, que ce soit les organisations de défense des droits civiques, les mouvements pour le climat, ou de nombreux syndicats. Mais sa campagne a également une dette envers les intérêts financiers qui l’ont inondé de liquidités, et les anciens candidats centristes qui se sont ralliés derrière lui avant le Super Tuesday. L’exercice d’équilibriste promettait d’être délicat.

Une équipe compétente, diverse et compromise par les intérêts financiers

Dans l’idée d’apaiser la gauche proche de Sanders, Joe Biden a nommé Neera Tanden au Budget. Cette présidente du think tank Center for American Progress a pris position contre l’austérité budgétaire, ce qui en fait un meilleur choix que les alternatives évoquées dans la presse. Mais Neera Tanden est surtout connue pour avoir travaillé pour la campagne de Clinton contre Sanders, et être une des personnes les plus agressives et hostiles au sénateur socialiste et ses électeurs, que ce soit sur Twitter où elle s’est fait une réputation sulfureuse ou sur les plateaux télé. Ses courriels révélés par Wikileaks, encourageant à bombarder la Libye et prendre son pétrole pour financer les interventions en Syrie et combler le déficit, n’ont pas grand-chose à envier aux tweets de Donald Trump. De plus, Tanden traîne la réputation d’un manager honnie par ses équipes, dont la capacité à diriger une administration semble douteuse. Sa compétence s’en trouve remise en question, ses anciens subalternes s’étant dits « choqués » qu’on lui confie un poste au gouvernement. Enfin, Bernie Sanders doit prendre la tête du puissant Comité du Budget du Sénat, ce qui le forcerait à travailler directement avec Neera Tanden. Ce choix a logiquement été interprété comme une déclaration de guerre à l’aile progressiste du parti, alors que les équipes de Biden, qui se vantent de ne jamais consulter Twitter, pensaient faire un geste vers la gauche démocrate en choisissant une femme d’origine asiatique.

À l’agriculture, Joe Biden reconduit l’ancien ministre d’Obama, Tom Vilsack. Critiqué pour sa proximité avec l’agro business, surnommé « Monsieur Monsanto », il est très mal perçu par les agriculteurs Afro-américains de Géorgie, qui n’ont pas digéré le fait qu’il ait licencié sèchement Shirley Sherrod, une légende de la lutte pour les droits civiques. Sa nomination risquait de coûter des voix aux démocrates en Géorgie lors des élections sénatoriales de janvier, qui ont déterminé le contrôle du Sénat. Mais Vilsak est un fidèle de la première heure. Ancien maire et gouverneur de l’Iowa, il a toujours soutenu Joe Biden.

Au logement, Biden nomme Marcia Fudge, une élue afro-américaine de l’Ohio qui avait déclaré vouloir l’agriculture, arguant que les femmes noires devaient obtenir des postes différents de ceux auxquels on les cantonne historiquement, tel que la santé ou… le logement. Ce choix est d’autant plus surprenant que Fudge préside la commission sur l’agriculture au Congrès, qui gère entre autres le programme d’aide alimentaire indispensable en période de Covid-19. Elle était tout aussi compétente que Vilsack pour diriger l’agriculture, et présentait l’avantage d’être très appréciée des agriculteurs afro-américains.

Le choix de Pete Buttigieg au ministère des Transports, un poste pour lequel sa seule qualification est « d’aimer prendre le train et de s’être financé dans un aéroport » selon la radio publique NPR, a provoqué l’hilarité de l’opposition républicaine, et d’une partie de la gauche démocrate qui voue à cet ancien opposant de Sanders une animosité particulière. Sans surprise, la presse a masqué le manque d’expérience de Buttigieg, par le fait qu’il était « le Premier ministre ouvertement homosexuel ».

Il s’agit là d’un thème récurrent, que d’aucuns qualifient de running gag. Souvent, le manque d’expérience ou les compromissions avec le privé des collaborateurs sélectionnés par Biden sont masqués par le fait que leur appartenance à une minorité constitue une avancée symbolique. Ainsi, on vante la nomination au ministère de la Défense du général à la retraite Lyod Austin, un Afro-Américain qui présente l’inconvénient de siéger au conseil d’administration de Raytheon, l’un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. Lyod Austin a passé trop peu d’années dans le privé pour être autorisé à effectuer cet aller-retour dans une administration publique. Comme pour le général Mathis nommé par Trump, ce choix nécessite une dérogation spéciale du Congrès.

Dans la même ligne, le ministère de l’Immigration (Department of Homeland Security – DHS) revient à Alejandro Mayorkas, un Hispanique qui travaillait déjà pour Obama. Le rapport interne du DHS l’avait épinglé pour ses multiples tentatives de contournement de la loi migratoire, dans le but de permettre à de riches donateurs démocrates de recruter de la main-d’œuvre étrangère sans se plier aux règles. Au lieu d’évoquer cette casserole, la presse salue la dimension historique de cette nomination : pour la première fois, un latino sera en charge de lutter contre l’immigration illégale.

Le plus révélateur reste les choix effectués en matière de défense et de politique étrangère. Le président démocrate nomme son ancien directeur de cabinet Anthony Blinken au poste de secrétaire d’État, et devait choisir Michèle Flournoy à la Défense. La paire a travaillé dans l’administration Obama avant de partir dans le privé fonder la société WestExec. Son slogan « Bringing the Situation Room to the board room », qui peut se traduire par « amener la cellule de gestion de crise de la Maison-Blanche dans la salle de réunion des comités exécutifs des entreprises » indique clairement le but de ce cabinet de conseil : jouer les intermédiaires entre les sociétés d’armement et le gouvernement. Sur son site, WestExec met en avant les liens de ses fondateurs avec la Maison-Blanche, et propose explicitement d’aider les entreprises à naviguer la complexité de Washington. En clair, il s’agit de faire ce que le New York Times qualifie dans un article dithyrambique de shadow lobbying, une pratique qui permet de contourner les lois mises en place pour encadrer le lobbyisme et le pantouflage. Bien que le Times regrette le fait que WestExec refuse de rendre publique la liste de ses clients, il a pu confirmer que l’entreprise a travaillé pour plusieurs fournisseurs spécialisés dans l’Intelligence artificielle, qui ont obtenu des contrats importants avec le Pentagone. La société emploie nombre d’anciens membres de l’administration Obama, et est partenaire d’un fonds d’investissement privé, Pine Island Capital. Le but de ce fonds est d’investir dans des sociétés d’armements, en particulier spécialisées sur l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies. Depuis la victoire de Biden, il a collecté 217 millions de dollars. Face au conflit d’intérêts manifeste, Biden a renoncé à nommer Michèle Flournoy à la Défense, lui préférant Lloyd Austin. Ce dernier n’a aucun lien avec WestExec, mais conseille également Pine Island Capital. Il n’est pas le seul à pantoufler dans le privé. Le poste de directeur du renseignement national (Department of National Intelligence) revient à Avril Haines, elle aussi cadre de WestExec et employée de Pine Island Capital. Le trio Blinken-Austin-Haines a donc été payé par un fonds qui investit dans les entreprises susceptibles d’obtenir les contrats d’armements qu’ils seront eux-mêmes chargés d’attribuer. Bien que légale, cette pratique s’apparente à de gigantesques pots-de-vin.

L’ancien membre de l’administration Obama Jake Sullivan, qui hérite du poste central de Conseiller à la Sécurité nationale, était également employé par un cabinet de conseil spécialisé dans l’industrie de la Défense. Tous ces individus partagent un autre point commun : ils sont situés à la droite d’Obama sur les questions liées à l’interventionnisme militaire. Blinken avait défendu l’invasion de l’Irak, Flournoy l’intervention en Libye, et Sullivan l’armement des groupes affiliés à Al-Qaïda en Syrie. Quant à Avril Haines, après avoir piloté le programme d’assassinat ciblé par drone sous Obama, elle avait défendu l’usage de la torture par la CIA. Ce ne sont pourtant ni leurs conflits d’intérêts majeurs avec le complexe militaro-industriel, ni leur interventionnisme militaire qui a été souligné par la presse, mais le fait que Avril Haines est une femme et Suilvan, un « jeune père ».

Pour la gauche démocrate, ces choix illustrent parfaitement ce que perdre une primaire signifie. Lorsqu’il n’est pas insulté, le camp progressiste doit se contenter des miettes. Tout n’est cependant pas noir. Si l’équipe économique compte deux vétérans du fonds d’investissement BlackRock en lieu et place des anciens dirigeants de Goldman Sachs plébiscités par Obama et Donald Trump, le département du Trésor revient à Jannet Yellen. Cette ancienne présidente de la FED et universitaire présente des prédispositions plus progressistes que Steve Mnuchin ou Timothy Geithner. Wall Street souhaitait imposer le protégé de Geithner, Lael Brainard. Biden a ignoré cette recommandation. Cependant, le fait que Yellen ait touché plus de 7 millions de dollars de rémunérations pour des dizaines de discours prononcés dans des grandes entreprises et institutions financières, depuis qu’elle a quitté la FED, ne plaide pas pour son indépendance.

Plus encourageant, le ministre de la Santé revient à un défenseur de la nationalisation de l’assurance maladie, Xavier Becerra, proche des idées de Sanders. De même, si John Kerry, l’ancien secrétaire d’État d’Obama connu pour ses positions de centre droit, est un choix modéré pour le poste d’envoyé spécial pour le climat, il peut se vanter d’avoir conduit les négociations de la COP21 pour les États-Unis et d’avoir le soutien tacite de la fondatrice du mouvement Sunrise. Surtout, il s’agit d’un nouveau poste qui témoigne d’une certaine prise de conscience de l’enjeu.

L’éducation revient à un ancien professeur et proviseur du secteur public, Miguel Cardona. Ce qui constitue un progrès incontestable, malgré ses dispositions favorables aux charter schools – ces écoles sous contratsqui tendent à se substituer aux écoles publiques. De même, Biden confie l’intérieur à Deb Haaland, une Amérindienne connue pour sa fibre progressiste et son soutien au Green New Deal. Ce ministère gère les terres appartenant à l’État fédéral, où de nombreux conflits entre Amérindiens et exploitants industriels se manifestent. Comparé à Obama, qui avait confié ce poste à un lobbyiste dévoué à la fracturation hydraulique et au développement des gaz de schiste, le progrès est indéniable. Sans même parler du poids hautement symbolique d’un tel choix.

Néanmoins, les deux principes directeurs qui semblent avoir conduit les choix de Joe Biden restent la loyauté et la diversité. De nombreuses femmes et personnes de couleurs rejoignent le gouvernement, mais ils proviennent majoritairement des équipes d’Obama, lorsqu’ils ne sont pas des collaborateurs historiques de Biden. Comme l’élue socialiste du Bronx Alexandria Occasion Cortez le déplore dans une interview, « Biden pioche dans l’administration Obama, qui piochait dans l’administration Clinton ». Si le renouvellement paraît limité, il n’en demeure pas moins réel. Le choix de Ron Klain au poste de directeur de Cabinet de Biden, salué par l’aile gauche démocrate, est incontestablement plus encourageant que ne l’était la nomination de Rahm Emanuel par Obama. Et comparée à Donald Trump, l’équipe assemblée brille par sa compétence. Cependant, nous sommes forcés de constater qu’aucun allié de Bernie Sanders et du courant qu’il représente n’a obtenu de poste majeur. Elizabeth Warren, un temps pressenti au Trésor, restera au Sénat. Si la gauche démocrate peut considérer que les choix de Biden constituent un petit pas dans la bonne direction, le progrès reste marginal.

La séquence de négociation du plan de relance Covid voté en décembre illustre bien le problème. Joe Biden s’était contenté de l’offre des républicains, soit 900 milliards de dollars, dont un chèque de 600 dollars à chaque Américain gagnant moins de 75 000 $ par an. Sanders exigeait des chèques de 2000 dollars. Pour forcer la main des républicains, il a usé d’une procédure parlementaire visant à retarder le vote du budget de la Défense. Biden et les sénateurs démocrates ont soutenu cet effort publiquement, ce qui a permis d’en faire une problématique victorieuse pour les élections sénatoriales de Géorgie. Depuis, Biden a fait machine arrière. Au lieu de demander au Sénat démocrate de voter l’attribution des chèques de 2000 $, il a inclus cette proposition dans un nouveau plan de relance, et revu le montant à la baisse : ce sera 1 400 $, portant le total à 2000 $ en incluant les 600 déjà distribués en décembre. Cette reculade n’est pas le résultat d’une négociation avec les républicains, mais avec lui-même. Dénoncée par la gauche du parti, elle illustre le problème au cœur de l’approche de Joe Biden et rappelle l’attitude d’Obama, qui avait lui-même réduit de moitié le montant de son plan de relance de l’économie, limitant la reprise économique et préparant le terrain pour Donald Trump.

Trump acculé entre impeachment et vingt-cinquième amendement

18 décembre 2019, adoption des articles de mise en accusation de Donald Trump. United States House of Representatives, domaine public

Après l’attaque du Capitole par une nuée de supporters galvanisés par un président aux abois résigné à une transition paisible mais refusant d’admettre sa défaite, une cohorte de législateurs exhorte le vice-président Mike Pence à invoquer le 25e amendement et se tient prêt à lancer une nouvelle procédure d’impeachment. Deux scénarii qui posent, respectivement, des questions sur les modalités de leur applicabilité.

« Stand back and stand by ». Tels avaient été les mots du président Trump en septembre 2020 au moment de condamner les exactions des Proud Boys, organisation masculiniste et suprémaciste blanche. Le 6 janvier, Donald Trump a réitéré en chauffant à blanc une foule acquise tout entière à ses théories spécieuses et prête à en découdre pour que le républicain se maintienne au pouvoir. L’attaque du Capitole par ses plus fervents soutiens semble être l’ultime estocade portée à la démocratie par un président au bord de la roche Tarpéienne.

Mike Pence à la hauteur de sa fonction ?

Le 6 janvier, peu avant le début de la session conjointe du Congrès, le vice-président s’était fendu d’une déclaration en totale rupture avec la volonté du Président qui ne cessait de l’exhorter à rejeter unilatéralement les votes du Collège électoral venant des États les plus disputés : « Quand surviennent des désaccords au sujet de l’élection présidentielle, au regard du droit fédéral, c’est aux représentants du peuple d’étudier les preuves et de résoudre ces désaccords au travers d’un processus démocratique. Nos Pères Fondateurs étaient profondément sceptiques quant à la concentration du pouvoir et ont fondé une République basée sur la séparation des pouvoirs et les freins et contrepoids sous l’égide de la Constitution des États-Unis. Investir le vice-président d’une autorité unilatérale lui permettant de décider du sort des contestations serait parfaitement antithétique à cette conception ». Devant cette déclaration, le président Trump s’était fendu d’un tweet vindicatif qui sera par la suite supprimé par Twitter : « Mike Pence n’a pas eu le courage de faire ce qui aurait dû être fait pour protéger notre pays et notre Constitution, en donnant aux États une chance de certifier un ensemble de faits corrigés, et non les faits frauduleux ou inexacts qu’on leur demandait de certifier auparavant ».

Si le vice-président semble, à moins de deux semaines de la fin de son mandat, avoir rompu avec la ligne du président, les conséquences de l’attaque du Capitole lui demandent de faire preuve de davantage de courage encore : alors que le Congrès, désormais à majorité démocrate, se tient prêt pour un second impeachment, la gravité de l’événement et les défections au sein de son cabinet motivent l’invocation du 25e amendement. Une invocation qui repose néanmoins en grande partie sur la volonté du vice-président et sur celle du cabinet, dont certains membres, à l’instar d’Elaine Chao (Secrétaire au Transport) et Betsy DeVos (Secrétaire à l’Éducation), ont préféré démissionner.

Le 25e amendement pour écarter Donald Trump du pouvoir ?

Adopté en 1967, le 25e amendement vient pallier les ambiguïtés de l’Article II, Section 1, Clause 6 de la Constitution, notamment le statut du vice-président. Au survenir des circonstances énumérées (« destitution, de mort ou de démission du président, ou de son incapacité d’exercer les pouvoirs et de remplir les devoirs de sa charge »), la clause ne précise pas si le vice-président devient président ou président par intérim (Acting President). Un degré d’abstraction suffisant pour avoir une incidence politique considérable : qu’il s’agisse du remplacement du président Harrison – décédé durant son mandat – par son vice-président Tyler, de l’état de santé fragile du président Wilson tenu secret ou de l’accord signé entre le président Eisenhower et le vice-président Wilson, l’histoire des États-Unis est jalonnée de soubresauts présidentiels. Si le « précédent Tyler » a permis de résoudre une controverse en particulier, l’histoire contemporaine a révélé bien d’autres pierres d’achoppement rendant nécessaire un amendement constitutionnel.

Proposé deux ans après l’assassinat du Président Kennedy, le 25e amendement vient préciser les conditions de succession et prévoit la possibilité de décharger un président de ses fonctions en cas d’incapacité. Cette dernière, matérialisée par la Section 4, pourrait néanmoins entraîner une crise constitutionnelle et ce en dépit des nombreuses voix qui réclament actuellement son invocation.

L’interprétation de la Section 4 passerait-elle par la Cour suprême ?

La Section 4 du 25e amendement dispose : « Si le vice-président, ainsi qu’une majorité des principaux fonctionnaires des départements exécutifs ou de tel autre organisme désigné par une loi promulguée par le Congrès, font parvenir au président pro-tempore du Sénat et au président de la Chambre des représentants une déclaration écrite les avisant que le président est dans l’incapacité d’exercer les pouvoirs et de remplir les devoirs de sa charge, le vice-président assumera immédiatement ces fonctions en qualité de président par intérim ». Quel sens donner à l’« incapacité » (unable) ? Cette problématique quant à l’interprétation de l’incapacité présidentielle est aussi vieille que la Constitution elle-même. Dans un article intitulé Presidential Inability and Subjective Meaning publié en 2009 dans la Yale Law Review, le docteur en droit Adam G. F. Gustafson rappelle que lors de la Convention constitutionnelle de 1787, le Délégué du Delaware John Dickinson avait soulevé cette question dont la réponse ne fut qu’un silence assourdissant. Si le vingt-cinquième amendement ne donne pas de sens précis au terme, le professeur de droit constitutionnel Akhil Amar estime que les Sections 3 et 4 doivent être lues in pari materia : c’est-à-dire lues à la lumière des textes traitant du même sujet. En outre, les auteurs du vingt-cinquième amendement, quant à eux, semblent exclure toute situation sans rapport avec les facultés physiques ou psychiques du président. Le Représentant Richard Poff mentionne ainsi un exemple où le président, « en raison d’une maladie physique ou d’un accident soudain, est inconscient ou paralysé et donc incapable de prendre ou de communiquer la décision d’abandonner ses pouvoirs ».1 De la même manière, le professeur de droit constitutionnel Brian C. Kalt précise dans son ouvrage consacré à l’incapacité selon le 25e amendement que « même si un président est incompétent, malfaisant, ou destructeur, la Section 4 ne fonctionnerait pas. […] La Section 4 n’est pas supposée s’appliquer à « l’impopularité, l’incompétence, la conduite répréhensible, le manque de discernement et la paresse » présidentielle ».2


Ainsi, dans l’éventualité où le vice-président Mike Pence déciderait d’invoquer le 25e amendement et parviendrait à satisfaire aux conditions prévues par la Section 4 (une déclaration écrite de la majorité du cabinet ou de la majorité d’un corps constitué via une loi du Congrès adressée au président pro-tempore du Sénat et à la Speaker de la Chambre des représentants), rien pour l’instant ne garantit que l’interprétation de la Section 4 qui en sera faite soit également celle d’une Cour et plus encore celle de la Cour suprême, majoritairement acquise au textualisme, approche interprétative chère au Juge Antonin Scalia et attachée au sens ordinaire du texte juridique. Le Congrès a ainsi d’ores et déjà préparé la mise en accusation du Président (articles of impeachment).

Impeachment ou late impeachment ?

Donald Trump deviendra le premier Président à subir deux procédures d’impeachment. Pouvoir exclusif de la Chambre des Représentants – quand le Sénat a le pouvoir exclusif de juger – la Section 4 de l’Article II de la Constitution prévoit que « Le président, le vice-président et tous les fonctionnaires civils des États-Unis seront destitués de leurs charges sur mise en accusation et condamnation pour trahison, corruption ou autres crimes et délits majeurs. ».


Mis en accusation pour subversion et obstruction à la certification des résultats des votes du Collège électoral, Donald Trump pourrait néanmoins achever son mandat avant d’avoir été jugé par le Sénat. Se pose alors la question du late impeachment (mise en accusation tardive) : Donald Trump peut-il être jugé après son départ de la Maison-Blanche ? S’il n’existe aucun précédent quant au late impeachment d’un président, les juristes divergent : le professeur Cass Sunstein de la Harvard Law School tend à penser que l’impeachment se limite à des personnes en exercice. À l’inverse, le professeur de l’Université de Caroline du Nord Michael Gerhardt estime que tant la Chambre des Représentants a voté l’impeachment durant l’exercice du mandat présidentiel, le Sénat a toute latitude pour juger à son rythme. Enfin, le professeur Brian C. Kalt du Michigan State University College of Law, dans les conclusions d’un article publié dans la Texas Review of Law & Politics, avance : « La structure constitutionnelle est également conforme à la mise en accusation tardive. Si le seul but de la mise en accusation était la destitution, il n’y aurait aucune raison de procéder à une mise en accusation tardive. Mais la destitution n’est pas le seul objectif de la mise en accusation. La mise en accusation est conçue comme un moyen de dissuasion visant à empêcher que des infractions ne soient commises au départ, et cet effet dissuasif serait gravement compromis s’il venait à s’estomper à l’approche de la fin d’un mandat. En outre, les personnes condamnées pour des actes de mise en accusation peuvent être disqualifiées de leur future fonction fédérale […] ».3 Parmi les précédents relatifs à l’impeachment, la mise en accusation du Secrétaire à la Guerre William Belknap apparaît comme la plus pertinente. Votée par la Chambre des Représentants quelques heures après sa démission, sa mise en accusation entraîna aussitôt le jugement du Sénat, lequel avait statué que la démission ne saurait mettre un terme à la procédure.4


Alors que le président Trump n’a pas écarté la possibilité de se représenter en 2024, l’éventualité d’une mise en accusation tardive pourrait mettre un terme à toute velléité de retour aux affaires publiques au niveau fédéral. Dans tous les cas, le président Trump devra, pour être destitué, être jugé coupable conformément aux dispositions prévues à l’Article I, Section 3, Clause 6 de la Constitution : « Nul ne pourra être déclaré coupable que par un vote des deux-tiers des membres présents ». En revanche, pour se voir disqualifié de toute fonction fédérale ultérieure, les précédents jouent en faveur des démocrates : les juges Humphreys (1862) et Archibald (1912) ont tous deux été disqualifiés au terme d’un second jugement à la majorité simple.5 Donald Trump pourrait ainsi voir ses espoirs de candidature à l’élection présidentielle de 2024, déjà minés par une fin de règne chaotique, définitivement anéantis.

