La BCE crée-t-elle les conditions d’une nouvelle crise financière ?

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Siège de la Banque centrale européenne à Francfort, Allemagne © Risorgimento Socialista

Du fait de la complexité des questions monétaires, le rôle de la Banque centrale européenne (BCE) n’a été que superficiellement médiatisé. Depuis 2015, elle se livre à une politique massive de rachat de titres de dettes, connue sous le nom d’assouplissement quantitatif (quantitative easing). Des milliers de milliards d’euros ont été ainsi gratuitement donnés aux détenteurs de ces titres de dettes. Cette politique généreuse à l’égard des banques et entreprises concernées a eu pour résultat d’alimenter des bulles spéculatives. Ironie du sort : pour éviter que les bulles n’explosent, un recours accru au même assouplissement quantitatif qui les a créées pourrait s’avérer incontournable… au risque de les faire grossir indéfiniment ? La BCE semble prise au piège de ce cercle vicieux, pourtant mis en évidence par d’innombrables travaux académiques…

Le 22 janvier 2015, suite à plusieurs années de faiblesse économique liées à la crise de 2008, Mario Draghi – alors président de la BCE – annonce la mise en place d’un nouvel instrument au service de sa politique monétaire en zone euro : l’assouplissement quantitatif. Cette politique non conventionnelle consiste à racheter – non au moment de leur émission mais sur le marché secondaire – la dette des États et entreprises ainsi que certains actifs financiers comme des titres de créances hypothécaires. L’objectif est de prévenir un nouvel effondrement financier, d’enrayer la diminution de liquidités, d’inciter les agents financiers à se prêter entre eux et les banques à accroître leurs prêts en direction de l’économie réelle. Dans le cadre de ce programme, la BCE intervient massivement tous les mois : depuis 2015, elle a racheté plus de 8000 milliards d’euros de dettes, soit l’équivalent de 80% du PIB de la zone euro en 2021.

Ce chiffre est considérable quand on le met en regard des performances de l’économie européenne, caractérisée par une inflation relativement faible et une croissance insignifiante. Il l’est d’autant plus dans un contexte où cette politique est présentée par certains comme susceptible d’entraîner une baisse des taux d’intérêt censée stimuler l’investissement, la croissance et in fine la hausse des prix. Le spectre de l’inflation est régulièrement agité par l’Allemagne, qui, par la voix de sa Banque centrale ou de sa Cour constitutionnelle, a fréquemment protesté contre l’assouplissement quantitatif. À l’inverse, certains élus de gauche voient dans la politique monétaire européenne les bases d’une relance keynésienne ; une présentation à la limite de l’absurde, lorsqu’on sait que les milliers de milliards créés par la BCE sont très peu sortis de la sphère financière.

Bien que ce clivage ne soit en rien négligeable, partisans et opposants libéraux à l’assouplissement quantitatif, dont le terrain d’affrontement privilégié est le conseil des gouverneurs de la BCE, communient en réalité dans le respect des dogmes austéritaires de l’Union européenne qui, eux, ne sont pas questionnés.

Austérité pour le plus grand nombre ?

Lors des débats entre représentants du gouvernement allemand et dirigeants de la BCE, le Traité de Maastricht et le Pacte de stabilité et de croissance ne sont jamais évoqués. Les règles votées lors de ces accords structurent pourtant le fonctionnement de la politique monétaire.  En vertu de l’article 123 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne)[1], les États ne sont pas autorisés à se financer auprès de la BCE. Ils doivent emprunter sur le marché primaire via des banques privées, ou d’autres acteurs financiers. Cette règle prive ainsi la BCE de la possibilité de procéder au financement monétaire de son économie, et institutionnalise ainsi la dépendance des États aux marchés financiers.

Par ailleurs, selon le protocole n°12 du Pacte de stabilité et de croissance, le déficit public annuel des pays européens ne doit pas dépasser 3% de leur PIB. En cas de non-respect, les pays concernés se voient dans l’obligation d’établir des réformes structurelles afin de corriger les déséquilibres de leurs finances publiques. Bien que cette règle a été suspendue lors de la crise sanitaire, et actuellement contestée au sein du Conseil, la tendance générale semble indiquer qu’un retour à la règle des 3% devrait bientôt avoir lieu. Le vieux continent serait alors confronté à une nouvelle décennie d’austérité, immédiatement après être sorti de la précédente.

Il faut observer l’évolution des indices boursiers européens : depuis 2015, le CAC40 (principal indice boursier français) a augmenté d’environ 50% soit 1000 milliards d’euros ; le DAX (principal indice boursier allemand) a suivi le même chemin

Deux ans à peine après le krach de 2008, une nouvelle crise – de la dette souveraine – a émergé en zone euro. Les pays européens ont fait face à une explosion de leur dette publique et de leur déficit budgétaire. L’Europe s’est alors enlisée dans une longue période de stagnation. Pour lutter contre ce choc, la BCE est intervenue grâce à une politique monétaire dite expansionniste, qui consiste à abaisser ses taux directeurs (à un niveau historiquement bas) pour stimuler la demande de crédit. Mais, faute d’une demande peu élevée, l’encours de crédits n’a pas augmenté. Au contraire. Le taux d’endettement étant très élevé avant 2008, les années post-crise ont plutôt signé l’heure du remboursement. De plus, la crise des subprimes ayant paralysé le système interbancaire, les banques ne se sont révélées que très peu enclines à prêter – se suspectant les unes les autres d’avoir en possession des créances pourries. De fait, malgré des conditions d’endettements extrêmement favorables, la demande a continué à diminuer et la croissance à stagner.

Pour éviter une nouvelle récession, l’institution de Francfort s’est alors inspiré de l’expérience japonaise des années 1990 et a lancé sa première grande opération d’assouplissement quantitatif. Elle a ainsi racheté des titres de dettes d’États et d’entreprises pour garantir leur sécurité, et restaurer la confiance des entités financières les unes par rapport aux autres. Les taux d’émission des dettes d’États – des pays du Sud en particulier – qui avaient explosé depuis 2010, avait alors baissé très rapidement. Toutefois, malgré une hausse du nombre de crédits accordés, l’endettement privé a continué de stagner, et ce, malgré des liquidités fournies de manière abondante au système bancaire. Dans le contexte d’une demande atone, d’une stagnation du niveau de vie de la population, d’une politique budgétaire récessive, ni les consommateurs ni les investisseurs n’ont éprouvé le besoin ou n’ont eu la possibilité de recourir massivement au crédit. D’un autre côté, dans un contexte de taux d’intérêt faibles, voire négatifs, les banques et autres entités financières n’ont pas nécessairement eu intérêt à effectuer des prêts (phénomène de trappe à liquidité). Ainsi, l’économie a tourné au ralenti : l’inflation n’a progressé que très légèrement, mais la croissance n’a pas suivi.

Comme le marché de la dette est « bloqué », la création monétaire produite par les rachats d’actifs se dirige alors vers les seuls canaux non-obstrués : les marchés financiers. L’économie réelle en subit les conséquences et n’est que très peu irriguée – l’argent étant contenu dans la sphère financière.

Pour prendre la mesure de ce phénomène, il faut observer l’évolution des indices boursiers européens : depuis 2015, le CAC40 (principal indice boursier français) a augmenté d’environ 50% soit 1000 milliards d’euros ; le DAX (principal indice boursier allemand) a suivi le même chemin en augmentant d’environ 50%. Bernard Arnault (Directeur de LVMH – première société du CAC40) semble avoir bien compris ce système : cela lui permet de déclarer devant le ministre des Finances Bruno le Maire, que « l’argent ne coûte pas grand-chose. »[2]

La BCE prise à son propre piège

Néanmoins, la croissance exponentielle des marchés les expose à un risque systémique : celui d’une bulle. En effet, l’injection massive de liquidités a créé de nombreuses bulles devenues extrêmement fragiles. Afin d’éviter une crise financière de grande ampleur, la BCE doit alors intervenir massivement et notamment en période de fortes baisses des marchés. La crise sanitaire l’a montré : alors que les indices européens chutaient de près de 40%, la banque centrale européenne accentuait dès mars 2020 son soutien et renflouait les marchés financiers à hauteur de 3000 milliards d’euros afin d’éviter le scénario catastrophe.

https://twitter.com/CH_Gallois/status/1465958892450549762

Graphique représentant le bilan de la BCE depuis 2008. Il permet d’illustrer le phénomène décrit ci-dessus : le bilan de la BCE s’estime à 5000 milliards d’euros début 2020, puis, à plus de 8000 milliards d’euros en 2021.

Grâce à ce coup de « baguette magique », les marchés ont retrouvé leurs niveaux de pré-crise après seulement un an. Mais que se serait-il passé si la BCE n’était pas intervenue ? De toute évidence, on aurait assisté à un krach financier de grande envergure (certains spécialistes estiment des conséquences qui auraient pu être plus importantes qu’en 1929, 2000 ou 2008).[3] Même si l’action de la BCE fut nécessaire car elle a permis de sauver l’économie, ce sauvetage l’endigue dans une dépendance sans fin. Cette fuite en avant accroît les effets d’un krach car la bulle augmente et se fragilise. Le 16 septembre 2019, dans une interview accordée à Boursorama, Jean-Claude Trichet (ex-directeur de la BCE, prédécesseur de M.Draghi) expliquait que « si le QE est éternel, alors la situation est dramatique.» [4]

Les marchés sont très fragiles. Ils ne tiennent que par le soutien inconditionnel de la BCE.

Devant cette impasse, comment sortir de la dépendance ? La BCE dispose de deux moyens possibles : revoir ses taux d’intérêts à la hausse, et, baisser le volume mensuel de rachats d’actifs (effectuer un tapering). Une hausse des taux risquerait d’accroître la pente récessive de l’économie européenne. Quid de la deuxième solution ? Les marchés sont très fragiles. Ils ne tiennent que par le soutien inconditionnel de la BCE. Dès lors, une baisse du volume de liquidités risquerait d’engendrer une chute des marchés qui entraînerait à son tour un effet de contagion incontrôlable : une nouvelle crise financière n’est pas à exclure (bien que la BCE ait annoncé récemment qu’elle diminuerait son programme exceptionnel de soutien PEPP, un tapering n’est pas envisageable).[5]

Comment dès lors comprendre le clivage entre opposants et partisans de l’assouplissement quantitatif ? Il ne s’agit aucunement d’un affrontement entre partisans d’une relance keynésienne et partisans d’une austérité la plus stricte : les partisans de l’assouplissement quantitatif pratiquent tout autant l’austérité budgétaire que ses opposants. Il faut s’intéresser au mode d’accumulation propre à l’Allemagne pour comprendre pourquoi les dirigeants de ce pays s’opposent avec tant de virulence à cette politique monétaire expansionniste – qui, pourtant, n’ébranle en rien les dogmes austéritaires de l’Union européenne. Ce pays est caractérisé par une proportion record de rentiers au sein de sa population, et par un système bancaire dont les profits sont davantage tirés des activités de crédits que d’investissement. Ainsi un accroissement de l’inflation, même minime, grève le pouvoir d’achat des premiers ; et pour le second, la diminution des taux entraîne une perte considérable de rentabilité. Toutefois, l’Allemagne reste divisée sur le sujet. Ses grandes banques nationales – au même titre que celles des autres pays européens – sont favorables à une telle politique, tandis que ses banques régionales, davantage dépendantes des activités de crédit, y sont hostiles. Comme les activités des banques nationales se concentrent principalement sur l’investissement et la spéculation, elles ont tout à gagner d’une politique qui accroît la liquidité, augmente la rentabilité des produits financiers, et favorise une orgie de prêts et de spéculation.

On l’aura compris : un resserrement de la politique monétaire européenne n’est pas à l’ordre du jour. Néanmoins, ce statu quo a un coût. Celui-ci est d’abord social : l’injection de milliers de milliards d’euros à destination des détenteurs de titres de créances a induit un accroissement considérable de leur fortune – entraînant, par un choc de demande, une augmentation du prix de certains biens et services comme les logements ou produits de luxe. Depuis 2015, en Europe, dans un contexte où l’inflation « générale » fluctue autour de 1-2% par an, le prix des logements augmente en moyenne de plus de 4% (certaines capitales européennes ont même connu une augmentation de 6% par an). Cette hausse crée des inégalités patrimoniales considérables et affecte directement ceux qui ne possèdent pas d’actifs.

Diverses pistes ont été proposées pour une politique monétaire alternative – que l’on songe à la monnaie hélicoptère ou à l’annulation des dettes détenues par la BCE, que propose l’Institut Rousseau. Reste à savoir si une telle rupture serait possible dans le cadre de l’Union européenne…

L’assouplissement quantitatif permet à la BCE de préserver les bulles financières qu’elle a elle-même créées. C’est d’ailleurs par ce biais que certains en profitent pour effectuer des montages financiers de grande envergure comme les rachats d’actions ou les fusions d’entreprises. Les rachats d’actions permettent à des dirigeants ou actionnaires de racheter des actions de leur propre entreprise dans le but de réduire le nombre d’actionnaires et de se verser ainsi plus de dividendes – tout en augmentant le cours de l’action de l’entreprise. En période d’assouplissement quantitatif, ces derniers peuvent le faire en empruntant des sommes considérables (dette qui se retrouve dans le passif de l’entreprise) à des taux quasi-nuls, ce qui est encore plus profitable. En Europe, le montant exact des rachats d’actions n’est pas communiqué.

Les fusions d’entreprises représentent la mise en commun du patrimoine de deux sociétés : une entreprise rachète une plus petite (LVMH-Tiffany & Co, Vivendi-Havas, Bouygues-Equans…). Dans un contexte de taux bas, l’entreprise débitrice ne paye que très peu d’intérêts lors du remboursement de la dette. Pour une multinationale, c’est un avantage considérable car, lorsqu’elle emprunte sur le marché de la dette, elle ne rembourse le montant emprunté qu’à la fin de la durée du prêt (voir graphique ci-dessous). Seuls les intérêts sont versés mensuellement. De plus, la multinationale peut aussi faire rouler sa dette (une fois l’échéance de la première dette arrivée, elle peut emprunter de nouveau pour rembourser cette dernière). En somme, dans le contexte actuel, cela s’apparente à un don.

https://twitter.com/AniceLajnef/status/1365967524274315265
Déroulement d’un prêt d’une multinationale

Mais ces montages financiers ne sont que l’exploitation des failles de cette politique ultra-accommodante. Ce paradigme reste inchangé car le débat entre opposants et partisans de l’assouplissement quantitatif n’incorpore aucunement les enjeux sociaux soulevés par cette politique. De fait, l’austérité budgétaire demeure une donnée intangible sur le vieux continent et le paradigme néolibéral continue d’abîmer son tissu social. En parallèle, les bulles spéculatives continuent de croître à une vitesse alarmante – avec pour seul horizon leur éclatement, que provoquerait un resserrement de la politique monétaire, ou leur croissance sans fin, qu’induirait sa continuation. Ainsi, servir le marché primaire des financements plutôt que la spéculation bancaire est un impératif. Diverses pistes ont été proposées par de nombreux think-tanks pour une politique monétaire alternative, que l’on songe à la monnaie hélicoptère ou à l’annulation des dettes détenues par la BCE, que propose l’Institut Rousseau.[6] Reste à savoir si une telle rupture serait possible dans le cadre de l’Union européenne…

Notes :

[1] : Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne: https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:88f94461-564b-4b75-aef7-c957de8e339d.0010.01/DOC_3&format=PDF

[2] : « Cérémonie des BFM Awards 2020 : qui sera le manager de la décennie ? » (vidéo à lire à partir de 1:13:10) : https://www.youtube.com/watch?v=mgi50L08IkI&t=1s

[3] : Selon Jeremy Grantham (président du CA du gestionnaire d’actifs GMO) : « Les bulles sont incroyablement faciles à voir ; c’est de savoir quand l’effondrement aura lieu qui est plus délicat […] L’ampleur de ces phénomènes est tellement plus grande qu’en 1929 ou en 2000 » : https://www.capital.fr/entreprises-marches/un-celebre-investisseur-met-en-garde-contre-un-krach-boursier-a-lautomne-1410276

[4] : « Si le QE est éternel, alors la situation est dramatique » : https://www.youtube.com/watch?v=UQECZFC3KKc

[5] : Taux d’intérêt : « la BCE va acheter moins de titres, mais ne coupera pas le robinet de sitôt » : https://www.capital.fr/entreprises-marches/taux-dinteret-la-bce-va-acheter-moins-de-titres-mais-ne-coupera-pas-le-robinet-de-sitot-1414026

[6] : « Les arguments juridiques en faveur d’une conversion des titres de dette publique détenus par la BCE en investissements verts » http://institut-rousseau.fr/les-arguments-juridiques-en-faveur-dune-conversion-des-titres-de-dette-publique-detenus-par-la-bce-en-investissements-verts/

Zemmour : outsider ou homme du système ?

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

La candidature d’Éric Zemmour est présentée comme l’aboutissement d’une mobilisation de la société française, passant par la vente d’ouvrages grand public, l’apparition de groupes militants locaux, la mise en avant de sondages favorables et l’omniprésence de l’éditorialiste sur la place publique. Elle bénéficie pourtant de l’appui discret, mais déterminant, d’une partie des élites traditionnelles – patrons de presse, banquiers et hommes d’affaire, parmi lesquels par exemple dernièrement l’ex-DRH de l’Oréal. En réactivant le mythe plébiscitaire d’un homme donnant de sa personne pour le salut de la patrie, Éric Zemmour prétend s’inscrire dans la veine gaulliste ou bonapartiste. Voilà pourtant une candidature rappelant cruellement que l’Histoire tend à se répéter, « la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce ».

Faire un article sur les prétentions présidentielles d’Éric Zemmour, pour dire qu’il y a un emballement médiatique autour d’Éric Zemmour ? Ce dilemme apparent semble devenir depuis quelques mois un gimmick de la vie politique et journalistique française. Il est vrai que l’éditorialiste d’extrême droite se prétendant régulièrement censuré bénéficie d’une couverture médiatique massive. Le rouleau compresseur des plateaux télé, des unes de presse et des éditoriaux, qu’ils lui soient favorables ou défavorables, s’est mis en branle bien avant l’annonce de sa candidature officielle.

Le monde médiatique, qui avait propulsé Emmanuel Macron sur le devant de la scène en 2017, offre aujourd’hui un boulevard à une personnalité au parcours et aux idées bien différentes. Avec complaisance parfois, avec des postures offusquées souvent, les acteurs du paysage audiovisuel, de la presse et de la radio martèlent l’idée selon laquelle Éric Zemmour serait le porte-parole d’une population obsédée par les thématiques identitaires. Pourtant, l’immigration ne constitue pas la principale préoccupation des électeurs. De nouvelles enquêtes d’opinion (notamment l’enquête « Fractures françaises » d’Ipsos Sopra-Steria pour Le Monde) viennent rappeler qu’elle se situe derrière la précarité économique ou la question environnementale.

Mais la recherche du buzz et la paresse intellectuelle dues au modèle économique actuel des principaux médias constituent le terreau idéal pour les polémiques superficielles, originaires des réseaux sociaux comme Twitter tout en y trouvant une immense caisse de résonance. Une personnalité telle qu’Éric Zemmour est parfaitement en phase avec cet environnement. Ses interventions déclenchent des torrents de commentaires, assurant une visibilité certaine – et donc des bénéfices conséquents. Le pendant logique de cette omniprésence des thèses réactionnaires est leur impact sur le débat public façonné par ces clivages. L’évolution actuelle de cette « bataille culturelle » rappelle le rôle de pompier pyromane de la macronie : le martellement de références et de sujets conservateurs dans le but d’incarner le parti de l’ordre, à rebours des accents progressistes de 2017, ont contribué à légitimer en retour les thèmes chers à l’extrême droite.

Mais qui soutient Éric Zemmour ?

Il serait alors illusoire de croire que des succès en librairie doublés de passages réussis sur les plateaux télé façonnent un présidentiable. Une telle candidature, dans un paysage jusqu’alors dominé par l’hypothèse d’une réédition du duel Emmanuel Macron-Marine Le Pen, révèle des mouvements de fond traversant les classes dominantes françaises. Le poids croissant de Vincent Bolloré dans le champ médiatique – et, derrière lui, de toute la tendance ultra-conservatrice qu’il représente – se fait sentir chaque jour un peu plus. La reprise en main d’Europe 1 et la perspective de rachat du Figaro en sont les derniers exemples, après la prise de contrôle de Canal+ et le développement d’un contenu politique uniforme sur CNews.

Un simple contrepoids à d’autres milliardaires patrons de presse aux idées plus libérales, tels que Xavier Niel ? A voir. On connaissait les investissements utiles d’autres oligarques tels que, Patrick Drahi (RMC, LCI), Iskandar Safa (Valeurs Actuelles), ou les familles Dassault (Le Figaro) et Bouygues (TF1, LCI). La campagne Zemmour montre que la tendance s’accentue. Le quotidien La lettre A révélait ainsi le 27 octobre que Laurent Meeschaert, propriétaire de l’Incorrect et proche de Marion Maréchal, s’était engagé à avancer des fonds. Ironie de l’histoire, il s’agit de l’ancien DRH de l’Oréal, entreprise dont le fondateur Eugène Schueller s’était compromis durant la collaboration. La cellule investigation de Radio France a également mis en lumière la présence de start-upers et surtout d’anciens banquiers issus de Rothschild ou de JP Morgan, tels que Julien Madar ou Jonathan Nadler. Les fonds ne manqueront pas : les alliés du polémiste peuvent être rassurés.

