Baisse du chômage : la fausse victoire d’Emmanuel Macron

© Aitana Pérez pour LVSL

Si le chômage a récemment diminué, cela s’est fait en contrepartie d’une précarisation croissante de l’emploi. L’intérim, l’auto-entrepreneuriat uberisé et l’apprentissage sont en effet les domaines qui recrutent le plus. Pour les partisans d’Emmanuel Macron, les politiques de libéralisation du monde du travail doivent être poursuivies durant un nouveau quinquennat, comme en témoignent les annonces sur l’assurance chômage et le conditionnement du RSA. Le développement de l’apprentissage, qui a joué un rôle essentiel dans la réduction du chômage risque par ailleurs de prendre fin dès l’année prochaine. Au « quoi qu’il en coûte » succédera l’austérité, qui mettra en danger les fragiles avancées obtenues en la matière. Concilier plein-emploi et protection des salariés est pourtant possible, à condition de lancer des politiques keynésiennes et d’instaurer une garantie d’emploi.

« Le taux de chômage atteint son plus bas niveau depuis quinze ans » a déclaré Emmanuel Macron lors de la présentation de son programme le 17 mars dernier. Cet élément de langage est depuis constamment repris par les membres de la majorité en brandissant le chiffre de 7,4% calculé par l’INSEE, afin de présenter le bilan économique du quinquennat comme un succès. Après des décennies marquées par le chômage de masse et l’échec de François Hollande à « inverser la courbe », les récents résultats semblent en effet de bonne augure pour celui qui brigue un nouveau mandat.

Une baisse en trompe-l’oeil

Si les indicateurs sont à première vue plutôt bons, avec un taux d’emploi des 15-64 ans historiquement haut (67,5%) et une chute importante du chômage des jeunes (15,9% chez les 15-24 ans), d’autres statistiques dessinent un tableau bien moins reluisant. D’abord, les statistiques de l’INSEE et celles de Pôle Emploi divergent de plus en plus depuis 2010, conduisant le pouvoir en place à toujours choisir le chiffre qui l’arrange le plus. De même, les chiffres mensuels du chômage évoqués dans les médias se limitent généralement à évoquer la catégorie A, qui concerne les personnes qui n’ont aucun emploi. Or, si le nombre de personnes dans cette case a baissé de 15% depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, la baisse n’est que de 6% si l’on prend en compte les catégories B et C, qui recensent ceux qui ont un peu travaillé mais souhaitent davantage d’heures de travail. De plus, le « halo du chômage », c’est-à-dire les personnes qui recherchent un emploi mais ne sont pas immédiatement disponibles – pour des raisons très diverses – continue de s’étendre et concerne désormais 1,9 million de personnes. Il faut également mentionner le cas des chômeurs radiés par Pôle Emploi, c’est-à-dire qui ne bénéficient plus d’aides, mais sont toujours sans emploi.

La France suit de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

En outre, si la baisse récente inverse la tendance à la hausse observée depuis la crise de 2008, elle est largement obtenue au prix d’une précarisation accrue de l’emploi. Ainsi, l’INSEE révèle que les deux tiers des 107.000 créations d’emplois du dernier trimestre 2021 ont eu lieu dans l’intérim, où les contrats ont une durée moyenne de deux semaines. Si l’intérim apporte certes du travail, celui-ci n’est donc pas toujours synonyme de retour pérenne vers l’emploi. De même, le gouvernement s’est largement félicité du nombre historique de créations d’entreprises, qui a atteint un million en 2021. Mais près des deux tiers de ces créations sont le fait des auto-entrepreneurs, dont la rémunération moyenne est de 590 euros par mois et dont la protection sociale est très faible. La France suit donc de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

Enfin et surtout, le recul du chômage semble reposer très fortement sur la montée en puissance de l’apprentissage : entre fin 2019 et fin 2021, le nombre de contrats en question a presque doublé, passant de 480.000 à 900.000 ! Un chiffre qui expliquerait à lui seul les deux tiers de la hausse de l’emploi salarié… Or, les salaires et les cotisations sociales des apprentis sont quasi-intégralement payés par l’État. Si un tel dispositif a des mérites, notamment en matière de formation, il n’est donc pas certain que les apprentis seront ensuite embauchés, surtout si l’employeur peut, presque gratuitement, les remplacer par de nouveaux apprentis. L’explosion de l’apprentissage depuis deux ans paraît en outre fortement dictée par une logique électoraliste : ces nouveaux contrats sont largement issus des milliards déployés dans le cadre du plan France Relance, à travers le dispositif « 1 jeune, 1 solution ». Mais ce plan de relance ne s’étend que jusqu’à la fin 2022 et le budget consacré à l’apprentissage aurait déjà été dépassé de quatre milliards selon l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE), qui qualifie la situation de « difficilement soutenable ». Qu’arrivera-t-il une fois que le plan de relance aura pris fin et que les élections seront passées ?

Tout pour les entreprises, rien pour les salariés

On l’a vu, la baisse du chômage mise en avant par le gouvernement est donc fragile et obtenue par la création d’emplois low cost. Mais qu’importe, pour Emmanuel Macron et ses soutiens, cette inversion de la courbe du chômage justifie les politiques antisociales mises en place depuis cinq ans, qui se déclinent en trois parties. D’abord, la doctrine de LREM en matière d’emploi s’articule autour de la fameuse flexibilité des contrats de travail, afin d’offrir le plus de liberté possible aux employeurs, au détriment des salariés. La première loi travail, sous François Hollande, puis les ordonnances Pénicaud dès 2017 ont donc considérablement affaibli le code du travail, notamment en simplifiant les licenciements et en inversant la « hiérarchie des normes », pour instaurer le rapport de forces à l’échelle de l’entreprise, c’est-à-dire là où les salariés sont les plus faibles. Ensuite, les « marcheurs » ont encore accentué la « politique de l’offre », qui consiste à multiplier les cadeaux aux entreprises pour espérer susciter des embauches. Leur action en ce sens a été particulièrement forte : pérennisation du CICE – pourtant très peu efficace en matière de création d’emplois -, baisse des impôts de production, loi PACTE, flat tax ou encore baisse de l’impôt sur les sociétés (de 33,3% à 25% entre 2017 et 2022)…

Enfin, il s’agit « d’encourager le retour vers l’emploi » des chômeurs, considérés comme des fainéants ayant besoin d’être mis au pied du mur pour se lancer dans la recherche d’un travail. La récente réforme de l’assurance chômage, qui a profondément durci les conditions d’indemnisation et leurs montants, va pleinement dans ce sens. En cas de réélection, Macron prévoit de poursuivre cette chasse aux chômeurs, via une nouvelle réforme et la transformation de Pôle Emploi en « France Travail, annoncée comme un « changement profond ». En outre, en conditionnant le RSA à 15 à 20 heures de travail hebdomadaire, le chef de l’Etat entend étendre la logique du workfare, c’est-à-dire du travail obligatoire en échange d’allocations. Une logique qui rappelle les « jobs à un euro » d’Outre-Rhin, mis en place par le gouvernement SPD-Verts de Gerhard Schröder dans les années 2000, et dont le bilan social est déplorable. Un tel changement conduirait en effet à accroître le dumping social, puisque les personnes concernées seraient moins payées que les smicards à mi-temps. Quant à ceux qui refuseraient ces heures de travail, ils risquent de basculer encore davantage dans la pauvreté, alors que le RMI, l’ancêtre du RSA, visait au contraire à assurer un revenu minimal aux plus en difficulté.

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus

Pour justifier cette chasse aux chômeurs, les soutiens du chef de l’Etat ne cessent de mentionner les emplois non pourvus et de reprendre les témoignages de chefs d’entreprise ayant du mal à recruter. En somme, comme l’a résumé crûment Emmanuel Macron face à un chômeur en 2018, il suffirait de « traverser la rue » pour trouver un emploi. Si cette petite phrase est évidemment empreinte de mépris de classe, elle symbolise finalement bien la mauvaise foi du discours macroniste autour du travail. Les emplois non pourvus, estimés à environ 300.000, sont bien trop peu nombreux pour employer les 3,2 millions de demandeurs d’emplois de catégorie A recensés par Pôle Emploi. Ce dernier chiffre est d’ailleurs amené à augmenter à nouveau en cas de réélection du Président sortant, puisque repousser l’âge de départ à la retraite à 65 ans conduira mécaniquement de nombreux seniors au chômage plutôt qu’à la retraite. 

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte par ailleurs les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus. En effet, si certains secteurs ont indiscutablement des difficultés à recruter, les employeurs ont parfois une part de responsabilité : les conditions de travail, la rémunération, les trajets, les horaires, les possibilités d’évolution ou les diplômes demandés peuvent ne pas convenir aux salariés potentiels. Ce phénomène est par exemple particulièrement visible dans les « métiers du lien », où les salariés gagnent souvent bien moins que le SMIC malgré un dévouement considérable et des horaires à rallonge. Le secteur de l’hôtellerie-restauration connaît une situation similaire, le chômage forcé durant la crise sanitaire ayant conduit de nombreux employés à l’introspection sur leur travail et à plus d’exigences en matière de salaires et de conditions de travail lors de la reprise.

Allier plein emploi et protection des travailleurs

Faut-il en conclure que le plein-emploi est donc nécessairement inatteignable ? Ou que celui-ci ne pourrait se faire qu’en tordant le bras aux chômeurs pour les forcer à accepter n’importe quel emploi ? Non. Certes, la création d’emplois bas de gamme parvient à réduire le niveau d’inactivité. Mais elle a aussi pour conséquence de faire baisser le pouvoir d’achat – et donc la demande -, d’encourager le travail mal fait ou encore d’augmenter le nombre de maladies et d’accidents liés au travail, ce qui a des coûts importants pour la Sécurité sociale. Un tel scénario n’est donc pas souhaitable. Bien sûr, une adéquation parfaite entre les besoins des patrons et les souhaits des demandeurs d’emploi est impossible. Mais l’histoire économique nous rappelle que le chômage et la précarité de l’emploi n’ont rien d’une fatalité.

Le vivier d’emplois dans la reconstruction écologique et le renforcement des services publics est considérable.

Ainsi, face à un chômage de masse et à l’appauvrissement de la population américaine suite à la crise de 1929, le Président Franklin Delano Roosevelt (FDR) mit en place une protection sociale minimale et lança de grands projets pour relancer l’économie. Ce « New Deal » comportait bien sûr une vaste programme de construction d’infrastructures essentielles pour l’avenir du pays, telles que des routes, des barrages ou des réseaux électriques. Étant donné l’impréparation de nos sociétés face au changement climatique, de plus en plus violent, un programme similaire devrait aujourd’hui être une priorité. Concrètement, ce « Green New Deal » proposé par la gauche anglo-saxonne depuis quelques années consisterait à employer des millions de personnes pour isoler les bâtiments, améliorer les transports en commun, réparer les dégâts infligés à l’environnement ou encore préparer nos réseaux (électricité, eau, gaz, internet) aux impacts d’une météo de plus en plus folle. Le vivier d’emplois est donc considérable. Si la reconstruction écologique et le renforcement des services publics doivent être le cœur d’un nouveau « New Deal », d’autres professions y auraient également leur place. Par exemple, le monde artistique, très sévèrement affecté par la crise, fut fortement soutenu par FDR, via le Federal Arts Project. Concrètement, l’État employa directement 10.000 artistes, qui enseignèrent leurs savoirs dans les écoles et réalisèrent plus de 200.000 œuvres pour des bâtiments publics. Ici encore, un tel programme serait sans doute bien préférable au régime d’intermittent du spectacle.

Un autre aspect du New Deal mérite également l’intérêt : la garantie d’emploi. Mis en place aux Etats-Unis par le biais du Civilian Conservation Corps, ce dispositif a aussi été déployé en Argentine en pleine crise financière au début des années 2000 ou en Inde dans des régions rurales défavorisées. L’idée est simple : tout chômeur souhaitant travailler – c’est-à-dire l’écrasante majorité – se voit proposer un emploi. Pour définir le poste de travail, des réunions sont organisées au niveau local avec les employeurs, les chômeurs, les collectivités, les habitants et les syndicats pour définir les besoins non pourvus et voir comment les chômeurs pourraient y remédier. Loin d’être une forme de travail forcé et mal payé, comme le prévoit Emmanuel Macron pour les bénéficiaires du RSA, les personnes sous le régime de l’emploi garanti sont payées au salaire minimum, avec des cotisations.

