Crise iranienne : Trump, un faux isolationiste et vrai incompétent

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Donald Trump © Gage Skidmore

En assassinant le général iranien Qasem Soleimani, Donald Trump a apporté la preuve de son interventionnisme militaire, drapé dans l’incompétence et l’hypocrisie. Cependant, la réponse des médias, commentateurs et représentants politiques américains a été beaucoup plus critique et nuancée que ce que l’on observe généralement lorsque les États-Unis sont la cible de missiles, un fait révélateur de l’évolution du climat politique national en cette année électorale. 


« Des dizaines de missiles iraniens frappent des bases américaines abritant du personnel militaire ». Dans la soirée du 7 janvier, les gros titres anxiogènes des chaînes d’informations entretiennent une tension insoutenable. Pour autant, les tambours de guerre se font plus discrets qu’à l’ordinaire. Si une flopée « d’experts » grassement payés par l’industrie de l’armement défilent sur les plateaux pour affirmer que Donald Trump n’aura pas d’autre choix que l’escalade militaire, les présentateurs et journalistes tiennent des propos plus nuancés. Certes, Sean Hannity (FoxNews) suggère de bombarder les installations pétrolières iraniennes pour affamer la population, mais le cœur n’y est qu’à moitié. Pour une fois, la voie de la raison tend à prendre le pas sur le discours guerrier. CBS News nous rappelle que Soleimani était un personnage adulé par le peuple iranien et met en doute la légalité de son assassinat, Tucker Carlson (FoxNews) accuse pendant 45 longues minutes le Pentagone et les membres de l’administration Trump de mentir aux Américains pour manipuler l’opinion « comme pour la guerre en Irak », ABC News diffuse l’interview du ministre des affaires étrangères iranien ; CNN minimise l’ampleur des frappes et conteste la pertinence d’une réplique. Sur MSNBC, Chris Hayes conclut son JT en affirmant qu’« une guerre avec l’Iran serait une folie, un désastre du point de vue moral et stratégique. Et ne croyez personne qui prétendrait le contraire ». Même le New York Times, qui déplorait dans un éditorial du 31 décembre « la réticence de Donald Trump à utiliser la force au Moyen-Orient » (sic) multiplie désormais les tribunes et articles critiquant les choix de la Maison-Blanche et redoutant ses conséquences.

Dans ce contexte particulier et malgré les encouragements de ses principaux soutiens, Donald Trump a décidé de ne pas répondre immédiatement aux frappes iraniennes. « L’Iran semble reculer, ce qui est une bonne chose pour tous les partis concernés et le monde. (…) Nous n’avons subi aucune perte, tous nos soldats sont en sécurité et les dégâts sur nos bases militaires sont minimes » déclare-t-il au cours d’une conférence de presse minée par les mensonges, approximations et l’autosatisfaction. Une fois de plus, Trump doit reculer pour s’extraire d’une crise qu’il a lui-même provoquée.

Aux origines de la crise, l’incompétence de Donald Trump et la folie des cadres militaires américains

La crise iranienne remonte au moins au retrait unilatéral de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) décidé par Trump contre l’avis de l’ensemble de son administration, et aux sanctions imposées à l’Iran depuis, dans le but assumé de pousser son peuple au soulèvement.

Les manifestations récentes, réprimées dans le sang par Téhéran, semblaient conforter cette stratégie. Pourtant, cet objectif de long terme vient d’être compromis par la décision d’assassiner le personnage public le plus populaire du pays.

Si l’Iran perd un général, il gagne une excuse pour s’affranchir du JCPOA, obtient de l’Irak la demande officielle du retrait des troupes américaines, et unifie une population divisée contre un ennemi commun. De leurs côtés, les États-Unis ont été contraints de mettre fin à la coalition chargée de combattre l’État islamique et se trouvent dans une position délicate en Irak. Comment expliquer une telle erreur stratégique de la part de Donald Trump ?

Tout part des actions menées contre l’ambassade américaine à Bagdad, qui ont fait planer le spectre d’un nouveau « Benghazi » sur la présidence Trump. En 2012, deux bâtiments diplomatiques américains sont attaqués en Libye, coûtant la vie de l’ambassadeur et de membres du personnel. Cet épisode va cristalliser une obsession conservatrice contre l’administration Obama. Pendant trois ans, le parti républicain va multiplier les commissions d’enquête parlementaires pour accuser Hillary Clinton et Barack Obama de négligence et de trahison, tandis que les médias conservateurs vont repeindre la future candidate démocrate en criminelle ayant « du sang sur les mains ». Trump s’étant largement fait l’écho de ces critiques, il voulait à tout prix éviter un dénouement similaire en Irak, tweetant dès le début des évènements à Bagdad « ça ne sera pas Benghazi ! ».

Son obsession d’apparaître « fort » semble avoir été le principal moteur de sa décision, à laquelle s’ajouterait un acharnement à détruire l’héritage d’Obama et l’opportunité de faire oublier la procédure de destitution qui le vise. [1]

Dans une enquête approfondie, publiée le 12 janvier, le New York Times confirme cette lecture. Trump, qui s’attendait à être adulé pour son audace, devint furieux face au torrent de critiques diffusé sur les chaines de télévisions, avant d’être particulièrement soulagé par la faible intensité des représailles iraniennes, construites pour éviter un conflit généralisé.

Ceux qui pensaient que ses généraux et conseillers empêcheraient Trump de commettre l’irréparable en ont été pour leurs frais. Selon le New York Times, le commandement militaire avait présenté différentes options au président, incluant l’assassinat de Soleimani « pour faire passer les alternatives comme moins extrêmes et plus séduisantes ». Le Times décrit des officiers « choqués par la décision du président », mais qui n’ont vraisemblablement pas opposé de grande résistance.

Ceci s’explique par des raisons structurelles. Un grand nombre de généraux et conseillers militaires qui gravitent autour de Trump sont des vétérans de la guerre d’Irak particulièrement vexés par leur défaite, dont ils rejettent la responsabilité sur l’Iran. Les autres, au rang desquels on retrouve des membres de l’extrême droite évangéliste tel que le vice-président Mike Pence et le secrétaire d’État Mike Pompéo, veulent provoquer un conflit avec l’Iran pour des raisons idéologiques. Selon le Washington Post et CNN, Mike Pompéo poussait l’idée de tuer Soleimani depuis des mois, une option systématiquement écartée par les administrations précédentes.

Enfin, le complexe militaro-industriel qui finance massivement les élus républicains et influence médias et décideurs politiques à grand renfort de lobbyistes a tout intérêt à l’escalade. L’actuel ministre de la Défense, par exemple, est l’ancien lobbyiste en chef de Raytheon, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine.

Tous ces éléments s’ajoutent au caractère impulsif de Donald Trump, qui aurait réclamé des représailles musclées depuis son club de golf de Mar-a-lago après avoir vu les images des émeutiers entourant l’ambassade américaine tourner en boucle sur Fox News, selon le Washington Post.

Que Trump ait été encouragé à se lancer dans une escalade guerrière dans le but de provoquer un engrenage semble évident. Tout comme son inaptitude à anticiper les conséquences de sa décision.

En 2015, Trump confondait Soleimani avec le chef des Kurdes et avouait n’avoir jamais entendu parler des Gardiens de la révolution.

Après l’assassinat, son administration a produit des justifications contradictoires et mensongères, provoquant la colère des parlementaires américains ayant eu accès aux briefings officiels, y compris de certains élus républicains.

La Maison Blanche a justifié ses actions en prétendant que les Américains seraient plus en sécurité après cet assassinat, et que la mort de Soleimani serait acclamée par les Iraniens. Un récit rapidement ridiculisé par les images des mobilisations de masse aux funérailles de Soleimani, auxquelles s’est ajouté le vote du parlement irakien demandant le retrait de l’armée américaine, alors que les médias faisaient état d’une situation d’alerte maximale en Irak et aux États-Unis. Les arrestations de citoyens américains d’origines iraniennes aux postes-frontière et la mention du risque d’attentat terroriste ont achevé de dégonfler le récit de la Maison-Blanche, alors que le cafouillage provoqué par la lettre envoyée par erreur au Premier ministre irakien pour confirmer le retrait des troupes américaines d’Irak renforçait l’image d’une administration déboussolée.

Pris à son propre jeu, Trump a tenté de dissuader l’Iran de répliquer en menaçant de bombarder 52 sites culturels iraniens. L’évocation de ce crime de guerre a provoqué une levée de boucliers aux États-Unis, et un démenti ferme de la part de son administration, contraignant Trump à reculer une nouvelle fois.

Certains ont pu voir dans l’amateurisme du président un opportunisme politique, lui qui avait affirmé en 2011 « Obama prépare une guerre contre l’Iran pour être réélu, car le président est incapable de négocier avec Téhéran. N’est-ce pas pathétique ? », mais sa réponse à la crise indique qu’il n’avait pas anticipé les conséquences de sa décision et pensait à tort qu’il serait célébré pour son audace.

Donald Trump, la fable du non-interventionniste

En dépit des évidences, Trump continue d’être fréquemment dépeint comme un non-interventionniste dont la politique serait en rupture avec le fameux « consensus de Washington ». Dans le journal Le Monde du 9 janvier, le chef du service international Alain Salles décrit le président comme celui « qui n’aime pas la guerre et veut faire rentrer les GI chez eux ». Cette surprenante étiquette s’explique par sa posture politique durant la campagne présidentielle de 2016, et son style diplomatique « particulier ».

Sa volonté de négocier avec la Corée du Nord depuis qu’elle possède l’arme atomique, son manque d’enthousiasme à l’idée de provoquer une guerre totale avec l’Iran et son retrait brutal des troupes américaines du nord de la Syrie (qui ont forcé l’armée américaine à bombarder ses propres bases en catastrophe) seraient autant de preuves de son isolationnisme. Si Trump n’a pas encore rapatrié les troupes et quitté l’OTAN, ce serait à cause de la contrainte exercée par « l’État profond ».

Cette fable, largement entretenue par les médias américains, présente le risque de pousser Donald Trump à adopter des postures de plus en plus belliqueuses.

Certes, Trump n’a pas (encore) envahi de pays. Mais c’est un curieux seuil pour gagner ses galons de pacifiste. On imagine mal Hillary Clinton, dépeinte comme une va-t’en guerre face à un Trump isolationniste, frapper la Corée du Nord à l’arme nucléaire ou bombarder la population iranienne dans le contexte actuel.

À l’inverse, Trump a franchi toutes les lignes rouges d’Obama : il a accepté de livrer des armes lourdes à l’Ukraine contre les Russes, bombardé par deux fois le régime syrien hors du cadre de l’ONU et assassiné un haut dirigeant d’un pays souverain.

Sous sa présidence, les frappes de drones ont été multipliées par cinq, les villes de Mossul et Raqqa ont été réduites en cendres par des bombardements qui ont déplacé des millions de civils, Trump a apposé son véto à la résolution du Congrès demandant l’arrêt de l’engament américain dans la guerre du Yémen, augmenté le nombre de troupes déployées en Afghanistan et au Moyen-Orient, redéployé les troupes présentes au Rojava autour des champs de pétrole syrien, retiré les États-Unis du traité de non-prolifération nucléaire INF, soutenu des coups d’État au Venezuela et en Bolivie et violé l’accord sur le nucléaire iranien. Les conseillers dont il a choisi de s’entourer sont tous des « faucons » avérés, il a fait adopter des budgets militaires en hausse constante et obtenu la création d’une « space force » qui va militariser l’espace. Selon The Intercept, il était initialement favorable à une invasion du Qatar par l’Arabie Saoudite (avant de réaliser que les USA avaient dix mille hommes stationnés là-bas) et a proposé aux dirigeants sud-américains et au Pentagone d’envahir le Venezuela pour renverser Maduro dès 2017.

Si tous ces faits pouvaient encore laisser planer un doute, le refus catégorique de saisir l’occasion offerte par le vote du parlement irakien pour retirer les troupes américaines du pays vient de confirmer une évidence : la posture isolationniste de Trump, comme toutes ses postures, est un leurre électoral sans aucun rapport avec la réalité.

La politique de Trump ne consiste pas à un ambigu « America First » mais à un très clair « Trump first », quelques soit les conséquences. Comme l’explique Noam Chomsky, ses actions visent systématiquement à conforter sa base électorale tout en défendant les intérêts de ses donateurs et soutiens financiers (multinationales, lobbies et ultra-riches). Lorsque les priorités de ces deux « électorats » entrent en conflit, Trump a tendance à s’empêtrer dans des crises dont il est le principal instigateur. [2]

La réponse hétérogène des cadres démocrates et médias libéraux ouvre une nouvelle ligne de fracture en vue de la primaire démocrate

À en croire les reporters de terrain qui couvrent la campagne, les questions de politiques étrangères ne préoccupent guère les électeurs démocrates. Pour autant, les évènements récents ont permis d’exacerber des lignes de fracture entre les différents candidats.

À droite, Pete Buttigieg et Joe Biden ont d’abord critiqué la procédure utilisée pour assassiner Soleimani, dénonçant la décision de ne pas informer le Congrès à l’avance et l’absence de stratégie de long terme. S’ils ont souligné le risque d’escalade, ils n’ont pas remis en question la légalité de la frappe ni le récit Trumpien visant à peindre Soleimani comme un dangereux terroriste responsable de la mort de centaines d’Américains.

Un discours similaire pouvait être entendu de la part des principaux cadres démocrates au Congrès, dont la cheffe de la majorité Nancy Pelosi et le président de la commission du renseignement Adam Shift, qui pilote la procédure de destitution.

Ce double discours qui légitime une action militaire sans précédent historique tout en condamnant le « style » Trump prend racine dans le « consensus de Washington ». Démocrates comme républicains comptent sur l’appui des industriels de l’armement pour financer leurs campagnes, et Washington et les grands médias sont sous l’influence d’une constellation de think tanks, analystes et lobbyistes qui poussent au militarisme. [3] Ceci explique le soutien de cette faction du parti aux coups d’État au Venezuela et en Bolivie, les votes quasi unanimes pour les budgets de défense demandés par Trump, l’aval donné à son projet de « space force » ou le refus de légiférer pour limiter le pouvoir du président en matière de guerre.

À ce titre, il est révélateur d’observer qu’en pleine procédure de destitution visant à établir l’abus de pouvoir du président, les démocrates votaient pour le prolongement du « patriot act » qui donne aux présidents des pouvoirs discrétionnaires très importants, alors que Nancy Pelosi refusait d’inclure dans le vote du budget militaire les amendements proposés par l’aile gauche du parti pour encadrer les pouvoirs du président en matière d’actions militaires.

De l’autre côté, Bernie Sanders, la gauche du parti, les associations militantes et, dans une moindre mesure, Elizabeth Warren critiquent l’idée même du recours à la violence, appelant l’attaque contre Soleimani un « assassinat » et dénonçant un interventionnisme qui sert les intérêts financiers aux dépens des familles américaines, ancrant la critique dans une analyse de classes.

Cette posture, critiquée par une partie de médias, a tout de même ouvert une brèche et contraint le parti démocrate à reprendre ses esprits. Après une première réponse ambiguë, les cadres du parti ont saisi l’opportunité de dénoncer les actions de Donald Trump, et (enfin) voté une résolution à la chambre des représentants pour limiter son pouvoir en termes de décision militaire.

Les médias traditionnellement proches de l’aile droite du parti démocrate (CNN, MSNBC, le New York Times et le Washington Post) s se sont également trouvés dans une posture quasi schizophrène, pris entre leur passions interventionnistes et leur opposition viscérale à Donald Trump.

Un conflit avec l’Iran désormais inévitable ?

Si la catastrophe a été provisoirement évitée, le meurtre de Soleimani devrait, du point de vue du complexe militaro-industriel et de l’extrême droite évangéliste, continuer à générer des dividendes. Il ne s’agit pas simplement d’un affront au gouvernement iranien qui aurait perdu un haut dirigeant, mais d’une attaque contre les populations chiite indépendamment des frontières. Il est probable qu’une milice chiite décide, sans l’aval de Téhéran, de mener ses propres représailles.

C’est le risque évoqué par Michael Morell, ancien sous-directeur de la CIA, qui estime que l’assassinat de Soleimani entraine un engrenage inarrêtable. À cause de la possibilité de représailles des milices chiites et de la reprise du programme nucléaire iranien, les États-Unis risquent de se trouver durablement embourbés au Moyen-Orient, quel que soit le locataire de la Maison Blanche en 2021.

En attendant, la propagande de guerre tourne à bloc sur les médias conservateurs pour vendre une escalade contre l’Iran, malgré la reculade temporaire de Donald Trump et la tragédie de l’avion de ligne ukrainien abattu par erreur par Téhéran.

[1] : À ce propos, lire ce fil twitter reprenant des sources proches de la Maison-Blanche https://twitter.com/rezamarashi/status/1214031169173348352

[2] Par exemple, il avait provoqué un « shut down » du gouvernement pour obtenir un financement pour son mur à la frontière mexicaine, avant d’être contraint de capituler par les forces économiques du pays. Il a retiré les troupes du Nord de la Syrie pour les redéployer autour des champs de pétrole Syrien tout en augmentant la présence militaire dans la région, refusé de répondre militairement au drone abattu par l’Iran et aux frappes contre les installations pétrolières saoudiennes après avoir adopté une posture confrontationnelle avec l’Iran, etc.

[3] https://theintercept.com/2020/01/10/iran-pundits-defense-industry/

Elizabeth Warren : alliée ou ennemie de Sanders ?

Elizabeth Warren aux côtés d’Hillary Clinton. Bernie Sanders, sénateur du Vermont. © Tim Pierce et Gage Skidmore via Wikimedia Commons.

Lors des débats de la primaire démocrate Elizabeth Warren et Bernie Sanders se sont mutuellement épargnés et ont focalisé leurs attaques sur les multiples candidats de l’establishment, Biden en tête. Une stratégie efficace à en juger par le désarroi de l’aile centriste des Démocrates, documenté dans nos colonnes. Mais la similarité des programmes de Warren et de Sanders est l’arbre qui cache la forêt : la sénatrice du Massachusetts adopte une démarche technocratique visant à réconcilier les Démocrates autour de propositions modérées tandis que Sanders se pose en leader d’un mouvement “révolutionnaire” qui ne se limite pas à la conquête de la Maison Blanche.


Une proximité avec Sanders… mais aussi avec Clinton

Élu à la Chambre des Représentants de 1991 à 2007 et au Sénat depuis, Bernie Sanders a longtemps été le seul élu n’appartenant ni aux Démocrates, ni aux Républicains. Quant à ses convictions (gratuité de l’université, Medicare for All, pacifisme…), on ne peut pas dire qu’elles soient partagées par ses collègues. Ainsi, l’élection de Warren au Sénat en 2013, qui défend des mesures de régulation du capitalisme américain débridé, rompt l’isolement de l’élu du Vermont. Bien que Sanders ait toujours été plus radical que l’élue démocrate, il n’hésite pas à soutenir ses propositions modérées, comme le Bank on Student Loans Fairness Act, qui limite les taux d’intérêt des prêts étudiants, mais n’abolit pas la nécessité d’y recourir. Les occasions de coopération entre les deux sénateurs sont nombreuses au cours des années suivantes, notamment autour du Medicare for All, c’est-à-dire une protection maladie universelle.

