L’heure du soulèvement a-t-elle sonné pour les cols blancs ?

De Goldman Sachs au Crédit Suisse, de Meta à Amazon, de BuzzFeed à MSNBC, des vagues massives de licenciements ont lieu. Dans le secteur de la finance, de la tech et de l’infotainment, les mêmes causes – la fin des taux bas, l’éclatement des bulles spéculatives et certains bonds technologiques – entraînent des effets similaires. Une fraction non négligeable de ces nouveaux chômeurs sont des ex-« cols blancs. » Abreuvés des promesses d’enrichissement facile associées à ces secteurs, ils partagent désormais le lot commun des salariés licenciés. Au point de constituer une nouvelle force sociale de contestation ? Par Aaron Bastani, traduction Jean-Yves Cotté.

Les banques procèdent à la plus grande vague de suppressions d’emplois depuis la crise financière. Le mois dernier, Goldman Sachs a licencié 3 000 employés avec un préavis d’une demi-heure. Morgan Stanley a congédié 1 800 personnes, soit un peu plus de 2 % de ses effectifs, le Crédit Suisse quant à lui a annoncé son intention de se séparer de 9 000 de ses 52 000 collaborateurs au cours des trois prochaines années.

La situation est encore plus dure dans le secteur de la tech, où quelques 200 000 salariés ont perdu leur emploi l’an dernier. En novembre, Meta a annoncé 11 000 licenciements, tandis qu’Alphabet a déclaré vouloir supprimer 12 000 emplois. Pour ne pas être en reste, Amazon a versé des indemnités de départ d’un montant de 640 millions de dollars au cours du dernier trimestre 2022.

Johnson & Johnson et Walt Disney Company font partie des grands noms de l’industrie américaine qui ont annoncé des suppressions d’emplois ou le gel des embauches. Au Royaume-Uni, les collaborateurs britanniques d’Alphabet et Meta s’attendent à des licenciements en mars, et de son côté Vodafone envisage également des centaines de suppressions d’emplois, pour la plupart à son siège londonien.

La même épée de Damoclès est suspendue au-dessus de la presse, même si les chiffres sont moindres du fait des effectifs plus réduits du secteur. En décembre, BuzzFeed a annoncé vouloir se séparer de 12 % de ses employés – et ce, quatre ans à peine après avoir réduit de 15 % l’ensemble de son personnel. Vox Media, NBC et MSNBC ont également annoncé des suppressions d’emplois, tout comme l’éditeur Reach au Royaume-Uni – avec 200 personnes en passe d’être licenciées.

Pourquoi tant de licenciements en même temps ? Ce phénomène s’explique en partie par la chute des recettes publicitaires numériques. Si celles-ci ont augmenté de 25 % en 2021 en raison de l’utilisation accrue d’internet lors de la pandémie, cette ruée vers l’or est terminée – Meta elle-même enregistre une baisse de 3 %. Conjuguée à une hausse de l’inflation, cette diminution des recettes explique les réductions d’effectifs dans les domaines des médias et des technologies, alors que les suppressions d’emplois dans le secteur financier sont avant tout dues à un ralentissement de l’économie.

Au début du siècle, ces secteurs étaient censés créer les emplois du futur. Dans l’ensemble, cela n’a pas été le cas – et lorsque cela l’a été, les offres étaient concentrées géographiquement, offrant peu d’opportunités aux populations victimes de la désindustrialisation. Les emplois qui ont vu le jour semblent aujourd’hui eux-mêmes menacés.

C’est là un bouleversement majeur par rapport aux dernières années. En fin de compte, les secteurs qui licencient actuellement sont ceux qui ont relativement bien tiré leur épingle du jeu lors de la pandémie – les employés de la finance, des technologies et des médias appartenant à des segments privilégiés du marché du travail (tant qu’ils n’étaient pas en freelance). Non seulement les recettes publicitaires ont augmenté, garantissant ainsi les emplois, mais les employés de ces secteurs ont pu « télétravailler » – contrairement aux personnels enseignants, infirmiers, ou ceux de la logistique.

De fait, cette période a marqué l’apogée d’un âge d’or pour la tech : les faibles taux d’intérêt et l’assouplissement quantitatif ont permis à la « nouvelle économie » de croître bien plus qu’elle ne l’aurait dû après 2010. Si les publications TikTok des employés appartenant aux générations Y et Z à New York et Londres paraissaient décalées – leurs rendez-vous déjeuner, buffets de sushis à volonté et réunionite aiguë semblant générer peu de valeur tangible – c’est parce qu’elles l’étaient. Les faibles taux d’intérêt étaient synonymes de bulles spéculatives à gogo, et les valorisations boursières surgonflées des géants du numérique – qui ont culminé l’an dernier – en étaient une conséquence manifeste. Résultat, les entreprises technologiques ont massivement augmenté leurs effectifs. À présent, c’est l’heure de passer à la caisse.

Les tribulations de 2023 pourraient n’être que le début pour les salariés de ces secteurs – même s’ils survivent aux licenciements de Meta, Microsoft et consorts. La hausse des coûts, la stagnation des recettes et le resserrement de la politique monétaire sont en passe de percuter l’évolution des technologies qui, tout en n’étant pas source de transformation dans l’immédiat, érodera la nature des tâches, puis les emplois, dans ces trois secteurs.

Considérons ChatGPT, un générateur de texte par intelligence artificielle développé par OpenAI. Bien qu’il soit loin d’être parfait, cet agent conversationnel a récemment réussi l’entretien de codage Google pour un ingénieur de niveau 3 – un poste rémunéré 183 000 dollars. ChatGPT est à prendre au sérieux : Microsoft a investi dix milliards de dollars dans cette technologie, qui sera bientôt intégrée au moteur de recherche Bing de l’entreprise, et dont le lancement a précipité la sortie de Bard, le produit d’intelligence artificielle concurrent développé par Google.

Cela ne signifie pas qu’un robot (ou une IA) prendra la place des salariés. Il est bien plus probable qu’une seule personne disposant de cette nouvelle technologie remplacera toute une équipe. À court terme, l’apprentissage automatique pourrait bouleverser des domaines tels que la rédaction de contenu, la correction d’épreuves, l’assistance client et la programmation. Avec une version plus élaborée de ChatGPT à leur disposition, les codeurs pourraient automatiser certaines de leurs tâches les plus fastidieuses, comme le débogage ou le transcodage d’un langage de programmation à un autre, réduisant ainsi le nombre de postes de débutants dans ce domaine. Il y aurait toujours des codeurs, bien entendu, mais il y en aurait moins. Il est plus que prévisible qu’une tendance similaire affectera d’autres secteurs, de la comptabilité aux services juridiques.

En 2017, l’homme d’affaires Mark Cuban prédit que le premier trillionaire de la planète devrait sa fortune à l’intelligence artificielle et à l’apprentissage automatique précisément parce que ces deux secteurs bouleverseraient grandement les industries de services à forte valeur ajoutée. « Je ne voudrais pas être comptable en ce moment », a-t-il dit. « Je préfèrerais être un étudiant en philosophie ».

Cuban ne fut pas le seul. En 2015, un article de la Bank of England prédisait que l’automatisation représentait un risque pour 40 % des emplois au Royaume-Uni dans les décennies à venir. Un an plus tard, Mark Carney affirmait que l’évolution technologique serait « sans pitié » pour l’emploi, et que cela ne ferait qu’aggraver les inégalités. Avec ChatGPT, il est désormais possible de voir comment cette transformation opère – notamment dans les secteurs qui réduisent aujourd’hui drastiquement leurs effectifs.

Alors que la stagnation économique et la hausse des inégalités rencontrent l’évolution technologique, les cols blancs mécontents pourraient être bientôt le fer de lance d’un processus plus large de radicalisation. Le cas échéant, ces salariés pourraient rapidement se convertir à certaines idées exposées dans Fully Automated Luxury Communism [1], la faible croissance et l’automatisation refaçonnant leurs présupposés, leurs attentes et leurs opinions politiques.

L’heure du soulèvement a-t-elle sonné, camarades ?

Notes :

[1] Livre dont l’auteur est Aaron Bastani lui-même.

Le F-35, symbole de la décadence du complexe militaro-industriel américain

Un avion F-35.
Un avion F-35.

Supposé être le joyau de l’armée de l’air américaine, le F-35 est en proie à des dysfonctionnements et à des dépassements de coûts depuis des années. Pourtant le Congrès continue d’en commander de nouveaux exemplaires. Une hérésie qui illustre le poids du lobby militaro-industriel sur la politique américaine. En effet, le pouvoir acquis par les sociétés d’armement, dont Lockheed Martin, explique le consensus bipartisan préférant financer des armes plutôt que de mettre en place une protection sociale minimale. Article de Michael Brenes, historien à l’Université de Yale et auteur chez notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

En décembre dernier, les images spectaculaires du crash d’un avion Lockheed Martin de type F-35B sur une base de l’armée de l’air à Fort Worth (Texas), ont fait le tour d’Internet. La vidéo de trente-sept secondes montre l’avion en vol stationnaire au-dessus d’une piste suivie d’un atterrissage, d’un rebond et du déboîtement de la roue avant, ce qui conduit l’avion à piquer du nez et à se mettre à tourner dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Incapable de reprendre le contrôle de l’appareil, le pilote finit par s’éjecter, mais subira des blessures graves. Cet accident tragique n’est que le dernier d’une longue série de crashs de F-35 : deux autres ont été recensés en 2022, dont un en octobre sur une base de l’Air Force dans l’Utah.

Si la séquence est devenue virale, c’est sans doute à cause de la manière déconcertante et absurde dont le crash s’est produit : le F-35 y ressemble plus à un avion en papier ballotté par la brise qu’à un bijou de technologie valant 100 millions de dollars. En outre, le F-35 est devenu le symbole des mauvaises priorités politiques des Etats-Unis : l’empressement, tant chez les Républicains que chez les Démocrates, à financer des outils de guerre plutôt que de faire d’autres choses plus socialement productives avec les fonds fédéraux, comme développer des logements abordables, s’attaquer aux inégalités, instaurer des congés maternité et des services de crèche…. Vu sous cet angle, les échecs du F-35 deviennent un miroir des nôtres, de l’éternelle incapacité des États-Unis à se tourner vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur pour résoudre ses problèmes. Les innovations dans le domaine de la guerre sont exigées pour satisfaire nos angoisses face à la « concurrence » avec la Chine, ainsi que nos angoisses quant à l’avenir de la suprématie américaine.

« Nous avons dépensé 1,7 trillion de dollars (soit 1.700 milliards, ndlr) sur ce F-35 », a tweeté le commentateur Kyle Kulinski en réponse au crash. Pas tout à fait. Certes, ce chiffre correspond au coût total prévu sur 66 ans, qui n’est donc pas encore réel. Mais un chiffre aussi élevé – équivalent au montant du projet de loi sur les dépenses récemment approuvé par le Congrès pour maintenir le fonctionnement du gouvernement fédéral l’année prochaine et au total de la dette étudiante sous forme de prêts fédéraux – en dit long sur la gabegie financière du Pentagone. Toutefois, on ne saurait résumer le F-35 à son coût exorbitant. Son histoire est emblématique du complexe militaro-industriel américain.

Le Congrès impuissant face à Lockheed Martin

La saga du F-35 a débuté il y a maintenant plus de vingt ans. Après la guerre froide, l’armée de l’air souhaitait remplacer les avions de chasse F-16 devenus désuets. Après avoir reçu des offres concurrentes de Lockheed et Boeing, le Pentagone a passé commande auprès de Lockheed pour un nouvel avion de combat en 2001. Le F-35 fait ses débuts en 2006. Mais depuis plus de quinze ans que les F-35 sortent des chaînes de production, les difficultés s’enchaînent : le poids de l’avion, son logiciel, et même sa capacité à manœuvrer correctement posent problème. En 2015, après plus d’une décennie d’investissements, alors que l’avion devait encore coûter moins de 1.000 milliards de dollars, le F-16 se révélait toujours être plus performant.

Pourtant, les problèmes qui ont affligé le F-35 n’ont rien d’une anomalie. Le F-35 est en effet le pur produit du fonctionnement du système de défense américain, du processus d’acquisition auprès de grands groupes et des relations public-privé entre l’armée, les entrepreneurs de la défense et le Congrès. Un système qui s’est mis en place au début de la Guerre froide.

Les articles sur les dysfonctionnements du F-35, les dépassements de coûts pour résoudre ces problèmes et les audiences du Congrès qui réprimandent – avec une certaines légèreté, voir de la sympathie – le Pentagone et les dirigeants des entreprises de défense pour ces retards et les dépenses excessives, rappellent ceux du C-5A Galaxy. Emblématique des « gaspillages » de l’armée américaine durant la Guerre froide, le C-5A avait une envergure de la taille d’un terrain de football. Il ne s’agissait pas d’un avion de combat avancé comme le F-35, mais d’un avion de transport destiné à déplacer deux cent mille livres de fret. Lockheed Martin décroche le contrat pour le C-5A dans les premiers mois de la guerre du Vietnam en 1965, un contrat de 3 milliards de dollars qui s’est transformé en une dépense de 9 milliards de dollars pour le gouvernement fédéral au début des années 1970. Le C-5A avait des fissures dans les ailes et s’est finalement avéré incapable de remplir son objectif, ne parvenant qu’à supporter environ la moitié de la charge pour laquelle il était conçu. Lockheed aura beau dépenser des millions de dollars supplémentaires pour résoudre ces problèmes, rien n’y fera.

En raison de son inefficacité et de son coût, l’Air Force réduit ses commandes de C-5A en 1970, laissant Lockheed dans l’embarras. En 1971, les dépassements de coûts du C-5A, ainsi que ceux du L-1011 TriStar,  un avion de ligne commercial, amènent Lockheed au bord de la banqueroute. Au printemps 1971, les banques privées cessent de prêter à Lockheed et il était fort probable que l’entreprise fasse faillite.

Seul le gouvernement fédéral pouvait sauver Lockheed. La société a demandé au Congrès un renflouement sous forme de garanties de prêts d’un montant total de 250 millions de dollars. Si elle n’obtenait pas ces fonds, Lockheed s’effondrerait et emporterait avec elle « 25.000 à 30.000 emplois » dans trente-quatre États américains, sans parler de son importance pour la sécurité nationale américaine. La demande de Lockheed était donc un ultimatum au Congrès ; elle a en quelque sorte menacé le législateur avec un revolver. Le congressman démocrate William Moorhead (Pennsylvanie) résume très bien la situation : « C’est comme un dinosaure de quatre-vingts tonnes qui se présente à votre porte vous dit : « Si vous ne me nourrissez pas, je vais mourir et qu’allez-vous faire avec quatre-vingts tonnes de dinosaure puant dans votre cour ? » Ainsi, Lockheed est devenue l’une des premières entreprises « too big to fail » (trop importantes pour faire faillite, ndlr), comme l’a suggéré le politologue Bill Hartung dans son livre Prophets of War.

Après un débat litigieux et serré au Sénat – qui se déroule durant l’apogée de l’opposition publique à la guerre du Vietnam – les garanties de prêt demandées par Lockheed sont adoptées. Le Congrès ne voulait pas perdre son investissement dans l’avion, ni supprimer des emplois alors que l’économie entrait en récession et que l’inflation progressait. Le C-5A a donc continué à opérer dans les conflits menés par les Américains, pour finalement être rééquipé et amélioré pour devenir le C-5B, puis le C-5C. Il vole maintenant sous le nom de C-5M.

Comme avec le C-5A, l’armée de l’air américaine est désormais en train de revoir son engagement envers le F-35 et se demande si elle doit réduire ses achats prévus de l’avion. Est-il donc possible que le F-35 soit le successeur du C-5A dans le sens où ses dépassements de coûts conduiront à l’insolvabilité (une fois de plus) de Lockheed, et obligeront à un examen minutieux, voire à une réévaluation du complexe militaro-industriel ? Malheureusement, cela paraît très improbable.

Chantage à l’emploi

Ceux qui souhaitent réduire et réformer le budget de la défense et annuler des programmes comme le F-35 – sans parler de démilitariser l’économie américaine – se heurtent à plusieurs obstacles. Le plus évident est l’argument de l’emploi, l’affirmation selon laquelle l’arrêt du F-35 enverra les Américains droit vers le chômage. La production de l’avion C-5A avait affecté les travailleurs avant tout dans une poignée d’États : la Géorgie, la Californie et le Wisconsin. Les pièces du F-35, en revanche, sont fabriquées dans quarante-cinq États et à Porto Rico. En incluant les divers sous-traitants travaillant sur le F-35, cela donne un total d’environ trois cent mille emplois. Certes, ce n’est pas énorme comparé aux 163 millions d’Américains dans la population active. Mais la dispersion des emplois à travers tout le pays dissuade même les législateurs les plus progressistes, comme le sénateur indépendant du Vermont Bernie Sanders, d’arrêter la production du F-35 dans leur État.

Les ventes de F-35 à des pays étrangers sont également essentielles à la manière dont les États-Unis mènent leurs affaires diplomatiques. Les États-Unis ont autorisé des ventes de F-35 à des pays comme la Pologne et envisagent d’en vendre à la Turquie pour y contenir l’influence de la Russie. Ces ventes – et la perspective de ventes supplémentaires – sont devenues encore plus importantes pour les intérêts de la politique étrangère américaine depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022. De plus, l’explosion du commerce mondial des armes depuis les années 1970 – un sujet traité par l’historien Jonathan Ng – a fait du F-35 un outil central de la construction d’alliances à une époque de concurrence entre grandes puissances.

