Le Vent Se Lève inaugure ses ateliers du journalisme !

LVSL recrutement - Le Vent Se Lève

Vous souhaitez vous former à l’écriture journalistique, au graphisme et à la communication politique ou à la réalisation et au montage vidéo ? Vous vous reconnaissez dans notre ligne éditoriale ? Vous cherchez à vous engager dans un projet associatif et vous êtes motivés pour rejoindre notre rédaction ? Rejoignez Le Vent Se Lève !

➜ Pour envoyez votre candidature, rendez-vous sur ce formulaire.

🖋 Pour un journalisme intégral

Dans le sillage d’Antonio Gramsci, nous défendons un « journalisme intégral », c’est-à-dire un journalisme de position, dont la mission est de politiser son lectorat. Notre rédaction est attachée à la promotion d’un journalisme qui fasse honneur à l’intelligence des citoyens et à la production d’une information qui s’épargne le ton donneur de leçons.

C’est la raison pour laquelle nous avons voulu construire un média associatif et indépendant. Chacun est en capacité d’interroger la société, de comprendre sa conflictualité, de juger de son actualité, à condition d’y être encouragé par la force d’un collectif organisé. Que nos lecteurs deviennent alors nos rédacteurs, et qu’ils redécouvrent la voix qui leur a été confisquée, telle est la tâche que nous nous sommes fixés.

Face à quelques « professionnels » des médias, dont l’agenda anti-démocratique n’est plus à démontrer, notre projet éditorial est donc assumé : nous contestons leur monopole. En transformant des compétences habituellement réservées à une élite dirigeante – écrire, parler, débattre – en savoirs politiques, à la portée de tous ceux qui s’en donnent l’exigence, nous voulons faire souffler le vent du renouveau dans une époque paralysée par le sentiment d’impuissance.

📝 Le programme des ateliers

Les ateliers se dérouleront sur deux week-ends,  les 23 et 24 mars et les 13 et 14 avril en région parisienne. Ils délivreront une formation intellectuelle de tronc commun (approche critique de l’actualité, culture politique, histoire du socialisme…) et des formations spécifiques, selon le parcours choisi (écriture journalistique ; graphisme et communication politique ; réalisation et montage vidéo).

Les ateliers seront dispensés par des membres de la rédaction du Vent Se Lève et viseront au partage des expériences que nous avons acquises au fil de nos formations respectives (universitaire, technique, politique, professionnelle…) et des sept années d’existence de notre média.

Les ateliers proposeront également aux participants de prendre des responsabilités éditoriales et opérationnelles au sein du Vent Se Lève, en fonction des disponibilités et des préférences formulées par chacun. 

📅 Calendrier des candidatures

1. Le formulaire est ouvert jusqu’au jeudi 29 février.
2. La sélection des candidatures inclura des entretiens, soit à Paris soit à distance.
3. L’annonce des candidatures retenues aura lieu le dimanche 10 mars au plus tard.

☀️ Qui sommes-nous ?

Le Vent Se Lève est un média d’opinion indépendant qui a pour ambition de faire vivre le débat intellectuel et de travailler à la refondation de la pensée progressiste. Découvrez une plus ample présentation du média sur la page Notre projet.

Fort d’une équipe de plusieurs centaines de contributeurs, il propose des articles d’analyse, des grands entretiens et des dossiers thématiques sur les questions démocratiques, républicaines, sociales et écologiques. 

Lancé en 2016, il compte désormais plus de 2200 publications et une communauté d’une centaine de milliers d’abonnés sur les réseaux sociaux. Le Vent Se Lève poursuit un travail intégralement bénévole et ne vit que des dons de ses lecteurs.

➜ Pour envoyez votre candidature, rendez-vous sur ce formulaire.

Jean-Luc Mélenchon : « Le projet républicain fait obstacle au libéralisme actuel »

Jean-Luc Mélenchon au siège de LFI, en interview pour LVSL.
Jean-Luc Mélenchon au siège de LFI | © LVSL

Planification écologique, diplomatie non-alignée, propriété des biens communs, désobéissance européenne : dans son nouvel ouvrage (Faites mieux ! Vers la révolution citoyenne, Robert Laffont, 2023), Jean-Luc Mélenchon développe les axes programmatiques et théoriques de son mouvement. Il y détaille les modalités d’une rupture face à un capitalisme « tributaire », caractérisé par son contrôle sur les réseaux collectifs. Entretien autour de son livre et autour des enjeux stratégiques actuels.

LVSL – Dans votre livre, vous consacrez de nombreuses pages aux transformations que le capitalisme impose à l’espace et au temps. Pouvez-vous revenir sur ce point de départ ?

Jean-Luc Mélenchon – Je réintroduis l’espace et le temps non comme des arrière-plans, mais comme des éléments centraux pour la compréhension du monde dans lequel nous existons. Mon angle d’attaque est le suivant : le temps comme l’espace sont des productions sociales à part entière. Cela étant posé, je m’en sers comme point de départ pour montrer comment ces deux concepts s’articulent en une réalité unique, un « espace-temps » propre au capitalisme. À titre d’exemple et de point de départ pour une analyse historique, je convoque l’espace-temps particulier des sociétés précapitalistes. Le cycle agricole rythmait toute la vie politique, sociale, artistique, culturelle et rituelle. Les saisons qui imposaient cette temporalité étaient d’emblée spatialisées. Pharaon faisait s’élever l’étoile de Sirius et à partir de ce moment magique, la crue avait lieu. Elle déformait d’un même coup les proportions des territoires cultivés. Et le fisc devait les recalculer. Avant et après la crue il y avait aussi des fêtes religieuses. Voilà l’espace-temps social que je veux introduire dans l’analyse politique comme une production découlant de rapports sociaux.

Avec le capitalisme, la fusion du temps et de l’espace s’est approfondie. Il ne s’agit plus seulement d’une conjonction mais d’un mouvement a priori inarrêtable de contraction de ces deux éléments. Considérez les distances et leur évaluation au fil des heures de la journée : deux distances similaires ne prennent pas le même temps à être franchies pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la géographie, mais avec les rythmes sociaux. Si tout le monde sort de l’usine au même moment, il est certain que les embouteillages vont allonger la durée consacrée à traverser l’espace. La longueur de l’espace en kilomètre n’a de valeur que pour les oiseaux, et nous ne sommes pas des oiseaux. Alors le rythme est l’élément crucial de l’espace-temps. Le rythme de l’espace-temps agricole était celui des saisons et se définissait par la position de la planète autour du soleil. Or, si les rythmes dominent et construisent l’espace-temps, quel est le rythme du capitalisme financier ? C’est celui qui tend à se rapprocher du temps zéro – celui du light, du flux tendu, de l’instantané, de l’immédiat. Celui du trading à haute fréquence. Le temps zéro devient la limite vers laquelle tendent les rythmes fondamentaux de notre société. Je trouve particulièrement significatif, de ce point de vue, de voir employée l’expression « en temps réel » pour désigner le temps immédiat.

« Le capitalisme cherche à vaincre l’espace par le temps. »

Mais à tous les moments, le temps social est un rythme en accord avec le rythme social dominant. À présent c’est celui du capitalisme. La formule du cycle capitaliste est connue, c’est celle de la marchandise qui se transforme en argent, lequel devient marchandise puis se transforme à nouveau en argent, etc. Le capitalisme, quoi qu’on en pense, ne peut faire autrement que d’accélérer ce rythme de reproduction du capital. Cela est valable dans tous les aspects de la production économique et financière. Je me suis intéressé au cycle de détention d’une action – la société par actions étant la forme de base du capitalisme actuel. Là aussi, une contraction incroyable est apparue. La durée moyenne de possession d’une action était auparavant de six ans puis de six mois. Avec le trading à haute fréquence rendu possible aujourd’hui par la technique, elle est de vingt-deux secondes. Ce chiffre échappe à l’entendement et c’est précisément sa fonction, il s’impose à nous qu’on le veuille ou non.

L’espace-temps du capitalisme contemporain ne correspond à rien d’autre qu’à son propre intérêt et il vient heurter fondamentalement tous les autres cycles, biologiques, psychiques mais aussi et surtout les cycles naturels. Dans ce dernier cas – que Phillipe Descola me pardonne ici de séparer ici nature et culture –, la reproduction du capital dans le monde occidental excède le temps nécessaire à la reconstitution des ressources naturelles qu’il prélève. Il faut une seconde pour faire un sac plastique et quatre siècles pour le faire disparaître. Par conséquent, l’espace-temps capitaliste détruit les autres rythmes en les subordonnant. Tous les rythmes, sans exception. Marx ne s’y était d’ailleurs pas trompé, le capitalisme cherche à vaincre l’espace par le temps. Ce choc nous intéresse. Et sa réponse réside dans la planification écologique.

LVSL – Comment ces analyses s’articulent-elles avec la planification écologique – concept que vous défendez depuis 2008 ?

J.-L. M. – La planification écologique n’est en rien l’exercice de gestion prévisionnelle d’entreprise auquel l’assimilent les capitalistes et le gouvernement Macron. Après avoir beaucoup résisté – pour ne pas mettre le doigt dans un engrenage collectiviste incontrôlable – ils ont fini par céder devant l’évidence. Il est nécessaire dans le contexte du changement climatique d’orienter le développement de l’économie, y compris d’un point de vue capitaliste. Mais l’organisation comptable n’a rien de semblable avec une planification. Notre proposition est contenue dans notre formule politique : l’harmonie des êtres humains entre eux et avec la nature. L’harmonie est un concept poétique, mais d’un point de vue musical et matérialiste il s’agit de la synchronie de deux rythmes. Ce dont nous parlons avec le concept de planification écologique, c’est précisément d’organiser cette synchronie. Il s’agit d’une action concrète, destinée à compléter la « règle verte » formulée en amont et en vertu de laquelle on ne doit jamais prendre à l’écosystème au-delà de ses possibilités de reconstitution et bien sûr dans le délai rétablissant le cycle perturbé. Dans cette formule, quelque chose manquait : dans quel délai pouvons-nous y parvenir ? La planification écologique que nous proposons est l’outil pour répondre à cette question.

« Notre proposition est contenue dans notre formule politique : l’harmonie des êtres humains entre eux et avec la nature. »

Cette définition inclut, comme présupposé, la propriété collective du temps. Elle s’oppose ainsi au mécanisme fondamental de l’appropriation privée du temps par le capital pour se garantir l’accélération permanente de sa rotation d’argent en marchandise et à nouveau en argent. Même si la planification peut être intégrée à une économie de marché, ces deux logiques s’opposent frontalement aussi longtemps que la contradiction existe entre les rythmes. Ici ce n’est pas le mécanisme du marché qui est pointé du doigt. Le productivisme est un fléau parce que pour lui l’asynchronie des rythmes n’est pas une question. Le gouvernement, s’apercevant du besoin de donner des gages sur le rôle de l’État dans la transition écologique, tente de colmater les brèches. Mais il n’y parvient pas. Alors ils tentent de reprendre ce concept de planification écologique pour masquer leur inaction. Il s’agit malgré tout d’une victoire pour nous, car toutes les batailles politiques sont des batailles culturelles. Nous faisons un pari : ceux qui parlent avec nos mots seront obligés d’écrire avec notre grammaire. Le danger que cette pente représente pour le néolibéralisme n’est pas passé inaperçu : c’est la raison pour laquelle une fraction de ce courant a décidé de rallier le climato-scepticisme.

Le nouveau livre de Jean-Luc Mélenchon : « Faites mieux ! Vers la Révolution citoyenne »
Le nouveau livre de Jean-Luc Mélenchon : « Faites mieux ! Vers la Révolution citoyenne » | © LVSL

LVSL – Quelle serait votre stratégie pour mettre en œuvre la planification écologique malgré l’obstacle que représente le cadre budgétaire européen actuel ?

J.-L. M. – La France s’est endettée pour gaver ses capitalistes et continue de le faire. Si nous instaurons une planification écologique, on nous brandira la dette pour nous interdire d’investir davantage. La formule est connue. Quelle conclusion en tirer ? Il faut désobéir. C’est exactement le contenu du programme partagé de la NUPES et nous l’avons longuement fait valoir auprès de nos interlocuteurs lors des négociations. Face à ceux qui estimaient que l’écologie pourrait se déployer du fait de sa seule force morale, dans toutes les consciences, tous les esprits et contre tous les portefeuilles, nous avons démontré qu’ils se leurraient. Ils ont fini par en convenir. À présent, en rompant la NUPES, il retournent à une écologie un peu New Age, sans contenu de classe, illustrée par leur meeting de lancement de campagne européenne. 

La désobéissance signifie ceci : lorsqu’une décision prise en accord avec le peuple français entre en contradiction avec les règlements européens, il faut tout de même l’appliquer. Si nous avons un contrat avec le peuple, il faut qu’il soit respecté. Nous ne pensons pas être capables de changer l’orientation politique de la majorité des États-membres de l’Union européenne. Pour autant, nous ne voyons pas pourquoi cela, à l’inverse, devrait nous imposer, à nous, de changer notre propre orientation si le peuple lui a donné une majorité démocratique par les élections ! Mais allons plus loin. Pour trouver un compromis entre la France et l’ordre institutionnel européen, introduisons dans le règlement européen la règle suivante : domaine par domaine, la clause de la nation la plus favorisée doit s’appliquer.

Prenons un exemple concret, celui du glyphosate. Par un artifice et une hypocrisie supplémentaire, les membres du Conseil européen ont voté une nouvelle fois contre l’interdiction du glyphosate. Il avait été convenu, la fois d’avant, d’un délai avant de trancher – manœuvre dilatoire habituelle qui justifie que rien ne soit fait. Le Conseil européen en a donc rediscuté, et le niveau des abstentions a empêché toute décision. Tant et si bien que la Commission a autorisé dix années supplémentaires de glyphosate pour tout le monde. Le glyphosate est un poison, et nous l’interdirons, ainsi que tous les produits qui en contiennent. C’est ce renversement de démarche dont je veux souligner l’intérêt. Si les Polonais ou les Hongrois, amis du libéralisme, veulent boire du glyphosate, on les alertera quant au danger, mais nous les laisserons faire ce qu’ils souhaitent. Mais prenez la mesure de l’absurdité de la situation actuelle : ces gens-là – les gouvernements polonais, hongrois et la Commission – prétendent nous imposer de boire et de manger du poison matin, midi et soir ! Pourquoi l’accepterions-nous ? 

LVSLVous consacrez aussi une partie de votre livre à la dédollarisation et citez les exemples de pays qui, rejoignant les BRICS, se mettent à échanger dans d’autres monnaies et choisissent de sortir de l’hégémonie monétaire américaine. Quelle serait la contribution que la France pourrait apporter à ce processus ?

J.-L. M. – Il faut d’abord prendre conscience de la réalité de l’Histoire. Faisons un bref retour en arrière. D’un monde où nous étions face à deux systèmes antagonistes, sous sommes passés à la domination d’une seule grande puissance, qui se confond avec la puissance militaire des États-Unis. L’année 1991 voit l’Union soviétique s’effondrer, mais c’est aussi la première guerre d’Irak. À cette époque, la « fin de l’histoire » et les « dividendes de la paix » sont sur toutes les lèvres [NDLR : les « dividendes de la paix » sont l’un des slogans de campagne du président Bill Clinton, qui promet de réinvestir ailleurs les dépenses publiques destinées à alimenter le complexe militaro-industriel]. Il est important de comprendre que la dollarisation n’est pas simplement un sujet monétaire : il s’agit d’abord et avant toute chose d’une question politique. Elle permet aux États-Unis, qui possèdent la monnaie de réserve internationale, de dépenser ce qu’ils veulent, comme ils le souhaitent et quand ils le souhaitent. Ce système a permis aux États-Unis d’accumuler un déficit commercial et financier sans contrepartie matérielle : c’est la clef de leur domination sur le monde.

Au sein des BRICS, tout le monde participe à la mécanique de dédollarisation. Et les Nord-Américains ne s’y attendaient pas. Chaque fois, ils trouvaient un partenaire pour soutenir leur monnaie. Ce furent d’abord les Japonais, pendant deux décennies, puis la parité fut atteinte entre le yen et le dollar. Ce n’était pas une situation très positive pour les États-Unis. Ils ont alors changé de partenaire et se sont tournés vers la Chine. Cela semblait un choix judicieux : bénéficier d’une main-d’œuvre très peu coûteuse et, dans le même temps, diviser le camp socialiste. Nous en connaissons le résultat, ce sont les négociations entre Deng Xiaoping et Nixon dans la répartition des rôles de la Chine et des États-Unis. Dès lors, les Chinois avaient pour rôle de produire à bas prix en échange de dollars avec lesquels ils achetaient des bons du Trésor américains, eux-mêmes libellés en dollars, afin de soutenir la capacité de commande des États-Unis. Et ainsi de suite suivant un cycle bien rodé. 

J’ouvre ici une parenthèse pour rappeler que les élites européennes ont soutenu ce processus de délocalisation massive de la production, pensant que les Chinois allaient produire des ombrelles pendant que nous continuerions à produire des ordinateurs. Dorénavant, les Chinois produisent les ombrelles et les ordinateurs. Et nous, rien. Nous avons cru à l’existence d’une « société de services ». Cela a donné des folies : c’était le « modèle Nike », où l’on rêvait de se débarrasser de la production de chaussures, des usines, des machines, des travailleurs, au motif de posséder le brevet des produits finis. Ce passage correspond à la mutation transnationale et financière du capitalisme, qui a facilité d’une manière extraordinaire la mondialisation et rendu possible la globalisation numérique. Mais il tient à un élément essentiel : l’existence d’une monnaie d’échange unique à l’échelle mondiale, le dollar. Et le fait que personne ne discute son privilège.

« Les élites européennes ont soutenu ce processus de délocalisation massive de la production. »

De fait, cette situation ne pouvait perdurer éternellement. Sous le double impact des abus de pouvoir des États-Unis d’Amérique – innombrables – et de l’accroissement des populations, produisant des besoins en plus grand nombre, la domination singulière des États-Unis d’Amérique est apparue comme un frein. Comment voulez-vous organiser votre production rationnellement si celui qui détermine la valeur de votre monnaie s’en sert pour faire ce que bon lui semble, sans contraintes, aux dépens du reste du monde ?

Les Chinois furent les premiers à parler de dédollarisation. Pourquoi ? Parce qu’ils avaient accumulé le plus important stock de dollars en raison du processus que j’ai décrit précédemment. Mais à peine avaient-ils proposé l’émission d’une monnaie commune mondiale que deux choses se sont produites : le courroux des dirigeants américains d’une part et, par voie de conséquence, l’affaiblissement du dollar dans les réserves de nombreux États à mesure que le monde mesurait sa fragilité relative. C’est ce que la Russie a fait dans un premier temps, suivie de près par la Chine. Celle-ci avait accumulé de telles quantités de dollars qu’elle devait agir avec prudence pour ne pas provoquer un effondrement brutal de la monnaie – auquel cas elle s’effondrait aussi.

Le dollar est donc le talon d’Achille de l’ordre américain. La question qui en découle est la suivante : par quoi la remplace-t-on ? La première réponse fut : par des monnaies nationales. Tu parles d’une invention ! J’ai demandé au président Lula s’il comptait réellement cesser d’échanger en dollars. Sa réponse m’a frappé : « je ne vois pas la difficulté, n’est-il pas normal que l’on échange dans notre monnaie nationale ? C’est tout de même nous qui l’imprimons ». Sans doute a-t-il voulu conférer un air de banalité à une chose non entendue, pourtant une sorte de bombe dans l’ordre international.

