Mathieu Slama : « La crise sanitaire finit comme elle a commencé, dans l’arbitraire »

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

L’essayiste Mathieu Slama est une des figures de l’opposition aux mesures sanitaires. Il souligne toutefois que les critiques dont ces dernières ont fait l’objet ont été captées par les extrêmes et les complotistes, au détriment d’une appropriation politique des questions scientifiques. La « démocratie sanitaire » s’est en effet très largement absentée des débats publics, laissant orphelins les derniers républicains attachés à l’État de droit ou à la souveraineté populaire. Mathieu Slama se revendique de la première filiation, protectrice des libertés individuelles, et alerte contre l’émergence d’une société disciplinaire. Dans son ouvrage Adieu la liberté (Presses de la cité, 2022), il invite à ne pas considérer comme une victoire la liberté retrouvée depuis la fin du passe et de l’obligation de port du masque. La levée des restrictions ne signifie pas nécessairement la fin des dispositifs qui ont été mis en oeuvre pendant la pandémie. Pis encore, la demande croissante de sécurité qui traverse la société pourrait bien légitimer des pratiques de gouvernement de plus en plus autoritaires. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Après le pic Omicron en janvier, l’épidémie a fortement reflué et le passe vaccinal et le port du masque viennent d’être levés. On peut y voir un geste électoraliste à l’approche des élections mais le gouvernement répète toujours le même argument selon lequel « c’est le virus qui décide des libertés ». Cela pose la question suivante : toutes ces mesures dites sanitaires sont-elles prises ou supprimées pour des raisons de santé ou faut-il y voir des décisions purement politiques ?

Mathieu Slama – C’est une bonne question. D’abord, la première chose dont on se rend compte, c’est à quel point c’est arbitraire : tout d’un coup le président de la République annonce la fin du passe le 14 mars mais on ne sait pas sur quels critères. C’est le fait du prince. Pourtant, deux jours avant, il y avait eu une audience au Conseil d’État sur un recours pour demander la fin du passe, mené par quelques juristes, comme Paul Cassia. De même la Commission d’enquête du Sénat l’a demandée et le Conseil d’État a dit non. Tout cela symbolise tout ce qu’on vit depuis deux ans : cela finit comme cela a commencé, dans l’arbitraire. Alors qu’on parle de l’une des mesures les plus graves qui aient jamais été prises, les décisions politiques sont prises sans réelles justifications et le droit ne veut plus rien dire. C’est inquiétant qu’il n’y ait plus de base juridique rationnelle, car cela signifie que tout est possible et que c’est le règne de l’arbitraire.

La deuxième chose c’est qu’on savait que l’épidémie reculait et que le virus devenait de moins en moins grave. L’inquiétude que nous devrions avoir c’est qu’au fond pendant deux ans, nous avons brisé tous les tabous et nous avons accepté des choses qui étaient auparavant inacceptables. Surtout, des monstres politiques et juridiques comme le confinement, le masque dans la rue, le passe ont été créés. Ce sont en réalité de nouvelles méthodes de gouvernement. Le passe par exemple, c’est quand même l’idée d’exclure des gens de la vie sociale pour les amener à se comporter comme on veut. On a inventé et normalisé de nouvelles méthodes qui sont maintenant dans la “boîte à outils”, comme le disait une députée LREM. Certains veulent faire entrer le passe dans le droit pour ne plus passer par des lois d’exception. Le passe pourrait bien réapparaître si nous avons une recrudescence épidémique ou sous d’autres formes, pour d’autres crises.

LVSL – Cette normalisation de mesures d’exception est en effet inquiétante. Mais le gouvernement a toujours affirmé qu’il n’y était pour rien et que ses choix étaient contraints par l’épidémie…

M.S. – C’est, de fait, un argument qui a beaucoup été utilisé par le pouvoir, qui a affirmé que c’est le virus qui est liberticide. Mais cela signifie que la politique disparaît ! Depuis deux ans, on nous présente les choses comme s’il n’y avait pas d’autres alternatives et qu’on ne faisait que suivre ce que disent les scientifiques. Sauf que la politique consiste à faire des choix, des arbitrages entre différentes alternatives. Évidemment il faut lutter contre le virus mais il y a aussi d’autres considérations à prendre en compte : des considérations pratiques, éthiques, psychologiques, économiques, sociales, etc. C’est le rôle du politique de filtrer des recommandations scientifiques à l’aune de ces différents critères.

« Évidemment, il faut lutter contre le virus mais il y a aussi d’autres considérations à prendre en compte : des considérations pratiques, éthiques, psychologiques, économiques, sociales, etc. C’est le rôle du politique de filtrer des recommandations scientifiques à l’aune de ces différents critères. »

C’est très inquiétant parce que cela signifie que dans l’urgence, face à une crise, la fin justifie tous les moyens. Le politique peut alors prendre des mesures sans considération éthique. L’évolution est de plus en plus inquiétante : face au terrorisme, des mesures très problématiques ont été mises en place comme des assignations à résidence totalement arbitraires, mais il y avait un débat public. Par exemple sur la déchéance de citoyenneté, beaucoup de Français ont dit qu’il ne fallait pas céder sur nos valeurs, qu’il fallait qu’on reste dans un État de droit. À l’époque, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, ancien ministre de l’Intérieur très sécuritaire qui s’est ensuite trouvé une âme de républicain, a fait un travail remarquable. Il disait notamment que la citoyenneté, comme la République, doit être indivisible.

Il y a eu débat sur cette question. Lorsqu’on voit comment ce débat a été évacué pendant la crise sanitaire, il y a lieu de s’inquiéter. Les nombreuses crises qui arrivent vont nous poser des questions d’ordre démocratique. Par exemple, la crise ukrainienne a conduit à la suppression de médias de propagande étrangers (Russia Today et Sputnik ont été interdits, ndlr). Si ces médias posent d’énormes problèmes, cela soulève néanmoins des questions au sujet de la liberté de la presse ou sur le fait que cela a été décidé au niveau européen (en France, seul l’ARCOM, ex-CSA, peut normalement décider de telles interdictions, ndlr).

LVSL – Vous estimez donc que le confinement, le couvre-feu, les passeports ou encore les attestations peuvent revenir, soit à la faveur d’une nouvelle vague de COVID, soit pour d’autres motifs. Vous allez jusqu’à parler de l’émergence d’une « société disciplinaire ». De quoi s’agit-il ?

M.S. – Cette société disciplinaire renvoie à un vieux débat. C’est Foucault qui l’amène dans toutes ses réflexions sur les hôpitaux psychiatriques, les prisons et tous les lieux où la norme se matérialise concrètement. Il étudie comment se construit la norme, comment elle se matérialise, comment certains membres du corps social sont mis en dehors de la société, comment les comportements se normalisent de cette manière. Toute l’idée de Foucault consiste à dire que les sociétés libérales ne l’ont jamais vraiment été et que c’est avec l’avènement des sociétés libérales au XVIIIe siècle qu’apparaissent des techniques disciplinaires modernes. A partir du XVIIIe, on régule de plus en plus les corps, les comportements, les normes etc. Je pense qu’on vit aujourd’hui l’aboutissement de ce processus ; nos vies s’inscrivent de plus en plus dans le droit, le pouvoir peut réguler tous les aspects de nos vies et joue de plus en plus le rôle de distributeur de droits. C’est le grand paradoxe de l’État de droit, même si j’en reste un grand défenseur.

« On a banalisé le QR code, que l’État peut activer ou désactiver, et instauré des systèmes de checkpoint dans les endroits de la vie sociale. Or, cette technologie du QR code permet de réguler les comportements des individus. »

Comment cela peut-il se manifester demain ? Je n’en sais rien. Mais je sais qu’on a banalisé le QR code, que l’État peut activer ou désactiver, et instauré des systèmes de checkpoint dans les endroits de la vie sociale. Or, cette technologie du QR code permet de réguler les comportements des individus. On peut faire toutes sortes de choses avec, ça peut marcher pour les questions de délinquance, de régulation des comportements par rapport à l’écologie… Un rapport de trois sénateurs, assez peu médiatisé, proposait par exemple de désactiver les moyens de paiement ou le permis de conduire (pour ceux qui ne respecteraient pas les règles sanitaires, ndlr). Au Canada, lors du mouvement des « convois de la liberté », le gouvernement a retracé les individus qui avaient fait des dons aux bloqueurs. On se rend compte de ce que peut faire l’État avec la technologie, en désactivant certains aspects de la vie sociale ou des finances d’un individu.

Dans le rapport sénatorial, il y avait une phrase incroyable, qui pour moi, dit quelque chose du tournant que nous vivons : « Si une “dictature” sauve des vies pendant qu’une “démocratie” pleure ses morts, la bonne attitude n’est pas de se réfugier dans des positions de principe. » Ainsi, on relativise la démocratie, on se dit que, finalement, on pourrait s’inspirer de certaines mesures totalement attentatoires à nos libertés prises dans les dictatures. Donc tout est imaginable et c’est ce qui fait peur. Bien sûr, le gouvernement n’a pas de plan de manipulation et il n’y a pas de complot, mais le problème c’est qu’à partir du moment où nous généralisons de nouvelles méthodes, on s’y habitue. Imaginons que demain nous ayons un gouvernement d’extrême-droite : il aurait carte blanche pour sortir de l’État de droit…

LVSL – Pourtant, on entend souvent que la société française est rebelle, que notre peuple est traversé par une sorte d’ethos révolutionnaire, comme nous l’avons vu pendant les gilets jaunes. On aurait donc pu s’attendre à un mouvement social majeur face aux mesures sanitaires. Au contraire, vous estimez que les Français ont avant tout exprimé une demande d’autorité et de fermeté lors de la crise sanitaire. Comment expliquer ce paradoxe ?

M.S. – C’est un peu ce que j’ai cherché à comprendre dans le livre, bien que je n’aie pas totalement réussi. Ce qui est certain, c’est que tous les sondages montrent que les Français sont majoritairement ou très majoritairement en faveur de toutes les mesures qui ont été prises. Le confinement était soutenu par 80 ou 90% des Français au début, le couvre-feu, le masque, le passe. Toutes ces mesures étaient largement plébiscitées. Il faut donc relativiser le discours selon lequel cela a été imposé par le pouvoir. Même si Emmanuel Macron a décidé seul de mettre un passe pour toutes les activités sociales, il savait qu’il allait être approuvé par une majorité de Français.

La question est : pourquoi ? De fait, dans les moments de crise, les Français ont tendance à privilégier la demande de sécurité et de protection par rapport à leurs libertés. Je rappelle dans mon livre un sondage effectué juste après les attentats du Bataclan où 95% des Français étaient d’accord pour des mesures de sécurité très dures, y compris celles qui étaient attentatoires à leur propre liberté et aussi à leur vie privée. Par ailleurs, il est vrai qu’il n’y a eu aucun mouvement d’ampleur contre le confinement en France, contrairement à des pays comme l’Allemagne. Une telle obéissance, surtout à la suite des Gilets jaunes, doit nous interroger. J’ai essayé d’élaborer un concept, qui vaut ce qu’il vaut, pour résumer cela : l’idéologie du safe. En fait, je trouve qu’un paradigme de la sécurité s’est instauré, qui conduit à une surenchère, comme on le voit chez les candidats du centre à l’extrême-droite. Sur la sécurité, face au terrorisme et même sur le climat on voit aujourd’hui que des mouvements réclament des mesures très attentatoires aux libertés. Bien sûr, il est essentiel de se protéger du terrorisme ou du virus, mais encore une fois les principes ne sont pas là pour rien.

« Sur la sécurité, face au terrorisme et même sur le climat on voit aujourd’hui que des mouvements réclament des mesures très attentatoires aux libertés. »

C’est la même chose concernant la liberté d’expression : on est très loin des années 70 libertaires. Ce que les humoristes se permettaient à l’époque est impossible aujourd’hui. De même, quand un rappeur insulte un policier, la droite demande son interdiction. Mais c’est la même chose chez une certaine gauche puritaine, qui veut plus de peines de prison, notamment pour les crimes sexuels et sexistes. Or, si ce sont évidemment des problèmes de fond, la réponse ne peut pas être uniquement sécuritaire. Pourtant, dans les années 1970, la gauche voulait la fin des prisons voire sortir du système judiciaire ! Elle avait toute une réflexion sur la façon de régler les différends en dehors du pénal, elle était pour la liberté des mœurs, contre la censure… Je me sens d’ailleurs assez proche de cette gauche qui disait « interdit d’interdire ».

L’hypothèse que je fais, ce que j’appelle l’idéologie du safe, c’est donc qu’un nouveau paradigme très sécuritaire s’installe à gauche comme à droite. On assiste à un mouvement de fond où, in fine, l’idée de liberté devient menaçante. Cette société qui s’éloigne de nos idéaux républicains m’inquiète.

LVSL – L’opinion publique adhère peut-être en effet à cette idéologie du safe. Mais qu’en est-il des partis politiques, des syndicats, du monde intellectuel, de tous les corps intermédiaires qui auraient pu prendre position sur ces questions de défense des libertés ? Pourquoi ont-ils eu tant de mal à se positionner sur cette gestion de crise ?

M.S. – C’est une vraie question. Les partis politiques ont globalement soutenu les mesures sanitaires. Les syndicats ont eux souligné l’injustice entre ceux qui étaient confinés donc protégés et ceux qui allaient travailler dans les usines ou les supermarchés au début de l’épidémie. Mais dans la deuxième phase, celle du passe, on ne les a pas entendus sur le licenciement des personnes non-vaccinées, alors qu’il y avait des atteintes fondamentales sur le droit du travail. 

En ce qui concerne les intellectuels, il y a eu quelques courageux. Bernard-Henri Lévy, dont on peut penser ce que l’on veut, mais qui connaît l’histoire de la République, a écrit un livre remarquable lors du premier confinement (Ce virus qui rend fou, Grasset, 2021), mais il a ensuite lâché ce combat. Il y a aussi André Comte-Sponville ou Barbara Stiegler (philosophes, ndlr). Mais globalement le monde intellectuel a été silencieux et notamment à gauche. Tous les grands intellectuels comme Alain Badiou, Jacques Rancière, Slavoj Zizek, Noam Chomsky et d’autres n’ont non seulement rien vu mais ont même soutenu les mesures. Par exemple, Badiou disait qu’il n’était pas contre le confinement car cela ne changeait rien au problème central qui était le capitalisme. Chomsky a même dit qu’il fallait isoler les non-vaccinés ! Bref, ils se sont tous plantés. Le seul intellectuel de gauche qui a vu juste c’est Giorgio Agamben (philosophe italien, ndlr), même si je pense qu’il va parfois trop loin.

LVSL – Comment l’expliquez-vous ?

M.S. – D’une part, on pourrait presque dire qu’on a vécu un moment communiste. Les mesures qui ont été prises, au nom du collectif et du bien commun, impliquaient la planification étatique et la solidarité. Or, le principe du communisme est justement d’effacer l’individu devant le collectif. Au contraire, pour moi, la Révolution française et la modernité politique, c’est l’individu. Donc quelque part, idéologiquement, les atteintes aux libertés fondamentales ne dérangent pas les marxistes car c’est au nom du bien commun.

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

Pourquoi Agamben est-il le grand penseur de l’époque ? Parce qu’il est foucaldien ! Il maîtrise le marxisme comme personne mais ne vient pas de cette culture-là. Il vient plutôt de la gauche critique, qui n’est pas vraiment marxiste, mais plutôt libertaire, qui pense l’individu. C’est pour cela qu’il est obsédé par les normes, parce qu’il refuse cette injonction du collectif. Cette tradition part de Nietzsche, en passant par Deleuze et Foucault. Cela renvoie au célèbre débat entre Foucault et Chomsky dans une université anglo-saxonne : Chomsky fait son grand discours sur la Révolution et Foucault lui rétorque que ce qui importe ce sont les systèmes de pouvoir que le peuple mettra en place une fois qu’il aura triomphé. C’est un discours qui naît dans la bourgeoisie du XVIIIe siècle, qui ne sacralise pas la lutte des classes et se concentre sur les normes et l’individu. Pour moi, cette tradition philosophique et politique foucaldienne, dont Agamben est le représentant actuel, a quasiment disparu. Si on regarde le courant woke par exemple, c’est une mécompréhension de Foucault : Foucault était libertaire, pas puritain ! On se demande où sont les libertaires aujourd’hui…

LVSL – On aurait pu penser que les intellectuels libéraux se seraient mobilisés, non ?

M.S. – Le libéralisme français est inspiré de Raymond Aron. Or, Aron était contre Mai 68. Comment peut-on être libéral et contre Mai 68 ? Mai 68, c’est un cri de libération face aux structures, face à l’étouffement d’une société ultra-normée, ultra-disciplinaire ! En fait, les libéraux français n’ont jamais été libéraux, ils n’ont jamais vraiment été les défenseurs des libertés. Ils défendent la liberté d’entreprendre, mais celle-ci n’a rien à voir avec la liberté des hommes, c’est même antinomique pour moi. Donc il n’est pas si surprenant que des libéraux aient défendu des mesures très liberticides et autoritaires.

« Les libéraux français n’ont jamais été libéraux, ils n’ont jamais vraiment été des défenseurs des libertés. Ils défendent la liberté d’entreprendre, mais celle-ci n’a rien à voir avec la liberté des hommes. »

Ensuite il y a la question managériale, qui pour moi est centrale. Une des explications à ce que l’on a vécu, c’est aussi que l’on vit dans un monde de l’entreprise, dont les valeurs rejaillissent dans toute la société. On le voit par exemple à travers le succès du développement personnel. Ce paradigme du management nous imprègne tous, en particulier les macronistes, qui sont des managers, des cadres, des personnes sans culture politique, républicaine ou démocratique. Donc ils prônent un système managérial où il faut mettre en place des mesures très efficaces à l’aune des critères de performance. C’est l’utilitarisme, le dogme de l’efficacité.

En fait, tout ce qui se passe depuis deux ans, c’est une grande opération de management. Le confinement et le passe sont des outils de management de la population. Le management consiste à amener un salarié à être plus productif et plus efficace à travers des mécanismes pour diriger les comportements. Il y a des versions plus ou moins hard ou soft. Ainsi, on a aussi mis en place des outils de nudge, c’est-à-dire des dispositifs qui nous contraignent en donnant l’impression qu’il n’y a pas de contrainte, que notre décision est souveraine. Un cabinet de conseil en nudge a conseillé le gouvernement par exemple (la BVA Nudge Unit, ndlr). Donc ils ont fait du management de population en oubliant totalement que ce n’est pas ça la politique ! En politique, on ne manage pas, on ne considère pas les citoyens comme des salariés. Ce sont des citoyens qui ont des droits, des systèmes juridiques, des contre-pouvoirs, des principes fondamentaux…

« L’entreprise est une dictature plus ou moins douce. Ce sont des univers, des imaginaires, des habitudes qui nous amollissent d’un point de vue démocratique. »

Mais on ne peut pas accuser les macronistes de tout. Je fais l’hypothèse que si nous avons accepté toutes ces mesures et cet autoritarisme, c’est parce que la plupart d’entre nous sommes des salariés. Or, dans la pensée des libertés, il y a toujours cet angle mort de l’entreprise : en fait un citoyen arrête d’être citoyen dans l’entreprise, il est salarié…

LVSL – C’est ce que disait Jaurès : « La liberté s’arrête aux portes de l’entreprise »

M.S. – C’est exactement ça. Dans l’entreprise on reçoit des ordres, on est soumis à des objectifs de performance, à de la compétition… Bref on n’est plus du tout libre. L’entreprise est une dictature plus ou moins douce. Ce sont des univers, des imaginaires, des habitudes qui nous amollissent d’un point de vue démocratique. Elle nous conditionne à accepter les ordres et les injonctions politiques. Il y a quelques décennies, il y avait des syndicats d’entreprise forts, un rapport de force, cette culture du salarié contre le patron. Aujourd’hui ce n’est plus le cas : les syndicats n’existent pratiquement plus, on a remplacé ça par des psys d’entreprise ! C’est la toute puissance du management.

