Splendeurs et misères du grand marché européen

Le marché est le symbole de l’Europe du XXème siècle. Il devait apporter la paix et la prospérité. Sa construction nous aura pris trente-cinq ans, du traité de Rome au traité de Maastricht. C’est un grand espace où les biens, les personnes, les services et les capitaux doivent pouvoir circuler aussi librement entre les pays membres qu’au sein de chacun d’eux. Ce marché intérieur s’ouvre aussi sur l’extérieur, en respectant scrupuleusement les règles du commerce international et en signant de nombreux accords de libre-échange. Nous sommes aujourd’hui le premier marché de consommateurs du monde. Pourtant, la promesse n’est pas tenue : nous sommes grands dans la mondialisation, mais nous ne sommes pas aussi puissants ni aussi prospères que nous pourrions l’être. Pour plusieurs raisons. Par Chloé Ridel, directrice adjointe de l’Institut Rousseau et autrice D’une guerre à l’autre – l’Europe face à son destin (éditions de l’Aube, août 2022).

D’abord, le marché européen souffre de vices de construction qui laissent prospérer les paradis fiscaux et le dumping social en faveur de ceux qui savent en jouer – les grandes entreprises et les individus les plus favorisés –, accroît les inégalités territoriales entre les villes et les campagnes, ne permet pas de faire de l’écologie une priorité. Nous avons longtemps laissé le marché nous dicter nos règles en matière fiscale, sociale et environnementale, faute de les avoir sanctuarisées à un niveau satisfaisant – ce que les nations européennes ne sont pas parvenues à faire.

Ensuite, notre grand marché n’est pas au service de notre autonomie stratégique car il permet à nos adversaires d’utiliser nos propres règles contre nous, en bénéficiant de notre ouverture sans réciprocité. Dans les traités actuels, les chapitres qui portent sur la politique commerciale semblent parfaitement anachroniques. On y lit que celle-ci doit contribuer « au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu’à la réduction des barrières douanières et autres »1. Cette phrase évoque une archive tant le contraste avec la réalité de la mondialisation au XXIème siècle est saisissant.

Où était le développement harmonieux lorsqu’en cinq ans, au début des années 2010, la filière européenne des panneaux solaires a été décimée par la concurrence chinoise, en violation massive des règles antidumping ? En 2011, l’Europe représentait 70 % du marché mondial du photovoltaïque contre 10 % pour la Chine. En 2016, l’Europe ne représentait plus que 9 % de ce marché, contre 45 % pour la Chine. Où était le développement harmonieux encore, quand des centaines de nos entreprises opérant dans des secteurs stratégiques sont passées sous contrôle étranger, après la crise économique de 2008 ? Le filtrage des investissements étrangers en Europe a été, jusqu’à récemment, le moins restrictif au monde.

L’anniversaire des 30 ans du traité de Maastricht nous donne l’occasion de revenir sur les vices originels de construction du marché européen, et la façon dont nous pourrions aujourd’hui les corriger. On l’aura compris, le grand marché s’est construit dans le souci de libérer les échanges, entre ses pays membres et vis-à-vis de l’extérieur. Les quatre libertés – des marchandises, des personnes, des capitaux et des services – sont au cœur de la symbolique européenne. Derrière le lustre, chacune a un envers moins glorieux. La liberté de circulation des personnes peut être synonyme d’émigration massive et de fuite des cerveaux. La mobilité des capitaux facilite l’évasion fiscale. La libre circulation des marchandises ne permet pas de favoriser les approvisionnements en circuits courts. Enfin, la libre circulation des services a fabriqué du dumping social à travers le système des travailleurs détachés. Pourtant, liberté de circulation ne rime pas forcément avec approfondissement des inégalités. Le problème réside dans la façon dont nous avons abaissé les barrières aux échanges, avant même que les pays n’aient eu le temps de s’accorder sur des règles communes qui auraient permis de réguler le marché dans le sens de l’intérêt commun, en gardant la main face aux multinationales, au monde financier ou aux particuliers qui pratiquent l’évasion et l’optimisation fiscale.

Les odes à l’Europe sociale n’ont jamais été suivies d’effet, bien que le progrès social soit un des objectifs des traités européens. Après avoir ouvert les vannes du grand marché, sans contrepartie, comment pouvaient-elles l’être ? Le problème est que François Mitterrand voulait l’Europe plus qu’il ne voulait l’Europe sociale, et à tout prix…

Revenons aux années 80. A l’époque, François Mitterrand est président de la République française et Jacques Attali est son conseiller spécial et son sherpa. Helmut Kohl est le chancelier de la RFA. La communauté économique européenne compte 12 pays membres. En 1986, les 12 se sont donnés, à travers “l’acte unique”, l’objectif d’achever la construction du marché intérieur avant le 1er janvier 1993. Il s’agit de construire un “espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée[1]. Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, initie près de 300 directives pour démanteler les obstacles – les lois nationales – à ces quatre libertés. Au 1er janvier 1988, la communauté européenne bascule sous une présidence allemande qui doit s’achever au mois de juin, avec un conseil des chefs d’État et de gouvernement des 12 à Hanovre.

L’un des objectifs du chancelier Kohl est de faire adopter, à Hanovre, la liberté de circulation des capitaux en Europe. La liberté de circulation des capitaux, de l’argent donc, est aujourd’hui une des quatre libertés du marché européen. Elle permet aux européens d’ouvrir un compte bancaire dans un autre pays, d’y acquérir des biens immobiliers ou encore d’y faire tout type d’investissements. En réalité, cette mesure ne concerne que très marginalement les citoyens. Peu de personnes ouvrent un compte bancaire à l’étranger – sauf ceux qui pratiquent l’optimisation ou l’évasion fiscale – ou achètent des biens immobiliers dans d’autres pays. La libre circulation des capitaux permet surtout aux entreprises d’investir dans d’autres entreprises européennes, d’en devenir propriétaires, de lever des fonds là où c’est le moins coûteux, mais aussi de pratiquer l’optimisation fiscale en mettant en concurrence les systèmes de fiscalité nationaux. 

Le projet soulève quelques inquiétudes au sein du gouvernement français, dont le chef est Michel Rocard. Ce 31 mai 1988, Jacques Attali les relate dans son journal : “Comme moi, Pierre Bérégovoy – le ministre des finances – est réservé sur la libération des mouvements de capitaux en Europe, car cela revient à supprimer les éléments encore en vigueur du contrôle des changes ; il deviendra possible de se faire ouvrir un compte en devises étrangères. Si l’harmonisation fiscale n’est pas menée parallèlement, il y a un risque de fuite des capitaux vers les pays où l’épargne est mieux rémunérée. Mais la France peut difficilement demander que l’harmonisation de la fiscalité de l’épargne constitue un préalable, sous peine de se voir accuser de freiner la démarche européenne”2. Plus loin, Jacques Attali ajoute pour lui-même : “l’harmonisation fiscale est au cœur de l’idée européenne, alors que la libéralisation des capitaux est un processus d’intégration financière de caractère mondial, et non européen. (…) La libération des mouvements de capitaux conférera un avantage fiscal aux revenus du capital par rapport aux revenus du travail”.

Pour éviter ces effets nuisibles, l’objectif pour la France est de concéder la liberté de circulation des capitaux contre une harmonisation de la fiscalité de l’épargne. Mitterrand en fait part au chancelier Helmut Kohl, lors d’une rencontre bilatérale à Évian que relate Jacques Attali : “François Mitterrand demande que la libération des capitaux et l’harmonisation de la fiscalité se fassent parallèlement; chaque État doit faire une partie du chemin; il ne saurait y avoir alignement fiscal par le bas”. Le Chancelier se serait alors engagé à accepter une taxation de l’épargne uniforme dans les 12 pays européens. “Le Président se contente de sa parole.”

Les jours passent et se rapprochent du Conseil européen de Hanovre. Le 25 juin 1988, la veille du sommet, une réunion préparatoire s’organise dans le bureau du président Mitterrand. Attali rapporte que Michel Rocard se montre “préoccupé par une Europe qui serait celle des forts et des puissants, et qui susciterait ainsi une réaction de rejet, traduite par des votes à l’extrême-droite”. Le lendemain, jour dit, François Mitterrand s’exprime en dernier dans le tour de table des chefs d’État : “L’harmonisation fiscale ne constitue pas un préalable, mais il faudra une démarche parallèle. On ne peut pas bâtir l’Europe autour de ses préférences, il faut des compromis… Nous ne ferons pas un préalable à l’harmonisation des fiscalités… mais la question se posera. Si l’argent file dans les paradis fiscaux, il faudra une démarche commune où ça craquera !”. Finalement, le chancelier allemand ne tint pas les engagements qu’ils avaient pris à Évian auprès de Mitterrand. “Helmut Kohl nous a lâché.”, relate Jacques Attali, “Libération des mouvements de capitaux sans contrepartie.”3

Un compte à rebours est lancé, jusqu’au 1er janvier 1990, où la libération des mouvements de capitaux en Europe doit entrer en vigueur. Attali sait qu’elles en seront les conséquences et revient à la charge auprès du président: “S’il n’y a pas simultanément harmonisation des législations fiscales, du droit bancaire et de la protection accordée aux placements hors d’Europe, elle aura les conséquences suivantes: alignement des pratiques fiscales sur l’épargne au taux le plus bas, c’est à dire zéro; il sera possible à chaque citoyen d’Europe de placer son épargne dans un pays tiers, donc en Suisse ou aux Bahamas; pour éviter de perdre leurs clients, les banques européennes se préparent à pratiquer le secret bancaire, qui n’est illégal qu’en France”. Le ton se durcit. A l’orée de 1989, Mitterrand affirme que « si l’Europe doit être une jungle dans laquelle aucun intérêt national ne devrait survivre, je dirai non ». En visite à Lille, le 6 février 1989, il déclare : “je ne veux pas d’une Europe où le capital ne serait imposé qu’à moins de 20%, tandis que les fruits du travail le seraient jusqu’à 60 !”. Il fait de “l’harmonisation de la fiscalité” un des thèmes de la présidence française de l’Union européenne, au deuxième semestre de 1989.

On ne peut pas reprocher à Mitterrand d’avoir ignoré les conséquences de la création d’une “jungle” européenne, vaste marché où les nations laissent les grandes entreprises et les individus qui le peuvent se jouer de leurs lois. On peut d’autant plus lui en vouloir d’avoir abandonné le combat. La politique est cruelle, où de petits renoncements peuvent avoir d’immenses conséquences. Au cours de son dernier mandat qui coïncide avec les dernières années de sa vie, Mitterrand dit beaucoup de choses qui ne sont pas suivies d’effet. Dans une note lapidaire de son journal, Jacques Attali retranscrit cette impression : « sauf urgence, le président a horreur des réunions. Il gouverne par admonestations épistolaires, souvent sans suite. Avoir dit semble parfois lui importer davantage que de voir faire ».

La suite est connue. Sans volet social, le marché européen a conduit à une dégringolade de la fiscalité du capital. Le 1er janvier 1990, la libération des mouvements de capitaux, en Europe comme vis-à-vis du reste du monde, est consacrée, sans aucune contrepartie fiscale. Dans Le Monde du 30 novembre 1989, Didier Motchane, membre du comité directeur du Parti socialiste, vitupère contre la politique européenne de la France, pris dans “le vide immense des bavardages dont s’enveloppe la succession ininterrompue de nos échecs et de nos reculs dans le domaine de la finance, de la fiscalité et de la monnaie”. Le socialiste a quelques mots cinglants sur la libération des mouvements de capitaux, envers laquelle le gouvernement de Michel Rocard s’est engagé “sans conditions”. “En quelques semaines”, raconte-t-il, “on a vu l’épargne française – actuellement taxée à 27% en ce qui concerne les obligations – promise à des perspectives de plus en plus riantes : 15, puis 10, désormais zéro ou presque”. Le 31 décembre 1992, toutes les barrières aux échanges allaient être abolies, le grand marché enfin créé. Le président Mitterrand promet aux français que le risque pris de “vivre ensemble, toutes barrières abattues4 en vaut la chandelle.

Finalement, l’Europe aura ainsi inventé l’un des pires fléaux de la mondialisation : le secret bancaire pour les riches et les impôts pour les pauvres, la concurrence fiscale entre États. Comme l’avait prédit Rocard, elle est devenue celle des puissants. Les odes à l’Europe sociale n’ont jamais été suivies d’effet, bien que le progrès social soit un des objectifs des traités européens. Après avoir ouvert les vannes du grand marché, sans contrepartie, comment pouvaient-elles l’être ? Il eût fallu des efforts immenses et une volonté de fer pour refuser de faire le marché à n’importe quel prix. Le problème est que François Mitterrand voulait l’Europe plus qu’il ne voulait l’Europe sociale, et à tout prix… En permettant que la libération des capitaux se fasse sans harmonisation fiscale, nous avons perdu un effet de levier qui aurait permis de construire notre marché différemment. En renonçant à aligner nos législations, nous avons laissé le marché nous les dicter, au détriment de l’intérêt général. Depuis 40 ans, l’Europe n’a obtenu presque aucun progrès en matière de justice fiscale, et la prophétie de Mitterrand s’est en partie réalisée : l’argent file dans les paradis fiscaux, dont certains sont européens. De 38% en 1993, la moyenne européenne du taux d’impôt sur les sociétés est passée à moins de 22 % en 2017, en cela inférieure à la moyenne mondiale (24%).

Ceci étant dit, il n’y a pas de fatalité. L’Europe revient progressivement sur l’ordre économique hérité des traités de Rome et Maastricht. Un impôt minimal sur les sociétés sera bientôt mis en place en Europe et au niveau mondial. La pandémie de COVID-19 a suspendu les règles budgétaires et celles en matière d’aide d’Etat. Elle a aussi fait pleuvoir les appels à “relocaliser” les productions nécessaires à notre autonomie alimentaire ou en matière de produits de santé. Le succès des appellations d’origine made in France, made in Italy, made in Germany traduit la sensibilité des consommateurs à la qualité des produits et à leur provenance, quitte à en payer le prix. En 2020, le contrôle des investissements étrangers a été renforcé. En juin 2021, la Commission européenne a proposé un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Europe. Cet instrument appliquerait, sur les produits importés dans le marché européen, la même taxe sur les émissions carbone que celle appliquée aux produits européens. Objectif : lutter contre la concurrence déloyale et réduire les émissions carbones importées. Bref, la protection du marché européen n’est plus un gros mot et nous sommes prêts à l’utiliser comme une arme pour faire respecter nos principes et les exporter.

Car, bien que le marché ait incarné les aspects les plus critiquables du projet européen – dogmatisme, inflation réglementaire, absence de vision stratégique – c’est une arme de choix et nous ne devrions pas risquer de la jeter avec l’eau du bain : première destination mondiale des marchandises, 500 millions de personnes, un niveau de vie supérieur à la moyenne mondiale, un bon niveau d’éducation, une importance donnée à la santé et à l’environnement. Pourvu qu’on en change les règles, nous pouvons en faire un levier non seulement pour accroître et maintenir notre qualité de vie, mais aussi pour imposer nos standards – environnementaux, sociaux, en matière de liberté – à ceux qui voudront y avoir accès.

Évidemment, les négociations sont toujours plus longues à 27 États. Mais lorsqu’une norme européenne est adoptée, elle est forte et peut s’exporter : quand l’Europe interdit la pêche en eau profonde, elle interdit aussi l’importation de produits pêchés en eau profonde à travers le monde. Tout récemment, le Parlement européen a adopté un règlement qui interdit l’importation en Europe de produits issus de la déforestation : soja, huile de palme, bœuf, cacao, café, bois, volaille, caoutchouc, cuir ou encore maïs… Notre marché devient une arme écologique, en exerçant une pression considérable pour que les producteurs du monde entier qui souhaitent exporter en Europe arrêtent de dévaster les forêts. Une nation européenne seule ne pourrait évidemment exercer une telle pression.

La semaine dernière aussi, la Commission européenne a proposé d’interdire l’importation de produits issus du travail forcé, qui visera notamment les vêtements confectionnés par des esclaves Ouïghours en Chine. Quelques mois auparavant, les 27 nations européennes avaient aussi adopté le règlement sur les marchés numériques (dit Digital Markets Act, DMA), qui doit imposer aux Gafam – Google, Apple, Meta (Facebook), Amazon et Microsoft – une série d’obligations et d’interdictions permettant de contrer leurs pratiques anticoncurrentielles. Quel pays d’Europe aurait pu imposer cela dans son coin ?

C’est bien pour cela qu’il est idiot de vouloir sortir unilatéralement ou d’adopter une approche de « rupture » purement confrontationelle vis-à-vis du marché comme des traités européens en général, sauf à perdre un effet de levier puissant. Les traités sont plastiques. On peut y déroger ponctuellement sur décision du Conseil européen, on peut les interpréter largement, on peut aussi les contourner. La désobéissance ponctuelle peut-être très utile si elle s’inscrit dans une logique transnationale et en miroir d’une demande concrète porté par une coalition de pays, en faveur d’un mieux disant social, environnemental ou en matière de libertés publiques. A contrario, la désobéissance solitaire ne peut être l’alpha et l’omega de la politique européenne de la France qui doit exercer un leadership en Europe, soit être une force de traction et de progrès.

Notes :

1 Article 7 du traité CEE.

2 Jacques Attali, Verbatim, Tome II, p. 30.

3 Ibid, p. 55.

4 Ibid.

L’écologie, grande absente du second tour

© William Bouchardon pour Le Vent Se Lève

La dernière chance pour limiter le désastre climatique annoncé vient-elle de nous échapper ? Alors que le dernier rapport du GIEC évoque une fenêtre de trois ans pour échapper au pire, le retour du duel Macron-Le Pen promet au contraire cinq années d’inaction et de greenwashing supplémentaires. Les promesses maintes fois trahies du président sortant et la vacuité du programme écologique de la candidate du RN sont en effet le signe d’un dédain marqué à l’égard des enjeux environnementaux. Ceux-ci sont maladroitement instrumentalisés afin de séduire l’électorat de l’Union Populaire. Décryptage.

L’urgence climatique n’est plus à établir. La succession à un rythme toujours accéléré de vagues de chaleur, de sécheresses, d’ouragans, d’incendies colossaux et d’autres phénomènes de même nature nous le rappelle désormais régulièrement. En parallèle, d’autres crises environnementales majeures se précisent : sixième extinction de masse, zoonoses, pauvreté des sols, accumulation de déchets… Malgré l’importance de ces enjeux, le temps d’antenne qui leur a été consacré durant la campagne présidentielle est ridicule : 5% selon les calculs de l’ONG L’affaire du siècle. Avec la non-qualification de Jean-Luc Mélenchon au second tour, ces thématiques ont même pratiquement disparu du débat public. Multipliant grossièrement les appels du pied à l’électorat de ce dernier, les deux finalistes ont cependant quelque peu évoqué cet enjeu. Mais le vide absolu de leurs propositions a très peu de chances de convaincre.

Macron : des promesses creuses contredites par son bilan

Spécialiste des slogans publicitaires et des coups de com, Emmanuel Macron a récemment mis en scène un énième changement de sa personnalité et de sa « vision » de la France. Lors d’un discours à Marseille réunissant péniblement une audience de 2500 personnes, le Président-candidat a ainsi déclaré « la politique que je mènerai dans les cinq ans à venir sera écologique ou ne sera pas » et formulé quelques vagues propositions pour y parvenir. Un peu plus tard, au micro de France Culture, en bon énarque récitant ses fiches, il a également évoqué combien la pensée du philosophe écologiste Bruno Latour l’avait transcendée. Une confession qui rappelle celle d’Edouard Philippe, qui se déclarait en 2018 « obsédé » par la question de l’effondrement, tout en affirmant dans la foulée qu’il fallait bien sûr continuer de « croître ». Le logiciel de pensée des macronistes étant incapable d’imaginer autre chose que la maximisation des profits privés, une telle contradiction n’est guère surprenante.

L’environnement ne fait nullement partie des préoccupations d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, trop occupés à multiplier les cadeaux aux entreprises et à chercher des ennemis intérieurs, qu’ils soient « complotistes » et « populistes » pour l’un ou « Français de papier » pour l’autre.

Cependant, après cinq ans au pouvoir, les contradictions béantes entre les discours et la réalité sont devenues flagrantes. Sous le dernier quinquennat, l’État a ainsi été condamné deux fois pour inaction climatique, la sortie du glyphosate n’a pas eu lieu, les pesticides néonicotinoïdes ont été réintroduits, l’éolien offshore accuse toujours un retard considérable par rapport à nos voisins, les centrales à charbon n’ont pas toutes été fermées… La liste des renoncements et des fausses promesses est extrêmement longue et les militants écologistes qui les dénoncent ont été particulièrement caricaturés et violentés au cours des cinq dernières années.