La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

En 2016, lorsque Sanders décide d’affronter Hillary Clinton, couronnée d’avance par tout le parti démocrate, Warren demeure très silencieuse. Bien qu’elle encourage Sanders à continuer sa campagne, elle annonce son soutien à Clinton en juin 2016 alors que le retard de Sanders devient irrattrapable. Grâce à sa popularité, qui fait d’elle la figure majeure de l’aile gauche du parti, elle est pressentie pour devenir vice-présidente de Clinton et cherche à imposer des politiques progressistes dans le programme de cette dernière. Cette stratégie fut un échec total. Trop confiante en elle-même et soumise aux lobbies, l’ancienne première dame n’accepte aucune des idées de Warren et préfère aller draguer les électeurs républicains rebutés par Trump. Ainsi, elle choisit Tim Kaine, un sénateur au profil très conservateur, comme running mate. Depuis, les deux femmes sont resté en contact et Warren compte sur le soutien de l’ancienne candidate pour obtenir le soutien des superdélégués démocrates. Ces pontes démocrates, très décriés en 2016 car ils ne sont pas élus, pourraient encore jouer un rôle majeur dans la sélection du candidat du parti. En effet, il est probable que l’éparpillement des voix lors de la convention du parti n’aboutisse pas à la majorité requise, entraînant un second vote lors duquel les superdélégués ont toujours le droit de vote. La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

“Warren a un plan pour ça”

Loin d’être une conspiration, la sympathie d’Elizabeth Warren à l’égard des tous les défenseurs de l’inertie néolibérale se traduit également dans sa campagne. Quoique les propositions phares de la candidate ressemblent à celles de Sanders, le diable se niche dans les détails. Son plan pour une assurance santé serait par exemple mis en place en deux temps, et les compagnies d’assurance privées ne seraient pas abolies immédiatement, mais “à terme”. Or, si elle n’utilise pas la fenêtre d’opportunité que représenterait son élection, elle perdra rapidement le soutien des électeurs et ne parviendra pas à vaincre l’industrie pharmaceutique et les assureurs, qui sont près à tout pour conserver leur profits. Quant au financement du Medicare for All selon Warren, il correspond à une taxe sur les classes moyennes que la candidate prétend éviter. De tels “compromis” aboutiront nécessairement à la démoralisation des Américains, qui renonceront à défendre leurs intérêts si la réforme phare qu’on leur avait promis offrent des résultats décevants.

Il en est de même en matière de financement de sa campagne: alors qu’elle met en avant le fait qu’elle n’accepte que les petits dons, tout comme Sanders, elle a pourtant utilisé les 10,4 millions de dollars offerts par des gros donateurs (notamment issus de la Silicon Valley) qu’il lui restait de sa campagne de réélection au Sénat en 2018. Et ne s’est pas privé d’évoquer qu’elle accepterait les dons de super PACs si elle gagnait la primaire… Aucun doute n’est donc permis : le financement, même partiel, de sa campagne par des groupes d’intérêts va obligatoirement la conduire à des positions plus molles. Alors que la trahison des espoirs de changement incarnés par Obama – qui débuta son mandat en sauvant le secteur bancaire – a contribué au succès de Trump en 2016, les Démocrates s’entêtent à défendre les vertus du compromis et de la gestion rigoureuse des comptes publics, dont les Républicains se fichent éperdument. Quoiqu’elle ose être plus radicale que la moyenne, Elizabeth Warren ne fait pas exception à la règle.

T-shirt “Warren has a plan for that”. Capture d’écran du site de la candidate.

L’ancienne professeure de droit (Warren a enseigné dans les universités les plus réputées, dont Harvard, ndlr) joue à fond sur son image d’universitaire capable de concevoir des projets de lois complexes traduisant ses engagements de campagne. A tel point qu’on trouve sur son site de campagne un t-shirt “Warren has a plan for that”, un refrain récurrent de ses militants devenu un mème internet. Ce positionnement technocratique de policy wonk dépolitise sa campagne en encourageant ses soutiens à se contenter de la faire élire puis à lui faire confiance, plutôt que d’engager de vrais rapports de force avec les banquiers, les milliardaires et les multinationales. 

Plus risqué encore, Elizabeth Warren joue à plein la carte de l’affrontement culturel contre Donald Trump, terrain où les Démocrates finissent toujours perdants. Plutôt que d’évoquer les difficultés que vivent les Américains, elle a cherché à démontrer à Trump, qui la surnomme “Pocahontas” qu’elle avait bien un peu de sang d’origine amérindienne, certificat à l’appui. Réponse du président : “who cares?” Accorder une quelconque importance aux propos provocateurs du locataire de la Maison Blanche revient à lui offrir la maîtrise des termes du débat. Il y a ainsi fort à parier que les torrents de racisme, de sexisme et de mensonges utilisés par Trump pour gagner il y a 3 ans auront le même effet en 2020 s’ils sont toujours au centre de l’élection. Mais cette focalisation sur les enjeux culturels et la défense, évidemment nécessaire et légitime, des droits des minorités est une stratégie pertinente pour convaincre les électeurs de la primaire démocrate. Ce corps électoral est avant tout composé de personnes éduquées, évoluant dans un monde cosmopolite et aux positions professionnelles plutôt confortables. Le magazine Jacobin les nomme ironiquement “Patagonia Democrats– en référence à la marque de vêtements dont les polaires à plusieurs centaines d’euros sont très populaires chez les cadres “cool” – et rappelle que les Démocrates ont gagné les 20 districts les plus riches du pays lors des midterms de 2018. Avant d’ajouter que Warren est donné gagnante auprès des personnes qui gagnent plus de 100.000 dollars par an par tous les sondages. 

En résumé, le positionnement modéré d’Elizabeth Warren, entre un Joe Biden qui mène une mauvaise campagne et un Bernie Sanders jugé trop radical par les démocrates classiques, lui offre une chance solide d’être la candidate de l’opposition. Mais sa volonté de compromis et sa mise en avant du clivage culturel ne lui donnent guère de chances contre Trump et limite sérieusement l’espoir d’un changement radical de la politique américaine.

Sanders appelle à la “révolution politique”

Après le succès inattendu de sa campagne de 2016, Bernie Sanders n’a pas voulu laisser retomber l’espoir qu’il a fait naître. Il a ainsi mis sur pied “Our Revolution, une structure qui vise à faire élire des personnalités aux idées proches des siennes et est venu apporter son soutien à toutes les luttes qu’il entend défendre. Signe que les luttes sociales sont de retour, le nombre de grèves aux USA est en effet à son plus haut depuis les années 1980. Qu’il s’agisse de salariés d’Amazon, d’enseignants, d’employés de fast-food ou d’autres professions, l’appui du sénateur du Vermont a galvanisé les grévistes qui se battent pour de meilleurs salaires et conditions de travail et sans doute joué un rôle dans les victoires importantes obtenues ces derniers mois. Durant ses meetings, le candidat encourage systématiquement ses supporters à soutenir les luttes sociales autour chez eux et son équipe envoie même des invitations à rejoindre les piquets de grève par email et SMS. En retour, les prolétaires de l’Amérique contemporaine lui témoignent de leur confiance par des petits dons : en tête de ses donateurs, on trouve les employés de Walmart (chaîne de supermarché, premier employeur du pays), de Starbucks, d’Amazon, Target (autre chaîne de supermarché) et du service postal.

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J. via Flickr.

En parallèle de cette mobilisation sur le terrain, Sanders met aussi à profit sa présence au Sénat en proposant des projets de loi comme le Stop BEZOS Act (du nom du patron d’Amazon, homme le plus riche du monde), le Raise the Wage Act, le Medicare for All Act ou le College for All Act, forçant les élus démocrates à se positionner sur les enjeux socio-économiques. Car le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non l’achèvement, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non la fin, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Les médias, bien sûr, préfèrent se concentrer sur le commentaire des sondages et ne ratent pas une occasion d’annoncer que sa campagne ne prend pas, alors que Sanders a environ autant d’intentions de vote que Warren et Biden. Beaucoup de journalistes l’attaquent sur son âge, 78 ans, notamment suite à une récente attaque cardiaque, mais il faut dire que celui de ses concurrents est relativement proche : Joe Biden a 76 ans, Donald Trump en a 73 et Elizabeth Warren 70. Un autre stéréotype mis en avant par les médias est celui du profil de ses soutiens, dénommés “Bernie bros”, qui seraient presque exclusivement des jeunes hommes blancs de gauche. Il est pourtant le candidat qui reçoit le plus de dons de la part des latinos, des militaires et des femmes et les sondages le place en tête des intentions de vote chez les afro-américains, à égalité avec Joe Biden. Quant à ses propositions, plus radicales dans tous les domaines que celles de Warren, elles sont bien sûr sous le feu des critiques.

Si d’aucuns reprochent au sénateur du Vermont son chiffrage parfois moins précis que celui de Warren, d’autres mettent en avant sa fine compréhension du jeu politique, affaire de rapport de forces : Sanders est conscient que pour avoir une quelconque chance d’appliquer son programme, il ne lui suffira pas d’être élu président, mais devra compter sur le soutien de millions d’Américains prêts à se mobiliser pour soutenir ses efforts.

Cela lui suffira-t-il pour gagner la primaire, puis l’élection contre Trump ? Même s’il est encore tôt pour en être certain, des signaux faibles permettent de l’envisager. Ses meetings ne désemplissent pas et donnent à voir des foules immenses, comme à New York le mois dernier et à Los Angeles plus récemment. Alexandria Occasio-Cortez, plus jeune élue du Congrès à 29 ans, enchaîne les meetings à ses côtés et va à la rencontre des électeurs dans les Etats clés, notamment l’Iowa, premier état à voter dans les primaires, et la Californie, qui fournit le plus grand nombre de délégués. Ce soutien de poids et l’image personnelle de Sanders, celle d’un homme ayant passé toute sa vie à défendre les causes qu’il porte aujourd’hui, l’aident à se différencier nettement de Warren. Le sénateur du Vermont se refuse en effet à attaquer de façon directe sa concurrente afin de ne pas froisser ses électeurs et de conserver de bonnes relations avec celle qui pourrait être son alliée s’il gagne la primaire. 

S’il obtient la nomination, le leader socialiste a de bonnes chances de défaire Donald Trump, ce que confirme presque tous les sondages. Contrairement à ses rivaux démocrates qui ont du mal à élargir leurs bases électorales, Bernie parvient en effet à séduire nombre d’abstentionnistes et d’électeurs républicains. En avril, lors d’un débat organisé par Fox News (il est le seul candidat de la primaire à s’être prêté à l’exercice), il a reçu le soutien de l’écrasante majorité du public malgré les attaques répétées des présentateurs de la chaîne conservatrice. Bien qu’il refuse de l’avouer en public, Donald Trump est conscient du fait que sa base électorale puisse lui échapper au profit du défenseur du socialisme démocratique: lors d’une réunion à huis clos, il aurait déclaré : “il y a des gens qui aiment Trump (sic), mais pas mal de monde aime bien les trucs gratuits aussi“, en référence aux propositions d’annulation des dettes étudiantes et de la gratuité d’accès à la santé. On comprend donc mieux pourquoi le président américain essaie de faire de Joe Biden son adversaire l’an prochain !

Les nouvelles têtes de la politique

Trump et Louis XIV

Qu’aurait dit Michel Foucault de la communication politique sur les réseaux sociaux ? Qu’est devenu le fameux “corps du roi”? Du profil sur la pièce de monnaie au “profil” des réseaux sociaux, la “tête” du politique a changé. Loin de rendre les politiques plus proches et accessibles par leurs vagues de tweets quotidiens, le numérique les a désincarnés, sans les rendre moins caricaturaux.


« Les têtes de la politique » : du corps du roi au corps du politique

Dans un article intitulé « Les têtes de la politique » publié dans En attendant le grand soir, Michel Foucault analysait l’évolution de l’apparition du souverain et du politique dans l’espace public.

Selon lui, le « corps du roi » s’incarnait dans des signes : sceptre, couronne, profil sur une pièce de monnaie : « Les souverains n’avaient pas de visage. Un roi pouvait courir les routes, se déguiser en cocher et souper à l’auberge. Nul ne le reconnaissait, sauf au hasard d’un écu dans le creux d’une main ». Toutes les « têtes » du roi avaient le même « visage », celui de la monarchie.

Au corps du roi, unique, s’est opposée ensuite la « foule des figures politiques » post-révolutionnaires qui étaient constituées d’un corps différent. « La souveraineté [ancienne] fonctionnait au signe, à la marque creusée sur le métal, sur la pierre ou la cire ; le corps du roi se gravait. La politique elle, fonctionne à l’expression : bouche molle ou dure, nez arrogant, vulgaire, obscène, front déplumé et buté, les visages qu’elles émet montrent, révèlent, trahissent ou cachent. Elle marche à la laideur et à la mise à nu». La présence de l’homme politique passe alors par les multiples moyens de communication : les journaux, la radio, la télévision et aujourd’hui les réseaux sociaux.

Dans le domaine de la communication, comment le numérique a-t-il donc façonné de « nouvelles têtes de la politique » ? Alors que la représentation des dirigeants était passée jusque-là par le média journalistique (caricatures, portraits-charges), elle est de nos jours infléchie considérablement par la révolution numérique qui ouvre de nouveaux modes de présence aux hommes d’état. Où est passé le « corps du politique » à l’ère de Twitter et Facebook ?

La nouvelle tête désincarnée du politique

Le numérique désincarne. Contrairement à ce qu’on pourrait penser de l’hégémonie supposée du visuel dans nos sociétés actuelles, le numérique ne passe pas seulement par l’image. Du profil de la pièce de monnaie, on est passés au profil Twitter : le slogan, le hashtag, la devise, remplacent la figure et le visage. La fabrique de la « nouvelle tête des politiques » passe non seulement par les supports photos et vidéos, mais également par les tweets et autres discussions Facebook, c’est-à-dire de courts messages textuels.

C’est pour cette raison que le compte Twitter de Donald Trump, par exemple, a quelque chose d’étrangement désincarné. Le président américain tweete en moyenne 15 fois par jour, soit près de 5500 fois par an. Sa « page » n’est pas un profil figé de visage, elle agrémente tout un arsenal de hashtags répétitifs : de #MakeAmericaGreatAgain (#MAGA) à #StandForOurAnthem, en passant par l’incontournable #FakeNews, Trump produit une « tête » à slogans et non plus un corps de signes institutionnels. La représentativité socio-numérique s’assimile aujourd’hui davantage à la tweetosphère qu’aux grands discours de l’histoire politique de nos pays. La « tête » du politique n’est plus statufiée dans un profil de pièce ; elle est production d’une identité kaléidoscopique de messages succincts postés sur le net. Avant, la « tête » du dirigeant passait par des images et des discours historiques prononcés devant la télévision ou à la radio. Désormais, la « tête » du politique est davantage une présence sans cesse actualisée de brefs messages déliés.

Du profil de la pièce de monnaie, on est passé au profil Twitter : le slogan, le hashtag, la devise remplacent la figure et le visage.

Le faciès de l’homme d’état est donc moins visuelle que narrative : c’est un soi qui s’exprime et se raconte sur un mur. Ainsi Donald Trump raconte-il récemment son histoire de président américain pseudo-pacifiste en quelques lignes à propos du cessez-le-feu conclu entre la Turquie et les Kurdes : « C’est un grand jour pour notre civilisation. Je suis fier que les États-Unis me suivent dans ce chemin nécessaire, mais quelque peu non conventionnel. On a tenté de le faire depuis des années. Des millions de vies seront sauvées. » Et l’on se comporte comme s’il fallait chercher notre destin de peuple au fond de ces messages, de même qu’on croyait trouver la quintessence de notre identité politique dans les grands discours des politiques d’autrefois.

Quand le politique revendique sa propre caricature

De même que les journaux du 19e siècle avaient transformé le symbole du corps du roi en « laideur », comme le disait Foucault, le numérique favorise une dimension caricaturale du politique : Salvini s’adressant à ses followers au format selfie mal cadré, s’enlaidit volontairement ou du moins ne cherche pas à se présenter sous son meilleur jour, probablement en vue de l’authenticité de sa communication. Répétant ses hashtags à tout bout de champ, Donald Trump cristallise sa « tête », son image, dans une sorte d’icône parlante farcesque, dont l’identité politique se reconnaît justement à la farce ou la dérision. Le président américain n’a rien du grand et imposant président Lincoln ou du beau Kennedy, de ce corps et de cette voix qu’on écoutait dans le fameux discours de 1962 sur le défi de la conquête spatiale pour la puissance américaine. Outre la brièveté et le caractère hétéroclite de ses messages, la caricature chez Trump passe par des slogans répétés sans relâche : « Make America great again », pour n’en prendre qu’un seul. Trump se double ainsi d’une effigie tonitruante, d’une caricature de lui-même. Il n’a par ailleurs jamais changé sa photo de profil, ce qui montre bien que l’essentiel de sa communication réside non pas dans l’image mais dans le post continuel de messages.

Répétant ses hashtags à tout bout de champ, Donald Trump cristallise sa « tête », son image dans une sorte d’icône parlante farcesque, dont l’identité politique se reconnaît justement à la farce ou la dérision.

Le « profil » numérisé des dirigeants, de nos jours, aurait sans doute inspiré beaucoup de nouvelles pensées à Foucault. L’analyse des « nouvelles têtes de la politique » ne peut faire l’économie d’un passage dans la tweetosphère politique : du profil-esquisse du roi sur une pièce de monnaie à l’image caricaturale des politiques post-révolutionnaires, de la gravité immobile du portrait au réalisme de la laideur caricaturale, on avait déjà fait un pas. Mais le web des identités numériques nous donne actuellement à voir une tout autre sorte de « profil » : celui d’informations, de messages succincts et de slogans. La nouvelle tête de l’homme d’état est la synthèse presque hégélienne des deux précédentes : un profil institutionnel constitué de signes et de symboles comme sous la monarchie et une caricature qui rappelle les figures du XIXe siècle. Or aujourd’hui, la caricature est alimentée par le politique lui-même et la farce s’invite dans le portrait institutionnel.

 

 

« We’re going to impeach the motherfucker » : la présidence Trump en péril

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© Marc Nozell / Wikimedia Commons

Cette fois, Donald Trump n’y échappera pas. Malgré la réticence des cadres du Parti démocrate, la Chambre des représentants vient de lancer une procédure de destitution contre le président américain. Si elle reste quasiment assurée d’échouer au Sénat, une telle initiative devrait peser lourdement sur le rapport de force politique et la campagne présidentielle de 2020. Explications par Politicoboy.


Depuis les élections de mi-mandat et la victoire du Parti démocrate à la Chambre des représentants du Congrès, le spectre d’une procédure de destitution hante la Maison Blanche. Tout juste élue, la démocrate socialiste Rachida Tlaib proclame devant ses militants « On va destituer cet enfoiré* ». Dès mars 2019, de nombreux démocrates issus de l’aile gauche du parti prennent position en faveur d’une procédure de destitution, citant le racisme du président, son soutien implicite aux néonazis, sa corruption patente, ses multiples abus de pouvoir et sa violation des lois de financement de campagne via un paiement illégal à une star du porno. Mais Nancy Pelosi, la cheffe de la majorité démocrate à la Chambre des représentants et troisième personnage de l’État, s’oppose à une telle procédure, affirmant que Trump « n’en vaut pas la peine ». Derrière cette affirmation se cache la crainte qu’une tentative de destitution renforce Donald Trump.

En effet, l’impeachment est à l’initiative de la Chambre, mais une fois les commissions parlementaires achevées et les articles justifiant la destitution votés, c’est au Sénat de trancher. Cette institution se mue alors en tribunal et instruit les différents chefs d’accusation, avant de rendre son verdict. Deux tiers des sénateurs doivent voter en faveur de la destitution pour qu’elle soit effective. Soit, dans la configuration actuelle, 47 sénateurs démocrates et vingt sénateurs républicains. Il s’agit d’une procédure purement politique.

Plutôt que de se précipiter dans une telle aventure, le camp démocrate attendait les conclusions de l’enquête du procureur Mueller sur le RussiaGate, censé délivrer le coup de grâce en prouvant la collusion de Donald Trump avec le Kremlin pendant la présidentielle de 2016. Ce fut un double fiasco. Publié en avril, le rapport Mueller prouve l’absence de collusion. Il détaille néanmoins dix situations où Trump a commis ce qui s’apparente à une obstruction de la justice, faute qui avait provoqué la chute de Richard Nixon. Dans l’espoir de convaincre le public, passablement désabusé par l’effondrement de la théorie du complot russe, les démocrates convoquent le procureur Mueller à une audition au Congrès. Second fiasco : Mueller apparaît cognitivement limité et peu coopératif. Après le mythe de la collusion, celui du procureur implacable s’effondre en direct à la télévision.