La garantie d’emploi est de surcroît relativement simple à financer, grâce aux économies en matière d’indemnisations et pour les autres branches de la Sécurité sociale, ainsi qu’en supprimant les dispositifs tels que le CICE. Si une telle mesure soulève de vastes questions, elle permettrait néanmoins de briser la spirale destructrice du chômage et de répondre à de nombreux besoins inassouvis. Enfin, en établissant une garantie d’emploi, le chantage des employeurs au licenciement ferait beaucoup moins peur. Dès lors, un cercle vertueux de plein emploi et d’amélioration des conditions de travail pourrait se mettre en place. Tout le contraire, en somme, du dilemme entre exploitation et misère que promettent Emmanuel Macron et ses alliés.

Comprendre l’hégémonie d’Orban, en tirer des leçons

© Kay Nietfeld

Viktor Orbán est en voie d’être réélumalgré douze années à la tête du pays, une politique de démantèlement de l’État de droit, d’accroissement des inégalités, de détournement de pans entiers de l’économie à la faveur des proches du pouvoir. Comprendre cette hégémonie importe d’autant plus que le régime mis en place par le Fidesz fait figure de laboratoire des extrêmes droites européennes, inspirant des figures comme Éric Zemmour et Marine Le Pen[1]. Pour appréhender l’hégémonie du Fidesz, il faut cependant s’extraire de l’actualité et plonger dans le temps long de l’histoire hongroise, où l’échec des révolutions a conduit à une polarisation du champ politique opposant nationalisme conservateur et progressisme cosmopolite. Avec, à la clé, un avertissement pour la gauche : lorsque celle-ci se laisse dissocier de la nation, le péril guette.

Nationalisme démocratique et antidémocratique

Les travaux du politologue hongrois István Bibó (1911-1979) constituent un outil précieux pour saisir cette évolution. La déconnexion entre nationalisme[2] et démocratie que celui-ci observe en Hongrie dès la seconde moitié du 19ème siècle n’a rien perdu de son actualité. Bibó conçoit la nation comme une construction politique et historique, au sens où celle-ci n’a pas de substance en elle-même, mais résulte d’une « entreprise commune[3] » qui s’échelonne dans la durée et à l’intérieur d’un territoire circonscrit. Et ce n’est qu’à travers un long processus de construction nationale que des liens d’appartenance reliant les membres d’une communauté politique rendent possible sa démocratisation[4]. Bibó établit ainsi un lien étroit entre nation et démocratie. Il voit dans les révolutions dites « bourgeoises » d’Europe occidentale un processus par lequel les masses populaires arrachent la nation des mains de l’aristocratie pour les refonder démocratiquement[5], donnant ainsi naissance à un « nationalisme démocratique[6] ».

Toutefois, la géopolitique hongroise n’est pas la même que celle de l’Europe occidentale, débouchant sur une histoire bien différente. Soumise à plus de 150 années d’occupation ottomane (1526-1699) puis à la domination de l’empire des Habsbourg (1699-1918), la Hongrie a vu son processus de construction étatique et national considérablement ralenti[7]. L’assimilation des minorités linguistiques à la majorité magyare a stagné, conduisant à une segmentation toujours plus grande du pays sur des bases ethniques, phénomène renforcé par sa forte hiérarchisation féodale[8]. À la veille de la Révolution hongroise de 1848, la proportion de Magyars en Hongrie est de seulement 41,5%[9]. Certes, cette révolution voit la cristallisation d’un nationalisme démocratique, des demandes de démocratisation y étant articulées avec une lutte de libération nationale contre la domination autrichienne. Cependant, le mouvement ne peut s’appuyer sur le même genre d’identification nationale par-delà les différences linguistiques qui avait caractérisé la Révolution française[10].

Une droite conservatrice et nationaliste affronte une gauche libérale et cosmopolite. Les deux camps partagent cependant peu ou prou la même vision économique néolibérale et une politique internationale résolument tournée vers l’Occident (adhésion à l’OTAN en 1999 et à l’UE en 2004).

Si la noblesse hongroise révolutionnaire[11] prône majoritairement une conception politique et unitaire de la nation calquée sur le modèle français, les minorités linguistiques construisent leurs propres nationalismes et portent des demandes démocratiques et culturelles spécifiques. La guerre d’indépendance contre les Habsbourgs se double rapidement d’affrontements avec des insurgés des nationalismes minoritaires (les seconds sont d’ailleurs soutenus par les premiers). Lorsque les révolutionnaires hongrois réalisent que le succès de leur entreprise exige de prendre en compte les demandes des minorités, il est déjà trop tard. Quelques semaines après l’adoption de lois linguistiques avant-gardistes, la révolution est brisée par l’intervention de l’armée impériale russe, venue prêter main forte aux Habsbourgs.

Les peuples paient leurs défaites comme ils tirent profit de leurs victoires. L’échec de 1848 a, observe Bibó, des conséquences tragiques sur la politique hongroise jusqu’au 20ème siècle, et, peut-on ajouter, jusqu’à aujourd’hui. L’une d’entre elles est la déconnexion qui s’opère progressivement entre nationalisme et démocratie[12]. En effet, les élites hongroises craignent que l’octroi de plus en plus de droits aux minorités linguistiques ne conduise au démantèlement du pays. Durant les années 1903-1906, un grand schisme traverse le nationalisme hongrois, opposant d’un côté les partisans de la démocratisation et des droits des minorités et de l’autre les défenseurs de la nation d’abord. Les premiers, nourris des idées libérales et socialistes et fascinés par le modèle occidental[13], se détournent de la lutte de libération nationale, car synonyme selon eux d’arriération et considérée comme l’apanage des élites au pouvoir. En parallèle, les seconds se cabrent dans une conception de plus en plus conservatrice et ethnicisante de la nation et dans la défense des privilèges des élites, convaincus que la démocratie est une menace pour la survie du pays.

Durant l’entre-deux-guerres, le régime nationaliste et ultraconservateur de l’amiral Horthy radicalise cette opposition en désignant comme adversaire principal les partis des gauches libérales et marxistes. Ceux-ci sont faussement tenus responsables du Traité de Trianon (1920) qui a rendu très concrète la fragilité de la nation. En effet, l’indépendance du pays y est entérinée au prix de la perte des 2/3 de son territoire[14] et de 3,5 millions de locuteurs hongrois désormais citoyens des états voisins[15]. Bien qu’il soit dans les faits responsable de la signature du fameux traité, le régime Horthy passe les 20 années subséquentes à réclamer le retour des territoires perdus, ce qui le conduit à faire alliance avec l’Allemagne nazie et à collaborer à l’extermination des Hongrois d’origine juive. La déconnexion entre nationalisme et démocratie ne pouvait être plus totale.

Le nationalisme démocratique renaît lors d’un événement auquel Bibó prend une part active. La Révolution de 1956 est un authentique mouvement national-populaire, s’opposant à la dictature stalinienne, à la domination soviétique et articulant lutte de libération nationale et demandes de démocratisation. Toutefois, tel un écho de ce qui s’est passé en 1848, la révolution est brisée par l’intervention de l’Armée rouge, empêchant encore une fois la nation de se refonder sur des bases démocratiques. Par la suite, la sortie du communisme (1988-1990), 10 ans après la mort de Bibó, se passe dans des conditions bien différentes.

En effet, le processus se déroule sans l’implication active des masses populaires. La mise en place de la démocratie libérale et de l’économie de marché – avec son lot de privatisations, de concentration des richesses et de chômage, comme dans tous les pays de l’ancien bloc de l’Est – est le fruit de concertations entre les politiciens au pouvoir et ceux de l’opposition démocratique, sous la houlette du FMI et de l’Union européenne. Comme décongelé par la fonte du glacier communiste, le vieux clivage politique hérité des années 1930 refait surface. Une droite conservatrice et nationaliste affronte une gauche libérale et cosmopolite. Les deux camps partagent cependant peu ou prou la même vision économique néolibérale et une politique internationale résolument tournée vers l’Occident (adhésion à l’OTAN en 1999 et à l’UE en 2004).

Comment le Fidesz a construit son hégémonie

Tout au long de son histoire, la société hongroise a donc été incapable de se démocratiser en profondeur, étant de multiples manières privée de sa souveraineté. Cela a conduit à une opposition contreproductive entre nationalisme et démocratie, que la sortie du communisme a été incapable de surmonter. C’est dans ce contexte qu’émerge le Fidesz et qu’il construit patiemment son hégémonie. Pour ce faire, il s’appuie sur les héritages politiques du passé et profite des espaces laissés vacants par ses adversaires. À terme, il s’ancre résolument dans la tradition du nationalisme antidémocratique tout en se revendiquant, du moins dans sa rhétorique, du nationalisme démocratique. Cette évolution peut être résumée en quatre étapes.

1- D’abord, à la fin du régime communiste, le Fidesz est un mouvement de la jeunesse à la fois nationaliste et (néo)libéral se réclamant des révolutions de 1848 et 1956. Il a quelque chose du parti générationnel, nombre de ses électeurs d’aujourd’hui l’accompagnant depuis ses débuts fougueux et contestataires.

2- Ensuite, les élections de 1994 marquent l’effondrement du Forum démocratique hongrois (MDF, le parti de la droite nationaliste arrivé au pouvoir lors des premières élections libres en 1990) et l’alliance gouvernementale du Parti socialiste hongrois (MSZP, héritier du parti unique) avec les libéraux (SZDSZ). Cela ouvre un espace à la droite de l’échiquier, qu’Orbán et ses troupes s’empressent d’occuper pour en devenir la principale force politique. Pour ce faire, le Fidesz a revêtu les habits du nationalisme conservateur et développe un discours critique de la mondialisation et du libéralisme, s’adressant principalement à la classe moyenne.

Après une victoire électorale et quatre années passées au pouvoir (1998-2002), Orbán est battu dans les urnes par la coalition socialiste-libérale. Cette défaite électorale prend cependant a posteriori des allures de victoire culturelle. En effet, le Fidesz est parvenu à souder son électorat et à incarner le « camp de la nation », là où ses adversaires incarnent celui de la démocratie et du progrès social. Aux termes de cette élection, des symboles autrefois consensuels comme le drapeau hongrois, la cocarde tricolore ou encore le slogan sportif « hajrá magyarok ! » (« aller les hongrois » !) deviennent des signes d’appartenance à la droite nationaliste, et Orbán peut clamer que, mêmes vaincus, ses électeurs ne sont pas minoritaires, car « la nation ne peut être dans l’opposition[16] ».

3- Ensuite, les années qui suivent voient le Fidesz s’employer à dissocier le camp socialiste-libéral de la démocratie et du progrès social, tout en cherchant les articuler à son propre projet politique. Le parti d’Orbán opère un tournant populiste, opposant « les gens » au « gouvernement de banquiers » de la gauche libérale. Il soutient aussi le référendum d’initiative populaire qui, en 2004, parvient à bloquer la privatisation des hôpitaux lancée par la coalition au pouvoir. Ce virage n’empêche pas une nouvelle défaite électorale, au printemps 2006, face au nouveau premier ministre socialiste, Ferenc Gyurcsány, qui promet une « nouvelle Hongrie » et un train de mesures sociales.

La montée au pouvoir du Fidesz n’a donc rien d’irréversible, la population restant sensible au projet associé à la gauche libérale. Un événement inattendu vient cependant brasser les cartes. À l’automne 2006 fuite dans la presse un enregistrement secret dans lequel, quelques semaines après la campagne électorale, Gyurcsány s’adresse à son caucus et admet avoir menti sur la situation économique réelle du pays afin d’être reporté au gouvernement.

