La fin de l’infaillibilité de Salvini et la nouvelle donne politique italienne

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Alors que tout semblait conduire à un retour aux urnes en Italie et à une prise du pouvoir imminente de Matteo Salvini, le psychodrame du mois d’août a terminé en revers cinglant pour celui qui l’a déclenché en provoquant la chute du gouvernement. Cette crise de ferragosto, la fête du 15 août, a réordonné le champ politique italien et chamboulé les rapports de force. Récit.


Pour comprendre les raisons de la crise italienne, il faut revenir sur le contexte issu des élections de 2018. Depuis celles-ci, on assiste à un renforcement de Matteo Salvini et de la Ligue malgré la victoire du Mouvement 5 étoiles. Avant même la formation de la coalition Lega-M5S qui a eu lieu à la fin du mois de mai 2018, Salvini s’est imposé comme une figure montante. Son arrivée au poste de ministre de l’Intérieur a ensuite décuplé ses marges de manœuvre pour mener des coups de communication sur l’immigration et sur la confrontation avec les élites italiennes et européennes. Ce discours a été très efficace et a été construit à partir d’un axe narratif central : le fait d’être un homme qui ne se rend pasio non mollo.

Matteo Salvini est issu d’une formation anciennement sécessionniste, la Ligue du Nord, aujourd’hui renommée Ligue en raison de son ambition nationale. Ce parti dispose de baronnies solides dans les régions septentrionales du pays et d’une culture institutionnelle qui remonte aux passages dans les différents gouvernements de coalition dirigés par Silvio Berlusconi. De ce point de vue, Salvini représente une excroissance du projet initial de la Ligue du Nord, fait d’autonomie politique et fiscale et de rejet du Mezzogiorno, le Sud du pays. Sa figure a été propulsée pour permettre à la Ligue de nationaliser son message et d’asseoir ses revendications d’autonomie au niveau national. D’un autre côté, Salvini est mû avant tout par ses ambitions personnelles qu’il essaie de faire aboutir tout en faisant des compromis avec les barons du Nord qui le soutiennent.

De son côté, le M5S est une formation lancée dans les années 2000 autour de Beppe Grillo et de Roberto Casaleggio à partir d’un site Internet et d’une plateforme de mobilisations anti-corruption et anti-élites. Cette expérience est devenue un parti qui glane les suffrages depuis 2009. Avec son arrivée aux affaires, le M5S s’est affaibli sur deux fronts. D’une part, Salvini a vampirisé l’électorat de centre-droit que le mouvement avait su capter dans son flou anti-élites. D’autre part, l’incapacité des cinquestelle à mettre en œuvre leurs promesses autant qu’ils l’auraient voulu a démobilisé une partie de leur électorat très volatile. La composition de l’électorat du M5S est d’ailleurs particulièrement hétéroclite : 50% vient de la gauche, 20% de la droite, et les 30% restants sont issus du réservoir des abstentionnistes qui ne se sentent pas représentés par les autres formations. Il faut ajouter aux deux problèmes précédents les défaillances de la figure de Luigi di Maio qui est beaucoup moins charismatique que Salvini.

Enfin, le Parti Démocrate est sorti de son état de mort-vivant à la suite de l’élection de Nicola Zingaretti, ex-gouverneur de la région du Lazio, à la tête du parti sur une ligne assez modérée, mais en partie similaire à celle de Pedro Sanchez. Pour autant, ce nouveau secrétaire n’a pas complètement la main sur le parti, puisque les parlementaires sont majoritairement restés fidèles à Matteo Renzi, le représentant de l’aile centriste du parti largement conspué par la population.

Le moment clé des élections européennes

Les élections européennes sont venues stabiliser de nouveaux rapports de force et confirmer le poids de la Ligue qui a obtenu 34%, la chute du M5S tombé à 17%, et le regain modéré du Parti Démocrate à 22,7%. Depuis ces élections, les barons de Lombardie et de Vénétie veulent rompre avec le M5S qui fait barrage au projet d’autonomie différenciée.

Qu’est-ce que l’autonomie différenciée ? C’est un projet de casse de l’unité juridique et politique du pays. L’idée est de distribuer les compétences à géométrie variable (au-delà des régions sous statut d’autonomie comme le Val d’Aoste ou le Trentin), notamment en matière fiscale. L’objectif, pour les barons du Nord, est de casser les transferts budgétaires vers le Sud perçu comme « corrompu » et « fainéant ». En réalité, la Ligue n’a jamais abandonné son projet sécessionniste, elle l’a juste reformulé à l’intérieur du champ national par une stratégie de subversion des institutions existantes. Au lieu d’un projet d’indépendance coûteux politiquement, la sécession interne suffit.

Évidemment, le M5S, qui dispose de solides bastions au Sud, ne peut pas permettre la destruction des transferts budgétaires qui sont existentiels pour la population défavorisée des régions méridionales.

Comment Salvini s’est tiré une balle dans le pied en faisant tomber le gouvernement

Salvini a rompu au moment de son point culminant dans les sondages début août où il tutoyait les 39% dans les intentions de vote. Cette popularité lui laissait entrevoir une solide majorité dans les deux chambres en cas de retour aux urnes et de formation d’une alliance avec le parti néofasciste Fratelli d’Italia, dirigé par Giorgia Meloni qui a réalisé 6% aux élections européennes. À elles deux, ces deux forces auraient largement obtenu les 40% nécessaires pour emporter une majorité à la Chambre des députés et au Sénat.

Cette décision prend ses racines dans les rapports internes à la Ligue. De la sorte, Salvini alignait ses ambitions autoritaires personnelles et le projet d’autonomie différenciée des barons du Nord. Ce pari risqué reposait sur l’hypothèse selon laquelle le M5S ne serait pas en mesure de s’allier au Parti Démocrate pour empêcher un retour aux urnes. Malgré l’incertitude, dans le pire des cas, Salvini pensait pouvoir renouer avec le M5S et faire céder celui-ci sur trois points sur lesquels la Ligue était opposée à son partenaire : l’instauration d’un salaire minimum revendiquée par le M5S, le revenu de citoyenneté et la dizaine de milliards d’euros annuels qu’il représente et enfin le projet de ligne LGV Lyon-Turin, auquel le M5S est un opposant historique.

Par ailleurs, en cas de rabibochage, Salvini pensait pouvoir obtenir la tête de trois ministres : le ministre des Transports (M5S), la ministre de la Défense (M5S) et le ministre des finances Giovanni Tria dont le rôle est de rassurer les marchés. Dans les deux cas, remaniement ou retour aux urnes, le leader leghiste se pensait gagnant sur toute la ligne.

Cependant, plutôt que de subir une humiliation supplémentaire, le M5S a refusé de plier. Comment Salvini a pu faire cette erreur ? Son pari reposait sur la nature de la personnalité de Di Maio, qui semblait prêt à céder et qui a régulièrement reculé devant la Ligue. Sauf que cette fois, les ténors du M5S se sont mobilisés et ont fait le choix d’une ligne dure contre leur ex-partenaire de coalition : Beppe Grillo, Roberto Fico (président de la chambre, représentant de l’aile gauche compatible avec le PD), Alessandro Di Battista (tribun, aile anti-establishment) et Davide Casaleggio (propriétaire de la plateforme du mouvement).

Deux tendances coexistent néanmoins au sein de ces ténors. D’un côté Beppe Grillo, Roberto Fico et Davide Casaleggio sont contre un retour aux urnes de peur de perdre de nombreux députés et de provoquer un turn over chez les élus du mouvement car il y a une limite de deux mandats pour ces derniers. De l’autre côté, Di Battista, qui n’est pas député, et qui a encore une carte à jouer puisqu’il n’a réalisé qu’un seul mandat, était favorable à un retour aux urnes.

Le système politique italien fait barrage à Salvini

Pour mieux comprendre l’enchaînement de la crise, il faut prendre en compte la particularité du modèle institutionnel italien. L’Italie est une République parlementaire qui rend très difficile la prise de pouvoir par une seule force politique. Son système est fondé sur le bicamérisme parfait : c’est-à-dire qu’il faut obtenir la confiance à la fois dans la Chambre des députés et au Sénat, ce qui implique de réunir une majorité dans ces deux assemblées. Par ailleurs, l’élection des sénateurs et des députés a lieu au même moment : il n’y a que de légères différences de scrutin et de nombre de parlementaires. Ces différences peuvent cependant modifier les équilibres entre les deux chambres.

Dans les situations de crise, le président de la République dispose d’un rôle non-négligeable. Ce dernier est élu au suffrage universel indirect, par le Parlement et pour une durée de sept ans. Le président actuel, Sergio Mattarella, termine son mandat en 2022, date de la prochaine élection présidentielle.

À ce bicamérisme, il faut ajouter un mode de scrutin électoral particulièrement complexe. Les chambres sont élues selon une loi électorale qui combine deux systèmes. En premier lieu, un système uninominal à un tour par circonscription, qui favorise les coalitions entre les partis et qui distribue 50% des sièges. Ensuite, un scrutin proportionnel par circonscription, qui bénéficie aux forces comme le M5S qui partent seules aux élections.

Le résultat de ce système est que trois majorités sont possibles dans la configuration actuelle : M5S-PD, Lega-M5S, PD-Lega-FI-FdI (alliance générale anti-M5S). Le dernier scénario étant inenvisageable, la seule alternative était donc la formation d’un gouvernement entre les cinquestelle et le centre-gauche.

L’élément décisif : Matteo Renzi

Le point aveugle de Salvini a été de sous-estimer l’ex président du Conseil italien. Pour rappel, Matteo Renzi est celui qui avait tué les discussions entre le M5S et le PD en 2018 pour former une coalition. C’est ce torpillage en règle qui a conduit à l’alliance M5S-Lega comme seule majorité possible.

Cependant, les choses ont changé depuis. Renzi a certes perdu le secrétariat du parti, mais il prépare une nouvelle option électorale comparable à En Marche, qui n’est pas encore prête à être mise sur orbite. Par conséquent, il ne voulait surtout pas d’un retour aux urnes à court terme. De plus, Zingaretti détient le contrôle des investitures : en cas d’élection il aurait pris la main sur les groupes à la Chambre et au Sénat actuellement contrôlés par Renzi. C’est une des raisons de fond pour laquelle Renzi a réalisé un coup de poker en ouvrant la porte au M5S afin de former un nouveau gouvernement.

Le désarroi de Salvini et la chute du gouvernement

Le leader de la Ligue ne s’attendait pas à ce retournement de situation : il pensait qu’une majorité entre PD et M5S serait impossible. C’est pourquoi, dans la semaine du 12 au 19 août, il a réalisé une série d’erreurs qui lui ont coûté cher par la suite.

Il a d’abord appelé à censurer le gouvernement de Giuseppe Conte afin de le faire tomber et de provoquer un retour aux urnes. De ce fait, il a pris le risque de se mettre l’opinion à dos et d’endosser la responsabilité de la chute de la coalition alors que celle-ci restait populaire dans le pays. Ensuite, devant l’avancée des discussions M5S-PD, il a fait un pas en arrière et a proposé à Di Maio de recoller les morceaux alors qu’il venait de déclencher un psychodrame politique au cœur de l’été. Par la suite, il a remartelé et exigé de nouveau un retour aux urnes, avant d’appeler une nouvelle fois son ex-allié à se remettre autour de la table pour reformer le gouvernement qu’il venait de torpiller. Ces tergiversations ont donné une image d’irresponsabilité et d’inconséquence de la part de celui qui dominait la situation jusqu’ici. Salvini a donc perdu une partie de son aura et le mythe de son infaillibilité a été brisé. Il le paie clairement dans les sondages où l’on observe un recul important de la Ligue (-6 points) et une remontée du M5S et du PD.

Sondage qui teste les différents leaders politiques après la crise gouvernementale.

Quel avenir pour le nouveau gouvernement ?

Le nouveau gouvernement qui vient d’être formé est clairement défensif : il ne s’est donné que des objectifs limités. En premier lieu, les nouveaux alliés cherchent à empêcher le projet autoritaire de Salvini et à gagner du temps. En effet, le coup raté de ce dernier et son expulsion du ministère de l’Intérieur vont diminuer sa capacité à construire l’agenda politique et rendre ses relations avec les barons de la Ligue plus difficiles. Ceux-ci comptaient sur lui pour leur obtenir rapidement l’autonomie différenciée. Le fait de voir ajourné le projet a provoqué de nombreuses tensions. Deuxièmement, tenir éventuellement jusqu’en 2022 pour sécuriser la prochaine élection du président de la République. Ensuite, empêcher l’augmentation automatique de la TVA (de 22 à 25%) qui risquerait de coûter 23 milliards aux ménages Italiens et de provoquer une crise de la consommation. La Loi de finances est en effet votée en octobre. Un retour aux urnes rapide aurait empêché de bloquer cette augmentation automatique de la TVA liées aux clauses de sauvegarde qui s’activent en cas de dérapage budgétaire. Enfin, préparer un retour aux urnes ultérieur pour Matteo Renzi une fois que son projet sera prêt, et faire durer plus longtemps la législature pour les parlementaires M5S qui en sont à leur second mandat.

Le choix de Giuseppe Conte pour présider ce nouveau gouvernement est en définitive assez logique. Sa figure a depuis le début été construite comme étant au-dessus des partis et relativement neutre. Il apparaît aux yeux de nombreux citoyens comme étant quelqu’un de modéré et respectueux des institutions. Comme l’illustre le graphique supra, il est beaucoup plus populaire que Di Maio qui est l’autre perdant de la séquence. Quant au fond de l’accord de gouvernement, il s’agit à l’évidence d’un programme minimal qui reprend en bonne partie les revendications du M5S tout en les modérant. La proposition de salaire minimum devrait par exemple être mise en place.

Une des conséquences négatives de cette crise est que le gouvernement va vraisemblablement en rabattre sur ses revendications budgétaires et reprendre une politique un peu plus compatible avec les règles européennes. Néanmoins, le M5S et le PD vont aussi jouer la carte de la menace d’un retour de Salvini si l’Italie n’obtient pas des marges budgétaires pour répondre à la crise sociale.

De fait, on assiste probablement au moment d’institutionnalisation du M5S. Ce processus est incarné par la primauté accordée à la figure de Giuseppe Conte : une partie du pouvoir s’est déplacée vers les groupes parlementaires. Le M5S a récemment revendiqué un attachement fort aux institutions, ce qui n’était pas le cœur de son discours jusqu’ici. Il s’agit peut-être d’un moment de bifurcation et d’absorption par les institutions. Par ailleurs, la dimension antioligarchique semble plus cosmétique qu’auparavant dans le discours du mouvement : ses ténors se concentrent sur la réduction du nombre de parlementaires et sur la critique de la corruption.

Mais ce processus n’est pas inéluctable. Le M5S est très plastique et s’adapte au moment politique. Ainsi, la carte Di Battista pourrait être sortie si le moment s’y prête. Reste que le mouvement a pris la place qu’occupait auparavant la démocratie chrétienne dans le système politique italien de la première République. Il est devenu une force pivot capable de s’allier avec les différents acteurs du système politique italien pour construire des majorités parlementaires. Aucune hypothèse n’est donc à écarter pour la suite.

Si la menace d’une prise de pouvoir par Matteo Salvini a été évitée à court terme, son statut de seul opposant le pose de fait comme une alternative qui finira par prendre le pouvoir. Ce scénario risquerait d’engager l’Italie dans une voie violemment néolibérale et réactionnaire comme l’atteste le projet d’autonomie différenciée, en plus de faire muter ses institutions dans un sens illibéral. La balle est désormais dans le camp européen, car sans aide importante à l’Italie, une prochaine crise politique sera inéluctable au regard des faibles marges de manœuvre budgétaires du gouvernement.

Les rêves d’Europe du Festival d’Avignon

Vendeur de chapeaux avignonnais proposant des drapeaux européens. ©Martin Mendiharat

Du 4 au 23 juillet s’est tenu l’édition 2019 du Festival d’Avignon, la 73e. Si L’Odyssée se présente comme le thème principal du plus grand festival de théâtre au monde cette année, une autre couleur vient teinter la programmation de cet été. L’Europe s’installe en effet comme irrémédiable sujet de plusieurs spectacles phares du festival et révèle de nombreuses caractéristiques propres à une certaine frange de la création contemporaine qui désire ardemment parler du présent politique.


Le Festival d’Avignon 2019 se voulait éminemment politique, en écho avec les urgences de notre temps, ce que traduit l’édito d’ouverture de programme d’Olivier Py, directeur du festival depuis 2013. Il y énonce que l’objectif artistique de l’édition 2019 est de « désarmer les solitudes ». Le metteur en scène nomme la nécessité présente du théâtre, qui n’a qu’à « ouvrir ses portes » pour « faire acte de conscience politique ». Ainsi, face aux affres du consumérisme et de la solitude contemporaine véhiculée entre autre par les réseaux sociaux, il rappelle « qu’être ensemble ce n’est pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés, c’est accepter une inquiétude commune et espérer le retour des mythes fondateurs ». C’est dans le charnier marin de la Méditerranée qu’un de ce mythes émerge : l’Odyssée.

Olivier Py présentant le programme du 70e Festival d’Avignon ©Marianne Casamance

On compte ainsi de nombreux spectacles sur ce thème comme O agora que demora / Le présent qui déborde – Notre Odyssée II de Christiane Jatahy, sur et avec les exilés contemporains ou L’Odyssée de Blandine Savetier, mise en scène du texte de Homère en 12 épisodes quotidiens, et bien d’autres faisant appel aux mythes de la Grèce Antique. Mais une autre inquiétude appelle au retour d’un autre mythe, plus récent celui-là. Cette inquiétude c’est celle de la menace présente sans cesse dans l’actuel spectacle politico-médiatique de « la montée des populismes », et le mythe à convoquer pour la palier : l’Europe. Ou l’Union européenne, on ne sait pas vraiment, la confusion s’entretient tout au long des propositions que nous allons aborder. Ainsi, face à ces inquiétudes rappelons que Olivier Py met en garde de ne « pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés » auquel il précommande en remplacement le silence de la salle de théâtre permettant de percevoir le « messianisme du collectif ». Ce parallèle religieux propre à Py se place donc comme un appel au calme au milieu d’une fureur ambiante qui ne peut, bien entendu, qu’être nuisible pour la démocratie, et de se poser calmement face aux mythes fondateurs pour réfléchir sur le présent. 

Architecture, grandes performances et vues de l’esprit

C’est la tâche que se confie Architecture, écrit et mis en scène par Pascal Rambert, dans la cruciale Cour d’Honneur du Palais des Papes. Cruciale car depuis qu’il y a un Festival d’Avignon, chaque année les regards se tournent vers le spectacle qui y est programmé en ouverture. C’est celui dont France Télévisions diffuse la captation, celui que tous les journalistes vont voir, celui dont tout le monde parle. Les critiques cette année furent mitigées, soulignant un texte lourd, des comédiens brillants dans un drame esthétiquement beau ou la vacuité d’un énième spectacle comme celui-ci. Sur Avignon même, le bouche-à-oreille des spectateurs penchait clairement vers la non-affection et les discussions s’animaient plus par le temps tenu avant de quitter le spectacle (d’une durée de quatre heures) que par le sort tragique des personnages et ce qu’il y a à en retenir.