Trump semblait avoir miraculeusement échappé à la procédure de destitution. Mais pendant que les principaux médias le déclaraient tiré d’affaire, un vaste mouvement d’activistes augmentait la pression sur les élus démocrates, avec un succès croissant. La plupart des candidats à la présidentielle de 2020 et une majorité des membres de la Chambre se rallient à la cause. Il manquait cependant un motif suffisant pour convaincre les cadres du parti. Jusqu’à ce que l’affaire ukrainienne éclate.

L’affaire ukrainienne rend la procédure de destitution inévitable pour Nancy Pelosi

En septembre, la presse sort une série de révélations sur l’existence d’une conversation au cours de laquelle Donald Trump aurait fait pression sur le président ukrainien Volodymyr Zelensky pour qu’il enquête sur Joe Biden, alors favori des primaires démocrates et donné à 14 points d’avance face à Trump [1].

L’origine du scandale provient d’un signalement effectué par un membre des services de renseignements. Conformément à la procédure prévue pour les lanceurs d’alerte, ce fonctionnaire dépose une plainte à sa hiérarchie pour alerter sur le comportement du président. Ni son identité ni le contenu du document ne sont rendus publics. Mais confronté aux révélations de la presse, Trump reconnaît publiquement la nature de la conversation, tout comme son avocat personnel Rudy Giuliani, directement mis en cause par le signalement. Il serait également question d’un chantage reposant sur la suspension d’une aide militaire de 400 millions de dollars promise à l’Ukraine. Sur ce second point, Trump confirme puis rétracte la version relayée par la presse. [2]

Outre les actes de collusion avec une puissance étrangère pour obtenir un gain politique personnel en vue d’une élection, le fait que cette conversation a eu lieu le lendemain de l’audition du procureur spécial Robert Mueller provoque l’outrage des démocrates. En clair, à peine tiré d’affaire dans l’épisode russe, Trump s’est précipité pour conspirer avec le pouvoir ukrainien, ce qui montre un mépris croissant pour la loi électorale et la Constitution.

Pour les démocrates, le coût politique de l’inaction va rapidement excéder le coût présumé d’une procédure de destitution. Si l’impeachment risque de mobiliser la base électorale de Donald Trump, ne rien faire peut démotiver celle des démocrates. Or, les cadres du parti trainent les pieds depuis des mois. Non seulement sur la question de la destitution, mais également dans leurs enquêtes parlementaires censées faire toute la lumière sur les abus de pouvoir du président et l’usage de sa fonction à des fins d’enrichissement personnel. Selon The Intercept, ce surprenant manque de pugnacité s’explique par de mesquines querelles politiciennes au sein de la Chambre des représentants, et des calculs personnels douteux. [3]

Cette inaction accroît la frustration des électeurs démocrates. Jon Favreau, ancienne plume d’Obama et animateur du podcast Pod Save America dont l’audience dépasse allègrement celle de CNN, résumait le sentiment général des militants qu’il contribue régulièrement à mobiliser : « C’est complètement fou. […] C’est pathétique. Ce n’est pas ce pour quoi on s’est battu si durement en 2018 ».

Pendant la pause estivale, les élus démocrates ont été violemment confrontés par leurs électeurs. Furieux, ces derniers les ont pris à parti devant leurs permanences parlementaires, lors des traditionnels Town Hall ou en les interpellant directement dans leur vie quotidienne, au supermarché ou dans la rue. « On s’est fait botter le cul tout l’été », confiait un élu. [4] À la colère des activistes s’ajoute le spectre des primaires. Pour les élections de 2020, un nombre record de démocrates font face à des candidatures dissidentes issues de leur propre parti.

Cette dynamique s’explique par le fonctionnement de la Chambre des représentants. Du fait des efforts de gerrymandering et de la géographie du vote, la majorité des 435 circonscriptions sont acquises à une des deux formations – le Queens, dans l’État de New-York vote à 70 % démocrate, par exemple. Le Parti démocrate a remporté une majorité confortable en 2018 (235 sièges), mais cela a nécessité de faire basculer des circonscriptions très disputées. Or, ces sièges ont principalement été gagnés par des candidats centristes. Pour les protéger en 2020, où l’ensemble de la Chambre sera renouvelée, Nancy Pelosi a adopté une ligne politique de centre droit, refusant de déclencher rapidement une procédure de destitution ou d’organiser un vote sur les projets ambitieux comme la réforme de la santé Medicare for all et le New deal vert, préférant concentrer le travail législatif sur des propositions de loi qualifiées de « modérées ». Les sondages effectués dans ces circonscriptions montrent également un manque de soutien de l’opinion pour une procédure de destitution, ce qui n’encourage pas la prise de risque.

La stratégie de Pelosi exigeait des deux cents élus plus progressistes et issus de circonscriptions acquises aux démocrates qu’ils se sacrifient pour une poignée de collègues centristes. Deux éléments viennent d’inverser cet équilibre. D’abord, la multiplication des primaires met en danger les élus qui s’opposent à la destitution uniquement par solidarité. Leur position devient intenable : à quoi bon défendre une majorité parlementaire dont ils ne feront plus partie s’ils perdent leur primaire ?

Ensuite, le bien-fondé de la stratégie centriste devenait de moins en moins évident, bien qu’épousant les désirs des riches donateurs du parti et des élites néolibérales. En refusant de destituer Donald Trump, ce dernier continuait d’humilier les démocrates, déprimait leur base électorale et se permettait d’abuser de sa fonction pour obtenir un avantage en vue des prochaines élections. Et dans ce cas précis, laisser la collusion avec l’Ukraine impunie revenait à autoriser et encourager n’importe quel pays à s’ingérer dans les élections américaines, au profit de Trump.

Acculée par sa majorité parlementaire, Nancy Pelosi finit par céder, faisant de Donald Trump le troisième président de l’histoire à subir une procédure de destitution.

L’enchaînement des événements donne raison aux démocrates

La publication de deux documents successifs va, dans les 48 heures qui suivent, renforcer la position démocrate. Le premier est un compte rendu de la  conversation entre le président américain et son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, rédigé à partir de notes et relu par la Maison Blanche avant publication.

Tous les travers du président y sont exposés. Son langage plus proche de celui des parrains de la mafia que des diplomates, sa corruption avérée – le président ukrainien vante ses séjours dans les hôtels Trump, l’implication de son avocat personnel Rudy Giuliani et du garde des Sceaux William Barr, et surtout, la réponse de Donald Trump à l’inquiétude de Zelensky au sujet de la suspension de l’aide militaire, unilatéralement décidée par Donald Trump la veille de l’appel téléphonique, alors que seul le Congrès est autorisé à gérer ce dossier, par cette phrase auto-incriminante : « J’aimerais que vous nous fassiez une faveur cependant ».

Bien que la conversation soit incomplète et rédigée par la Maison Blanche, les principales allégations de la presse sont confirmées par ce premier document. Puis, le signalement du lanceur d’alerte, que l’administration Trump avait tenté d’enterrer, est rendu public par le Congrès. Le texte, rédigé le 14 août, corrobore le compte rendu de la conversation, et ajoute de nombreuses allégations. Entre autres, il semblerait que Donald Trump ait orchestré cette manœuvre depuis des mois, et fait pression sur d’autres dirigeants internationaux pour son propre bénéfice. Surtout, le lanceur d’alerte évoque les efforts de la Maison Blanche pour étouffer les conversations illégales où Trump confond son intérêt personnel avec celui de la nation.

Là aussi, la Maison-Blanche confirme : la retranscription de plusieurs appels téléphoniques, dont celui avec l’Ukraine, a bien été déplacée du serveur usuel vers un serveur à accès limité, normalement réservé pour les secrets les plus sensibles. Ce qui constitue un acte illégal en soit. Pire, l’avocat du président Rudy Giuliani écume les plateaux télévisés depuis le début du scandale, et confirme sa propre implication tout en essayant de la faire passer pour un service rendu à la diplomatie américaine, impliquant de ce fait le département d’État. L’envoyé spécial américain en Ukraine vient de démissionner du fait de ces incriminations.

Depuis, suite aux multiples retombées, Donald Trump adopte une ligne de défense atypique : il justifie ses actions en les considérant comme parfaitement légales, implique un maximum de personnes autour de lui, en particulier son vice-président Mike Pence, et vient de demander publiquement à la Chine d’ouvrir une enquête sur les Biden pour corruption.

Ce faisant, le motif justifiant sa destitution présente l’avantage d’être particulièrement simple et compréhensible. Donald Trump a utilisé sa fonction à des fins personnelles dans le but d’obtenir un avantage pour sa réélection, violant la constitution et la loi électorale, puis a essayé d’enterrer les preuves, avant de reconnaître publiquement sa culpabilité. Contrairement au RussiaGate et les 400 pages du rapport Mueller, le scandale ukrainien est limpide, et confirmé par Donald Trump lui-même dans des documents que n’importe quel Américain peut lire en une poignée de minutes.

Pour preuve, les sondages montrent un regain important du soutien de la population pour la destitution, qui a augmenté d’une dizaine de points, passant de 37 % à 47 % voire 55% dès les premiers jours. De plus, un tiers des électeurs opposés à la destitution le sont uniquement par crainte que cela nuise aux démocrates, selon une enquête récente.

Le sort de Donald Trump sera déterminé par la bataille de l’opinion

La procédure de destitution est purement politique et se conclura par deux votes : celui du Sénat pour ou contre l’impeachment, et celui de la présidentielle de 2020. Pour les républicains, destituer Donald Trump assurerait l’effondrement du parti. Ce serait un suicide politique inconcevable. Quels que soient les torts du président, la droite est trop impliquée pour se permettre de le lâcher.

Ce constat servait de principal argument aux démocrates opposé à la procédure de destitution. Mais l’intérêt politique du parti se trouve ailleurs. L’impeachment devrait permettre d’affaiblir durablement le président, tout en fragilisant la position des nombreux sénateurs et parlementaires républicains en campagne dans des circonscriptions disputées.

Pour se défendre, le parti républicain possède un atout majeur : Fox News et l’écosystème médiatique ultra conservateur qui gravite autour. L’idée même du lancement de cette chaine d’information prend racine après la démission de Nixon, dans le but d’immuniser les futurs présidents républicains contre ce genre de procédure en construisant un appareil de propagande capable d’orienter une part critique de l’opinion publique. [5]

S’ils n’ont pas d’arguments de fond, ils peuvent s’appuyer sur deux faits pour faire diversion. D’abord, le scandale a été porté à la connaissance du public par un membre de la CIA, ce qui nourrit la vision d’un État profond qui cherche à renverser le président. Ensuite, le fils de Joe Biden figure bien au conseil d’administration d’une entreprise gazière ukrainienne, où il touche jusqu’à 50 000 dollars par mois. Contrairement à ce qu’affirme Trump, Joe Biden n’avait pas fait pression sur l’Ukraine en 2014 pour que le gouvernement épargne l’entreprise de son fils dans sa lutte contre la corruption, mais l’exact opposé : Biden avait rejoint les efforts de la diplomatie américaine, des sénateurs républicains et des ONG ukrainiennes pour que la lutte anticorruption soit confiée à un procureur plus zélé, au risque de nuire à l’entreprise rémunérant son fils. [6] Mais les médias conservateurs martèlent la version inverse, afin d’accabler Joe Biden et de faire diversion. Une campagne de publicité ciblée via Facebook, chiffrée à dix millions de dollars, vient d’être lancée dans ce but.

Face à cette machine bien huilée, les démocrates apparaissent divisés. Les partisans historiques de la destitution veulent élargir le champ des accusations au-delà du scandale ukrainien, pour y inclure les abus de pouvoir, l’enrichissement personnel et divers actes contestables du président, tel que l’incarcération de masse des migrants à la frontière en violation du droit américain, qui a provoqué la mort de plusieurs enfants en détention.

Pour la gauche, la destitution est un moyen et non une fin. Bien consciente que les causes de l’élection de Donald Trump ne disparaîtront pas après qu’il ait quitté la Maison Blanche, elle préférerait une victoire électorale grâce à un programme qui réponde aux problèmes des Américains, plutôt qu’une procédure de ce type. Mais compte tenu des immenses avantages dont dispose le président sur le plan électoral, se priver de l’outil de la destitution constituerait une faute morale et stratégique majeur. [7]

À l’inverse, les cadres du parti et l’aile centriste voient dans la destitution une manière de restaurer l’ordre néolibéral qui précédait Donald Trump. Pour Nancy Pelosi, la procédure d’impeachment est une forme d’obligation dont elle se serait bien passée, et une opportunité politique qu’elle espère expédier rapidement. Les cadres du parti cherchent ainsi à aller vite et à restreindre le champ d’investigation au seul scandale ukrainien afin d’apparaître bipartisans et de convaincre les électeurs des deux bords du bien-fondé de leur décision. L’avantage de cette approche est de conserver un message simple auquel les Américains peuvent adhérer : Trump a utilisé sa position pour exercer un chantage sur l’Ukraine afin d’attaquer son principal opposant, dans le but de favoriser sa réélection, en violation de la constitution. Point.

On peut douter de la capacité des dirigeants démocrates à exécuter cette feuille de route efficacement, tant ils se sont trompés jusqu’à présent. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les cadres du parti n’avaient pas intégré dans leur grille d’analyse le fait que les sondages puissent évoluer en leur faveur. Pire, Nancy Pelosi avait publiquement affirmé que Donald Trump souhaitait être la cible d’une procédure de destitution, pensant que cela le renforcerait politiquement. Lorsqu’on connait la personnalité narcissique du milliardaire, on peut douter qu’il se réjouisse d’être le troisième président à faire face à une telle procédure.

Sa réaction s’apparente à une fureur incontrôlée. Trump a déversé des torrents de tweets rageurs : plus de 120 le premier week-end, allant jusqu’à retweeter un compte le parodiant sans s’en rendre compte, qualifié les démocrates de sauvages, menacé publiquement le lanceur d’alerte d’exécution, exigé le jugement pour haute trahison d’Adam Schiff – le président de la commission de destitution à la Chambre des représentants – et évoqué le risque de guerre civile s’il était destitué. Sa ligne de défense continue d’être floue et désorganisée, tandis que son taux d’opinion favorable décroche peu à peu. En exigeant le nom du fonctionnaire à l’origine des révélations et en évoquant des « conséquences » pour ce dernier, il a violé la loi de protection des lanceurs d’alerte. Le lendemain, il incitait la Chine à enquêter sur Joe Biden, commettant publiquement le crime pour lequel il subit une procédure de destitution. Plus il se défend, et plus le président fournit des arguments supplémentaires à ses adversaires.

La suite des événements, en particulier les auditions au Congrès, devrait continuer de l’affaiblir. Celle du lanceur d’alerte se fera à huis clos afin de protéger son identité, mais d’autres procédures seront probablement télévisées, en particulier le fameux procès au Sénat. De quoi mettre Donald Trump au tapis. Du moins, c’est le pari des démocrates.

Diverses conséquences sur les primaires démocrates pour 2020

Ces événements impactent de manière variée les différents candidats démocrates aux primaires de 2020. Joe Biden, en légère perte de vitesse, se retrouve malgré lui au cœur du scandale. Sa pratique du pouvoir et les faveurs accordées à son fils, bien que parfaitement légales, reflètent le type d’usages contre lesquels Donald Trump comme Bernie Sanders ont fait campagne. Selon la presse, l’équipe de Biden ne se réjouit guère de cette exposition. Ironiquement, Trump pourrait atteindre son objectif en précipitant sa défaite aux primaires démocrates, tout en survivant lui même à la procédure de destitution.

Elizabeth Warren, en progression dans les sondages, devrait bénéficier de retombées positives. Elle fut la première candidate sérieuse à demander la destitution de Donald Trump dès l’hiver dernier et n’a de cesse de dénoncer la « corruption » du système.

Bernie Sanders aurait dû tirer son épingle du jeu pour les mêmes raisons. Mais sa récente hospitalisation pourrait réduire ses chances de victoire, indépendamment des déboires de Donald Trump.

Pour le moment, la couverture médiatique reste braquée sur la destitution. Ce sera probablement le cas jusqu’au procès au Sénat qui devrait se tenir avant la fin de l’année si la Chambre des représentants vote en faveur de la destitution.

Notes et références :

* en VO : « we’re going to impeach the motherfucker »

  1. https://www.foxnews.com/politics/fox-news-poll-september-15-17-2019
  2. https://www.vox.com/policy-and-politics/2019/9/24/20882081/trump-ukraine-aid-explanation-whistleblower
  3. Pour comprendre les détails des divergences au sein du parti démocrate sur la question de la destitution, lire https://theintercept.com/2019/09/24/impeachment-inquiry-donald-trump-nancy-pelosi/
  4. Ibid 3.
  5. Sur la capacité d’influence de Fox News, lire cette enquête de Vox. Sur la genèse de FoxNews, lire : https://theintercept.com/2019/09/28/impeachment-republicans-nixon-watergate/
  6. Le site The Intercept, pourtant ouvertement anti-Biden, a publié une série d’articles pour démonter la thèse impliquant Joe Biden. Un résumé est disponible ici, et les principaux articles sont à lire ici et .
  7. Pour se familiariser avec le point de vue de la gauche américaine, lire cet éditorial de Chris Hedgesce débat publié par Jacobin, et l’édito de The Intercept.

Arrestation de Julian Assange : la revanche de l’empire américain

Julian Assange © Telesur

Le 11 avril 2019, Julian Assange, fondateur de Wikileaks, était arrêté à l’intérieur de l’ambassade d’Équateur à Londres, dans laquelle il avait trouvé l’asile politique depuis 2012. Lenín Moreno, l’actuel président équatorien depuis mai 2017, a lui-même « invité » la police londonienne à entrer dans son ambassade, cédant aux pressions des États-Unis. Cet épisode fait suite à une évolution des rapports de pouvoir survenus au sein de l’État équatorien et américain ; il découle des nouvelles orientation géopolitiques prises par la Maison Blanche depuis l’élection de Donald Trump. 


Si Lenín Moreno affirme que l’arrestation de Julian Assange est motivée par la violation des conditions de sa liberté conditionnelle, Jen Robinson, avocate de Julian Assange, y voit la réponse à une demande d’extradition de la part des États-Unis. Le chef d’accusation présumé consiste dans la divulgation des dossiers de guerre classifiés en 2010 obtenus grâce à l’ancienne soldate Chelsea Manning – elle-même de nouveau en prison depuis le 9 mars dernier pour avoir refusé de témoigner contre Wikileaks. Assange, quant à lui, pourrait être condamné à cinq ans de prison d’après le département de la justice des États-Unis.

Ces informations publiées en 2010 dévoilaient l’ampleur des crimes de guerre perpétrés par l’armée états-unienne en Irak et en Afghanistan ; éléments déclencheurs de « l’affaire Assange », ils ont permis d’établir à quel point ces huit années de guerre se sont déroulées en violation avec le droit international. La vidéo « collateral murder », diffusée le 5 avril 2010, prouvait que l’armée états-unienne commanditait des assassinats ciblés, alors couverts comme étant des « dommages collatéraux » et des « bavures » et a fait le tour du monde. Si l’administration Obama a par la suite reproché à Assange d’avoir mis en danger la « sécurité nationale » des États-Unis, une analyse du département de la Défense datant de 2017 établit que ces « leaks » n’ont eu aucun impact ni sur la stratégie militaire états-unienne, ni sur son succès en Irak et en Afghanistan.

Assange et les jeux de pouvoir au sein de l’État américain

Mis en cause par la justice suédoise pour une accusation de viol – classée sans suite -, craignant une extradition vers les États-Unis alors qu’il se trouvait à Londres, Julian Assange s’est réfugié dans l’ambassade d’Équateur en 2012. Ce choix n’avait rien de fortuit : le gouvernement équatorien, alors dirigé par le président Rafael Correa (2007-2017), critiquait ouvertement la géopolitique états-unienne et affichait une volonté de s’affranchir du modèle économique promu par Washington. Julian Assange pariait sur un petit État latino-américain, peuplé d’à peine quinze millions d’habitants, historiquement soumis à l’hégémonie des États-Unis. Cet asile lui a permis de continuer à publier des informations secrètes pendant plusieurs années, demeurant le centre de l’attention mondiale dans les quelques dizaines de mètres carrés de son ambassade, et l’icône des mouvements critiques de la super-puissance américaine.