Il justifie ainsi le renoncement – acté au cours de l’été – à ses engagements sociaux-démocrates au profit d’une sévère cure d’austérité commandée par Bruxelles. En quelques phrases, le premier ministre a rompu avec ce qui était au cœur de l’identité politique de son camp : la démocratie et le progrès social. Au cours de l’automne, le Fidesz soutient les manifestations, sévèrement réprimées, qui embrasent la capitale et qui semblent vouloir rejouer, à exactement cinquante ans d’écart, la Révolution de 1956.

Le parti d’Orbán a beau jeu d’associer la gauche libérale au régime communiste et de se poser en héritier des luttes de libération nationale. En affirmant, depuis Londres, que les révolutionnaires de 1956 ne luttaient pas pour la démocratie, mais bien pour une Europe unie[17], Gyurcsány ne fait que renforcer un clivage qui oppose désormais son camp à celui de la nation et de la démocratie. L’équilibre politique de la Hongrie postcommuniste, qui opposait deux camps au poids électoral comparable, est rompu, et le Fidesz peut désormais se revendiquer du nationalisme démocratique.

4- Finalement, la crise de 2008 et la cure d’austérité qu’elle entraine achèvent de briser la popularité des partis de la gauche libérale. Le Fidesz a le champ libre, d’autant plus que l’émergence d’un parti populiste d’extrême droite, le Jobbik, élargit son espace politique et lui permet de se poser comme la force centrale de la politique hongroise[18].

Malgré un programme aux accents sociaux-démocrates, l’opposition prône une entrée dans la zone euro sur un horizon de 5 ans. Son orientation fait écho à celui de la gauche hongroise du début du 20ème siècle, éblouie par le modèle de l’Europe occidentale.

En 2010, le parti d’Orbán est élu avec 53% des voix. Le virage nationaliste est manifeste. Le Fidesz rompt avec le FMI et ses prêts assortis de mesures d’austérité, renvoie aux calendes grecques l’entrée de la Hongrie dans l’euro pour conserver sa souveraineté monétaire, procède à une forte régulation du secteur financier, met fin à l’indépendance de la Banque centrale et nationalise le secteur de l’énergie. Les conflits qui en résultent avec les multinationales, les banques et Bruxelles contribuent à sa réélection en 2014, Orbán construisant un clivage entre les partis d’oppositions présentés comme à la solde des puissances étrangères et sa propre vision d’une économie qui serait au service du peuple et sous contrôle démocratique.

Les contradictions du Fidesz et la faiblesse des alternatives

Dans les faits, l’alliage entre nationalisme et démocratie opéré par le Fidesz se révèle superficiel. En témoigne la réécriture de la constitution, sans référendum ni participation des citoyens et des partis d’opposition, et ce grâce à la majorité de 2/3 détenue par le parti à l’Assemblée nationale. De même, le gouvernement modifie le mode de scrutin afin de faciliter, aux élections subséquentes, l’obtention de telles majorités. Celles-ci sont rendues nécessaires dans la nouvelle constitution pour le vote des « lois cardinales » qui couvrent un grand nombre de domaines (dont la politique fiscale). Le verrouillage du système politique est complété par la dégradation des contre-pouvoirs et la diffusion par les médias publics de la propagande gouvernementale.

Au niveau économique, la politique d’Orbán est néolibérale, même si elle peut être qualifiée d’hétérodoxe[19]. En effet, le Fidesz poursuit la déconstruction de l’État social, qu’il considère comme insoutenable du point de vue de la compétitivité économique, s’en remettant plutôt à la théorie du ruissellement pour lutter contre les inégalités. Disant vouloir constituer une « bourgeoisie nationale », il délègue de larges pans de l’économie aux amis du régime, à l’image de Lőrincz Mészáros, ami d’enfance d’Orbán devenu milliardaire en quelques années. Le Fidesz s’emploie en outre à mettre le marché de l’emploi au service des intérêts des industriels de l’automobile allemande en maintenant le bas niveau des salaires et en affaiblissant le Code du travail[20].

Néanmoins, l’opposition ne parvient pas à exploiter les contradictions du Fidesz et à y proposer une alternative. Le sort des deux partis antisystèmes qui ont émergé lors de l’élection de 2010 en est révélateur. À l’extrême droite, le Jobbik mêlait discours anti-rom, antisémitisme, ultraconservatisme, et critique radicale de la mondialisation, élargissant un espace politico-culturel qui renforçait l’hégémonie du Fidesz[21]. Il s’est ensuite lancé dans un long processus de dédiabolisation qui l’a amené à rejoindre l’alliance des partis d’opposition visant à déloger Orbán, aux côtés de ce qui reste du MSZP et du nouveau parti libéral (Coalition démocratique – DK) de Gyurcsány.

À gauche, le LMP (Lehet más a politika – La politique peut être autrement), de tendance écologiste et altermondialiste, s’est fracturé sur la question de l’alliance avec les autres partis d’opposition. Le chef de l’aile parlementaire András Schiffer, un souverainiste de gauche, était partisan d’une ligne autonome, alors que Gergely Karácsony, un écologiste social-démocrate (aujourd’hui maire de Budapest), militait activement pour une stratégie de rassemblement. À terme, c’est ce dernier qui remporte la mise, et le petit parti qu’il a créé entre temps (Párbeszéd – Dialogue) tout comme le LMP moribond se sont joint à l’alliance de l’opposition.

De manière inattendue, celle-ci a désigné comme candidat au poste de premier ministre Péter Márki-Zay, le maire de Hódmezővásárhely, une ville du sud-est du pays. Les principaux observateurs s’attendaient pourtant à ce que la primaire mette en scène un duel entre Karácsony, le candidat de l’aile gauche de l’alliance, et Klara Dobrev, la candidate de la DK (et épouse de Gyurcsány). Márki-Zay, outre de n’être affilié à aucun parti politique (ce qui a probablement contribué à sa victoire), n’a cependant rien d’une figure antisystème. Conservateur, néolibéral et européiste, il déclare dans un entretien[22] avec le média de gauche Pártizán que la meilleure manière de vaincre Orbán est de ne rien changer à sa politique fiscale régressive, tout en promettant de livrer une lutte sans merci à la corruption.

Dans le même temps, malgré un programme commun aux accents sociaux-démocrates, l’opposition prône une entrée dans la zone euro sur un horizon de 5 ans. Plus largement, son orientation fait écho à celui de la gauche hongroise du début du 20ème siècle, éblouie par le modèle de l’Europe occidentale. Alors que le Fidesz a repris à son compte la vieille politique d’équilibre entre Orient et Occident[23] (pratiquée par le roi István à l’an mil comme par le communiste János Kádár), le programme commun annonce une politique étrangère recentrée sur l’Union européenne et l’Alliance atlantique. L’électorat de l’opposition est un miroir de ce positionnement : il est principalement urbain, jeune et aisé, là où celui du Fidesz est rural, âgé et pauvre[24].

L’on peut penser que, même si elle devait être victorieuse dans les urnes, l’opposition resterait « minoritaire » dans la société, faute d’avoir brisé l’hégémonie du national-populisme de droite et de proposer un projet global de refondation nationale et démocratique. Ainsi, 12 ans après son arrivée au pouvoir, le Fidesz peut continuer attribuer à son adversaire le rôle auquel ce dernier est associé depuis 2006 : celui d’un occidentalisme/européisme mettant en péril les intérêts nationaux et populaires. L’alliance avec le parti de Gyurcsány – dont le nom agit toujours comme repoussoir pour une large partie de la population – vient renforcer cette impression. Qu’il passe quelques années hors du gouvernement ou qu’il remporte de nouveau les élections, le Fidesz pourra continuer à se revendiquer de la nation et de la démocratie, malgré le traitement qu’il inflige à la première et le peu de cas qu’il fait de la seconde.

Pour ce faire, il continuera à inventer de nouveaux ennemis menaçant le pays (Soros et ses ONG, les réfugiés du Moyen-Orient ou la théorie du genre) et des slogans (de la démocratie illibérale à la démocratie chrétienne) oblitérant ses propres contradictions. Il y a pourtant de l’espace, dans l’échiquier politique hongrois, pour une alternative susceptible de tirer profit des faiblesses bien réelles du parti d’Orbán. Il faudrait pour cela une renaissance de ce nationalisme démocratique qui traverse l’histoire hongroise depuis le 19ème siècle, mais qui aujourd’hui n’a pas de véhicule politique.

Notes :

[1] Max-Erwann Gastineau et Pierre Lann, «Pèlerinage en Hongrie : “Eric Zemmour est plus proche de Viktor Orban que ne l’est Marine Le Pen”», (Marianne, 2021), https://www.marianne.net/politique/le-pen/eric-zemmour-est-plus-proche-de-viktor-orban-que-ne-lest-marine-le-pen

[2] Chez Bibó, le terme « nationalisme » n’a pas la connotation négative qu’il peut avoir en France ou Europe occidentale. Il correspond plus simplement à une entreprise de construction de la nation, ce qui est proche de la définition proposée par Michael Billig dans son ouvrage canonique Banal Nationalism (1995).

[3] István Bibó, Misère des petits États d’Europe de l’Est, (Paris : Albin Michel, 1993), 423.

[4] Ibid., 133.

[5] Ibid., 132-133.

[6] Ibid., 159. Le nationalisme démocratique de Bibó est ainsi très proche de ce que Gramsci appelait le « national-populaire » et de ce que Laclau et Mouffe désigneront comme la « révolution démocratique ».

[7] Ibid., 134.

[8] Ibid., 139 ; 402-403.

[9] Le pays compte 24,4% de minorités de langue slave (Slovaques, Serbes, Croates, Ukrainiens, etc.), 19,3% de Roumains, 11,6% d’Allemands et 4% de Juifs. Miklós Molnár, Histoire de la Hongrie, (Paris : Hatier, 1996), 241.

[10] István Bibó, Op. cit., 150.

[11] La bourgeoisie hongroise était à cette époque extrêmement faible numériquement, de sorte que c’est une petite et moyenne noblesse au poids disproportionnée qui a pris en charge les tâches politiques nationales et révolutionnaires, à l’inverse de ce qui s’est passé en Europe occidentale. Cela a eu des conséquences politiques importantes, les convictions nationalistes, démocratiques et libérales côtoyant, au sein même de ces élites, de vieux réflexes de domination typiques de leur caste. Miklós Molnár, Histoire de la Hongrie, Nations d’Europe (Paris : Hatier, 1996), 214-216.

[12] István Bibó, Op. cit., 156-158.

[13] Une des grandes revues progressistes de l’époque s’appelle d’ailleurs Nyugat, qu’on peut traduire par « Ouest » ou « Occident ». Il y a tout de même, au sein de la gauche, quelques figures qui tentent de concilier progrès social, démocratisation et émancipation nationale, à l’image du politologue Oszkár Jászi et du poète Endre Ady. Cette tentative de renouveler le nationalisme démocratique ne parviendra cependant pas à s’imposer, broyée par la bipolarisation politique qui se met alors en place.

[14] La « Grande Hongrie », un territoire en partie mythique dont les contours n’ont cessé d’être déplacés au fil des siècles comprenait, dans le cadre de l’empire austro-hongrois, en plus de la Hongrie actuelle, la Transylvanie, le sud de la Slovaquie, le nord de la Serbie, etc.

[15] Miklós Molnár, Op. cit., 339-341.

[16] András Bozóki, «Consolidation or Second Revolution? The Emergence of the New Right in Hungary», Journal of Communist Studies and Transition Politics 24, no. 2 (2008): 226.

[17] Melinda Kovács, Magyars and Political Discourses in the New Millennium: Changing Meanings in Hungary at the Start of the Twenty-First Century, (London : Lexington Books, 2015), 6.

[18] Kristóf Szombati, The Revolt of the Provinces : Anti-Gypsyism and Right-Wing Politics in Hungary, (New York, Oxford : Berghahn Books, 2018), 116.

[19] János Mátyás Kovács, «The Right Hand Thinks : On the Sources of György Matolcsy’s Economic Vision», dans Brave New Hungary : Mapping the “System of National Cooperation”, sous la dir. de János Mátyás Kovács et B. Trencsényi (Londres : Lexington Books, 2020).