Scénographie de “Architecture” avant le début du spectacle.©Martin Mendiharat

Architecture narre l’histoire d’une famille d’intellectuels viennois assistant à l’explosion de la Première Guerre Mondiale et à la montée du nazisme, mourant tous de près ou de loin à cause de ces deux événements historiques. Pascal Rambert réunit une troupe de grands acteurs avec lesquels il a déjà travaillé par le passé : Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Anne Brochet, Marie-Sophie Ferdane, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Denis Podalydès en alternance avec Pascal Rénéric, Laurent Poitrenaux et Jacques Weber (ainsi que Bérénice Vanvincq, pour une courte apparition finale). Cette famille va s’entredéchirer sur une multitude de sujets, tant personnels que philosophiques, tout en observant avec frisson les fracas de l’époque à laquelle elle assiste dans une grande croisière à travers l’Europe. Le spectacle a une radicalité formelle qui peut en elle-même déplaire (c’est bien le propre de la radicalité), mais ne pêche pas tant que ça par sa seule forme de « longs discours » qui a pu lui être reproché. L’exercice en tant que tel est plutôt réussi, multipliant les moments virtuoses comme une scène d’orgasme cérébral entre Julie Brochen et Jacques Weber, la rage de Stanislas Nordey contre le conservatisme tyrannique de son père au moment de lui dire qu’il est homosexuel ou les vociférations troublantes et organiques de Laurent Poitrenaux. La force avec laquelle Nordey et Bonnet s’exprime dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, dépassant l’amplification de leurs micros pour que leur voix nue rebondisse d’elle-même sur les murs du bâtiment est aussi impressionnante que la complicité amoureuse de cette dernière avec Pascal Rénéric (ou Denis Podalydès) est belle. Tout comme l’esthétique d’ensemble du spectacle émane une certaine grâce avec ces personnages principalement vêtus de blanc s’entredéchirant ou constatant le monde s’enflammer depuis la splendeur vacillante de leur bourgeoisie. Le tout se déroule dans une scénographie épurée uniquement composée de quelques meubles des styles novateurs de l’époque, qui passent une majeure partie de leur temps cachés sous des draps blancs sur un sol de la même couleur, balayés par les bourrasques de la Cour d’Honneur. Enfin et surtout l’architecture gothique du lieu sert de cadre idéal à cette famille dont le père architecte classique bâtit l’Europe moderne qui sert de cadre au spectacle.

Audrey Bonnet et Stanislas Nordey dans “Clôture de l’amour”. ©Tania Victoria

Il y a quelque chose d’introspectif pour Rambert dans ce spectacle. Il réunit et écrit pour les actrices et les acteurs qui ont porté ses spectacles emblématiques de la dernière décennie comme Clôture de l’amour (Audrey Bonnet et Stanislas Nordey), Répétition (Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Denis Podalydès, Stanislas Nordey), ou encore Sœurs (Audrey Bonnet et Marina Hands, qui était initialement prévue dans la distribution). La pièce est ponctuée de méta-références à son œuvre, non sans un certain humour (Stanislas Nordey qui signifie à un de ses interlocuteurs qu’il l’écoute sans parler, répétant immédiatement ses mots « C’est marrant, t’écouter sans parler », allusion à la forme des spectacles de Rambert pouvant s’apparenter à des longs monologues que les personnages s’adressent, rapport radical à la parole que l’on peut voir hérité du Manifeste pour un nouveau théâtre de Pasolini). Ce travail sur la parole face au présent, que Rambert développe depuis une dizaine d’années, tient ici un rôle essentiel dans l’action dramatique. C’est suite à une onomatopée triviale prononcée à voix haute par Nordey lors du discours de remise de médaille de son père joué par Jacques Weber que commence la pièce. Des sons émis par la parole mais sans aucun sens pour interrompre des discours conservateurs, telle est la réponse que trouve ce fils philosophe face au réactionnaire vieillissant mais tout puissant qu’incarne son père. 

Les limites d’un engagement de surface

Il y a toujours une frontière ténue entre les propos poétiques et fictionnés que Rambert donne à ses personnages et le discours que portent ses pièces. Il ne s’embarrasse par exemple pas à nommer ses personnages autrement que par le prénom des acteurs pour lesquels il écrit, si ce n’est leur surnom (« Stan »). Ainsi dans Architecture il s’agit aussi pour le metteur en scène de 57 ans de faire état de sa condition d’artiste et d’intellectuel face à ce qu’il voit du présent. Et c’est là que le bât blesse. Non pas que sa manière de décrire, selon lui, comment un paysage d’intellectuels préfère observer et commenter avec dédain ou frayeur le présent (le parallèle entre, comme nous le disions, la « montée des populismes » et l’avènement du nazisme, est ici à peine caché) n’est pas réalisée avec une certaine justesse. Il s’agit sûrement de l’expression sensible de ce qu’il ressent, lui, en haut de la pyramide institutionnelle du spectacle vivant mondial, et les personnes qu’il fréquente, constatant sans vraiment la comprendre la terrible « montée des populismes ». Le problème est là : l’absence de réponse au présent, et surtout l’absence de réelle remise en question. Dans l’entretien qu’il donne pour la feuille de salle du spectacle, Rambert ne nie pas le parallèle entre la famille qu’il décrit et l’Europe : « Cette désunion est le reflet de leurs désaccords devant le grand péril qui arrive. Comme elle ne sait pas s’unir, rien ne se passe. ». Rien ne se passe, et donc, c’est la victoire du fascisme. Cette défaite de l’Humanité qu’il prédit arriver à nouveau si « rien ne se passe » tient donc de la seule inaction du cadre qui est sensé lui résister. Du reste, aucune analyse sur les raisons de la montée de cette vague effroyable, au XXe siècle comme aujourd’hui, et encore moins de remise en question du cadre en lui-même. Ce cadre est pourtant parfaitement incarné par la famille haute-bourgeoise du spectacle et nous rappelle les mots d’un intellectuel ayant lui aussi assisté à l’éclatement de la Première guerre mondiale et à l’avénement du nazisme, Bertolt Brecht : « Dans un bref délai, la bourgeoisie entière aura compris que le fascisme est le meilleur type d’État capitaliste à l’époque présente, comme le libéralisme était le meilleur type d’État capitaliste à l’époque antérieure. »1

Avec Architecture, Pascal Rambert nous offre un duplicata dans son style de nombreux spectacles se voulant « engagés » et ne se cantonnant qu’à la creuse constatation des grands poncifs politiques du présent sur lesquels il divague poétiquement durant des heures.

Il est ainsi curieux dans un spectacle nous répétant constamment de nous souvenir de l’Histoire passée de ne pas voir apparaître cette mise en perspective. Ce n’est pas le sujet du spectacle nous dira-t-on, soit, concentrons-nous alors sur ce qu’il dit du présent.

 

Pascal Rambert en 2015 ©Marc Domage

Avec Architecture, Pascal Rambert nous offre un duplicata dans son style de nombreux spectacles se voulant « engagés » et ne se cantonnant qu’à la creuse constatation des grands poncifs politiques du présent sur lesquels il divague poétiquement durant des heures. Cette poésie est sensée par sa force générer un quelconque soulèvement (mais pas de foule, souvenons-nous que la foule, ici encore, est le bras armé du fascisme) qui arrêtera par la force de l’esprit et des bonnes idées les démoniaques forces nationalistes qui menacent nos démocraties. Passé l’épuisement et l’agacement de voir cette démarche si récurrente ici consacrée dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, la question se pose du pourquoi. Postulons ceci : Pascal Rambert a 57 ans aujourd’hui. Il a grandi durant la Guerre Froide, constamment confronté aux échos de la politique de masse, que ce soit dans l’URRS dont il a été le contemporain, ou par les récits de ses parents, grands-parents qui ont connu la Seconde Guerre mondiale et ont également été contemporains des pays fascistes d’alors. Il serait ainsi compréhensible de voir dans la génération de Rambert (car il est loin d’être le seul) une frayeur de l’artiste osant prendre à bras le corps la question politique, osant toucher la notion « d’idéologie », par peur de ressusciter les artistes propagandistes d’alors. Ainsi, alors que le présent pousse irrémédiablement à aller toucher la question politique dans l’art que nous pratiquons, cette peur de l’artiste s’intéressant réellement à la politique génère une impasse dans les formes qui sont en résultent. En voulant ardemment parler du présent mais en refusant de déconstruire ses méthodes de fonctionnement, de s’intéresser aux rapports de force, de causes à effet, à l’action réelle des dirigeants politiques, aux analyses économiques, sociologiques, politiques, il semble qu’on ne peut aujourd’hui produire que des vues de l’esprit de ce dit présent que l’on souhaite ausculter. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas là de promouvoir uniquement un art didactique marxiste d’Agit’prop et de nier le sensible au théâtre en le substituant par la seule activité de l’esprit de comprendre des fonctionnements du monde contemporain. La poésie a plus que jamais sa place sur nos scènes, mais lorsqu’il s’agit d’aborder plus ou moins directement un aspect de notre présent politique, elle se doit d’être expérience d’altérité pour le spectateur et pour l’artiste. Olivier Py dit qu’il veut « désarmer les solitudes », donc aller vers l’autre. Or, l’exercice que nous voyons là n’est que sublimation d’une vision autocentrée. À aucun moment ce fameux peuple qui porte les fascistes au pouvoir n’a la parole. Le seul personnage parlant du peuple et s’en revendiquant est le journaliste démagogue joué par Laurent Poitrenaux lorsqu’il décide de soutenir la guerre dans son journal et de hurler que le peuple veut la guerre, que le peuple veut la violence et que lui parle du peuple. Voilà, le seul moment où « le peuple » est cité. Certes, on peut se douter qu’il y a du recul à avoir vis-à-vis de la vision du peuple qu’a ce personnage, mais il n’empêche que c’est la seule et unique image qu’on nous en donne. 

Olivier Py dit qu’il veut « désarmer les solitudes », donc aller vers l’autre. Or, l’exercice que nous voyons là n’est que sublimation d’une vision autocentrée. À aucun moment ce fameux peuple qui porte les fascistes au pouvoir n’a la parole.

L’aporie principale que l’on peut constater ici, générée par cette peur profonde de la masse et de l’artiste osant faire de la politique, est l’absence d’ouverture constructive à retirer de ce spectacle. Sa conclusion en est l’apogée : après la mort de tous les personnages, une jeune actrice, Bérénice Vanvincq, jouant Viviane la fille d’Audrey Bonnet et Pascal Rénéric/Denis Podalydès dans la pièce (à noter qu’elle est la seule à ne pas se faire appeler par son vrai prénom), entre, « portant un sac Hello Kitty » et erre au milieu des cadavres de ses prédécesseurs. Elle s’avance jusqu’à un micro placé au milieu de la scène et dit : « Quand vous avez dit « Nous entrons dans des temps auxquels nous n’avions pas pensé », je n’ai pas compris, qu’est-ce que ça voulait dire ? », faisant référence à des mots prononcés par Audrey Bonnet quelques temps avant, puis noir et fin du spectacle. La seule ouverture ici donnée est une leçon de morale à une jeunesse décrite comme inconsciente, qui n’aurait pas même pas compris le thème rabâché durant les quatre heures de spectacles : gare au fascisme. L’ordre est donné de faire quelque chose. Quoi ? On ne sait pas, c’est visiblement trop tard pour cette génération qui se retire du combat. 

Nous l’Europe, banquet des peuples, une certaine vision de l’histoire européenne

Si Architecture pèche par manque de volonté, un autre spectacle cette fois-ci salué par la critique en contraste avec la proposition de Rambert, offre une vision bien particulière de l’histoire politique contemporaine. Il s’agit de Nous l’Europe, banquet des peuples, d’après le texte éponyme de Laurent Gaudé (Prix Goncourt 2004 pour Le Soleil des Scorta) publié chez Actes Sud cette année, mis en scène par Roland Auzet, compositeur et metteur en scène de théâtre musical. Le spectacle créé pour le Festival d’Avignon dans la Cour du Lycée Saint-Joseph se propose de raconter et de questionner l’histoire de l’Europe à partir de l’essai/poème de Gaudé. Il est porté par 11 acteurs/chanteurs de nationalités différentes et d’un chœur composé de professionnels et d’amateurs de la région d’Avignon. Le spectacle se veut réexplorer l’histoire de l’Europe par le biais du « Nous ». Roland Auzet dit : « Nous ne cherchons pas à faire le procès de l’Histoire, plutôt à saisir ce qui dans son flot nous rassemble. Y parvenir, c’est définir une utopie à même de nous accompagner dans les années qui viennent… sinon ce sera la catastrophe. »

Laurent Gaudé, auteur de “Nous l’Europe, banquet des peuples”, ©ΛΦΠ

Le ton est donné. Il était relativement prévisible que le spectacle soit bienveillant vis-à-vis de la construction européenne. La forme musicale, à partir d’un dispositif immersif de musique acousmatique, aurait pourtant pu apporter l’altérité nécessaire pour ne pas imposer de réponse formatée aux questions actuelles quant à l’Europe. Les premiers mots du spectacle sont ainsi une tirade rythmique sur le bafouement du « Non » au Référendum de 2005 suite à la ratification par Sarkozy du Traité de Lisbonne deux ans plus tard, expliquant que la défiance populaire française vis-à-vis de l’Union européenne vient de là. Plutôt juste. La suite de la première partie questionne la naissance de l’idée d’Europe au 19e siècle, à travers un enchaînement de prises de paroles et tableaux où les comédiens portent les mots de Gaudé. Plusieurs points de vue se confrontent : le Printemps des peuples de 1848, l’émergence des chemins de fer à partir de 1830 reliant les pays mais allant de pair avec l’émerge du capitalisme exploitant (avec une impressionnante séquence sur les Gueules noires), ou encore la Conférence de Berlin de 1885, premier sommet économique européen ayant pour but d’organiser la division coloniale de l’Afrique. Un personnage rappelle que l’Allemagne a expérimenté le système concentrationnaire et la politique d’extermination en Namibie. Il cite les différents responsables des horreurs coloniales suivis de l’injonction « Crachez sur son nom » dans une litanie de plus en plus furieuse et est étrangement calmée par l’ensemble des autres comédiens se rapprochant de lui. On peut donc parler de ces criminels mais il ne faut pas trop s’énerver face à l’horreur de leurs actions. Soit. Puis vient l’horreur nazie, la complexité pour l’Allemagne de se reconstruire pour des générations se demandant si leurs parents n’étaient pas des SS avec une puissante chanson l’actrice/chanteuse allemande Karoline Rose à ce sujet. Et puis : pause. La lumière se rallume, le chœur et les comédiens reviennent tous sur scène. C’est le moment du grand témoin. Ce moment a fait parler dans la presse : c’est celui où François Hollande est monté sur scène lors de la première du spectacle le 6 juillet.

Des grands témoins aux grandes ressemblances

Chaque soir est donc invité un « grand témoin de la construction européenne » à qui est posé quelques questions, les mêmes chaque soir. Après François Hollande, ce furent Aurélie Filipetti, Susan George, Aziliz Gouez, Ulrike Guérot, Pascal Lamy, Eneko Landaburu, Enrico Letta, Geneviève Pons et Luuk van Middelaar qui furent conviés. C’est à ce moment que la diversité de points de vue commence à s’effriter, avec un spectre de couleur politique des intervenants relativement réduit. On identifie donc François Hollande, Aurélie Filipetti et Pascal Lamy issus du Parti Socialiste, ainsi qu’Aziliz Gouez issue de Place Publique et sur la liste de Raphaël Glucksmann aux élections européennes, Eneko Landaburu du PSOE espagnol, Enrico Letta du Parti Démocrate italien, Geneviève Pons, directrice de bureau de l’Institut Jacques-Delors, think-tank de centre-gauche européen dont Letta est l’actuel président et dont font partie toutes les personnalités que nous venons de citer. L’once de variation politique se veut être incarnée par Ulrike Guérot, ancienne collaboratrice du porte-parole de la CDU allemande et qui collabore ponctuellement avec l’Institut Jacques-Delors, Susan George, co-fondatrice d’ATTAC et proche de Nouvelle Donne, allié du PS aux dernières élections, et Luuk van Middelaar, philosophe néérlandais membre de cabinet d’Herman Van Rompuy, président conservateur du Conseil Européen de 2010 à 2014.

Chaque soir est donc invité un « grand témoin de la construction européenne » à qui est posé quelques questions, les mêmes chaque soir. C’est à ce moment que la diversité de points de vue commence à s’effriter, avec un spectre de couleur politique des intervenants relativement réduit.

François Hollande aux 20 ans de l’Institut Jacques-Delors. ©David Pauwels

 

Lors de la représentation à laquelle nous avons assisté, ce fût à Aziliz Gouez que la parole a été donnée pour une tribune d’une quinzaine de minutes très similaire aux discours de sa liste aux européennes : plaidant pour une Europe des peuples avec quelques élans politiques sans grande précision et diverses contradictions dans un discours visiblement préparé à l’avance. Elle indique rêver d’une « Europe qui ne sera pas pensée par les bureaucrates », pour ensuite dire que le moment où elle s’est sentie la plus européenne était… une réunion de bureaucrates européens pour la rédaction d’un discours avec ses partenaires allemands (« l’Europe qu’elle connaît mieux », celle du couple franco-allemand). Elle rêve d’une Europe où il n’y a pas que les étudiants qui circulent entre les pays, mais aussi les apprentis « car il y a les mains aussi », et pas un mot sur le dumping social. Les spectateurs applaudissent avec enthousiasme.

Un récit officiel, partiel et inquiétant

La deuxième partie du spectacle raconte la construction de l’Union européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ou plus précisément : la version mainstream de la construction de l’Union européenne. Une Union pensée suite aux affres des foules dogmatiques de la Seconde Guerre mondiale et contre les barbelés d’Allemagne de l’Est. On pointe ses quelques difficultés de fonctionnement comme sa lenteur de prise de décision politique. Quelques minutes sont attribuées aux deux grands échecs admis de l’UE : la guerre de Yougoslavie et la crise grecque. Cela dit, aucun nom n’est cité cette fois-ci, et ces deux moments ne durent pas plus de quelques minutes. L’ensemble est vite noyé dans un relativisme inquiétant, disant qu’après tout « c’est compliqué de se mettre d’accord à 27 dans le syndic de son immeuble », alors imaginez à l’échelle de l’Europe ! Et qu’après tout, « c’est beau 27 pays qui font converger leurs intérêts économiques », déclaration que de nombreux économistes pourraient contester (non pas sur la beauté mais la convergence). Le spectacle se termine sur un questionnement sur l’Ode à la joie de Beethoven comme hymne européen, qui n’est selon les personnages pas très entraînant et ne donne pas envie de se lever pour lui. Ils choisissent alors Hey Jude des Beattles, repris en chœur en invitant les spectateurs à venir danser dessus en claquant des mains au dessus de leur tête pour terminer le spectacle. Une étrange scène finale bouffie de bons sentiments proche de la messe, où les spectateurs peinent à avoir envie de venir danser sur scène mais offrent une standing ovation au spectacle.