Sur le terrain, des comités locaux sont apparus sous le nom de « Génération Z » pour diffuser tracts et affiches ou organiser les meetings de la précampagne. Ces comités sont aujourd’hui un point de convergence des droites. On y retrouve des militants de l’UNI, syndicat étudiant d’inspiration gaulliste proche des Républicains, mais également de nombreux monarchistes de l’Action française, organisation traditionnellement royaliste et antisémite, jusqu’à des membres de l’alt right française – ex identitaires, déçus du lepénisme, « trolls » s’étant ralliés sur les réseaux sociaux. Cette force de frappe hétérogène constitue aussi un risque pour le sérieux de la candidature, tant les profils sulfureux y pullulent.

Démagogue plus que populiste

Une candidature souvent présentée comme antisystème, hors des partis, mais dont l’architecture se rapproche de manière troublante de celle d’Emmanuel Macron cinq ans plus tôt. Les lignes politiques des deux hommes diffèrent cependant largement, et représentent deux options distinctes, correspondant à des parties concurrentes des classes dominantes : le pari européen et atlantiste pour l’actuel président, contre le recentrage nationaliste de Zemmour, plutôt tourné vers la Russie. Il est intéressant de constater que ce dernier a articulé son programme politique autour de thèmes très réduits. Au-delà des questions identitaires ayant valu au polémiste des condamnations pour ses dérapages racistes, il était jusqu’alors difficile de trouver une seule proposition touchant au social ou à l’international.

Éric Zemmour n’est pas un populiste. Il n’essaie pas d’incarner les demandes des classes populaires, se prononçant par exemple pour la hausse de l’âge de la retraite. Et il ne s’attaque pas aux élites traditionnelles, bénéficiant du soutien direct d’une partie d’entre elles. Il serait plus juste de le qualifier de démagogue. Ses propositions concernant l’immigration ou la préservation de l’identité française sont autant d’outrances permettant d’occuper le champ médiatique comme l’avait fait Donald Trump en son temps. Une étude de la Fondation Jean-Jaurès rappelle pourtant que le « peuple » n’est presque jamais mentionné. La catastrophe environnementale ? Elle serait due à l’explosion démographique en Afrique et en Asie. Tout ramène au « choc des civilisations ». Et les autres thématiques sont à l’avenant. Ainsi le 24 octobre Éric Zemmour s’est prononcé contre le permis à point et pour l’abolition de certaines limitations de vitesse. Cette caricature de poujadisme est soutenue par un discours pessimiste, actant le déclin d’une France au bord de la disparition, détournée d’un passé impérial glorieux.

Repli national et stratégie du cavalier seul

Les positions internationales du candidat constituent cependant de meilleurs indicateurs de la tendance qu’il incarne. L’idée de « choc des civilisations » avait permis aux néoconservateurs américains de justifier leurs expéditions catastrophiques au Moyen-Orient durant les années 2000. Éric Zemmour souscrit à la même théorie avec des conclusions différentes. Dans son meeting du 22 octobre à Rouen, il affirme la nécessaire indépendance de la France par rapport aux Etats-Unis et à l’UE (dont il ne préconise plus la sortie), conforme à sa volonté de quitter l’OTAN. Mais le but serait de se projeter directement dans les conflits futurs avec une démarche ouvertement impérialiste, notamment dans le Pacifique face à la Chine. Au risque d’entraîner le pays dans de nouvelles guerres désastreuses.

On comprend alors qu’Éric Zemmour n’est pas le héraut d’un souverainisme social et pacifique. Tout au contraire, il représente l’option d’une remise au pas à marche forcée de l’entreprise France, couplée à une stratégie géopolitique de cavalier seul justifiée par un discours nationaliste hystérisé. A l’intérieur des frontières fermées de la nation, pas de changement pour les classes populaires : sa politique économique se place dans la droite ligne de celle d’Emmanuel Macron. Pour l’instant, ces positions ne convainquent guère les concernés, bien qu’elles progressent dans les classes populaires, notamment parmi les hommes favorables à un projet national-libéral (la variable de genre est très marquée, conclusion logique des positions masculinistes du candidat). Les intentions de vote pour le polémiste proviennent originellement des classes urbaines diplômées et conservatrices, déçues des Républicains, mais considérant Marine Le Pen comme une populiste incapable de gouverner.

Cette dernière commence à faire les frais de la progression de son rival à l’extrême droite. Comme Emmanuel Macron, elle devra adapter son discours pour lui répondre, au risque de tomber dans la surenchère ou de passer pour une modérée fade. Ce bouillonnement réactionnaire a eu une conséquence inattendue. En sapant l’avance de la candidate du Rassemblement National, il pourrait faire baisser le seuil nécessaire à un candidat pour se qualifier au second tour, rebattant légèrement les cartes du scrutin. Le scénario d’une désespérante redite de 2017 n’est plus si certain. Au point d’ouvrir la voie à une configuration à la 2002 inversée, ouvrant la voie à une candidature inattendue ? Rien n’est joué. Les prochains mois seront très certainement déterminants – et agités.

« La construction européenne s’est faite contre le peuple français » – Entretien avec Aquilino Morelle

François Mitterrand et Jacques Delors, architectes de l’Union européenne d’aujourd’hui. © Aitana Pérez

Dans L’opium des élites, Aquilino Morelle, ancien conseiller politique de Lionel Jospin, d’Arnaud Montebourg et de François Hollande, propose un autre regard sur la construction européenne : celui d’un projet élitiste, jamais débattu devant le peuple. Dans ce long entretien, il revient en particulier sur le « fédéralisme clandestin » de François Mitterrand, qui a bâti une Union européenne néolibérale plutôt que le socialisme à la française qu’il avait promis. À l’aide de nombreuses références historiques, il aborde aussi l’absence de démocratie en matière européenne, la question du Frexit ou encore le manque de patriotisme des élites françaises. Entretien réalisé par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre revient sur 60 ans de construction européenne et sur l’orientation de celle-ci. À vous lire, on comprend que le projet européen était fédéraliste dès l’origine, alors qu’on nous présente souvent celui-ci comme une lente construction conduite par les États-nations. Pouvez-vous revenir sur cet aspect ?

Aquilino Morelle – Pour bien comprendre, il faut faire un détour par la généalogie de l’européisme. Ce mot, apparu dans un récit de voyage dès la fin du XVIIIe siècle, servit en premier lieu à distinguer physiquement les populations européennes des autres ; puis, au XIXe siècle, dans le contexte politique russe, il désigna l’opinion favorable à l’Europe, par opposition à la slavophilie et au panslavisme. Enfin, il fut repris par l’écrivain Jules Romains, qui lui donna en 1915 son sens actuel : la « position politique favorable à l’unification de l’Europe ». En somme, il s’agit d’un mouvement intellectuel qui voit dans l’union politique de l’Europe une nécessité première et une priorité absolue, transcendant toute autre forme de conviction, en particulier partisane.

Né de la Première Guerre mondiale et de ses massacres de masse, ce courant de pensée a connu son âge d’or entre 1923 et 1933. En octobre 1923, le comte autrichien Richard Coudenhove‐Kalergi fait paraître le livre programmatique Pan-europa et lance en parallèle un mouvement politique éponyme, qui prendra fin avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir dix ans plus tard. Cette décennie fut marquée par une intense effervescence intellectuelle autour de très nombreuses revues, le premier Congrès paneuropéen à Vienne en octobre 1926, des projets de « grand marché » fondé sur une union douanière et une unification monétaire du continent, ainsi que la recherche d’une rationalisation de l’économie européenne avec le « plan Delaisi ». Ce projet réalise une première percée politique avec l’exposé du plan Briand lors de la Xe assemblée générale de la Société des nations en 1929 et le Mémorandum pour une « Union fédérale européenne », annoncé le 1er mai 1930. 

Progressivement, l’« Europe » est apparue à un nombre grandissant d’intellectuels comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. Une idée politique possédant deux dimensions principales : le fédéralisme et le continentalisme.

Dans le prolongement de l’ouvrage fondateur de Pierre‐Joseph Proudhon, Du principe fédératif (1863), les tenants du fédéralisme voient en lui une loi centrale de l’évolution des sociétés humaines, permettant à celles‐ci de concilier, d’une part les impératifs de liberté et d’autonomie, et d’autre part l’ordre et la sécurité. Dans cette perspective historique, l’Europe unifiée est une étape nécessaire et capitale d’un fédéralisme universel. En ce sens, dès l’origine, l’européisme est un mondialisme.

« Progressivement, l’”Europe” est apparue comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. »

Quant au « continentalisme », dont le principal représentant fut Coudenhove‐Kalergi, c’est un courant inspiré du panaméricanisme, formalisé par le juriste et diplomate chilien Álvarez, qui proposa en 1926 une réforme de la SDN suivant des bases continentales. Selon Álvarez, la masse physique et humaine d’un continent est bien plus qu’une donnée géographique, elle forme un élément indépassable de solidarité, d’identité et d’unité. Il plaide donc pour une organisation politique du monde passant par le regroupement des États de chaque continent, considérés comme les seules bases géographiques culturellement cohérentes et à la mesure des enjeux économiques du temps. C’est le continentalisme qui, en 1823, a fondé la « doctrine Monroe » aux États‐Unis (formulé par le président américain James Monroe, cette politique étrangère condamne toute intervention européenne dans les affaires « des Amériques », préparant les visées impérialistes des USA sur leurs voisins du Sud, nldr), autant que suscité la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963. 

L’européisme actuel est héritier de cette histoire. Comme son aïeul, il est à la fois un continentalisme et un fédéralisme, parfois avoué mais le plus souvent masqué. Jean Monnet est un des rares à assumer son fédéralisme. Dès août 1943, dans une note stratégique destinée au général de Gaulle, il souligne la nécessité que « les États d’Europe forment une fédération ou une “entité européenne” ». Dans la déclaration Schuman du 9 mai 1950, considéré comme le texte fondateur de la construction européenne, Monnet demande que l’on souligne cinq lignes essentielles : celles où il précise que la future CECA réalise « les premières assises concrètes d’une fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». En tant que Président de la Haute Autorité, organisme supranational de la CECA, il déclara que « notre Communauté n’est pas une association de producteurs de charbon et d’acier : elle est le commencement de l’Europe. » Tout au long de son action, qu’il poursuivit en tant que président du Comité d’action pour les États‐Unis d’Europe (CAEUE), il confirma sa profession de foi, affirmant : « C’est au fur et à mesure que l’action des Communautés s’affirmera que les liens entre les hommes et la solidarité qui se dessinent déjà se renforceront et s’étendront. Alors, les réalités elles-mêmes permettront de dégager l’union politique qui est l’objectif de notre Communauté : l’établissement des États‐Unis d’Europe. »

Loin de se cantonner à des soi-disant « petits pas », Monnet a installé, au cœur de la mécanique européenne, la technique fédéraliste de « l’engrenage » : chaque étape atteinte, chaque point marqué, prépare l’offensive suivante et doit rendre le retour en arrière pratiquement impossible, avec un « effet de cliquet ». Ses successeurs feront de même, en particulier Jacques Delors, qui reconnaîtra que la réalisation du grand marché unique, avec la signature de l’Acte Unique, en 1986, illustre cette « théorie de l’engrenage, une mesure en appelant une autre ». Ce moment est véritablement décisif : en élargissant considérablement le recours au vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen, il affaiblit fortement la possibilité pour les États de s’opposer à de nouvelles avancées fédéralistes. 

En 50 ans (1950-2000), cette méthode aura permis de construire un édifice juridique et institutionnel européen, par trois vagues successives d’engrenage. Dans ses mémoires, Jacques Delors écrit : « Deux périodes permettent de comprendre l’apport de la méthode de Jean Monnet, celle de l’engrenage, au processus d’intégration : la première remonte à l’origine même des Communautés […]. La réalisation de l’Union douanière, prévue par le traité de Rome, témoigne de la force de cette méthode lorsqu’elle est appliquée avec diligence […]. Ainsi, l’Union douanière entra en vigueur plus vite que prévu par le calendrier initial. Elle fut achevée le 1er juillet 1968, avec 18 mois d’avance. Plus près de nous, la relance de 1985 illustre, elle aussi, la méthode de l’engrenage […]. L’engrenage par l’économique a fonctionné jusqu’en 1992 : l’Acte unique permet de décider, en étendant le vote à la majorité qualifiée, et met en place les politiques structurelles, contrepartie indispensable du grand marché. » Vient ensuite la troisième époque : « L’Union économique et monétaire (UEM) peut être considérée comme le départ d’un nouvel engrenage. »

Ainsi, dès l’origine et jusqu’à nos jours, l’européisme est un projet fédéraliste, celui des « États-Unis d’Europe ». Certains l’ont ouvertement revendiqué, tels Jean Monnet, le philosophe Jean Benda, l’écrivain suisse Denis de Rougemont ou l’homme politique italien Altiero Spinelli, hier ; le philosophe Jürgen Habermas, l’ex Premier ministre belge Guy Verhofstadt (libéral), Daniel Cohn-Bendit (écologiste) ou l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta (social-démocrate), aujourd’hui. Mais beaucoup d’autres, notamment Mitterrand et Delors, ont fait le choix de ce que Raymond Aron appelait « le fédéralisme clandestin ».

LVSL – Vous mentionnez à juste titre François Mitterrand. En France, cette orientation fédéraliste n’a-t-elle pas été bien plus portée par les socialistes que par la droite gaulliste ?

A. M. – En effet. Le général de Gaulle a toujours été un défenseur de la Nation en général et de la nation française en particulier. Pour cette raison, il était favorable à ce que l’on a appelé « l’Europe des peuples », c’est-à-dire une Europe respectueuse des identités de chaque nation et de la souveraineté de chaque État. Il a donc toujours rejeté le fédéralisme.

Quant à Mitterrand, son engagement fédéraliste commence dès sa jeunesse. En mai 1948, il participe au Congrès de La Haye, moment exalté de la relève fédéraliste d’après‐guerre et « en était ressorti très impressionné » selon Jacques Delors. Quelques mois plus tard, le 18 novembre 1948, en tant que secrétaire d’État auprès du président du Conseil Henri Queuille, il représente la France au congrès de l’Union européenne des fédéralistes à Rome. Il n’était alors pas encore socialiste, mais déjà fédéraliste. Mitterrand a cependant dissimulé cette conviction selon les aléas de sa vie publique. Comme le précise Delors : « l’engagement historique de François Mitterrand en faveur de l’Europe ne faisait pas de doute, même si l’expression en était plus ou moins explicite selon les contingences de la politique, surtout avant qu’il n’accède au pouvoir […]. C’est donc à partir de son choix décisif de mars 1983 qu’il a vraiment chaussé les bottes du grand européen qu’il était. »

« En mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, Mitterrand expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. »

Une fois aux responsabilités, il agit en fonction de ses convictions fédéralistes, en particulier lors du fameux « tournant de mars 1983 », qui ne fut pas un tournant « libéral » ou « de la rigueur », mais bien un tournant fédéraliste. A ce moment, il décide d’escamoter le socialisme et d’ériger l’européisme en idéologie de substitution. C’est une mystification politique sans précédent dans notre histoire. Contrairement à ce qu’on entend parfois, ce ne fut pas un choix dicté par les circonstances, mais bien une décision mûrement pesée et réfléchie de longue date, qui utilisa le contexte comme alibi.

On pouvait d’ailleurs le deviner dès mai 1981, à travers de ses nominations aux fonctions les plus stratégiques : Jacques Delors au ministère de l’Économie et des Finances et Claude Cheysson aux Relations extérieures. Le premier était un ancien collaborateur de Jacques Chaban‐Delmas et alors député européen. Le second un commissaire européen, nommé sous Pompidou et reconduit par Giscard d’Estaing, au Quai d’Orsay. Pour le premier gouvernement de gauche après 23 ans d’opposition, on était en droit d’attendre d’autres profils ! En tant qu’ancien adhérent du MRP (1944‐1946) et fondateur en octobre 1973 du club « Échange et projets » visant à dialoguer avec les milieux industriels et financiers, Delors fut d’ailleurs considéré par nombre de socialistes comme trop « à droite » et trop proche du patronat. Il réussit cependant à casser cette image en signant le « manifeste des Trente » en 1978, aux côtés des mitterrandistes du premier cercle (Édith Cresson, Lionel Jospin, Henri Emmanuelli, Charles Hernu, Pierre Joxe, Louis Mermaz) pour soutenir Mitterrand contre Rocard, en dépit de ses opinions affichées en faveur de la « seconde gauche ». Mitterrand le remercia ensuite en le faisant élire au Parlement européen.

Mitterrand savait ce qu’il faisait. Déjà en décembre 1965, lors du second tour de la présidentielle contre le général de Gaulle, en pleine crise « de la chaise vide », il se présentait comme « le candidat de l’Europe ». Surtout, en mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, il expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. Ce texte, publié en deux parties et intitulé « Une politique économique pour la France », présentait d’abord (29 février, « Une économie désarmée ») un lourd réquisitoire contre la politique économique et sociale conduite par les deux ministres de l’Économie successifs de Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et Michel Debré ; puis (1er mars, « Mobiliser l’économie ») un exposé de la politique alternative qu’il préconisait, qui précise que la politique socialiste a « Une stratégie : l’Europe ». Les derniers mots sont sans détours : « Une France socialiste dans une Europe libérale : cette question est d’actualité brûlante pour la gauche […]. La gauche devra‐t‐elle opter pour l’Europe contre le socialisme, pour le socialisme contre l’Europe ? » Ainsi, dès mars 1968, quinze ans avant le mois de mars 1983, tout était déjà écrit par le premier secrétaire du PS. 

LVSL – Si l’engagement européiste de Mitterrand était aussi fort, pourquoi l’a-t-il caché aux Français ?

A. M. – Ces quinze années d’ambiguïté savamment entretenue visaient à ménager les forces dont François Mitterrand avait besoin pour accéder au pouvoir. D’abord le PCF, qui était violemment hostile à la construction européenne, qu’il considérait comme un outil du « grand capital ». Mais aussi le CERES (Centre d’Etudes, de Recherche et d’Education Socialiste) de Jean‐Pierre Chevènement, qui fit partie des fondateurs du PS d’Épinay et était le stratège de l’union de la gauche. Ces quinze années ont aussi construit la légende qui entoure le personnage de Mitterrand, grand monarque qui prêtait l’oreille aux uns et aux autres, recevait, le soir venu, de très nombreux visiteurs et passa dix journées et dix nuits, du 13 au 23 mars 1983, à raturer des notes et à soupeser des arguments économiques et financiers.

Aquilino Morelle © JF Paga

En réalité, il n’avait que faire de tout cela. Le vieux roi en avait décidé autrement depuis fort longtemps. Durant cette « décade prodigieuse » de mars 1983, Mitterrand fut surtout le metteur en scène d’une pièce de théâtre dont il était le seul à connaître les tirades et le dénouement, puisqu’il les avait lui-même écrits. Toute cette comédie ne servait qu’à préparer les acteurs – le gouvernement, le PS, le PCF et la majorité parlementaire – et les spectateurs, c’est-à-dire les Français. Entre le socialisme et l’Europe, ce serait l’Europe.

Un premier avertissement avait déjà été lancé le 27 septembre 1982 à Figeac. Le Président y avait qualifié l’Europe d’« admirable construction » et rappelé : « oui, moi je suis européen de conviction, mes votes sont toujours allés dans ce sens ». Le tournant était déjà pris puisqu’il élevait au rang de « nécessité » la limite de 3 % du PIB pour le déficit budgétaire et assenait à son auditoire que « ce que j’ai appelé le socialisme à la française, je n’en fais pas une Bible ».

Pour Mitterrand, se défaire du socialisme, qu’il avait enfilé comme un costume de scène, pour retrouver sa vieille maîtresse, l’Europe, fut un vrai soulagement : celui de clore enfin ce « cycle d’Épinay » qui lui avait certes permis d’asseoir sa domination sur le PCF et d’accéder au pouvoir, mais qui lui avait tant pesé. Par ailleurs, il faisait ainsi d’une pierre deux coups, puisqu’il enclenchait l’engrenage qui aboutirait à l’« Europe de Maastricht », sa revanche posthume sur Charles de Gaulle et son « Europe des nations ».

La « rigueur » de 1982, puis l’« austérité » de 1983, plus que des objectifs en eux‐mêmes, furent conçues par Mitterrand et Delors avant tout comme des instruments, des étapes, vers une perspective fédéraliste. Maîtriser le déficit public et sauvegarder le cours du franc pour préserver ainsi la participation de notre monnaie au SME n’étaient que des préalables pour atteindre une visée autrement importante à leurs yeux. La véritable finalité de ce changement politique était de donner des gages à l’Allemagne et à son nouveau chancelier, Helmut Kohl, afin d’engager une relance politique de la construction européenne. 

Cette stratégie fédéraliste fut pleinement déployée lors la présidence française de l’Europe au premier semestre 1984 avec le Conseil européen de Fontainebleau, qui entérinait la commande du « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » à Jacques Delors, qui deviendrait Président de la Commission européenne l’année suivante. Delors occupera cette fonction pendant trois mandats, de janvier 1985 à janvier 1995, dix années qui ont changé le visage de l’Europe et du monde.

LVSL – Vous affirmez donc que le « tournant de la rigueur » n’en était pas un et qu’il s’agissait uniquement d’une stratégie pour construire l’Europe ?