Deux séquences ont particulièrement mis en lumière combien l’action écologique du pouvoir macroniste s’apparente à du simple greenwashing : la démission de Nicolas Hulot et la loi climat. Si l’entrée du présentateur de télé au gouvernement était un joli coup politique, sa démission fracassante sur France Inter, dès 2018, doucha les espoirs de ceux qui espéraient encore que le Président disrupteur se préoccupe de ces enjeux. En dénonçant les lobbys et la politique inefficace des « petits pas », Nicolas Hulot avait déjà pointé du doigt combien Macron avait fait le choix de l’inaction. Après l’éruption des gilets jaunes suite à une surtaxe sur le carburant destinée à compenser la fin de l’ISF et les nombreuses « marches pour le climat », Emmanuel Macron a de nouveau tenté de verdir son action en mettant en place la convention citoyenne pour le climat. Exercice démocratique intéressant, le dispositif permit l’émergence de propositions concrètes, aux effets tangibles sur l’environnement et étant largement approuvées par l’opinion publique. Mais revenant une nouvelle fois sur ses promesses, Macron finit par s’inventer des « jokers », renoncer au référendum et tout faire réécrire par des lobbys. Au final, seules 10% des propositions, évidemment les moins ambitieuses et les moins contraignantes, furent reprises. Invités à donner leur avis sur la loi supposée reprendre leur travail, les 150 citoyens tirés au sort lui donnèrent une note de 3 sur 10…

Pour moins trahir ses promesses, le chantre du « Make Our Planet Great Again » se contente désormais de blabla sans aucun engagement concret. A Marseille, il a par exemple proposé de nommer un Premier Ministre directement chargé de la planification écologique, mais sans fixer d’objectifs clairs ni de budget. Le destin du Haut-Commissariat au Plan, visiblement ressuscité avant tout pour offrir un poste à un allié encombrant (François Bayrou), n’est quant à lui pas précisé. Enfin, sur le modèle des applaudissements aux soignants méprisés, Emmanuel Macron a proposé une fête de la nature… qui existe déjà. En matière environnementale, le vote pour Emmanuel Macron se résumera donc à interdire les touillettes en plastique pendant que le Premier ministre se rend à son bureau de vote en jet privé.

Marine Le Pen : l’autre candidate de l’inaction

La candidate d’extrême-droite semble elle aussi survoler complètement l’enjeu environnemental. Dans son livret consacré à l’écologie, on trouve une litanie de phrases creuses et d’illustrations issues de banques d’image, mais bien peu de propositions concrètes. La plupart des assertions (« ce n’est pas la croissance qui doit s’arrêter, c’est le contenu de la croissance qui doit changer » ou « l’innovation technologique, sociale et territoriale, autant et plus que technique, sera la ressource essentielle de notre politique ») sont à tout le moins peu engageantes. Comme son concurrent, elle propose de laisser les lobbys fixer eux-mêmes les règles dans de nombreux domaines, via des concertations avec les entreprises et les syndicats agricoles. Dans la vision de Marine Le Pen, le changement est également supposé venir du consommateur, qui, « par simple lecture du QR code » aura accès à « tout ce qu’il peut désirer connaître sur la société productrice, le mode de production, d’élevage, d’abattage, les circuits de distribution. » En bref, la main invisible du marché est censée répondre à la catastrophe environnementale.

Certaines mesures relèvent même du registre du ridicule tant elles ne paraissent pas sérieuses. En matière énergétique, la candidate RN souhaite par exemple instaurer un moratoire sur l’éolien et le solaire et démonter les éoliennes existantes ! Pour sortir de « l’impasse énergétique provoquée par la préférence irrationnelle pour les énergies renouvelables », elle s’en remet aux barrages hydroélectriques – une énergie renouvelable dont le potentiel de développement est déjà pratiquement au maximum – et surtout au nucléaire. La construction de nouveaux réacteurs paraît pourtant aujourd’hui difficile, comme en témoignent les déboires de l’EPR de Flamanville. Du reste, le rapport de RTE affirme que le nucléaire seul, comprenant à la fois des nouveaux réacteurs et la prolongation de réacteurs actuels, ne peut assurer la demande prévue pour 2050. Sur le volet des transports, seule une baisse de la TVA sur les carburants est proposée (de 20% actuellement à 5,5%), le développement du train ou du vélo étant totalement ignoré. La mesure vise bien sûr à séduire l’électorat de la France périphérique, mais en condamnant ces derniers à rester dépendants de leur voiture. En outre, elle bénéficiera davantage aux plus riches, qui roulent plus et polluent plus de manière générale.

Enfin, le programme écologique du RN s’articule autour de l’idée d’une relocalisation des chaînes de production et de l’opposition au libre-échange. On ne peut qu’approuver l’orientation générale. Mais le « localisme » ne fait l’objet de pratiquement aucune proposition concrète. Une préférence nationale, voire locale, et en faveur des PME plutôt que des grandes entreprises est bien évoquée, mais celle-ci irait en contradiction avec la « concurrence libre et non faussée » chérie par Bruxelles. Or, contrairement à 2017, Marine Le Pen n’entend aucunement s’opposer aux institutions européennes. Les chances de voir une telle mesure traduite en actes sont donc proches de zéro. Pas à une contradiction près, la candidate se félicite d’ailleurs que « la France figure dans les cinq pays où l’environnement est le moins dégradé » – sans citer sa source – alors même que 49% de nos émissions sont importées. Oubliant ce léger « détail », Marine Le Pen estime par contre que la France doit « apprécier chaque année sa trajectoire de réduction carbone en fonction des trajectoires des autres pays ».

Ainsi l’environnement ne fait nullement partie des préoccupations d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, trop occupés à multiplier les cadeaux aux entreprises et à chercher des ennemis intérieurs, qu’ils soient « complotistes » et « populistes » pour l’un ou « Français de papier » pour l’autre. Face à une affiche aussi déprimante, la bataille pour la reconstruction écologique du pays apparaît bien mal engagée. Toutefois, malgré les pouvoirs considérables qu’offre le poste de Président de la République, les élections législatives et la rue peuvent permettre de changer le rapport de forces. L’abandon de grands projets inutiles, comme l’aéroport de Notre-Dame des Landes, le centre commercial géant Europacity ou le Center Parcs de Roybon nous rappellent ainsi que des victoires demeurent possibles. Sur le plan environnemental comme sur celui des autres luttes, le quinquennat qui s’ouvre s’annonce donc très agité.

Guerre en Ukraine : vers une crise alimentaire mondiale ?

© Darla Hueske

L’invasion de l’Ukraine et les sanctions contre la Russie viennent perturber un marché alimentaire déjà fébrile. Sans ces deux pays, très exportateurs de blé ou d’engrais, toute la chaîne de production alimentaire est déstabilisée. Cette crise rappelle la vulnérabilité à un choc imprévu d’un modèle agricole mondialisé, ultra-financiarisé et de plus en plus soumis à l’aléa climatique. Les excès de ces marchés ont des répercussions directes sur la vie de millions de personnes, producteurs comme consommateurs. Outre le risque de pénuries, la hausse des prix présente un risque d’embrasement social à très court terme, voire de déstabilisation pour plusieurs pays. Cette menace vient rappeler l’absolu nécessité pour la France de poursuivre une stratégie de souveraineté alimentaire.

Si la guerre nourrit la guerre, comme le veut le dicton, va t-elle affamer les hommes ? Cette question a refait surface depuis le début du conflit entre l’Ukraine et la Russie, deux grands pays agricoles. D’un côté, l’invasion du premier et les destructions lourdes infligées par l’armée russe vont fortement perturber, si ce n’est anéantir, une partie de sa production. De l’autre, la Russie se retrouve mise au ban du marché mondial, sous l’effet de sanctions essentiellement économiques et financières qui devraient perturber tous ses échanges.

Le marché agricole à l’épreuve de la guerre

Plus que tout autre produit agricole, le blé illustre l’inquiétude qui se fait jour. D’abord, parce qu’il continue de constituer un aliment de base pour une part importante de la population mondiale ; il s’agit toujours de la céréale la plus exportée. Ensuite, parce que la Russie et l’Ukraine représentent une part importante de la production mondiale à l’export, respectivement 17 % et 12 %. Au point que la FAO a d’ores et déjà estimé que le conflit menaçait de faire basculer dans la sous-nutrition de 8 à 13 millions de personnes supplémentaires.

Parallèlement à cette rupture de l’offre, un choc s’annonce sur la demande. En effet, le nombre de déplacés pourrait atteindre les 10 millions de personnes. Ce sont autant de bouches à nourrir. Or, à rebours de l’image d’un champion de l’exportation, l’agriculture ukrainienne présente un large pan de petite culture vivrière. Le pays compte 5 millions de micro-fermes, d’une emprise de quelques hectares seulement, mais fournissant jusqu’à 60 % de la production agricole totale du pays. Si l’accueil des réfugiés s’est organisé partout en Europe pour répondre à l’urgence, cette dimension n’a pour l’instant guère été prise en compte, notamment dans l’optique d’un conflit durable.

Si le conflit et les sanctions contre la Russie se prolongeaient, le bouleversement de la filière agricole constituerait un prolongement de la guerre. Le cycle de production, long par nature en agriculture, implique en effet que les conséquences de cette invasion seront durables, même si un cessez-le-feu était rapidement trouvé. Au printemps, la bonne conduite des semis est un enjeu stratégique. Si elle devait se trouver gravement perturbée, la production serait pénalisée pour au moins un an. En complément, la hausse vertigineuse des prix agricoles, sans compter le risque de pénurie, est susceptible de produire des situations de fortes tensions sociales.

L’alimentation fait désormais parti d’un arsenal géopolitique, qui risque de mettre la France en difficulté.

Des expériences récentes nous ont rappelé les conséquences très lourdes que peuvent avoir les pénuries agricoles. Rappelons-nous, sans que cette liste soit exhaustive, les émeutes de la faim survenues en 2008 dans plusieurs pays d’Afrique mais aussi en Bolivie, au Mexique ou encore au Bengladesh et au Pakistan. A l’origine des printemps arabes, les questions alimentaires ont également joué un rôle considérable. Si un peuple peut supporter un régime autoritaire, la difficulté à s’alimenter est un déclencheur de révolte. Le Sri Lanka, où les émeutes s’enchaînent depuis quelques jours, forçant le gouvernement à déclarer l’état d’urgence et à couper internet, préfigure peut-être le sort d’autres pays à court terme.

Parfaitement conscient de la dépendance de certains pays, notamment d’Afrique du Nord, aux importations agro-alimentaires, Poutine espère peut-être ouvrir là un nouveau front, en rangeant dans son camp des pays qui, pour de simples raisons de survie, ne peuvent pas se permettre d’adopter la politique de fermeté exigée par les pays occidentaux. Cette stratégie de « food power » a été engagée par la Russie depuis plusieurs années déjà. Le poids de l’agriculture est tel qu’elle a même certainement contribué à définir le calendrier de l’offensive militaire de Moscou. Vladimir Poutine avait engagé dès 2010 la Russie dans un ambitieux programme de souveraineté alimentaire, avec pour objectif une autosuffisance quasi complète en 2020. Si l’objectif a été repoussé à 2024, le pays avait bien atteint cette année-là, la couverture de 80 % de ses besoins. Cette démarche a sans doute conforté les dirigeants russes dans leur capacité à faire face à un nouveau régime de sanctions.

A contrario, la récolte de blé de 2021 s’est avéré particulièrement médiocre. Jamais, depuis plusieurs années, le volume des exportations de céréales russes n’a été aussi faible. L’un des objectifs de l’offensive militaire aurait été de mettre la main sur une partie de la production ukrainienne, la captation restant toujours la stratégie de sortie de crise la plus expéditive. De manière certaine, l’agression a permis de faire remonter brutalement le cours mondial du blé, relevant de fait le prix de vente des stocks russes.

Dans l’immédiat, la France et l’Union Européenne n’apparaissent pas particulièrement menacées par un risque de rupture de leurs stocks. Les importations russes en France restent très limitées. Quant à la France, notre pays n’est que le 9e fournisseur de la Russie pour les matières agricoles. Pour moitié, il s’agit de vin et de champagne. Les échanges avec l’Ukraine sont encore plus marginaux.

En revanche, la France pourrait se retrouver exposée à trois niveaux. Tout d’abord, la réallocation de son surplus de production pourrait engendrer des tensions diplomatiques avec plusieurs pays. Il faudra arbitrer entre des pays amis en Afrique ou en Orient, qui sont eux très dépendants de la Russie ou de l’Ukraine. D’autre part, les restrictions sur les céréales de la part d’autres pays fournisseurs peuvent affecter les filières d’élevage. Par ailleurs, la Russie produisant plus de 10% de l’azote et des engrais utilisés en France, les rendements risquent de baisser sur le territoire national. Enfin, la hausse soudaine des prix énergétiques a déjà affecté le gazole non routier, très utilisé par les tracteurs. Cette flambée des prix a frappé un secteur déjà péniblement à l’équilibre. Si le gouvernement a rapidement répondu par des mesures d’urgence aux manifestations d’agriculteurs pris à la gorge, la colère de ces derniers risque d’exploser à nouveau une fois que ces dispositifs auront pris fin. Cette nouvelle conjoncture mondiale explique que les prix aient déjà augmenté pour 81% des produits alimentaires achetés par les consommateurs.

L’agriculture face aux désordres du marché

La guerre en Ukraine rappelle combien l’agriculture reste un secteur stratégique que le marché seul ne peut suffire à gérer. Les restrictions sur les exportations décidées par la Russie mais également par d’autres pays, démontrent la fragilité de nos chaînes d’approvisionnement. Le marché libéralisé n’est pas programmé pour réagir aux situations de crise. Au contraire, il ne fait que renforcer les forces en jeu. La spécialisation internationale de la production implique des déplacements conséquents de marchandises et une chaîne logistique robuste. Or, 15 millions de tonnes de blé et autant de maïs sont bloquées dans les ports de la mer Noire. Tous ces événements nous rappellent le manque de fiabilité des grands discours en faveur du commerce sans entrave. Plusieurs pays ont déjà relevés leurs taxes à l’exportation ou mis en place des stratégies de limitation, tordant ainsi le cou à l’idée d’un commerce nécessairement paisible et pacificateur.

En outre, le libre échange a contribué à affaiblir la souveraineté agricole. En 40 ans, le poids de l’agriculture dans les échanges mondiaux n’a cessé de progresser. Désormais 20 % des calories alimentaires traversent au moins une frontière avant d’être consommées. Cette évolution a déséquilibré des agricultures ancestrales et vivrières. Elle a accentué la baisse de valeur des produits agricoles, qui a été divisée par 2 sur les 50 dernières années.

Le commerce international, vendu aux paysans comme leur offrant de juteuses opportunités d’exportations, se traduit in fine par un affaiblissement de leur situation économique. L’exemple du lait en Europe est caractéristique : dans le cadre d’une dérégulation supposée bénéfique, la suppression des quotas en 2015 devait pousser les exportations à l’international. Or, elle s’est traduite par une baisse du prix qui a ruiné de nombreux exploitants et entraîné une baisse de la production globale. Malgré cet enseignement, l’Union européenne, fidèle à son obsession libre-échangiste, a ratifié pas moins de 14 accords de libre échange sur les 10 dernières années.

Dans un marché mondialisé et hyper-financiarisé, la production agricole ne peut pas absorber les variations de prix et les stratégies spéculatives.

La seconde caractéristique des marchés agricoles qui soit source de vulnérabilité, est leur hyperfinanciarisation. Face aux fortes incertitudes liés à ces marchés – aléa climatique, caractère périssable, difficulté de transport… – il s’est révélé indispensable de créer des produits financiers qui offrent des garanties, notamment de revenus, aux producteurs et intermédiaires. En effet, il existe un écart entre l’ajustement de l’offre et de la demande, qui s’effectue sur le court terme, et la production agricole, qui impose des investissements et un cycle de production sur le long terme. Plusieurs produits sont ainsi venus offrir une visibilité sur les prix de vente, tels que les options ou les contrats à terme.

Paradoxalement, depuis la libéralisation des marchés financiers, ces produits qui devaient aider le marché à se réguler, aggravent les fluctuations. Parmi les plus pernicieux, on trouve les fonds indiciels, dont l’évolution est indexée sur celle d’une autre valeur. Ces fonds permettent la mise en place de stratégies spéculatives. Or ces stratégies ne sont pas autonomes des cours des matières premières. En spéculant, à la hausse ou à la baisse sur le devenir des cours, les opérateurs accentuent les tendances. Pire encore, en cas de choc, le marché spéculatif joue le rôle d’accelérateur et amplifie les crises. Sous l’effet de l’excès de liquidité et de la financiarisation globales, les proportions entre contrats de protection et de spéculation sur les marchés se sont inversés entre 1990 et 2006 pour atteindre un rapport de 20 %/80 %.

Décorrelés de la production réelle ou même des besoins, ces produits financiers viennent apporter de la volatilité des prix là où ils étaient censés les atténuer. Sous l’effet des masses financières en présence, les marchés agricoles subissent des variations puissantes, sans lien avec le rapport offre/demande. Ceci contraint les exploitants à devenir des experts des marchés financiers et à ajuster leurs production, la rotation des cultures par exemple, uniquement sur les anticipations de variations des cours.

La longue marche vers la souveraineté alimentaire 

La crise ukrainienne a donc remis au cœur des débats la question de la souveraineté alimentaire. Deux ans de pandémie, une guerre, la perspective probable d’un grave dérèglement climatique : l’état d’urgence va devenir un état permanent. Fort de ce constat, depuis cinq ans, un plan d’urgence agricole est concocté en France chaque année. C’est un pis aller. Dès 2019, le gouvernement avait pourtant bien dessiné sous l’égide du ministère des Affaires étrangères une « Stratégie internationale pour la sécurité alimentaire, la nutrition et l’agriculture durable », à déployer d’ici à 2024. Cette stratégie intégrait les principaux enjeux mentionnés jusqu’ici et encourageait les différentes institutions à porter ces sujets au niveau international. Toutefois, sa mise en pratique a été largement entravée par la pandémie puis par le conflit en Ukraine. En réponse, le gouvernement a bien produit un plan de résilience, mais celui-ci s’avère pour le moment très limité. À ce stade il cumule seulement des mesures à visées électorales ou reprend principalement des ambitions déjà existantes.

Source :  Stratégie internationale pour la sécurité alimentaire, la nutrition et l’agriculture durable

Après la pandémie, la Cour des comptes a cherché à évaluer la qualité de la sécurité de notre approvisionnement alimentaire. Si les ruptures d’approvisionnement demeurent rares, malgré l’absence d’une stratégie d’approvisionnement, comme il en existe en Allemagne ou en Suisse via la constitution de stocks , la Cour a cependant identifié trois vulnérabilités majeures : les engrais1, l’alimentation animale2 et les emballages de produits alimentaires3 indispensables à leurs échange. En revanche, le rapport enterre les perspectives de développement des circuits de proximité. Il note que 97 % de la production est consommée hors de son territoire d’origine et souligne les besoins croissants des métropoles, par nature dépendantes. Ce choix des rapporteurs ne tient pas compte de l’intérêt très fort pour ce mode de consommation. Dommage, les difficultés logistiques intrinsèques aux circuits de proximité pourraient être surmontées avec la mise en place d’un accompagnement adéquat.

Nous sommes ainsi placés devant un chantage cynique : renoncer à nos objectifs environnementaux pour assurer la sécurité alimentaire mondiale ou poursuivre le verdissement de l’agriculture, au risque de la pénurie.

Dans ce contexte, pour aller vers la souveraineté alimentaire, la Commission Européenne a présenté sa stratégie intitulée “De la fourche à la fourchette“. Elle s’articulait autour de la résilience de l’agriculture européenne, en conciliant réduction de notre dépendance et adaptation au dérèglement climatique. Ceci se traduirait notamment par des objectifs de réduction de l’usage des pesticides, des engrais et autres intrants. Toutefois ce pilier agricole du Pacte vert européen entre directement en conflit avec les moyens définis dans la réforme de la PAC, adoptée en novembre dernier. Ce cas illustre encore cette tendance libérale qui consiste à établir des stratégies dépourvues de contraintes ou des budgets adéquats.

Cette stratégie a pourtant été copieusement critiquée par certains candidats de droite dans le cadre de la campagne présidentielle français, malgré ses objectifs en matière de souveraineté. Certaines analyses, venues des États-Unis ou portées par les lobbys, ont pointé un risque de baisse de la production sous l’effet de nouvelles règles. D’après ces discours, nous sommes ainsi placés devant un chantage cynique : renoncer à nos objectifs environnementaux pour assurer la sécurité alimentaire mondiale ou poursuivre le verdissement de l’agriculture, au risque de la pénurie. Un dilemme simpliste qui occulte le fait que les contraintes environnementales participent sur le long terme à l’indépendance de notre agriculture.

Enfin, la question de la souveraineté alimentaire, n’est pas qu’une préoccupation nationale, elle demeure bien une question globale. Ainsi, une pénurie mondiale pourrait détourner une partie de la production nationale destinée à combler nos besoins et qui serait happée par des prix alléchants. Ensuite, la sous-nutrition étant un facteur de déstabilisation politique très fort, la pénurie de produits alimentaires représente un risque géopolitique majeure. Rappelons enfin que le droit élémentaire des humains à être nourris est reconnu par l’ONU.

Or le contexte de conflit vient perturber un équilibre déjà fragile en raison de la croissance démographique et des inégalités. À titre d’exemple, l’Ukraine était l’un des principaux fournisseurs du Programme Alimentaire Mondial. Placé sous l’égide de l’ONU, il permet de venir au secours de 125 millions de personnes. Alors qu’un tiers de la population mondiale qui vivait déjà dans une situation d‘insécurité alimentaire avant la crise, selon la FAO (Organisation des Nations unies pour la faim et l’agriculture), les ruptures d’approvisionnement, notamment en blé et en huile, pourraient donc être catastrophiques pour les pays du Sud.