[20] András Simonyi, «Hungary is Germany’s ‘China problem’ — and Biden should take note», (The Hill 2021), https://thehill.com/opinion/international/532747-hungary-is-germanys-china-problem-and-biden-should-take-note

[21] Le parti d’Orbán a d’ailleurs adopté plusieurs propositions puisées dans le programme du Jobbik, afin de lui couper l’herbe sous les pieds.

[22] Partizán, «Karácsony visszalép Márki-Zay javára | Exkluzív páros interjú», (2021), https://www.youtube.com/watch?v=gGgLg86Iu98

[23] Notons que dans l’histoire de la Hongrie, la rupture de cette politique d’équilibre a à plusieurs reprises signifié la perte ou l’absence de souveraineté pour le pays.

[24] Reuters, Op. cit.

« Nous avons abandonné la défense de nos intérêts stratégiques » – Entretien avec Marc Endeweld

Marc Endeweld © Hugo Le Beller

Après Le Grand Manipulateur en 2019 et L’Ambigu Monsieur Macron en 2015, Marc Endeweld signe son troisième ouvrage portant sur Emmanuel Macron. Enquêteur au long cours, il analyse dans L’Emprise quels ont été, pendant le quinquennat d’Emmanuel Macron, les nombreux intérêts qui priment sur ceux de l’État lorsqu’il se positionne sur la scène internationale. La question énergétique, le démantèlement de fleurons technologiques et industriels stratégiques ainsi que la privatisation de secteurs clés sont successivement traités par Marc Endeweld. Entretien réalisé par Victor Woillet et Simon Woillet.

LVSL – Après vous être intéressé à la figure d’Emmanuel Macron dans vos précédents ouvrages et aux réseaux qui lui ont permis d’accéder au pouvoir, vous revenez sur son quinquennat et placez l’accent sur les différentes formes d’emprise dont il fait l’objet. Pourquoi ce choix ?

Marc Endeweld – Le sujet de mon nouveau livre est plus large que la seule figure d’Emmanuel Macron, même si ce dernier y occupe une place centrale. Je ne me limite pas d’ailleurs à son seul quinquennat : pour éclairer un choix stratégique dans le domaine industriel, ou une situation diplomatique, je remonte également dans le passé, de Nicolas Sarkozy à François Hollande.

Le terme d’« emprise » se justifie d’une double manière : il s’agit de prendre la mesure des grandes transformations de l’ordre international actuel. Notamment vis-à-vis des relations diplomatiques et des choix stratégiques que représente le choc entre les États-Unis et la Chine. Les États-Unis, après s’être concentrés sur la « guerre contre le terrorisme », se positionnent contre la Chine et font d’elle leur principal ennemi. Mais il s’agissait aussi à travers cet ouvrage d’analyser la place de la France dans ce basculement et d’interroger la réaction de son élite à ce changement de paradigme : les mesures déployées ou non dans le domaine du renseignement, de l’économie ou encore de l’industrie. Mon constat est assez simple. Face aux attaques à l’encontre de différentes entreprises stratégiques comme Alstom, Airbus, ou Alcatel, ou dans la guerre de l’ombre entre services de renseignement, la France se retrouve très souvent prise au piège entre les deux grandes puissances que sont les États-Unis et la Chine. À travers cela, j’interroge également le référentiel de l’indépendance nationale promu aujourd’hui à peu près par l’ensemble du spectre politique, de la gauche à la droite en passant par Emmanuel Macron. La France, qui se veut plus autonome par rapport aux Américains, ou qui souhaite placer la question de la « puissance » au coeur de l’Union Européenne, a-t-elle encore les moyens de ses ambitions ?

L’autre point de départ de mon enquête est « l’affaire Benalla » sur laquelle j’avais travaillé dans mon précédent livre. Ce dossier est bien plus qu’une simple « affaire d’été » comme l’ont présenté les soutiens du président de la République. Derrière, en coulisses, on pouvait cerner de multiples interférences étrangères. Emmanuel Macron lui-même n’a cessé de dénoncer les ingérences étrangères tout au long de son quinquennat, parfois en visant la Russie, et à d’autres reprises, la Turquie. Le constat est clair : le monde du renseignement devient de plus en plus présent dans la diplomatie contemporaine. Cette zone grise pose la question de l’autonomie de nos dirigeants.

LVSL – Avant de revenir avec vous sur le positionnement de la France face à l’Amérique d’une part et à la Chine de l’autre, une forme de continuité apparaît avec vos précédents ouvrages à propos d’Alexis Kohler. Ce dernier occupe une place centrale dans votre livre, du fait de sa proximité avec le groupe MSC. Comment expliquez-vous la présence de tels personnages dans l’entourage du président ?

M.E. – Alexis Kohler est le secrétaire général de l’Élysée, le principal collaborateur du président de la République. Or ce poste a toujours eu un rôle important de courroie de transmission entre les différentes administrations, les différents ministères et l’Élysée. Alexis Kohler est le secrétaire général ayant eu le plus de pouvoir de toute la Vème République. Ce n’est pas moi qui l’affirme, mais d’anciens secrétaires généraux dont j’ai recueilli le témoignage en off et qui m’ont présenté Alexis Kohler comme le « numéro 1bis de la présidence de la République » ou encore comme le « vice-président ».

Il y a une triple raison à cela : Emmanuel Macron, comme d’autres avant lui, a interprété nos institutions d’une manière assez réduite, en faisant la promotion d’une forme d’hyper-présidence contraire à la lettre de la Constitution et à son Article 20 (NDLR : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation… »), dans un mouvement long d’affaiblissement du gouvernement face à la figure présidentielle. De fait, Emmanuel Macron semble plus inspiré par la verticalité de la présidence de Nicolas Sarkozy que par la pratique du pouvoir de la deuxième gauche. 

Dans cette conception du pouvoir, le secrétaire général de l’Élysée assure un rôle clef. Dès sa prise de fonction en tant que directeur de cabinet d’Emmanuel Macron quand ce dernier devient ministre de l’Economie en 2014, Alexis Kohler se retrouver à avoir la haute main sur tout un tas de dossiers industriels et stratégiques. Emmanuel Macron lui a toujours laissé une très grande latitude en ce qui concerne des arbitrages éminemment politiques. Alstom fait partie de ces dossiers dans lesquels Alexis Kohler a eu un pouvoir important. 

Une fois arrivé à l’Élysée, Alexis Kohler a gardé cette haute main sur les principaux dossiers industriels et stratégiques, auxquels on peut d’ailleurs ajouter les dossiers du renseignement, de la diplomatie, de la sécurité nationale, mais aussi du nucléaire. Il est aujourd’hui au cœur de la raison d’État et, même si on le compare au médiatique Claude Guéant, Alexis Kohler bénéficie, d’après de nombreux témoignages, d’un rayon d’action plus large. Même s’il n’apparaît presque jamais dans les médias, il a par exemple plus de pouvoir que le ministre Bruno Le Maire, qui est pourtant à la tête de Bercy.

« Les gouvernants ne sont pas seulement spectateurs de cette situation, mais pleinement acteurs, véritables chevilles-ouvrières de l’affaiblissement démocratique au profit d’intérêts privés. »

Le pouvoir dont bénéficie Alexis Kohler s’explique aussi pour d’autres raisons. On le comprend à travers « l’affaire Kohler », révélée par Mediapart, qui a dévoilé un conflit d’intérêt au plus haut niveau de l’État. En effet, Alexis Kohler est directement lié à la famille Aponte, propriétaire et gérante du groupe de transport maritime MSC. Sur de nombreux dossiers industriels, notamment la fusion avortée entre le groupe Fincantieri – détenu à plus de 70% par le groupe public Fintecna propriété du ministère de l’économie italien – et le chantier naval STX de Saint-Nazaire, pourtant actée par le précédent gouvernement, ce lien a lourdement pesé. 

J’ai également découvert que la guerre largement dépeinte depuis deux ans dans les médias entre Bolloré et l’Elysée prend en réalité sa source dans l’opposition entre MSC, armateur maritime et gestionnaire de ports, et le groupe Bolloré sur le terrain africain. L’épilogue de cette bataille est survenu peu avant les fêtes. Dans un silence assez incroyable, on a appris que le groupe MSC entrait en négociations exclusives pour racheter les activités africaines de Bolloré. 

Sur le plan purement financier et économique, il y a là une forme d’armistice, car, contrairement à ce qu’on a bien voulu dire sur les intentions de Bolloré, il est d’abord entré en conflit avec l’Élysée pour des raisons principalement économiques et industrielles liées à la situation de son groupe en Afrique, se sentant « lâché » par l’Elysée, et lésé par rapport à MSC du fait de la proximité de ce groupe avec Alexis Kohler. C’est l’une des révélations de mon livre. 

Plus globalement, au coeur de la diplomatie mondiale, les intérêts privés priment de plus en plus sur les relations entre États, qu’ils soient démocratiques ou non. La macronie ne représente à cet égard que la continuité d’une tendance lourde de la géopolitique française contemporaine, avec la prédominance de ces intérêts privés dans la prise de décision politique depuis Nicolas Sarkozy. À travers mon livre, je dépeins une certaine impuissance des autorités de l’État à se confronter à ces intérêts et autres conflits d’intérêts. C’est la conjonction néo-libérale qui se traduit la plupart du temps par une gouvernance autoritaire et/ou par un affaissement des instances démocratiques face aux intérêts privés. Dans un tel cadre, les gouvernants ne sont pas seulement spectateurs de cette situation, mais pleinement acteurs, véritables chevilles-ouvrières de l’affaiblissement démocratique au profit d’intérêts privés.

LVSL – Vos analyses semblent corroborer les intuitions de nombreux journalistes économiques dans le monde anglo-saxon. Y a-t-il d’après vous une tendance globale à la concentration et à la privatisation du pouvoir politique ?

M. E. – Dans mon livre, je cite le journaliste Ronan Farrow1, qui connaît très bien l’establishment de Washington et New-York. Il a lui-même effectué une enquête sur le Département d’État après y avoir lui-même travaillé sous Barack Obama. Dans son ouvrage, il pointe lui aussi l’affaiblissement de la fonction diplomatique, l’hyperconcentration de la prise de décision sur les dossiers internationaux au niveau de la Maison Blanche, et l’interconnexion de ces enjeux diplomatiques avec aussi bien les intérêts privés que les services de renseignement. J’ai fait le même constat en France avec l’affaiblissement structurel du Quai d’Orsay face aux services de renseignement. De surcroît, les diplomates doivent également subir une vraie diplomatie parallèle, via différents acteurs, activée directement par l’Elysée. Plus largement, on assiste à une véritable militarisation, à travers le renseignement, de la diplomatie et à une sortie de cette dernière du contrôle démocratique institutionnel habituel. 

Je rappelle dans mon livre l’affaire NSO/Pegasus, alors que le président de la République a potentiellement été espionné sur l’un de ses téléphones portables. De la même manière, les techniques d’espionnage extrêmement sophistiquées dont dispose la NSA américaine posent question tant les capacités d’ingérence et de connaissances d’éléments particulièrement sensibles sont étendues. 

C’est l’une des interrogations de mon ouvrage : tous les responsables politiques français parlent désormais de souveraineté économique suite au choc de la pandémie, qui a matérialisé d’une certaine manière des liens de dépendance extrêmement forts qui se sont instaurés depuis trente ans avec la Chine. Mais nos dirigeants, par « laisser faire » souvent, par idéologie également, ont peu à peu désarmé la France. Sur le front du renseignement, ils ont  choisi de faire de la guerre contre le terrorisme une priorité des services. Mais dans le même temps, ils ont entièrement délaissé les questions de guerre économique alors même que les États Unis sont très offensifs à ce sujet. La France s’en aperçoit un peu tard : dans le domaine économique, elle n’a pas d’alliés qui tiennent, elle n’a que de concurrents. Sur toutes ces questions de renseignement économique, nous avons un véritable train de retard. Certes, Emmanuel Macron a demandé récemment à la DGSE et à la DGSI de se mettre en ordre de bataille sur ces enjeux. Mais la tâche qu’il reste à mener est considérable.