A. M. – Oui. Hubert Védrine rappelle ainsi que le « forcing européen des années 1984‐1992 est impensable sans le préalable de la rigueur de mars 1983. » Mais en réalité, il n’y a pas eu, en mars 1983, de « tournant de la rigueur » imposé par la « contrainte extérieure » comme on nous le raconte. Quelques semaines avant sa mort, Mitterrand a d’ailleurs mis les choses au clair : « Le tournant ? Quel tournant ? Il n’a jamais existé que dans la tête des journalistes. »

En fait, les statistiques économiques furent mises au service du projet politique de François Mitterrand. Comme l’a souligné Jean‐Pierre Chevènement, le déficit commercial de la France en 1982 était quatre fois moindre que l’actuel et, avec un taux d’endettement de 20 % du PIB cette même année (contre 116% en 2020, ndlr), notre pays respectait haut la main les critères de Maastricht. Ces chiffres ont été utilisés pour dramatiser une situation, certes sérieuse, mais pas dramatique. Jacques Delors l’a reconnu vingt ans plus tard, en 2004 : « Si on compare la France de mars 1983 avec les autres pays, en termes de croissance économique et d’emploi, nous faisions mieux et nous avions un des déficits budgétaires les plus faibles d’Europe, ce qui n’empêchait pas le franc d’être attaqué. Notre taux d’inflation nous situait au milieu du peloton européen, mais très au‐dessus de l’Allemagne. Mais nous étions franchement dans le rouge pour le commerce extérieur avec un déficit proche de cent milliards. »

« Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas “un tournant libéral” mais un tournant fédéraliste . La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. »

Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas « un tournant libéral » mais un tournant fédéraliste. La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. Puis, en faisant un chèque aux Anglais pour satisfaire le « I want my money back » de Margaret Thatcher, celle-ci entérina le choix, concocté par Mitterrand et Kohl, de nommer Delors à la tête de la Commission européenne, dont la principale mission fut de préparer l’Acte unique européen (1986), le premier traité européen depuis celui de Rome (1957). Tous ces événements majeurs des années 1983 à 1986 constituent une seule et même séquence politique avec une cohérence idéologique profonde : la relance du fédéralisme européen. Qualifier le tournant de mars 1983 de « libéral » est une facilité de langage et une erreur d’appréciation politique. Ce fut un tournant fédéraliste. Il ne s’agissait pas de « ne pas sortir de l’Europe », mais de fabriquer une nouvelle Europe, plus fédérale. 

LVSL – N’est-ce pas cette adhésion des socialistes à la construction européenne, plutôt que, par exemple, la note de Terra Nova en 2011 ou la loi Travail de François Hollande, qui explique le divorce entre le PS et les classes populaires ?

A. M. – Vous avez raison. La piteuse note de Terra Nova – publiée le 10 mai 2011, un aveu involontaire autant qu’une provocation puérile – n’est qu’une conséquence lointaine de cet événement historique que fut le tournant de mars 1983. Ce retournement, jamais véritablement ni débattu, ni expliqué aux Français, ne correspondait en rien aux orientations validées en mai 1981. C’est à la fois un déni de démocratie pour la France et une trahison des électeurs de gauche, au premier rang desquels les couches populaires. Le printemps 1983 marque le début de la dislocation de l’alliance de classes qui avait porté la gauche au pouvoir deux ans plus tôt, cette longue chaîne humaine et politique qui unissait la professeure d’université, le cadre supérieur, l’institutrice, l’infirmier, l’ouvrière, les conduisait non seulement à déposer le même bulletin dans l’urne, mais aussi à rêver ensemble à une même société, plus libre et plus juste. Durant les trois décennies suivantes, la «majorité sociologique » réunie par Mitterrand en 1981 s’est de plus en plus effritée, avant de disparaître lors de la débâcle finale en 2017 avec un président socialiste empêché de se représenter et un candidat socialiste au score humiliant.

Dans son dernier livre écrit en tant que socialiste, en novembre 1980, Mitterrand portait une promesse d’« ici et maintenant ». En assumant son européisme, il la transforma en « ailleurs et plus tard ». À la place d’une France socialiste, il désigna l’Europe « sociale » comme horizon des jours meilleurs. Lorsqu’on lui demandait quand l’Europe deviendrait sociale, il répondait toujours « plus tard ». En réalité il savait que la vraie réponse était « jamais », car le cadre juridique de l’Europe s’opposait, dès le traité de Rome, à une telle évolution, puis l’a interdite avec l’Acte unique en 1986 et, plus encore, en 1992 avec le traité de Maastricht.

« La gauche est passée de la vénération du prolétariat à la “prolophobie”. »

Longtemps, la gauche s’est préoccupée en priorité de ceux qui allaient mal, dont la vie était dure, et qui réclamaient simplement de vivre mieux. Progressivement, elle s’est désintéressé d’eux, pour s’attacher à ceux qui vont bien et désirent une vie plus douce. En somme, la gauche est passée de la vénération du prolétariat à la « prolophobie », de l’ouvriérisme à la glorification du « bobo ». En devenant de plus en plus étrangère à des classes populaires qu’elle ne cherche plus à comprendre, la gauche n’a cessé de leur reprocher leur réticence à la mondialisation et à la construction européenne ou encore leur racisme, leur xénophobie, leur sexisme et leur homophobie supposés. Pour citer Bertolt Brecht, elle l’a accusé de venir grossir « le ventre encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Bref, cette gauche autoproclamée « de gouvernement », cette gauche du « oui », héritière de la deuxième gauche, a excommunié le peuple.

Désabusé, dégoûté et résigné, le peuple s’est alors progressivement détourné de cette gauche. Le chômage de masse, le poids de l’intégration de la majorité des populations immigrées, la dégradation des services publics, notamment l’école qui permettait l’ascension sociale des enfants, l’explosion des prix du foncier… sont autant de motifs pour lesquels le peuple a délaissé la gauche. Au contraire, le FN, bien qu’il n’ait pas changé dans ses tréfonds, a fait l’effort, évidemment intéressé et insincère, d’écouter le peuple et de prendre en compte ses difficultés. Le travail de dédiabolisation accompli par Marine Le Pen et les accusations de « populisme » ont achevé d’asseoir l’assise du FN dans le monde ouvrier.

Un grand schisme, tragique, s’est installé : le peuple sans la gauche, la gauche sans le peuple. La gauche, sans le peuple, ne sert plus à rien et n’est plus rien. Elle a abandonné la lutte pour la justice sociale et se contente de réformes de société et de faire des sermons. La gauche sans le peuple, c’est le moralisme. Quant au peuple, sans la gauche, il est condamné à être abusé. Il n’est plus l’agent politique du progrès, mais le supplétif de forces mauvaises qui prospèrent sur le ressentiment. Le peuple sans la gauche, c’est le populisme. 

LVSL – Un autre élément est assez frappant lorsque l’on parle de la construction européenne : alors que les enjeux sont considérables, les Français n’ont pu s’exprimer directement sur le sujet qu’à deux occasions : en 1992 et en 2005. Pourtant, l’Union était déjà très avancée avant Maastricht, comme vous l’avez rappelé. Quant à 2005, nous savons que le vote des Français n’a pas été respecté. Considérez-vous que la construction européenne s’est faite contre le peuple français ?

A. M. – Clairement, elle s’est faite contre le peuple français et sans lui. La France était une nation souveraine membre d’une structure de coopération internationale classique, la Communauté économique européenne (CEE). Prise dans une spirale fédéraliste, elle s’est faite absorber dans une entité juridique et politique supranationale, l’Union européenne. Un choix aussi considérable que celui du destin de la France, aurait justifié un débat national. Il n’y en a pas eu.

Le 23 mars 1983, lors de son allocution présidentielle inaugurant la césure européiste, Mitterrand a beaucoup parlé des enjeux du moment, comme le chômage, l’inflation et le commerce extérieur, mais n’a consacré que seize secondes à la vraie raison de cette rupture essentielle, à savoir la construction européenne. Seize secondes ! Voilà tout ce qui a suffit pour évacuer le programme commun de 1972 et ce qui restait des 110 propositions de 1981. Seize secondes pour prendre un tournant sur lequel il n’avait pas été élu, ni lui, ni les parlementaires de sa majorité. Imagine‐t‐on le général de Gaulle annoncer l’indépendance de l’Algérie en seize secondes ? Non. Après avoir signé les accords d’Evian le 18 mars 1962, il les a soumis à la ratification du peuple français par référendum le 8 avril.

En février 1986, lors de l’adoption de l’Acte unique, qui a étendu la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen et entériné l’adoption de près de 300 directives pour la réalisation du marché unique et la libéralisation des mouvements de capitaux intra-européens, pas non plus de référendum! Il s’agissait pourtant d’une étape clé vers le fédéralisme et d’un coup d’envoi de la globalisation financière qui allait submerger la planète entière. Quand le drapeau européen fut soudainement mêlé au drapeau français pour le trentième anniversaire du traité de Rome, en 1987, non plus. Ce ne fut qu’en 1992, devant la rupture flagrante représentée par le passage à l’Union européenne et la disparition du franc, et donc la nécessité de réviser la Constitution de la Ve République, que les Français ont enfin été consultés. C’était déjà bien trop tard.

« L’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. »

Hubert Védrine, conseiller diplomatique, puis secrétaire général de l’Élysée de François Mitterrand.

Les Français ont été privés du débat auquel ils avaient droit. Hubert Védrine l’avait lucidement concédé en déclarant que « l’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. » A propos des décideurs de l’époque, il explique qu ‘« autour de François Mitterrand, dans les années 1980, tout cela [la nécessité de contourner les opinions publiques] nous paraît si évident que nous ne nous posons à aucun moment la question [celle de consulter le peuple]. Au mieux pensons‐nous de temps à autre qu’il serait opportun de mieux informer le Parlement. » Le scandale démocratique de la ratification parlementaire du traité de Lisbonne, en 2008, après 56% de non des Français en 2005, ne se comprend que dans cette perspective historique. Cet événement indigne illustre bien la conception de la « démocratie » qu’ont les européistes.

LVSL – Si la religion est l’opium du peuple selon les marxistes, vous écrivez que l’Europe est « l’opium des élites ». Ce n’est pourtant pas le cas dans tous les pays, il suffit de regarder le Royaume-Uni, où l’élite économique et politique a toujours été divisée sur le sujet. De même l’Allemagne promeut une construction européenne correspondant à ses intérêts économiques. Comment expliquez-vous cette fascination de nos élites pour l’Europe ?

A. M. – La question de la loyauté des élites, qu’elles soient politiques, économiques et financières, intellectuelles et médiatiques, est devenue un enjeu central de nos sociétés. D’abord c’est un enjeu moral, puisque, comme nous l’a rappelé Raymond Aron, « la fonction d’une élite est d’assurer la grandeur d’un pays ». Nos élites nationales devraient se remémorer l’avertissement de Pareto, qui rappelait que « l’Histoire est un cimetière d’élites ». Ensuite, c’est un problème politique, puisque le peuple a répondu à la sécession des élites en faisant lui-même sécession. «Le populisme est la réponse du peuple à l’élitisme des élites » écrit si justement Jacques Julliard. Or, aucune démocratie ne saurait subsister longtemps à un tel écartèlement. Enfin, c’est un problème électoral, car cette décomposition qui perdure augmente le risque de voir l’extrémisme accéder au pouvoir.

La France souffre d’une pathologie démocratique singulière. En Europe, les élites françaises, en particulier celles de gauche, sont parmi les plus mondialistes, les plus européistes, les plus conformistes et les plus méprisantes à l’égard du peuple. Avec leur mode de vie et de pensée globalisé, elles adhèrent au discours de l’impuissance nationale et cultivent une forme de « haine de soi » bien propre à notre pays. Elle ressassent la dénonciation de l’« exception française », sans pour autant s’intéresser à la vie intellectuelle et politique de l’étranger, se contentant d’un mince vernis de culture anglo‐saxonne, baragouinant le globish et incapables de former une phrase en italien, en espagnol ou en allemand. Idéologiquement universalistes, elles se sont perdues dans une globalisation qu’elles imaginaient naïvement « heureuse » et qu’elles ont cru tout aussi naïvement pouvoir « maîtriser ». Résignées politiquement, considérant « l’Europe » comme la solution à tous les maux, elles sont adeptes de la fuite en avant fédéraliste et de l’idéologie post‐nationale. N’oublions pas la phrase de Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne : « Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

« Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne.

Les élites françaises sont dépassées, elles sont incapables d’affronter le nouveau monde, de prendre les problèmes à bras le corps et de clarifier nos relations avec l’UE, un impératif pour relever notre pays. Le constat de Pierre Mendès-France, à l’époque d’une autre crise, celle de la décolonisation, reste d’actualité : « Il semble, par moments, qu’un grand sommeil se soit emparé de la Nation, coupé de rêves pleins de nostalgie à l’égard d’un passé révolu et de cauchemars remplis de craintes à l’égard d’un avenir qui paraît sombre. Il nous faut réveiller la France. C’est là une belle tâche ; c’est une tâche difficile ; c’est une tâche possible. » Ce réveil implique le remplacement de la vieille génération européiste et l’affirmation de responsables n’opposant plus Europe et Nation. La condition sine qua non du redressement de la France et du nouveau projet politique dont l’Europe a besoin est la restauration du patriotisme au sein des élites françaises. Il ne faut plus abandonner l’Europe aux européistes. 

LVSL – Aujourd’hui, la France n’est plus souveraine en matière de monnaie ou de commerce, son budget est étroitement surveillé par Bruxelles, de nombreux domaines de nos vies sont régis par les règlements et directives de l’UE… Tout cela laisse peu de marge de manœuvre pour un gouvernement. Par ailleurs, comme vous le rappeliez, les Français n’ont pratiquement pas été consultés sur la construction européenne. Faut-il organiser un référendum sur le Frexit pour retrouver notre souveraineté ?

A. M. – Non. Mais avant d’expliquer pourquoi, je veux revenir sur certains éléments pour expliquer que la sortie de l’UE ne peut être écartée d’un revers de main moralisateur. D’abord, le malaise européen, fait de lassitude, de rejet, de distance et même de colère, est là. De plus, le Brexit nous a montré que la tentation de la sortie peut devenir une réalité tangible. De même, on ne peut écarter la sortie pour des raisons exclusivement économiques : lors de la crise financière, l’impact sur trois ans d’une sortie de la France de la zone euro avait été évalué à environ 10% du PIB, autant dire une broutille face à la crise COVID. Il faut aussi rappeler que Joseph Stiglitz et Paul Krugman, deux prix Nobel d’économie attachés à l’idée européenne, ont pointé l’échec patent de la zone euro, et proposé de la déconstruire, voyant bien qu’elle ne pouvait être réformée.

Par ailleurs, l’argument de l’« irréversibilité » est lui aussi irrecevable : bien sûr, se dégager d’un ensemble auquel on se trouve lié par d’étroites relations commerciales et des centaines de textes juridiques accumulés au fil du temps, représente une opération longue et d’une grande complexité, comme le montre le Royaume-Uni. Pour nos voisins britanniques, cette sortie signifie se défaire de 600 accords avec l’UE, puis renégocier 200 accords passés entre celle‐ci et diverses organisations internationales. Sans parler des 50 % d’exportations britanniques réalisées avec l’UE, alors que seules 6% des exportations européennes vont vers la Grande-Bretagne. Cela explique pourquoi cinq ans auront été nécessaires pour finaliser la décision prise par référendum le 23 juin 2016.

Aquilino Morelle ©JF Paga

Quoiqu’il en soit, le choix d’un peuple, démocratiquement formulé, doit être respecté, quelle que soit la difficulté de sa mise en œuvre concrète. Même si nombre d’européistes, sur le continent et outre-Manche ont refusé de l’admettre, le Brexit était indispensable, puisque décidé par le peuple britannique. Il en irait de même pour notre pays si les Français faisaient ce choix.

Cependant, une telle rupture n’est aujourd’hui souhaitée ni par le peuple français, selon les études d’opinion, ni réclamée par aucune force politique importante. Dès lors, un « Frexit » ne pourrait résulter que d’une désagrégation générale de l’Union européenne, notamment à l’occasion d’une crise financière faisant éclater la zone euro. L’intérêt de la France n’est pas de quitter l’Union, mais de la transformer ; de redéfinir le projet européen plutôt que de l’abandonner. À la fois parce que trop de sacrifices ont été consentis par la Nation, parce qu’il est encore possible de rectifier la trajectoire politique de l’UE et, enfin, parce que l’avenir de notre pays est irréductiblement inscrit dans cette Union.

Suivons l’exemple du général de Gaulle : en 1958, alors qu’il s’était opposé au traité de Rome un an plus tôt, il a fait le choix pragmatique de le conserver et de le mettre en œuvre « pour en tirer le meilleur parti possible » selon ses mots. C’est ce qu’il a fait en obtenant en contrepartie la création de la Politique agricole commune (PAC) sans laquelle « le marché commun deviendrait une duperie ». Mais, en 1965, il a su dire « non » aux visées fédéralistes de la commission Hallstein, afin de rétablir le cours de la construction européenne. Pour de Gaulle, l’Europe était vivante et incarnait l’avenir du pays, parce qu’il la concevait comme une « Europe des nations ». C’était un homme d’État pénétré par l’Histoire, soucieux de l’intérêt national, mais aussi un Européen sincère, qui déclarait en 1963 vouloir placer « notre vie nationale dans un cadre européen ». La sortie de la France de l’UE ne doit donc pas être écartée par dogmatisme ou par idéologie, mais bien du point de vue de la raison et de l’analyse.

LVSL – Quoique l’on pense de l’Union européenne, on remarque en tout cas qu’elle est rarement un sujet majeur de la politique française. En témoignent l’élection présidentielle de 2017, ou la campagne actuelle. Comment l’expliquez-vous ? 

A. M. – D’abord parce que, la plupart du temps, la méthode employée par les fédéralistes est celle du contournement. Il s’agit tant de contourner les États-nations avec des offensives fédéralistes assumées, comme la CECA en 1951, le projet de Communauté Européenne de Défense (CED) en 1954 ou l’offensive du président de la Commission Walter Hallstein en 1965, que du contournement des peuples qui résistent, à travers la politique des « petits pas » et du « fédéralisme clandestin », comme lors du tournant fédéraliste de 1983 où Mitterrand et Delors ont caché leurs intentions aux Français.

Cette pratique s’est répétée à plusieurs reprises. Par exemple, un traité aussi crucial que l’Acte unique n’a pratiquement pas été discuté. Comme le raconte Jean-Pierre Chevènement, le texte de 300 à 400 pages, présenté comme une « perfection du marché commun » a été avalisé par le Conseil des ministres en 1985 à l’unanimité et sans débat. De même lors du débat au Parlement en 1987 (la droite était alors majoritaire, ndlr), où seuls les communistes se sont opposés à ce texte qui allait faire déferler sur l’Europe une vague de déréglementation sans précédent. L’opération fut rééditée en 1990 avec la transcription de la directive sur la déréglementation des mouvements de capitaux en Europe, dont aucun ministre n’avait pris connaissance !

« Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation. »

Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre, opposant de la politique européenne de François Mitterrand.

Jean-Pierre Chevènement a des mots très justes sur le sujet. Selon lui, « il y avait sur l’Europe une diplomatie qu’on aurait pu qualifier de “secrète”. […] Elle unissait la gauche qui signait et la droite qui ratifiait, traversait les gouvernements, survivait à la cohabitation […]. Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation ». De même avec Maastricht : « Le choix de répondre à l’unification allemande par l’accélération de l’intégration européenne a été tranché en dehors de tout débat public et même sans aucun débat au sein du gouvernement ».

La méthode mitterrandienne n’est toutefois pas la seule responsable. Ce qui est en cause, c’est aussi cette vision politique, dominante depuis cinquante ans, qui considère les questions européennes comme relevant des affaires étrangères, alors que l’évolution de l’Union est indissociable de la vie de la Nation et fait donc partie des affaires intérieures. C’est parce que les deux sont si imbriquées que je parle de « FrancEurope » dans mon livre. Continuer à rattacher l’action européenne de la France au domaine de la diplomatie est absurde.

Cette tactique est cependant fort commode pour le pouvoir exécutif, puisque cela lui permet de se dispenser de tout débat public et de contourner les procédures démocratiques. Depuis 1983, les décisions européennes ont été centralisées à l’Élysée, au sein de la cellule diplomatique du président. Or, en tant que « domaine réservé » du chef de l’État, les décisions diplomatiques échappent à toute véritable discussion démocratique, alors même qu’elles entraînent les plus lourdes conséquences sur la vie de la Nation. Nous l’avons à nouveau constaté à l’occasion du plan de relance européen, qui introduit un nouveau degré de fédéralisme : alors qu’il s’agit d’« un changement historique de notre Europe et de notre zone euro » selon les mots d’Emmanuel Macron, il n’a pas été débattu au préalable. Le Parlement, régulièrement appelé à se prononcer sur quantité de points secondaires ou sans véritable contenu juridique – ce que les juristes appellent l’« inflation législative » -, est en revanche mis devant le fait accompli en matière européenne, sommé de ratifier des textes déjà signés par le chef de l’État au nom de la France.

L’opium des élites, Aquilino Morelle, Grasset, 2021

Bien sûr, cette concentration des pouvoirs est problématique. Mais il serait trop facile de dénoncer l’institution « monarchique » que serait la présidence sous la Ve République. Le général de Gaulle, qui avait certes une conception très verticale du pouvoir, informait régulièrement les citoyens des objectifs, des difficultés ou des succès de sa politique européenne durant ses conférences de presse. De même, entre les deux tours de la présidentielle de 1965, en pleine crise « de la chaise vide », il consacra un long entretien télévisé à la seule question européenne. Surtout, même s’il avait un exercice parfois solitaire du pouvoir, il considérait la souveraineté du peuple français comme inaliénable. Il l’a démontré lors de sa démission en 1969 après l’échec du référendum sur la régionalisation et la participation.