De nouveaux pays vont rejoindre cette coalition d’États qui souhaitent infléchir l’ordre international et pas n’importe lesquels. Six nouveaux acteurs ont intégré les BRICS, qui ont désormais pour ambition de créer une monnaie commune. En janvier prochain, six autres pays devraient les rallier : cet ensemble devient celui de la première production mondiale de pétrole et de gaz. Laquelle est aujourd’hui essentiellement payée en dollar. À cinq, les BRICS représentent déjà une part de l’économie mondiale plus importante que le G7. L’ancienne présidente brésilienne Dilma Rousseff désormais directrice de la banque des BRICS n’a pas manqué de le faire remarquer : les BRICS+6 vont avoir un PIB plus important que celui du G20. L’ordre du monde est en train de basculer et le problème posé est celui de la gestion de ce changement de phase. Si nous laissons les choses se dérouler de cette manière, seuls les plus forts se tireront d’affaire, et nous, Français, ne sommes plus parmi les plus forts. C’est la raison pour laquelle je mets en garde nos dirigeants, ils doivent tirer pleinement les enseignements de cette séquence. Ils se résument en une phrase : nous ne devons plus être alignés.

Si nous sommes alignés sur les États-Unis d’Amérique, nous nous impliquons dans la confrontation organisée autour de la défense de son hégémonie. Cela tombe à pic : c’est l’idée qu’ils s’en font. La théorie du « choc des civilisations » n’a pas été inventée pour servir d’autres desseins. Ainsi, les Français ont d’abord intérêt à sortir de l’OTAN et à devenir un pays non-aligné. Considérez ce qui se passe à l’ONU. Comptons simplement le nombre de nations non-alignées sur le camp occidental quant à la question ukrainienne. La coupure mondiale est considérable. Prenons de la hauteur : sur 195 nations reconnues par l’ONU, près de 75% ont un différend frontalier. Sur les 126 nations en question, 28% sont actuellement en conflit armé. Nous ne pouvons réduire la paix du monde aux conflits occidentaux. Il ne s’agit pas d’une prise de position morale, mais d’un simple regard lucide sur l’état de l’ordre international. De la même manière, l’Occident a ouvert la voie aux désordres que nous connaissons aujourd’hui en foulant au pied le droit international qu’il a instauré. Il suffit d’analyser la recrudescence de violations des frontières depuis trente ans pour s’en rendre compte. La seule voie pour éviter qu’un tel engrenage ne perdure consiste précisément à faire respecter le droit international. Les pays du Sud, bien que ce terme n’ait guère de sens aujourd’hui, ne demandent pas autre chose.

Que faire face à cet état de fait ? Une série de personnes bien intentionnées en appellent à un « monde multipolaire ». Je ne reprends absolument pas à mon compte cet adjectif. Un monde multipolaire, c’est-à-dire constitué d’une multiplicité de grandes puissances concurrentes, mène à la guerre et nous en avons fait les frais au siècle dernier. L’autre réponse, après les boucheries, a résidé dans la création de la Société des Nations. Il a fallu tordre le bras d’une série de gens pour y arriver. Aujourd’hui, l’Organisation des Nations Unies est bloquée par le principe du droit de veto au Conseil de sécurité. La discussion qui devrait avoir lieu à cet égard réside dans le fait de savoir qui d’autre devrait en bénéficier désormais. Il faut garder à l’esprit que c’est le seul moyen dont nous disposons pour affirmer le respect de la souveraineté des peuples et éviter qu’elle ne résulte en une pure logique de confrontation. Voilà notre position, il faut, coûte que coûte, faire en sorte que le droit international soit respecté et puisse s’étendre afin d’enrayer la multiplication des conflits. C’est pour cette raison que nous défendons son extension aux biens communs. La stratégie des causes communes permet de définir concrètement ce qui doit échapper à l’exploitation capitaliste afin de préserver notre écosystème. L’un des aspects les plus importants de mon livre consiste à dire qu’il faut renoncer à la puissance militaire, ou plus exactement à l’idée de puissance comme un sujet uniquement militaire. La puissance est un fait culturel à notre époque.

Jean-Luc Mélenchon au siège de LFI, en interview pour LVSL.
Jean-Luc Mélenchon au siège de LFI | © LVSL

LVSL – Vous proposez une définition du peuple qui s’écarte de la stratégie populiste défendue par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, qui s’appuient pourtant sur une conception culturelle de la bataille politique. Comment expliquez-vous ce décalage ?

J.-L. M. – Vous avez raison de pointer des différences. Le débat théorique en a besoin. Ce décalage a donné lieu à des discussions avec les intéressés et à l’égard desquels je conserve le plus profond respect. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, rappelons-le, ont réhabilité l’antagonisme comme fondement de la démocratie. Ceci peut vous paraître banal mais ne l’a pas toujours été : j’ai connu l’époque où le consensus faisait figure de parangon et d’aboutissement d’une société démocratique. Tout le monde se réclamait du consensus et par les méthodes les plus extravagantes. Je me souviens à cet égard d’une phrase de Michel Rocard disant : « Nous n’avons aucune légitimité à vouloir quelque chose de différent de la majorité des Français » – soit la fin de toute politique, ou sa réduction à un pur marché d’influence. La stratégie de la conflictualité est aussi vieille que le mouvement ouvrier. Il proclamait que la conscience se forme dans la lutte. Laclau et Mouffe ont réhabilité cette idée ancienne et pour autant essentielle.

Mais la conflictualité ne suffit pas pour définir le « eux » et le « nous » qui structurent la société. Il faut analyser leur contenu social. Spontanément, dans l’usine, dans l’entreprise, dans la société il existe un « eux » et un « nous ». La bataille idéologique, pour les dominants, consiste à confondre les deux pour les englober dans un « nous » absolu. Historiquement, la négation de la lutte sociale s’est matérialisée sous la forme du corporatisme. Par la force des choses, vous le savez bien, cela débouche sur le fascisme. Pourquoi ? Parce que la conflictualité sociale est immaîtrisable. La seule manière de la maîtriser, c’est par la force. Ce que vous ne parvenez plus à obtenir par l’idéologie religieuse, le discours politique ou l’abrutissement publicitaire, ne peut s’imposer autrement que par la force.

Plus prosaïquement, dans les années 1980 et 1990, c’est au nom de « l’esprit d’entreprise » que l’on a cherché à gommer ces antagonismes. Mais qui sont les antagonistes de ce conflit ? Pour un matérialiste, l’antagonisme est social et il s’articule autour de la domination sur les fonctions essentielles de la vie humaine. Elles définissent non pas une nature humaine, mais une condition humaine. On trouve cette thèse au fondement de la pensée marxiste, selon laquelle chacun doit continuellement produire et reproduire son existence matérielle. Cet exercice advient toujours dans des conditions socialement et culturellement déterminées, liées notamment au niveau de développement technique. Je reprends cette base d’analyse. Mais je l’élargis : l’antagonisme n’est pas limité aux travailleurs, il est étendu à toute la société. En effet, on y retrouve des gens qui ne produisent pas : les retraités, les étudiants, les handicapés qui ne peuvent être salariés, les chômeurs, etc. Mais aujourd’hui, pour produire et reproduire leur existence matérielle, tous les êtres humains doivent passer par des réseaux collectifs. Le mot réseau, seul, est insatisfaisant sans cet adjectif. Par « collectif », je désigne le mode de distribution des essentiels du quotidien : le gaz, l’électricité, l’eau, la rue pour circuler, etc. Par extension, la division du travail accouche d’une internationalisation des réseaux, qui tend à unifier le mode de production capitaliste autour de leur utilisation dans une nouvelle organisation de l’espace pour la production en réseau : c’est « la mondialisation ».

« C’est ainsi que l’on a défini le peuple en tant que protagoniste social, en le situant dans une relation sociale de dépendance au capitalisme. »

Ce point est très important parce qu’il nous permet de définir le moyen par lequel s’opère la domination, s’instituent les protagonistes et apparaissent les solutions.  D’un côté, les protagonistes, ce sont évidemment tous ceux qui ont besoin de ces réseaux. De l’autre se trouvent ceux qui se les sont appropriés et en commandent l’accès. Ils introduisent ainsi un rapport social de domination. Pensons simplement à quelqu’un qui n’aurait pas accès à l’eau car il n’aurait pas payé sa facture. Le concept marxiste d’aliénation du travailleur, privé du produit de son travail, s’exprime dans cette circonstance avec une violence bien supérieure, puisqu’un être humain est constitué par ses besoins. Privé du moyen de satisfaire ses besoins essentiels c’est être exclu de soi-même. C’est ainsi que l’on a défini le peuple en tant que protagoniste social, en le situant dans une relation sociale de dépendance au capitalisme. On substitue aux anciennes oppositions entre esclaves et maîtres, serfs et seigneurs, prolétaires et bourgeois, les catégories de peuple et d’oligarchie. Cette dichotomie n’est pas contradictoire avec une vision marxiste de lutte des classes : il s’agit au contraire d’une extension de l’enjeu de la lutte de classe à tous les champs du réel.

Pour saisir cela, il faut mesurer à quel point le capitalisme a envahi l’ensemble des sphères de l’existence. Prenons un exemple simple : l’eau. Dans les cours d’économie marxiste donnés auparavant aux militants, pour distinguer valeur d’usage de valeur d’échange et fournir l’exemple d’un bien qui possédait l’une mais pas l’autre (qui était utile mais n’était pas marchandisable), l’exemple de l’eau revenait immanquablement. Que l’eau puisse devenir marchandise pour tous et acquérir une valeur d’échange était alors la dernière idée capable de venir à l’esprit. Évidemment ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Voilà la notion qui nous permet de trouver le nœud du mode de production capitaliste : les réseaux permettent de satisfaire les besoins et d’en créer. Par la création des besoins et leur mise en réseau, un dressage collectif s’opère. C’est ce que j’aborde dans mon livre : nous considérons à tort que les machines nous aident seulement à réaliser la satisfaction de nos besoins, en réalité elles nous en suggèrent. Nous sommes enfermés dans les choix qu’elles nous proposent, lesquels résultent de l’ensemble des données que nous avons produites, qui sont collectées puis analysées. Ce circuit peut apparaître comme une extension du domaine de l’expression des désirs, ce n’en est qu’un triste rétrécissement. Ici, nous marquons une divergence nette entre le marxisme traditionnel et le nôtre. La thèse de Razmig Keucheyan sur les besoins artificiels est à cet égard tout à fait convaincante : le capitalisme n’a pas seulement besoin d’accélérer son rythme fondamental, il doit créer de nouveaux besoins pour étendre son champ d’accumulation et perdurer. Je parle cependant de « besoins superficiels » car ils participent à la satisfaction de nos désirs mais ne sont pas essentiels à notre existence. Ce processus implique d’analyser l’ensemble de la production sociale, à la fois sur l’espace et le temps mais aussi dans la création de nos besoins et de nos désirs, c’est-à-dire la production sociale de la condition humaine elle-même.

Cette mise en perspective nous a ainsi permis de distinguer que les sources d’accumulation du capital n’étaient pas exclusivement réservées à l’exploitation dans la production. Autrement dit, si nous nous plaçons dans une perspective marxiste, il ne s’agit pas simplement de faire travailler des gens gratuitement – c’est-à-dire qu’on ne rémunère pas leur travail à sa juste valeur. Ce qui rend possible l’accumulation, c’est non seulement l’accaparement de la survaleur, mais aussi et surtout l’accès aux réseaux pour réaliser l’accumulation. La contribution de Cédric Durand est à cet égard essentielle, elle rend intelligible ce qu’est le mode de prédation actuel du capitalisme. Selon Durand, une logique tributaire conditionne l’accès aux réseaux collectifs immatériels : nous avons remplacé les péages d’anciens régime par les GAFAM, hors de tout contrôle politique, et vis-à-vis desquels nous sommes redevables d’un tribut constant. Cette logique rejaillit dans l’ensemble du mode de production et se conjugue avec d’autres types de prédation plus anciens, comme en atteste la privatisation de biens communs et des services publics aux quatre coins de la planète.

Je m’inscris donc dans la logique du matérialisme historique. Le capitalisme n’est pas une entité anhistorique. Puisque le capitalisme évolue, il faut l’analyser et reconnaître que nous sommes désormais soumis à sa logique tributaire devenue centrale dans le processus de l’accumulation. Discerner une nouvelle étape dans l’évolution de notre mode de production ne signifie pas pour autant nier les précédentes et c’est ce que j’ai cherché à faire par la réflexion théorique que je propose dans ce livre.

LVSL – Comment concilier la lutte pour l’accès aux réseaux collectifs que vous décrivez et l’hégémonie actuelle de ceux qui en ont la gestion dans une logique tributaire ? Pour le dire autrement, peut-on y parvenir sans assumer une part de protectionnisme ?

J.-L. M. – L’accès à un réseau ne dépend pas nécessairement de la domination qui s’exerce sur ce dernier à l’échelle internationale. Vous n’avez cependant pas tort de dire que tel peut être le cas. Prenons l’exemple du gaz russe : quelqu’un, dans le camp occidental, a fait exploser Nord Stream 2 [NDLR : selon plusieurs médias américains, un officier ukrainien serait à l’origine de l’attentat ; auparavant, le journaliste d’enquête Seymour Hersh avait accusé les États-Unis à partir d’une source interne aux services américains]. Heureuse coïncidence : ce réseau a sauté précisément lorsqu’un autre entrait en fonction en Europe, issu de l’autre côté de l’Atlantique, par l’approvisionnement du GNL états-unien en Europe. Intéressante synchronie à observer ! Vous avez donc raison de dire que si l’on parle d’un réseau, sa totalité est en cause.

Il y a cependant une autre réalité, c’est le rapport de force. Si quelqu’un tente de me déconnecter d’un réseau, pourquoi ne pourrais-je pas répondre ? Je ne parle pas ici au niveau individuel, mais bien à celui d’États-nations. L’essentiel des réseaux de câbles sous-marins transitent par la France. Le temps d’en construire ailleurs, nous sommes en mesure de nous en servir pour exercer une contre-pression sur un pays qui nous menacerait. Cette option ne doit être pas être exclue. Elle s’ajoute au protectionnisme de manière plus traditionnelle à l’échelle régionale ou nationale. 

En parallèle, il est parfaitement possible de mettre à l’ordre du jour la propriété collective universelle de certains biens communs et donc de certains réseaux. Ou bien la question d’un droit international garantissant au besoin par la force l’accès aux réseaux. On vient de voir à Gaza comment la coupure de l’accès aux réseaux est devenue une arme de guerre terrifiante. Dans mon livre, je m’attarde sur la question de l’accès au savoir, désormais cruciale. Aujourd’hui, le néolibéralisme fonctionne comme un obscurantisme : par sa logique tributaire, il rend payant l’accès à la connaissance là où la gratuité prévalait jusqu’alors. Or, les savoirs fondamentaux permettent l’élargissement de la réflexion collective et nous dépendons directement de leurs découvertes. C’est le cas dans la médecine. Mettre ces savoirs en commun par la numérisation constitue, pour moi, un des enjeux du XXIème siècle pour l’intérêt général humain.

Le livre consacre une partie à démontrer le rapport entre fluctuation du nombre et accumulation du savoir. Je me suis attardé sur ce lien, pour voir s’il était efficient dans tous les cas, y compris pour les domaines qui paraissaient les plus éloignés. Spontanément, on peut douter de la pertinence de cette idée : une assemblée d’imbéciles, peut-on penser, n’accouche pas d’un résultat intelligent. Le bon sens semble indiquer qu’il n’y a pas de rapport entre le nombre des personnes impliquées dans une discussion et la qualité de la conclusion. Pourtant, il y en a un. Je propose à cet égard une démonstration tirée non pas de mes propres réflexions, mais d’articles scientifiques sur l’exemple de sociétés confrontées à un rétrécissement démographique ou à un tarissement des échanges. Elles ont alors perdu les prérequis de l’utilisation de certains outils. Ainsi lorsqu’une tribu s’est trouvée séparée du continent australien : cette société a régressé par rapport au grand nombre. Et c’est tout à fait explicable. Dans ces tribus de Tasmanie, de tradition orale, lorsqu’un problème – médical, par exemple – surgissait, la probabilité que quelqu’un en découvre la cause et le remède s’accroissait dans la même proportion que ses membres. En effet, plus ses habitants étaient nombreux, plus la probabilité pour que l’un d’entre eux effectue un acte absurde, aux conséquences heureuses et inattendues, augmentait. La découverte fortuite joue un rôle extrêmement important dans l’accumulation des connaissances humaines – n’en déplaise à quelques chers professeurs !

« Aujourd’hui, le néolibéralisme fonctionne comme un obscurantisme. »

Cela me permet, dans mon livre, de parler de savoir cumulatif, entendu comme conséquence de l’élargissement de certains moyens de communication et d’échange. J’introduis à ce titre un concept récupéré à un chimiste soviétique du nom de Vladimir Vernadski : la noosphère. C’était un grand chimiste, et nous lui devons également le concept de biosphère : puisque tout corps est constitué de propriétés chimiques, et se caractérise par des échanges chimiques avec les autres corps, estimait-il, nous vivons dans une biosphère. De la même manière, il invente le concept de noosphère : la « sphère de l’esprit ». Cette noosphère m’est parvenue par des voies nullement soviétiques, puisque c’est en lisant Pierre Teilhard de Chardin que j’en ai fait la découverte.

L’idée d’une intelligence universelle, liée au savoir des êtres humains ne pouvait pas être envisagée concrètement à l’époque de ces deux auteurs, parce qu’elle n’avait aucune réalité matérielle. Il a fallu 2800 ans pour que la technique de la fabrication des pots de fer parvienne de l’Asie Mineure jusqu’aux côtes landaises, en France. Aujourd’hui, la diffusion de ce savoir prendrait deux minutes et, avec une imprimante 3D, la conception de cet objet prendrait une heure. Mais gardez à l’esprit que lorsque le concept de noosphère me tombe entre les mains, il est purement métaphysique au sens fondamental du terme : il n’a pas de réalité physique. La noosphère fait figure d’analogie des interactions de la communauté humaine en matière de connaissances et permet de saisir la conséquence introduite par la révolution numérique et l’accélération de la diffusion du savoir.

Le problème de cette noosphère globalisée est que nous sommes désormais tous dans la situation de clients vis-à-vis d’algorithmes tels que ChatGPT. C’est la raison pour laquelle j’ai été amené à déclarer que le principal défaut de ChatGPT – comme la plupart des autres IA génératives est d’apprendre en anglais. Contrairement à ce que certains pensent, c’est dans cette langue qu’elle apprend et qu’elle perfectionne son savoir en grande majorité : c’est-à-dire dans une seule langue, avec une seule grammaire et une seule syntaxe. En France, sur le plateau d’Orsay, nos chercheurs ont inventé un système similaire du nom de Bloom et qui fonctionne avec un supercalculateur : il apprend en quarante-six langues. Cela ne signifie pas seulement une multiplicité d’entrées possibles pour répondre aux questions posées, mais des schèmes probabilistes totalement différents en raison de la diversité initiale des matrices de l’apprentissage par cette IA. Par cet exemple, j’illustre le risque d’homogénéisation de la noosphère à l’ère actuelle. Nous devons y prendre garde, car il ne s’agit pas uniquement de réflexions spécieuses sur les dernières avancées technologiques. La nature même de notre rapport au savoir est en jeu.

Jean-Luc Mélenchon au siège de LFI, en interview pour LVSL.
Jean-Luc Mélenchon au siège de LFI | © LVSL

LVSL – Parlons pour finir de la NUPES. Vous avez choisi une stratégie d’union de la gauche lors des dernières élections législatives, ce qui n’allait pas nécessairement de soi compte tenu de vos prises de position passées. Considérez-vous que cette alliance soit toujours pertinente à l’approche des prochains scrutins ?