Ensuite, il y a bien sûr le rôle que les entreprises de défense jouent dans l’économie politique au sens large. Dans un article pour le New york Times paru en 2019, la journaliste Valerie Insinna, qui a réalisé d’excellents reportages sur le F-35 pour Breaking Defense et Defense News, révélait comment Lockheed Martin a exercé son influence – directe mais discrète – sur l’avenir budgétaire du F-35, et comment le processus contractuel a permis à Lockheed de gérer en toute liberté un produit gouvernemental. En quelque sorte, les renards surveillaient le poulailler. Comme l’a écrit Insinna :

« Un des facteurs qui n’a cessé de faire dévier le programme F-35 de sa trajectoire est le niveau de contrôle que Lockheed exerce sur le programme. L’entreprise produit non seulement le F-35 lui-même, mais aussi le matériel d’entraînement pour les pilotes et les techniciens de maintenance, le système logistique de l’avion et son équipement de soutien, comme les chariots et les plateformes. Lockheed gère également la chaîne d’approvisionnement et est responsable d’une grande partie de la maintenance de l’avion. Cela donne à Lockheed un pouvoir important sur presque toutes les parties de l’entreprise F-35. “J’ai eu l’impression, après mes 90 premiers jours, que le gouvernement n’était pas en charge du programme”, a déclaré le lieutenant de l’armée de l’air Christopher Bogdan, qui a assumé la supervision du programme en décembre 2012. Il semblait “que toutes les décisions majeures, qu’elles soient techniques, qu’elles concernent le calendrier, qu’elles soient contractuelles, étaient vraiment toutes prises par Lockheed Martin, et que le département gouvernemental chargé du programme se contentait de regarder”. »

Le F-35 de Lockheed, contrairement au C-5A, est produit à une époque où l’industrie de la défense est de plus en plus privatisée depuis les années 1970. Comme l’affirment les historiens Jennifer Mittelstadt et Mark Wilson dans un essai récent publié dans leur ouvrage The Military and the Market, la privatisation de l’armée au cours des dernières décennies fut bien « un projet politique … décidé à la fois en raison de positions idéologiques rigides en faveur de l’entreprise privée et par la recherche intéressée de profits plus importants par la prise de contrôle de ressources et de fonctions gouvernementales ».

Ajoutons enfin à cela le climat actuel de la politique étrangère, où les craintes d’une guerre avec la Chine affolent les Américains, et les avions de chasse F-35 deviennent des outils nécessaires à déployer si et quand les Chinois décident d’envahir Taïwan. Les dirigeants de l’Air Force font également preuve de déférence à l’égard du potentiel du F-35, plutôt que de ses capacités actuelles, estimant que les défauts du F-35 pourront être corrigés en temps voulu.

Ces différents ingrédients constituent la recette idéale pour un gaspillage continu des ressources fédérales et de l’argent des contribuables. Mais du point de vue de Lockheed, cette recette est un succès. Car pendant que le F-35 fait l’objet de moqueries en ligne, Lockheed ricane aussi en regardant son compte en banque bien garni. Le principal défi auquel les progressistes américains sont confrontés est donc de trouver le moyen d’exercer un contrôle démocratique sur une structure aussi peu démocratique. Et s’ils commençaient par cibler le F-35 ?

Au Congrès américain, les va-t-en-guerre baignent dans les conflits d’intérêts

Le Pentagone, siège du Secrétariat d’Etat à la Défense américain. © Touch of light

De nombreux élus américains détiennent des parts importantes dans les entreprises d’armement qui bénéficient de contrats fédéraux. Ceux-ci sont, chaque année, plus importants. Cette intrusion flagrante des intérêts militaro-industriels dans la sphère politique est l’une des clefs qui permet d’expliquer la surenchère militariste de Washington dans le conflit ukrainien. Par Shea Leibow, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Alors que le Congrès reprend ses activités après les élections de mi-mandat, les représentants américains s’attèlent désormais à définir le budget, les dépenses et la politique du Département de la Défense des Etats-Unis à travers le National Defence Authorization Act (NDAA) pour l’année fiscale 2023. Après le budget record de 778 milliards de dollars de l’année dernière, la fourchette supérieure du NDAA pour cette année, autorisée par la commission des services armés du Sénat, s’élève à la somme stupéfiante de 858 milliards de dollars.

Ce chiffre dépasse même la demande initiale du Président Joe Biden, déjà astronomique, de 813 milliards de dollars. Avant de prendre des vacances, le Sénat a proposé des amendements au NDAA ajoutant jusqu’à 100 milliards de dollars au budget initialement proposé. Bien que ces amendements varient par leur sujet, ils sont unifiés quant à leurs plus grands bénéficiaires : les fournisseurs militaires comme Boeing et General Dynamics profiteront grandement des largesses du Sénat en matière d’achat d’armes militaires, s’assurant ainsi un marché encore plus grand pour leurs avions V-22 Osprey, leurs chars Abrams ou leurs véhicules Stryker. Or, comme plusieurs membres du Congrès possèdent des montants importants d’actions dans ces entreprises de défense, ils ont aussi beaucoup à gagner en cas d’augmentation du budget du NDAA.

L’argent de l’industrie de l’armement s’immisce dans la politique américaine sous de nombreuses formes : contributions aux campagnes électorales, affectation d’allocations lucratives, emploi de coûteux lobbyistes coûteux pour représenter leurs intérêts etc. Cependant, le lien le plus direct entre le pouvoir politique et les gains financiers est sans doute la capacité des membres du Congrès à détenir et à échanger des actions dans les industries sur lesquelles ils légifèrent directement. 

Selon une note publiée par le Congressional Progressive Caucus [coalition parlementaire de l’aile gauche démocrate NDLR] en avril 2022, 284 membres du Congrès, soit 53 %, détiennent des actions – ce qui signifie que leurs finances personnelles sont directement rattachées au succès ou à l’échec d’industries et de sociétés spécifiques. Des exemples flagrants de délits d’initiés, tels que des opérations boursières menées en 2020 fondées sur des informations secrètes sur le coronavirus, auxquelles les parlementaires avaient eu accès, ont mis en lumière le sujet dans la période récente.

Une récente étude du Syndicat national des contribuables, la National Taxpayers Union, a ainsi prédit que le budget militaire annuel pourrait dépasser les 1 000 milliards de dollars d’ici 2027

Le problème ne réside pas seulement dans la capacité ainsi acquise, par les membres du Congrès, de se servir des informations confidentielles auxquelles ils ont accès pour boursicoter. Il réside aussi dans leur propension à façonner la politique américain au gré de l’intérêt des industries dans lesquelles ils détiennent des parts. Il s’agit de la définition même d’un conflit d’intérêts. Un récent reportage du New York Times a ainsi révélé qu’au moins 97 membres du Congrès, ou leurs conjoints ou personnes à charge, ont acheté ou vendu des actions ou autres actifs financiers dans les industries sur lesquelles ces membres légifèrent dans le cadre de leur travail au Congrès.

Étant donné les montants colossaux en jeu, les commissions des services armés ne font pas exception. De fait, elles ont été reconnues comme étant celles qui ont enregistré le plus de transactions boursières de toutes les commissions du Congrès. Au sein de la Commission des services armés du Sénat (SASC), plusieurs membres détiennent des parts importantes dans les sociétés de défense dont ils votent l’augmentation des contrats fédéraux chaque année.

Le sénateur Tommy Tuberville (Républicain de l’Alabama) possède par exemple 200 000 $ en actions des sociétés de défense Honeywell, Lockheed Martin, General Electric, Raytheon et General Dynamics ; le sénateur Jacky Rosen (Démocrate du Nevada) possède jusqu’à 110 000 $ en actions General Electric ; et le sénateur Gary Peters (Démocrate du Michigan) possède environ 15 000 $ en actions Raytheon. Certains membres du SASC spéculent de manière encore plus massive, comme le sénateur Jim Inhofe (Républicain de l’Oklahoma), qui a acheté et vendu des actions de technologie militaire pendant que le SASC négociait un contrat de 10 milliards de dollars avec le Pentagone.

Conscient des dangers de tels conflits d’intérêts, en 2012, Barack Obama a fait voter le Stock Act afin d’empêcher les membres du Congrès de faire des transactions et de détenir des actions grâce à des informations privilégiées. Mais cette loi n’est que très peu respectée : selon Insider, au moins soixante-quatorze membres du Congrès ont enfreint le Stock Act ce mois-ci. Les sanctions actuelles sont d’un niveau dérisoire par rapport aux gains : l’amende moyenne est de seulement 200 dollars !

Alors que ces transactions courantes passent largement inaperçues au yeux de la loi, une nouvelle législation du Congrès va peut-être voir le jour. Depuis le début de l’année, de multiples textes de loi ont été introduits pour mettre en œuvre une interdiction du négoce des actions plus efficace et plus solide. La loi sur l’interdiction des transactions boursières au Congrès (Ban Congressional Stock Trading Act) a été introduite en janvier par le sénateur démocrate Jon Ossoff. En février, la loi bipartisane sur l’interdiction de l’actionnariat au Congrès (Bipartisan Ban on Congressional Stock Ownership Act), moins rigoureuse, a elle été introduite par la sénatrice Elizabeth Warren. Toujours en février, le leader de la majorité au Sénat, le démocrate Chuck Schumer, a formé un groupe de travail pour élaborer une législation commune sur l’interdiction des transactions boursières. La séance consacrée à cette législation avait été reportée après les élections de mi-mandat, mais elle sera probablement soumise à un vote prochainement

Si le va-et-vient qui dure depuis des mois sur cette impérieuse réforme n’est guère surprenant. Pourquoi les élus qui possèdent des actions se mobiliseraient-ils pour un vote sur une question populaire auprès de leurs électeurs mais contraire à leurs intérêts particuliers, surtout au moment où ils font campagne pour les élections de mi-mandat ? Toutefois, malgré la lenteur législative, les transactions boursières du Congrès attirent de plus en plus l’attention du public, ce qui n’était pas le cas au cours des dernières décennies. Néanmoins, les opposants à la présence de l’argent en politique – et en particulier les opposants à la guerre qui craignent que les ingérences de l’industrie de la défense n’entraînent une augmentation des budgets militaires – doivent maintenir une forte pression populaire s’ils entendent contrer l’hésitation du Congrès. 

Si de telles pratiques ne sont pas interdites au Congrès – et à la commission des services armés du Sénat en particulier – le NDAA ne s’arrêtera pas à 853 milliards de dollars. Une récente étude du Syndicat national des contribuables, la National Taxpayers Union, a ainsi prédit que le budget militaire annuel pourrait dépasser les 1 000 milliards de dollars d’ici 2027. 

Certes, les investissements personnels des membres du Congrès dans le complexe militaro-industriel ne sont pas la seule raison qui les conduit à voter pour des solutions militaristes plutôt que pour une approche diplomatique du conflit ukrainien, mais elles constituent certainement une incitation personnelle majeure. Il est en tout cas probable qu’ils continueront à voter pour des budgets du Pentagone toujours plus élevés tant qu’ils profiteront directement des dépenses d’armement fédérales… 

Bien qu’une interdiction de la transaction d’actions n’impliquera pas, à elle seule, une réduction du budget du Pentagone, elle poussera au minimum les membres du Congrès – en particulier ceux qui siègent dans les commissions chargées de prendre des décisions cruciales – à créer des lois et des budgets sans motivation financière personnelle directe. Bien sûr, les dons de campagne et les réseaux de lobbying de l’industrie de la défense sont une autre affaire, qui nécessitent aussi une législation plus stricte…

États-Unis : pourquoi les républicains restent maîtres de l’agenda politique

Des partisans de Trump devant le Capitole le 6 janvier 2021. © Colin Lloyd

Bien que les démocrates contrôlent la Maison Blanche et le Congrès depuis 2020, c’est pour une large part le parti républicain qui fait preuve d’initiative et fixe les termes du débat politique. Une tendance qui devrait s’accélérer après les élections de mi-mandat en novembre. Le refus de la part des démocrates de mettre en cause le statu quo économique et social devient chaque jour plus flagrant et démobilise leur base électorale. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La principale promesse de campagne de Joe Biden, à supposer qu’il en avait une, était que s’il était élu, « rien ne changerait fondamentalement », comme il l’avait affirmé à de grands donateurs en 2019. À bien des égards, cette prédiction s’est avérée exacte : bien qu’ils ne soient plus aux manettes ni à la Maison Blanche, ni même au Congrès, les républicains continuent de diriger l’agenda politique du pays.

Le GOP (Grand Old Party, ndlr) y parvient pour deux raisons essentielles : d’abord parce que l’aile dominante du Parti démocrate a échoué à plusieurs reprises à présenter au pays une vision politique convaincante, et, deuxièmement, parce que les républicains ont trouvé les moyens de renforcer leur pouvoir par des tactiques de plus en plus antidémocratiques.

Les démocrates ont légitimement utilisé leur majorité au Congrès pour enquêter sur la grave violation des normes démocratiques à laquelle se sont livrés Donald Trump et d’autres personnalités du Parti républicain lors de l’insurrection du 6 janvier 2021 au Capitole. Contrairement à de nombreux autres pays démocratiques, il est en effet particulièrement rare que les politiciens américains aient à répondre de leurs actes devant la justice. En ce sens, ces enquêtes constituent un changement bienvenu par rapport au statu quo, même si elles se sont jusqu’à présent révélées insuffisantes pour faire face à la menace réelle pour la démocratie que représentent encore de nombreuses franges du Parti républicain.

Alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable.

Mais, paradoxalement, alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable. En réalité, le taux d’approbation de Trump a même augmenté depuis le début de 2021, époque où l’on en savait beaucoup moins sur le degré d’organisation et de planification de l’insurrection du Capitole. 

Pendant une grande partie de l’été, la cote de confiance de Biden était inférieure à celle de Trump, ne se stabilisant à peu près à égalité que lorsque Biden a annoncé une annulation partielle de la dette étudiante. En d’autres termes, l’enquête peut encore faire courir un risque juridique à Trump, mais jusqu’à présent, elle a échoué à diminuer son attrait auprès des électeurs. 

L’enquête a surtout maintenu l’attention des démocrates sur un président qui n’est plus au pouvoir, alors que l’agenda de celui qui est en poste passe presque inaperçu. La législation majeure de Biden, finalement votée sous le nom d’Inflation Reduction Act, a fait l’objet d’un débat interne intense et complexe au sein du Parti démocrate au cours des deux dernières années, qui a fait perdre espoir à de nombreux électeurs désabusés par l’incapacité des démocrates à se mettre d’accord. Pire encore, les aspects de cette législation qui profiteraient le plus immédiatement et le plus manifestement aux électeurs ont été largement écartés. Le PRO Act, une loi visant à faciliter la constitution de syndicats – un objectif qui devrait être un projet facile à implémenter dans un gouvernement contrôlé par les démocrates – n’a abouti à rien. Même pour cette seule victoire claire et sans ambiguïté qu’est l’élimination partielle de la dette étudiante, Biden a dû être contraint et poussé à l’action à de multiples reprises par l’aile gauche de son parti pour agir. Là encore, ses efforts sont restés bien en deçà de ce qui était requis.

Ainsi, les démocrates sont décidés à faire en sorte que Trump reste le centre de gravité politique du pays. Deux raisons peuvent l’expliquer : d’une part, et cela est légitime, afin de dénoncer sa conduite scandaleuse. D’autre part, et cela est beaucoup moins justifiable, car ils tentent de faire oublier qu’ils sont au point mort. 

Ce paradigme convient parfaitement aux républicains. Loin de s’engager dans une autocritique sur l’éthique civique du trumpisme, le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire. Cela ne se limite pas aux coups d’éclat cruels de DeSantis et à ceux des autres gouverneurs de droite qui tentent de l’imiter. Depuis la défaite de Trump face à Biden, les républicains, de la base au sommet du parti, ont surtout concentré leurs efforts sur la falsification des règles électorales et sur la nomination de fidèles partisans de Trump à des postes clés de l’administration électorale, ceux-ci ayant bien sûr peu de considération pour la loi ou l’équité. Les citoyens américains sont donc en train d’assister impuissants au vol de leur processus électoral équitable et les démocrates n’ont pratiquement rien entrepris pour y mettre fin, que ce soit d’un point de vue juridique ou en travaillant à saper la popularité politique de ceux qui détruisent ce processus.

Le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire.

Ensuite, malgré l’élection de Biden, les républicains contrôlent un organe essentiel du pouvoir : la Cour suprême. Après avoir passé cette année à révoquer le droit à l’avortement et tant d’autres droits qu’il est difficile de suivre, le décor est planté pour un nouveau mandat où l’on sapera allègrement la liberté de chaque individu. Non seulement la Cour souhaite désormais s’attaquer au principe même d’élections équitables, mais comme l’a rapporté le média Vox, la Cour semble prête également à réduire considérablement la capacité du gouvernement à réduire la pollution, à l’empêcher de s’assurer que les patients de Medicaid (assistance publique médicales pour les personnes âgées, les pauvres et les handicapés, ndlr) reçoivent des soins appropriés, et à permettre encore plus de « gerrymandering » racial (manipulation des frontières d’une circonscription en vue d’en tirer un avantage électoral, ndlr) que jusqu’à présent. Et ce ne sont là que quelques exemples.

Même si les démocrates trouvaient la volonté politique de faire capoter ces désastres quasi-certains par voie législative, – ce qu’ils ne feront pas – il s’agirait d’un grand chantier de plusieurs années consistant à répliquer inlassablement à la droite pour réussir seulement à rétablir le statu quo ante. Pendant ce temps, les conservateurs inventeraient sans doute de nouvelles façons d’infliger souffrance et indignité au pays, et tout autre programme prétendument progressiste serait bloqué. 

Enfin, même ce scénario improbable suppose que les démocrates conservent leur majorité au Congrès. Bien que les sondages des démocrates se soient légèrement améliorés par rapport au début de l’année, il semble toujours probable que les républicains reprennent la Chambre des représentants, voire le Sénat. Comme l’a souligné le journaliste Ross Barkan dans le New York Magazine, le caucus (groupe parlementaire, ndlr) républicain de la Chambre des représentants qui prendra ses fonctions en 2023 sera encore plus radical que celui qui a largement fait couler le programme de Barack Obama. Tout cela alors même que Biden est un président plus faible et plus désorganisé que son prédécesseur démocrate. Et alors que les républicains ont passé les deux dernières années à utiliser les bases du pouvoir dont ils disposent encore – la Cour suprême et les gouvernements de nombreux États – pour faire avancer leur programme de manière relativement cohérente, rien ne prouve que les démocrates, à quelque niveau de gouvernement que ce soit, aient un véritable programme, et encore moins une stratégie similaire pour le réaliser dans les deux années à venir. 

Depuis que Biden a pris ses fonctions, le pays tout entier semble coincé dans un ascenseur bondé. Il est difficile de bouger et la compagnie chargée de l’entretien, en l’occurrence les démocrates, semble absente. On a beau parler dans l’interphone d’urgence, on ne sait pas s’il y a quelqu’un à l’autre bout. Après novembre, à quelle vitesse les Etats-Unis vont-ils tomber vers le pire ?