Ceci appelle à des mesures dédiés, au-delà de celles visant les causes structurelles (conflits, inégalités…). Tout d’abord en fléchant une partie de l’aide au développement vers l’alimentation et ses structures, plutôt que vers les infrastructures favorisant le business de nos entreprises. Ensuite se pose la question de l’usage de produits agricole pour la production énergétique. Selon une ONG, l’Europe transforme 10 000 tonnes de blé en biocarburants. En outre, la crise gazière a relancé la filière de méthanisation, qui peut parfois entraîner une concurrence entre la destination alimentaire et énergétique de la production agricole. Enfin, il faut ajouter que la remise en cause d’un marché globalisé et financiarisé, par le rapprochement de l’offre et de la demande, permettrait en parallèle la réduction du gaspillage alimentaire, estimé à 121 kilos par habitant selon l’ONU. Ceci constitue un levier essentiel, déjà mobilisé par la loi en France. Ainsi, l’invasion de l’Ukraine n’est peut être que la première bataille, et la plus spectaculaire, d’une guerre alimentaire à venir.

1 Seulement 25 % des besoins nationaux couverts, avec la Russie comme principal fournisseur.

2 61 % du soja est encore importé du Brésil.

3 Par exemple les boîtes d’oeufs.

Yannick Jadot : une écologie sans colonne vertébrale ?

© Greenbox

On l’aura compris : Yannick Jadot n’a rien d’un radical. Il tient à représenter une « écologie de gouvernement » susceptible de rassembler un large électorat. On peut comprendre que face au désastre climatique, la nécessité d’unir différents milieux sociaux en faveur d’une politique écologiste le conduise à tenir un discours modéré. On comprend moins que face à ce même désastre climatique, Europe-Écologie les Verts (EELV) ne dispose d’aucun agenda sérieux de rupture avec le mode de production et de consommation dominant. Refus de la planification étatique, absence de plan pour faire décroître les activités économiques polluantes, adhésion sans réserve aux institutions de l’Union européenne, alignement géopolitique sur l’Allemagne – pourtant fer de lance du libre-échangisme en Europe… Les incohérences du programme porté par Yannick Jadot sont nombreuses.

Vainqueur de la primaire écologiste le 28 septembre dernier, cet ancien directeur de programmes chez Greenpeace jouit d’une certaine légitimité chez ceux qui ont participé à l’exercice ainsi que d’une importante visibilité médiatique. Toutefois, son aura ne s’étend nullement au-delà du camp des Verts et des mouvements voisins. À l’heure où une partie croissante de la population française prend conscience que la préservation de conditions de vie acceptables sur Terre va dépendre de notre capacité à lutter efficacement contre le réchauffement climatique, on serait en droit d’attendre d’un candidat qui souhaite devenir le « président du climat » qu’il profite de cette tendance pour défendre une véritable transformation de l’économie ayant pour but ultime de préserver, voire d’améliorer la qualité de vie de l’ensemble des citoyens.

Ce mot d’ordre-là, qu’il s’agirait bien évidemment de concrétiser en mettant en œuvre une stratégie cohérente, serait parfaitement en mesure de séduire un large électorat. Mais au lieu de cela, M. Jadot se contente de lister « 15 propositions pour une République écologique et sociale », floues pour certaines d’entre elles, stratégiquement douteuses pour d’autres. Il s’appuie sur un « projet pour une République écologique » – concocté par EELV – fort imprécis quand il s’agit de définir les moyens à même d’atteindre les fins. Yannick Jadot n’évoque donc, à l’heure actuelle, qu’un homme politique lambda portant le projet défendu par un parti, et crédité de 8 à 9% des intentions de vote à l’élection présidentielle de 2022.

Monsieur Jadot est critiqué par ses adversaires pour sa volonté affichée de concilier écologie et économie de marché, le flou des mesures de transformation structurelle qu’il défend, ainsi que sa rhétorique consensuelle. De fait, il effectue peu de passages médias sans rendre un hommage appuyé aux « entrepreneurs » qui, « sur les territoires » (ou « le terrain ») luttent « au quotidien contre le changement climatique » avec une « énergie formidable ». Au point que l’on se demande pourquoi, avec tant de « bonnes volontés » l’économie ne s’est pas décarbonée d’elle-même !

Trois décennies de globalisation, d’intégration européenne et de décentralisation ont affaibli les prérogatives souveraines de l’État, indispensables à tout projet de planification écologique ; pourtant, loin de déplorer ce processus, Yannick Jadot en appelle à davantage « d’Europe », de « démocratie à l’échelle internationale » et… « de décentralisation » pour mener à bien cette planification.

S’il pointe bien du doigt les entreprises les plus ouvertement polluantes – souvent réduites à des « lobbies » -, il ne met pas en cause le système économique dominant. Faute d’identifier une cause au désastre environnemental – le régime d’accumulation néolibéral – et de présenter l’État comme un acteur central capable de conduire un changement structurel, il se condamne à une succession de vœux pieux.

L’éléphant dans la pièce

« Rendre la rénovation thermique des logements accessible à tous » (proposition n°1 de son programme), « approvisionner 100% des cantines des écoles, des hôpitaux et des universités et des autres établissements publics avec des produits biologiques, de qualité et locaux » (proposition n°4), « interdire l’importation des produits issus ou contribuant à la destruction des forêts primaires » (proposition n°5), sont des idées salutaires qu’il s’agirait de mettre en oeuvre au plus vite. Cependant, elles ne peuvent remplacer un programme de transformation économique qui s’attacherait à évaluer les besoins et exposer les outils de la transition pour chaque secteur.

Matthieu Auzanneau, directeur du Shift Project, déclarait il y a peu : « La première nation qui saura bâtir un plan cohérent pour sortir du pétrole aura gagné l’avenir » [1]. M. Jadot prévoit certes la subvention des énergies renouvelables… mais c’est le plan cohérent qui fait défaut. « Entrepreneurs », « territoires », « société civile », « tissu associatif », « citoyennes et citoyens »… on n’en finirait pas d’égrener la liste d’acteurs sur lesquels le candidat compte s’appuyer pour mener à bien la transition écologique. L’absence de l’un d’entre eux fait cruellement défaut : l’État. Ce dernier est pourtant indispensable pour mener un changement structurel d’ampleur. Seul l’État peut impulser une mutation du mode de production et conduire la France vers un nouveau paradigme économique.

Comme l’a déjà souligné Laure Després, professeure émérite de sciences économiques à l’Université de Nantes, sous la présidence du Général de Gaulle « la planification indicative à la Française a fait l’objet d’un réel consensus national […]. Le but était d’orienter les investissements des entreprises publiques et privées vers les secteurs prioritaires pour la croissance » [2]. Au vu des évolutions observées depuis les Trente glorieuses, l’enjeu est précisément de créer un nouveau consensus national autour d’un nouveau mode de production qui prenne acte de la finitude des ressources et du désastre climatique. La finalité la planification écologique serait ainsi d’orienter les investissements vers les secteurs prioritaires, non pour tendre vers une croissance maximale mais pour mener à bien la transition énergétique.

L’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan, rappellent à juste titre que cela demande un contrôle public du crédit et de l’investissement qui défasse l’immense pouvoir que les créanciers et investisseurs privés ont accumulé depuis les années 1980 [3]. Une idée qui n’a rien d’utopique puisque ce contrôle existait en France dans les années 1950-1960. Le dispositif alors en place, nommé « circuit du trésor », conduisait les institutions publiques, les entreprises publiques ainsi que de nombreux ménages à déposer leurs avoirs monétaires au Trésor public, ce qui permettait à l’État de financer ses dépenses [4].

NDLR : lire sur LVSL l’article de Cédric Durand : « La bifurcation écologique n’est pas un dîner de gala »

Une fois libérés de l’emprise des marchés de capitaux, il conviendrait d’organiser l’action à différents niveaux afin d’éviter une centralisation trop importante susceptible de menacer la dimension démocratique du plan. Mme Després, qu’il convient de citer assez longuement, a bien précisé en quoi consistait une planification multiniveau : « Les grandes orientations du Plan national sont discutées à l’occasion des campagnes électorales, votées par le Parlement et s’imposent à tous. La manière de les atteindre localement compte tenu des caractéristiques écologiques et sociales du territoire est laissée à l’appréciation des collectivités territoriales. Cependant, la région doit élaborer son propre plan en tenant compte des projets élaborés au niveau local et inversement, de même les niveaux national et régional doivent coopérer : des négociations sont donc indispensables pour adopter une démarche globale qui couvre l’ensemble des investissements réalisés par les différentes instances de la puissance publique ainsi que ceux qu’elles peuvent influencer sur leur territoire » [5].

Cette manière de procéder accompagnerait la relocalisation et le protectionnisme nécessaires à la reprise de contrôle de notre appareil productif. Précisons que la France serait dans l’obligation d’entamer un rapport de force avec les institutions européennes qui ne pourraient accepter de telles entorses aux règles de « concurrence libre et non faussée » sanctuarisées dans les traités de l’Union européenne. Il lui faudrait alors chercher le soutien du maximum d’États membres possibles, à savoir ceux qui seraient prêt à s’engager à leur tour dans une véritable planification écologique.

Si l’on veut que l’écologie soit autre chose qu’une succession de propos convenus, il est primordial de poser comme objectif décroissance de larges pans de notre économie, à savoir ceux qui contribuent à satisfaire ou créer des besoins jugés artificiels

Le candidat écologiste a choisi d’aller en sens inverse en prônant une « Union » avec l’Allemagne (proposition n°15), qui défend avec la plus grande ferveur l’ordre néolibéral actuel. Militer quotidiennement pour un « protectionnisme vert » tout en cherchant à renforcer ses liens avec un système de pouvoir structurellement attaché au libre-échange relève à tout le moins de la contradiction.

En cela, l’eurodéputé prend le risque de ruiner sa crédibilité auprès de quiconque ne lui est par encore acquis. La France ne peut faire l’économie d’un rapport de force avec l’Union européenne et l’Allemagne, et d’une affirmation claire des intérêts qu’elle tient à ne pas sacrifier si elle souhaite reprendre son destin en main. Si Monsieur Jadot défend verbalement la « planification écologique », il déclarait en 2016 qu’elle « ne [marcherait] que dans un cadre européen ». Trois décennies de globalisation, d’intégration européenne et de décentralisation ont affaibli les prérogatives souveraines de l’État, indispensables à tout projet de planification écologique ; pourtant, loin de déplorer ce processus, Yannick Jadot en appelait à davantage « d’Europe », de « démocratie à l’échelle internationale » et… « de décentralisation » pour mener à bien cette planification.

Aussi, il ignore que « la reconquête de nos souverainetés alimentaire, sanitaire, énergétique, numérique, industrielle » qu’il entend amorcer – à raison – ne pourra pas se faire « dans une Europe (sous-entendu, une Union européenne) enfin fière d’être un continent social ». Il est fondamental de rappeler que la Commission européenne et la Banque centrale européenne ont fait pression de manière répétée sur les États membres les moins « disciplinés » afin qu’ils diminuent les coûts de leur système de protection sociale, ce qui a mécaniquement porté atteinte à leur capacité à protéger l’ensemble des citoyens contre les risques de la vie (maladie, chômage…). Si l’éclatement de la pandémie de COVID-19 a mené à la suspension de certaines normes de discipline budgétaire – notamment celles du Pacte de stabilité et de croissance –, il n’est pas prévu que cela s’inscrive dans la durée. En 2009, François Denord et Antoine Schwartz publiaient déjà un livre intitulé L’Europe sociale n’aura pas lieu. La décennie qui a suivi a indéniablement confirmé leur analyse, et il n’y a aucune raison de penser que la tendance va s’inverser.

Enfin, s’il propose de « conditionner 100% des aides publiques aux entreprises au respect du climat, du progrès social et de l’égalité entre les femmes et les hommes » (proposition n°3), il est fort dommage que le candidat écologiste n’ait pas songé à préciser les normes à respecter. Dans le projet pour la République écologique, on peut lire que les aides seront mises en place « dans le cadre d’accords d’entreprise ou de branche pour les PME, fixant les progrès à atteindre en matière climatique et sociale ». Or, l’ère néolibérale que nous traversons actuellement se caractérise par une très nette domination du capital sur le travail. Sans normalisation imposée par la puissance publique, il est certain qu’une grande part des entreprises, à commencer par les multinationales, ne va pas réellement agir pour décarboner ses activités. Il existe donc un risque important qu’en l’absence d’une telle prise d’initiative étatique, les entreprises en question passent à travers les mailles du filet par de simples opérations d’écoblanchiment (greenwashing) et autres chartes incantatoires. La planification, en plus de remédier à cela, orienterait de manière claire les investissements qui doivent accompagner la transition énergétique, donnant ainsi la visibilité nécessaire aux entreprises.

L’épineuse question de la croissance

Aux impensés de Monsieur Jadot concernant la mutation de nos modes de production, répondent ceux qui ont trait à la mutation de nos modes de consommation.

Si l’on veut que l’écologie soit autre chose qu’une succession de propos convenus, il est primordial de poser comme objectif décroissance de larges pans de notre économie, à savoir ceux qui contribuent à satisfaire ou créer des besoins jugés artificiels – assortie d’un développement des secteurs peu carbonés et socialement utiles tels que l’agroécologie, le service à la personne ou la réparation d’objets. Une telle perspective implique de rompre avec le régime d’accumulation dominant – caractérisé par une financiarisation et une globalisation sans précédent du capital, et indexé sur la croissance des industries polluantes

Contrairement à une idée répandue, la décroissance de nombreux pans dominants de notre économie n’est aucunement incompatible avec la création d’emplois si elle s’accompagne d’un plan structuré de décarbonation de l’économie et du développement organisé des secteurs – répondant à des besoins jugés plus importants réels – où les travailleurs manquent. En effet, il est tout à fait possible de fixer un quota d’importation de téléviseurs et d’objets connectés, de faire dégonfler progressivement les grandes surfaces et d’interdire la création de nouveaux centres commerciaux tout en créant une garantie à l’emploi. Cette dernière correspondrait au financement de l’emploi en dernier ressort par l’État qui recruterait massivement pour mettre en œuvre la décarbonation ainsi que pour renforcer les secteurs que le plan viserait à élargir.

Logiquement, elle serait financée en partie grâce à la cessation du versement de la quasi-totalité des allocations chômages (qui ont représenté 35,4 milliards d’euros en 2019). Sur les cinq candidats à la primaire écologiste de septembre, une seule a mis en avant de manière assumée le terme de décroissance : il s’agit de Delphine Batho. La députée fait certes désormais partie de l’équipe de campagne de M. Jadot, mais la décroissance ne tient aucune pas de place dans les discours de ce dernier, qui réduit cette question à un simple « débat théorique » [6].

Si la pertinence du terme de décroissance peut être débattue, le coup de pied dans la fourmilière de la candidate était bienvenu. En effet, comme l’explique notamment Jean-Marc Jancovici, polytechnicien et président du Shift Project, le fonctionnement des machines sur lesquelles repose notre économie dépend en grande partie des ressources fossiles dont les réserves se contractent au fur et à mesure que nous les extrayons. D’après un graphique en courbe que M. Jancovici a réalisé à partir de données publiées par British Petroleum (BP), le dernier pic d’approvisionnement pétrolier des États membres de l’UE et de la Norvège a été atteint en 2006. Entre cette année et 2018, l’approvisionnement en pétrole a globalement baissé de 14% malgré une légère remontée au début de la dernière décennie due au boom du pétrole de roche mère (communément appelé pétrole de schiste) aux États-Unis.

Néanmoins, les sociétés spécialisées dans l’extraction de ce type d’hydrocarbure sont structurellement déficitaires, ce qui rend très incertain l’avenir de la production [7]. Il semblerait à tout le moins audacieux d’exclure que cette diminution de la quantité de ressources énergétiques disponibles n’ait pas pour implications une chute du PIB…

Si M. Jancovici analyse très peu les fondements purement économiques de la croissance pour se focaliser essentiellement sur ses fondements énergétiques, on ne saurait balayer d’un revers de main sa conclusion, tant elle trace les contours d’un avenir qui ne semble pas improbable : nous avons le choix entre une décroissance choisie et une décroissance subie. La première option consisterait à diminuer drastiquement, voire à stopper les investissements dans les secteurs qui visent à satisfaire des besoins jugés artificiels (5G, robotique, intelligence artificielle…) responsables d’une bonne partie des émissions de gaz à effet de serre, et à les réorienter vers ceux permettant de remplir des besoins jugés primordiaux (agriculture, textile, logement, sans parler des activités culturelles…) tout en cherchant les décarboner le plus possible. La seconde impliquerait des conflits dus à l’écart de plus en plus important entre la demande de ressources naturelles et l’offre disponible. Elle adviendrait d’ailleurs dans un monde où la qualité de vie aurait déjà sensiblement baissé par endroits (épisodes caniculaires répétés, manque de végétation…).

Il est fort dommage que Monsieur Jadot n’ait pas songé à prendre en compte ces contraintes. Celui pour qui l’écologie est « un projet d’émancipation », « un projet de liberté individuelle et collective » a omis d’inclure le consumérisme et les besoins artificiels comme facteurs d’aliénation. Si l’écologie est un projet de société, autant assumer les changements radicaux à porter si l’on ne tient pas à connaître une dégradation marquée de notre qualité de vie dans les décennies à venir. 

Notes :

[1] Cédric Garrofé, « Matthieu AUZANNEAU : “La première nation qui bâtira un plan cohérent pour sortir du pétrole aura gagné” », Le Temps, 22 septembre 2021.

[2] Laure Després, « Une planification écologique et sociale : un impératif ! », Actuel Marx, 2019/1.

[3] Cédric Durant et Razmig Keucheyan, « L’heure de la planification écologique », Le Monde diplomatique, mai 2020.

[4] Benjamin Lemoine, « Refaire de la dette une chose publique », Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, 27 juillet 2016.

[5] Laure Després, art. cit.

[6] La Décroissance, n° 182, Lyon, septembre 2021

[7] Matthieu Auzanneau, « L’inexorable déclin du pétrole. L’Union européenne, première victime de la pénurie ? », Futuribles, 2021/4

Standardisation du vivant : une menace pour l’humanité

© Oriol Pascual

Des forêts aux cheptels bovins, le vivant tend à être de plus en plus uniformisé, afin de maximiser la rentabilité à court terme. Or, en détruisant une biodiversité autrefois très riche, l’être humain menace la sécurité de son alimentation. Un premier pas vers la sortie de ce productivisme écocidaire serait de rompre avec la logique libre-échangiste aujourd’hui hégémonique.

Plus les années passent, et plus la marchandisation de notre environnement prend de l’ampleur. Du marché de l’amour, désormais organisé par des applications, en passant par celui des droits à polluer, de la génomique et de la procréation, rien ne semble pouvoir y échapper. Comme l’expliquait l’économiste Karl Polanyi, la recherche de profits pousse à l’extension perpétuelle des sphères du capitalisme, au point d’entraîner la création de « marchandises fictives », c’est-à-dire la transformation en marchandises d’objets non adaptés au marché tels que les monnaies, la Terre, et le travail.

Ce que Polanyi n’avait pu imaginer, c’est la standardisation sans bornes du vivant dans la recherche d’une compétitivité effrénée : les arbres sont sélectionnés pour leur vitesse de croissance, les animaux pour leur capacité d’engraissement, les hommes bientôt pour leur productivité… La biodiversité, elle, prise dans ce mouvement d’uniformisation, s’appauvrit au point de menacer ses propres capacités de résilience et de balafrer à jamais le patrimoine français, voire mondial.

Des forêts en rang d’oignons

Si l’augmentation spectaculaire de l’espace forestier en France en seulement un siècle est remarquable – et due à l’effondrement du monde paysan -, un tel développement cache cependant une réalité moins glorieuse : l’industrialisation d’une partie de nos forêts. Dans les pays aux climats tempérés comme la France, le cheval de Troie de ce phénomène n’est autre que le pin Douglas, un résineux nord-américain dont la monoculture ne cesse de se répandre dans le Massif central, en particulier dans le Morvan. Et pour cause, il pousse deux fois plus vite que ses congénères, est plus résistant aux maladies, et son bois est plus droit et solide. Rapidement, il a donc été sacré grand chouchou de la sylviculture et de l’industrie du meuble. Il est alors planté en masse sur des hectares entiers avant que ne se produisent des coupes rases (abattage de l’ensemble des arbres sur une parcelle) qui empêchent le retour à la terre des troncs, et donc la régénération de celle-ci. L’arbre pompe alors les minéraux du sol sans le réenrichir en se décomposant pour former l’humus. Ce processus d’extraction menace les nombreux insectes et oiseaux vivant grâce à ce bois mort et acidifie les sols.

À cela s’ajoute l’usage d’intrants pour dévitaliser les souches et effectuer de nouvelles plantations. Il n’est ainsi plus si rare de se promener dans des forêts où la distance entre les arbres est millimétrée, une seule essence visible, et la biodiversité inexistante. Un phénomène inquiétant plus répandu qu’on ne le pense : 14% des forêts françaises sont des plantations, 30 000 ha de forêt ont été plantés ou replantés chaque année au cours des dix dernières années, et les feuillus, moins rentables, disparaissent (80% des arbres plantés sont des résineux). Un écocide qui vient fournir en matière première le géant chinois qui, loin de la candeur occidentale, protège ses forêts.