LVSL – À la lecture de votre enquête, depuis l’affaire Alstom ainsi que l’affaire Airbus sur lesquelles vous revenez en détail, les États-Unis semblent avoir accru leur arsenal législatif pour mener une véritable guerre économique contre la France (FCPA/ Patriot Act/ ITAR). Peut-on encore rivaliser, dans le domaine juridique notamment, ou bien est-ce d’ores et déjà perdu d’avance ?

M.E. – Ce n’est jamais trop tard, mais effectivement, le fait que les États-Unis aient décidé de mener cette guerre économique en utilisant tous les moyens, rend la chose plus difficile. Le réveil d’une partie de nos élites économiques et politiques est brutal car ils ont mis beaucoup de temps à comprendre l’aspect guerrier et offensif des intérêts économiques américains par rapport aux nôtres, ou des différents pays européens. Plusieurs fleurons industriels français en ont fait les frais, notamment Alstom, Alcatel, et Airbus, comme je l’explique en détail dans mon livre. Cette guerre économique passe notamment par l’extraterritorialité du droit américain qui instrumentalise les questions de corruption pour affaiblir le management des sociétés visées, mais également leur sécurité juridique, pour faciliter les transferts d’information dans le cadre de procédures internationales visant un groupe en particulier.

Il faut néanmoins apporter une nuance à ce tableau d’ensemble de la guerre économique, car l’acteur américain n’est pas le seul à prendre en compte. Il faut également se pencher sur un autre impensé de nos dirigeants. Depuis trente ans, avec la montée du néo-libéralisme, la question industrielle est devenue largement secondaire pour l’État comme pour le patronat. Les différents dirigeants économiques comme politiques ont rêvé aux entreprises sans usines, « fabless » en anglais. L’un des cas emblématiques n’est autre qu’Alcatel dont l’ancien patron, Serge Tchuruk, théorisait le maintien des activités de valeur ajoutée sur le territoire tout en externalisant le reste de la production, en Chine essentiellement. On se plaint aujourd’hui de Huawei et de sa présence très importante sur nos réseaux de télécommunication européens, avec des conséquences en termes de sécurité, mais en réalité la France disposait d’un fleuron des télécommunications dans les années 1990, Alcatel. Au-delà même de la guerre économique menée par les États-Unis, la destruction d’Alcatel est dû à des choix stratégiques de courte vue. Nos dirigeants ont préféré vendre les bijoux de famille, les brevets et faciliter les transferts  de technologies pour augmenter les marges et les dividendes des actionnaires. Résultat, les Chinois n’ont eu aucun mal à rattraper leur retard dans le domaine des télécommunications. Cette stratégie a également eu des conséquences sur toute la supplychain des PME françaises.

Rappelons un chiffre : en une vingtaine d’années, la France perdu un million d’emplois nets industriels et, malgré les propos enthousiastes d’Emmanuel Macron sur les 37 000 emplois créés durant le quinquennat dans ce secteur, cela reste très faible face aux enjeux qui vont être les nôtres. Le même Emmanuel Macron, qui a promu la souveraineté économique au milieu de la crise du COVID-19, est l’ancien ministre qui a bradé Alstom durant le précédent quinquennat. Tout le discours autour de l’autonomie stratégique de l’Europe ou de la souveraineté européenne doit également être analysé en ce sens. Emmanuel Macron sait que la souveraineté économique fait partie des domaines dans lesquels il n’a pas fait ses preuves, c’est le moins qu’on puisse dire.

En réalité, les 30 milliards d’euros de son plan France 2030, qui prévoit des investissements dans les filières stratégiques françaises, sont dérisoires en comparaison des investissements prévu par la Chine. Xi Jinping a précisé que, dans les six ans à venir, il allait dépenser dans ses propres filières stratégiques plus de 1400 milliards de dollars. À titre de comparaison, un Jean-Luc Mélenchon, qui se positionne également en faveur d’un investissement public massif dans les filières stratégiques et se fait souvent critiquer à cet égard, évoque dans le cadre de la planification écologique seulement 200 milliards d’euros de budget d’ensemble pour préparer une industrie davantage adaptée aux défis écologiques. Malgré tout, ce n’est plus le seul à parler de planification écologique. Il n’est pas anodin que Geoffroy Roux de Bezieux, patron du MEDEF, s’en empare pleinement dans un récent ouvrage et dans ses récentes allocutions, allant même jusqu’à se féliciter de la cohérence du programme de Jean-Luc Mélenchon dans ce domaine. De la même manière Emmanuel Macron, a choisi, fin 2020, de relancer un Haut Commissariat au Plan, dont l’origine remonte à la reconstruction après la Seconde guerre mondiale, une création promue par le Conseil National de la Résistance et le Général de Gaulle. Dirigé par François Bayrou, ce « nouveau » Haut Commissariat au Plan a déjà rendu plusieurs rapports et s’inquiète du déficit historique de la balance commerciale de la France. Alors 30 milliards d’euros d’investissements, comme le propose Emmanuel Macron, ne suffiront pas à renverser la tendance. 

Marc Endeweld © Jean-Charles Léon

Il serait bon qu’en cette période de campagne présidentielle la question de la redistribution des richesses soit posée, non seulement sur un plan social, mais aussi pour mettre en place des plans publics d’investissement massif dans les secteurs stratégiques. La nécessaire résurgence d’un État stratège se fait aujourd’hui plus criante. Malheureusement, le débat public est aujourd’hui saturé, soit par les questions identitaires, soit par les grandes peurs internationales. Même concernant le dossier de l’Ukraine, il est très difficile d’avoir un débat de fond sur les questions énergétiques. Tout le monde aborde la souveraineté économique, l’autonomie et l’indépendance de la France, mais il y a bien peu de candidats qui proposent une vraie stratégie et un vrai pacte social renouvelé dans lequel les forces productives joueront un rôle central pour la création d’emplois et la transformation de notre modèle pour plus d’écologie.

Emmanuel Macron a promu le « quoi qu’il en coûte » au sortir de la crise, mais où cette richesse a-t-elle été allouée ? Vers des projets productifs d’innovation, de recherche et développement ou a-t-elle surtout permis à de riches propriétaires ou actionnaires, comme on l’a observé, de faire fructifier leurs dividendes et de profiter du soutien public à leur propre « risque actionnarial » ? Le bilan de cette politique est clair : elle a surtout profité à une élite dans le pays plutôt que de permettre l’accompagnement et la réorientation d’une politique stratégique globale.

Il est important de bien avoir cela en tête, notamment à gauche et chez les écologistes, même si Yannick Jadot se met désormais à parler de souveraineté industrielle, cela reste sans une réflexion approfondie sur l’autonomie pourtant requise tant afin de créer de l’emploi que de répondre à l’urgence climatique. C’est extrêmement important, par rapport à la population française. La diminution de l’autonomie stratégique se paye en emplois perdus et par notre incapacité à mener une bataille écologique efficace pour le climat. Ce ne sont pas des questions mineures, inscrites dans le passé, mais bien des enjeux centraux et actuels. L’efficacité des politiques publiques de nos gouvernants par rapport aux défis majeurs que nous devons affronter se pose sérieusement.

À travers toutes ces questions stratégiques s’en pose une prédominante : nos gouvernants ont-ils encore aujourd’hui la capacité de réorienter stratégiquement tout un ensemble de secteurs et de tendances amenées par le laisser-faire du marché ? On voit bien que ce laisser-faire nous emmène droit dans le mur et le mouvement écologiste s’en rend compte en ce qui concerne le climat : l’action individuelle ne suffit pas et il faut retrouver la capacité d’agir à l’échelon étatique. Si on ne prend pas les vraies décisions à ce niveau-là et qu’on laisse le marché s’en charger, les différents peuples n’auront plus ni leur mot à dire, ni la simple capacité d’agir.

Ces dernières années, nous avons eu tendance à réduire le débat politique à de grands chocs théoriques et binaires entre les « souverainistes » d’une part et les « européistes » de l’autre, entre les internationalistes et les promoteurs de la « mondialisation heureuse » face aux tenants du repli identitaire et nationaliste. En réalité, il y a encore peu, la France avait encore une certaine présence à l’internationale, notamment grâce à son siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations-Unies, mais aussi dans le domaine économique par certains pôles industriels. Nous avons aujourd’hui abandonné la défense de nos intérêts, et nous retrouvons dans une situation critique. Dans les débats théoriques et intellectuels d’aujourd’hui, on ne parle presque pas de la maîtrise des chaînes d’approvisionnement, de la guerre des métaux rares, aujourd’hui fondamentale pour comprendre les relations internationales et le choc entre les États Unis et la Chine. On a préféré maintenir les populations et les citoyens dans un état de peur face aux menaces terroristes ou sanitaires, alors que les questions stratégiques les plus essentielles sont absentes de la discussion et laissées aux mains des initiés, lobbys ou autre, dans la plus totale opacité institutionnelle.

LVSL – La question énergétique est centrale dans votre livre, de l’affaire Hercule à l’EPR de Taishan en passant par l’exportation du GNL américain. Comment expliquez-vous qu’un sujet aussi important que ce dernier pour comprendre les enjeux géostratégiques récents soit si souvent absent du débat public ?

M. E. – L’énergie a toujours été un élément cardinal dans les relations internationales. On peut penser à la guerre du pétrole et au pacte historique dans ce domaine entre l’Arabie saoudite et les États-Unis après la Seconde guerre mondiale. Mais on assiste, depuis peu, à un basculement sur ce genre d’enjeux concernant la maîtrise de nouveaux secteurs (métaux rares et composants électroniques notamment). En réalité, on peut interpréter l’augmentation des tensions internationales entre la Chine et les États-Unis par ce biais. Tout d’abord car les États-Unis sont devenus relativement autonomes en termes énergétiques grâce au pétrole de schiste et au gaz de schiste. Cela a peu été mentionné, mais les États-Unis sont désormais exportateurs de Gaz Naturel Liquéfié (GNL) et c’est Barack Obama qui a autorisé en 2014 les exportations de pétrole de schiste, ce qui est une révolution depuis le choc pétrolier des années 1970, car on est sortis de l’exportation limitée auprès des producteurs, encadrée par la loi qui était jusqu’alors en vigueur. Ce faisant, les États-Unis ont également acquis un véritable avantage comparatif en ce qui concerne les énergies carbonées. Par ailleurs, la tension entre la Chine et ces derniers se focalise sur la guerre des métaux rares que les États-Unis ne maîtrisent pas totalement, car la Chine dispose de ressources minières bien plus importantes sur son territoire. Dans ce cadre, l’Afrique devient également un enjeu pour le contrôle des métaux rares2, non seulement pour la Chine et les États-Unis, mais aussi pour beaucoup d’autres pays.

Sur la question énergétique, l’Europe apparaît également en difficulté pour un certain nombre de raisons. Premièrement, elle est devenue depuis 20 ou 30 ans de plus en plus dépendante du gaz russe, non seulement en raison des choix allemands de sortie du nucléaire, mais aussi car la France et d’autres pays ont délaissé le gaz provenant de pays du Maghreb tels que l’Algérie. Par ailleurs, les élites françaises et européennes ont totalement sous-estimé la réduction des réserves de gaz proprement européennes à cause du gaz présent en Mer du Nord et exploité par les britanniques ou la Norvège. Un autre élément n’a pas été anticipé par les dirigeants européens : le développement du GNL, qui nous a fait passer de contrats de long terme sur 20 ou 30 ans à un système de marchés de trading, semblable à la bourse, car l’importation et l’exportation par cargaison maritime le rend possible. Là-dedans, la France et l’Europe se trouvent coincées entre les États-Unis d’une part et la Russie de l’autre.  C’est ce qui transparaît avec la crise ukrainienne. En raison des demandes de transition énergétique, les lobbys du gaz tentent de faire passer cette énergie comme essentielle pour la transition et la France est d’autant plus fragilisée sur ce plan-là,. Ce débat fut au cœur des discussions à Bruxelles sur la taxonomie verte, qui fait passer le gaz pour plus efficace dans une perspective de transition écologique alors que cela reste une énergie carbonée.