1 Rep. Richard Poff, House Debate, Congressional Record, vol. 111, part 6 (April 13, 1965), p. 7941.
2 Brian C. Kalt, Unable: The Law, Politics and Limits of Section 4 of the Twenty-Fifth Amendment, p. 154.
3 Brian C. Kalt, The Constitutional Case for the Impeachability of Former Federal Officials: An Analysis of the Law, History, And Pratice of Late Impeachment, Texas Review of Law and Politics, p. 135.
4 Ibid, p. 94
5 Jared P. Cole and Todd Garvey, Impeachment and Removal, Congressional Research Service, p. 21.

Trump, un « canard boiteux » au pied du mur

Donald Trump jouant au golf
Donald Trump au golf – © Capture écran USA Today

Que peut encore faire Donald Trump durant le « lame duck », période de transition entre le président sortant et le président-élu ? Si son pouvoir de nuisance demeure important, Trump a une marge de manœuvre particulièrement réduite. Les freins et contrepoids propres au système politique américain y veillent.


Comme le rappelle la professeure Elaine Kamarck de la Brookings Institution dans une tribune publiée le 29 octobre dans le Los Angeles Times, « Trump n’est pas le Roi George III. Les Pères Fondateurs s’en sont assurés ». La Constitution des États-Unis, en vigueur depuis 1789, repose ainsi sur un système de freins et contre-pouvoirs visant à limiter l’arbitraire individuel.

Dès lors, quels sont les leviers qui restent dans les mains du président Trump ? Il peut encore gracier, en vertu de l’Article II, Section 2, Clause 1 de la Constitution, ce qu’il ne manquera sûrement pas de faire, a minima pour les personnes impliquées et condamnées dans le cadre des enquêtes liées aux interférences russes dans l’élection présidentielle de 2016. Si les constitutionnalistes s’interrogent toujours sur la possibilité par le président de se gracier lui-même, il devra néanmoins répondre des affaires judiciaires dépendant du droit des États fédérés. Seuls les crimes fédéraux lui seront pardonnés.

Du point de vue législatif, le président américain est pieds et poings liés : la Chambre des représentants est et restera démocrate. En dehors d’accords bi-partisans (notamment sur les plans massifs d’aides votés en réponse à la pandémie de Covid-19), le président ne pourra pas compter sur l’organe législatif pour compliquer les débuts de la présidence Biden, pas plus qu’il ne pourra compter sur le seul Sénat pour voter à la majorité simple (via l’« option nucléaire ») des traités à rebours du programme politique de son successeur : « La grande majorité des accords internationaux contraignants ne prennent plus la forme de “traités” nécessitant un vote des deux tiers du Sénat. Ils prennent plutôt la forme d’accords entre le Congrès et l’exécutif (Congressional-Executive Agreements) – une procédure dans laquelle la majorité simple de la Chambre et du Sénat adopte une législation appropriée – qui est ensuite signée par le Président » affirme Bruce Ackerman, professeur de droit constitutionnel à l’Université Yale.

« Trump n’est pas le Roi George III. Les Pères Fondateurs s’en sont assurés »

Sur le plan judiciaire, Donald Trump a nommé pléthores de juges, à commencer par la Cour suprême, au sein de laquelle il a installé trois juges au profil conservateur. Dans les cours fédérales, il en a nommé plus de 200. Le président sortant pourrait-il en nommer plus encore avant la fin de son mandat ? « Il y aura très peu de nominations supplémentaires » répond le professeur Ackerman, dont les interrogations se portent davantage sur les sujets de société dont la plus haute juridiction du pays pourrait se saisir. « La nomination de la juge Barrett à la Cour suprême consolide le pouvoir des ultraconservateurs à la Cour bien au-delà de l’administration Biden. La question est de savoir si la nouvelle majorité va utiliser son pouvoir pour annuler la décision Roe v. Wade ». En outre, la stratégie du président sortant se heurte aux garde-fous prévus par les auteurs de la Constitution. Les juges des cours fédérales siégeant à vie, leurs décisions sont en principe hermétiques à toute pression politique, à toute tentative de représailles. Elles peuvent certes être guidées par des opinions personnelles mais ne sauraient être vues comme un moyen au service d’un fin guidée par des intérêts personnels, par la nécessité de préparer la « vie d’après ». Les juges n’ont alors pour seule contrainte que l’obligation de faire preuve de bonne conduite (good behavior) dans leur charge. « Dans une monarchie, elle constitue une excellente barrière au despotisme du prince ; dans une république, elle constitue une barrière non moins excellente aux empiètements et aux oppressions du corps représentatif » affirmait ainsi Alexander Hamilton, l’un des auteurs de la Constitution, dans le Federalist Paper No. 78. Un fait qui a pu se vérifier récemment à l’issue des arguments oraux dans l’affaire California v. Texas : il est très peu probable que la Cour suprême déclare le Patient Protection and Affordable Care Act (« Obamacare ») inconstitutionnel, n’en déplaise à un président qui aurait tant aimé voir cette loi disparaître.

Reste les pouvoirs propres à l’exécutif. Donald Trump pourrait utiliser l’ordre exécutif (executive order) pour exprimer sa volonté en cette fin de mandat. Si cet instrument a une large portée, le calendrier et la faiblesse de cet outil normatif en minimisent considérablement l’intérêt. « Les executive orders éventuellement adoptés par Donald Trump pourront en effet être abrogés dès janvier par son successeur et il y a peu de chance qu’ils aient pu s’appliquer entretemps, d’autant que l’administration pourrait être rétive à leur donner une pleine effectivité compte tenu du contexte » analyse Samy Benzina, professeur de droit public à l’université de Poitiers. Un constat partagé par Elaine Kamarck qui rappelle que sur les 78 executive orders signés par le président Trump dans le domaine de l’environnement, seuls trente d’entre eux sont entrés en application. Devant une marge de manœuvre si réduite, le président sortant s’emploie donc à délégitimer Joe Biden et à entraver la transition. Une stratégie qui lui permet d’avoir un potentiel de nuisance important.

Entraver la transition, dernier recours d’un président déchu

En refusant de reconnaître la victoire de son adversaire, Donald Trump sape la légitimité de son successeur et attise la rancœur des 72 millions de voix qui souhaitaient sa réélection. « En déclarant qu’il a triché pour gagner, Donald Trump entend certainement, outre réduire sa blessure narcissique, limiter immédiatement les capacités d’action du président élu qui devra faire face à une Amérique encore plus divisée ou près de la moitié de l’électorat pense qu’il a volé son élection. Or sans légitimité démocratique forte, un président ne pourra pas mener les politiques qu’il souhaite, en particulier si le Sénat demeure républicain. Ce dernier sera incité à ne pas coopérer avec un Joe Biden perçu comme illégitime par une partie des électeurs républicains » note le professeur Benzina. Dans un second temps, Donald Trump pratique la rétention d’information en matière de sécurité en refusant l’accès au président-élu et à son équipe aux bureaux du gouvernement et aux documents relatifs à la sûreté du pays. « [Joe Biden] ne peut pas envoyer ses agents dans les diverses administrations pour être formés et informés sur les enjeux auxquels font face lesdites administrations, et il ne reçoit pas les “national security briefings“. Tout cela vise à ralentir et à empêcher Joe Biden d’avoir une administration pleinement efficace dès janvier dans un contexte de crise sanitaire inédit. » Une pratique qui n’est cependant pas du goût de certains sénateurs du Parti républicain qui mettent en avant des risques pour la sécurité des États-Unis et exhortent Trump à laisser les équipes du prochain président prendre connaissance des informations relatives à la sûreté du territoire. Une situation dangereuse qui ne s’achève que tardivement, puisque la victoire de Biden est enfin reconnue par l’Administration des services généraux (General Services Administration), l’agence fédérale dont l’administratrice, Emily Murphy, ayant jusqu’ici refusé de signer la lettre autorisant les équipes du président-élu démocrate à accéder aux agences et aux fonds de transition du gouvernement fédéral.

Outre la rétention d’information, Trump a considérablement purgé le Pentagone. Après avoir limogé sans ménagement le secrétaire du département de la défense Mark Esper pour le remplacer par le très loyaliste Christopher Miller, ce sont les fonctions supérieures du Pentagone qui ont été chamboulées par le jeu de chaises musicales auquel s’est livré le président, nommant aux postes-clés des personnalités particulièrement clivantes, à l’image de l’ancien général Anthony Tata. Devenu sous-secrétaire à la politique de défense, l’homme s’est illustré par le passé par des tweets conspirationnistes en qualifiant Barack Obama de « leader terroriste ». Une situation alarmante qui a poussé le chef d’État-major des Armées Mark Milley à s’exprimer sans équivoque : « Nous ne prêtons pas serment à un roi ou à une reine, à un tyran ou à un dictateur. Nous ne prêtons pas serment à un individu. Non, nous ne prêtons pas serment à un pays, une tribu ou une religion. Nous prêtons serment à la Constitution ».

Si elle n’est pas sans heurts, la transition entre Donald Trump et Joe Biden ne saurait pour autant être cataclysmique : outre les freins et contrepoids, le président déchu a d’ores et déjà laissé entendre qu’il pourrait revenir en 2024. Une volonté de revanche qui ne sied guère à une tentative de coup d’État – selon les mots de CNN –  ou à une politique de la terre brûlée.

TikTok + élections américaines = WTF (?)

Les influenceurs occupent désormais une place prépondérante dans la communication politique. Devenus incontournables avec l’émergence des nouveaux réseaux socionumériques, ces acteurs issus du marketing digital opèrent en prescripteur relatif pour toucher des groupes particulièrement larges, notamment chez les jeunes. TikTok, Snapchat, Instagram, autant de nouveaux espaces dont les usages bousculent les codes de la communication classique – et la stratégie à élaborer par les candidats. Ce nouveau phénomène ouvre-t-il un espace vers une démocratisation des prises de paroles et des forces de soutien ? Ou bien marque-t-il un pas supplémentaire vers la marchandisation, favorisée par les plateformes, des nouvelles voies d’influence du politique ? Le risque est grand de laisser cet espace aux seuls tenants de l’establishment. L’organisation d’une communication par le bas, par les militants qui s’approprient et maîtrisent les codes des réseaux, semble donc nécessaire pour concilier le militantisme avec ces nouvelles techniques de marketing politique. Par Marion Beauvalet. 


Les influenceurs constituent le point nodal entre la démocratisation des réseaux et l’incursion du capitalisme sur les plateformes : si les plateformes démocratisent les prises de parole, il n’est pas possible d’occulter le fait qu’elles sont elles-mêmes le produit du capitalisme et en perpétuent des règles et des principes.

Qu’est-ce qu’un influenceur ? Les influenceurs sont à différencier des prescripteurs absolus, comme peuvent l’être les médecins. Prescripteurs relatifs dans le sens où leurs propos et prises de positions n’engagent pas nécessairement les choix de ceux qui les suivent, les influenceurs ne formulent pas d’injonctions. Ce qui n’élimine pas pour autant une forme de conditionnement, notamment lié à la répétition de certains messages. L’incursion des influenceurs dans le champ politique modifie en outre la nature de leur statut, puisqu’ils ne s’adressent plus seulement aux personnes qui les suivent en qualité de consommateurs, mais de citoyens. Il convient ainsi de comprendre comment intégrer un réseau social à une stratégie politique définie en amont (I). Ce sont ensuite les différentes catégories d’influenceurs qu’il convient de distinguer : communique-t-on de la même manière sur TikTok selon qu’on soit pro-Sanders ou pro-Trump (II) ? Enfin de quoi la communication de ces influenceurs politique est-elle faite (III) ?

Le recours aux réseaux sociaux et par ce biais, à l’intégration des influenceurs dans une stratégie de campagne, ne constitue pas une rupture au sein des stratégies de communication politique. Pour Guilhem Fouetillou (cofondateur et directeur stratégie et innovation de Linkfluence, startup qui propose des solutions de monitoring pour analyser les données issues des réseaux sociaux), ces nouveaux espaces témoignent d’une amplification de phénomènes pré-existants qui tendent à gagner en intensité. Dans un récent reportage sur France 24, il distingue notamment trois niveaux d’utilisation des réseaux sociaux en politique : l’utilisation directe, la publicité, et la synchronisation des partisans. Dans cet article, nous nous limiterons au troisième versant, en montrant comment une telle finalité peut être remplie par le recours à ces nouveaux acteurs et actrices de la communication politique.

Réseaux sociaux et stratégie politique : à chaque élection son réseau de prédilection

Qui utilise quoi aujourd’hui ?

Chaque nouvelle élection, peu importe son échelon, voit s’agréger autour d’elle un certain nombre de médias, de journaux, de sites ou de réseaux sociaux. Le premier espace qui vient à l’esprit, quand on aborde le thème croisé de la politique et des réseaux sociaux, est Twitter. En juin 2020, Twitter comptait plus de 186 millions d’utilisateurs dans le monde, dont 67 millions aux États-Unis. Avec des formats courts de messages (140 caractères jusqu’en novembre 2017 puis 280), Twitter permet de partager publiquement des éléments de langage et les phrases marquantes d’un passage média. Il joue un rôle de relai de la presse politique et offre un espace de discussion, plus ou moins apaisé, sur l’actualité.

Les utilisateurs sur twitter sont plus jeunes, mieux diplômé que l'américain moyenCependant, qui utilise Twitter ? Nombre de twitternautes se contentent de scroller ou de retweeter sans créer eux-mêmes du contenu. Une enquête de 2019 du Pew Research Center indique que l’utilisateur américain moyen sur Twitter poste en moyenne une fois par mois, contre 138 tweets par mois pour les 10% les plus actifs sur la plateforme. Une enquête plus récente menée entre novembre 2019 et septembre 2020 montre que 92% du volume de tweets sont produits par seulement 10% des utilisateurs. Parmi ces 10%, on retrouve majoritairement des comptes identifiés démocrates ou sympathisants (69%). La même enquête révèle que le twitternaute moyen est plus jeune, mieux diplômé et a de plus haut revenus que le citoyen américain moyen.

Néanmoins, bien que Twitter soit désormais un espace investi par les jeunes, les générations dites Z et milliennials se tournent de plus en plus vers d’autres réseaux : Twitch, TikTok et Instagram. Selon une étude du morning consult, TikTok est en particulier préféré à Twitter chez les 13-16 et cheville ce même réseau auprès des 17-21. En effet, TikTok est un lieu de création plus facile à appréhender (pour le moment) pour des personnes qui ont toujours grandi avec un accès à Internet et un smartphone dans la main. Ces générations (la génération Z, les personnes nées en 1996 et après) disposent d’un rapport fluide aux nouvelles technologiques, ce qui était moins le cas pour les générations antérieures.

Quelles spécificités ces nouveaux réseaux ont-ils par rapport à Twitter ? TikTok ou Instagram répondent à des codes propres, qui viennent tant des particularités des différentes plateformes que des groupes sociaux auxquels ces espaces s’adressent. Ainsi, à chaque plateforme répond un usage, lié à un groupe social plus ou moins homogène. Laissant une équation cruelle à résoudre : comment les personnalités publiques peuvent-elles se les approprier, sans encourir le risque de bad buzz ? Il est en effet difficile d’objectiver la qualité d’une vidéo à moins d’interroger les cibles premières, les usagers et usagères presque archétypiques de ces réseaux. Très concrètement : un trentenaire sera très probablement gêné par les contenus politiques diffusés sur TikTok, cela signifie-t-il pour autant que le contenu est raté ? Pas nécessairement puisque ce n’est pas à lui que s’adresse en premier lieu ce contenu inédit.

Mais surtout, parce qu’ils reposent sur une forte personnalisation, ces espaces favorisent l’émergence d’influenceurs, avec leurs techniques de profilage associées. 72% des américains issus de la génération Z et millénials disent suivre un ou plusieurs influenceurs, contre 57% des personnes de la tranche d’âge 32-38 (selon le rapport du Morning consult).

Ainsi, en cartographiant les influenceurs et TikTokers américains, il est possible de saisir les stratégies et choix de communication faits à l’heure des élections présidentielles. Qui sont les créateurs des contenus les plus en vue ? Quelles sont les nuances et modulations au sein d’un même camp selon l’âge ou l’origine géographique des personnes qui produisent des vidéos ? Comment adapte-t-on l’usage même du réseau social selon l’électorat ciblé ? Une vidéo TikTok politique est-elle la même si on parle à un démocrate new-yorkais ou à un démocrate du Mississippi (spoiler : non). Quelles différences dans la communication peut-on noter de part et d’autre de l’échiquier politique ? Il serait intéressant de mettre en perspective ces stratégies et usages avec des contenus tirés de Twitter et Instagram, des mêmes utilisateurs ou des mêmes structures politiques.

Qu’est-ce qu’un influenceur ? Qu’est-ce qu’un micro-influenceur ?

Il va de soi que l’idée d’influencer des individus pour prescrire des comportements n’est pas un phénomène nouveau. C’est ce qu’Edward Bernays (Propaganda, 1928) a théorisé et pratiqué dès les années 1920. Pour inciter des consommateur à acheter du bacon, il a choisi de se rapprocher de médecins qui mettaient en avant l’intérêt du bacon sur la santé plutôt que de faire une simple publicité invitant à acheter ce produit. Le fait de se servir d’individus qui mettent leur image au service d’un produit ou d’une idée est consubstantiel à l’existence de la publicité et de la communication. Qu’apportent de nouveau nos influenceurs contemporains ?

Les influenceurs évoqués dans cet article ne sont pas les blogueurs des années 2000. Le poids des influenceurs contemporains va de pair avec une démocratisation de l’accès à Internet, à une massification des usages, et à son intégration dans le marketing d’influence. Les influenceurs se sont imposés comme acteurs en soi, coexistant avec les stars et célébrités dans le monde de la publicité. Le sentiment de promiscuité et d’identification qu’ils dégagent via les plateformes n’a pas la même intensité qu’une personne connue dans une publicité.

Il s’agit tout d’abord d’une question de statut et de nombre d’abonnés. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les micro-influenceurs ne sont pas moins convoités que leurs homologues « macro ». On considère qu’un micro-influenceur est quelqu’un qui dispose de 10 000 à 100 000 abonnés. Contrairement à la portée des influenceurs classiques, plus exigeants en termes de partenariats, de rémunération et d’audience, le nombre d’interactions que peut susciter un micro-influenceur le rendrait plus « rentable » pour les institutions qui voudraient se payer ses services. Les études en marketing sont cependant unanimes : la micro-influence permet de mieux atteindre l’audience visée. En effet, les utilisateurs des plateformes de réseaux sociaux se sentent aujourd’hui plus touchés par des personnes qui leur ressemblent.

Un micro-influenceur à la communauté plus restreinte se fait ainsi plus accessible, plus authentique et suscite davantage d’engagement qu’une personne dont toutes les photos sembleraient tirées d’un album photo de vacances dans les Bermudes. C’est ce que montrent des études de marketing : « les utilisateurs d’Instagram ayant moins de 1 000 followers ont généré des likes 8% du temps. Ceux qui ont entre 1 000 et 10 000 abonnés ont un taux de likes de 4%. Pour les utilisateurs qui ont entre 1 million et 10 millions d’abonnés, ce  taux est de 1,7% » (rapport de Markerly, agence d’influence en marketing).

Le recours à des micro-influenceurs, s’il ne constitue pas une alternative au fait d’obtenir le soutien d’un influenceur suivi par des millions d’abonnés, ne peut donc pas être écarté d’une stratégie de campagne. Cette forte personnalisation permise par la micro-influence est accrue par l’effet de bulle créé par les réseaux sociaux. Même en disposant de plusieurs milliers d’abonnés, il est fort probable que ceux-ci soient des personnes en accord avec ce qu’on poste ou tout du moins sensibilisées et manifestant un intérêt pour ce dont on parle, ce qu’on montre. Pour un même sujet, il est également probable que les cercles d’abonnés se recoupent, voire soient en grande partie similaire.

Autant de types d’influenceurs qu’il y a d’électeurs

Le renouveau des formes d’influence : la libération d’une parole politique ?

Aux États-Unis, la rupture remonte à l’élection de Donald Trump. Nombre de personnalités publiques s’étaient élevées pour déplorer son élection, en essayant de sensibiliser sur les dangers qu’elle représentait. Il s’agit d’un sujet sur lequel s’exprimaient traditionnellement les chanteurs et les acteurs, mais les influenceurs qui sont suivis au quotidien – parfois par des dizaines voire des centaines ou millions de personnes – ont désormais davantage de voix que les personnalités publiques de « l’ancien monde ».