J.-L. M. – Pour comprendre ce dont il question, il faut là aussi revenir en arrière. La réflexion stratégique, l’examen des faits et la connaissance des réalités matérielles dans le monde montrait qu’aussi longtemps qu’une force organisée domine, son programme domine également. À la chute du bloc soviétique, la social-démocratie a pris le devant de la scène partout en Europe. Par le privilège de mon âge, j’ai pu participer à trois congrès de l’Internationale socialiste après la chute de l’URSS. Tout un tas de gens se sont mis à y affluer en voulant se positionner comme progressistes, fervents opposants à la barbarie montante, et ont embrassé l’idéal social-libéral. Il y avait dans ces réunions aussi bien des membres du M19, un mouvement de guérilla colombienne, que le Parti révolutionnaire institutionnel du Mexique, profondément corrompu. Mais aussi le Parti socialiste polonais issu de la fameuse « Tendance Béton » du Parti communiste du pays, qui arborait désormais les plus magnifiques habits des libéraux. Leur logique sociale-démocrate restait la même : si le capitalisme se porte bien, pourquoi le combattre ? Il suffira d’obtenir des arrangements même maigres pour les travailleurs et, progressivement, les inégalités se réduiront.

Cette même vision stratégique avait en partie fonctionné au début du XXe siècle en prenant appui sur la peur à l’égard de l’URSS. Le rapport de force aujourd’hui s’est depuis profondément dégradé par la situation environnementale et la crise écologique. Comment continuer à promouvoir une stratégie politique fondée sur la redistribution des fruits de la croissance sans envisager un seul instant les méfaits que produit cette même croissance et son absurdité dans un monde fini ? Le logiciel social-démocrate n’est pas mort en raison de son absence de cohérence ou de son manque d’ambition politique, il n’est tout simplement plus adapté à la situation. Dès lors, la première étape a consisté à démontrer le caractère inopérant de cette stratégie. Mais tant que nous ne l’avions pas prouvé par les urnes, cela n’était pas suffisant car le logiciel social-démocrate est intrinsèquement lié au développement du capitalisme.

Pour comprendre, en réponse, la diffusion de notre stratégie, il faut également avoir à l’esprit un certain nombre d’étapes intermédiaires. Une fois le bloc soviétique tombé, une première vague est apparue à l’Ouest, chez nos camarades latino-américains, au forum de Porto Alegre. La plus grosse organisation présente était alors le Parti des Travailleurs du Brésil. Il a servi de modèle, se structurant en premier lieu comme un front et ensuite en tant que parti. Avant cela, le Frente Amplio en Uruguay avait mis 40 ans pour accéder au pouvoir mais, par la stratégie du front commun, avait également alimenté les réflexions de chacun. La technique du PT brésilien s’est ensuite importée en Europe, certains s’arrêtant cependant à l’étape du front commun comme en France avec le Front de gauche. Mais ailleurs Izquierda Unida en Espagne, Syriza en Grèce puis Die Linke en Allemagne ont fusionné des partis divers en une organisation unique.

Pourquoi être passé à un autre type de structure ? Nous avions obtenu en 2012 un score à deux chiffres qui aurait dû être suffisant pour justifier le passage à une organisation commune et pourtant, dès le scrutin suivant, celui des municipales, les socialistes préviennent les communistes qu’il ne saurait en être ainsi. Pour obtenir le sorpasso, le dépassement de la domination du PSOE rêvé par Podemos, il faut accepter le clivage et la rupture radicale. Voilà pourquoi nous décidons d’articuler notre stratégie à une vision complète de la société qui assure la charpente théorique de notre conflictualité afin de guider notre action. Ceux qui m’en font le reproche aujourd’hui ont sans doute oublié les origines de tout cela et, dans un certain sens, l’origine de la stratégie de la conflictualité dans notre camp. Tout le mouvement ouvrier s’est organisé par la lutte. Sans lutte, pas de conscience de classe et sans conscience de classe, il n’y a jamais de lutte victorieuse disait-on.  

Nous poursuivons alors la ligne du mouvement insoumis : articuler l’ensemble des demandes populaires transversales pour unifier le peuple. Rien de tout cela n’a été improvisé, cela résulte d’une stratégie et d’une réflexion théorique longuement construite. La victoire se fait toujours avec une majorité dans le peuple. Comment y parvenir ? En mettant à nu, partout et tout le temps, la relation de domination à toutes les strates de la société entre « eux et nous ». Une fois préparés à mettre en œuvre cette stratégie de la conflictualité, il était possible de faire le sorpasso. Nous l’avons fait, par la force du nombre, par l’attention portée aux luttes de chacun, par la reconnaissance des gens à travers le concept d’insoumission.

En utilisant la puissance du matraquage médiatique contre nous comme autant de situations d’éducation populaire nous gagnons pan par pan la sympathie des milieux populaires. La force de l’insoumission tient précisément dans le fait qu’elle suscite des identifications très larges, des anarchistes aux écologistes militants en passant par des anciens de la gauche, communistes et socialistes, des trotskistes et des républicains patriotes, mais aussi dans le renouveau que nous avons apporté à l’idée de République, placée au cœur du projet Insoumis. La chose commune contre l’intérêt privé, ce socle est le cœur de toute action. Par sa nature profonde, le projet républicain fait obstacle au libéralisme actuel. L’objectif de sixième république que je porte depuis 1992 concentre cette vision de l’auto-organisation des citoyens pour faire face aux nouveaux défis de notre temps.  

« La chose commune contre l’intérêt privé, ce socle est le cœur de toute action. Par sa nature profonde, le projet républicain fait obstacle au libéralisme actuel. »

L’Union populaire n’est donc pas une erreur d’aiguillage ou une sortie ratée dans notre chemin vers la victoire. Unir le peuple, ce n’est pas une tactique, mais une stratégie au sens profond du terme. Dans l’ancien temps, les partis d’avant-garde formulaient eux aussi l’union du peuple de France. Les communistes l’ont sans doute oublié depuis. Mais cette union était d’abord celle de la classe ouvrière, qui devait ensuite entraîner les autres forces populaires. Ici, c’est l’inverse, nous cherchons d’abord à unir le peuple dans sa diversité, à refuser ce qui peut produire de la division en son sein. Il faut travailler d’arrache-pied à construire une identité commune, à réparer plutôt que diviser. Il faut cliver pour rassembler chaque fois que c’est nécessaire. Concrètement on ne peut rassembler sans l’objectif de la retraite a 60 ans ou l’abrogation de la loi « permis de tuer » qui a engendré la multiplication par cinq des morts sous tirs policiers. 

C’est pour cette raison que nous luttons d’abord et avant tout contre toutes les formes de racisme, tout ce qui relève de la phobie, de la peur et de la haine de l’autre pour quelque motif que ce soit, car elles permettent l’installation d’une société fragmentée, profondément divisée à laquelle nos adversaires ont tout intérêt. Ce constat est établi sur les faits et les conséquences du développement du néolibéralisme dans notre pays, en grande partie construit par l’importation d’une classe ouvrière immigrée, sous-payée et mal considérée. Qualifier cette partie de la population de racisée n’est pas leur faire l’ultime affront de considérer qu’il existe encore des races, mais reconnaître une division fondée sur un mépris essentialisé auquel les dominants ont intérêt. De fait, il en découle une lecture des dominations à l’œuvre dans le monde qui se superposent et s’entrecroisent. Nier cela et reprendre en chœur la peur du mot « intersectionnalité » revient à empêcher de penser et s’opposer à un état de fait. Quiconque a déjà mis un pied sur un piquet de grève ces vingt dernières années a pu l’observer et refuser de voir que les travailleurs concernés paient double le prix de leurs discriminations se traduit par leur abandon ou ne considérer qu’une partie du problème qu’ils affrontent. La lutte pour l’unité populaire passe évidemment par l’unité de la classe ouvrière et le combat contre les racismes qui la frappe.

Mais l’arme du racisme s’adosse désormais sur une vision globale du monde : le choc des civilisations. Cette thèse défendue initialement par Samuel Huntington et l’officialité des États-Unis aussi bien des « démocrates » que des « républicains » n’a pas de sens. Le monde serait divisé en civilisations concurrentes, chacune appuyée sur une culture et toute culture sur une religion. Sous prétexte de décrire la réalité, elle tente de la remodeler à coups de burin, assimilant, en passant, les Chinois aux islamistes et repeignant, de l’autre, les Japonais en Occidentaux. Tout cela serait navrant si ce n’était pas profondément dangereux. Pourtant nous en voyons très concrètement les effets dans le conflit actuel au Moyen-Orient et les soutiens inconditionnels à la politique de M. Netanyahu. De la même manière, cette théorie permet d’oblitérer le réel en reléguant à l’oubli le fait que la majorité des victimes d’attentats islamistes dans le monde sont des musulmans. Certains refusent de voir que les propos tenus par les dominants sont fondés sur cette vision du monde à laquelle nous nous opposons. Voilà pourquoi nous devons plus que jamais tenir la tranchée face à toute les formes de racisme et notamment l’islamophobie, entendue comme peur irrationnelle du musulman en tant que musulman. Cela ne nie nullement l’existence de courants radicaux au sein de l’Islam, tout comme dans le judaïsme, le christianisme ou chez les bouddhistes. Il serait absurde de nier cette réalité, mais entériner ce principe et lui accorder une valeur essentielle en faisant de tout musulman un dangereux en puissance c’est reconnaître irrémédiablement le prétendu « choc des civilisations ». Au quotidien cela consiste à infliger un mépris et d’insupportables violences morales et policières à des millions de gens. Utiliser un chausse-pied pour tenter de faire rentrer la réalité dans ce moule n’y changera rien. Les plus de 126 pays qui ont aujourd’hui un différend relatif à une frontière ne l’ont certainement pas selon un schéma réducteur et restrictif d’un universitaire nord-américain de la fin des années 1990. Contrairement à bon nombre d’autres pays, en France les Insoumis sont trop seuls à tenir la ligne de résistance face aux tenants de cette théorie nauséabonde du choc des civilisations.

La marche contre l’antisémitisme organisée à Paris le 12 novembre 2023 a marqué un tournant dans la banalisation de cette lecture du monde. Il y a été accepté de défiler avec l’extrême-droite, pourtant héritière en ligne directe de l’antisémitisme qui a meurtri notre nation. Plutôt que de permettre les conditions d’un rassemblement large, qui fédère l’ensemble de notre peuple contre les violences antisémites, ses organisateurs ont préféré lever la peine d’indignité nationale qui frappait l’extrême droite depuis la Libération. Avec le projet de constituer un Front républicain sans limite à droite dont le ciment serait le rejet des Insoumis. Il en va de même pour ceux qui fragilisent la voix historique de la France en se faisant les soutiens inconditionnels du gouvernement Netanyahu responsable des crimes commis contre la population civile de Gaza. Il ne peut y avoir d’équivoque lorsqu’il s’agit de refuser la barbarie de part et d’autre d’un conflit. C’est à la fois la liberté permise par la doctrine non-alignée et le moyen le plus sûr d’empêcher le transfert du conflit au Proche-Orient dans notre pays au motif de choc des civilisations. Voilà pourquoi, nous, les Insoumis nous nous faisons le devoir de représenter, aujourd’hui comme toujours, les premiers concernés par la haine, qu’elle soit antisémite ou d’une quelconque autre forme de racisme.

Du point de vue de l’Union populaire quelle est notre stratégie dans le contexte ? Tenir la position non-alignée tant pour l’application du droit international et la répression des crimes commis que pour obtenir une solution politique. Sur cette ligne l’unité populaire est possible. Tout doit être fait pour empêcher que le conflit politique ne passe sur le terrain religieux. Il faut unir le peuple en toutes circonstances et construire une frontière claire face à l’oligarchie, ses partis et ses supplétifs. Je l’ai déjà dit par le passé, à la fin le choix sera entre nous et le Rassemblement national. Nous y sommes. Les digues cèdent les unes après les autres. La droite traditionnelle a signé son arrêt de mort en acceptant d’être la remorque du RN sur tout sujet. La macronie a elle aussi mis aussi le doigt dans l’engrenage. En revanche de notre côté, contre vents et marées, j’estime que nous avons fait notre part. Sans nous, la gauche n’aurait aujourd’hui plus aucun droit de cité face à l’extrême-droite et nous connaîtrions la décrépitude qu’endure l’Italie.

Voilà à partir d’un exemple concret les principaux éléments pour comprendre comment la stratégie de l’Union populaire, en réalité, ne se confond pas et ne se limite pas à l’union politique et électorale qui peut intervenir lors d’une élection. Ce qui vient de se passer a disqualifié la « gauche d’avant » dans d’amples secteurs populaires. Et ses dirigeants sont absorbés par une volonté d’identification partisane puérile et irresponsable. Notre rôle consiste précisément à ne pas abandonner tous ces gens dans leur diversité. Plutôt que de bavarder, nous agissons. Par les caravanes populaires dans les quartiers populaires comme dans les zones rurales, sur les piquets de grève et par les contributions financières aux luttes. Lors des dernières législatives, il nous manquait deux points de participation pour changer complètement la carte des circonscriptions à gauche et nous pouvions avoir la majorité absolue. Ces points manquants, il faut désormais aller les chercher parmi les abstentionnistes, parmi ceux qui doutent et souffrent de la misère dans laquelle ils sont plongés sans recours.

D’une union politique et tactique, dont nous avons créé les conditions, les autres membres de la NUPES ont acté la destruction sans jamais bien sûr l’assumer. Ils ne cessent d’invoquer des désaccords mais sans les pointer précisément. À la fin, ce sont eux qui nous excluent des listes aux sénatoriales et aux européennes, alors même que nous leur donnions la tête de liste. Ils renient le programme qu’ils ont pourtant signé et soutiennent les campagnes de dénigrements des membres du gouvernement contre nous et bien sûr contre moi. J’insiste cependant, il peut y avoir une contradiction entre l’union politique sur le plan électoral et l’Union populaire comme stratégie si les composantes de l’union politique tiennent des positions qui divisent le peuple. Notre priorité est de vouloir fédérer le peuple. La clef de cette affaire est la rupture avec le système, car c’est elle qui donne chaque fois le moyen de l’union à la base. Et cette contradiction avait été réglée par le score que nous avons obtenu face au leur, que, par courtoisie, j’omets de rappeler ici. En désavouant publiquement leurs engagements et en reniant l’accord programmatique que nous avions établi, ils ne font que rappeler une nouvelle fois le peu d’importance qu’ils accordent à ce qu’ils prétendent défendre.

« J’insiste cependant, il peut y avoir une contradiction entre l’union politique sur le plan électoral et l’Union populaire comme stratégie si les composantes de l’union politique tiennent des positions qui divisent le peuple. »

Nous lutterons de toutes nos forces contre ceux qui veulent imposer le choc des civilisations dans notre pays. Pour que cela soit bien clair pour chacun et puisqu’il faut désormais rappeler des évidences, notre grille de lecture est celle du conflit du peuple contre l’oligarchie, sous toutes ses formes. À ceux qui se drapent dans la laïcité pour en faire un athéisme d’État et l’utilisent comme porte-étendard de leur idéologie nauséabonde, nous tenons le fil de ses pères : elle a toujours consisté en la séparation des cultes et de l’État, laissant les premiers dans la sphère privée. Et ce n’est pas une mince affaire. Par-là, elle consacre l’essence même de la loi républicaine, qui ouvre des libertés par la création de droits en faveur de l’intérêt général. Le droit au suicide assisté tout comme le droit à l’avortement n’ont et ne seront jamais des obligations ou des interdictions d’une autre manière de vivre. La République ne dresse pas la liste de ce qui est permis, elle définit le cadre dans lequel la liberté s’exerce. Voilà ce que devraient faire comprendre à leurs électeurs tous ceux qui se parent de bonnes intentions tout en marchant avec l’extrême-droite et transforment désormais le combat contre l’antisémitisme et le racisme en lutte sectorielle et politicienne alors que c’est le socle commun de notre modèle républicain.

Jean-Luc Mélenchon au siège de LFI, en interview pour LVSL.

L’union populaire sera toujours notre objectif et sa forme politique restera ouverte à ceux qui y sont favorables. En dehors des aléas politiciens qui dépendent des intérêts de chacun en fonction de l’approche de tel ou tel scrutin, la plus grande difficulté de la gauche concerne d’abord la conjonction avec le mouvement social. Pourquoi cela n’a-t-il pas pu avoir lieu lors de la dernière bataille des retraites ? Je le regrette profondément. La convergence des luttes est rendue plus difficile par la divergence de ses cadres d’action. À cet égard, la fin de l’intersyndicale proclamée il y a quelques jours fait l’économie du bilan de l’échec que constitue la lutte contre la retraite à 64 ans et du rôle de la soi-disant séparation des tâches entre politique et syndicats lors d’une lutte commune. C’est la grande question devant nous. En dehors des salons mondains et des salles de rédaction, il nous faut construire, sur le temps long, des passerelles dans l’ensemble des secteurs qui luttent et se battent pour l’amélioration des conditions de vie du plus grand nombre. C’est une nécessité et, sans se mettre à leur service ensemble et dans le respect mutuel, nous ne pouvons pas sortir victorieux et recréer du lien là où le néolibéralisme a tenté de l’anéantir. Malgré les critiques, les reproches, les mauvais coups, nous n’avons jamais cessé de travailler à ces liens et ne cesserons de le faire. Des soleils passent, s’éteignent parfois, mais, par la lutte, se rallument toujours.

Quelle révolution l’art peut-il produire ?

À l’automne dernier, des activistes du collectif « Just Stop Oil » aspergeaient de soupe Les Tournesols de Vincent Van Gogh, exposé à la National Gallery de Londres, en signe de protestation contre l’inaction climatique. Quelques jours plus tard, au Musée Barberini à Potsdam, deux autres militants projetaient de la purée sur Les Meules de Monet. Ces actions fortement médiatisées avaient suscité de vifs débats, entre les partisans d’un art sanctuarisé et ceux revendiquant son utilisation au service de la cause climatique. Est-il utile et juste de détruire, même de manière factice, une œuvre d’art pour rendre visible l’urgence climatique ? Les relations entre l’art, la vie et le politique sont en réalité plus complexes que ne le suggère ce questionnement utilitaire. En effet, la création artistique peut effectuer ce que le sociologue Pierre Bourdieu nomme, dans son livre sur le peintre Édouard Manet, une « révolution symbolique » : transformer les catégories mêmes à travers lesquelles le réel est perçu et révéler des possibilités de l’existence individuelle et collective.

Pour une sociologie des révolutions symboliques

Le travail du sociologue Pierre Bourdieu peut nous éclairer sur deux aspects. Tout d’abord, au sujet du rapport à l’art construit à travers les musées, comme autant de lieux de reproduction des inégalités sociales où risque de se creuser un fossé entre expérience vécue et appréciation artistique légitime. Dans son livre L’amour de l’art (1979), il s’essaie notamment à penser les liens entre les institutions muséales, comme gardiennes des œuvres de la « culture légitime » et les structures de domination économiques et sociales. Alors que les musées semblent être ouverts à tous, et que des politiques de démocratisation de ces institutions en permettent une visite relativement peu coûteuse, Bourdieu et son équipe réalisent une enquête en interrogeant les visiteurs à leur sortie de l’institution. Ils constatent ainsi que la grande majorité des visiteurs sont issus des classes dominantes. De plus, il remarque que le temps passé devant une œuvre mais aussi la façon de l’aborder diffère considérablement en fonction de la classe sociale. Il montre ainsi les formes d’intimidation que ces institutions provoquent et qui révèlent les inégalité en termes de « capital culturel ».

La création artistique peut néanmoins aller à l’encontre de ces barrières sociales – les artistes se construisant parfois en rupture avec les codes dominants du discours artistique de leur temps. C’est pourquoi, le deuxième aspect du travail de Bourdieu nous invite à considérer l’art comme le lieu de possibles insoupçonnés. Dans son dernier cours au collège de France, consacrée à une analyse détaillée de l’œuvre d’Édouard Manet, Bourdieu explore la notion de « révolution symbolique ». Alors que le peintre est désormais considéré comme un artiste « légitime » par excellence, il semble difficile d’imaginer le scandale qu’ont provoqué ses tableaux au moment de leur première exposition. L’exemple typique est celui du Déjeuner sur l’herbe (1863), aujourd’hui si peu subversif, et canonisé par l’histoire de l’art, qu’il est même représenté sur des boîtes à gâteaux.