Sans faire la sociologie du spectateur du festival d’Avignon ravi de sa soirée, ce spectacle est pour le moins inquiétant. On peut retenir de nombreuses trouvailles esthétiques et autres moments très beaux, mais la construction dramaturgique même du spectacle finit par être propre à la construction de l’Union européenne ordolibérale actuelle. Le récit qui est fait est celui que cette dernière raconte : l’Union s’est construite sur les ruines des dictatures que les foules passionnées avait mises au pouvoir et elle est la seule garante pour empêcher « la montée des populismes ». Aucune vision critique de son fonctionnement, aucune allusion aux autres référendums qu’elle a bafoués, à aucun moment les États-Unis d’Amérique ne sont cité dans la construction de l’Europe post-Seconde Guerre mondiale.

L’expérience d’altérité se base uniquement sur une distribution d’acteurs de différentes nationalités mais qui tiennent au final le même discours de surface. Du reste, on se contente de taper des mains pour célébrer tous ensemble le mythe de cette Europe qui nous protège des dictateurs.

On note plusieurs moments reconstituant les interrogatoires complexes et violents auxquels sont soumis les migrants en arrivant vraisemblablement en France, mais sans explorer plus loin la crise migratoire. Le rôle du chœur, grand groupe de personnes de divers âges et divers origines, est aussi caractéristique : il n’est présent que pour la grande image du début, pour entourer le grand témoin et pour la chant collectif final, hormis quelques enfants qui en sont issus venant parfois faire les figurants. Du reste, ils sont cantonnés sur les côtés, assis pour accompagner discrètement le grand récit de l’Europe. Là encore, on retrouve cette peur de la foule. À l’exception près du moment où il faut chanter en chœur pour l’Union européenne où, spécifiquement à cet instant, il faut faire masse. Alors qu’on vient de nous dire que l’Europe s’est construite après les ravages des pays où des foules scandaient la même chose ? Un des acteurs se met même à entonner « Banquet des peuples ! Banquet des peuples ! » comme un slogan politique, que personne ne reprend, mais qu’il essaye une seconde fois en agitant ses bras pour faire signe de reprendre avec lui. Étrange paradoxe. On se doute qu’il aurait été compliqué de laisser le public intervenir pour poser ne serait-ce qu’une question au grand témoin (quoi que ?), mais le format véhiculé par le spectacle reste celui où une masse silencieuse reçoit un discours monolithique et didactique sur un cadre politique qui, certes n’est pas parfait, mais après tout reste mieux que le fascisme. Dès qu’il s’agit du présent, encore une fois aucune analyse, aucun questionnement, aucune remise en question n’est faite sur pourquoi les nationalistes montent. L’expérience d’altérité se base uniquement sur une distribution d’acteurs de différentes nationalités mais qui tiennent au final le même discours de surface. Du reste, on se contente de taper des mains pour célébrer tous ensemble le mythe de cette Europe qui nous protège des dictateurs.

L’actuelle vacuité des spectacles se voulant « politiques » ?

Ces deux spectacles phares de la 73 édition du Festival d’Avignon sont caractéristiques d’une impasse dans laquelle nombre de spectacles produits dans les grandes institutions (qui peuvent également parfois être vecteurs d’innovations) tombent. Celui, au final, de ne reproduire que le diptyque gouvernemental : défendre le cadre actuel ou ce sera le chaos. Améliorer le libéralisme ou ça sera le fascisme. Même les spectacles se voulant moins tendres avec le pouvoir (Dévotion de Clément Bondu ou Le présent qui déborde, de Christiane Jatahy) se heurtent encore à la seule critique triste. Ces spectacles ont une volonté de parler du présent politique et historique qui peut être belle, mais confrontée à l’irrémédiable plafond de verre du manque de volonté, de regard, et d’analyse politique du monde débouchant à une absence d’ouverture sur autre chose. Ils ne font que confirmer ce qu’analyse Olivier Neveux dans son récent et très pertinent Contre le théâtre politique : « Se satisfaire de réciter que le théâtre est « par essence politique », assurer que le « théâtre est politique ou il n’est pas théâtre », produit chaque fois le même effet : évincer la politique. »2

Toute autre réponse politique au présent, sans pour autant vouloir donner de solution miracle, est ici niée par manque de représentation. On se retrouve avec un festival voulant désarmer les solitudes qui se s’avère surtout être une machine à broyer les imaginaires. Plutôt que d’appeler aux mythes passés pour resserrer un présent défaillant, pourquoi ne pas imaginer de nouvelles histoires et de nouveaux mythes ? « Ne pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés » est bien le cul de sac discursif dans lequel l’actuelle direction du festival fonce en niant constamment le cri qui habite une frange de la population qui n’en peut plus. À l’image de la poitrine gauche d’Olivier Py qui arborait un badge « SOS Méditerranée » dans les salles du Festival, et quelques mois plus tôt la Légion d’honneur dans les bras de Brigitte Macron, les quelques indignations pour cocher les cases du minimum syndical d’un art voulant parler du présent ne peuvent plus suffire sans aller explorer ses racines et ouvrir la voie sur d’autres futurs. 

Concert à la Maison Jean Vilar d’une partie du groupe Maulwürfe, formé suite au spectacle “La Nuit des taupes” de Philippe Quesne. ©Martin Mendiharat

Mais le spectacle vivant n’est pas pour autant politiquement mort. Citons par exemple les 12 heures de la scénographie que la Maison Jean Vilar accueillait le 10 juillet en échos au brillant retour de la France à la Quadriennale de Scénographie de Prague. À travers des lectures, une exposition, une table ronde autour du thème « Mondes imaginaires, mondes possibles » et même une DJ Set du groupe de taupes Maulwürfe, quelques heures furent consacrées à comment imaginer demain et comment le spectacle vivant pouvait y contribuer par ses nécessaires « capsules de fiction » comme l’y a dit Philippe Quesne. Du reste, la programmation de cette année est loin d’avoir fait l’unanimité. Que ce soit dans les rues, aux terrasses des cafés ou dans les heures plus festives de la nuit, nombres de jeunes (ou moins jeunes) artistes et spectateurs présents au Festival avaient pour sujet de discussion la lassitude de cette bien-pensance théâtrale et une aspiration à autre chose. N’en déplaise à Olivier Py, sa volonté de désarmer les solitudes aura peut-être plutôt, à l’image d’une des multiples inscriptions qui fleurissaient de nuits en nuits sur les murs d’Avignon, donné l’envie que l’on « arme nos solitudes ».

 

1.BRECHT Bertolt, « Plateforme pour les intellectuels de gauche », In Écrits sur la politique et la société, L’Arche, 1970

2.NEVEUX Olivier, Contre le théâtre politique, La Fabrique, 2019

Des européennes au Brexit : 20 ans de recompositions politiques au Royaume-Uni

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Image d’illustration

De l’introduction du scrutin proportionnel aux Européennes de 1999 à l’irruption du Brexit Party : les scrutins européens ont chamboulé le système politique britannique. Retour sur ces évolutions, accélérées ces cinq dernières années.


Les élections européennes de 1999 sont les premières élections à la proportionnelle au Royaume-Unis De nouveaux partis percent à cette occasion, comme l’UKIP avec 6,5 % des voix mais aussi les Verts avec 5,3% des voix. Grâce au scrutin proportionnel, ces partis obtiennent des élus. Ce que n’avaient pu avoir les Verts en 1989 malgré leur score de 14,5% des voix. Le vote pour ces partis devient perçu comme utile et fournit des élus européens qui leur permettent d’avoir un noyau dur de professionnels de la politique.

L’effet sur les partis traditionnel est non négligeable. Le Labour et les conservateurs passent de 59% des voix en 1999 à 48% en 2004 puis à 42,6 % des voix en 2009 avant en 2014 de remonter à 47%. Si on ajoute à ce total les libéraux démocrates, seul autre parti fortement représenté au Parlement britannique, on arrive certes à 71% en 1999 mais on tombe à 62,5% en 2004, à 56% en 2009 et enfin à 53, 6 % des voix en 2014. On note d’ailleurs que la remontée de 2014 du total des deux partis traditionnels de gouvernement s’explique par la cannibalisation des libéraux démocrates.

Les européennes ont donc habitué une proportion non négligeable des Britanniques à voter pour des partis non représentés à Westminter et a renforcé ces partis. Il s’agit de l’UKIP, parti eurosceptique de droite radicale, du BNP, parti d’extrême droite dure identitaire et raciste et des Verts sur une ligne de gauche libertaire favorable à l’Union Européenne.

Plus habituel au Royaume-Uni, le scrutin majoritaire favorise une offre politique binaire, sauf s’il existe des partis régionalistes assez forts qui peuvent s’implanter. Le parti national écossais (SNP) et le Plaid Cymru gallois ont profité tout à la fois d’une réaffirmation régionaliste celtique et de la création d’une gauche alternative au Labour. Dès 1974, ces partis ont obtenu quelques élus à la chambre des communes et se sont imposés en Écosse ou au pays de Galles comme un vote utile.

Les élections européennes de 2014 sont marquées par un séisme électoral. Ce n’est pas lié à la chute du bloc des partis traditionnels. L’important est qu’avec l’effondrement du BNP, l’UKIP franchit un cap et devient le premier parti en termes de voix. Peu après, le référendum d’indépendance en septembre 2014 obtenu par le parti national écossais polarise le débat politique en Écosse sur la question de l’indépendance. Les indépendantistes perdent avec 44.70% des voix. Le parti national écossais est le seul parti d’importance qui soutient l’indépendance de l’Écosse. Il est donc un débouché naturel pour cet électorat. Le SNP engrange des adhésions massives après le référendum et devient un  parti de masse en Écosse.

2015 ou l’élément déclencheur d’une recomposition en profondeur

Les élections de 2015 marquent un net bouleversement du paysage politique. Certes, le Labour et les conservateurs augmentent légèrement leur pourcentage de voix. Mais les libéraux démocrates disparaissent quasiment avec 8 élus et 8% des voix alors que le parti national écossais obtient 56 élus. S’il n’obtient que 4,7% des voix, son électorat est concentré en Écosse où il obtient 50% des voix. Enfin, l’UKIP n’obtient qu’un élu mais récolte 12,6% des voix.

Les analyses par classe sont encore plus intéressantes. En effet, les conservateurs gagnent un point mais en perdent 4 chez les ouvriers non qualifiés et 5 chez les ouvriers qualifiés. Au contraire, ils gagnent 4 points chez les classes moyennes et supérieures. Le Labour progresse légèrement chez les ouvriers. Enfin, avec 8% chez les classes moyennes et supérieures, 19% chez les ouvriers qualifiés et 17% chez les ouvriers non qualifiés, l’UKIP signale l’émergence d’un parti de droite radicale à l’électorat plus ouvrier que bourgeois.

L’émergence de l’UKIP signe le terme provisoire du clivage de classe comme structurant les clivages politiques en Grande Bretagne.

C’est une première au Royaume Uni pour un parti de droite. On peut relier cette force de l’UKIP dans l’électorat populaire à l’émergence locale antérieure du BNP dans certaines circonscriptions ouvrières. Celle-ci et la percée plus conséquente de l’UKIP peuvent s’expliquer par une opposition plus forte à l’UE et par des excès du modèle communautariste britannique dont témoigne de manière aiguë peu avant 2015 l’affaire de Rotherham. Si on additionne conservateurs et UKIP, ceux-ci obtiennent 51% des voix, 53% des voix chez les classes moyennes et supérieures, 51% des voix chez les ouvriers qualifiés et 44% chez les ouvriers non qualifiés. L’émergence de l’UKIP signe bien le terme provisoire du clivage de classe comme structurant les clivages politiques en Grande Bretagne.

Un Brexit qui rebat encore les cartes

Cameron a promis un référendum sur l’appartenance du Royaume Uni à l’aile eurosceptique de son parti. Il l’organise dès après les élections. Le score de l’UKIP inquiète alors les conservateurs. La campagne du référendum sur le Brexit bouleverse les appartenances partisanes. En effet, si les libéraux démocrates et les Verts s’engagent pour le Remain et l’UKIP s’engage pour le Leave, les conservateurs et les travaillistes sont profondément clivés. Le Labour prend officiellement position pour le Remain mais plusieurs députés forment un groupe en faveur du Leave. Corbyn, tout en prenant officiellement position pour le Remainn garde un profil très bas durant la campagne. Une grande partie des cadres conservateurs soutient un vote Leave, bien que la majorité reste fidèle à la position de David Cameron qui soutient un vote Remain.

Les résultats marquent une victoire pour les partisans du départ du Royaume Uni de l’Union Européenne qui obtiennent 51,89% des suffrages. Cependant, ils montrent aussi un Royaume-Uni clivé. La métropole du Grand Londres de même que l’Écosse ont voté massivement en faveur du Remain avec respectivement 60 et 62% des voix. Le clivage par classe réapparaît de manière flagrante avec 55,5% des classes moyennes et supérieures votant pour le Remain contre 63% des membres des classes populaires pour le Leave. Si la majorité de l’électorat conservateur, 59%, ont voté Leave, 64 % de l’électorat du Labour a voté Remain. C’est presque autant que les 69% de libéraux démocrates ayant voté Remain. Cela pose un réel problème au Labour d’autant que les deux tiers des circonscriptions ayant voté Labour ont quant à elles voté Leave.

Le retour trompeur d’un système partisan bipolaire classique

Dans ce contexte, les élections de 2017 traduisent une repolarisation paradoxale. En effet, depuis l’élection de Jeremy Corbyn, le Labour a connu un net tournant à gauche. Il s’est traduit par un afflux de jeunes militants qui en refont un parti de masse. Les résultats aboutissent à une repolarisation très forte avec une augmentation de 9,6 points pour le Labour et de 5,5 points pour les conservateurs. L’UKIP et les Verts s’effondrent avec 1,8% et 1,6% des voix. Cependant, bien que le Labour ait eu une nette évolution programmatique vers un discours plus à gauche, ce sont les conservateurs qui progressent le plus chez les classes populaires. Le Labour obtient 41% comme moyenne nationale mais 38,5% chez les classes moyennes et supérieures. C’est un pourcentage supérieur au score obtenu par le Labour de Tony Blair auprès du même groupe social en 1997. A l’inverse le Labour n’obtient que 41% chez les ouvriers qualifiés et 47% chez les ouvriers non qualifiés (contre 49 et 57% chez ces mêmes groupes en octobre 1974).

Si le Labour ne perd que 6 circonscriptions au profit des conservateurs et leur en prend 28, il s’agit de circonscriptions ouvrières qui furent des bastions du Labour comme Stoke-on-Trent South.

Inversement les conservateurs progressent de 12 points chez les ouvriers qualifiés ou non qualifiés et obtiennent 45% chez les ouvriers qualifiés et 38% chez les non qualifiés. Ce sont les meilleurs scores jamais atteints par les Tories auprès de ces groupes. Le Labour progresse particulièrement dans les zones ayant voté Remain et les conservateurs dans les zones ayant voté Leave.

Le vote UKIP puis le vote Leave ont pu servir de sas pour des classes populaires passant du Labour aux conservateurs. Cela est montré par les bascules de circonscriptions. En effet, le bastion historique et bourgeois de Canterbury bascule pour la première fois de son histoire au Labour. Si le Labour ne perd que 6 circonscriptions au profit des conservateurs et leur en prend 28, il s’agit de circonscriptions ouvrières qui furent des bastions du Labour comme Stoke-on-Trent South. Une circonscription que le Labour remportait avec 58.75% des voix en 1979 en pleine vague Thatcher. Le Labour est donc déchiré entre une aile souvent jeune et assez aisée favorable au Remain et un électorat ouvrier traditionnel favorable au Leave. Malgré son virage à gauche, son électorat en termes de classe sociale n’a jamais été aussi blairiste.

Vers l’intégration du Brexit comme élément structurant de la vie politique britannique

Enfin, les élections européennes récentes révèlent de nouveau le potentiel de recomposition de la vie politique britannique qu’avait révélé le Brexit et que l’élection de 2017 avait semblé enrayer. Entre temps, Nigel Farage a quitté l’UKIP, devenue un parti d’extrême droite anti-immigration et anti-islam traditionnel. Il a fondé le Brexit Party, dont le nom indique le programme.

De plus, excédé par l’absence de position pro-Remain affirmée par le Labour et par le virage à gauche de Corbyn, des députés du Labour ont fait scission. Rejoints par des députés conservateurs , ils ont fondé ChangeUK. Le Labour a en outre été affaibli par des accusations persistantes d’antisémitisme. Dans ce contexte, le Brexit Party a mené une campagne simple et efficace centrée sur Brexit means Brexit. Il cible les électeurs ouvriers du Labour ayant voté Leave ainsi que les conservateurs qui ne comprennent pas pourquoi leur parti n’est pas sorti de l’UE malgré le résultat du référendum.

Les conservateurs ont quant à eux offert un spectacle d’une division permanente, le cabinet de Theresa May étant devenu le lieu d’une guerre de tranchée entre Remainers et Brexiters. Les européennes ont marqué un triomphe pour le Brexit Party. Il obtient 30,5% de voix, soit 5 248 533 électeurs. Les partis clairement positionnés en faveur du Remain (libéraux démocrates et verts) s’en sont aussi bien sortis avec 19,6% et 11,8% des voix. Inversement, le Labour s’effondre avec 13,6% et les conservateurs subissent une déroute électorale avec 8,8% des voix. On peut enfin noter le bon score du SNP avec 37,8% des voix en Écosse. Enfin, Change UK fait un score très en dessous de ses attentes avec 3,6% et semble vouloir fusionner avec les libéraux démocrates. L’UKIP obtient un score équivalent mais ne va pas fusionner avec le Brexit Party car il occupe maintenant le créneau d’un parti d’extrême droite dure.

Certes, nous avons vu que les européennes se traduisaient depuis longtemps par des scores très inférieurs à leurs scores lors des élections générales pour le Labour et les Tories. Mais la différence est que leur base s’est tellement effondrée lors de ces élections européennes que cette fois ci le vote utile pour les élections générales pourrait être perçu comme le vote pour le Brexit Party pour les électeurs du Leave ou pour les libéraux démocrates alliés aux Verts pour les électeurs du Remain.

Les européennes ont déjà eu un impact : Change UK a implosé, la moitié des députés le quittant pour rejoindre les libéraux démocrates. Mais l’évènement le plus attendu a été l’élection partielle de Peterborough (où l’ancienne députée Labour a du démissionner suite à des affaires judiciaires). Une circonscription qui avait massivement voté pour le Leave et que le Labour avait remportée de justesse face aux Tories. Finalement et malgré des accusations d’antisémitisme à l’encontre de la candidate du Labour, celle-ci a gagné l’élection avec 31% des voix et 683 voix d’avance sur le Brexit Party. Celui-ci a affecté les conservateurs qui n’ont fait que 21% contre 29% pour le Brexit Party. Enfin, les libéraux démocrates n’ont fait que 12% (dans une circonscription peu favorable). La recomposition autour du clivage sur le Brexit semble donc se voir opposer un clivage socio économique réactivé par le Labour de Corbyn. C’est un problème vital pour les conservateurs : ils ne sont positionnés sur aucun des deux clivages. L’élection de Boris Johnson permet cependant aux conservateurs de se positionner sur un créneau favorable à un hard Brexit.