Des bovins tous jumeaux

Cette uniformisation se retrouve aussi dans l’élevage bovin, bien que la communication autour de celui-ci laisse à penser le contraire : 46 races de vaches sont recensées sur le cheptel national, de quoi laisser imaginer une grande diversité. Pourtant, deux races concernent à elles seules plus de 50% des vaches : la Prim’Holstein et la Charolaise. Cette standardisation des troupeaux, relativement récente dans l’histoire de France, a été provoquée par l’action conjuguée d’importations de races d’Angleterre et d’Hollande, de croisements multiples et de politiques publiques, notamment introduites par l’ingénieur général agricole Edmond Quittet après 1945. Le but était de faire disparaître les races de vaches les moins productives, alors jugées inutiles (la garonnaise, la blonde des Pyrénées, la rouge flamande, etc.), sacralisant la victoire de l’utilitarisme benthamien, lui-même étroitement lié au libéralisme, moteur du capitalisme. Ainsi, la Prim’Holstein a représenté un raz-de-marée pour le cheptel bovin français complètement transformé. Le « une vache, une région[6] » du début du XXème siècle n’a plus cours.

Le but était de faire disparaître les races de vaches les moins productives, alors jugées inutiles, sacralisant la victoire de l’utilitarisme benthamien, lui-même étroitement lié au libéralisme, moteur du capitalisme .

Un changement regrettable – au-delà de la simple estocade qu’a subi le leg patrimonial – dans la mesure où ces races anciennes présentaient une rusticité et une grande adaptation aux territoires. Et nous ne sommes pas au bout de nos peines. Déjà le clonage des bovins devient chose courante aux États-Unis et en Chine. À force de prendre la nature pour une marchandise, d’ignorer ses limites perdu dans un techno-utopisme, l’homme risque de se perdre lui-même.

L’uniformisation, un risque majeur pour la sécurité alimentaire

Quand l’on sait que 90% des espèces cultivées ont disparu depuis le début du XXème siècle, que 75% de nos apports alimentaires dépendent de seulement 12 espèces végétales et de 5 espèces animales, la question des conséquences de la standardisation du vivant devient incontournable. Plus qu’un appauvrissement génétique, c’est une menace grave qui plane sur l’alimentation mondiale. La diversité des écosystèmes permet en effet de les rendre plus résistants et résilients face aux maladies et ravageurs. Un vivant plus standardisé, c’est avant tout moins de prédateurs potentiels contre les nuisibles, à l’image des chauves-souris qui dévorent les “vers de la vigne”, ennemis des vignerons. Plus les espèces disparaissent dans cette “grande standardisation”, et moins nous disposons de moyens de procéder à des hybridations qui seraient pourtant très utiles face à de nombreux défis (espèces invasives, changement climatique). L’existence de variétés de céréales éthiopiennes plus résistantes à la chaleur est ainsi une piste intéressante dans le sens d’une adaptation au réchauffement planétaire.

En règle générale, les monocultures standardisées permettent aux nuisibles de se propager à une vitesse folle. Le cas du Morvan est encore ici emblématique : les épicéas plantés en monoculture subissent une particulièrement forte mortalité du fait de la scolyte, un insecte qui pond ses œufs dans l’écorce des arbres. Ainsi, en 2020, les bois dépérissants représentent 26% de la récolte en forêt publique. La banane Cavendish, qui représente plus de 99% des bananes importées dans le monde, subit le même scénario à cause d’un champignon en mesure de proliférer du fait d’une biodiversité enterrée sous une monoculture généralisée. Les élevages industriels, malgré des procédures de biosécurité renforcées, constituent eux aussi des foyers épidémiques en puissance, un problème que la résistance de nouvelles bactéries aux antibiotiques risque d’aggraver dans les prochaines décennies. L’appauvrissement génétique en cours, irréversible, pourrait bien à terme broyer les capacités de résilience de l’humanité.

Sortir des logiques productivistes

Cette uniformisation tant de la biodiversité française que de nos élevages ne peut être combattue qu’en terrassant les causes de ce phénomène : la recherche de rendement et la course à la compétitivité. Il est ainsi crucial de remettre à plat la PAC (Politique Agricole Commune), dont les subventions sont indexées sur le nombre d’hectares pour les agriculteurs et le nombre de têtes pour les éleveurs. Mais la fin du dumping social et environnemental passera aussi par la sortie des traités de libre-échange qui enserrent la France dans une concurrence mondiale intenable. Le double discours des élites politiques, nationales comme européennes, promettant de protéger notre agriculture et l’environnement tout en signant des accords avec le Canada, le Mexique, le Vietnam ou le MERCOSUR, doit être dénoncé. Il en est d’ailleurs de même avec le marché unique européen. Derrière les mots « libre échange », qui relèvent plus de la novlangue que d’une réalité conceptuelle, il faut bien comprendre « asservissement du politique à des dynamiques économiques ». La seule chose libérée grâce à ces traités se trouve être l’accès, pour des multinationales, à de nouveaux marchés, autant pour s’approvisionner en matières premières, que pour écouler la marchandise. Pire encore, la croissance démographique et la montée des niveaux de vie dans les pays émergents vont sans aucun doute faire monter les prix des matières premières : bois de construction, viande, blé… et il sera donc de plus en plus ardu de résister aux sirènes de la marchandisation à tout va.

La fin du dumping social et environnemental passera aussi par la sortie des traités de libre-échange qui enserrent la France dans une concurrence mondiale intenable.

Ainsi, les animaux comme les végétaux, mais aussi, de manière indirecte, les êtres humains, subissent ce mouvement d’uniformisation généralisé. Résister n’est pas seulement une question de survie matérielle et environnementale, mais un impératif moral et anthropologique. Face au mouvement d’uniformisation marchand imposé par la mondialisation, nous devons préserver et valoriser l’aspérité, le discontinu, le protéiforme… Ce sont les conditions même de l’existence qui sont en jeu : l’homme ne se réalise que s’il peut se distinguer de l’altérité. Il est grand temps de donner tort à la si véridique assertion de Jacques Ellul « Cette société s’est trouvée caractérisée à nos yeux par ses fatalités et son gigantisme ».

Où vont les Pays-Bas ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Plus de six mois après les élections législatives, le royaume des Pays-Bas connaît l’une des plus grandes crises de confiance de ces dernières décennies et ne dispose toujours pas de gouvernement. Pourtant, à l’image de son Premier ministre libéral, Mark Rutte, alias Mister Teflon, allié d’Emmanuel Macron au sein des négociations européennes, rien ne semble perturber le paisible royaume. Ni son agriculture intensive et polluante, ni son économie et son système énergétique, parmi les plus gros émetteurs de l’Union européenne, ni même ses règles fiscales qui en font l’un des pires paradis fiscaux du monde. La « nation capitaliste par excellence », telle que nommée par Karl Marx dans le Capital, se rêve en modèle de société néolibéral. 

Il ne fait pas encore nuit en cette fin août qu’un bal incessant de breaks rutilants aux plaques oranje continuent de circuler le long de l’autoroute néerlandaise A16. Après des centaines de kilomètres parcourus, en France puis en Belgique, les lueurs vespérales de la ville de Bréda apparaissent au loin, enfin, précédées des clignotements des immenses éoliennes qui tapissent les vastes plaines agricoles du Brabant. Ces vacanciers néerlandais ont, comme pour 56% de leurs congénères, passés leurs vacances à l’étranger, dont 12% en France, deuxième destination derrière l’Allemagne, mais première durant la saison estivale1

Les moyens financiers des Néerlandais et des Pays-Bas – ne dites plus Hollande – demeurent conséquents. Quatrième puissance économique de l’Union européenne2, dix-septième au niveau mondial3, devant la Turquie ou l’Arabie saoudite, troisième de la zone euro en PIB par habitant4, derrière le Luxembourg et l’Irlande, mais devant l’Allemagne et la France, avec 40 160 € PIB/habitant, le royaume batave jouit, en dépit de la crise économique et sanitaire provoquée par l’épidémie de Covid-19, d’une économie et d’une croissance robustes, avec une récession presque deux fois moindre que dans la zone euro en 2020 (-3,7%) et d’une reprise prévue à 3,3% du PIB pour 2021 et 20225. Quant aux Néerlandais, ils seraient le sixième peuple le plus heureux du monde en 2020, d’après le World Happiness Report 2021, mené sous l’égide de l’ONU. 

Ses performances économiques sont le résultat de politiques fiscales qui placent le pays parmi l’un des principaux paradis fiscaux de la planète.

Aux yeux des dirigeants européens, les Pays-Bas incarnent un modèle parfaitement intégré au sein de la globalisation néolibérale tout en étant prétendument profitable à sa population. Albert Camus, dans La chute, écrivait : « Ce pays m’inspire d’ailleurs. J’aime ce peuple, grouillant sur les trottoirs, coincé dans un petit espace de maisons et d’eaux, cerné par les brumes, des terres froides, et la mer fumante comme une lessive. Je l’aime, car il est double. Il est ici et ailleurs. […] Vous êtes comme tout le monde, vous prenez ces braves gens pour une tribu de syndics et de marchands, comptant leurs écus avec leurs chances de vie éternelle, et dont le seul lyrisme consiste à prendre parfois, couverts de larges chapeaux, des leçons d’anatomie ? Vous vous trompez. Ils marchent près de nous, il est vrai, et pourtant, voyez où se trouvent leurs têtes : dans cette brume de néon, de genièvre et de menthe qui descend des enseignes rouges et vertes. La Hollande est un songe, monsieur, un songe d’or et de fumée, plus fumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour ce songe est peuplé de Lohengrin comme ceux-ci, filant rêveusement sur leurs noires bicyclettes à hauts guidons, cygnes funèbres qui tournent sans trêve, dans tout le pays, autour des mers, le long des canaux. Ils rêvent, la tête dans leurs nuées cuivrées, ils roulent en rond, ils prient, somnambules, dans l’encens doré de la brume, ils ne sont plus là. […] La Hollande n’est pas seulement l’Europe des marchands, mais la mer, la mer qui mène à Cipango, et à ces îles où les hommes meurent fous et heureux. »  

Derrière cette image d’Épinal, le royaume anhèle, soumis à une agriculture intensive, exportatrice mais particulièrement polluante ainsi qu’à des politiques environnementales qui font la part belle aux énergies fossiles. Le verzuiling, qui a régi la société, avec pour valeur fondamentale la tolérance – verdraagzaamheid – résiste de moins en moins à une extrême droite forte dans les urnes, très présente médiatiquement et se heurte aux pharisaïsmes de ses élites, ébranlées par des scandales à répétition, desquelles le premier d’entre elles, le Premier ministre libéral Mark Rutte, fait face depuis le début de l’année. Enfin, ses performances économiques sont le résultat de politiques fiscales qui placent le pays parmi l’un des principaux paradis fiscaux de la planète, devant la Suisse et le Luxembourg, et d’un euro structurellement favorable aux pays du Nord exportateurs qui profitent des déboires économiques des pays du pourtour méditerranéen. Leurs multinationales et entreprises de haute technologie en sont les premières bénéficiaires. 

Une crise qui met fin à plus de dix ans de stabilité politique

Observateurs malicieux de la situation au sud de l’Escaut, où les négociations pour former un gouvernement prennent généralement plus d’un an, personne n’avait prévu la crise politique qui mine le royaume depuis maintenant six mois. Cela devait être pourtant une formalité pour Mark Rutte, inamovible depuis sa nomination comme chef du gouvernement néerlandais en 2010. Mister Teflon, comme le surnomme la presse néerlandaise, a abordé ses quatrièmes élections législatives, en mars 2021, avec un bilan très flatteur. En dépit de la pandémie et de l’instauration d’un couvre-feu, très vivement critiqué dans un pays qui conçoit les libertés individuelles comme un droit inaliénable, Mark Rutte a placé les Pays-Bas au centre du jeu politique européen et est devenu incontournable dans les négociations depuis le départ du Royaume-Uni. 

Le Premier ministre néerlandais a de fait pris la tête des pays frugaux et de la nouvelle Ligue hanséatique, aux côtés de l’Autriche, de la Suède et du Danemark lors des négociations sur le plan de relance européen ainsi que sur le budget européen pour 2021-2027. Sorti victorieux des négociations avec de nombreux rabais accordés aux Pays-Bas pour leur participation au budget européen ainsi que sur l’instauration d’un plan de relance moins ambitieux que prévu, Mark Rutte a pu vanter auprès des Néerlandais que l’on devait compter dorénavant avec les Pays-Bas au sein de l’Union européenne. 

Avec un gain d’un siège portant le nombre à 34 et une augmentation de son score avec 21,87% des suffrages exprimés, les élections législatives du 18 mars 2021 ont sans surprise offert une victoire large à Mark Rutte et à sa formation politique, le VVD (droite libérale), ainsi qu’à sa coalition. Historique : pour la première fois, un parti est arrivé en tête quatre fois de suite à des élections législatives aux Pays-Bas. Le bloc du consensus néolibéral, incarné non seulement par le VVD, mais également par le CDA, le parti démocrate-chrétien du ministre des Finances Wopke Hoekstra, le parti social-libéral D66, mais également le parti d’extrême-droite du Parti de la liberté (PVV) dirigé par Geert Wilders et d’autres petits partis comptabilise plus de cent sièges à la Chambre basse sur 150. La coalition sortante, qui comprend le VVD, la CDA, D66 et l’Union chrétienne dispose de 78 sièges pour former une majorité absolue à la Chambre basse, le seuil étant à 76 sièges. 

Ce deuxième scandale a provoqué une telle onde de choc que les députés ont présenté une motion de défiance contre Mark Rutte.

Pourtant, un chambard est venu se fracasser sur les nouvelles ambitions de Mark Rutte. En 2018 a été dévoilé le scandale des toeslagenaffaire, celui des allocations familiales. De nombreuses familles, depuis le début 2014, ont été non seulement privées d’allocations mais ont été priées de rembourser une bonne partie de leurs versements auprès d’une administration très dure dans ses échanges avec les ménages. Ainsi, plus de 26 000 familles ont été concernés alors qu’elles respectaient les règles d’attribution des allocations. Un rapport, publié fin 20206, a considéré que le scandale était émaillé « d’injustices sans précédent » d’une part, et d’atteintes aux principes de l’État de droit d’autre part, en raison de l’obstruction des services fiscaux et des ministres successifs à dévoiler le contenu réel des dossiers. Voulant éviter un désaveu à deux mois des élections, Mark Rutte, qui parle d’une « tâche colossale », a présenté la démission de son gouvernement mi-janvier. C’est l’avocate néerlandaise d’origine espagnole, Eva Maria Gonzales, qui a défendu la plupart des familles. Ironie du sort, lorsqu’on se souvient des propos peu amènes du ministre des Finances Wopke Hoekstra sur « la mauvaise gestion espagnole et italienne » de la crise du coronavirus en mars 2020.

Si les Néerlandais n’ont pas semblé sanctionner le scandale, il en est tout autrement dans les négociations pour former un gouvernement d’après les sondages publiés dans la foulée. Une deuxième affaire a ébranlé les négociations relatives à la formation d’un nouveau gouvernement. L’affaire Omtzigt a éclaté fin mars alors que l’une des négociatrices en chef, la ministre de l’Intérieur Kajsa Ollongren, est sortie d’une réunion avec des notes indiquant que Mark Rutte réfléchissait à accorder un poste à Pieter Omtzigt, député CDA –  démissionnaire de son parti en juin – qui avait alerté sur le scandale des allocations. Autrement dit, le Premier ministre réfléchissait à faire rentrer dans le rang un député encombrant. Niant au départ ces allégations, Mark Rutte a fini par se rétracter. Ce deuxième scandale a provoqué une telle onde de choc que les députés ont présenté une motion de défiance contre Rutte en avril, qui n’a pas été adoptée à seulement quelques voix. Depuis, le pays ne dispose toujours pas de gouvernement et il n’est pas certain que Mark Rutte soit reconduit dans ses fonctions tant son image est abîmée. Mariette Hamer, présidente du Conseil économique et social (SER), ancienne négociatrice pour la formation du gouvernement, a plaidé pour qu’un programme commun de coalition soit proposé conjointement par Mark Rutte et Sigrid Kaag, la leader du D66. De nouvelles négociations doivent reprendre à la rentrée, sans garantie de succès au vu du morcellement de la Chambre basse, qui compte dix-sept partis représentés. 

La gauche néerlandaise laminée et une droite extrême renforcée

Ce n’est sûrement pas la gauche progressiste qui pourra prétendre accéder aux plus hautes fonctions ministérielles, tant son score est historiquement bas. Ensemble, les cinq partis classés du centre-gauche à la gauche radicale recueillent 21,55%, soit moins que le score du Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD) de Mark Rutte. Avec 32 sièges, la marge de manœuvre du PvdA, le parti social-démocrate, du SP, les socialistes, des GroenLinks, les écologistes, le PvdD, le parti de défense des animaux et le BIJ1, de l’ancienne animatrice de télévision Sylvana Simons, se résume à la possibilité pour l’un d’entre eux, plus probablement les sociaux-démocrates et les écologistes, de former une coalition gouvernementale avec la droite et les sociaux-libéraux. Les socialistes du SP n’ont toutefois pas fermé la porte pour entrer au sein du gouvernement, exerçant déjà des responsabilités locales avec les libéraux du VVD. Cette position, inhabituelle pour le parti de gauche radicale, lui a valu une perte sèche de 5 sièges à la Chambre basse, soit le plus fort recul avec les écologistes (-6 sièges). Ces derniers enregistrent de forts reculs au profit du parti social-libéral écologiste D66 dans les principales villes du pays, comme Amsterdam où ils perdent quasiment 10% par rapport aux précédentes élections. 

Comment expliquer plus largement une telle défaite ? Le phénomène n’est pas propre aux Pays-Bas. En Allemagne, en Flandre, en Norvège et en France, notamment, les partis à gauche de l’échiquier ont obtenu ces dernières années des scores très faibles, les électeurs ne voyant plus de différence entre les maigres programmes d’inspiration néolibérale proposés par les forces progressistes et ceux du centre et de la droite. Pour beaucoup, la seule alternative reste l’abstention, plus forte où la gauche traditionnelle réalise de gros scores, ou le vote pour l’extrême droite. Aux Pays-Bas, ces élections ont été les premières post-confinement dans l’Union européenne. La gauche dans son ensemble s’est montrée incapable de proposer une alternative au récit proposé par Mark Rutte et l’ensemble des partis libéraux, se bornant simplement à proposer une amélioration du cadre actuel. Pourtant, comme en France courant 2020, de nombreux Néerlandais ont débattu de la possibilité de proposer une alternative à la situation, au monde existant. La gauche a enterré cette idée et préféré se focaliser sur sa capacité à bien gouverner. Il faut dire que d’anciens responsables du PvdA, comme Jeroen Dijsselbloem, l’ancien ministre des Finances et président de l’Eurogroupe ou l’actuel vice-président de la Commission européen, Frans Timmermans, ont épousé et encouragé les politiques d’austérité dans le royaume et sur l’ensemble du continent européen. 

De l’autre côté du spectre, les partis très conservateurs voire d’extrême droite sortent plutôt renforcés du scrutin. L’attention médiatique portée sur l’immigration et l’extrême méfiance des Néerlandais autour du plan de relance européen, pour lequel ils estiment en majorité dans les études d’opinion ne pas devoir y participer, ont contribué à ce que le PVV de Geert Wilders, le Forum pour la démocratie de Thierry Baudet (PvD) et le JA21 comptabilisent 28 sièges pour un score de 18,2%, soit un gain de six sièges par rapport aux élections législatives de 2017. Le scandale des allocations a montré à ce sujet que les systèmes semi-automatiques du ministère des Impôts gérant les allocations visait principalement les familles d’origine marocaine ou turque… Certes, le parti d’extrême droite traditionnelle, le PVV, recule de trois sièges mais la nouvelle formation de Thierry Baudet, en dépit de nombreux scandales qui émaillent le parti depuis sa création, a réalisé des scores très importants dans les zones rurales et parpaillotes de la Frise, du Limbourg et dans le Groningue. 

Une agriculture intensive, à l’image d’un pays tourné vers le commerce extérieur 

Si les partis d’extrême droite et ultra-conservateurs réalisent de gros scores dans les zones rurales, ce n’est pas seulement en dénonciation de l’Union européenne et de l’immigration mais également en raison d’un modèle économique qui ne privilégie d’aucune manière le local. L’agriculture, qui représente seulement 1,6% du PIB total du pays, est pourtant la deuxième la plus exportatrice du monde derrière les États-Unis ! Cela représente en 2019, d’après Business France, plus de 96 milliards d’euros d’exportation, avec en relais des multinationales de l’agro-alimentaire comme Unilever ou Heineken. La spécialisation dans le domaine céréalier, horticole et laitier s’est déroulée à marche forcée après la Seconde Guerre mondiale, où le pays fut durablement marqué par de nombreuses pénuries. Le revers de la médaille est que les terres agricoles néerlandaises sont aujourd’hui parmi les plus polluées de l’Union européenne. Pourtant, en raison de la très forte densité du pays, elles sont également parmi les plus chères au monde s’agissant de la surface agricole utilisée, ne représentant que 1,8 millions d’hectares, contre plus de 27 millions d’hectares en France7. La dépendance des Pays-Bas au marché intérieur européen est considérable : 80% de ses exportations sont réalisées à l’intérieur de l’Union européenne. De fait, le modèle s’accommode très bien des traités européens et nombreux sont ceux, parmi les agriculteurs, à pester contre les nombreuses subventions versées aux agriculteurs et exploitations de plus petite taille, au premier rang la France, via la Politique agricole commune (PAC). Si de plus en plus de Néerlandais souhaitent tourner la page de l’agriculture intensive, ce n’est pas la voie souhaitée actuellement par le gouvernement, qui sait combien ce modèle économique est vital pour le commerce extérieur néerlandais. Ce dernier représente 161% du PIB néerlandais contre 50% en… Allemagne !