LVSL – Vous avez mentionné Barbara Stiegler tout à l’heure. Dans son livre De la démocratie en pandémie (Tracts Gallimard, 2021), elle rappelle qu’il n’y a pratiquement pas eu de débat scientifique sur notre gestion de la pandémie, alors même que les professionnels de santé étaient partagés sur les différentes mesures, comme on a pu le voir une fois que des psychiatres ont intégré le conseil scientifique. Comment en sommes-nous arrivés à la quasi-unanimité observée dans les médias depuis deux ans ? Pourquoi est-ce si difficile de débattre politiquement des questions scientifiques ?

M.S. – C’est une vraie question, que j’aborde néanmoins assez peu dans mon livre. Je pense que les médias ont été terrorisés par la désinformation et que beaucoup se sont dit qu’il fallait faire très attention, car il y aurait des morts à la clef. Il y a eu cette espèce de réflexe d’affirmer : « On va donner la parole à des scientifiques qui sont validés, qui vont dans le sens de la protection maximum. » Cela a fait émerger des figures scientifiques qui sont devenues des sortes de prophètes médiatiques, des oracles qui ont toujours adopté des positions très dures. Nous avons besoin de paroles scientifiques. Cependant, lorsqu’ils commencent à dire qu’il faut un confinement ou un passe, ce n’est pas une parole scientifique mais politique. Par exemple, lors d’un débat face à Karine Lacombe, je lui ai dit que je la respectais énormément en tant que scientifique, mais qu’elle outrepassait ses compétences lorsqu’elle se prononçait sur ces questions. C’est aussi une déformation professionnelle car ils voient tout par la lorgnette sanitaire et n’ont pas forcément conscience des autres aspects.

D’autre part, et c’est peut-être encore plus grave, l’opposition s’est retrouvée, au fond, soit chez les extrêmes, soit chez les complotistes. Ces derniers étaient évidemment minoritaires, mais dans l’opposition médiatique, ce sont eux que nous avons entendus. Le problème c’est qu’il n’y avait plus vraiment d’opposition crédible, raisonnable, audible, qui ne soit pas dans l’hystérisation mais dans un discours rationnel. D’ailleurs, il s’agissait de gens souvent très hypocrites et très opportunistes, tel Florian Philippot, qui demandait de durcir le premier confinement. Comment peut-il ensuite être crédible sur la défense des libertés ? Surtout que c’est quelqu’un qui propose par ailleurs des mesures tout à fait attentatoires à l’Etat de droit sur la sécurité ou l’immigration. Je ne critique pas tous les opposants aux mesures, mais ceux que nous avons entendus, comme Philippot, Dupont-Aignan, Asselineau ou l’avocat Fabrice di Vizio, n’étaient pas cohérents et étaient les plus mauvais. Ce kidnapping de la question des libertés par les extrêmes a rendu le sujet inaudible. Pour moi, cela explique beaucoup l’incapacité de l’opposition à se faire entendre.

« Les opposants que nous avons entendus n’étaient pas cohérents et étaient les plus mauvais. Ce kidnapping de la question des libertés par les extrêmes a rendu le sujet inaudible. »

Il suffisait pourtant qu’il y ait des paroles censées qui ne soient pas anti-vaccin. Comte-Sponville et moi-même avons été invités par exemple. François Ruffin (député LFI de la Somme, ndlr) et François-Xavier Bellamy (eurodéputé LR, ndlr) ont pris des positions courageuses et modérées, censées, argumentées. Je pense aussi à Charles Consigny (avocat, ndlr), représentant d’une droite modérée et républicaine, attachée aux libertés. Dommage qu’il n’y en ait pas eu plus, qu’il y ait eu une certaine lâcheté des modérés. Je pense donc que c’est un peu facile d’incriminer les médias, il suffisait qu’il y ait une parole sérieuse. 

LVSL – Vous évoquiez la tribune de François Ruffin et François-Xavier Bellamy contre le passe sanitaire. Ces manifestations en plein été 2021 ont tout de même constitué un tournant : pour la première fois depuis le début de la crise, une forte opposition s’est exprimée. Comment analysez-vous ce mouvement et son échec ?

M. S. – C’est complexe à expliquer. S’il y a eu un émoi, certes minoritaire, mais qui a poussé des dizaines de milliers de gens dans la rue en plein été, je pense que c’est notamment car le passe représente une rupture d’égalité, alors que le confinement, le couvre-feu, les fermetures de commerce s’appliquaient à tous. Le fait que ce tabou a été brisé et qu’on exclut ceux qui ne voulaient pas se faire vacciner a choqué beaucoup de monde, y compris des vaccinés.

Ensuite, cela s’est accompagné d’un discours incendiaire de la part du gouvernement, qui a traité les non-vaccinés d’irresponsables et en a fait les coupables d’un potentiel reconfinement. Cette stratégie de bouc émissaires, totalement assumée, a mis de l’huile sur le feu. Le gouvernement voulait visiblement envenimer les choses, pour ensuite accuser les manifestants anti-passe d’être des excités ou des antisémites, qui existaient bien sûr, mais étaient très minoritaires. Cela a marché, même si on voyait des différences entre les jeunes et les personnes âgées. 

Dans les manifestations, il y avait de tout. Mais dans les sondages, on voyait un clivage générationnel, au sens où les jeunes étaient moins favorables au passe et plus favorables aux manifestants que les personnes âgées. C’est assez simple à expliquer : évidemment les plus âgés sont plus à risque face au virus, ont moins de vie sociale, et puis plus on est âgé, plus on est conservateur et on veut de l’ordre. On voit d’ailleurs que l’électorat de Macron et des Républicains est quand même assez âgé. Ce n’est pas très étonnant que ce clivage entre partisans de l’ordre et défenseurs de la liberté se retrouve d’un point de vue générationnel. Cela représente-il un espoir, au sens où la jeunesse aurait réalisé qu’elle peut tout perdre très rapidement, que l’État peut à peu près tout faire, y compris les enfermer ? Je l’espère, mais je ne suis pas sûr que c’est ce à quoi on assiste actuellement. On a été libéré gracieusement par le pouvoir et les gens vont passer à autre chose.

« Certains disent qu’il n’y a pas eu assez de démocratie, mais s’il y avait un référendum, on aurait eu la même chose ! »

De manière générale, il faut revenir à la question centrale, qui est la demande d’autorité. Certains disent qu’il n’y a pas eu assez de démocratie, mais s’il y avait un référendum, on aurait eu la même chose ! C’est là où la République est importante. La République c’est bien sûr la souveraineté populaire, mais aussi l’État de droit, les principes fondamentaux, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. La liberté, c’est le cœur de la République, c’est le premier des droits imprescriptibles de l’homme. Même Clémenceau, qui a pourtant été très dur, disait que la République, c’est la protection des libertés et que l’autorité ne peut être que la garantie du droit à la liberté des citoyens. De même, Rousseau disait que le contrat social consiste à « forcer les hommes à être libres ». Pour moi, la République c’est ça, c’est le contraire du populisme démagogique. La République naît de la rupture avec l’Ancien Régime et l’arbitraire. L’idée républicaine consiste à poser des règles pour l’empêcher, en se fondant sur l’individu, la citoyenneté, les droits fondamentaux. Donc, par exemple, si le peuple veut des caméras de surveillance ou des policiers partout, l’État de droit doit lui dire non.

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

Or, les contre-pouvoirs n’ont pas fonctionné, ils n’ont pas su nous protéger de l’arbitraire du pouvoir. Il faut se demander pourquoi. Mon explication, c’est qu’aujourd’hui il n’y a plus de républicains. Les institutions ne fonctionnent qu’à condition qu’il y ait des hommes derrière qui sont attachés à ce que ces institutions représentent. Quand on voit les scores de l’extrême-droite ou de la droite sécuritaire que défend Valérie Pécresse, c’est inquiétant. De même, je débattais récemment avec un professeur de droit spécialiste des libertés et des droits fondamentaux, qui défendait le passe, et il a dit quelque chose qui m’a profondément frappé : selon lui, le principe de la République, c’est le primat du collectif sur l’individu. Pour un spécialiste des droits de l’homme, c’est une aberration philosophique et politique ! Il semble qu’il n’y ait plus de vigie aujourd’hui.

LVSL – Votre livre aborde assez peu le rôle joué par le progrès technologique dans cette crise sanitaire. Ainsi, on peut se demander si le confinement aurait été autant respecté si l’épidémie avait eu lieu il y a dix ans, alors qu’internet était beaucoup moins développé qu’aujourd’hui. De même, le chercheur Félix Tréguer a par exemple évoqué une forme de « solutionnisme technologique » dans les réponses apportées à la crise par le gouvernement, c’est-à-dire une sorte de foi dans des dispositifs techniques : les applis de tracing, le passe sanitaire, l’école en ligne… Comment analysez-vous l’impact du progrès technologique dans la crise sanitaire ?

M. S. – Effectivement c’est moins mon sujet, mais il y a une réflexion à avoir sur cette question. Frédéric Taddeï (animateur de débats à la télévision, ndlr) me disait quelque chose de très juste à ce sujet : il y a 20 ou 30 ans, ce que nous avons vécu n’aurait pas été possible, parce que le télétravail n’existait pas. Tout cela a été rendu possible par le monde capitaliste moderne. Finalement tous ces outils qui étaient censés nous libérer, et qui peuvent nous libérer, peuvent aussi nous asservir. Finalement, la technique n’est qu’un moyen supplémentaire qui permet au pouvoir de faire appliquer ses injonctions. Le passe par exemple n’est possible que grâce à la technique du QR code. On sait aussi que l’État a les moyens de surveiller tous les citoyens, jusque dans leur vie privée. Donc la technique donne au gouvernement des possibilités de discipline infinies. Par ailleurs, elle rend les gens plus à même d’accepter ces injonctions puisqu’elle adoucit les effets de la privation de liberté. 

« Des mesures très archaïques comme le confinement ou la ségrégation s’inscrivent dans une modernité technologique et économique. »

Ce qui est également frappant, c’est que ces technologies ont émergé dans les régimes capitalistes occidentaux. Le QR code par exemple n’est pas une invention chinoise, mais vient du monde de l’entreprise et du management. Le premier pays à avoir instauré un passe, c’est Israël, qui est un pays occidental. On pourrait aussi aller plus loin et évoquer l’hygiénisme qui est aussi un produit de la modernité occidentale, même si la Chine fait de même. C’est intéressant de se dire que des mesures très archaïques comme le confinement ou la ségrégation s’inscrivent dans une modernité technologique et économique.

En fait, le solutionnisme technologique est une sortie du politique. C’est une forme d’utilitarisme ou de managérialisme, puisqu’on met en place des technologies considérées comme plus efficaces. Bien sûr, cela peut être efficace, mais la politique ce n’est pas ça. La politique consiste à arbitrer entre de grands principes, c’est ce que Max Weber appelait la « guerre des Dieux ». S’en remettre à une technocratie managériale, c’est le contraire. 

On voit d’ailleurs que les macronistes, les sociaux-démocrates et les néolibéraux plus largement, adorent les termes de « pédagogie » et « d’acceptabilité ». Selon eux, il faut de la pédagogie car les gens comprennent mal. C’est Barbara Stiegler qui résumait cela dans son livre Il faut s’adapter (NRF essais, Gallimard, 2019). Jacques Rancière avait une très bonne formule qui résumait également cet impératif néolibéral : « La société se représente ainsi à la manière d’une vaste école ayant ses sauvages à civiliser et ses élèves en difficulté à rattraper », c’est-à-dire qu’il y a les bons élèves et les mauvais élèves et qu’il faut discipliner les mauvais. On l’a vu avec les non-vaccinés, qui sont présentés comme des gens qui n’ont pas compris et qui doivent rentrer dans le rang. On essaie même pas de réfléchir, de leur parler comme à des adultes, on en revient à l’ordre moral, à un puritanisme avec des gentils et des méchants. Donc ce solutionnisme technologique rejoint la question du managérialisme, d’autant plus quand ce sont des chefs d’entreprise qui nous dirigent…

J’en viens parfois à regretter les professionnels de la politique, cumulards et corrompus, mais qui avaient au moins une culture politique. Nous avons aujourd’hui en responsabilité des gens qui ne savent plus ce qu’est la République et qui sont autoritaires sans même le savoir. J’ai beaucoup débattu avec les macronistes, ils ne sont pas mal intentionnés, mais ils ne se rendent pas compte des ruptures qu’ils introduisent. Beaucoup d’entre eux ne voient pas le problème avec la répression des Gilets jaunes, le fait d’entourer les manifestations de policiers, les gardes à vue préventives, les états d’exception…

LVSL – Globalement, votre livre est assez pessimiste sur l’avenir de nos libertés. Comment pensez-vous que nous pourrions repolitiser cette question de la liberté ? Comment faire en sorte que la culture républicaine ou celle de Mai 68, dont vous vous réclamez, retrouvent un écho auprès des citoyens ?

M.S. – Il nous faut une inspiration démocratique. Le mouvement des Gilets jaunes était critiquable à certains égards, mais il a montré qu’il y avait un désir de plus de démocratie. De fait, une démocratie sans mouvements sociaux, sans résistance à des mesures estimées injustes, ce n’est plus vraiment une démocratie, encore moins un pays libre. Ce type de résistance est un indicateur de la vitalité démocratique. On dit beaucoup que les gens ne votent plus, personnellement je trouve cela très bien, cela veut dire qu’ils refusent le système tel qu’il est. Le RIC est une piste intéressante mais à une seule condition : qu’il ne soit jamais contraire à la constitution. C’est mon anti-populisme.

Deuxièmement, la priorité c’est de rétablir l’État de droit. Quand on voit la nomination de Jacqueline Gourault (ministre de la Cohésion des territoires, ndlr) au Conseil constitutionnel ce n’est pas possible. Il faut que ce soit des personnes irréprochables, des grands experts, de grands juristes, comme Jacques Toubon. Je n’ai pas la solution mais il faut le réformer. Quant au Conseil d’État, je crois que c’est peine perdue. Il faut aussi rendre beaucoup plus difficiles les états d’urgence ou d’exception. Je ne suis pas juriste mais j’estime qu’il faut un congrès pour rendre cet état beaucoup plus compliqué, en créant des mécanismes de dialogue démocratique. Sur la liberté d’expression, il faut sortir des lois liberticides, il faut une liberté totale. Il faut peut-être renforcer la loi de 1881 sur les métiers de la presse avec une spécialité réseaux sociaux pour que les traitements soient plus rapides, mais les plateformes ne doivent rien censurer. De même, en matière de sécurité, je suis contre le fait que les policiers demandent la carte d’identité – les Anglais n’en ont pas de carte d’identité d’ailleurs.

Pour résumer, il faut renforcer les contre-pouvoirs. Aujourd’hui la séparation exécutif-législatif, qui est au cœur de la séparation des pouvoirs et est censée nous protéger de la dictature, n’existe plus. Quand l’exécutif n’est plus séparé du législatif, Carl Schmitt (juriste et philosophe, ndlr) dit que c’est une dictature. Cela implique-t-il de la proportionnelle ? Je ne sais pas. En Allemagne par exemple, ce sont des coalitions qui gouvernent, cela évite l’autoritarisme. Faire renaître un esprit démocratique ou un attachement à la liberté ex nihilo est un vœu pieux, mais par contre renforcer l’État de droit est possible. Il suffit d’une volonté politique. Même si cela peut être très impopulaire, sur les questions d’insécurité par exemple.

Adieu la liberté, essai sur la société disciplinaire.

Mathieu Slama

Les Presses de la Cité, janvier 2022.

20 €.

Pourquoi le mouvement anti-pass a échoué

Manifestation contre le pass sanitaire et l’obligation vaccinale le 31 juillet 2021 à Paris. © Paola Breizh

Depuis son entrée en vigueur il y a deux mois, le pass sanitaire suscite une forte opposition dans les rues chaque samedi. Malgré cette contestation soutenue, le mouvement semble s’enliser et être ignoré tant par le gouvernement que par la majorité de la population vaccinée. Deux phénomènes peuvent expliquer cet échec : la temporalité de cette mobilisation sociale et le caractère minoritaire de la plupart des revendications. Conclure à une victoire du gouvernement serait toutefois exagéré.

Du jamais vu depuis les grèves de 1953. Les mouvements sociaux en plein été sont rarissimes et rarement de bonne augure pour les gouvernements en place. En annonçant la généralisation du pass sanitaire pour accéder à la plupart des lieux vie le 12 juillet dernier, Emmanuel Macron ne s’attendait sans doute pas à voir des centaines de milliers de Français descendre dans la rue. Dans l’esprit des macronistes, cette attaque sans précédent contre les libertés fondamentales se résumait vraisemblablement à un « petit coup de pression » qu’attendaient les Français pour se faire vacciner, selon les mots de Christophe Castaner.

La protection des libertés, un combat nécessaire

Dès le 14 juillet, les manifestants ont en effet été nombreux à protester contre une mesure venant bouleverser nos vies sur la décision du seul président de la République. Une colère légitime quand on mesure l’ampleur des valeurs démocratiques attaquées : avec le pass sanitaire, ce sont tout à la fois le secret médical, le consentement éclairé du patient, l’égalité des citoyens, la liberté de circulation (au travers des TGV et des bus) ou encore la liberté d’accès à des services publics comme les hôpitaux et les bibliothèques qui sont remis en cause. L’accès à des lieux privés tels que les bars, restaurants, cinémas et centres commerciaux est lui aussi bafoué, tout en transformant les employés de ces entreprises en auxiliaires de l’État dans une surveillance généralisée. Malgré l’ampleur des bouleversements imposés dans nos vies, aucun débat démocratique n’a eu lieu sur le pass sanitaire, excepté le passage en force de la loi à la fin de la session parlementaire.

Les annonces du 12 juillet n’avaient rien de sanitaire et tout de politique.

L’argument sanitaire avancé a quant à lui été très rapidement contredit par la réalité : si 50 millions de Français sont désormais vaccinés ou en passe de l’être, cette forte hausse est surtout le fait des plus jeunes, tandis que le taux de vaccination chez les plus de 80 ans n’a gagné que quelques points. En clair, ce sont principalement les populations les moins à risque qui se sont fait vacciner, tandis que les plus âgées sceptiques ou opposées au vaccin continuent de l’être. Or, il apparaît aujourd’hui clairement que les vaccins protègent efficacement contre les formes graves – et les hospitalisations ou décès qui peuvent s’ensuivre – mais peu contre la transmission du COVID-19. La protection offerte par le vaccin est donc individuelle et non collective. Face à cette réalité, la quasi-obligation vaccinale que représente le pass n’est, tout comme le déremboursement des tests, pas défendable sur le plan sanitaire. Il en va de même en ce qui concerne le licenciement d’environ 15000 soignants non-vaccinés qui, il y a quelques mois à peine, devaient venir travailler même en étant malades.