De même, le Labour tente d’imposer un clivage socio économique comme prioritaire. Il est cependant sous la pression de ses militants les plus favorables au Remain pour se positionner définitivement dans le camp du Remain. Cela force Corbyn à faire des concessions à cette aile.

L’élection partielle à Brecon et Radnoshire, dans une circonscription historiquement disputée entre les libéraux démocrates et les conservateurs se solde par une victoire des libéraux démocrates réduisant la majorité parlementaire de Boris Johnson à un siège. Mais les conservateurs obtiennent près de 40% des voix et les libéraux démocrates gagnent en grande partie grâce au soutien des verts, des régionalistes. Boris Johnson dont le parti s’envole dans les sondages pourrait faire jouer le vote utile pour siphonner le Brexit Party. Enfin, le Labour a un score anormalement bas de 5% (même dans une circonscription où il est historiquement faible) qui devrait inquiéter ses stratèges.

L’avenir de la vie politique britannique a donc 4 options : un quadripartisme aléatoire entre Brexit Party , conservateurs , Labour et libéraux démocrates (avec le SNP ayant aussi un certain nombre d’élus), un tripartisme où les conservateurs absorberaient le Brexit Party et où les libéraux démocrates seraient aussi forts que le Labour et un retour au bipartisme antérieur.

Le vote Vert peut-il aller au-delà des gagnants de la mondialisation ?

Les élections européennes de 2019 se sont traduites par une très forte dynamique des partis écologistes en Europe de l’Ouest, souvent plus forte que la dynamique des forces populistes de droite, elle-même importante. Il est dès lors légitime de s’interroger sur les causes de ce vote et sur la composition de l’électorat vert. Quelles leçons politiques en tirer et quelles pistes les dynamiques politiques actuelles laissent entrevoir pour faire de l’écologie sociale une force majoritaire dans un contexte d’urgence écologique totale ? Une analyse proposée par Valentin Pautonnier et Pierre Gilbert.


 

Difficile d’y échapper : le succès des partis verts se conjugue avec un recul des partis de gauche radicale affiliés à la GUE/NGL tant au niveau national qu’au niveau européen. L’exemple de la France est frappant : annoncés en concurrence sur le même profil d’électeur, les Verts ont finalement obtenu le double de suffrages de la France Insoumise. Ils les devancent notamment chez les 18-24 ans. Ailleurs, le recul des partis de gauche radicale est lié à la progression du parti social-démocrate concurrent lorsqu’aucun parti vert n’est réellement disponible sur le marché de l’offre politique, comme en Espagne ou au Portugal.

En Allemagne, où les Verts ont obtenu un score supérieur à 20%, dans la continuité d’excellents résultats aux scrutins locaux, le SPD et Die Linke obtiennent tous deux des résultats particulièrement décevants. Les Verts sont clairement affiliés à la gauche, tant au niveau des thématiques que de l’idéologie des électeurs, comme l’explique le sociologue Simon Persico, ce qui explique cette concurrence apparente.

La cartographie du vote EELV : les métropoles urbaines dynamiques surreprésentées

Le constat est sans appel : en France, EELV obtient ses meilleurs résultats dans les métropoles urbaines dynamiques, et notamment dans les centres-villes. Ce constat rejoint l’analyse faite en 2015 par Fabien Escalona et Mathieu Vieira de l’existence d’idéopôles, villes dynamiques bien intégrées dans la mondialisation qui tiennent lieu de laboratoires pour les partis de gauche écologistes ou contestataires, où les idées progressistes, cosmopolites et post matérialistes foisonnent, mais aussi où la gauche sociale-démocrate surperforme[1]. Parmi ces villes, on peut notamment citer Grenoble, Nantes, Rennes, Toulouse, Montpellier et même Lyon et Paris. Ce constat peut être étendu de façon générale étendu à l’ensemble de l’Europe occidentale, sous réserve de spécificités trop importantes dans l’offre politique comme en Italie.

Globalement, la cartographie du vote EELV est assez semblable à celle de la gauche au sens large depuis les années 1980, et donc de fait assez compatible avec la carte de la FI en 2017. Les Verts sont puissants donc les zones dynamiques hors Sud-Est, notamment dans l’Ouest et dans les centres urbains. Ils ont atteint des scores supérieurs à 20% à Grenoble, Toulouse, Lille, Rennes, Bordeaux ou dans les arrondissements de l’Est parisien. De fait, il est rare que leur bon score cohabite avec un score élevé du Rassemblement national, qui reste dominateur dans l’est désindustrialisé et dans le Sud commerçant.

Dans le contexte de polarisation RN-LREM, il est alors inévitable que le succès écologiste soit corrélé à l’échelle communale au succès de la République en marche. Pour autant, cela ne signifie pas que leur sociologie est la même : la cohabitation géographique entre deux partis rivaux n’implique pas nécessairement qu’ils soient perméables. Elle laisse en revanche supposer de possibles affinités idéologiques plus ou moins liées à leurs trajectoires et à leur environnement, notamment dans le caractère pro-européen, anti-souverainiste et post matérialiste totalement détaché de l’analyse de la société en classes, présent dans l’aile gauche de l’électorat LREM[2]. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas dans les zones périurbaines en difficulté que les verts sont performants, et leurs scores sont parfois mitigés en banlieue. Cette dernière zone concentre la pauvreté urbaine, le précariat et l’abstention, mais c’est aussi là où la FI était prégnante en 2017 et continue d’obtenir d’excellents scores comme en Seine Saint-Denis, parfois de concert avec le RN dont le score explose au fur et à mesure de l’éloignement de l’hypercentre[3] de la métropole malgré la diversité de ses zones de force.

La sociologie du vote EELV : un élargissement hors de la sphère bobo citadin traditionnelle

Résumer le vote EELV à un vote de bobo citadin CSP+ serait tout de même réducteur. De plus, la cartographie doit être utilisée avec prudence et de concert avec des analyses électorales centrées sur l’individu pour éviter l’erreur écologique, c’est-à-dire tirer des conclusions erronées au niveau individuel de données agrégées. Néanmoins, une approche précautionneuse de la cartographie du succès des Verts permet de lancer des pistes de réflexion et de dresser une typologie des environnements favorables à leur succès.

Sur le plan individuel, l’électorat des Verts se distingue certes par sa jeunesse (26% chez les 18-34 ans), mais surtout par son taux de diplômés et par son succès chez les cadres et les professions intermédiaires (respectivement 20 et 21% d’entre eux). Ajoutons à cela que les Verts ne réalisent pas un mauvais score parmi les revenus les plus modestes. Mais ils obtiennent de très bons suffrages chez les revenus supérieurs à 3000 euros par mois[4].

Si l’électorat de la FI était aussi plus diplômé en moyenne que celui du FN tout en le concurrençant sérieusement chez les classes populaires et les bas revenus en 2017, celui des Verts aux européennes semble davantage coller avec le stéréotype de l’électeur diplômé urbain relativement aisé et donc rejoindre dans les grandes lignes l’analyse géographique. Si 20% des Bac +3 ont voté pour EELV (contre 21% pour LREM), seulement 6% des non-titulaires du Bac pour ont voté pour la liste emmenée par Yannick Jadot. Ce fait est bien sûr aggravé par l’abstention massive chez les autres jeunes (61% des 18-34 ans) et les catégories populaires (58% des revenus inférieurs à 1200 euros/mois), qui a par ailleurs plombé le score de la France insoumise, mais probablement majoré celui des Verts et du Parti socialiste.

De manière générale, la composition de l’électorat des Verts corrobore des études menées sur la transformation du vote de classe, par Daniel Oesch notamment, qui a identifié un clivage fondé sur le diplôme, le type d’emploi et l’exposition à la concurrence internationale pour expliquer le succès des partis de droite radicale et de la Nouvelle Gauche incarnée par les partis écologistes[5].

Du reste, cette observation vaut également pour l’Allemagne : les Grünen allemands sont particulièrement forts dans les centres urbains dynamiques, leur score étant largement corrélé avec la richesse moyenne dans la circonscription lors des élections nationales de 2017. Leur participation à des coalitions régionales – parfois avec la droite – les a notamment crédibilisés et renforce leur probable suprématie sur la gauche allemande, ce qui participe de la longue agonie du SPD. Précisons toutefois que cette prise de pouvoir sur la gauche a peu de chances d’aboutir à une conversion massive des Allemands à une politique moins rigoureuse sur le plan économique. Les Verts français restent bien plus marqués à gauche sur le plan économique que leurs camarades d’Outre-Rhin, mais les similarités sociologiques et cartographiques sautent néanmoins aux yeux et questionnent l’importance du contexte et de l’historicité des idéologies nationales et locales. Les enjeux climatiques seraient donc plus forts que les divergences culturelles nationales ?

Un score écologiste plafonné dans un contexte favorable ?

Enfin, cette analyse est réalisée dans un cadre politique particulier : à savoir une élection européenne dans un contexte d’urgence écologique, de référendum anti-parti de gouvernement et de questionnements identitaires pendant que les grandes problématiques économiques se voyaient reléguées au second plan. Voter pour un parti écologique sanctionnerait donc un vote peu risqué dans une logique de représentation proportionnelle et d’enjeux difficiles à percevoir à l’échelle nationale, le plus souvent au détriment des autres partis de gauche. Les Verts ont en effet bénéficié de reports de voix assez larges vis-à-vis des électorats de Hamon, Mélenchon et dans une moindre mesure de Macron, mais ont aussi et surtout profité de l’abstention massive des électeurs insoumis de 2017 pour distancier la FI.

Ce constat n’écarte pas une possible portée contestataire dans le vote écologiste ; mais il permet d’identifier un éventuel ralliement majoritaire vers les Verts depuis la gauche et ne permet ni d’infirmer ni de confirmer que l’écologie est devenue un thème central dans l’ensemble de l’électorat. Difficile également de déterminer si les partis écologistes sont devenus suffisamment attrape-tout pour rassembler au-delà du clivage gauche/droite sur des thématiques consensuelles ou si leur succès immédiat est dû à un simple transfert des voix de la gauche diplômée et urbaine en provenance de leurs rivaux. D’ailleurs, davantage d’électeurs EELV se sont déclarés en opposition aux gilets jaunes plutôt qu’en leur faveur (au contraire des électeurs RN et FI), signe que la vague verte n’a pas encore vêtu les atours de la contestation telle qu’incarnée par ce mouvement inédit.

Le vote EELV peut dans certains cas avoir été un vote pacificateur, un vote de refus du clivage social. La sociologie CSP+ qui vote traditionnellement EELV rejette profondément la conflictualité. Les gilets jaunes ont fait monter la tension entre France urbaine et France périphérique. Le vote EELV est un des seuls votes d’apaisement social, car LREM est la cause de la montée des tensions, le PS est culturellement trop proche de LREM pour jouer ce rôle d’arbitre et la FI et le RN soutiennent les gilets jaunes. Cependant, les préoccupations environnementales sont certainement largement déterminantes pour le vote EELV.

Ce qu’il faut retenir de cette leçon politique

Les Verts ont de fait largement bénéficié de la mise à l’agenda de l’écologie par les forces de gauche, LREM et le mouvement climat. EELV, par la force de l’étiquette, a de fait une hégémonie autour du thème de l’écologie. C’est une sorte de rente puisque la campagne de EELV était largement transparente.

De plus, les partis écologistes tendent logiquement à croitre au détriment de leurs adversaires à gauche et au centre-gauche, ne concurrençant pas les partis conservateurs. Cet état de fait est un motif d’espoir, puisque l’ancrage de l’écologie à gauche et chez les jeunes devrait permettre d’élargir la thématique écologique à la dimension sociale. En revanche, l’incarnation de la cause écologiste par des partis affiliés à une gauche à la fois molle et stigmatisée par la plupart des électeurs peut paradoxalement laisser craindre une déconnexion dans les esprits de l’écologie avec des volontés de profonds changements socio-économiques difficilement compatibles avec la structure actuelle de l’économie de marché et de la démocratie telles que limitées par les traités européens.

Cette structure économique n’étant pas compatible avec une politique climatique réaliste, il peut être dangereux pour le climat qu’EELV se positionne comme caution sociale et écologique du néolibéralisme, et ce serait une trahison pour une partie de ses électeurs qui soutiennent que sauvetage du climat et sauvetage de la croissance sont difficilement conciliables. Dans la famille de l’écologie politique, c’est d’ailleurs la critique que porte la liste Urgence écologie menée par Dominique Bourg à l’égard d’EELV.

Enfin la gauche radicale porte une grande part de responsabilité dans la fuite de ses électeurs vers les écologistes, car elle accumule les erreurs stratégiques et communicationnelles partout en Europe de l’Ouest.

Concurrencer la dynamique populiste réactionnaire par un populisme écologiste et social ?

La délatéralisation de EELV n’a rien à voir avec une mue populiste. Au contraire, Yannick Jadot se place souvent sur le même champ rhétorique que LREM quant au RN par exemple. « Progressistes contre populistes », or cette rhétorique a tendance à pousser la France périphérique dans les bras du populisme en assimilant le progressisme aux politiques antisociales du gouvernement.

Pour qu’une force écologique et sociale retrouve une dynamique qui la rende capable d’être majoritaire, et donc de relever le défi climatique à hauteur de l’urgence, il faudra sans doute qu’elle incorpore les moteurs de la dynamique populiste réactionnaire, à savoir la demande de sécurité, la demande de retour de l’État protecteur, la peur du changement et la demande de souveraineté. Sans occuper ce terrain-là, il ne sera vraisemblablement pas possible de devenir majoritaire en France.

Sur chacun des éléments sur lesquels l’extrême droite tend à l’hégémonie, l’écologie radicale est pourtant la seule à pouvoir proposer quelque chose de plus pertinent, à condition de réussir à bien l’amener. L’aggravation rapide des conséquences du réchauffement climatique devrait d’ailleurs largement favoriser un changement de posture. Ainsi, la demande de sécurité peut être satisfaite par une protection vis-à-vis des risques environnementaux et une prévention des dégradations sociales et migratoires dues au changement climatique. Le retour de l’État, largement demandé par les gilets jaunes, est inséparable du fait que seule la puissance publique peut conduire rapidement la transition et qu’un retour des services publics est la seule façon d’opérer une transition juste. La peur du changement c’est aussi la peur du changement climatique, et à ce titre la transition peut être appréciée comme conservatrice. La demande de souveraineté peut être traduite en termes de protectionnisme écologique, de relocalisation d’une industrie verte, de recouvrement d’une souveraineté alimentaire et énergétique, etc.

Est-ce que cela est suffisant pour résignifier les demandes hégémonisées par les populistes de droite dans un contexte où l’urgence sociale est une priorité pour plus de français que l’urgence écologique ? La réponse est évidement non, mais de telles évolutions couplées de manière cohérente à des réponses d’ordre social sont envisageables. Est-ce qu’EELV pourrait incarner une telle « écologie sociale populiste » ? Cela semble difficile compte tenu notamment de son rapport aux traités européens et donc au rôle de l’État et à la notion de frontière. La gauche radicale et traditionnelle ne le peut pas non plus, à cause des erreurs qu’elle a cumulée sur les dernières années.

Si le potentiel majoritaire d’une écologie radicale sociale et populiste est certain, le problème reste celui de l’incarnation par des leaders adaptés, une autre dimension fondamentale du succès du populisme. Peut-être que de telles figures émergeront de la société civile, par exemple de ce mouvement pour le climat dont la dynamique passe sous les radars de la gauche. Dans le moment populiste que l’Occident traverse depuis quelques années, les leaders les plus prometteurs émergent souvent depuis l’extérieur du champ politique traditionnel.

 

 

[1] Escalona, F, Vieira, M (2015.” Les idéopôles, laboratoires de la recomposition de l’électorat socialiste”. Notes de la Fondation Jean Jaurès du 6/02/2015.

[2] Voir notamment les travaux d’Inglehart sur le post matérialisme et la « Révolution silencieuse ».

[3] Référence aux « gradients d’urbanité » chers au géographe Jacques Lévy qui montrent qu’en isolant les critères sociodémographiques le Front National superforme à mesure que l’on s’éloigne du centre urbain, au contraire des Verts. Ces études sont toutefois controversées puisqu’elles essentialisent des comportements locaux à un modèle national en faisant fi de la composition sociologique des zones étudiées.

[4] Valable pour toutes les données socio-démographiques : Ipsos.fr. Européennes 2019 : Sociologie des électorats. Publié le 26/05/2019. https://www.ipsos.com/fr-fr/europeennes-2019

[5] Oesch, D. (2012). “The class basis of the cleavage between the New Left and the radical right An analysis for Austria, Denmark, Norway and Switzerland.” Publié dans:  Rydgren, J. (2012). Class Politics and the Radical Right. London: Routledge. 2012, p. 31-52

 

Image à la Une : évolution du score des partis Verts aux élections européennes de 2019 par rapport à la précédente élection de 2014. Plus le vert est foncé, plus l’évolution est forte.

Macron prêt à laisser la BCE au faucon allemand Jens Weidmann

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Jens Weidmann, Präsident der deutschen Bundesbank, fotografiert in der Zentrale der deutschen Bundesbank in Frankfurt am Main. Foto: ©Deutsche Bundesbank/Frank Rumpenhorst

Emmanuel Macron serait prêt à permettre l’élection du faucon allemand Jens Weidmann à la tête de la Banque centrale européenne, en échange d’une présidence française de la Commission. Une décision inattendue et potentiellement lourde de conséquences sur la politique monétaire européenne. Le candidat allemand aurait aussi la préférence de Jean-Claude Juncker.


Alors que le successeur de Mario Draghi sera désigné en octobre à la tête de la Banque Centrale Européenne, les tractations vont bon train entre États européens. Le choix du futur gouverneur de la BCE, théoriquement indépendant, est pourtant un enjeu de taille.

Jens Weidmann, à nouveau favori ?

Jens Weidmann, directeur de la Bundesbank depuis 2011, ne faisait jusqu’alors plus figure de favori après l’avoir pourtant longtemps été, et ce pour deux raisons : d’une part la préférence de l’Allemagne pour la présidence de la Commission Européenne, et d’autre part la très forte réticence à l’égard de la candidature de Weidmann venant notamment des pays de l’Europe du sud et de la France. Ainsi, selon Bloomberg, l’allemand n’était plus qu’en 5ème position dans la course à la présidence de la prestigieuse institution européenne début février.