Tout dans ce tableau brisait pourtant les codes artistiques établis au dix-neuvième siècle, comme en témoigne le choc des critiques d’art, constituant le « champ culturel » dans lequel le peintre était plongé. Le grand format du tableau, généralement réservé aux sujets de « valeur » comme les scènes épiques ou celles de batailles, était cette fois utilisé pour une scène de vie quotidienne – un pique-nique impliquant des personnages visiblement issus des classes populaires. Manet insère également un modèle nu, probablement une prostituée, qui regarde le spectateur, et trouble sa contemplation passive. Quant à la nature morte, sur le côté gauche du tableau, exécutée cette fois-ci selon les codes en vigueur, elle est interprétée par Bourdieu, comme un clin d’œil du peintre aux critiques, cherchant à signifier qu’il est aussi bien capable de maîtriser les codes de son temps, que de les transgresser.

« Deux siècles plus tard, il n’est toutefois pas certain que le caractère « révolutionnaire » de Manet soit encore perceptible, sinon à travers le regard de cette femme énigmatique, interrogeant par conséquent la postérité des œuvres subversives. »

Bourdieu cherche ainsi à comprendre le geste créatif du peintre et suggère qu’il contribue à transformer les normes du champ artistique, par le décalage qu’il opère entre les attentes du champ social dans lequel il s’inscrit et l’expérience sensible qu’il engage. Deux siècles plus tard, il n’est toutefois pas certain que le caractère « révolutionnaire » de Manet soit encore perceptible, sinon à travers le regard de cette femme énigmatique, interrogeant par conséquent la postérité des œuvres subversives. Pour autant, le rapport de l’artiste à son champ social suffit-il à approcher les enjeux du geste de création ? Il en va peut-être aussi d’une révolte personnelle, pouvant transmettre le courage nécessaire à des créations futures.

De l’artiste au public : révolutionner le quotidien

Qu’en est-il alors de l’expérience qui ramène l’artiste face à la toile ? Il s’agit d’une lutte première, plus ou moins consciente, dont des artistes comme Van Gogh témoignent, et qui se manifeste d’abord dans la relation du peintre avec l’espace de la feuille de papier ou de la toile. Van Gogh écrit ainsi dans une lettre à son frère Théo : « Tu ne sais pas combien il est décourageant de fixer une toile blanche qui dit au peintre : “Tu n’es capable de rien” ; la toile a un regard idiot, et elle fascine certains peintres à tel point qu’ils deviennent eux-mêmes idiots. Beaucoup de peintres ont peur de la toile blanche, mais la toile blanche a peur du peintre véritable, passionné, qui ose – et a surmonté la fascination de ce “tu n’es capable de rien”. »

Van Gogh exprime ici la nécessité de puiser dans une certaine expérience marginale, pour contester réellement les fausses évidences de la vie. Ce sont alors les possibilités d’une « folie » inventive qui surgissent, dont quelque chose sera peut-être communiqué au spectateur. Sa manière de peindre les paysages, les natures mortes, ou encore les objets du quotidien construit un rapport radicalement nouveau au monde, et son travail peut être qualifié de révolutionnaire dans le même sens que celui de Manet. Que le peintre ait d’ailleurs rencontré d’extrêmes difficultés à vendre ses toiles est une preuve supplémentaire des bouleversements artistiques qu’il a occasionnés.

« Sa manière de peindre les paysages, les natures mortes, ou encore les objets du quotidien construit un rapport radicalement nouveau au monde, et son travail peut être qualifié de révolutionnaire dans le même sens que celui de Manet. »

Van Gogh cherchait avant tout à peindre la réalité. Dans une lettre réagissant à un tableau de Gauguin, il déclarait par exemple : « moi, j’adore le vrai, le possible ». Une obstination qui n’est toutefois pas aussi univoque dans les lettres qu’il adresse à son frère Théo, notamment lors de son passage à l’asile de Saint-Remy entre 1989 et 1990. Sa « folie créatrice » y lutte avec sa maladie, tandis que sa clairvoyance semble faire défaut : la portée de son œuvre est minimisée par le peintre, qui ne soupçonne guère son apport à venir pour l’histoire de l’art.

Qu’il s’agisse du temps de la production et de la réception de l’œuvre d’art, de la place de la folie dans l’art, ou du rôle de la traduction du passé dans les œuvres d’art, ces questions se voient renouvelées dans la correspondance entretenue par Van Gogh avec son frère. On y trouve, en quelque sorte, les traces d’une effraction du profondément singulier dans l’histoire de l’art. Effractions qui sont des armes politiques, révélant par leur existence même les énigmes et les illusions de la marchandisation de l’art.

Résister à la marchandisation de l’art

« Qu’est ce qui vaut plus ? L’art ou la vie ? », interpellait Phoebe Plummer, l’une des membres du collectif « Just Stop Oil », juste après avoir aspergé de soupe Les tournesols de Van Gogh. Si la démarche peut être comprise dans le cadre d’une action militante, elle n’en reproduit pas moins une opposition discutable entre « l’art » et « la vie » et l’associe au vocabulaire marchand de la valorisation. Cette opposition avait pourtant été fortement ébranlée au vingtième siècle, dans le sillage des mouvements surréalistes et situationnistes, qui récusaient cette distinction, et n’avaient pas été sans influence sur les révoltes de 1968. « L’art est mort ! Libérons notre vie quotidienne » écrivaient alors les insurgés sur les murs des villes. Les hiérarchies entre les différentes productions créatives étaient ainsi abolies : les arts plastiques, les affiches engagées, le cinéma, le dessin associatif, les jeux comme le cadavre exquis, les œuvres réalisées par des enfants ou encore dans les asiles, tous contribuaient à l’expression artistique, loin des canevas imposés par l’ordre culturel.

Bien que, comme le souligne l’historien de l’art Bruno Nassim Aboudrar, la cible des actions de « Just Stop Oil » n’ait pas été les œuvres en elles-mêmes mais les institutions qui les abritent, il n’en demeure pas moins utile de questionner cet « activisme dans les musées » et les méthodes qu’il emploie. Politiser les lieux culturels – qui risquent de devenir des lieux mémoriels, préservant le passé, sans souci d’un avenir possible – n’est pas une stratégie inintéressante : à condition que le réel qui s’y cherche ne soit pas réductible à une canette de soupe ou à de la purée. Il s’agirait plutôt de reconnaître ce qui se joue dans un geste de création comme celui de Van Gogh, permettant peut-être à d’autres d’en avoir l’audace.

« Politiser les lieux culturels n’est pas une stratégie inintéressante : à condition que le réel qui s’y cherche ne soit pas réductible à une canette de soupe ou à de la purée. »

Car, en mettant l’art et la vie en opposition sur une échelle de valeur (ce qui « vaut le plus »), ces activistes risquent d’être piégés par la logique de marchandisation qu’ils combattent. Phoebe Plummer a d’ailleurs elle-même reconnu dans des interviews réalisées après coup que cette séparation était à nuancer, pensant même son geste comme une sorte d’hommage à Van Gogh et déclarant : « Van Gogh a dit : “Que serait la vie si nous n’avions pas le courage de tenter quoi que ce soit ?” J’aime à penser que Van Gogh serait l’une de ces personnes qui savent que nous devons passer à la désobéissance civile et à l’action directe non violente. »

Une interrogation qui peut faire songer aux œuvres d’art sabotées, qu’illustre par exemple le cas tout à fait particulier de Banksy. En 2018, l’artiste avait en effet partiellement détruit son propre tableau La petite fille au ballon lors d’une vente aux enchères – avec un broyeur à papier caché dans son cadre – au moment où elle était vendue à une collectionneuse européenne pour 1,185 million d’euros. Deux ans plus tard, en décembre 2021, le tableau s’est à nouveau vendu, cette fois, pour 21,8 millions d’euros. Il avait été renommé L’amour dans la poubelle. Comment comprendre alors cette destruction partielle, revendiquée comme une opposition à la marchandisation, mais finalement récupérée par les mécanismes du marché ?

On aurait tort de s’en tenir à cette appréciation contradictoire. Car le sens d’une création est aussi ailleurs, hors de ces dimensions marchandes et symboliques, avec lesquelles les productions artistiques se confrontent continuellement. Ce qui fait art tient, en effet, au combat qui se mène à l’intérieur de structures pour faire advenir des possibles inattendus. Ces éléments inclassables, qui ont affaire avec la relation entre l’art et la vie, se perçoivent particulièrement lorsque des créateurs vont justement à l’encontre des déterminations de l’art, au risque d’être incompris, ignorés ou rejetés. Ainsi l’art authentique commence-t-il peut-être, énigmatiquement, toujours dans les marges.

« L’Histoire Recommence. Les Cahiers du Vent Se Lève » – Entretien avec Laëtitia Riss et Antoine Cargoet

Le 10 septembre dernier, Le Vent Se Lève a publié son premier livre aux Éditions du Cerf : « L’Histoire Recommence. Les Cahiers du Vent Se Lève ». Quelques semaines après sa parution, nous avons interrogé Laëtitia Riss, rédactrice en chef du média, et Antoine Cargoet, directeur de la publication. À cette occasion, nous avons discuté de la démarche ayant amené le média à publier cet ouvrage, ainsi que des concepts présentés en son sein et interprétés à la lumière du temps présent. Nous sommes également revenus sur les évolutions du Vent Se Lève, projet porté par une équipe bénévole qui s’est agrandie au fil de ces quatre dernières années. Entretien réalisé et retranscrit par Roman Perdomo et Lou Plaza.


LVSL – Après quatre années d’existence numérique, pourquoi avoir décidé de publier ces Cahiers du Vent Se Lève et comment voyez-vous l’apport de cette publication papier par rapport au travail du média ? Quelle est la valeur ajoutée de ce format du point de vue des idées ?

Laëtitia Riss – Le format papier était un moyen intéressant de concrétiser tout le travail qui a été fait pendant quatre ans. Une sélection d’articles a été réalisée sous la direction d’Antoine et Lenny, ils sont précédés d’une introduction et d’un avant-propos et visent à mettre en cohérence tout ce que Le Vent Se Lève a fait jusqu’ici. Ces Cahiers sont là pour donner une première idée de l’identité du média et marquent une première étape. Un lecteur qui tombe sur les Cahiers a entre les mains un objet qui rend la ligne du Vent Se Lève plus perceptible que sur le site, où de nombreux articles sont publiés et font plus directement écho à l’actualité.

Antoine Cargoet – Nous avons souhaité sélectionner les papiers les plus à même de dire quelque chose de ce que nous sommes, c’est-à-dire des papiers de fond qui ont fait la marque de fabrique du Vent Se Lève. Nous avons dû effectuer une sélection assez stricte dans la mesure où nous avons retenu un peu moins d’une trentaine d’articles et d’entretiens parmi les 1300 papiers sortis en quatre ans. Ces 30 articles ont été soumis à un travail de réédition, de relecture, et de mise en cohérence afin de dégager a posteriori quelques éléments de doctrine, quelques grandes idées qui ont marqué le travail de ces dernières années. Par ailleurs le format papier permet de créer un objet qui reste.

LVSL – Envisagez-vous d’autres types de publications papier pour aller un peu plus loin ? Quelle serait la prochaine étape ?

L.R. – Il pourrait être intéressant de refaire le même exercice dans quelques années afin de voir les choses qui ont changé, qui ont été ajoutées, s’il y a de nouveaux éléments théoriques. L’avenir politique étant assez incertain ces temps-ci, nous ne sommes pas à l’abri de quelques bouleversements.

Au-delà d’un second volume des Cahiers du Vent Se Lève, il y a quelques personnes dans la rédaction qui ont envie d’écrire. Pierre a sorti un livre (Géomimétisme. Réguler le changement climatique grâce à la nature, Les petits matins, Septembre 2020), Vincent aussi (Podemos par le bas, Arbre bleu éditions, Septembre 2020), donc il y a déjà d’autres livres nés autour du média. Même si ce n’est pas directement Le Vent Se Lève, ces ouvrages sont associés à des personnes qui ont pris une large part dans le projet et qui lui donnent une épaisseur et une expertise. Ce ne sont plus des étudiants qui écrivent un article de temps en temps, ce sont des personnes qui ont évolué avec le projet et qui proposent une voie politique dans le paysage actuel.

A. C. – Ce livre est aussi complété par d’autres formats que nous essayons de développer. Nous avons récemment lancé des podcasts et nous participons à une revue collective qui s’appelle Germinal. Le livre vise, lui, à retracer les évolutions qui ont été les nôtres. Nous avons tous évolué sur les plans intellectuel et politique en quatre ans. Il essaie donc de retracer les débats de ces dernières années, la structure du livre exprime ces évolutions. La première partie retrace nos filiations intellectuelles et historiques : Gramsci, la Révolution française et la théorie populiste. La deuxième aborde plus en détails ce qui fait la consistance exacte de cette ère du populisme dans laquelle on semble être entré avec des cas concrets comme l’Espagne, l’Italie et l’Amérique du Sud. L’on peut y trouver des analyses de mouvements avec lesquels nous sommes d’accord ou pas, avec lesquels nous avons des points en commun, d’autres avec lesquels nous n’avons vraiment rien à voir… Il s’agit tout à la fois d’une approche analytique et normative et d’un travail de traduction et d’importation de certains concepts.

« Au fil du temps ce qui fait notre unité est ressorti, et c’est sans aucun doute la République. Nous avons effectué une sorte de retour aux fondamentaux, à la Révolution française. »

La troisième partie vise à aborder plus précisément la crise des partis, ce qui s’est passé à partir de 2018 avec les exemples de Podemos et de la France insoumise, ce qui s’est aussi passé en Italie et en Amérique latine. Il était intéressant de comprendre comment les partis populistes qui semblaient renouveler les codes politiques ont eu tendance à s’effacer, à se désagréger, et comment certaines forces politiques ont commencé à envisager une certaine relatéralisation à gauche ou à droite, c’est-à-dire une réaffirmation des codes traditionnels de la politique, et ont enterré ce moment populiste, que l’on pensait alors être passé. Il a pourtant puissamment ressurgi ces deux dernières années à la faveur du mouvement des gilets jaunes qui a constitué un moment politique important. Nous traitons plus particulièrement des gilets jaunes dans la quatrième partie, ainsi que de la vague féministe emmenée par Me Too et du mouvement écologiste ; des phénomènes qui ont tous contribué à redéfinir en profondeur le sens commun.

LVSL – Vous venez de résumer le contenu de l’ouvrage. La théorie populiste y occupe une place centrale tout comme le projet républicain. Vous réinterprétez Gramsci, Mouffe et Laclau, les expériences des mouvements populaires d’Europe du Sud et d’Amérique latine, et vous notez certains parallèles et contrastes à l’aune du contexte et de l’histoire politique française. Pourriez-vous revenir sur ce qui fait l’unité de ces idées-là ? Peut-on résumer le corpus doctrinal du Vent Se Lève à une articulation entre populisme et républicanisme à la française ? Serait-ce la synthèse de votre ligne éditoriale ?

A. C. – Nous partons de l’existant dans ce livre, comme nous sommes partis de l’existant quand nous avons commencé en 2016. Nous venons tous de traditions assez diverses au Vent Se Lève. Certains comme Laëtitia et moi avions en commun une culture marxiste, ce n’était pas forcément le cas de tout le monde. Au moment du lancement, nous nous sommes trouvés démunis, dans la mesure où l’horizon intellectuel et politique était relativement vide. On ne pouvait pas se réclamer d’un marxisme orthodoxe en 2016, et l’on ne pouvait pas non plus se revendiquer de la social-démocratie alors que François Hollande était à l’Élysée. C’était assez compliqué de trouver des référents intellectuels et politiques dans cette période.

Par conséquent, nous nous sommes emparés de ce corpus théorique populiste tel qu’il a été conçu par Laclau et Mouffe. Comme nous l’expliquions dans une récent entretien accordé à Marianne TV, ces idées étaient relativement neuves à l’époque en France, elles commençaient seulement à acquérir une certaine visibilité grâce au travail de certains introducteurs tels que Gaël Brustier. Nous avons voulu effectuer ce travail de diffusion, ce travail de fond. Au fur et à mesure, nous nous sommes davantage confrontés au texte et nous avons réinterprété nos propres filiations à l’aune de ce travail sur le corpus de la théorie populiste. Au fil du temps ce qui fait notre unité est ressorti, et c’est sans aucun doute la République. Nous avons effectué une sorte de retour aux fondamentaux, à la Révolution française. C’est assez prégnant dans notre pensée et c’est ce qui nous rassemble peut-être le plus.

L. R. – Il faut garder à l’esprit que le populisme et la République sont deux éléments qui cohabitent, plus qu’ils ne doivent se synthétiser. Nous aurions du mal à le faire sauf à définir le populisme comme une aspiration populaire, et donc renouer avec une certaine idée de la souveraineté populaire comme sous la Révolution. Je crois qu’il faut plutôt savoir reconnaître, distinguer nos influences théoriques et voir ce qu’elles s’apportent. Le républicanisme demeure une très longue tradition qui a son histoire, ses luttes, ses complexités, alors que le populisme est beaucoup plus récent et s’est inscrit dans le moment « post-marxiste » de la fin du XXe siècle. Ce sont deux moments historiques et théoriques très différents et il ne s’agit pas d’essayer de faire du Vent Se Lève une sorte d’organe hybride idéologique.

« Il est important de savoir ce que nous défendons, de maintenir cette défense de la souveraineté populaire et de penser comment incarner cette exigence jusqu’au bout. »

LVSL – Dans certains chapitres, vous revenez sur des expériences populistes récentes, tout en montrant leurs limites, questionnant ainsi un possible dépassement du clivage droite-gauche. En Italie, le M5S a perdu en crédibilité en s’alliant avec l’extrême droite et la social-démocratie. En Espagne, Podemos a dû revenir sur une ligne marquée à gauche pour s’allier avec le PSOE. Les gilets jaunes, plus récemment, se sont opposés à toute tentative de catégorisation et de structuration de leur mouvement. Ces expériences, bien qu’elles s’inscrivent dans des contextes très différents, semblent manquer d’un squelette idéologique qui leur permette de durer dans le temps et de mener un projet de transformation radicale de la société. Le dépassement du clivage droite-gauche ne serait-il pas une limite essentielle à la stratégie populiste ? Ou bien, selon vous, existerait-il une idéologie populiste à part entière et auto-suffisante ?

L. R. – Chantal Mouffe le dit très bien dans son ouvrage Pour un populisme de gauche : le populisme n’est pas une idéologie, ni un programme, mais une stratégie, si on l’accepte dans ce sens-là. Le populisme en tant que tel n’est pas auto-suffisant. À ses débuts, LVSL ne souhaitait pas défendre le populisme pour en faire une matrice ou un horizon. Il s’agissait plutôt de le questionner à un moment où il était apparu sur l’échiquier politique et où l’utilisation de ce terme était avant tout une manière de disqualifier toute contestation.

« Nous devons être capables d’avoir ces réflexions sur le populisme et sur la gauche de manière parallèle. »

Dans la rédaction, les débats sur les finalités et les manquements de ce que Laclau et Mouffe théorisent sont nombreux et la question du clivage gauche-droite peut diviser entre nous. Personnellement, je n’abandonne pas totalement la question de la matrice « gauche ». La gauche a une histoire très longue, nous pouvons y trouver des signifiants, des inspirations programmatiques et idéologiques concernant les exigences de dignité, de juste travail, de combat pour l’émancipation, ou de lutte contre le capitalisme dans un sens marxiste. Il est difficile de s’en défaire, au risque sinon de faire preuve d’amnésie historique. Nous devons être capables d’avoir ces réflexions sur le populisme et sur la gauche de manière parallèle, c’est à mon avis le plus important.