Comparaison de l’évolution de la vaccination entre les 18-24 ans et les plus de 80 ans.
Capture d’écran du site CovidTracker, basé sur les données de Santé Publique France.

De nombreux Français ne s’y sont pas trompés : les annonces du 12 juillet n’avaient rien de sanitaire et tout de politique. Nombre d’entre eux ont vu dans le déploiement du pass sanitaire l’instauration d’une société de surveillance totale, qui crée plusieurs catégories de citoyens, discriminés par la loi en fonction de leur statut « sanitaire ». Beaucoup d’avocats, de militants des droits de l’homme ou de citoyens se sont ainsi alarmés de voir les mesures d’exception extrêmement liberticides prises au nom de la lutte contre la pandémie se normaliser. Comme les mesures anti-terroristes, le confinement et couvre-feu peuvent désormais être utilisés par le gouvernement quand bon lui semble, alors qu’il ne devrait s’agir que de mesures utilisées en extrême recours. 

Pour certains, cette surenchère autoritaire ne semble d’ailleurs toujours pas être suffisante. En Australie, la ville de Melbourne détient désormais le record mondial pour la durée du confinement et plusieurs arrestations pour non-respect de la quarantaine ont été diffusées à la télévision pour livrer les contrevenants à la vindicte populaire. En France, des sénateurs de droite ont quant à eux proposé d’utiliser les technologies numériques à un niveau encore jamais vu : désactivation du pass de transports, caméras thermiques à l’entrée des restaurants, contrôle des déplacements via les cartes bancaires et les plaques d’immatriculation, bracelet électronique pour les quarantaines, voire même une hausse des cotisations sociales lorsque l’on sort de chez soi. Au-delà des inquiétudes sur le vaccin, c’est aussi le rejet de cette société dystopique qui a motivé la mobilisation exceptionnelle observée depuis deux mois et demi dans les grandes villes du pays.

Division, diversion, hystérisation : la stratégie cynique du gouvernement

Si les pulsions autoritaires du macronisme ne sont plus à prouver, elles ne suffisent pas à expliquer l’adoption du pass sanitaire. Bien sûr, comme depuis le début de l’épidémie, le matraquage médiatique présentant la situation sanitaire comme apocalyptique alors que la « quatrième vague » se traduisait en nombre de cas et non en hospitalisations ou décès, a sans doute joué un rôle. Mais le gouvernement n’ignorait sans doute pas que le bénéfice de la vaccination était avant tout individuel et largement limité aux personnes à risque. Par ailleurs, le risque politique était évident : Emmanuel Macron n’avait-il pas promis de ne pas rendre le vaccin obligatoire ? Sa majorité n’avait-elle pas juré ne jamais exiger un pass sanitaire pour les activités de la vie courante à peine deux mois avant de le faire ? Autant d’éléments qui ont conduit un nombre important de Français à se tourner vers des théories complotistes pour expliquer ce choix, apparemment irrationnel, du pass sanitaire.

Pour en savoir plus sur les déterminants politiques, médiatiques et philosophiques des mesures anti-COVID, lire sur LVSL l’article du même auteur « COVID : aux origines d’une surenchère contre-productive »

Cette décision, et le ton martial avec lequel elle a été annoncée par le chef de l’Etat, s’apparente pourtant à une stratégie politique délibérée. L’analyste politique Mathieu Slama y voit un signal envoyé par le Président à l’électorat âgé et aisé, le plus susceptible de soutenir une telle mesure en raison de ses inquiétudes sur l’épidémie. Les sondages semblent confirmer cette hypothèse : selon une enquête réalisée les 22 et 23 septembre, la moitié des moins de 35 ans sont opposés au pass sanitaire, alors que 75% des 65 ans et plus le soutiennent. Les cadres approuvent la mesure à 71%, tandis que ce chiffre n’est que de 55% chez les ouvriers. Emmanuel Macron semble donc avoir trouvé un moyen efficace de rassurer son électorat, ainsi que celui des Républicains, qu’il espère siphonner. Et qu’importe si cela suppose de fracturer le pays comme jamais.

En annonçant « reconnaître le civisme et faire porter les restrictions sur les non-vaccinés plutôt que sur tous », le président de la République a créé des boucs émissaires en la personne des non-vaccinés et des anti-pass.

Au contraire, cette stratégie de division est vraisemblablement elle aussi motivée par des raisons politiques : en annonçant « reconnaître le civisme et faire porter les restrictions sur les non-vaccinés plutôt que sur tous », le président de la République a créé des boucs émissaires en la personne des non-vaccinés et des anti-pass. Cela lui permet de faire oublier ses innombrables erreurs et mensonges dans la gestion de la crise sanitaire. En effet, si le manque d’anticipation de la première vague est potentiellement excusable, le fait d’avoir continué à fermer des lits – plus de 5700 en 2020 -, de ne pas avoir embauché de soignants et d’enseignants supplémentaires, ou encore d’avoir raté le début de la campagne de vaccination en l’ayant confié à des cabinets de conseil a toute les chances de lui être reproché en 2022. En faisant porter la responsabilité d’une potentielle reprise de l’épidémie sur les non-vaccinés, l’exécutif a donc trouvé un moyen efficace de se dédouaner de ses responsabilités.

Enfin, la mise en place du pass sanitaire a engendré une atmosphère délétère, y compris au sein des familles et des groupes d’amis. Cette hystérie empêche de débattre sérieusement et avec nuance des mesures adoptées, réduisant toute discussion à un combat stérile entre pro et anti-vaccin. Tel est le principe du vieil adage « diviser pour mieux régner ». Dans une telle ambiance, il devient très difficile pour les oppositions politiques de prendre une position réfléchie et subtile. Ceux qui, comme les Républicains ou le PS, approuvent globalement les décisions du gouvernement se retrouvent effacés par ce dernier, tandis que les critiques du pass sanitaire, comme la France Insoumise ou le Rassemblement National, sont dépeints en anti-vax complotistes. Par ailleurs, si la gestion du COVID par le gouvernement est jugée majoritairement négative, aucun parti d’opposition n’est considéré plus crédible sur le sujet. Focaliser le débat politique sur l’épidémie permet donc au gouvernement de faire diversion et d’occulter des thématiques – telles que les inégalités, la protection de l’environnement ou la sécurité – sur lesquelles les Français lui préféreraient ses adversaires.

Pourquoi les anti-pass ne sont pas les gilets jaunes

Malgré le caractère obscène d’une telle stratégie, force est de constater qu’elle a réussi. Du moins en ce qui concerne les partis politiques et nombre de structures de la société civile. En revanche, de très nombreux citoyens ont rejeté frontalement le pass sanitaire. L’ampleur des premières mobilisations a visiblement été sous-estimée par la macronie, qui n’attendait sans doute pas plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues en plein été. Ces manifestations spontanées, organisées via les réseaux sociaux plutôt que par les associations, partis ou syndicats, ont immédiatement rappelé les gilets jaunes. Comme lors des premières semaines d’occupations de rond-points et de blocages de péages, chercheurs et journalistes se sont d’ailleurs questionnés sur la sociologie de ceux qui y participaient. 

Si les conclusions des différentes enquêtes doivent être considérées avec précaution – ne serait-ce qu’en raison des départs en vacances -, le profil qui se détache ressemble sur certains points à celui des gilets jaunes. La grande majorité des manifestants sont en effet des citoyens désabusés par la politique et clairement opposés à Emmanuel Macron. Nombre d’entre eux sont absentionnistes ou votent blanc, d’autres préfèrent la France Insoumise, le Rassemblement National ou des petits partis de droite souverainiste tels que l’UPR et Les Patriotes. Comme chez les adeptes du chasuble fluo, on y retrouve aussi une part importante de primo-manifestants et une forte proportion de personnes issues de catégories populaires. Contrairement aux gilets jaunes, l’opposition au pass sanitaire est en revanche fortement marquée par un clivage autour de l’âge : début septembre, 71% des plus de 65 ans considèrent le mouvement injustifié, contre seulement 44% des 18-24 ans. Le niveau d’études pose aussi question : alors que les anti-pass sont fréquemment caricaturés en imbéciles rejetant la science, certaines enquêtes évoquent une surreprésentation des diplômés du supérieur. Est-ce parce que ceux-ci se sentent plus légitimes à répondre à une étude sociologique ? Parce que les jeunes ont tendance à avoir des études plus longues que leurs aînés ? Parce que les plus éduqués questionnent davantage la société du pass sanitaire ? Difficile d’avancer une réponse claire.

Quoi qu’il en soit, il est indéniable que l’opposition au pass sanitaire est forte et hétéroclite. Comme durant les premières heures des gilets jaunes, les manifestants anti-pass ont d’abord hésité sur le parcours des manifestations et cherché des slogans et symboles rassembleurs. Rapidement, le drapeau français, « signifiant vide » pouvant être investi de nombreuses revendications, ou la notion de « liberté » ont été plébiscités. Mais les symboles, aussi fédérateurs puissent-ils être, ne font pas tout. Le succès d’un mouvement social est avant tout déterminé par ses revendications et la façon dont elles sont articulées. Sur ce point, les manifestations de l’été 2021 diffèrent profondément de celles de fin 2018 – début 2019 : alors que la demande d’un meilleur niveau de vie et d’une démocratie plus directe ont rencontré un écho immédiat auprès des Français, l’opposition au pass sanitaire ou à la vaccination a eu beaucoup plus de mal à convaincre. 

Les manifestations ont été marquées par une grande confusion entre opposition au pass sanitaire et opposition aux vaccins. Si la première avait un potentiel majoritaire, la seconde a confiné le mouvement dans un ethos minoritaire.

En effet, il s’agit de revendications d’opposition, aucun horizon fédérateur n’étant véritablement dessiné. Bien sûr, de nombreux soignants et manifestants ont demandé des moyens pour la santé publique, la transparence des laboratoires pharmaceutiques ou même leur nationalisation, la levée des brevets sur les vaccins ou d’autres mesures réellement sanitaires. Mais il faut bien reconnaître que ces demandes n’ont pas été celles qui ont le plus retenu l’attention. Au contraire, les manifestations ont été marquées par une grande confusion entre opposition au pass sanitaire et opposition aux vaccins. Si la première avait un potentiel majoritaire, la seconde a confiné le mouvement dans un ethos minoritaire. Ainsi, les pancartes complotistes aperçues dans les manifestations ont réussi à faire passer un mouvement d’intérêt général pour un rassemblement d’idiots. Un phénomène renforcé par les tentatives de récupération politique, notamment de la part de Florian Philippot, qui a dit tout et son contraire sur la crise sanitaire. À l’inverse, les syndicats, qui auraient pourtant dû combattre la possibilité qu’un employeur accède aux données de santé de ses employés et puissent les licencier sur un tel motif, sont restés incroyablement silencieux. Plus généralement, la gauche et la droite auraient d’ailleurs pu se retrouver dans la défense des libertés fondamentales, comme l’a illustré la tribune co-signée par François Ruffin (France Insoumise) et François-Xavier Bellamy (Les Républicains). Il n’en a malheureusement rien été, sans doute en raison de la frilosité de beaucoup à manifester à côté d’anti-vax.

Et maintenant ?

Si la confusion entre sauvegarde des libertés et rejet des vaccins a saboté le mouvement anti-pass, cette situation n’était pourtant pas inéluctable. En effet, les attaques du gouvernement contre les libertés n’ont pas commencé avec le pass « sanitaire », mais bien avant. Si les lois anti-terroristes et la répression croissante des mobilisations sociales prédataient la pandémie, il est évident que celle-ci a permis une incroyable accélération du pouvoir de répression et de contrôle de l’État sur les comportements des individus. L’assignation à résidence généralisée du confinement, le couvre-feu, le déploiement tous azimuts de drones, caméras et officiers de police, les formulaires ubuesques pour sortir à un kilomètre de chez soi ou encore les entraves au droit de réunion et aux libertés associatives décrétés au nom de la lutte contre le virus indiquent clairement que la France a « géré » l’épidémie de façon très liberticide. Pourtant, à l’exception du mouvement contre la loi « Sécurité globale » à l’automne dernier, aucune mobilisation d’ampleur pour les libertés n’a eu lieu durant la crise sanitaire. Or, cette loi s’apparentait surtout à une mise en pratique de la « stratégie du choc » décrite par Naomi Klein, et n’avait aucun lien avec l’épidémie.

Le mouvement anti-pass est arrivé très tardivement dans la séquence de destruction des libertés induite par la crise sanitaire.

Ainsi, le mouvement anti-pass est arrivé très tardivement dans la séquence de destruction des libertés induite par la crise sanitaire. Surtout, il survient après une exaspération généralisée de la population, privée des libertés les plus fondamentales depuis déjà plus d’un an. Alors que, port du masque excepté, les dernières restrictions – couvre-feu et fermeture des discothèques – venaient d’être levées, la perspective d’une nouvelle annus horribilis a suffi à faire accepter le pass aux Français. Avec environ la moitié de la population vaccinée ou en cours de vaccination au 12 juillet – dont une forte majorité des personnes à risque, d’où l’absurdité des prédictions catastrophistes autour du variant Delta – la pillule a d’ailleurs été d’autant plus facile à avaler : une personne sur deux pouvait estimer que cela ne changerait rien à sa vie. Autant de facteurs auxquels Emmanuel Macron a sans doute particulièrement prêté attention début juillet avant de lancer l’offensive.

Si ce dernier a perdu quelques plumes dans la bataille, il en sort globalement gagnant. Menacés par des restrictions délirantes s’ils n’ont pas de pass et sans atmosphère propice à discuter sérieusement de ces enjeux, les Français ont largement cédé. Ni les licenciements de soignants non-vaccinés, ni l’extension des restrictions aux 12-17 ans, ni la fin prochaine de la gratuité des tests n’ont pu empêcher l’érosion des cortèges anti-pass depuis la rentrée. Pas sûr que la prolongation à venir du pass sanitaire jusqu’à juillet prochain y parvienne. Pour le dire autrement, tout le monde ou presque semble vouloir tourner la page, quitte à ce que le QR code fasse désormais partie du quotidien. Cette perspective d’une normalisation d’une société à deux vitesses et de libertés conditionnées à la volonté d’un conseil de défense est d’autant plus inquiétante que d’autres périls menacent notre civilisation au cours du XXIème siècle. Outre le changement climatique, la raréfaction des ressources et le risque terroriste, de nouvelles épidémies sont également à craindre, étant donné qu’aucune mesure sérieuse n’a été prise pour combattre les zoonoses ou restreindre la mondialisation qui a permis sa diffusion mondiale aussi rapidement.

En dépit de ce panorama, la mobilisation exceptionnelle et soudaine de cet été offre une lueur d’espoir : la résignation n’est pas totale. La notion de liberté, continuellement sacrifiée sur l’autel d’une prétendue sécurité, pourrait quant à elle faire partie des grands enjeux de la présidentielle à venir. Bref, si la bataille du pass sanitaire semble pour l’instant perdue, la dérive vers une société du technocontrôle à la chinoise n’a rien d’inéluctable.

« La vie prévaut sur la liberté absolue » – Entretien avec Enrique Dussel

https://www.flickr.com/photos/culturacdmx/12598973075
Enrique Dussel en 2014 © 2014 Secretaria de Cultura GDF

Enrique Dussel est un intellectuel mexicain majeur de notre époque. Sa pensée, profondément anti-néolibérale, est riche tant elle s’appuie sur des domaines (géographie, histoire, philosophie, théologie) et des auteurs variés. Il est, en particulier, l’un des fondateurs de la philosophie de la Libération et joua un rôle central dans la formation des militants du parti-mouvement mexicain Morena qui a porté l’actuel président Andrés Manuel López Obrador au pouvoir. Dans cet entretien, il revient avec nous sur sa formation intellectuelle, ses différents travaux, notamment ceux portant sur le marxisme, et sur quelques questions contemporaines. Entretien réalisé et transcrit par Alexandra Peralta, Julien Trevisan et Victor Woillet.

LVSL — Vous êtes internationalement reconnu pour vos travaux sur le marxisme, pour avoir fondé la philosophie de la libération et pour votre critique de l’eurocentrisme dans la tradition philosophique. Mais comment vous définiriez-vous personnellement : philosophe, historien de la philosophie ou théologien ?

Enrique Dussel — En parallèle de mes études de philosophie à La Sorbonne, sous la direction de Paul Ricoeur, j’ai eu la chance d’effectuer, grâce à une bourse, un séjour d’étude en Allemagne à Mayence. Ce fut le début d’une réflexion très importante pour moi, car j’ai choisi de travailler sur la défense des Indiens d’Amérique au XVIe siècle. Pierre Chaunu, un élève de Braudel, avait alors écrit une histoire en huit volumes sur cette question, intitulée Séville et l’Atlantique, 1504-1650. Même si mon travail prenait comme point de départ un objet historique, la question philosophique a très vite refait surface.

Comment expliquer, en Amérique latine, que la philosophie enseignée là-bas, soit uniquement celle de Descartes, Kant et Hegel ? N’y avait-il aucun philosophe dans cette partie du monde ? Par mon travail de recherche en Histoire, j’ai alors fait la connaissance d’une figure majeure de la pensée latino-américaine, Bartolomé de las Casas. Évêque du Chiapas et défenseur des indiens, il formula en 1514 la première critique théologico-philosophique de la situation que subissaient les Caraïbes. Or, dans cette réflexion, j’ai également découvert ce qui constitue, selon moi, la première critique véritable de la modernité.

Il existe mille manières de définir la modernité. Si on la considère sur le plan historique et matériel, cette dernière surgit précisément de la rencontre violente des Européens, espagnols en l’occurrence, avec ce qui constitue un ailleurs, un autre radical, qu’ils ont choisi de soumettre en le conformant à leurs catégories tant philosophiques que théologiques. C’est un changement de paradigme profond, alors que le centre du monde se situait auparavant dans le monde arabe en pleine expansion et diffusion de sa culture. L’Europe reprend cette place centrale dans le monde à partir de ces premières conquêtes, annonçant une longue série ensuite d’expansions coloniales. Descartes, considéré souvent comme le premier penseur de la modernité philosophique, se situe pourtant dans un monde postérieur à ce choc, à cette violence primordiale. Le véritable bouleversement se situe en amont et celui qui est parvenu, le premier, à penser ce moment singulier dans le développement historique, n’est autre que Bartolomé de las Casas.

Ainsi, comme vous pouvez le voir, ma réflexion se situe au carrefour de plusieurs disciplines : philosophie, théologie, histoire…

LVSL — Dans votre livre, Vingt thèses de politique, vous développez une théorie politique qui va à l’encontre de l’idée d’un pouvoir politique synonyme de domination. Pouvez-vous revenir avec nous sur cette perspective ?