Rencontre (virtuelle) entre Rafael Correa et Julian Assange, à quelques mois de sa réclusion à l’ambassade d’Équateur.

La présidence de Rafael Correa coïncidait, chronologiquement, avec celle de Barack Obama. Celui-ci critiquait depuis de nombreuses années les erreurs grossières commises par George W. Bush, dont la « grande stratégie néo-impériale » – pour reprendre le concept développé dans un article de l’éminente revue Foreign Affairs – menaçait la stabilité de l’hégémonie américaine sur le long terme. Lorsque Barack Obama arrive au pouvoir en 2009, une partie importante des élites économiques, financières et militaires est acquise à l’idée que la violation ouverte du droit international promue par les néoconservateurs, qui a caractérisé les présidences de George W. Bush, ne peut qu’être défavorable aux intérêts des États-Unis. Les deux mandats de Barack Obama signent ainsi le déclin du courant néoconservateur au sein de l’État américain.

Cette volonté de se départir de l’image « d’État voyou » léguée par son prédécesseur a poussé Barack Obama à adopter une attitude relativement conciliante à l’égard de Wikileaks. Si l’administration Obama n’a jamais renoncé à extrader Julian Assange aux États-Unis, elle n’en a pas fait l’une de ses priorités. Plus sensibles aux revendications de la Chambre de commerce des États-Unis que des néoconservateurs, les diplomates nommés par Obama ont davantage pressuré l’Équateur pour défendre les grandes entreprises américaines (dont la fameuse multinationale Chevron) que sur l’asile accordé à Assange.

L’élection de Donald Trump marque un tournant significatif. Les déclarations laudatives du candidat Trump à l’égard de Wikileaks lors de la campagne présidentielle, ainsi que sa critique erratique des guerres interventionnistes menées par les États-Unis, ont poussé une partie importante des médias à émettre l’hypothèse d’une complicité naissante entre l’outsider milliardaire et l’organisation dissidente. Une fois élu, Donald Trump a rapidement dissipé toute ambiguïté en s’entourant de figures néoconservatrices de l’ère Bush, hostiles à Julian Assange. La fraction néoconservatrice de l’État américain ayant repris le dessus, la sécurité de l’empire devait primer toute autre considération ; l’arrestation d’Assange, symbole vivant de la défiance à l’égard de la super-puissance américaine, devenait une priorité – au même titre que la chute du gouvernement chaviste au Venezuela et du régime des mollahs en Iran.

Ce durcissement de la politique étrangère états-unienne survient alors qu’un changement de pouvoir décisif a lieu en Équateur.

Lenín Moreno, le FMI et les scandales de corruption

En avril 2017, Lenín Moreno, ex-premier ministre de Rafael Correa, remporte les élections présidentielles équatoriennes face au banquier libéral Guillermo Lasso. En apparence, c’est un triomphe pour les « corréistes » ; en réalité, les proches de Rafael Correa savent que Lenín Moreno ne va pas tarder à adopter des orientations politiques bien plus libérales et pro-américaines que son prédécesseur. Peu de temps plus tard, réformes néolibérales et rapprochements diplomatiques avec les États-Unis se succèdent. Celui qui, au sein du gouvernement de Rafael Correa, avait toujours été hostile à Julian Assange, ne tarde pas à montrer qu’il est prêt à faire des concessions sur ce dossier.

Moreno décide progressivement de durcir les conditions « d’hébergement » d’Assange en réduisant son temps de visite et ses communications avec ses proches et avocats. Le paroxysme est atteint le 28 mars 2018, lorsque sa connexion internet lui a été coupée, lui enlevant ainsi tout contact avec le monde extérieur. Le 19 octobre de la même année, son avocat Baltasar Garzon annonce qu’une procédure est en cours pour porter plainte contre l’Équateur pour violation des droits fondamentaux d’Assange.

Cette évolution fait suite à des pressions émanant du département d’État américain, mais répondent peut-être également à des enjeux de politique interne. Depuis plusieurs semaines, en effet, Moreno est embourbé dans de multiples scandales de corruption. Le procureur général de l’Équateur a publié une déclaration le 19 mars dernier, indiquant qu’une enquête avait été ouverte sur le scandale des « documents INA » (acronyme des prénoms des trois filles de Moreno : Irina, Karina et Cristina) impliquant le président Lenín Moreno et sa famille. L’un des proches de Moreno, Xavier Macias, aurait exercé des pressions au sujet du contrat de la centrale hydroélectrique Coca Codo Sinclair (contrat d’un montant de 2,8 milliards de dollars) ainsi que de l’usine Zamora 300MW, afin que ces contrats soient obtenus par Sinohydro, une compagnie de construction détenue par l’État chinois. Les montages financiers de cette entreprise chinoise passent par plusieurs comptes appartenant à la compagnie d’investissements INA, une entreprise fantôme fondée à Belize, paradis fiscal notable, par Edwin Moreno Garcés, le frère même du Président. Les éléments les plus accablants semblent indiquer que les fonds furent utilisés pour l’achat d’un appartement de 140 m² dans la ville d’Alicante en Espagne, et de plusieurs articles de luxe pour le président Moreno et sa famille à Genève en Suisse, durant sa mission d’Envoyé Spécial pour les Droits des Handicapés auprès des Nations Unies. En réaction, le gouvernement équatorien a dénoncé une conspiration visant à le renverser, qui serait orchestrée par Wikileak et l’ex-président Rafael Correa – sans que le moindre élément permette d’établir la responsabilité de Wikileaks quant à la fuite de ces documents.

Le pouvoir de Lenín Moreno voit son impopularité s’accroître de jour en jour. Les élections locales et régionales du 24 mars dernier ont soulevé des controverses quant à leur régularité ; elles ont été accompagnées d’allégations de fraude quant au décompte des voix, notamment des tentatives de validation de votes nuls et de disqualification des candidats de l’ancien président Rafael Correa. Ainsi, les observateurs de l’Organisation des États Américains ont pu relever un manque de transparence et de légitimité dans ce processus électoral. On peut donc interpréter la décision prise par Moreno d’expulser Julian Assange comme une tentative de diversion par rapport aux critiques qui pèsent sur lui.

D’aucuns, du côté des corrésites, estiment que l’éviction de Julian Assange est liée à un autre événement récemment survenu : un prêt de 4,2 milliards de dollars émanant du Fonds Monétaire International (FMI) au gouvernement Moreno. Cet accord coïncide avec le licenciement de plus de 10 000 fonctionnaires et la mise en place d’une politique de réduction du secteur public et des dépenses sociales, symptômes du tournant néolibéral du gouvernement Moreno. A-t-il également été conditionné à l’éviction de Julian Assange ? C’est ce qu’affirment certains critiques de Lenín Moreno, arguant du poids considérable des États-Unis auprès de l’institution financière internationale.

La presse traditionnelle, Wikileaks et la question du journalisme

Dans le bras de fer entre Wikileaks et le gouvernement états-unien, il faut mentionner un acteur essentiel : le système médiatique. La couverture médiatique de Julian Assange, globalement défavorable, s’est refusée à lui reconnaître le statut de « journaliste », le présentant comme un « activiste » – voire un « hacker ». Julian Assange revendique pourtant le statut de journaliste indépendant, dont le travail ne serait pas de s’immiscer dans des conflits d’intérêts inter et intra-étatiques, mais de permettre aux citoyens de savoir ce que font leurs gouvernements en leurs noms. En se positionnant comme un contre-pouvoir, il a logiquement été présenté comme l’ennemi de la sécurité des États – mais aussi, rapidement des journalistes et de la presse traditionnelle. Il est pourtant permis de se demander en quoi le travail effectué par Wikileaks depuis sa création, à savoir la diffusion d’informations secrètes auprès du public, se différencie fondamentalement du journalisme traditionnel – si ce n’est l’ampleur des révélations et la volonté d’indépendance absolue de Wikileaks à l’égard des gouvernements et des organisations privées.

Glenn Greenwald, journaliste du Guardian contacté par Edward Snowden pour révéler en 2013 l’interception illégale et la surveillance de masse perpétrées par la NSA, a subi, dans une moindre mesure, un traitement médiatique similaire. Dans son livre No Place to Hide, il dénonce le dévoiement du « quatrième pouvoir » par les liens interstitiels entre ceux qui gouvernent et ceux qui transmettent des informations. En outre, il pointe du doigt la concentration accrue des richesses qui permet aux sociétés les plus fortunées d’acheter de l’influence dans les journaux, les chaînes de télévision, le secteur cinématographique, les réseaux sociaux, etc. Raison pour laquelle il en arrive à la conclusion qu’il est crucial de conserver des journalistes indépendants et de véritables contre-pouvoirs, à l’instar de Julian Assange.

Qu’espérer de la justice anglaise ou américaine, qui ne reconnaît pas l’activité de Julian Assange comme un travail journalistique, et à cet égard ne le protège pas comme journaliste ? Comme le suggère Juan Branco, avocat français de Julian Assange, la seule réponse est aujourd’hui politique – celle qui émane de la société civile globale.

Par Taysir Mathlouthi, Denis Rogatyuk et Vincent Ortiz. Traduction réalisée par Patricia-Ann Boissonnet et Loïc Dufaud-Berchon.

Au Texas, la gauche progressiste pourrait créer la surprise aux « midterms »

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©Beto O’Rourke

Il se passe quelque chose au Texas. Ce bastion républicain pourrait basculer à gauche pour la première fois depuis trente ans lors des traditionnelles élections de mi-mandat auxquelles l’avenir politique de Donald Trump semble désormais suspendu. Un reportage depuis Houston où le candidat démocrate mène une campagne populiste remarquée et particulièrement riche en enseignements. Par politicoboy (@PoliticoboyTX).


Houston, samedi 11 août. Malgré la chaleur écrasante et les prévisions orageuses, ils se sont déplacés par centaines pour rencontrer le candidat démocrate au poste de sénateur du Texas.  Les rues de South Side, cette banlieue défavorisée de Houston, débordent de voitures arborant des autocollants à lettres blanches sur fond noir, formant un message simple et limpide : « Beto for Senate ». Au détour d’un pâté de maisons sinistré par le passage de l’ouragan Harvey douze mois plus tôt, la silhouette élancée du natif d’El Paso apparait à notre vue. Beto O’Rourke, impeccable dans son pantalon de costar et sa chemise entre ouverte, précède une longue file de sympathisants venus lui serrer la main. Arborant un franc sourire, il prend le temps d’échanger quelques mots avant de se prêter à l’incontournable rituel du selfie.

Un barbecue texan fume des viandes low and slow au côté d’une grande tente sous laquelle des bénévoles encouragent les passants à s’inscrire sur les listes électorales. Un foodtruck propose des tacos à ceux qui ne souhaitent pas profiter du barbecue offert contre une adresse email ou un numéro de téléphone. À l’entrée du vieux théâtre de quartier reconverti en QG de campagne, on se presse pour pénétrer dans la salle principale où Beto doit débuter son discours d’une minute à l’autre.

Le pari fou de Beto O’Rourke

Au lieu de se présenter dans sa circonscription d’El Paso pour une réélection assurée, Beto O’Rourke s’est lancé un défi colossal : contester le siège de Sénateur de l’État du Texas. Son adversaire n’est autre que Ted Cruz, le finaliste malheureux des primaires du parti républicain face à Donald Trump.

Beto démarre avec un triple handicap : inconnu au-delà de sa circonscription, il affronte un candidat sortant jouissant d’une reconnaissance nationale, dans un État caricaturalement conservateur. Malgré l’évolution démographique qui devrait rendre le contrôle du Texas plus contesté, Donald Trump a facilement remporté cet État avec 10 points d’avance sur Hillary Clinton.

Le retard accusé par Beto O’Rourke dans les tout premiers sondages publiés en 2017 respectait cet ordre de grandeur, mais il serait désormais quasiment comblé. Un signe ne trompe pas : depuis quelques semaines, le camp républicain panique. L’impensable devient possible. Pour la première fois depuis trente ans, un démocrate pourrait s’imposer au Texas.

Une campagne populiste inspirée par Bernie Sanders

Beto O’Rourke reprend à son compte les principaux ingrédients du succès de Bernie Sanders. Tout comme lui, il refuse les financements privés (à l’exception des dons individuels plafonnés), là où son adversaire aligne des dizaines de millions de dollars de contributions en provenance des « super PACs », ces groupes d’influence alimentés par les multinationales, lobbies et milliardaires. Beto peut ainsi promouvoir un programme ambitieux, où l’on retrouve les principaux marqueurs de la plateforme « populiste » de la gauche américaine. Il milite pour une assurance maladie universelle et publique, le fameux « medicare for all » proposé par Bernie Sanders et taxé « d’irréaliste » par Hillary Clinton. Il place la question des salaires et de l’emploi au cœur de son discours, et défend une politique volontariste pour le contrôle des armes à feu, l’accès à l’éducation et la lutte contre le réchauffement climatique.

Au Texas, centre névralgique de l’industrie pétrolière où les armes à feu et les pick up trucks font partie intégrante du style de vie local, les stratèges démocrates se seraient opposés catégoriquement à un tel discours.

Comparant sa campagne électorale à ses jeunes années de musicien dans un groupe de Punk/Rock amateur, Beto O’Rourke assume une approche instinctive qui rappelle la méthode déployée par François Ruffin en 2017. Le  candidat démocrate privilégie le terrain, encourage le porte-à-porte et multiplie les « town hall », ces séances publiques de questions-réponses. Il a mis un point d’honneur à visiter en camionnette chacun des 254 comtés de ce gigantesque territoire grand comme la France et la Belgique, s’arrêtant dans des villages où plus aucun homme politique ne se rend. Que ce soit devant plusieurs milliers d’étudiants à Austin, ou une douzaine de retraités à Luckenbach, il martèle le même message. « Nous avons besoin d’un système de santé, d’un système éducatif et d’une économie qui fonctionnent pour tous les Texans, pas seulement pour les 1 % ».

Son discours rappelle le populisme de gauche au sens de Laclau. Cherchant à définir un « nous » contre un « eux », il fustige les puissances financières qui soutiennent son adversaire.

Ce « nous » se veut inclusif. Beto tente de dépasser le clivage démocrate-républicain avec un message rassembleur et positif. Délaissant les traditionnelles couleurs bleues du parti démocrate, il opte pour la neutralité du noir et évite soigneusement d’apposer le mot « démocrate » sur ses visuels de campagne. Cela ne l’empêche pas de mettre les pieds dans le plat. À un républicain qui l’interpellait en meeting pour lui demander s’il approuvait « l’insulte au drapeau et aux vétérans faits par les joueurs de la NFL qui s’agenouillent pendant l’hymne national », il répond par un monologue enflammé, détaillant les raisons de ce geste (protester contre les violences policières dont les Noirs sont disproportionnellement victimes) avant de terminer par ces mots « je ne crois pas qu’il existe quelque chose de plus américain que de se battre de manière non-violente pour défendre ses droits ». La vidéo de cette intervention, devenue virale, lui vaut le soutien de Son Altesse Lebron James himself, l’athlète le plus populaire du pays.

Beto O’Rourke s’inscrit dans une vague progressiste

Le vent tourne aux États-Unis. Des candidats se déclarant ouvertement socialistes (une insulte dont Barack Obama se défendait vigoureusement) gagnent des élections. Ils militent pour des réformes de plus en plus populaires : l’assurance maladie universelle publique, le salaire minimum à 15 $ de l’heure (contre 6 à 10 aujourd’hui), la garantie universelle à l’emploi, la fin des financements privés des campagnes électorales, l’université gratuite et l’accès des travailleurs à la gouvernance d’entreprise. Des propositions auxquelles l’opinion publique adhère désormais très majoritairement.

Du haut de ces vingt-huit ans, Alexandria Ocasio-Cortez a ébranlé les certitudes de la classe politico-médiatique américaine en triomphant d’un baron démocrate pressenti pour diriger le groupe parlementaire au Congrès. Il fallait voir Sean Hannity, le plus fervent supporteur de Donald Trump et tête d’affiche de la chaine FoxNews, s’alarmer de la victoire de la jeune native du Bronx. S’égosillant en prime-time sur le fait qu’elle se revendique socialiste, il projette les points clés de son programme sur un écran géant, offrant une visibilité inespérée à la gauche radicale.

Puis c’est le maire afro-américain de Tallahassee, Andrew Gillum, qui surgit de nulle part pour remporter la primaire démocrate pour le siège du gouverneur de Floride. Il fera face à celui qui se présente comme « fils spirituel » de Donald Trump, dans un match que certains commentateurs dépeignent en lutte par procuration entre l’ancien et le nouveau président des États-Unis. Sauf que Gillum ferait passer Barack Obama pour un vieux réactionnaire ultralibéral, tant son approche est radicalement progressiste.

Ces succès ne doivent pas faire oublier l’épineux problème auquel la gauche américaine se trouve confrontée : comment mettre en œuvre un programme politique largement majoritaire auprès de l’opinion publique (et fondamentalement anticapitaliste), dans un pays dirigé par une classe politico-médiatique déterminée à éviter cette issue à tout prix. La réponse se situe probablement chez Gramsci :  il faut livrer une guerre de position pour conquérir petit à petit les lieux de pouvoir. Bien qu’il ne soit pas à proprement parler membre de la gauche radicale, Beto O’Rourke pourrait capturer un avant-poste précieux en arrachant le Texas des griffes du parti républicain.

Les midterms, enjeu majeur pour l’avenir de Donald Trump, et de l’Amérique

Replaçons cette élection dans son contexte. Le 6 novembre prochain, l’ensemble des Américains se rendra aux urnes pour les traditionnelles élections de mi-mandat. La totalité de la chambre des représentants et un tiers du Sénat seront renouvelés à cette occasion. Or, le parti démocrate n’a besoin de conquérir qu’une de ces deux chambres du Congrès pour obtenir une capacité de blocage législative, et déclencher des dizaines de commissions d’enquête parlementaires qui enseveliront la Maison-Blanche sous une montagne de procédures judiciaires. Une perspective qui terrifie le camp républicain. Avec la conclusion imminente de l’enquête du procureur Mueller en ligne de mire, Donald Trump joue sa survie.

Ces midterms seront également le théâtre d’une recomposition politique dont les conséquences, tant à l’échelle locale que nationale, risquent de moduler le paysage politique pour la décennie à venir. Ce fut le cas en 2010, où le raz-de-marée conservateur priva définitivement Barack Obama de la moindre marge de manœuvre et fit basculer le parti républicain vers l’extrême droite, ouvrant la voie à Donald Trump.

Cette année, les démocrates sont favoris pour reprendre le contrôle de la Chambre des Représentants. Les choses s’annoncent plus compliquées pour le Sénat, la carte électorale étant particulièrement défavorable au parti démocrate qui doit défendre 24 sièges, contre seulement huit pour les républicains. Celui du Texas devait être le plus solide de tous. Ce n’est plus le cas.

La mobilisation de l’électorat, clé de l’élection

La salle principale du vieux théâtre déborde de monde. Nous suivons avec difficulté le discours de Beto, à quelques mètres de l’entrée. « On a de la chance de l’avoir, lui », me glisse une retraitée vêtue d’un t-shirt « Texas democrats » délavé. En effet, pour ce scrutin d’importance historique, disposer d’un candidat capable de créer l’enthousiasme représente un atout inespéré.

Seuls 56 % des Américains s’étaient déplacés pour la présidentielle de 2016. Aux midterms de 2014, le taux d’abstention avoisinait les 65 %. Ce cycle électoral ne fera pas exception, la victoire ira au parti qui saura mobiliser son électorat.

Donald Trump l’a bien compris, et multiplie les déplacements pour énergiser sa base. Il s’est finalement résigné à venir au Texas dépenser ses précieuses ressources pour appuyer la candidature de son ancien rival. Dans un tweet éloquent, il explique « Nous allons louer le plus gros stade du Texas pour organiser un meeting en soutien de Ted Cruz ».