La souveraineté spatiale : un énième déclassement pour la France

La fusée Ariane 5 décollant de la base de Kourou en Guyane française. © MEAphotogallery

Alors que l’espace suscite de nouveau l’intérêt des grandes puissances et de nouveaux acteurs privés, la France semble se reposer sur ses lauriers et abandonner son rôle de puissance spatiale. D’une part, Paris semble préférer déléguer cette activité au secteur privé, au lieu de piloter indirectement l’action de ce dernier, comme le fait la NASA. D’autre part, l’Allemagne ne cache plus ses ambitions et délaisse la coopération européenne, tout en essayant de récupérer les technologies françaises.

La conquête spatiale fut l’un des grands enjeux de la Guerre froide. Dans cet affrontement entre Soviétiques et Américains, la politique d’indépendance du général De Gaulle s’est également traduite en termes de souveraineté spatiale. Du programme Véronique au développement d’Ariane 6, la France reste un acteur majeur du spatial dans le monde. Ce rôle permet d’avoir une place importante en matière militaire, scientifique et industrielle. Ce, même face aux géants étasuniens, russes et, aujourd’hui, chinois. Pour ce faire, la France a pu compter sur l’expertise acquise par le Centre national d’études spatiales (CNES) qui a fêté ses 60 ans en 2021. Ces compétences, fruit d’années d’investissements et d’ambitions publiques, ont fait le lit de l’excellence française en matière spatiale. Depuis lors, la France a tout naturellement pris le rôle de moteur européen dans les activités extra-atmosphériques. Toutefois, fer de lance de la souveraineté française, le secteur spatial ne cesse de voir sa position fragilisée par l’absence de vision et la naïveté de la France face à l’Allemagne dans l’UE.

Une nouvelle zone de conflictualité ?

En 1958, une résolution de l’ONU faisait référence à l’usage « exclusivement pacifique » de l’espace extra-atmosphérique. A l’époque, Russes et Américains s’étaient entendus pour faire retirer l’adverbe exclusivement dans le texte onusien. Bien qu’ancienne, la militarisation, c’est-à-dire l’usage à des fins militaires de l’espace, tend à s’accentuer ces dernières années. La facilité de l’accès à l’espace permet aux armées du monde entier d’envoyer des systèmes orbitaux d’observation et de télécommunication. En revanche, l’arsenalisation – l’usage d’actions militaires dans, depuis et vers l’espace – de la zone extra-atmosphérique paraît de plus en plus inéluctable. De nombreux Etats sont par exemple d’ores et déjà capables de détruire des satellites depuis le sol.

Barack Obama, le premier, avec le Space act a ouvert la voie à l’exploitation des ressources dans l’espace et son appropriation par les citoyens étasuniens.

Pourtant le traité de l’espace de 1967, la référence en droit spatial, indique que nul ne peut s’approprier l’espace. La zone extra-atmosphérique est donc ouverte à tous. De même, le traité stipule que les armes nucléaires ne peuvent y être déployées. Le texte reste néanmoins flou et sujet à interprétation dans sa rédaction. Il apparaît de moins en moins adapté aux nouvelles réalités conflictuelles, comme le note un récent rapport d’information parlementaire.

En 2015, Barack Obama ouvre une première brèche avec le Space act, qui autorise l’exploitation des ressources dans l’espace et son appropriation par les citoyens étasuniens. Par la suite, Donald Trump suivra en créant une Space force pour défendre les intérêts des Etats-Unis dans l’espace. Emmanuel Macron, dans la foulée de son homologue américain, a décidé de passer à une doctrine plus active en termes de protection des intérêts spatiaux de la France. Ceci afin de « répondre aux défis […] dans les nouvelles zones de confrontation que sont l’espace cyber ou l’espace exo-atmosphérique ».

Space X et les réalités du new space

Si l’intérêt pour l’espace connaît un regain d’intérêt depuis environ une décennie, cela s’explique aussi par les mutations profondes de l’industrie spatiale suite à l’arrivée d’acteurs privés. Ainsi, plusieurs sociétés, dont celles de multimilliardaires, se sont engouffrées dans ce nouvel environnement technologique et sociétal, dénommé new space. Les emblèmes de cette nouvelle ère sont sans aucun doute Space X d’Elon Musk et Blue Origin de Jeff Bezos. Le phénomène a également gagné le Vieux continent. De nouvelles entités y ont émergé et viennent concurrencer les acteurs traditionnels du spatial, comme Airbus, Thales, Safran, etc. En outre, ce nouvel âge spatial s’appuie également sur un cycle d’innovation plus court dû à la miniaturisation des satellites et de leurs composants, d’une part, et la numérisation de la société, d’autre part. Cette numérisation à outrance a pour corollaire non seulement des infrastructures au sol, câbles sous marins et data centers, mais également des moyens de télécommunication en orbite, tels que les constellations de satellites actuellement déployées par Starlink (Elon Musk), OneWeb (Airbus) ou Kuyper (Jeff Bezos). L’émergence du tourisme spatial fait également partie des moteurs de ces mutations.

Derrière le phénomène au nom rêveur du new space se trouve une réalité bien connue, celle des start-ups. Il s’agit de l’afflux de capitaux privés, via du capital risque, sensibles à l’image positive que véhicule le spatial, ses innovations technologiques et la rentabilité présumée du secteur. Ce faisant, il s’est créé un effet d’entraînement global. A l’instar de la bulle Internet, au début des années 2000, le new space n’est d’ailleurs pas à l’abri d’une bulle financière, notamment alors que les taux d’intérêt sont en train de remonter.

Toutefois, si cet appel aux capitaux privés, notamment aux États-Unis, conduit certains commentateurs à évoquer une privatisation de l’espace, cette dernière mérite d’être questionnée. Premièrement, ces financements viennent parfois en complément du public sur des programmes très onéreux. Deuxièmement, les principaux clients de Space X restent le gouvernement américain lui-même à travers la NASA ou le Pentagone. Cela se traduit par de nombreux lancements institutionnels pour l’envoi de satellites, civils et militaires, ou l’approvisionnement de l’ISS (Station spatiale internationale) avec le Falcon 9. Enfin, toutes les technologies développées par ces acteurs privés sont issues des recherches de la NASA, comme le rappelle notamment les travaux de l’économiste Mariana Mazzucato.

Ainsi, et de manière contre intuitive, l’apport du new space dans l’écosystème spatial américain tient moins de l’innovation de rupture que de la facilité qu’ont ces entreprises à industrialiser les technologies de la NASA. En somme, entre le new space aux États-Unis et la NASA, la filiation est directe. Le rapport d’information parlementaire cité plus haut, révèle ainsi qu’historiquement la NASA a utilisé les acteurs du New space pour pallier l’échec de son programme de navette.

Ainsi, les rares marchés exclusivement privés se trouvent dans le tourisme spatial et les méga-constellations en orbite basse. Ces deux activités, dont le modèle économique est très fragile, sont toutes deux très polluantes et néfastes aux activités scientifiques.

Entre automutilation et illusion libérale : le new space français

Face à cette nouvelle configuration, la France tente aujourd’hui de rattraper ce qu’elle considère comme un retard. Néanmoins, à la différence des Etats-Unis, le marché des lancements institutionnels européens n’est ni conséquent ni garanti. Quand le budget de la NASA s’élève à plus de 20 milliards, celui du CNES atteint à peine plus de 2 milliards et de 6 milliards pour l’ESA (European Space Agency). 

Dans le sillage des illusions sur la start-up nation, Bruno Le Maire a annoncé l’avènement d’un Space X français d’ici 2026. Ce faisant, le Ministre de l’économie a oublié que le leader mondial des lancements commerciaux était français.

Dans le sillage des illusions sur la start-up nation, Bruno Le Maire a annoncé l’avènement d’un Space X français d’ici 2026. Ce faisant, le Ministre de l’économie a oublié que le leader mondial des lancements commerciaux était français. En effet, avec Arianespace, qui gère la commercialisation et l’exploitation des systèmes de lancements depuis Kourou (les lanceurs Ariane et Vega), la France a un accès privilégié, et de qualité, à l’espace ! Pour soutenir les acteurs du new space, Emmanuel Macron a annoncé investir 1,5 milliard dans ce secteur dans le cadre du plan France 2030. Dès lors, deux stratégies distinctes se dessinent de chaque côté de l’Atlantique : d’un côté une privatisation pilotée par la NASA, de l’autre un véritable laissez-faire, sans planification

L’automutilation de l’Etat français et l’absence de vision à long terme, censée guider les politiques spatiales, se font ressentir au cœur même de l’excellence française. En effet, le Centre national d’études spatiales est touché de plein fouet par ces nouvelles orientations. C’est pourquoi, en avril dernier, les ingénieurs du CNES, de Paris à Kourou, dans un mouvement sans précédent depuis 60 ans, ont décidé de se mettre en grève pour protester contre les nouveaux contrats d’objectifs. Ces derniers, aux dires des syndicats, privilégient les nouveaux acteurs privés au détriment de la recherche publique. Leur crainte est qu’à travers ces objectifs, le CNES ne devienne qu’une agence de financement. Dès lors, le regard stratégique sur le devenir des grands projets reviendrait aux seuls industriels. 

Ces craintes sont fondées : ce retrait du CNES est déjà une réalité depuis 2015, quand Manuel Valls avait décidé de vendre les parts de l’Etat (34%), à travers le CNES, dans la société Arianespace. Cette société est pourtant hautement stratégique en termes d’efficience industrielle et de souveraineté d’accès à l’espace. Les parts ont été cédées à la co-entreprise (Ariane group), composée de Safran et d’Airbus. La cession a mis fin à la logique de partenariat public/privé qui avait prévalu en France et qui avait fait ses preuves. A sa place, une logique de gestion pilotée uniquement par les industriels, notamment celle du futur lanceur Ariane 6, est en train de s’affirmer.

L’Allemagne se rêve en puissance spatiale

Outre une ambition politique aux abonnés absents, le spatial français doit faire face aux divergences politiques avec l’Allemagne. Ces divergences ne sont du reste pas nouvelles, elles existent d’ores et déjà pour l’industrie militaire. La naïveté française dans les grands projets industriels de l’UE permet aux entreprises allemandes de siphonner les technologies françaises. Du programme SCAF (avion de chasse de nouvelle génération) au transfert du moteur d’Ariane 6 de Vernon vers la Bavière, les exemples sont légion.

Face aux problèmes budgétaires de la France, l’Allemagne s’est en effet mise en tête de prendre le leadership européen dans le spatial. Le conseiller espace d’Angela Merkel à l’époque, Peter Hintze, relayé par La Tribune, le disait en ces termes : « l‘Allemagne occupe le deuxième rang européen en matière de spatial; se satisfaire du deuxième rang ne suffit pas, il faut considérer ce classement comme une source de motivation ».

Berlin, dans un esprit libéral, refuse donc la logique d’agence et de coopération européenne de l’ESA et aimerait lui substituer une logique d’acteurs industriels.

Depuis, l’Allemagne a été à plusieurs reprises la plus grande contributrice du budget de l’ESA. L’objectif, à peine voilé, est de conforter sa base industrielle dans un esprit mercantile orienté vers la haute valeur ajoutée. Les spécialistes faisaient remarquer à l’époque l’absence de vision en termes d’indépendance dans le discours allemand, comme le confirme un document que s’est procuré La Tribune. Ce dernier indique que le gouvernement allemand pense qu’ « un système de lancement compétitif européen au niveau mondial n’est pas un objectif prioritaire […] ». D’autant que la compétition est, selon elle, complètement biaisée : « la demande institutionnelle nettement plus importante aux États-Unis […] Un système européen ne pourrait survivre dans cet environnement qu’avec de lourdes subventions gouvernementales annuelles ». L’Allemagne y fustige également le manque de concurrence face à Arianegroup.

Berlin, dans un esprit libéral, refuse donc la logique d’agence et de coopération européenne de l’ESA et aimerait lui substituer une logique d’acteurs industriels. A contrario, la tradition française, qui associe programmes civils et militaires, est de penser le spatial en termes de souveraineté d’accès. Ainsi, profitant de l’avènement du new space, Berlin a fait émerger de nouveaux acteurs tels que OHB ou encore ISAR Aerospace. Ces différents choix stratégiques de l’Allemagne posent des problèmes de cohérence à ses partenaires européens, notamment la France. Récemment, l’agence spatiale allemande (DLR) a choisi Space X pour l’envoi de son satellite d’observation de la terre. Ou, encore, le lobbying d’OHB en faveur du lanceur américain pour l’envoi des derniers satellites du programme Galileo, le GPS européen. De fait, Berlin semble avoir abandonné toute idée de préférence européenne.

Outre-Rhin, on pense l’avenir à travers les megaconstellations et les micro lanceurs réutilisables. Ils visent ainsi le marché, non institutionnel, des envois commerciaux. Cette stratégie permet à ces start-ups, soutenues par le gouvernement allemand, de s’autonomiser, en partie, du port spatial de Kourou. L’opération Launch Germany s’inscrit dans cette logique. Elle a pour objectif de développer une zone de lancement pour micro-lanceurs en mer du Nord. Pourtant le CNES, l’ESA et Arianegroup cherchent à redéployer l’ancien site de lancement de la fusée diamant en base pour micro-lanceurs. Il s’agit des programmes Thémis, Prometheus et Callisto.

Ces divergences se confirment dans cette période de transition entre les versions 5 et 6 d’Ariane. Cette dernière est censée être plus compétitive face à la concurrence de Space X. Néanmoins, conscient des défis de la fusée réutilisable, Paris indique que ce nouveau lanceur, qui n’intègre pas de modules réutilisables, est quasi obsolète. La volonté est donc d’embrayer très vite sur une nouvelle génération de lanceurs. Pour Berlin, qui a financé un des quatre milliards de conception d’Ariane 6, c’est évidemment trop tôt. Le retour sur investissement de la fusée Ariane 6 se fera certainement sur la durée, entre 10 à 15 ans. Or, repartir sur une nouvelle génération de lanceur entraînera d’énormes coûts de conception, jusqu’à 10 milliards d’euros selon les estimations. Ce sont les industriels d’Arianegroup et l’ESA, au travers de ses membres étatiques, qui porteront ce coût.

Le port spatial de Kourou : un fleuron mis à mal

Si l’avenir de la coopération spatiale européenne reste incertain, qu’en est-il des bases de lancement ? Pour l’heure, le port spatial de Kourou, en territoire français, offre au pays des Lumières un atout essentiel d’indépendance et de sécurité. Le déploiement des programmes de vols, notamment ceux à usage militaire, se fait sans contrainte d’exportation et de location d’un site étranger. L’indépendance qu’offre ce site lui confère donc un grande importance. Malheureusement, celui-ci est également confronté à une période difficile.

Le 25 décembre 2021, comme un cadeau offert à la communauté scientifique et au monde, s’envolait le télescope James Webb. Le remplaçant du célèbre Hubble était attendu par les scientifiques du monde entier. Depuis, James Webb réjouit la communauté scientifique et même les particuliers par ses performances optiques. Ce joyau technologique a coûté 10 milliards de dollars à la NASA sur 20 ans. Le télescope est parti depuis Kourou, en Guyane, empaqueté dans la coiffe d’une Ariane 5. La précision du vol fut telle que le télescope a gagné en durée de vie en économisant son carburant.

Si, cet exploit technique et scientifique a été salué par la NASA, qui a reconnu l’extrême précision du lancement, il ne saurait cacher néanmoins les difficultés du sport spatial. Le développement d’Ariane 6 s’articule autour d’un leitmotiv : la réduction des coûts. Cela passe notamment par la réduction d’effectifs, surtout lorsque les budgets sont contraints et orientés vers des start-ups. Dans ce cadre, le gestionnaire du site, Arianegroup – actionnaire majoritaire d’Arianespace (76%) – se prépare depuis deux ans à des réductions d’effectifs. 600 licenciements répartis entre la France et l’Allemagne, sont évoqués. Concernant le Centre spatial guyanais, une étude évoque une suppression de 300 postes. Cette réduction d’effectifs fait craindre une perte de savoir-faire, notamment dans le domaine d’excellence de la France : la filière des lanceurs.

Du côté des salariés de la base, c’est le flou concernant la suite de l’aventure spatiale. « Les salariés sont anxieux face à la baisse de cadence et les solutions amenées pour y faire face. L’arrêt prématuré de Soyouz n’arrange pas les choses. Il y a une véritable lenteur des dirigeants à trouver et proposer des solutions. » nous rapporte Youri Antoinette, syndicaliste UTG-CGT sur la base. Pour ce dernier, le contrat passé avec Amazon est une bonne nouvelle.

Il s’inquiète néanmoins de la gestion de cette période de transition. En effet, le lancement de la constellation Kuiper d’Amazon doit débuter en 2024 à bord d’Ariane 6. Il y a donc un trou de deux ans à combler. Cette transition devait se faire grâce au lanceur russe Soyouz, basé en Guyane depuis 2011. Cependant, la guerre en Ukraine a eu pour conséquence l’arrêt des coopérations entre l’ESA et Roscosmos. L’UE n’a par conséquent pas de lanceur de substitution. Dans l’intervalle, la production d’Ariane 5 est stoppée et le programme Ariane 6 a pris du retard. De plus, L’arrêt de Soyouz signe la disparition de 50 emplois équivalent temps plein sur la base.

La souveraineté spatiale de la France est donc mise à mal de toute part. Son rôle moteur au sein de l’UE est remis en cause par l’Allemagne, dont les ambitions hégémoniques s’affirment de plus en plus. Pendant ce temps, en dehors de l’UE les puissances spatiales poursuivent leur affrontement pour la primauté scientifique, industrielle et/ou commerciale. Force est de constater, qu’à ce jour, la France, prise dans le dédale de ses contradictions et de l’UE, semble ne plus avoir les capacités de tisser le fil d’Ariane d’une nouvelle ambition spatiale.