Mais des éléments récents pourraient remettre à l’ordre du jour l’hypothèse Weidmann. Tout d’abord, l’Allemagne n’a émis aucune proposition de candidat pour le remplacement du poste d’économiste en chef de la BCE (c’est l’irlandais Philip Lane qui va remplacer le belge Peter Praet), ce qui laisse la porte ouverte pour une candidature de Jens Weidmann, et ce d’autant plus que ce dernier vient d’être reconduit à la tête de la Bundesbank. Par ailleurs, l’Italie, qui était jusqu’alors farouchement hostile à la candidature de l’allemand, serait désormais plus ouverte. Enfin, un soutien d’Emmanuel Macron à Weidmann, en échange de la présidence de la Commission, pourrait également changer la donne.

Ce soutien est d’autant plus cohérent que les Allemands seraient en train d’abandonner leur soutien à Manfred Weber pour la présidence de la Commission européenne, car celui-ci s’est discrédité par son soutien à Orban et à la non exclusion du Fidesz du Parti populaire européen. En l’absence de figure de candidat crédible, les Allemands seraient prêts à laisser Michel Barnier, lui aussi membre du PPE, prendre la tête de la Commission, en échange de la présence de Jens Weidmann à la tête de la BCE.

Le rêve européen de Macron tourne au cauchemar

Pourquoi Macron accepterait-il un tel deal qui serait une vraie régression politique ? Depuis son discours de la Sorbonne, qui était censé fournir une feuille de route pour la réforme de l’Europe, vers la construction d’une souveraineté européenne, le président de la République a enchainé défaite sur défaite. Quid du budget de la zone euro ? Une goute d’eau qui relève de la farce. Qu’en est-il de l’Europe politique ? Elle reste inexistante. La France est de plus en plus isolée sur le continent, sa parole est discréditée.

À défaut d’obtenir des vrais changements de politique économique en Europe, Macron chercherait désormais une victoire symbolique, en plaçant à tout prix un français à la tête de la Commission européenne. Il est donc prêt à abandonner la BCE alors que celle-ci a un poids économique direct, contrairement à la Commission.

Des conséquences importantes en termes de politique monétaire

Même si l’action de la BCE ne se résume pas aux positions de son Président, l’élection de Jens Weidmann pourrait avoir d’importantes conséquences en termes de politique monétaire, compte tenu du passif de l’intéressé.

Fervent partisan de la doctrine ordolibérale allemande, ce dernier prône l’intervention la plus limitée possible des banques centrales dans l’économie, dont le rôle devrait se cantonner au contrôle de l’inflation et au fait de garantir la stabilité des prix. Pour Weidmann, ce n’est en effet pas à la banque centrale de soutenir artificiellement la croissance économique, laquelle doit au contraire être le fruit de « réformes structurelles » (marché du travail, transformation du modèle social, etc.) et du « sérieux budgétaire ». À cet égard, l’Allemand fut l’un des seuls à s’opposer au programme d’assouplissement quantitatif et de taux bas de la Banque Centrale Européenne une fois Mario Draghi aux commandes, ce qui lui vaut l’inimitié de nombre de ses pairs. A fortiori, la politique budgétaire, qu’elle vienne de l’échelon supranational ou non, est également vivement condamnée. Par conséquent, l’Allemand n’hésite pas à remettre en cause le principe de souveraineté nationale dans le cas où les règles budgétaires gravées dans le marbre des traités européens ne seraient pas respectées : « Dans le cas où un pays ne respecterait pas les règles budgétaires, un transfert de souveraineté automatique se produirait de l’échelon national vers l’échelon européen (…). Dans une telle configuration, les chemins de la consolidation pourraient être sécurisés par l’échelon européen, même si aucune majorité s’y montrant favorable ne devait se trouver dans le Parlement national concerné. »

Jens Weidmann s’était notamment montré intraitable lors de la crise grecque de 2015 en affirmant que cela n’était pas le rôle de la BCE de « sauver la Grèce » et considérant que l’aide de l’Union devait être conditionnée au sérieux budgétaire et donc à des mesures (drastiques) d’austérité. D’une manière générale, selon ce dernier, la BCE « ne doit pas faire de politique » et ne pas laisser sa politique monétaire être influencée par des crises conjoncturelles.

Malgré la faiblesse de l’activité (notamment en Allemagne), une arrivée de Jens Weidmann à la tête de la BCE pour un mandat de 8 ans devrait conduire à un maintien du calendrier actuel de rehaussement des taux, et à une politique monétaire plus classique, se consacrant notamment au contrôle de l’inflation. Ce serait également la quasi-certitude d’un renoncement à tous les autres instruments de la politique monétaire dite « non-conventionnelle » et l’assurance de l’absence de toute initiative monétaire innovante de type « helicopter money » ou autre financement direct de l’activité par la BCE (« New Deal vert » par exemple). Autrement dit, le risque de voir les intérêts de l’Allemagne ou des Pays-Bas (populations âgées avec fonds de pension qui nécessitent un faible niveau d’inflation) privilégiés par rapport à ceux d’autres pays comme l’Italie, la Grèce, l’Espagne ou la France.

https://www.bloomberg.com/graphics/2018-who-will-be-the-next-ecb-president/

https://www.bloomberg.com/news/articles/2019-02-05/weidmann-comeback-could-yet-jolt-ecb-race-for-draghi-succession

 

Ian Brossat : « Nous sommes populaires, pas populistes »

Ian Brossat, adjoint à la mairie de Paris. ©Vidhushan

Ian Brossat est tête de liste du PCF pour les élections européennes. Une tâche compliquée dans un contexte de morcellement des candidatures considérées comme étant de gauche, après des élections difficiles et un congrès tumultueux pour sa formation. L’aisance médiatique et la prestation remarquée de cet ancien professeur de français redonnent pourtant le sourire aux militants communistes puisqu’il a pratiquement remporté un premier pari : redonner un peu de visibilité au PCF. Atteindre 5% des suffrages semble cependant encore difficile alors que la liste du PCF ne récolte dans les intentions de vote qu’entre 2 et 3% des voix. Un score qui signifierait pour la première fois l’absence de députés communistes Français au Parlement européen… Entretien retranscrit par Loïc Renaudier.


LVSL – Dans le cadre des élections européennes, il y a toute une série de candidats classés à gauche : Jadot, Hamon, Aubry ou encore Glucksmann. Quelle est la particularité de votre candidature par rapport à ces différents candidats ? Dans les débats on ne voit pas forcément de démarcation franche.

IB – D’abord, ce ne sont pas des candidatures, ce sont des listes. Ce sont des listes qui sont constituées de 79 noms, d’hommes et de femmes. Personnellement, je conçois cette campagne comme une campagne collective. Pour le reste, j’ai d’abord une première remarque. Il y a effectivement beaucoup de dispersion à gauche avec une multiplication du nombre de listes, sans doute liée au mode de scrutin. C’est un scrutin proportionnel, à un tour, et c’est le seul scrutin national de ce type. Ceci ne favorise pas les rassemblements.

La deuxième remarque, c’est que la particularité du Parti communiste dans cette campagne, c’est sa cohérence sur la question européenne. Le PCF a rejeté tous les traités européens sans exception. C’est une constance que personne ne pourra nous enlever. Nous avons voté contre l’Acte unique en 1986. Nous avons voté contre le Traité de Maastricht. Nous avons voté contre le Traité constitutionnel européen. Pour nous c’est une position constante, non pas par refus de l’Europe mais parce que nous avons perçu très tôt l’ADN libérale de cette Union européenne. Ainsi sur cette question européenne, nous n’avons jamais menti, jamais fait croire que l’on pourrait construire une Europe sociale avec des traités européens qui disent tout l’inverse, de manière explicite.

Troisièmement, c’est le choix de présenter une liste à l’image de la société française : 50% d’ouvriers et d’employés, avec une représentation très forte du monde du travail tel qu’il est aujourd’hui. Nous avons en deuxième position de notre liste une ouvrière textile, Marie-Hélène Bourlard ; des ouvriers en lutte comme Franck Saillot, de la papeterie Arjowiggins, ou Nacim Bardi d’Ascoval ; et puis aussi des secteurs ubérisés que l’on voit peu dans le monde politique comme Arthur Hay, qui est livreur à vélo et qui a créé le premier syndicat des livreurs ; ou encore un salarié d’Amazon Khaled Bouchajra. Nous avons eu la volonté de représenter le monde du travail sur notre liste pour une raison simple : depuis trop longtemps maintenant, l’UE est la propriété des banques et de la grande bourgeoisie. Il nous semble important d’envoyer au Parlement des combattants et des hommes et femmes qui sont très différents des personnes qui ont l’habitude de siéger au Parlement européen.

LVSL – Le PCF a connu des mouvements récents avec l’élection de Fabien Roussel. L’analyse habituelle du dernier congrès est qu’il a confirmé la volonté du PCF d’exister par lui-même. Partagez-vous cette analyse ?

IB – Oui. Le PCF a vocation à exister dans le paysage politique. Il a souffert ces dernières années de n’avoir pas été suffisamment investi. On peut ne pas aimer l’élection présidentielle, mais c’est l’élection structurante de la vie politique française. Le fait d’avoir été absents à deux reprises de l’élection présidentielle nous a compliqué la tâche. Je suis militant communiste depuis l’âge de 17 ans. Dans le cadre de cette campagne, je parcours le territoire. J’ai fait plus de 5 ans de déplacements dans des centaines de départements et à chaque fois que je suis au contact des militants de notre parti, je me dis que le PCF mérite mieux que l’image que beaucoup de gens en ont. C’est un parti d’une richesse incroyable composé d’hommes et de femmes désintéressés, généreux, qui se battent pour leurs idées, qui ne cherchent pas à faire carrière. Dans un monde politique où chacun pense d’abord à lui, j’ai une admiration sans bornes pour ces militantes et militants. Ce que nous souhaitons effectivement, c’est que cette force militante là puisse se voir à l’échelle nationale. Cela suppose que le PCF soit présent aux élections nationales.

LVSL – Cela implique donc une candidature du PCF seul…

IB – Seul, je n’en sais rien. En tout cas le PCF a vocation à être présent à toutes les élections nationales et a vocation à retrouver sa place dans le paysage politique. Ça j’en suis convaincu. Je ne le dis pas avec un raisonnement opportuniste. Mais je suis convaincu que le PCF peut être utile pour la période que nous traversons. C’est une période politiquement très confuse. Le PCF peut être un repère, car composé d’hommes et de femmes fiables qui ne changent pas d’avis comme de chemise, qui n’ont pas de convictions à géométrie variable. L’autre jour, je me suis fait la réflexion lorsque j’étais au débat de France 2. J’étais entouré de gens qui appartiennent à des partis qui, soit n’existaient pas il y a quelques mois, ou soit ont changé de nom. Finalement, j’étais le seul à être représentant d’un parti qui n’est pas né hier et qui ne disparaîtra pas demain. Le PCF défend ses convictions dans la durée.

LVSL – À propos de ce débat, une grande partie des français vous a découvert. Les observateurs ont signalé une bonne prestation de votre part. On sait que l’aisance médiatique a longtemps fait défaut au PCF, du moins ces dernières années. On l’a vu aussi au dernier Congrès, avec une bifurcation stratégique qui consiste à vouloir remettre un peu d’incarnation dans votre projet. Quelle a été votre stratégie auprès des grands médias audiovisuels ?

IB – Ce serait prétentieux de dire que l’on a élaboré une stratégie pour être médiatisés. En l’occurrence pour France 2, on s’est surtout battus pour être présents, ce qui n’était pas prévu au départ. Or j’étais convaincu qu’il fallait qu’on y soit et que ce débat serait structurant puisque même s’il a été peu regardé, c’était le premier débat des élections européennes. Si nous avions été absents de ce premier débat, cela aurait engendré une multiplication de débats dont nous aurions été absents par la suite. La stratégie que nous avons eue à ce moment-là a été de le traiter par l’humour plus que par l’agressivité, notamment par des vidéos avec des chats qu’ont diffusées les militants communistes. Cela a été une stratégie payante. Nous avons bien fait de faire comme ça.

LVSL – Jusqu’alors, il y avait au PCF un certain refus de la personnalisation. Or aujourd’hui il y a un retour de la visibilisation par l’incarnation du projet, ce qui semble être une rupture vis-à-vis des dernières années…

IB – C’est une question redoutable. Le PCF se bat pour que le pouvoir soit partagé entre un nombre de mains plus important. Marier cette conviction avec la nécessaire incarnation politique, cela vous confronte à des contradictions importantes. Je pense que l’on est contraint de tenir compte des règles du jeu. On ne joue pas au tennis avec un ballon de football. Il faut tenir compte des réalités. Moi j’assume la part d’incarnation qu’il y a dans la politique. Parce que la politique est ainsi faite aujourd’hui, on ne peut pas passer à côté de cette réalité-là si on veut changer la société.

LVSL – Sur des aspects plus programmatiques, nous avons noté lors du débat sur France 2 que vous aviez déclaré que la pratique libérale de l’Union européenne n’était pas compatible avec les traditions et les valeurs françaises. Selon vous, il ne faut pas que l’UE entraîne les peuples sur une voie qu’ils n’ont pas choisie en matières économique et sociale. Et dans un tout autre domaine, c’est justement un argument qui est employé aussi par des gouvernements d’extrême-droite, lorsqu’ils refusent d’accueillir des migrants. Est-ce que le droit européen est à géométrie variable sur les questions économiques et non sur les droits fondamentaux ?

IB – Tel que je le conçois moi, oui bien sûr. Je dirais qu’on ne peut pas traiter la question des droits fondamentaux de la même manière que les questions économiques. Mais surtout je voudrais insister sur un point. La France, au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale, a élaboré un modèle économique différent avec un secteur public puissant adossé à des entreprises puissantes qui disposaient d’un monopole dans certains secteurs. Dans le domaine de l’énergie, dans le domaine du transport ferroviaire et dans le domaine des télécoms, par exemple. Parce que, à l’époque, le gouvernement, sous l’impulsion du Conseil National de la Résistance, avait considéré que ces secteurs n’avaient pas vocation à être livrés aux marchands, parce que ce sont des réponses à des besoins fondamentaux. À partir de là, on a considéré qu’il appartenait aux pouvoirs publics de prendre en charge ces secteurs. Ce système donnait satisfaction : il permettait un – relatif – égal accès à ces droits fondamentaux ; il permettait un maillage territorial. Et là-dessus est intervenue l’Union européenne. De manière dogmatique, l’UE nous a contraints à mettre en concurrence ces services publics. Elle va au bout de cette démarche puisque d’autres secteurs qui avaient jusque-là échappé à cette mise en concurrence risquent d’y être confronté, notamment les barrages hydrauliques.

Cela pose une question : est-ce que nous acceptons que l’UE nous fasse entrer de force dans un moule libéral ? Je me dis que c’est insupportable. Tout pays dans ce cas-là devrait faire valoir une clause spéciale de non régression. C’est-à-dire que nous devrions pouvoir dire à la Commission européenne : « vous nous pourrissez la vie avec vos directives, nous avons un système qui fonctionne bien et donc laissez-nous développer notre propre modèle économique ». En somme, l’UE doit accepter l’idée qu’en son sein puissent cohabiter des modèles économiques différents. Et je pense que l’UE se meurt aujourd’hui d’être incapable d’accepter cette diversité. La voie que nous proposons est donc la plus pragmatique. J’insiste sur un point. Ça ne peut marcher qu’à une seule condition, c’est que nos entreprises publiques ne doivent pas elles-mêmes, dans le modèle que je propose, aller chercher à récupérer des marchés dans d’autres pays de l’UE. C’est ça qui doit cesser. Le cœur de métier de ces entreprises doit être de s’occuper de ces services publics, en France. Si nous faisons valoir ce système de clause de non régression, il faut évidemment qu’il y ait une réciprocité. C’est-à-dire que la SNCF devrait pouvoir disposer d’un monopole en France mais ne doit pas elle-même concurrencer des entreprises publiques ailleurs. J’en viens à l’autre question qui pointait une éventuelle contradiction. Comment peut-on, dans ce contexte, dire à la Pologne qu’elle doit prendre sa part à l’accueil des réfugiés ? La Pologne reçoit 12 milliards d’euros chaque année de l’UE. Dès lors elle ne peut pas considérer que les pays du Sud devraient assumer seuls la charge d’accueillir les réfugiés. Là encore le principe qui s’applique est celui de la solidarité. Elle fonctionne dans les deux sens : si l’UE verse 12 milliards d’euros à la Pologne, la Pologne se doit en échange d’assumer sa part de l’accueil.

LVSL – À propos de la possibilité de développer un modèle différent au sein de l’Union Europénne, outre les services publics, quels domaines pourraient être concernés ? En termes de directives, nous pensons par exemple aux travailleurs détachés ou à la question du protectionnisme ; les GAFA, les investissements chinois ou américains… quel est le modèle que vous proposez ? À quelle échelle envisager le protectionnisme ?

IB – Le PCF s’est longtemps battu autour du slogan Produisons français. J’assume parfaitement ce slogan. Et je veux que la France reste une terre de production agricole comme de production industrielle. Or force est de constater que le fonctionnement de l’UE conduit au fait que la France risque d’être, demain, un pays sans usines. Et nous voyons bien à quel point les règles qui s’appliquent à l’échelle de l’Union, par exemple la règle de la concurrence libre et non faussée, conduisent à une désindustrialisation de notre pays en l’absence d’harmonisation sociale. Je suis donc favorable à ce qu’au moins dans les marchés publics, nous puissions instituer une clause de proximité. Il devrait être possible de choisir de privilégier les entreprises qui produisent en France. Typiquement, j’ai rencontré en début de semaine les salariés de Saint-Gobin, en Meurthe-et-Moselle, cette entreprise ne fonctionne que par la commande publique (ils fabriquent des canalisations d’eau), et aujourd’hui dans les marchés publics ils sont mis en concurrence avec des entreprises qui produisent en Inde ou en Europe de l’Est. Or, pour le moment nous n’avons pas la possibilité d’instituer des clauses de distance. Idem dans les cantines scolaires où on ne peut pas privilégier des produits alimentaires issus d’exploitations à proximité du lieu où ils vont être mangés, ce qui est absurde. Ce serait, à mon sens, juste et légitime de rompre avec ces règles de libre-concurrence non-faussée.

LVSL – Et sur les travailleurs détachés par exemple ?

IB – Sur les travailleurs détachés, il y a eu un certain nombre d’avancées malheureusement trop timides bien que le principe « à travail égal salaire égal » soit censé être respecté. En revanche la question des cotisations sociales n’est toujours pas réglée puisque l’ouvrier polonais qui travaille en France paie ses cotisations sociales à la mode polonaise, comprendre moins élevées qu’en France. Donc il y a toujours une forme de concurrence déloyale qui s’applique. Le principe auquel je suis favorable est le suivant : un travailleur polonais qui travaille en France devrait être protégé de la même manière qu’un travailleur français.

LVSL – Vous n’êtes donc pas pour l’abolition du travail détaché tout court ?

IB – Je suis favorable au principe suivant : travail en France, contrat français. Ce qui revient à son abolition.

LVSL – Est-ce que la clause de distance s’appliquerait au niveau intra-européen ou au-delà ?