Cette aide inespérée pourrait s’avérer à double tranchant. Le simple choix du lieu relève du casse-tête. Les deux plus grands complexes sont à Houston et Dallas, deux villes qui votent majoritairement démocrate, et où la venue de Donald Trump risque de galvaniser l’électorat de Beto O’Rourke. Ce dernier s’est précipité sur cette annonce pour inciter ses sympathisants à faire un don supplémentaire « pour contrer les attaques de Donald Trump ».

En politique, c’est quasi systématiquement le candidat le mieux financé qui l’emporte. Beto aurait collecté près du double de son adversaire, au point que Mitch McConnel, le président de la majorité républicaine au Congrès, se dit favorable à l’allocation de fonds nationaux pour la campagne de Ted Cruz. Signe qu’en haut lieu, on panique devant l’énergie déployée par le candidat démocrate.

En réalité, les difficultés de Ted Cruz reflètent celles du parti républicain. Le sénateur sortant avait bénéficié d’un vote de rejet de Barack Obama et fait campagne contre sa réforme de santé « Obamacare ». Six ans plus tard, son message se limite à un cri de ralliement aux accents du désespoir : « Let’s keep Texas red » (gardons le Texas rouge, couleur du parti républicain). Son bilan se résume à une abrogation partielle d’Obamacare (qui a révolté l’opinion publique) et les baisses d’impôts spectaculaires de Donald Trump, que le parti républicain ne parvient pas à vendre à son propre électorat (et pour cause, concentré sur les 1 %, la plupart des Américains n’en ont pas vu la couleur). Les spots télévisés de Ted Cruz se contentent d’agiter le spectre de l’immigration et d’attaquer son adversaire, avec un double effet pervers. Les publicités négatives mobilisent l’électorat démocrate, et offrent davantage de visibilité à Beto O’Rourke.

Ce dernier enchaîne jusqu’à trois meetings par jour. En juillet, nous l’avions rencontré dans un bar du quartier aisé de Houston Heights à l’occasion d’un « Town Hall pour les jeunes professionnels afro-américains avec Beto ». Il avait pris position en faveur de la légalisation du cannabis. « La répression contre cette drogue touche disproportionnellement les minorités », avait-il argumenté. Ce samedi, il termine son discours dans une ambiance électrisée, la chemise trempée de sueur.

« Rien ne remplace le porte-à-porte. Pour ma première campagne à El Paso, je frappais moi-même à plusieurs dizaines de maisons par jour, en me présentant avec humilité. Une vieille dame républicaine accepta de me recevoir.  Je l’ai écouté me raconter ces problèmes et inquiétudes. Un mois plus tard, un jeune homme m’aborde dans un café et me dit : “vous êtes bien Beto ? Ma grand-mère organisait une fête de famille le weekend dernier. Elle nous a fait promettre à moi et mes 32 cousins, oncles et tantes de voter pour vous !”

Le Texas est peut-être un peu trop vaste pour une campagne de terrain et encore trop conservateur pour un progressiste populiste, mais le fait que cette élection soit aussi ouverte et incertaine en dit long sur l’évolution du paysage politique américain.

Signé: politicoboy (@PoliticoboyTX)

Le destin de l’Europe se joue en méditerranée – penser l’Europe à l’aide de l’essai d’Ivan Krastev

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Bateau de migrants qui traversent la méditerranée

Même si les chiffres soulignent que le pic de la crise migratoire est passé, dû principalement à des traités douteux avec des pays tiers combiné aux évolutions de la guerre en Syrie, les gouvernements de l’UE continuent à gesticuler sur la thématique des migrations. Les dernières conclusions du conseil européen en juin confirment les analyses de Ivan Krastev, dans son livre Apres l’Europe, que la prochaine étape pour l’intégration européenne se fera sur les dos de ceux qui cherchent un meilleur avenir en Europe. La migration est désormais une question existentielle pour l’Europe. Article d’Edouard Gaudot initialement publié le 2 juillet sur le Green european journal.


« Seuls les Etats membres sont en mesure de répondre à la crise migratoire avec efficacité. Le rôle de l’Union européenne est de fournir son plein soutien de toutes les façons possibles. » Avec cette déclaration en ouverture du dernier sommet d’une année 2017 déjà riche en passions politiques, le président du Conseil européen, Donald Tusk, avait déclenché une de ces petites tempêtes dont la bulle bruxelloise a le secret, sinon le monopole. Depuis plus de deux ans maintenant, la querelle sur les fameux « quotas obligatoires » pour la redistribution sur le territoire de l’UE de groupes de réfugiés arrivés ces dernières années sur le continent enflamme la conversation politique européenne. De nombreux partis politiques en ont fait leur fortune électorale, dénonçant l’autoritarisme de « Bruxelles » ou l’aveuglement aventurier d’Angela Merkel – et surfant sans vergogne sur les fantasmes d’un péril sanitaire ou terroriste charrié par ces flots de malheureux.

Ces derniers jours, la tragédie de l’errance de l’Aquarius en Méditerranée a encore permis aux gouvernements européens de briller dans la coupe du monde de l’inhumanité. Certes, dans cette compétition sordide, l’administration de Donald Trump est venue montrer que l’Europe n’a pas le monopole de la dégueulasserie, mais de ce côté-ci de l’Atlantique, la palme revient désormais au nouveau ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini, qui n’a pas hésité à fermer ses ports pour empêcher le débarquement des 629 passagers de l’Aquarius dont 7 femmes enceintes et 11 très jeunes enfants.

Pendant ce temps, à Vienne, le chancelier autrichien annonce la forme un nouvel « axe » européen – contre « l’immigration illégale ». Les mots ont une histoire, et celle de l’Axe n’est ni belle ni enviable. Entre le gouvernement italien dominé par la Lega Nord et le gouvernement autrichien, où siège le FPÖ, on est en famille. Mais quand le ministre de l’Intérieur bavarois, s’affranchissant de la tutelle de Merkel, décide de les rejoindre, la décomposition morale de l’Europe s’aggrave.

Le grand remplacement

Le geste inique de Salvini souligne surtout le cynisme de la majorité de ses collègues européens. Quand l’absence totale de solidarité et les discours creux de dirigeants soi-disant pro-européens est mise à nue par l’audace odieuse d’un ministre d’extrême-droite, on ajoute de la tragédie politique à la tragédie humaine. C’est la victoire idéologique de Viktor Orban qui se dessine, à l’avant-garde depuis 2010 de ces nouvelles formes de démocratie réactionnaire. Dès 2015, alors que la gare de Keleti au centre de Budapest se transforme en vaste camp pour réfugiés syriens en exode, l’homme fort de l’Europe centrale fait dresser des barbelés aux frontières de la Hongrie avec la Croatie et la Serbie, justifie les violences policières à leur encontre et organise un référendum bidon pour montrer que les Hongrois ne veulent pas de migrants. Enfin, surtout, il convoque l’imaginaire de la chute de Rome pour dramatiser la pression migratoire en la rebaptisant Völkerwanderung – « migrations des peuples ». En français, l’historiographie classique appelle cela les « grandes invasions », expression née du tropisme revanchard antiallemand de la fin du XIXe combiné à la perspective très occidentale d’une Gaule romanisée effrayée par la multiplication des incursions de tribus germaniques « barbares ».

Il y a d’ailleurs une forme d’ironie à voir ce discours de forteresse assiégée ressurgir dans la bouche des derniers grands envahisseurs à s’être établis durablement, quand les cavaliers magyars troquèrent les grands espaces de l’Asie centrale pour faire souche aux marches de l’empire romain germanique au tournant du millénaire. Depuis, adossés aux frontières de la chrétienté, ce sont les Hongrois catholiques au centre – et les Serbes orthodoxes dans les Balkans – qui revendiquent l’honneur douteux d’être les huissiers tatillons d’une Europe toujours destination finale et pas encore point de départ.

Ce discours des « vrais européens » défenseurs de la civilisation contre les hordes barbares est le voile classique à peine transparent jeté sur un fantasme moderne raciste, cultivé par la sphère intellectuelle réactionnaire et ses relais complotistes : le « grand remplacement », soit la substitution progressive de la population européenne de souche blanche et de culture chrétienne, par des peuples d’Afrique et du Moyen-Orient, déguisant leurs sombres desseins colonisateurs sous le visage émouvant des réfugiés ou les hardes pathétiques des migrants de la misère.

Les propos d’Orban connaissent d’ailleurs un succès remarquable dans toutes les officines on– et offline où se distillent les vapeurs frelatées de la panique identitaire, entre déclin de la natalité et de l’économie, dynamiques de l’Islam, migrations, terrorisme, décadence morale de l’occident, etc., le tout organisé bien sûr par les élites libérales et cosmopolites du capitalisme financier mondialisé. Manifestation éclatante de cette détestation, la figure de George Soros érigée en ennemi public numéro un par le premier ministre hongrois dans un exercice de propagande digne des plus grands moments des régimes totalitaires – avec, pour compléter l’hommage, une petite touche d’antisémitisme à peine tacite.

La crise migratoire : la vraie crise existentielle

C’est sur cette vilaine toile de fond brune qu’Ivan Krastev projette ses réflexions sur le destin de l’Europe. Avec un fil rouge : ce n’est pas la gestion malheureuse de l’Eurozone ou le fameux déficit démocratique, encore moins Poutine ou le Brexit qui menacent l’existence même de l’Union européenne. La crise migratoire est d’une importance cruciale lorsqu’il s’agit d’évaluer les chances de survies de l’Union européenne. Faisant un sort rapide d’ailleurs à la distinction légaliste entre migrants et réfugiés, Krastev assume de mélanger les deux, parce que dans l’imaginaire des Européens, et les discours politiques, populistes ou mainstream, il s’agit finalement de la même chose – au point d’ailleurs que même les migrations internes à l’UE s’y mêlent, du plombier polonais aux mendiants Roms : l’autre n’est jamais le même mais c’est un autre.

La problématique est posée. Dans le sillage des flux de migrants, c’est la triple crise du libéralisme, de la démocratie et donc de l’Europe qui se noue. Car ces trois concepts sont intiment liés, nous dit Krastev. Si le libéralisme est désormais aux yeux de tant de gens synonyme d’hypocrisie c’est en raison de l’incapacité et des réticences des élites libérales à débattre des vagues migratoires et à se confronter à leurs conséquences ainsi que de leur insistance à affirmer que les politiques existantes en la matière se ramènent toujours à un jeu à somme positive où il n’y aurait que des gagnants.

La crise des réfugiés est la dernière goutte d’eau d’un vase rempli à l’eau d’une angoisse identitaire profonde qui affecte les sociétés des États membres de l’UE, donc l’Europe tout entière. L’anxiété devant l’ampleur du phénomène dépasse la réalité des chiffres : si le nombre global rapporté à la population européenne est dérisoire, les concentrations ponctuelles sont spectaculaires, surtout aux premiers rivages européens que sont Lesbos, Lampedusa ou Harmanli. Et ce sont ces images, de la place Victoria à Athènes, de la jungle à Calais, des colonnes humaines dans les Alpes ou sur « la route des Balkans » qui marquent les imaginaires et nourrissent le sentiment d’envahissement. Cette crise a spectaculairement changé la nature de la politique démocratique au niveau national ; nous n’assistons pas simplement à une sédition contre l’establishment mais à une rébellion de l’électorat contre les élites méritocratiques; elle n’a pas seulement modifié l’équilibre gauche-droite et ébranlé le consensus libéral, elle a aussi provoqué une crise identitaire et mis à bas les arguments que l’UE avait avancés pour justifier son existence. C’est sur la démocratie et sa version historique libérale que l’UE a fondé sa légitimité et son projet politique : ce n’est pas seulement un projet de paix et prospérité partagées, mais bien celui d’une convergence des préoccupations, structures, procédés et perspectives de pays qui ont la démocratie libérale en commun.

Et c’est ce « commun » que la crise migratoire est en train de briser, réveillant un clivage Est-Ouest qu’on avait rêvé disparu. C’est le paradoxe centre-européen que ce décalage entre des populations peu soupçonnables d’être eurosceptiques, mais votant pourtant sans état d’âme pour des partis populistes qui font de Bruxelles le nouveau Moscou d’un empire qu’ils font semblant de n’avoir jamais choisi de rejoindre. La crise migratoire a démontré avec éclat que l’Europe de l’Est envisage les valeurs cosmopolites qui sont au fondement de l’Union européenne comme une menace. Aspirant à la stabilité et à la possibilité de l’ascension sociale dans une économie libre, les classes moyennes forment traditionnellement le socle sociologique des régimes démocratiques. Mais les classes moyennes de l’Europe centrale ont une particularité : elles sont nées d’une catastrophe historique – ce fut la destruction des Juifs et l’expulsion des Allemands qui entraîna l’apparition des classes moyennes nationales. Des Vosges à la Volga, la Mitteleuropa si bien décrite par Jacques Droz reposait en effet sur ces deux liants culturels devenus antagonistes au fil de la construction des États-nations au XIXe jusqu’à la déflagration infernale du nazisme. Aujourd’hui, ces classes moyennes ethniquement homogènes à plus de 90%, sans expérience historique commune autre que celle du totalitarisme communiste et de sa chute se retrouvent confrontées à l’angoisse du déclin, et à l’incapacité de se penser en dehors d’un cadre national strict puisque les éléments cosmopolites qui les liaient ont disparu. C’est ainsi que la crise des réfugiés recouvre bientôt une crise de la démocratie.

Démocraties illibérales

Car justement la démocratie a changé de nature, nous dit Krastev : elle n’est plus l’instrument d’inclusion et de protection de la minorité. Autrement dit, le pacte démocratique qui garantit aux perdants d’un rapport de force de ne pas se retrouver la tête au bout d’une pique, ou proscrits en exil pendant qu’on pille leurs biens et massacre leurs proches restés sur place est remis en question. Krastev le souligne : un élément clé de l’attrait exercé par les partis populistes est leur exigence d’une réelle victoire. Si ces mouvements sont réactionnaires, c’est justement par rapport à leur perception d’être une majorité brimée par la minorité. Quand par exemple le ministre polonais des affaires étrangères déclarait dans les premiers jours de sa prise de fonction qu’il était temps de rompre avec « un modèle de mixité culturelle, de cyclistes et de végétariens » on se demande sincèrement à quel gouvernement il fait référence. Les majorités menacées donnent de la voix, et portent ainsi les Trump, Kaczynski ou Strache au pouvoir. Elles ramènent la démocratie et le vote à son sens d’origine, du temps de la République romaine : une confrontation violente entre partis pris, où justement la victoire dans le rapport de force confère le droit d’écraser et de pourchasser l’ennemi. C’est une démocratie au sens schmittien du terme. Une démocratie dans laquelle la victoire politique justifie toutes les atteintes aux principes de la séparation des pouvoirs. Une démocratie dans laquelle tout est politisé et polarisé et aucune idée n’est légitime tant qu’elle est hors du champ de la majorité. Ainsi, par exemple, les droits des femmes polonaises à disposer de leur corps ne relèvent plus des droits fondamentaux, mais d’une opposition politique entre valeurs traditionnelles et valeurs libérales. Sans cadre de référence légitime et commun, seule compte l’expression de la majorité. Une démocratie illibérale.

Non, l’histoire n’a pas touché à sa fin [comme le déclarait Francis Fukuyama] car les migrants sont ces acteurs de l’histoire qui décideront du sort de la démocratie libérale européenne. Krastev se réfère, entre autres, à Gaspar Miklos Tamas, le philosophe et ancien dissident hongrois qui pointait un paradoxe indépassable pour le projet européen et son idéal de citoyenneté universelle : le décalage entre nos droits universels d’habitants de la planète et les disparités culturelles, économiques et sociales irréfragables qui continuent de diviser l’humanité. Nul besoin de convoquer le fantôme de Carl Schmitt pour penser le battement du monde et l’impuissance libérale face à la résurgence de la politique définie comme une frontière entre amis et ennemis. La démocratie repose sur un sentiment d’appartenance à une communauté de valeurs partagées. D’où son caractère national qui lui permettait de se construire en distinction, voire en opposition parfois violente, à une autre communauté. C’est ce sentiment d’être ensemble, de communauté de valeurs que prétendent défendre les mouvements populistes. Il s’agit de redonner sens et cohésion à un collectif baptisé « peuple », construit autour de codes partagés et de marqueurs communs, comme le rejet des effets dissolvants du pluralisme, qui se traduit par une révolte contre les principes et les institutions du libéralisme constitutionnel.

Renationaliser les élites

Or cette remise en cause, c’est justement celle de l’essence même du projet européen. La crise de l’UE c’est la crise de la démocratie libérale et réciproquement. C’est là que se dessine le clivage entre « Nous les Européens » et « Eux les gens ». Ce clivage autour de la construction européenne est de plus en plus significatif. Le clivage traditionnel entre progressiste et conservateurs se structurait autour du rôle de l’État et de l’amplitude des politiques de redistributions sociales. Cette opposition n’a pas disparu. Mais elle a vu se superposer depuis deux décennies un autre clivage qui tourne autour de l’identité et de l’acceptation d’une société ouverte. Les « gens du n’importe où » et les « gens du quelque part », distinction faite par David Goodhart et reprise par Krastev pour opposer praticiens et adeptes de la globalisation et praticiens et adeptes du nativisme. Mondialistes contre patriotes, comme aime résumer Marine Le Pen, figure emblématique de cette nouvelle génération de leaders populistes d’extrême-droite qui prospère depuis une décennie sur la dénonciation conjointe de l’Islam et de l’UE.

En fait, le clivage oppose plus généralement ceux qui se sentent libres de leurs mouvements et ceux qui se sentent justement prisonniers, ceux qui sont de quelque part et ceux qui peuvent être de partout. « It’s the sociology, stupid ! » aurait-on envie de dire. C’est d’ailleurs ce qu’illustre le paradoxe de Bruxelles comme l’appelle Krastev : la méritocratie n’a plus bonne presse. Le débat du Brexit a accouché d’une condamnation brutale et méprisante des « experts », les administrations nationales et surtout européennes sont ravalées au rang de technocraties illégitimes et la remise en cause des élites est devenue le sport favori de l’ensemble des classes politiques européennes, quitte à provoquer de spectaculaires contorsions pour accuser le miroir sans condamner le reflet.

Le politologue Gael Brustier l’avait souligné, le problème majeur du processus sociologique de la construction européenne se pose là : elle est devenue un processus d’autonomisation des élites, de plus en plus détachées de leur ancrage national et social et des solidarités que cet enracinement suppose et impose. Or comme le souligne Krastev ce que craignent « les gens » par-dessus tout, c’est que leurs élites, les méritocrates, en cas de grandes difficultés choisissent de partir plutôt que de rester et d’assumer les conséquences de certains choix. Ce n’est pas un hasard si la thématique de l’évasion fiscale a pris tant d’ampleur ces dernières années tant elle manifeste cette capacité détestables des puissants à user de leur liberté pour se soustraire à leurs responsabilités. Ce qu’exigent « les gens », ce que proposent les populistes, en quelque sorte, c’est de nationaliser leurs élites, et non les éliminer.

C’est le même sentiment d’éloignement que celui des ouvriers d’une usine promise à la fermeture pour cause de délocalisation ; le même sentiment du « pourquoi ne les prenez-vous pas chez vous ? » lancé en défi puéril aux responsables qui défendent les politiques migratoires généreuses.

Mais l’Europe est-elle condamnée à se désagréger ? Le pessimisme de l’intelligence, et l’auteur dispose abondamment des deux, incite à reconnaître que le train de la désintégration a quitté la gare de Bruxelles. Mais la destination reste inconnue.

Car même s’ils sont compréhensibles et nécessaires, l’Europe mérite plus, mérite mieux que nos doutes. Elle reste une page d’histoire à écrire. Elle représente un horizon encore lointain, un processus humain très dépendant de ceux qui font l’effort de le penser et de le mettre en œuvre. En réalité les diverses crises que traverse l’Union européenne ont contribué bien plus que n’importe laquelle desdites politiques de cohésion mises en œuvre par Bruxelles à consolider le sentiment que les Européens sont tous partie prenantes de la même communauté politique. Les signaux faibles de « la communauté de destin » de l’Europe sont peut être encore insuffisants pour masquer les signaux forts qui menacent sa survie. Mais survivre c’est un peu comme écrire un poème : même le poète ne sait comment se conclura sa page avant de finir. Il n’y a pas de plus belle définition de la politique que celle qui la réunit à sa dimension poétique, c’est-à-dire créatrice. Avec cette conclusion plus ouverte que jamais, Krastev fait la place à la seule chose qui puisse nous sauver : l’inconnu – et la poésie.