E.D. — Concernant l’idée d’un pouvoir comme domination, je suis absolument contre la définition souvent dérivée à partir de Max Weber. Selon une telle conception, si quelqu’un est « au pouvoir », il exerce ce dernier uniquement dans la mesure où une personne est située en position d’infériorité, obéissant à l’ordre de celui qui le produit en pensant que cela est légitime. Autrement dit, le pouvoir est fondé sur une relation de domination légitime. La relation entre celui qui a le pouvoir et le citoyen qui en découle est alors une relation conçue uniquement sur le plan du pouvoir et de la violence. Une telle réflexion me semble proprement paradoxale. Si un obéissant reconnaît une domination comme légitime, cela suppose l’existence d’un consensus. Or, si l’on suit Jürgen Habermas, le consensus ne produit pas de domination mais, en réalité, un véritable accord entre différents acteurs d’une production juridique commune. En conséquence, l’idée de domination légitime est absurde.

« Le représentant obéit au peuple. Le fondement ontologique du pouvoir reste, en dernière instance, le peuple. »

Il faut comprendre que le consensus s’obtient par une délibération rationnelle symétrique entre les différents acteurs permettant in fine de conférer à une instance déterminée le pouvoir. Dans ce cadre, il ne s’agit plus, à proprement parler, de domination, mais bien plus d’une reconfiguration de ce qu’est le pouvoir. Ce dernier provient du peuple, en tant que sujet politique collectif. L’ensemble des citoyens possède le pouvoir et à lui seul appartient la capacité de déléguer ou non ce dernier à une entité. Une fois que le pouvoir a été délégué, celui-ci s’exerce non pas en fonction de la volonté du représentant mais en fonction de la volonté de vivre d’un peuple. Le représentant obéit au peuple. Le fondement ontologique du pouvoir reste, en dernière instance, le peuple.

LVSL — Comment analysez-vous la période que nous traversons ? Est-elle synonyme d’une rupture radicale avec le libre-échange ainsi que d’une remise en cause de nos libertés fondamentales ou ne s’agit-il que d’une période transitoire ne modifiant nullement l’ordre économico-politique existant ?

E.D. — Tout d’abord, si la liberté peut être aujourd’hui remise en cause dans une certaine mesure, il ne s’agit pas d’un refus absolu de ce principe. La liberté, pour être commune, doit s’effectuer, se réaliser dans le cadre du droit et, par conséquent, d’une certaine limitation. Cette situation peut sembler paradoxale, mais elle est pourtant au cœur de nos systèmes juridiques et politiques. Je n’ai par exemple pas la liberté d’attenter à la vie d’autrui, cela est un crime. La vie, en tant que principe fondamental, prévaut sur la liberté absolue. Or, le rôle du politique est précisément de créer des conditions d’accord et de contrôle dans lesquelles la liberté peut être remise en cause localement afin d’assurer la préservation commune de la vie. Sur ce point, je suis très habermassien. Selon moi, la préservation de la vie ne doit cependant pas être entendu de façon circoncise, il est question de la subsistance commune de l’humanité. En ce sens, la vie concerne également les conditions d’existence globale des êtres vivants, la biosphère pourrait-on dire. Ainsi, la question de la liberté ne peut être comprise qu’en regard de ce principe fondamental et de sa construction dans le cadre d’un accord politique partagé, et c’est là tout l’enjeu.

Pour revenir à l’aspect économique de votre question. Il ne me semble pas que la remise en cause du paradigme que nous connaissons touche directement le libre-échange, mais plus fondamentalement la doctrine néolibérale qui s’est imposée depuis les années 1970. Cette dernière a placé le marché au cœur de la vie humaine, l’a en quelque sorte sanctuarisé et prémuni de toute remise en cause. Mais cette situation atteint ses limites. La crise sanitaire a démontré que de nombreux pans de l’économie ne peuvent être soumis aux seuls impératifs des « lois du marché ». L’alimentation doit subvenir aux besoins des êtres humains et se faire dans des conditions respectueuses de l’environnement, la santé ne peut être aliénée par des objectifs de rentabilité, tels sont les éléments frappants qui ressortent de cette crise. Et c’est à l’État d’assurer que de tels impératifs soient maintenus. Si ce dernier n’a plus de pouvoir dans le domaine économique, alors nous ne pouvons que rencontrer des situations critiques comme celle que nous traversons. Sur ces questions, je vous invite à consulter la série de vidéos que j’ai récemment mises en ligne sur YouTube[1].

Enrique Dussel et Jürgen Habermas en 1995

LVSL — Vous avez effectué vos recherches sur Marx à une période qui peut sembler aujourd’hui bien lointaine, celle où le marxisme tenait une place centrale dans les débats universitaires et académiques, tout du moins en Europe. Comment avez-vous procédé pour effectuer ce travail ? Comment ce travail a-t-il influencé votre pensée ?

E.D. — Mon travail sur Marx a débuté dans les années 1980 et s’est étalé sur près de dix ans. Durant cette période, la méthode que j’ai suivie, avec d’autres chercheurs et étudiants, était très simple : lire Marx dans le texte, c’est-à-dire dans la MEGA (NDLR : l’édition complète des écrits de Marx et Engels publiée en allemand en plusieurs dizaines de volumes sous le titre Marx-Engels Gesamtausgabe) de manière chronologique. Nous avons trouvé des choses extrêmement intéressantes, dès les écrits du très jeune Marx. Au moment de sa conversion au protestantisme luthérien (choix de son père qui était lui-même juif), il écrit une profession de foi tout à fait étonnante. C’est la première occurrence du terme de « lebendige Gemeinschaft » (communauté de vie), catégorie centrale pour Marx dans l’ensemble de son corpus. Or, ce terme, inspiré de la théologie chrétienne, qui désigne une communauté d’êtres organisée autour du principe de vie était jusqu’alors complètement absent des commentaires sur la production philosophique de Marx. La « rupture épistémologique » d’Althusser, faisant croire que Marx a cessé de lire Hegel après 1846, le passe complètement sous silence. Lorsque nous effectuons ce travail, tous les manuscrits de Marx n’avaient pas encore été édités. Il a donc fallu les consulter là où ils étaient conservés, à Amsterdam. C’est à ce moment-là que j’ai compris que la pensée de Marx n’était pas simplement évolutive, faite de ruptures, mais bien cumulative. Dans les Grundrisse (1857-1858), Marx fait apparaître pour la première fois ce que sont les catégories centrales de sa pensée qu’il ne va cesser de retravailler.

Lire Marx en considérant l’existence de « catégories » peut sembler anodin, si on l’inscrit dans le temps long de l’Histoire de la Philosophie, mais ce n’était pourtant pas le cas alors. Dans l’Historisch-kritisches Wörterbuch des Marxismus qui était alors en cours de rédaction, lorsque j’ai proposé ma contribution au professeur Haug, personne n’avait encore traité la question des catégories. Or toute l’œuvre de Marx est un travail de redéfinition des catégories de l’économie politique bourgeoise. Pour le comprendre, il est central de saisir quelles sont les catégories qu’il choisit d’employer afin de critiquer celles qui avait cours auparavant.

« Dans la plupart des traductions de Marx, on trouve « die Schöpfung von Mehrwert » traduite par le terme « production ». Or, il s’agit d’un contre-sens profond. Le terme de Schöpfung est un terme biblique. Il renvoie à la catégorie théologique de la création. »

Marx n’a cessé, jusqu’à la fin de sa vie, de travailler à la redéfinition de catégories telles que la « plus-value ». Cet aspect ne peut être négligé lorsqu’il est par exemple question de penser la théorie de la valeur que propose Marx. Tout mon travail a été de reconstituer la généalogie de ces catégories. Si je dois vous donner un exemple de cette recherche, nous pouvons prendre la question de la « création » de la plus-value (die Schöpfung von Mehrwert). Dans la plupart des traductions de Marx, on trouve cette expression traduite par le terme « production ». Or, il s’agit d’un contre-sens profond. Le terme de Schöpfung est un terme biblique. Il renvoie à la catégorie théologique de la création. Marx utilise le terme de production, mais pour désigner non pas la plus-value, mais la valeur créée durant le temps nécessaire à la tâche effectuée, ce qui correspond au salaire. Autrement dit, Marx fait une distinction entre produire la valeur du salaire et créer une nouvelle valeur, qui n’est pas comprise initialement dans le capital. Or, cette idée est loin d’être détachée de toute tradition philosophique. Il s’agit d’une reprise d’un concept théologique très ancien de création ex nihilo. À l’époque où j’ai travaillé sur cette question, les marxistes de la RDA ne pouvaient entendre une telle réflexion, car il s’agissait de reprendre Marx en comprenant le fond métaphysique et religieux d’une partie essentielle de son système. Cette distinction entre Produktion et Schöpfung vient notamment s’inscrire dans les débats des post-kantiens de l’époque, Schelling et d’autres[2].

Ce travail autour des catégories de la pensée de Marx éclaire profondément notre présent, ainsi en va-t-il de la question du développement (Entwicklung) et de la dépendance des pays sous-développés. Pendant de nombreuses années, cette partie de l’œuvre de Marx a été considérée comme la marque d’un renégat de la théorie bourgeoise. Or, mon travail et celui de certains de mes collègues (Theotonio dos Santos Junior notamment) a permis de comprendre qu’il en allait autrement. C’est ce qui m’a notamment amené à repenser, par la suite, la situation d’exploitation des pays du tiers-monde.

LVSL — Quel est, selon vous, aujourd’hui, la place du marxisme en Amérique Latine ?

E.D — C’est une question centrale. Est populiste, au sens péjoratif, celui qui parle du peuple, mais ne sait pas ce que signifie le Capital. Gramsci parlait de peuple, mais savait bien quelle était la réalité économique. Le peuple n’est pas une classe à proprement parler. Il s’agit du tout regroupant les différentes parties opprimées de la société. Mais ces opprimés sont réunis dans l’aliénation commune qu’ils subissent. Les femmes, comme les paysans ou les ouvriers font partie du peuple. Il s’agit d’un bloc, d’une catégorie politique, mais pas d’une catégorie économique. Les Gaulois, par exemple, étaient un peuple et non une catégorie économique faisant face à une autre, le capital. Le peuple préexiste donc au capitalisme.

Toutefois, la méconnaissance de Marx induit à penser le rapport au peuple d’une manière biaisée, en considérant notamment les rapports de force économiques comme un état de fait naturel. Voilà ce qu’est le populisme en son sens négatif : un rapport au peuple mythifié, qui ne prend pas en compte le monde social tel qu’il est dans ses nombreuses facettes. L’essence du capitalisme, telle que définie par Marx, reste valide et essentielle pour penser les oppressions qui ont lieu dans nos sociétés. Considérer le peuple, c’est avoir connaissance de cette situation.

C’est d’ailleurs cette approche de la définition du Capital qui peut expliquer les difficultés de certains régimes politiques. Du péronisme au Mexique actuel, il faut toujours prendre garde à saisir la différence entre des politiques « populaires » et celles qui permettent au peuple de sortir de sa condition d’aliénation face au Capital. Même au-delà de l’Amérique latine, Marx est en quelque sorte l’aiguillon qui permet de comprendre ce que sont véritablement des stratégies d’émancipation politique populaires.

LVSL — Nous aimerions à présent connaître votre avis sur la présence du néo-évangélisme en Amérique latine. Que pensez-vous de la situation actuelle ?

E.D. — C’est une question plus simple. Ce type de religion moderne provient des États-Unis et s’articule parfaitement avec l’organisation actuelle du capitalisme. Chaque pasteur délivre une parole face à sa communauté et tire son épingle du jeu dans le « marché » des croyances, mais aussi en concurrence face aux autres pasteurs. La diffusion du néo-évangélisme tient selon moi à son adéquation parfaite au néo-libéralisme. Il confère aux croyants une explication, une herméneutique très simpliste du monde social. Le salut et le rapport à Dieu sont toujours inscrits, dans cette religion, au sein d’un rapport individuel. La communauté, l’ecclesia sont systématiquement mises de côté. Il n’y a aucune réflexion politique à proprement parler chez les néo-évangélistes, mais bien une volonté de légitimation de la situation économique par un rapport individuel à Dieu. Dès lors, il n’y a qu’un pas à franchir entre la justification des inégalités économiques, de la compétition entre individus, et le racisme. C’est ce qu’on a observé en Bolivie avec le coup d’État, mais aussi, d’une moindre manière, durant les évènements au Capitole en janvier dernier. La religion devient une force mobilisatrice au service des politiques néo-libérales et racistes.

« Ce pacte fondamental, cette reconnaissance de l’autre est le cœur de toute vocation politique, mais plus généralement de l’affirmation de soi. »

LVSL À ce sujet, que pensez-vous du rapport de la gauche en Europe aux questions religieuses ?

E.D.— L’Europe est marquée par un clivage très fort. D’une part, des États se sont structurés à partir d’une critique du catholicisme, l’Allemagne luthérienne et certains pays nordiques pour faire vite, et d’autre part, en France notamment, une conscience critique de la religion est apparue durant la période des Lumières, et s’est transformé en athéisme dans la ligne de Littré notamment.

Il n’est cependant pas possible de nier intégralement l’existence du religieux au sein des sociétés, même dans des nations fortement sécularisées. Le religieux est le domaine de la fiction, de la production d’une certaine lecture du monde. “Les mythes donnent à penser” disait Ricoeur. Dans les religions, la rationalité n’apparaît pas initialement, mais se structure de façon secondaire, sur le plan symbolique notamment. Nier le symbolique et son importance, c’est faire disparaître, ou refuser de voir, une partie essentielle de la société.

Il y a une forme d’irrationalité à rejeter les significations symboliques contenues dans le discours religieux. Ernst Bloch, avec Le Principe espérance, l’avait bien compris. On peut vraiment considérer, en suivant ses conceptions, qu’il y a d’une part des mythes et des formes de religiosité portant un contenu émancipateur, libérateur, et d’autres qui, à l’inverse, véhiculent des formes d’oppression. Il est important d’être en mesure de faire ces distinctions, qui ne se produisent pas entre les différentes religions, mais plutôt en leur sein. C’est ce qui évite de rejeter en bloc, unilatéralement, toute forme de religion. Et c’est aussi ce qui explique la difficulté, pour un public européen, et en particulier français, de comprendre le sens d’une théologie de la libération.

Pourtant, c’est bien la théologie de la libération, en Amérique latine, qui a permis de contrer la droite conservatrice. Elle a montré qu’une autre forme de christianisme était possible. Pour comprendre de quoi il était question alors, il suffit de repartir du pari pascalien. Ce dernier oriente l’existence des individus par la foi. À la manière d’un idéal régulateur kantien, ce pari fait sur l’au-delà rend possible des actions vertueuses, mais elles n’attendent pas de rétribution ou de gratification immédiate. La force de l’argument pascalien se situe dans ses conséquences : en le suivant et en faisant le pari de l’existence de Dieu, les individus mènent des actions vertueuses et vivent une vie heureuse. Peu importe donc qu’il y ait, en dernière instance, un salut après la mort, car même si je me suis trompé en en faisant le pari, mon existence aura été une vie dans la charité et le bonheur. Cela peut paraître paradoxal pour un marxiste de tenir un tel discours chrétien, mais pourtant les deux sont loin d’être incompatibles et nous en avons été la preuve en Amérique latine. Si nous poussons un peu plus loin cette idée, elle permet aussi de comprendre ce qui est pour moi l’essence de notre époque, c’est-à-dire la post-sécularité. Nier en bloc les questions religieuses n’est plus une affaire propre uniquement à la gauche, comme ce fut le cas par le passé. La droite nie à présent également les aspirations religieuses de certaines parties du peuple au nom du néo-libéralisme. Ou, de manière plus pernicieuse, la droite forge, comme ce fut le cas avec le néo-évangélisme, des formes de religiosité qui nient toutes revendications émancipatrices.

Pour le dire autrement, la religion est un discours qui ne se situe pas sur le plan empirique. Elle délivre une explication, donne sens à l’existence. Or, les classes populaires ont le droit de choisir ce type de discours. Quel autre type de récit parvient à répondre à des questions concernant le sens de certains évènements tels que la mort ? Ainsi, réfuter en bloc ce type de récit, car ils sont purement symboliques, n’a pas beaucoup d’intérêt, car, en définitive, les gens continueront d’en avoir besoin, peu importe la société dans laquelle nous vivons, et cela restera un élément important de la vie en société. Tel est le sens de la théologie de la libération.

LVSL Pour finir, quel conseil donneriez-vous à de jeunes personnes souhaitant s’engager dans la politique ?

E.D. — Il est nécessaire que le plus grand nombre s’intéresse à la politique. Si on ne fait pas de la politique, d’autres le feront pour nous. Or, ce qui est essentiel c’est que des individus issus des classes populaires, convaincus qu’il faut se mettre au service d’autrui, s’engagent politiquement. Ce n’est pas seulement une question de stratégie disons, mais surtout un conseil pour mener une existence heureuse en tant qu’individu. La vocation politique se situe selon moi dans ce que Levinas affirmait en réponse à Paul Ricoeur et son livre intitulé Soi-même comme un autre : l’engagement, l’action, de quelque sorte qu’elle soit, ne naît pas d’un pur sentiment individuel, mais bien de la réponse face à la situation d’autrui, de la reconnaissance dans l’autre et dans ses peines de ce que je suis. La réponse devient une responsabilité face à autrui. Ce pacte fondamental, cette reconnaissance de l’autre est le cœur de toute vocation politique, mais plus généralement de l’affirmation de soi. À partir de là, tout devient possible…

[1] Les vidéos dont il est question sont disponibles ici : https://enriquedussel.com/entrevista_es.html

[2] https://www.enriquedussel.com/txt/Textos_Articulos/371.2005_ingl.pdf

Le rêve américain de Trump est plus complexe qu’il n’y paraît – entretien avec Lauric Henneton

Alors qu’en 2016 l’attention médiatique s’est focalisée sur les positions anti-immigration de Donald Trump, une autre thématique très souvent abordée par le président américain est complètement passée inaperçue : la restauration du rêve américain. À l’occasion de la sortie du livre Le rêve américain à l’épreuve de Donald Trump, publié aux éditions Vendémiaire, Lauric Henneton maître de conférence à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines revient, pour Le Vent Se Lève, sur son arrivée au pouvoir et nous livre une analyse de son mandat à travers cet idéal. À l’aube du nouveau scrutin présidentiel, Donald Trump a-t-il réussi son pari de faire renaître le rêve américain, ou plutôt son rêve américain ? Entretien réalisé par Théo Laubry.


LVSL  La notion de rêve américain tient une place centrale dans l’ouvrage que vous dirigez, pourriez-vous nous en donner une définition ? Vous semblez déconstruire un préjugé selon lequel l’argent serait le seul moteur de cet idéal.

Lauric Henneton  Le rêve américain est difficile à circonscrire en une phrase. Il représente différentes choses pour différentes personnes. Généralement, on le réduit visuellement à quelques clichés matériels : une belle maison dans une banlieue prospère et tranquille, une belle voiture (ou deux). Pour beaucoup, c’est la possibilité de réussir si on s’en donne la peine. Travailler dur finira toujours par payer, c’est la vieille idée de l’éthique protestante du travail, bien exprimée par Benjamin Franklin au XVIIIe siècle.