A. C. – Cette question en soulève une autre, celle de la forme mouvement. Vous avez mentionné le cas du M5S : il est certes massif, mais peu structuré, et fonctionne sur un flou artistique pour arriver au pouvoir en alliance avec la Lega. Il se fait par la suite rapidement dépasser : la Lega contient le M5S et reprend ses positions. Avec sa structure et sa cohérence programmatique, la Lega arrive à mettre en défaut son partenaire. C’est une problématique que l’on retrouve dans de nombreux mouvements populistes, lesquels sont caractérisés par une certaine fluidité, une déstabilisation permanente des identités politiques, la reconstruction de celles-ci, et leur réarticulation dans une nouvelle chaîne d’équivalence. Cette instabilité constante du mouvement populiste, telle que théorisée par Laclau et Mouffe, pose question.

Dans une phase comme la conquête accélérée du pouvoir, le populisme peut-être redoutablement efficace, car l’on ne s’encombre pas de votes en congrès ou de la formation militante sur le temps long. Mais cela pose question quand les partis n’arrivent pas à produire des cadres, ou à maintenir une base électorale pendant les périodes d’élections intermédiaires, qui sont moins favorables à la politisation des gens.

Cela amène une autre question que nous abordons dans le livre à la lumière de l’histoire récente de l’Amérique latine. Comment conserve-t-on le pouvoir quand on l’a conquis ? Les exemples qui peuvent venir de Pepe Mujica et de Chávez montrent que lorsqu’une classe moyenne se forme, une fois les demandes populaires satisfaites, cette catégorie de la population n’a plus forcément intérêt à soutenir le parti qui a permis son ascension sociale. Pepe Mujica expliquait que les gens préféraient acheter des iPhone ou des machines à laver plutôt que de continuer à voter pour lui. Chávez s’est heurté à la même problématique : la classe moyenne qui a émergé dans son pays a tourné le regard vers les États-Unis et s’est détournée du modèle vénézuélien. Une demande de stabilité émerge, et il est beaucoup plus compliqué pour des partis clivants ou anti-élitaires, misant sur une mobilisation massive du peuple au quotidien, de rester au pouvoir et de maintenir leur dynamique sur le long terme. C’est une question d’importance qu’il convient de considérer, sans aucun doute.

Íñigo Errejón a apporté une réponse assez pertinente. Un parti n’a pas vocation à se maintenir au pouvoir pendant 10, 30, 50 ans, il doit rendre le pouvoir : c’est la loi de l’alternance. Son but en revanche est de dépasser le simple moment de l’occupation institutionnelle, et de considérer le changement culturel qu’une force historique et politique est capable de produire. La réponse d’Errejón est la construction de l’irréversibilité. Il s’agit d’un changement tel dans la société que plus rien ne sera comme avant. Même si l’adversaire arrive au pouvoir, il ne pourra pas aller contre les réformes qui ont été engagées et qui ont restructuré la société et redéfini le sens commun.

Si l’on considère ce qu’a produit le Conseil National de la Résistance en France, ou ce qu’a introduit plus tard la gauche au pouvoir, on se rend compte que même des forces de droite ou d’extrême droite n’ont eu d’autre choix que de tenir compte de ce sens commun qui s’était largement implanté dans la population et dans notre culture nationale. De celui-ci procède en grand partie le jeu politique aujourd’hui, quand bien même le vote à gauche ne représente que 25 %. Il s’agit d’une manière de concevoir la politique et la société qui est largement partagée par l’ensemble du spectre politique, d’une victoire culturelle, d’une construction hégémonique lente et profonde qui continue à produire des effets aujourd’hui encore.

Je souhaiterais ajouter que définir le populisme comme programme est impossible. Dans la conception qu’en ont Laclau et Mouffe, le populisme est une méthode de construction des identités politiques, à strictement parler. Cette construction se réalise par la construction d’une chaîne d’équivalence constituée d’une multiplicité de demandes partiellement – et non entièrement – intégrées. Elle implique la construction d’une frontière antagonique entre un nous et un eux qu’il s’agit de faire sans cesse progresser. Il faut partir du constat de l’irréductible fracturation du social et du dissensus en son sein, puis de construire une majorité sur cette base par la constitution de volontés collectives.

Une fois ce point atteint, la question programmatique est là. Car cette forme populiste peut s’appliquer à un Chávez, à un Mélenchon, à une force d’extrême droite, ou à n’importe quelle force centriste. Dans La Raison populiste, on croirait que tout le monde est populiste ; en fait d’une analyse du populisme, c’est une conceptualisation du politique lui-même qui est proposée. On peut en faire un outil d’analyse de n’importe quelle force politique, comme en témoignent les exemples de mouvements populistes donnés par Laclau que l’on trouverait aussi bien en Turquie, dans la Chine de Mao, en Amérique latine ou encore aux États-Unis.

On peut aussi prendre la liberté de considérer le populisme non pas comme une méthode de construction des identités, mais comme un mouvement historique, c’est-à-dire un mouvement de balancier vers un nouveau rapport au politique. Je pense que ces dernières années vont dans ce sens et que cela n’ira qu’en se précisant.

« Pour moi, l’enjeu du populisme est son anti-essentialisme profond. Il ne postule rien et n’admet aucune détermination, contrairement au marxisme qui pointe la  détermination par les structures économiques (…) Il y aurait une belle réflexion à mener sur les apports et les manquements mutuels du marxisme et du populisme. »

L. R. – On pourrait imaginer alors que le contenu de ce mouvement historique soit la réactivation d’une forte conflictualité au cœur du politique, qui est commun au marxisme comme au populisme. Néanmoins, pour moi, l’enjeu du populisme est son anti-essentialisme profond. Il ne postule rien et n’admet aucune détermination, contrairement au marxisme qui pointe la détermination par les structures économiques. Or, aujourd’hui, c’est bien ça qui revient : les conditions matérielles d’existence, comme l’ont rappelé les gilets jaunes.

Il y aurait une belle réflexion à mener sur les apports et les manquements mutuels du marxisme et du populisme. Car si l’on admet le populisme comme un mouvement historique qui réinscrit la conflictualité au centre de l’échiquier politique, après des décennies de « consensus » et de libéralisme, il convient de rappeler que c’est le marxisme qui, dès le XIXe siècle, en a fait un principe d’intelligibilité des dynamiques qui traversent les sociétés.

LVSL – Les deux principaux points doctrinaux de l’ouvrage sont le populisme et le républicanisme « social », à la française. Pourriez-vous revenir sur ce deuxième élément ? Il y a une tendance dans l’actualité, avec le débat sur les discriminations, à opposer deux pôles, d’une part les universalistes, d’autre part les critiques de l’universalisme, qui y verraient la reproduction des systèmes de domination. Le projet républicain doit-il se réinventer au regard de cet antagonisme, réel ou fantasmé ? Une lecture du républicanisme à l’aune de Gramsci vous semble-t-elle éclairante dans le contexte français actuel ?

L. R. – Les « valeurs de la République » sont partout brandies, tout en étant paradoxalement déconnectées de leur substance, on pense à « La République En Marche » ou au parti « Les Républicains ». Au sens historique du terme, le républicanisme n’est pourtant et ironiquement pas un et indivisible, mais le produit de multiples traditions et héritages.

Une fois cela à l’esprit, il est possible de prendre du recul et de se rendre compte que l’enjeu, ce n’est pas la polémique entre, d’une part, une domination cachée derrière un idéal abstrait et, d’autre part, des nouvelles luttes qui en auraient conscience. Il faut comprendre le combat républicain, et plus précisément du républicanisme jacobin dont nous nous revendiquons, comme un combat dont l’universel n’est jamais acquis, jamais donné, mais toujours une boussole vers laquelle tendre. Les critiques contemporaines de ces « nouvelles luttes » sont d’ailleurs déjà très souvent présentes lors de la Révolution française.

« Le républicanisme n’a pas à se réinventer, mais à se reconnaître et à se redécouvrir. Le projet républicain est toujours inachevé ; c’est ça qui lui donne de la force. »

La question a toujours été de savoir comment intégrer le plus de personnes, et l’histoire du républicanisme c’est l’histoire de cette réalisation, puisque le projet républicain est toujours inachevé. C’est ça qui lui donne de la force. L’intérêt du républicanisme, pour nous, est de rappeler sa proposition très ambitieuse lorsqu’il s’articule aux idéaux de la Révolution française ; loin de la « République » d’aujourd’hui, dont tout le monde se revendique et fait son étendard au gré des polémiques. Il faut également se rappeler combien entre 1789 et 1793 se dire « républicain » est avant tout un affront à la monarchie et à l’arbitraire du pouvoir d’un seul. C’est une véritable profession de foi et de volonté politique qui va dessiner plus de deux siècles d’histoire politique, ce n’est pas rien. Il est important de travailler à redorer cette “maison commune”, tout en étant prêt à entendre les critiques et à poursuivre le débat.

Un récent article de Lordon revient d’ailleurs sur la question de savoir s’il est actuellement encore possible de dire « République ». Lordon y répond par la négative, il considère que le signifiant est trop malmené, qu’il est un mot de ralliement des partisans de « la loi et l’ordre ». Néanmoins, c’est aller peut-être rapidement en besogne et oublier que la République est un terrain d’affrontements : la République de l’ordre, à la Thiers par exemple, et la République sociale, à la Jaurès n’ont peut-être en commun que le désir de faire triompher leur République. C’est un débat plus intéressant, posé en ces termes, qui permet de sortir des oppositions stériles entre universalisme et anti-universalisme. La lutte n’est plus aujourd’hui entre républicains et anti-républicains, comme à l’aube du XIXe siècle, mais au sein du républicanisme lui-même.

« En réalité toutes les idées d’émancipation étaient comprises dans le projet républicain dès la Révolution française. »

A. C. – Par ailleurs, les questions de discriminations ont marqué l’actualité de ces derniers mois. Ces revendications ont émergé sur des bases qui sont celles de la désagrégation de toutes les grandes idéologies et de tous les grands desseins qui proposaient des horizons globaux d’émancipation. Aujourd’hui elles font figure de luttes refuges. En réalité, toutes les idées d’émancipation étaient comprises dans le projet républicain dès la Révolution française. Tout y est presque déjà là. Elles étaient exposées dans un projet global d’émancipation, celui de la promesse universelle de la France. Elles continuent d’exister aujourd’hui. À nous de réactiver notre matrice commune, plutôt que de nous réfugier dans des luttes qui fragmentent le pays, contribuent à l’essentialisation des identités, et qui engendrent une désagrégation toujours plus poussée de ce qui devrait être une promesse d’émancipation globale.

LVSL – En guise de conclusion, comment concevez-vous le rôle du Vent Se Lève dans le combat contre-hégémonique actuel ?

L. R. – L’enjeu, aujourd’hui, c’est de mener la bataille politique : mettre des idées à l’agenda, resignifier des mots, se battre pour une hégémonie culturelle, et la faire basculer du côté des valeurs que nous défendons. C’est un travail de longue haleine qui se fait via des articles, des conférences, et des réseaux qui se construisent. N’oublions pas que nos adversaires, les néolibéraux, ont commencé à travailler leur contre-hégémonie depuis des décennies.

 « Ce que nous avons accompli et ce dont je suis peut-être la plus fière, c’est la façon dont nous arrivons à agréger une jeune génération qui a envie de parler de politique mais qui n’a plus de cadre partisan et ne sait plus très bien où aller. »

Nous ne sommes qu’un maillon et nous ne sommes pas les seuls, bien entendu, mais nous participons à ce contre-projet qui se prépare. Ce que nous avons accompli et ce dont je suis la plus positivement surprise, et peut-être la plus fière, c’est la façon dont nous arrivons à agréger des jeunes. Une jeune génération qui est certes politisée et a envie de parler de politique, mais qui n’a plus de cadre partisan et ne sait plus très bien où aller. LVSL permet d’agréger ces personnes-là qui seraient peut-être restées sans rien, auraient peut-être été déçues en rejoignant une organisation traditionnelle et auraient perdu leur énergie politique. LVSL permet de faire en sorte que l’énergie de la jeunesse ne se perde pas et s’articule à un projet que nous essayons de construire collectivement.

A. C. – Je pense c’est l’utilité du Vent Se Lève et le travail que nous essayons de mener à notre échelle. Sur la question du sens commun, Gramsci définit la notion de journalisme intégral. Celui-ci est chargé de partir du sens commun, de le traduire dans ses propres catégories d’analyse, de les élaborer à partir du sens commun, pour le redéfinir et enfin le restituer. C’est le travail que font de nombreux médias officiels ou alternatifs, indépendants ou inféodés. C’est le travail que nous essayons de poursuivre aussi à notre échelle, en développant divers formats, en fournissant les contenus qui conviennent le mieux aux gens, en développant nos idées à partir de ce que nous constatons dans la réalité ou en dehors.

« Il s’agit de créer notre maison, de permettre aux gens de s’y retrouver, d’amener à la politique des gens qui y auraient rapidement renoncé (…) ; l’idée étant tout autant de faire génération que de développer une conception politique cohérente. »

Ensuite, la dimension générationnelle n’est effectivement pas à exclure comme Laëtitia le soulignait. Nous nous efforçons depuis quatre ans de rassembler le plus de monde possible. Au départ nous étions une vingtaine, une trentaine autour du projet. En réalité, c’était plus quatre ou cinq personnes qui le portaient à bout de bras, et finalement cela a pris, et nous avons commencé à en agréger plusieurs dizaines, plusieurs centaines. Aujourd’hui, notre équipe – qu’il s’agisse des rédacteurs, photographes, relecteurs, monteurs ou graphistes – est constituée de 400 ou 500 personnes qui s’inscrivent dans une même dynamique, qui partagent une même conception de ce qui devrait être fait. Cela n’interdit pas la pluralité, il y a des nuances, des différences qui sont évidentes.

Notre objectif est de faire converger tous ces gens de façon à jeter les bases d’une nouvelle matrice politique qui pourra servir à notre génération. Nous n’allons pas le faire tout seul. Il s’agit de construire notre maison, de permettre aux gens de s’y retrouver, d’amener à la politique des gens qui y auraient rapidement renoncé compte tenu du désarroi que chacun éprouve vis-à-vis de la situation politique actuelle ; l’idée étant tout autant de faire génération que de développer une conception politique cohérente. Ces dernières années, nous avons poursuivi un effort de mise en cohérence de toutes ces idées et de toutes ces personnes, ce travail d’unification doit préparer la construction d’un nouvel horizon.

328 pages – sept. 2020
20,00 €
Dimensions : 17 x 24
ISBN : 9782204139748
Poids : 686 grammes
Acheter sur le site de l’éditeur : Les éditions du Cerf
Acheter sur le site de la FNAC : Fnac.com
Lire l’introduction : ici

« L’Union européenne a placé la Grèce sous tutelle coloniale » – Entretien avec Panagiotis Lafazanis, ex-ministre sous Tsipras

Panagiotis Lafazanis © I. L.

Panagiotis Lafazanis a été ministre de la Restructuration de la production, de l’environnement et de l’énergie sous le premier gouvernement d’Alexis Tsipras en Grèce (janvier 2015 –  juillet 2015). Pendant des années, il incarnait au sein de Syriza (le parti actuellement au pouvoir en Grèce), une ligne dure concernant l’Union européenne (UE). Il défendait notamment la nécessité d’en sortir dans le cas où l’UE ne permettrait pas la mise en place d’un programme alternatif. C’est finalement la ligne d’Alexis Tsipras qui l’a emporté, excluant toute perspective de sortie de l’UE ou de l’euro. Panagiotis Lafazanis a quitté le gouvernement lorsque Tsipras a accepté la mise en place de nouvelles réformes d’austérité en juillet 2015. Aujourd’hui dans l’opposition, il nous livre sa version de la crise que connaît la Grèce.


LVSL – Vous avez été ministre pendant sept mois sous le premier gouvernement d’Alexis Tsipras (janvier 2017 – juillet 2017). Quels ont été les obstacles auxquels vous vous êtes heurtés lorsqu’il s’agissait de mettre en place le programme de Syriza ?

Panagiotis Lafazanis – L’obstacle principal à la mise en place du programme de Syriza, c’était Alexis Tsipras lui-même. Et le second obstacle le plus important, c’était Yanis Varoufakis. Ce duo s’est avéré fatal pour le programme de Syriza.

Dès le début, il était évident que le programme de Syriza ne pourrait pas être mis en place sans confrontation avec l’Union européenne. Les pressions qui allaient être exercées sur le gouvernement grec par l’Union européenne étaient attendues. Beaucoup d’entre nous voyaient très bien vers quelles politiques inhumaines ces pressions avaient pour but de nous entraîner. Le dilemme qui était posé à la Grèce en 2015 était le suivant : ou bien se soumettre au diktat des créanciers pour rester dans la zone euro, ou bien choisir une alternative hors de la zone euro. Tsipras a fait le choix de capituler de la manière la plus humiliante face au chantage des créanciers et de l’Union européenne.

À ce moment-là, il existait une voie alternative pour la Grèce : abandonner l’euro pour nous permettre d’appliquer notre programme. Mais l’option de la sortie de la zone euro n’a jamais été mise sur la table – pas même comme menace ! C’est un constat que je veux généraliser : quiconque pense qu’il est possible de mettre en place une politique progressiste dans le cadre de la zone euro, ou résister à l’agenda du gouvernement allemand dans le cadre de la zone euro, se trompe. Ce sont ces illusions entretenues par Alexis Tsipras que la Grèce est en train de payer aujourd’hui.

Certains, pour défendre Tsipras, avancent le fait qu’il aurait permis à la Grèce de sortir du mémorandum [le contrat qui permettait à la Grèce de refinancer sa dette en échange d’une série de mesures d’austérité]. C’est faux : il se poursuit, et continue d’être appliqué. Il n’y a plus de mémorandum dans la mesure où l’Union européenne ne prête plus d’argent à la Grèce. L’Union européenne n’aurait en effet pas les moyens de payer pour un quatrième refinancement de la dette ; les parlements nationaux ne l’auraient pas accepté. Pour le reste, rien n’a changé : l’Union européenne impose toujours ses conditions à la Grèce… mais sans un financement en contrepartie !

LVSL – La sortie de l’euro est une option sur laquelle les principaux mouvements « progressistes » d’Europe sont dans l’ensemble peu loquaces. Comment expliquez-vous que cette mesure soit en général déconsidérée par ces mouvements, en Grèce et en Europe ?

PL – Cela démontre l’absence de sérieux des partis « progressistes », ou leur manque de courage. Les peuples d’Europe sont aujourd’hui asservis par le gouvernement allemand et le capital financier. Ce nouveau colonialisme – qui s’exerce notamment dans les pays d’Europe du Sud   ne durera pas. Il n’y a aucun avenir pour l’Union européenne et la zone euro. Leur dissolution n’est qu’une question de temps. L’enjeu aujourd’hui est le suivant : comment faire en sorte que leur dissolution ne s’accompagne pas d’un glissement vers l’extrême-droite ? Il faut que ce soient les forces progressistes qui mettent en place ce changement, et non les forces d’extrême-droite.

Les mouvements progressistes d’Europe devraient dire en commun : « non à la zone euro, non à l’Union européenne ». Ce n’est qu’à cette condition que des peuples libres pourront coopérer sur une base égalitaire, en vue du progrès commun.

LVSL – Vous parlez d’une « nouvelle forme de colonialisme » concernant la Grèce. La Grèce étant sortie des mémorandums successifs, par quel biais s’exerce selon vous cette nouvelle forme de colonialisme ?