« Barack Obama a sauvé le néolibéralisme » – Entretien avec Thomas Frank

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Thomas Frank

Thomas Frank est un historien et journaliste américain qui s’intéresse aux évolutions politiques contemporaines aux États-Unis. Il analyse comment les Démocrates ont abandonné les classes populaires aux Républicains dans ses ouvrages Pourquoi les riches votent à gauche (2018) et Pourquoi les pauvres votent à droite (2008). Il a récemment fait l’objet d’un portrait dans Le Vent se Lève (1), et nous avons eu la chance de le rencontrer lors de sa venue en France, à l’occasion de la traduction de son dernier livre aux éditions Agone.


LVSL : Vous avez écrit Listen, Liberal [en français : Pourquoi les riches votent à gauche, 2018] quelques mois avant l’élection présidentielle de 2016. Dans ce livre, vous vous demandez ce qui est arrivé au « parti du peuple », et vous mettez en garde contre la prise de contrôle du parti par ce que vous appelez la « classe professionnelle » [les cadres et professions libérales qui possèdent un haut niveau d’éducation]. Avez-vous été surpris le 8 novembre 2016 ? 

Thomas Frank : Non. Enfin, il y avait beaucoup d’émotions différentes ; bien sûr, j’étais surpris car tous les sondages disaient qu’Hillary Clinton allait gagner, vraiment tous. Et certains disaient qu’elle allait remporter une victoire historiquement écrasante : en ce sens, évidemment, cela fut surprenant. Cependant, je venais de faire le tour du pays [pour la promotion de Listen, Liberal] et je disais, juste avant l’élection : « attention, Trump pourrait facilement gagner ». J’ai aussi écrit un article pour le Guardian (2), une semaine avant l’élection, dans l’éventualité d’une victoire de Trump, dans lequel il est appelé president-elect [président élu], et il a été publié quelques minutes après qu’il a été déclaré vainqueur. Donc, j’ai été le premier… [rires]. C’était un bon article, j’étais enthousiaste qu’il soit publié, donc il y avait beaucoup d’émotions différentes le soir de l’élection. Mais j’étais malheureux parce que je vis en Amérique. J’ai des enfants, vous savez ! C’est terrifiant que ce type soit président. Mais la réponse est que je n’étais pas surpris. J’avais passé la semaine à écrire cet article et j’avais fini par me convaincre qu’il avait une très bonne chance de gagner.

LVSL : Pensez-vous que la défaite d’Hillary Clinton peut constituer une prise de conscience pour le Parti Démocrate ? Pensez-vous que quoi que ce soit ait changé depuis 2016 ?

C’est une importante prise de conscience pour le Parti Démocrate, mais ils choisissent de l’ignorer. À l’époque de l’élection, j’ai pensé que les choses allaient devoir changer dans le Parti Démocrate. Ils allaient devoir voir que le chemin qu’ils suivent depuis 30 ou 40 ans a été une erreur, c’était évident. Mais plutôt que de faire ça, ils ont inventé toutes sortes de blocages cognitifs pour empêcher cette prise de conscience. Je dis que c’est évident, mais ils disent : oh non, c’était les Russes, c’était le FBI, c’était les racistes, les sexistes… Tout cela est vrai dans une certaine mesure, mais ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour ne pas tirer les leçons de cette élection. Selon moi, 2016 est une année qui restera gravée dans les mémoires. C’est une année volcanique comme 1968, sauf que tout va dans la mauvaise direction. Ne tirer aucune leçon de ce qui est arrivé est choquant, mais c’est ce qu’ils font.

LVSL : Vous avez passé beaucoup de temps dans ce que l’on appelle le « Trump Country », c’est-à-dire les régions des États-Unis qui ont largement voté pour Donald Trump, comme lorsque vous avez visité la ville où a grandi Walt Disney, dans le Missouri (3). Pensez-vous que le « trumpisme » est parti pour s’implanter durablement dans ces endroits ?

Oui. Et la raison, c’est parce que le parti Républicain a appris comment battre les Démocrates, Trump leur a montré. Il y a deux questions ici. La première est : qu’est-ce que les Républicains vont faire ? Ils ne vont jamais abandonner le « trumpisme ». Ils peuvent détester Donald Trump, l’homme, c’est le cas de beaucoup d’entre eux : la famille Bush le hait… Mais ils ne feront jamais marche arrière sur sa politique, car ça leur a donné la victoire face à ce qui semblait être une situation impossible. Ils ont battu les Clinton, alors qu’Hillary avait levé deux fois plus de fonds que Trump ! Ils ne vont jamais renoncer à ça. Mais le prochain Républicain ne sera pas aussi mauvais. Trump était un très mauvais candidat à la présidence. Par exemple, son racisme : offenser tous ces groupes différents, c’est une stratégie vraiment stupide ! Il a attaqué les Mexicains, pourquoi faire ça ? Il y a beaucoup de Mexicains en Amérique ! Il aurait pu avoir les voix d’un grand nombre d’entre eux s’il n’avait pas fait ça. Le prochain Trump ne fera pas ça. Il ne sera pas aussi stupide, et je dis ça aux Démocrates depuis deux ans. Le prochain Trump pourrait être quelqu’un comme Ted Cruz [sénateur du Texas], qui est un très bon politicien. Il ne fait pas d’erreur idiotes, il n’envoie pas des tweets idiots et il n’est pas entouré d’idiots. Le « trumpisme » ne va pas disparaître, ils ont appris que même un imbécile peut battre les Démocrates avec cette stratégie.

« Les Républicains ne feront jamais marche arrière sur la politique de Trump. »

L’autre question concerne les régions « rouges » [d’après la couleur généralement attribuée au parti Républicain]. Elles vivent une histoire tragique. Cette ville du Missouri était un endroit acquis aux Démocrates jusqu’à très récemment. Harry Truman vient de cette région. Le Missouri était un État Démocrate jusque dans les années 1980. Mais maintenant, c’est fini, l’État est complètement Républicain. Ça arrive à travers tous le pays, c’est ce dont je parle dans What’s the Matter with Kansas? [2004, publié en France en 2008 sous le titre Pourquoi les pauvres votent à droite]. C’est en train d’arriver dans le Michigan, en Pennsylvanie… Le Wisconsin était un des États les plus à gauche des États-Unis, et il a voté pour Trump. Et aucun signe ne montre que cela va s’arrêter maintenant. Cela va continuer tant que la situation de la classe moyenne continuera de se détériorer en Amérique. Et je crois que cela va continuer même si ce n’est plus le cas… Les Républicains sont les seuls à parler de classe, les Démocrates leur laissent le monopole de cet enjeu et ça leur coûte terriblement.

LVSL : Les médias conservateurs sont des éléments-clef de cette stratégie. Fox News, ou les émissions de radio comme le Rush Limbaugh Show, semblent dominants dans l’Amérique rurale aujourd’hui. Comment les médias alternatifs de gauche peuvent-ils atteindre les Américains ruraux ?

C’est difficile, presque impossible. Dans des endroits comme le Missouri ou la Virginie-Occidentale, ces programmes sont omniprésents. Dès que l’on allume la radio, on tombe sur Rush Limbaugh ; si l’on change de station, ça sera Glenn Beck ou Sean Hannity… Quant à Fox News, leur portée est extraordinaire. C’est un phénomène en Amérique : tout le monde connaît un membre de sa famille qui passe son temps regarder Fox News et à répéter ce qu’il y entend. C’est une chaîne qui est fondée sur la persécution : « les méchants libéraux [au sens américain : la gauche] veulent ruiner votre mode de vie et augmenter vos impôts »… Tous les programmes sont comme ça. En fait, c’est une chaîne fondée sur la vision du monde de Richard Nixon ! L’idée vient de Roger Ailes, qui était son directeur de campagne. Ça a eu un impact énorme, car Fox News explique les actualités aux gens de ces endroits d’une façon que ne font pas les médias de gauche. D’ailleurs, les journaux sont en train de mourir aux États-Unis. J’ai grandi à Kansas City, et le journal local ne fait plus que douze pages, presque uniquement des dépêches de l’AP [équivalent de l’AFP]. À Chicago, les magnifiques locaux du Chicago Tribune, un des journaux les plus prestigieux du pays, ont été vendus pour devenir un complexe d’appartements. Donc, la presse papier se meurt et pendant ce temps, les médias conservateurs s’insinuent dans tous les aspects de la vie quotidienne. Il y a eu une époque où les médias de gauche avaient cette présence ; ils avaient un sens pour les gens dans la vie de tous les jours. C’était l’époque où il y avait un mouvement ouvrier actif et des syndicats dans toutes les petites villes, et ils avaient tous leurs journaux. Cette présence de la gauche dans la vie quotidienne des gens a disparu.

LVSL : Depuis que vous avez écrit What’s the Matter with Kansas ?, on vous a souvent accusé de minimiser le rôle du racisme dans le mouvement populiste conservateur. Quel rôle le racisme a-t-il joué dans l’élection de Trump ? Est-ce que le backlash [contrecoup] conservateur est différent dans le Midwest et dans les Appalaches d’une part et dans le Sud profond de l’autre ?

Pour le dire simplement : oui, il est différent. Quand j’ai écrit What’s the Matter with Kansas?, j’ai délibérément choisi le Kansas parce que ce n’était pas le Sud. Il y a déjà eu beaucoup de livres écrits sur le Sud, Jim Crow [les lois ségrégationnistes], la fuite des blancs du Sud vers le parti Républicain et la stratégie sudiste de Richard Nixon ; tout ça est une histoire de racisme. Mais dans le Kansas, c’était différent. C’est une situation où le backlash n’est pas ouvertement raciste. Cependant, le racisme a joué un rôle important dans l’invention de ce mouvement. Les origines du populisme de droite remontent à un homme, George Wallace : il était gouverneur de l’Alabama dans les années 1960, et il a quasiment inventé ce backlash contre la gauche. C’était un Démocrate [à l’époque, les Démocrates conservateurs dominaient totalement le Sud], et il a été le premier conservateur populiste. Nixon lui a piqué tout son répertoire. Il a appelé ça la stratégie sudiste, et l’objectif était de prendre l’électorat blanc sudiste aux Démocrates. Mais aujourd’hui, ça s’est développé bien au-delà, en jouant sur les griefs des classes populaires blanches.

Quant à Trump, il a bien sûr charmé les électeurs racistes. Il est intolérant, surtout contre les musulmans, c’est le groupe qu’il a le plus attaqué. Mais je ne suis pas sûr que cela ait vraiment aidé Donald Trump à gagner l’élection : je pense que les électeurs racistes votaient déjà pour les Républicains depuis longtemps. Peu de racistes ont voté pour Barack Obama…

LVSL : Vous avez dit que la désindustrialisation était la force principale derrière la montée du backlash dans le Midwest, et en particulier dans la « Rust Belt » [régions fortement touchées par la désindustrialisation dans le nord du pays], et Donald Trump a été élu sur un programme protectionniste sans précédent grâce à ces endroits. Pensez-vous qu’un nouveau consensus protectionniste va émerger aux États-Unis, ou que seuls les Républicains s’approprieront cet enjeu ?

Tout d’abord, la désindustrialisation était une force importante, je pense que c’est ce qui a fait élire Donald Trump, mais il y a beaucoup de forces différentes à l’œuvre. Cependant, faire campagne contre les traités de libre-échange lui a permis de battre tous les autres candidats Républicains et Hillary Clinton : c’est un coup de génie. C’est précisément l’enjeu qui permet de séparer le parti Démocrate de sa base, notamment les syndicats. En revanche, impossible de savoir s’il va vraiment tenir sa parole. Il a annoncé qu’il mettrait des taxes douanières sur l’acier et l’aluminium, mais ne l’a pas encore fait. Les États-Unis sont en train de renégocier l’ALENA [Accord de libre-échange avec le Canada et le Mexique] en ce moment même, mais personne ne sait ce qui va changer. Je pense que les Républicains vont continuer à faire campagne sur le protectionnisme, mais il y a beaucoup de Démocrates qui sont très bons sur ce sujet. Hillary Clinton était particulièrement vulnérable, puisque c’est sous le mandat de Bill Clinton que l’ALENA a été signée, et parce qu’elle a été Secrétaire d’État. Si Bernie Sanders ou Joe Biden avaient été candidats, ils auraient probablement dit qu’ils étaient d’accord avec Trump sur les accords de libre-échange et ça n’aurait pas posé de problème. En tous cas, il est tout à fait possible que nous entrions dans un nouvel âge du protectionnisme.

« La productivité continue à augmenter mais les salaires stagnent. La raison, c’est que les travailleurs n’ont plus de pouvoir, les syndicats ont été anéantis. »

LVSL : Dans 30 des 50 États américains, l’emploi le plus répandu est celui de camionneur, qui pourrait disparaître très vite avec l’arrivée des voitures autonomes. Avec le développement de l’automatisation, pensez-vous qu’il sera possible d’atteindre à nouveau le plein-emploi ? La gauche devrait-elle s’y opposer ?

L’automatisation n’est pas encore là : en ce moment, la croissance de la productivité aux États-Unis est très basse, et ce depuis longtemps. Par ailleurs, nous sommes très proches du plein-emploi. Les salaires vont recommencer à monter en Amérique, même sans les syndicats et sans augmentation du salaire minimum, parce que le marché du travail est tendu. Dans tous les cas, nous ne devrions pas être contre l’automatisation. Après la Seconde Guerre mondiale, quand la productivité augmentait sans cesse, les salaires augmentaient en parallèle. Nous ne devrions pas avoir peur de la productivité. Le problème, c’est qu’à un moment, dans les années 1980 et 1990, le rendement et les salaires se sont séparés : la productivité continue à augmenter mais les salaires stagnent. C’est catastrophique. La raison, c’est que les travailleurs n’ont plus de pouvoir, ils ne peuvent plus exiger d’augmentations quand la production s’accroît. Les syndicats ont été anéantis, tout le pouvoir est entre les mains du management. La hausse de la productivité est une bonne chose, mais il faut que les travailleurs en bénéficient.

LVSL : En France, nous appelons souvent les géants du numérique les « GAFAM » (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft). Comment combattre le pouvoir de ces entreprises qui se sont insérées dans tous les aspects de la vie de tous les jours ?

Le moment où nous aurions dû faire ça était, encore une fois, durant la présidence de Barack Obama. Nous avons des lois « anti-trust » contre les monopoles aux États-Unis, mais elles ne sont pas appliquées. Toutes ces entreprises, sauf peut-être Apple, violent ces lois de manière flagrante. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une application vigoureuse de ces lois. Les gouvernements doivent se préoccuper de vie privée et de concurrence, et mettre en place des règles pour ces nouveaux secteurs d’activité. Ça, Obama ne l’a pas fait.

LVSL : Il semble que le néolibéralisme a atteint une sorte d’hégémonie culturelle, en particulier dans les médias, où il est rarement remis en question. Comment la gauche peut-elle contrer cette hégémonie ? Comment peut-on amener la question du libéralisme économique dans le débat public ?

En fait, ça ne devrait pas être si dur. L’Amérique n’a jamais eu la sécurité sociale que vous avez en France, mais même ici, le public soutient fortement les éléments de base de l’État-providence. Notre système d’assurance retraite est extrêmement populaire, tout comme Medicare, l’assurance maladie pour personnes âgées. En fait, la crise financière, il y a 10 ans, était l’opportunité parfaite. Imaginez si les banquiers responsables de cette crise avaient été poursuivis… Ça aurait fait la une des journaux pendant un an, et les gens auraient été furieux. Ils étaient très en colère contre le plan de sauvetage des banques. Et la question était : qui allait saisir cette colère? Est-ce que ça sera les Démocrates, ou le mouvement du « Tea Party » [mouvement populiste libertarien au sein du parti Républicain] ? Et, vous savez, les Républicains étaient en très mauvaise posture en 2008. George W. Bush était très impopulaire, ils avaient laissé arriver la crise, il y avait eu l’ouragan Katrina et la guerre en Irak… Leur parti semblait moribond. Alors, qu’ont-ils fait ? Ils ont inventé un faux mouvement de protestation qu’ils ont appelé le Tea Party. Ils jouent sur la confusion puisque le nom sonne comme un parti mais en fait, ce sont juste des Républicains. Et on les retrouve à manifester avec des pancartes contre les banques alors que ce sont eux-mêmes qui ont créé cette situation… Les Républicains ont réussi à capturer assez de l’indignation populaire pour reprendre le pouvoir au Congrès dès 2010 : ils n’avaient passé que quatre ans dans l’opposition et ils étaient déjà revenus ! Vous avez raison de dire que le néolibéralisme est dominant dans le débat public, mais nous avions cette opportunité unique d’y mettre fin et nous l’avons manquée.

LVSL : Alors, nous devrions attendre la prochaine crise financière ?

J’espère qu’il n’y en aura pas de prochaine… Je passe mon temps à dire « nous », mais en réalité, la faute incombe à Obama et au parti Démocrate. Je sais que la façon dont vous voyez la crise en Europe est différente, mais elle a commencé en Amérique, avec Goldman Sachs et la bulle immobilière : c’était notre faute ! C’est la grande occasion manquée. Dans une situation comme celle-ci, le consensus peut facilement se désagréger. Vous savez, une des biographies de Barack Obama s’appelle The Center Holds (4). « Le centre tient »… Barack Obama a sauvé les banques et le néolibéralisme, quel triomphe ! Et puis, le centre tient jusqu’à ce que Donald Trump arrive et fasse tout basculer vers la droite… Il n’y a pas de quoi être fier.

« Nous avions l’opportunité unique de mettre fin au néolibéralisme, et nous l’avons manquée. »

LVSL : Il y a maintenant de nombreux mouvements populistes de gauche qui émergent en Europe et aux États-Unis – de l’organisation « Our Revolution » de Bernie Sanders, à la France insoumise chez nous et à Jeremy Corbyn au Royaume-Uni. Mais aucun d’entre eux n’a encore réussi à gagner… Que font-ils de travers ?

Corbyn a bien réussi, bien mieux que quiconque ne l’aurait pensé. Il sera probablement Premier ministre un jour. Mais je ne devrais parler que des États-Unis, c’est la situation que je connais le mieux. Avec Bernie Sanders, on sait ce qui s’est mal passé : le parti Démocrate avait choisi Hillary Clinton. Les membres de l’establishment Démocrate répétaient que maintenant, c’étaient son tour d’être présidente. Ils ont tout fait pour que Sanders n’ait aucune chance. Hillary Clinton avait un avantage car elle était plus connue, mais elle est aussi très détestée, et ils ne l’ont pas pris en considération. Vous avez mentionné Rush Limbaugh tout à l’heure : il passe son temps à se moquer et à insulter Hillary Clinton depuis 1992.

LVSL : Hillary Clinton était la seconde candidate à la présidence la plus impopulaire de l’Histoire, juste derrière Donald Trump…

Oui, c’est vrai ! Elle n’était manifestement pas un bon choix pour représenter le parti. Quel système génial qui nous a donné Hillary Clinton et Donald Trump ! Pour revenir à la question, il est déjà arrivé que les populistes prennent le contrôle du parti Démocrate, c’était en 1896 avec William Jennings Bryan. Il avait seulement 36 ans et a a suscité l’enthousiasme à travers tous le pays. Les Républicains ne pouvaient pas encore le traiter de communiste, alors ils l’ont comparé à Robespierre ! Ils ont levé vingt fois plus d’argent que lui et ils ont fini par le battre, notamment en trichant. Pendant longtemps, les Démocrates populistes ont pensé qu’ils ne pourraient plus jamais défier les Républicains après ça. Mais ensuite, il y a eu la grande dépression et Franklin Roosevelt, et ils ont fini par gagner.