Mais les Américains ont une vision plus complexe : pour eux, la réussite, c’est d’abord l’accomplissement de soi, avoir la possibilité de vivre librement sans cacher qui on est. C’est donc à la fois la liberté et l’égalité, mais sans dimension matérielle. De même, faire un métier-passion, ça n’est pas forcément rémunérateur, mais c’est épanouissant. L’idée d’une vie familiale réussie est aussi très présente, même si c’est encore très flou. Que l’on se situe au niveau matériel ou immatériel, la notion de liberté sous-entend l’absence d’entraves, ce qui permet donc la mobilité sociale, pouvoir faire mieux que ses parents, professionnellement, dans une société sans caste, contrairement aux sociétés de départ, pour les immigrés. Et c’est là qu’il faut rappeler que ce rêve est américain parce que l’Amérique, en tant qu’idée au moins autant que d’État, est vue comme le terroir de réalisation de ces promesses.

LVSL  Comment Donald Trump a-t-il réussi en 2016 à mobiliser autour de cette thématique ? Quels leviers a-t-il utilisé ?

L.H.  Le rêve américain de Trump est plus complexe qu’il y paraît. Il repose sur une notion de nostalgie que je qualifie de restaurationniste. La nostalgie, c’est rétrospectif, passif : c’était mieux avant. Mais le restaurationnisme, c’est actif, c’est faire en sorte de recréer ce que l’on regrette, en l’occurence une forme de grandeur disparue (d’où la nostalgie). Avant de se demander comment rendre sa grandeur perdue à l’Amérique, il faut s’accorder sur la nature même de cette grandeur. Elle est double : d’abord la grandeur sur la scène internationale, qui restaurerait une forme d’estime de soi. Au terme de la présidence Obama, Trump décrit l’Amérique comme humiliée, faible, de la même façon que Reagan décrivait l’Amérique sous Jimmy Carter. Ce n’est pas un hasard si Trump emprunte son fameux slogan à la campagne de Reagan de 1980. Par une sorte de ruissellement du collectif à l’individuel, le respect qui serait à nouveau témoigné aux États-Unis permettrait de restaurer l’estime de soi de son électorat.

Le levier psychologique est donc crucial. Mais l’électeur type est aussi (sinon surtout) pris dans un contexte intérieur, économique et social, qui contribue à la dégradation de son estime de soi : il nourrit un sentiment de dépossession économique, d’humiliation, car son emploi a été considéré comme jetable, sacrifiable à l’autel de la mondialisation. D’où le protectionnisme de Trump, en rupture avec la doxa libre-échangiste du Parti républicain. Et ce protectionnisme, au-delà du champ strictement commercial, se traduit par une manifestation concrète avec le fameux mur. La thématique migratoire est classique en période de crise économique, mais en 2016 on est plutôt en période de croissance, sauf à considérer que pour l’ouvrier de la Rust Belt, la conjoncture s’inscrit davantage sur le (très) long terme et que la précarité, comme le déclin, perdurent. La désaffection des ouvriers blancs pour le Parti démocrate n’est pas nouvelle et s’accentue quand ils ont l’impression d’être de plus en plus les cocus d’un parti qui les considère comme acquis mais travaille surtout pour les minorités des villes et des côtes. Je tiens à l’idée de cocufiage politique. L’ouvrier blanc de la ville moyenne en déclin de la Rust Belt vit mal d’être relégué à une position au mieux secondaire dans l’agenda démocrate. Pire encore, on lui répète régulièrement que d’ici la moitié du siècle, il sera minoritaire et que ce sera une bonne chose : la diversité c’est bien  donc en creux, en tant que blanc et en tant qu’homme, il est ontologiquement mauvais. Difficile de soutenir avec enthousiasme un parti qui semble vous considérer aussi mal. Trump, lui, est au bon endroit au bon moment, il exploite très habilement cette tendance lourde. Il dit qu’il comprend le « vrai peuple » et qu’il fera le nécessaire contre les élites qui confisquent et qui humilient. Dans ce contexte, le mari cocu du Parti démocrate a laissé le bénéfice du doute à celui qui lui a témoigné de l’intérêt.

LVSL  Qu’en est-t-il du rêve américain pour les minorités ? Donald Trump s’adresse-t-il à elles ?

L.H.  C’est bien plus complexe. Ce qui est certain, c’est que le régime mémoriel est radicalement différent selon les groupes. Les Noirs ne regrettent pas les années 1950 ; pour les Blancs ce sont des années de plein emploi et de prospérité (on occulte vite la menace nucléaire quotidienne car la nostalgie est sélective), alors que pour les Noirs c’est la période de la ségrégation. Pour les Hispaniques et les Asiatiques c’est encore différent : ils étaient encore très loin d’immigrer aux États-Unis. Pas vraiment de nostalgie donc pour eux, mais un point d’interrogation sur l’avenir. L’ascenseur social fonctionnera-t-il pour eux également ou sont-ils des citoyens de seconde zone ?

Trump est très cynique, il demande aux Noirs : « Qu’avez-vous à perdre ? » Toute la communication – pas forcément très efficace – des républicains vise à éloigner les minorités du Parti démocrate, qui n’aurait pas fait grand-chose pour eux. Et comme les démocrates dépendent de plus en plus de cette clientèle non blanche, les dégâts électoraux d’une légère inflexion peuvent être considérables. L’érosion du vote noir dans les grandes villes du Michigan et du Wisconsin a coûté la présidence aux démocrates en 2016, il suffit de regarder l’évolution ethno-raciale de la participation et les résultats dans les comtés. Mais cette érosion était déjà nette, par endroits, entre 2008 et 2012 : on peut reprocher pas mal de choses à la campagne d’Hillary Clinton mais il serait exagéré de tout lui imputer, à commencer par cette désaffection des Noirs dans les urnes.

Chez les Hispaniques, le calcul est différent, et on a trop tendance à les homogénéiser. Aux conservateurs sociaux, catholiques ou évangéliques, fermement opposés à l’avortement, et qui ont donc du mal à voter démocrate, s’ajoutent une frange d’entrepreneurs sensibles à une politique fiscale avantageuse d’un côté, et à des promesses de dérégulations. À quoi s’ajoute une désapprobation de l’immigration illégale chez ceux qui sont passés par le parcours du combattant de l’immigration légale. La sociologue Arlie Russell Hochschild appelle cela le syndrome des resquilleurs (line-cutters). Le rêve américain, pour elle, c’est une file d’attente, on avance tous au même rythme, en respectant son tour patiemment ; mais certains coupent la file et pire, c’est le Parti démocrate qui les y pousse et les accompagne, au nez et à la barbe de ceux qui respectent les règles. D’où une certaine crispation. Et ce n’est pas une vision néolibérale : Hochschild, sociologue à Berkeley, a tous les brevets de la gauche américaine.

LVSL  Le premier mandat de Donald Trump touche à sa fin. Du point de vue de son action politique, a-t-il réussi son pari de faire renaître le rêve américain ? N’existe-il pas chez lui une contradiction entre sa volonté d’apparaître comme le sauveur et sa propension à démanteler l’État central et donc, in fine, sa capacité à agir ?

L.H.  C’est assez paradoxal et débattu. Les créations d’emploi ont augmenté dans la continuité de la présidence Obama, mais à un rythme globalement moins soutenu. On sentait avant l’arrivée du coronavirus qu’on arrivait en bout de cycle. Mais même avant les dégâts causés sur l’emploi par les effets directs et induits de la pandémie, si on en reste à la situation économique à la fin 2019, on remarque une double disparité : d’abord, l’emploi manufacturier et le secteur manufacturier se portaient nettement moins bien que l’économie en général, mais il fallait regarder sous le capot des statistiques économiques pour s’en rendre compte. Ensuite, les chiffres globaux plutôt flatteurs en apparence cachaient des disparités non pas seulement sectorielles mais géographiques : la Rust Belt s’en sort moins bien que la Sun Belt. Là encore une distinction s’impose : les réimplantations d’usines annoncées triomphalement font plus appel à des robots qu’à des ouvriers, qualifiés ou non.

Donc l’électeur de Trump est en droit de se sentir un peu cocu du trumpisme. Pour autant, une élection c’est autant le bilan d’un sortant qu’un pari sur l’avenir. Et sur ce point, quel que soit le bilan de Trump, l’ouvrier blanc de la Rust Belt sera plus enclin à penser que, dans le doute, Trump et les républicains seront plus aptes à créer de la richesse et à faciliter les créations d’emplois, que des démocrates qui sont désormais totalement acquis à leur clientèle non blanche venue des grandes métropoles, autour de questions sociétales. Foutu pour foutu, l’électeur de la Rust Belt pariera plus volontiers sur Trump que sur les démocrates. Sur ce point, Biden a fait l’effort de montrer qu’il était là, c’est une leçon de l’échec de la campagne Clinton.

Sur le point de la déréglementation, au contraire c’est davantage perçu comme allant dans le sens d’une facilitation des créations d’emplois. Sur ce point, les démocrates sont vus comme trop préoccupés à sauver l’environnement sur le dos des ouvriers.

LVSL  À quelques jours de l’élection présidentielle, Donald Trump est en difficulté. Son adversaire, Joe Biden, semble en meilleure posture qu’Hillary Clinton à la même époque. Quelle place occupe le rêve américain dans la campagne du candidat démocrate ? Son enfance à Scranton, en Pennsylvanie, au cœur d’un bastion ouvrier, peut-elle lui permettre de trouver les mots pour reconquérir l’électorat démocrate populaire qui a basculé dans l’abstentionnisme et du côté de Donald Trump en 2016 ?

L.H.  Je pense que c’est secondaire, même si le fait de venir de Scranton lui donne une certaine crédibilité. Le cœur de la campagne actuelle, c’est d’abord et avant tout Trump, et la principale différence avec 2016, c’est que cette année, on ne peut plus vraiment accorder le bénéfice du doute à Trump. On l’a vu à l’œuvre en tant que candidat, puis en tant que président pendant quatre ans. Ensuite, on adore ou on déteste – il n’y a pas vraiment de juste milieu. Soit on veut quatre ans de plus, soit on est prêt à quatre ans de plus parce que ce sera « moins pire » que les démocrates, soit on n’en peut plus et on veut autre chose, même les démocrates. C’est ce qu’il faut comprendre de ces nombreux témoignages de républicains qui appellent à voter Biden. Ils n’adhèrent pas soudain au progressisme et à la redistribution, ils veulent juste rétablir un climat à peu près « normal » dans l’univers politique, même si Trump n’est que le point d’orgue d’une hystérisation croissante depuis la création du Tea Party en 2009.

Se débarrasser de Trump ne sera donc pas suffisant, même si beaucoup espèrent que ce sera déjà un début. Bien entendu, si cette stratégie dégagiste fonctionne, chacun retournera chez soi pour les élections de mi-mandat de 2022. Et là, si les démocrates emportent la présidence et les deux chambres du Congrès et qu’ils se sentent pousser des ailes législatives, le retour de bâton républicain – mais sans Trump – pourrait être violent. Ce fut le cas en 1994, en 2010 et en 2014. Et lors des deux dernières occurrences, Biden était aux premières loges en tant que vice-président d’Obama.

Notre prison brûle et nous regardons ailleurs

@Illustration Nassim Moussi

L’actualité tragique de l’épidémie de Covid-19 nous rappelle à quel point la conception architecturale du système carcéral français pose question. Si les prisons sont historiquement liées à l’évolution du droit et des réformes pénitentiaires, force est de constater que l’inflation des mesures pénales favorise l’incarcération. Surpopulation carcérale, effet pathogène des lieux d’enfermement, taux de récidive, cette industrie punitive participe aux logiques de l’ordre et à la manifestation spatiale du pouvoir. Diverses stratégies comme la mise à distance et l’invisibilité relative des établissements utilisent la prison comme fondement d’un « antimonde »[1], entendu comme espace de relégation et de contrôle social. L’urgence nous impose de redéfinir de nouvelles conditions d’organisation spatiale et d’imaginer ensemble de nouveaux espaces de retenue. Cet article ambitionne d’esquisser un projet collectif : « Les Tiers-Lieux de la liberté ».


Un état des lieux alarmant

La prison fascine autant qu’elle effraie. L’épidémie du coronavirus s’empare du sujet et nous impose une réorganisation de notre manière de concevoir la privation de liberté. Dès la Révolution française, la privation de liberté par enfermement des individus devient la réponse de principe des pouvoirs publics en matière pénale et pour la prise en charge des aliénés. Si bien que les architectes du XIXe siècle ont conjointement abordé le sujet de la prison et de l’hôpital psychiatrique avec l’enthousiasme des idéaux des Lumières.

Cette solution institutionnelle aux questions sociétales de la criminalité et de la folie s’organisa autour d’un nouveau paradigme qu’Erving Goffman nommera : l’institution totale[2]. Archétype fordisé, il ridiculise les individus dans leur dignité et leurs droits ; pourtant les institutions pénitentiaires et psychiatriques restent un outil plébiscité par la société, qu’elles débarrassent de ses individus « gênants ».

Aujourd’hui, les agences d’architecture qui construisent des prisons prennent le risque de la réprobation et de partenariats entre secteur public et secteur privé catastrophiques. De fait, l’architecture carcérale est très peu enseignée dans les écoles, sans doute à cause de l’influence de mai 68 et son slogan « Ni asiles ni prisons ». D’un côté, les riverains souhaitent éloigner les nuisances des prisons, voire cacher le stigmate carcéral. De l’autre, l’architecture même des prisons accentue cette obsession séparatrice : démarquer le dedans du dehors et séparer les détenus entre eux[3].

Pourtant, la société telle que nous la connaissons n’a jamais cessé de construire des prisons. Aujourd’hui, la justice restaurative (consistant à faire dialoguer victimes et auteurs d’infractions) s’est manifestée comme un terrain de recherche criminologique très important dans les débats sur les réformes de la justice pénale et de la justice des mineurs. Mais à la surpopulation carcérale, on préfère encore et toujours répondre par la construction de nouvelles prisons. Plus le parc pénitentiaire s’étend, plus on incarcère. L’encellulement individuel est indispensable pour le Syndicat national des directeurs pénitentiaires (SNDP-CFDT). La baisse du nombre de détenus due à l’épidémie de coronavirus est synonyme d’espoir, pour appliquer ce principe inscrit dans la loi depuis 1875.

Mais la précarité affective et économique qui en résulte est propice à de nouvelles infractions, 63 % des personnes condamnées à une peine de prison ferme sont recondamnées dans les cinq ans. Peut-on encore considérer que la prison protège la société ? La Garde des Sceaux, ministre de la Justice, Christiane Taubira elle-même soulevait en 2014 que « la récidive est toujours moindre après des sanctions non carcérales ». Mais l’incarcération n’est pas seulement une privation de liberté. Elle est aussi une privation de « nature »[4]. Alors que les architectes de prison essaient de réintroduire des parterres gazonnés ou de la végétation basse entre les murs, alors que des projets de jardin en prison se développent, pourquoi donc tant de détenus tiennent à s’asseoir dans l’herbe, embrasser un arbre, ou voir la mer au moment de leur sortie de prison ?

L’horreur récente des mutineries nous rappelle combien il devient urgent de repenser ces structures architecturales. De l’Italie aux Etats-Unis, comme en Algérie où la machine judiciaire continue de sévir malgré la pandémie, comme s’il y avait une compulsion de punir[5], il nous incombe de réfléchir collectivement pour en finir avec la surpopulation carcérale. Comment envisager d’autres formes d’accompagnement pénal et social qui tiennent compte de la personne ? Comment diminuer le recours à l’enfermement par la nature et l’architecture ?

Les directeurs de prison réclament « la création d’un secrétariat d’État aux questions pénitentiaires », chargé de « mettre en marche la prison et la probation du XXIe siècle » en donnant à l’Administration pénitentiaire les moyens d’entrer véritablement dans la modernité. Il y a urgence, sans évangéliser l’abolitionnisme pénal, mais en interrogeant le sens des pénalités. Est-il possible de s’extraire de l’héritage ecclésiastique du châtiment et de l’enfermement par une approche alternative totale ? L’épidémie qui nous touche durement a balayé tous les impossibles, il ne sera en effet plus jamais possible de prétendre que l’encellulement individuel constitue un objectif inatteignable. Les directeurs de prison appellent à faire de l’encellulement individuel « une priorité », alors que les reliquats de la détention après la condamnation demeurent non pensés en France. Sans croire à une solution miracle, ce billet tente de jeter un pont exploratoire entre théorie et pratique. Il s’inscrit dans une démarche de pensée libre qui a pour but de proposer une prison expérimentale : « Les Tiers-Lieux de la liberté ».

©Observatoire International des Prisons

Chronologie d’une gestion de la folie

Expiation et amendement partent d’une conception philosophique de la peine et trouvent leur origine dans le christianisme, qui prône le rachat de ses fautes, voire la purification, par le châtiment infligé. Il conviendra donc de redresser le détenu afin de lui faire perdre sa dangerosité, de le « normaliser » en le rendant plus obéissant aux lois, même s’il ne devient pas forcément un être meilleur. C’est dans cet esprit dès l’Ancien Régime, que plusieurs types de peines étaient appliquées : peine légère, pécuniaire, afflictive, infamante et enfin la peine capitale.

Néanmoins, en 1764 paraît l’ouvrage Des délits et des peines, par le juriste Cesare Beccaria (1738-1794) en Italie. Aristocrate italien, marquis éduqué chez les jésuites, Beccaria est souvent présenté comme l’un des premiers réformateurs de la criminologie et l’un des inspirateurs de certains systèmes pénaux contemporains. Son ambition réformatrice était de réformer les lois et les peines criminelles, pour surpasser les passions, en façonnant un système général pour « le plus grand bonheur du plus grand nombre ».

La privation de liberté s’est donc avérée être l’instrument de gestion par excellence des populations délinquantes et folles, délaissées au sein de la société.

Cet ouvrage établira les bases et les limites du droit de punir : il enjoint à proportionner la peine au délit, tout en jugeant barbare la torture et la peine de mort. Il préconise en outre de séparer le pouvoir religieux du pouvoir judiciaire et de prévenir le crime plutôt que de le réprimer, amorçant ainsi le premier mouvement abolitionniste. Fou pour les uns, visionnaire pour d’autres, ce livre paru anonymement (de crainte de représailles politiques) frappera l’opinion dans l’Europe des Lumières.

Les thèses humanistes amenèrent à repenser la folie et la délinquance, ainsi que les réponses à leur apporter, en croyant à la curabilité de la folie, en l’amendement possible de l’homme délinquant. Une vision appuyée par Bentham et son système panoptique, selon laquelle la transformation morale et le bien-être du prisonnier peuvent être réalisés en partie dans et par l’architecture. La privation de liberté s’est donc avérée, dès le XVIIIe siècle, être l’instrument de gestion par excellence des populations délinquantes et folles, délaissées au sein de la société. Permettant de placer l’individu en disposition pour le soin ou la rééducation, il permet aussi sa neutralisation, à l’abri du monde ordinaire. Cette nécessité de mise à l’écart et cette volonté de réformation de l’individu permettent ainsi l’élaboration progressive de la structure psychiatrique[6].