IB – En intra-européen. Parce que j’ai bien vu la gigantesque arnaque de la proposition de Macron, dans sa lettre aux citoyens d’Europe. Non content de s’être adressé aux citoyens français, dans le cadre du grand débat national, il s’est aussi adressé aux citoyens d’Europe dans une belle missive. Il dit qu’il faut une préférence européenne dans les marchés. Mais ça ne règle rien puisque, aujourd’hui, notre industrie se délocalise en Pologne ou en Roumanie. Vous pouvez instituer une préférence communautaire, mais ça ne change rien.

Ian Brossat, dans son bureau de la mairie de Paris. ©Vidhushan Vikneswaran pour LVSL

LVSL – C’est probablement parce que c’est plus facile à faire passer qu’en intra-européen…

IB – C’est logique. Dès lors qu’il ne veut pas rompre avec les traités européens, il est logique qu’il dise cela. Mais cela ne règle rien. Quand je vois que les rames de métros et de RER qu’on vient de lancer dans le cadre d’un marché public confié à Alstom, vont en réalité être fabriquées en Pologne et en Tchéquie, c’est du délire. L’argent du contribuable devrait permettre de développer ceci en France. D’un point de vue environnemental, quel est le sens de promener des rames de métro de Pologne en France, et inversement ?

LVSL – Ces élections européennes ont lieu dans un contexte qui est un peu inédit. On voit du côté des américains des signaux très protectionnistes avec Trump qui veut taxer le vin, le fromage, les voitures… qui met des freins à la mondialisation telle qu’elle s’était construite jusqu’ici d’une certaine façon. D’autre part la situation au Royaume Uni avec le Brexit qui a encore été reporté. Ce report a provoqué une montée de Farage qui est donné à plus de 25% dans les sondages pour les européennes. Enfin, on voit l’Italie faire un virage illibéral après la Pologne et la Hongrie. Il y a une vague réactionnaire très forte qui touche un certain nombre de pays européens. Ce sont des nouvelles menaces d’instabilité qui se généralisent partout dans le monde. Dans ce contexte de demande de protection, quelle doit être l’attitude des parlementaires européens, mais aussi de la France ?

IB – D’abord je partage l’idée que nous vivons un moment particulier avec une remise en cause de la fable de la mondialisation heureuse. Ceux qui chantaient les louanges de la mondialisation ont bien du mal aujourd’hui à continuer sur ce ton-là, parce que cela ne convainc plus personne. Cela dit, Macron continue malgré tout à défendre son modèle libéral. Face à Trump, le cœur du message qu’il a développé, c’est la défense du libre-échange. La manière dont Macron cherche à structurer le débat en vue des élections européennes, avec d’un côté l’extrême droite qu’il désigne comme son principal adversaire, et de l’autre lui et ses amis libéraux, me laisse penser que c’est une alternative un peu faussée. Disons que la remise en cause de la mondialisation heureuse peut conduire au pire comme au meilleur. La voie que nous propose Trump est une voie réactionnaire. En même temps, cette remise en cause pourrait ouvrir la voie à une autre idée, celle que nous devons défendre un nouveau modèle de société à l’échelle de la France et de l’Europe. La souveraineté européenne défendue par Macron est quand même une vaste fumisterie à mes yeux. Il ne propose rien d’autre que la soumission au marché.

LVSL – La France a pourtant récemment voté contre l’ouverture de négociations de libre-échange avec les États-Unis…

IB – Oui enfin la France continue de négocier tous les jours des accords de libre-échange. C’est le principe même du libre-échange, qui est d’ailleurs contraire à la défense du climat. Il faudrait renoncer à ces traités avec l’ensemble des pays et non pas seulement avec les pays qui refusent de signer les accords sur le climat.

LVSL – Revenons à la campagne. Vous avez dit tout à l’heure que votre candidature était plus une liste qu’une candidature. De votre côté, vous êtes un urbain et un lettré qui a fait l’ENS, et vous êtes adjoint à la Mairie de Paris. Tandis que Marie-Hélène Bourlard, numéro deux sur la liste, est une ouvrière du Nord. Comment comptez-vous parler à ces deux électorats très différents ?

IB – Tout simplement, parce que les couches moyennes sont elles aussi les victimes des politiques libérales. Ce qu’on appelle les couches moyennes urbaines ce sont les enseignants, les agents de la fonction publique, les intermittents du spectacle. Et donc à mon sens la grande question qui se pose à nous, à gauche, une question stratégique qui n’est pas nouvelle, est l’alliance entre ces couches moyennes et les catégories populaires. Moi je ne pense pas que nous ayons quoi que ce soit à gagner à construire un mur entre les catégories populaires et les couches moyennes urbaines. Je ne partage pas l’analyse selon laquelle ces deux électorats seraient incompatibles. Parce que nous sommes confrontés au même ennemi, aux mêmes politiques libérales. Nous devons au contraire tout faire pour construire une alliance !

LVSL – Mais comment ? Si l’on part du postulat que les demandes de ces catégories de population sont a priori différentes… Par exemple la question de l’arrêt de la taxation de l’essence est une revendication qui parle moins aux classes urbaines qu’aux classes populaires des périphéries.

IB – Certes, mais les deux catégories ont intérêt à ce qu’on développe des transports publics qui fonctionnent et que ceux-ci soient moins chers. Je ne dis pas que les réalités sont les mêmes. Mais je ne pense pas pour autant que l’on puisse considérer que leurs sorts sont antinomiques.

LVSL – En parlant des tensions éventuelles entre ces deux catégories, on a vécu des mois exceptionnels avec le mouvement des gilets jaunes, qui a remodelé le champ politique. Parmi les revendications, il y a eu le RIC, une remise en cause de la représentation telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, et un rejet du clivage gauche-droite. À l’inverse, vous êtes très attachés à votre identité de gauche. Ne craignez-vous pas justement que cela ne vous empêche de vous adresser à cette France qui ne supporte plus la politique institutionnelle ?

IB – Le terme de gauche a été évidemment galvaudé et sali au cours des dernières années parce que certains ont appliqué une politique qui n’avait rien de gauche, tout en se présentant comme tels, notamment au cours du quinquennat Hollande. Dans ce contexte, deux stratégies sont possibles : soit on décide de renoncer à ce terme, considérant qu’il est mort à jamais ; soit on considère qu’il est de notre devoir de lui redonner vie. Cela ne veut pas dire que je pointe du doigt ceux qui ont une autre stratégie, mais celle du PCF est qu’il faut redonner du sens à la gauche. Ceci n’est possible qu’à la condition de renouer avec les catégories populaires. Ma ligne est que nous sommes populaires pas populistes. Il nous faut nous adresser aux ouvriers, aux employés, à ceux qui souffrent de ces politiques libérales appliquées à l’échelle de l’UE et de la France depuis 30 ans. Cela passe forcément par une représentation de ces catégories, y compris dans les institutions. Le PCF a ceci de particulier qu’il a été le premier dans l’histoire de France à permettre à des ouvriers d’entrer à l’Assemblée nationale, au Sénat, de devenir ministre. Nous cherchons à renouer avec cette tradition. Notre liste a été conçue comme cela. J’ai dit un peu vite que Marie-Hélène serait la première ouvrière à entrer au parlement européen. En réalité, ce serait la deuxième puisqu’il y a eu Jackie Hauffman qui a été élue au Parlement européen en 1979. Ce serait donc la deuxième fois. Je suis convaincu que le rôle du PCF c’est de travailler ça.

LVSL – Dans le numéro spécial du Monde Diplomatique sur la caractérisation des populismes, il y a une citation de Maurice Thorez en 1936 qui dit : « nous sommes le parti du peuple français », et non pas « de la gauche en France ». Ne trouve-t-on donc pas dans les origines mêmes du PCF l’ambition de dépasser ce clivage ?

IB – Le PCF a fait les deux, parce que la construction du Front populaire a rassemblé jusqu’au parti radical de gauche. Il était basé sur l’idée du rassemblement de la gauche. On peut faire les deux. Je ne vois pas pourquoi on renoncerait à l’idée que la gauche a vocation à rassembler le peuple.

LVSL – Au Parlement européen, pour l’instant, il y a un groupe qui s’appelle GUE-NGL dans lequel siège le PCF, aux côtés notamment d’autres partis européens comme SYRIZA ou la France Insoumise. Est-il possible et souhaitable de continuer dans un groupe commun avec ces deux formations politiques ?

IB – Si elles le souhaitent, oui ! Ce groupe est un groupe qui compte 52 membres, et qui a été long à construire. C’est le résultat d’un travail acharné de Francis Wurtz [ndlr, ancien député européen PCF de 1979 à 2009, président de la GUE-NGL]. Ce n’est pas facile de rassembler des formations de la gauche radicale qui ont des cultures, des identités et des positions diverses. Malgré tout, ce groupe a mené des batailles cohérentes comme sur le dumping social. Certaines batailles ont été couronnées de succès, comme par exemple sur la question des travailleurs de la honte. Notre combat a fait avancer des choses permettant d’éviter le pire. Donc ce groupe doit continuer à exister. Je préfère faire de la politique par addition plutôt que par soustraction. Malgré notre grande diversité, je pense qu’il est souhaitable que ce groupe continue d’exister.

LVSL – Souhaitable, oui, mais possible ?

IB – Cela je n’en sais rien. C’est en tout cas une question importante. Que gagnerait-on d’une dispersion supplémentaire à l’intérieur du Parlement européen ?

LVSL – Certaines personnes pensent qu’il y a un manque de cohérence au sein de ce groupe…

IB – Peut-être mais on est déjà tellement faibles au sein de ce Parlement – ceci va peut-être évoluer suite aux élections, mais enfin aujourd’hui on est 52 sur 751 eurodéputés ! Que pèserions-nous si au lieu d’être 52 dans un groupe nous étions 52 dans deux groupes ? L’attachement à la cohérence ne doit pas conduire à un affaiblissement important face aux rapports de force présents dans le Parlement européen.

LVSL – Une de vos propositions consiste à réorienter l’investissement monétaire de la BCE des banques vers le financement public et l’écologie. Le fait est que la BCE est indépendante, et que le Parlement n’a aucun poids sur elle. Comment reprendre la main sur ce type d’institution ?

IB – C’est une honte. Notre argent échappe totalement au contrôle démocratique des citoyens d’Europe et même des parlementaires. Que peut faire le parlement ? Seuls, les parlementaires ne peuvent pas reprendre le contrôle sur la BCE. C’est un combat politique à mener. Ce doit être une revendication populaire. Cela doit devenir une question politique et que les députés européens de notre groupe ne soient pas les seuls à en parler au Parlement. On parle de 3000 milliards d’euros qui ont été prêtés aux banques privées au cours des 10 dernières années, sans aucune condition. On est dans un système fou avec une BCE qui continue avec les mêmes recettes qu’avant 2008. Il faut faire en sorte que cette question-là soit connue par d’autres. Mais on a quand même quelques expériences de batailles portées par nos députés européens, au départ minoritaires, et qui ont finies par devenir des batailles dont se sont emparés d’autres gens – l’évasion fiscale par exemple. C’était une question au départ assez limitée au cénacle d’experts. Cette question, portée par des députés et sénateurs français comme Éric et Alain Bocquet, et portée par des députés européens, est aujourd’hui une bataille dont on parle sur les ronds-points et dans les manifestations. Tout le monde en parle. Cela a conduit la Commission européenne, qui n’était pas toujours combative sur le sujet, à faire en sorte qu’Apple rende de l’argent aux Irlandais.

LVSL – Il y a deux façons d’aborder la question de la démocratie au sein de l’Union européenne : est-ce que l’on considère que c’est au Parlement de prendre le pouvoir et de contraindre la Banque centrale européenne, ou est-ce que c’est aux États membres d’avoir plus de pouvoir démocratique et donc de restreindre les marges de manœuvre de la BCE ? En d’autres termes, la question est celle-ci : faut-il renforcer le pouvoir du Parlement ?

IB – Nous sommes favorables à un renforcement du pouvoir du Parlement. Il faudrait que la BCE soit sous le contrôle démocratique du Parlement européen.

LVSL – À propos de votre vision de l’Europe. Le Parti communiste parle « d’une union des nations et des peuples souverains, libres et associés ». N’y-a-t-il pas une contradiction dans ce slogan avec le fait de refuser une sortie des traités ? Quelle est votre stratégie ?

IB – Nous sommes favorables à une sortie des traités. Le PCF n’a voté aucun des traités européens. Aujourd’hui nous avons une stratégie en deux temps : premièrement il faut s’affranchir des traités européens. Les États devraient conduire leurs politiques indépendamment des contraintes contenues dans ces traités européens…

LVSL – Mais sortir des traités, n’est-ce pas sortir de l’Union européenne ?

IB – C’est plutôt mener notre propre politique. Je suis convaincu que si la France pouvait mener sa propre politique, personne ne ferait sortir la France de l’UE. Nous devons mener notre propre politique. Si la France décidait de s’affranchir de ces traités européens, la question de la renégociation des traités irait de soi. Mais il faut quand même partir d’un constat : jamais les dirigeants français n’ont choisi d’emprunter la voie du rapport de force vis-à-vis de l’UE. Parce que les politiques européennes leur allaient comme un gant. C’est le cas pour Nicolas Sarkozy, c’est le cas pour François Hollande, et c’est le cas pour Emmanuel Macron qui est très favorable aux politiques libérales. Donc si nous nous sommes soumis à l’UE depuis plus de 20 ans, ça n’est pas parce que l’UE est puissante, c’est parce que nos chefs d’État étaient faibles. Ils ne cherchaient même pas à imposer leurs objectifs.

LVSL – Quand on regarde les négociations entre la France et l’Allemagne sur le Brexit, qui ont eu lieu au dernier Conseil le 10 avril, Emmanuel Macron a été extrêmement ferme. On sait aujourd’hui que les rapports entre la France et l’Allemagne se sont dégradés au Conseil. D’un côté E. Macron voulait un report qui soit le plus court possible, voire même pas de report du tout puisqu’il est partisan du No Deal. De l’autre côté, l’Allemagne veut vraisemblablement faire annuler le Brexit. Malgré sa volonté, Macron a dû reculer alors que la position de la France était soutenue par plusieurs États dont l’Espagne, la Belgique et l’Autriche. Comment envisager une nouvelle construction de l’UE, qui semble très difficile à faire bouger ?

IB – La position que défendait Macron, c’est-à-dire pousser à une sortie rapide sans deal, n’était de mon point de vue pas la bonne. C’est une bonne question. Sa stratégie à lui est de punir les britanniques. Je suis favorable à un Brexit avec deal. Je suis favorable à ce qu’on respecte le vote des Britanniques mais je ne suis pas favorable à ce qu’on les punisse, en faisant tout pour que le Brexit ait des conséquences catastrophiques.

LVSL – Mais les brexiters appelaient Macron à mettre son veto, le comparaient à De Gaulle…

IB – Lorsqu’on défend de telles positions, on n’est pas défendu par le peuple. Du coup, il ne crée pas un rapport de force qui est soutenu par tout le monde. Alors que si l’on avait en France un Président qui menait une belle politique de justice sociale – augmentation des salaires, retour des services publics, envoyer balader la Commission européenne avec sa règle des 3%, instituer une clause de proximité dans les marchés publics… – il aurait un soutien populaire formidable. Il aurait alors un rapport de force vis-à-vis de la Commission européenne qui n’aurait rien à voir avec celui d’aujourd’hui.

LVSL – Si on prend le cas italien, le gouvernement a voulu négocier sur son budget à l’automne avec un appui dans les sondages d’environ 60%, parce que la coalition a essayé de vendre, du moins médiatiquement, des dépenses budgétaires supplémentaires, des investissements dans les infrastructures… ils se sont aussi cassés les dents ! Ils ont réussi à grappiller 1,2 point de PIB de déficit supplémentaire, mais doivent rester sous les 3%. Finalement, qu’est-ce que construire un rapport de force ?

IB – D’abord l’Italie n’est pas la France. Avec le mouvement des gilets jaunes, ce n’est pas Macron qui institue un rapport de force, c’est bien le peuple français. Certes, on aurait pu aller plus loin. Mais l’Allemagne aussi s’est un peu écrasée.

LVSL – Nous voulions juste mettre le doigt sur la dureté des relations à l’intérieur de l’Union européenne et donc sur la difficulté de subvertir une telle construction…

IB – Si la France menait une bonne politique, nous serions soutenus par une partie des Allemands.

 

« La politique doit servir les intérêts des 99% » – Entretien avec François Boulo

Avocat rouennais, François Boulo s’est imposé comme figure médiatique du mouvement des gilets jaunes. Pour LVSL, il a accepté de revenir sur le mouvement en cours et ce qui structure sa vision de la société. Entretien réalisé par Marion Beauvalet et Dorian Bianco retranscrit par Valentin Chevallier.


LVSL – Est-ce vous pourriez tout d’abord revenir sur votre parcours, votre trajectoire et ce qui vous a mené à faire partie des gilets jaunes ?

François Boulo – Je vais revenir quelques années en arrière. Je viens d’une famille issue de la droite populaire, plutôt gaulliste sociale. En 2005 j’avais voté Oui au traité établissant une constitution pour l’Europe, puis en 2007 j’avais voté pour Nicolas Sarkozy. J’étais finalement absorbé par l’idéologie néolibérale dominante. J’étais dans le « coma politique ». Mais je me suis mis à me poser de plus en plus de questions, à construire un autre cheminement. Cela s’est traduit par mon abstention aux élections de 2012. En 2013, je faisais face à cette impasse entre, d’une part, le niveau de la dette publique et l’absence de ressources budgétaires et, d’autre part, l’impossibilité d’imposer les contribuables très riches comme les autres en raison de la menace de leur exil fiscal. Je me retrouvais, pardonnez-moi l’expression, dans la quadrature du cercle.

Je disais à mon entourage : « Si Macron est élu, dans six mois la France est dans la rue »

J’ai donc souhaité mener un travail de réflexion en partant de la question de la dette. J’ai étudié le budget de l’État. Je me suis d’abord dit « Où est-ce que je peux réaliser des économies ? ». Je me suis rendu compte que même en supprimant la moitié des élus en France, ce n’était pas cette mesure qui allait réduire le niveau de la dette. Je me suis donc penché sur le deuxième poste de dépenses de l’État : les intérêts de la dette. J’ai commencé à creuser le sujet, ne comprenant pas forcément la légitimité de la dette. Finalement, à qui on doit cet argent ? On le doit à des personnes privées à qui l’État souverain a emprunté. J’ai déroulé la pelote et grâce à ces recherches, j’ai commencé à lire Frédéric Lordon, Jacques Sapir et Emmanuel Todd pour ne citer qu’eux. Trois années ont été nécessaires pour mener ma réflexion et construire une pensée cohérente.

Cette construction personnelle m’a permis d’avoir une grille de lecture plus fine de l’actualité politique. J’avais évidemment identifié qu’Emmanuel Macron serait une catastrophe. Je disais à mon entourage : « Si Macron est élu, dans six mois la France est dans la rue ». Cela me semblait évident puisqu’on partait d’une fracture énorme qui s’était approfondie entre 2012 et 2017. En 2012, les partis d’opposition, que je regroupe grossièrement derrière Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et quelques autres petits partis, obtenaient 30%. En 2017, si on prend ces deux forces et qu’on y ajoute Nicolas Dupont-Aignan ou encore François Asselineau on atteint pratiquement les 50%. Ce score est plus élevé que celui d’Emmanuel Macron et François Fillon réunis qui prônaient tous deux la poursuite de la politique catastrophique que l’on subit depuis des dizaines d’années.