La mobilisation au printemps 2020 autour du hashtag Black Lives Matter donne un bon exemple de ces nouvelles formes de prise de parole et de politisation par les réseaux. Entre le 26 mai et le 7 juin 2020, le hashtag a été utilisé plus de 47,8 millions de fois, devenant le deuxième plus relayé sur Twitter. Dans la période allant de novembre 2019 à septembre 2020, 3% des utilisateurs américains ayant un compte public ont publié avec ce hashtag selon l’enquête du Pew Researcher Center. Mais c’est sur Instagram que l’engouement autour de ce sujet a été le plus inattendu : The NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) a vu son nombre de followers augmenter de plus 1 million en l’espace de quelques mois et Black Lives Matter Los Angeles est passé de 40 000 followers sur Instagram à 150 000 en quelques semaines. Une activiste du compte Justiceforgeorgefloyd soutient ainsi dans un article de Recode « Ce mouvement a permis de toucher une audience plus large qu’elle ne le faisait sur Twitter. En pleine campagne présidentielle, nous devons aller là où sont les gens, et ils sont sur Instagram ».

Pour les influenceurs, prendre position avec le hashtag #Black Lives Matter pouvait néanmoins poser un certains nombres de questions. Par les effets de bulles de filtre ainsi qu’en raison d’une forte présence démocrate sur les réseaux, le sujet jouissait d’une hégémonie relative (tous les Américains ne soutenaient pas le mouvement mais les personnes les plus visibles sur les réseaux oui). C’est le reproche que certaines personnes adressent parfois à ces dynamiques : quand un sujet devient justement tendance, il perd en radicalité, et peine à transformer les marques de soutien en mobilisation réelle de la part des followers (un phénomène qui a pris le nom de slacktivisme, par opposition à l’activisme réel). Nombre de personnes demandent par exemple aux militants ou aux personnes qui veulent afficher leur soutien au mouvement Black Lives Matter de le faire sans toucher au hashtag du même nom, puisque cela obstrue et rend moins visible les publications des personnes qui font part de leur expérience. Notons ici que cette cause parvient à toucher au-delà des cercles militants ; avec une ampleur telle que la norme sur les plateformes est de soutenir la lutte antiraciste. Précisons néanmoins qu’il peut être plus risqué pour un individu de soutenir une personne et non une cause. Si cela constitue une impasse pour certaines personnalités publiques qui peinent à agréger des soutiens variés, Bernie Sanders a réussi à fédérer au point qu’une célébrité de réseau, en rendant public son soutien, ne mettait pas sa base ni sa popularité en danger.

Les réseaux sociaux sont aujourd’hui des lieux incontournables pour les militants. Le blog Digimind qui agrège des données concernant les réseaux sociaux rapporte que « Twitter a dépassé mercredi 3 juin 2020 son record d’installations de l’application avec 677 000 téléchargements dans le monde. Le chiffre des téléchargements aux États-Unis (140 000)  est le deuxième record du nombre d’installations quotidiennes depuis la naissance de Twitter. Ces records sont dus aux nombreux tweets sur la pandémie de coronavirus et relatifs aux protestations liées à la mort de George Floyd aux USA ». Les moments où la population prend position sont des moments où les personnes se tournent de plus en plus naturellement vers les réseaux sociaux, tant pour communiquer que suivre ce qui se dit. Ces pics de politisation vont de pair avec un rapport plus intense aux réseaux sociaux, faisant d’eux des espaces incontournables et alternatifs aux canaux traditionnels plus fermés et moins immédiats : chaînes d’information, blogs…

Ces plateformes constituent des lieux d’expression d’une urgence politique, particulièrement vive depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Il s’agit finalement de lieux pour prendre la parole et en ce sens, refuser l’ordre établi.

Payer des influenceurs ou valoriser des initiatives spontanées ? Entre communication et marketisation de la politique

Il convient au préalable de préciser que si les influenceurs incarnent un poste de dépense relativement inédit, celui-ci s’inscrit plus largement dans une stratégie numérique d’ampleur, dans laquelle chaque candidat dépense facilement plusieurs millions de dollars. Ils ne représentent en ce sens qu’une extension du domaine du marketing politique, un nouvel espace à occuper et dans lequel investir. Cependant, tous les influenceurs ne monétiseront pas leur soutien, celui-ci, une fois affiché publiquement, risquant de leur faire perdre en popularité.

Dès lors, l’enjeu est de taille pour les acteurs politiques : il faut soit créer des influenceurs, – valoriser des personnes ou espérer que des militants s’approprient un réseau social et ses codes pour qu’en découle un contenu inédit –, soit engager des personnes disposant d’une audience conséquente et d’une influence, – des prescripteurs d’opinion et de comportement 2.0 –, pour qu’ils rendent public leur soutien à une personnalité, à un mouvement.

« En revanche, M. Trump n’est apprécié que de 33 % des 18 à 34 ans, selon le sondage The Wall Street Journal/NBC, et les candidats démocrates ont accordé une attention particulière aux jeunes électeurs cette fois-ci, soutenant des propositions comme l’annulation de la dette des étudiants. Mais la génération d’électeurs qui croît le plus rapidement n’est pas celle des millennials, mais celle des séniors. Selon le Pew Research Center, les électeurs de plus de 65 ans devraient représenter près d’un quart de l’électorat en 2020, soit la proportion la plus élevée depuis 1970 » explique Michelle Hackman dans un article sur le vote des seniors et Donald Trump publié dans l’Opinion.

Aussi, toucher les plus jeunes permet d’activer un vote, de sécuriser un vote ou encore de sensibiliser des personnes qui seront les actifs de demain et les seniors d’après-demain.

Novatrices, incomprises ou dérisoires pour le moment, ces nouvelles plateformes constituent néanmoins des espaces qui vont se normaliser voire occuper une place centrale dans les scrutins à venir. À l’état d’ébauche, de tâtonnement pour l’heure, il incombe à celles et ceux qui s’emparent de ces réseaux d’en définir les règles puis d’en adapter les codes à des types de discours politiques, à des programmes, et à des cibles.

Dans un article du 13 février 2020, Taylor Lorenz explique que Bloomberg avait par exemple fait appel a Meme 2020, une boîte qui rassemble les personnes détenant des comptes influents. Voici la liste des comptes associés à Meme 2020 : @MyTherapistSays (5,6 millions d’abonnés), @WhitePeopleHumor (2,6 millions d’abonnés), @KaleSalad (4 millions d’abonnés), @Sonny5ideUp (1,4 million d’abonnés)…

« Si Michael Bloomberg, 77 ans, a cité la semaine dernière sur Instagram 50 Cent dans le légendaire tube How We Do, ce n’est pas par passion soudaine pour le rap. L’ancien maire de New York, qui pèse plus de 60 milliards de dollars selon Forbes, a accéléré sa campagne de publicité en ligne, à quelques semaines des élections du Super Tuesday (3 mars). En plus des 340 millions de dollars dépensés en trois mois, le candidat démocrate s’est rapproché de Meme 2020, une société créée par des influenceurs sur Instagram » détaillait Thomas Liabot dans un article publié dans le JDD.

L’audience derrière eux est forte de 60 millions de personnes comme l’indique Taylor Lorenz. Au mois de février, un article paru dans The Daily Beast indiquait par ailleurs que Bloomberg offrait 150 dollars à des internautes pour produire un contenu inédit à son propos. S’offrir les services de personnes influentes, comme le ferait une marque semble s’intégrer pleinement dans les budgets de campagne de certains candidats. Ce choix marque un peu plus l’écart entre les candidats de l’establishment, celles et ceux qui peuvent se permettre de dépenser des sommes conséquentes dans des postes annexes et non-nécessaires à une campagne, et les autres candidats, les outsiders qui ne peuvent pas engager des influenceurs à mettre leur image en jeu pour leur compte, et qui doivent centrer leurs dépenses de campagne sur des frais plus nécessaires.

“Le ciblage et la mobilisation des influenceurs et micro-influenceurs constitue un véritable business, un espace d’enchères et de mise en jeu de sommes conséquentes ; il s’agit de quelque chose de plus en plus mobilisé et d’un espace finalement nécessaire à investir.”

« Nous devons toucher tous les aspects de la vie des gens afin d’être omniprésents pour atteindre notre but, déclare Ben Wessel, directeur exécutif de NextGen America. Nous croyons depuis longtemps que l’humour et l’influence sont les moyens pour toucher cette population [plus jeune]. » peut-on lire dans un article rédigé par Emily Glazer dans L’Opinion. La journaliste indique également que « l’équipe de campagne de M. Sanders a travaillé ponctuellement avec des influenceurs qui l’avaient contactée pour diffuser son message auprès de leurs followers sur des plateformes comme YouTube et Twitch, qui appartient à Amazon. Son équipe avait déjà travaillé avec des influenceurs des médias sociaux lors des élections de 2016 ». Le ciblage et la mobilisation des influenceurs et micro-influenceurs constitue un véritable business, un espace d’enchères et de mise en jeu de sommes conséquentes ; il s’agit de quelque chose de plus en plus mobilisé et d’un espace finalement nécessaire à investir.

Laisser une plateforme, un réseau, à son adversaire, reviendrait à ne pas couvrir un espace géographique, or dans la conquête du pouvoir, il faut être présent partout. Cela ne coûte pas forcément cher, mais il demeure risqué de laisser aux autres un espace en friche. D’autant que, si beaucoup de personnes sur ces réseaux ne sont pas en âge de voter, ils constituent l’électorat de demain.

Un marché mais pas uniquement…

Si certains doivent payer pour cela, d’autres candidats savent s’attirer l’intérêt, la force de travail, et la créativité de certains influenceurs ou de communautés. Cela avait été le cas en France avec Jean-Luc Mélenchon et les utilisateurs de Discord en 2016. Aux États-Unis, certains influenceurs ou célébrités avaient spontanément annoncé leur soutien à la campagne de Bernie Sanders. Bien sûr, le fait d’avoir des contenus inédits par des personnes qui soutiennent et souhaitent mettre en valeur un candidat n’entre bien évidemment pas en contradition avec le fait de payer pour des contenus sollicités à côte.

Les deux exemples cités plus haut éclairent le fait que si l’influence constitue un marché important, les internautes les plus créatifs et les plus jeunes sont enclins à afficher et à créer pour des candidats en rupture avec l’ordre établi, de gauche notamment. L’hypothèse est celle de la concordance de ces programmes avec les préoccupations des plus jeunes électeurs (pour rappel en 2017, 27% des 18-24 ans avaient soutenu Jean-Luc Mélenchon, de même pendant les primaires d’investiture, les 18-29 ans avaient plébiscité Bernie Sanders).

On a là un cercle vertueux et une forme d’adéquation qui se dessine : pour communiquer sur internet, quoi de mieux qu’une personne rompue aux codes des réseaux, à leurs nuances, et qui appartient directement au groupe auquel il veut parler ? Les communicants et experts de la communication n’ont qu’à bien se tenir.

Que disent concrètement les influenceurs ?

Cette matrice permet  de saisir le  positionnement politique approximatif et le poids sur les réseaux sociaux d’un certain nombre d’influenceurs. Pour les stars, il est difficile d’objectiver un nombre d’abonnés, leur influence étant finalement antérieure et indépendante de leur existence sur les réseaux sociaux. Leurs prises de position sont parfois publicisées dans des contenus en ligne (cela avait été le cas avec Les Strokes ou Emily Ratajkowski, qui avaient affiché leur soutien à Bernie Sanders), mais peuvent aussi l’être dans la presse ou juste être connus et inscrits dans les esprits. L’appartenance à la scientologie de Tom Cruise est à titre d’exemple connue de nombre de personnes qui ne sont pas forcément présentes sur les réseaux sociaux.

https://www.instagram.com/p/B7HKToihoS9/

TikTok, Instagram, à quelle plateforme se vouer, avec quelle personne communiquer ?

TikTok permet pour l’heure des contenus politiques innovants, originaux, et qui sont surtout le fait de militants pour les contenus les plus viraux. Alexandria Ocasio-Cortez reste une adepte des stories Instagram quand Donald Trump utilise abondamment Twitter. Les contenus les plus intéressants sont ceux des militants. Se promener sur les hashtags #Bernie2020 ou encore #Trump2020 sur TikTok permet d’appréhender la créativité des utilisateurs. Une chose est au préalable à noter : ces hashtags sont également des espaces de lutte. #Trump2020, est en ce sens totalement approprié par des utilisateurs de gauche ; ils produisent des contenus se moquant de Donald Trump et font passer leurs vidéos sur les canaux des militants républicains.

@thegirlwithamicrophone

🎤🎤🎤 #fyp #fdt #lgbt #maga #trump2020 #foryoupage

♬ original sound – girl with a mic 🕶️🎤

C’est par exemple le cas de cette vidéo, aimée 4,8 millions de fois au 13 octobre 2020. Il s’agit de la vidéo qui a obtenu le meilleur score sur le hashtag de soutien au président sortant. Son contenu est pourtant critique (« fuck Donald Trump »). Du côté des réels soutiens, Bernies Sanders avait partagé la vidéo de just_a_weird_lemon (34 900 abonnés au 13 octobre 2020). La vidéo reprend les codes du réseau : un travail de montage, une musique, des textes pour quelque chose à même de facilement devenir viral.

Les profils assument pour beaucoup être des profils militants, c’est par exemple le cas de @kristensoulina, jeune militante politique qui met en scène son militantisme ; le poids de la dette étudiante, pourquoi préférer Bernie Sanders : elle aborde avec de courtes vidéos beaucoup de ces sujets. Une stratégie beaucoup plus efficace pour toucher ses pairs que de longues publications Facebook. Comment ?

Le fait de s’approprier les codes de l’application et de créer des contenus qui deviennent viraux (c’est-à-dire faire en sorte que sa vidéo s’inscrive dans une tendance) permet de légèrement dépasser les effets de bulle, particulièrement difficiles sinon impossibles à dépasser avec la plupart des réseaux sociaux. En effet, sur TikTok, contrairement aux autres plateformes, on peut non seulement suivre des personnes mais le fil de publications est avant tout constitué de publications semblables à celles qu’on regarde. On peut ainsi suivre des profils de militants politiques, mais si on surfe sur des hashtags avec des vidéos de cuisine, notre feed sera composé de contenus militants et de vidéos de cuisine.

Instagram est davantage saturé que ne l’est TikTok, qui pour le moment permet encore à de nouvelles personnes de s’imposer et d’accéder à la notoriété. Les personnes qui ont acquis une popularité avec leur compte Instagram ont souvent pu le faire lorsque le réseau était embryonnaire. C’est par exemple le cas de Chiara Ferragni qui s’était approprié le réseau très tôt pour devenir la blogueuse la plus influente, selon Forbes. Instagram est aujourd’hui beaucoup plus standardisé et bloqué que les plateformes plus récentes, de même que la communication politique est désormais extrêmement codifiée et sera plus difficilement un espace d’innovation.

https://www.instagram.com/p/B4cbuEHAVrV/

De plus, si l’âge des utilisateurs d’une plateforme augmente avec le temps, cela implique également une forme de limitation et d’adaptation des contenus. On imagine difficilement certaines tendances sur TikTok toucher des trentenaires ou même des jeunes actifs. Aussi, une plateforme peut être un moyen de toucher des niches et des segments particuliers, en adaptant la manière dont on communique et les contenus qu’on publie pour intéresser les gens. En 2019, Hootsuite affichait les données suivantes concernant l’âge et le genre des utilisateurs de la plateforme : 43% des femmes détiennent un compte Instagram aux Etats-Unis, contre un tiers des hommes.

Par ailleurs, la tranche d’âge la plus importante est celle des 25-34 ans, puis des utilisateurs plus jeunes. Regardez ce que publient ces tranches d’âge et vous pourrez deviner (avec des modulations géographiques) à quoi peut ressembler une publication d’un influenceur à laquelle on peut s’identifier à des âges comparables. Par exemple, lorsqu’elle veut inciter à aller voter, la micro-influenceuse Kaelin Armstrong Dunn dont on voit une publication ci-dessus intègre une photo à son feed : il s’agit d’une photo chez elle, avec un de ses cinq enfants. Une photographie simple, qui ressemble à un selfie de mère de famille avec son bébé. L’identification est facile et elle s’intègre à des publications sur la vie d’une mère de famille.

Si la palette de réseaux sociaux accessible aux candidats s’accroît perpétuellement, les choix de communication qui sont faits sont cruciaux : ce n’est pas parce qu’une nouvelle plateforme existe qu’il faut s’en emparer et dupliquer des contenus qui pourraient exister ailleurs. Cela implique également de faire des choix concernant les stratégies d’influence : Payer des influenceurs ? Ne pas payer ? Faire émerger des soutiens en les valorisant ? L’une des pistes les plus sûres est celle de l’autonomie de micro-influenceurs, sur TikTok notamment. Disposant d’une base et correspondant parfaitement au profil-type de l’utilisateur, ils produisent des contenus à destination de leurs pairs sans risquer de perdre en popularité.

 

Aux États-Unis, l’épuisement des aides fédérales plonge 8 millions de personnes dans la pauvreté

Le Congrès américain

Alors que les camps démocrate et républicain s’affrontent sur le montant du prochain plan de relance, l’épuisement progressif des aides prévues par le CARES Act a d’ores et déjà plongé plus de 8 millions de personnes dans la pauvreté.


Publiée le 15 octobre, une étude de l’Université Columbia révèle l’ampleur de la pauvreté dans un pays miné par la pandémie de Covid-19. Si les aides fédérales — chèques et allocations chômage exceptionnelles — ont permis de maintenir 18 millions de personnes en dehors de la pauvreté, leur expiration a plongé 8 millions de personnes dans la pauvreté, lesquelles sont venues s’ajouter aux 46 millions de personnes pauvres que comptent les États-Unis.

Une hausse de la pauvreté, malgré la réduction du chômage

En avril, attisée par un chômage culminant à 15 %, le taux de pauvreté a atteint 13,9 %. Un taux qui, selon l’équipe du Center on Poverty & Social Policy de l’Université Columbia, aurait pu frôler les 20 % sans les dispositions prévues par le CARES Act (Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security Act).

Votée en mars, le CARES Act a mis en place un vaste plan d’aides pour un montant de 2 200 milliards de dollars, parmi lesquelles une allocation chômage hebdomadaire supplémentaire de 600 dollars. Cette aide, qui a expiré le 31 juillet dernier, a cédé sa place à une allocation chômage de 400 dollars par mois, décidée par memorandum par le président Donald Trump. Néanmoins, ledit memorandum autorise les gouverneurs des États à procéder à ce versement de 400 dollars, une contribution qui « reflète une contribution fédérale de 300 dollars ». Autrement dit : 100 des 400 dollars sont à la charge et à la discrétion des États fédérés, comme l’indique une note diffusée par le Département du Travail. Dans les faits, d’après CNBC, il semblerait que seuls trois États (le Kentucky, le Montana et la Virginie-Occidentale) versent 400 dollars par semaine.

Cette provision s’ajoute à la mécanique complexe et hétéroclite propre au système fédéral américain, où chaque État a sa politique en la matière. Ainsi, le montant minimum d’allocation chômage et la durée d’indemnisation varient d’un État à l’autre. L’épuisement progressif des programmes d’aides laisse cependant de nombreuses personnes avec de moins en moins de ressources. Sans nouvelle législation, au 31 décembre 2020, la Pandemic Unemployment Assistance (d’un montant minimum de 106 dollars par semaine) cessera d’être versée : un scénario catastrophe pour les centaines de milliers d’Américains ayant cette aide pour seules ressources.

Dans le même temps, le chômage a considérablement diminué, passant de près de 15 % en avril à près de 8 % en septembre. Un rebond qui ne suffit pas à contenir une pauvreté qui va crescendo sous l’effet conjugué d’un taux de chômage qui reste élevé (le niveau pré-crise se situait sous les 4 %), des aides fédérales qui s’amenuisent et des lourdeurs bureaucratiques, laissant plusieurs millions de demandes dans l’attente. En conséquence, le taux de pauvreté s’est accru progressivement entre avril et septembre, passant de 13,9 % à 16,7 %. Une hausse qui concerne aussi les personnes en situation de grande pauvreté.

Bien que le CARES Act ait permis de maintenir temporairement des millions de familles en dehors de la pauvreté, l’étude menée par le Center on Poverty & Social Policy démontre que le plan d’aides n’a pas permis d’endiguer la progression de la grande pauvreté. Si l’étude observe une diminution de près d’un point entre février et mars, cette décrue s’explique en grande partie par le versement de l’Earned Income Tax Credit (EITC), un impôt négatif sur le revenu versé aux personnes à revenus faibles ou modérés. Ainsi, entre avril et septembre, 5 300 000 personnes sont entrées dans les statistiques de la grande pauvreté, c’est-à-dire comme percevant des ressources inférieures à 50 % du seuil de pauvreté. Cela représente un revenu mensuel inférieur à 500 dollars pour une personne seule de moins de 65 ans.

La progression de la pauvreté s’accompagne d’une augmentation de l’insécurité alimentaire. Selon le réseau de banques alimentaires Feeding America, 54 millions de personnes pourraient connaître la faim d’ici décembre. Pauvreté et insécurité alimentaire sont particulièrement prégnantes dans les États où n’existe que le salaire minimum fédéral, dont le montant (7,25 dollars de l’heure) n’a pas été réévalué depuis 2009. Ainsi, les États les plus pauvres (Mississippi, Louisiane, Nouveau-Mexique, Alabama) sont ceux où l’insécurité alimentaire est la plus préoccupante. En conséquence, ce sont aussi les États où les impayés de loyers sont les plus nombreux, ce qui laisse planer le risque d’expulsions massives et de défauts de paiement sur les crédits et ce, en dépit d’un moratoire fédéral sur les expulsions jusqu’au 31 décembre.