Comment la prison a remplacé l’hôpital psychiatrique

Une étude publiée dans la revue « Punishment and Society » analyse 150 ans de statistiques pénitentiaires et psychiatriques en France, démontrant que la prison et l’hôpital psychiatrique ont tendance à se « compenser » sur la longue durée : quand l’incarcération diminue, l’hospitalisation psychiatrique augmente, et inversement. À partir des années 1980, c’est la prison qui a remplacé l’hôpital en France : le nombre de lits en psychiatrie a été divisé par trois, pendant que le taux d’incarcération a doublé sur la même période. Ce type de mouvement de balancier peut être observé à plusieurs reprises depuis le XIXème siècle.

À partir des années 1980, c’est la prison qui a remplacé l’hôpital en France : le nombre de lits en psychiatrie a été divisé par trois, pendant que le taux d’incarcération a doublé sur la même période.

Prisons, camps de concentration, asiles, couvents, mais aussi internats, orphelinats, semblent être considérés comme des institutions totales et disciplinaires. En effet, elles le sont à plusieurs titres : coupure du monde extérieur, besoins pris en charge par l’institution, mode de fonctionnement bureaucratique, changement de la temporalité, c’est le service public qui sert désormais d’assise à ces institutions. L’espace carcéral devient un actant à part entière de l’enfermement. Un service public qui est lui-même une institution[7] et permet ainsi un passage en douceur entre deux modèles : prison et hôpital psychiatrique.

Comme le rappelle l’architecte Christian Demonchy[8]: « Il y a des détenus-patients qu’on immobilise dans des cellules-chambres réparties de part et d’autre d’un couloir de service. De temps en temps, des surveillants-infirmiers les conduisent au plateau technique ; un cours s’ils sont analphabètes, un service de soin s’ils ont une pathologie, un parloir s’ils ont une visite. Le problème de ce modèle architectural, c’est qu’il ne se pose jamais la question de la vie sociale. Dans un hôpital, ce n’est pas grave : ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Dans une prison, les détenus restent des mois, voire des années. »

Industrie de la punition : contrats en or, prisons en carton

La surpopulation carcérale s’explique par la politique pénale. La crise aidant, cette industrie punitive a en effet un impact humain mais aussi économique considérable. En augmentation ces dernières années, le budget de l’administration pénitentiaire reste engorgé par un poste de dépense principale : l’intensification du parc carcéral. Les dépenses autorisées à ce titre sont colossales : plus de 380 millions d’euros en 2020 contre 63,5 millions pour le développement des alternatives et aménagements de peine. 41,3 millions pour les activités en prison, alors que la prison demeure synonyme de temps vide, avec en moyenne 3h40 d’activités par jour en semaine, moins d’une demi-heure le week-end[9].

Le problème central est sans doute que les prisons constituent une industrie lucrative tant pour leur gestion que pour leur production. Cette industrie carcérale est parfois considérée par l’exécutif comme un facteur de développement, et de nombreuses collectivités territoriales se portent candidates lorsqu’un projet de construction d’une prison est décrété, tout ceci dans un but d’encourager l’emploi local.

Le problème central est sans doute que les prisons constituent une industrie lucrative, tant pour leur gestion que pour leur production.

Ainsi, dans un environnement concurrentiel peu favorable, le passage de la commande publique traditionnelle (CPT) aux partenariats public-privé (PPP) peut conduire à une situation d’oligopole, lorsqu’il y a sur un marché un nombre faible d’offreurs (vendeurs) disposant d’un certain pouvoir de marché et un nombre important de demandeurs (clients)[10]. Dans les faits, cela devrait permettre à l’Etat de sous-traiter la construction et la gestion du bâti carcéral. Mais cela coûte cher et les prestations servicielles sont de moins en moins bonne qualité pour les détenus.

C’est un gouffre financier à la profondeur abyssale « Contrats en or, prisons en carton » titrait l’Express, 14 établissements sur les 171 prisons françaises coûteront finalement près de cinq milliards d’euros au contribuable. Tous versés à des poids lourds du BTP : Bouygues, Spie Batignolles, Vinci et Eiffage, propriétaires de ces 15 % de places en cellule, lesquelles enrôlent annuellement près de 40 % des crédits immobiliers de la justice, soit environ 220 millions à l’année, jusqu’en 2036. Un marché carcéral en capacité d’extraire une rente, donc. La prison de Réau, l’une des 14 en PPP, a ainsi dévoilé des failles de conception au moment de l’évasion en juillet 2018 de Redoine Faïd. Celle des Baumettes nouvelle génération, à Marseille, a été entachée dès le départ de multiples vices. Face à l’immensité des irrégularités et malfaçons, la garde des Sceaux confirmait en mars dernier qu’aucune des nouvelles prisons à construire au cours des deux prochains quinquennats ne le serait sous forme de PPP. Ainsi, le secteur pénitentiaire est un véritable business model pour lequel on fait appel à des entreprises de construction de prison, des entreprises d’équipement de matériel, mais également des entreprises de fourniture de services, dont la restauration et le nettoyage.

L’idée progressive d’alternatives carcérales

Comment donc lutter contre la surpopulation carcérale, sans multiplier le nombre d’établissements pénitentiaires ? Dénonçant cette obsession carcérale, plusieurs alternatives ont été mises en place à tous les stades de la procédure pénale. On parle alors de suivi en milieu ouvert. Ces mesures restent insuffisamment utilisées comme réelle alternative à la prison, qui reste la peine de référence. Pourtant, la récidive est toujours moindre en cas de recours à des mesures alternatives à l’incarcération.

L’accès à l’emploi, à une formation professionnelle, aux soins, au logement sont autant de difficultés auxquelles le détenu va être confronté. Il lui est difficile d’y répondre seul après avoir été mis à l’écart de la société pendant un certain temps. L’autonomie, la sociabilité, la responsabilité sont des principes de citoyenneté qui s’ajustent, se mesurent d’autant plus aisément que leur acquisition peut être favorisée par un tiers accompagnant.

C’est dans cet esprit que l’on voit apparaître la médiation animale en milieu carcéral ; l’animal apaise, met en confiance, et facilite la réinsertion des détenus. Il existe 3 grands types de médiation animale en milieu carcéral : avec des chiens visiteurs, avec des petits animaux (rongeurs, furet…) et la médiation équine. Une manière de lutter contre la dépersonnalisation : les codes et les règles de la vie carcérale conduisent les détenus à adopter une personnalité plus forte. Face à l’animal on ne peut pas tricher, la personne va retrouver de l’authenticité et se montrer telle qu’elle est.

Très présent dans les pays scandinaves, à l’image de la prison ouverte sur l’île de Suomenlinna à Helsinki, en Finlande : « Ici, il n’y pas de clé. La clé, c’est la confiance », confie la directrice, Sinikka Saarela. C’est un projet réussi de transition progressive vers la liberté. Autre argument : un jour de prison coûte 213 euros à l’État et 149 euros dans les prisons ouvertes, avec 100 détenus et un budget annuel de 4,2 millions d’euros. Les détenus sont également très actifs : ils nettoient les chambres, préparent la nourriture et contribuent aux activités agricoles, ce qui réduit sensiblement le nombre du personnel. En France, le coût moyen d’une année de prison pour une personne détenue est estimé à 32 000 euros, alors que le coût moyen annuel en milieu ouvert, tel un sursis avec mise à l’épreuve, est estimé à 1 014 euros par personne.

Ainsi, il existe 2 prisons françaises à pouvoir revendiquer le statut de prison ouverte, le centre de détention de Mauzac en Dordogne (1986) et le centre de détention de Casabianda (1948), situé en Haute-Corse. Intéressantes tant du point de vue des valeurs qui les sous-tendent que de leurs résultats, ces prisons pensées comme des villages intégrés ont connu depuis leur création peu de cas de suicide et le taux de récidive y est très faible.

Au milieu d’un domaine agricole, le centre de détention de Mauzac compte 251 personnes, installées dans des pavillons dissimulés dans le paysage avec comme objectif d’être un établissement pour peine orienté vers la réinsertion. À ce site se greffe une ferme-école où les détenus peuvent recevoir une formation horticole et travailler en cultivant des légumes et herbes aromatiques et médicinales.

Néanmoins, certains détenus sont transférés à Mauzac pour désengorger les établissements surpeuplés de la région et n’entrent pas dans les critères car il faut être éligible à un aménagement de peine (placement à l’extérieur). Ainsi, Mauzac « accueille des gens qui n’ont rien à y faire et doit refuser des détenus qui y auraient toute leur place », dénonçait la CGT en 2013.

« On est là pour réduire la hauteur de la marche entre la prison et la sortie. »

Un autre exemple unique en France est la ferme de Moyembrie dans l’Aisne, un établissement rural de réinsertion pour personnes écrouées en aménagement de peine. Présentes pour 9 mois en moyenne, elles trouvent à la fois un logement, un travail et un accompagnement pour favoriser le retour au monde extérieur. Elles ont fait elles-mêmes une démarche auprès des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) et de la juridiction de l’application des peines compétentes.

Ici, ni barreaux ni surveillants, pas même de système électronique de contrôle des allers et venues. 18 hommes d’origines et d’âges divers à travailler la terre, à ramener les chèvres des pâturages avant le lever du soleil pour la traite ou à travailler à la fromagerie. « On est là pour réduire la hauteur de la marche entre la prison et la sortie », résume Simon Yverneau, l’un des six salariés. La ferme travaille en partenariat avec les établissements pénitentiaires proches : le centre pénitentiaire de Laon (Aisne) et le Centre pénitentiaire de Liancourt (Oise). Structure associative, son montage économique est soutenu par Emmaüs pour développer le modèle, déjà en cours de duplication dans l’Aude avec la ferme du Pech.

Un projet : « Les Tiers-lieux de la liberté »

Même si toutes les structures alternatives ne sont pas parfaites, c’est dans la continuité de ces réflexions que l’objet de ce projet est de mettre en place des « Tiers-lieux ouverts », davantage orientés vers la réinsertion. En échange de conditions de détention plus souples, les détenus s’engageraient à respecter des règles de vie et un parcours personnalisé.

Le projet de création d’un « Tiers-lieu de la liberté » est d’accueillir une dizaine de détenus volontaires sous main de justice pour une période de 6 à 12 mois avant leur levée d’écrou, en aménagement de peine (peine inférieure ou égale à 2 ans). Le modèle se structurerait en tant qu’entreprise d’insertion (EI), association intermédiaire (AI) ou atelier et chantier d’insertion (ACI).

Cela permettrait d’accorder aux personnes détenues des droits fondamentaux dès aujourd’hui, plutôt que de les limiter avec des tâches abrutissantes et sous-payées[11]. Le code du travail et le SMIC habituel ne s’appliquent pas aux personnes détenues travaillant en prison. De plus, la population carcérale est loin d’être homogène, le passé carcéral est souvent associé à des difficultés sociales multiples qui nécessitent un accompagnement facilitant la réadaptation sociale à la sortie de prison. On pourrait ainsi envisager des offres différentes selon les profils au sein d’un même tiers-lieu. Pour les personnes atteintes de troubles psychiques importants, pour les personnes n’ayant jamais travaillé et enfin pour les personnes détenues capables de réaliser le même travail que n’importe quel salarié à l’extérieur.

La difficulté du projet résidera aussi dans sa valeur foncière : quels contrats domaniaux pour quelles visées juridiques, sur quels fonciers intervenir et quels mécanismes de propriétés adopter ? La complexité de ces schémas ne pourrait-elle pas se formuler sur la revitalisation rurale des centres-bourgs, mais aussi sur de nouvelles formes de gouvernance foncière rurale au service d’installations agricoles respectueuses de l’environnement ?

Dans les faits, si l’on explore la première piste, conjointement avec les bailleurs sociaux locaux, chaque bâti possédant une vacance locative forte pourrait être mis à disposition pour héberger des détenus qui en contrepartie s’engageraient à rénover une partie du parc immobilier. Ils bénéficieraient d’outils de formation professionnelle sur mesure en BTP, ainsi que d’un accompagnement en création d’entreprise. Ils pourraient ainsi s’investir localement pour construire leur projet de vie.

Ensuite, la seconde piste serait de mettre en place un projet de « coopérative agricole pénitentiaire » avec le dispositif d’« espaces-tests agricoles »[12] permettant à une personne potentiellement non issue du milieu agricole ou en reconversion professionnelle, de tester un projet agroalimentaire en conditions réelles et réversibles sur une période oscillant entre 1 et 3 ans, tout en réduisant les risques associés à l’acquisition de foncier.

En effet, une grande majorité des centres-bourgs dépendent d’exploitations agricoles locales, qui elles-mêmes font face à une pénurie de « transmission ». Par exemple, l’opportunité d’une personne en aménagement de peine pourrait coïncider entre le calendrier de départ d’un cédant et celui de l’installation. Ces reprises par des porteurs de projets non issus de la famille agricole sont souvent une opportunité pour maintenir des fermes de petite taille avec des pratiques plus respectueuses de l’environnement (agriculture durable ou biologique, par exemple) et recréant des liens sociaux et économiques sur le territoire (circuit court, AMAP, etc.)

Bien qu’aujourd’hui de nombreuses exploitations soient vendues entières ou démantelées pour agrandir des fermes existantes faute de repreneurs prêts à s’installer immédiatement, dans un contexte de foncier rare et cher, les espaces-tests apparaissent comme un outil pertinent permettant aux porteurs de projets d’acquérir une pratique agricole et entrepreneuriale suffisante en vue d’installations pérennes.

De plus, la dévitalisation des centres urbains moyens s’aggrave au profit des grandes agglomérations. Pour mettre en place des solutions efficaces afin de développer l’attractivité de ces centres-bourgs, les personnes en aménagement de peine participeraient activement aux différentes consultations engagées par l’État et se positionneraient comme des compagnons-clés des futures opérations de revitalisation du territoire. Cela inciterait les investisseurs bailleurs à rénover les logements anciens et dégradés dans les centres-villes des 222 communes ciblées par le dispositif « Action cœur de ville ».

Une aide fiscale encouragerait de fait les travaux de rénovation dans des zones où les espaces agricoles et les logements sont vides ou en mauvais état, et pourrait faire l’objet d’exonération de la taxe foncière sur les propriétés du terrain carcéral des communes qui se porteraient volontaires. Cette vision des opérations en coût global enracinerait ainsi ces chantiers de la liberté dans une économie circulaire avantageuse surtout lorsque l’on sait que le coût de construction d’une cellule varie entre 150 000 et 190 000 euros[13]. L’idée serait donc créer des « filières intégrées agricoles autogérées » avec l’administration pénitentiaire et de renforcer ces initiatives avec les services pénitentiaires d’insertion et de probation, en faisant émerger un programme de duplication, tout en adaptant ces structures foncières aux spécificités de chaque territoire.

Ainsi, les détenus auraient une double opportunité ; intervenir de front dans les centres-bourgs avec des bailleurs sociaux localement implantés ou intégrer à proximité une coopérative agricole pénitentiaire et y développer une agroécologie paysanne en travaillant la terre. Dans les deux cas de figure c’est aussi permettre le maintien d’emplois, agricoles saisonniers ou permanents. Les anciens détenus transmettraient ainsi leurs savoir-faire et formeraient les nouveaux arrivants.

L’objectif est de proposer un sas de réadaptation et de reconstruction avant la liberté, en partageant une vie quotidienne dans un collectif et où l’être humain est réhabilité dans toute sa dignité.

La pratique agroécologique par des détenus réintroduirait de la diversité dans les systèmes de production agricole locale et permettrait ainsi une mosaïque paysagère diversifiée des cultures. La production pourrait alimenter en produits frais une partie des habitants locaux. Chaque détenu résiderait sur place par le biais de structures manuportables en ossature bois sur pilotis, élaborées et préfabriquées dans les centres pénitentiaires avoisinant.

L’objectif est de proposer un sas de réadaptation et de reconstruction avant la liberté, en partageant une vie quotidienne dans un collectif et où l’être humain est réhabilité dans toute sa dignité. Véritable lieu de « réapprentissage » de la liberté en tant que fabrique d’insertion, ces chantiers de la liberté en pleine campagne ou centres-bourgs viseront à briser le triptyque enfermement-exclusion-récidive.

Si le contrat de travail est une base du parcours d’insertion, la préparation à la sortie reste le maillon faible de la prison. Les enjeux d’un accompagnement global de la personne placée sous-main de justice (PPSMJ) en milieu ouvert sont déterminants. Sur le terrain juridique comme sur le terrain des consciences, il va donc falloir convaincre le législateur de la dimension politique de l’action collective. Il apparait dès lors évident que les véritables réformes carcérales se feront par-delà les murs, par le « réancrage » des questions de sécurité, au cœur d’une réflexion politique et d’un projet de société.

©Nassim MOUSSI Architecte

Quel lendemain pour le système carcéral ?

Penser la ville de demain, c’est aussi penser à ceux que l’on ne voit pas, mais encore faut-il penser la ville d’aujourd’hui avec ces mêmes invisibles. La présente étude constitue une première contribution, à titre exploratoire, mais il y la nécessité urgente de travailler collectivement sur l’expérience carcérale et les innovations pénales. Ce projet refuse d’être une solution par sa dimension architecturale comme réponse ultime à la déviance ou la délinquance. L’inertie historique lourde des institutions carcérales a été bouleversée par l’épidémie du Covid-19, mais les suicides et la surpopulation n’ont pas attendu ce virus.

L’architecture des prisons a prouvé qu’elle n’était pas un « art solution ». Elle a brillamment traduit la pauvreté de ces définitions et l’abondance indéfinie des discours architecturaux descriptifs jamais exhaustifs. Les mots sont perçus comme aseptisés parce qu’ils paraissent usés à force d’avoir été trop utilisés. Un peu à l’image des grands ensembles d’habitation de l’après-guerre, la prison témoigne du même grand écart entre les utopies architecturales proclamées et un quotidien bien plus complexe, signe d’une vie sociale qui ne se laisse pas régenter par quelques murs.

On retrouve cette croyance dans le geste urbanistique du Corbusier, « …que le problème social dont la solution dépend de l’architecture et de l’urbanisme »[14]. On trouve la même ambition totalisante de la ville nouvelle à la prison[15], le même souhait de concilier les fonctions, le même recours strict au zonage – « attribuer à chaque fonction et à chaque individu sa juste place ». Ironie du sort, quand on sait qu’il admirait ses logements comme des cellules.

Il s’agira d’œuvrer collectivement avec des convictions chevillées au corps en questionnant la prison au sein même de la société.

Il aura donc fallu attendre, depuis la mise en place du confinement le 17 mars dernier, 44 mutineries (recensées officiellement) et 85 cas de décès liés au Covid-19, pour que le ministère libère 10.000 détenus le 18 avril 2020, auxquels s’ajoutent 48 détenus testés positifs et 925 autres placés à l’isolement sanitaire. Mais loin de fustiger le législateur en place, il va nous falloir regarder au-delà de l’horizon sombre. Tout en conservant les missions régaliennes de l’Etat, il s’agira d’œuvrer collectivement avec des convictions chevillées au corps en questionnant la prison au sein même de la société.