Quand le mouvement des gilets jaunes a démarré, j’étais un peu surpris du choix pris par la presse qui a été celui d’une forte médiatisation. C’était surprenant pas tant par l’ampleur de cette médiatisation que par la prise de conscience très tardive de ce qui se passait en France. J’ai très rapidement su que cela n’allait pas concerner uniquement la taxe carbone et que cela allait vite dépasser la journée du 17 novembre 2018. Je me suis donc déplacé le 17 novembre, près de chez moi, où il y avait des points de blocage. J’ai parlé un peu avec les gens et c’est là que j’ai compris qu’ils seraient toujours là le lendemain.

« Mon rôle est exclusivement de défendre le mouvement dans les médias et de porter ses revendications »

Je tentais initialement de faire converger le mouvement des avocats avec celui des gilets jaunes car nous étions en pleine réforme de la justice. Je voulais symboliquement faire porter à mes collègues avocats le gilet jaune par-dessus la robe mais, je dois le concéder, j’ai lamentablement échoué.

J’y suis donc retourné le lendemain ainsi que les jours suivants. Au bout d’une dizaine de jours, il y avait une réunion publique. C’était l’occasion de pouvoir prendre la parole. Par la suite qu’on m’a demandé d’être porte-parole du rond-point de la Motte. Le rond-point des Vaches puis celui du Zénith m’ont demandé la même chose. Je suis donc devenu progressivement porte-parole bien qu’il soit exclu que je discute ou négocie avec le gouvernement. Ce dernier prétendait à l’époque instituer des interlocuteurs pour dialoguer ou négocier, alors que chacun savait que les gilets jaunes n’en avaient nullement la volonté. Mon rôle est exclusivement de défendre le mouvement dans les médias et de porter ses revendications.

LVSL – Vous parliez d’auteurs que vous avez lu. Pourriez-vous revenir sur ceux qui ont le plus structuré votre pensée politique et votre vision du monde ?  

FB – Emmanuel Todd, bien évidemment. J’aime beaucoup également Frédéric Lordon. J’ai beaucoup lu et écouté Jacques Sapir. Si j’en avais trois à sélectionner, je choisirais ces trois auteurs car ce sont ces derniers qui m’ont permis de mieux construire mon identité politique.

LVSL – Par rapport aux gilets jaunes, bien que le mouvement soit très hétérogène, pourriez-vous revenir sur les valeurs, les combats et les revendications qui se distinguent au sein du mouvement ?

FB – Je dirais d’emblée que s’agissant des valeurs, c’est la fraternité qui est revenue au premier plan sur les ronds-points. On entendait souvent ces mots : « On a récupéré la fraternité. Maintenant nous allons devoir récupérer la liberté et l’égalité ». Après, je pense également que ce que revendique le mouvement est un droit à la dignité et au respect. Ces demandes sont une réponse à l’injustice fiscale et sociale que vivent les gens au quotidien.

Il faut ajouter à cela la forme insultante et méprisante que le président de la République a adoptée depuis le début de son quinquennat, et même auparavant lorsqu’il était ministre de l’Économie. Nous avions eu droit aux illettrés de GAD ou encore au « Faut bosser pour se payer un costard. » Les fainéants, les gaulois réfractaires au changement, les cyniques… Tous ces propos ont profondément meurtri les gens. C’est en partie pour cette raison qu’il y a aujourd’hui une haine aussi viscérale qui s’exprime à l’encontre de la personne d’Emmanuel Macron. Il incarne le mépris de classe à lui tout seul.

Concernant les revendications, il y a les deux grandes orientations. La première est la volonté d’instaurer de la démocratie directe, qui passe par le Référendum d’initiative citoyenne (RIC). Cela montre surtout que les gens estiment qu’ils ont été trahis depuis une quarantaine d’années par leurs représentants élus de droite comme de gauche. Désormais, ils considèrent que puisque tous nos élus ne poursuivent plus l’intérêt général, ils vont faire à leur place ce qu’ils n’ont pas su faire, et ils ne pourront pas faire pire qu’eux.

Pour ce qui est de l’injustice fiscale et sociale, je définis synthétiquement la revendication de la manière suivante : « La politique doit servir les intérêts des 99% et non plus des 1% les plus riches ». On comprend alors toutes les revendications catégorielles : revalorisation du SMIC et des salaires en général, des retraites, de l’ allocation adulte handicapé, le dégel du point d’indice des fonctionnaires, la suppression de la TVA sur les produits de première nécessité, etc.

Pour financer ces mesures, la première étape est de remettre en cause les dispositifs fiscaux injustes au bénéfice des ultras-riches, comme l’ISF, la Flat Tax, l’Exit Tax ou encore le CICE pour les grandes entreprises.

LVSL – Vous faites partie des leaders qui sont identifiés chez les gilets jaunes. Un sondage d’Éric Drouet est sorti il y a quelques jours et vous place comme le porte-parole du mouvement. Quels sont vos rapports avec les autres leaders du mouvement et comment essayez-vous de fédérer ?

FB – Le mouvement ne veut pas de leader. Il n’y a personne qui prend de décisions pour les autres. Moi je suis porte-parole, c’est le mandat qui m’a été donné et il consiste à porter le message dans les médias. Éric Drouet a réalisé un sondage, certes sans me consulter, mais je ne souhaite pas lui jeter la pierre. Maintenant je suis très réservé et en l’état ça ne me paraît pas être une très bonne idée. Premièrement, en raison du fait qu’il n’a jamais été question que je sois le seul porte-parole national.

Demain s’il doit y avoir des porte-paroles, cela doit être un collectif. Depuis l’origine, notre force est d’avoir plusieurs voix représentant les divers profils qui composent le mouvement. C’est cette diversité qui a permis de fédérer très largement. Après, c’est bien d’avoir le titre de leader, mais quel est l’intérêt ? Est-ce que cela sert le mouvement ? Je ne le crois pas. D’autant plus que depuis l’origine, l’exécutif n’a aucune envie de négocier. Il ne répond que sur le terrain de la répression policière et judiciaire pour essayer d’étouffer le mouvement. Enfin, nous ne sommes pas en capacité d’avoir un processus de désignation qui soit légitime.

On va donc se retrouver avec deux critiques. La première, d’une partie des gens en interne qui, à juste titre, vont considérer que les portes paroles ne sont pas légitimes car tout le monde n’a pas pu s’exprimer à ce sujet. La seconde, faite par les médias pour les mêmes raisons. Je vais donc passer cinq ou dix minutes à essayer de justifier cette décision alors que ce ne sera pas justifiable.

“Demain s’il doit y avoir des porte-paroles, cela doit être un collectif”

Le pire, c’est qu’en faisant cet exercice, je ne pourrai même plus jouer le rôle de celui qui porte les revendications des gilets jaunes. D’une manière générale, nous ne sommes pas légitimes de désigner des messagers. En revanche, on peut essayer de légitimer un message. C’est pour cela que j’ai poussé pour une charte des gilets jaunes afin de fédérer un message commun. Le projet est en bonne voie puisque plus de 105 000 personnes ont voté en ce sens avec 92% d’approbation.

LVSL – Nous aimerions rebondir sur la notion de souveraineté qui revient souvent dans votre argumentaire. Comment définiriez-vous la souveraineté ? quel est le lien avec les gilets jaunes et une éventuelle conquête du pouvoir ? 

FB – Nous connaissons tous la définition de la démocratie. On sait par ailleurs, malgré l’étiquette négative qu’on lui donne, qu’il n’y a pas de démocratie sans souveraineté. Charles De Gaulle expliquait que la démocratie se confondait, pour lui, exactement avec la souveraineté nationale. La démocratie est le terme qui renvoie au peuple, tandis que la souveraineté se réfère à l’État.

“Tant qu’on restera dans ces traités, nous serons bloqués car il est impossible de modifier notre politique économique.”

Ce dernier doit donc être souverain car il reçoit la délégation de pouvoir du peuple. Le pouvoir doit par conséquent être détenu par l’État car, à défaut, le peuple en est de facto dépossédé. Aussi, la souveraineté est au cœur des problématiques que nous rencontrons actuellement. On a consenti de telles délégations de souveraineté à l’Union européenne qu’aujourd’hui nous ne sommes plus maîtres de notre politique budgétaire, monétaire et commerciale. Tant qu’on restera dans ces traités, nous serons bloqués car il est impossible de modifier notre politique économique.

C’est la raison pour laquelle on a beau voter à droite ou à gauche, on arrive toujours à la même politique : la recherche de la croissance au profit de quelques-uns et l’austérité pour tous les autres.

Comment faire pour modifier cette trajectoire ? Je pense qu’à un moment ou un autre il faudra prendre le pouvoir par les institutions. Mon rôle ici est de générer de la sympathie dans l’opinion publique à l’égard du mouvement. Mais c’est également de faire de l’éducation populaire pour élever le niveau de conscience et qu’on traite réellement cette question des traités européens. Il faut que nous essayions de faire sauter le couvercle qui a été mis ces dernières années avec des phrases comme : « Si on sort de l’Union européenne c’est le chaos, si on sort de la zone euro c’est le chaos ». D’ailleurs, Macron nous explique aujourd’hui que nous n’avons pas le choix : nous devons voter pour lui sinon c’est le chaos.

LVSL – Justement, en matière économique, quelles seraient les mesures à prendre d’urgence ?

FB – L’urgence, actuellement, sans même parler des traités européens, est de rétablir l’ISF, mais en faisant une exonération à 100% pour les sommes qui s’investissent dans le capital des PME. Puis on relève le seuil de l’imposition à deux millions d’euros pour épargner les « petits riches » qui ont hérité d’un patrimoine immobilier, qui n’ont pas forcément de gros revenus mais qui sont imposés en raison de l’inflation des prix de l’immobilier.

Il faut en revanche imposer les ultra-riches qui ont un patrimoine composé essentiellement de valeurs mobilières (épargne et actions). Cependant, on les exonère dès que ce patrimoine est investi dans l’économie. On conditionne cette exonération à son action dans l’économie réelle. Là, depuis la suppression de l’ISF, ils sont exonérés alors même qu’ils n’investissent pas dans l’économie, et peuvent donc librement spéculer sur les marchés financiers.

Par ailleurs, en 2019, le CICE coûte pas moins de 40 milliards d’euros dont 20 milliards destinés aux grandes entreprises. Il faut réserver ce dispositif aux PME afin que celles-ci dégagent d’une part des marges, et d’autre part soient en capacité de supporter des augmentations de salaires. Il faut aussi supprimer la flat tax qui bénéficie en très large partie aux actionnaires du CAC 40. Au total, cela permettrait d’injecter environ 30 milliards d’euros dans l’économie réelle, qui à ce jour ne sert que la spéculation financière. Ce sont des mesures d’urgence, qui ne sont pas suffisantes mais qui auraient le mérite de remettre à plat certains choix économiques et surtout fiscaux.

Après, il faut préparer la sortie des traités européens pour reprendre le pouvoir sur la création monétaire, afin d’emprunter à taux 0. Ce qui fait que demain, nous n’aurions plus à payer les 40 milliards d’euros d’intérêts par an.

Au total, cela fait 70 milliards d’euros. Ce qui fait que la question du déficit public (75 milliards environ) est réglée. Il faudra ensuite prendre toute une série de mesures pour lutter contre l’évasion fiscale. C’est à peu près entre 80 et 100 milliards d’euros par an. Pour que cela soit effectif, il faudrait redonner des moyens aux services fiscaux, mais également fixer des peines planchers de trois ans de prison ferme. Nous devons remettre de la coercition pour que la loi retrouve son effet dissuasif et pour en finir avec le sentiment d’impunité des délinquants en col blanc. Il faut réinstaurer par ailleurs un contrôle plus fort sur la circulation et le mouvement des capitaux.

On constate d’ailleurs que l’un des problèmes majeurs en interne est que l’évasion fiscale se pratique au sein de l’Union européenne. Il faut donc inverser la charge de la preuve, en obligeant toute société ou toute personne qui réalise une grosse transaction à expliquer aux services fiscaux pourquoi il y a eu un tel mouvement, son origine, etc. Après, ne rêvons pas, la lutte contre l’évasion fiscale ne se fera pas en deux mois.

LVSL – À cet égard, est-ce qu’il faut nationaliser certaines entreprises ?  

FB – Oui, on peut commencer par renationaliser les autoroutes. Nous pouvons arrêter la privatisation d’ADP et de la FDJ. Tous ces biens qui rapportent de l’argent à l’État doivent être renationalisés. De manière plus générale, il ne faut ni être dans le dogme de tout nationaliser ni dans celui de tout privatiser. Simplement, il faut cibler les secteurs stratégiques où l’État a intérêt à être aux commandes.

La sortie des traités européens permettrait également d’octroyer des aides d’État qui seraient stratégiques pour certaines entreprises, ce qui est actuellement interdit, puisque nous porterions atteinte à la concurrence libre et non faussée.

LVSL – Vous avez finalement une vision assez keynésienne de l’économie…

FB – Oui, bien sûr. Mais, c’est très simple, il faut accepter une chose évidente qui est que nous sommes dans une économie mixte. Il y a le privé et il y a l’État. Ce dernier a vocation, lorsque le privé ne remplit pas sa part, qu’il y a une hausse des inégalités et du chômage, à intervenir dans l’économie pour la relancer et réduire les inégalités. Il agit comme un régulateur, où il est actif en fonction de l’état du marché et peut de nouveau se retirer lorsque l’économie se porte mieux. Au lieu que nous subissions de très grandes variations avec les crises, bien mises en évidence par les cycles économiques, l’État est là pour atténuer ces variations et stabiliser l‘économie.

LVSL – Comment envisagez-vous la suite pour le mouvement des gilets jaunes et pour vous-même ? Après les gilets jaunes, que pensez-vous faire ?

FB – Pour être très franc, je ne sais pas. La question derrière, c’est : « Est-ce que vous allez au suffrage ? ». Moi j’essaierai toujours d’aller là où on est le plus efficace pour changer la politique dans ce pays. Peut-être qu’un jour cela passera par le suffrage, mais il faudra qu’il y ait des conditions. Je ne souhaite pas faire de compromis avec mes convictions. Ce qui m’importe est que les idées arrivent au pouvoir. Peut-être que ça ne passera jamais par le suffrage et que je finirai d’écrire le livre que j’avais commencé à rédiger avant le début du mouvement. Peut-être que je ferai une chaîne YouTube, avec de l’éducation populaire pour mener le combat des idées.

Une fois que nous changeons les esprits, alors l’électorat change. Les conditions de l’élection ne sont plus les mêmes. Vous permettez à d’anciens endormis d’être émancipés et de faire revenir un certain nombre d’abstentionnistes qui vont ensuite voter de manière éclairée. Vous permettez aussi à d’autres, jusqu’à présent tournés vers des partis conservateurs, de voter pour d’autres programmes et idées. C’est avant toute chose ce travail qu’il faut mener et arrêter de voir simplement l’électorat comme des parts de marchés, ce qui est très souvent présenté de la sorte par les médias traditionnels.

La politique, c’est un exercice de conviction. Or, beaucoup de gens pensent que la politique se résume à des étiquettes de partis et à des personnalités politiques alors qu’il faut mettre les idées au premier plan. Il faut se saisir de cette extraordinaire occasion permise par le mouvement qui est de réinsérer de la politique dans les discussions, afin d’élever le niveau de conscience et faire de l’éducation populaire. En quelques mois, on a vu une progression considérable à ce niveau.

LVSL – Pour terminer, quelles sont vos orientations en matière de politique écologique ?

FB – Vous savez, je ne suis pas un spécialiste de l’écologie. Mais, il y a un constat très simple : l’impasse dans laquelle nous conduit l’idéologie néolibérale. Je n’apprécie pas forcément le terme car dans néolibéral, il y a le suffixe libéral qui renvoie à la liberté. Les gens qui ignorent la signification de cette idéologie estiment spontanément que la liberté, c’est beaucoup mieux que la prison. Ce terme ne décrit pas réellement ce que l’on vit quotidiennement. Il y a un terme que je préfère, celui de la dictature des ultras riches. Quand il y a des règles, c’est exclusivement dans leur intérêt et quand il n’y en a pas, c’est aussi dans leur intérêt.

Pour revenir sur cette chose très simple : nous sommes enfermés dans cette logique de croissance. La croissance permet d’imaginer qu’il y a un gâteau, qu’on ne peut changer la clef de répartition de celui-ci et que les plus riches prennent la majorité des parts. La seule solution consiste donc à augmenter le gâteau pour que les plus riches s’enrichissent encore plus et que les autres gagnent un peu plus. Pour augmenter le gâteau, on nous explique qu’il faut en donner encore et encore aux plus riches car ce sont eux qui créent et investissent dans l’économie.

“À partir du moment où on ne peut plus viser la croissance indéfiniment, il va falloir changer la clef de répartition du gâteau.”

Or, avec l’écologie, cette conception est terminée. On ne peut plus viser la croissance infinie avec des ressources qui sont limitées. Avec cet état de fait, on arrive à la situation où les gens n’acceptent plus qu’il y ait autant d’inégalités car il n’y a plus de croissance à terme.

À partir du moment où on ne peut plus viser la croissance indéfiniment, il va falloir changer la clef de répartition du gâteau. L’écologie permet, à mon avis, d’anéantir totalement l’idéologie néolibérale. Stratégiquement, cela permet d’aller convaincre les classes moyennes supérieures qui au départ sont réticentes à changer de modèle car elles en sont les gagnantes sur le plan matériel et individuel. L’écologie les oblige à penser l’intérêt général, l’avenir de leurs enfants et des générations futures. Elles sont amenées à s’interroger sur le modèle de la croissance. Ainsi, par ce prisme de l’écologie, elles arrivent à remettre en cause l’idéologie néolibérale, ce qui leur permet de rejoindre ceux qui sont dans la misère et qui réclament une répartition des richesses équitable.

En somme, l’objectif est que chacun comprenne qu’opérer la transition écologique est une impérieuse et urgente nécessité, mais que la condition préalable est d’instaurer une répartition des richesses équitable.

Islande, la révolution inachevée

© Haukur Þorgeirsson

Un spectre hante l’Europe : le spectre de la dette. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : la BCE et le FMI, Macron et Merkel, les Tories anglais et la Commission européenne. Mais l’Islande, pourtant membre du marché unique européen, a résisté au diktat. Endettée jusqu’au cou pendant la crise, elle a refusé de payer ses créanciers. Mieux encore, une juridiction européenne lui a donné raison. L’épisode islandais offre un récit alternatif à la fatalité de l’austérité, si ancrée dans les consciences par la capitulation du gouvernement grec en 2015. Elle permet de tirer les leçons d’une expérience inédite de désobéissance civile et de démocratie directe à l’échelle d’un État, de ses échecs et de ses espoirs.