Cette « diplomatie secrète » a permis aux européistes d’imprimer un rythme beaucoup trop rapide au cours de l’Europe. A chaque fois, les doctrinaires des États-Unis d’Europe ont précipité les choses. Ce fut le cas avec la création d’une monnaie unique pour dix-neuf nations pourtant si diverses ou avec l’élargissement spectaculaire à l’Est, avec treize nouveaux États ayant adhéré en moins de dix ans, entre 2004 et 2013. Cette façon de forcer le cours des choses, qui est la marque de fabrique de l’idéologie fédéraliste, a donné à la construction européenne un caractère artificiel, déconnecté de la vie des peuples. Les nations ne se prennent pas à la légère : elles sont inscrites dans l’Histoire, elles sont la synthèse de siècles de formation et d’existence, mais aussi de cultures et de mentalités. Le temps des nations est un temps long, qu’il faut respecter. Les nations de l’Europe ne sont pas les treize colonies britanniques qui, ayant pris leur indépendance, se sont fédérées pour bâtir les États‐Unis d’Amérique.

Les affaires européennes doivent quitter le champ de la diplomatie et du secret et se soumettre aux lois de la démocratie et du débat. En sept décennies, une telle discussion publique n’a pu être ouverte que deux fois : en 1992 et en 2005. Or, la première fois, l’essentiel de la relance fédéraliste, portée par Mitterrand et Delors avec l’Acte unique, était déjà entré en vigueur, et malgré le talent de Philippe Séguin, la situation était alors trop inégale, avec une presse et une classe politique acquises à la ratification du traité de Maastricht. La deuxième fois, les Français se sont profondément intéressés au projet, pourtant aride, de TCE, mais leur choix a été piétiné par Nicolas Sarkozy, avec la complicité de François Hollande.

« Le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la “construction européenne” : les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. »

Ce temps‐là est révolu. Un vrai débat doit avoir lieu en 2022, pour deux raisons. D’une part, l’élection présidentielle est le moment privilégié où la Nation est saisie du choix entre de grandes orientations à prendre. Or, le chef de l’État consacre environ un tiers de son agenda aux enjeux européens. Si l’Europe est donc bien un enjeu national décisif, elle demeure peu abordée pour l’heure.

D’autre part, le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la « construction européenne », qui menace l’identité même de la France : après l’économie, le commerce, la monnaie, et indirectement, la fiscalité, le budget, l’industrie et le système social, les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. Cette atteinte sans précédent aux souverainetés nationales est justifiée par un alibi géopolitique, notamment la menace chinoise, face auquel « la taille nécessaire » serait celle de l’UE. Cette « souveraineté européenne » est ouvertement revendiquée par Ursula von der Leyen ou par des responsables politiques d’outre-Rhin, comme le futur chancelier Olaf Scholz, qui demande, comme Angela Merkel avant lui, que la France abandonne son siège au Conseil de sécurité de l’ONU au profit de l’UE ou d’un partage avec l’Allemagne. D’autres responsables allemands évoquent même le partage de notre arme nucléaire, notamment la ministre de la Défense allemande, Annegret Kramp‐Karrenbauer.

Nous voilà donc à un moment de vérité : après avoir limité la souveraineté économique des États membres, la Commission européenne et ses soutiens veulent s’attaquer à leur souveraineté politique. L’enjeu est décisif : la France souhaite-elle rester une nation unitaire, politiquement souveraine, avec ses prérogatives régaliennes ou devenir une de ces « grosses régions » du nouvel empire européen que souhaitent les fédéralistes comme Jürgen Habermas et Bruno Le Maire ? La France n’est ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni l’Espagne, ni la Pologne, encore moins le Benelux. Comme le Royaume‐Uni, elle entretient avec la puissance et la souveraineté un rapport forgé par l’Histoire, constitutif de son identité nationale.

Nous connaissons la stratégie du camp fédéraliste : ignorer la démocratie et avancer masqué. Emmanuel Macron a donné le ton lors du lancement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, le 9 mai 2021, en appelant à « décider plus vite et surtout décider plus fort ». Au contraire, il nous faut un débat politique sincère, devant les citoyens. La campagne de l’élection présidentielle et la présidence française de l’UE doivent être l’occasion de plaider pour un souverainisme raisonné et raisonnable, prenant la forme d’une confédération respectant les États-nations, qui sont la chair et l’esprit de l’Europe.

Industrie 4.0 : les ambitions dévorantes de l’Allemagne

La chancellière Angela Merkel en visite dans la “Digital Factory” du groupe Siemens en 2015. Capture d’écran Youtube /DR © Siemens

Avec le programme « Industrie 4.0 », l’État allemand soutient la numérisation et l’automatisation de ses chaines de production afin de renforcer la compétitivité de son industrie. Ce projet d’ampleur s’accompagne d’une offensive politique à l’échelle européenne, où Berlin propose de construire une « souveraineté numérique » face à la Chine et aux États-Unis. Cette stratégie sert pourtant davantage les intérêts de l’économie allemande que ceux de ses partenaires.

Au lendemain de la crise économique majeur qu’a traversé le monde en 2008, nombre de cabinets de consulting ainsi que d’économistes adaptent radicalement leurs préconisations. Plutôt que d’inciter les pays occidentaux à des stratégies de désindustrialisation et de délocalisation, politique par ailleurs largement créatrice de chômage de masse, ils se font les chantres d’une « réinvention » de l’industrie manufacturière. Dès 2011, le World Economic Forum de Davos met ainsi en place les stratégies « Futur de l’industrie manufacturière » et « Commission d’agenda global relatif à l’industrie manufacturière » auxquelles sont associées de nombreuses multinationales. L’objectif de ces initiatives est de numériser les entreprises dans l’espoir incertain de voir leur productivité augmenter. Dans des usines connectées, des machines dites intelligentes coordonnent de façon autonome des chaînes de production. Tandis que la plupart des opérations de montage sont automatisées et que des véhicules de transport autonomes gèrent logistique et flux de matériaux, les êtres humains supervisent la production et n’interviennent qu’en cas de défaillance du système.

En visite dans « l’usine digitale » du groupe Siemens en 2015, Angela Merkel assène que « l’automatisation permise par le numérique va considérablement transformer la production industrielle » (les citations suivantes sont extraites de ce même discours, ndlr). Cette déclaration résume l’objectif principal du programme « Industrie 4.0 » : gonfler la productivité de l’économie d’Outre-Rhin. Cette « numérisation » de l’industrie demeure avant tout une stratégie nationale d’hégémonie économique face à la concurrence étrangère. La chancelière allemande déclarait ainsi : « Nous devons faire en sorte de gagner la course en Europe et surtout en Allemagne. Cette compétition se déroule entre ceux qui sont actuellement en avance dans l’économie de l’Internet et nous, qui sommes en avance dans de nombreux domaines de l’économie réelle ». En clair, si l’industrie allemande veut conserver ses avantages actuels dans les circuits capitalistes européens et mondiaux, elle doit numériser leurs chaînes de production.

Pour l’Allemagne, la numérisation de l’industrie est impérative

En février 2015 déjà, Merkel annonçait : « L’Allemagne fait encore partie des pays avec une très forte production industrielle, et nous voulons maintenir cela ». Représentant 15 millions d’emplois directs et indirects, l’industrie allemande est en effet présente dans tous les domaines. L’automobile, la construction mécanique (portée par des entreprises comme Siemens, ThyssenKrupp et Bosch), l’industrie chimique (BASF), électrique (Siemens) ou pharmaceutique (Bayer) ainsi que la sidérurgie (ThyssenKrupp) sont autant de secteurs où l’Allemagne conserve un avantage certain face à ses partenaires européens. Avec les bouleversements anticipés dans les processus de création de valeur, l’Allemagne table sur une augmentation de la productivité estimée à 78 milliards d’euros d’ici 2025 et sur une croissance supplémentaire de 1,7 % par branche en moyenne. Une seule conclusion s’impose alors à la dirigeante du gouvernement fédéral : « nous devons franchir le pas vers de la numérisation de la production. Elle est essentielle à notre prospérité. Nous appelons cela “Industrie 4.0”. Maintenant il s’agit de définir des normes et de trouver les bons partenaires de coopération pour donner avant tout aux moyennes et aux grandes entreprises une plateforme commune. Je suis ravie de voir que l’industrie allemande y contribue très activement ».

Afin de parfaire ce programme économique, l’Etat allemand a mis sur pied une alliance avec les industriels, les institutions de recherche et les syndicats.

Depuis 2011, les responsables politiques allemands ont ainsi fait de ces nouvelles technologies une priorité absolue. Dans le cadre des deux programmes de financement « Autonomik für Industrie 4.0 » (« autonomique pour Industrie 4.0 ») et « Smart Service Welt » (« monde smart service »), le Ministère fédéral de l’économie met à disposition près de 100 millions d’euros de financements publics dans l’objectif de faire avancer la recherche et le développement d’innovations importantes dans ce domaine. Le ministère fédéral de l’Éducation et de la Recherche a quant à lui subventionné plus de 470 millions d’euros de recherches autour de l’économie 4.0. Dans toute l’Allemagne, 26 centres de compétence subventionnés par ce ministère proposent aux petites et moyennes entreprises (PME) des offres complètes de sensibilisation, d’information et de formation sur les applications de l’industrie 4.0. Afin de parfaire ce programme économique, l’État allemand a mis sur pied une alliance avec les industriels, les institutions de recherche et les syndicats. Jörg Hofmann, le président du puissant syndicat IG Metall, fait ainsi partie du comité de direction du programme. Ce dernier, dénommé la Plateforme pour l’industrie 4.0, a pour objectif de mettre en place un cadre juridique ainsi que des infrastructures nécessaires à cet objectif de numérisation et d’automatisation de l’industrie. L’industrie 4.0 s’apparente donc à un programme gouvernemental visant à catapulter le capital allemand au sommet du marché mondial grâce aux débouchés offerts par les nouvelles technologies.

Selon la chancelière allemande, cette « numérisation des processus de production ainsi que des processus entre les entreprises et les clients » a permis à l’économie outre-Rhin de se doter « de nombreux champions mondiaux ». Néanmoins, l’Allemagne reste largement fière de ses Mittelstand, des entreprises de taille moyenne qui renvoient à l’idéal d’un capitalisme familial et patriote. Angela Merkel constate ainsi que son pays « n’a peut-être pas encore fait autant de progrès que nous le devrions pour faire avancer la masse des entreprises de taille moyenne ». Selon cette dernière, il est ainsi primordial « de voir les grands pionniers entraîner les autres » dans la numérisation de leurs activités.

Une féroce concurrence intra-européenne

La numérisation de l’économie n’est pourtant pas l’apanage unique de l’économie allemande. Partout dans le monde, les nations soutiennent leur capital national dans la compétition pour la croissance avec des programmes dédiés. En 2014, un projet américain dénommé Industrial Internet Consortium a été lancé, tandis que l’équivalent français, l’Alliance Industrie du Futur ainsi le programme chinois Made in China 2025 ont tous deux vu le jour en 2015. 

Cette peur d’être en retard en matière de digitalisation a progressivement amené l’Allemagne à déguiser son programme national d’hégémonie économique en coopération européenne.

Sous Donald Trump, de nombreux États américains sont devenus de vastes champs d’expérimentation pour les véhicules autonomes, l’une des technologies numériques les plus prometteuses. Les capitaux accumulant le plus de kilomètres d’essai sont susceptibles d’avoir les meilleures chances de dominer le marché automobile à l’avenir. Sous cette même administration, les attaques contre les capitaux chinois se sont multipliées. L’offensive du gouvernement américain contre TikTok en est un exemple frappant dans le secteur des technologies de l’information. L’interdiction de la plate-forme, qui compte plusieurs millions d’utilisateurs aux États-Unis, a été évitée uniquement parce que Donald Trump a « convenu » avec le propriétaire chinois Bytedance le transfert de ses activités américaines à une société dont le siège sera vraisemblablement au Texas. Le nouveau président américain Joe Biden, alors qu’il révise la politique de son prédécesseur dans d’autres domaines, poursuit explicitement une ligne dure contre la Chine. Ces dernières années, la Chine est passée du statut d’atelier de l’Occident à celui de son concurrent le plus féroce. Avec son programme « Chine 2025 » et sa récente mise à jour en 2020, la Chine vise le sommet. Avec sa stratégie de « double circulation », elle veut renforcer son marché intérieur (première circulation) et intensifier sa coopération avec d’autres pays asiatiques dans le domaine de la numérisation (seconde circulation) afin d’intensifier la guerre commerciale contre les États-Unis. Avec toutes ces mesures, la Chine poursuit au final le même objectif que les États-Unis : dominer le marché mondial en tant que puissance technologique de premier plan.

Cette peur d’être en retard en matière de numérisation face à d’autres puissances mondiales a progressivement amené l’Allemagne à déguiser son programme national d’hégémonie économique en coopération européenne. Selon les termes de la chancelière, il est ainsi « toujours important pour nous, en Allemagne, d’utiliser les avantages du marché unique européen. […] Après tout, les 500 millions de personnes qui composent le marché unique européen constituent déjà une force du marché. Et cela nous donne aussi la possibilité de nous affirmer au niveau mondial. »

Cette « souveraineté numérique » ne se matérialise actuellement qu’en tant que concurrence entre pays-membres de l’UE.

L’émergence d’un marché unifié du numérique à l’échelle européenne est en effet un des objectifs majeurs des dernières années. L’Union européenne (UE) a ainsi annoncé le lancement de sa « stratégie numérique » en 2014. Six ans plus tard, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, proclamait l’objectif de « souveraineté numérique ». L’UE a ainsi prévu de subventionner ces efforts à hauteur de 55 milliards d’euros dans le cadre du programme DigitiseEU. Concrètement, outre un programme d’expansion de l’infrastructure numérique dans toute l’Europe (déploiement de la fibre et de la 5G notamment), les institutions européennes cherchent à bâtir un cadre juridique européen commun à tous les États, afin que les entreprises puissent utiliser ce marché et se développer en conséquence. Les entreprises européennes pourraient ainsi acquérir une taille critique et seraient alors capable de rivaliser avec les géants américains (Amazon, Google ou Facebook) ou chinois (Tencent, Alibaba ou Baidu).

Pourtant, cette « souveraineté numérique » ne se matérialise actuellement qu’en tant que concurrence entre pays-membres de l’UE ayant avant tout tous l’intention d’utiliser le marché commun dans leurs propres intérêts nationaux. La construction de la « superpuissance européenne numérique de demain », selon les termes du secrétaire d’État français chargé du numérique Cédric O, cache en réalité une rude concurrence à l’échelle européenne, dans laquelle les entreprises allemandes sont très bien positionnées. Le ministre fédéral des Affaires européennes Michael Roth appelle ainsi à « surmonter l’esprit des particularismes nationaux et à regrouper la multitude de programmes et de stratégies à travers l’Europe dans une politique commune ». Or, une telle politique conduit les États européens les moins industrialisés et numérisés à devenir de simples ateliers pour les entreprises allemandes.

Protection des données, taxation des GAFAM… l’Allemagne donne le ton

Les normes sont l’un des moyens que les entreprises ont à leur disposition pour se procurer un avantage au sein de la concurrence mondiale. Avec sa propre norme, une entreprise tente d’exclure les autres producteurs et fournisseurs afin de disposer exclusivement de sa propre norme comme moyen de réussite. Les multinationales comme les États ont intérêt à imposer leurs normes et à les rendre compatibles avec le plus grand nombre possible d’autres produits afin d’obtenir des effets de réseau. Les différents câbles de recharge ainsi que des câbles de connexion demeure un exemple bien connu de cette stratégie. Avec son connecteur Lightning, Apple tente d’enfermer les clients dans ses propres produits, car seuls ceux-ci peuvent communiquer directement entre eux sans produit intermédiaire. De cette stratégie économique découle une autre pour les États. Ces derniers étant responsables de définir le cadre juridique de l’approbation et de l’utilisation des produits vont alors essayer que le pouvoir de marché de leurs propres entreprises nationales soit assuré dans ce processus. Il est alors évident que l’Allemagne cherchera à définir des normes juridiques à même de protéger son industrie. Comme l’analysait Angela Merkel, si l’économie allemande veut parfaire la numérisation de ses activités économiques, il est alors primordial de « faire évoluer certaines normes ». Une fois ces normes définies et mises en place au niveau national, la chancelière préconisait alors de « les ancrer au niveau européen ».

Dans le domaine numérique, les clouds, ces services d’hébergement de données ou logiciels en ligne, sont un nouveau terrain d’affrontement. Pour l’instant, quatre fournisseurs américains (Amazon, Google, Microsoft et IBM) ainsi que le chinois Alibaba dominent près de 75% du marché mondial. Avec le projet Gaia-X, l’Allemagne et la France ont pour objectif de développer un cloud européen et d’établir une norme européenne dans ce domaine. Ce projet, dirigé contre la dominance des GAFAM, se retrouve cependant confronté à une contradiction évidente : créer une infrastructure de données susceptible de pouvoir concurrencer les entreprises dominant ce secteur nécessite une masse immense de capital. Afin que leur cloud atteigne une taille critique pour être compétitif, les Européens ont donc associé les GAFAM au projet Gaia-X. Ainsi, la concurrence européenne contre les GAFAM aboutit donc… à coopérer avec eux !

NDLR : Pour en savoir plus sur le projet Gaia-X, lire sur LVSL l’article de Florent Jourde : « l’Allemagne en quête de souveraineté face aux GAFAM ». 

Force est de constater que l’Allemagne cherche avant tout à réunir les conditions nécessaires à la mise en place de ses ambitions globales. Le gouvernement allemand considère que la législation de ses partenaires reflète une « mentalité de petit État ». Les entreprises allemandes utilisant le marché intérieur afin de créer et de consolider leur poids économique global sont gênées par le manque de cadre juridique uniforme ou de normes communes qu’ils considèrent être un frein à leur croissance. Si le ministre fédéral de l’Économie, Peter Altmeier, affirme que « nous avons besoin de technologies d’avenir ‘Made in Europe’ » et qu’il faudrait « créer par des incitations à l’investissement des projets européens communs tels que la production de cellules de batteries, la microélectronique et le projet GAIA-X pour une plus grande souveraineté numérique », il est évident que celle-ci fait avant tout avancer les intérêts allemands.

Berlin souhaite en réalité que ces « champions européens », c’est-à-dire des capitaux compétitifs au niveau mondial, soient sous la direction d’entreprises allemandes comme Infineon (leader mondial des composants pour cartes à puce). L’espoir repose désormais également sur les “licornes”, ces start-ups non cotées en Bourse valorisées plus d’un milliard de dollars : Celonis (traitement de données), Trade Republic (investissement), N26 (banque) ou FlixMobility (transport). Les législations des autres États membres, avec lesquelles ceux-ci veulent rendre leurs sites attractifs pour les capitaux d’entreprises numériques étrangères, à l’image de l’Irlande ou les Pays-Bas avec des impôts sur les sociétés peu élevées, sont accusées de « dumping fiscal ». En revanche, dans les domaines où le capital américain est supérieur, l’Europe défend ses propres règles contre les États-Unis.

Etant donné le retard de l’UE, et plus spécifiquement de l’Allemagne dans la data economy, l’adoption de règles de protection des données particulièrement strictes est peu surprenante.

Parmi les normes européennes sur le numérique, le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données, voté en 2016 par le le Parlement européen) a fait date. Ce texte est pour l’heure l’une des lois les plus strictes en matière de protection de la vie privée des utilisateurs. D’aucuns pourraient ainsi avoir l’impression que la politique économique allemande est guidée par des impératifs éthiques. C’est du moins l’impression que l’on a en écoutant le ministre allemand des Affaires européennes : « Notre chemin doit être centré sur l’individu, s’appuyer sur des principes éthiques clairs, des normes élevées de protection des données et de sécurité. […] Ce faisant, nous nous différencions clairement du capitalisme des données des géants américains de la technologie et du modèle chinois basé sur le contrôle de l’État et la répression numérique. » Pourtant, plutôt que de représenter un regain d’intérêt pour les libertés numériques de la part de l’UE, cette décision est en réalité guidée par des motifs économiques. En effet, si l’industrie 4.0 allemande repose surtout sur la mise en réseau des usines, Berlin conserve un net désavantage vis-à-vis des États-Unis en matière de technologie business-to-consumer, illustré par la domination des GAFAM dans ce domaine. Etant donné le retard de l’UE, et plus spécifiquement de l’Allemagne dans la data economy, l’adoption de règles de protection des données particulièrement strictes est donc peu surprenante.

Il ne faut cependant pas se fourvoyer quant aux bénéfices attendus d’une numérisation de l’économie. Il y a fort à parier que la stratégie L’industrie 4.0 bénéficiera avant tout à la bourgeoisie nationale allemande et non à ses travailleurs. Les voix qui professent que cette numérisation permettra une réduction des accidents au travail et l’avènement d’une « société de loisirs » se trompent fortement. La mise en œuvre du plan « Industrie 4.0 » répond en effet à des impératifs capitalistes primaires : la technologie sera principalement utilisée pour économiser les coûts de fonctionnement et pour contrôler la masse salariale. De même, cette « quatrième révolution industrielle » reposant sur des infrastructures digitales très polluantes et énergivores, est-elle compatible avec les objectifs environnementaux que l’Humanité s’est fixée ? Cette doctrine de la numérisation de l’industrie, si elle permet d’indéniables progrès en matière de productivité, risque donc de bénéficier à une petite poignée de groupes allemands, au détriment de leurs concurrents étrangers, des travailleurs et de la nature.

 

Échec de la Super-League : une victoire du football populaire ?