Il faut par ailleurs noter que nous sommes dans une situation extrêmement délicate sur le plan énergétique : notre parc nucléaire est vieillissant. Nous n’avons pas fait les bon choix à temps, ni en matières d’énergies renouvelables, ni en investissant dans des filières industrielles correspondantes, ni en pensant la question du nucléaire de façon apaisée, en dehors des débats pro ou anti caricaturaux. On retrouve ce sujet aujourd’hui, durant la campagne présidentielle, car Emmanuel Macron a décidé d’annoncer une relance nucléaire ambitieuse et que les Républicains sont favorables à la relance du nucléaire tout comme le PCF. En réalité, mon enquête montre que la filière du nucléaire est aujourd’hui à plat. Les chaînes d’approvisionnement sont absolument obsolètes et le taux d’exploitation des centrales nucléaires chute de mois en mois. Les problèmes techniques s’accumulent provoquant la mise à l’arrêt temporaire de nombreux réacteurs. La France qui se présentait jusqu’à maintenant comme indépendante grâce à l’énergie électrique issue du nucléaire doit ouvertement s’alerter car cette autonomie prétendue n’est tout simplement pas assurée : la France a été importatrice d’énergie auprès d’États comme l’Allemagne et d’autres pays de manière très importante ces derniers mois (ce qui explique d’ailleurs le déficit de la balance commerciale). 

Sans se prononcer en faveur ou contre le nucléaire, on peut observer, en se penchant sur les faits, une crise existentielle et industrielle profonde de la filière nucléaire française. Elle s’explique par des non-choix ou en raison du retard accumulé sur certaines décisions, mais aussi à cause de guerres intestines et d’enjeux de pouvoirs au plus haut niveau de l’État et à l’international, laissant parfois place à la corruption. On retrouve ainsi un autre aspect de l’enquête, qui montre que la France s’est très souvent retrouvée divisée au plus haut niveau de l’État lors de discussions et signatures de contrats à l’international, se rendant ainsi hautement vulnérable face à ses concurrents.

Il faut également garder à l’esprit que les questions énergétiques ne sont pas seulement un débat d’initiés et d’experts. De nombreux lobbys sont présents, et certains acteurs du monde de l’énergie utilisent la presse pour faire peser auprès des pouvoirs publics.  On a assisté depuis 2018 à l’arrivée dans le monde de la presse française, de Daniel Kretinsky, qui dispose d’un grand groupe énergétique en République Tchèque ainsi que d’intérêts énergétiques en France. Il contrôle notamment un gazoduc qui rejoint celui de l’Ukraine en provenance de Russie et de nombreuses centrales à charbon dans l’Est de l’Europe. Daniel Kretinsky a ainsi investi dans le journal Le Monde et a racheté Marianne ou d’autres publications françaises. On peut donc observer, comme je l’avais déjà en partie montré dans mon précédent livre, que les questions énergétiques sont centrales aujourd’hui dans les choix stratégiques et régaliens. Contrairement à ce que pensent les libéraux ou néo-libéraux, le choix qui a été fait, avec l’Union Européenne, de concevoir un marché économique unique nous affaiblit énormément par rapport aux puissances voisines que sont la Chine et les États-Unis.

LVSL – Pouvez-vous revenir avec nous sur le fameux projet Hercule et le rôle qu’Emmanuel Macron et Alexis Kohler ont joué dans l’élaboration de ce dernier ? 

M. E. – L’énergie n’avait pas fait ou très peu l’objet d’un débat présidentiel en 2017. Ce que j’ai découvert au cours de mes différentes enquêtes est pourtant troublant : l’énergie a été un enjeu de guerre interne au sein des plus hautes sphères du pouvoir. Emmanuel Macron, en particulier, s’est depuis très longtemps positionné sur ces questions. Que le plan Hercule (qui ne porte plus ce nom aujourd’hui) prévoit le démantèlement du groupe EDF et l’étatisation d’une partie du secteur nucléaire dans un schéma de défaisance du parc nucléaire actuel, n’est pas quelque chose d’anodin. D’autant que cela passerait par une privatisation des énergies renouvelables. « Jupiter » a directement pesé dans l’élaboration du plan Hercule pourrait-on dire. Emmanuel Macron et Alexis Kohler, comme je le montre, ont véritablement imposé ce plan à la direction d’EDF et à Jean-Bernard Levy. Dans un premier temps, les syndicats comme la CGT et le PCF ont cru de bonne foi que le gouvernement allait relancer la filière nucléaire. Ils y étaient plutôt favorables, pensant qu’étatisation rimait avec nationalisation des intérêts nucléaires française. Ils ont fini par comprendre les vrais objectifs du gouvernement…

En réalité, cette étatisation servira à la mise en place d’un néolibéralisme pur et dur : une socialisation des pertes et une privatisation maximale des profits. La doctrine Macron dans l’énergie est très claire : déstabiliser le groupe public EDF restreint à des activités nucléaires étatisée, sous tutelle de l’administration et aux frais du contribuable, sans qu’ils aient leur mot à dire et, de l’autre côté, conférer une liberté accrue aux groupes comme Total, propriétaire aujourd’hui de Direct Energie, pour dépecer les deux anciens groupes publics qu’étaient EDF et Gaz de France (devenu Engie). Les activités dans le domaine du GNL, qui étaient le cœur de l’activité historique de Gaz de France ont été d’ailleurs rachetées récemment par Total. Emmanuel Macron n’hésite pas à inclure dans la filière énergétique des investisseurs privés et même étrangers, tout en démembrant un acteur public ancien et ayant fait ses preuves comme Engie. C’est exactement le mécanisme néolibéral de prédation financière sur des domaines d’activités stratégiques et publics. 

« Nous sommes dans une véritable nasse stratégique due à la spéculation et à la prédation opérée sur le marché de l’énergie »

Alexis Kohler y joue un rôle central. Il était d’ailleurs présenté aux interlocuteurs de la filière comme étant l’authentique ministre de l’énergie et le vrai « patron » d’EDF, ce qui est une incongruité par rapport au statut d’un groupe public qui a été fondé au sortir de la guerre sur la base d’une véritable autonomie financière sur l’ensemble de ses investissements, notamment dans le parc nucléaire historique et dans la mise en place du réseau électrique français actuel. Comme EDF a été mis à mal par les différents gouvernements récents, les différentes directions du groupe ont dû affronter des injonctions parfaitement contradictoires, sous Macron comme sous Hollande ou Sarkozy, et le groupe public s’est retrouvé dans une véritable nasse stratégique en raison de son risque financier. 

Le secteur énergétique français fait par conséquent face aujourd’hui à une très grave crise. Derrière les grandes annonces sur les turbines Alstom ou encore la relance du nucléaire, la réalité est tout autre. Les fameux EPR 2 promis par notre président ne sont, d’après plusieurs de mes sources, qu’un projet très loin d’être finalisé, nécessitant encore près de dix ans de développement, figurant simplement sur des PowerPoint si je caricature un peu. Par ailleurs, l’hiver prend aujourd’hui fin plus tôt que prévu en raison du réchauffement climatique, mais nous avons de quoi nous inquiéter pour les prochaines années en termes de fourniture électrique. De nombreux cadres dans le secteur énergétique n’ont pas de mal à évoquer l’hypothèse d’un black-out généralisé en ce qui concerne l’électricité. Voilà la situation. Face à l’urgence des décisions et des enjeux, nous sommes dans une véritable nasse stratégique due à la spéculation et à la prédation opérée sur le marché de l’énergie. Ceux qui en payent et en payeront les conséquences sont toujours les Français les plus pauvres, les plus démunis.

1. Ronan Farrow, Paix en guerre. La fin de la diplomatie et le déclin de l’influence américaine, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra, Paris, Calmann-Lévy, 2019.

2. Voir à ce sujet : Guillaume Pitron, La Guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Paris, Les liens qui libèrent, 2018.

L’invention du « en même temps » par Élie Decazes – Entretien avec Jean-Baptiste Gallen

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Jean-Baptiste Gallen © Pablo Porlan

Et si Emmanuel Macron n’était pas l’inventeur du « en même temps » ? La paternité de cette politique revient sans doute à Élie Decazes, ministre de Louis XVIII et favori du roi. C’est en tout cas la thèse de Jean-Baptiste Gallen qui fait paraître ce mois-ci aux éditions du Cerf L’Invention du « en même temps ». La chute d’un ambitieux (1818-1820), un essai dans lequel l’auteur exhume la figure de Decazes. Oublié par les livres d’histoire, il a pourtant régné sur la France trois ans durant. Deux siècles avant Emmanuel Macron, le jeune ministre aux allures de Rastignac se fraie un chemin entre la droite et la gauche, se pose comme seul rempart face à l’extrême droite, joue sur tous les tableaux et engage la dérive autoritaire de son gouvernement sur fond de montée des incivilités et d’épidémie : et à la fin, il chute, et les ultras l’emportent. Si donc les mêmes causes produisent les mêmes effets, faire un détour par l’histoire de la Restauration peut permettre d’éclairer le présent. Entretien.

LVSL – Votre livre évoque une période peu connue de l’histoire de France. Quelle est la situation du pays dans les années 1818-1820 ?

Jean-Baptiste Gallen – En effet, la Restauration est probablement la période la moins étudiée de notre époque contemporaine ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai souhaité y consacrer une grande partie de mes études. En réalité, cette période est véritablement fascinante. Le retour du roi sonne comme l’heure du bilan. Après 25 années de troubles révolutionnaires, Louis XVIII, frère de Louis XVI, revient dans un pays qu’il ne connaît plus. Il ne peut pas nier les évènements révolutionnaires et leurs conséquences, mais en même temps, s’il souhaite restaurer son trône, il doit rétablir certains principes de l’Ancien régime.

Pour éviter que le pays renoue avec ses pulsions révolutionnaires, les Européens décident en 1815 d’occuper militairement la France pendant cinq ans. Cela leur permet de garantir une certaine stabilité dans ce pays aux mémoires complètement fracturées. C’est finalement au bout de trois ans que les alliés quittent le territoire. En 1818, les Français se retrouvent enfin entre eux dans un pays durablement en paix. C’est la première fois depuis la Révolution et c’est à ce moment précis que s’ouvre mon livre.

La scène politique française offre une grande diversité d’opinions politiques. La droite est divisée en deux : il y a d’un côté les partisans d’un rétablissement pur et simple de l’Ancien régime, nommés les ultras. Ils veulent « dérouler la révolution en sens contraire » selon une expression du temps. Mais il y a aussi une droite modérée qui, à l’inverse, considère qu’un retour dans le passé est impossible. Pour elle, tout n’est pas à jeter dans ce que la Révolution a apporté.

La gauche de son côté est profondément divisée. Elle se fait extrêmement discrète, car une partie non négligeable de ses membres a soutenu Napoléon Bonaparte lors de son retour de l’île d’Elbe en mars 1815. Elle est composée de Bonapartistes qui attendent le retour de l’Empereur – toujours en vie à Sainte-Hélène, rappelons-le –, de partisans d’une monarchie parlementaire, et de quelques républicains qui attendent leur heure. Au fil des années, les rangs de cette dernière catégorie tendent à grossir, ce qui inquiète profondément les royalistes.

Et enfin, entre la droite et la gauche, il existe une force politique dite du « juste-milieu », que l’on pourrait aujourd’hui appeler centriste bien que ce terme soit anachronique.

LVSL – Vous exhumez la figure d’Élie Decazes, jeune ministre de Louis XVIII qui arrive trop tôt, trop vite, au sommet du pouvoir. Pouvez-vous présenter son parcours ? Pourquoi avoir fait le choix de le comparer à Emmanuel Macron ?

J.-B. G. – Élie Decazes est véritablement un personnage balzacien. Il naît dans une famille de roturiers à Libourne et monte à Paris en 1800 pour entamer une carrière d’avocat. Il se plaît énormément dans cette société parisienne, il apprécie cette mondanité, il sent qu’il est fait pour ça ! Rapidement, il rentre dans une loge maçonnique pour étendre son réseau dans cette société impériale et au bout de quelques années, il fréquente les plus hautes sphères de l’État. Il intègre le cercle le plus intime de Napoléon en devenant l’un des secrétaires de la mère de l’Empereur. On lui prête même une liaison avec sa sœur, Pauline Bonaparte.