Le port de Rotterdam, premier port européen et l’un des plus grands au monde, est le premier débouché de cette économie exportatrice. Il en est de même dans le secteur énergétique, en tant que premier port méthanier et principal port d’importations des hydrocarbures. L’économie gazière du pays, représentée au premier chef par la major Royal Dutch Shell, représente 45% du total des consommations énergétiques du pays. Le gaz représente encore 72% en 2019 de la production énergétique totale, contre 21% pour le renouvelable. Le gisement de Groningue, en particulier, a largement profité à l’économie du royaume. Si, en raison de nombreux séismes, le gisement devrait fermer d’ici quelques années au plus tard, la dépendance aux énergies fossiles dans le pays est considérable. Les émissions représentent 150,9 millions de tonnes de Co2 en 2018, 96 fois plus que la France et 98 fois supérieures à la moyenne mondiale ! Si les Pays-Bas sont aujourd’hui davantage contraints depuis l’Accord de Paris et de nombreuses lois, comme celle sur la limitation de la présence d’azote, ils ne les respectent pas dans la réalité. 

Cette alliance étroite entre les sociétés et le gouvernement, impérative pour maintenir une économie particulièrement développée et croissante, sert également les nombreuses entreprises qui travaillent dans le domaine des technologies et de la haute technologie de pointe. ASML, qui est leader dans la création de puces et dans la lithographie extrême ultraviolet, est l’une des très rares entreprises européennes à pouvoir, encore à ce jour, rivaliser avec les champions asiatiques, au rang desquels TSMC et Samsung, tout comme NXP Semiconductors pour les semi-conducteurs. 

Le commerce extérieur des Pays-Bas représente 161% de son PIB contre 50% en Allemagne.

Le revers de cette coopération rapprochée entre les différents acteurs de la société est la politique fiscale extrêmement avantageuse du royaume. Aujourd’hui, Tax Justice Network place les Pays-Bas comme quatrième plus grand paradis fiscal au monde mais premier si on enlève les dépendances britanniques des îles Vierges, des Caïmans et des Bermudes. Les réformes menées par l’OCDE sont approuvées par le gouvernement néerlandais en ce sens qu’elles n’impacteront que de manière très limitée le système mis en place, à savoir la possibilité pour les entreprises de déclarer leurs bénéfices aux Pays-Bas par l’entremise de nombreuses boites postales, comme la société de VTC Uber. L’ouverture des Pays-Bas à une imposition des sociétés à 15% au niveau mondial est davantage à percevoir comme une volonté des élites néerlandaises, très atlantistes, de se rapprocher de l’administration Biden que d’une réelle volonté de changer les pratiques. À ce propos, un rapport, présenté par Christian Chavagneux en 2019, indiquait que si l’ACCIS (Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés), proposée par la Commission européenne pour harmoniser le taux d’imposition des sociétés au sein de l’Union européenne, devait voit le jour, les Pays-Bas seraient les principaux perdants avec une perte de 34,8% des recettes fiscales d’origine. Le nouveau siège mondial de Stellantis, né de la fusion de PSA-Opel et de FCA (Fiat), au lieu d’être à Paris ou Milan, est également implanté aux Pays-Bas. Ces sociétés ne sont que deux exemples d’un système pour lequel l’Union européenne n’a jamais réellement condamné le royaume. 

Les traités européens et l’euro servent les intérêts néerlandais

Le maintien de Mark Rutte ou non aurait-il une quelconque incidence sur la politique menée par le futur gouvernement ? La linéarité des objectifs économiques et commerciaux est d’une totale platitude, à l’image du pays. De fait, même si le Premier ministre est considéré par de nombreux fonctionnaires en poste à Bruxelles comme le troisième homme le plus puissant de l’Union européenne, derrière Angela Merkel et Emmanuel Macron, c’est bien davantage le poids économique et financier du pays qui compte dans les négociations. À ce jeu, les Pays-Bas s’en sortent très bien. Alors que le royaume ne compte que pour 5,5% du RNB – Revenu national brut – de l’Union européenne, contre 17,5% pour la France et presque 25% pour l’Allemagne, le pays dispose d’une dette inférieure à 60%, d’un taux de chômage stable autour de 4% malgré la pandémie. Hormis l’agriculture, l’énergie et le commerce, les traités européens et un euro fort favorisent structurellement l’économie exportatrice néerlandaise. 

Les Pays-Bas auront tout intérêt à préserver le cadre, à savoir un euro fort et les traités en vigueur.

Il n’est de fait pas inné pour les Néerlandais d’envisager une société et son économie autrement que par le commerce, la libéralisation des échanges ou encore la limitation des dépenses publiques. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils conçoivent la construction européenne en un vaste espace commercial où les libertés de circulation des biens, des marchandises et des personnes, en fervents supporters de l’Acte unique en 1986. Johan Beyen, ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas dans les années 1950, a d’ailleurs indiqué que la position des Pays-Bas ayant trait à la construction européenne était le marché commun et non l’intégration politique. Ce consensus de la société néerlandaise embrasse pratiquement tous les partis politiques, en héritage de la gloire de la VoC, la compagnie des Indes orientales néerlandaises, qui a permis la prospérité du royaume et le développement de son système bancaire, avec Amsterdam comme place forte.

Si certains europhiles se plaisent à croire que le renforcement du parti pro-européen D66 au sein de la coalition gouvernementale changerait l’attitude des Pays-Bas lors des négociations européennes, ils oublient de considérer que le parlement néerlandais n’obtiendra jamais de majorité à ce stade pour renforcer l’intégration européenne, notamment par la mutualisation des dettes ou la solidarité entre États membres. Les Pays-Bas se satisfont aussi bien, sinon mieux que  l’Allemagne, des règles actuelles en vigueur au sein de l’Union européenne et déjà de nombreux responsables politiques, dont le ministre des Finances et président du CDA Wopke Hoekstra, souhaitent que les règles de Maastricht relatives aux 3% de déficit public et aux 60% de dette du PIB soient rétablies dès 2022. 

Rien ne semble perturber les Pays-Bas, pas plus le Brexit que le Covid-19 ou les scandales à répétition. Alors que les élections fédérales allemandes et la présidentielle française pourraient faire trémuler l’Union européenne, rien ne prédispose le futur gouvernement néerlandais à changer son orientation. Au contraire, à la lueur des crises, le pays a gagné en influence et joue dorénavant dans la cour des grands. Inexistant à l’extérieur des frontières européennes, les Pays-Bas auront tout intérêt à préserver le cadre, un euro fort et les traités actuels, afin de continuer à maintenir leur prospérité et leur puissance. Au détriment de la plupart des autres pays européens, à commencer par ceux du Sud et de la France, qui souffrent structurellement des excédents et des pratiques fiscales pratiquées par les Pays-Bas, jamais sanctionnés par l’Union européenne. 

Sources :

1 – Atout-France : http://www.atout-france.fr/notre-reseau/pays-bas

2 – Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/nama_10_gdp/default/table?lang=fr

3 – Fonds monétaire international (FMI)

4 – Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/sdg_08_10/default/table?lang=fr

5 – Commission européenne : https://ec.europa.eu/info/business-economy-euro/economic-performance-and-forecasts/economic-performance-country/netherlands/economic-forecast-netherlands_en

6 – Commission parlementaire : https://nos.nl/collectie/13855/artikel/2361021-commissie-ongekend-onrecht-in-toeslagenaffaire-beginselen-rechtsstaat-geschonden

7 – Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation : https://agriculture.gouv.fr/pays-bas-1

Le Mexique et la quatrième transformation : « au nom du peuple et pour le peuple » ?

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Andrés Manuel López Obrador © Presidencia de la República

Andrés Manuel López Obrador a entamé la « quatrième transformation » (4T) du Mexique en 2018. Malgré la pandémie de Covid-19 qui touche durement le pays, le président mexicain entend maintenir le cap de sa transformation, à savoir une rupture discrète avec les politiques antérieures visant à bâtir une république forte et protectrice, tant sur le plan social qu’économique et international. Un agenda qui n’est pas sans contradictions.

À l’arrivée de l’aéroport international Benito-Juárez de Mexico, de nombreux drapeaux mexicains flottent. Signe, sans doute, d’un gouvernement dont l’ambition affichée est de « régénérer » – en référence au parti-mouvement Mouvement de régénération nationale, Morena, qui a permis l’élection d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO) à la présidence – une république souveraine. Cette entreprise passe par ce qui est appelée la « quatrième transformation » – 4T, qui désigne la politique menée par le gouvernement fédéral du Mexique depuis l’élection de AMLO en 2018. C’est une expression, d’abord employée par le président et ses partisans puis généralisée, qui a pour but d’inscrire la politique de l’actuel président dans la lignée des trois grandes transformations passées du pays : la première correspond à la guerre d’indépendance du Mexique (1810-1821), la deuxième à la réforme laïque (1857-1860) et la troisième à la Révolution mexicaine (1910-1920).

Une offensive contre la corruption réussie ?

Elle touche en premier lieu les institutions. Après avoir introduit dans la loi un équivalent du Référendum d’initiative citoyen – RIC, le gouvernement dirigé par Andrés Manuel López Obrador a ajouté de nouveaux articles dans la constitution mexicaine. Entre autres, le président peut désormais être jugé, durant son mandat, pour trahison à la patrie, fait de corruption ou tout autre délit grave d’ordre commun par le Sénat. Le président ne sera puni que si le Sénat réunit une majorité des deux tiers. La peine encourue sera la fin immédiate du mandat du président et l’interdiction à vie d’exercer un mandat public[1]. Depuis le mandat de Carlos Salinas de Gortari (1988 – 1994), la corruption du président est une constante dans la vie publique mexicaine. De fait, Salinas est connu pour avoir privatisé partiellement les autoroutes mexicaines ce qui a profité à sa société autoroutière. Felipe Calderón, lui est connu pour avoir lancé la meurtrière guerre contre le narcotrafic qui a toutefois permis la croissance du cartel de Sinaloa, cartel dont les liens avec Calderón se font chaque jour plus limpides. Cette modification de la Constitution vise donc à mettre fin à ce phénomène.

Toutefois – et on pourra penser au cas de Dilma Rousseff au Brésil – cette possibilité dans la Constitution peut être utilisée pour d’autres buts, moins vertueux, que la lutte contre la corruption comme la protection de puissants intérêts privés. En effet, on peut très bien imaginer qu’une accusation à l’encontre du président fondée sur des faits fictifs commence à circuler dans la presse, retourne une ample majorité des citoyens contre lui et permet, in fine, de faire condamner le chef de l’État par le Sénat sans que la supercherie n’apparaisse. Le Mexique a, après tout, été classé au 143ème rang de la liberté de la presse par Reporters sans frontières. Théoriquement, la cohérence de cette mesure est critiquable. AMLO reconnaît régulièrement, d’une part, que le souverain légitime est le peuple. D’autre part, il donne la possibilité aux sénateurs, qui ne sont que des représentants du peuple en nombre réduit, de défaire l’élection du président, qui est une décision du peuple, sans avoir à aucun moment à consulter le supposé souverain légitime.

La lutte contre la corruption ne se limite pas qu’à la création d’un contre-pouvoir au pouvoir présidentiel. Cela passe aussi par une réforme globale du système juridique. En effet, une réforme de la justice, via la modification de sept articles de la Constitution et l’introduction de deux lois fédérales, est en train d’être approuvée par le Congrès mexicain. La Cour suprême de la Justice ne pourra s’occuper dès lors, si cette réforme venait à passer, que d’aspects purement constitutionnels ou d’aspects relevant de traités internationaux. De plus, toute nouvelle décision établira une jurisprudence à caractère national dès la première fois alors que pour l’instant ce n’est qu’au bout de cinq fois. Cela aura pour conséquence de réduire l’opacité juridique et d’accélérer l’administration de la justice. Cette réforme a aussi pour ambition d’éradiquer le népotisme régnant dans la nomination des magistrats, via de nouvelles facultés institutionnelles, la solidification des carrières judiciaires, et l’instauration d’une évaluation éthique des magistrats tous les six ans dont l’issue est leur maintien ou non[2].

« C’est pourquoi Morena cherche à faire passer la Ley de Banco de Mexico […]. Cela constitue une attaque claire à l’un des piliers du néolibéralisme : l’autonomie de la banque centrale. »

Au niveau financier, la lutte contre la corruption est notamment menée par l’Unité d’intelligence financière (UIF)[3]. En 2019, première année du mandat effectif de AMLO, celle-ci a présenté 177 dénonciations concernant des dépôts et retraits de provenance illicite ou liés au financement terroriste tandis qu’elle en a présenté 129 en 2020. En comparaison, durant le sexennat précédent d’Enrique Peña Nieto, l’UIF a fait en moyenne moins d’une centaine de dénonciations par an. Au total, les dépôts concernés dépassent le montant de 321 milliards de pesos soit l’équivalent d’environ 13 milliards d’euros tandis que les retraits dépassent celui de 289 milliards de pesos, soit au total l’équivalent d’un dixième du budget fédéral annuel du Mexique[4]. Elle a aussi fait bloquer pour la même raison 12 191 comptes, évalués en dollars, pour un montant total de l’ordre de 1 milliard de pesos mexicains[5].

Pour l’heure, les dollars qui se trouvent dans les mains des banques mexicaines, qu’ils proviennent de compte bloqué, d’envoi par les migrants mexicains ou autre, peuvent soit être vendus, soit être rapatriés aux États-Unis. Toutefois, à cause d’une série de décisions prise par le Département du Trésor des États-Unis, le nombre d’opérations financières en dollars que les banques mexicaines peuvent faire, ainsi que leurs montants, se sont vus être limités. En conséquence, les banques mexicaines se retrouvent obligées de conserver des dollars, dont le volume augmente à la suite d’opérations de congélation menées par l’UIF ou avec le flux des remises migratoires. C’est pourquoi Morena cherche à faire passer la Ley de Banco de Mexico (la loi de la Banque du Mexique). Cette loi vise à faire en sorte que la Banque centrale du Mexique achète automatiquement les surplus de dollars en échange de pesos mexicains. Ces dollars se retrouveraient ensuite dans les réserves internationales du pays.

Cela constitue une attaque claire à l’un des piliers du néolibéralisme : l’autonomie de la banque centrale. Alors que le Sénat avait approuvé la réforme le 9 décembre 2020, le 14 décembre l’agence de notation Moody’s a averti que si cette réforme venait à passer, la note du Mexique s’en trouverait affectée tandis que le pesos mexicain perdait de sa valeur relativement au dollar (le 9 décembre, le dollar valait 19,93 pesos, le 14, il en vaut 20,201). Le 15 décembre 2020 la réforme est suspendue. Cette réforme était censée être examinée à nouveau en février dernier mais il n’y a pas eu d’avancée notable et elle est donc pour l’heure congelée. Les marchés financiers ont donc réussi à bloquer une timide réforme affectant l’autonomie de la Banque centrale mexicaine dont l’un des buts était de permettre la réinjection de liquidités issues de la lutte contre la corruption dans l’économie mexicaine. L’amélioration des conditions économiques ne semble donc pouvoir se faire que dans la mesure où le cadre néolibéral est respecté.

https://www.bloomberg.com/quote/USDMXN:CUR 
Site consulté en janvier 2021
Évolution du cours dollar – pesos mexicain au cours de l’année 2020 © Bloomberg

Un chemin cahoteux vers une république protectrice

L’un des premiers effets de la 4T a été une amélioration rapide des conditions de vie des plus précaires via notamment des bourses attribuées directement par le nouvel organisme fédéral « El Banco del Bienestar » – la Banque du bien-être. Ce système de bourse, ainsi qu’un droit à la mobilité et un droit au développement intégral pour les jeunes, font désormais partie de la Constitution mexicaine[6].

Les revenus de bons nombres de petits paysans ont aussi pu s’accroître grâce à un système de prix garanti pour des produits de base tel le riz, les haricots, le maïs, etc. Ce système continue d’ailleurs de s’étendre tandis que le salaire minimum continue de grimper : après l’avoir augmenté de 16% en 2019, le gouvernement mexicain l’a encore augmenté de 20% en 2020 et de 15% en 2021. Le salaire horaire s’établit donc maintenant à 17,7 pesos. Ces relèvements successifs n’ont pas entraîné une hausse du chômage, celui est resté à un niveau inférieur à 5% et son augmentation est sans doute dans une large part due à la pandémie de Covid-19. Par ailleurs, l’inflation cumulée sur la période janvier 2019 – décembre 2020 se situe à un niveau acceptable de 6% d’après les chiffres avancés par l’« Instituto Nacional de Estadística y Geografía » (Institut national de statistiques et géographie, INEGI). Tout cela laisse donc penser que la 4T bénéficie réellement sur le plan des revenus à l’ensemble des classes populaires mexicaines.

https://www.inegi.org.mx/temas/empleo/ 
Site consulté en janvier 2021
Évolution du taux de chômage sur la période 2006 – 2020 © INEGI

Cette politique d’aides et d’augmentation des revenus visent, en particulier, à diminuer la délinquance et la criminalité[7] en évitant que la population ne soit tentée de survivre en volant ou en servant des cartels de narcotrafiquants. Cette politique, conjuguée à la création de la Garde nationale, une garde qui a été créée à partir de l’armée mexicaine et qui est chargée de protéger la paix et les citoyens, a pour l’heure un bilan mitigé. Certes, le nombre de vols, séquestrations et féminicides a diminué, relativement à novembre 2018, de l’ordre de 30 %. Mais, dans le même temps, les extorsions et homicides douloureux ont respectivement augmenté de 12,7 % et 7,9 %[8]

Outre la volonté de créer un pays plus sûr, AMLO et son gouvernement entendent aussi mettre en place un système de santé gratuit et universel. Il existe une sécurité sociale mexicaine qui prend en charge une partie des coûts de soins publics mais elle ne concerne que ceux qui cotisent. Ceux qui ne cotisent pas représentent environ 69 millions de personnes, soit à peu près la moitié de la population totale. Cette partie de la population était prise en charge par le Seguro Popular. Mais cet institut était inefficace et corrompu : un manque de médicaments était déploré régulièrement tandis qu’une partie non négligeable des dépenses, que ce soit pour acheter des médicaments, payer des salaires ou autres, était de fait des dépenses non justifiées. Il a été remplacé début 2020 par l’« Instituto de Salud para el Bienestar » (Institut de santé pour le bien-être, INSABI), un institut décentralisé fédéral. Il vise à terme à incorporer tous les centres de santé et hôpitaux publics, qu’ils soient fédéraux ou étatiques, en mauvais état[9] ou non et ce dans le but de garantir un accès aux soins gratuits et pour tous. Pour l’heure, 14 États sur 23 ont accepté de s’insérer dans ce nouveau système[10] et la création de l’INSABI s’est accompagnée d’un investissement supplémentaire prépandémique de 40 milliards de pesos pour recruter le personnel manquant, rénover les hôpitaux en mauvais état, etc.

Mais l’action transformatrice dans le domaine de la santé de la 4T ne se limite pas qu’aux soins. Elle incorpore aussi une dimension préventive : depuis septembre 2020, tous les produits alimentaires sont obligés de signaler, à l’aide de gros hexagones noirs, s’ils contiennent trop de sucres, trop de graisses saturées, trop de sel ou s’ils sont trop énergétiques. La première cause de mortalité au Mexique n’est pas les agressions physiques (au cinquième rang en 2019 avec 36 661 morts) mais en réalité les maladies cardiovasculaires (156 041 morts) suivies par le diabète (104 354 morts)[11]. Par ailleurs, 70 % de la population est en surpoids et quasiment un tiers est obèse[12]. Le Mexique fait donc face à une véritable épidémie et cette mesure s’entend comme un moyen de protection de la population face à la prédation des grandes multinationales, comme Coca-Cola dont les produits et la publicité sont présents quasiment partout au Mexique, que ce soit dans la plus petite supérette ou dans la moindre fête de famille.

Photo prise par Julien Trevisan
Des bouteilles de Coca-Cola avec le nouvel étiquetage © Julien Trevisan

La réforme des retraites de la 4T vise elle aussi à modifier en profondeur la structure de l’ordre économique et social. Au Mexique, celle-ci se fait par capitalisation privée. C’est un héritage du tournant néolibéral qu’a pris le pays dans les années 80[13]. Les pensions des travailleurs sont donc gérées par des fonds privés (désignés par Administradoras de Fondos para el Retiro, AFORES) qui prélèvent, en particulier, des commissions sur celles-ci. La Ley del IMSS (la loi de la Sécurité sociale) et la Ley de Sistema del Ahorro para el Retiro (la loi du Système d’épargne pour la retraite) visent à plafonner ces commissions : de 0,98% actuellement, celles-ci pourront au plus être égale désormais à la moyenne arithmétique des commissions aux États-Unis, à la Colombie et au Chili, soit 0,54%[14]. Le gouvernement de la 4T entend donc limiter la liberté des AFORES dans le choix du niveau des commissions afin de garantir des pensions plus élevées.