« Face à la fragmentation de la mondialisation, l’urgence de l’indépendance et du non-alignement » – Entretien avec Arnaud le Gall

Arnaud le Gall

« Pour avoir critiqué la visite à Taïwan de Nancy Pelosi, Jean-Luc Mélenchon a une nouvelle fois été catalogué en “pro-chinois” et ami des régimes autoritaires. Ces accusations absurdes mettent de côté le fait qu’il s’est contenté de rappeler la position officielle de la France : il n’existe qu’une seule Chine. Ce type de déplacement ne sert aucunement les intérêts taïwanais ou français, mais uniquement ceux des tenants d’une nouvelle “guerre froide” avec la Chine, dont l’un des outils serait l’extension des missions de l’OTAN à la zone dite indopacifique. Le spectre d’une guerre autour de Taïwan, principal lieu de production de semi-conducteurs, pose bien sûr le problème de notre dépendance économique à l’égard de la Chine. Mais la réponse ne réside pas dans une escalade. Elle implique une action altermondialiste combinant protectionnisme solidaire et coalitions de progrès ayant comme seul objectif de répondre aux défis communs de l’humanité et mettant de côté toute logique de bloc antagonistes. » Entretien avec Arnaud le Gall, député NUPES-France insoumise membre de la Commission des Affaires étrangères, en charge notamment du volet international de l’Avenir en commun.

Le Vent Se Lève – Pourquoi la France insoumise a-t-elle jugé utile de dénoncer la visite de Nancy Pelosi à Taïwan ? Il ne s’agit, après tout, ni du président, ni du secrétaire d’État américain. D’un autre côté, la réaction de la Chine ne s’est pas fait attendre, et elle a été virulente…

Arnaud le Gall – La visite de Nancy Pelosi était celle du plus haut dignitaire américain à Taïwan depuis 1997. Dans un contexte géopolitique tendu, elle ne pouvait que conduire à un accroissement brutal des tensions. Les Chinois estiment que les États-Unis cherchent à remettre en question le statu quo et la doctrine d’une seule Chine. Il s’agit de la position officielle de la France, des États-Unis et de 184 des 197 États-membres de l’ONU. Les États-Unis, depuis la Taïwan Act de 1979, et la France, depuis 1964, s’accordent pour ne pas reconnaître l’indépendance de Taïwan.

On voit donc mal comment la visite de Nancy Pelosi aurait pu ne pas être perçue comme une manière de créer un point de tension dans une zone stratégique pour la Chine. On peut bien sûr considérer que la réaction de la Chine n’a pas été proportionnée. Mais nul besoin de surjouer la stupéfaction : la réplique de Pékin n’a surpris personne. Nulle ingénuité donc de la part de Nancy Pelosi, qui n’a pas choisi ce moment au hasard pour effectuer sa visite à Taïwan.

Sa démarche a d’ailleurs été fraîchement accueillie en Corée du Sud et au Japon, qui ne souhaitent d’aucune manière être embarqués dans un conflit relatif à Taïwan. Même aux États-Unis, cette visite n’a pas fait l’unanimité. Les bruits de couloir font état d’une désapprobation de Joe Biden, tandis que plusieurs chefs militaires et de nombreux titres de presse l’ont désapprouvée1. Il faut garder à l’esprit qu’à l’heure du conflit ukrainien, une partie de l’appareil d’État américain souhaite avant tout éviter que la Chine apporte un soutien décisif à la Russie, par exemple via la livraison d’armements.

LVSL – En ayant des mots aussi acerbes à l’égard de Pelosi sans critiquer la réaction chinoise, Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas prêté le flanc à la critique ?

ALG – On voit mal en quoi les propos de Jean-Luc Mélenchon, lorsqu’il mentionne la nécessité de ne reconnaître qu’une seule Chine, tranchent avec la position officielle de la France en la matière. Il n’a pas dit autre chose que Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères2, qui a rappelé que la position de la France n’avait pas changé depuis la reconnaissance de la République populaire de Chine en 1964 par le général de Gaulle.

LVSL – Comment interprétez-vous la séquence médiatique qui s’en est suivie, accusant Jean-Luc Mélenchon de complaisance à l’égard de la Chine ?

Un certain nombre d’acteurs politiques et de médias ont intérêt à singulariser la prise de position de Jean-Luc Mélenchon, afin d’accréditer la thèse absurde selon laquelle son supposé soutien à la République populaire de Chine s’expliquerait par son appétence particulière pour les régimes autoritaires. Lorsqu’il n’est pas sous-entendu qu’il serait lui-même un dictateur en puissance ! Jean-Luc Mélenchon s’inscrit au contraire dans une lecture assez classique des relations internationales. Il considère que le cœur de celles-ci réside dans les relations inter-étatiques, par-delà la nature des régimes. Sans exclure aucunement les dynamiques et acteurs transnationaux, ce qui est un autre sujet.

Jean-Luc Mélenchon s’est donc exprimé sur cette affaire en homme d’État. Il a montré la manière dont il réagirait à cette visite s’il était à la tête du pays : en préservant une politique de non-alignement et d’indépendance absolue.

Ceci n’implique aucune proximité idéologique avec les dirigeants de la République populaire de Chine. Le général de Gaulle n’est pas devenu maoïste pour avoir reconnu Mao Zedong comme dirigeant officiel de la Chine en 1964, ou bolchévique pour avoir œuvré à la détente avec l’Union soviétique. Il prenait simplement en compte la place particulière de ces États dans les rapports de force internationaux.

Rappelons que cette orientation diplomatique lui avaient valu des critiques acerbes de la part de fractions de la droite et de l’extrême-droite. En mars 1966, à la suite de la sortie de la France du commandement intégré de l’OTAN, le directeur du Figaro déplorait la résurgence du « péril russe », mais aussi « d’autres dangers » : « Mao Tsé Toung est un autre Hitler. À sa place peut surgir un Gengis Khan, un Tamerlan, un Mahomet qui, muni d’armes atomiques, entraînera les populations affamées d’Asie et d’Afrique à l’assaut des peuples nantis et prospères, à l’assaut des Blancs et de leur civilisation. »3. Par-delà les différences de contextes, les termes et enjeux du débat témoignent d’une certaine continuité…

LVSL – Plus largement, comment analysez-vous le rôle de Taïwan dans l’accroissement des tensions sino-américaines ?

ALG – Les tensions autour de Taïwan sont indissociables de la logique de reconstitution de blocs régionaux dans le cadre de la fragmentation de la mondialisation à laquelle on assiste depuis la crise financière et économique de 2008, dont les effets se font toujours sentir, et qui ont été exacerbés par la pandémie et la guerre en Ukraine. L’ère de la domination unipolaire des États-Unis est terminée. Une recomposition s’effectue, autour de grandes puissances cherchant à construire de nouvelles alliances, économiques et/ou militaires.

Il ne faut avoir aucune nostalgie pour la « pax americana » des années 1990-2000. Elle n’a pas été pacifique pour tout le monde, loin s’en faut. Mais gardons-nous, en sens inverse, de sous-estimer les immenses dangers de la période qui s’ouvre. Car les points de tension, dont Taïwan est l’un des principaux, ont une fonction bien déterminée dans ce nouvel ordre international : les attiser pour rendre légitime et accélérer la constitution des blocs. Dans ce cadre les partisans d’une nouvelle guerre froide contre la Chine aux États-Unis tentent de mettre les États européens devant le fait accompli afin de souder le bloc occidental. Cette démarche est-elle dans notre intérêt ? À l’évidence, non.

Bien sûr, il n’est pas interdit de se pencher sur l’histoire de Taïwan et de ses relations avec la République populaire de Chine. Ses velléités indépendantistes sont liées à des poussées démocratiques relativement récentes en son sein. Mais n’oublions pas que pendant des décennies, la ligne diplomatique qui prévalait à Taipei était la même qu’à Pékin : il n’y a qu’une seule Chine. Car Taïwan est d’abord le produit de la guerre civile chinoise. Lorsque le leader nationaliste Tchang Kaï-Chek s’y est réfugié à l’issue de la victoire des communistes sur le continent en 1949, il souhaitait la réunification de la Chine sous son égide. De la même manière Mao Zedong souhaitait récupérer Taïwan. Les deux s’accordaient alors sur la nécessité d’une réunification.

LVSL – La gauche semble tiraillée entre l’impératif de défense des droits de l’homme (ou de la démocratie) et la nécessité de respecter le droit international, qui pose qu’un État est souverain sur chaque portion de son territoire (fût-ce la région taïwanaise, dans le cas de la Chine)…

ALG – L’affaire taïwanaise est historiquement un sujet interne à la Chine. Se payer de mots en évoquant la défense de la démocratie ne changera pas cet état de fait. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de dire que le combat démocratique, pour la souveraineté politique et économique des peuples, ne doit pas rester un objectif essentiel de tout combat internationaliste, aux côtés du combat pour la préservation d’un écosystème viable pour les êtres humains.

Mais, dans les séquences comme celle à laquelle nous venons d’assister, nous sommes placés dans une situation concrète où la défense de la démocratie n’est qu’un prétexte. Si l’objectif central des classes dirigeantes « occidentales » était la défense de la démocratie, on ne courtiserait pas Mohammed Ben Salmane, le prince héritier saoudien, ou Al-Sissi, dictateur égyptien, pour ne prendre que les exemples les plus cinglants. Nous avons bien affaire à des enjeux géopolitiques durs, et non à la défense de la démocratie. Et ici l’intérêt de la France n’est certainement pas de suivre la politique de tensions dans la zone dite indopacifique. L’affaire des sous-marins australiens a montré que le suivisme vis-à-vis des États-Unis, dans cette région comme ailleurs, se paie au prix fort4.

Les médias ont fait mine de découvrir que la gauche était traversée par des divergences ou des nuances doctrinales en matière de relations internationales. Elles sont pourtant connues de longue date, n’ont jamais été cachées, et n’entravent en rien notre action. Dans le programme présenté pour les élections législatives, un ensemble de questions ont été renvoyées à la sagesse de l’Assemblée : elles étaient destinées à être tranchées par un vote. Nous avons été clairs là-dessus, et n’avons jamais prétendu à l’homogénéité. Cela n’empêche pas la NUPES de mener la bataille au parlement sur les questions sociales, écologiques ou encore démocratiques.

LVSL – Quelles sont les nuances en matière de doctrine de relations internationales au sein de la NUPES ?

ALG – Jean-Luc Mélenchon a exprimé une position consistant à partir du monde tel qu’il est. Il refuse de souscrire à des promesses – bien fondées ou non – que la France serait incapable de réaliser une fois que nous serions au pouvoir. Ceux qui considèrent que sa position n’est pas la bonne devraient répondre par anticipation à certaines questions majeures. La principale est la suivante : si l’on encourage Taïwan à déclarer son indépendance, comme le fait en creux Nancy Pelosi, ira-t-on la défendre militairement en cas de réaction armée de la Chine ? Tout le monde connaît la réponse. On n’entre pas en guerre face à une puissance nucléaire.

La doctrine de Jean-Luc Mélenchon en la matière est donc cohérente : il défend une politique d’apaisement, de refus des tensions, et de coalitions, ad hoc ou permanentes, au service du progrès humain. La France peut être en accord avec un groupe de pays sur l’impératif de lutte contre le réchauffement climatique ou de réglementation des activités en haute mer, avec un autre sur la nécessité d’une refonte du système monétaire international, et en désaccord sur d’autres sujets notamment de politique intérieure.

D’aucuns revendiquent une approche dite plus morale des relations internationales. On peut l’entendre, mais on ne peut s’empêcher de leur demander ce qu’ils feraient dans le cas d’une crise ouverte à Taïwan et d’une réaction militaire chinoise, et comment ils combinent cette approche morale avec le fait que, concrètement, elle sert souvent de paravent aux manœuvres les plus cyniques de telle ou telle puissance s’en revendiquant.

LVSL – Ces nuances recoupent-elles la fracture entre réalistes et idéalistes, choyée par les théoriciens des relations internationales ?

ALG – Il faudrait se libérer des démarcations canoniques en la matière. Lorsqu’au tournant des années 1990-2000 les néoconservateurs étasuniens ont mis en œuvre l’exportation des droits humains et de la démocratie par la guerre, avec les résultats désastreux que l’on sait, étaient-ils dans une posture réaliste ou idéaliste ? Il est évident que leur politique était au seul service des intérêts perçus des États-Unis, et en fait des intérêts de certains secteurs de l’économie étasunienne. La frontière entre idéalistes qui seraient automatiquement généreux et réalistes nécessairement cyniques est bien plus floue qu’il n’y paraît.

Le monde est imparfait, la carence d’institutions démocratiques et la violation des droits humains est la norme plutôt que l’exception. Doit-on partir en guerre tous azimut pour lutter contre cet état de fait ?C’est une des questions posées par la controverse autour de Taïwan, et c’est le mérite de Jean-Luc Mélenchon que d’y répondre sans ambages.

Ajoutons que présenter l’affrontement avec la Chine comme une guerre de civilisations ou de valeurs opposant régimes autoritaires et démocraties libérales (dont il faudrait au passage définir avec précision les contours compte tenu de l’affaiblissement de la démocratie auquel on assiste y compris chez nous du fait de politiques menées par ceux-là mêmes qui prétendent défendre la démocratie aux quatre coins du monde, quand cela les arrange) fait oublier les enjeux économiques sous-jacents à la crise taïwanaise. Taïwan produit 61 % des semi-conducteurs, ces composants essentiels dans la fabrication de nombreux biens industriels. Cela constitue précisément un enjeu majeur. Une vision manichéenne et purement morale des relations internationales empêche de penser certains enjeux fondamentaux.

LVSL – Cette crise ne révèle-t-elle pas la vulnérabilité de la France face à la perspective d’une guerre économique entre la Chine et les États-Unis ? Taïwan concentre en effet une partie importante de la production de semi-conducteurs : si le gouvernement de Pékin occupait l’île et en privait l’accès aux Européens, les conséquences seraient d’importance pour la France…

ALG – À l’évidence. L’accès aux semi-conducteurs taïwanais est essentiel à des pans entiers des économies occidentales. Or une crise militaire autour de l’île aggraverait une situation de pénurie déjà forte. Certains ont semblé le découvrir avec la pandémie et depuis que cette interdépendance économique, couplée aux tensions avec la Chine, constitue une menace pour notre autonomie. Ils déplorent donc l’ordre mondial que les néolibéraux ont contribué à façonner en poussant il y a 20 ans pour l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), donc à son intégration dans la mondialisation néolibérale.

À l’époque, notre famille politique s’y opposait. Elle avait à l’esprit les conséquences d’une telle décision en termes de délocalisations, et donc de désindustrialisation : il était évident que la Chine, grande puissance historique, tant politique qu’économique, et ayant à sa tête un régime déployant des capacités éprouvées de planification, ne se contenterait pas de produire des tongs et des parasols.

Les néolibéraux, dans leur naïveté et leur arrogance, persuadés que les États-Unis et l’Europe demeureraient dominants dans l’ordre international grâce à leur avance technologique, ont poussé à la délocalisation en Chine de pans entiers de notre industrie pour abaisser les coûts salariaux. La Chine a mis à profit cet afflux massif de capitaux pour devenir non seulement une grande puissance industrielle, mais aussi technologique, et donc militaire.

C’est cela qui, en deux décennies, lui a permis d’acquérir des capacités technologiques de pointe et un rôle central dans la division internationale de la production capitaliste. À présent, elle constitue la seconde puissance économique mondiale. Plutôt que de multiplier les rodomontades sur l’endiguement de l’impérialisme chinois, il serait plus avisé de songer aux politiques économiques, industrielles, commerciales à mettre en place pour nous rendre moins dépendants de la Chine, et planifier au passage notre adaptation aux changements écologiques.

Cela suppose bien entendu de rompre avec le paradigme néolibéral. De la même manière, rien ne sert de déplorer notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie si l’on ne mène pas dans le même temps une politique de conquête de notre indépendance énergétique. En l’état, le principal effet des sanctions aura été d’aggraver la hausse des coûts de l’énergie chez nous, tout en gonflant la balance commerciale russe. La dépendance de la France et de l’Europe à l’égard des grandes puissances, États-Unis, Russie et Chine en premier lieu, est extrêmement préoccupante. Ni les rodomontades sans suite, ni les envolées atlantistes contre la Chine et la Russie n’apportent de solutions car elles ne font que nous enfermer dans un bloc dont le centre, les États-Unis, a ses propres intérêts. Il n’y a qu’à voir, par exemple, la guerre des monnaies inversées qu’ils viennent d’entamer en rehaussant les taux d’intérêts, et qui risque à nouveau de fracturer la zone euro.

Notre intérêt est à la planification de notre indépendance dans un maximum de domaines. La politique de non-alignement et d’apaisement que nous proposons en est une des conditions. Discuter avec tout le monde, et enfoncer partout où cela sera possible des coins dans la mondialisation néolibérale constituent la seule issue positive. La gauche devrait garder à l’esprit les mots de Jaurès prononcés à l’Assemblée en 1895 : « Il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d’unité ».

Notes :

1 Le 3 juillet, le New York Times titrait : « Pelosi’s Taiwan visit risks undermining US efforts with Asian allies ».

2 À Libération, elle déclarait : « La France s’en tient à la position d’une seule Chine » (« Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères : “Ce que nous défendons en aidant l’Ukraine, c’est notre propre sécurité” », 5 juillet).

3 Cité dans Dominique Vidal, « Ce que voulait de Gaulle en 1966 », Le Monde diplomatique, avril 2008.

4 Lire la réaction de Jean-Luc Mélenchon sur ce sujet dans l’Opinion du 17 septembre 2021 : « Cessons de suivre les États-Unis dans leurs aventures dans la zone indopacifique ».

La grande loi climat de Joe Biden va-t-elle nous sauver ?

Joe Biden © Shoshanna Halevy

Que penser d’une loi sur le climat saluée aussi bien par Shell et ExxonMobil que les ONG et une partie des militants écologistes ? Côté pile, le « plan climat » comporte d’importants investissements publics dans le domaine du renouvelable, financés par des taxes sur les profits des entreprises – qui, pour une fois, paieront. Côté face, il refuse toute logique coercitive face aux pétroliers, et demeure dans une logique d’incitation. Pire : d’importantes concessions ont été faites aux lobbies du pétrole, du gaz et du charbon. Loi « historique » en faveur des énergies renouvelable ou cadeau offert aux pollueurs ? Ces deux versants ne sont pas contradictoires.