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Lundi 19 avril, des millions de fans de football se sont réveillés avec une gueule de bois, mais pas celle qu’ils ont coutume de connaître au lendemain d’une défaite de leur équipe préférée. Cette fois, les médias annonçaient la création imminente d’une Super League européenne par un noyau de quelques dirigeants de clubs de football européens fortunés. Cette Super League européenne devait concurrencer puis remplacer la ligue des champions, la compétition européenne des clubs qui règne sur l’Europe depuis 1992 et qui succédait à la Coupe des clubs champions européens, créée quant à elle en 1955. Fondé sur des préceptes mercantiles et devant permettre à des clubs fortunés d’amasser des recettes télévisuelles encore plus importantes, le projet est le dernier rejeton du processus d’ultra-libéralisation et de financiarisation à l’œuvre dans le football européen et mondial depuis des décennies. La Super League est désormais un projet mort-né, la quasi totalité des clubs fondateurs l’ayant quitté face à la vague d’indignation qu’il a suscité. Seuls restent le Real Madrid, le FC Barcelone et la Juventus de Turin. Et pourtant, le foot-business est loin d’être derrière nous.

La ligue des champions, une compétition de football européenne au fonctionnement a priori méritocratique

La Super League devait à terme remplacer la ligue des champions, compétition de football organisée depuis 1955 par l’UEFA (Union européenne des associations de football). La ligue des champions est la compétition sportive la plus suivie au monde après la coupe du monde de football. Elle voit s’affronter à l’échelle européenne les clubs qui ont été les plus performants au sein de leurs championnats nationaux lors de la saison précédente. Les clubs participants s’affrontent d’abord lors d’une phase de poules (à l’heure actuelle, 8 poules comprenant chacune 4 équipes) puis lors de phases finales comprenant des huitièmes de finale, des quarts de finale, des demi-finales et pour finir, une finale. Cependant, tous les pays ne sont pas représentés également. Les fédérations de football nationales sont classées chaque année en fonction des résultats obtenus par leurs clubs au sein des compétitions européennes. Le classement prend en compte les résultats au cours des cinq dernières années. En fonction de leur situation au sein de ce classement, certaines fédérations envoient les quatre premiers de leur championnat en ligue des champions (Angleterre, Espagne), d’autres les trois premiers (Allemagne et Italie), d’autres encore les deux premiers (France, Portugal). Les pays d’Europe de l’Est et du Nord se partagent généralement les miettes, en passant par une succession de tours préliminaires qui seuls leur permettent d’accéder à la compétition en tant que telle.

Cette dernière permet aux clubs participants de s’assurer des revenus conséquents. La simple participation rapporte 15 millions d’euros aux clubs et chaque victoire assure un gain de 2,7 millions d’euros. Tout club qui parvient en huitièmes de finale gagne automatiquement 9,5 millions d’euros, 10,5 millions d’euros si il parvient en quarts, 12 millions pour les demis, 15 millions pour la finale et 19 millions si il emporte la victoire finale. Il faut ajouter à cela le TV pool, c’est-à-dire les revenus qu’assurent les droits TV aux clubs participants. Ceux-ci sont répartis par l’UEFA, l’instance dirigeante du football européen. Ces revenus sont répartis par club en fonction de plusieurs critères : classement dudit club lors du dernier championnat, nombre de matchs européens joués par le club, coefficient UEFA du championnat auquel appartient le club(1) – le coefficient UEFA est un indice calculé chaque année sur la base des performances sportives européennes de chaque pays – en 2021, la France est 5ème au classement de l’indice UEFA.

La ligue des champions repose donc sur un principe a priori méritocratique : ce sont les meilleurs clubs des meilleurs championnats européens qui s’affrontent, et seules leurs compétences sportives à l’échelle européenne leur donnent le droit d’accéder au sommet du football européen et déterminent la part de revenus qui leur revient.

Le projet de Super League européenne, dernier rejeton de l’ultra-libéralisation et de la financiarisation du football

Le projet de Super League promettait de mettre à bas ces généreux principes. Les 12 clubs fondateurs de la Super League (Real Madrid, FC Barcelone, Atletico de Madrid en Espagne ; Inter de Milan, AC Milan, Juventus de Turin en Italie ; Arsenal, Tottenham, Manchester United, Manchester City, Liverpool en Angleterre) auraient eu une place assurée et permanente au sein de la nouvelle compétition tandis que 5 clubs auraient été « invités » chaque année sur la base de critères flous. La compétition aurait vu la tenue d’une phase de poules organisée autour de 2 groupes de 10 équipes puis d’une phase finale. Le nombre de matchs augmentait ainsi sensiblement par rapport à la ligue des champions. Le format de cette compétition permettait, selon ses organisateurs, de voir s’affronter chaque année les meilleures équipes continentales. En effet, les 12 clubs fondateurs cumulent l’essentiel des victoires en ligue des champions et sont pour la plupart habitués au haut du tableau en ligue des champions. Cependant, la participation des clubs à la Super League n’était plus conditionnée par leurs résultats sportifs au cours de la saison précédente mais par une sorte de légitimité historique largement contestable puisque certains clubs historiques de la ligue des champions comme l’Ajax Amsterdam ou le Celtic Glasgow, multiples vainqueurs au cours des décennies 1960, 1970 et 1980 ne faisaient pas partie des plans de la Super League. La présence des clubs n’ayant encore jamais participé à une quelconque ligue des champions ou ayant toujours échoué en phase de poules n’était quant à elle même pas envisagée.

La Super League avait en réalité l’avantage d’assurer chaque année une place européenne à des clubs puissants financièrement mais soumis chaque année à l’incertitude inhérente au football. L’adhésion de ces clubs au projet de Super League repose donc surtout sur un argument de stabilité financière. Les clubs fondateurs de ce projet représentent les principaux marchés à l’échelle européenne et ils sont pour la plupart cotés en bourse et soutenus par des fonds d’investissement étrangers. L’intégration de ces clubs au sein de marchés financiers les rend ainsi dépendants financièrement d’investisseurs et d’actionnaires qui cherchent à limiter les risques conjoncturels de pertes financières et de manques à gagner qu’engendrerait leur non-participation à la ligue des champions. La Super League promettait donc de sécuriser des investissements soumis jusqu’ici à l’aléa du sport. C’est ce qu’expliquait notamment celui qui a piloté le projet, l’actuel dirigeant du Real Madrid Florentino Perez lors de l’émission espagnole El Chiringuito du 19 avril : « Nous avons besoin d’argent pour le football, nous voulons que cet argent soit stabilisé et que le monde du football fonctionne comme une pyramide. Si l’argent est assuré, alors celui-ci peut descendre vers les étages inférieurs du monde du football». L’argumentaire est ici très proche de celui dit de la « théorie du ruissellement » chère au libéralisme économique et à son principal représentant français, Emmanuel Macron. Avec ce projet, Liverpool et la Juventus de Turin, clubs parmi les plus riches à l’échelle européenne mais respectivement 6ème et 4ème de leurs championnats respectifs et à l’heure actuelle non qualifiés pour la prochaine édition de la ligue des champions, n’avaient plus aucune crainte à avoir. De même, la présence des clubs milanais au sein de la ligue des champions, peu assurée ces dernières années, était cette fois gravée dans le marbre de la Super League.

« Nous avons besoin d’argent pour le football, nous voulons que cet argent soit stabilisé et que le monde du football fonctionne comme une pyramide. Si l’argent est assuré, alors celui-ci peut descendre vers les étages inférieurs du monde du football »

Florentino Perez, El Chiringuito,

On comprend mieux cette préoccupation soudaine de Florentino Perez pour les « strates inférieures » du football lorsqu’on s’aperçoit que son club cumule une dette de 900 millions d’euros. La plupart des clubs fondateurs du projet cumulent en effet des dettes colossales, celles du FC Barcelone et de Chelsea atteignant respectivement 1,173 et 1,510 milliards d’euros(2). Ces dettes sont dues notamment à la pandémie de COVID-19 qui a entraîné une baisse des droits TV et des pertes de revenus conséquentes du fait de la fermeture des billetteries. Elle est aussi due à des transferts de joueurs pour des sommes démesurées et à une inflation continuelle de la masse salariale des grosses écuries. La présence permanente de ces clubs au sein de la Super League leur assurait donc des revenus constants désindexés des résultats sportifs et leur permettait de combler leurs dettes.

@commons.wikimedia.org. Le logo du Real Madrid, l’un des clubs fondateurs de la Super League, endetté à hauteur de 900 millions d’euros.

Mais la Super League était également un formidable « coup » financier. Les 15 membres fondateurs se seraient partagés 32,5 % des recettes chaque année. 32,5 autres % auraient été répartis entre les 20 clubs participants chaque année (incluant donc les participants invités). Les gains associés aux performances n’auraient été que de 20 %(3). Les clubs fondateurs auraient donc accumulé chaque année une manne financière plus que confortable. Enfin, les gains représentés par les droits TV auraient été gérés par les clubs eux-mêmes, là où l’UEFA se donne le droit de les répartir elle-même dans le cadre de la ligue des champions actuelle. Au total, les droits TV de la nouvelle compétition auraient pu atteindre les 4 milliards de dollars, soit le double de la ligue des champions. Cette augmentation considérable des droits tv aurait elle aussi permis à ces clubs trop gourmands de résoudre leurs problèmes financiers. La compétition, quant à elle, aurait été ouverte à de nombreux investisseurs sous la forme d’appel d’offres. Si l’on sait aujourd’hui que la banque américaine JP Morgan aurait financé le projet à hauteur 3,5 milliards d’euros, d’autres banques ou multinationales bien connues s’étaient elles aussi proposé : Amazon, Facebook, Disney ou Sky. La Super League se serait donc offerte aux GAFA et à leur « capitalisme de plateforme ». Selon ses défenseurs, elle aurait permis l’ouverture du football à de nouveaux marchés télévisuels, américains et asiatiques notamment.

@Flickr, La banque d’affaire JP Morgan était censée financer le lancement de la Super League à hauteur de 3,5 milliards d’euros

Ce projet de Super League aujourd’hui à l’agonie était donc inscrit dans son époque. En proposant une ligue fermée de grosses écuries s’affrontant chaque année, il copiait le modèle américain du Super Bowl (football américain) ou de la NBA (basket) dont les parts d’audience ne font qu’augmenter. Le football européen aurait ainsi à la manière des franchises de baskets ou de football américain été conditionné par les possibilités du marché. L’institution footballistique du club, ancrée dans un territoire et articulée sur une culture populaire aurait été durablement fragilisée par le projet. A travers ce projet, on a donc assisté à une tentative d’américanisation et de « soccerisation » du football européen(4). Enfin, celui-ci promettait aussi de rapprocher le football d’un public consommateur internationalisé friand de sensations et de grosses affiches mais pas forcément attaché à un club en particulier. Autant dire que le supporter de « petit club» ou « l’ultra » n’étaient pas les cibles prioritaires.

La Super League est morte, vive le football ?

Après l’annonce du projet de Super League, l’ensemble des acteurs du monde football a été pris d’effroi. En Angleterre, des supporters de Manchester United, de Liverpool et de Chelsea sont descendus dans les rues exprimer leur désaccord avec ce « hold-up ». D’anciennes stars emblématiques telles que Gary Neville, ex-joueur de Manchester United, ont montré leur indignation. Des banderoles : « Created by the poors, stolen by the rich » ont été déployées un peu partout, des journalistes espagnols et français ont publiquement critiqué le projet. Emmanuel Macron s’est déclaré inquiet du nouveau projet et Boris Jonhson s’est dit prêt à « entreprendre toute action nécessaire visant à freiner le projet ». L’UEFA, l’instance dirigeante du football européen a déclaré que les clubs participants à la Super League pourraient être exclus des compétitions internationales et de leurs propres championnats. On a ainsi assisté à une bronca générale envers un projet unanimement dépeint comme « cupide » et « égoiste ». Les clubs à l’initiative du projet n’ont pas longtemps résisté à cette vague d’indignation. Dès mercredi 28 avril, les clubs anglais engageaient leur retrait du projet, suivis peu après par les clubs italiens et espagnols. On pourrait donc croire à une révolte générale du foot populaire contre le foot-business, à un dernier sursaut du premier qui aurait finalement été fatal au second, le tout sous la férule bienveillante de l’UEFA.

Des banderoles : « Created by the poors, stolen by the rich » ont été déployées un peu partout

La situation est cependant bien plus ambiguë. L’UEFA, par le biais de son président Aleksander Ceferin, a présenté la semaine dernière la tant attendue nouvelle version de la ligue des champions. Celle-ci va dans le sens d’une augmentation du nombre de matchs à la fois en phase de poules mais aussi en phase finale, ce qui permet une augmentation générale des droits TV. Là où il fallait auparavant jouer 13 matchs avant de pouvoir remporter la ligue des champions, il faudra désormais en jouer 18 en moyenne. Le nombre de matchs joués augmente donc sensiblement, et avec cette augmentation, celle des droits TV. L’augmentation des revenus générés par le football, réclamée par les clubs dissident, est donc au cœur de cette réforme de la ligue des champions. Les clubs qui ne seraient pas en position favorables à l’issue de la phase de groupes seraient autorisés à jouer des « play-offs » contre des équipes elles aussi mal classées, leur permettant ainsi d’accéder aux huitièmes de finales de la compétition. Il s’avère donc que même si l’UEFA s’est montrée ferme à l’égard des clubs dissidents de la Super League, la nouvelle version intègre certaines de ses propositions. On peut même faire l’hypothèse que certains clubs fondateurs du projet de Super League ont rejoint le projet non du fait d’une volonté réelle de quitter la ligue des champions, mais plutôt dans l’optique de menacer l’UEFA et d’imposer une certaine direction au football européen.

@Golforadio, Aleksander Ceferin

On peut dès à présent faire l’hypothèse que ces dissidences n’entraîneront pas un changement de paradigme de la part de l’UEFA. Croire que celle-ci peut être amenée à enrayer ou au moins à réguler ce processus de marchandisation et de dérégulation propre au football relève d’une pure illusion. Les instances dirigeantes du football européen (mais on pourrait en juger ainsi du football mondial) se sont toujours efforcées de faire du football un spectacle commercialisable à souhait, un produit consommable comme un autre. Ainsi, tout a été fait pour favoriser des grosses écuries footballistiques en situation de quasi monopole sportif et économique au sein de leurs championnats et au sein des ligues européennes. De l’arrêt Bosman en 1995, autorisant les clubs européens à recruter des joueurs extranationaux sans aucune limite pour des montants faramineux, jusqu’aux différentes versions de la ligue des champions éliminant progressivement les clubs d’Europe de l’Est et du Nord, le football européen est devenu un marché capitaliste comme un autre. Si la Super League est pour le moment un projet mort-né, elle s’inscrivait donc au cœur d’un processus de marchandisation et de dérégulation du football encore ininterrompu à l’heure où sont écrites ces lignes. Pour que cela change ou que cela cesse, ne reste peut-être qu’une seule solution : « Supporters de tous les pays, unissez vous ! »

Notes :

(1) Du foot-business vers le foot-Ancien Régime, Blog Mediapart de H.Sabbah, 20 avril 2021.

(2) Graphique dettes Super League, Gazzetta dello Sport.

(3) Schéma sur la répartition des recettes de la Super League, L’équipe 21.

(4) Super League vs UEFA: A la fin, c’est le foot-business qui gagne ?, Le Media, 23 avril 2021.

Agroécologie et PAC : l’impossible équation ?

https://www.pexels.com/fr-fr/photo/photo-de-la-main-d-une-personne-touchant-l-herbe-de-ble-2228306/

Le modèle agricole conventionnel est de plus en plus critiqué pour son impact sur le réchauffement climatique et l’environnement, mais aussi pour son incapacité à assurer des revenus suffisants aux producteurs. Les propositions en faveur d’un modèle agroécologique se multiplient, comme en attestent les mesures portées par la Convention citoyenne pour le climat relatives à l’alimentation et l’agriculture. La Politique Agricole Commune (PAC), qui alloue des fonds européens aux agriculteurs, continue quant à elle de promouvoir un modèle productiviste et agro-exportateur. Les gouvernements possèdent cependant une marge de manœuvre importante quant à l’utilisation de ces subventions. La France devra bientôt présenter un « plan stratégique national » définissant les interventions et les modalités de mise en œuvre de la PAC à l’échelle nationale.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe cherche à se reconstruire et à assurer à sa population la sécurité alimentaire. Les États-membres de la Communauté économique européenne (CEE) – la France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas –, promeuvent alors un modèle d’agriculture productiviste dont l’objectif vise à maximiser la production alimentaire par rapport aux facteurs de production, qu’il s’agisse de la main d’œuvre ou du sol : l’agriculture se spécialise et s’intensifie en ayant recours à un usage intensif d’engrais chimiques et de pesticides qui vont entraîner le déclin de la faune sauvage [1]. Ces pratiques agricoles ont simplifié les paysages en créant de grandes parcelles de monoculture, principalement du maïs et du colza ; les haies, qui permettaient de limiter l’érosion des sols, ont été arrachées afin de laisser circuler des engins agricoles de plus en plus gros. Les sols se sont ainsi appauvris, ils ont perdu leur matière organique et leur capacité de stockage du carbone.

Ces pratiques agricoles ont simplifié les paysages en créant de grandes parcelles de monoculture, principalement du maïs et du colza. Les sols se sont ainsi appauvris, ils ont perdu leur matière organique et leur capacité de stockage du carbone.

Toutefois, le processus pourrait être inversé si l’on restaurait la qualité des sols : selon le GIEC, 1,2 milliard de tonnes de carbone par an pourraient être stockées dans les sols agricoles [2]. Pour limiter l’augmentation des températures mondiales et respecter les engagements pris dans l’accord de Paris, il apparaît donc nécessaire d’accompagner la transition vers un système agricole sans intrants chimiques, moins émetteur de gaz à effet de serre et qui permette d’assurer une rémunération juste aux agriculteurs. C’est l’ambition que se donne l’agroécologie, qui s’appuie sur la nature pour « produire une alimentation saine tout en restaurant les milieux naturels et en entretenant la fertilité du sol » [3].

La transition vers ce modèle est aujourd’hui plébiscitée par les citoyens. Le rapport rendu par la Convention citoyenne pour le climat [4] soulignait ainsi l’importance d’orienter la nouvelle PAC en faveur de la transition agroécologique [5]. Elle a été votée le vendredi 23 octobre 2020 par le Parlement européen mais de nombreuses associations s’inquiètent de sa capacité à répondre à l’ambition annoncée par l’exécutif européen, dans le cadre du Green Deal, d’une réduction à l’échelle du continent d’au moins 55 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 (par rapport au niveau de 1990). Le processus de discussion autour de l’allocation des aides européennes n’est toutefois pas terminé. Malgré le vote au parlement, le trilogue continue entre le Conseil, la Commission et le Parlement, et chaque États-membres devra dans les prochains mois présenter un « plan stratégique national », une déclinaison par pays des grandes orientations européennes de la PAC. Tentons de comprendre les changements que dessine la réforme de la future PAC.

Épandage de pesticides dans des champs de blé © hpgruesen

La PAC, organisme structurant du modèle agricole européen

La PAC, renouvelée tous les 7 ans, représente le premier poste de dépense de l’Union européenne avec un budget global d’environ 50 milliards d’euros (plus d’un tiers de son budget total) dont 9 milliards sont reversés à l’agriculture française. Elle est organisée autour de deux piliers principaux : le premier concerne le soutien des marchés et des revenus agricoles, dont le système d’aides aux agriculteurs constitue le nerf majeur. Le second est dédié à la politique de développement rural [6].

Les aides directes aux agriculteurs représentent aujourd’hui le principal instrument de la PAC (environ 70% du budget). Ces aides sont pour la plupart « découplées », c’est-à-dire qu’elles ne dépendent pas du type et des modes de production mais de la surface au sol ou du nombre de têtes de bétail que possède l’exploitation. Dans ce système, il est plus rémunérateur d’avoir une grande exploitation agricole avec de faibles rendements à l’hectare qu’une petite exploitation à hauts rendements. Cela fragilise les petites exploitations paysannes, et pousse à moderniser les systèmes d’exploitation et à favoriser la monoculture.

Dans ce système, il est plus rémunérateur d’avoir une grande exploitation agricole avec de faibles rendements à l’hectare qu’une petite exploitation à hauts rendements. Cela fragilise les petites exploitations paysannes, pousse à moderniser les systèmes d’exploitation et à favoriser la monoculture.

Dans un référé publié le 10 janvier 2019, la Cour des comptes indique que le montant de l’aide directe moyenne par exploitant pour les structures les plus grandes (22 701 euros) est supérieur de 37% à celui des exploitations les plus modestes (16 535 euros), toutes spécialisations confondues [7]. La répartition des aides apparaît donc fortement inégalitaire en encourageant à l’agrandissement des exploitations plutôt qu’au développement de pratiques agricoles plus vertueuses d’un point de vue écologique. En effet, plus les exploitations sont grandes, plus elles requièrent l’usage d’intrants chimiques et de machines, et moins elles encouragent l’emploi. Le modèle agro-alimentaire actuel est ainsi dominé par l’agro-industrie, où quelques grandes entreprises imposent leur modèle au reste de la filière. C’est ce phénomène qui est actuellement dénoncé par la campagne « Basta » du collectif Pour une autre Pac !. L’organisation accuse les plus grandes entreprises agricoles, telles Charal, Lesieur, Savéol, Beghin Say et Soignon, de capter une large part de la manne financière dégagée par la PAC.