« On peut donc s’attendre à ce que la part du budget fédéral allouée aux retraites augmente conséquemment, ce qui pose la question épineuse de l’équilibre budgétaire. »

Toujours dans l’optique d’augmenter le niveau des pensions, les cotisations patronales augmenteront progressivement, passant de 5,15% à 13,88%, tandis que la cotisation salariale restera bloquée à 1,13%. L’État augmentera graduellement sa part de 6,5% à 15% (cela ne concerne que les travailleurs qui gagnent entre 1 et 15 fois le salaire minimum) et la pension minimale de 3 289 pesos sera portée à 4 445 pesos. La durée de cotisation nécessaire pour toucher sa pension minimale sera dans le même temps abaissée progressivement, passant de 1 250 semaines à 1 000 semaines[15]. Cette réforme a donc aussi pour objectif d’améliorer les conditions de départ à la retraite. Cependant, cette réforme va renforcer l’intérêt pour les employeurs d’employer des personnes à bas salaires étant donné que les cotisations patronales vont augmenter pour tous les salaires. Un effet probable de cette réforme est donc une baisse du salaire moyen. Or cette réforme prévoit aussi une augmentation de la la contribution de l’État mexicain vis-à-vis des bas salaires. On peut donc s’attendre à ce que la part du budget fédéral allouée aux retraites augmente conséquemment, ce qui pose la question épineuse de l’équilibre budgétaire. Ce qui explique pourquoi cette réforme a pu se faire sans opposition véritable du patronat mexicain.

En revanche, la partie de la réforme ayant attrait aux commissions des Afores a suscité une levée de boucliers immédiate. En effet, dès que la réforme a été connue, les secteurs financiers ont fait part de leurs inquiétudes de voir lesdites commissions plafonnées, faisant valoir que ce plafonnement était contraire au nouvel accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM). Ce traité de libre-échange a été signé le 30 novembre 2018, deux jours avant l’entrée en fonction d’AMLO en tant que président et a commencé à être appliqué le 1er juillet 2020 suite à quelques négociations supplémentaires entre les trois pays. Il est beaucoup plus volumineux que son prédécesseur, l’accord de libre-échange nord-américain (Aléna), 34 chapitres contre 22 et traite de domaines nombreux comme, par exemple, l’énergie ou les « bonnes pratiques régulatrices ». En lien avec ce dernier sujet, ce traité prévoit l’utilisation de tribunaux d’arbitrage pour régler des différends entre investisseurs et États[16]. Les investisseurs mexicains, à la différence des investisseurs nord-américains, peuvent d’ailleurs porter les affaires à la fois devant les cours locales du pays et à la fois devant les tribunaux internationaux prévus par le traité. Les secteurs financiers peuvent donc profiter d’une asymétrie du traité désavantageuse pour l’État mexicain pour obtenir gain de cause et, in fine, briser le plafonnement des commissions.

« Autrement dit, AMLO est en train de réaliser une exclusion douce du secteur privé du domaine de l’énergie. Mais des représentants d’entreprises privées ont déjà fait part de leur volonté de porter plainte dans le cadre de l’ACEUM et il n’est donc pas dit qu’AMLO parvienne à ses buts. »

Un autre secteur clé où l’ACEUM et sa possibilité d’arbitrage risquent d’interférer avec la 4T est le domaine énergétique. Certes, l’ACEUM reconnaît la souveraineté du Mexique sur ses hydrocarbures et n’empêche pas les expropriations indirectes. Mais, dans le même temps, il prévoit des mécanismes pour assurer une sécurité juridique aux investisseurs, importateurs, exportateurs et prestataires de service dans le domaine énergétique. Or, la politique énergétique d’AMLO vise, entre autres, à assurer l’autonomie du pays et à renforcer le rôle de Petróleos Mexicanos (PEMEX), entreprise publique chargé de l’exploration, de la production, du raffinement et de la distribution du pétrole, ainsi que de la Comisión Federal de Electricidad (CFE), l’équivalent mexicain d’EDF. En particulier, de nouveaux investissements dans PEMEX et CFE sont en cours, tout nouveau contrat de pétrole ne pourra être attribué qu’à PEMEX et la CFE va devenir la source d’électricité prioritaire[17]. Autrement dit, AMLO est en train de réaliser une exclusion douce du secteur privé du domaine de l’énergie. Mais des représentants d’entreprises privées ont déjà fait part de leur volonté de porter plainte dans le cadre de l’ACEUM et il n’est donc pas dit que López Obrador parvienne à ses fins.

Outre l’ACEUM, une autre épine dans le pied de la 4T est de nature financière. Si en 2019 la dette publique n’a pas varié par rapport à 2018 (11 000 milliards de pesos, 45% du PIB environ), ce n’est pas le cas pour l’année 2020. Au contraire, celle-ci, du fait de la pandémie de Covid-19 et de la dépréciation subite du pesos par rapport au dollar au courant du second trimestre 2020, a augmenté de 7 points de PIB (soit 12 000 milliards de pesos). Dans le même temps, on estime que le PIB du Mexique a diminué de l’ordre de 10 % en 2020. L’économie mexicaine a certes recommencé à croître, de l’ordre de 12% au troisième trimestre 2020, et le niveau de prélèvement d’impôts s’est maintenu relativement à 2019, ce qui est notable compte-tenu de la dégradation du contexte économique, mais il n’est pas certain que cela suffise à calmer les agences de notations. D’autant plus qu’AMLO entend financer la 4T en utilisant toujours les mêmes sources : la lutte contre la corruption et l’austérité républicaine, excluant en particulier toute hausse d’impôts.

Ndlr : l’austérité républicaine consiste à diminuer les salaires des dirigeants de l’État et hauts-fonctionnaires, ainsi que toutes les dépenses inutiles effectuées au bénéfice de la classe politique.

Réaffirmation sur le plan international

Si la signature de l’ACEUM a sans doute permis de satisfaire les États-Unis, il est peu probable que celui-ci apprécie l’affirmation du Mexique sur le plan international sous la 4T. Le Mexique est connu pour favoriser les solutions diplomatiques pacifiques pour résoudre les conflits : il s’est par exemple opposé à la guerre en Irak en 2003. Cette réputation lui a permis de recevoir le soutien de 187 États sur les 195 composant l’ONU pour siéger de 2021 à 2022 au Conseil de sécurité dans le but d’y promouvoir les solutions multilatérales ainsi que le respect des droits humains. La prise de position du Mexique devant l’ONU pour une répartition plus équitable des vaccins contre le Covid-19 s’inscrit dans cette perspective.

C’est aussi dans cette idée de respect des droits humains que le Mexique avec la 4T a renoué avec sa tradition d’asile politique – l’un des cas les plus connus d’asile accordé étant sans doute celui de Léon Trotski en 1937. En effet, alors qu’Evo Morales tentait de fuir la Bolivie à la suite du coup d’État, AMLO lui a offert l’asile politique et a affrété un avion de l’armée mexicaine pour le ramener. Au bout du compte, cette opération a permis au Mexique de s’affirmer par rapport aux États-Unis, ces derniers ayant pris une part active dans le coup d’État en Bolivie, de construire une image de pays progressiste et de renforcer les liens avec la Bolivie (le Mouvement vers le socialisme (MAS), parti dirigé par Evo Morales étant revenu au pouvoir)[18].

Photo prise par Julien Trevisan
Affiche en soutien à la 4T © Julien Trevisan

Cette politique internationale qui vise à s’affirmer comme une puissance souveraine et qui conduit donc parfois à s’opposer aux États-Unis n’a pas conduit AMLO à s’aliéner le soutien du peuple mexicain et ce alors même que les élites médiatiques ont tendance à s’aligner sur le voisin du nord. D’une manière plus globale, la politique protectrice et visant à affirmer le peuple comme sujet qu’est la 4T bénéficie d’un ample soutien, la popularité de López Obrador s’établissant fin janvier 2021 à 60%. Mais les dangers, qu’ils soient financiers, juridiques, internationaux ou relevant de grands intérêts privés s’amoncellent et pourraient venir à bout des fragiles fondations républicaines qui sont en train d’être mises en place. Ce dont AMLO semble avoir conscience : « Je suis convaincu que le meilleur moyen d’éviter les reculs dans l’avenir dépend en bonne partie de la poursuite de la révolution des consciences afin de créer pleinement un changement de mentalité qui, au moment venu, se transformera en volonté collective, prête à défendre ce qui a été obtenu au profit de l’intérêt public et de la nation. »[19]

Sources :

[1] : Article 110 de la Constitution mexicaine, paragraphe 3 : « Las sanciones consistirán en la destitución del servidor público y en su inhabilitación para desempeñar funciones, empleos, cargos o comisiones de cualquier naturaleza en el servicio público. »

[2] : BALLINAS, V. et BECERRIL, A., « Comisiones del Senado aprobarán Reforma Judicial de AMLO », La Jornada, 25/11/2020. Disponible ici : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2020/11/25/comisiones-del-senado-aprobaran-reforma-judicial-de-amlo-7539.html

ANIMAL POLÍTICO, « Senado aprueba en lo general y lo particular la reforma judicial de AMLO », Animal Político, 27/11/2020. Disponible ici : https://www.animalpolitico.com/2020/11/aprueban-comisiones-reforma-judicial-pleno-senado/

[3] : On aurait aussi pu parler de la reprise en main par l’État mexicain des fiducies mises en place par le passé dont le but était le développement de différents secteurs (agriculture, éducation, transition énergétique, défense …) qui ont en réalité permis d’opérer des transferts d’argent publique en direction du privé de manière plus ou moins opaque. Rien que dans la recherche scientifique et l’innovation technologique, le montant du transfert dépasse les 41 milliards de pesos. Cf ANIMAL POLÍTICO, « AMLO pide auditoría a fideicomisos tras su desaparición ; Conacyt denuncia transferencias a particulares », Animal Político, 21/10/2020. Disponible ici : https://www.animalpolitico.com/2020/10/amlo-ordena-auditar-fideicomisos-despues-desparicion-conacyt/

[4] : Tiré de la conférence de presse matinale du gouvernement fédéral mexicain datant du 04/03/2020. Voir : https://lopezobrador.org.mx/2020/03/04/129244/

Pour un article faisant un bilan de l’action de l’UIF sous le mandat de M. Nieto, voir GUTIÉRREZ, F., « Número de denuncias de la UIF cayó el último año de Peña Nieto », El Economista, 18/03/2019. Disponible ici : https://www.eleconomista.com.mx/economia/Numero-de-denuncias-de-la-UIF-cayo-el-ultimo-ano-de-Pena-Nieto-20190318-0066.html 

[5] : On a pris comme base de conversion 1 $ = 20 pesos mexicains.

[6] : Article 4 de la Constitution mexicaine.

[7] : Sur le sujet plus spécifique de la violence qui est un sujet central au Mexique, voir REYGADA, L., « Mexique : Lopez Obrador face au défi de la violence », LVSL, 01/02/2020. Disponible ici :  https://lvsl.fr/mexique-amlo-defi-violence/

[8] : Tiré du Segundo Informe de Gobierno datant du 01/09/2020. Voir : https://lopezobrador.org.mx/2020/09/01/discurso-del-presidente-andres-manuel-lopez-obrador-en-su-segundo-informe-de-gobierno/

L’Informe de Gobierno est un bilan annuel réalisé par le gouvernement fédéral sur son action.

[9] : Le nombre d’hôpitaux abandonnées, saccagées ou dont la construction n’était pas terminée était de 401 au moment de l’arrivée au pouvoir d’AMLO d’après le Seconde Informe de Gobierno.

[10] : Les neuf États restants étant gouvernés par des opposants politiques à AMLO. Voir : CRUZ MARTÍNEZ, Á., « Desde hoy, la gratuidad de servicios en hospitales de alta especialidad », La Jornada, 01/12/2020. Disponible ici : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2020/12/01/desde-hoy-la-gratuidad-de-servicios-en-hospitales-de-alta-especialidad-8033.html

[11] : STATISTA, « Principales causas de mortalidad según el número de defunciones registradas en México en 2019 », Statista Research Department, 10/2020. Disponible ici : https://es.statista.com/estadisticas/604151/principales-causas-de-mortalidad-mexico/

[12] : INSTITUTO DE SEGURIDAD Y SERVICIOS SOCIALES DE LOS TRABAJADORES DEL ESTADO, « La Obesidad en México », Gobierno de México, 19/01/2016. Disponible ici : https://www.gob.mx/issste/articulos/la-obesidad-en-mexico

[13] : CHINAS SALAZAR, D. D. C., « La privatización del sistema de pensiones en México. Reforma a la ley del ISSSTE. », Asociación Latinoamericana de Sociología, Guadalajara, 2007.
Disponible ici : https://cdsa.aacademica.org/000-066/1495.pdf

[14] : Si cette moyenne venait à augmenter, le plafond resterait cependant bloqué à 0,54%.

[15] : EL ECONOMISTA, « Principales cambios con la reforma al sistema de pensiones de México », El Economista, 11/12/2020. Disponible ici : https://www.eleconomista.com.mx/economia/Principales-cambios-con-la-reforma-al-sistema-de-pensiones-de-Mexico-20201211-0035.html

MONROY, J., « AMLO propone tope a cobro de comisiones por manejo de afores », El Economista, 25/09/2020. Disponible ici :
https://www.eleconomista.com.mx/politica/AMLO-propone-tope-a-cobro-de-comisiones-por-manejo-de-afores-20200926-0003.html

[16] : ECIJA México, S.C., « México : El Arbitraje de Inversión y el T-MEC », ECIJA, 02/07/2020. Disponible ici : https://ecija.com/sala-de-prensa/mexico-el-arbitraje-de-inversion-y-el-t-mec/

ALARCÓN, G. L., MANZANO, P., MATSUI, C. et DUQUE, P., « México : T-MEC disposiciones para la resolución de controversias entre inversionistas y estado : principales diferencias para México », DLA Piper, 26/10/2020. Disponible ici :
https://www.lexology.com/library/detail.aspx?g=37b9a103-56fb-470f-a838-b96b0a929bda

[17] : ALEGRÍA, A., « CFE invertirá más de 381 mil millones de pesos en seis años », La Jornada, 22/01/2021. Disponible ici : https://www.jornada.com.mx/notas/2021/01/22/economia/cfe-invertira-mas-de-381-mil-millones-de-pesos-en-seis-anos/

NAVA, D., « Pide AMLO a reguladores privilegiar a Pemex y CFE », El Financiero, 04/08/2020. Disponible ici : https://www.elfinanciero.com.mx/economia/amlo-lee-la-cartilla-a-reguladores-energeticos-les-pide-ajustarse-al-fortalecimiento-de-cfe-y-pemex

[18] : On aurait aussi pu parler de l’offre d’asile politique à Julian Assange, de la mise en place de procédures de contrôle sur les agents étrangers ou encore de la critique d’une procédure de la Drug Enforcement Administration (DEA), agence fédérale nord-américaine. À ce sujet, on pourra consulter respectivement : PÉREZ, M., « México ofrece asilo político a Julian Assange, fundador de WikiLeaks », El Economista, 04/01/2020. Disponible ici : https://www.eleconomista.com.mx/internacionales/Mexico-ofrece-asilo-politico-a-Julian-Assange-20210104-0013.html

LOPEZ, O., « México aprueba una reforma que restringe a los agentes extranjeros, expertos dicen que es una represalia contra EE. UU. », The New York Times, 15/12/2020. Disponible ici : https://www.nytimes.com/es/2020/12/15/espanol/america-latina/mexico-agentes-estados-unidos.html

ANIMAL POLÍTICO, « Hay muchísimos errores, hicimos lo correcto: AMLO tras críticas de EU por caso Cienfuegos », Animal Político, 18/01/2021. Disponible ici : https://www.animalpolitico.com/2021/01/hicimos-correcto-amlo-criticas-eu-cierre-caso-cienfuegos/

[19] : Segundo Informe de Gobierno, op. cit.  : « Estoy convencido que la mejor manera de evitar retrocesos en el futuro depende mucho de continuar con la revolución de las conciencias para lograr a plenitud un cambio de mentalidad que, cuando sea necesario, se convierta en voluntad colectiva, dispuesta a defender lo alcanzado en beneficio del interés público y de la nación. »

L’autonomie géopolitique de l’Union européenne : une fable à l’épreuve de l’accord avec la Chine

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L’appartenance à l’Union européenne permet-elle, comme le veut la formule consacrée, « de faire le poids face à la Chine et aux États-Unis » ? Sa dépendance à l’égard des États-Unis tout comme sa perméabilité aux ambitions chinoises permettent d’en douter. L’accord commercial conclu avec la Chine fin décembre illustre une nouvelle fois l’incohérence géopolitique de l’Union. Signé sous la pression de l’Allemagne, désireuse d’écouler ses exportations, il accroîtra sans nul doute la pénétration des capitaux chinois en Europe. Dans le même temps, sous la pression des États-Unis, des sanctions étaient prises contre des responsables chinois du Xinjiang…

Après sept ans de négociations et plus d’une trentaine de sessions bilatérales, la Chine et l’Union européenne sont parvenues à s’entendre sur un accord global sur les investissements. Le CAI, pour Comprehensive Agreement on Investment, n’est pas à proprement parler un accord de libre-échange – Free Trade Agreement dans le jargon bruxellois – et ne saurait être analysé sous le même prisme que le CETA ou le JEFTA, les deux principaux traités négociés par l’Union européenne avec le Canada et le Japon. Si les conséquences sur le plan économique devraient être limitées, l’aboutissement de cet accord est une nouvelle illustration de l’incapacité de l’Union européenne à affirmer une quelconque autonomie stratégique.

En 2013, l’Union européenne, alors empêtrée dans la crise des dettes souveraines et incapable de s’extraire de ses apories en matière de politiques d’austérité, est sur le point de conclure dans la douleur le CETA ou AECG pour Accord économique commercial et global, l’accord régional de libre-échange avec le Canada. Pour les hiérarques bruxellois, c’est l’aboutissement de Maastricht et de la mission dévolue à l’Union européenne : la libéralisation des échanges partout et la primauté du droit sur les jeux de puissance. C’est dans cette logique que le commissaire européen au Commerce, le néolibéral Belge Karel de Gucht, a lancé sans aménité des consultations en vue d’un accord d’investissement avec la Chine. Cet accord, contrairement à ceux susmentionnés, ne vise pas à abaisser les barrières tarifaires ou l’entrée de nouveaux produits en Chine et au sein de l’Union européenne. Sa principale ambition est d’obtenir un rééquilibrage dans la pénétration au marché chinois, de limiter les subventions aux entreprises chinoises sur leur sol et de sécuriser les investissements des Européens tout en protégeant leurs technologies, brevets et leurs savoir-faire. La deuxième puissance économique mondiale est alors le deuxième partenaire commercial de l’Union européenne derrière les États-Unis, l’Union étant elle-même le premier partenaire commercial de la Chine.

Pour une mise en perspective des accords commerciaux signés par l’Union européenne, lire sur LVSL nos articles consacrés au CETA, au JEFTA, au traité de libre-échange UE-Vietnam, UE-Mercosur et UE-Tunisie.

C’est également en 2013 que Xi Jinping est devenu le nouveau président de la République populaire de Chine. Le dirigeant chinois, sous couvert de multilatéralisme à travers les Nouvelles routes de la soie (BRI), appelées également « One Belt, One Road », avec l’appui de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB) ou l’accroissement de l’influence chinoise dans les organisations internationales dont l’ONU ou l’OMS, cherche à accroître la domination de l’empire du Milieu non seulement dans sa sphère d’influence constituée de l’Asie et de l’Afrique mais également dans le reste du monde face aux Occidentaux et tout particulièrement aux États-Unis. Pour la Chine, un accord d’investissement avec les Européens est une brèche ouverte dans la relation transatlantique et un moyen pour les Chinois de conquérir de nouveaux marchés, en particulier en Europe centrale. Les investissements directs chinois représentent ainsi en 2016 au sein de l’Union européenne 35,9 milliards d’euros, le déficit commercial de l’Union européenne à l’égard de la Chine étant de 185 milliards d’euros en 2018, sachant que le montant total du commerce entre les deux partenaires atteint un peu plus de 604 milliards d’euros en 2018.1 Quant aux Européens, leurs entreprises ont investi depuis vingt ans 148 milliards d’euros en Chine. Cet accord ne saurait donc être formellement autre chose, l’Europe étant davantage vue à Pékin comme le marché prospère du XXIe siècle plutôt que comme un acteur à part entière dans le jeu des puissances. C’est du reste l’un des points de la feuille de route du Made in China 2025 – 中国制造2025 qui prévoit que la Chine soit suréminente dans les hautes technologies de pointe, les énergies renouvelables ou encore l’agriculture. 