À l’instar des expulsions locatives, d’autres moratoires s’achèvent peu à peu, alors que la situation reste critique pour de nombreuses personnes. En Pennsylvanie, ce ne sont pas moins de 800 millions de dollars qui restent à recouvrir suite au moratoire sur les interruptions de services énergétiques. Des interruptions qui reprendront le 9 novembre, sauf pour les familles et petites entreprises en grande difficulté financière suite à la pandémie. Sur les 50 États, 36 ont instauré ce genre de moratoire. Néanmoins, à l’image de la Caroline du Nord, nombre d’entre eux se sont terminés ou se termineront bientôt sans aucune disposition pour protéger les plus précaires. Avant même la pandémie, l’Agence d’Information sur l’Énergie (U.S. Energy Information Administration) a annoncé qu’un tiers des foyers américains rencontre des difficultés à payer ses factures d’énergie. Une situation exacerbée depuis la crise économique qui touche en particulier la population noire et latine.

Une pauvreté qui touche particulièrement les minorités

Une personne noire ou latine sur quatre est actuellement considérée comme pauvre. C’est le constat alarmant qui ressort de l’étude du Center on Poverty & Social Policy. Le versement de l’impôt négatif EITC a permis de diminuer ce taux de près de 10 % en mars, avant que la pandémie ne provoque une augmentation considérable de la pauvreté au sein de ces populations. La pauvreté parmi la population blanche a ainsi augmenté de 0,8 % : cette augmentation est de 1,4 % dans la population noire et de 2,1 % dans la population hispanique. Des disparités face à la pauvreté qui s’expriment également de nombreux autres domaines : accès à l’emploi, au logement, au crédit bancaire et aux aides fédérales. Un mal qui touche aussi les entreprises détenues par ces communautés. Un rapport de la Federal Reserve Bank of New York publié en août révèle que l’activité des entreprises tenues par les communautés afro-américaine et hispanique ont respectivement décliné de 41 % et 32 %, des taux bien supérieurs au taux national qui est de 22 %. En juillet, Ron Busby, président de la U.S. Black Chamber of Commercetémoignait devant le comité aux petites entreprises du Sénat et affirmait que 70 % des membres de sa chambre n’ont pu obtenir de prêt dans le cadre du Paycheck Protection Program, mettant ainsi en exergue une discrimination bancaire flagrante à l’égard des entreprises détenues par des personnes afro-américaines.

Un nouveau plan de relance ?

La dégradation de la situation, déjà critique, pourrait être cataclysmique en l’absence d’un nouveau plan de relance. Les âpres débats entre les camps républicain et démocrate échouent pour l’instant sur le montant dudit plan : là où le président Trump voudrait un plan massif (« go big », avait-il déclaré sur Twitter), supérieur à 1 800 milliards de dollars, le Sénat voudrait se contenter de deux lois pour un montant total de 1 000 milliards de dollars. De son côté, le camp démocrate plaide pour un plan d’un montant de 2 200 milliards, de quoi émettre de nouveaux chèques de 1200 dollars, prolonger l’allocation chômage de 600 dollars par semaine et mettre en œuvre un plan d’aides tant pour les locataires que pour les propriétaires. Des disputes qui n’échappent pas au calcul politique le plus cynique : Mitch McConnell, leader de la majorité républicaine au Sénat, a averti la Maison Blanche qu’un accord sur un nouveau plan de relance pourrait être électoralement dommageable.

La bataille pour la Cour suprême des États-Unis secoue la présidentielle

Official White House Photo by Andrea Hanks, Flickr

Le décès de la juge à la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg (RBG), la doyenne du camp progressiste dans la plus haute institution du pays, bouleverse la présidentielle en plaçant la question de sa succession au cœur de la campagne. Une bataille qui montre surtout les difficultés du Parti démocrate à intégrer les dynamiques de pouvoir et jette un froid sur les futures perspectives politiques du pays. Explications.


« À moins d’un coup de tonnerre dans la dernière ligne droite, Joe Biden devrait remporter la présidentielle. » Sur la base de sondages remarquablement stables depuis six mois, les observateurs se rangent majoritairement derrière cet avis. [1]  Après une guerre évitée de justesse avec l’Iran, une tentative de destitution du présidentl’épidémie de Covid, la crise économique, les soulèvements « Black live matters » et les incendies apocalyptiques sur la côte Ouest des États-Unis, il semble difficile d’imaginer un nouveau rebondissement susceptible de peser sur l’élection. Et pourtant. L’hospitalisation récente de Donald Trump n’a fait que renforcer l’enjeu de la Cour suprême en replaçant cette question au coeur de l’actualité.

Dès l’annonce du décès de Ruth Bader Ginsburg, des milliers de personnes se sont spontanément rassemblées devant la Cour suprême pour une veillée funéraire. Du jamais vu pour un magistrat, fût-il associé à la plus haute juridiction du pays! Figure des luttes féministes, icône du mouvement progressiste, RBG jouissait d’un véritable statut de pop star. Outre les multiples produits dérivés à son effigie et deux films réalisés sur sa vie, son aura récente s’explique par les craintes qu’inspiraient la perspective de son décès pour le futur du pays. Chacune de ses hospitalisations faisait les gros titres et provoquait une angoisse profonde chez les progressistes.

Si son siège venait à être assigné à un juge conservateur, c’est l’essentiel des acquis des cinquante dernières années qui serait menacé  [2] Les larmes aux yeux, l’élue de New York au Congrès Alexandria Ocasio-Cortez a ainsi résumé l’enjeu dans une vidéo Instagram où elle appelle ses 7 millions d’abonnés à se mobiliser derrière le candidat démocrate : « La question n’est pas de savoir si vous êtes d’accord avec Joe Biden ou non, mais si vous voulez que notre démocratie survive ». Que la pérennité de la démocratie américaine soit remise en question par le décès d’une femme de 87 ans montre à quel point les institutions américaines sont fragiles et obsolètes.

La Cour suprême des États-Unis, clé de voûte d’un régime de moins en moins démocratique.

La constitution américaine place la Cour suprême au centre des institutions. En plus de servir de tribunal de dernier ressort, elle se prononce sur la constitutionnalité des lois votées par le Congrès et des actions menées par le pouvoir exécutif. Ses verdicts affectent durablement l’orientation politique du pays.

On associe souvent ses décisions à la conquête de droits nouveaux, comme le fameux Roe v. Wade (1973) qui constitutionnalisa le droit à l’avortement ou encore Obergefell v. Hodges (2015) qui légalisa le mariage homosexuel. Mais les décisions les plus marquantes touchent aux structures même de la démocratie et sont bien souvent le résultat d’efforts concertés pour faire aboutir une décision indéfendable au Congrès.

Parmi les plus importantes, on notera les verdicts aux procès Buckley v. Valeo (1976) et Citizen United v. Federal Election Comission (2010) qui déplafonnent le financement des campagnes politiques par les intérêts privés ; Shelby County v. Holder (2013), qui affaiblit considérablement le Voting Act de 1965 obtenu lors des luttes pour les droits civiques ; et Gill v. Whitford (2018), qui autorise le découpage partisan des circonscriptions électorales dans le but de donner un avantage structurel au parti minoritaire. Autant de décisions qui s’inscrivent dans la continuité du passé réactionnaire et antidémocratique de cette institution, et qui tendent à instaurer une tyrannie de la minorité.

La pérennité de la démocratie américaine semblait suspendue à la lutte contre le cancer d’une femme de 87 ans

De fait, la Cour suprême a presque toujours été plus à droite que le pays. [3] Après avoir défendu l’esclavage coûte que coûte, puis instauré la ségrégation raciale, elle a attaqué le droit syndical et défendu les intérêts économiques des multinationales. Depuis peu, elle s’attaque au droit de vote et aux immigrants. [4] Ce décalage avec l’opinion publique et la représentation nationale s’explique par le fonctionnement de cette institution. La Cour suprême est composée de neuf juges nommés à vie par le président en exercice, et confirmés par un vote au Sénat.

Outre le fait que la Maison-Blanche ait plus souvent été occupée par un républicain qu’un démocrate depuis 1976 (vingt-quatre années contre seize, bien que les démocrates n’aient perdu le vote national qu’une fois en cinq présidences), le Sénat est lui-même une institution particulièrement peu représentative de la population, et structurellement réactionnaire. En effet, chaque État, quel que soit son poids démographique, procède à l’élection de deux sénateurs, ce qui avantage de manière disproportionnée les États ruraux, majoritairement conservateurs. Le demi-million d’habitants du Wyoming a ainsi autant de poids que les 38 millions de Californiens. Autrement dit, le soutien de 9% de la population américaine (moins d’un Américain sur dix) est suffisant pour obtenir une majorité au Sénat. Celui-ci est actuellement contrôlé par le Parti républicain avec 53 sièges contre 47, qui représente toutefois 15 millions d’Américains de moins que l’opposition. [5]

Le fait que les juges soient nommés à vie pose un autre problème. Non seulement le vieillissement de ces magistrats les place en décalage avec les aspirations de la société américaine, mais le doublement de l’espérance de vie depuis 1784 permet d’ancrer cette institution dans une direction politique pour plusieurs décennies, aboutissant à un cas de figure où la pérennité de la démocratie américaine semble suspendue à la lutte contre le cancer d’une femme de 87 ans.

Pour le parti républicain, une aubaine permettant d’asseoir durablement leur pouvoir sur la société américaine.

Malgré la présidence de Donald Trump et une majorité au Congrès pendant deux ans, le Parti républicain s’est avéré incapable d’atteindre nombre de ses principaux objectifs, trop impopulaires auprès de l’électorat. Deux exemples éloquents : l’abrogation de l’assurance maladie Obamacare d’une part, et d’autre part l’annulation du programme de protection des enfants immigrés ayant été amenés sur le sol américain par leurs parents (le DACA). Devant l’impossibilité politique de passer par la voie législative, les conservateurs s’en sont remis aux tribunaux, en montant des procès dans le but de contraindre la Cour suprême à déclarer ces deux réformes anticonstitutionnelles. Pour l’instant, leur majorité à la Cour suprême (5-4) n’a pas tenu face à l’opinion publique, le juge nommé par Georges W. Bush, John Roberts, faisant défection à son propre camp sur ces décisions cruciales.

Avec le remplacement de RBG par un magistrat situé à l’extrême droite de l’échiquier, ce sera désormais à Brett Kavanaugh, le juge nommé par Donald Trump en 2018, d’assurer l’équilibre du pouvoir. Ce dernier a été placé à la Cour suprême pour ses opinions très conservatrices, au cours d’un processus de confirmation au Sénat particulièrement partisan et contesté.

En clair, avec une majorité théorique de 6 juges à 3, et un potentiel centre idéologique incarné par Kavanaugh, le Parti républicain s’assure la mainmise sur la Cour suprême pour deux à trois décennies. De quoi dynamiter toute avancée obtenue par une hypothétique administration Biden ou un futur Congrès démocrate, et revenir sur d’innombrables acquis sociaux. Un fait d’armes remarquable du point de vue du Parti républicain, lorsqu’on sait qu’il n’a gagné le vote populaire dans une élection présidentielle qu’une seule fois en 20 ans et cinq présidences, que Donald Trump a été élu avec un déficit de trois millions de voix, que sa majorité au Sénat représente 15 millions d’électeurs de moins que la minorité démocrate, qu’il a perdu les dernières élections de mi-mandat par un déficit de 18 millions de voix au Sénat et 10 à la chambre des représentants, et que ses trois priorités législatives à la Cour suprême recueillent entre vingt et trente pour cent d’opinion favorable. [6]

La bataille pour la Cour suprême illustre l’incompétence du Parti démocrate à utiliser leur pouvoir, et l’implacable habileté des républicains à faire usage du leur.

La politique est avant tout question de pouvoir, et à ce jeu, les deux principaux partis américains ne jouent pas dans la même cour. Pour citer un adage connu, « le Parti républicain se demande par quels moyens il peut gagner, le Parti démocrate par quels moyens il peut perdre ».

En février 2016, le juge Antonin Scalia, nommé par Ronald Reagan à la Cour suprême en 1986, décède subitement. Barack Obama propose Merrick Garland à sa succession, pariant sur le fait qu’un modéré sera susceptible de recevoir l’approbation d’un Sénat contrôlé par les républicains. Mais Mitch McConnell, passé maître dans l’art de l’obstruction parlementaire, ne l’entend pas de cette oreille. Le président républicain du Sénat refuse d’inscrire l’audition à l’ordre du jour, au prétexte que l’on se trouve en année électorale. Pendant huit mois, la Cour suprême va ainsi être réduite à huit juges, rendant certaines décisions impossibles.

Une fois Trump installé à la Maison-Blanche, le Parti démocrate va tenter de s’opposer à la nomination de Neil Gorsuch, choisi par le nouveau président à la place de Garland pour succéder à Scalia. Face à l’opposition de la minorité démocrate, McConnell fait passer une loi abaissant le nombre de voix nécessaires à la confirmation d’un juge, de 60 à 51. Gorsuch est confirmé à la Cour suprême, qui bascule côté républicain. Il s’empresse de valider le « Muslim Ban » de Donald Trump, entre autres décisions proches de l’extrême droite américaine.

Si les juges de la Cour suprême reconnaissent être des acteurs politiquement motivés, l’institution perd toute légitimité

En 2018, le juge conservateur Anthony Kennedy démissionne de la Cour suprême, à l’âge de 82 ans. Le Parti républicain aurait fait pression afin qu’il cède sa place à un magistrat plus jeune, dans le but d’asseoir durablement sa domination sur la plus haute institution du pays. Obama avait tenté de convaincre RBG de faire de même, lorsque les démocrates étaient encore en mesure d’imposer leurs propres juges, sans succès. La juge estimait en effet qu’une démission dans ce cadre revenait à admettre la dimension politique de la Cour suprême, ce qui briserait l’image d’un conseil des sages neutre et objectif. Si cette dissonance cognitive peut surprendre, elle s’explique par la conséquence logique de son alternative : si la Cour suprême et les juges qui la composent reconnaissent être des acteurs politiquement motivés, l’institution perd toute légitimité. [7]

À gauche, on ne touche pas aux symboles. À droite, on s’embarrasse moins de ces questions. Mitch McConnell remplace le vieil Anthony Kennedy par son ancien stagiaire, Brett Kavanaugh, un mois avant les élections de mi-mandat. À l’accusation crédible de tentative de viol et à celle de mensonge sous serment, aux protestations démocrates et à la mobilisation sans précédent des activistes, le maître stratège républicain répondra par un haussement d’épaules avant d’installer Kavanaugh. [8]

Le décès de Ruth Bader Ginsburg lui permet de faire une nouvelle démonstration de son cynisme. Quatre heures après l’annonce de sa mort, McConnell déclare que le Sénat votera pour son successeur au plus vite, ignorant sa propre règle édictée en 2016. Car nous sommes non seulement en année électorale, mais à six semaines du scrutin. Certains États ont déjà ouvert leurs bureaux de vote. Qu’importe, les promesses n’engagent que ceux qui y croient. D’innombrables sénateurs républicains ayant précédemment déclaré qu’ils s’opposeraient à la confirmation d’un juge aussi près des élections reviennent sur leur parole. Certains justifient ce choix précisément du fait qu’on est en année électorale, et qu’en cas de résultat contesté, le Parti républicain aura besoin d’une majorité à la Cour suprême pour assurer sa victoire. Trump le dit encore plus crûment, lorsqu’il explique en conférence de presse « s’attendre à ce que les résultats de la présidentielles soient contestés à la Cour suprême » afin de justifier « nommer un nouveau juge avant les élections ». Seules les sénatrices républicaines Susan Collins (Maine) et Lisa Murkowski (Alaska), faisant face à une élection en novembre, se déclarent hostiles à cette procédure expéditive.

Sur son lit de mort, RBG aurait émis un seul souhait : que son successeur soit choisi par le vainqueur des prochaines élections. Mais ce genre de décision n’est pas de son ressort. Les Démocrates peuvent s’indigner devant l’impitoyable cynisme des Républicains et se mordre les doigts face à leur propre naïveté, la politique est une question de pouvoir et de conflictualité. Même si cette manœuvre impopulaire et indécente coûte aux républicains le Sénat et la présidence, contrôler la Cour suprême pour les trente prochaines années n’a pas de prix. D’autant plus qu’une bataille pour cette nomination va permettre de faire passer la question du coronavirus et de la crise économique au second plan.

Et enfin, en nommant Amy Coney Barrett, les Républicains tentent l’échec et mat. D’abord, en forçant les sénateurs démocrates à voter contre une femme, ils espèrent retourner contre leurs adversaires le fameux argument identitaire dont ces derniers sont friands. Cela leur permettra ensuite de rendre leur choix plus présentable en plaçant le débat sur le terrain des personnes, non des idées. Or, le problème de madame Barrett ne vient pas du fait qu’elle soit membre d’une secte chrétienne aux pratiques douteuses, mais des décisions prises dans sa carrière contre le droit de vote, la démocratie et les acquis sociaux, décisions qui trahissent un positionnement à l’extrême droite. En ayant systématiquement délibéré en faveurs des intérêts des puissants, son bilan garantit que les jours de l’assurance maladie Obamacare et du droit à l’avortement sont comptés. [9]

Le Parti démocrate, prêt à se rendre sans livrer bataille ?

Sachant cela, on pourrait s’attendre à ce que les Démocrates se battent jusqu’au bout pour empêcher cette nomination, ou au moins s’assurent que le Parti républicain paye le prix électoral maximal pour sa violence institutionnelle. S’ils ne peuvent empêcher Trump de nommer un juge, ni McConnell de planifier un vote au Sénat, ils disposent d’un arsenal d’outils plus ou moins procéduriers pour ralentir le processus, potentiellement jusqu’à ce qu’ils reprennent le contrôle du Sénat.

Le plus évident et le moins dangereux consiste à pratiquer l’obstruction parlementaire pour retarder la procédure. Plus efficace, la Chambre des représentants, contrôlée par les démocrates, peut bloquer le vote pour le budget jusqu’à ce que le Parti républicain accepte d’attendre le résultat des élections. Cette option provoquerait néanmoins la suspension des paiements des fonctionnaires et l’arrêt d’une partie des administrations, ce qui pourrait  être mal perçu juste avant une élection, et en pleine pandémie.

La possibilité de déclencher une procédure de destitution de William Barr, secrétaire à la Justice de Donald Trump, ou du président lui-même, prendrait également le dessus sur l’agenda républicain. Mais ce genre de tactique peut s’avérer à double tranchant, si elle mobilise l’opinion contre le Parti démocrate.

Or, ce dernier est bien placé, pour l’instant, pour remporter la Maison-Blanche et le Sénat en novembre. Le très respecté site d’analyse des sondages Fivethrityeight estime ses chances à 80% et 65%, respectivement.  Soucieux de préserver cet avantage, les cadres du Parti démocrate ont renoncé publiquement à tous les outils que nous venons de décrire. Si le fait que quatre sénateurs républicains ont récemment contracté la covid devrait permettre aux démocrates, temporairement majoritaires, de bloquer la nomination, rien ne permet d’affirmer qu’ils le feront. Mais, et c’est pire, ces derniers avaient également abdiqué sur le plan symbolique.

En effet, la tactique la plus efficace et la moins risquée restait celle de la dissuasion. Elle consiste, si les Républicains forcent cette nomination, à s’engager à rajouter des juges à la Cour suprême dès l’arrivée au pouvoir des démocrates. En théorie, un président Biden disposant d’une majorité au Sénat peut nommer autant de juges qu’il le souhaite, comme cela a été fait par le passé. Une menace crédible qui pourrait faire évoluer le calcul de Mitch McConnell. [10]

Mais même là, les Démocrates font défaut. Malgré le soutien sans précédent de leur base électorale et la mobilisation remarquable des organisations militantes affiliées, le Parti démocrate refuse d’emprunter cette voie. Joe Biden a botté en touche lorsqu’on lui a demandé s’il considérait l’ajout de juges à la Cour suprême, Chuck Schumer n’a formulé aucune promesse dans ce sens, et plusieurs sénateurs démocrates se sont même publiquement prononcés contre. Une telle abdication a de quoi rendre perplexe, lorsqu’on sait que l’opinion publique est majoritairement opposée à la nomination d’un juge à la Cour suprême avant les élections.

Enterrement de Ruth Bader Ginsburg, Image wikimedia, by Coffeeandcrumbs

L’explication la plus cynique revient à conclure que les cadres du Parti démocrate et l’aile néolibérale ne voient pas d’inconvénient majeur à la perte de la Cour suprême. Ils sont motivés par leur propre position de pouvoir, qui n’implique pas de mettre en place des réformes progressistes mais simplement de conserver leur mandat, fût-il dans l’opposition. Tant que les riches donateurs, lobbies et industriels qui les financent n’exigent pas autre chose qu’une opposition de façade, ils ne prendront aucun risque. Là où le Parti républicain avance avec détermination et audace, ils reculent avec prudence. Tant pis si cela leur coûte des électeurs trop désabusés pour se déplacer, comme ce fut le cas lors des élections de mi-mandat de 2014 et de la présidentielle de 2016.

L’autre option est de considérer que les Démocrates, pour diverses raisons que nous avons détaillées ailleurs, ont internalisé la défaite. C’est ce qui ressort de la lecture de la presse néolibérale qui leur est affiliée. Leur manque de courage politique ne date pas d’hier ; il provient en partie d’une incapacité chronique à lire leur électorat, évaluer les rapports de force et apprécier les leçons du passé. Car les cadres du parti et leurs alliés (institutions, médias, donateurs) sont capables de faire preuve du même niveau de cynisme et de détermination que les républicains lorsqu’il s’agit d’écraser leur aile gauche progressiste. Ce n’est que lorsque l’adversaire se nomme Mitch McConnell qu’il n’y a plus personne pour prendre des risques et adopter une stratégie de confrontation.