Selon le groupe des Verts au Parlement européen, il y a « de moins en moins d’agriculteurs pour cultiver des exploitations de plus en plus grandes » [8]. En France, leur nombre a en effet été réduit de moitié entre 1998 et 2016 passant de 1 million à 437 000, alors que la taille moyenne de la propriété agricole a augmenté de 28 à 63 hectares sur la même période [9]. Le déclin du nombre d’agriculteurs est l’un des enjeux majeurs auxquels fait face le monde agricole en France. Pour pallier ce problème, les Verts en appellent à des aides calculées en unité de main d’œuvre et non plus selon les hectares, de façon à « mieux répartir les aides pour soutenir les petits paysans » [10]. 

C’est également la proposition soutenue par France Stratégie qui propose d’allouer l’aide en fonction de l’unité de travail par exploitation, et non plus en fonction de la taille de l’exploitation. La proposition est simple : une petite ferme de maraîchage en bio qui nécessite de faire travailler 10 personnes sur peu d’hectares, recevrait plus d’aides qu’une exploitation plus importante faisant vivre moins d’agriculteurs. Les petites exploitations aux pratiques agroécologiques se verraient ainsi revalorisées car elles impliquent généralement plus de main d’œuvre. Cette idée d’aides à l’actif est défendue depuis longtemps par le syndicat agricole, la Confédération Paysanne. Son porte-parole Nicolas Girod, interrogé en novembre 2019 affirmait ainsi que « pour s’affranchir des pesticides par exemple, il va falloir plus de travail, plus de main d’œuvre, et d’autres pratiques culturales sur une même surface. C’est ce changement-là que doit accompagner la PAC, car il répond aussi à une demande sociétale qui est celle de manger mieux » [11]. 

Les éco-régimes : des aides au verdissement aux contours flous

Une des nouveautés de cette nouvelle PAC est le dispositif des éco-régimes, un système de primes versées aux agriculteurs dans le cadre des paiements du premier pilier pour soutenir leur participation à des programmes environnementaux plus exigeants. Ce dispositif vient remplacer les anciennes aides au verdissement, dont le volume resterait le même puisqu’il correspondrait à un pourcentage de 30 % du premier pilier – que le Conseil propose de limiter à 20%. Le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, Julien Denormandie, a salué l’accord trouvé autour de ces éco-régimes obligatoires pour tous les États-membres.

Selon le communiqué du Conseil Agriculture et Pêche des 19 et 20 octobre 2020, ces programmes pourront inclure « des pratiques comme l’agriculture de haute précision, l’agroforesterie, l’agriculture biologique, mais les États seront libres de désigner leurs propres instruments en fonction de leurs besoins » [12]. Une grande latitude est donc laissée aux États-membres de l’Union européenne dans la mise en œuvre des éco-régimes.

Le cahier des charges et les critères d’attribution de ces éco-régimes ne sont pas définis. Dans un avis remis en 2019, la Cour des comptes européenne jugeait qu’il serait difficile « de savoir comment la Commission vérifierait si ces plans sont ambitieux d’un point de vue environnemental et climatique » [13]. Aurélie Catallo, coordinatrice de la plateforme pour une autre PAC, qui regroupe diverses associations, ONG et syndicats, s’inquiète du fait que les éco-régimes intègrent des pratiques incohérentes d’un point de vue écologique comme l’agriculture de précision (techniques numériques, robotisation, surveillance par drones…) qui ne sont pas des méthodes réduisant directement les émissions de CO2 [14].

Quoi qu’il en soit, une marge de manœuvre importante est donc laissée aux États quant à l’usage de ces fonds, qui reste en grande partie indéterminée. De quoi justifier une mobilisation pour une utilisation écologique de ces subventions ?

La PAC et la transition agroécologique

L’agroécologie vise à favoriser des systèmes agricoles fondés sur la valorisation des processus écologiques. La massification de cette pratique agricole pourrait permettre de limiter l’empreinte carbone de l’agriculture, en revitalisant les sols et en assurant leur fertilité. L’agroécologie consiste en effet à utiliser de manière optimale les ressources apportées par la nature pour développer une agriculture qui utilise moins d’intrants de synthèse. L’objectif est d’accroître la résilience et l’autonomie des exploitations en diversifiant les cultures, en allongeant les rotations et en renforçant le rôle de la biodiversité comme facteur de production. Les insectes prédateurs permettent de réguler la présence de ravageurs tels que les pucerons. Il s’agit de repenser le système de production en revalorisant le savoir agronomique pour utiliser au mieux les fonctionnalités et les interactions naturelles présentes dans les écosystèmes du sol.

L’objectif est d’accroître la résilience et l’autonomie des exploitations en diversifiant les cultures, en allongeant les rotations et en renforçant le rôle de la biodiversité comme facteur de production. Il s’agit de repenser le système de production pour utiliser au mieux les fonctionnalités et les interactions naturelles présentes dans les écosystèmes du sol.

De nombreuses associations comme Pour une agriculture du vivant sont en effet favorables à un changement de paradigme des pratiques agricoles afin de redonner à l’agriculture sa capacité à stocker dans les sols un maximum de carbone et d’accueillir la biodiversité. Cela permettra à la fois de les rendre plus fertiles et d’absorber une partie des émissions anthropiques de CO2 en limitant le réchauffement climatique.

Ver de terre présent dans les sols © Natfot

Que penser des propositions émises pour faire de la PAC un levier de la transition agroécologique ? France Stratégie suggère d’utiliser les paiements du premier pilier pour financer un système de bonus-malus à hauteur des bénéfices environnementaux apportés à la société. Dans son rapport Faire de la politique agricole commune un levier de la transition agroécologique [15], l’institution défend l’idée que les aides subventionnant des activités polluantes soient supprimées et qu’un système de taxes sur les externalités négatives soit mis en place. Avec ce mécanisme de marché, la diversification des cultures serait encouragée via un bonus financé par une taxe sur les engrais et sur les pesticides. L’objectif affiché est de proportionner progressivement les aides aux services environnementaux rendus par les surfaces concernées. Il s’agit donc de privilégier les incitations plutôt que les interdictions, quotas et prescriptions de pratiques agricoles à travers une combinaison de bonus et de malus, afin de soutenir les exploitations qui s’engagent dans des pratiques bénéfiques pour l’environnement. Si tant est qu’un quelconque changement puisse être attendu à l’échelle européenne…

Si les orientations de la nouvelle PAC, votée par le parlement en octobre 2020, ne répondent pas aux impératifs de transition agroécologique, une marge de manœuvre subsiste : l’utilisation des éco-régimes n’étant pas déterminée, une mobilisation massive des mouvements écologistes en France pourrait permettre de « verdir » leur utilisation.

La déclinaison de la PAC dans les Plans stratégiques nationaux

Reste désormais à suivre l’avancée du processus et les annonces du gouvernement sur son Plan stratégique national (PSN) pour voir comment seront traduits les objectifs de la PAC dans la politique française. Le ministère français de l’Agriculture et de l’Alimentation a organisé, entre le 23 février et le 7 novembre 2020, un débat public nommé imPACtons qui a mobilisé plus de deux millions de citoyens. Parmi les 1083 propositions issues du débat public, une meilleure rémunération des producteurs et une véritable transition agroécologique ont été mises en avant. Le ministère doit trancher ce jour, mercredi 7 avril, pour indiquer son positionnement par rapport aux propositions formulées lors du débat. Affaire à suivre.

Sources :

(1) « La majorité des pesticides ont des effets sublétaux, c’est-à-dire des effets insidieux, liés à des expositions plus longues où répétées à ces produits », analyse Olivier Cardoso, écotoxicologue à l’ONCFS, l’Office national de la chasse et de la faune sauvage. https://www.franceculture.fr/environnement/les-pesticides-principale-cause-de-la-disparition-des-oiseaux-en-franc

(2) Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, 4 pour 1000, les sols pour la sécurité alimentaire et le climat. https://agriculture.gouv.fr/sites/minagri/files/1509-climat-4pour1000-fr-bd.pdf

(3) Fondation Nicolas Hulot pour la nature et pour l’Homme, Comment lutter contre la désertification ?, 15 juin 2017. https://www.fondation-nicolas-hulot.org/lutter-contre-la-desertification-un-defi-mondial/

(4) La Convention citoyenne regroupe 150 citoyens tirés au sort ayant reçu pour mandat de « définir les mesures structurantes pour parvenir, dans un esprit de justice sociale à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici 2030 par rapport à 1990 ».

(5) Rapport de la Convention citoyenne pour le Climat, 2019. https://propositions.conventioncitoyennepourleclimat.fr/le-rapport-final/

(6) Vincent Lequeux, Politique agricole commune : comment ça marche ?, 24 février 2017. https://www.touteleurope.eu/actualite/politique-agricole-commune-comment-ca-marche.html

(7) Laura Dulieu, La PAC, pilier essentiel mais obsolète de l’UE, France culture, 25 avril 2019. https://www.franceculture.fr/politique/la-pac-pilier-essentiel-mais-obsolete-de-lue

(8) Vincent Lequeux, Politique agricole commune : comment ça marche ?, 24 février 2017. https://www.touteleurope.eu/actualite/politique-agricole-commune-comment-ca-marche.html

(9) Laurence Girard, La France présentera son plan stratégique agricole en 2021, Le Monde, 21 octobre 2020. https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/10/21/la-france-presentera-son-plan-strategique-agricole-en-2021_6056821_3234.html

(10) Noémie Galland-Beaune, Politique agricole commune : les 3 principaux sujets de débat autour de la réforme, 22 octobre 2020. https://www.touteleurope.eu/actualite/politique-agricole-commune-les-3-principaux-sujets-de-debat-autour-de-la-reforme.html

(11) Anne Laure Chouin, La PAC, un levier pour la transition écologique ?, France culture, 22 octobre 2019. https://www.franceculture.fr/environnement/la-pac-un-levier-pour-la-transition-ecologique

(12) Noémie Galland-Beaune, Politique agricole commune : les 3 principaux sujets de débat autour de la réforme, 22 octobre 2020. https://www.touteleurope.eu/actualite/politique-agricole-commune-les-3-principaux-sujets-de-debat-autour-de-la-reforme.html

(13) Agriculture stratégie, Négociations de la PAC post 2020 : continuer ou repartir d’une page blanche ?, 5 juillet 2019. https://www.agriculture-strategies.eu/2019/07/negociations-de-la-pac-post-2020-continuer-ou-repartir-dune-page-blanche/

(14) Amélie Poinssot  La nouvelle politique agricole commune oublie le changement climatique, Médiapart, 3 décembre 2020. https://www.mediapart.fr/journal/france/241020/la-nouvelle-politique-agricole-commune-oublie-le-changement-climatique

(15) Julien Fosse, Faire de la politique agricole commune un levier de la transition agroécologique, France Stratégie, octobre 2019. https://www.strategie.gouv.fr/publications/faire-de-politique-agricole-commune-un-levier-de-transition-agroecologique

Comment l’Union européenne se défait en s’élargissant : le cas macédonien

Stevo Pendarovski, chef d’État macédonien, en compagnie d’Emmanuel Macron © vlada.mk

Ivo Bosilkov est politologue et enseignant-chercheur à l’University American College de Skopje. Dans cet article, il analyse les développements récents du processus d’élargissement de l’Union Européenne au prisme du cas de la Macédoine du Nord, candidate à l’adhésion depuis 2004. Après avoir changé de nom pour lever l’embargo de la Grèce à cette adhésion, la république issue de l’ancienne Yougoslavie fait maintenant face au blocus de la Bulgarie ; celle-ci exige que le gouvernement macédonien reconnaisse que sa langue officielle est en réalité un dialecte bulgare. Sous la pression de l’OTAN et des gouvernements d’Europe de l’Ouest, la classe politique macédonienne procède à une intégration à marche forcée de son pays dans le bloc euro-atlantique, malgré l’hostilité d’une grande partie de sa population. Article traduit par Andy Battentier.


L’accord de Prespa, signé en 2018 entre la Grèce et le pays alors nommé Ancienne République Yougoslave de Macédoine (ARYM), consacre le changement de nom de cette dernière pour « Macédoine du Nord ». Ce changement était une demande de la Grèce depuis trente ans, qui estimait que le nom de Macédoine était un patrimoine appartenant à la culture hellénique, et qui craignait des revendications irrédentistes touchant ses territoires au Nord.

Cet accord fut célébré à Bruxelles comme une victoire des valeurs européennes, et la preuve vivante de la vivacité de l’européisme en ces temps de poussées nationalistes et d’aspirations illibérales sur le continent. Le traité n’a pas seulement mis fin à un différend de plus de trente ans, et ainsi levé le veto de la Grèce à l’adhésion macédonienne à l’Union européenne. Il entre également en résonance avec les vertus les plus célébrées du projet européen : la résolution des conflits par des institutions technocratiques, la création de liens entre des nations historiquement hostiles, et une vision du futur libérale et cosmopolite, où la prospérité s’obtient par la solidarité.

Cette lecture des événements n’est pourtant propre qu’à nourrir un récit fallacieux des événements, mobilisé par les dirigeants européens pour arracher à leurs citoyens un semblant de croyance dans l’illusion d’une Union vivante et fonctionnelle, en comptant sur leur manque de connaissance et d’intérêt pour le sujet. Comme toujours dans les Balkans, la vérité est bien plus complexe. Le rôle de l’UE dans ces événements atteste d’une nouvelle manière de ses dysfonctionnements, de son absence d’identité politique et de vision stratégique. Ces éléments l’amènent aujourd’hui à fermer les yeux sur la négation de la souveraineté — voire de l’existence — de l’État macédonien.

Un accord imposé malgré un référendum boycotté

Avant que l’accord de Prespa ne soit ratifié, les Macédoniens furent consultés sur le sujet par un référendum qui n’a pas atteint le quorum de 50% de participation, légalement nécessaire pour valider son résultat. Cet échec fut le résultat d’une campagne de boycott, visant à canaliser une opposition à ce qui était largement perçu comme une atteinte à la souveraineté des Macédoniens, sans précédent sur le plan international[1]. Le gouvernement a toutefois opportunément contourné ce résultat en affirmant que le référendum n’avait qu’une valeur consultative, comme s’il n’était qu’une sorte de sondage, et non un instrument de décision démocratique. Il a ensuite, par une combinaison de pots-de-vin et de menaces, obtenu le vote de membres de l’opposition au parlement, lui permettant d’atteindre la majorité des deux-tiers permettant la ratification[2].

Après le changement de nom, un autre voisin de la Macédoine s’est engagé dans la voie ouverte par la Grèce et utilise le chantage à l’adhésion à l’Union Européenne.

Ce retournement de la démocratie s’est déroulé grâce au silence de l’Europe de l’Ouest, qui souhaitait se servir de cette adhésion pour intégrer le pays au sein de l’OTAN, éliminant ainsi la possibilité que ce dernier ne tombe dans la sphère d’influence russe[3]. Ces enjeux géopolitiques étaient palpables dans la formulation de la question du référendum : « Approuvez-vous le changement du nom de notre pays afin d’entrer dans l’Union européenne et dans l’OTAN ? ». Si rêve européen des Macédoniens il y a, il consiste à éradiquer la corruption systémique et à enraciner l’État de droit. Les tactiques machiavéliennes encouragées à l’Ouest pour faciliter la fin officielle du différend avec la Grèce mettent complètement en échec cet objectif.

Au-delà de ces transgressions, et du point de vue des relations internationales, il faut retenir que ce changement de nom advient après trente ans de pressions de la part de la Grèce, soutenue par ses alliés européens qui ont ainsi agi de façon diamétralement opposée aux principes démocratiques dont ils se revendiquent. La Grèce instrumentalise sa position de pouvoir en tant que membre de l’Union européenne, utilisant le chantage à l’adhésion pour obtenir des concessions démesurées d’une nation qui ne la menace aucunement. On voit mal, en effet, comment un pays d’à peine deux millions d’habitants est en mesure de menacer l’intégrité territoriale grecque, ou son monopole culturel sur le récit de l’histoire antique. La Macédoine contemporaine trouve ses origines à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle. Elle est alors portée par un petit peuple slave cherchant à se différencier des autres peuples slaves de la région, et possède une identité culturelle qui doit peu à la Macédoine antique[4].

[Pour en savoir plus sur le différend gréco-macédonien, lire sur LVSL l’article d’Olivier Delorme : « La question macédonienne peut-elle faire tomber Tsipras ? »]

Mais le camouflet diplomatique ne s’arrête pas là. En effet, après le changement de nom, un autre voisin de la Macédoine s’est engagé dans la voie ouverte par la Grèce et utilise ce même chantage pour faire avancer ses revendications identitaires. Ces derniers mois, le gouvernement bulgare a annoncé poser son veto à une ouverture des négociations d’adhésion de la Macédoine à l’Union européenne tant que cette dernière ne reconnait pas qu’elle est en réalité… bulgare, que son histoire fait partie de l’histoire bulgare et que son langage est un dialecte bulgare[5]. Ces revendications sont détaillées dans un mémorandum officiel distribué aux membres de l’Union européenne, où la Bulgarie justifie ses positions par des affirmations révisionnistes. Elle déclare par exemple que la nation macédonienne fut inventée pour des motifs purement politiques par le président yougoslave Tito, niant ainsi le processus d’identification nationale démarré au 19ème siècle[6].

Imagine-t-on qu’en 1995, le Danemark ait empêché la Suède d’accéder à l’UE, lui reprochant de considérer que sa langue officielle soit le suédois, et non pas une forme de dialecte danois ? Cet acte s’inscrit en faux avec les valeurs affichées par l’Union, à la fois dans un sens politique et culturel. Politiquement, il abuse de la multilatéralité du processus d’élargissement de l’UE pour obtenir des concessions à un niveau bilatéral. Culturellement, il permet à un État de forcer un autre à transformer son identité nationale, malgré les proclamations d’objectifs de coopération supranationale. Malgré cela, le reste de l’UE regarde ailleurs et se contente de rappeler que la règle de l’unanimité s’applique — si un État-membre a un problème avec une entité extérieure, Bruxelles ne peut intervenir. En témoigne la déclaration récente du ministre allemand des affaires étrangères : « l’UE a 27 membres et la Bulgarie est l’un d’entre eux. Ses intérêts doivent donc être respectés, malheureusement »[7].

Une Union incapable de dépasser le rapport de forces entre nations

« Malheureusement » est ici un mot essentiel, car il reconnaît explicitement l’injustice du sort réservé à la Macédoine, mais que n’existent ni la volonté, ni les moyens de l’empêcher. « Malheureusement », donc, l’UE refuse d’intervenir pour empêcher de flagrants abus de pouvoir. Abus de pouvoir de la classe dirigeante macédonienne, qui a forcé les parlementaires de l’opposition à voter pour l’accord de Prespa, contre le résultat du référendum. Abus de pouvoir de l’OTAN qui a forcé par son lobbying cette même classe dirigeante à changer le nom de son pays. Abus de pouvoir de la Grèce qui s’est exercé sur la Macédoine par des moyens divers pendant trois décennies — cette même Grèce se faisait pourtant bien plus discrète durant les cinq décennies précédentes, lorsqu’elle faisait face à un État intégré dans une puissante république fédérale [la Yougoslavie, N.D.L.R.]. Abus de pouvoir, enfin, de la Bulgarie, qui exige de la Macédoine des concessions qu’aucune nation dans l’histoire n’a jamais eu à faire : admettre qu’elle est artificielle — au contraire de toutes les autres nations, apparemment naturelles et essentielles — et renier son propre récit national sous la pression d’un pays étranger.

Cette situation est la conséquence de l’absence de cohésion politique de l’UE, cohésion qu’elle n’a jamais sérieusement cherché à construire. Le « projet européen » ne dépasse aujourd’hui plus les cénacles de la bureaucratie bruxelloise, et se résume à une coagulation de « partenaires » en réalité uniquement focalisés sur leurs intérêts économiques nationaux. Cela concerne aussi la Macédoine, qui veut devenir un membre du club européen non pas parce qu’elle partage des principes idéologiques fondateurs avec lui, mais parce qu’elle souhaite une « part du gâteau ». C’est la même raison qui a poussé la Bulgarie à rejoindre l’UE en 2004. Plus de quinze ans plus tard, ce dernier élargissement à l’Est a abouti à l’exact opposé de l’enrichissement du projet européen. Or, si l’Union avait réellement travaillé sa cohésion politique, la Bulgarie ne pourrait à ce jour traîner l’idée européenne dans la boue en utilisant l’UE pour imposer à la Macédoine son révisionnisme historique.

L’UE n’a jamais sérieusement tenté de combiner son pouvoir économique avec un pouvoir politique, en cherchant à créer un sens au projet européen qui dépasse les cénacles de la bureaucratie bruxelloise.

Au delà de son pouvoir économique — qui se transmet toutefois de moins en moins aux citoyens au-delà de la classe moyenne éduquée — c’est la force symbolique de l’européisme qui a permis à l’Union de se maintenir durant des décennies. Mais celle-ci est aujourd’hui au pied du mur. Après plusieurs décennies de renforcement de la mentalité du jeu à somme nulle dans la politique de ses membres, la plupart des Européens ne savent même plus ce qu’est l’européisme. Ils ne voient l’UE que comme un moyen à utiliser à des fins nationales. La Pologne et la Hongrie n’ont jamais porté qu’une vision utilitariste de l’Europe, leur permettant d’obtenir des fonds et de consolider leurs hégémonies nationales. Les citoyens des membres historiques de l’UE ont regretté l’accueil de nouveaux membres, et se sont peu à peu tournés vers une droite nationaliste dont les discours leur paraissent plus honnêtes et authentiques que ceux de la technocratie bruxelloise.