Angela Merkel, pressée par de nombreux industriels dont Volkswagen de signer l’accord d’investissement avec la Chine, s’est soudainement employée à ce qu’il aboutisse coûte que coûte

Régulièrement chapitrée, en particulier depuis l’élection de Donald Trump en 2016 à la présidence des États-Unis, pour sa naïveté criante à l’égard de la Chine mais également sur sa dépendance aux choix impérialistes des Américains dans les domaines technologiques, commerciaux, militaires et juridiques, la Commission européenne, par la voix du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), a publié en mars 2019 un document sur la relation stratégique avec la Chine. Pêle-mêle, l’institution représentée par Jean-Claude Juncker témoigne du fait que « la Chine ne peut plus être considérée comme un pays en voie de développement » mais surtout que « la Chine est, dans différents domaines stratégiques, un partenaire de coopération avec lequel l’Union européenne partage des objectifs étroitement intégrés, un partenaire de négociation avec lequel l’Union européenne doit trouver un juste équilibre sur le plan des intérêts, un concurrent économique dans la course à la domination technologique et un rival systémique dans la promotion d’autres modèles de gouvernance ». Les négociations autour de l’accord global d’investissement entre l’Union européenne et la Chine sont l’un des principaux éléments mentionnés dans le document stratégique. 

Est-ce à dire que l’Union européenne vit une « révolution copernicienne2 », pour reprendre les termes de l’expert et sinologue François Godement de l’Institut Montaigne ? Du moins, lors de son discours introductif au Parlement européen à la rentrée 2019 comme nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen s’est appliquée à parler du « langage de la puissance », rejointe peu après par le nouveau président du Conseil européen, Charles Michel. L’ancien Premier ministre belge a déclaré à l’Institut Bruegel en septembre 2019 que « l’autonomie stratégique européenne est l’objectif de notre génération ». Il ajoute, au sujet de la Chine : « Enfin avec la Chine : nous sommes engagés. C’est un acteur essentiel pour relever les défis globaux comme le changement climatique ou le Covid-19.  Mais sur le plan économique et commercial, nous sommes en train de rééquilibrer la relation : nous voulons plus de level playing field, plus de réciprocité. Et sur la question des droits de l’Homme, nous ne baissons pas les yeux, et assumons la promotion de nos valeurs. » La crise pandémique du coronavirus aidant, l’Union européenne a montré les muscles tout au long de l’année 2020 face à la Chine tant sur les origines de la Covid-19, que sur la situation à Hong-Kong ou au Xinjiang. En juin 2020, le sommet Chine-UE s’est traduit par des clabaudements de la partie européenne face au Premier ministre Li Keqiang et au président Xi Jinping. 

La réalité économique et surtout l’institutionnalisation d’une concurrence sans pitié par les traités entre les États-membres sont venues se fracasser sur les nouvelles ambitions géopolitiques de l’Union européenne. L’Allemagne, pourtant soucieuse des matoiseries chinoises depuis le rachat de l’industriel des hautes technologies Kuka par Midea en 2016 pour 4,8 milliards d’euros, a pris la tête de la présidence tournante du Conseil européen. Directement menacée par la possibilité d’une taxe sur les automobiles allemandes par l’administration Trump, lequel se plaignait régulièrement de voir « trop de Mercedes dans les rues de Manhattan à New York », Angela Merkel, pressée par de nombreux industriels dont Volkswagen de signer l’accord d’investissement avec la Chine, s’est soudainement employée à ce qu’il aboutisse coûte que coûte. Il est vrai que 28% des investissements européens en Chine concernent le secteur automobile – soit 41,7 milliards d’euros depuis 2000 – et 22% les matériaux de base, pour l’essentiel chimiques, ce qui représente depuis 2000 29,2 milliards d’euros. Deux secteurs où les multinationales allemandes sont à la pointe – Daimler, BMW, Volkswagen, BASF, Bayer pour ne citer qu’elles. Les réalités sanitaires sont venues stopper un temps la conclusion de l’accord, prévue en septembre 2020 à Leipzig, en dépit des pressions de Berlin. L’influence allemande à Bruxelles n’est pas étrangère à l’accélération des négociations. La directrice du département du Commerce à la Commission européenne, Sabine Weyand, l’ambassadeur à Bruxelles, Michael Cross, et ancien ambassadeur d’Allemagne à Pékin, Michael Hager, chef de cabinet du vice-président exécutif et commissaire au Commerce Valdis Dombrovskis ainsi que Björn Seibert, chef de cabinet d’Ursula von der Leyen, ont tous en commun d’être Allemands.

Ainsi, Angela Merkel, responsable jusqu’au 31 décembre 2020 de la présidence tournante, et la Commission européenne ont mis la pression sur les États-membres pour qu’aboutisse l’accord, en particulier avant l’intronisation de Joe Biden à la présidence des États-Unis. De nombreuses chancelleries, en Italie, en Espagne ou encore en Pologne, ont critiqué l’empressement de l’Allemagne à parvenir à un accord, officialisé le 30 décembre en présence d’Ursula von der Leyen, de Charles Michel, d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron. D’un côté, certains se sont réfugiés derrière la question des droits de l’Homme. Le sous-secrétaire d’État italien aux Affaires étrangères Ivan Scalfarotto a déclaré au Corriere della Serra : « Nous donnons un signal positif à la Chine à un moment où les droits de l’Homme sont importants ». D’autres, comme le ministre des Affaires étrangères polonais Zigbeniew Rau se sont alignés sur les positions américaines sans sourciller : « Nous avons besoin de plus de consultations et de transparence pour faire participer nos alliés transatlantiques. Un bon accord équilibré vaut mieux qu’un accord prématuré ». Les avantages pour les autres États demeurent de fait très limités en matière d’investissements de leurs entreprises en Chine. C’est davantage la question d’une amélioration des standards d’entrée dans le marché chinois et un rééquilibrage entre les deux parties qui est à souligner que d’avantages spécifiques pour l’essentiel propres aux intérêts des constructeurs automobiles allemands et à quelques rares domaines de pointe.

Il n’est pas peu dire que l’Union européenne est de nouveau sortie souffreteuse de cette annonce d’un accord tandis que Xi Jinping a pu savourer sa victoire. La Chine a bousculé la tradition d’alignement sur les Américains de l’Union européenne, tout en s’assurant d’une plus grande pénétration du marché européen sans pour autant réellement l’ouvrir aux investisseurs du Vieux continent. Asymétrique, cet accord l’est et reflète davantage une piètre tentative de la part de l’Union européenne de jouer un rôle de puissance d’équilibre entre les États-Unis et la Chine. Les annonces de la Chine sur sa possible ratification de deux conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail forcé (conventions C29 et C105) ne sont en effet pas conditionnées par des sanctions de la part de l’Union européenne, tandis que l’accord souligne que c’est « à la propre initiative de chaque partie – donc de la Chine ici » que toute ratification se fera. D’autre part, l’accès au marché chinois ne demeurera dans de nombreuses filières possible, comme dans le secteur manufacturier, que sur un engagement des Chinois de l’ouvrir aux Européens sans contreparties – comme la cession d’une partie du capital des entreprises européennes – alors que le marché européen est déjà largement ouvert aux investisseurs chinois.

L’Union européenne devait-elle automatiquement suivre la voie de l’axe Washington-Londres-Ottawa ? Manifestement, la présence du secrétaire d’État américain au sommet européen montre que la timide tentative d’autonomisation de l’Union européenne a fait long feu.

De plus, la plupart des concessions arrachées à la Chine ne sont que des concrétisations d’engagements formels déjà pris par ce pays auprès de l’OMC. L’Union européenne refuse toujours d’accorder le statut d’économie de marché à la Chine au sein de l’OMC pour se protéger du dumping. Quant aux marchés publics chinois, qui représentent des centaines de milliards de dollars, ils resteront pour l’essentiel fermés aux investisseurs européens. La Chine a par ailleurs déployé une nouvelle loi sur les investissements étrangers en 2019 qui est plus favorable qu’auparavant pour les acteurs économiques. Mais son impact demeure très limité au vu du nombre conséquent de secteurs fermés à l’extérieur. La principale concession qu’ont offert les Européens à la Chine reste néanmoins l’accès à la distribution d’énergie en détail et en vrac sur l’ensemble du continent européen.

Il n’a pas fallu longtemps pour que de nombreux députés du Parlement européen, seul habilité à ratifier l’accord puisqu’il ne s’agit pas d’un Free Trade Agreement (FTA), se mobilisent contre lui. Les oppositions diverses, et par nationalités, montrent davantage la cacophonie européenne que l’image d’une Union disposant d’une quelconque « autonomie stratégique ». Le 21 janvier 2021, 597 eurodéputés ont adopté la résolution sur « la répression de l’opposition démocratique à Hong Kong ».

L’Union européenne ne s’est pas arrêtée à cette résolution. Face au choix coordonné du Royaume-Uni, du Canada et des États-Unis de sanctionner mi-mars la Chine pour le traitement qui serait réservé à la minorité Ouïghour dans le Xinjiang, les chefs d’États européens se sont entendus pour placer sous sanctions quatre responsables chinois de la région. Attitude de malappris pour la diplomatie chinoise, qui a immédiatement répondu en sanctionnant à son tour plusieurs organisations spécialisées sur la Chine et plusieurs eurodéputés comme le social-démocrate Raphaël Glucksmann, dont les propos primesautiers ont provoqué à de nombreuses reprises le courroux de l’ambassade de Chine à Paris. Aussitôt, les sociaux-démocrates européens ont appelé à « la levée des sanctions chinoises contre les eurodéputés, [une] condition pour que le Parlement entame des pourparlers sur l’accord d’investissement UE-Chine ». L’Union européenne devait-elle automatiquement suivre la voie de l’axe Londres-Ottawa-Washington alors même qu’elle vient justement de signer l’accord d’investissement et qu’elle ne cesse de chercher à se détacher de l’emprise américaine dans ses affaires ? Manifestement, la présence du secrétaire d’État américain Blinken fin mars au sommet européen montre que la parenthèse de tentative de prise de distance de l’Union européenne à l’égard des États-Unis depuis 2016 semble bel et bien terminée. 

Reste qu’il n’existe pratiquement aucune dénonciation de l’existence même de ce type d’accord qui devrait pourtant se suffire à lui-même pour être pointé du doigt comme l’un des derniers legs d’une vision du monde néolibérale où multilatéralisme et libéralisation des échanges, des marchés financiers et des biens et des services semblent signifier la même chose. Il n’est pas évident de concevoir que les échanges économiques entre les nations puissent être permis autrement que par un accroissement de la compétition. De fait, les nombreux accords régionaux de libre-échange que l’Union européenne a conclu, à l’image de celui avec la Corée du Sud ou le Vietnam, par exemple, ne font que renforcer l’abaissement des standards sociaux des travailleurs nationaux et participent de la dégradation de l’environnement3 par l’accroissement de la compétition à travers le dumping commercial4, entre autres. On pensera par exemple au soja brésilien, au porc canadien ou à l’agriculture ovine néo-zélandaise. De plus, ce type d’accord commercial est un chantage exercé auprès de pays qui ne peuvent s’y soustraire, à l’image de la quasi-totalité des pays africains ou d’Amérique latine où la libéralisation de l’économie est particulièrement dévastatrice comme au Chili5 6

L’Union européenne se révèle encore une fois incapable d’être autonome sur le plan stratégique. Sur l’autel de ses dogmes libre-échangistes, elle a cru bon de conclure un accord avec un partenaire dont les visées prédatrices n’ont rien à envier aux États-Unis tout en le sanctionnant finalement trois mois après sur pression… des États-Unis. L’impérialisme grandissant de la Chine est une menace qui ne semble pas suffisamment prise au sérieux et qui a deux objectifs principaux. Le premier est bien d’asseoir sa domination dans le courant du siècle en mettant fin à celle de l’Occident : « Au milieu de ce siècle, la Chine se hissera au premier rang du monde en termes de puissance globale et de rayonnement international », (déclaration lors du congrès du PCC en 2017)7. Le second est de diviser les États-membres de l’Union européenne à travers des pressions sur le plan économique et commercial comme le partenariat 16+1. Pour autant, l’absence complète de prise en main d’une réelle politique autonome sur le plan stratégique par l’Union européenne montre combien elle dessert davantage les intérêts nationaux plutôt que le contraire.

Dans Le pousse-pousse, Lao She révèle un Pékin de la fin des années 1930 ravagé par l’argent avec une obsession mercantile chez de nombreux commerçants locaux. Il serait temps pour l’Union européenne de non seulement s’affranchir de sa naïveté et de sa position défensive qui la caractérisent au sujet de la Chine de Xi Jinping mais également de se passer définitivement du libre-échange comme unique outil de politique étrangère. Instrument inhérent à l’Union européenne dont il est fort possible de croire que son existence même ne puisse survive au changement d’une telle doctrine.

Notes :

1 – Gwendolène Chambon. La relation entre l’Union Européenne et la République Populaire de Chine: la stratégie chinoise en Europe : une illustration des divisions européennes ?. Science politique. 2019.

2 – François Godement, L’Europe face à la Chine, une révolution copernicienne. Institut Montaigne. 22 mars 2019

3 – Mathilde Dupré – Le CETA un an après, un bilan inquiétant. Institut Veblen. 20 septembre 2018

4 – Emmanuel Maurel – UE-Vietnam: notre maison brûle et nous signons des accords de libre-échange. Tribune dans l’Opinion. 27 janvier 2020

5 – « Chapitre 1. Réduire la pauvreté au Chili grâce aux transferts monétaires et à de meilleures possibilités d’emploi », Études économiques de l’OCDE, 2012/1 (n° 1), p. 49-93. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-economiques-de-l-ocde-2012-1-page-49.htm

6 – Romo Hector Guillén, « De Chicago à Santiago : le modèle économique chilien », Revue internationale et stratégique, 2013/3 (n° 91), p. 107-115. DOI : 10.3917/ris.091.0107. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2013-3-page-107.htm

7 – Gwendolène Chambon – Ibid

Traité de libre-échange UE-Vietnam : quand David et Goliath s’assoient à la table des négociations

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Encore un ! Le 12 février dernier, alors que la Chine se confinait face coronavirus, le Parlement européen ratifiait un nouvel accord de libre-échange (ALE) avec le Vietnam. Moins colossal que les TAFTA et CETA1, moins emblématique que l’accord avec le Mercosur2, moins déséquilibré que les accords ACP3, on pourrait au premier abord considérer ce traité comme mineur. Il est toutefois, selon Cecilia Malmström, ex-Commissaire européenne au commerce, artisane de ce nouveau texte, « le traité commercial le plus ambitieux que l’UE ait signé avec un pays en développement ».


En effet, ce nouveau « partenaire privilégié »4,5 occupe une place toute particulière dans le commerce mondial pour différentes raisons. Tout d’abord, le Vietnam fait office d’atelier de la Chine, et donc… du monde. De plus, comme son géant voisin, il est l’un des rares États contemporains à se proclamer officiellement « communiste ». Toutefois, infiniment plus petit que l’Empire du milieu, son poids économique est bien inférieur à celui de l’UE. Mais, sa croissance de 7% fait de lui le membre le plus attractif de l’ASEAN (Association of Southeast Asian Nations, créée en 1967). Des caractéristiques qui laissent entrevoir toute la palette des enjeux économico-politiques que représente cet accord avec ce pays de « 95 millions de consommateurs », comme aime à le rappeler madame Malmström.

Deux perles de plus au chapelet du libre-échange européen

L’ALE UE-Vietnam se décompose en réalité en deux textes : l’EVFTA (European union–Vietnam Free Trade Agreement) pour tout ce qui se rapporte au commerce des biens et, son jumeau, l’EVIPA (European union–Vietnam Investment Protection Agreement) consacré lui aux investissements. Tous deux s’inscrivent dans un contexte mondial de multiplication des accords commerciaux bilatéraux6.

Leur prolifération depuis la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en 1995,7 apparaît comme un reniement du multilatéralisme promu par cette dernière. Reniement renforcé par l’impossible conclusion du round de Doha, qui tente, en vain, de moderniser les accords de l’OMC depuis 2001. Les deux parties louent toutefois ce nouvel accord bilatéral qui permettra de baisser les droits de douanes de 99% des produits échangés, facilitant ainsi les accès de chacun au marché de l’autre.

Les principaux biens vietnamiens concernés devraient être les textiles, chaussures, produits électroniques (smartphones, ordinateurs), le riz, le café et les fruits de mer, pour lesquels le pays est l’un des principaux exportateurs mondiaux. Du côté européen, ce sont, entre autres concessions, 169 produits qui verront leur indication géographique protégée. Fidèle à ses mantras qui confondraient presque le libre-échange avec une organisation à buts non lucratifs8, l’UE soutient que cet accord bénéficiera en priorité aux Vietnamiens. Le Courrier du Vietnam souligne ainsi que l’accord devrait augmenter « les exportations du Vietnam vers l’UE […] de 30% à 40%, et en sens inverse de 20% à 25% ».

Pour la Commission européenne, toutefois, « le Vietnam s’est engagé à améliorer considérablement l’accès des entreprises » européennes de « services environnementaux, services postaux et de messagerie, banques, assurances et transports maritimes ». Il s’agit ainsi, comme le souligne Capital, d’ouvrir « une des économies les plus dynamiques d’Asie » aux multinationales européennes. De l’ouvrir un peu plus encore, puisque l’UE était déjà en 2018, avec plus de 24 milliards de dollars, le 5ème investisseur étranger du Vietnam.

Un ALE « ambitieux » avec l’un des ateliers du monde

Mais si cet ALE peut être qualifié « d’ambitieux », ce n’est pas du point de vue de ces concessions commerciales. Le Conseil de l’UE ne s’en cache pas : « la politique commerciale de l’UE contribue également à promouvoir les principes et valeurs européens, à commencer par la démocratie et les droits de l’homme, mais également l’environnement et les droits sociaux ».

Toute l’ambition de la Commission est en effet de prouver qu’elle a entendu les critiques sur les conséquences sociales et environnementales des ALE9, en démontrant, à l’inverse, que ces deux domaines seront renforcés par ce nouvel accord, conformément au mythe du doux commerce.

Ainsi, le chapitre 13 de l’accord, intitulé « Commerce et Développement durable », rappelle les obligations internationales des deux parties sur le sujet. Mais l’originalité de cet ALE réside dans le système de règlement des différents liés à ce chapitre.

Sortant de l’unilatéralité des anciennes clauses droits de l’homme de l’UE10, le mécanisme institué par cet accord reprend le modèle de l’OMC, en laissant à des « panels d’experts » préalablement définis et paritairement constitués, le soin de trouver une solution acceptable par les deux parties. Il permet de cette manière une « ouverture des portes de l’interprétation » des droits humains aux pays non occidentaux, comme le proposait Alain Supiot dans Homo juridicus11. Le mécanisme loué, la théorie sur laquelle il repose doit toutefois être interrogée.

La courbe de Kuznets : l’art d’écrire et réécrire l’Histoire

En effet, ce dispositif de règlement des différents repose sur l’idée que le libre-échange favoriserait le progrès social, selon le modèle de la courbe de Kuznets, sur laquelle se base la théorie libérale depuis les années 5012. Celle-ci voudrait qu’avec le libre-échange s’accroisse la richesse d’un territoire. Ce qui impliquerait une explosion des inégalités dans un premier temps. Mais ces inégalités se verraient jugulées, dans un second temps, passé un seuil, sous la pression de la société développée.

L’insistance de l’UE sur le fait que cet accord aurait permis la ratification par son « partenaire » de conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) semble donner du crédit à cette vision « développementaliste » du libre-échange portée par la nouvelle Commission.

Mais la compatibilité entre l’accroissement du libre-échange et la défense de droits sociaux pose question. Le dumping social est-il le fait des États moins disant ? Des multinationales à la recherche des terres vierges de toute réglementation sociale ? Ou de la suppression libre-échangiste des droits de douanes permettant la rencontre des deux ? L’honnêteté devrait vraisemblablement amener à reconnaître, au moins, la coresponsabilité de ces trois facteurs.

Ainsi, enjoindre le Vietnam à mettre en œuvre les normes sociales de l’OIT, sans prendre de mesures sur les deux autres causes du dumping social, apparaît davantage comme un paternalisme tout droit venu du XIXème siècle, que comme une réelle évolution de la doctrine libre-échangiste.

L’impossible remise en question sociale et environnementale des dirigeants mondiaux

Bien que la solidité des fondements de la théorie de Kuznets puisse être questionnée, elle a été étendue par les travaux de Gene Grossman et Alan Krueger à la protection de l’environnement14. Ainsi, non seulement le libre-échange, passé un seuil, serait socialement bon, mais il serait aussi favorable à l’environnement.

Aussi dogmatique (car proposant plus un discours qu’une hypothèse falsifiable15) que l’originale, cette théorie est communément reprise – sans nuance aucune – aussi bien par l’OMC, que par le Sénat ou l’UE. L’ambition affichée par la Commission européenne révèle ainsi son incapacité à admettre la responsabilité historique du modèle capitaliste occidental dans la crise environnementale16.

Comment croire, en 2020, que la conclusion d’un ALE avec un pays, à l’autre bout du monde puisse être favorable à l’environnement ? Comment continuer de croire, aujourd’hui, que des normes de droit mou seront de taille à répondre à l’enjeu fondamental du XXIème siècle ? Une question, simple, n’a jamais été posée : a-t-on réellement besoin d’un tel accord qui aura pour effet certain d’accroître encore davantage les échanges mondiaux ?