S’intéresser aux détenus mais aussi au personnel, à toute la population carcérale et donner du sens à une détention s’avère être un processus long. Nous avons tous un processus interprétatif de la peine, mais laissons derrière nous cette vision séculaire et sacrosainte des châtiments comme outil punitif, laissons le discours catastrophiste et l’ethnicisation des débats sur la délinquance. Personne ne peut rester indifférent à ce qui écrase l’homme, mais comprenons que chaque échec transmet des informations précieuses ouvrant ainsi la voie à une recherche pénale radicalement nouvelle qui remettrait l’humain au centre.

« Je ne perds jamais. Soit-je gagne, soit j’apprends. » Nelson Mandela


[1] Pour reprendre l’expression d’Olivier Milhaud et Marie Morelle : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01025228

[2] Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux.

[3] Olivier Milhaud avancera même que « la prison est une peine géographique »

[4] Pour reprendre l’expression d’Olivier Milhaud https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-01374452/

[5] « La compulsion de punir » de Tony Ferri, l’Harmattan, 2015.

[6] Caroline Mandy « La prison et l’hôpital psychiatrique du XVIIIe au XXIe siècle : institutions totalitaires ou services publics ? »

[7] Laurent Mucchielli, La Frénésie sécuritaire : retour à l’ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2008

[8] Christian Demonchy spécialisé dans la construction de prison, « Histoire de l’architecture carcérale », Bibliothèque Zoummeroff, (2008).

[9] https://oip.org/decrypter/thematiques/budget-administration-penitentiaire/

[10] J’invite le lecteur à lire l’étude de Leroux I., Rigamonti E. (2018), “L’inefficience des partenariats public-privé appliqués aux prisons françaises”, Revue d’Economie Industrielle, 162.

[11] 20% du SMIC https://blogs.mediapart.fr/observatoire-international-des-prisons-section-francaise/blog/150218/comment-reformer-le-travail-en-prison

[12] Le réseau associatif « Terre de liens » est un des pionniers en France https://terredeliens.org/le-reseau-associatif.html

[13] Source OIP

[14] Le Corbusier (1971), La Charte d’Athènes. Entretien avec les étudiants des écoles d’architecture. Avec un discours liminaire de Jean Giraudoux, Paris, Le Seuil, 190 p.

[15] L’enfermement ou la tentation spatialiste. De « l’action aveugle, mais sûre » des murs des prisons d’Olivier Milhaud

Pour un renouveau de la liberté de la presse le jour d’après

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Grandville_-_Descente_dans_les_ateliers_de_la_libert%C3%A9_de_la_presse.jpg

La chute brutale des recettes publicitaires touche un certain nombre de médias. Au lieu de subventionner les publicitaires, comme le propose une députée de la majorité, les médias signant cette tribune proposent que cette crise soit l’occasion de poser la question de l’indépendance des médias et du renouveau de la liberté de la presse.

Cette tribune est publiée conjointement par Arrêt sur imagesLà-bas si j’y suisLe MédiaFrustration, LVSL, Next Inpact et Reporterre.


La députée La République en marche (LREM) des Yvelines Aurore Bergé, rapporteuse générale du projet de loi relatif à la communication audiovisuelle, propose la mise en place d’un crédit d’impôt sur les dépenses publicitaires. Cette mesure serait, selon elle, un moyen de soutenir les médias en difficulté.

En tant que médias indépendants, reposant pour leur travail sur les ressources que nous apportent nos lectrices et lecteurs par leurs dons ou par leurs abonnements, nous nous opposons fermement à cette proposition qui, si elle était appliquée, représenterait une distorsion de concurrence inacceptable.

Depuis des années, nous nous battons pour une information libre, et gagnons la confiance croissante d’un public qui comprend que l’indépendance est la garantie d’un vrai débat démocratique. Nous critiquons la presse dominante, qui est massivement détenue par des banques, opérateurs des télécoms, entreprises du luxe et autres entreprises d’armement. Non contente de bénéficier de subventions d’État, qui pouvaient avoir un sens à une époque antérieure, elle continue à se reposer sur la publicité.

Dans la situation extraordinaire que traverse en ce moment le monde, nous pensons qu’il faut que l’univers médiatique saisisse lui aussi la chance d’un renouveau pour ne pas répéter les errements d’un passé qui nous a conduits à la crise actuelle.

Nous proposons donc, plutôt qu’une subvention de plus, des états généraux des médias qui réfléchiront :

  • à l’indépendance des sociétés de journalistes ;
  • à la création d’un fonds de soutien équitable à la presse gérée par une instance indépendante du gouvernement ;
  • à une loi interdisant la possession de plusieurs médias.

La neutralité du Net, condition d’un Internet libre

Marche pour la neutralité du net, Berkeley, 2015. © Steve Rhodes

Avec l’abolition de la neutralité du net, les actuels géants de l’Internet tiendront encore plus fermement les rênes de l’Internet mondial et l’émergence d’une saine concurrence, déjà compromise à l’heure actuelle, deviendra impossible.


La neutralité du net est déjà morte. Dans son vote du 14 décembre 2018, la Federal communications commission a approuvé une mesure visant à abroger les règles de neutralité du net qu’elle avait mises en place deux ans auparavant. En mettant fin à la protection de ce principe fondateur d’Internet, la Federal communications commission, dirigée par Ajit Pai, ancien cadre de l’opérateur Verizon, prétend agir dans le sens de l’innovation et de la concurrence.

Si, dans l’Union européenne, ledit principe a toujours les faveurs du BEREC[1] (Body of european regulators for electronic communications) et est consacré par le règlement 2015/2120, l’exemple américain et les récentes critiques adressées à ce principe méritent que l’on s’attarde sur les conséquences de la récente décision américaine.

En effet, a contrario des milieux libéraux qui se félicitent de cette mise à mort et ne manquent pas de déplorer le frein à la concurrence et à l’innovation que représente le concept de la neutralité du Net, la fin de ladite neutralité laisse en réalité augurer un Internet bien moins libre qu’aujourd’hui.

TOUS LES PAQUETS NAISSENT ET DEMEURENT LIBRES ET ÉGAUX EN DROITS…

Tim Wu, juriste et professeur à la Columbia Law School.
Crédits : New America

Né sous la plume de Tim Wu (professeur de droit à l’Université de Virginie) en 2003, ce concept de neutralité juridique se définit de la façon suivante : « La neutralité de l’Internet est mieux définie comme un principe de conception du réseau. L’idée est qu’un réseau public d’information le plus utile possible aspire à traiter tous les contenus, sites et plateformes de manière égale. Cela permet au réseau de distribuer toute forme d’information et de supporter tous types d’application. »[2]

Jusqu’ici, la croissance d’Internet a reposé sur ce principe : en offrant une architecture non-propriétaire, ouverte et sans autorité centralisée, l’Internet s’est développé et a permis l’essor d’une myriade de nouveaux services et d’une concurrence pléthorique. A-t-on oublié qu’AltaVista, le moteur de recherche phare de la fin des années 90, a été supplanté par Google au début des années 2000, alors même que ce dernier est né dans un garage de la Silicon Valley en 1998 ? Dans cet univers où tout va très vite, les entreprises reines d’aujourd’hui seront les têtes déchues de demain (souvenons-nous de Caramail, de MySpace, de Netscape, d’AOL, de Lycos, de MSN Messenger) : dire que la neutralité du net est un frein à la concurrence et à l’innovation semble donc relever de la mauvaise foi éhontée.

Cette conception d’essence philosophique libérale où « tous les paquets naissent et demeurent libres et égaux en droits »,est aujourd’hui mise à mal par les mêmes thuriféraires de la « liberté ».

À titre d’exemple, citons Cécile Philippe, directrice de l’Institut économique Molinari — d’obédience libérale et proche des milieux libertariens —, qui, dans Les Échos le 6 août 2015, disait : « Tout d’abord, la neutralité du Net est en quelque sorte un concept rétrograde. En effet, c’est justement parce qu’elle n’a jamais été mise en œuvre qu’Internet est devenu la merveille qu’il est aujourd’hui, accessible à tous pour un prix extrêmement compétitif. Rappelons-nous, il n’y a encore pas si longtemps, l’accès à Internet était cher et facturé à l’heure. Aujourd’hui, le haut débit assure une vitesse plusieurs centaines de fois plus rapide à une fraction du prix. Cela s’est fait grâce à un saut technologique gigantesque, que la mise en œuvre de la neutralité du Net aurait tout simplement rendu impossible ».

En se reposant sur la définition stricto sensu de la neutralité du net, il nous faut nous poser cette question : à quel moment avons-nous pu constater une quelconque discrimination à l’égard de la source, de la destination ou du contenu de l’information transmise par le réseau ? Le saut technologique gigantesque salué par Cécile Philippe s’est produit en présence du concept de neutralité du net, ne lui en déplaise. L’Institut économique Molinari pèche-t-il par méconnaissance ou par idéologie ?

Paradoxalement, cette conception d’essence philosophique libérale où « tous les paquets naissent et demeurent libres et égaux en droits », est aujourd’hui mise à mal par les mêmes thuriféraires de la liberté.

… MAIS CERTAINS PAQUETS SONT PLUS ÉGAUX QUE D’AUTRES

L’opérateur portugais Meo propose de nombreuses options à ses offres mobiles pouvant illustrer ce que serait un Internet sans neutralité.

Arguant que les investissements et l’innovation pâtissent de cette neutralité du net prétendument surannée, les adversaires du concept de neutralité dénoncent un « Internet socialiste »[3] où personne ne paie à sa juste valeur l’usage du réseau. L’opérateur portugais Meo a illustré les travers d’un Internet sans neutralité en proposant à sa clientèle une kyrielle de packs : packs réseaux sociaux, musique, vidéo etc. lesquels comprennent l’usage de certains services. Si à l’heure actuelle l’opérateur respecte la législation en la matière et ne fait que proposer de larges packs de data à destination de certains services (à l’image de certaines offres françaises zero rating, qui ne décomptent pas l’usage de certains services de l’enveloppe de données), l’exemple donné par Meo permet d’entrevoir aisément ce qu’il adviendra du Web si la neutralité du réseau venait à disparaître :

Vous n’utilisez pas Facebook mais Diaspora ? Pas Twitter mais Mastodon ? Pas Spotify mais Qobuz ? Vous voudriez regarder Means TV plutôt que Netflix ? Votre appétence pour l’originalité vous coûtera cher. En d’autres termes, l’absence de neutralité accentuera les imperfections du marché, en orientant la demande vers les services des acteurs dominants plutôt que vers ceux des outsiders. Les actuels géants de l’Internet tiendront encore plus fermement les rênes de l’Internet mondial et l’émergence d’une saine concurrence, déjà compromise à l’heure actuelle, sera rendue impossible. Cette réalité est d’ores et déjà décrite de manière cynique par certains des plus importants acteurs de l’Internet d’aujourd’hui :

« Ce n’est pas notre premier enjeu à l’heure actuelle. Nous pensons que la neutralité du net est incroyablement importante mais qu’elle n’est PAS aussi capitale pour nous parce que nous sommes assez gros pour obtenir les accords que nous voulons. » Reed Hastings, directeur général de Netflix.

Cette phrase de Reed Hastings révèle la légereté avec laquelle ces grands groupes envisagent les enjeux civiques et économiques de la neutralité du net. En l’absence d’un poids financier suffisant pour négocier avec les fournisseurs d’accès[4] (lesquels pourront segmenter leur offre pour cibler au mieux leur clientèle, comme Meo), les petits acteurs se retrouveront relégués dans un Internet de seconde zone. Le blocage, la dégradation du débit et la priorisation de certains contenus et applications sur d’autres deviendront la norme; partant, la liberté d’expression sur Internet s’érodera significativement. Ce dernier point paraît, hélas, absent des considérations des personnes opposées à la neutralité du net, lesquelles jouent le jeu des grands acteurs oligopolistiques du marché des télécoms tels que Comcast et Verizon, faiseurs de rois de l’Internet de demain.

EUROPE NEUTRE

En vigueur depuis le 30 avril 2016, le règlement 2015/2120 consacre le principe d’un Internet ouvert.[5] Dans un rapport daté du 30 avril 2019[6], la Commission européenne revient sur les incidences de l’article 3 dudit règlement, lequel a permis entre autres et selon le rapport, l’émergence de services VoIP et le développement de la pratique du partage de connexion (tethering).

Cependant, sur le sujet du zero rating abordé infra, le rapport rappelle que ce type d’offre a été pris en compte par les colégislateurs et respecte ainsi les dispositions de l’article 3 du règlement européen 2015/2120. Il note toutefois que les associations de consommateurs portent un regard sévère sur les offres commerciales zero rating, estimant qu’elles sont génératrices d’asymétries entre les acteurs du marché et favorisent ceux incluent dans lesdites offres au détriment des autres, faussant de facto la concurrence.
En réponse à ces critiques, le rapport mentionne que : « Les fournisseurs de services d’accès à l’internet considèrent que le règlement leur permet de proposer plusieurs offres à différents prix et qu’il donne à l’utilisateur final la liberté de choisir parmi les offres ». Ce parti pris pour la liberté de choisir permet ainsi à des opérateurs de concevoir des offres commerciales qui flirtent avec le non-respect du principe de neutralité : une tolérance, dirons-nous, qui laisse entrevoir un espoir tant pour les thuriféraires de la dérégulation que pour les apôtres d’un Internet souverain et protectionniste.

Ainsi, toujours dans les Échos, le pourtant libéral (et proche soutien d’Emmanuel Macron) Édouard Tetreau dénonce une « tarte à la crème idéologique […], cheval de Troie des intérêts américains en Europe » et fustige le « sympathique Internet libertarien [qui] devait triompher des méchants opérateurs télécoms aux poches si pleines ».[7] En dépit de leurs contradictions sur le principe de neutralité sui generis, les antagonismes idéologiques semblent converger pour le supprimer.

QUEL INTERNET POUR DEMAIN ?

Aujourd’hui le zero rating, et demain ? Quel serait le visage français d’un Internet sans neutralité ? Xavier Niel, patron de Free et co-propriétaire du journal Le Monde, dégraderait-t-il le service des personnes désirant lire Le Figaro ? Altice, propriété du milliardaire Patrick Drahi, (qui offre déjà à travers SFR Presse un accès privilégié à ses nombreux titres comme Libération) en ferait-t-il de même pour ses abonnés ?

L’accès à l’information, déjà biaisé par l’usage intensif des réseaux sociaux, ne serait-t-il pas davantage dégradé ? Les fournisseurs d’accès s’arrogeraient-ils de droit de censurer ce qui contrevient à leurs intérêts ? Il conviendra à l’avenir de garder en mémoire ce que disait le professeur Bill D. Herman dans le volume 59 du Federal Communications Law Journal (2006) : « Un fournisseur ne devrait pas être capable d’arrêter le courriel ou la publication de blog d’un client en raison de son contenu politique, pas plus qu’une compagnie télécom devrait être permise de dicter le contenu des conversations de ses clients. »[8]

Considérer la fin de la neutralité du net aux États-Unis comme un progrès est donc particulièrement fallacieux. Cela aboutira inexorablement vers un Internet à plusieurs vitesses où la discrimination du contenu, la verticalité des services intégrés et les ententes entre acteurs seront la norme ; les oligopoles se verront renforcés, la concurrence se tarira et nos libertés ne seront plus que chimériques, évanouies dans un Internet privatisé.


[1] BEREC Guidelines on the Implementation by National Regulators of European Net Neutrality Rules
[2] Tim WU « Network Neutrality, Broadband Discrimination », Journal of Telecommunications and High Technology Law », vol. 2, 2003, p. 141.
[3] Jeffrey TUCKER, “Good bye Net Neutrality, hello competition”, fee.org, 22 novembre 2017.
[4] Broadband Connectivity Competition Policy, FTC Staff Report, 2007, p. 57.
[5] Règlement (UE)2015/2120 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015 établissant des mesures relatives à l’accès à un internet ouvert et aux prix de détail pour les communications à l’intérieur de l’Union européenne réglementées et modifiant la directive 2002/22/CE et le règlement (UE) nº531/2012 (JOL310 du 26 novembre 2015, p.1).
[6] Rapport de la commission au Parlement européen et au Conseil sur la mise en œuvre des dispositions du règlement (UE) 2015/2120 relatives à l’accès à un internet ouvert.
[7] Édouard TERTREAU, « Pour en finir avec la neutralité du net », Les Échos, 22 mai 2019.
[8] Bill D. HERMAN, Federal Communications Law Journal, vol. 59, 2006, p. 114.

Le Poing Commun, pour défendre les valeurs républicaines

fournie par l'association Le Poing Commun
L’équipe des Points Communs

Le 28 février prochain, LVSL organise avec Le Poing Commun une table ronde, à Lyon, autour du populisme et des nouvelles formes d’engagement. L’occasion pour nous de présenter cette association citoyenne de promotion des valeurs républicaines, et de répondre à certaines questions.


LVSL – Le Poing Commun, créé en 2015, se définit comme une « association nationale de défense et de promotion des fondamentaux républicains ». Comment cette association est-elle née ?

À l’origine, nous étions six citoyennes et citoyens, et nous nous connaissions de près ou de loin pour nos engagements politiques en faveur de l’idéal républicain. Nous avons déposé nos statuts en mai 2015 et le Poing Commun demeure très actif depuis.

L’objectif principal de l’association, tel que nous le présentons, est en effet la défense et la promotion des principes républicains. Ces principes sont les piliers de la République française, consacrés par la Révolution. Ils s’incarnent depuis dans un projet politique universaliste d’émancipation de l’Homme porté par la démocratie, la souveraineté populaire, la laïcité, la séparation des pouvoirs et la justice sociale.

Si nous parlons de « défense », c’est parce que nous estimons que les institutions de la République sont fortement malmenées, et même parfois explicitement remises en question comme étant des « entraves » à la liberté individuelle. Cependant, l’association s’attache aussi à les promouvoir. La raison en est que la République, ses principes, ses valeurs et son histoire sont bien trop méconnus. Il en résulte un apolitisme contre lequel le Poing Commun tente humblement de s’ériger en se donnant pour mission de combler ce gouffre, d’étancher la soif de République que l’on ressent depuis quelques années en France, notamment en faisant l’expérience d’une autre façon de s’engager.

En quelques mots, il s’agit de revenir aux fondamentaux républicains pour comprendre les défis actuels, et penser le futur et ses enjeux. C’est l’essence même du Poing Commun.

LVSL – Deux ans plus tard, quel bilan tirez-vous de cette initiative ?

fournie par l'association
Logo du Poing Commun, représentant la cocarde tricolore.

Ce bilan est très positif. Une des raisons d’être du Poing Commun était de s’affranchir du temps court des médias pour donner un temps long aux débats. Nous avons ainsi travaillé entre autres sur la laïcité et la liberté, et nous avons publié plus d’une centaine de tribunes libres. Nous comptons également une centaine d’adhérents sur toute la France.

En lien avec ces « cycles thématiques », nous avons organisé divers événements : une table ronde fin 2015 à Villeurbanne sur « la République, idéal philosophique », et sur l’engagement citoyen avec des associations invitées, comme Anticor ou le Mouvement pour une VIe République. En mars 2016, nous avons organisé une conférence sur la chose publique, avec des universitaires et des écrivains. De même, une conférence sur l’héritage des banquets républicains a eu lieu avec Jean-Victor Roux à Aix en Provence.