La crise de 2008 en Islande

Après l’effondrement de la banque Lehman Brothers, l’économie mondiale a sombré dans le marasme financier. Tous ont encore en tête l’image de ces familles américaines jetées à la rue en plein hiver, ou les tombereaux d’insultes qui ont été réservés aux PIGS, ces États du Sud de l’Europe durement touchés par les politiques d’austérité. La crise de 2008 a plongé les déficits des États membres de la zone euro dans le rouge. Les leaders européens ont donc mis en place des mécanismes de refinancement pour « sauver » les États de l’insolvabilité en échange de réformes structurelles qui visaient au démantèlement des services publics et des systèmes de sécurité sociale.

L’Islande a été particulièrement touchée par la crise. Son secteur financier a connu un véritable boom dans les années 2000, avec les réformes néolibérales menées depuis les années 1990 par les gouvernements de centre-droit du Parti de l’Indépendance (conservateur) et du Parti du Progrès (agrarien). La banque privée Landsbanki a notamment créé Icesave en 2006, une banque de dépôts en ligne opérant au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, pour un total de dépôts estimé à 6,7 milliards d’euros. Dès le début de la crise, la couronne islandaise est entrée dans les eaux tumultueuses de l’hyperinflation : en juillet 2008, un simple Big Mac valait 469 couronnes, soit l’équivalent de 6 dollars américains. La branche islandaise de McDonald’s a d’ailleurs mis la clef sous la porte en 2009.

Pour faire face à l’effondrement économique, le gouvernement islandais a décidé le 7 octobre 2008 de nationaliser et de placer en faillite les trois banques privées du pays. La taille du secteur financier était totalement disproportionnée par rapport à celle de l’économie réelle du pays, et les Islandais auraient dû travailler pendant plusieurs décennies pour rembourser la dette extérieure de leurs banques. Le ministre islandais des Finances a donc averti son homologue britannique que son pays ne garantirait pas les dépôts des particuliers étrangers sur Icesave. Le lendemain, le Royaume-Uni a mis en œuvre des mesures de législation antiterroriste pour geler les avoirs financiers d’Icesave sur son territoire national, provoquant l’outrage du gouvernement islandais. La pétition en ligne « les Islandais ne sont pas des terroristes » a recueilli les signatures de 25% de l’ensemble des citoyens du pays. Quelques jours après, le peuple de Reykjavík est descendu devant l’Alþing (le Parlement islandais, établi en 930 après J-C). Il allait y mener chaque semaine, pendant des mois, la Kitchenware Revolution, des protestations massives contre la crise économique et la corruption de la classe politique.

Le début de la dispute légale

Les gouvernements britannique et néerlandais, furieux de la décision unilatérale de l’Islande de dénoncer la dette extérieure de ses banques, ont argué que celle-ci avait violé le traité sur l’Espace économique européen (EEE). En clair, le marché intérieur européen possède deux composantes : les États membres de l’Union européenne, et trois États membres de l’Association européenne de libre-échange (AELE), dont l’Islande. L’EEE a été créé en 1992 par accord entre la nouvelle UE et l’AELE comme marché unique caractérisé par quatre libertés : libre circulation des travailleurs, des biens, des marchandises et des capitaux. Afin d’assurer l’effectivité de ce marché, tous les États membres de l’EEE doivent transposer les directives européennes dans leur législation interne et participer au budget de l’Union. Cependant, les États de l’AELE ne sont pas soumis à la juridiction de la Cour de justice de l’Union européenne pour garantir l’application du droit européen, mais à un tribunal ad hoc, la Cour de l’AELE.

© Oddur Benediktsson

Entre-temps, les protestations continuaient à Reykjavík, avec l’usage de gaz lacrymogène par les forces de police pour la première fois depuis les manifestations anti-OTAN de 1949. La pression politique s’est fortement accentuée sur le gouvernement islandais et des élections anticipées ont été convoquées pour le 25 avril 2009. Elles ont été remportées par la gauche pour la première fois de l’histoire du pays, avec une coalition inédite entre l’Alliance sociale-démocrate et la Gauche Verte. Des partis de gauche avaient déjà participé au gouvernement, mais toujours en coalition avec les partis libéraux ou conservateurs. Il s’agissait donc d’un message très clair envoyé par les Islandais aux partis de gouvernement jugés responsables de la crise. Les sociaux-démocrates, comme remède à l’hyperinflation, ont fait de l’accession de l’Islande à l’UE et à l’euro leur cheval de bataille. Leur large victoire électorale leur a permis de commencer les démarches d’adhésion, mais les négociations avec l’UE ont été enterrées avec le retour de la droite au pouvoir.

La démocratie contre les créanciers

Le nouveau gouvernement s’est donc montré disposé à négocier avec le Royaume-Uni et les Pays-Bas sur les modalités d’un remboursement de la dette Icesave. Néanmoins, le premier projet de loi voté et amendé à cet effet par l’Alþing a été rejeté comme inacceptable par les deux créanciers. Un second projet de loi, voté par une très faible majorité parlementaire, et qui prévoyait le remboursement de « seulement » la moitié de la dette, a soulevé une controverse juridique : selon un des juges à la Cour suprême d’Islande, certaines dispositions du projet auraient eu pour effet de rendre l’État islandais responsable de la totalité du remboursement. Le président Ólafur Ragnar Grímsson a donc annoncé qu’il ne promulguerait pas la loi, et l’a soumise au référendum. Les Islandais ont rejeté le projet par 93% des voix, ce qui a entraîné une dégradation immédiate de la dette d’État au rang de junk status par les agences de notation. Un troisième projet de loi, négocié en début 2011, prévoyait un échelonnement des remboursements sur trente ans avec des mécanismes destinés à garantir l’économie islandaise ; une nouvelle fois soumis au référendum, il fut encore rejeté par 57% des voix. Les créanciers décidèrent donc d’en arriver au dernier recours, la résolution judiciaire devant la Cour de l’AELE.

La Cour a été saisie le 15 décembre 2011, mais n’a rendu son jugement qu’après une procédure d’un peu plus d’un an, le 28 janvier 2013. L’Autorité de Surveillance de l’AELE, appuyée par la Commission européenne et les gouvernements britannique et néerlandais, soutenait que le Fonds islandais de garanties des dépôts avait pour « obligation de résultat » de refinancer l’ensemble des dépôts des particuliers étrangers sur les banques islandaises. L’Islande soutenait quant à elle que « l’obligation de résultat » qui lui incombait consistait simplement à créer un fonds de garanties des dépôts similaire à ceux qu’avaient établi les autres États membres de l’EEE, et qu’il était impensable qu’un tel fonds puisse refinancer une faillite générale du système bancaire, ce qui aurait fait exploser le niveau la dette publique islandaise. La défense islandaise a d’ailleurs noté qu’une telle obligation de résultat, dans d’autres États, aurait eu pour effet de les endetter à hauteur de 372% de leur PIB. Rappelons que la Grèce, qui souffre toujours d’une austérité drastique, a une dette publique qui n’équivaut « qu’à » 180% de son PIB. La Cour a donné raison à l’Islande. Ce jugement de bon sens, intervenu au milieu de la crise des dettes de la zone euro, interpelle aujourd’hui sur la nécessité impérieuse de restructurer la dette des pays européens les plus touchés par la crise.

Une victoire à la Pyrrhus ?

L’Islande n’est certes pas un pays idéal à l’heure qu’il est. Le gouvernement de gauche de Jóhanna Sigurðadóttir, première femme cheffe du gouvernement islandais et première cheffe de gouvernement lesbienne de l’histoire, avait entamé une révision de la loi fondamentale en convoquant un conseil de citoyens tirés au sort afin de proposer une nouvelle Constitution, adoptée par le référendum du 20 octobre 2012. La révision devant encore être ratifiée par un nouveau Parlement, est restée lettre morte avec le retour de la droite à l’issue des législatives de 2013. Le Premier ministre Davið Sigurður Gunnlaugsson, libéral-populiste chassé du pouvoir en 2016 en raison de son implication dans le scandale des Panama Papers, continue de polluer la scène politique nationale. Les Islandais sont plus que jamais divisés, avec pas moins de sept partis représentés à l’Alþing pour moins de 250 000 électeurs.

© touteleurope.eu

C’est que la réforme politique n’a pas été menée à bien, même si treize banquiers ont été condamnés à des peines de prison (légères) en raison de leurs manipulations financières illégales d’avant 2008. Cependant, les finances publiques sont revenues à l’équilibre budgétaire et à un ratio dette/PIB acceptable, et le pays continue de caracoler en tête des indicateurs de développement humain. La dénonciation de la dette a permis à l’Islande d’éviter la situation calamiteuse de la Grèce. Cette révolution inachevée aura au moins prouvé que le spectre de la dette n’est qu’un tigre de papier.

La version originale de cet article a été publiée en décembre 2018 sur le site d’European Horizons Toulouse sous le titre « L’histoire d’une dette dénoncée en Europe : le cas Icesave »

En Allemagne, des voix s’élèvent pour dénoncer la domination allemande sur l’Europe

© https://www.sahra-wagenknecht.de/

De l’autre côté du Rhin, des voix s’élèvent pour critiquer l’Union européenne et l’influence du gouvernement allemand et de l’économie allemande sur celle-ci. Alors que les Allemands comptent parmi les populations les plus europhiles de l’Union et que l’hégémonie de l’Allemagne sur l’Europe est souvent perçue comme positive, la charismatique et populaire Sahra Wagenknecht a fait de cette critique l’un de ses thèmes majeurs. Une dénonciation que l’on retrouve chez un nombre grandissant d’intellectuels.


En 2018, Sahra Wagenknecht lançait l’éphémère mouvement Aufstehen (« debout »). Son but était de tirer les leçons de l’échec de Die Linke (parti allemand d’opposition qui siège dans le groupe de la Gauche Unie Européenne au Parlement européen, le même groupe que le PCF) à capitaliser sur le rejet de la politique d’Angela Merkel. Cette incapacité à progresser malgré des conditions favorables a poussé certains membres de Die Linke à revoir leur stratégie. L’échec de Aufstehen, abandonné par Wagenknecht au bout de quelques mois, ne doit pas jeter le voile sur l’évolution politique et culturelle dont il est le symptôme.

Un nouveau populisme de gauche en Allemagne

C’est dans cette optique que le mouvement Aufstehen est fondé en septembre 2018. Si cet événement repose largement sur l’initiative de Sahra Wagenknecht, alors figure de proue de Die Linke, on compte également des membres du SPD et de Die Grünen (« les Verts ») parmi les fondateurs. Ceux-ci souhaitent proposer une alternative à gauche au nombre croissant de citoyens allemands déçus par les partis politiques traditionnels. Ils assument d’ailleurs le fait d’avoir pris comme modèles Podemos et la France insoumise : il s’agit avant tout de développer un nouveau clivage politique qui oppose le « peuple » aux « élites », plus à même de séduire au-delà de l’électorat traditionnel de la gauche.

Parmi les sujets que les membres du mouvement souhaitent introduire dans la discussion, on trouve la question européenne qui clive inexorablement la gauche allemande. Dans son programme, le parti Die Linke se déclare en effet favorable à une transformation institutionnelle et normative de l’Union européenne, rejetant ainsi l’éventualité d’une rupture nette avec ses traités fondateurs. La co-dirigeante du parti, Katja Kipping, s’était par ailleurs rangée aux côtés de Yanis Varoufakis lors de la fondation de son mouvement DIEM25 qui s’était donné pour but de démocratiser l’Union européenne.

Ce n’est en revanche pas le cas de toutes les personnalités proches de Sahra Wagenknecht, comme le député de Hambourg Fabio de Masi. Ce dernier, qui comptait parmi les participants au premier « sommet pour un plan B en Europe » organisé en janvier 2016 à l’initiative de Jean-Luc Mélenchon, a depuis réaffirmé son adhésion à cette stratégie reprise entre-temps par la France insoumise. Dans une interview donnée en septembre 2015, De Masi expliquait son raisonnement en ces termes : « Un plan A – la réforme de l’euro – ne peut réussir que si nous disposons également d’un plan B contre une désintégration incontrôlée de la zone euro. […] Nous devons donner la possibilité aux pays de l’UE d’échapper au diktat du ministère des finances allemand et de la Banque centrale européenne ». Ce n’est pas un hasard si cette prise de conscience a eu lieu quelques mois après le bras de fer qui a opposé la Grèce à l’Union européenne. Cet événement aura en effet eu le mérite de révéler deux faits majeurs : le caractère viscéralement antidémocratique et antisocial de la monnaie unique d’une part et la position hégémonique de la République fédérale d’Allemagne au sein de l’Union européenne d’autre part.

La domination allemande théorisée et critiquée

On comptait également parmi les soutiens de Aufstehen le sociologue Wolfgang Streeck, ancien membre du SPD et professeur émérite à l’Institut Max Planck pour l’étude des sociétés. Dans son livre Du temps acheté (Gekaufte Zeit en version originale) publié en 2013, il développe une réflexion stimulante sur les liens entre capitalisme et démocratie mais également sur la place de l’Allemagne au sein de l’Union européenne. Contrairement à un certaine vision d’une Europe « post-nationale » portée par des penseurs tels que Jürgen Habermas, le sociologue allemand défend ici la nécessité de respecter les souverainetés des États européens tout en décortiquant les mécanismes qui, au sein de l’Union européenne, renforcent les inégalités à la fois entre les classes sociales et entre les différents pays qui la composent.

Pour Streeck, les démocraties occidentales portent en eux une contradiction insurmontable dans la mesure où les gouvernements demeurent tiraillés entre les intérêts de deux groupes opposés : le « peuple » et les « marchés » (ici l’expression désigne moins les classes capitalistes nationales que les bailleurs de fonds internationaux sur lesquels les gouvernements ont choisi de se reposer pour financer leurs politiques). En ce sens, son analyse se rapproche de celle développée par Frédéric Lordon dans son ouvrage La Malfaçon dans lequel il identifie les marchés financiers comme étant le « tiers parti » du contrat qui lie les nations à leurs gouvernants respectifs.

L’histoire narrée par Wolfgang Streeck explique donc comment ces gouvernements ont cherché à répondre simultanément aux demandes de ces deux groupes en recourant à l’endettement public puis privé, de sorte à retarder ainsi le moment fatidique où il faudra trancher en faveur de l’un ou de l’autre. Cette histoire se conclut évidemment par la crise financière de 2008 et ses répercussions sur les pays européens. À partir de là, Streeck peut démontrer de quelle façon la monnaie unique a été l’une des causes structurelles de l’endettement d’États comme la Grèce. La création de l’euro a en effet eu deux conséquences pour les pays d’Europe du Sud : ils se sont vus privés de leur capacité de dévaluer leur monnaie, instrument essentiel d’un gouvernement qui souhaite réduire le déficit commercial de son économie, tout en accédant à des montagnes de crédits bon marché.

En l’absence de réels mécanismes compensatoires entre les États exportateurs et importateurs, ces derniers ont vu leurs déficits commerciaux et budgétaires exploser, créant ainsi un déséquilibre croissant entre le centre et la périphérie de l’Union européenne. En tête des pays qui ont le plus profité de cette tendance, on trouve évidemment l’Allemagne qui a pu enchaîner les records en termes d’excédents commerciaux. Aujourd’hui encore, l’euro est unanimement soutenu par les élites économiques allemandes mais également par les syndicats, conscients que la monnaie unique les protège d’éventuelles dévaluations qui mettraient à mal la compétitivité-prix de leurs produits.

À ceux qui réclament un budget de la zone euro afin de subventionner les pays les moins compétitifs, Streeck répond en s’appuyant sur le cas de l’Allemagne et l’Italie. Ces pays ont effectivement en commun d’avoir mis en place des mécanismes de transferts financiers destinés aux régions les plus fragiles économiquement (en l’occurence, respectivement l’ex-RDA et l’Italie du Sud). Ces deux exemples montrent que de tels transferts n’ont permis aucun rattrapage économique dans ces régions. Dans le cas de l’Allemagne, la réunification a conduit le gouvernement fédéral à investir massivement en ex-Allemagne de l’Est. Toutefois, l’annexion brutale de celle-ci à l’économie ouest-allemande, couplée à l’adoption d’un taux de change de 1 Deutsche Mark de l’Ouest pour 1 Mark de l’Est, a eu comme conséquence la décrépitude du tissu industriel est-allemand, incapable de lutter face aux biens produits en RFA. C’est donc la liberté de circulation des biens et des capitaux que Streeck identifie comme cause première des inégalités intra-territoriales dans ces deux cas. La même logique s’appliquant à l’UE, la remise en cause de ces deux libertés sanctuarisées par les traités européens, additionnée à une sortie de la zone euro, permettrait de mettre un terme à la déliquescence économique des pays d’Europe du Sud.

Entre « nationalisme » et « post-nationalisme »

L’enjeu n’est pas des moindres pour les tenants allemands de cette ligne alliant défense de la souveraineté nationale et critique du néolibéralisme : il s’agit de sortir de l’opposition rhétorique entre d’un côté, l’euroscepticisme xénophobe de l’AfD et de l’autre, un discours post-national devenu depuis longtemps le catéchisme des partis traditionnels. C’est en effet sur une critique libérale de la monnaie unique que se fonde le parti Alternative für Deutschland en 2013. À cette prise de position initiale s’est peu à peu substituée la dénonciation d’une Union européenne souhaitant imposer des quotas migratoires à ses États-membres. Face à cette défense de la souveraineté portant essentiellement sur les questions monétaire et migratoire, on trouve un post-nationalisme dont le reste de la sphère politique allemande est profondément imprégné.

Dans le cas de l’Allemagne, cette idéologie visant un dépassement des nations au sein d’un grand État européen ne peut pas être considéré comme un simple artifice discursif censé légitimer la globalisation économique. Après 1945, l’adhésion à une telle doctrine permit en effet aux élites allemandes d’expier les crimes dont s’est rendue coupable la nation allemande, tout en mettant l’intégration européenne au service du relèvement de l’Allemagne. Comme le rappelle Streeck dans la postface de son livre, c’est chose commune pour un penseur allemand de commencer tout texte à propos de l’Europe par une «  profession de foi européiste ».

En remettant en cause l’un des fondements idéologiques de la République fédérale, la tâche que se donnent Sahra Wagenknecht et Wolfgang Streeck peut sembler colossale. Elle demeure toutefois nécessaire dans une Europe où l’on souhaite désormais imposer l’antagonisme entre « progressistes » et « nationalistes » comme clivage indépassable.

“L’euro renforce l’économie allemande et abîme les plus faibles” – Coralie Delaume

Le jeudi 21 février, le Cercle LVSL de Paris organisait une conférence à l’École Normale Supérieure intitulée : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? ». Coralie Delaume, essayiste et journaliste, est auteure de nombreux ouvrages sur la construction européenne – entre autres : Le couple franco-allemand n’existe pas, paru en 2018. Dans cette intervention, elle évoque la naissance de l’euro, les rapports de force à l’origine de la monnaie unique, et les conséquences de son utilisation par les pays-membres de la zone euro.