Pour la gauche américaine, l’espoir semble s’évaporer à grands pas. Si la victoire de Donald Trump promet d’être une catastrophe, une présidence Biden avec une Cour suprême conservatrice va s’avérer mort-née. Un précédent historique permet néanmoins d’entrevoir une porte de sortie. Confronté à une Cour suprême radicalisée et déterminée à défendre l’esclavage, Abraham Lincoln était parvenu, avec l’appui de l’opinion publique, à délégitimer l’institution. Au point de pouvoir abolir l’esclavage sans que cette dernière ne s’y oppose, alors que les juges qui y siégeaient venaient deux ans plus tôt de constitutionnaliser cette pratique. [11]

L’explosion des inégalités, l’effondrement de la société américaine et la catastrophe climatique sont autant de moments historiques qui justifieraient une confrontation avec la Cour suprême. Soucieuse de sa propre préservation, l’institution pourrait adopter une ligne moins extrémiste que sa composition le suggère. Et si, malgré tout, elle devient trop extrême, elle prend le risque de radicaliser l’opinion publique contre elle en retour et de perdre sa légitimité. Pour que ce constat soit suivi d’effet politique, deux conditions demeurent nécessaires : les Démocrates doivent reprendre le pouvoir au Congrès et élire un président capable de se montrer à la hauteur des enjeux.

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1) https://projects.fivethirtyeight.com/polls/president-general/national/

2) Ces affirmations sont basées sur les antécédents de la Cour suprême et les efforts en cours du Parti républicain pour revenir sur de nombreux acquis. Notamment, elle a déjà validé de nombreux efforts pour empêcher les minorités et les classes populaires à accéder au vote, affaibli fréquemment le droit syndical, va se prononcer pour la 3e fois sur la constitutionnalité de la réforme de l’assurance maladie Obamacare qui protège les gens avec des antécédents médicaux, et pourrait à l’avenir bloquer toute législation ambitieuse sur le climat. Lire par exemple : https://fivethirtyeight.com/features/how-a-conservative-6-3-majority-would-reshape-the-supreme-court/

3) Lire https://www.jacobinmag.com/2020/09/supreme-court-socialists-ruth-bader-ginsburg-death

4) Elle a par exemple validé le « muslim ban » de Donald Trump et refuse de protéger clairement les immigrants sous la protection du programme DACA. Elle a surtout démantelé une partie cruciale du Voting act de 1965 obtenu par le Mouvement pour les droits civiques, et depuis, continue de valider des lois visant à empêcher des groupes sociologiques de voter.

5) Revue Jacobin, numéro 36, « Political revolution », page 19-33.

6) A propos de l’avortement, de l’assurance maladie et de l’accès au vote, une majorité d’Américains sont du côté des démocrates.

7) Lire https://www.currentaffairs.org/2020/09/why-ginsburg-didnt-retire

8) Lire https://theintercept.com/2018/09/29/the-unbearable-dishonesty-of-brett-kavanaugh/

9) Lire le bilan législatif de Barrett dans cet article très pédagogique : https://www.currentaffairs.org/2020/09/why-amy-coney-barrett-should-not-be-on-the-supreme-court

10) https://www.nytimes.com/2020/09/28/us/politics/democrats-filibuster-supreme-court-biden.html

11) https://www.jacobinmag.com/2020/09/abraham-lincoln-supreme-court-slavery

Comment Donald Trump cherche à manipuler la présidentielle américaine

Donald Trump en meeting – Capture d’écran

Heurté coup sur coup par la pandémie du Covid-19 puis par les révoltes urbaines suite à l’assassinat de George Floyd, le président américain Donald Trump multiplie depuis le début de la crise sanitaire les efforts pour empêcher les potentiels électeurs démocrates de voter à la présidentielle le 3 novembre prochain. Ce dernier agite des soupçons de fraudes et refuse de dire s’il reconnaîtra le résultat en cas de défaite. Il est aidé dans ses efforts par le Parti républicain (GOP) et l’appareil conservateur. Les Démocrates, obnubilés par leur crainte d’ingérence du président russe Vladimir Poutine, réagissent tardivement. La légitimité de l’élection se trouve ainsi de plus en plus remise en question au sein d’une société américaine polarisée et morcelée. Par Jules Brion et Politicoboy.


20 heures, 7 novembre 2000, au soir de l’élection présidentielle américaine. En se fondant sur les sondages de sortie des urnes, les chaînes de télévision du pays annoncent la victoire du candidat démocrate Al Gore en Floride, faisant de lui le prochain président des États-Unis. Mais à mesure que le dépouillement avance, Georges W. Bush refait son retard. À 22 heures, les médias rétractent leur jugement. À 4h30 du matin, le Républicain remporte la Floride par 1 784 voix d’avance, et de ce fait, la Maison-Blanche.

Dans les jours suivants, et compte tenu du faible écart constaté, un recompte a lieu à l’aide de machines. L’avance de Goerges Bush tombe à 327 voix. Al Gore demande, comme la loi l’autorise, un recomptage manuel dans certains comtés de Floride. Le gouverneur de l’État est alors Jeb Bush, frère de son adversaire. De plus, la secrétaire de l’État à l’Intérieur, Katherine Harris, en charge de la supervision des élections, n’est autre que la directrice de la campagne de Georges Bush. Après avoir pris des directives restrictives pour limiter l’accès au vote par correspondance pour les citoyens résidant à l’étranger, elle impose des délais intenables pour le recompte.

Une bataille juridique s’engage, qui sera ultimement tranchée par la Cour suprême en faveur de Bush. Par cinq voix à quatre, cette dernière choisit de stopper le recompte des voix, affirmant que le calendrier doit primer sur la vérification des bulletins de vote. Elle offre ainsi un premier mandat au candidat républicain, pourtant battu de plus d’un demi-million de voix à l’échelle nationale. Dans les mois suivants, un consortium de médias rassemblant les plus prestigieux titres du pays – dont le conservateur Wall Street Journal – produit une enquête. Elle conclut qu’Al Gore aurait remporté la présidentielle si le recompte manuel avait été mené à son terme. [1]

Vingt ans plus tard, un cas de figure similaire pourrait se reproduire. Bousculé par le coronavirus qui a mis à mal sa stratégie axée sur le plein emploi et l’affrontement avec la Chine, Donald Trump s’efforce de délégitimer l’élection, tente de réduire la participation et espère compliquer l’accès au vote des électeurs démocrates. Dans cette entreprise, il peut compter sur l’expérience du Parti républicain. Ce dernier poursuit depuis longtemps une stratégie visant à limiter l’accès au vote des électeurs lui étant structurellement hostiles, « avec une précision chirurgicale » selon la Cour suprême du Texas. Cette dernière a temporairement invalidé une loi ciblant les minorités ethniques, les étudiants et les classes populaires.

[Lire sur LVSL : « La démocratie américaine en péril »]

Ces aspects, détaillés dans un article précédent, peuvent être résumés à partir du cas de la Géorgie. Outre les manœuvres d’intimidations, la suppression de plus de deux cents bureaux de vote dans les quartiers démocrates, les purges discriminatoires des listes électorales, les restrictions pour empêcher l’inscription des nouveaux électeurs et l’installation de machines à voter défectueuses dans certains quartiers, les lois qui visent à contrôler l’identité des électeurs sont si restrictives que le gouverneur républicain Brian Kemp, qui les a instaurées, en fut lui-même victime en 2018, se voyant refuser l’accès à l’isoloir pour carte d’identité non conforme. L’élection présidentielle se déroule en outre un mardi. Cela nécessite de perdre jusqu’à une demi-journée de travail pour aller voter. Ce luxe est plus accessible aux classes aisées, qui votent majoritairement républicain, qu’aux classes populaires davantage pro-Démocrates. [2]

Le coronavirus et son impact économique risquent d’exacerber ces problèmes, comme l’a bien compris Donald Trump. En pleine pandémie, les électeurs seront moins enclins à patienter dans des bureaux mal ventilés pendant des heures, s’ils daignent se déplacer. De fait, les primaires démocrates de 2020 ont été le théâtre d’interminables files d’attente un peu partout dans le pays, au point de contraindre des étudiants de Houston à voter après l’annonce des résultats, ceux du Kentucky à demander une réouverture des bureaux de votes dans la soirée.

Le vote par correspondance, une catastrophe en devenir

Aussi, nombre d’électeurs semblent décidés de voter par correspondance le 3 novembre prochain. 27 États américains, comme la Californie, le Vermont et Washington DC, ont facilité les démarches pour le vote par courrier. Le but est de le favoriser pour faire face au Covid-19. Ce type de vote se révèle largement moins dangereux dans le contexte actuel. Selon le New York Times, environ trois quarts des Américains seront éligibles au vote à distance, une première dans l’histoire. Le système de vote par correspondance n’est pas nouveau dans la vie politique américaine. La mise en place de cette procédure remonte à la guerre de Sécession. Son développement date cependant surtout du début des années 2000. Mais le volume de bulletins à traiter va plus que doubler par rapport aux élections de 2016. Plus de 80 millions de kits de votes vont ainsi être envoyés en novembre. Les pouvoirs locaux et l’United State Postal Service (USPS), organisme public fédéral chargé d’organiser l’acheminement du vote à distance, vont devoir ajuster leur capacité de traitement et de dépouillement des bulletins. Les primaires démocrates ont servi de premier test et ont été le théâtre d’une série de désastres. À New York, l’officialisation des résultats prit plus de six semaines. À cela s’ajoute l’invalidation d’innombrables bulletins pour diverses raisons. Selon le site d’investigation The Intercept, dans certaines juridictions, près d’un bulletin sur cinq aurait été ainsi invalidé. Des problèmes similaires ont été observés au Wisconsin et au Kentucky, entre autres.

Si un tel manque de préparation se répétait pour la présidentielle, les conséquences seraient dramatiques. Non seulement de nombreux bulletins risquent d’être ignorés, mais la confiance dans le résultat final pourrait être ébranlée. Or, seulement 17% des partisans de Donald Trump comptent voter par correspondance en novembre prochain contre 66% pour les supporters de Joe Biden. Cette disparité peut s’expliquer par la différence d’appréciation du risque sanitaire. Les Démocrates s’informent auprès de médias traitant le Covid-19 de manière relativement alarmiste. De leur côté, les Républicains regardent principalement Fox News et Russ Limbaugh qui ne cessent de minimiser le risque. Enfin, les bulletins par correspondance invalidés le sont souvent pour signature non conforme avec la signature présente sur la liste électorale, ou réception trop tardive du bulletin. Ces deux phénomènes touchent davantage les jeunes et personnes issues des classes populaires ou de l’immigration, comme cela est observé en ce moment en Caroline du Nord où le vote par correspondance pour la présidentielle a déjà débuté. En clair, le risque de perdre des voix affecte de manière disproportionnée Joe Biden.

Le camp conservateur cherche à désorganiser les élections de novembre

Dans un système non partisan, les autorités prendraient toutes les mesures possibles pour garantir l’intégrité du vote. L’augmentation des budgets pour permettre d’investir dans les moyens logistiques nécessaires, le recrutement et la formation de nouveaux assesseurs pour augmenter le nombre de bureaux de vote, l’établissement de nouvelles directives et lois pour simplifier l’accès à l’isoloir et la promotion du vote par correspondance constituent autant de mesures potentielles, que les Démocrates appellent de leurs vœux. Or, l’organisation des élections est de la responsabilité des États. Dans la plupart de ceux gouvernés par les Républicains, les autorités s’opposent à toute mesure susceptible d’augmenter la participation, convaincues que celle-ci profiterait à l’autre camp. Quant aux États démocrates, les contraintes budgétaires drastiques résultant de la crise économique actuelle les limitent grandement. Ils sont de plus tributaires du service postal (USPS).

Les Démocrates se sont logiquement tournés vers l’État fédéral et le Congrès pour débloquer des crédits. Le 22 août dernier, la Chambre des représentants, à majorité démocrate, a ainsi validé un plan de relance de l’économie. Il contient une enveloppe de 25 milliards de dollars pour pallier une partie du déficit budgétaire de l’USPS. Ainsi, 3,5 milliards de dollars sont destinés à l’aide au vote par correspondance. La crise du coronavirus a en effet très durement touché l’agence fédérale. La loi ne verra sans doute jamais le jour. Le Sénat, contrôlé par les Républicains, est hostile à toute mesure permettant d’aider à la bonne tenue des élections. Donald Trump, également opposé à l’initiative démocrate, a par ailleurs avoué dans une interview sur Fox Business le 13 août « qu’ils [les démocrates] ont besoin de cet argent pour que l’USPS fonctionne correctement et poste des millions et millions de bulletins ». Sans cet argent, Donald Trump admet « qu’ils n’auront pas un vote par correspondance généralisé, car ils ne seront pas équipés pour ».

La Maison-Blanche utilise tous les moyens juridiques à sa disposition pour attaquer les États qui tentent de favoriser le vote par correspondance. Dans l’Iowa, ces derniers ont ainsi tenté d’invalider des dizaines de milliers de demandes de vote par courrier. Donald Trump a également menacé d’attaquer le gouvernement du Nevada pour que ce dernier retire une nouvelle loi qui permet d’envoyer automatiquement des bulletins de vote à tous les électeurs. Le 13 août, la Cour suprême fédérale a rejeté la contestation des Républicains d’un accord dans le Rhode Island. Ce dernier autorise les citoyens de l’État de voter par courrier sans obtenir la signature de deux témoins ou d’un notaire.

Enfin, Donald Trump entretient depuis des mois l’idée que le vote par courrier conduirait à une fraude massive, tout en encourageant ses électeurs à voter deux fois. Or cela est parfaitement illégal. Ces accusations ont été critiquées par de nombreux experts, y compris dans le camp républicain. Et pour cause, dans certains États clés, 50% des électeurs recourent à ce mode de scrutin depuis des années. Aucune fraude massive n’a encore été relevée. De fait, le Parti républicain a longtemps promu le vote par correspondance afin que l’électorat âgé, majoritairement favorable au GOP, puisse élire ses représentants plus facilement. En 1986, en pleine ère reaganienne, une loi facilita le vote par courrier pour de nombreux citoyens américains. Mais si ce mode de scrutin ne représente pas un risque en soi, une mauvaise coordination de la part de l’USPS pourrait empêcher de nombreux bulletins de vote d’arriver à temps pour être comptés, tandis que les dysfonctionnements risquent d’endommager la confiance des électeurs dans le résultat des élections.

 Donald Trump : “Je suis un mauvais perdant. Je n’aime pas perdre. Je ne perds pas très souvent. Je n’aime pas perdre. (…) Je pense que le vote par courrier va truquer les élections. Je le pense vraiment”.

 Chris Wallace : Suggérez-vous que vous n’accepterez pas le résultat de l’élection ?

“Je verrai en temps voulu”.

 Interview sur Fox News le 19 Juillet 2020

On peut analyser cette tentative de décrédibiliser le scrutin de novembre comme une stratégie offrant l’option à Donald Trump de déclarer le scrutin frauduleux en cas de défaite. Soit pour sauver la face, soit pour refuser de reconnaître les résultats et retarder la passation de pouvoir en espérant obtenir gain de cause auprès de la Cour suprême.

Le service postal USPS, dernière cible dans le collimateur de la Maison-Blanche

Si refuser un plan d’aide budgétaire primordial pour garantir la bonne tenue des élections n’était pas suffisant, l’administration Trump semble déterminée à désorganiser les services postaux, via des directives mises en place par le directeur général des postes, le Postmaster General, récemment nommé.

En février dernier, le secrétaire américain au Trésor, Steven Mnuchin, a invité deux Républicains, membres du conseil d’administration de l’USPS, afin de leur parler de la désignation du nouveau directeur général des postes. Déjà avant cette rencontre, Mnuchin avait été clair sur ses intentions. Il voulait que le Postmaster General applique une hausse des prix, notamment avec les partenaires de l’USPS comme Amazon, et une baisse drastique des coûts, comme le souhaitait Donald Trump. Le président américain a tweeté le 31 mars que « cette escroquerie à la poste doit cesser. Amazon doit payer des coûts réels (et des taxes) maintenant ! ». Douze jours après, Donald Trump nomme Mnuchin à la tête d’un groupe de travail pour réformer l’USPS. Une liste longue de plusieurs noms avait déjà été choisie par des entreprises de recrutements pour remplacer l’ancienne directrice générale des postes. M. Duncan, le président du conseil d’administration et présent à la rencontre avec Mnuchin, rajoute un nouveau nom dans la liste : celui de Louis Dejoy. Ce dernier, républicain de longue date et supporter de Donald Trump, est vite choisi, alors même qu’il ne semble pas être le plus qualifié pour le travail. Il est ainsi le premier directeur des postes depuis vingt ans à n’avoir jamais travaillé pour l’USPS. M. Dejoy est un businessman de Caroline du Nord qui a bâti sa fortune avec son ancienne entreprise New Breed Logistics. XPO a racheté cette dernière en 2014 et Dejoy a siégé à son conseil d’administration. Plusieurs experts craignent alors un conflit d’intérêts : le nouveau directeur des postes détient toujours plus de 30 millions de dollars de parts chez XPO alors que l’entreprise a des liens très forts avec l’USPS. Il possède également des obligations Amazon qui vont expirer en octobre. L’ancien vice-président du conseil d’administration de l’USPS, David C. Williams a démissionné avant même la nomination de Louis Dejoy. Pour lui, le nouveau directeur des postes « n’était pas un candidat sérieux ».

La situation est tellement alarmante que la commission sur la réforme et la surveillance de la Chambre des représentants a convoqué le 24 août M. Dejoy. Elle l’a interrogé sur les réformes structurelles qu’il a tenté de mettre en place ces derniers mois. Il a également confirmé ses liens avec XPO. Dejoy a alors assuré que les retards engendrés par ces changements d’organisation ne sont que temporaires. Il a aussi affirmé qu’ils n’ont pas pour but de retarder et d’entraver le vote par correspondance. Il a alors fait passer ses réformes comme primordiales pour restructurer l’USPS qui est en déficit budgétaire depuis plus de dix ans. Le comité lui a donné jusqu’au 26 août pour produire des documents relatifs à ses entretiens avec des officiels de la Maison-Blanche ou aux réformes opérées depuis juillet au sein de l’USPS. Le délai dépassé, la commission a cité Dejoy à comparaître. Le directeur général des postes a eu jusqu’au 16 septembre pour délivrer les documents demandés au Congrès.

Quand Bush coulait l’USPS

Le déficit budgétaire de l’USPS est la raison invoquée par les décideurs de Washington pour réformer radicalement l’institution. Pourtant, la cause de ce problème financier n’est pas une mauvaise gestion des deniers de l’entreprise. C’est en grande partie, une loi bipartisane votée en 2006. Le Congrès avait alors fait passer le Postal Accountability and Enhancement Act, imposant à l’USPS de stocker 72 milliards de dollars pour les fonds de pension de ses employés, jusqu’en 2056. Alors que l’USPS conservait des fonds au fur et à mesure que les coûts étaient engendrés, comme toutes les entreprises, l’agence fut sommée de trouver ces 72 milliards de dollars avant 2017. Plusieurs experts remarquent que la loi fait perdre jusqu’à 5,6 milliards de dollars par an à l’entreprise. Cela équivaut à une taxe de 8% sur son chiffre d’affaires. Aucune autre entreprise ou agence fédérale ne fait l’objet d’une telle obligation. En 2012, l’USPS fait un défaut sur ses paiements. Son inspecteur estime alors que sur les 62,7 milliards de dollars de pertes subies par l’entreprise depuis 2007, 54,8 milliards sont imputables à la loi de 2006. Sans cette décision regrettable, l’USPS ne serait pas en déficit budgétaire et aurait pu investir davantage dans ses infrastructures. Cette position financière instable légitime encore et toujours des coupes budgétaires néfastes pour l’entreprise et in fine pour la démocratie américaine.

Un scénario apocalyptique le soir de l’élection est-il crédible ?

Des analystes redoutent le scénario d’un Donald Trump en tête le soir de l’élection, dans l’attente du vote par correspondance. Son décompte pourrait prendre plusieurs jours, voire semaines, dans certains États. Cela permettrait au président sortant de se déclarer victorieux, tout en fustigeant une fraude généralisée si le dépouillement du vote par courrier venait à inverser la tendance observée le soir des élections. Au mieux, le pays traverserait des journées très agitées en attendant que le dépouillement se termine. Chaque camp accuserait l’autre de fraude pendant cet intermède. Au pire, certains États pourraient déclarer Donald Trump vainqueur sans boucler le dépouillement des bulletins par correspondance. En effet, les parlements locaux ont le pouvoir d’allouer les « grands électeurs ». La Cour suprême trancherait alors le litige. Or, les juges conservateurs la dominent. De plus, ses décisions récentes sont allées contre la prise en compte des bulletins de votes par correspondance arrivés en retard, à l’image du Wisconsin. On pourrait ainsi assister à la réélection de Donald Trump suite à une manipulation procédurale. Il s’agirait donc d’une répétition de ce qui s’est passé en 2000 avec Georges W. Bush.

Si un tel scénario semble politiquement improbable, les expériences récentes n’ont rien de rassurantes. Lors des élections de mi-mandat de 2018, le Parti républicain a dénoncé de multiples fraudes électorales sans apporter la moindre preuve et refusé de reconnaître la victoire du gouverneur démocrate au Kentucky. Quant à Donald Trump, il avait lui-même évoqué des fraudes massives pour expliquer son déficit de trois millions de voix face à Hillary Clinton en 2016, caractérisé les victoires démocrates de 2018 en Californie et Arkansas, comme « suspectes », tout en alléguant des fraudes électorales en Floride et en demandant qu’on y ignore les votes par correspondance.