Au-delà de ça, nous avons participé à divers rassemblements et événements inter-associatifs car nous désirons être une association ouverte et capable de dépasser des sectarismes regrettables. Et surtout, nous sommes allés à la rencontre de chacune et chacun : sur les places, dans les rues, pour faire connaître notre démarche.

LVSL –Le Poing Commun apparaît avant tout comme une initiative lyonnaise. Avez-vous vocation à vous étendre ailleurs en France ? Et quels sont les projets à venir ?

Depuis son lancement à Lyon en 2015, Le Poing Commun ne cesse de grandir. Nous nous sommes implantés à Dijon en 2016, à Villeurbanne l’an passé, ou encore à Rennes en janvier ! C’est aujourd’hui un véritable réseau citoyen créé par les citoyens et pour les citoyens. Nous ne comptons pas nous arrêter en si bon chemin : nous travaillons actuellement à la création d’un groupe à Paris, ou encore à Toulouse.

Nous voulons nous implanter le plus possible à l’échelle locale. En effet, les valeurs de la République ne vivent pas hors-sol : c’est dans les initiatives locales que s’incarnent la liberté, l’égalité et la fraternité. Elles sont portées par des personnes et des structures variées tant associatives que publiques ou entrepreneuriales. Nous cherchons à mettre un coup de projecteur sur elles avec notre nouveau dispositif, «Les Points Communs » !

fournie par l'association Le Poing Commun
Une association qui se développe dans la France entière

LVSL – Pouvez-vous nous en dire plus sur cette initiative, « Les Points Communs » ?

Les Points Communs sont nés d’un constat simple : il existe partout des actions et des causes, trop souvent méconnues, qui méritent d’être mises en valeur. Elles font vivre le débat d’idées et réussissent parfois à rassembler : ce sont nos points communs. Chacun connait des personnes volontaires, engagées, impliquées, qui créent ou qui maintiennent un équilibre dans un monde qui change. Notre objectif est donc d’aller à leur rencontre et de mener un travail d’analyse pour faire ressortir celles qui nous paraissent les initiatives qui contribuent le plus dans tous les domaines du quotidien tels que : l’écologie, l’action sociale, le développement économique, la culture ou les transports. C’est à Lyon que nous lançons cette expérimentation.

Guidés par une certaine idée de l’intérêt général et de cette notion de « commun », nous travaillons à valoriser les savoir-faire innovants, et à porter des propositions au débat public grâce à la rédaction participative d’un abécédaire de la vie citoyenne lyonnaise, en 2019. Ce sera notre guide des bonnes pratiques dans l’agglomération lyonnaise. Ce dispositif est donc au cœur de l’objectif d’implantation locale du Poing Commun. Tout comme l’association elle-même, il y a fort à parier que ce dispositif ne restera pas seulement lyonnais, et qui s’étendra vite partout où ce type d’initiatives citoyennes existe.

LVSL – Vous mettez en avant le caractère « apartisan » de cette association, qui vise à réunir plusieurs tendances autour de la défense des valeurs républicaines. Comment organisez-vous ce pluralisme ? Par exemple, durant la séquence électorale de 2017, n’y a-t-il pas eu des tensions partisanes ? D’autant plus qu’Elliott Aubin, l’un des fondateurs, était candidat aux législatives pour la France Insoumise …

Elliott, notre porte-parole, a en effet été candidat France Insoumise lors des dernières élections législatives, mais d’autres membres de l’association ont soutenu divers mouvements politiques pendant cette période. Nous considérons que c’est une richesse, qui repose principalement sur la bienveillance mutuelle qui règne entre les adhérents. Ainsi, nous encourageons tous les membres du Poing Commun à exprimer leurs idées au sein de l’association autant qu’en dehors, pour garantir la sincérité et la qualité du débat. Nous publions d’ailleurs régulièrement des « tribunes libres », qui permettent à qui le souhaite de prendre la plume, sans engager la parole de l’association.

Il serait absurde de prétendre que Le Poing Commun est une association républicaine si elle ne faisait pas vivre en son sein le pluralisme de la démocratie. Nous avons coutume de dire entre nous que celles et ceux qui ont une carte dans un parti ou un mouvement sont invités à la laisser à l’entrée de la réunion. Il ne s’agit pas de mettre entre parenthèse ses idées, mais d’ouvrir un espace de dialogue débarrassé des appartenances partisanes. Le débat de fond et la réflexion prennent le dessus sur l’immédiateté de tels engagements. Cela donne de l’oxygène à la politique ! Il faut dire aussi que les membres de l’association ne se reconnaissent parfois dans aucun candidat, voire aucun parti. Qui a dit que cela était nécessaire pour avoir soif d’intérêt général et de bien commun ? C’est notre dénominateur commun : mouvement ou pas, parti ou pas, tous les membres de l’association sont animés par le même esprit.

Cet esprit est aussi un esprit d’indépendance. Beaucoup d’associations vivent de subventions publiques, qui sont souvent des subventions d’élus. Nous n’avons pas fait ce choix, afin de pouvoir garder notre liberté, et de conserver le rôle de lanceur d’alerte que nous avons maintes fois assumé. Le Poing Commun est donc pluraliste et apartisan, mais pas apolitique. Nous assumons et nous revendiquons d’avoir une démarche éminemment politique, dans le sens où elle s’intéresse à la chose publique et à l’organisation de la Cité.

LVSL – Vous faites de la laïcité la pierre angulaire de cette défense de la République. Pourquoi ne pas privilégier d’autres valeurs républicaines associées à la gauche, comme la justice sociale par exemple ?

Nous avons effectivement beaucoup travaillé sur la laïcité que ce soit par des textes ou par des mobilisations. Néanmoins, il serait réducteur d’isoler la laïcité comme une valeur à part entière des fondamentaux républicains. Nous pensons que la laïcité, le combat pour l’égalité et la justice sociale vont ensemble. Notre association ne se résume donc pas au combat laïque.

Par exemple, depuis septembre, notre activité s’est essentiellement portée sur la notion de « travail ». Plusieurs contributions ont tenté d’apporter un éclairage conceptuel, historique ou militant au terme de « travail ». Un débat s’est tenu autour de la loi travail, réunissant plus de personnes soixante personnes. Un ciné-débat a été proposé autour du film La loi du marché de Stéphane Brizé.

Nous sommes également très heureux de co-organiser avec LVSL un événement en février à Lyon autour de la notion de « populisme » et des nouvelles formes d’engagements. Ce mot « populisme », souvent employé et trop rarement défini, fera d’ailleurs l’objet d’un cycle de trois mois, jusqu’en mars. Il sera suivi d’un autre sur l’écologie, dont la teneur républicaine est trop souvent minorée. Ce sont toujours les thèmes soufflés par l’actualité ou les adhérents qui sont repris et explorés. Le travail ne fait que commencer !

 

L’équipe du Poing Commun

Plus d’informations sur le site www.lepoingcommun.fr

Photo et illustrations fournies par l’association.

Prométhée, le premier révolté

« J’ai mis en eux [les hommes] d’aveugles espérances ! » [1] scande Prométhée, enchaîné à son rocher. Chaque nuit, un aigle vient dévorer son foie qui se reconstitue le jour. C’est un supplice infini et douloureux pour le Titan. Supplicié par Zeus pour avoir volé l’Olympe et donné le Feu aux hommes, les « Éphémères », il est enchaîné par Hephaïstos, le dieu forgeron. Défiant Zeus, le dieu des dieux, et ayant refusé la tyrannie et l’oppression, il s’époumone : « Ennemi de Zeus… pour avoir trop aimé les hommes » [2]. Prométhée, le porte-feu, est probablement le premier Révolté de la Littérature occidentale. Portrait de cette figure centrale de la révolte. 

Un Titan philanthrope

En grec, Prométhée signifie “celui qui comprend avant“, en opposition avec son frère, Épiméthée, “ celui qui comprend trop tard“. Clairvoyant, Prométhée, lors de l’épisode de la Titanomachie (Cronos, soutenu par les Titans, contre Zeus), s’allie avec ce dernier devinant sa victoire. S’ensuit une période apaisée, mais les dieux s’ennuient vite. Zeus charge Hephaïstos de créer, avec du feu, de la terre et de l’eau, les êtres vivants et les hommes — qui seront à l’image des dieux. Ce sera à Épiméthée et à Prométhée de leur distribuer les qualités. Épiméthée convainc son frère de le laisser exécuter ce travail seul. Les taureaux reçoivent des cornes, les chevaux la vitesse, etc… mais, dans son empressement, Épiméthée distribue toutes les qualités et en oublie les hommes. Ils sont nus, vulnérables : sans corne ni griffe, ni rapides ni forts. Prométhée va donc demander à Zeus qu’on leur donne le feu pour cuire la viande et se chauffer. De sa foudre, il frappe la cime des arbres, les hommes n’ont plus qu’à grimper. C’est l’âge d’or.

La différence entre les dieux et les hommes, c’est l’immortalité. Ces derniers sont simplement emportés par Hypnos qui, dans leur sommeil, les emmène dans un lieu secret, vide : les Champs-Élysées. Mis à part cette “éphémérité“ pour reprendre le qualificatif de Hésiode, les hommes et les dieux sont sur un pied d’égalité et Zeus n’en veut plus. Ainsi, il fonde l’Olympe pour s’élever au-dessus d’eux. Avant ceci, les dieux et les hommes partageaient des banquets ensemble. Mais un dernier banquet a lieu. Zeus charge Prométhée de concevoir deux parts de viande d’un bœuf immolé. L’une sera pour les dieux, l’autre pour les hommes. Malin, Prométhée emballe dans un lot toutes les bonnes parts du bœuf mais entourées d’une panse dégoutante; dans l’autre des « os blancs, artifice perfide, bien en ordre, couvrant le tout de graisses brillantes » [3]. Évidemment, Zeus choisit le beau paquet mais se rend compte qu’il n’y a, à l’intérieur, que des os.

Prométhée, sculpté par Sebastien Adam, Musée du Louvre
Prométhée, sculpté par Sebastien Adam, Musée du Louvre

Courroucé, le Cronide (autre nom de Zeus, fils de Cronos) décide que les hommes devront donc manger pour survivre puisqu’ils ont reçu la part protéinée du bœuf. Les hommes, alors éphémères, deviennent mortels. Les dieux, quant à eux, n’ont pas besoin de manger pour survivre, ils sont immortels. De plus, Zeus, dans sa colère, cache le blé et le Feu. Les hommes devront donc cacher la semence du blé dans la terre, pour qu’elle demeure invisible à Zeus.

Mais Prométhée, déjà indigné par l’édification de l’Olympe, se révolte. Aidé par Athéna, éprise de sympathie pour les hommes, il s’introduit dans l’Olympe et vole le Feu qu’il cache dans une tige de fenouil. Or, le fenouil a la particularité d’avoir un tissu sec qui brûle continuellement à l’intérieur. Les hommes vont donc avoir des semences de feu. Ils vont donc bénéficier d’un feu qui, comme le blé, a besoin de cette semence. Ce feu est comme les hommes, mortel, et ils doivent donc veiller à ce qu’il ne s’éteigne pas. Les hommes rallument les fourneaux de leur cuisine et deviennent civilisés. Le feu est devenu prométhéen, il est devenu une technique.

« Mais le fils vaillant de Japet [Prométhée] sut tromper sa puissance

Et déroba l’immense éclat de la flamme inlassable

Dans la férule creuse : il sentit dans son cœur la morsure,

Zeus qui tonna très haut! La bile monta dans son âme,

Lorsqu’il vit au loin chez les hommes, la flamme brillante! » [4]

Zeus le découvrant, il punit Prométhée au châtiment que l’on connaît. Il est enchaîné à une montagne par le dieu boiteux où un aigle vient lui dévorer, la nuit, le foie qui se régénère le jour.

Le Révolté antique et romantique

Prométhée est une petite voix de la contestation. Il pense que l’ordre hiérarchique implique toujours, pour ceux qui sont en bas, une situation douloureuse et vécue comme une injustice. Lorsqu’il se rend chez Athéna, pour la convaincre de l’aider à pénétrer dans l’Olympe, il plaide la faute des hommes qu’ils n’ont pas commise. C’est cette iniquité qui motive la première révolte prométhéenne.

« Nul n’est libre, si ce n’est Zeus ! » [5]

Eschyle est un dramaturge grec ayant vécu au Vème siècle avant J.-C. Il est le doyen des trois plus grands tragiques grecs, avec Sophocle et Euripide
Eschyle est un dramaturge grec ayant vécu au Vème siècle avant J.-C. Il est le doyen des trois plus grands tragiques grecs, avec Sophocle et Euripide

Prométhée a déjà le cœur plein de haine lors de cette première séparation d’entre les dieux et les hommes. Ainsi, on comprend le vol du Feu comme une révolte contre l’ordre établi arbitrairement. Châtié par Zeus, cette oppression par la souffrance, caractérise l’autoritarisme olympien.

Bien que vénérant Zeus et ne critiquant que rarement ses décisions, les Grecs et leurs aèdes — les poètes-chanteurs de la Grèce antique —, dans leur chants et leurs drames, émettent pourtant des critiques, probablement inconscientes. Ainsi d’Eschyle qui caractérise, sans n’y voir de sens péjoratif, le règne de Zeus comme une tyrannie. Plus loin, écrit-il, Zeus « a soumis toute justice à sa volonté ».

Dans le poème de Gœthe, écrit en 1774, son Prométhée va encore plus loin que celui d’Eschyle puisqu’il abjure les dieux. C’est un Prométhée blasphémateur. Il faut bien sûr replacer le poème dans le contexte du « Sturm und Drang » gœthéen, plus jeune qu’Eschyle de vingt-trois siècles, expliquant cette maturité.

« Je ne connais rien de plus misérable

Sous le soleil que vous autres, les Dieux !

[…]

Et vous crèveriez, s’il n’y avait la foule

Des enfants et des mendiants ! » [6]

Le Révolté métaphysique

Un peu moins de 70 ans plus tard, toujours en Allemagne, un jeune étudiant présente une thèse sur Démocrite et Épicure. Il s’agit de Karl Marx, étudiant en philosophie à Berlin. Son argument personnifie la philosophie en un personnage mythologique, il s’agit évidemment de Prométhée. Bien que le propos de la thèse ne nous intéresse pas directement, Marx pose la philosophie épicurienne comme athée et la qualifie donc de « prométhéenne ». Il faut savoir que Marx fait partie des jeunes hégéliens, qui se réclament des travaux de Hegel, avec Bruno Bauer notamment.

« de même que Prométhée, ayant dérobé le feu du ciel, se met à bâtir des maisons et à s’installer sur la terre, la philosophie, qui s’est élargie aux dimensions du monde, se tourne vers le monde des phénomènes. »[7]

Les jeunes hégéliens font de Prométhée leur héraut et héros. C’est Prométhée qui, en volant le Feu aux dieux, a donné la culture et la dignité aux hommes. C’est Prométhée qui leur a permis de s’émanciper et leur a donné cette « volonté transformatrice du monde ».

En fait, à travers cette thèse, Karl Marx donne véritablement un but, une foi, presque une nouvelle religion à la philosophie. Ce sera un but prométhéen, illustré, dans son appendice, par la citation suivante tirée d’Eschyle : « En un mot, j’ai de la haine pour tous les dieux ! » (Prométhée enchaîné, Eschyle). En ceci, le théoricien du communisme divinise la ‘conscience de soi humaine’ ; elle balance les dieux précédents pour les remplacer. C’est l’humanité enfin libérée de ses chaînes ! Pour Karl Marx, le nouveau dieu, c’est l’Homme. Fasciné par cette figure mythologique, Karl Marx de conclure son appendice :

« Dans le calendrier philosophique, Prométhée occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs ». [8]

Plutôt critique de Hegel et de Karl Marx, bien qu’il les admire, Albert Camus, dans son Homme révolté, prend l’exemple de Prométhée pour définir la révolte métaphysique. Selon lui, l’indifférence de la mort et la haine de la souffrance sont des propriétés d’un révolté. Et c’est bien ce que l’on retrouve dans le Prométhée d’Eschyle. Pis, Prométhée a su « délivr[er] les hommes de l’obsession de la mort » [9], continue Camus.

Camus relève justement que Prométhée ne s’insurge que contre Zeus ; non pas contre la Création toute entière. Pour les Grecs, précise Camus, s’insurger contre la Création, donc contre la Nature, c’est s’insurger contre soi-même à laquelle le suicide apporte une réponse, mais non suffisante.

Et si Prométhée récuse tellement le jugement de Zeus, ce n’est pas tant car il le considère injuste, mais il récuse le droit de punir dans sa globalité. « Dans son premier mouvement, la révolte refuse donc au châtiment sa légitimité » [10]. Clamant sa haine des dieux et son amour pour les hommes, Prométhée n’est pas que révolte, il est aussi amour. Le “non“ à la haine, implique, dans cette dialectique camusienne, le “oui“ à l’amour.

Vieille de presque trois mille ans, cette mythologie grecque ne cessera de nous surprendre. Plus particulièrement le mythe de Prométhée, le porte-feu, annonce ce que Camus appelle la « révolte métaphysique » : le refus de dieu pour poser la condition humaine. Bien plus tard, Sade, puis Rimbaud et enfin Albert Camus lui-même, continueront ce projet prométhéen de la révolte qui n’est, justement, encore, qu’à l’état de projet.

Jupiter punissant les vices, Paolo Veronèse, Musée du Louvre
Jupiter punissant les vices, Paolo Veronèse, Musée du Louvre

Pour aller plus loin, l’excellent Jean-Pierre Vernant raconte le mythe de Prométhée :

https://www.youtube.com/watch?v=Pgpf-aPvctQ

Notes de bas-de-pages et crédits images :

[1] Prométhée enchaîné, Eschyle, trad. Leconte de Lisle, 1872, wikisource, p. 14

[2] Prométhée enchaîné, Eschyle, trad. Leconte de Lisle, 1872, wikisource, p. 9

[3] La Théogonie, Hésiode, trad. Philippe Brunet, 1999, Livre de poche, v. 540-541

[4] La Théogonie, Hésiode, trad. Philippe Brunet, 1999, Livre de poche, v. 565-569

[5] Prométhée enchaîné, Eschyle, trad. Leconte de Lisle, 1872, wikisource, p. 6

[6] Prometheus, Gœthe, 1774

[7] Appendice in Différence de la philosophie de nature chez Démocrite et Épicure, Karl Marx, 1841, Wikisource, p. 106

[8] Ibid.

[9] L’Homme révolté, Albert Camus, 1951, folio essais, p. 301

[10] Ibid.

 

Image :

Eschyle : http://remacle.org/bloodwolf/tragediens/eschyle/Eschyle.JPG

Œuvres : 

  • Prométhée enchaîné, Pierre Paul Rubens, 1618, Philadelphia Museum of Art, Pennsylvania
  • Prométhée attaché sur le mont Caucase et dont un vautour dévore les entrailles, Sebastien Adam, 1762, Musée du Louvre, Paris
  • Jupiter punissant les vices, Paolo Veronèse, 1528, Musée du Louvre, Paris