PL – La nouvelle forme de colonialisme, c’est tout simplement l’Union européenne et le marché commun qui l’exercent. Prenons une métaphore sportive : les législations interdisent qu’en boxe, un poids lourd affronte un boxeur de la catégorie la plus légère. Dans le cas de la Grèce et de l’Allemagne, c’est comme si nous avions été placés dans un même ring, malgré notre différence de taille. On attribue à un banquier du XIXème siècle cette phrase – sans doute apocryphe – : « donnez-moi le contrôle de la monnaie, et je me fiche de qui écrit les lois ». C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui en Europe. La monnaie est allemande, et l’Allemagne a concédé aux autres pays le droit d’avoir leur propre gouvernement et leur propre législation.

Il n’y a pas que l’Allemagne qui profite de la soumission du gouvernement grec aux puissances étrangères. La Grèce, aujourd’hui, est totalement alignée sur les impératifs stratégiques des États-Unis. Le ministre grec de la Défense a récemment dit publiquement qu’il était prêt à offrir chaque hectare du territoire grec afin qu’il soit utilisé comme base militaire pour les États-Unis ! L’accord qui a été récemment voté en Grèce avait essentiellement pour but de permettre aux États-Unis de renforcer leur contrôle sur les Balkans. [Voir l’article d’Olivier Delorme sur la question : La question macédonienne peut-elle faire tomber Tsipras ?] Les États-Unis se sont assuré que cet accord soit voté et mis en place par le gouvernement grec – à l’encontre de la volonté du peuple grec et de Macédoine du Nord. En Grèce, cet accord a été voté d’une manière anti-démocratique. Il était si controversé que Tsipras n’est parvenu à trouver que 145 députés de sa majorité pour le voter. Il en fallait 151. Par diverses magouilles politiques et contreparties, Syriza a réussi à persuader six députés de l’opposition de voter l’accord. C’est exactement le même scénario qui a eu lieu en Macédoine du Nord. Ce ne sont pas de tels accords, mis en place par de telles méthodes, qui parviendront à réconcilier les peuples, bien au contraire !

LVSL – Les médias français se plaisent à célébrer une « renaissance » de la Grèce, qui aurait eu lieu sous le mandat d’Alexis Tsipras. Ils mettent par exemple en avant le fait que le taux de chômage a reculé en Grèce. Que pensez-vous de cette vision des choses ?

PL – La pauvreté s’est accrue ces dernières années en Grèce. Officiellement, le taux de chômage a diminué – il demeure très haut, autour de 20 %. Mais qu’en est-il vraiment ? La précarité a explosé, et près d’un demi-million de Grecs, surtout des jeunes, se sont exilés depuis le début de la crise ! Il faut prendre en compte cette donnée lorsqu’on évoque la baisse du chômage.

Les médias, sous le contrôle de l’oligarchie financière, euphémisent la tragédie que vivent les Grecs. La situation en Grèce n’est absolument pas celle qu’évoque la presse française. Les Grecs en sont, en ce moment-même, à se battre pour que le gouvernement ne systématise par la saisie de biens et la coupure de l’électricité pour les foyers endettés !

LVSL – Les médias français ont fait la part belle au parti néo-nazi Aube Dorée. Il incarnerait, selon eux, la frange la plus radicale de l’opposition à l’Union européenne et à l’austérité. Certains ont d’ailleurs tenté d’amalgamer les mouvements qui s’opposaient à l’UE et à l’austérité à Aube Dorée, comme si ce parti avait le monopole de cette opposition. Comment percevez-vous le phénomène Aube Dorée ? Est-il utilisé par les médias, en Grèce, pour décrédibiliser les mouvements qui s’opposent à l’Union européenne ?

PL – Une demande de démocratie et de souveraineté voit le jour en Grèce ; pas une demande de fascisme. Aube Dorée est très pratique : ce parti est mis en avant par les médias pour effectuer des amalgames avec les forces anti-austérité et empêcher toute critique du système. Quiconque s’oppose à la politique dominante s’expose à l’accusation infamante de collusion avec l’extrême-droite. C’est une dégringolade idéologique que de confondre les forces démocratiques avec les forces d’extrême-droite. La revendication de l’indépendance de la Grèce a toujours été une revendication issue de la gauche. Ce n’est pas une revendication qui appartient à l’extrême-droite : elle s’en empare simplement de manière démagogique. Leur critique de l’Union européenne est superficielle : si jamais ce parti d’extrême-droite accédait au pouvoir en Grèce, le peuple constaterait simplement qu’il accroîtrait la soumission du pays aux grandes puissances étrangères – en plus de s’attaquer aux libertés individuelles et à la démocratie.

Ces amalgames sont calomnieux. Nous n’avons rien à voir non plus avec les régimes socialistes autoritaires qui ont gouverné l’Europe de l’Est par le passé. Nous sommes en première ligne dans le combat pour les libertés individuelles et collectives, les droits civiques et la démocratie. Nous cherchons à propager les idéaux de la Révolution française, en les enrichissant d’un contenu social.

« Rester connecté au sens commun » – LVSL

Nous republions ici un entretien que nous avions donné à la Revue Ballast à propos de notre projet le 27 novembre 2017. Il nous semble riche et permet d’éclairer la voie que nous suivons.
Dans la galaxie des magazines en ligne, Le Vent se lève a vu le jour à la fin de l’année 2016 — un « média d’opinion combatif », selon l’un de ses fondateurs, désireux de s’engager dans la fameuse « bataille culturelle ». Plus de 300 papiers, à ce jour, s’en sont chargés ; près de 100 bénévoles aux manettes, et tous de revendiquer les formats courts aisément diffusables sur les réseaux sociaux. Ils jurent n’être pas une revue, entendent subvertir « les codes de l’adversaire », conçoivent la politique comme la prise du pouvoir central, louent le populisme comme stratégie et tiennent à « avoir un impact sur le débat » : forme et fond ne sont pas les nôtres, bavards à distance de l’actu que nous sommes, et c’est bien pour cela que nous souhaitions en discuter avec eux. Que peut aujourd’hui « le journalisme intégral » dont Le Vent se lève, élève de Gramsci, se réclame ?

Ballast – Macron est l’une de vos cibles de prédilection : pourquoi le pays a-t-il visé de travers ?

LVSL – Il est évidemment tentant d’affirmer que les Français ont voté à côté, qu’ils ont été, une fois de plus, trompés par un as du marketing électoral et de la manipulation des masses. C’est trop facile. Nous pensons qu’il faut avant tout décrypter la stratégie de l’adversaire, déceler chez lui les ressorts de sa capacité à susciter l’adhésion — afin de mieux la déconstruire. Force est de constater que, dans un contexte de brouillage des frontières idéologiques, lié notamment à la relative indifférenciation des politiques économiques menées par les deux précédents présidents de la République, le clivage gauche/droite a perdu de sa centralité dans les mentalités des Français. D’ailleurs, trois des quatre candidats arrivés en tête à l’élection présidentielle se sont évertués à s’affranchir de cet axe structurant de la vie politique : Marine Le Pen, en opposant les « patriotes » aux « mondialistes » ; Jean-Luc Mélenchon, en instaurant une ligne de fracture entre le « peuple » et l’« oligarchie » ; Emmanuel Macron, en prétendant incarner le rassemblement des « progressistes » contre les « conservateurs » de tous bords.

« Nous nous efforçons de mettre au jour Emmanuel Macron pour ce qu’il est : l’incarnation politique d’un néolibéralisme assumé, émancipé des complexes des socialistes et débarrassé des obsessions identitaires des droites. »

La frontière dressée par Emmanuel Macron est habile : elle renvoie dos à dos une droite hostile au changement et une gauche arc-boutée sur la défense d’acquis sociaux jugés d’un autre âge. Pour résumer, tandis que gauche et droite, par leurs querelles artificielles et leur manque d’audace, ont enfoncé la France dans l’immobilisme, Emmanuel Macron se présentait comme le candidat à même de libérer le pays de ses carcans, de lui redonner un « esprit de conquête ». Cette image est fondamentale : celle d’une France qui avance, qui relève de nouveaux défis. Là où les néolibéraux « traditionnels » font de l’austérité un horizon indépassable, fidèles à la formule « There is no alternative » de Margaret Thatcher (que l’on songe un instant à la morosité d’un François Fillon ou d’un Alain Juppé), Emmanuel Macron propose un nouveau récit politique mobilisateur axé sur l’ambition et la modernité. Cette nouvelle frontière, il l’a construite pour maintenir le système et non pour le changer réellement — c’est pourquoi le terme de « transformisme » est plus adéquat pour qualifier son projet. Emmanuel Macron est également parvenu à capter une profonde demande de renouvellement politique en capitalisant sur la désaffection de nombreux citoyens à l’égard des partis traditionnels. En lançant son propre mouvement bâti comme une start-up, en appelant au retour de la société civile et de l’expérience professionnelle en politique, au nom de l’efficacité et par opposition à une élite politique carriériste et sclérosée, il a incontestablement marqué des points. Bref, Emmanuel Macron s’est façonné le costume de la figure iconoclaste, inclassable, brisant les tabous et transgressant les codes pour faire progresser le pays et balayer le « vieux monde ». Un carnet d’adresses bien fourni, une large couverture médiatique, un spectaculaire alignement des planètes (affaire Fillon, victoire de Benoît Hamon à la primaire socialiste) et un épouvantail bien commode (Marine Le Pen) ont fait le reste.

Quant à nous, à LVSL, nous nous efforçons de mettre au jour Emmanuel Macron pour ce qu’il est : l’incarnation politique d’un néolibéralisme assumé, émancipé des complexes des socialistes et débarrassé des obsessions identitaires des droites. C’est peut-être une cible de prédilection, mais il faut reconnaître qu’il facilite aujourd’hui la tâche de ses adversaires. Au bout d’un certain temps, les actes finissent immanquablement par prendre le pas sur la puissance du récit politique. Notre rôle consiste donc tout à la fois à défaire le discours et à poser un regard critique sur les actes. Emmanuel Macron ne peut pas scander à la face du monde « Make our planet great again » et en même temps accepter l’application provisoire du CETA ou céder sur les perturbateurs endocriniens. Il ne peut prétendre propulser la France dans la modernité tout en adoptant une réforme du marché du travail qui signe une profonde régression dans le quotidien de millions de salariés. Ajoutez à cela « les gens qui ne sont rien », les « fainéants », les « cyniques » ou ceux qui « foutent le bordel », et le travail de déconstruction de l’entreprise macroniste est déjà bien entamé.

Ballast – Votre ligne défend le « populisme de gauche », porté notamment par Podemos. Dans une tribune publiée cette année par Attac, Pierre Khalfa, syndicaliste et coprésident de la Fondation Copernic, estimait qu’il est un « non-dit » délétère derrière ce populisme : son autoritarisme, son culte de la représentation, sa mythification du leader comme incarnation populaire. Qu’objecter à cela ?

LVSL – Pierre Khalfa fait une mauvaise lecture du populisme. Dans son texte, il oppose la construction du peuple à son autoconstruction. Il perçoit la première comme étant le processus actif et exclusif de construction du sujet politique par le leader, ce qui implique un risque d’autoritarisme, et la seconde comme étant une forme spontanée d’autoconstruction horizontale du peuple. Il y a ici à la fois une incompréhension de ce que les intellectuels populistes nomment « construction du peuple » et une pure incantation sur l’autoconstruction spontanée : on attend toujours l’autoconstruction d’un sujet politique… Bref, l’erreur de Khalfa consiste dans le fait qu’il n’a pas lu, ou mal lu, le fait que le processus de construction du peuple était un processus dialectique, à la fois top-down et bottom-up, et non un processus qui descendait magiquement du leader. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de leader sans sujet à incarner, sans groupe qui fasse un travail discursif et symbolique sur lui-même, et qu’à l’inverse, ce groupe — nécessairement hétérogène — ne peut se maintenir sans des formes d’unification dont l’incarnation par une figure tribunitienne est l’un des principaux vecteurs. À ce jour, personne ne défend l’idée qu’un leader immaculé viendrait créer ex nihilo un sujet politique.

« Prenez Manuel Valls : son autoritarisme était corrélatif de son pitoyable score à la primaire de la gauche de 2011, de l’absence de base sociale de son projet et de son manque de légitimité. »

Passées ces caricatures, il convient tout de même de prendre à bras le corps la question de l’autoritarisme et du culte de la représentation. Ce risque est à l’évidence réel, mais il ne faut pas l’exagérer. Pierre Khalfa part du postulat que la nature du lien entre le leader et le mouvement ou le peuple est nécessairement autoritaire et verticale. La question qui se pose est l’existence de contre-pouvoirs qui viennent contrecarrer les tendances à l’autoritarisme qui peuvent émerger. Mais tout d’abord, il est nécessaire de clarifier ce qu’on entend par autorité et autoritarisme. Il ne faudrait pas, par rejet légitime de l’autoritarisme, refuser tout principe d’autorité entendue comme forme légitime et reconnue d’exercice d’une fonction. L’autorité et l’autoritarisme sont deux choses antagoniques : on verse dans l’autoritarisme lorsqu’il n’y a plus d’autorité légitime. Prenez Manuel Valls : son autoritarisme était corrélatif de son pitoyable score à la primaire de la gauche de 2011, de l’absence de base sociale de son projet et de son manque de légitimité. Ou encore le traitement infligé par l’Union européenne à la Grèce en 2015 : l’autoritarisme des institutions et leur manque de légitimité étaient bien évidemment liées. Dès lors, si l’approche populiste ne fait pas l’économie de formes d’autorité en politique, elle ne défend aucunement l’autoritarisme, au contraire. C’est l’existence d’un sujet politique conscient qui permet de contrecarrer les phénomènes de capture du politique, de mise à distance de la souveraineté, et de contournement démocratique. Il est plus difficile de prendre des petites décisions scandaleuses dans le secret des conciliabules face à un peuple conscient de lui-même que face à une multitude éparpillée. À moins que l’on considère que c’est le peuple comme sujet qui est autoritaire, mais dans ce cas, on en revient à la logique néolibérale qui consiste à se méfier un peu trop des peuples lorsqu’ils surgissent dans l’Histoire…

Venons-en au culte de la personnalité : c’est une question difficile. Le mouvement ouvrier a toujours oscillé sur ce sujet. Chacun a en tête les paroles de L’Internationale : « Il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu, ni César, ni Tribun ». Néanmoins, on connaît aussi la suite : on refuse l’incarnation dans les mots et on la pratique dans les faits, parfois sur un mode incontrôlé et délirant. L’histoire du mouvement ouvrier est parsemée de leaders et de tribuns : Jean Jaurès, Léon Blum, Lénine, Rosa Luxemburg, Léon Trostky, Joseph Staline, Maurice Thorez, Jacques Duclos, Georges Marchais, François Mitterrand, etc. L’hétérogénéité de cette liste, lorsque l’on prend par exemple des figures aussi opposées que Staline et Rosa Luxemburg, ou encore Jaurès, laisse percevoir qu’il y a des modalités différentes d’incarnation. Par ailleurs, il faut aussi voir que des appareils politiques désincarnés ne sont pas pour autant plus démocratiques et moins sujets à des formes de déviation autoritaires. On ne peut maintenir une horizontalité pure qu’en coupant toutes les têtes qui dépassent… La question qui se pose est dès lors : quelle incarnation voulons-nous ? C’est à cela qu’il faut répondre, et non repartir dans des oppositions binaires entre horizontalisme et incarnation. Une piste peut par exemple consister à chercher à articuler des formes d’incarnation verticale avec des contre-pouvoirs populaires importants : référendum d’initiative populaire, autogestion ou cogestion de certaines entreprises, possibilité de révoquer certains élus en établissant des modalités pertinentes, etc. Ce n’est pas contradictoire avec la méthode populiste. L’enjeu est de concilier les exigences d’une compétition politico-électorale qui valorise les individualités fortes — d’autant plus en France sous la Ve République où les institutions concentrent l’essentiel des pouvoirs entre les mains d’un seul homme — et l’indispensable mise à contribution des membres d’un mouvement dans la définition des orientations, du programme, dans le choix des représentants, etc. Prenez Madrid, par exemple : nous avons rencontré Rita Maestre, qui nous a expliqué comment la mairie avait mis en place un système de vote qui permettait aux habitants des différents quartiers de la ville d’arbitrer entre différents investissements publics : une école, un parc, etc. Les gens votent et reprennent la main sur leur vie. Cela se fait aussi par des modalités décisionnelles. Beaucoup de choses restent à inventer.

Ballast – Votre réflexion et le lexique qui la structure sont ouvertement gramscien (« hégémonie », « guerre de position », « journalisme intégral », etc.) : que peut le communiste italien embastillé sous Mussolini en 2017 ?

LVSL – Il peut beaucoup. Gramsci est un théoricien du politique fondamental si l’on veut sortir des impuissances structurelles du mouvement ouvrier, à condition qu’on en fasse une lecture correcte et que l’on n’en retienne pas uniquement la vulgate habituelle sur la « bataille des idées » et sur « l’importance du culturel à côté de l’économique ». Ces interprétations commodes, reprises tant à gauche qu’à droite (souvenez-vous du discours de Nicolas Sarkozy où celui-ci cite Gramsci, ou encore, plus récemment, Marine Le Pen lors de sa rentrée politique) prennent le risque de l’idéalisme et le risque d’affaiblir le potentiel révolutionnaire de cet auteur. La pensée d’Antonio Gramsci est beaucoup plus dialectique que cela. C’est un néomachiavélien, qui perçoit l’autonomie du politique et qui, en ce sens, rejette le déterminisme et l’eschatologie « marxiste » selon lesquels la révolution est inéluctable avec le développement du capitalisme, et selon lesquels la structure idéologique de la société est un pur reflet de la vie matérielle des individus. Pour Gramsci, il y a une interpénétration profonde entre ce qui relève de la culture et ce qui relève de l’économie. Bien évidemment, la vie matérielle des individus vient modeler leurs perceptions idéologiques, mais la culture joue à son tour le rôle de médiation et de condition des relations économiques. Croit-on réellement qu’il pourrait y avoir des relations économiques sans relations contractuelles implicites ou explicites ? sans le droit ? sans des préférences collectives et individuelles de consommation ? bref, sans production idéologique ? Il est évident que ce n’est pas le cas. Gramsci permet ainsi d’opérer une analyse fine de la façon dont les relations économiques et culturelles s’articulent. Il permet de sortir de cette dichotomie stérile qui consiste à les opposer. Aux « marxistes », il rappelle que les mouvements du politique ne résultent pas de la variation du taux de profit et de l’augmentation du taux de plus-value. Aux idéalistes, il rappelle que les idées sont travaillées par la vie matérielle des individus, par leur insertion sociale et leur quotidien (dont le travail est une composante non-négligeable !).