Illustration : © Thomas Frank

The Handmaid’s Tale est la série politique de l’année

©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

Partant d’un postulat proche des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron, où les femmes et les hommes sont devenus de plus en plus stériles en raison des pollutions, The Handmaid’s Tale raconte l’instauration aux Etats-Unis d’un régime totalitaire patriarcal et réactionnaire dans lequel les femmes sont réparties en trois catégories : les Épouses qui sont mariées aux dirigeants, les Marthas leurs domestiques, et les Servantes qui jouent le rôle de « mères porteuses ». On y suit l’histoire de June, une servante qui tente de survivre et de retrouver sa famille. Retour sur cette série très politique.

« Ordinary is just what you’re used to. This might not seem ordinary right now, but after a time it will. This will become ordinary. » C’est ce qu’explique Tante Lydia aux servantes qu’elle est en charge de former à devenir des mères porteuses. Cette citation pourrait résumer une grande partie de ce que nous enseigne la nouvelle série de Bruce Miller dont le dernier épisode de la première saison a été diffusé le 14 juin : ce qui nous semble extraordinaire un temps finit par nous sembler ordinaire. Cette proposition nous invite alors à regarder sous un œil vigilant notre actualité : est ce que ce que nous vivons maintenant ne nous aurait pas semblé « extraordinaire » il y a une dizaine d’années ? Sommes-nous en train de nous habituer à la réaction parce qu’elle gagne notre environnement insidieusement, petit à petit ?

Sortie en pleine ère Trump, président bouffon-réac’ qu’on peine parfois à prendre au sérieux en raison de ses pitreries et provocations quotidiennes – au point qu’on oublierait presque le danger bien réel qu’il représente -, cette série a ceci de terrifiante qu’elle fait écho, comme les dystopies politiques de qualité, à nombre d’éléments bien réels de notre quotidien. Nous sommes alors obligés de nous interroger sur notre passivité : serons-nous comme les citoyens de The Handmaid’s Tale, indignés mais comme anesthésiés par ces retours en arrière que nous pensions impossibles et qui se sont finalement produits ? Ainsi, c’est bien dans un Etat des Etats-Unis, aujourd’hui, qu’une femme violée doit demander l’autorisation de son violeur pour avorter (1). Le patriarcat n’est pas qu’une invention télévisuelle futuriste…Mais bien un phénomène politique ordinaire.

The Handmaid’s Tale décrit la République de Gilead, régime imaginaire entre théocratie et système totalitaire type nord-coréen, et se rapproche d’une autre dystopie perturbante par ses proximités avec notre actualité : l’excellente Black Mirror. Néanmoins, elle s’en distingue dans le même temps par son esthétique rétro-futuriste, la plus à même d’évoquer la dynamique réactionnaire, cet avenir qui ressemble de plus en plus à un passé fantasmé et pervers.

La série peut également évoquer The Lobster de Yorgos Lanthimos dans son traitement presque clinique d’un futur où les relations humaines sont totalement contrôlées et aseptisées, ou encore même 12 Years A Slave de Steve McQueen, car c’est bien au rang d’esclaves que sont réduites les Marthas (domestiques) et les Servantes. S’agissant de ces dernières, les multiples viols dont elles sont victimes ne nous sont pas épargnés – une des manifestations les plus barbares du patriarcat ici institutionnalisé. De même que leur formation à être des bonnes servantes, dispensée par Tante Lydia, qui peut faire penser aux camps d’initiation sexuelle au Malawi où sont violées des jeunes filles et des enfants pour leur apprendre à « satisfaire » leur maris (2).

Si cette fiction est portée par sa réalisation perfectionniste, ses contre-jours maîtrisés, ses plans qui rappellent la peinture de Vermeer, elle l’est aussi par l’excellente interprétation d’Elisabeth Moss qui jouait dans la série déjà féministe de Jane Campion, Top Of The Lake (dont la saison 2, présentée à Cannes, a commencé le 27 juillet sur BBC Two).

https://www.youtube.com/watch?v=5gOoBB_BxRM

La très belle scène de la manifestation réprimée sur la musique de Heart of Glass de Blondie (remixée par Cabtree) dans l’épisode 3 nous renvoie de manière extrêmement brutale à la fragilité de l’exercice de nos droits démocratiques et à la vulnérabilité de nos méthodes de protestation. Il est rassurant de se dire que cela – des policiers qui tirent sur les manifestants – ne pourrait pas arriver dans un pays occidental. Et pourtant… c’est bien en France que le New York Times s’inquiète de voir des abus de pouvoir (3), de même pour l’ONG Amnesty International qui considère le droit de manifestation en France comme étant en danger (4). C’est bien dans notre pays qu’au cours du dernier quinquennat la Ligue des Droits de l’Homme avait dû protester contre des interdictions de manifester (5) et qu’un jeune homme est mort à Sivens suite au tir d’une grenade offensive (6).

Pour le moment, être tué en manifestation nous semble extraordinaire, mais ça n’a pas toujours été le cas. La France a une histoire longue dans la répression violente des manifestations pacifiques et il n’y a pas besoin de remonter très loin pour le montrer : au début des années 1960 c’est entre 150 et 200 manifestants algériens qui ont été exécutés et jetés dans la Seine en plein Paris (7), un évènement presque oublié aujourd’hui… Nous sommes désormais moins vigilants parce que nous pensons que la paix est un dû et une norme au point d’oublier parfois qu’elle est l’exception obtenue de haute lutte. Dans The Handmaid’s Tale, ce processus répressif est mis en place au nom de la lutte antiterroriste. Là encore difficile de ne pas penser à l’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun…(8). Bien que tout soit évidemment poussé à l’extrême dans la série, elle a la qualité de nous montrer que cette acceptation passive d’une nouvelle réalité antidémocratique ne se fait pas que par une violence spectaculaire mais aussi, par moment, par l’apparente banalité de certains raisonnements. Alors que dans un flashback June et Moira s’étonnent de la manière dont Luke – mari de June et personnage que l’on juge pourtant jusque là comme plutôt sympathique et progressiste – s’accommode relativement bien de la mise sous tutelle des femmes, celui-ci répond « Qu’est-ce que je suis censé faire ? Me couper la bite ? ».

Dans l’épisode 3 toujours, un personnage lesbien est pendu pour son homosexualité tandis que son amante est excisée. Là encore, la réalité n’est pas loin quand on pense aux camps tchétchènes (9) ou au quotidien des personnes homosexuelles dans les territoires conquis par Daesh (10) – Daesh qui par ailleurs organise, lui aussi, l’esclavagisme sexuel des femmes (11).
De la même façon c’est bien 200 millions de femmes qui sont victimes de mutilations génitales dans le monde (12) dont 60 000 en France (13). Si The Handmaid’s Tale est aussi anxiogène et oppressante c’est bien parce qu’elle est une réalité imaginaire qui combine nombre d’éléments eux bien réels. Ainsi ce que nous fait comprendre malgré elle Tante Lyndia et à travers elle Bruce Miller, le créateur de la série, c’est que ce qui a existé par le passé peut arriver à nouveau dans le futur, et que ce qui existe déjà à un endroit peut se reproduire à un autre.

L’épisode 7 « The Other Side » où l’on suit l’épopée de Luke en fuite vers le Canada est l’occasion d’aborder un autre thème d’actualité : celui des réfugiés. L’épisode nous fait retracer tout le parcours d’un réfugié : les motifs du départ, l’inquiétude pour ses proches, les multiples dangers, les passeurs, la terreur… jusqu’à l’arrivée. On ne souhaite alors qu’une chose à Luke : qu’il soit effectivement accueilli. On comprend alors que l’unique différence entre ces héros et ceux que l’on brutalise dans la réalité, chez nous, est que les premiers sont originaires des Etats-Unis. En plein débat sur l’accueil, cette plongée dans la vie d’un réfugié est salutaire, elle permet de rappeler le type d’horreurs que ces gens fuient. Lorsque Moira parvient elle aussi à rejoindre le Canada (épisode 10), Bruce Miller paraît esquisser ce à quoi devrait ressembler une politique d’accueil digne dans un pays développé : gentillesse, nourriture, douche, papiers, téléphone prépayé, quelques centaines de dollars, carte d’assurance maladie, habits…

Dans l’épisode 8, nous découvrons que l’élite bourgeoise en charge d’instaurer ce nouvel ordre moral partouze en secret dans un immense bordel – Jezebels – occupé par des prostituées forcées. The Handmaid’s Tale touche ici du doigt une autre façade du patriarcat. En Pologne, un des pays les plus patriarcaux et catholiques intégristes d’Europe, gouverné par l’extrême droite (14), l’avortement est illégal (sauf cas exceptionnels alors qu’il était légal et gratuit sous la période communiste), mais on trouve pourtant une maison close ouverte 24h/24 à chaque coin de rue… On a assisté récemment aux mêmes types de paradoxes au Vatican (15).

Pablo Iglesias, leader de Podemos et professeur de sciences politiques, se sert pour ses cours de séries comme Games Of Thrones ou Mad Men. Il n’est par conséquent pas surprenant qu’il se soit montré enthousiasmé par cette nouvelle série dans son interview pour So Film et leur numéro de juillet-août consacré aux relations entre la politique et le cinéma. Il la décrit comme une impressionnante « dystopie sur une théocratie patriarcale aux Etats-Unis » et pourtant une série « grand public, à succès » (16), manière, sans doute, de noter qu’elle pourrait être utilisée comme un outil du combat pour l’hégémonie culturelle.

Il faut alors sur ce point reconnaitre une certaine efficacité à The Handmaid’s Tale d’ores et déjà utilisée comme un symbole de lutte : de nombreuses manifestations féministes ont pris place aux Etats-Unis avec des militantes habillées en servantes (17) notamment lors des protestations contre les lois de restrictions de l’avortement dans l’Ohio (18). Ce type de tentatives de conscientisation à travers des produits de la culture pop est une stratégie intéressante à un moment où l’on découvre une nouvelle génération de séries subversives, à l’image de Mr Robot, capables de délivrer un message radical au cœur des chaînes les plus capitalistes, à la manière de ce que furent capables de faire, à leur époque, les réalisateurs du Nouvel Hollywood.

La saison 2 est d’ores et déjà annoncée et nous sommes impatients. Elle sera accompagnée pour l’écriture de l’auteure du livre dont elle est l’adaptation, Margaret Atwood (l’ouvrage avait déjà été adapté au cinéma en 1990 par Volker Schlöndorff), et on peut imaginer qu’elle mettra en scène la rébellion que l’on espère !

Sources :

1. « En Arkansas, une femme violée devra obtenir l’autorisation de son violeur pour avorter » Les Inrocks, 13 juillet 2017 http://www.lesinrocks.com/2017/07/news/en-arkansas-une-femme-violee-devra-obtenir-lautorisation-de-son-violeur-pour-avorter/
2. « Au Malawi, dans les camps d’ »initiation sexuelle » pour fillettes », Le Monde, 23 juillet 2017, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/07/23/dans-le-sud-du-malawi-dans-les-camps-d-initiation-sexuelle-pour-fillettes_5164041_3212.html
3. « Emmanuel Macron’s Unfettered Powers », New York Times, 12 juin 2017 : https://www.nytimes.com/2017/06/12/opinion/emmanuel-macron-terrorism-france.html
4. « Droit de manifestation en danger : interpellez E.Macron », Amnesty International, 31 mai 2017. https://www.amnesty.fr/actions/emmanuel-macron-droit-de-manifester
5.« Manifestations pro-palestiniennes à Paris : la LDH déplore l’interdiction » L’Express, 18 juillet 2017. http://www.lexpress.fr/actualite/societe/manifestations-pro-palestiniennes-a-paris-la-ldh-deplore-l-interdiction_1560415.html
6. « Mort de Rémi Fraisse : l’enquête bâclée de la gendarmerie » Le Monde, 23 octobre 2015 http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/10/23/mort-de-remi-fraisse-l-enquete-baclee-de-la-gendarmerie_4795289_1653578.html
7. « 17 octobre 1961 : «Ce massacre a été occulté de la mémoire collective » » Le Monde, 17 octobre 2011 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/17-octobre-1961-ce-massacre-a-ete-occulte-de-la-memoire-collective_1586418_3224.html
8. « Le New York Times étrille le projet de loi antiterroriste de Macron », Le Figaro, le 13 juin 2017 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/06/13/01016-20170613ARTFIG00297-le-new-york-times-etrille-le-projet-de-loi-antotiterroriste-de-macron.php
9. « La Tchétchénie accusée de génocide envers les homosexuels » Le Monde, 16 juin 2017, http://www.lemonde.fr/international/article/2017/05/16/des-associations-lgbt-accusent-la-tchetchenie-de-genocide-devant-la-cpi_5128402_3210.html
10.« Daesh : le calvaire des homosexuels syriens », Têtu, 10 février 2016, http://tetu.com/2016/02/10/daesh-le-calvaire-des-homosexuels-syriens/
11. « Yézidies : des anciennes esclaves sexuelles de Daesh » BFMTV, 1er septembre 2015, http://www.bfmtv.com/international/yezidies-des-anciennes-esclaves-sexuelles-de-daesh-racontent-911317.html
12. « Excision : 200 millions de femmes mutilées dans le monde » Le Parisien, 20 août 2015, http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/interactif-excision-200-millions-de-femmes-mutilees-dans-le-monde-19-08-2016-6053989.php
13. « Les « femmes coupées » et le tabou de l’excision » Le Monde, 21 décembre 2016, http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/12/21/les-femmes-coupees-et-le-tabou-de-l-excision_5052399_3224.html
14. « L’ultra-droite au pouvoir et une gauche en lambeaux : la Pologne, laboratoire du cauchemar européen qui menace ? » Bastamag, 14 avril 2016, https://www.bastamag.net/L-ultra-droite-au-pouvoir-et-une-gauche-en-lambeaux-la-Pologne-laboratoire-du
15. « Vatican : drogue et partouze chez un haut dignitaire » Sud Ouest, 10 juillet 2017, http://www.sudouest.fr/2017/07/10/vatican-drogue-et-partouze-chez-un-haut-dignitaire-3605316-4834.php
16. « Pablo Iglesias » So Film n°52 pp.19-21
17. « A Handmaid’s Tale of Protest », The New York Times, 29 juin 2017, https://www.nytimes.com/2017/06/30/us/handmaids-protests-abortion.html
18. « Handmaid’s tale protest at US Ohio abortion bill » BBC, 13 juin 2017 : http://www.bbc.com/news/world-us-canada-40264004

Crédits photo : ©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

 

Aux USA, Bernie Sanders prépare sa « Révolution »

©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Le sénateur du Vermont n’a pas disparu de la vie politique américaine au lendemain de sa défaite face à Hillary Clinton. Au contraire. A travers son mouvement “Our Revolution”, il se prépare à doter la gauche américaine d’une émanation politique puissante. Au point d’avaler le parti démocrate?

Un an après, on l’avait un peu oublié. Depuis l’élection de Donald Trump, les campagnes politiques en France, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni ainsi que le référendum italien ont absorbé la quasi-totalité de l’espace médiatique. Tout juste nos médias traitaient-ils en coup de vent des derniers tweets du président américain et du possible coup de pouce des russes dont il aurait bénéficié. Depuis la campagne présidentielle de l’an dernier (qui a commencé début 2015), beaucoup d’eau a pourtant coulé sous les ponts. Et, contrairement à sa rivale de la primaire démocrate Hillary Clinton, le sénateur Bernie Sanders n’a pas disparu du monde politique du jour au lendemain. Au contraire, il est sur tous les fronts contre les régressions tous azimuts de l’ère Trump et tente d’échafauder une stratégie politique permettant une « révolution » politique dans une des démocraties les plus imparfaites au monde. Il est devenu l’homme politique le plus populaire du pays (57% d’opinions favorables) ! Les signes positifs se multiplient pour son courant de pensée, revitalisant une gauche américaine moribonde depuis plusieurs décennies. Pour autant, des questions cruciales liées à l’avenir ne sont pas encore tranchées, notamment la place du parti démocrate dans cette stratégie.

Après la primaire, un goût d’inachevé

 

Continuer de s’intéresser à un candidat après sa défaite et de surcroît au terme d’une épuisante séquence électorale ayant duré presque deux ans et englouti environ 6.5 milliards de dollars – entre les primaires, la présidentielle et les élections au Congrès – peut sembler absurde. Et pourtant la popularité et la mobilisation autour du sénateur du Vermont ne faiblissent pas. Pour en comprendre les raisons, il convient d’abord de revenir sur les derniers mois de l’élection de 2016 : parti sans soutiens majeurs, sans véritable équipe de campagne et avec très peu de moyens, Bernie Sanders espérait simplement attirer un peu d’attention médiatique et raviver certaines idées dans l’opinion américaine, au-delà des seuls primo-votants démocrates. A la manière d’Alain Juppé en France, Hillary Clinton était déjà couronnée présidente depuis des mois, voire des années, et menait une campagne fade sur des thèmes consensuels et flous sans réels adversaires dans son camp. Son adversaire, avec son franc-parler direct et un programme « socialiste » (terme alors encore associé à l’URSS de la Guerre Froide), attire l’attention des caméras, heureuses de mettre en scène l’affrontement entre David et Goliath, puis d’un public plus large qu’espéré.

En quelques mois seulement, les laissés-sur-leur-faim de l’ère Obama, les clintoniens par défaut et surtout un grand nombre de découragés de la politique s’agrègent pourtant à cette campagne contestataire d’un goût relativement nouveau dans un paysage bipartisan monolithique. Les meetings du sénateur drainent des dizaines de milliers de personnes et les petits dons affluent au point de pouvoir lutter contre la candidate sponsorisée par les multinationales les plus puissantes, Wall Street et la quasi-totalité du parti démocrate. La victoire au rabais de Clinton laisse en bouche un goût de tricherie et d’injustice à ceux qui n’en pouvaient plus d’un système biaisé (rigged) en leur défaveur. Après une campagne caricaturale opposant deux personnages parmi les plus honnis du pays, la grève civique du vote et le système des grands électeurs couronnent Donald Trump et reconduisent le Congrès républicain. Apparaît alors l’immense contraste entre l’engouement retrouvé autour de Sanders et la déshérence du parti démocrate.

Dès le 24 Août 2016, alors que pays n’en peut déjà plus des saillies rances de Trump et des emails de Clinton, qu’il soutient à minima et à contrecœur, Sanders annonce la création de son mouvement « Our Revolution » en direct sur sa chaîne YouTube. Ce choix est dicté par la volonté de transformer le soutien à sa candidature en une base plus pérenne pour une force politique à vocation majoritaire et par la certitude que les problèmes mis en avant lors de sa campagne – inégalités, finance toute-puissante, démocratie et politique étrangère américaine à remettre à plat, système sanitaire et éducatif inégalitaire et protection de l’environnement – ne seront réglés par aucun des deux grands partis ni par aucun de leurs candidats. A l’époque, le lancement du mouvement passe assez inaperçu, mais l’intérêt autour de celui-ci croît exponentiellement dès la fin de l’élection, le 8 Novembre. Le mouvement se donne trois objectifs, tous aussi importants les uns que les autres : revitaliser la démocratie américaine en encourageant la participation politique de millions d’individus, soutenir une nouvelle génération de leaders « progressistes » (dans un sens proche de celui du sénateur) et élever le niveau de conscience politique en éduquant le public américain aux problèmes du pays. En bref, la candidature de Sanders avait labouré le terrain et ravivé la gauche américaine, mais il manquait un outil pour organiser la victoire à moyen terme. Flanqué d’un think-tank simplement nommé « Sanders Institute », Our Revolution s’est doté d’une équipe de direction intégrant des activistes spécialistes des grandes questions clés, soutient de nombreux candidats à différentes échelles de gouvernement et laisse une large autonomie à ses membres quant aux formes d’action choisies. L’image populaire de Bernie Sanders est donc utilisée au profit d’un objectif plus large de prise du pouvoir, de recrutement militant et de levée de fonds ; une stratégie similaire à celle du mouvement Momentum de Jeremy Corbyn et de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon. Ajoutons que Sanders compte, comme la FI et Podemos, utiliser une stratégie de transversalité. Pour rappel, il s’agit de surpasser les clivages classiques – aux USA, plus de 50% des électeurs se définissent déjà comme indépendants – pour les remplacer par une confrontation avec un ennemi désigné. La nouvelle présidente d’Our Revolution a rappelé que les libertariens favorables au mariage gay, à l’avortement, à une approche plus souple sur les drogues, mais aussi les écologistes ou les Républicains exaspérés par le pouvoir de la finance y trouveraient leur place.