Les démocrates viennent d’adopter un texte majeur sur le climat, fruit d’un compromis inespéré entre l’aile droite du parti et la Maison-Blanche. Présenté comme un effort pour réduire l’inflation et le déficit public, l’« Inflation Reduction Act » ou « IRA » n’est pas seulement un clin d’œil douteux aux origines irlandaises de Joe Biden, mais un texte aux composantes multiples. Les 370 milliards de dollars d’investissement en faveur de la transition écologique sont financés par trois grandes dispositions : l’instauration d’un impôt-plancher de 15% sur les multinationales, la lutte contre l’évasion fiscale et une réforme sur le prix des médicaments. Pour un total de 740 milliards d’économies et de revenus supplémentaires, qui seront prélevés directement sur les profits des multinationales, des grands groupes pharmaceutiques et des Américains les plus aisés. La presse a logiquement salué une victoire significative de Joe Biden, susceptible de lui redonner l’ascendant aux abords des élections de mi-mandat.

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© Karsten Würth, Unsplash

Historiquement, le président en exercice perd systématiquement cette échéance électorale déterminante. De plus, la conjoncture économique, sur fond d’inflation galopante et de risque de ralentissement provoqué par la hausse des taux d’intérêt de la FED, est défavorable au Parti démocrate, qui est également structurellement handicapé par la nature des institutions américaines. Joe Biden semble pratiquement assuré de perdre sa majorité parlementaire en novembre, et avec elle, sa capacité à légiférer.

Les différentes dispositions prises par le Parti républicain (découpage partisan des circonscriptions électorales, loi visant à restreindre l’accès au vote des minorités pro-démocrates), la nature des institutions et la direction vers laquelle tend la Cour suprême rendent très improbable le fait que le Parti démocrate se retrouve de nouveau dans une configuration où il dispose de la Maison-Blanche et d’une majorité au Congrès. En clair, il s’agissait probablement de la dernière opportunité de légiférer sur le climat avant de nombreuses années.

Ceci explique le sentiment d’urgence et l’enthousiasme relatif du camp progressiste à l’annonce du deal arraché par la direction du Parti démocrate à son aile la plus conservatrice. Mais à y regarder de plus près, le texte reste insuffisant et potentiellement dangereux. Les plus critiques y voient même une manifestation chimiquement pure de l’incapacité du système capitaliste à agir de manière décisive face à l’urgence climatique.

Pour une fois, le capital passe à la caisse

La principale différence avec les autres « succès » législatifs de Biden vient du fait que ce texte est directement financé par les plus riches des Américains et les multinationales L’instauration d’un prélèvement à la source doit contraindre les entreprises américaines dégageant un profit (avant impôt) supérieur à 1 milliard de dollars à payer 15 % de taxes sur ce montant, quel que soit le pays où sont enregistrés les profits. Le Congressional Budget Office (CBO) estime que cette seule taxe va rapporter 313 milliards de dollars sur 10 ans.

Vient ensuite le renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale via une hausse drastique du budget de l’IRS, le fisc américain, censé générer un gain de quelques 280 milliards de dollars en dissuadant les très hauts revenus et les entreprises de tricher sur leur déclaration fiscale. Le parti républicain, qui avait volontairement sapé le budget de l’IRS, est vent debout contre cette mesure.

Enfin, le texte prévoit d’autoriser le régime d’assurance maladie publique Medicare (réservé aux Américains de 65 ans et plus) à négocier directement le prix d’une quinzaine de médicaments. Aussi surprenant que cela puisse paraître, aux États-Unis, les groupes pharmaceutiques sont en mesure d’imposer leurs prix aux compagnies d’assurances. Autoriser Medicare, de très loin le plus gros acheteur  de médicaments, à négocier directement les prix, devrait générer près de 288 milliards d’économies sur dix ans. Autant de profits en moins pour big pharma, qui considère cette mesure comme une véritable déclaration de guerre.

Tous ces économies et revenus supplémentaires doivent permettre de réduire le déficit, de prolonger les subventions à l’Obamacare jusqu’en 2025 (évitant une hausse des tarifs de l’assurance maladie juste avant les élections de mi-mandat) et de financer le grand plan climat.

Dispositions encourageantes et concessions inquiétantes

Les investissements s’élèvent à 370 milliards de dollars sur dix ans, quatre fois plus que les montants inclus par Barack Obama en 2009 au sein de son plan de relance de l’économie. Cependant, on reste loin du Green New Deal souhaité par l’aile gauche démocrate et le Roosevelt Institute (plaidant pour un investissement à hauteur de… 10.000 milliards de dollars), ni du projet initialement négocié par Joe Biden (1500 milliards).

Les grands contours de son plan climat avaient été dessinés par son conseiller économique Brian Deese, ancien responsable de la branche investissement durable de Blackrock. Il consistait en un savant dosage entre incitations financières pour le secteur privé (la carotte), obligations et pénalités pour les pollueurs (le bâton), et investissements publics réclamés par la gauche démocrate et les militants écologistes. Il prévoyait en particulier de financer le secteur des transports en commun, la rénovation thermique des bâtiments, et envisageait la création d’un civilian corp sur le modèle de celui mis en place dans le cadre du New Deal par Roosevelt – censé servir d’embryon de garantie à l’emploi pour effectuer des travaux en lien avec la préservation et la restauration de l’environnement. Cette ambitieuse feuille de route a été passée à la moulinette par le sénateur démocrate Joe Manchin, dont le soutien était indispensable à l’adoption du plan. Seuls les incitations financières et quelques modestes programmes d’investissements publics ont survécu.

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© Matt Palmer, Unsplash

Le cœur du projet adopté repose ainsi sur des crédits d’impôt et subventions destinés à accélérer la transition énergétique. En particulier, il débloque 260 milliards pour le développement des énergies renouvelables. Ce montant inclut le prolongement des subventions existantes pour les producteurs d’électricité ENR (solaire, éolien, hydraulique…) mais également de nouvelles aides pour le nucléaire, l’hydrogène et la technologie CCS (capture et stockage de CO2). Surtout, des aides publiques sont mises en place pour favoriser la production des composants nécessaires à la transition énergétique (matières premières, éléments pour batteries, pompes à chaleur, etc.) afin de garantir l’indépendance des États-Unis et favoriser l’émergence d’un écosystème industriel de l’énergie verte. 9 milliards sont également prévus pour inciter les particuliers à installer des pompes à chaleur et procéder à l’isolation thermique de leur logement, pour un rabais pouvant aller jusqu’à 8000 dollars par foyer éligible.

Suivant la même logique, le plan débloque plus de 80 milliards pour le développement de la voiture électrique, dont des subventions pour aider les constructeurs à modifier leurs chaînes de production et des primes à l’achat de véhicules électriques (7500 dollars pour les véhicules neufs, 4500 pour les véhicules d’occasion). Les ménages gagnant moins de 150.000 dollars par adulte et par an y sont éligibles – soit 95% des Américains. Là encore, le but est de favoriser le développement de toute la filière, en subventionnant l’offre comme la demande.

La création d’une banque publique d’investissement durable (dotée d’un budget de 27 milliards) doit encourager les investissements privés en produisant un effet de levier censé atteindre jusqu’à dix fois le montant des investissements publics. 30 autres milliards sont alloués à la décarbonation de l’agriculture et l’aide à la préservation de l’environnement et des espaces sauvages.

Enfin, un volet « justice climatique » dirige une part importante des investissements vers les populations les plus exposées. 7 milliards de dollars sont prévus pour décarboner les transports en commun des quartiers défavorisés, et permettre d’électrifier la gigantesque flotte d’estafettes du service postal national USPS.  

Pour obtenir le soutien de Joe Manchin, principal opposant au plan climat de Joe Biden au sein de la courte majorité démocrate, le parti a dû faire de lourdes concessions. Les industriels du pétrole, du gaz et du charbon recevront des fonds pour boucher les puits et mines abandonnées et émettant des quantités importantes de méthane – gaz à effet de serre 20 fois plus polluant que le dioxyde de carbone. Les pénalités prévues en cas de fuite de méthane sont calibrées pour toucher d’abord les entreprises de petite et moyenne taille, les multinationales affichant déjà des objectifs ambitieux dans ce domaine. Les subventions à l’hydrogène (qui peut être produit avec du méthane) et au développement de la technologie de capture de CO2 peuvent être interprétées comme une manière de prolonger la viabilité du gaz et du charbon. Surtout, le plan s’accompagne de deux concessions décisives faites à l’industrie pétrolière.

La première est contenue dans le texte voté au Congrès. Chaque année, avant de pouvoir autoriser de nouveaux projets ENR, l’État fédéral devra ouvrir des concessions d’exploitation à l’industrie pétrolière. Le texte force ainsi le gouvernement à mettre à la vente aux enchères 8000 km2 de terres fédérales et 240 000 km2 de concessions offshores, tous les ans. Rien ne garantit que les compagnies pétrolières participeront aux enchères ou réaliseront des projets sur ces terres. Ce qui n’empêche pas David Wallace-Wells, journaliste spécialiste de l’environnement au New York Times, de parler d’un mécanisme « diabolique »…

Deuxièmement, Joe Biden s’est engagé à approuver un second texte visant à modifier un ensemble de règles concernant l’autorisation des nouveaux projets industriels, dans le but de raccourcir les délais d’autorisation et de réduire la capacité des collectivités locales et ONG à s’opposer à leurs constructions. Si cela va aider les projets ENR, c’est également un cadeau effectué aux compagnies pétrolières. D’autant plus que Joe Manchin s’est également vu promettre l’approbation d’un pipeline très controversé traversant son État de la Virginie-Occidentale. Un pacte faustien destiné à obtenir les investissements dans la transition énergétique ?

Un pari risqué aux conséquences potentiellement catastrophiques

Un premier signe inquiétant vient de la réaction des entreprises pétrolières. Un lobbyiste confiait ainsi à Politico : « Si vous prenez en compte les avantages et les inconvénients, les avantages dépassent les inconvénients. Les étrennes que Manchin a insérées dans le texte, sur les concessions pour l’exploration pétrolière, c’est significatif ». Selon le Wall Street Journal, le directeur de Shell USA a « loué le plan et souligné le fait qu’il promettait d’ouvrir de nouvelles concessions à l’exploitation pétrolière ». Pour sa part, le patron d’ExxonMobil s’est dit « satisfait du fait que le texte reconnaisse la nécessité de faire intervenir un large éventail de solutions pour réussir la transition énergétique ». Bloomberg titrait ainsi « Le PDG d’Exxon adore ce que Manchin a fait pour les groupes pétroliers ». Plus mesuré, le porte-parole de British Petroleum a « applaudi les sénateurs pour ce plan climat historique » et loué le fait que ce texte recouvrait « un éventail complet de sources d’énergie propre ».

Toute l’industrie pétrolière ne se réjouit pas pour autant. À l’annonce du plan, L’American Petroleum Institue déclarait : « Bien qu’il y ait des dispositions intéressantes, nous sommes opposés aux politiques publiques qui augmentent les impôts et découragent les investissements dans le pétrole et le gaz américain ».

Du côté des ONG, les réactions sont également mitigées. Le Sunrise Mouvement a estimé qu’en dépit de ses nombreux défauts, ce texte était préférable à l’inaction. L’organisation 350.org, au contraire, a dénoncé « une arnaque » : « les concessions faites à l’industrie pétrolière et au sénateur Joe Manchin sont si importantes qu’elles effacent tous les gains potentiels en termes de lutte contre la crise climatique ». D’autres militants et experts du climat, cités par Jacobinmag, ont qualifié le plan de « dérangé », et ajouté qu’il constituait « une prise d’otage » et une « folie ». Pour Brett Hartl, directeur des relations gouvernementales au Center for Biological Diversity, il s’agit d’un « suicide climatique ». Le porte-parole de Greenpeace, John Noël, résume ainsi le sentiment du mouvement climat : « C’est une grosse somme d’argent pour la transition énergétique. On me dit que c’est nécessaire pour débloquer la situation sur ce front. Mais si cette réforme accélère le développement des énergies carbonées, ça sera un désastre pour le climat ». Comme le précisait David Wallace-Wells, le climat se moque des énergies renouvelables : seule la réduction des émissions compte. Or, il s’agit bien d’une stratégie de développement des renouvelables couplé à un texte favorable aux énergies fossiles.

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© Alexei Scutari, Unsplash

En somme, ce grand plan climat est un pari sur l’avenir qui mise sur l’efficience des mécanismes de marché. Il parviendra à réduire significativement les émissions de gaz à effet de serre si le secteur privé et les particuliers saisissent l’opportunité offerte par les subventions pour enclencher un cercle vertueux susceptible d’accélérer massivement la transition énergétique. Ces effets devront contrebalancer l’augmentation de production d’hydrocarbures qui risque de découler des dispositions particulièrement généreuses envers l’industrie pétrogazière…

Les optimistes pointent du doigt le fait que les compagnies pétrolières, en partie par anticipation de la transition énergétique, préfèrent racheter massivement leurs propres actions plutôt que d’investir dans de nouveaux projets d’extractions. Pour preuves, elles semblent peu intéressées par les concessions ouvertes par l’administration Trump en Alaska. Mais les nouvelles réglementations mises en œuvre par le plan Biden pourraient les rendre moins frileuses. D’autant plus que les ENR restent moins rentables que les projets reposant sur les énergies fossiles…

Or, rien ne garantit que les subventions aux énergies renouvelables et à la voiture électrique vont inciter les particuliers et industriels à effectuer une transition marquée vers celles-ci. Même lourdement subventionnés, l’installation d’une pompe à chaleur, des travaux d’isolations ou l’achat d’une voiture neuve coûtent cher. Et aucune obligation en direction des collectivités locales ou des entreprises ne contraint à faire ce type d’investissement.

De même, le recours massif à la technologie pour décarboner l’économie s’inscrit dans une logique de croissance verte contestable. Le plan ne comprend pas grand-chose en termes de sobriété énergétique et de politique de transports. Surtout, il ne remet pas en cause le modèle de la voiture individuelle, alors que le secteur des transports représente la principale source d’émissions aux États-Unis. Remplacer des Hummer consommant quinze litres au cent par une version électrique de quatre tonnes cinq capable de passer du 0 à 100 en trois secondes constitue une curieuse réponse à l’urgence climatique…

Un peu mieux que de ne rien faire

Selon les estimations mises en avant par le parti démocrate, le plan doit permettre de réduire les émissions de gaz à effet de serre des États-Unis de 40% d’ici 2030. Sur le papier, il s’agit d’un résultat particulièrement significatif. En réalité, les modèles ayant produit cette estimation comparent les émissions avec celle de 2005, année record aux États-Unis. Ils projettent une réduction allant de 31 à 44% (selon les hypothèses considérées en termes d’adoption des ENR et d’augmentation de la production d’hydrocarbures), alors que les s’étendent de 22 à 35 % de réduction si le plan n’est pas adopté, du fait des politiques énergétiques déjà en place et des tendances actuelles. Surtout, les réductions promises viennent essentiellement du déploiement massif des dispositifs de CCS (capture et stockage de CO2), une hypothèse peu crédible compte tenu du statut encore expérimental de cette technologie. En adoptant une lecture plus prudente, on constate que le projet ne devrait réduire les émissions qu’à la marge, alors que le respect des accords de Paris requiert une baisse de 50% d’ici 2030…

Certains militants redoutent le fait que le Parti démocrate et l’administration Biden se contentent de cette petite avancée et renoncent à prendre d’autres mesures importantes. À l’inverse, les optimistes espèrent que cette première victoire législative crève le plafond de verre et entraîne d’autres pays dans ce mouvement.

Une leçon de capitalisme vert ?

Selon l’ONU et L’Agence internationale de l’énergie, organisation historiquement liée à l’industrie du pétrole, aucun nouveau projet d’extraction d’hydrocarbures ne doit voir le jour, sous peine de manquer l’objectif des 2 degrés de réchauffement. Autrement dit, il est impossible de satisfaire les industries de l’énergie fossile et de préserver le climat à la fois. Face à ce choix binaire, les démocrates ont pourtant décidé de ne pas choisir.

De nombreux analystes y voient le produit de la réalité politique. La majorité démocrate ne tient qu’à une seule voix et le sénateur Joe Manchin représente un État trumpiste au possible, où l’industrie du charbon figure parmi les principaux secteurs économiques. Il pourrait sembler logique que ce soit lui qui dicte le contenu d’un texte éloigné des priorités de son électorat.

Pour d’autres, cette analyse constitue une manière commode d’appréhender une situation chimiquement pure de conflit opposant les intérêts du capital avec la nécessité d’agir pour le climat.

Joe Manchin constitue lui-même une forme de caricature du système politique américain. Comme l’écrivait le New York Times il y a tout juste trois semaines : « Joe Manchin a accepté davantage de donations issues de l’industrie pétrolière que tout autre membre du Congrès, il est devenu millionnaire grâce à sa propre entreprise de charbon ». Entreprise qui lui rapporte encore un million de dollars par an. Lors de son précédent exploit législatif, Manchin avait obtenu 15 millions de dollars de subventions pour la préservation du parc naturel sur lequel se trouve sa résidence secondaire. Il discute toutes les semaines avec le lobbyiste en chef d’Exxon Mobil. Or, des enregistrements fuités de réunions qu’il tient avec ses principaux donateurs ne laissent aucun doute sur la manière dont il opère et le peu d’égards qu’il a pour ses électeurs.

Les enquêtes du Washington Post et de Politico sur les tractations ayant abouti à la version finale de cette grande loi climat évoquent différents épisodes éclairants. C’est suite à la pression d’une partie de ses donateurs et de ses amis républicains qu’il aurait décidé de mettre fin aux négociations. Puis, le défilé de nombreux industriels, donateurs, milliardaires et économistes proches des dirigeants du Parti démocrate (dont Bill Gates et Larry Summers) l’aurait convaincu de revenir à la table des négociations. Les nombreux articles négatifs de la presse mainstream et les menaces de ses collègues sénateurs auraient participé à ce revirement. L’élément déterminant semble avoir été la peur de se voir exclure de ce que Larry Summers appelle le club des insiders. Il s’agit autant d’une victoire des élites démocrates, qui semblent enfin avoir montré leurs muscles, que des militants du mouvement écologiste.

En tant que parfait représentant du capitalisme américain, Joe Manchin semble illustrer ce que les intérêts financiers du pays étaient prêts à céder pour répondre à l’urgence climatique, sociale et démocratique. En résumé : pas grand-chose.