Ce n’est pourtant pas le parasitisme économique supposé de certains membres qui est aujourd’hui le problème principal de l’Union. C’est son manque de cohérence politique et culturelle, qui est crûment exposé à sa frontière orientale et sonne le glas de la croyance en ses fondements sur des principes de démocratie et de droits de l’homme. Sans cette croyance, l’Union est sérieusement menacée. En somme, l’élargissement ne brisera pas l’UE à cause d’un nombre de pays trop importants, ou de déséquilibres économiques qui sont loin d’être des problèmes insolubles. Il risque de briser l’Union car il montre au monde qu’elle se moque de ses propres principes et qu’elle est incapable de se projeter au-delà des mécanismes de confrontation et de pouvoir.

Notes :

[1] https://www.euronews.com/2018/09/28/fyrom-referendum-can-a-group-without-a-leader-convince-people-to-keep-the-name

[2] https://china-cee.eu/wp-content/uploads/2018/11/2018p1145%EF%BC%882%EF%BC%89Macedonia.pdf

[3] https://infobrics.org/post/30360/

[4] Victor Roudometof (2000), The Macedonian Question: Culture, Historiography, Politics, East European Monographs

[5] https://greekcitytimes.com/2020/09/24/bulgaria-eu-should-not-recognize-macedonian-language/

[6] https://www.intellinews.com/balkan-blog-what-s-wrong-with-the-macedonian-language-195132/

[7] https://english.republika.mk/news/macedonia/maas-enlargement-process-to-face-difficulties-the-eu-must-protect-bulgarias-interests-as-well/

Coronavirus : l’Allemagne ne sera pas notre salut

https://blog.prif.org/2020/04/15/beraten-und-entscheiden-in-einer-transboundary-crisis/
De gauche à droite: Lothar H. Wieler, président de l’Institut Robert Koch (équivalent de l’Institut Pasteur), le ministre de la santé Jens Spahn et Angela Merkel© picture alliance/Kay Nietfeld/dpa

L’arrivée dramatique du coronavirus et de son cortège macabre est venue bousculer en profondeur nombre de convictions et d’habitudes. Pourtant, il en est une qui résiste sans faiblir à la crise actuelle, c’est la fascination pour le « modèle allemand ». Face au coronavirus, avec autant de cas et près de quatre fois moins de morts que la France, l’Allemagne aurait de nouveau fait la preuve de son excellence deutsche Qualität. Loin de cette vision enthousiaste,  la gestion de la crise Outre-Rhin a surtout reposé sur une chance peu commune, a connu plusieurs échecs et a dû faire face à un fédéralisme encombrant.


Face au coronavirus, le succès allemand face à la France semble à première vue incontestable. En effet, le bilan des décès au 7 mai varie du simple au quadruple avec 7 400 victimes en Allemagne contre 26 000 en France avec un faible écart de cas détectés (170 000 en Allemagne, 138 000 en France). Un résultat contre-intuitif au regard d’une population allemande plus âgée et plus affectée par des maladies comme l’obésité et le diabète, deux facteurs aggravant le risque de mourir du coronavirus.

La première raison de cette faible mortalité allemande est tout simplement… la chance. En effet, le coronavirus a surtout été introduit dans le pays par des skieurs revenant de vacances dans le Tyrol ou les Alpes. Résultat : une moyenne d’âge plus basse et un nombre plus faible de personnes de plus de 70 ans parmi les personnes testées positives au coronavirus.

Testez, testez, testez !

Si l’Allemagne a eu de la chance au niveau des premières infections du coronavirus, elle est ensuite parvenue à éviter une propagation aux personnes vulnérables grâce à l’exécution rapide de la recommandation de l’OMS : testez, testez, testez !

Si elle a pu le faire c’est en partie grâce à Christian Drosten, un virologue qui avait participé à l’identification du SARS en 2003 et qui a pu utiliser son expérience pour fabriquer dès la mi-janvier un test de détection du coronavirus qu’il a ensuite rendu librement accessible.

Un test qui a pu être réalisé en masse grâce à l’important maillage de laboratoires sur le territoire allemand. Avec un à deux centres de tests installés dans chacun de ses 3 000 cantons, l’Allemagne disposait déjà d’une capacité de 160 000 tests/semaine à la mi-mars, une capacité montée à 650 000 tests/semaine à la mi-avril. Pendant ce temps-là, le gouvernement français était encore occupé à minimiser l’importance des tests pour cacher son incompétence à mobiliser les capacités des laboratoires français. La France ne réalisait donc que 35 000 test/semaine à la mi-mars et 150 000 à la mi-avril près de cinq fois moins que les Allemands.

La massification des tests a permis d’isoler les individus contaminés et d’éviter qu’ils ne répandent le virus, sans imposer immédiatement des restrictions à toute la population. Cependant, il est probable que les tests de masse aient conduit à des biais statistiques entre l’Allemagne et les autres pays. En effet, les cas identifiés de coronavirus en France correspondent en grande partie aux personnes se rendant chez le médecin ou à l’hôpital, donc les cas graves. A contrario, les chiffres allemands prennent en compte toutes les personnes testées et donc un certain nombre de porteurs asymptomatiques du virus. Par conséquent, si la mortalité est plus faible en Allemagne c’est sans doute en partie dû à une identification plus large des porteurs du virus qu’en France.

Deuxième biais statistique, les tests de masse mènent les autorités à ne pas conduire de tests post-mortem (contrairement à la France ou l’Italie) en supposant que toute personne a pu être diagnostiquée avant de mourir. La cause du décès d’un certain nombre de personnes décédées chez elles dans le cadre du confinement a ainsi pu être le coronavirus sans que cela soit pris en compte dans les statistiques. Il faudra donc attendre la fin de la crise pour pouvoir avoir une idée de l’ensemble des personnes infectées et décédées du coronavirus et pouvoir comparer les taux de mortalité en France et en Allemagne

Un système de santé mieux préservé du management néolibéral

En revanche, une chose est déjà sûre, le système de santé était plus adéquat pour une épidémie comme le coronavirus puisque le pays comptait 25 000 lits de réanimation avant la crise contre 5 000 en France, des capacités aujourd’hui accrues de plus 10 000 lits dans les deux pays. Au total, l’Allemagne compte six lits d’hôpitaux pour mille habitants contre seulement trois pour mille habitants en France. Cela s’explique en partie par le vieillissement de la population et la plus grande prévalence de certaines maladies mentionnées plus haut.

Mais l’Allemagne a surtout une organisation fédérale de son système santé. Ce sont les Länder et non l’État fédéral qui sont en charge de la gestion des hôpitaux, cliniques et laboratoires. Résultat, le pays dispose d’un maillage plus dense d’infrastructures médicales, notamment en matière de laboratoires mais surtout d’hôpitaux puisque le pays en compte 1400 contre seulement 1030 en France. Une étude de la fondation Bertelsmann de 2019 recommandait de diviser leur nombre par plus de deux en conservant 600 hôpitaux et en les spécialisant pour augmenter leur rentabilité. La bonne préparation de l’Allemagne face au coronavirus tient donc à son refus d’une application aveugle du management néolibéral de l’hôpital et son obsession de la gestion à flux tendus. Un refus qui doit beaucoup au fait que les électeurs auraient facilement pu identifier les ministre-présidents des Länder comme responsables des fermetures d’hôpitaux et les sanctionner.

Cependant, l’Allemagne ne dépense comme la France que 11,2 % de son PIB dans la santé. Même si le PIB par habitant de l’Allemagne est supérieur d’environ 25% à celui de la France, le maintien du maillage d’hôpitaux se paie en réalité par une baisse de la qualité des soins et un manque de personnel spécialisé notamment pour les pathologies faisant appel à du matériel de pointe. La régionalisation du système de santé s’est aussi faite au prix d’une hausse des inégalités entre régions. Nouveau coup de chance, ces deux faiblesses du système allemand ont été transformées en points forts par une épidémie qui demande essentiellement des lits et des respirateurs dont le pays était abondamment pourvu et qui a surtout frappé les Länder les plus riches (et donc les mieux équipés) du pays. 

Point noir de la crise : le pays souffrait comme le reste de l’Europe d’un manque cruel de masques et de blouses de protection. Un manque que le gouvernement allemand, comme le gouvernement français, a longtemps tenté de cacher en prétextant leur inutilité en population générale. Néanmoins, l’absence d’encombrement grave dans les hôpitaux et le relativement faible nombre de morts a permis que la polémique ne prenne pas la même ampleur qu’en France.

Un fédéralisme à double tranchant

La gestion par les Länder du système de santé a donc légué un système de santé mieux préparé à l’Allemagne. Cependant, au début de la crise, le fédéralisme aurait pu être à double tranchant. En effet, depuis 2000, ce sont les Länder qui ont la charge de gérer les crises sanitaires et notamment les restrictions de liberté nécessaires dans ce type de situation. L’effet fut frappant le 8 mars : alors qu’en France Olivier Véran annonçait l’interdiction des rassemblements de plus de 1000 personnes, son homologue allemand Jens Spahn devait se contenter de recommander cette mesure aux Länder et il faudra attendre le 12 mars pour qu’elle soit appliquée dans l’ensemble du pays, un délai de quatre jours qui aurait pu s’avérer désastreux si un cluster s’était formé dans un des clubs berlinois qui n’ont fermé que le 13 mars par exemple.

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Jens Spahn, ministre de la santé et membre de la CDU doit composer avec l’action des Länder face au coronavirus © José Cruz/Agência Brasil

En théorie, Angela Merkel aurait pu faire voter l’état d’urgence autorisé par la constitution pour recentraliser la gestion de la crise mais elle s’est refusée à le faire. Histoire oblige, du national-socialisme à la RDA, les Allemands sont particulièrement vigilants au respect des équilibres constitutionnels et des libertés publiques en période de crise. Lors de son allocution du 18 mars (sa première en dehors de ses vœux du nouvel an en quinze ans à la tête du pays), Angela Merkel a ainsi fait appel à sa jeunesse en RDA pour expliquer son manque d’enthousiasme à imposer des restrictions de circulation. Le président allemand, Frank-Walter Steinmeier a de son côté insisté sur le fait que l’épidémie était un test d’humanité et non une guerre.

La spécificité du fédéralisme allemand a cependant permis à Angela Merkel de centraliser progressivement la gestion de l’épidémie sans bousculer les Länder grâce à la « politische Verflechtung » (l’interdépendance politique). Une conception du fédéralisme qui consiste en ce que l’ensemble des Länder se coordonnent sur les questions essentielles et que l’État fédéral leur fournisse d’importants moyens financiers pour réduire les écarts de richesse. La tradition du consensus politique en Allemagne a donc permis de centraliser la gestion de la crise au prix de marathons de négociations entre Angela Merkel et les ministres-présidents des Länder mais en évitant les psychodrames qui ont pu être observés en Catalogne ou aux États-Unis. Le gouvernement a cependant procédé à une révision de la loi de protection contre les infections le 25 mars pour imposer une lecture unique de la politique à tenir en cas de crise sanitaire et qui permet au gouvernement de passer par-dessus le Bundesrat, le Sénat allemand qui représente les Länder. Le gouvernement allemand a donc procédé à une “centralisation tranquille” de la politique sanitaire tout en maintenant le consensus politique, s’assurant ainsi un niveau de contrôle quasiment inégalé en Europe.

L’Allemagne en confinement express

La recentralisation en Allemagne fait suite aux premiers jours de l’épidémie où le gouvernement fédéral devait courir derrière les Länder pour essayer péniblement de maintenir la cohésion dans un ensemble de mesures disparates. Ainsi, suite à la multiplication des fermetures d’écoles et d’universités à partir du 13 mars et à la déclaration de l’état d’urgence en Bavière le 16 mars imposant des fermetures de commerce et des restrictions de circulation, le gouvernement fédéral a fini par annoncer la fermeture dans tout le pays des écoles et universités, l’interdiction des rassemblements publics et des fermetures de commerce le 17 mars, sans parler encore de confinement. Celui-ci arrive le 22 mars lorsque le gouvernement annonce l’interdiction des rassemblements de plus de deux personnes sur la voie publique. L’ensemble de l’Allemagne est alors soumise à un confinement qui reste cependant plus souple qu’en France. Comme ailleurs, le gouvernement doit aussi se résoudre à fermer les frontières, ce qu’il fait le 15 mars à l’exception des frontières avec l’Europe de l’Est qui ne seront fermées que le 25 mars, le gouvernement hésitant à se priver d’une main d’œuvre essentielle.

La pression pour sortir du confinement va arriver très rapidement puisque dès le 27 mars, Armin Laschet, ministre-président de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie (le Land le plus peuplé et le plus riche du pays) issu de la CDU, se prononce en faveur d’un déconfinement rapide afin de préserver l’économie allemande. Il a derrière lui les milieux d’affaires pressés de rouvrir leurs entreprises notamment l’industrie automobile allemande à l’arrêt et déjà en difficulté avant la crise.

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Armin Laschet, ministre-président CDU de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie et partisan d’un déconfinement rapide pour préserver l’économie allemande © Olaf Kosinsky

Un appel entendu puisque le gouvernement annonce dès le 2 avril l’autorisation d’un quota de 40 000 saisonniers d’Europe de l’Est assorti de restrictions sanitaires pour tenter de satisfaire les agriculteurs allemands. Une annonce qui provoque dans les aéroports roumains des bousculades de travailleurs privés de revenus depuis plusieurs semaines.

Le tournant décisif du déconfinement a cependant lieu le 17 avril lorsque le gouvernement annonce que le taux de reproduction du virus est passé en dessous de 1 (chaque porteur du virus infecte moins d’une personne et l’épidémie s’éteint donc progressivement) et que le système hospitalier a passé le pic de la crise sans être surchargé. Bien que le gouvernement déclare que ce succès est fragile, il annonce la réouverture des commerces n’impliquant pas une proximité physique (comme les coiffeurs) de moins de 800m2 dès le 20 avril et une réouverture de tous les commerces ainsi que des classes de fin de cycle des lycées et collèges (l’équivalent des 3e et terminales en France) à partir du 4 mai. En revanche, les grandes manifestations sont interdites jusqu’au 31 août et la date de réouverture des lieux de cultes n’est pas fixée.

Le déconfinement économique le 20 avril passait pourtant pour un scénario ultra-optimiste au sein des instituts économiques mais l’annonce d’une récession qui pourrait atteindre 9 ou 10 % conjuguée à la pression d’une partie de la CDU autour d’Armin Laschet et des milieux d’affaires auront convaincu Angela Merkel de relancer rapidement l’économie. Les partisans du confinement autour du ministre-président de la Bavière Markus Söder n’auront obtenu que le maintien de la fermeture des écoles et des universités. Le déconfinement fait cependant poindre des critiques vis-à-vis des risques encourus alors que les Länder s’engagent dans une course à la réouverture en ordre dispersé.

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Markus Söder, ministre-président de la Bavière, président la CSU (l’équivalent bavarois de la CDU) et partisan d’un confinement strict © Kremlin

L’effondrement du mythe de l’Allemagne européenne

En Europe, les critiques sur l’égoïsme de l’Allemagne face à la crise auront en revanche commencé très tôt. Le symbole était frappant : la première décision prise par l’Allemagne (et la France) pour faire face au coronavirus fut d’interdire dès le 4 mars les exportations de matériel médical. Les hôpitaux italiens croulaient alors déjà sous les malades et se voyaient abandonnés par les autres pays européens, ouvrant ainsi un boulevard à la Chine, à la Russie et à Cuba pour envoyer matériel médical et médecins à un pays en détresse. Lorsque la commission européenne vint rappeler le 13 mars que ces interdictions d’exportation contrevenaient à la liberté de circulation des marchandises, le mal était déjà fait.

Plus anecdotique mais symbole tout aussi lourd, la fermeture de la frontière avec la France le 15 mars n’aida pas l’image de l’Allemagne puisque que les insultes visant les travailleurs français se multiplièrent dans la Sarre, obligeant le ministre des affaires étrangères et originaire de la région Heiko Maas à dénoncer ces comportements.

Néanmoins, c’est le 26 mars que l’Allemagne va planter les derniers clous dans le cercueil de la solidarité européenne. Ce jour-là se tient l’Eurogroupe qui doit discuter des coronabonds proposés par les pays d’Europe du Sud pour offrir une marge de manœuvre financière aux pays les plus touchés par le virus comme l’Italie. Si c’est l’attitude des Pays-Bas que le premier ministre portugais Antonio Costa qualifiera de « répugnante » et qui fit scandale, c’est d’abord le blocage de l’Allemagne qui fait obstacle à toute mutualisation des dettes en Europe.

Ce manque d’empathie envers la détresse de l’Espagne et de l’Italie provoqua des tensions entre les pays européens et l’indignation dans de nombreux pays. L’Allemagne a alors cherché à se rattraper en mettant en avant l’accueil de plus de 200 européens victimes du coronavirus et diverses aides médicales. Le gouvernement a aussi accueilli 53 mineurs isolés enfermés dans des camps de réfugiés sur les îles grecques avec l’engagement d’en accueillir 350 à 500 d’ici à la fin avril. Un engagement que le magazine Der Spiegel décrivit froidement : « C’est comme si Jeff Bezos [le patron d’Amazon], l’homme le plus riche au monde, décidait de dépenser un dollar pour lutter contre la faim dans le monde, et se faisait passer, avec cela, pour un philanthrope. ».

En conclusion, le bilan de l’endiguement du coronavirus en Allemagne est indéniable: le pays a mieux résisté au virus que ses voisins. Mais ce succès n’est pas le fait d’un “modèle allemand” monolithique. Il est le fruit d’une bonne dose de chance, d’un système fédéral qui a su se centraliser efficacement pour gérer la crise, d’une mobilisation rapide pour tester en masse et d’un système de santé plus adéquat vis-à-vis de la situation actuelle bien que victime d’une décentralisation inégalitaire et manquant de compétences techniques. Il y a donc des choses à apprendre de l’Allemagne mais il faut pour cela disséquer son action, comprendre que tout n’a pas été réussi et que certains succès sont dus au hasard plus qu’à une quelconque préparation. Surtout, il reste à voir si la bonne gestion sanitaire du coronavirus en Allemagne ne sera pas éclipsée par les conséquences de la gestion politique de la crise en Europe.

Le doux rêve d’une « défense européenne » indépendante de l’OTAN

ABC News (Crédits)

Par sa déclaration faite à The Economist selon laquelle l’OTAN serait en état de « mort cérébrale », Macron espérait-il provoquer chez les nations européennes un sursaut destiné à les libérer du protectorat américain ? La solution proposée par le président – la constitution d’une défense européenne – permet d’en douter. Il continue d’entretenir l’illusion d’une défense qui pourrait être instituée dans le cadre de l’Union européenne, elle-même supposément autonome de l’OTAN ; il fait fi de l’état de dépendance économique et géostratégique dans lequel se trouve la construction européenne à l’égard du grand frère américain. Les récentes sanctions des États-Unis contre l’embryonnaire gazoduc Nord-Stream 2, reliant l’Allemagne à la Russie, ont pourtant rappelé la permanence de la tutelle américaine…


En déclarant que l’OTAN est « en état de mort cérébrale » – un postulat déjà discutable –, Emmanuel Macron a au moins le mérite de poser la question de la fonction et de la légitimité de l’organisation. En filigrane, c’est bien le constat que l’OTAN sert avant tout les intérêts américains qui transparaît. Ce dont le président n’a cependant pas encore pris conscience, c’est la domination latente de « l’Europe, qui demeure mentalement sous tutelle américaine », comme l’expliquait Caroline Galactéros dans une interview accordée à Marianne (2).

L’illusion de l’autonomie de la défense européenne

En réalité, au-delà de la simple constatation, le président Emmanuel Macron tente de réactiver le projet de la « Défense européenne » qu’il appelle de ses vœux depuis le début de son quinquennat. En ce sens, il avait ainsi déclaré, le 6 novembre 2018 sur Europe 1 : « On ne protégera pas les Européens si on ne décide pas d’avoir une vraie armée européenne ». Cela impliquerait de sortir de la dépendance à l’égard du bouclier de protection des États-Unis dans laquelle la majorité des États membres de l’Union européenne est plongée. Celle-ci n’en a pas réellement la volonté. Les mots employés par le président français concernant « l’état de mort cérébrale » de l’OTAN ont été commentés de manière peu amène par d’autres dirigeants européens. En Allemagne, Angela Merkel a qualifié ladite déclaration d’Emmanuel Macron « d’intempestive », quand le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a estimé qu’elle était « dangereuse » et qu’en se comportant ainsi, le chef d’État français était « irresponsable ». Il a ajouté, dans une interview accordée au quotidien britannique Financial Times, que l’OTAN était « l’alliance la plus importante du monde en matière de protection de la liberté et de la paix ».

Les États de l’Union européenne se trouvent en effet, depuis sa fondation, dans l’incapacité de définir une menace prioritaire partagée par l’ensemble de ses membres, et d’établir une stratégie commune. Le terrorisme islamique, considéré par certains comme un ennemi commun à toute l’Europe et à même d’en unir ses membres, ne saurait à lui seule définir une géopolitique – l’antiterrorisme relevant du constabulaire plutôt que du militaire.

Philippe Leymarie qualifie l’Europe de la défense « d’armée de papier », qui se limite à une « une coordination des forces nationales et non à une stratégie de défense et de protection du continent européen », ne disposant pas « d’une force d’intervention tous azimuts, ni d’un commandement militaire opérationnel » (6). L’idée qu’il existerait une solidarité entre les membres de l’Union européenne est totalement fictive. Aucune préférence européenne n’est mise en place quant à l’achat de matériels militaires. La Belgique a ainsi décidé d’acheter des F35 américains plutôt que des Rafales français, l’Eurofighter ou le Gripen et la Pologne entend bien faire de même. Plus récemment, la Pologne a officialisé l’achat de 32 avions de combat américains.