« Le journalisme intégral nous conduit aussi à développer une nouvelle conception du journaliste. Celui-ci n’a pas uniquement le rôle d’informer, il doit prendre parti. »

Au-delà, Gramsci permet au mouvement ouvrier de sortir de sa négation du rôle de l’intellectuel et de son refus de l’élitisme. Chez le communiste italien, l’intellectuel organique joue un rôle de médiation, de traduction, entre les catégories populaires et la société politique. Les intellectuels doivent à la fois s’extirper du sens commun, des représentations majoritaires et immédiatement accessibles qui structurent le rapport des individus à la réalité, et y replonger en permanence. Leur fonction est profondément dialectique et exigeante, car ils doivent faire des allers-retours continus, et parce qu’ils meurent comme intellectuels organiques dès lors qu’ils se coupent de ce sens commun. C’est à cette condition que le « Prince moderne » (terminologie empruntée à Machiavel pour désigner ce que doit être le Parti) peut être réellement efficace et jouer son rôle révolutionnaire. Il y a une vraie pensée stratégique et politique chez l’auteur des Quaderni del carcere (Cahiers de prison). De même, on entend beaucoup parler de « conquête de l’hégémonie culturelle » comme enjeu fondamental de la politique lorsqu’on évoque Gramsci. Beaucoup de militants et de journalistes pensent qu’il s’agit uniquement de diffuser ses idées dans la société civile. Mais cette conquête est beaucoup plus exigeante. Il s’agit, pour le militant, l’intellectuel et le journaliste, de travailler le sens commun, de l’orienter vers son propre projet politique. Cela implique de ne pas être trop éloigné de ce sens commun. Il faut se situer en permanence à mi-chemin entre les représentations majoritaires et le projet de société que l’on souhaite, et pas uniquement contre le sens commun. Il faut donc admettre qu’il y a une part de vérité chez l’adversaire, parce que celui-ci est souvent bien meilleur que nous pour se faire entendre de la majorité de la population — et l’on doit saisir cette part de vérité pour la retourner et mieux combattre cet adversaire. Lire Gramsci ainsi invite à se remettre en cause en continu : « Suis-je déconnecté du sens commun de l’époque ? Est-ce que je vis et évolue dans un système en vase clos qui me fait diverger des subjectivités des gens ordinaires ? » La pensée gramscienne est alors une invitation au décloisonnement culturel, au fait de partir des demandes politiques et des subjectivités, et non de ses propres idées. Sans cela, on prend le risque de se contenter d’aller évangéliser le reste de la population en lui dévoilant la réalité des mécanismes décrits dans Le Capital et Le Manifeste du Parti communiste.

Venons-en au journalisme intégral. En ce qui nous concerne, et sans que celle-ci soit précisément définie, il s’agit de construire et d’imprimer une vision du monde — Gramsci utilise le terme allemand Weltanschauung, qui renvoie à un ensemble de représentations qui forment une conception, une totalité. Celle-ci doit nécessairement s’articuler avec le sens commun de l’époque. C’est pourquoi nous avons repris l’ensemble des codes des réseaux sociaux pour mieux les détourner. C’est aussi pourquoi nous avons évacué toute la vieille esthétique gauchisante qui était une barrière mentale et symbolique à la réception de nos articles. Le journalisme intégral nous conduit aussi à développer une nouvelle conception du journaliste. Celui-ci n’a pas uniquement le rôle d’informer, il doit prendre parti, et adopter un style percutant. Son rôle est de se construire comme intellectuel organique, de faire le pont entre ses lecteurs et la société politique. Le lecteur ne doit pas être perçu comme un simple réceptacle passif qui reçoit la production idéologique, il doit être actif dans cette relation. D’une certaine façon, le journaliste a une mission d’éducation — et non de pédagogie, terme si cher aux néolibéraux. Il doit aider le lecteur à s’élever et à devenir lui-même journaliste. À Le Vent se lève, cela se traduit par le fait qu’un nombre non-négligeable de nos lecteurs sont devenus des rédacteurs.

Ballast – Vous ne cachez pas votre proximité idéologique avec la France insoumise. Votre média est-il compagnon de route, soutien critique, ou rien de tout ceci ?

LVSL – Il y a méprise, mais nous comprenons qu’elle existe. Cela est probablement lié au fait que quelques articles remarqués assumaient une proximité idéologique avec la France insoumise, et que nous avons réalisé un certain nombre d’entretiens avec des cadres de ce mouvement. En même temps, il aurait été absurde de ne pas le faire, dans la mesure où la FI est à l’évidence devenue la force politique hégémonique dans ce qu’on a coutume d’appeler « la gauche ». Nous ne pouvions passer à côté de ce phénomène. Et, bien entendu, certains membres de LVSL se retrouvent à titre personnel dans la stratégie populiste mise en œuvre par la FI. Pour autant, nous sommes radicalement indépendants, et nous devons le rester, sinon notre projet serait tué dans l’œuf. Notre rôle n’est pas de soutenir tel ou tel mouvement. Le faire serait contre-productif, et vous noterez que nous n’avons jamais donné une seule consigne de vote. Nous prenons nos lecteurs au sérieux, ils sont suffisamment grands pour faire leurs choix politiques en conscience. Par ailleurs, nous sommes plus de 80 dans la rédaction de Le Vent se lève, et celle-ci est hétérogène. Il y a des anciens du PS, des communistes, des Insoumis, quelques chevènementistes, et un nombre important de personnes qui ne se sont jamais encartées nulle part. Nous n’avons pas à parler d’une seule voix. En fait, et c’est peut-être là le plus difficile à comprendre, nous n’avons pas de ligne politique ou idéologique unique. Nous partageons certes un ensemble de principes — par exemple : la justice sociale, l’écologie politique, l’internationalisme, etc. —, mais ce qui fait surtout l’unité et l’originalité de Le Vent se lève, c’est la méthode. On peut la qualifier de populiste, ou de gramscienne, mais cette méthode ne présuppose aucune adhésion partidaire ou programmatique.

Ballast – Vous vous revendiquez du « sens commun ». Olivier Besancenot nous confia un jour être circonspect quant à cette notion, en ce qu’elle peut conduire à épouser, par cynisme ou stratégie, le discours de l’adversaire. Comment tenir le cap du « progrès » que vous revendiquez ?

« Un espace médiatique sain est nécessairement pluraliste. Nous sommes très attachés à cette valeur cardinale : elle est constitutive de notre rédaction. »

LVSL Bien évidemment, le risque d’épouser le sens commun existe, mais cela n’est absolument pas la méthode que nous revendiquons. Il faut être à mi-chemin, c’est-à-dire ni contre, ni avec le sens commun. Cette exigence est une ligne de crête, car il existe tantôt le risque de tomber dans une simple opposition, tantôt le risque d’épouser complètement le sens commun néolibéral. Pour tenir ce cap, il faut que les rédacteurs exercent un travail exigeant de réflexivité et de remise en cause critique des idées qu’ils développent et des formes que celles-ci prennent. Sans ce travail d’articulation de notre vision du monde avec les représentations majoritaires, sans cette éducation à tenir la ligne de crête, notre travail est vain. C’est un effort quotidien si l’on veut tenir le cap du progrès.

Ballast – L’un de vos textes s’est élevé contre les « récupérations douteuses » d’Orwell par des « intellectuels plus ou moins réactionnaires ». Deux écueils guettent tout média critique : la grosse tambouille (on sait l’intérêt grandissant que suscite, dans une frange du camp anticapitaliste, une Natacha Polony) et le sectarisme (on sait la chasse à la virgule prisée par une frange de l’extrême gauche). Comment manœuvrez-vous ?

LVSL – Vous le savez probablement aussi bien que nous, c’est compliqué. Un espace médiatique sain est nécessairement pluraliste. Nous sommes très attachés à cette valeur cardinale : elle est constitutive de notre rédaction et nous devons la protéger si nous désirons maintenir une liberté de ton féconde. C’est pourquoi nous avons publié un article qui critiquait le traitement dont Natacha Polony a fait l’objet. Pour autant, comme vous l’avez noté, cela ne nous a pas empêchés de publier un texte contre les récupérations douteuses d’Orwell. Notre ligne consiste donc à défendre le pluralisme tout en organisant le débat d’idées. Récemment, nous avons réalisé un nombre important d’entretiens dans lesquels des acteurs de la France insoumise comme de Podemos défendaient le populisme de Laclau et Chantal Mouffe. Il nous a paru nécessaire de réaliser un entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie, du PCF, qui critique la stratégie populiste, parce que le débat contradictoire, lorsqu’il est bien organisé, c’est-à-dire lorsqu’il ne ressemble pas aux caricatures qu’on en fait dans les médias dominants, permet de faire avancer les choses. Ainsi, si l’on veut défendre le pluralisme, cela implique de bien préparer les entretiens que nous faisons, et de montrer une certaine distance critique. Cette exigence est d’autant plus forte lorsqu’il s’agit d’intellectuels et de personnalités controversés. Si nous devions réaliser un entretien avec Natacha Polony, par exemple, vous pouvez être sûrs que nous préparerions bien nos questions. Il n’y a donc pas de choix à faire entre le sectarisme et la tambouille. Le tout est de prendre ses lecteurs au sérieux, de les traiter comme des adultes, et non comme des enfants qui épouseront nécessairement les positions développées dans tel ou tel article ou tel ou tel entretien. Cela exige évidemment de mener l’entretien de façon adéquate, et d’exercer en permanence cette distance critique si nécessaire à un débat d’idées bien organisé.

Ballast – Iñigo Errejón, cadre de Podemos, vous disait cet été qu’il aspirait à la victoire du pôle « de droite » du FN, dans la bataille qui fait rage dans ses rangs, afin de mettre à mal, une fois pour toutes, l’idée que le FN serait la voix du peuple. C’est ce qu’il s’est produit, à la rentrée : l’aile « sociale » (Philippot) a été limogée, Marine Le Pen s’est lancée dans une diatribe hallucinée que n’aurait pas reniée son père et Ménard, libéral en chef, se frotte les mains. Le FN « défenseur des sans-grades, des petits, des invisibles » est-il en train de mourir ?

LVSL – Lorsque l’on voit la dernière performance de Marine Le Pen à l’émission politique, ce qui est sûr, c’est que le FN est très affaibli, et qu’il y a donc un espoir de pouvoir désaffilier certaines catégories populaires du vote frontiste. Le FN est plongé dans de profondes contradictions. S’il adopte une ligne d’union des droites, ce qui n’est pas encore fait mais qui est en bonne voie, il doit nécessairement abandonner la sortie de l’euro, qui est un casus belli pour la droite version Wauquiez. Mais en abandonnant ce discours critique, les frontistes devront normaliser certaines positions économiques hétérodoxes qu’ils tenaient jusqu’à ce jour. Cela implique le risque de perdre les catégories populaires conquises ces dernières années. En fait, la crise du FN révèle la crise de la droite post-sarkozyste. L’équation qui a permis à la droite d’arriver au pouvoir et de se maintenir était l’union de la bourgeoisie conservatrice retraitée et des catégories populaires de la France périphérique. Mais en réalité, ces deux électorats ont profondément divergé sous l’effet de l’approfondissement de la crise en zone euro et sous l’effet de la polarisation économique provoquée par la mondialisation. Dès lors, comment reconstituer un bloc historique majoritaire ? Les Républicains rassemblent essentiellement des retraités qui défendent leur épargne aujourd’hui, et ils sont concurrencés par Macron sur ce créneau. Le FN, lui, a fédéré un temps la France des « petits » et des « sans-grades » que vous évoquiez. Pour pratiquer l’union, le parti peut maintenir son discours identitaire, mais doit abandonner son discours économique et social, qui lui a permis de prospérer. En fait, l’extrême droite a aujourd’hui le choix entre le fait de retomber à 15-18 % et d’arriver au pouvoir, ou de faire 25 à 28 % mais de rester confiné dans un ghetto électoral.

« La France insoumise a sensiblement limité la progression du FN dans les catégories populaires et les jeunes à la dernière élection présidentielle. »

Les cadres du FN, notamment les plus récents, veulent exercer des responsabilités et obtenir des postes. Ils ont donc logiquement fait pression pour marginaliser Philippot, qui incarnait d’une certaine façon l’option d’un score élevé, mais sans perspective d’arrivée au pouvoir. Celui-ci a en retour organisé son expulsion pour partir avec les honneurs et renvoyer le FN dans la poubelle de la diabolisation. Marine Le Pen, qui est de notoriété publique idéologiquement philippotiste, doit maintenant appliquer une ligne qui diverge de plus en plus de sa ligne idéologique. Elle est complètement affaiblie et symboliquement déclassée depuis le débat de l’entre-deux tours. Néanmoins, le FN va essayer de limiter la casse auprès des catégories populaires. C’est pourquoi le parti essaie de développer un discours plus « civilisationnel », de défense des « communautés » contre « l’individualisme libéral », de retour des « frontières » contre la société « liquide ». Dans ses discours les plus récents, Marine Le Pen n’a eu de cesse d’opposer à la « France nomade » d’Emmanuel Macron une « France durable » soucieuse de préserver son identité et de protéger ses citoyens des multiples méfaits de la mondialisation. C’est un mélange de la ligne Buisson et de la pensée d’un auteur comme Alain de Benoist. Il s’agit de continuer de prendre en charge le sentiment que « tout fout le camp » dans la France périphérique et de faire passer la pilule de l’abandon progressif de la sortie de l’euro et du verni social du programme. En fait, il n’était tout simplement pas possible de tenir un discours de sortie de l’ordre européen tout en fracturant les classes populaires par un discours identitaire qui oppose les « petits Blancs », les « Français de souche », et les Français dits des « quartiers populaires », terme commode pour parler de la banlieue et de l’immigration post-coloniale. Un tel programme de sortie de l’ordre européen implique de coaliser ces catégories qui souffrent toutes deux de l’ordre économique actuel. Bref, le FN est pris entre le marteau et l’enclume. Le marteau de Wauquiez, Dupont-Aignant et Philippot à droite, et l’enclume de la France insoumise qui a sensiblement limité la progression du FN dans les catégories populaires et les jeunes à la dernière élection présidentielle. Le risque est pour le parti de se faire avaler tout cru des deux côtés, et c’est une très bonne nouvelle.

Ballast – Les questions post-coloniales, décoloniales ou raciales paraissent absentes de votre spectre de réflexion : n’est-ce pas problématique lorsque l’on aspire à « construire un peuple », pour reprendre une formule qui doit vous être chère, et que ce peuple est également modelé par ces questions ?

LVSL – Ce n’est pas tout à fait juste. Nous avons par exemple publié un article de Cyprien Caddeo sur le racisme latent dans le cinéma français, et cet article avait donné lieu à une émission sur France culture. De même, nous avions publié un article lors de l’affaire Théo qui mettait en cause le racisme dont les descendants d’immigrés post-coloniaux font régulièrement l’objet. Ou encore, plus récemment, nous avons publié un article sur Thomas Sankara et l’absence scandaleuse de commission d’enquête parlementaire sur son assassinat, ainsi qu’un entretien avec le biographe de Sankara. Nous traitons donc ces sujets à notre façon. Mais nous n’esquiverons pas votre question. Il y a dans notre rédaction une pluralité d’approches sur la façon dont on doit lutter contre le racisme, et nous sommes de ce point de vue aussi hétérogènes que la gauche. Nous avons donc à cœur de ne pas importer les conflits qui ont miné notre camp à l’intérieur de LVSL. Nous avons tiré les leçons des polémiques qui ont eu lieu après les attentats de Charlie Hebdo et nous refusons aujourd’hui de participer au jeu médiatique qui consiste à racialiser les débats. Nous refusons l’agenda que veulent imposer tant les Indigènes de la République que Manuel Valls, qui n’existent que par ces polémiques. Bien sûr, on peut nous rétorquer que cela invisibilise ces enjeux, mais nous croyons que les dégâts produits par des discours performatifs qui racialisent la société et nos représentations sont aussi très élevés. Nous essayons de traiter ces questions sans fracturer la gauche, de façon pacifiée, sans jamais rien concéder aux discriminations.

Par ailleurs, nous doutons que les questions de racisme structurel puissent être traitées par le simple discours médiatique. Nous avons la conviction que c’est par l’action politique, par la mise en mouvement de ce peuple qu’il faut construire, que nous pourrons faire reculer le fait que les individus se regardent en fonction de leurs identités et non en fonction de ce qu’ils ont de commun : le fait d’être des citoyens français qui doivent récupérer la souveraineté sur leur vie et sur le destin de leur pays. Moins il y a de souveraineté, plus il y a un repli identitaire. Ce qui fait la France, ce n’est pas une couleur de peau, ni une ascendance historique, mais un ensemble de principes citoyens, un horizon politique en commun. C’est une communauté solidaire qui doit se protéger de l’offensive néolibérale en développant ses services publics, en opposant au mépris de ceux d’en haut la dignité de ceux « qui ne sont rien ». Nous adhérons en ce sens à l’idée d’un patriotisme démocratique, progressiste et inclusif défendue par Íñigo Errejón. Et en même temps, il faut avoir une vision sociale à la hauteur des difficultés. La ghettoïsation de notre société ne peut pas continuer. Il faut mettre fin aux ghettos de riches comme aux ghettos de pauvres. Il faut en finir avec cette logique néolibérale qui dresse des murs partout, qui développe des normes explicites comme implicites qui font diverger la société française et qui la fracturent.

Ballast – Vous évoquez les « bastions enclavés » que sont les grands médias alternatifs (Le Monde diplomatique, Fakir, Là-bas si j’y suis, etc.) et le « public restreint » qui reste malgré tout le leur. Vous espérez, comme beaucoup, toucher un public plus large que celui des fameux « déjà convertis » : le support écrit est, nous sommes les premiers à le savoir, un frein ! De quelle façon espérez-vous briser ce cercle « vicieux » ? Les médias indépendants ne manquaient pas. Quel axe inédit Le Vent se lève comptait-il, dans l’esprit de ses créateurs, porter ; quel angle à ses yeux mort souhaitait-il combler ?

« Depuis trop longtemps, beaucoup d’intellectuels se sont repliés sur eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils se sont coupés de la stratégie politique. »

LVSL – Si nous devions nous définir, et quitte à être un peu pompeux, nous pensons le média comme une entreprise culturelle globale. Nous considérons que LVSL est un lieu de formation, de construction de nouveaux journalistes qui assument le fait de faire du média d’opinion. Le fait de prendre la plume n’est pas un acte neutre et, de ce point de vue, nous avons essayé d’insuffler l’esprit suivant à nos rédacteurs : il faut, lorsque l’on écrit un article, penser en permanence à sa réception, au niveau des termes que l’on utilise comme des idées que l’on développe. Cette discipline permet de rester connectés au sens commun. Ensuite, nous avons pour but de faire le lien entre les intellectuels, les militants et les lecteurs par les entretiens que nous faisons, mais aussi par les cercles de réflexion que nous venons de créer et par les événements que nous allons organiser. Nous voyons Le Vent se lève comme un échafaudage, et non comme l’édifice. Depuis trop longtemps, beaucoup d’intellectuels se sont repliés sur eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils se sont coupés de la stratégie politique, même s’ils sont restés engagés ; ils ont arrêté de penser à la traduction de leurs idées dans des termes politiquement pertinents, donc dans des termes connectés au sens commun. De même, les partis, quels qu’ils soient, se sont vidés de leurs ressources intellectuelles depuis 30 ans, et ont de ce fait perdu en qualité d’élaboration stratégique. Nous voulons mettre un terme à ce cloisonnement, et donc être un lieu relativement neutre où les gens peuvent discuter, échanger et éventuellement travailler ensemble. Une discussion entre un lecteur peu politisé et un militant chevronné peut parfois rappeler à ce dernier qu’il constitue une minorité dans la société, et qu’il doit donc penser à la façon de traduire ses idées. C’est important : sans changement culturel des militants, aucune possibilité de prise du pouvoir dans la société civile comme dans la société politique n’est envisageable.

Nous voulons aussi utiliser tous les formats médiatiques, qui sont autant d’outils pour mener notre combat culturel : l’écriture en ligne, les colloques, les photos, les vidéos, les infographies, une éventuelle université d’été, voire une version papier, à terme. De même, nous cherchons à influencer le débat politique, c’est pourquoi nous avons produit des notes stratégiques. D’une certaine façon, nous voulons insuffler une conception machiavélienne de la politique, dans le bon sens du terme. C’est un peu l’identité de ce média. D’ici peu, nous annoncerons de nombreux développements de notre projet. Enfin, ce qui fait la particularité de Le Vent se lève, c’est sa volonté de ne pas laisser le monopole de la modernité et du progrès à ses adversaires, c’est le fait de toujours essayer de subvertir les codes et de réfléchir en permanence au fait de ne pas finir cornerisé. Nous voulons être transversaux, parler à tout le monde, et pas uniquement à notre petite clientèle. Ce qui implique des actes très concrets, beaucoup d’ambition et une remise en question permanente. Nous existons depuis décembre 2016, soit depuis moins d’un an, et nous allons continuer à essayer de nous dépasser.