En l’espace de dix-huit mois et avec l’aide d’une poignée d’élus démocrates, dont la sénatrice d’Arizona Kyrsten Sinema, Manchin a vidé le projet politique de Joe Biden de sa substance. Outre les dispositions du plan climat initial, les démocrates devaient mettre en place de vastes réformes sociales incluant un système d’allocation familiale, la gratuité des crèches, de l’école maternelle et des deux premières années d’études supérieures,, permettre à Medicare de négocier le prix de tous les médicaments, inclure les soins dentaires et auditifs dans ce système, instaurer des congés parentaux et un système d’aide au logement. Le tout, financé par une hausse du taux d’imposition sur les entreprises et les grandes fortunes.   

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Certes, l’Inflation Reduction Act instaure de nouveaux impôts et doit éroder les profits de BigPharma. Mais le diable est dans les détails. Le contrôle des prix des médicaments ne doit intervenir qu’en 2026, ce qui laisse du temps à l’industrie pharmaceutique pour préparer une riposte et compenser le manque à gagner par une hausse des prix sur d’autres médicaments. De même, rien dans le texte voté ne garantit que les nouveaux moyens de contrôle alloués au fisc ne se concentreront pas sur les classes moyennes et TPE. Enfin, la sénatrice Kyrsten Sinema a veillé à ce que de nouvelles niches fiscales soient intégrées au texte.

Au lieu d’utiliser sa capacité à marchander pour obtenir des choses favorables à son électorat, Kyrsten Sinema a pratiquement fait échouer le vote en imposant un amendement introduisant une niche fiscale protégeant les profits des Hedge Funds et gestionnaires de fonds privés. Au point de provoquer la stupéfaction d’un conseiller républicain.

Malgré toutes ces reculades, les principaux syndicats patronaux et Wall Street ont condamné le texte final en menaçant de représailles les sénateurs qui le voteraient. Pour les démocrates, l’« IRA » reste une victoire politique incontestable, qui va leur permettre d’aborder plus sereinement les prochaines échéances électorales. En particulier, la baisse des prix des médicaments constituait une promesse majeure du Parti, depuis 2006. Mais pour le reste, ce plan ne fournit-il pas surtout la preuve que le capitalisme est incapable de se réformer de lui-même ? Ni de nous sauver du péril climatique ?

Révolution écologiste ou « pacte de suicide climatique » ? Le « plan climat » de Biden et ses contradictions

Joe Biden © Lisa Ferdinando

Le Sénat américain vient d’approuver une loi destinée à réduire de 40 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici la fin de la décennie. Pour autant, l’heure n’est pas à la réjouissance, tant les contradictions du texte final sont nombreuses. « C’est une révolution pour les énergies renouvelables superposée à une croissance des énergies fossiles », explique un responsable de Greenpeace. En d’autres termes, un investissement historique dans les énergies vertes imbriqué à un cadeau pour les géants du pétrole, du charbon et du gaz.

Tous les regards se sont tournés vers la Loi de réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act, IRA), projet issu d’un compromis entre le Sénateur Joe Manchin et la direction du Parti démocrate [NDLR : le sénateur Joe Manchin représente l’aile la plus libérale du Parti démocrate ; il a été critiqué pour avoir accepté que des géants du charbon financent ses campagnes]. L’IRA constitue-t-elle une avancée décisive dans le combat contre la crise climatique, ou un cadeau empoisonné qui ne ferait qu’accroître les effets de la crise climatique ? Réponse des organisations environnementales : c’est compliqué.

« J’en suis venu à penser que ce n’est pas mal », déclare Patrick Bigger, directeur de recherche du projet Communauté climat, « il y a quelques bonnes choses, et beaucoup de mauvaises ».

Une loi historique ?

L’information la plus encourageante pour les militants écologistes consiste dans le montant de l’investissement : un budget imposant de 369 milliards pour le climat et l’énergie, dont la modélisation annonce qu’elle réduirait les émissions de gaz à effet de serre américains de 40 % de son point le plus haut en 2005, d’ici la fin de la décennie. La somme représenterait l’investissement le plus important dans le climat de l’histoire américaine ; 4 fois plus imposant que les dispositions climatiques du stimulus de Barack Obama de 2009, selon Leah Stockes – professeur spécialiste des politiques climatiques à l’université de Californie qui a conseillé les démocrates du Congrès sur le projet de loi.

« C’est beaucoup d’argent » explique un responsable du plaidoyer de Greenpeace, John Noël. « Beaucoup d’argent investi dans le secteur de l’énergie propre, ce qu’on nous dit être nécessaire pour mettre un terme à l’impasse climatique ».

On comprend donc l’espoir suscité par cette loi pour les militants pour le climat. Ces sommes ont pour fonction d’impulser la construction d’une industrie nationale d’énergies renouvelables, par l’entremise de crédits d’impôts sur le solaire et l’éolien, d’achats de véhicules électriques, ou encore des 500 millions réservés à la construction de pompes à chaleur et au traitement des minéraux essentiels aux technologies renouvelables. De même, les 10 milliards de dollars alloués aux coopératives électriques rurales visant à favoriser l’achat de systèmes d’énergie renouvelable, les 30 milliards de prêt et de subvention pour les États et les fournisseurs d’électricité, et une variété de crédit d’impôts et de remises pour les sociétés et les propriétaires visant à les inciter à construire de nouveaux équipements et à installer des technologies énergétiques propres et efficientes, constituent quelques-unes des mesures qui seront financées dans le cadre de la loi.

« Chaque dollar alloué aux énergies renouvelables est une bonne chose », déclare Jean Su, directeur du programme Justice Energie au Centre de la Diversité Biologique (CBD).

Avec ces grandes mesures cohabitent une panoplie de dispositions plus réduites, liées à des investissements non-énergétique qui auront un impact positif dans la lutte climatique et iront directement réduire les pertes humaines : une amende sur les fuites excessives de méthane, une taxe sur le charbon et un programme qui aide les sociétés industrielles à réduire la pollution dans leurs centrales. Des dizaines de milliards seront consacrés à aider les communautés à faible revenu particulièrement touchées par l’impact du changement climatique.

Il est de prime abord difficile de croire que Joe Manchin, véritable baron du charbon, ait accepté cet ensemble de mesures. Il avait admis être « perturbé » à l’idée de renoncer à ses poules aux œufs d’or émettrices de CO2 que l’on retrouve dans ses financements de campagne. L’aval de Manchin à cette loi est un indicateur de ses importantes et nombreuses déficiences.

La carotte plutôt que le bâton

On aurait tôt fait d’oublier que ce projet de loi autorise une véritable bombe climatique pour la décennie suivante, à travers des concessions gazières et pétrolières. Ainsi, tous les nouveaux projets solaires ou éoliens devront payer de lourdes des concessions de pétrole et de gaz – et cela chaque année, pour une décennie entière. Cela constitue une resucée de la tentative avortée de Joe Biden de mener la plus large vente de concessions de pétrole et de gaz de l’histoire des États-Unis, qu’un juge avait bloquée plus tôt cette année du fait de ses implications climatiques catastrophiques…

« C’est une révolution d’énergie renouvelable superposée à une croissance des énergies fossiles » explique John Noël. D’autres ont pris moins de pincettes, qualifiant cet alliage de « dément » et de « fou ». Brett Hartl, directeur des affaires gouvernementales à la CBD, l’a qualifié de « pacte de suicide climatique ». Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi : peu après l’annonce du projet de loi, une enquête de l’Associated Press a révélé que des centaines de concessions dans le bassin Permien avaient des fuites de méthane, qui déversaient chaque heure entre des centaines et des milliers de kilos de méthane – un gaz à effet de serre douze fois plus polluant que le dioxyde de carbone. Et c’est sans compter les émissions liées au forage, à l’extraction, et à la combustion du carburant.

Par ailleurs, le financement des trains à grande vitesse et du transport public a totalement disparu du projet, alors même que l’important système de transport automobile américain constitue la principale source de gaz à effet de serre – le trafic routier étant responsable de 80% des émissions de celui-ci. Ceci alors même que le projet d’infrastructure physique, que Biden a promu en loi en novembre dernier, a déversé des centaines de milliards de dollars dans des infrastructures consommatrices d’énergies fossiles, comme les routes, les autoroutes et les aéroports.

« Le projet est entièrement fondé sur le maintien et le renforcement de la dépendance de nos sociétés à l’automobile » souligne Yonah Freemark, chercheur senior associé au Metropolitan Housing & Communities Policy Center à l’institut Urbain. « Les gens sont justes invités à acheter une voiture et rien de plus » explique-t-il.

Freemark explique que les démocrates manquent également l’opportunité d’augmenter le financement des agences de transport public les plus indigentes, qui se dirigent tout droit vers un mur budgétaire. Victimes de la chute du nombre d’usagers lors de la pandémie, elles n’avaient gardé la tête hors de l’eau que grâce à l’aide fédérale. L’arrêt imminent de l’aide fédérale signifiera à terme la fin de certains services ou l’augmentation des prix des transports, deux situations qui mèneraient les usagers à s’éloigner des transports publics.

« S’occuper des enjeux climatiques dépasse l’électrification de la flotte automobile » dit-il « cela signifie la transformation de nos communautés dans leur ensemble ».

Le projet de loi n’exclut néanmoins pas tous les type de transport. Il consacre une somme significante à l’aviation « soutenable » et « à basse émission » – même si des rapports récents ont démontré que l’usage de ces carburants n’impliquait tout simplement aucune réduction en termes de consommation d’énergie. Il finance davantage les solutions de captage de carbone, en dépit du fait qu’une récente étude ait indiqué que sur 40 technologies de captage de carbone, 32 en émettent plus qu’elles n’en capturent…

En attendant – tribut du vote de Manchin – les démocrates se sont engagés à mener une réforme, dans un projet de loi distinct plus tard dans l’année, permettant une approbation plus rapide et plus facile des infrastructures de combustibles fossiles, comme des gazoducs. Certains arguent que cela profitera aussi à l’énergie propre…

« En termes de foresterie, les agences ont été affamées par des années d’austérité et n’ont pas la capacité administrative d’intervenir à une échelle nécessaire pour changer les choses » explique Bigger. Mais d’autres attirent l’attention sur les raisons qui conduisent l’industrie à militer autant pour une disposition visant à modifier cet état de fait. « Cela va aider les renouvelables, mais cela va bénéficier aux combustibles fossiles de manière disproportionnée, et il est dangereux de se trouver dans un contexte où le public se retrouve dépossédé des statuts protecteurs pour contrer le développement des combustibles fossiles » explique Su.

« Si cette réforme signifie faciliter et accélérer la construction de gazoducs et la production du gaz naturel brut et liquide pour l’exportation, ce sera un désastre pour le climat » explique John Noël. « Si vous exportez toujours autant de combustible fossile, le volume de véhicule électrique produit domestiquement n’a pas vraiment d’importance ».

Un « seizième de mesure » ?

Des intentions intentions initiales au texte final, beaucoup a été perdu.

Le projet original Build Back Better promettait déjà bien en-deçà du trilliard annuel d’investissements que des organisations comme l’Institut Roosevelt avaient estimé nécessaire pour réduire fortement les émissions – la qualifiant non pas de demi-mesure mais d’un huitième de mesure. Avec un budget inférieur de moitié à celui de Build Back Better, les dépenses de l’IRA couvrent stricto sensu non pas un huitième de mesure, mais bien un seizième. Sur cet aspect, on ne saurait accuser les démocrates d’hypocrisie : ils ont vanté ce projet comme une loi permettant de réduire le déficit…

Considéré en termes relatifs, plutôt qu’en montant brut, les engagements financiers ont l’air bien moins ambitieux. Certains ont questionné le chiffre de 40% de réduction des émissions. Rhodium Group, la société de recherche derrière le modèle qui a produit ce chiffre, a estimé que si, par-delà cette loi, les politiques climatiques existantes demeurent les mêmes, seuls 24-35% de réduction pourraient être atteints.

« Parler de « 40% de réduction induit en erreur », conclut Mitch Jones, directeur assistant de Food & Water Watch.

Dans le même temps, la loi a été dépouillée de ses mesures régulatrices et coercitives – comme le Standard d’Electricité Propre que le conseiller climat de Biden avait identifié comme le socle du paquet climat, et qui était auparavant considéré comme la « clé » de son plan.

« Le problème de cette loi est qu’elle est toute entière carotte sans être bâton. » explique Jones. Même Stokes, qui a joué un rôle important dans l’IRA et l’a qualifiée de game changer, avait précédemment insisté sur le besoin d’avoir de brandir « des bâtons » dans les politiques climatiques, puisque « nous avons besoin que tout le monde fasse les bonnes choses au rythme et à l’échelle nécessaire ».

Il faut donc se garder de tout cynisme catastrophiste, comme de tout triomphalisme qui fermerait les yeux sur les graves insuffisances de la loi – et conserver sa lucidité vis-à-vis de la réalité contradictoire de l’IRA. Cette loi constitue à la fois un pas historique et essentiel pour prévenir la catastrophe climatique, et un effort insuffisant qui pourrait même aggraver les effets de la catastrophe climatique..

« Cette loi constitue une prise d’otage, dans laquelle il est impossible d’avoir le bon si on n’accepte pas une bonne dose du mauvaise », déplore Su.

La plupart des experts sur les questions climatiques ont reconnu, non sans émotion, qu’après des années de déni, l’IRA vaut mieux que rien. Pour autant, l’essentiel reste à réaliser.

Inflation : aux origines de la doxa néolibérale

Milton Friedman recevant la médaille présidentielle de la liberté par Ronald Reagan, alors président des Etats-Unis, en 1988. © Reagan White House Photographs, 1/20/1981 – 1/20/1989

Avec les hausses de prix observées dans le sillage de la crise du Covid et de la guerre en Ukraine, le débat sur l’inflation resurgit sur le devant de la scène politique et médiatique. Qui doit en supporter le coût ? Les multinationales qui ont dégagé des profits exceptionnels ou la grande partie de la population dont les revenus nets sont rognés ? On assiste dans ce contexte au grand retour d’une orthodoxie monétaire que l’on pensait remisée au placard, depuis le « quoi qu’il en coûte » et le déversement de torrents de liquidités par les banques centrales. Nous revenons ici sur les origines de cette doxa encore vivace, qui place la lutte contre l’inflation au cœur de la politique économique en appelant à la rigueur salariale, monétaire et budgétaire.

Qu’est-ce que l’inflation ? En théorie, il s’agit d’une hausse globale des prix dans une monnaie. Dans la pratique, les instituts de la statistique mesurent l’inflation par l’intermédiaire d’un indice des prix à la consommation sur un territoire et une période donnés (communément sur les douze derniers mois). En France, l’INSEE mesure son indice des prix à la consommation (IPC) depuis 1914 ; aux Etats-Unis la première mesure du Consumer Price Index (CPI) par le Bureau of Labor date de 1921.

Ces indices rendent compte de l’évolution des prix d’un nombre limité de biens et services de consommation courante (700 pour l’indicateur employé par Eurostat) : pain, vêtements, électroménager, coupe de cheveux… L’objectif d’une telle mesure est autant de rendre compte de l’évolution des prix que de celle du pouvoir d’achat de la monnaie : lorsque les prix augmentent d’une année sur l’autre, une même quantité d’euros permet d’acheter un nombre moindre de produits. 

L’impact de cette perte de pouvoir d’achat est variable selon les conditions et les positions économiques. Les acteurs économiques dont les revenus suivent la hausse des prix sont favorisés, les autres subissent l’effet de la baisse du pouvoir d’achat. En outre, l’inflation a l’avantage de réduire le poids de la dette publique : elle gonfle les rentrées fiscales et le PIB, et grignote la valeur des intérêts payés. De même, lorsque les salaires suivent la hausse des prix – par le biais de négociations salariales ou d’une indexation automatique des revenus – elle peut également être avantageuse pour les ménages endettés, en réduisant la valeur réelle de leurs dettes.

Mais l’inflation peut également devenir un « impôt sur les pauvres » lorsque les revenus des catégories populaires ne sont pas indexés et que les prix de l’énergie, du transport et de la nourriture augmentent. Prêteurs et rentiers voient également la valeur de leurs créances et de leur épargne diminuer. Bref, l’inflation opère ainsi une forme de redistribution à géométrie variable, dont la teneur n’est pas définie en soi et dépend des arrangements institutionnels et des rapports de force sociaux. 

L’inflation opère une forme de redistribution à géométrie variable, dont la teneur n’est pas définie en soi et dépend des arrangements institutionnels et des rapports de force sociaux. 

Depuis plusieurs décennies, la question de l’inflation a été tout particulièrement instrumentalisée dans le discours néolibéral pour réduire le champ des possibles en termes de politique économique et imposer sa doxa. Pour le comprendre, il faut revenir aux années 1970-80. Dans cette période, les Etats-Unis ont été confrontés à des taux d’inflation élevés – à deux chiffres en 1974 et de 1979 à 1981 – ainsi qu’à plusieurs années de stagnation et une hausse importante du chômage. C’est pourquoi cette période est qualifiée de crise de la « stagflation » (stagnation et inflation).

Les perturbations économiques liées à la persistance d’une inflation élevée vont s’avérer une aubaine pour les penseurs du néolibéralisme, dont l’influence était alors grandissante, et une occasion de remettre en cause le rôle de l’Etat et des syndicats dans la politique économique. Pour eux, l’inflation est la résultante de la politique économique d’inspiration keynésienne, et elle doit être combattue de toute urgence. Non pas pour ses conséquences délétères pour le pouvoir d’achat des catégories populaires, mais parce qu’elle serait rien de moins qu’une menace existentielle pour l’économie de marché.

Pour Walter Eucken, chef de file de l’école ordolibérale, l’inflation « détruit le système des prix et donc tous les types d’ordre économique1». Selon James Buchanan et Richard Wagner, figures de l’école de Virginie, elle « sape les anticipations et créé de l’incertitude2 ». Incapables de prévoir leurs coûts de production, prix de vente et bénéfices futurs, les entreprises freineraient leurs investissements. D’autres conséquences de l’inflation sont brandies comme autant de dangers pour l’ordre économique.