La Cour des comptes souligne que l’Union européenne manque cruellement de « capacités réelles, clairement aptes à décourager toute menace éventuelle ». La France est le seul pays de l’UE possédant une armée opérationnelle capable de mener des opérations extérieures. La mise en place d’une défense européenne impliquerait un investissement de fonds que l’Allemagne, première puissance économique de l’Union, n’est pas prête à assumer. L’état déplorable de son armée a été révélé par un rapport parlementaire publié le 20 février 2019, dans lequel le rapporteur Hans-Peter Bartels souligne les « déficiences opérationnelles » de la Bundeswehr (4). Il a notamment révélé que ses quatorze avions de transport militaire, durant une certaine période, n’ont pas été en état de voler.

L’Union a certes pris des mesures visant à augmenter le budget de la défense européenne, le Parlement européen ayant en ce sens validé la création du Fonds européen de la défense doté de 13 milliards d’euros ; il existe aussi un fonds pour améliorer la mobilité militaire qui représente 6,5 milliards d’euros et d’autres projets. Néanmoins, comme le souligne Philippe Leymarie dans son article publié dans le Monde diplomatique, « la plupart de ces projets n’existent encore que sur le papier ». La Cour des comptes de l’Union européenne estime qu’une armée européenne nécessiterait la réunion de plusieurs éléments décisifs (des forces permanentes financées par un budget commun, une chaîne de commandement…), ce qui impliquerait « transférer des droits souverains du niveau national à celui, supranational, de l’UE, ce à quoi s’opposent plusieurs États membres ».

S’il est facile de déclarer que l’OTAN est en état de « mort cérébral », il est moins aisé d’expliquer comment remplacer le soutien logistique qu’apporte l’organisation à l’armée française dans ses opérations extérieures. Emmanuel Macron affiche volontiers une posture gaullienne, mais le général De Gaulle, à la différence du marcheur, n’a eu de cesse de tout mettre en oeuvre pour que la France ne soit pas en situation de dépendance vis-à-vis des États-Unis – dotant l’armée française des moyens nécessaires pour mener des opérations sans le soutien des États-Unis. Aujourd’hui, le budget de la défense de la France est insuffisant et nécessiterait une augmentation importante à hauteur de 3 % ou 4 % du PIB pour être indépendant du complexe militaro-industriel américain.

Les Européens n’étant pas prêts à revenir sur le protectorat américain, l’Europe de la défense ne pourrait qu’être un supplétif de l’OTAN.

L’OTAN comme instrument du protectorat américain

L’OTAN sert principalement à maintenir le continent européen dans un état de dépendance vis-à-vis des États-Unis. L’Allemagne et d’autres États membres de l’Union européenne excluent expressément l’idée d’abandonner l’OTAN qui est une pierre angulaire dans la politique de sécurité et de défense de l’Union. L’article 42 du traité sur l’Union européenne subordonne la politique étrangère et de sécurité européenne à l’organisation atlantique, et la majorité des États membres ne sont pas prêts à renoncer à la protection américaine et craignent un désengagement américain du contient européen, en particulier les pays baltes qui voient la Russie comme une menace imminente.

Ainsi, l’Europe de la défense ne saurait être autre chose qu’une filiale européenne intégrée dans l’OTAN. Pour Caroline Galactéros, l’Europe « a peur de devoir penser et plus encore se penser par elle-même », Pascal Boniface poussant l’analyse jusqu’au maintien d’une « dépendance heureuse » de l’Union européenne vis-à-vis des États-Unis. En effet, comme le souligne le rapport des sénateurs Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret, « le rôle de l’UE dans le domaine de la défense a donc été conçu dès le départ comme complémentaire et, pourrait-on même dire, subsidiaire de celui de l’OTAN, afin d’éviter les duplications inutiles ».

Déjà, dans les années 1950, la CED avait révélé « l’incapacité des États d’Europe occidentale à concevoir un système de défense indépendant des États-Unis », confiait Robert Marjolin dans ses mémoires. Le lien transatlantique constitue un pilier de l’élaboration de la défense européenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; les États-Unis, via l’OTAN, ont été les principaux acteurs de la sécurité et de la paix sur le continent. Les États européens se retrouvent aujourd’hui enfermés dans une double dépendance, une première économique et une autre géostratégique. Du fait de la prédominance des États-Unis sur la scène économique mondiale permise par la suprématie du dollar et l’extraterritorialité de leur droit, les Européens sont contraints de s’aligner sur les décisions géopolitiques américaines ; ce fut le cas avec l’embargo iranien et l’échec de la mise en place de l’Instex par les Européens afin de le contourner.

Cet état de subordination a été gravé dans le marbre d’accords commerciaux, qui ont modelé la géoéconomie européenne en fonction de l’agenda géostratégique américain. L’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), ouvert en 2005 et visant à acheminer le pétrole de la mer Caspienne à la mer Méditerranée, en passant par l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, en est un exemple paradigmatique. Derrière ce projet d’oléoduc, au-delà de garantir la sécurité énergétique du continent, se cache la volonté américaine d’isoler encore davantage la Russie. Il vise à contourner le territoire russe et, par la même occasion, le territoire iranien, tout deux étant les mieux situés pour faire transiter le pétrole de la mer Caspienne. Le tracé de l’oléoduc BTC aurait pu passer par l’Arménie, mais cet État est relativement proche de la Russie. De ce fait, la solution a été de le faire passer par la Géorgie, hostile à Moscou et allié des américains. Les pipelines représentent des projets stratégiques qui sont essentiels aux intérêts de sécurité nationale des États-Unis. Cette perspective est liée à la situation géostratégique du Caucase du Sud. Le contrôle de cette région relève d’une importance stratégique : elle est un passage entre l’Union européenne, la Russie, l’Asie centrale et le Moyen-Orient.

Il s’agit également d’un couloir unique reliant le bassin de la Caspienne à la mer Noire, et sert de voie de transport clé pour l’approvisionnement énergétique de la Caspienne vers les marchés occidentaux. La région offre la possibilité d’un accès direct pour le déploiement des forces occidentales au Moyen-Orient et en Asie centrale. À cet égard, les projets de pipelines ont ouvert de nouvelles perspectives pour une implication accrue des États-Unis dans la région, tandis que l’OTAN est devenue le principal garant de la sécurité des pipelines. L’oléduc BTC, matérialisation de l’obsession antirusse, est symptomatique du modelage de l’architecture économique et énergétique européenne en fonction des réquisits américains. Les États-Unis veillent à ce que jamais les impératifs énergétiques européens ne contrecarrent cet alignement. Le projet de gazoduc Nord-Stream 2, gigantesque pipeline qui aurait alimenté l’Allemagne en gaz à partir de la Russie, constituait un défi à cet ordre des choses ; le gouvernement américain a tôt fait de répliquer, déployant un arsenal de sanctions menaçant de tuer le projet dans l’oeuf.

Pour le président Donald Trump et les États-Unis, l’OTAN représente un marché économique formidable, l’organisation servant alors d’intermédiaire pour la vente de matériel américain aux membres de l’Alliance. Quand Donald Trump demande aux membres de l’Alliance atlantique le partage du fardeau par l’augmentation de leur contribution au budget de l’OTAN, il leur enjoint en réalité d’acheter de l’équipement et des armes américains. Les calibres 7.62 (7.62 x 51) et 5.56 (5.56 x 45), qui correspondent aux normes balistiques des pays membres de l’Alliance atlantique (résolution STANAG 2310 et STANAG 4172), sont à l’origine américains et ont été imposés par les États-Unis afin qu’ils puissent s’imposer comme le leader mondial du marché de l’armement léger et de permettre à leur complexe militaro-industriel d’écouler la production de ses usines sur le marché européen. Comme le résume Pierre Conesa, « les Européens ne pèsent plus rien » au sein de l’OTAN (8), leur marge de manoeuvre étant réduite à néant et leur poids dans les décisions américaines proche de l’inexistant. Les capacités de l’OTAN sont principalement américaines ; les Européens ne diffusant aucun savoir-faire opérationnel au sein de l’Alliance, ils servent principalement de vache à lait.

En quête d’un nouvel ennemi, l’Alliance atlantique, dans sa déclaration finale du sommet qui s’est tenu le 3 et 4 décembre derniers, se dit prêt à « relever le défi chinois » et la « menace » que représenteraient « les actions agressives » de la Russie. L’Alliance sert alors à maintenir un glacis aux bases américaines en cas de conflit avec la Russie, scénario militairement désastreux, où la France et les autres États européens seront entraînés bon gré mal gré par ce tropisme antirusse. De surcroît, suite à l’escalade irano-américaine qui a entraîné la mort du général iranien Qassem Soleimani, Donald Trump appelle l’OTAN à « contribuer davantage » à la stabilité du Moyen-Orient. Au lieu de dénoncer cet assassinat extraterritorial et la violation du droit international, Emmanuel Macron a appellé l’Iran à éviter toute « escalade militaire susceptible d’aggraver » l’instabilité régionale, réaffirmant « son entière solidarité avec les alliés » et, ce faisant, continuant comme ses prédécesseurs à s’aligner sur la diplomatie américaine.

Emmanuel Macron, en déclarant l’OTAN en état de mort cérébrale, ouvre un débat crucial ; il le referme aussitôt en posant la constitution d’une défense européenne comme seule alternative. Refusant de mettre sur la table la question d’une sortie de l’OTAN ou de son commandement intégré, il démontre que son opposition à l’ordre géopolitique dominé par les États-Unis ne s’étend pas au-delà de ses déclarations publiques.

 

 

1 : Pascal Boniface, Requiem pour le monde occidental, Editions EYROLLES, 2019

2 : Macron et l’OTAN : “L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine”, par Caroline Galactéros : https://www.marianne.net/debattons/entretiens/macron-et-l-otan-l-europe-demeure-mentalement-sous-tutelle-americaine 

3 : Réflexions sur l’Europe puissance, Lionel Larqué et Julien Lusson :   https://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-5-page-209.htm

3 :  L’armée allemande est dans un état déplorable, selon un rapport, François d’Alançon : https://www.la-croix.com/Monde/Europe/Larmee-allemande-etat-deplorable-selon-rapport-2018-02-21-1200915493:

4 : Rapport de la Cour des comptes de l’Union européenne sur la défense européenne : https://www.eca.europa.eu/Lists/ECADocuments/REW19_09/REW_EU-defence_FR.pdf

5: Europe de la défense, une armée de papier par Philippe Leymarie : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/07/LEYMARIE/60026 :

6 : Défense européenne : le défi de l’autonomie stratégique, par les sénateurs Le Gleut et Conway-Mouret   : http://www.senat.fr/rap/r18-626/r18-626_mono.html

7: “Mort cérébrale” de l’OTAN selon Macron : “Les Européens n’y pèsent plus rien”, confirme Pierre Conesa : https://www.marianne.net/monde/mort-cerebrale-de-l-otan-selon-macron-les-europeens-n-y-pesent-plus-rien-confirme-pierre

Crédits de l’image d’en-tête : ABC News

 

 

La gauche radicale et l’Union européenne : pourquoi autant d’ambiguïté ?

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Hémicycle du Parlement européen de Strasbourg ©Diliff

La question européenne demeure un point extrêmement sensible dans la plupart des partis politiques français et en particulier au niveau de la gauche radicale. Si ces atermoiements s’expliquent en grande partie par l’ambivalence de l’électorat sur cet enjeu, il n’en demeure pas moins que la gauche radicale – sous les couleurs actuelles de la France insoumise – gagnerait largement à clarifier sa position, dont découle par ailleurs toute la stratégie politique du mouvement.


Depuis les années 1980, la position de la gauche radicale vis-à-vis de l’Union européenne semblait être marquée par une lente évolution vers davantage d’euroscepticisme. Si une position totalement europhile n’a jamais été pleinement assumée, l’espoir semblait longtemps permis de pouvoir réorienter la construction européenne dans un sens plus social. Aussi chimérique que cela puisse paraître à l’heure actuelle, la profession de foi de Robert Hue, candidat pour le parti communiste à la présidentielle de 2002, indiquait vouloir la renégociation du traité de Maastricht avec notamment la transformation du pacte de stabilité, le changement des statuts de la Banque centrale européenne « pour qu’ils soient favorables à la croissance et à l’emploi », ainsi que « l’arrêt de la mise en œuvre des directives ouvrant les services publics à la concurrence ». Alors que la crise de la zone euro montra clairement l’aspect totalement irréaliste de telles ambitions, la France Insoumise, dans son programme pour l’élection présidentielle de 2017, semblait, enfin, avoir franchi le pas: la profession de foi de Jean-Luc Mélenchon signifiait vouloir « libérer le peuple français et les peuples d’Europe des traités européens et des accords de libre-échange qui les obligent à s’entre-déchirer. »

Ces modifications d’approche par rapport à l’Union européenne ne sont par ailleurs pas uniquement propres à la gauche radicale; d’autres acteurs politiques ont au cours de leur histoire récente largement modifié leurs positions sur cette dimension. Rappelons-nous ainsi qu’en 1988 le Front National militait en faveur de la mise en place d’une défense européenne et le fait de réserver en priorité les emplois aux Français et aux européens. Mais au fil des années, les positions du parti d’extrême droite se sont également largement durcies sur cette dimension jusqu’à proposer lors de la précédente élection présidentielle, un référendum sur l’appartenance de la France à l’Union européenne.

L’évolution de la position des partis politiques sur la dimension européenne semblait ainsi suivre une tendance historique d’augmentation de la défiance envers la construction européenne dans sa forme libérale avec trois ruptures assez clairement identifiables : le début des années 1990 et les discussions autour du traité de Maastricht, le référendum de 2005 sur la Constitution européenne, et le début des années 2010 marquées à la fois par la crise de la zone euro et ce qui fut qualifié de « crise migratoire ». Ainsi alors qu’en 1988, les partis pleinement europhiles obtenaient plus de 70% des suffrages, en 2017, parmi les principales formations politiques en lice, seul le mouvement En Marche d’Emmanuel Macron défendait clairement et largement l’Union européenne sans la critiquer outre mesure.

Alors qu’un clivage semblait s’instaurer et marquer clairement une ligne de rupture différente du clivage droite/gauche habituel, entre des formations politiques eurosceptiques et europhiles, la période post présidentielle de 2017 a semblé remettre en cause cette évolution.

Au sein de la France insoumise, la stratégie du plan A/plan B dans laquelle la sortie des traités européens est clairement une hypothèse prise en compte (plan B) si la renégociation des traités européens n’aboutit pas (plan A), est de moins en moins assumée. C’est au contraire uniquement une désobéissance aux traités européens qui est désormais envisagée. Du côté du Rassemblement National, les élections européennes de 2019 ont également montré une large inflexion du discours sur cette thématique, la sortie de l’euro n’étant même plus jugée prioritaire par la présidence du RN.

Faire face à des positions contradictoires sur l’Union européenne

Concernant l’enjeu européen, les mouvements politiques sont en effet pris entre deux feux largement contradictoires assez bien résumés par les données issues de l’Eurobaromètre[1]. Lors de l’étude menée cette année, 56% des Français déclaraient plutôt ne pas avoir confiance dans l’Union européenne quand 33% affirmaient avoir plutôt confiance dans cette institution. Néanmoins lorsqu’on demandait aux mêmes individus si la France ferait mieux face au futur si elle était hors de l’Union européenne, seules 32% des personnes interrogés étaient d’accord avec cette affirmation alors que 56% ne l’étaient pas.

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Hémicycle du Parlement européen de Strasbourg ©Diliff via Wikimedia

Ces données expliquent largement l’atermoiement quasi général des formations politiques sur la dimension européenne. La première question indique ainsi que le « marché » des positions pleinement europhiles est extrêmement limité et qu’il ne dépasse globalement pas la base de soutiens à Emmanuel Macron. Il faut d’ailleurs remarquer qu’en 2017, François Fillon, candidat pour un courant de droite historiquement pro-européen, et qui, dans les faits ne proposait aucune modification de la dynamique libérale actuelle de l’Union, avait fait disparaître l’enjeu européen de sa communication. Même sa profession de foi indiquait vouloir « Bâtir une nouvelle Europe, respectueuse des nations, recentrée sur ses principales priorités ».

La seconde question, quant à elle, montre que pour une majorité des Français, il est néanmoins difficile de franchir le pas et de prendre en considération une sortie de l’Union Européenne. Les incertitudes sur un possible retour au franc et le mélodrame du Brexit contribuent sans doute largement à cette incapacité d’envisager une alternative claire à l’heure actuelle. La base des citoyens pleinement eurosceptiques semble ainsi à l’heure actuelle aussi peu large que celle des citoyens pleinement europhiles. Cela explique largement la modification stratégique au sein de la FI et du RN depuis 2017.

Un choix stratégique majeur pour la gauche radicale

Cependant, si la dynamique programmatique du Rassemblement National et de la France Insoumise sur la question européenne fait apparaître quelques convergences, les deux mouvements sont dans des situations bien différentes. Le Rassemblement National ayant réussi à fédérer autour de lui une grande partie de l’électorat pleinement eurosceptique, il peut tenter une ouverture à un électorat de droite plus modéré sur cette question mais faisant face à la décomposition des Républicains, tout en espérant être suffisamment identifié à une position eurosceptique par la base de son électorat.

La gauche radicale dans son incarnation actuelle par la France Insoumise se trouve quant à elle dans une position stratégique complètement différente et est confrontée à deux positions irréconciliables. La première solution est d’adopter une position pleinement eurosceptique, qui, tirant le bilan de la construction européenne et des implications de la constitutionnalisation de politiques économiques libérales, assume pleinement la possibilité d’une sortie de l’euro et de l’Union Européenne. La seconde solution, celle qui semble davantage suivie ces derniers mois, est de concilier un discours fondamentalement eurosceptique à certains vœux pieux concernant la réorientation souhaitée des institutions et des traités européens.

Ce choix est fondamental dans la mesure où il détermine en grande partie la stratégie globale du mouvement, un choix de la transversalité dans le premier cas, contre un choix d’union de de la gauche dans le second.

Trancher la question plutôt que l’éviter

Pour ne pas choisir un électorat plutôt qu’un autre, la France Insoumise a jusqu’à présent cherché à ne pas trancher sur le moyen terme la question européenne. Lors de la campagne de 2017, l’enjeu européen se caractérisait avant tout par sa faible prise en compte dans la communication de Jean-Luc Mélenchon. De même, l’explication de la stratégie réelle voulue par le mouvement lors des élections européennes est demeurée  extrêmement précaire.

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Benoît Hamon en meeting © Marion Germa via Wikimedia

Si vouloir ménager les deux électorats en ne choisissant pas fermement une des deux positions et en ne communiquant pas sur cette dernière peut s’entendre d’un point de vue relativement abstrait, les conséquences peuvent néanmoins être extrêmement néfastes. Ne pas adopter de position claire porte en effet le risque de se couper des deux électorats plutôt que de les faire converger. Par ailleurs, même lorsqu’une position n’est pas pleinement assumée, elle prête néanmoins largement le flan à la critique. Rappelons ainsi, que lors de la campagne de 2017, Benoît Hamon, alors candidat du Parti Socialiste et de ses alliés, avait fait de la question européenne la pomme de discorde entre lui et Jean-Luc Mélenchon, mettant un terme à tout espoir d’alliance avec la France Insoumise.

La question européenne nécessite donc d’être clairement débattue et tranchée pour le moyen terme car, même si elle n’est pas à la base de la rhétorique de la gauche radicale, de la position sur cette question découle l’ensemble de la stratégie électorale. Quand la stratégie envisageant sérieusement une sortie de l’Union Européenne doit clairement déboucher sur une transversalité par rapport à l’habituel clivage gauche/droite et permet de toucher des catégories populaires intéressées par le vote Rassemblement national, voire abstentionnistes, refuser cette sortie permet de son côté de toucher des classes moyennes se situant traditionnellement davantage dans la rhétorique et le positionnement idéologique de la gauche plurielle.

Deux positions conciliables sur le moyen terme

Le problème majeur posé par ce choix stratégique est qu’il semble néanmoins difficile de se priver d’un de ces deux électorats pour une formation politique anti-libérale ambitionnant de prendre le pouvoir. C’est pourquoi contrairement à la stratégie suivie jusqu’ici, se contentant largement d’ignorer le problème plutôt que de le régler, tout l’enjeu est de pouvoir décider de la stratégie adoptée sur cette question, en amont des échéances électorales, dans les fameux « temps froids » de la politique[2].

Si dans un premier temps le choix de l’une ou de l’autre des stratégies empêche théoriquement de parler aux deux électorats, le travail de fond pouvant être mené sur la question européenne peut, sur le moyen terme, arriver à réconcilier ces électorats, l’aspect profondément libéral de la construction européenne pouvant à la foi entraîner un rejet des classes populaires sur les questions économiques et sociales et un rejet des classes moyennes sur la question environnementale. Ou, pour le dire autrement et d’une manière schématique, le besoin de protections sur le plan économique et social peut très bien converger avec un impératif de protection de l’environnement, si tant-est que l’articulation de ces dimensions soit suffisamment expliquée. Dégager ces convergences d’intérêts oblige en effet à un travail préalable de construction de l’opinion publique nécessitant lui-même une déconstruction des arguments abondamment présentés dans les médias dominants. Cela ne peut être réalisé que dans le temps court de la période électorale. Au contraire, c’est un axe majeur et impératif à traiter de la part des acteurs de la gauche radicale, pour lequel la réflexion et l’action autour de cette question doivent être envisagées durant les périodes de plus faible intensité politique.

[1]Avec toutes les réserves que peuvent susciter ce genre d’enquêtes quantitatives.

[2]https://lvsl.fr/pour-un-patriotisme-vert/