Le Parti démocrate alerte fréquemment sur ces risques. Mais il a perdu une grande partie de sa crédibilité après les nombreux fiascos observés lors de ses propres primaires, que ce soit lors du désastre de l’Iowa ou lors des scrutins mentionnés plus haut. De plus, en se focalisant sur leurs propres théories complotistes, en particulier concernant une conspiration entre Donald Trump et la Russie, les Démocrates évoluent eux aussi dans une forme de réalité alternative. L’électeur de Donald Trump entend à longueur de journée que les Démocrates cherchent à manipuler les élections. De son côté, l’électeur pro-Biden reçoit un bombardement d’allégations sur des tricheries perpétuées par la Russie. Celles-ci favorisaient Donald Trump. De quoi poser les bases d’un scénario catastrophe en cas de résultat serré. Le camp des vaincus refuserait d’accepter le résultat des élections. Il ferait entendre sa voix dans la rue en attendant le verdict du Congrès ou de la Cour suprême. Dans cette perspective, les confrontations récentes à Kenosha et Portland, marquées par la mort de militants des deux bords, n’ont rien de rassurant.

  1. https://theintercept.com/2018/11/10/democrats-should-remember-al-gore-won-florida-in-2000-but-lost-the-presidency-with-a-preemptive-surrender/
  2. https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2018/11/georgia-governor-kemp-abrams/575095/

La Heritage Foundation, puissante fondation néoconservatrice derrière Donald Trump

Un discours de Donald Trump auprès de la Heritage Foundation en 2017 © Alexandra Jackson

En 2016, l’élection de Donald Trump avait bouleversé la classe politique américaine. Relativement isolé, le nouveau président était porteur d’un programme peu construit lorsqu’il est arrivé au pouvoir. Il se devait de structurer une action programmatique avec une équipe pour la porter. Le milliardaire s’est ainsi tourné vers la frange néoconservatrice du Parti républicain – tournant le dos à son aile isolationniste, qu’il avait pourtant courtisée. Il a trouvé dans la très influente Heritage Foundation le réseau et l’agenda programmatique qui lui manquaient. Interventionnisme en politique étrangère, libéralisme économique et conservatisme sociétal : depuis le commencement de sa présidence, Donald Trump demeure fidèle aux grandes lignes de la fondation.


« La mission de la Heritage Foundation est de promouvoir des politiques publiques conservatrices basées sur les principes de la libre entreprise, du gouvernement limité, de la liberté individuelle, des valeurs américaines traditionnelles et d’une solide défense nationale ». C’est ainsi que l’institution dépeint sa fonction.

En 2007, l’organisme était déjà désigné comme le « think tank conservateur le plus écouté aux États-Unis » par les chercheurs de l’Observatoire européen des think tanks[1], mais son influence semble s’être encore accrue depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.

Au niveau international, le think tank est en faveur d’une démonstration de force des États-Unis, ainsi que d’un renforcement des alliances avec les Européens pour lutter contre la « menace russe ».

Le courant néoconservateur a subi de nombreuses évolutions au fil du temps. À l’origine, on pouvait le considérer comme une doctrine visant simplement à promouvoir un agenda expansionniste pour les États-Unis dans les relations internationales. Au fil du temps, il s’est teinté d’une coloration résolument libérale sur le plan économique, et conservatrice sur le plan des moeurs. C’est donc tout naturellement qu’il trouve aujourd’hui ses alliés tant du côté de la droite religieuse que des néolibéraux.

Aux origines de la Heritage Foundation

Comme nombre de think tanks de cette famille politique, sa création fait suite au fameux « Memorandum de Powell » [2] de 1971. Ce plan d’action, rédigé par Lewis Powell Jr, défendant la création de nouveaux lobbies et think tanks visant à porter des idées néoconservatrices. Violemment anti-communiste sur le plan international, il s’attaquait de front au New Deal en appelant à des politiques favorables à la « libre entreprise ».

Le logo de la Heritage Foundation

C’est en 1973 que la Heritage Foundation voit le jour, à l’initiative du milliardaire et entrepreneur Joseph Coors, co-propriétaire de la Coors Brewing Company.

Proche du Parti républicain sous Ronald Reagan, l’organisation parviendra à peser sur sa présidence, ainsi que sur la ligne politique du Parti républicain pendant les décennies suivantes. Le think tank soutiendra la Première Guerre du Golf sous George Bush. Ce dernier suivra une partie des recommandations de l’organisation sur les questions budgétaires. La Heritage Foundation verra également d’un bon œil la présidence de Bush fils et ses diverses interventions à l’étranger. De surcroît, le tournant néolibéral du Parti républicain a été fortement applaudi par la fondation.

Après un passage à vide pendant la présidence de Barack Obama, son influence s’est considérablement renforcée avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.

L’événement le plus important du travail de l’institution est la publication de son « Mandate for Leadership ». Il s’agit d’une série de livres publiés généralement peu avant une élection présidentielle. Ils dressent un rapport des différentes mesures conservatrices supposées nécessaires pour le redressement du pays. Le premier rapport pensé en 1979 avait été publié pour les élections de 1981. Suivirent six autres ouvrages, le dernier étant paru en 2016 durant la campagne électorale ; il a beaucoup influencé le nouveau président américain. Depuis décembre 2017, c’est une nouvelle présidente qui dirige la Heritage Foundation en la personne de Kay Coles James, ancienne membre de l’administration de George W. Bush. Signe des liens étroits tissés entre le nouveau président et la fondation, elle a été nommée membre de la « Commission du centenaire du droit de vote des femmes » par Donald Trump en septembre 2018.

Force de frappe médiatique

L’organisation dispose d’une communication bien rodée. Très présente sur les réseaux sociaux, elle bénéficie de 660 000 followers sur Twitter, quand son compte facebook est suivi par 2 millions de personnes. Depuis 2014, le think tank possède aussi son média numérique : le Daily Signal, auquel participe une centaine de leurs experts. Ce dernier permet d’élargir la communication de la fondation en lui donnant un aspect plus neutre. La Heritage Foundation organise également de nombreuses conférences et réceptions réunissant la fine fleur des mouvements conservateurs. En 2017, elle avait d’ailleurs convié le président Trump à son traditionnel « President’s Club annual meeting » qu’elle donne tous les ans.

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Donald Trump au « President’s Club annual meeting » en 2017  ©Gage Skidmore

La fondation revendique aujourd’hui plus 500 000 donateurs. Elle dépenserait chaque année près de 80 millions de dollars dans divers programmes (éducatifs, rapports…) visant à imposer leurs idées. Elle organise par exemple des centres de formations pour les futures élites dirigeantes.

L’influence de la Heritage Foundation sur la présidence Trump

La campagne populiste de Trump autour du mot d’ordre America First s’est faite sans réelle vision d’ensemble. Le candidat a bien sûr répété à l’envie ses diatribes contre l’immigration, le libre-échange ou les impôts, mais ses mesures étaient souvent floues, voire contradictoires. Il a pu trouver dans la Heritage Foundation un projet néoconservateur cohérent pour gouverner.

Le think tank a publié pour les présidentielles de 2016 un nouveau « Mandate for leadership » décrivant toutes les mesures devant être mises en place par un nouveau président conservateur.

Ce programme est divisé en trois parties. Il comprend une réorganisation de l’administration visant à réformer ou supprimer des programmes jugés trop coûteux comme l’Obamacare ; une exception est prévue pour le budget de la défense, dont la fondation promeut au contraire l’accroissement. En douze ans, ce n’est pas moins de dix mille milliards de dollars que la Heritage Foundation propose au gouvernement américain d’économiser. Elle se prononce également en faveur de nombreuses privatisations, ainsi que pour la suppression de régulations et de taxes, accusées d’être des freins à la compétitivité économique. Ce nouveau programme rejette toute préoccupation écologique, défendant une sortie des accords de Paris et l’utilisation des énergies fossiles.

Sur le plan sociétal, ce plan de gouvernement fait peu de cas de la défense des minorités. Il s’oppose nettement à l’avortement et défend le second amendement, qui concerne le droit de porter une arme.

Au niveau international, le think tank est en faveur d’une démonstration de force des États-Unis, ainsi que d’un renforcement des alliances avec les Européens (la Grande-Bretagne en priorité) pour lutter contre la « menace russe ». Il alterne entre défense agressive d’accords de libre-échange et mesures protectionnistes pour défendre certains secteurs américains.

« le président Trump a connu une première année extraordinairement réussie ».

Trump suit scrupuleusement de nombreuses recommandations de la Heritage Foundation [3]. Il a relayé dans un tweet posté en Février 2018 les dires de l’organisation, selon lesquels il aurait mis en place 64% de ces mesures en une année de présidence.

https://twitter.com/realdonaldtrump/status/968818810005450752
Trump annonce avoir suivi 64% des recommandations de la fondation dès sa première année à la présidence

Thomas Binion, directeur des relations avec le Congrès et le pouvoir exécutif à la Heritage Foundation l’a reconnu d’ailleurs sur Fox Business, en janvier 2018. Pour lui, « le président Trump a connu une première année extraordinairement réussie ».

La Heritage Foundation a tenu une classification des 334 mesures issues de ses rapports, pour juger de leur suivi par le pouvoir exécutif[4]. Ainsi, 215 recommandations de l’organisation sur 334 auraient été adoptées par l’administration Trump dès sa première année.

Sur le plan des relations internationales et des questions de défense, le retrait des États-Unis de l’accord de Paris et de l’Unesco, ainsi que la hausse spectaculaire des dépenses militaires (de 54 milliards de dollars pour la première année, soit une augmentation de 9%) s’inscrivent dans l’esprit de la fondation. Contrairement à ce que laissent à penser les accusations d’isolationnisme que subit le président, lancées par nombre de démocrates, c’est bien une doctrine néoconservatrice qui préside à l’orientation géopolitique de Donald Trump.

Il proclame haut et fort sa volonté de mener à bien une politique de regime change à l’encontre des adversaires traditionnels des États-Unis – Iran et Venezuela au premier chef. Des sanctions économiques d’une grande brutalité ont été votées à l’encontre de ces pays, qui n’épargnent pas la Russie. Les relations avec Moscou ont continué de se détériorer sous la présidence Trump, scandée entre autres par l’expulsion de 60 ambassadeurs russes, la nomination de « faucons » anti-russes comme ambassadeurs en Allemagne ou à l’ONU, le bombardement unilatéral des forces de Bachar-al Assad en Syrie, ainsi que la signature d’un décret autorisant la livraison d’armes létales en Ukraine. À l’exact opposé du récit médiatique entretenu par les démocrates d’une collusion entre Vladimir Poutine et Donald Trump, Glenn Greenwald note dans The Intercept que « l’administration Trump s’est montrée davantage belligérante à l’égard de Moscou que l’administration Obama ne l’a été ».

Sur le plan économique, Donald Trump a initié des réductions budgétaires dans la plupart des secteurs. La justice, l’éducation, le logement ou encore le transport ont été les premiers budgets touchés par ces coupes. Donald Trump a également favorisé les privatisations comme celle du service de navigation aérien l’ATO (Air Traffic Organization) recommandé par la Heritage Foundation.

C’est également une certaine conception des mœurs qui rapproche le nouveau président des dirigeants de la fondation. Trump s’est en effet affiché de nombreuses fois en tant que défenseur du port d’armes et opposant à l’avortement. Il s’est d’ailleurs illustré comme étant le premier président américain à avoir participé à une marche « pro-vie » – un événement organisé par de nombreuses organisations conservatrices le 24 janvier 2020.

Le noyautage de la Heritage Foundation au sein de l’administration Trump

Si la fondation tente d’influer sur l’action publique comme un agent extérieur en produisant un travail de lobbying, elle a également acté qu’il lui faudrait placer ses pions directement au sein des plus hautes instances de l’État américain. En plus de son programme, la Heritage Foundation a donc cherché à approvisionner l’équipe dirigeante du président avec des personnalités issues de ses rangs.

Peu après les élections, une rencontre aurait eu lieu entre Trump et un des dirigeants de l’organisation. Le New York Times relate cet entretien entre le président et Ed Corrigan, alors vice-président à la promotion des politiques publiques à la Heritage Foundation [5]. Le nouveau dirigeant n’ayant pas réellement anticipé sa victoire, l’organisation conservatrice lui a donc fourni ses conseils pour former un gouvernement et une administration. Quelques années plus tôt, le think tank avait inventorié une liste de plus de 3000 noms de personnalités américaines, toutes issues de mouvements néoconservateurs, et désireuses de servir dans un gouvernement post-Obama.

La victoire de Donald Trump, dans ce contexte, fut pour la fondation une consécration. Le nouveau président n’a pas manqué d’utiliser ce répertoire au moment de la constitution de ses équipes. Ainsi, on comptabilisait en juin 2018 près de 66 membres issus de cette liste servant dans l’administration de Trump.

Parmi ces bienheureux, certains ont d’ailleurs hérité d’une tâche importante. On peut citer entre autre :

  • Scott Pruitt, Directeur de l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA) avant sa démission le 05 Juillet 2018. Climato-sceptique notoire, ses liens privilégiés avec l’industrie du pétrole et ses multiples dérives avaient finis par le pousser à démissionner.
  • Betsy DeVos, Secrétaire à l’Éducation. Milliardaire, son incompétence et sa volonté de calquer le modèle de l’école privée catholique à l’enseignement public lui ont attiré de nombreuses critiques.
  • Mick Mulvaney, nommé directeur du budget de l’État fédéral puis chef de cabinet en décembre 2018. Il assurait anciennement un poste d’élu à la Chambre des représentants sous l’étiquette du Tea Party.
  • Rick Perry, Secrétaire à l’Énergie, démissionnaire en Décembre 2019. Cet ancien gouverneur du Texas est connu pour son opposition forcenée à l’avortement et sa défense du port d’armes.
  • De cette liste, le plus connu reste Jeff Sessions. L’ancien attorney general (ou ministre de la Justice) a quitté son poste en novembre 2018. Son départ résulte de pressions exercées par Donald Trump qui ne lui avait pas pardonné de s’être récusé pendant l’enquête sur les ingérences russes. Sessions avait pourtant été l’un des premiers soutiens de Trump durant les présidentielles, assurant même un rôle de conseiller sur l’immigration. Cet ancien sénateur de l’Alabama assurait la ligne la plus conservatrice du parti Républicain.

Au total ce sont donc près de 70 personnalités issues du répertoire de la Heritage Foundation qui ont intégré l’administration Trump. Mais l’objectif du think tank n’est pas seulement d’immiscer des personnalités néoconservatrices au sein des cabinets de l’exécutif. L’organisation lorgne également du côté du pouvoir judiciaire. Le système américain est différent du nôtre : dans ce pays, les juges ont un rôle quasi-politique, notamment au sein de la Cour suprême.

La Heritage Foundation et la Cour suprême

Son rôle est fondamental aux États-Unis. Sa fonction est de statuer en dernier recours en faveur ou en défaveur d’une décision prise dans l’un des cinquante États, ou par l’État fédéral. Elle est censée être le garant de la constitutionnalité des textes de lois. Sa jurisprudence est donc suivie par tous les États américains, ne pouvant être modifiable que par elle-même. Selon sa composition, des revirements ont ainsi pu avoir lieu sur des décisions centrales.

Du fait de leur pouvoir, le choix des neuf juges est donc décisif. Les mouvements néoconservateurs comme la Heritage Foundation pèsent donc de tout leur poids pour pouvoir influer sur leur nomination.

En mars 2016, le directeur du Centre d’Edwin Meese III John G. Malcolm, qui supervise le travail de la Heritage Foundation sur les questions constitutionnelles, publiait une note dans le Daily Signal [6]. Dans celle-ci, il constituait une liste de 8 candidats potentiels au poste de juge à la Cour Suprême. Cette recherche de remplaçants faisait suite à la disparition de l’un des membres de la haute juridiction : le juge Antonin Scalia. L’ultraconservateur était décédé un mois plus tôt et Barack Obama, soumis à l’opposition du Sénat, n’avait jamais réussi à le remplacer avant l’élection présidentielle.

Dans son article, Malcolm pointe également l’âge avancé de certains juges progressistes comme Ruth Bader Ginsburg ou Stephen Breyer. La Cour Suprême risquait donc bien de subir un renouvellement. Et la Heritage Foundation – ainsi que d’autres organisations conservatrices comme la Federalist Society – misait sur la victoire d’un ultraconservateur pour pouvoir y imposer ses candidats.

Donald McGahn, qui devient après l’élection de Trump conseiller juridique de la maison blanche, va superviser avec elles la constitution d’une liste totale de vingt-six candidats. Ils seront évidemment tous choisis du fait de leur profil néoconservateur, McGahn étant lui même membre de la Federalist Society.

En Mai 2016, le candidat Donald Trump sort son premier rapport comprenant les potentiels candidats qu’il tenterait d’investir une fois président [7]. Sur les onze noms dévoilés, on en retrouve cinq issus de la liste de John Malcolm de la Heritage Foundation. Il ajoutera en Septembre 2016, dix nouveaux noms avec deux autres personnalités provenant du court répertoire constitué par l’organisation [8].

Arrivé au pouvoir, Donald Trump tente rapidement de combler le poste vacant du juge Scalia. Il choisit de nominer Neil Gorsuch. Un choix peu étonnant, celui-ci faisant parti de la liste des dix nouveaux noms publiée en Septembre 2016. Ce juge à la cour d’appel est apprécié pour sa « lecture originelle » de la constitution. Il recevra donc un fort soutien de la Heritage Foundation, qui va faire campagne pour lui.

Gorsuch est validé par le Sénat en Avril 2017 après une âpre bataille parlementaire. Mais cette nomination n’entérine que le remplacement d’un juge conservateur (Scalia) par un autre juge conservateur. Trump espérait pouvoir rapidement changer le rapport de force avec les démocrates au sein de la Cour Suprême.

Il décide donc d’ajouter encore cinq noms de juges potentiels en Novembre 2017 [9], portant à vingt-cinq sa liste entamée par l’élection de Neil Gorsuch. Encore une fois, l’un d’entre eux est issu du rapport de John Malcolm de la Heritage Foundation. Au total, sept des huit noms de sa liste auront été utilisé. Et Donald Trump voit encore le vent tourner. Après avoir fait pression dans ce sens, le juge Anthony Kennedy décide de prendre sa retraite le 28 Juin 2018. Ce juge plus libéral que conservateur avait été nommé par Reagan en 1988. Il assurait à la Cour un rôle de juge pivot. Il faisait ainsi plus souvent pencher la balance du côté démocrate plutôt que de celui des conservateurs.

Pour le remplacer, Trump choisit de nominer l’ultraconservateur Brett Kavanaugh. Une nomination sans surprise, celui-ci étant le septième nom de la Heritage Foundation dévoilé dans le dernier rapport de la présidence en Novembre 2017. Kavanaugh faisant l’objet d’accusations de harcèlement sexuel et de tentative de viol, sa « promotion » s’est rapidement avérée compliquée à concrétiser. En plus de la pression des sénateurs, de nombreuses manifestations s’étaient également formées pour s’opposer à cette nomination. Donald Trump va finalement réussir à l’imposer au Sénat à une courte majorité (cinquante voix contre quarante-huit), décrit pourtant comme le « juge le plus mal élu depuis 1881 ». La présidence a toutefois réussi à propulser cette figure conservatrice à la Cour Suprême.

«la contribution la plus durable de Donald Trump et des républicains du Sénat à l’avenir du pays ».

Depuis son élection, le rapport de force a changé, on retrouve au sein de cette instance supérieure davantage de conservateurs que de progressistes. L’âge de certains juges progressistes comme Ruth Bader Ginsburg est également facteur d’inquiétude pour de nombreux Américains.

Cette domination conservatrice à la Cour pourrait entraîner des changements sur les questions du droit à l’avortement, mais également du port d’armes. Le chef des républicains au Sénat, Mitch McConnel le reconnaissait d’ailleurs il y a quelques mois sur la chaîne Fox News. Selon lui, le fait de remplir les tribunaux américains de juges conservateurs est un processus déterminant. Il s’agit pour lui de « la contribution la plus durable de Donald Trump et des républicains du Sénat à l’avenir du pays ».

La Heritage Foundation a donc bâti une charpente solide autour de la figure de Donald Trump pour développer ses idées néoconservatrices. Une toile s’est tissée autour de la présidence pour influer sur sa politique. Le vivier de personnalités et d’idées de l’organisation s’installe pour le long terme dans les plus hautes sphères de l’État.

Les élections présidentielles de 2020, un nouveau défi pour l’organisation ?

La fondation et ce qu’elle a porté ces dernières années auront une incidence sur la campagne qui s’annonce aux États-Unis. Elle prévoit d’ores et et déjà de soutenir de façon inconditionnelle la candidature de Donald Trump à sa réélection. Elle employera à cet égard tous les moyens mis à sa disposition.

Un nouveau « Mandate For leadership » est susceptible de sortir en 2020, à quelques mois des élections. Sans nul doute, les nouveaux axes de ce rapport risquent d’avoir des répercussions sur la campagne. Une réélection de Donald Trump entraînera fatalement une nouvelle mainmise des néoconservateurs sur les affaires publiques. Cela leur donnera encore quatre ans supplémentaires pour installer leurs politiques visant à influer la première puissance mondiale et refaçonner par là-même la géopolitique globale.

 

Sources :

[1] Olivier Urrutia, The Heritage Foundation, 13 Juillet 2007, Observatoire Européen des Think Tanks.

[2] F.U., Le trumpisme et les origines du néolibéralisme aux Etats-Unis, 21 Décembre 2017, le Club de Mediapart.

[3] The Heritage Foundation, Trump Administration Embraces Heritage Foundation Policy Recommendations, January 23rd, 2018.

[4] The Heritage Foundation, Mandate for Leadership Policy Recommendations, January 23rd, 2018.

Classification des mesures du rapport de la Heritage Foundation de 2016 avec leur statut actualisé après la première année de la présidence Trump.