Sur le plan commercial, la hausse des coûts de production liée à des prix plus élevés obérerait la compétitivité des entreprises nationales. Sur le plan monétaire, elle viendrait miner la valeur des devises. Sur le plan financier enfin, l’inflation conduirait par ailleurs à rogner la rémunération de l’épargne – donc les revenus des plus riches – au point de favoriser la consommation immédiate et les placements plus risqués. Épargnants et créanciers seraient ainsi lésés, tandis que les emprunteurs dont les revenus sont indexés à l’inflation voient le poids de leur dette diminuer. La revanche de la cigale sur la fourmi ? « Un comportement prudent devient irresponsable et l’imprudence devient raisonnable3 » s’émeut l’économiste Milton Friedman.

Ces condamnations eurent un écho certain dans la période des années 1970-80. Le patronat étatsunien – financier et industriel – est séduit par les imprécations anti-inflationnistes des monétaristes, pointant du doigt l’incurie de l’interventionnisme d’Etat. Les autorités semblent incapables de circonscrire l’inflation, dans un contexte de crise énergétique, de chômage persistant et de croissance atone. Les leviers habituels de politique économique censés réaliser un compromis entre chômage et inflation, lointainement inspirés du keynésianisme, semblent inopérants.

Dès lors, les diagnostics et « remèdes » formulés par les économistes néolibéraux vont occuper le devant de la scène académique et politique. Et vont offrir une place considérable aux mécanismes de marché au détriment de l’intervention publique. On distingue en particulier trois courants dont les contributions continuent encore largement d’irriguer les débats actuels sur l’inflation.

Les trois courants de la refondation néolibérale

Le premier courant est sans doute celui qui a constitué la critique la plus bruyante des politiques d’inspiration keynésienne. Il s’agit du monétarisme de Milton Friedman. Pour ce dernier, « l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire4 ». En d’autres termes, les hausses de prix seraient la conséquence de l’augmentation de la masse monétaire et non d’autres facteurs – comme la hausse des prix du pétrole. Dans le viseur : les politiques de relance d’inspiration keynésienne qui articulent dépense publique et expansion monétaire pour stimuler la croissance et réduire le chômage.

Selon Milton Friedman, ces politiques sont intrinsèquement inflationnistes et contre-productives. En cherchant à réduire le chômage en dessous d’un taux d’équilibre, elle serait même responsables de l’accélération de l’inflation, en entraînant notamment les salaires à la hausse. L’orientation qu’il préconise est celle d’une politique monétaire restrictive, ne poursuivant aucun objectif de politique économique sinon celui de fournir seulement la quantité de monnaie nécessaire à l’activité économique.

Aux critiques des monétaristes se sont ajoutées celles d’un second courant : celui de Robert Lucas et des économistes de la « nouvelle école classique ». Pour ces tenants d’une refondation de la théorie néoclassique « pure », les agents économiques sont à même d’anticiper toutes les conséquences des interventions monétaires. Leurs conclusions, obtenues à grand renfort de modèles mathématiques complexes, radicalisent celles des monétaristes : toute politique interventionniste serait vouée à l’échec, face à des agents parfaitement rationnels. 

Malgré le succès de ces deux écoles néolibérales, dans un contexte économique et politique favorable, les critiques n’ont pas manqué à leur égard. L’explication monétariste de l’inflation se refuse, malgré l’évidence, à considérer d’autres causes que celle de la quantité de monnaie. Les hypothèses irréalistes retenues par ailleurs par les tenants de la « nouvelle école classique » – qui postulent que les acteurs sont parfaitement rationnels et parfaitement informés – ont par ailleurs jeté le doute sur la pertinence de leurs modélisations et de leurs résultats.

Un troisième courant va proposer de « prendre le meilleur des approches concurrentes qui l’ont précédé » selon les termes d’une de ses figures, Gregory Mankiw. Sur le papier, il s’agirait d’une voie intermédiaire entre le néolibéralisme et la tradition keynésienne. En pratique, les économistes de la « nouvelle synthèse néoclassique » reprennent à leur compte le cadre d’analyse et les outils des nouveaux classiques avec une nuance : sur le long terme, le marché est efficient ; mais sur le court-terme il existe des imperfections qui l’empêchent de s’équilibrer – et donc des opportunités pour certaines interventions publiques.

Parmi ces « nouveaux keynésiens », des noms qui résonnent encore dans les débats actuels sur la résurgence de l’inflation : Joseph Stiglitz, Lawrence Summers, Janet Yellen (présidente de la FED entre 2014 et 2018) ou encore Olivier Blanchard (actuel chef économiste au Fonds monétaire international).

Un nouveau paradigme monétaire

Les trois courants vont contribuer à un aggiornamento de la politique monétaire aux Etats-Unis comme en Europe. Encore aujourd’hui, la grille de lecture de cette nouvelle synthèse néolibérale inspire largement les débats sur l’inflation – ses causes, ses remèdes – et les décisions des banquiers centraux. Les grands principes de cette nouvelle doxa se donnent à lire dans les manuels « orthodoxes » de macro-économie5.

Le premier est l’hypothèse d’un marché autorégulateur : sur le long terme, l’économie tendrait vers des niveaux optimums d’activité, de prix, et de chômage. Mais à court et moyen terme, des « chocs » peuvent l’éloigner de l’équilibre et faire resurgir le spectre de l’inflation. Dès lors – c’est le second principe – l’objectif de la politique économique est de permettre un rétablissement optimal de l’équilibre. En d’autres termes : l’intervention des autorités est tolérée à condition qu’elle vise à garantir des conditions optimales pour le fonctionnement du marché.

Pour les néolibéraux, l’intervention des autorités est tolérée à condition qu’elle vise à garantir des conditions optimales pour le fonctionnement du marché.

Quels sont les chocs qui peuvent perturber l’économie ? La crise de la « stagflation » en donne plusieurs illustrations toujours d’actualité. La plus évidente étant le « choc d’offre » lié à la hausse brutale du coût de l’énergie suite aux chocs pétroliers de 1973 et de 1979. La hausse du prix du pétrole a une importance majeure sur le niveau des prix car elle entraîne la hausse du prix de l’essence, du fioul, mais aussi du gaz naturel et du charbon. Elle augmente le prix du transport aérien et routier, des plastiques et matières premières et donc les coûts de nombreuses entreprises qui peuvent être amenées à augmenter leurs prix en retour.

D’autres chocs d’offre peuvent également expliquer l’inflation élevée et la stagnation des années 1970 aux Etats-Unis : la hausse des prix des produits agricoles, la hausse du prix des produits importés en conséquence de la dépréciation du dollar, ou encore une diminution des gains de productivité.

Comment réagir à de tels « chocs adverses » ? Jusqu’aux années 1970, la réponse consacrée des autorités avait été d’administrer un « choc de demande » à l’économie, sous la forme d’une politique monétaire généreuse (taux d’intérêt bas, injection de liquidités) et d’investissements publics. C’est le principe d’une politique « accommodante », ou encore de la « relance keynésienne ». L’objectif : contrebalancer l’effet d’un choc adverse en stimulant l’activité et l’emploi au prix d’une hausse, censée être temporaire, de l’inflation.

Mais s’il on en croit la doxa néolibérale, une telle politique serait vouée à l’échec : elle conduirait non seulement l’économie à la « surchauffe », mais à une accélération de l’inflation. Celle-ci résulterait d’un cercle vicieux où les hausses de prix alimenteraient les hausses de salaires et réciproquement – salariés et entreprises anticipant une inflation élevée. On dit alors que les anticipations des agents ne sont plus « ancrées » – ces derniers ne croyant plus dans la capacité des autorités à contrôler l’inflation.

L’indexation des salaires, permettant à ces derniers de suivre la hausse des prix, serait par ailleurs un facteur aggravant. Pour l’économiste Robert Gordon, « chocs d’offre, politique accommodante et indexation des salaires est une trinité maudite qui peut mener à l’hyperinflation6 ». La période de la stagflation ne serait donc rien d’autre que l’illustration d’une telle spirale, désignée comme «boucle prix-salaires», menant l’économie tout droit à l’abîme.

Les amers remèdes néolibéraux

Circonscrire le risque inflationniste va devenir, à partir de la fin des années 1970, un impératif de premier plan de la politique monétaire. Quitte à provoquer dégâts sociaux et récession. La hausse drastique du taux directeur de la Fed, mise en œuvre par son président Paul Volcker en 1979, va constituer un événement fondateur de la nouvelle doctrine.

Ce « remède » monétariste se présentait comme un contre-pied au principe de relance keynésienne. Il se donnait pour objectif de réduire l’inflation et d’éteindre la « surchauffe » de l’économie étatsunienne par un violent coup de frein, qu’importe les conséquences sociales. Le résultat ne se fit pas attendre : hausse du coût du crédit, faillites en cascade, récession et chômage ont frappé les Etats-Unis dans les années 1982-1983.

Ce brusque coup de frein poursuivait un second objectif : garantir la « crédibilité » de l’engagement de la Fed à réduire l’inflation. Il répondait à une autre préoccupation mise en avant par les économistes néolibéraux : celle de « ré-ancrer » les anticipations des acteurs économiques, de sorte que ces derniers soient convaincus de la détermination des autorités à prendre des mesures fortes contre l’inflation.

La recherche de crédibilité à l’égard des créanciers et des marchés financiers va ainsi devenir un impératif de la politique économique. Dans l’Union européenne elle prendra la forme de règles adoptées dans le Traité de Maastricht signé en février 1992 : l’interdiction de la monétisation des déficits publics et l’indépendance de la Banque centrale européenne. L’objectif : bannir ex ante des politiques jugées inflationnistes et s’en tenir à des règles explicites de gestion monétaire. Une constitutionnalisation de l’action publique en tous points conforme aux principes de l’ordolibéralisme.

Derrière un vernis de théorie économique néolibérale, cette nouvelle doxa va, à partir des années 1990, graver dans le marbre des traités un choix politique en faveur des intérêts des possédants.

En temps « normal », la nouvelle doctrine de la politique monétaire va consister à surveiller l’inflation comme le lait sur le feu. Garantir « la stabilité des prix » constitue la mission première de la BCE inscrite dans son mandat. Cet objectif est partagé par la Fed, qui doit également favoriser la croissance et l’emploi. En pratique cela se traduit par une politique restrictive visant à augmenter les taux pour réduire le crédit et l’activité lorsque l’économie est considérée en surrégime et le chômage en dessous de son niveau « naturel ».

Face à un choc d’offre adverse, comme la hausse du prix de l’énergie, deux stratégies sont envisagées : « éteindre » l’inflation d’offre en appliquant une politique restrictive, afin d’éviter toute spirale inflationniste qui pourrait la rendre permanente ; ou appliquer une politique neutre – ne rien changer – en considérant que l’inflation est transitoire et que les prix retrouveront leur niveau d’avant le choc.

Derrière un vernis de théorie économique néolibérale, cette nouvelle doxa va, à partir des années 1990, graver dans le marbre des traités un choix politique en faveur des intérêts des possédants. Côté pile, le maintien de l’inflation à un niveau modéré va favoriser les créanciers en rétablissant leurs rentes. Côté face, l’impératif de la modération salariale, la rigueur monétaire et budgétaire vont achever de détruire le pouvoir de négociation des syndicats et des salariés.

Ne plus voir l’inflation comme un mal, mais comme un outil

La crise de 2008 et la « Grande Dépression » qui s’en est suivi vont cependant remettre en cause la doxa monétariste. Face au risque d’une spirale déflationniste entraînant vers le bas les prix et l’activité économique, les banques centrales vont être contraintes de mobiliser des politiques « non conventionnelles » : taux bas, voire négatifs, politiques de rachats de dettes publiques et d’actifs financiers (quantitative easing). Le risque de dépression économique suite à la crise du Covid va amener les gouvernements à recourir à l’arme budgétaire, dépensant sans compter (le fameux « quoi qu’il en coûte ») pour maintenir l’économie à flot.

Pour autant, la remise en cause de la doxa néolibérale a constitué moins une rupture qu’une continuation par d’autres moyens. Car les intérêts sociaux servis par les nouvelles politiques « non conventionnelles » et le surcroît de dépenses publiques sont les mêmes : grandes entreprises et grands intérêts financiers bénéficient d’un filet de sécurité toujours plus généreux, sous la forme d’aides publiques et de politiques fiscales favorables. Bref, une politique inconditionnelle de soutien (si ce n’est « d’assistanat ») en faveur du secteur privé.

La remise en cause sera par ailleurs de courte durée, puisque le retour de l’inflation s’accompagne, depuis 2021, d’une remise au goût du jour de la doxa monétariste professant la modération salariale et la baisse des dépenses publiques. La brutale hausse du taux directeur de la FED, de 0,25% en début d’année à 2,5% aujourd’hui, n’est pas aussi brutale que celle opérée par Paul Volcker il y a quatre décennies, mais elle s’inspire bien des mêmes préceptes.

Les banques centrales doivent être remises sous tutelle démocratique.

Les contradictions du néolibéralisme semblent désormais atteindre leur paroxysme. Comment concilier la politique de mise sous perfusion des entreprises industrielles et financières, engagée depuis la crise de 2008, et la lutte contre l’inflation par des mesures budgétaires et monétaires restrictives ?

Une chose est sûre : une alternative au chaos économique supposerait d’engager une véritable rupture avec la doxa néolibérale. Celle-ci suppose d’engager tous les moyens à la disposition de la puissance publique : une gestion de la monnaie et de la fiscalité au service d’investissements publics massifs, à même de répondre aux urgences sociales et écologiques. Pour ce faire, les banques centrales doivent être remises sous tutelle démocratique.

Dans une telle configuration, l’inflation ne doit pas être considérée comme un bien ou un mal en soi, mais comme un indicateur parmi d’autres. En réinstaurant une indexation des revenus des catégories moyennes et populaires, elle peut même se transformer en outil de redistribution et contribuer à une « euthanasie des rentiers », pour paraphraser la formule attribuée à Keynes.

Notes :

[1] Walter Eucken, This Unsuccessful Age or The Pains of Economic Progress, Oxford University Press, 1952.
[2] James M. Buchanan et Richard E. Wagner, Democracy in Deficit, Academic Press, 1977.
[3] Milton Friedman, Monetarist economics, Basil Blackwell, 1991.
[4] Milton Friedman, Inflation et système monétaire, Calmann-Lévy, 1968.
[5] Les paragraphes suivants sont une synthèse des propos développés dans les manuels de macroéconomie d’Olivier Blanchard (2020) et de Robert Gordon (2014).
[6] Robert J. Gordon, Macroeconomics (12th edition), Pearson, 2014.

La fin du droit à l’avortement aux États-Unis n’est qu’un commencement

© Shannon Page

En abolissant le droit à l’avortement, la Cour suprême américaine ne s’est pas contentée de ramener la « plus vieille démocratie du monde » au Moyen-âge. Elle a fait la démonstration que les droits ne sont jamais définitivement acquis – et que les élites sont disposées à défendre des politiques aux conséquences inhumaines pour protéger leurs intérêts. Aux États-Unis comme en Europe, où l’on observe également une alliance croissante entre lobbies financiers et chrétiens intégristes. Analyse d’une séquence dont la gravité a peut-être été sous-estimée sur le vieux continent, malgré l’émoi provoqué.

Paris, 2019. À la « convention de la droite » de Marion-Maréchal Le Pen, le polémiste Raphaël Enthoven critique ses hôtes en arguant que leur projet réactionnaire est voué à l’échec. Parmi les arguments déployés, il assène l’idée que le progrès social et ses avancées constituent « des mouvements irréversibles » car « on ne revient pas sur une liberté supplémentaire ».

Trois ans plus tard, 170 millions d’Américaines viennent de perdre leur droit constitutionnel à l’avortement. L’arrêt Dobbs v Jackson de la Cour suprême des États-Unis annule la jurisprudence Roe v Wade de 1973 et rend aux législatures des États et au Congrès fédéral le pouvoir d’interdire ou de restreindre l’accès à l’avortement. Du fait des lois votées en anticipation de cette décision, l’avortement est devenu illégal ou très fortement limité dans 11 États. Il le sera bientôt dans 13 autres, soit la moitié du territoire américain.

Des effets tragiques au-delà des cas individuels

Dès l’annonce du verdict, des centaines de femmes ont vu leur procédure médicale annulée par leur clinique. Pour les habitantes des 22 États sous contrôle républicain, la situation va rapidement se dégrader. Dans la majorité des cas, l’avortement sera interdit passé 6 semaines de grossesse (soit après deux semaines d’absence de règles, alors que la majorité des femmes ne savent pas qu’elles sont enceintes) quelles que soient les circonstances. Le viol, l’inceste ou la présence d’un fœtus non viable ne seront généralement pas des motifs suffisants pour obtenir un avortement.

5 des 9 juges qui composent la Cour suprême (et qui ont voté pour l’annulation du droit à l’avortement) ont été nommés par des présidents élus avec une minorité de voix (deux par Bush Junior, trois par Donald Trump).

Dans certains États, l’avortement pourra être passible de longues peines de prison ferme, voire de la peine de mort. Une simple fausse couche pourra conduire une femme accusée de l’avoir provoquée devant les tribunaux, avec le risque de recevoir une très lourde condamnation. Du reste, à cause du flou juridique et des réticences du corps médical à s’exposer à de potentielles poursuites, de nombreuses femmes pouvant prétendre à un avortement (leur santé étant menacée par des complications liées directement ou indirectement à leur grossesse) ne se le verront plus proposer.

Les témoignages terrifiants s’accumulent. Des femmes sont contraintes de mener à terme une grossesse non viable en dépit des graves risques encourus pour leur santé (infertilité, complications diverses…). Une femme présentant une pathologie engageant son pronostic vital a été privée de traitement du fait de l’incompatibilité des médicaments avec une grossesse à laquelle elle n’avait plus le droit de mettre terme. Sans oublier cette fillette de dix ans, victime d’un viol et enceinte de 6 semaines, qui s’est vue refuser un avortement en Ohio.

Au-delà de ces récits individuels dramatiques, cette décision accroît les injustices structurelles existantes. Les femmes vivant dans les États favorables à l’avortement ou ayant les moyens de s’y rendre conserveront un accès à la procédure. Du moins, tant que les États républicains ne mettent pas en place des lois visant à interdire ce type de solutions. Avant Roe, les classes supérieures avortaient également par voies illégales, auprès de cliniques ou praticiens privés opérant en toute discrétion. À l’inverse, les femmes issues des milieux défavorisés mourraient parfois des suites d’avortements auto-administrés ou entrepris auprès de personnes non qualifiées – dont des charlatans. Comme l’expérience l’a prouvé, interdire l’avortement ne le supprime pas, mais le rend plus dangereux, difficile et onéreux.