Ses promoteurs assurent eux-même que le volume des échanges entre les deux parties était de 51 milliards de dollars en 2017 (12 fois plus qu’en 2000) et que les prévisions pour 2018 tablaient sur 53 milliards. À en croire ces statistiques, les exportations du Vietnam vers l’UE représentaient déjà 18% des exportations nationales (pour plus de 38 milliards de dollars) en 2017, soit une hausse de 12,7% par rapport à 2016. Et l’UE, elle, exportait « 12 milliards de dollars de biens vers le Vietnam en 2017, soit une hausse de 7,7% par rapport à 2016 ».

Ces chiffres témoignent ainsi, par eux-mêmes, d’économies qui sont déjà de plus en plus ouvertes, sans même que cette convention ne soit entrée en vigueur. Pourquoi chercher, encore et toujours, à accroître les échanges mondiaux et donc, favoriser, encore, les délocalisations d’activités, quand l’on connaît, aujourd’hui, le poids du transport maritime dans les pollutions globales de la planète ?

Le stéréotype de cette absurdité écologique se résume dans la crevette vietnamienne, qui, grâce à cet accord, arrivera en plus grand nombre chez les marchands de fruits de mer européens. De nombreuses mesures sont déjà prises pour que ces élevages soient désormais respectueux de l’environnement, conformément à l’article 13.9 alinéa 1 du traité17. Ils offriraient mêmes aux Vietnamiens de meilleures conditions d’existence, dont on ne peut que se réjouir. Mais peut-on réellement croire que cela soit bon (ou ne serait-ce que neutre) pour l’environnement, la biodiversité des mangroves, et nécessaire – aujourd’hui que ce terme récupère tout son sens – aux vues de ces conséquences ?

Le libre-échange, outil de l’ingérence européenne

Lorsque Phil Hogan, successeur de madame Malmström à la Commission européenne, affirme « qu’une fois en vigueur, ces accords renforceront notre potentiel de promotion et de suivi des réformes au Vietnam », il ne cache pas l’objectif européen d’ingérence dans les affaires vietnamiennes.

John Gallagher et Ronald Robinson expliquaient déjà en 1953 comment le libre-échange pouvait cacher des politiques expansionnistes à caractère impérial. Les États-Unis, comme l’Union européenne, ne dissimulent d’ailleurs plus leur ambition de vouloir redessiner les règles du commerce mondial…

Face aux échecs des négociations de l’OMC, en effet, les deux mastodontes du commerce international18 se sont lancés dans une course au bilatéralisme, afin d’imposer leurs règles à leurs « partenaires ». Et aux vues du déséquilibre des échanges commerciaux UE-Vietnam en faveur du pays asiatique, c’est bien cet objectif normatif de suppression des « barrières non commerciales »19 que priorise l’UE dans cet ALE.

Car le Vietnam est, parallèlement, l’un des dix membres de l’ASEAN, avec laquelle l’UE poursuit actuellement d’autres négociations commerciales. Conclure un accord avec ce pays est donc une étape de plus vers la conclusion d’un futur méga-accord UE-ASEAN20.

Le droit social, la fronde des pays en développement ?

Si le récit biblique de David contre Goliath glorifiait la place du plus petit et sa capacité à terrasser les plus grands colosses par son habilité, son impétuosité… et le soutien « du Dieu tout puissant », les accords commerciaux bilatéraux qui pullulent depuis la fin des années 90 n’ont rien de comparable avec les champs de bataille bibliques. Au contraire, leurs négociations qui s’étendent sur plusieurs années ne laissent aucune place au hasard, à l’imprévu, à l’impossible… ni aux plus faibles, en leur imposant tout le cadre juridique, technique, sanitaire de la bataille commerciale future.

Pour y remédier, il faudrait, selon Alain Supiot, « faire au plan international, avec les droits fondamentaux de l’Homme au travail, ce que l’on est parvenu à faire au plan interne avec le Droit du travail dans les pays industriels, durant les deux derniers siècles, c’est-à-dire permettre aux faibles de retourner les armes du Droit contre ceux qui usent du Droit pour les exploiter, et de participer ainsi au progrès du Droit dans son ensemble »21.

Souhaitons dès lors au Vietnam de saisir la fronde du nouveau mécanisme de règlement des différents de cet ALE pour terrasser le géant européen sur son propre terrain juridique, technique et rhétorique…

1Le TAFTA (pour Transatlantic free trade agreement en anglais) est l’accord en cours de négociations entre l’UE et les États-Unis. Il formera avec le CETA (Comprehensive economic and trade agreement, négocié avec le Canada), en cours de ratification, le futur cadre juridique des relations commerciales de l’UE et de l’Amérique du Nord. Deux des trois principaux pôles commerciaux mondiaux avec l’Asie.

2Les négociations avec le Mercosur (Mercado común del sur en espagnol), commencées en 1999, ont débouché sur un accord fin juin 2019. Il reste maintenant à traduire ce consentement en termes juridiques et faire ratifier le texte final. Celui-ci serait emblématique dans le sens où il constituerait le premier ALE moderne reliant deux zones de libre-échanges (l’UE et le Mercosur). Ce qui était l’un des objectifs de la politique commerciale de l’UE.

3Les accords ACP (pour Pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique) désignent les différentes conventions conclues entre l’UE et les pays ACP, depuis la Convention de Yaoundé (en 1963) jusqu’aux Accords de Cotonou (en 2000). Liant les 79 États ACP avec les 28 de l’UE, ils couvrent une population de plus de 700 millions de personnes.

4Terminologie employée par l’Union pour qualifier les États avec lesquels elle conclut des accords commerciaux.

5Le Vietnam fait partie des États bénéficiaires du « Système de Préférences Généralisées » (ou GSP pour « General System of Preferences » en anglais) de l’UE, dans le jargon des règles commerciales internationales.

6Voir, entre autres, le Rapport Sutherland, les différentes publications de Jagdish Bhagwati, du CETRI (Centre tricontinental) ou de Oxfam sur le sujet.

7La décennie 90 marque une explosion des ALE, qui n’ont fait qu’augmenter de manière exponentielle depuis. Ainsi, si l’on comptait 10 ALE-régionaux dans les années 1970, et 28 en 1990, il y en aurait actuellement 484 selon l’OMC, dont 304 en vigueur. Mais ces ALE ne sont que la face émergée de l’iceberg. En effet, comme pour l’ALE UE-Vietnam, les accords sur les investissements ont progressivement été séparés de ceux traitant des biens. Or, les premiers seraient, aujourd’hui, plus de 2900 selon la CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement).

8Visionner, par exemple, la page internet du Conseil de l’UE dédiée aux valeurs du libre-échanges.

9Voir, par exemple, les critiques émises par Oxfam ou le CETRI sur ces sujets.

10Voir, par exemple, le mémoire très complet de Loïc Robert, sur l’évolution historique de cette « clause droits de l’homme », dans les accords internationaux conclus par la Communauté européenne (pp. 61 s.).

11Alain Supiot, Homo juridicus. Essais sur la fonction anthropologique du Droit, Seuil, Paris, 2005, pp. 300-317.

12La courbe de Kuznets a été conceptualisée par Simon Kuznets au début des années 50 (Simon Kuznets, « Economic Growth and Economic Inequality », American Economic Review, n°45, 1955, pp. 1-28). Très critiquée (voir notamment la revue qu’en a fait Thomas Piketty) ce raisonnement difficilement falsifiable continue toutefois à irriguer le dogme du libre-échange, comme nous le verrons par la suite.

13Il semble en effet légitime de s’interroger, entre autres choses, sur la possibilité d’être à la fois « communiste » et membre de l’OMC.

14Gene Grossman et Alan Krueger, « Economic Growth and the Environment », NBER Working Papers, n°4634, 1994

15Cette théorie est très difficilement falsifiable, dans le sens où, si les observations ne se soumettent pas à son hypothèse (si les inégalités continuent d’augmenter), il est toujours possible d’affirmer doctement que l’effet de seuil n’est pas encore atteint. Parallèlement, l’hypothèse de la courbe Kuznets environnement ne peut s’observer que pour des critères humainement mesurables. Elle n’a, par définition, aucune portée sur des pollutions environnementales qui ne seraient, à l’heure actuelle, pas décelables par l’être humain. Elle n’a donc pas de portée absolue, mais reste relative aux connaissances humaines… alors que l’ampleur de l’impact humain sur l’environnement, elle, dépasse largement les compréhensions humaines.

16Voir notamment Gilbert Rist, Le développement, Histoire d’une croyance occidentale, Presses de Sciences Po, Paris, 1996 et Dennis Meadows (dir.), The Limits to Growth, Universe Books, New York, 1972.

17« ARTICLE 13.9 Commerce et gestion durable des ressources marines vivantes et des produits de l’aquaculture aquaculture durable. _ 1. Les parties reconnaissent l’importance d’assurer la conservation et la gestion durable des ressources marines vivantes et des écosystèmes marins, ainsi que la promotion d’une aquaculture responsable et durable. »

18Bien que le poids des deux acteurs ait diminué dans le commerce mondial, avec la montée en puissance de l’Asie, ils représentaient encore, en 2018, selon l’Examen statistique du commerce mondial 2019, de l’OMC  : plus de 40,5% des exportations (UE : plus de 32% et ÉU 8,5% (la Chine représentait 12,8%)) et plus de 44 ,4% des importations (UE : plus de 31,2% et ÉU : 13,2% (la Chine : 10,8%)) mondiales de marchandises ; ou encore, plus de 55,6% des exportations (UE : plus de 41,6% et ÉU 14% (Chine : 4,6%)) et plus de 46,3% des importations (UE : plus de 36,5% et ÉU : 9,8% (Chine : 9,5%)) mondiales de services commerciaux.

19Cette expression du jargon juridique commercial international englobe à la fois la mise en conformité des procédures douanière avec les normes dites « internationales » (trouvant le plus souvent leurs origines aux États-Unis ou en Europe), la transparence des formalités douanières, l’application du droit de propriété intellectuelle, les réglementations techniques et standards des produits, ou encore les mesures sanitaires et phytosanitaires.

20Les directives de négociations adoptées en 2007 par le Conseil de l’UE ont ainsi servi de bases légales aux négociations avec le Vietnam et 6 autres États de l’ASEAN : Singapour (accord sur les investissements en cours de ratification, et ALE entré en vigueur fin 2019), la Malaisie, la Thaïlande, les Philippines et la Birmanie.

21Alain Supiot, Homo juridicus, op. cit., p. 314

L’après-coronavirus : tendance « jours heureux » ou « business as usual » ?

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Un cinéma à Seattle pendant l’épidémie du Covid-19. ©Nick Bolton

Patrick Artus, chef économiste de la banque d’investissement Natixis, a prédit le 30 mars dernier « la fin du capitalisme néolibéral ». Les perturbations engendrées par la crise du Covid-19 ont en effet suscité de nombreux espoirs et constituent une opportunité unique de changer en profondeur le monde que nous connaissons. Du renoncement temporaire au principe de zéro déficit en Allemagne au financement exceptionnel du trésor britannique par sa banque centrale, de nombreux signaux peuvent nous faire espérer un changement du statu quo économique. Il est sain et nécessaire de penser que les pratiques du pouvoir peuvent être ébranlées. Cependant, les élites nous montrent tous les jours qu’elles comptent conserver leurs avantages après la crise.


Le coronavirus apportera des changements a minima

Qu’il serait opportun de profiter de cette crise sanitaire pour revoir les réformes néolibérales mises en place en France ! Pourquoi ne pas remettre en cause les cadeaux fiscaux pour les plus aisés (flat tax, suppression de l’ISF…) tout en augmentant les subventions aux plus précaires (aides au logement, reprise des contrats aidés…) ? La crise a en effet montré les incohérences de notre hiérarchie sociale, méprisant les professions les plus utiles à la société.

Le gouvernement provisoire d’après-guerre n’a-t-il pas, en 1945, édicté des mesures pour aider à la reconstruction du pays, notamment grâce à l’instauration d’un impôt exceptionnel et unitaire sur le capital ? La taxe a prélevé alors 20% des patrimoines les plus importants et jusqu’à 100% des enrichissements survenus entre 1940 et 1944 ont été récupérés par l’État. Lorsque Bruno Le Maire annonce maintenant que la France rentre dans sa pire période de récession depuis 1945, peut-on s’attendre à un programme aussi ambitieux que celui du Conseil National de la Résistance ?

Quoique Emmanuel Macron appelle à « se réinventer, [lui] le premier », le pouvoir multiplie en effet les signes montrant que la remise en question du statu quo ante n’est pas à l’ordre du jour. Exemple : l’austérité budgétaire, responsable d’une fragilisation extrême de notre système de santé (disparition de 13% des lits d’hôpitaux entre 2003 et 2016). Lors de son discours du 12 mars, le chef de l’État a avoué que « la santé gratuite […] et notre État-providence » ne représentent pas « des coûts, mais des biens précieux ». « Déléguer […] notre capacité à soigner » est selon lui « une folie ». Cependant, quelques jours après, l’État commande un rapport à la Caisse des dépôts et consignations pour définir l’hôpital de l’après-crise. Cette étude, loin de faire les louanges de l’État-providence, voit le secteur privé comme un moyen de résoudre les problèmes des professionnels de la santé. Les partenariats public-privé sont envisagés comme une solution alors qu’ils causent souvent des coûts supplémentaires aux hôpitaux.

L’utilisation de l’État pour privatiser des bénéfices et mutualiser les risques n’est pas une pratique nouvelle au sein du capitalisme français.

Le coronavirus risque également d’être utilisé par les pouvoirs politiques et économiques pour tenter de dégrader une fois de plus les conditions de travail. Geoffroy Roux de Bézieux, président du MEDEF, souhaite par exemple que l’État renfloue les entreprises en difficulté, ce qu’il fait déjà, si ce dernier se retire du capital lorsque les risques sont écartés. L’utilisation de l’État pour privatiser des bénéfices et mutualiser les risques n’est pas une pratique nouvelle au sein du capitalisme français. Le patron des patrons estime que c’est  « la création de richesses » qui permettra « d’augmenter l’assiette des impôts et donc les recettes ». Aucune remise en question des baisses des taxes successives sur le grand capital n’est envisagée, alors que ce phénomène a fait s’effondrer les revenus de l’État. Geoffroy Roux de Bézieux considère également qu’il « faudra bien se poser la question tôt ou tard du temps de travail, des jours fériés et des congés payés pour accompagner la reprise ».

Emmanuel Macron saura lui donner raison puisque le 22 mars a été voté un projet de loi d’urgence pour lutter contre le COVID-19, habilitant le gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance pendant la durée de la crise. La journée de travail est maintenant portée à 12 heures, la durée hebdomadaire à 60 heures et le temps de repos est passé à 9 heures consécutives pour les « secteurs d’activités particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale ». Définition on ne peut plus floue : Muriel Pénicaud a ordonné le 19 mars aux patrons du BTP d’envoyer leurs ouvriers sur les chantiers en les menaçant de les exclure du droit au chômage partiel. Les quelques mesures positives prises par le gouvernement, comme la fin des expulsions aux logements, sont censées s’arrêter fin mai 2020. Les mesures de flexibilisation du code du travail auront quant à elles effet jusqu’au 31 décembre 2020.

À Bruxelles, libre-échange et refus de solidarité

Peut-être nous est-il permis de rêver d’une nouvelle Europe ? Cette dernière pourrait redonner une réelle souveraineté démocratique à ses États membres tout en garantissant à sa population une vie digne et un égal accès aux services publics. Pour cela il est urgent de revoir les traités européens responsables de la mort cérébrale de l’Union Européenne (UE). Il est également important de mettre fin à l’agrandissement de l’Europe dans le seul but de réduire les coûts de travail et de délocaliser les industries. En effet, ces phénomènes causent la paupérisation des populations et provoquent la perte de puissance des États membres au profit d’une minorité d’entreprises. Là encore, l’après-coronavirus risque fort d’être un désastre.

En pleine crise sanitaire, l’Union Européenne a entériné son élargissement vers les Balkans. Le 26 mars 2020, la Commission européenne a ainsi validé l’ouverture de négociations pour intégrer la Macédoine du Nord et l’Albanie au sein de l’UE. La stratégie est bien connue : nouer des liens avec des pays où la main d’œuvre est bon marché pour ensuite pouvoir délocaliser les industries et réduire les coûts du travail. Le même phénomène a été observé après l’accord de libre échange entre l’Ukraine et l’UE en 2017 : cette ouverture a seulement permis à des entreprises d’utiliser cette main d’oeuvre peu chère pour augmenter leurs bénéfices, par le biais de travailleurs détachés notamment. 

Sans un salaire minimum européen, la situation risque de se reproduire avec l’ouverture vers les Balkans. À ce sujet, Pierre Gattaz, président du groupe de lobbying Business Europe, soutient que « la fixation du salaire minimum est une compétence nationale ». Une chose est claire : la crise du coronavirus ne remettra pas en cause les principes néolibéraux régissant l’Union Européenne.

Même stratégie, autre continent : le conseil de l’UE a validé le 30 mars 2020 le futur accord de libre-échange entre l’Europe et le Vietnam. Le texte, plutôt que de veiller au respect des droits humains ou environnementaux protège, par l’intermédiaire des Investor-State-Dispute-Settlement (ISDS ou tribunaux d’arbitrage), les intérêts des investisseurs. Le libre-échangisme et le « Green Deal » promu par la présidente de la Commission Européenne Ursula Von Der Leyen sont par ailleurs totalement incompatibles.

Le coronavirus peut être une chance de faire enfin prendre conscience aux États européens de la nécessité de créer des mécanismes de solidarité entre eux. L’Allemagne et les Pays-Bas ont pourtant refusé l’instauration de « coronabonds », qui pourraient être un premier pas vers une mutualisation des dettes européennes. Cette mesure, outre son évidente solidarité, permettrait à certains États d’emprunter sur les marchés financiers à des taux réduits tout en renforçant la construction d’une Europe plus juste. Il convient de préciser que son utilisation serait limitée de par la faible taille du budget européen. Néanmoins, il est intéressant de noter que l’UE refuse une fois de plus toute mesure solidaire. L’Italie, qui réclamait la mise en place de ces « coronabonds », est contrainte d’utiliser l’aide du Mécanisme Européen de Stabilité (MES) qui conditionne l’accord de prêts à des contreparties, notamment des politiques austéritaires. Après plusieurs négociations, l’Italie est finalement seulement contrainte d’utiliser l’argent prêté par le MES dans son système de santé.

La Banque Centrale Européenne (BCE) a décidé d’un plan de sauvetage d’environ 750 milliards d’euros pour 2020, en plus des 240 milliards initialement prévus dans le programme de Quantitative Easing (QE) débuté en 2015. Prisonnière des traités européens qui l’encadrent, la BCE inonde les marchés secondaires de liquidités dans l’espoir de stabiliser le prix de la dette des États et de protéger les banques. Cette mesure n’a que peu d’effet sur l’économie réelle. L’institution pourrait pourtant financer directement les États européens, technique plus efficace, et monter au capital des instituts financiers pour leur imposer des réformes profondes. Une telle solution nécessite bien évidemment une BCE sous contrôle démocratique.

La crise du coronavirus est un révélateur : celui de l’incompatibilité entre une solidarité européenne ou la souveraineté monétaire des pays et les traités régissant l’UE. Plutôt que de remettre en question ces derniers, les États européens préfèrent continuer la même danse macabre : prôner le libre-échangisme jusqu’au bout.

Le risque d’une stratégie du choc

En 2007, Naomi Klein a analysé que de nombreux régimes ont utilisé une « thérapie du choc » pour mettre en place des mesures néolibérales. De l’invasion de l’Irak en 2003 à l’ouragan Katrina aux Etats-Unis en 2005, les dirigeants se sont servis de crises pour imposer la doctrine des Chicago Boys. L’autrice de The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism précise que la stratégie du choc est utilisée lorsque des personnes sont trop occupées à assurer leur survie pour protéger leurs propres intérêts. 

Il est évident que les élites mondiales utilisent la situation actuelle pour promouvoir des politiques néolibérales. Elles désignent également les réponses techno-sécuritaires comme la seule solution viable. L’État français préfère ainsi créer une application dont l’utilité est très discutable pour camoufler sa mauvaise gestion de la situation.

La menace du coronavirus qui va encore planer sur nous pendant longtemps risque d’être utilisée pour mettre en place des dispositifs contraires à nos libertés les plus fondamentales. Viktor Orbán a par exemple invoqué la crise du coronavirus pour que le parlement lui accorde, pour une durée indéterminée, des pouvoirs renforcés. Ce dernier profite alors de la situation, notamment pour déposer des textes de loi contre les personnes transgenres.

Il est réellement important de croire à la possibilité de changement ou même de concevoir des utopies. Mais pour que ces dernières ne correspondent pas à leur définition étymologique (« absence de lieu »), il nous faut comprendre que cette crise est une opportunité pour les élites économiques et politiques de promouvoir des décisions en accord avec leurs seuls intérêts. Or, leurs préoccupations ne sont absolument pas en adéquation avec des impératifs de protection de l’environnement et des travailleurs. Il existe une multitude de futurs possibles. Mais si nous voulons des « jours heureux », cela passera inévitablement par la reprise du pouvoir à la caste qui nous l’a confisqué.