[5] Jonathan Mahler, How One Conservative Think Tank Is Stocking Trump’s Government,  June 20, 2018, The New York Times Magazine.

[6] John G. Malcolm, The Next Supreme Court Justice, March 30, 2016, The Daily Signal.

[7] Nick Gass, Trump unveils 11 potential Supreme Court nominees, May 18, 2016, Politico.

[8] Reena Flores, Major Garrett, Donald Trump expands list of possible Supreme Court picks, September 23, 2016, CBS News.

[9] Michelle Mark, Justice Anthony Kennedy’s replacement will come from Trump’s list of 25 potential names, 27 Juin 2018, Business Insider France.

COVID-19 : les États-Unis face au désastre qui vient

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© Marc Nozell / Wikimedia Commons

Deux millions de morts et un taux de chômage à 30%, ce sont les dernières prévisions en cas d’inaction face à l’épidémie de coronavirus. Avec un président longtemps dans le déni, un exécutif désorganisé, un système de santé à deux vitesses, une protection sociale quasi inexistante et des inégalités records, les États-Unis semblent particulièrement vulnérables.  C’est sans compter sur leur souveraineté politique et monétaire qui leur confère des marges de manœuvre considérables. Reste à savoir comment se manifestera la réponse politique. Capitalisme du désastre tel que l’a théorisé Naomi Klein dans La stratégie du choc, ou sursaut « socialiste » comme le préconise Bernie Sanders et les forces « progressistes » ? Reportage depuis Houston.


 «Le vieil oncle Sam se réveil enfin ». Dans les boucles de messagerie électronique Wechat de la communauté chinoise de Houston, on s’amuse de la réponse tardive et précipitée des Américains face à la pandémie. Depuis deux mois, les membres de ces groupes de discussions stockent masques, solutions hydroalcooliques, papier toilette et autres vivres. Désormais certains se ruent sur les armes à feu et les munitions. Depuis la première allocution de Donald Trump le 12 mars, les supermarchés sont en rupture de stock et les armureries prises d’assaut. 

Le vendredi 13 mars, la plupart des grandes entreprises demandent à leurs employés d’adopter le télétravail. Les écoles ferment, les événements sportifs sont annulés, et le fameux rodéo qui accueille plus de deux millions et demi de visiteurs sur six semaines se termine prématurément. Houston n’a diagnostiqué que 30 cas de Covid-19 lorsque le maire décrète la fermeture des bars et restaurants.

À travers le pays, de nombreux États, entreprises, villes et associations ont pris les devants du gouvernement fédéral pour mettre en place des mesures drastiques. Malgré des conséquences financières significatives, la NBA (National Basketball Association) a suspendu sa saison au premier test positif d’un joueur, le pivot français des Utah Jazz, Rudy Gobert. À Austin, le festival culturel « South By Southwest », qui accueille près d’un demi-million de visiteurs chaque année, a été annulé le 6 mars. Dans d’autres États, le confinement est désormais imposés aux populations. Ces initiatives locales contrastent avec les tâtonnements de Donald Trump et le manque de préparation spectaculaire des services de santé. 

Les États-Unis, une nation particulièrement exposée

Deux millions de morts d’ici la fin de l’année et deux millions de chômeurs supplémentaires en une semaine. Ces deux chiffres, le premier issu d’une étude épidémiologique de l’Imperial College de Londres, le second des projections économiques de Goldman Sachs, indiquent l’ampleur de la catastrophe sanitaire et sociale qui s’annonce. 

Pour commencer, l’absence de congés maladie et de congés payés dans la législation (bien que certaines entreprises en offrent à leurs employés volontairement) force de nombreux Américains à se rendre au travail en étant malades. D’autant plus que les minimas sociaux et l’assurance chômage anémique rendent la perspective de perte d’emploi terrifiante, et ce particulièrement en situation de pandémie, puisque la plupart des actifs reçoivent leur assurance maladie via leurs employeurs. Sachant que près de la moitié des Américains n’ont pas les ressources financières pour faire face à un imprévu de plus de quatre cent dollars, le chômage partielle n’est pas une option.[1] 

Parmi les travailleurs les plus exposés, on compte les employés de la restauration, de l’hôtellerie et du tourisme ainsi que les chauffeurs de taxi, et plus généralement toutes les  professions dont le salaire dépend majoritairement des pourboires. 

Fermer les écoles présente un autre dilemme, car jusqu’à vingt-deux millions d’enfants dépendent des cantines scolaires pour se nourrir, en particulier à New York. 

À cette situation sociale fragile s’ajoute un système de santé à deux vitesses. 87 millions d’Américains ne sont pas ou mal assurés, ce qui empêche un quart de la population de se rendre chez le médecin pour se faire dépister. Quant aux Américains disposant d’une couverture maladie décente, le système de franchise médicale les dissuade de consulter un médecin en cas de symptômes légers (les premiers mille à deux mille dollars de frais médicaux annuels étant à la charge du patient). [2]

Les pires conditions sont ainsi réunies pour une propagation éclair de la maladie. Or, le système de soin est particulièrement mal préparé. Les hôpitaux manquent de tout : masques et tenues protectrices, gel hydroalcoolique, machines respiratoires, lits et personnels. Certains établissements demandent déjà un plan de sauvetage financier, à l’instar des banques en 2008, pour continuer de fonctionner. De plus, le système étant majoritairement privé et fondé sur une logique de concurrence, tout effort de coordination est difficile à mettre en place. Par exemple, il est très difficile de transférer des masques et du personnel soignant d’un hôpital à un autre. 

Cette logique du profit pousse certains établissements à refuser de décaler la date des chirurgies « non-urgente » pour libérer des capacités d’accueil en vue de traiter les victimes du coronavirus. D’autres interdiraient à leurs infirmières de porter le masque dans les couloirs, pour éviter la mauvaise publicité. The Intercept rapportait ainsi qu’un hôpital avait décidé de ne pas isoler un patient atteint du virus, et de ne pas mettre de signe clair indiquant au personnel soignant qu’il était contagieux, « pour éviter d’affoler les clients ». Résultats : plusieurs aides-soignants sont venus s’occuper de ce patient sans porter la moindre protection. 

Si le changement de rhétorique effectué par Donald Trump semble indiquer qu’il prend désormais la crise au sérieux, les décisions fortes sur le front sanitaire se font toujours attendre. 

Trump : du déni au « chef de guerre »

Le 28 février, Donald Trump qualifie le coronavirus  de complot démocrate destiné à réduire ses chances de réélections. Cette sortie s’ajoute à une longue série de déclarations publiques destinées à minimiser la situation, ignorant au passage les rapports des agences du renseignement qui alertaient dès la fin janvier sur le risque de pandémie. Or, le déni initial du président a été amplifié et repris en boucle par les médias conservateurs du pays.

Fox News, première chaîne d’information continue, se déchire entre ses deux réflexes habituels : affoler ses téléspectateurs et défendre le président. Pendant un long mois, ses principaux présentateurs choisissent la seconde option. La journaliste Trish Regan qualifie la pandémie de « dernière trouvaille des démocrates pour nuire à Donald Trump, après l’échec du RussiaGate et de la procédure de destitution ». La vedette de la chaîne, Sean Hannity, parle de « simple grippe » et de « complot de l’État profond contre Trump ». Certains intervenants encouragent les téléspectateurs à prendre l’avion pour profiter des prix bas, et à se rendre dans les restaurants où le service sera « plus rapide que d’habitude ». Un propos repris par David Nunes, un des leaders du parti républicain au Congrès. [3]

Le conservateur Rush Limbaugh, présentateur radio le plus influant du pays, explique pendant des semaines à ses 16 millions d’auditeurs que le virus est « une simple grippe » fabriquée par les Chinois pour affaiblir l’économie américaine. Ces lignes éditoriales sont d’autant plus cyniques que l’âge moyen de leur audience est supérieur à soixante ans. En effet, selon divers sondages, les électeurs républicains sont deux fois moins susceptibles de prendre le coronavirus au sérieux que les électeurs démocrates.

Donald Trump a une part de responsabilité dans ce désastre. En conférence de presse le 13 mars, il continue de traiter la crise comme un problème de perception plutôt qu’une crise sanitaire, se permettant de serrer de nombreuses mains devant les caméras avant de reconnaître qu’il avait été en contact avec une personne testée positivement au coronavirus quelques jours plus tôt. Il a longtemps refusé de décréter la “situation d’urgence” par crainte d’affoler les marchés, et ira jusqu’à reconnaître publiquement qu’il s’oppose à la multiplication des tests afin de minimiser artificiellement le nombre des cas enregistrés et d’éviter la panique. Cette stratégie calamiteuse fait suite à une série de décisions problématiques. [4]

En arrivant à la Maison-Blanche, Trump a distribué les postes clés de son administration à une majorité de lobbyistes ou personnes inexpérimentées afin de “déconstruire l’État”, comme l’a publiquement revendiqué Steve Bannon, son conseiller stratégique de l’époque. [5] Suivant cette logique, Trump a réduit les budgets de la CDC (Center for Disease Control) et limogé la majorité de ses cadres dirigeant, avant de supprimer la cellule mise en place par Barack Obama pour gérer le risque pandémique. En 2019,  la Maison-Blanche enterre un rapport officiel pointant le manque de préparation du pays.  Pour prendre la mesure de cette désorganisation, il suffit de comparer la réponse de l’administration Obama face à l’Ebola, où les Américains avaient dépêché dix mille professionnels en Afrique pour lutter contre le virus et anticiper les risques de contagion, avec la réponse de Trump face au Coronavirus. Aucun personnel américain n’a été envoyé en Chine depuis le début de la crise. [6]

Les conditions étaient réunies pour une réponse calamiteuse. Parmi les graves manquements, on citera l’incapacité du pays à se procurer des tests de dépistage et à mobiliser des laboratoires pour les effectuer. Alors que la Corée du Sud teste dix mille personnes par jour depuis début février, les États-Unis n’avaient effectué que sept mille tests en tout (pour 1250 cas confirmés) au 11 mars. À cela s’ajoutent le manque persistant de masques (les hôpitaux étant contraints de procéder à des appels aux dons) et un déficit vertigineux de coordination à l’échelle fédérale qui pousse chaque État à se faire concurrence pour gérer ses approvisionnements. Tout cela sur fond de décisions présidentielles prises à l’emporte-pièce. [7]

Le fiasco de l’allocution du 12 mars, prononcée par Donald Trump depuis le bureau ovale, illustre parfaitement cette désorganisation. Malgré la présence du télé-prompteur, Trump commet trois erreurs qui plongent les marchés boursiers dans une nouvelle journée noire : il décrète la suspension des vols depuis les pays européens sous 48 heures en oubliant de préciser que cette mesure ne concerne pas les ressortissants américains, ajoute (à tort) que cette restriction inclut les marchandises et affirme que les assurances maladie privées couvriront les frais d’hospitalisation des victimes du coronavirus. La Maison-Blanche a dû démentir ces trois points, sans parvenir à éviter un retour précipité de milliers de touristes américains qui se sont retrouvés entassés pendant des heures dans les terminaux des aéroports en attendant de passer les douanes (multipliant ainsi le risque de contagion). 

Depuis cette allocution désastreuse, Trump s’exprime majoritairement par voie de conférence de presse, laissant aux experts le soin de répondre à la majorité des questions. Cet exercice quotidien est pour lui une façon de pallier l’annulation de ses gigantesques meetings de campagne, et de politiser la crise. Entre temps, le pays adopte peu à peu des mesures de confinement de plus en plus drastiques, en fonction des villes et des États. Sur le plan économique, Trump semble enfin réaliser que son second mandat dépend de sa réponse à la crise. Au point de reprendre à son compte certaines propositions de Bernie Sanders.

Pour réduire les conséquences économiques, Trump plus ambitieux que les cadres démocrates ?

Contrairement à l’Union européenne, la réponse américaine en matière de politique économique a été rapide et conséquente. La FED a injecté 1500 milliards de dollars dans la sphère financière, et abaissé son taux directeur à zéro. Quant au plan de relance budgétaire, il s’annonce sans précédant. 

Pour éviter un taux de chômage à 20 % dans quelques mois, scénario évoqué publiquement par la Maison-Blanche en cas d’inaction, Donald Trump a demandé un plan d’un trillion de dollars. Au cœur de sa proposition figure l’idée de verser un chèque de deux mille dollars à tous les Américains, sans condition de ressource. Le président a également décrété la suspension des évictions et le report des intérêts sur les prêts étudiants, deux demandes formulées par Bernie Sanders et écartées (provisoirement) par la majorité démocrate au Congrès.

Car si Trump semble déterminé à prendre toutes les mesures nécessaires à sa réélection, le Congrès suit sa propre logique. À ce titre, ses premières réactions ont été révélatrices. 

Les républicains ont d’abord accusé les démocrates de vouloir « profiter de la crise pour faire adopter leurs obsessions socialistes ». Cette critique, reprise par Donald Trump le 15 mars sur Fox News, a été reçue cinq sur cinq par la direction démocrate, qui a volontairement réduit de moitié l’ambition de son propre projet de loi. Ce premier « pack » visait à rendre gratuits les tests de dépistage du coronavirus, tout en offrant deux semaines de congé maladie à tous les Américains. [8]

Mais comme l’a souligné le New York Times dans un éditorial au vitriol, Nancy Pelosi (la présidente de la chambre des représentants du Congrès, sous contrôle démocrate) a pris soin d’exclure du texte les entreprises de plus de 500 salariés. Résultat, le projet voté par sa majorité et adopté quelques jours plus tard au Sénat ne couvre que 20 % de la population active. Politiquement, c’est désastreux : au lieu de faire endosser aux républicains ce manque d’ambition manifeste, les démocrates renvoient l’image d’un parti dans la main des multinationales.

Pelosi a répondu au New York Times qu’elle ne souhaitait pas que « les contribuables américains financent ce que les grandes entreprises devraient fournir d’elles-mêmes à leurs employés ». Un argument qui reflète l’obsession des cadres du parti pour les solutions « sous conditions de ressources » et bureaucratiques, là où des programmes universels comme ceux défendus par Bernie Sanders seraient bien plus rapides à mettre en œuvre et efficaces pour lutter contre ce qui s’annonce comme le plus grave choc économique de l’histoire du pays. 

Pendant que Donald Trump parle de revenu universel, de suspension des paiements de la dette étudiante et de réquisition des usines pour produire des équipements médicaux, le parti démocrate suggère un crédit d’impôt de 500 dollars par famille. À travers cette crise, on assiste à un  prolongement du réalignement électoral en cours. Le parti démocrate apparaît de plus en plus comme une force politique au service des lobbies et attentive à la classe moyenne supérieur vivant dans les banlieues aisées, ces fameuses zones périurbaines qui leur ont permis de gagner le contrôle de la chambre des représentants lors des élections de mi-mandat de 2018, avant de propulser Joe Biden en tête des primaires démocrates. 

Capitalisme du désastre contre socialisme

Si Donald Trump semble s’inspirer des propositions économiques de Bernie Sanders et donne l’impression de déborder le parti démocrate par la gauche, sa réponse à la crise ne saurait être analysée comme un revirement populiste. Son premier instinct a été de proposer des baisses d’impôts et la suppression des cotisations sociales, une priorité du parti républicain pour réduire et privatiser la (maigre) sécurité sociale américaine. Devant la levée de boucliers démocrates et le fait qu’une telle mesure ne permettrait pas de mettre directement de l’argent dans les poches du contribuable, Trump a finalement opté pour un paiement de type « revenu universel ». 

Surtout, il y a une différence importante entre ce qu’annonce le président, ce que son administration met en place, et ce que le parti républicain vote au Congrès. Ainsi, Trump a été forcé de reconnaître que s’il avait invoqué le « Defense power act » dans le but de réquisitionner des moyens de production, cette annonce n’avait été suivie d’aucune action concrète. Une des causes serait l’opposition idéologique de l’administration Trump à toute intervention de l’État et la confiance aveugle du président dans le secteur privé. [9]

De même, la proposition du plan de relance présentée par le Sénat (républicain) est une caricature de « capitalisme du désastre ». Le fameux chèque de soutien à la consommation était initialement réduit de moitié au profit de baisses d’impôts importantes pour les contribuables et entreprises les plus riches, et incluait un chèque en blanc de 500 milliards de dollars pour renflouer les entreprises menacées de faillite, sans contrepartie. Parmi les industries concernées par ce  bail out, la Maison-Blanche a cité les compagnies aériennes, Boeing, les armateurs de croisières, les hôtels et casinos, et les compagnies pétrolières spécialisées dans l’extraction du pétrole et gaz de schiste. Autrement dit, les entreprises parmi les plus polluantes, dont une majorité a dilapidé des montants colossaux en rachat de leurs propres actions. Le plus problématique étant le potentiel plan de sauvetage des grands groupes hôteliers, projet qui bénéficierait directement aux finances personnelles de Donald Trump.

Face à cette « stratégie du choc », le parti démocrate reprend peu à peu ses esprits. Chuck Schumer (président de la minorité démocrate au Sénat) insiste sur l’importance d’inclure des conditions strictes de sauvegarde de l’emploi comme préalables aux plans de sauvetage.

À la chambre des représentants, le groupe parlementaire de la gauche du parti démocrate (le « progressive caucus ») propose lui aussi des mesures ambitieuses de défense des travailleurs pour garantir la continuité des emplois et salaires. Alors que Wall Street conseille aux entreprises pharmaceutiques d’augmenter leurs prix pour profiter de la crise, ses propositions veillent aussi à lutter contre ce genre d’opportunisme. . 

Mais le navire démocrate se retrouve sans capitaine capable de coordonner les efforts des deux chambres du Congrès. Joe Biden a disparu des médias depuis le débat du 15 mars, son équipe de campagne cherchant par tous les moyens à l’empêcher d’apparaître en public. Quant à Bernie Sanders, s’il multiplie les lives, interventions, conférences de presse et levée de fonds, aucune chaîne de télévision ne se donne la peine de couvrir ses efforts. [10]

Mitch McConnel, le chef de la majorité républicaine au Sénat que Vox qualifie de “politicien le plus influent du XXIe siècle”, profite de ce chaos pour tenter d’imposer son plan de relance par la force. En combinant les aides destinées aux américains avec le plan de sauvetage des entreprises dans un seul texte, il met la pression sur les démocrates pour agir dans l’urgence absolue. Comme “stratégie du choc”, on ne fait guère mieux.

Malgré la pression, les démocrates ont voté par deux fois contre ce texte avant de négocier de nombreux aménagements. En particulier, une extension importante de l’assurance chômage (étendue à quatre mois et gonflé de 600 dollars par semaine, aux frais de l’État fédéral); l’injection de 150 millions de dollars pour les hôpitaux et les services de santé; la création d’un poste d’observateur pour superviser les prêts accordés aux entreprises (ainsi qu’un droit de regard accordé au Congrès), l’interdiction de financer les entreprises détenues par Trump et sa famille;150 milliards d’aide aux États, gouvernement locaux et nations amérindiennes et 360 milliards pour les PME. La proposition de revenu universel a été augmenté dans le montant (1200 dollars par adulte et 500 par enfant) mais limitée aux foyers gagnant moins de 75 000 dollars par an et par adulte. La facture s’élève désormais à 2000 milliards, l’équivalent du PIB de la France et le triple du plan de relance d’Obama en 2009.

Si ces victoires semblent significatives, comme l’a indiqué Chuck Schumer en évoquant une “nouvelle assurance chômage sous stéroïdes”, deux problèmes persistes. Les américains ne percevront leurs chèques qu’au mois de mai du fait de la lourdeur bureaucratique liée aux conditions de ressources, et aucune obligation ni condition n’est incluse pour les prêts accordés aux entreprises. Elles se feront donc au cas pas cas et à la discrétion de la Maison-Blanche et du Congrès. En clair, les salariés sont priés de pointer à l’assurance chômage tandis que les entreprises en manque de liquidité seront abreuvés d’argent public sans conditions de sauvegarde de l’emploi, jetant ainsi des centaines de milliers de travailleurs syndiqués au chômage et sans assurance maladie.

Ce plan de relance ne sera probablement pas le dernier, comme l’a fait savoir Nancy Pelosi. Compte tenu de l’augmentation du nombre de malades à un rythme inégalé et du manque de réactivité de la Maison-Blanche, la situation aux États-Unis risque de faire passer la catastrophe italienne pour une promenade de santé.

Or, la droite américaine a déjà signalé sa disposition à sacrifier une part de la population pour éviter un effondrement économique, sans même recourir à l’argument douteux de l’immunité de groupe. Donald Trump a martelé en conférence de presse qu’il ne souhaite pas que le remède soit plus dommageable que la maladie. Un point de vue défendu par le Wall Street Journal et Fox News, et qui a été parfaitement résumé par le vice-gouverneur du Texas : “de nombreux Américains âgés préfèrent se sacrifier pour l’économie que priver leurs petits enfants de l’opportunité de goûter au rêve américain”. Donald Trump a lui-même indiqué qu’il pourrait rapidement mettre un terme aux mesures de confinement décrétées à l’échelle locale et demander aux entreprises de mettre fin au télétravail pour préserver l’économie. [11] Une stratégie suicidaire, selon la CDC.