Cette proximité avec les membres de la famille Bonaparte ne l’empêche pas de retourner sa veste très rapidement à la chute de l’Empire. Lorsque le roi Louis XVIII monte sur le trône, Decazes va user des mêmes stratagèmes que sous Napoléon, car le personnel politique est demeuré pratiquement le même.

Et peu à peu, par des méthodes qui le distinguent du reste du Tout-Paris, Decazes obtient l’écoute du monarque. Il entre progressivement dans son cercle intime, même très intime, car il devient le favori du roi ! Louis XVIII apprécie sa jeunesse – il n’a que 35 ans – et son charisme : il est, selon les chroniques de son temps, très bel homme.

Il plaît à Louis XVIII car il incarne la nouveauté et le sang neuf dans cette classe politique vieillissante. Et à ce moment précis, de façon surprenante, Louis XVIII décide de nommer ce jeune courtisan au gouvernement. Tout le monde s’interroge, mais qui est donc ce jeune de 35 ans propulsé ministre de la Police ?

Au début, personne ne se méfie de lui. Mais en sous-main, de par sa proximité avec le monarque, le favori du roi remplace un à un les membres du ministère pour composer progressivement un cabinet à son image. Il n’hésite plus à s’opposer frontalement au président du Conseil qui se trouve être un lointain petit neveu du duc de Richelieu. 

En seulement quelques années, il parvient à concilier ses volontés et la politique du gouvernement. Decazes ne se revendique ni de la droite ni de la gauche, il veut dépasser ces clivages qu’il estime obsolètes. Ce jeune homme qui est désormais âgé de 37 ans, à l’immaturité politique assumée, devient l’homme le plus puissant du pays.

Decazes réalise ce qu’on appelait alors la politique de bascule : un coup à droite, un coup à gauche.

Lorsque j’ai commencé mes recherches sur ce personnage méconnu de l’histoire de France, je me suis vite aperçu du nombre incroyable de points communs qu’il y a entre son époque et la nôtre, et puis, surtout, des très nombreux parallèles qui existent entre Élie Decazes et Emmanuel Macron. Comme j’apprécie l’idée que le passé éclaire le présent, faire un parallèle entre différentes époques pourrait nous éviter de commettre de nouveau certaines erreurs.

LVSL – En quoi peut-on faire de lui l’inventeur du « en même temps » ?

J.-B. G. – Élie Decazes ne propose pas une nouvelle vision du monde. Il ne tente pas de créer une troisième voie. Il tente uniquement de rallier les déçus de la droite et de la gauche pour faire une politique qui se veut pragmatique.

Lorsqu’il arrive au pouvoir à la fin de l’année 1818, il forme un ministère qui rassemble des personnalités politiques venant de la droite et de la gauche. Ces hommes, idéologiquement, ont peu de choses en commun, et pendant toute la durée de vie du ministère, ils vont s’opposer constamment sur des sujets primordiaux.

Lorsqu’il est aux affaires, Decazes réalise ce qu’on appelait alors la politique de bascule : un coup à droite, un coup à gauche. Pour plaire à tout le monde et éviter de décevoir, il tente de concilier en même temps des idées antagonistes.

Mais évidemment, bien loin de satisfaire tous les camps, sa politique déplaît à tout le monde. La politique de Decazes varie au gré de ses intérêts électoraux. Ce qui était défendu hier par le gouvernement, est délaissé le lendemain.

La pratique du pouvoir de Decazes est avant tout mue par un grand cynisme. Si je devais présenter des points communs sur ce plan entre Decazes et Macron, je donnerais deux exemples.

Lorsque Decazes présente des candidats pour les élections législatives, il adapte leur profil au gré des territoires. Dans les départements acquis à la gauche, les candidats ministériels émanent de la gauche, et à l’inverse, dans les territoires favorables à la droite, le ministère présente des figures de droite. Emmanuel Macron a fait exactement la même chose : allez voir les députés En Marche des Yvelines et comparez-les avec ceux du Finistère, et voyez combien ceux-ci sont issus de deux univers politiques contraires.

Deuxième exemple, qui concerne d’ailleurs encore le choix des candidats pour les législatives : Decazes choisit ses candidats sur des rapports qui lui ont été faits sur eux précédemment. Il faut que ces personnes soient idéologiquement assez souples, capable de défendre « en même temps » des idées contraires.

LVSL – Vous insistez sur la dérive autoritaire du régime, comment l’expliquer ? Faut-il y voir une réaction à la montée aux extrêmes qui caractérise l’époque ?

J.-B. G. – C’est là tout le paradoxe de cette politique du « en même temps » : loin de réconcilier un pays, elle attise les rancœurs et fait émerger la violence.

Avec cette stratégie, toute forme de débat devient impossible. On ne peut pas échanger intelligemment avec quelqu’un qui affirme tout et son contraire. Le débat suppose la clarté et l’honnêteté des convictions. Or, cette stratégie du en même temps que mettent en œuvre Élie Decazes et Emmanuel Macron va contre ces deux conditions.

Lorsque les mots sont vidés de leur sens, de leur substance, plus aucun dialogue n’est possible. Et lorsque le débat contradictoire est irréalisable, la violence ressurgit.

Lorsque les idées se taisent, les intérêts particuliers prennent le dessus et le pays sombre dans la guerre de tous contre tous. La politique ne devient qu’une succession de crises, où le dialogue étant rompu, chacun en vient à défendre son intérêt particulier, alors que la politique devrait être, dans l’idéal, la recherche du Bien commun.

À 200 ans d’écart, la même politique produit les mêmes effets.

Je consacre toute une partie de l’ouvrage à étudier les effets de la politique de Decazes sur l’état de la France. Le pays était déjà morcelé, il devient un archipel. À 200 ans d’écart, la même politique produit les mêmes effets, ce serait amusant si ce n’était pas sérieusement inquiétant.

À ce moment-là, la France fait même face à une épidémie qui provient d’Espagne. Le gouvernement tente de lutter contre la hausse des cas positifs, mais sans succès.

Dans ce contexte de crise et d’épidémie, Decazes voit bien que sa politique ne fonctionne pas. S’il souhaite conserver le pouvoir, il doit agir, vite et fort. Il va ainsi radicaliser sa politique jusqu’à faire passer les propositions des ultras – l’extrême droite de l’époque – pour un peu molles.

Devant ce chaos grandissant, devant la hausse des incivilités et après un assassinat politique retentissant, il prend expressément des édits liberticides en février 1820 : la mise en détention de tous devient possible sur simple décision du gouvernement et la censure des journaux est rétablie.

Ces décisions sont prises en partie pour rassurer son électorat bourgeois des centres-villes qui s’inquiète de voir l’agitation gagner tout le pays. Pour des raisons électorales, Decazes est prêt à bafouer les libertés publiques que la monarchie restaurée avait assurées.

LVSL – « Nos larmes, nos gémissements, nos sanglots ont étonné un imprudent ministre : les pieds lui ont glissé dans le sang ; il est tombé. » Le mot de Chateaubriand, aussi laconique que cruel pour Decazes, referme votre ouvrage. Qu’est-ce qui a causé sa chute ?

J.-B. G. – La première cause de la chute de Decazes est sa propre politique et ses effets néfastes sur le pays. Sur la fin, Decazes était haï. Presque tous les jours il recevait des menaces de mort. Jamais un président du Conseil n’avait suscité autant de rancœur et de haine.   

Afin de conserver le pouvoir, le président du Conseil pratique la politique du pire. Il affirme à tout le monde que s’il perd le pouvoir, c’est l’extrême droite qui le remplacera.

Decazes est jeune, brillant, mais il termine emporté par son hubris. À ses débuts il fascinait, il engrangeait des soutiens de tous bords. Il incarnait une nouveauté qui plaisait beaucoup au sein de cette classe politique vieillissante. Mais, au fil des années, sa stratégie du en même temps s’essouffle et plus personne ne le rejoint. Ses dernières décisions radicales font chuter le nombre de ses soutiens.

Afin de conserver le pouvoir, le président du Conseil pratique la politique du pire. Il affirme à tout le monde que s’il perd le pouvoir, c’est l’extrême droite qui le remplacera. « Moi ou les extrêmes » : voilà le jeu dangereux auquel jouait Decazes il y a deux cents ans, la même tactique que l’on retrouve aujourd’hui chez Emmanuel Macron. Sauf que cette stratégie est extrêmement dangereuse : elle fait de l’extrême droite la seule alternative à sa politique. Ainsi, tous ceux qui tentent d’avoir un discours modéré et qui s’opposent à Decazes se retrouvent dépassés par les extrêmes, qui prolifèrent dans ce climat d’hystérisation généralisée.

Et parce que la chute de Decazes devenait inéluctable, parce que sa personne était honnie, l’extrême droite a pris le pouvoir après lui.

Le vide de sa pensée ne pouvait que laisser la place à la radicalité de l’extrême droite, qui semblait répondre à toutes les craintes du temps.

L’Invention du « en même temps ». La chute d’un ambitieux (1818-1820)
Jean-Baptiste Gallen
Les éditions du Cerf, février 2022
18 €

Jacques Généreux : « Il faut prendre au sérieux la connerie économique néolibérale »

© La rédaction

La science économique contemporaine est dominée par une théorie néolibérale hégémonique qui laisse peu de places aux approches alternatives, alors même qu’elle n’a pas su prédire, entre autres, la crise de 2008. Comment expliquer la survivance de cette théorie inadaptée et dangereuse ? Est-ce la preuve que les idées économiques ne sont que des discours légitimant la domination d’une classe sur une autre ? Ou bien peut-on imaginer que tous les promoteurs de ce paradigme s’entêtent dans leurs erreurs, envers et contre toutes les données empiriques ? Jacques Généreux, économiste et maître de conférence à Sciences Po Paris, invite à considérer sérieusement l’hypothèse de la bêtise dans son dernier ouvrage, Quand la connerie économique prend le pouvoir (Seuil, octobre 2021). Entretien réalisé par Lisandru Laban-Giuliani.

LVSL – Au fil de vos essais, une de vos lignes directrices a été d’argumenter patiemment et méthodiquement contre les théories néoclassiques et néolibérales qui dominent le monde académique et les politiques publiques. Pour quelles raisons ces théories peuvent-elles être très sérieusement qualifiées d’âneries, de bêtises voire de conneries économiques ?

J.G. Pour faire simple : tous les postulats fondamentaux de la science économique néoclassique, puis néolibérale, enseignée dans les grands départements d’économie sont faux. La psychologie sociale et cognitive ainsi que l’économie comportementale l’ont démontré, il n’y a plus de doute là-dessus. Les gens ne sont pas des calculateurs rationnels comme le prétendent ces théories dominantes mais des êtres sociaux avec des interactions subjectives. Or, les émotions humaines n’existent pas dans la micro-économie néoclassique.

Puisque les postulats de départ sont faux, les conclusions sont nécessairement viciées. Toutes les politiques économiques qui s’en inspirent, autour de l’idée de marché auto-régulé, ne fonctionnent pas. Et pour cause : ces marchés n’existent même pas. Dans l’économie réelle, il n’y a pas de « marché » où se rencontrent l’offre et la demande pour établir un prix d’équilibre à chaque seconde. Un tel fonctionnement n’existe que sur les marchés financiers. Mais, manque de chance pour la théorie des marchés efficients, il se trouve que là où les marchés financiers fonctionnent librement, des catastrophes s’ensuivent. L’auto-régulation est un déséquilibre automatique permanent. Le problème est que la logique de ce marché financier a colonisé depuis une trentaine d’années toute une série de biens qui autrefois n’étaient pas financiarisés. Dans cette jungle financière, vous pouvez spéculer sur la valeur future d’un silo de grains, et donc affamer les gens en le stockant plutôt que de le mettre sur le marché. C’est une folie.