Un pic d’intérêt pour Our Revolution est enregistré par Google au lendemain des élections de Novembre 2016.

 

Sur tous les fronts à la fois

 

Indéniablement, le sujet politique central du cycle politique débuté en Janvier avec l’intronisation de Trump est l’abrogation et le remplacement (repeal and replace) de l’Obamacare, l’emblématique réforme de l’assurance santé, qui, bien qu’imparfaite et complexe, a permis de couvrir près de 20 millions d’Américains supplémentaires. Après l’avoir sabotée et critiquée pendant des années au Congrès – où ils disposent de la majorité depuis 2010 – et au niveau des Etats fédérés, les Républicains doivent désormais démontrer leur capacité à formuler un meilleur système. Néanmoins, les différentes tentatives de repeal and replace ont tourné au fiasco, en mars dernier et actuellement, aucun texte ne parvenant jusqu’à présent à convaincre suffisamment d’élus du GOP pour être adopté. Les Républicains « modérés » refusent de voter des projets de loi extrêmement impopulaires, craignant pour leur réélection, tandis que les ultra-conservateurs du Freedom Caucus estiment que les différents brouillons ne vont toujours pas assez loin dans le massacre du planning familial et du Medicaid, le programme dédié aux plus démunis. Pour vous donner une idée de l’ampleur de la régression sociale souhaitée par les Républicains, voici ce que contenait le dernier plan en date.

Devant l’impasse, le leader républicain du Sénat Mitch McConnell a annoncé qu’il souhaitait désormais abroger l’Obamacare et se donner une période de deux ans pour trouver une solution de remplacement. Un nouveau pas en arrière dans la protection des Américains, mais peut-être aussi l’occasion de dépasser l’Obamacare, plus populaire que jamais, pour enfin mettre en place un système de Sécurité Sociale intégral. C’est en tout cas le point de vue de Sanders, déjà défendu durant la primaire, alors que les Démocrates n’osent guère proposer d’aller plus loin que l’Obamacare, déjà très difficilement mise en place.

La question de l’assurance santé est au cœur des enjeux politiques aux Etats-Unis depuis des décennies, le premier à vouloir instituer un système d’assurance maladie universel étant le président (de 1933 à 1945) Franklin D. Roosevelt, architecte du New Deal keynésien. Tous les présidents démocrates élus depuis s’y sont cassé les dents, notamment Bill Clinton en 1993, ou ont préféré user leur capital politique sur d’autres sujets. Du point de vue historique, l’Obamacare, avec ses très nombreux défauts, était déjà une avancée majeure espérée depuis très longtemps. Mais elle apparaît de plus en plus comme un entre-deux, entre deux visions radicalement opposées : celle des Républicains et celle de Sanders. Les Démocrates manquant de courage politique, le sénateur du Vermont incarne clairement l’opposition aux projets des Républicains sur le sujet en proposant une alternative frontale qui croît rapidement en popularité. Ses arguments font mouche : le système actuel est trop complexe ? Créons une seule caisse de Sécurité Sociale ! Les « piscines » d’assurance (groupes d’individus classés en fonction de leurs risques sanitaires) aggravent les inégalités ? Fusionnons-les toutes ! Le programme Medicaid, articulé entre l’Etat fédéral et les 50 Etats, est affaibli par les gouverneurs républicains ? Fondons-le dans un système unique ! Longtemps décrié pour son coût et sa supposée infaisabilité, le single-payer healthcare est dorénavant la forme d’assurance maladie choisie par au moins un tiers des américains (et d’une majorité de Démocrates) jaloux des systèmes européens et canadien. Pour l’instant, Sanders pourra au moins se targuer d’un soutien majeur, celui du puissant syndicat National Nurses United.

Si la réforme de l’assurance santé est le sujet politique d’ampleur du moment et constitue un point de différenciation clé avec le parti démocrate, le combat continue et se structure autour de nombreuses autres revendications. L’administration républicaine laissera sans doute le salaire minimum fédéral au très bas niveau de 7.25$ (environ 6,3€) l’heure, mais certaines villes ou Etats ont accepté une forte hausse de celui-ci, parfois jusqu’au niveau, revendiqué par Sanders et le mouvement Fight for 15, de 15$ l’heure. C’est notamment le cas – avec une mise en place progressive cependant – dans les grandes métropoles acquises aux Démocrates que sont New York, Los Angeles, San Francisco, Seattle ou Pittsburgh et dans les Etats de Californie, de l’Oregon, de New York et de Washington D.C. Loin d’être encore gagné au niveau fédéral, ce combat né dans l’industrie du fast-food, a au moins démontré qu’il ne conduisait pas à des pertes d’emplois majeures dans les grandes métropoles prospères où le coût de la vie est élevé. Il réintroduit par ailleurs des méthodes de lutte (grève, syndicalisation, boycott, manifestations…) presque disparues dans un pays au libéralisme écrasant.

La lutte pour la gratuité des études supérieures, alors que l’étudiant moyen de 2016 finissait ses études avec 37.172$ de dettes en moyenne, progresse également au niveau des Etats et des villes : le Tennessee, l’Etat de New York et l’Oregon, San Francisco, et peut-être bientôt le Rhode Island, ont mis en place des politiques de tuition-free college selon des critères différents mais accordant globalement la gratuité au plus grand nombre. Etant donné la charge considérable pesant sur l’économie et les risques pour les marchés financiers que représente la masse accumulée de plus de 1.400 milliards de dollars de dettes, dont plus de 11% font défaut ou connaissent des retards de paiement, la situation est devenue insoutenable. Ce combat pour la gratuité était une des propositions phares de Sanders, reprise sans grand entrain par Hillary Clinton pour les étudiants dont les familles gagnent moins de 125000$ par an ; il n’y a plus aucun doute que l’urgence d’une solution à l’explosion de la dette étudiante a rendu cette question incontournable. Le vote des jeunes  dépendra largement  des positions des candidats sur cette question. Parallèlement, la forte mobilisation contre le Dakota Access Pipeline, traversant la réserve sioux de Standing Rock, ainsi que l’exaspération de millions d’américains après la décision de quitter l’accord de Paris de la COP21, ont montré l’impatience d’un nombre croissant d’Américains, notamment les jeunes, de mener une politique enfin respectueuse de l’environnement.

Toutefois, Bernie Sanders n’a pas oublié ses faiblesses sur certaines thématiques durant les primaires, en premier lieu celles, intrinsèquement liées, des relations interraciales et de la réforme du système juridico-pénitentiaire. Les pouvoirs considérables d’une police fortement marquée par le racisme, notamment dans les Etats du Sud, sa militarisation croissante et la mise en place d’une politique de tolérance zéro et d’incarcération de masse depuis les années Nixon ont largement contribué à ravager les communautés afro-américaines et hispaniques. Or, Sanders s’est longtemps montré très silencieux sur ce sujet-clé, ce qui lui a sans doute coûté la victoire de la primaire démocrate. Hillary Clinton, bien qu’épouse du président qui a mis en place une loi d’incarcération massive en 1994, avait parfaitement intégré les revendications et joué sur les cordes sensibles, religieuses entre autres, de l’électorat afro-américain. Le contraste avec la situation actuelle est saisissant : ces questions sont maintenant pleinement intégrées dans les propos de Sanders et de son mouvement, marqué par la diversité ethnique de ses membres et de « ses » élus. L’arrivée au sein de Our Revolution de Matt Duss, analyste géopolitique spécialiste du Moyen-Orient très critique vis-à-vis du soutien inconditionnel des Etats-Unis à Israël et à l’Arabie Saoudite, devrait quant à elle aider le mouvement à formuler des propositions de politique internationale alternatives au néoconservatisme caractérisant presque tous les politiciens des deux grands partis. Il faut dire que la seule critique de la guerre d’Irak, pour laquelle avait voté Hillary Clinton, ne constituait pas un programme suffisant…

Un très bon article de Vox démontre que Bernie Sanders a désormais tout du candidat démocrate parfait pour 2020, étant donné la convergence sur certains sujets, la popularité croissante d’un système de sécurité sociale public unique et… l’abandon de certains éléments de son programme de l’an dernier. L’interdiction totale de la fracturation hydraulique – une méthode d’extraction des gaz de schiste extrêmement polluante -, le démembrement des grandes banques en de plus petites entités ainsi que la mise en place d’une taxe carbone semblent avoir fait les frais d’une certaine modération de Sanders en vue accroître ses chances de séduction auprès des Démocrates.

 

Quelle relation avec le parti démocrate ?

 

Associer Sanders au camp démocrate peut sembler aller de soi étant donné leur aversion commune pour les Républicains et le fait qu’il ait concouru à la primaire du parti. La réalité est pourtant bien plus complexe. Tout d’abord, il faut rappeler que Bernie Sanders est depuis toujours un indépendant, c’est-à-dire qu’il n’est affilié à aucune machine politique partisane ; il a d’ailleurs souvent été le seul élu dans ce cas au niveau fédéral. Comme il l’a expliqué de nombreuses fois, sa décision de participer à la primaire démocrate était avant tout basée sur la volonté d’attirer l’attention médiatique et de briser le discours néolibéral « progressiste » d’Hillary Clinton. Par ailleurs, le parti démocrate n’a rien d’un parti de la classe ouvrière ni même d’un parti social-démocrate. Son histoire, vieille de près de 200 ans et très bien résumée dans cette vidéo, débute autour du général Andrew Jackson, candidat à la présidence en 1820. Jusqu’au début du XXème siècle, le parti défend l’esclavage puis la ségrégation et la supériorité blanche. La présidence de Woodrow Wilson (1913-1921), puis le New Deal de Roosevelt et la fin de la ségrégation sous Johnson ancrent le parti dans une position de défense des minorités ethniques. Depuis cette période, les Démocrates se sont certes montrés plus compatissants que les Républicains à l’égard des revendications socio-économiques, mais, excepté sous l’ère Roosevelt, ils n’ont jamais été à l’avant-garde de ces revendications. Au contraire, ils en ont souvent ralenti la mise en place par rapport aux souhaits des syndicats et des classes populaires. Il faut dire qu’excepté le parti socialiste des Etats-Unis au début du 20ème siècle, les Démocrates n’ont jamais eu de véritable concurrent sur leur gauche et n’ont donc guère été intéressés par cet espace politique à mesure que les élections sont devenues de plus en plus coûteuses et que les gros intérêts ont financé des campagnes électorales et des armées de lobbyistes puissants.

Du début des années 1990 à la primaire de l’an dernier, le parti démocrate était complètement acquis à la « troisième voie » néolibérale, parfois abusivement qualifiée de centriste, façonnée par Bill Clinton et ses alliés « New Democrats ». De manière semblable au destin du Labour britannique sous Tony Blair et du SPD allemand de Gerhard Schröder à la même période, les Démocrates ont jeté toute forme de défense des classes populaires et bruyamment embrassé la « modernité » néolibérale mondialisée, tout en conservant dans leurs programmes l’expansion des droits des femmes et des individus LGBT, la défense du multiculturalisme, etc. La présidence de Bill Clinton a symbolisé plus que toute autre cette utopie – ou dystopie selon les points de vue – de « fin de l’histoire », la politique ne consistant plus en un affrontement de visions différentes mais simplement en une gestion au jour le jour de projets, le tout dans le cadre supposé parfait, donc indépassable, du capitalisme mondialisé. Depuis, les Démocrates se reposaient donc mollement sur une coalition électorale principalement somme des minorités ethniques en se contentant de leur promettre beaucoup pour leur offrir très peu, le conservatisme passéiste ainsi que les relents de racisme et de xénophobie des Républicains faisant le reste. Cette stratégie à la Terra Nova semblait vouée à un futur prometteur étant donné l’expansion durable de leur coalition sociale du fait de l’immigration et d’une natalité plus prononcée parmi les minorités ethniques. La réintroduction d’un discours de classe par Sanders a dynamité toute cette stratégie en rappelant la soumission volontaire des Démocrates aux grands intérêts financiers. Ce discours a très rapidement ouvert une brèche dans le parti. La majorité de la base du parti se montre désormais favorable aux opinions défendues par Sanders, offrant « un futur auquel rêver » (a future to believe in, le slogan de campagne de Sanders) mais les élus sont toujours largement acquis au néolibéralisme classique et retardent tout changement.

Etant donné la puissance considérable du parti démocrate, à travers son réseau d’élus, ses capacités financières et sa longue expérience politique, on pourrait penser que le choix de transformer le parti démocrate plutôt que de l’outrepasser n’en est pas un. En réalité, les 2 mandats d’Obama ont laissé un parti très affaibli, ayant perdu le pouvoir dans les deux chambres du Congrès, à la Maison Blanche, dans la majorité des Etats et aux idées sans doute bientôt minoritaires à la Cour Suprême. Les « liberals » se retrouvent retranchés dans leurs bastions métropolitains sur les deux côtes et se contentent de répéter des slogans creux et de critiquer les Républicains. Même dans des districts à la sociologie très favorable (c’est-à-dire au niveau d’éducation et de revenu élevé), tel que le 6ème de Géorgie, et avec des moyens colossaux, ils ont systématiquement perdu leur pari de capturer les 4 sièges au Congrès libérés par les nominations au sein de l’administration Trump. La persistance dans une stratégie centrée sur les électeurs aisés « modérés », qui ont pu voter républicain auparavant, en considérant que le rejet de Trump serait un argument suffisant, est un échec lamentable. Comme aime le rappeler Sanders : « Les Républicains n’ont pas gagné l’élection, les Démocrates l’ont perdu ».

Quant aux questions de financement, les derniers mois ont largement démontré que l’argent était loin d’être la question essentielle : Trump a mené une campagne à moindre coût en obtenant des heures de couverture médiatique gratuitement après chaque scandale et même dégagé du profit en vendant des produits sponsorisés. Sanders a réussi à lever cet obstacle à travers les petits dons individuels d’un montant moyen de 27$. Jeb Bush et Hilary Clinton, les candidats gonflés par l’intérêt que leur portait Wall Street, se sont avérés être des bulles spéculatives.

Le contexte semble donc permettre une stratégie de contournement du parti démocrate si le besoin s’en faisait sentir. Jusqu’à présent, Sanders maintient aussi longtemps que possible les deux options, espérant prendre suffisamment de pouvoir sur le parti pour pouvoir en faire son arme de guerre, mais se réservant la possibilité d’une candidature indépendante ou third-party si cela s’avérait impossible. Reste que la prise de contrôle du parti est ardue : Avec l’éclipsement d’Hillary Clinton, le leader de facto du parti au sein des institutions se trouve être Nanci Pelosi, cheffe de la minorité démocrate à la Chambre des Représentants depuis de nombreuses années et personnage clé parmi les démocrates néolibéraux. L’élection du président du Comité National Démocrate (DNC) en février 2017, plus ou moins titre de chef du parti, a donné lieu à de vives tensions au sein du parti et le candidat soutenu par Bernie Sanders, le congressman démocrate du Minnesota Keith Ellison, figure de la gauche du parti et soutien de Sanders pendant les primaires, a dû s’incliner face à Tom Perez, ex-ministre du travail d’Obama. Le soutien de Sanders à Rob Quist pour une élection spéciale dans le Montana ou à Tom Perriello à la primaire démocrate pour l’élection du gouverneur de Virginie n’ont pas non plus été suffisants pour assurer une victoire…

 

La période à venir sera décisive

 

Sauf imprévu, les jeux électoraux sont clos pour cette année et la bataille centrale devrait demeurer celle de la santé. Mais l’année 2018, sera décisive : marquée par les midterms, élections de mi-mandat remettant en jeu l’ensemble des 435 sièges de la Chambre des Représentants et un tiers de ceux du Sénat, elle permettra de prendre le pouls de l’opinion vis-à-vis des Républicains, de l’alternative démocrate classique et de celle proposée par Sanders à travers les candidats soutenus par son mouvement. La candidature de Ben Jealous, leader du NAACP, une organisation de défense des droits civiques, au poste de gouverneur du Maryland, un état historiquement acquis aux Démocrates centristes et actuellement dirigé par un Républicain, s’annonce déjà comme l’une des plus importantes à surveiller.

La stratégie des Démocrates pour les midterms a certes légèrement évolué ces derniers jours dans le sens de celle de Sanders avec l’annonce d’un programme de redistribution dénommé “Better Deal”, mais le parti continue à refuser de se positionner clairement: il entend défendre un salaire minimum de 15$, mais sans les syndicats (pas même nommés une seule fois dans le programme) et encourager la création d’emplois bien payés par d’énièmes remises d’impôts. Aucune avancée sur le coût des études, le système de santé ou la politique étrangère. Notons aussi que les Démocrates ne remettent toujours pas en cause l’origine des financements de leur parti et de leurs campagnes, c’est-à-dire les centaines de millions de dollars de Wall Street et d’autres secteurs influents, pas plus que le pouvoir considérable des lobbys. Enfin, l’objectif de récupérer les 7 millions d’anciens électeurs d’Obama ayant préféré Trump à Clinton l’an dernier, ne semble pas abandonné. En se contentant de demi-mesures, de contresens et d’un peu plus de compassion sociale que les Républicains, les Démocrates ne semblent percevoir l’impatience des Américains pour un tournant majeur. S’ils adviennent, les changements majeurs dans le parti ne devraient apparaître qu’après 2018.

Au-delà de 2018, tous les scénarios demeurent ouverts quant à la ligne choisie par le Parti Démocrate et par Sanders et son mouvement. Mais il est une question dépourvue d’échéance claire qui ne pourra être évitée à terme : celle de l’identité du successeur.e de Sanders. L’homme politique a peut-être de bonnes chances de gagner la présidentielle de 2020 mais il sera âgé de 79 ans lors de sa prise de fonction, 9 de plus que Trump actuellement, déjà le plus vieux président lors de son élection. Deux mandats feraient monter ce total à 87 ans et les risques pour sa santé n’en seraient que croissants. Malgré son excellent état de santé à l’heure actuelle, son âge et la charge physique que représentent une campagne de près de 2 ans ainsi que le métier de président, rappellent la nécessité pour Sanders de trouver rapidement un.e protégé.e, qu’il s’agisse soit d’un futur colistier et futur président en cas de victoire puis de décès, soit d’un allié clé au Congrès ou au Sénat. Or, Sanders demeure pour le moment « le seul gauchiste célèbre aux Etats-Unis » selon les mots de The Week. Keith Ellison se construit une figure à l’échelle nationale mais cela prendra encore du temps. Nina Turner, ancienne sénatrice démocrate de l’Ohio de 2008 à 2014 et leader d’Our Revolution depuis le 30 Juin, est également citée. Reste la question d’Elizabeth Warren, sénatrice démocrate du Massachussetts depuis 2012 qui s’est fait un nom au Bureau de la Protection des Consommateurs dans les années Obama. Décrite comme la représentante de l’aile gauche du parti démocrate, elle n’avait pourtant pas soutenu Sanders, préférant rester neutre pour ensuite s’associer au sénateur ou infléchir l’agenda de Clinton. Cette tactique politique de même que sa fidélité aux Démocrates lui donnent une mauvaise image auprès des militants pro-Sanders qui, d’une certaine manière, la perçoivent comme les militants de la France Insoumise perçoivent Benoît Hamon.

Loin d’avoir abandonné le combat, Bernie Sanders prépare donc l’avenir. Sa popularité personnelle, la montée en puissance de son mouvement et l’agonie de la stratégie électorale des « New Democrats »  constituent une fenêtre d’opportunité inédite pour transformer radicalement la politique américaine.  Se contenter de s’opposer à Trump et à l’agenda du parti républicain ne fait pas recette, seule la capacité à proposer une alternative cohérente et enviable sera récompensée dans les urnes. La « révolution » concoctée par Sanders en prend le pas. Affaire à suivre, sur LVSL évidemment.

Crédits photos : ©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)