 

Notes :

  1. Étude de la FED en 2019 : https://www.cnbc.com/2018/05/22/fed-survey-40-percent-of-adults-cant-cover-400-emergency-expense.html
  2. Pour une vue d’ensemble du système de santé américain, nous vous recommandons notre article sur la question : https://lvsl.fr/etats-unis-lassurance-maladie-au-coeur-de-la-presidentielle-2020/
  3. Sur la couverture du coronavirus par les médias conservateur, lire cette enquête du New York Times : https://www.nytimes.com/2020/03/11/us/politics/coronavirus-conservative-media.html
  4. https://www.politico.com/news/2020/03/21/short-term-thinking-trump-coronavirus-response-140883 et https://www.businessinsider.com/trump-reportedly-wanted-coronavirus-numbers-kept-as-low-as-possible-2020-3
  5. Pour un aperçu de ces efforts de « déconstruction », lire https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/trump-the-destroyer-127808/
  6. Sur le manque de préparation et de réactivité face à la crise du coronavirus, lire : https://nymag.com/intelligencer/2020/03/coronavirus-shows-us-america-is-broken.html
  7. https://www.vox.com/science-and-health/2020/3/12/21175034/coronavirus-covid-19-testing-usa
  8. https://www.vox.com/2020/3/12/21174968/democrats-coronavirus-stimulus-package-whats-in-it
  9. New York Times : https://t.co/yIyclxQoPL?amp=1
  10. https://www.jacobinmag.com/2020/03/joe-biden-coronavirus-pandemic-presidential-campaign
  11. https://www.washingtonpost.com/politics/trump-says-he-may-soon-lift-restrictions-to-reopen-businesses-defying-the-advice-of-coronavirus-experts/2020/03/23/f2c7f424-6d14-11ea-a3ec-70d7479d83f0_story.html

Comment l’establishment démocrate a privé Bernie Sanders d’une victoire en Iowa

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Bernie Sanders ©Gage Skidmore

L’Iowa devait lancer les primaires démocrates en grande pompe et permettre au parti comme aux candidats de bénéficier d’un tremplin médiatique en vue de la présidentielle. Au lieu de cela, l’incapacité des instances démocrates à publier les résultats en temps et en heure et la façon suspecte dont ils les ont diffusés ensuite ont produit trois effets désastreux : ridiculiser le camp démocrate, diviser le parti et priver Sanders d’une victoire médiatique. Pour autant, le candidat socialiste apparaît désormais favori pour l’investiture, si le parti démocrate n’implose pas avant. 


Edit 12/02/2020 : Bernie Sanders a finalement remporté la primaire dans le New Hampshire avec 26 % des voix.

D’un point de vue purement comptable, le caucus de l’Iowa ne présente aucun intérêt. Cet État rural de trois millions d’habitants ne met en jeu que 41 délégués sur les 1940 nécessaires pour remporter la nomination (contre 494 pour la Californie). De plus, le mode de scrutin particulier et sa population majoritairement blanche ôtent tout caractère représentatif à cette élection.

Mais dans les faits, gagner l’Iowa permet de construire un « momentum » en offrant une exposition médiatique considérable. En tant que premier État à voter, il sert de baromètre initial, place le vainqueur en position de force en permettant d’influencer les électeurs des États suivants, et les donateurs qui financent les campagnes. Historiquement, le vainqueur de l’Iowa tend à remporter l’investiture, ce qui explique les efforts démesurés fournis par les différents candidats pour disputer ce scrutin auxquels ne participent qu’un peu moins de deux cent mille personnes. Pete Buttigieg, Elizabeth Warren et Bernie Sanders ont déployé des dizaines de collaborateurs, formé 1700 « capitaines » chargés d’encadrer chaque bureau de vote, frappé à des dizaines de milliers de portes et passé des centaines de milliers de coups de téléphone. Plusieurs millions de dollars ont été dépensés en publicité ciblée, meetings et autres formes d’actions promotionnelles.

Ces efforts auront été gâchés par un invraisemblable fiasco. Dix-huit heures après le vote, aucun résultat n’était encore publié du fait d’un problème lié à l’application pour téléphone censé prendre en charge la centralisation des scores. Cela n’a pas empêché Pete Buttigieg, avec un aplomb formidable, de se déclarer vainqueur dès la fin de soirée électorale. Le lendemain matin, le comité de campagne de Bernie Sanders a cherché à étouffer le feu allumé par son adversaire en publiant ses résultats internes sur la base de 60 % des bureaux de vote, montrant Sanders clairement en tête. [1]

La surprenante incompétence lors de la diffusion des résultats attise la perception d’une manipulation

À 17h le mardi, le parti démocrate de l’Iowa publie des résultats incomplets, concernant 62 % des caucus seulement, et dans la plus grande opacité. 

Pete Buttigieg figure en tête des délégués locaux  (27 % contre 25 % pour Sanders, 20 % pour Warren et 15 % pour Biden), mais largement derrière Sanders en ce qui concerne le nombre de voix. 

Car rien n’est simple en Iowa. Du fait du mode particulier du scrutin organisé en « caucus » (sortes d’assemblées où l’on vote à main levée dans chaque bureau de vote), il n’existe pas moins de quatre façons de présenter les résultats : le nombre de voix au premier tour, au second, le nombre de délégués locaux remportés (environ 2100 répartis sur 1700 bureaux de vote) et le nombre de « véritables » délégués comptant pour l’investiture (au nombre de 41 pour l’Iowa). 

Les médias ont majoritairement titré sur la victoire de Pete, lui permettant de débuter son meeting du New Hampshire en se déclarant vainqueur pour la seconde fois en 24h. 

Mais les vagues de publications suivantes (71 %, 75 %, 85 %, 92 % et 97 % étalés sur 24 heures) ont permis à Sanders de rattraper son retard en délégués et d’accroître son avance en termes de voix.  Il faudra néanmoins attendre deux journées et demie pour que la presse commence à parler de match nul. 

La séquence de diffusion des résultats interroge fortement, puisque les bureaux de vote favorables à Bernie Sanders ont été publiés en dernier, permettant à Buttigieg de continuer de clamer sa victoire trois jours durant, et de monter de 9 points dans les sondages du New Hampshire. 

Pire, la publication des résultats à 85 % a dû être mise à jour après que le parti démocrate a été pris la main dans le sac à transférer des délégués remportés par Sanders vers d’autres candidats. Une fois arrivé à 97 % et au point où Sanders allait dépasser Pete Buttigieg, ce dernier a fait appel au comité électoral central du parti démocrate (le DNC, critiqué pour son attitude partisane en 2016) pour demander un audit. 

Selon CNN, le président du DNC Tom Perez aurait  accepté cette requête à cause des doutes concernant les « caucus satellites » (des bureaux de votes par procuration ouverts pour les ouvriers et immigrés naturalisés, mais ne parlant pas anglais, qui ont tous voté pour Bernie Sanders). Ce faisant le DNC s’attaque aux électeurs marginaux pour lesquels  la campagne de Sanders avait déployé des efforts considérables. [2]

Tom Perez n’en est pas à son premier fait d’armes. Imposé au poste clé de la présidence du DNC par Barack Obama en 2017 contre l’avis des sénateurs modérés et de l’aile gauche, il avait pris parti pour Hillary Clinton en 2016 malgré son devoir d’impartialité. Incompétent, compromis, Tom Perez incarne à merveille cet establishment démocrate qui fait obstacle à toute tentative d’unification du parti, préférant défendre le maintien d’un écosystème fait de milliers de consultants et conseillers carriéristes qui alternent les postes dans les think tanks, administrations et instances du parti, quitte à enchaîner les défaites électorales. Le fait qu’Obama l’ait imposé au DNC ne peut se comprendre que par sa volonté de maintenir en vie ce réseau d’influence et de conseillers nourri par les financement privés. [3 : cf. cet exposé du American Prospect]

Ainsi, malgré les preuves apportées par le New York Times et CNN des multiples erreurs contenues dans les résultats diffusés par le parti démocrate depuis trois jours, celui-ci a fini par publier les 3 % de bureau de vote restant après en avoir gelé la publication pendant une journée entière et sans apporter la moindre correction. Le résultat officiel montre désormais Pete Buttigieg avec 1,5 délégué local de plus que Sanders (sur les 2100 disponibles), soit 0.1 % d’avance. Le comité de campagne de Bernie Sanders a identifié, sur la base des résultats papier mis en ligne par les présidents de bureaux de vote, quatorze erreurs qui auraient dû permettre à Bernie Sanders de passer très légèrement en tête. 

Le timing de la publication de cette dernière batterie de résultats par le parti démocrate est particulièrement suspect : il a eu lieu pendant une émission organisée par CNN en prime time, où les différents candidats défilent tour à tour sur le plateau. Les résultats sont tombés après le passage de Sanders et juste avant celui de Buttigieg, permettant au maire de South Bend de déclarer victoire pour la quatrième fois en soixante-douze heures. 

Au-delà des soupçons de manipulation qui pèsent sur la diffusion des résultats, Pete Buttigieg a su tirer parti d’une performance électorale surprenante pour capitaliser sur ce succès. Joe Biden a évité l’humiliation d’une quatrième place grâce au chaos général, et Donald Trump s’est moqué d’un parti qui « veut nationaliser l’assurance maladie, mais n’arrive pas à compter les voix en Iowa ». Mike Bloomberg, qui avait déclaré sa candidature trop tardivement pour participer aux primaires de l’Iowa, a également fustigé un scrutin inutile. 

Lorsqu’un tel fiasco intervient dans un pays d’Amérique latine, les USA sont prompts à soutenir un coup d’État. Ici, les dirigeants démocrates ont agi avec une déconcertante nonchalance, ne semblant pas réaliser à quel point le parti qui vient d’échouer dans sa tentative de destitution du président et prétend diriger le pays dans 10 mois est passé pour une organisation incompétente et corrompue.

La diffusion scabreuse des résultats risque également de décourager les électeurs les moins engagés politiquement, c’est-à-dire la base de Bernie Sanders.

Autrement dit, la séquence est particulièrement nuisible à Sanders, que les médias ont décrit comme un mauvais perdant risquant de diviser le parti démocrate. 

Aux origines du fiasco, un establishment démocrate miné par les conflits d’intérêts et l’hostilité envers Bernie Sanders.

Depuis que Bernie Sanders a pris la tête de certains sondages, les cadres du parti démocrate ont multiplié les déclarations d’hostilité à son égard. 

Il y a d’abord cette réunion d’avril 2019 rapporté par le New York Times, où Nancy Pelosi (présidente de la majorité démocrate au Congrès), Pete Buttigieg et d’autres cadres du parti et riches donateurs s’étaient rencontrés pour discuter d’une stratégie pour « stopper Sanders ». Puis la candidature de dernière minute de Mike Bloomberg a débouché sur la décision unilatérale du DNC de modifier les règles de participation aux débats télévisés pour y inclure le multimilliardaire.

À cela se sont ajoutées les déclarations lunaires d’Hillary Clinton et de John Kerry (candidat malheureux face à Bush en 2004) qui ont implicitement affirmé préférer Donald Trump à Bernie Sanders. Le journal Politico a également rapporté que certains membres du DNC envisageaient de changer les règles des primaires si Sanders s’approchait de la nomination. Or le fameux Tom Perez a décidé de garnir le comité d’organisation de la convention démocrate (qui doit confirmer le nominé en juin) d’anciens proches d’Hillary Clinton et de lobbyistes ayant à peu près tous affirmé publiquement leur opposition à Bernie Sanders. [4]

Côté médiatique, la tentative de repeindre Bernie Sanders en sexiste orchestrée par CNN avec le concours (prémédité ou circonstanciel) d’Elizabeth Warren et le débat télévisé de janvier construit comme un véritable guet-apens s’ajoute à une longue liste de « bashings » parfaitement documentés et parfois outrageusement comiques. Chris Mathews, la star de la chaîne MSNBC (équivalent de FoxNews pour les centristes démocrates) a fustigé un Sanders « qui ne s’arrêterait pas pour vous si vous êtes renversé par une voiture » avant d’avertir qu’il pouvait gagner le caucus de l’Iowa car « les socialistes aiment les assemblées ».

Le samedi précédant le vote, le DesMoines Register (principal journal de l’Iowa) a renoncé à publier son très attendu et respecté « dernier sondage », qui devait être présenté pendant une heure en prime time sur CNN. L’annulation de l’émission a été effectuée à la demande de Pete Buttigieg, suite à la plainte d’un de ses militants qui aurait été contacté par l’institut, et affirmait que le sondeur ne lui aurait pas présenté Buttigieg parmi les options. Le résultat de ce qui constitue le sondage le plus important des primaires a fuité dans la presse après l’élection. Il donnait Sanders en tête (22 %) devant Warren (18 %), Pete (16 %) et Biden (13 %).

Tous ces efforts, plus celui d’un lobby démocrate et pro-Israël (dirigé par un proche de Buttigieg) qui a dépensé près d’un million de dollars en publicité télévisée pour attaquer directement Bernie Sanders durant le weekend qui précédait le vote en Iowa, ont contribué à provoquer ce climat de méfiance, pour ne pas dire d’antagonisme. Sans empêcher Sanders de l’emporter. 

Lorsqu’il est apparu que les résultats ne seraient pas publiés à temps, l’attention s’est focalisée sur l’application téléphonique censée permettre leur centralisation. Elle est produite par une entreprise baptisée Shadow (“ombre”, cela ne s’invente pas) et dont les quatre dirigeants sont d’anciens cadres de la campagne d’Hillary Clinton ayant manifesté une hostilité ouverte envers Bernie Sanders. Les campagnes de Pete Buttigieg et Joe Biden ont loué les services de Shadow.inc (pour quarante-deux mille dollars dans le cas de Pete). Elle est une filiale de la société Acronym, responsable du développement d’outils numériques au service du parti démocrate. Cette société mère initiée par d’anciens collaborateurs d’Hillary Clinton et de Barack Obama compte l’épouse du directeur stratégique de la campagne de Pete Buttigieg parmi ses cofondateurs. Enfin, des sources internes citées par The Intercept y dénoncent une culture d’entreprise clairement hostile à Sanders. [5]

Pourtant, plutôt que de voir dans le fiasco de l’Iowa une machination orchestrée par l’establishment démocrate aux bénéfices de Pete Buttigieg, on peut l’interpréter comme une énième manifestation de l’incompétence et des conflits d’intérêts qui minent le parti depuis des années.

En 2018, Alexandria Ocasio-Cortez choque la nation en détrônant le numéro 2 du parti démocrate au Congrès lors de sa fameuse primaire. Son succès s’explique en partie par les outils numériques innovants qu’elle avait utilisés. Au lieu de chercher à déployer cette technologie à l’échelle nationale, le DNC a décidé de blacklister toute entreprise qui travaille pour des candidats démocrates non approuvés par le comité électoral (autrement dit, tous les candidats de gauche souhaitant contester une investiture officielle dans le cadre d’une primaire). Cet épisode a conduit Ocasio-Cortez  à refuser de verser une partie de ses levées de fond au DNC, pour les redistribuer aux candidats dissidents. [6]

L’attribution du contrat à Acronym (et sa filiale Shadow.inc) avait été présentée comme un effort pour combler le retard abyssal du parti démocrate sur la campagne de Donald Trump en matière de communication numérique. Elle peut se comprendre comme une énième manifestation de l’incompétence relative de l’establishment démocrate, et des conflits d’intérêts qui y règnent. Comment expliquer autrement le fait de donner du crédit aux architectes du désastre que fut la campagne d’Hillary Clinton en 2016 ? Et comment justifier le fait que le décompte et la centralisation des résultats des caucus, qui était effectués jusqu’à présent par téléphone et papiers, soient sous-traités à une application produite par une entreprise privée ?

Ironiquement, la presse avait fait état d’inquiétudes concernant l’application, dont le nom avait été tenu secret soi-disant pour éviter un piratage informatique de la part de la Russie… Le comité de campagne de Bernie Sanders avait anticipé les problèmes, et a pu déjouer toute tentative de manipulation trop grossière en publiant ses propres décomptes. Car lors d’un caucus, on vote en public et devant témoins.

Des nouvelles encourageantes pour Bernie Sanders, malgré tout

Malgré le fiasco de l’Iowa, ce premier scrutin permet de tirer de nombreux enseignements relativement favorables au sénateur du Vermont.

Premièrement, le scénario d’une forte mobilisation au-delà du niveau de 2016 et proche de celui de 2008 ne s’est pas matérialisé. De quoi inquiéter le parti démocrate qui avait gagné les élections de mi-mandat grâce à une forte mobilisation, et qui aura besoin d’un mouvement similaire en 2020. Le manque d’intérêt pour la primaire peut cependant s’expliquer par des causes liées, une fois de plus, à l’establishment démocrate. Le choix du calendrier de la destitution de Donald Trump aura cannibalisé l’espace médiatique, produisant dix fois moins de couvertures pour les primaires de l’Iowa que ce qu’on avait observé en 2016. Ce black out a permis à Bernie Sanders de prendre la tête des sondages sans provoquer une réaction trop appuyée des médias, mais aura nui à la participation, malgré un certain succès du camp Sanders pour mobiliser son propre électorat et les abstentionnistes. Les jeunes et classes populaires se sont déplacés dans des proportions historiques, alors que les plus de 55 ans abreuvés aux chaînes d’information continue ont boudé le scrutin, expliquant en partie la débâcle de Joe Biden. 

Solidement arrimé en tête des sondages nationaux depuis l’annonce de sa candidature, l’ancien vice-président d’Obama résistait de manière quasi incompréhensible aux attaques de ses adversaires, à son implication dans l’affaire ukrainienne et aux performances désastreuses qu’il livrait non seulement lors des débats télévisés, mais également au cours de ses rares meetings de campagne. La principale raison de son succès résidait dans son image d’homme expérimenté et la perception qu’il était le candidat le mieux placé pour battre Donald Trump. 

En terminant en quatrième place de l’Iowa et à 15 % seulement, la bulle de son « électabilité » semble avoir finalement éclaté. Sa contre-performance peut s’expliquer par son inhabilité à répondre aux critiques de Bernie Sanders concernant ses prises de position passées en faveur de coupes budgétaires dans la sécurité sociale et l’assurance maladie, et l’absence d’organisation de terrain capable de mobiliser ses électeurs en Iowa. 

Depuis sa contre-performance, Biden plonge dans les sondages et semble promis à un second désastre en New Hampshire. Cependant, l’ex-vice-président bénéficie toujours d’une cote de popularité très élevée auprès des Afro-Américains et latinos, ce qui peut lui permettre de rebondir au Nevada et en Caroline du Sud avant le Super Tuesday. 

Inversement, une victoire de Buttigieg en New Hampshire pourrait ne pas suffire à rendre la candidature du jeune maire viable sur le long terme. Mayor Pete reste moins populaire que Donald Trump auprès des Afro-Américains, et très en retard sur Bernie Sanders auprès des latinos, des jeunes et des classes populaires.

Le succès de Pete Buttigieg doit beaucoup à l’importance des moyens qu’il a déployés en Iowa pour mobiliser les classes sociales aisées et blanches (majoritaires dans cet État), mais sa performance auprès des jeunes et des minorités laisse à désirer. Pete pourrait donc caler au Nevada ou en Caroline du Sud et terminer très bas lors du Super Tuesday de Mars, où la Californie et le Texas sont en jeu. 

Bernie Sanders a donc quelques raisons de se réjouir : la percée de Buttigieg risque de diviser le vote centriste, et la troisième place d’Elizabeth Warren place Sanders en position naturelle pour incarner l’aile gauche du parti. Quant à l’effondrement de Biden, il devrait provoquer un report de voix en provenance des minorités et des classes ouvrières vers le sénateur du Vermont.

Pour contrer la percée médiatique de Buttigieg, Sanders a publié les résultats de ses levées de fond du mois de janvier, établissant un nouveau record à 25 millions de dollars (plus que ce que ses adversaires avaient récolté lors des trois derniers mois de 2019). Le New York Times décrivait des chiffres « impressionnants », alors que ses adversaires semblent opérer en flux tendu. 

Un long chemin semé d’embûches pour Bernie Sanders

Sanders pourrait manquer de nouveau la première marche du podium en New Hampshire et démarrer une longue série de seconde place (cédant la première à Pete Buttigieg puis à Joe Biden au Nevada et en Caroline du Sud par exemple). Ses adversaires peuvent se permettre d’arriver à la convention du parti démocrate en juin en tête des délégués, mais sans une majorité absolue, pour ensuite se rallier derrière un candidat centriste. Bernie ne bénéficiera pas d’une telle opportunité, et aura besoin d’une majorité nette pour ne pas être mis en minorité à la convention. 

Le modèle analytique du site Fivethirtyeight, qui avait prédit avec une précision déconcertante les résultats des élections de mi-mandat, ne s’y est pas trompé. Après l’Iowa, Sanders a pris la première place du classement (40 % de chances de victoires), devant le scénario sans vainqueur majoritaire (25 %) et Joe Biden (passé de 40 à 20 %).

Mais le modèle n’intègre pas le fait que Bernie Sanders doive faire face à de multiples fronts. En plus des intérêts financiers menacés par son programme et de Donald Trump, le sénateur du Vermont risque, en cas de succès, de mettre au chômage tout un pan de l’establishment démocrate qui œuvre dans les think tanks, équipes électorales, au DNC et à Washington. La principale opposition va donc venir de son propre camp, et si l’Iowa peut nous apprendre quelque chose, c’est que les cadres du parti démocrate emmenés par Tom Perez préféreront couler le navire plutôt que de laisser la barre à un socialiste.

 


[1] : https://theintercept.com/2020/02/04/sanders-campaign-release-caucus-numbers-iowa-buttigieg/

[2] : The Intercept a couvert ces caucus particulier et produit une enquête passionante sur les efforts de l’équipe Sanders, à lire ici : https://theintercept.com/2020/02/05/bernie-sanders-iowa-satelllite-caucuses/

[3] : Lecture indispensable pour comprendre les enjeux au sein du DNC et le rôle de Tom Perez : https://prospect.org/politics/tom-perez-should-resign-dnc/

[4] : https://thegrayzone.com/2020/01/27/dnc-perez-regime-change-agents-israel-lobbyists-wall-street-rig-game-bernie/

[5] : https://theintercept.com/2020/02/04/iowa-caucus-app-shadow-acronym/

[6] : https://thehill.com/homenews/campaign/477705-ocasio-cortez-defends-decision-not-to-pay-dccc-dues