Merci à toute la communauté de lecteurs de LVSL

Il y a un mois et demi, nous lancions notre financement participatif, avec l’objectif de rassembler 20 000€ pour réaliser nos nombreux projets. Nous l’avons fait sans être certains d’y arriver, avec le doute, mais aussi avec l’assurance que nous avions une communauté de lecteurs formidable sur laquelle nous pouvions compter.

Sept semaines plus tard, nous avons atteint et dépassé l’objectif prévu. Grâce à vous et à votre générosité, et malgré les fêtes de fin d’année, nous avons rassemblé 22 959 euros. Vous nous permettez ainsi de franchir une nouvelle étape dans le développement de ce projet fou qu’est LVSL. Le développement de la revue va prendre du temps, mais nous travaillons dessus. L’université d’été est en très bonne voie, vous pourrez bientôt vous y inscrire. Des développeurs planchent d’ores et déjà sur l’application, et l’activité des cercles se développe. Le matériel vidéo sera bientôt au complet. D’ailleurs, n’oubliez pas de vous abonner à notre chaîne Youtube pour suivre nos futures productions, à notre compte Instagram et à notre compte Twitter !

Tout cela est possible grâce à vos dons et à tous les bénévoles qui animent ce site, et nous tacherons d’en être dignes. D’autres projets arrivent, parce que ça ne s’arrête jamais avec LVSL, nous vous les révélerons bientôt. Vous pourrez d’ailleurs les financer grâce à l’onglet permanent qui permet de réaliser un don.

Encore merci à toutes et à tous !

La Rédaction

LVSL : Un média dans la guerre de position

LVSL part d’un constat : celui d’une défaite historique des forces de progrès. Notre projet s’annonce donc comme une entreprise de reconquête. Exposé d’une méthode.

 

La parole confisquée

L’époque actuelle a pour caractéristique première la domination sans partage – quoique contestée – de l’hégémonie néolibérale. Si le néolibéralisme refuse de dire son nom, s’il refuse de se donner un visage unique, il est cependant parvenu à construire une hégémonie solide, laquelle s’incarne dans une variété d’acteurs : journalistes, politiques, partis. Ce sont là les expressions les plus visibles de cette hégémonie, ensemble de théories, de pratiques, d’idées, de valeurs et de méthodes qui infusent dans la société tout entière, font système et fondent le règne d’une pensée dominante répandue partout.

Le phénomène le plus évident qui résulte de cette dynamique de conquête est la concentration médiatique et l’appropriation par une poignée de milliardaires des médias de masse. L’information serait un bien comme un autre que l’on achète et que l’on vend, de sorte qu’on la soumette aux lois du marché. Il est cependant permis de douter du sens des affaires de nos grandes fortunes nationales qui se précipitent dans la course à la monopolisation des moyens de communication et d’information. Surprenant en effet que ces gens s’acharnent à vouloir investir dans des titres de Presse à peu près tous déficitaires qui ne promettent pas de perspectives de profits très importantes… Aurions-nous alors affaire à une démarche philanthropique ? Peut-être. On n’imagine en tout cas pas que messieurs Niel, Bergé, Pigasse, Drahi, Dassault, Arnault, Pinault, Lagardère, Bouygues ou Bolloré, heureux propriétaires du Monde et de l’Obs, de Libération et de l’Express, du Figaro, des Echos, du JDD et du Point, d’Europe 1, du groupe TF1 et du groupe Canal, puissent vouloir contrôler tous les titres de Presse du pays à des fins d’influence.

Or donc, il convient de faire ce constat froid que la quasi-totalité des moyens d’information d’une démocratie sont concentrés entre les mains de quelques oligarques. La subordination de l’information aux intérêts privés, économiques ou financiers, est aussi préoccupante que l’était l’alignement de l’information sur les intérêts étatiques au temps de l’ORTF. En quelques décennies, les moyens de communication seront simplement passés des mains de l’Etat aux mains des puissances privées. Il n’est pas évident que la démocratie ait gagné au change si l’on considère que les médias dominants se sont contentés de troquer un ministre de l’information ayant une ligne directe dans toutes les rédactions contre une multitude d’actionnaires et d’annonceurs publicitaires qui, de la même manière, censurent, licencient et influencent les lignes éditoriales malgré la résistance et le travail indépendant que continuent de mener certains journalistes.

Pourtant, des débats se tiennent, des idées sont échangées, des points de vue contradictoires se confrontent et plusieurs titres de Presse sont concurrents. Seulement la pluralité ne fait pas le pluralisme. CNews, BFMTV et LCI se disputent des parts d’audience, peut-on pour autant parler d’un pluralisme des points de vue pour cette seule raison que ces chaînes occupent des fréquences différentes ? Les mêmes présentateurs lisent les mêmes prompteurs, donnent la parole aux mêmes éditorialistes, au-dessus des mêmes bandeaux déroulants où s’accumulent les mêmes informations jusqu’à la perte totale de sens. Il faut bien faire preuve du dernier aveuglement pour voir dans le matraquage médiatique aux allures de spectacle permanent la condition d’une information libre. Nous sommes en droit de nous interroger : l’espace public qui garantit l’existence d’un débat réellement démocratique existe-t-il encore dans ces conditions ? Il n’a certes pas été détruit comme dans les régimes autoritaires, il existe ! Mais il est occupé, colonisé par les intérêts privés et pour tout dire, anesthésié, toute contradiction véritable s’en est trouvée évacuée, ou placée dans une situation de faire-valoir.

Disons-le clairement au risque d’en décevoir certains : nos industriels fortunés n’ont pas investi la sphère médiatique dans l’unique but de renflouer des titres en difficulté. S’offrir un journal ou une chaîne de télévision c’est s’acheter de l’influence. C’est-à dire une influence personnelle et aussi – et surtout – une influence politique qui s’inscrit dans un projet de classe. Le rachat de la Presse est l’étape ultime de la conquête de l’hégémonie culturelle par les néolibéraux. Sont ainsi répétés en boucle les mêmes credos néolibéraux, les mêmes mots-valise matraqués ad nauseam (« compétitivité » ; « coût du travail » ; le « courage » du « chef d’entreprise » ; le « dialogue social » qu’il faudrait « fluidifier » etc.) jusqu’à faire accepter ces mots pour évidents. Cette construction d’une grille de lecture, prétend à une forme de naturalité. Elle interdit la mise en avant de cadres d’analyse différents. En l’espèce, ces dernières années ont achevé de marginaliser la parole de gauche, pourtant devenue déjà très minoritaire dans le monde médiatique. Il est vrai, cependant, que la parole de gauche s’est elle-même disqualifiée, n’ayant pas su se réinventer, ni établir de stratégies pour faire face à un tel contexte. Les voix dissonantes, expropriées de l’espace public, se regroupent autour de pôles de résistance et de potentielle renaissance intellectuelle (on citera Le Monde Diplomatique, Là bas si j’y suis, Les économistes atterrés, Fakir, Acrimed dans des domaines très différents…). Mais ces quelques bastions enclavés se trouvent bien seuls au milieu d’un océan de silence, et s’adressent à un public restreint.

Face au Mur médiatique : Guerre asymétrique

Faire de la situation actuelle une fatalité serait une grave erreur car notre adversaire a des points faibles. Il importe aujourd’hui de jeter les bases d’un nouveau cycle et d’entamer la construction d’une nouvelle hégémonie.

L’ampleur de la tâche à accomplir a pourtant de quoi briser les élans les plus déterminés. Parce que les conditions historiques ont changé, les règles de la lutte politique ont également changé. C’est pourquoi cet article se veut l’exposé d’une méthode, de notre méthode.

Préalablement à tout développement, il nous faut admettre comme point de départ une représentation spatiale du monde social dans la lignée d’Antonio Gramsci. Il faut comprendre par là l’idée d’un monde social comme un vaste champ de bataille découpé entre leurs positions et les nôtres, entre notre ligne de défense et la tranchée adverse. Les positions de l’adversaire ont ceci de particulier qu’elles sont bien mieux défendues que les nôtres et qu’il peut de ce fait se permettre de mener l’offensive contre nous. Ce schéma, c’est celui de la guerre de position élaboré par Gramsci au lendemain de la première guerre mondiale. Il transpose le vocabulaire propre à la tactique militaire à l’analyse du monde social. Il parle ainsi des médias, des églises, des universités, des usines, des palais de justice, comme d’autant de bunkers et de casemates, de forteresses et de bastions qu’il importe de défendre ou de conquérir avant de pouvoir prétendre à l’exercice du pouvoir. De là la distinction fondamentale dans la pensée de Gramsci entre la société politique et la société civile, qui fabrique le consentement et assure le règne de la classe dominante par la diffusion de ses idées dans la société.

Ce qui importe ici, c’est de comprendre l’effort d’actualisation de la pensée marxiste entrepris par Gramsci. Ce dernier écrit dans un contexte d’échec généralisé des tentatives révolutionnaires en Europe de l’Ouest et d’arrivée du fascisme au pouvoir en Italie, plus précisément, il écrit depuis la cellule de prison où Mussolini l’a fait jeter. Afin de comprendre cet échec historique des révolutions socialistes, il opère une distinction d’importance entre l’Est et l’Ouest, entre la Russie où la révolution bolchévique a triomphé et l’Europe où tous les mouvements révolutionnaires ont été défaits. La société russe se caractérisait alors par une structure sociale simple, une société civile quasi-inexistante, un appareil étatique affaibli : le pouvoir était à prendre. Cette situation appelle une guerre de mouvement, rapide, frontale, pour se saisir du pouvoir.

En Europe de l’Ouest tout au contraire, la structure sociale est complexe, nervurée de tranchées, la société civile est puissante et la classe dominante s’appuie bien davantage sur les idées que sur la force brute pour régner. Ce qu’il appelle l’Etat intégral peut ainsi se définir comme une « hégémonie cuirassée de coercition », la domination par les idées encadrée par la possibilité du recours à la contrainte, l’aspect coercitif occupe ici le second rôle. Dans une telle configuration, opposer le fusil à la plume est impossible, inefficace et contre-productif. Gramsci pense ici aux grandes offensives frontales sur des tranchées ennemies trop bien défendues au cours desquelles des centaines de milliers d’hommes se faisaient faucher par les mitrailleuses pendant la Grande Guerre, sans aucun résultat militaire. Il faut adapter les méthodes de lutte et substituer la guerre de position à la guerre de mouvement. Cette guerre de position se mène avant toute chose par une praxis politique propre à un parti et à une classe sociale, par la guerre culturelle. La “bataille des idées et des mots” joue ici un rôle important quoique non exclusif : il s’agit, pour les acteurs de cette guerre, de conquérir des positions sociales, d’avancer leurs pions, et de faire progresser leur vision du monde. C’est une stratégie de conquête plus lente, plus laborieuse, mais la seule à même de réussir. A travers cette guerre de position, ce qu’il s’agit de faire – comme le formulent Ernesto Laclau et Chantal Mouffe -, c’est de tracer une ligne de démarcation claire, à l’endroit le plus pertinent, entre l’adversaire et nous, de créer un eux et un nous de part et d’autre d’une frontière intérieure à la société et de nous battre toujours pour faire avancer cette frontière antagonique, pour faire avancer nos lignes et faire reculer l’adversaire.

Aujourd’hui, face à un adversaire tout-puissant qui nous contraint au repli sur les dernières positions qu’il nous reste, tout assaut frontal est voué à l’échec. Attaquer une forteresse trop bien défendue est au mieux stupide, au pire suicidaire. C’est pourquoi nous refusons de lui livrer bataille directement. L’hégémonie néolibérale domine et toute parole alternative est disqualifiée de manière systématique lorsqu’elle se confronte à la parole de l’adversaire sur son terrain, dans ses journaux ou sur ses chaînes de télévision. Prenant acte de cette situation, nous affirmons notre stratégie : face au mur médiatique, menons une guerre asymétrique.

Nous n’avons pas les moyens de l’adversaire, aussi nous investissons un terrain où nous pouvons être meilleurs que lui. Cette lutte pour l’hégémonie culturelle, cette bataille des idées, nous choisissons de la mener sur internet, sur les réseaux sociaux, sur un champ de bataille où nous pouvons avoir l’avantage. La guerre de position est présentement quasi-impossible à mener ? Soit ! Menons ce que nous appellerons une guérilla de position. Toute guérilla, une fois qu’elle est devenue suffisamment puissante affronte cependant l’adversaire sur son terrain et mène une guerre régulière. La guerre asymétrique que nous avons choisi de mener n’est donc ni une fin en soi, ni une initiative qui doit interdire la guerre de position sur un champ de bataille traditionnel, dans le domaine de la lutte politique classique, bref, dans la réalité matérielle. Elle est un préalable, elle est un complément. A la guérilla devra succéder la guerre de position.

La devise que nous avons adoptée « Tout reconstruire, tout réinventer » ne veut pas dire autre chose : tout réinventer dans le monde des idées, réformer un logiciel politique sclérosé, pour tout reconstruire dans le monde matériel, forger une force politique nouvelle dans la réalité concrète.

C’est l’unité de ces deux termes qui fonde le projet que nous nous efforçons de construire. Suivant cette idée, et empruntant une distinction déjà énoncée ailleurs, on peut comparer le rôle d’un média comme LVSL au rôle d’un échafaudage. L’échafaudage est une structure temporaire, il n’est pas une fin en soi, il a pour seule fonction d’assurer la construction du bâtiment auquel il est adossé. Pour construire le grand mouvement qui émergera demain, un échafaudage solide est nécessaire. L’émergence d’une force politique nouvelle est conditionnée à l’élaboration d’une grille de lecture alternative par des médias comme le nôtre, par l’imposition de nos mots dont Íñigo Errejón dit qu’ils « sont des collines dans le champ de bataille de la politique » et que celui « qui les domine a gagné la moitié de la guerre », par la mise à l’agenda de nos thèmes et de nos termes afin d’œuvrer à la conquête de la centralité de l’échiquier politique. Et nous pouvons en cela compter sur les très nombreuses initiatives qui émergent ici et là, des médias écrits, des blogs, des chaînes Youtube, des revues, des collectifs etc. LVSL n’est de ce point de vue qu’un pion dans la large constellation d’initiatives en train de naître.

La construction d’un média d’opinion

Cela étant, le terrain que nous investissons, c’est-à-dire internet et les réseaux sociaux, n’est pas un terrain vierge. Une multiplicité d’acteurs s’y affrontent déjà. Les plus combatifs parmi eux sont les médias d’extrême droite dont le succès fulgurant et l’omniprésence sur les réseaux sociaux constituent la raison première de la fondation de LVSL, démarche qui se concevait comme une contre-attaque nécessaire. Ces sites constituent, aux côtés des médias officiels évoqués plus haut, notre second adversaire. Une clarification s’impose ici. La guerre asymétrique doit être une stratégie simplement temporaire le temps de gagner en puissance. Cette stratégie ne doit pas faire oublier cette loi fondamentale du combat politique que pour vaincre son adversaire il faut jouer sur son terrain et selon ses règles. 

Dès lors, cela implique de comprendre les raisons du succès de ces sites d’extrême-droite. La raison en est assez évidente : leur capacité à rester proche du sens commun, des représentations majoritaires dans la société, et à travailler ce sens commun dans leur sens par des discours adéquats. A l’inverse, la gauche s’est depuis trop longtemps murée dans son idéologie, sûre d’être le “camp du bien”, quitte à être de plus en plus déconnectée des subjectivités politiques du commun des mortels. LVSL ne veut pas laisser le monopole de l’efficacité politique à ces sites et ces groupes. Nous nous revendiquons de ce que Gramsci appelle le journalisme intégral. Celui-ci part du sens commun, afin de le travailler et de l’amener là où il est désirable de l’amener. Jusqu’alors, au sens commun populaire, la gauche opposait son sens commun militant et toutes ses évidences. C’est cet échec historique qu’il faut dépasser, si nous voulons être en mesure de gagner cette bataille culturelle. Le journalisme intégral implique de façonner son lectorat à travers la production d’un discours alternatif. Cette idée est à la base du projet de média populiste qu’est LVSL : forger de nouvelles identités politiques pour construire un peuple.

Or donc, les réseaux sociaux possèdent des règles qui leur sont propres, l’une d’elles est la suivante : l’opinion prévaut sur la soi-disant objectivité journalistique. Les sites dont nous parlons l’ont bien compris et doivent leur succès au modèle qu’ils ont su élaboré. Assumer sa subjectivité, prendre position de façon argumentée, s’annonce comme la tactique la meilleure pour faire avancer ses idées sur ce terrain particulier. L’horizontalité qui caractérise le fonctionnement des réseaux sociaux place les acteurs sur un relatif pied d’égalité. La disqualification de la parole alternative ne fonctionne pas sur internet. Les récentes polémiques sur les fake news et la création en réponse du très critiqué service Décodex par le journal Le Monde, dont la mission consiste à décerner des brevets de respectabilité aux sites d’information, témoigne d’une tentative de régulation de la diffusion de l’information sur les réseaux sociaux – sans grand succès pour le moment.

Le média d’opinion tire sa force de ce fait qu’il assume sa subjectivité. Nous affirmons que la neutralité n’existe pas pour cette raison simple que l’auteur d’un article est engagé dans des rapports sociaux et influencé (pour ne pas dire déterminé) par une multitude de discours antagonistes. Que l’on combatte ou que l’on serve les intérêts de la classe dominante de manière active, de manière consciente ou de manière inconsciente, on ne peut pas prétendre s’extraire d’un monde social conflictuel et accéder à une neutralité quelconque, on est toujours du côté de l’une des forces en présence. Aussi, assumer un parti pris revient à une forme d’honnêteté. Cela permet par ailleurs de capitaliser sur le discrédit dont souffrent les médias officiels, c’est là pour nous une arme puissante.

Restent encore les médias d’opinion d’extrême droite. Nous le disions, lorsque le combat est possible, il faut affronter l’adversaire en jouant avec ses règles. En l’espèce, nous adoptons les codes de l’adversaire, nous les subvertissons, les transformons, les adaptons et les retournons contre lui. Nous conservons le parti pris, nous conservons le style polémique, mais nous nous assurons une légitimité supérieure en prenant le lecteur au sérieux et en ne l’abreuvant pas de mensonges ou d’articles insipides.

Nous ne sommes pas seuls à mener ce combat, nous venons juste d’intégrer une chaîne qui compte déjà de nombreux maillons qui sont autant d’alliés. Nous parlons des très nombreux projets qui reposent sur l’écrit ou la vidéo, et qui fleurissent un peu partout et vont dans le même sens que nous. Nous prenons nos adversaires au sérieux, et nous sommes ici pour les combattre pied à pied. Ils ont prospéré sur un terrain vierge, à nous de leur contester le monopole de la parole alternative, à nous d’être meilleurs qu’eux.

LVSL, c’est tout ça. Un projet qui veut faire converger les forces existantes pour fédérer autour d’une parole alternative, autour d’un discours de rupture pour jeter les bases d’un renouveau. En ces temps de montée des périls, il est indispensable de porter un autre projet de société, un système de pensée nouveau qui pave la voie à la construction d’un autre avenir. Ainsi nous engageons le combat, animés par cette conviction profonde, étayée par les faits et l’histoire, qu’à l’hiver, toujours, succède le printemps.

Pour aller plus loin :

Médias français, qui possède quoi ? Le Monde Diplomatique

https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/ppa

Projet pour une Presse libre, Le Monde Diplomatique,

https://www.monde-diplomatique.fr/2014/12/RIMBERT/51030

Médias : pourquoi 10 milliardaires contrôlent-ils notre information ?

http://osonscauser.com/medias-pourquoi-10-milliardaires-controlent-ils-notre-information/

Notre projet, Tout reconstruire, tout réinventer

http://lvsl.fr/notre-projet-reconstruire-gauche