Cette décision fait également fi de données plus générales. Et pas uniquement en termes de santé publique. Du point de vue économique, les répercussions attendues sont désastreuses. Hausse de la pauvreté et des inégalités, baisse de la productivité et réduction de la participation des femmes au marché du travail font partie des conséquences bien documentées.

La sécurité est un autre domaine qui risque d’être impacté. Au-delà des conséquences directes, de nombreuses études tendent à démontrer que l’accès à l’avortement avait largement contribué à la diminution de la criminalité observée 15 à 20 années après sa légalisation.

Une décision arbitraire et impopulaire

La décision choque également par son aspect arbitraire. La logique déployée par l’opinion majoritaire de la Cour s’appuie sur une lecture originaliste de la Constitution (qui consiste à l’interpréter dans le sens de l’intention prêtée à ses auteurs en 1787), fondée sur un mode historique de légitimation. En résumé : puisque la Constitution ne garantit pas explicitement le droit à l’avortement parmi les droits fondamentaux (elle ne garantissait pas le droit de vote des femmes non plus) et qu’historiquement, l’avortement n’était pas un droit aux États-Unis, ni une pratique ancrée dans la tradition du pays (avant 1973 et selon le révisionnisme fortement contesté de la Cour), il est hors de question d’en faire un droit fondamental aujourd’hui. Le raisonnement apparaît faible. Il mobilise des arguments entrant en contradiction avec d’autres opinions émises par les mêmes juges et s’oppose aux jurisprudences Roe et Cassey. Il repose surtout sur la notion contestable qu’un texte écrit en 1787 – dans un contexte patriarcal et esclavagiste – détermine les droits fondamentaux des femmes 250 ans plus tard.

La suppression du droit à l’avortement va clairement à l’encontre de l’opinion publique. Selon les innombrables enquêtes réalisées sur le sujet, entre trois et quatre électeurs sur cinq ne souhaitaient pas que Roe soit annulée par la Cour suprême. Ce qui pose la question de la légitimé de cette institution.

5 des 9 juges qui la composent (et qui ont voté pour l’annulation du droit à l’avortement) ont été nommés par des présidents élus avec une minorité de voix (deux par Bush Junior, trois par Donald Trump). Parmi eux, les 3 juges nommés par Trump ont été confirmés par un nombre de sénateurs représentant entre 20 et 40 millions d’Américains de moins que ceux qui avaient voté contre la confirmation. Le 6e juge conservateur à avoir voté la suppression du droit à l’avortement, Clarence Thomas, avait été confirmé malgré des accusations d’agressions sexuelles particulièrement crédibles. Depuis, la Commission parlementaire a mis en lumière une complicité probable de ce même Clarence Thomas avec Donald Trump dans sa tentative de coup d’État. C’est pourtant ce juge qui a explicitement ouvert la porte vers d’autres verdicts plus durs encore : la remise en cause du droit au mariage homosexuel, aux relations homosexuelles et à la contraception.

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Parmi les trois juges nommés par Trump, le siège du premier (Neil Gorsuch) aurait dû revenir à un juge nommé par Obama, si la majorité républicaine au Sénat n’avait pas refusé pendant huit mois d’organiser le vote de confirmation au Congrès. Mitch McConnell (alors chef de la majorité républicaine) avait estimé qu’à huit mois de la présidentielle, Obama n’était plus légitime pour nommer un juge. Mais quatre ans plus tard, lorsque la juge progressiste Ruth Bader Ginsburg est décédée sept semaines avant la présidentielle de 2020, McConnell s’est empressée de confirmer sa successeur Amy Coney Barrett. Il s’agit de ruptures évidentes avec la logique bipartisane de la procédure de nomination. Or, pour confirmer Gorusch en 2017, McConnell avait du modifier les règles du Sénat (par un vote à la majorité simple) afin d’abaisser le seuil nécessaire à la confirmation d’un juge de 60 à 50 voix. Gorusch a finalement été confirmé 54-45, sur des lignes partisanes, tout comme Barrett (52-48).

La suppression du droit à l’avortement s’inscrit dans une succession de verdicts plus réactionnaires les uns que les autres. Au cours de la même semaine, la Cour suprême a ouvert la porte au découpage des circonscriptions électorales sur des bases raciales (Ardoin v. Robinson), renouant ainsi avec des pratiques datant de la ségrégation

Enfin, Brett Kavanaugh est venu remplacer le juge conservateur Ted Kennedy en cours du mandat de Trump, suite à sa décision de prendre sa retraite. L’idée étant de profiter de la présidence républicaine pour installer un successeur bien plus jeune à la Cour (les nominations étant à vie). Une voie que Ruth Bader Ginsburg avait refusé d’emprunter sous Obama, estimant que sa retraite anticipée serait interprétée comme une stratégie partisane et risquerait d’affaiblir la légitimité de la Cour (la raison officieuse étant probablement qu’elle ne souhaitait pas laisser sa place, d’autant qu’elle avait été élevée au rang d’icône par la presse démocrate…). Kavanaugh a été confirmé sur des lignes partisanes (50-48), malgré une accusation crédible de tentative de viol.a

Ce manque de légitimité démocratique et les nombreuses décisions impopulaires prises par la Cour (en particulier, la décision de déplafonner les dépenses des entreprises et milliardaires désirant financer les campagnes électorales) expliquent certainement la confiance historiquement basse (25 %) dont elle jouit actuellement auprès des Américains.

De la contre-révolution conservatrice au « coup d’État judiciaire » ?

La suppression du droit à l’avortement s’inscrit dans une succession de verdicts plus réactionnaires les uns que les autres. Au cours de la même semaine, la Cour suprême a ouvert la porte au découpage des circonscriptions électorales sur des bases raciales (Ardoin v. Robinson), renouant ainsi avec des pratiques datant de la ségrégation et interdites par le Voting Act de 1965. Puis elle a considérablement affaibli la régulation du port d’arme dans l’espace public (New York State RPA v. Bruen ), la séparation de l’Église et de l’État (Kennedy v. Bremerton School District)), l’autonomie politique des tribus amérindiennes (Oklahoma v. Castro-Huerta) avant d’asséner le coup de grâce en limitant la capacité de l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA) à réguler les émissions de gaz à effet de serre. Ce dernier verdict (West Virginia v. EPA) ouvre la porte à de nombreuses interdictions faites au gouvernement de… gouverner. Le Financial Times évoque déjà des conséquences en termes de suppression de régulations bancaires et financières.

Cette séquence, qualifiée de « coup judiciaire » par l’essayiste Naomi Klein, a été suivie d’un signal encore plus inquiétant : la décision de statuer sur l’affaire Moore v. Harper à l’automne. Le verdict pourrait changer radicalement la manière dont sont décidées les élections dans le pays, en donnant les pleins pouvoirs aux législatures de chaque État pour organiser et valider les scrutins nationaux. En clair, la tentative de Coup d’État de Donald Trump de 2020 sera désormais légale, dans le sens où les parlements des États pourront renverser le résultat d’une élection, ou mettre en place des règles garantissant peu ou prou l’issue d’un scrutin.

La fin du droit à l’avortement s’inscrit ainsi dans une dynamique plus large et inquiétante, mais parfaitement explicable. En réalité, l’abrogation de Roe v. Wade n’est qu’un dégât collatéral de l’effort plus vaste de la droite américaine pour imposer par la voie judiciaire sa vision politique largement impopulaire, via ce que certains politologues décrivent comme « la tyrannie de la minorité ».

Derrière l’assaut réactionnaire de la Cour, le Capital et de nombreux milliardaires américains

Derrière les verdicts énumérés plus haut, on retrouve toute une série d’efforts méticuleux et concertés de la part de ce qu’il conviendrait d’appeler « le capitalisme américain », au risque de généraliser. Les juges ayant rendu ces verdicts ont été sélectionnés en amont par des organisations conservatrices mettant en avant certaines philosophies juridiques et, plus largement, soutenant des magistrats ayant fait preuve de certaines qualités au cours de leur carrière. La défense des intérêts du monde des affaires et du Capital est privilégié, avant un ethos socialement conservateur. Ces organisations, en particulier la Heritage Foundation et la Federal Society sont en grande partie financées par de multiples multinationales américaines, les lobbies de grands secteurs économiques et de nombreux milliardaires.

NDLR : Lire sur LVSL l’article d’Ewen Bazin, « La Heritage Foundation, puissante fondation néoconservatrice derrière Donald Trump »

Une fois leurs candidats nommés pour un siège à la Cour suprême, ces structures (ainsi qu’un vaste réseau de lobbies plus opaques, tel que le Judicial Crisis Network, dont la légalité résulte précisément d’une série d’arrêts de la Cour suprême) dépensent des centaines de millions de dollars pour convaincre le public et les élus de soutenir la nomination des juges pré-sélectionnés. Ensuite, pour s’assurer que les litiges juridiques pertinents remontent jusqu’à la Cour suprême, de multiples efforts sont déployés par ces mêmes organisations pour influencer les élections, élire les politiques et orienter magistrats, parquets, plaignants, juristes et avocats. Jusqu’à produire des lois clés en main qui seront ensuite votées par des juridictions républicaines acquises à la cause, dans le but de déclencher des affaires destinées à être portées devant la Cour suprême.

Cette dernière n’a plus qu’à piocher dans les nombreux arguments produits par des juristes soutenus par les organisations conservatrices pour justifier leurs verdicts. Ce long processus fut mobilisé pour mettre fin au droit à l’avortement, comme pour produire la décision portant sur l’Environment Protection Agency (EPA). À la manœuvre, on retrouve également le puissant multimilliardaire Charles Koch, et son réseau d’influence tentaculaire. Si ce magnat des énergies fossiles n’est pas hostile à l’avortement, son taux de profit se trouvait directement menacé par l’EPA. D’où les efforts colossaux déployés depuis 20 ans par son organisation (Prosperity for America) pour réunir les conditions nécessaires au verdict WV v. EPA, entre autres décisions conservatrices rendues par la Cour. Et tant pis pour les fillettes de dix ans enceinte suite à un viol.

Le Parti démocrate, entre complaisance et complicité

Cette contre-révolution conservatrice engrange les succès car elle ne rencontre pas de véritable résistance. Sur la question du droit à l’avortement, les démocrates étaient pourtant prévenus. Fait inédit, deux mois avant la décision de la Cour suprême, un brouillon du verdict avait fuité dans la presse. Il correspond pratiquement mot pour mot à la décision finale. Qu’ont fait les leaders du Parti démocrate au cours de ce laps de temps ? Rien. Ou plus exactement, ils ont activement fait campagne pour défendre le seul parlementaire démocrate anti-avortement, menacé de perdre son siège au profit d’une candidate progressiste soutenue par la gauche du Parti. Quelques semaines plus tard, Joe Biden a passé un marché avec le chef de la minorité républicaine au Sénat (Mitch McConnell) pour nommer à vie un juge anti-avortement au circuit fédéral du Kentucky (un échelon inférieur à la Cour suprême) pour « apaiser McConnell ».

Une fois à la présidence des États-Unis, Obama avait renoncé à sa promesse électorale d’inscrire le droit à l’avortement dans la loi fédérale, malgré sa majorité absolue au Congrès

La nomination devait intervenir le jour du verdict mettant fin à l’avortement. C’est dire l’importance accordée au droit à l’avortement par les ténors du Parti démocrate qui, à l’annonce du verdict de la Cour suprême, ont d’abord chanté « God bless America » sur le parvis du Congrès avant de lire un poème et d’envoyer des courriels à leur liste de diffusion pour demander un soutien financier en vue des prochaines élections. Un opportunisme qui a provoqué la colère de nombreux militants féministes.

Dans son discours commentant la décision de la Cour, Joe Biden n’a proposé aucune solution, à part celle de voter démocrate aux prochaines élections. S’il est vrai que le combat doit désormais être mené à l’échelle des États et du Congrès, les démocrates sont loin d’être privés de tout levier.

Pour commencer, ils pourraient faire voter un texte protégeant l’avortement au Congrès. Cela nécessiterait de voter la fin du Filibuster, cette règle arbitraire qui permet à une minorité de 41 sénateurs de bloquer toute proposition de loi. La Cour suprême risquerait d’invalider le texte, mais devrait être de nouveau saisie, ce qui contribuerait à limiter son pouvoir et affaiblir sa légitimité.

Comme le souligne Jacobinmag, un Sénat débarrassé du filibuster pourrait également voter un budget fédéral réduisant à zéro le budget de la Cour suprême. Les juges seraient toujours en place, mais dans l’incapacité de travailler (privés d’assistant, d’accès informatique, etc…). Une autre option consisterait à utiliser conjointement le Congrès et la Présidence des États-Unis pour ajouter des juges (progressistes) à la Cour suprême, afin de faire de nouveau basculer cette dernière du côté démocrate.

Les démocrates pourraient également lancer des procédures de destitutions contre les juges de la Cour suprême Clarence Thomas (pour son rôle supposé dans la tentative de coup d’État de Donald Trump) et Kavanaugh (pour de potentielles parjures sous serment). La procédure n’a aucune chance d’aboutir, puisqu’une destitution nécessiterait l’aval des deux tiers du Sénat. Mais le but serait avant tout de marquer des points politiquement et de ralentir l’action de la Cour suprême en l’engluant dans cette procédure.

Enfin, le Congrès (à majorité démocrate) pourrait faire voter divers textes de loi conçus spécifiquement pour contraindre ou défier la Cour suprême (sur le droit à l’avortement, les régulations d’émissions de gaz à effet de serre, l’encadrement du droit de vote et de l’organisation des élections, le contrôle des armes à feu… etc). Au minimum, un texte rendant l’avortement légal en cas de viol ou d’inceste mettrait les républicains en difficultés et sauverait de nombreuses femmes. De même, l’administration Biden pourrait ouvrir des cliniques pratiquant l’avortement sur les terres fédérales situées dans les États conservateurs, pour ne parler que de cette problématique. Rien de tout cela n’est au programme, à la stupeur des dirigeants républicains et au désespoir des électeurs démocrates.

Certes, de telles tactiques présentent plusieurs inconvénients. Certaines ne serviraient qu’à affaiblir politiquement la Cour suprême, sans permettre de sortir par le haut de la crise politique. Avec le risque de diviser d’avantage le pays, de polariser l’opinion et de provoquer un retour de bâton lorsque les républicains seront de nouveau au pouvoir.

Mais, comme l’écrit Noami Klein et le martèlent les élus proches de Bernie Sanders, les républicains violent déjà allègrement les normes de la politique bipartisane et imposent de fait leur agenda radical. En situation d’urgence, lorsque les droits fondamentaux, l’avenir de la démocratie et de la planète sont menacés, des mesures drastiques s’imposeraient pour faire face.

Cependant, combattre les républicains n’est pas dans l’ADN du parti démocrate. Depuis le traumatisme des années Reagan et la fin du consensus hérité du New Deal, les cadres du parti se sont réfugiés dans une position attentiste qui s’explique par un mélange de manque de courage politique et de faible foi dans leur propre projet. Voire, pour certains élus financés par le monde des affaires, d’hostilité non avouée aux causes progressistes.

En 1991, Joe Biden, alors à la tête du Comité judiciaire du Sénat, avait échoué à faire capoter la nomination du juge Clarence Thomas, confirmé à la Cour suprême (52-48) par un sénat à majorité démocrate. Il remplaçait ainsi Thurgood Marshall, héros afro-américain de la lutte pour les droits civiques. En 2005, Barack Obama s’était publiquement opposé au blocage de la nomination du juge Roberts (qui préside désormais la Cour suprême) dans un post de blog aux accents involontairement prophétiques : les pires craintes des activistes démocrates balayées par Obama se sont avérées amplement justifiées.

Une fois à la présidence des États-Unis, Obama avait renoncé à sa promesse électorale d’inscrire le droit à l’avortement dans la loi fédérale, malgré sa majorité absolue au Congrès. Quant à Hillary Clinton, adepte du « je vous avais pourtant prévenu » (comprendre : il fallait voter pour moi en 2016), elle avait choisi comme colistier le sénateur Tim Kaine, un des rares démocrates hostile au droit à l’avortement.

Face aux récents verdicts de la Cour suprême, la Maison-Blanche avance toujours à reculons. Dans une interview désastreuse, la Vice-présidente Kamala Harris a expliqué que la Maison-Blanche ne comptait pas prendre de mesures drastiques car « nous sommes à 130 jours d’une élection qui va inclure des sénatoriales ». Selon l’agence Reuters « Biden et ses conseillers ont peur que des mesures trop radicales polarisent l’électorat avant les élections de mi-mandat, réduisent la confiance du public dans les institutions telles que la Cour suprême ou ne s’appuient pas sur des bases légales suffisamment solides ». En d’autres termes, la principale préoccupation de la Maison-Blanche semble être de protéger la légitimité de la Cour suprême. Devant les multiples pressions exercées par son propre camp, Biden a fini par livrer un discours plus combatif, dans lequel il annonce la signature d’un décret dont le principal effet est de commander un rapport à son ministre de la santé, à rendre sous trente jours…

Ironiquement, en essayant de préserver les normes avant toute chose, les démocrates ont laissé le Parti républicain détruire toute forme de normalité, pour devenir le parti de la radicalité. La droite conservatrice américaine cherche ouvertement à ramener le pays cent cinquante ans en arrière, tout en visant à déconstruire l’État au profit des entreprises et milliardaires. Un projet impopulaire qui nécessite d’instaurer un gouvernement par la minorité via des coups institutionnels graduels, mais coordonnés.

Il ne faudrait pas voir dans ces dynamiques une spécificité américaine. En tous lieux, la droite conservatrice vise à asseoir sa domination sur un électorat qui lui est majoritairement hostile en retirant de la délibération démocratique les thèmes qui lui seraient le plus défavorables, comme le notent les politologues Jacob Hickers et Paul Pierson dans leur récent ouvrage Comment la droite gouverne en période d’extrême inégalité. En Europe, les traités européens confient à des instances technocratiques la délibération sur l’essentiel des sujets économiques. En France, Emmanuel Macron s’apprête à gouverner sans majorité, avec l’appui tacite de l’extrême droite.