La théorie est fausse, ses postulats sont faux, ses conclusions sont contredites à chaque fois par la réalité. Ca fait longtemps qu’on le sait. À ce niveau, on peut parler de connerie pour désigner une bêtise entêtée. Tout le monde peut se tromper, avoir un modèle qui est faux et mettre du temps à s’en apercevoir. Mais quand toutes les preuves sont là…

LVSL Votre objectif avec ce nouvel essai, Quand la connerie économique prend le pouvoir, était donc de comprendre pourquoi ces théories demeurent en vigueur bien qu’ayant fait la preuve de leur inadéquation ?

J.G. En effet. Je veux d’abord préciser qu’il n’y a aucune vulgarité dans cet ouvrage, même si le titre pourrait le laisser croire. La connerie est un sujet sérieux, de plus en plus étudié en sciences sociales [1]. Ce terme issu d’un langage populaire me semblait le seul à même d’exprimer l’encroutage dans l’erreur permanente, bien plus qu’une simple bêtise. La connerie économique a deux sens : à la fois cette bêtise de la science économique mainstream et la colonisation des logiques économiques à toutes les sphères sociales, logique de compétition qui nous rend idiots.
Ce livre ne traite pas directement de théorie économique ou d’économie politique, même s’il en est question en tant qu’instruments de l’analyse. C’est plutôt un livre de sociologie, d’anthropologie, de psychologie sociale et politique, portant sur la croyance en des théories économiques.

Mon premier but est de montrer l’importance des questions d’intelligence et de connerie. Mon second est de comprendre comment toute une génération d’élites politiques, médiatiques, intellectuelles, diplômées des meilleures universités, parfois agrégées, parfois même Prix Nobel, peuvent croire à des théories dont on sait scientifiquement et rigoureusement qu’elles sont fausses. Il y a là un vrai mystère.

La réponse facile d’une certaine partie de la pensée critique a été de nier l’irrationalité des élites, en disant qu’ils ne croyaient pas en des absurdités mais en leurs intérêts. Dans cette approche, ces élites seraient prêtes à défendre leurs théories, tout en sachant qu’elles sont fausses, pour maintenir la domination de leur classe. C’est sans doute vrai pour un certain nombre de cyniques égoïstes qui se fichent de la communauté, de la nation, des gens, du monde. Mais on ne peut suivre l’hypothèse que tout le monde est un salaud. La psychologie et l’anthropologie nous enseignent qu’en règle générale, les gens ne sont pas des salauds. Les gens croient à ce qu’ils font, ils adhèrent véritablement aux idées de leurs partis politiques. On peut croire vraiment à des bêtises. C’est le sujet de mon analyse.

« Comment une génération entière d’élites peut-elle croire à des théories rigoureusement fausses ? »

LVSL Vous exposez une série de biais cognitifs à l’origine de notre propension à la bêtise. Lorsque la psychologie est mobilisée pour éclairer les phénomènes sociaux, comme les croyances en des théories économiques erronées, un risque existe d’évacuer par ce fait les déterminants historiques et les rapports de force sociaux qui se cachent derrière ledit phénomène. Explications psychologiques et historiques sont-elles compatibles ?

J. G. Elles sont absolument compatibles. En m’appuyant sur les travaux de la psychologie, je montre comment notre fonctionnement intellectuel n’est pas fait pour aller spontanément vers la rationalité et la vérité. Nous avons une inclination à la bêtise. Mais mon but n’est pas de dire que tout peut s’expliquer par des biais cognitifs ! Cela effacerait les phénomènes historiques et sociaux. Bien au contraire. Pour intégrer les forces sociales dynamiques à l’analyse historique, il ne faut pas avoir la même conception de l’être humain qu’ont les néolibéraux qui réduisent les gens à des machines rationnelles ! Il faut assumer d’ouvrir la boîte noire du cerveau. Les théories néo-classiques ignorent la psychologie et l’anthropologie. Ce serait grotesque de reproduire leur erreur. La pensée critique ne peut se contenter de faire une histoire des forces dynamiques matérielles en oubliant que ces forces matérielles incluent des intelligences humaines dont il faut connaître les fonctionnements et dysfonctionnements. D’ailleurs, ceux qui invoquent Marx pour mépriser le rôle des idées dans l’histoire se fourvoient. Dans les écrits de Marx et Engels, les idées font partie de la réalité humaine matérielle et doivent être prises au sérieux.

En résumé, je cherche dans ce livre à comprendre comment des évolutions de rapports sociaux, de structures, de systèmes économiques, ont plus ou moins tendance à favoriser l’intelligence ou son contraire.

LVSL Quelles sont donc les conditions sociales et historiques qui ont rendu possible cette « connerie économique » depuis les années 1980 ?

J.G. Depuis la généralisation planétaire d’une logique capitaliste ultra-libérale, plusieurs transformations ont détruit les éléments qui favorisent l’intelligence. La logique de la compétition étendue à tous les domaines de la vie sociale est la cause de cette épidémie de bêtise.

La psychologie sociale nous montre que notre cerveau est fait spontanément pour chercher la survie, la réussite dans la compétition sociale, raisonner pour montrer aux autres que nous avons toujours raison. Autant de biais cognitifs qui nous inclinent à penser de travers. Mais ces défauts peuvent devenir utiles dans certains cadres sociaux. La discussion entre des individus soutenant des idées contradictoires peut mener à des découvertes collectives d’une vérité et d’un intérêt commun. Cela vient du fait que nous sommes très doués pour découvrir les erreurs des autres. Les discussions apaisées entre des gens qui n’ont pas entre eux une rivalité de pouvoir peuvent conduire à une intelligence collective. Dès lors que nous sommes en situation de rivalité, de compétition, le cerveau primitif prend le dessus : on agit comme une proie menacée, on est dans la réaction immédiate et émotive. En un mot, la rivalité rend stupide.

« La rivalité, généralisée par la logique néolibérale, rend stupide. »

Sur le plan des rapports de force sociaux, les actionnaires prennent le dessus avec la généralisation d’un capitalisme actionnarial débridé à partir des années 1980. Dès lors, ils ont tout pouvoir d’organiser la société selon leurs vues et d’imposer partout la logique de la compétition, entre les individus, entre les régions, entre les pays. Là est le mal. La connerie économique n’a pas pris le pouvoir à cause d’une défaillance du cerveau humain. Elle prend le pouvoir à partir d’une évolution des rapports de force dans les années 1980, lorsque ceux qui ont intérêt à ré-instaurer le pouvoir du capital, battu en brèche pendant une trentaine d’années, y parviennent. Ils imposent que tout ce qui était à l’abri de la compétition rentre sur le marché, prétendument efficace. Les services publics sont soumis à la concurrence, la santé est propulsée dans une logique concurrentielle, les hôpitaux doivent suivre le modèle managérial des entreprises privées… La compétition s’infiltre partout et partout elle produit la bêtise.

LVSL Paradoxalement, le champ scientifique, qui devrait être en mesure de contourner ce que vous appelez le biais « méta-égocentrique » en confrontant les différentes thèses à l’examen critique des pairs, n’est pas épargné par cette épidémie. Comment l’expliquez-vous ?

J.G. Précisément à cause de cette compétition pour les postes qui a envahi le monde universitaire au détriment de la recherche scientifique. La logique du publish or perish qui contraint les chercheurs à publier un certain nombre d’articles chaque année est parfaitement absurde. Einstein n’a écrit que trois ou quatre articles importants. Ce système ne valorise pas du tout la qualité des recherches et de l’enseignement. Les chercheurs sont évalués selon la quantité d’articles publiés par année et la qualité des revues. Or, en économie, les bonnes revues qui apportent beaucoup de « points » sont de grandes revues américaines ou anglo-saxonnes, toutes mainstream. Ces revues sont fermées à toute sorte de pensée qui oserait critiquer les fondements du modèle théorique orthodoxe.

LVSL Une des thèses centrales de votre essai est que le slogan de « président des riches » ne sied pas à Emmanuel Macron. Vous estimez qu’il cherche sincèrement à faire le bien de la société dans son ensemble, même si au final ses politiques servent les plus favorisés. Comment en arrivez-vous à ce diagnostic ? Pourquoi n’est-ce pas le « président des riches » mais le « roi des imbéciles » ?

J.G. Quand je dis que Macron n’est pas le président des riches, cela ne veut pas dire qu’il ne fait pas une politique pro-riche. Inutile de revenir là-dessus, c’est une évidence. La politique d’Emmanuel Macron est la caricature d’une politique favorable aux riches. « Président des riches » peut être à la rigueur un slogan pour dénoncer sa politique. Mais si c’est une analyse, si la thèse est de dire qu’il fait délibérément une politique au service de sa classe dont il tire son pouvoir, alors cette expression est incorrecte. Cela sous-entendrait qu’il a été élu par ces riches et qu’il travaille consciemment à leurs intérêts. Or, la sociologie de son électorat met en évidence qu’il n’est pas élu par les riches [2]. La majorité de son électorat est issu d’une classe moyenne voire populaire et de professions intermédiaires. Les cadres supérieurs, qui gagnent plus de 3000€ par mois, votent préférentiellement pour le candidat de la droite. Il n’est pas le candidat préféré des riches, il n’a pas été élu par eux. Dès lors, on peut réfléchir aux raisons de sa politique. Je ne crois pas aux procès d’intentions. Il est stupide de prêter à Emmanuel Macron une intention fondamentalement malveillante vis-à-vis des plus pauvres. Il faut se pencher sur ce qu’il a dit. Je me suis intéressé à ses écrits publiés avant de rentrer en politique.

« Ce n’est pas le président des riches mais le représentant d’une idéologie néolibérale stupide qui croit sincèrement être dans l’intérêt public. »

Son cap n’a jamais changé, malgré ses discours pendant le premier confinement. Il est fondamentalement convaincu des bien-fondés de ce que l’on appelle la politique de l’offre : il y aurait trop d’entraves à l’initiative individuelle, à l’investissement privé, trop d’assistance qui nuirait à l’incitation au travail, trop de secteurs où la concurrence est insuffisante… Il n’a jamais dévié de cette doctrine néolibérale, malgré les changements de court-terme pour sauver l’économie quand tout était à l’arrêt. On sait très bien que ces politiques ne fonctionnent pas : même l’OCDE et le FMI reconnaissent que la baisse des charges patronales, la libéralisation du licenciement, entre autres, n’ont aucun effet sur le chômage et la croissance. Si Emmanuel Macron était un malveillant cynique qui voulait se maintenir au pouvoir coûte que coûte, il aurait accepté le rapport de force, plutôt que l’entêtement idéologique ! Un opportuniste n’a pas d’idéologie. Mais lui a refusé tous les rapports de force. Rien ne le fait céder ! Aux Gilets Jaunes, il a lâché des miettes, pour qu’on ne remette pas en cause sa logique et son idéologie. S’il voulait uniquement s’assurer d’être réélu, il accepterait peut-être de faire des réformes plus agréables pour la population.

J’essaie de montrer dans ce livre qu’il est un véritable idéologue qui se croit investi d’une mission : réussir à mettre en place les réformes néolibérales pour faire la prospérité du pays. Il veut être reconnu pour avoir eu le courage de mener ses réformes impopulaires qu’il estime salutaires. Ce n’est pas le président des riches mais le représentant d’une idéologie néolibérale qui croit sincèrement être dans l’intérêt public. Il faut aussi comprendre que l’on n’est pas président tout seul, on ne gouverne pas tout seul. Il y a beaucoup de gens qui le soutiennent en croyant véritablement à cette politique de l’offre. On ne peut pas faire l’hypothèse que tous les élus de La République en Marche soutiennent cette idéologie par intérêt individuel. D’ailleurs il y a très peu de grands patrons parmi ces élus. Il en va de même des journalistes et commentateurs favorables à sa politique : ils croient en son bien-fondé. Il faut prendre au sérieux le fait que la plupart des professeurs d’économie, la plupart des journalistes, des militants, croient fondamentalement à cette politique de l’offre. Donc, ils croient à des bêtises. D’où l’importance d’étudier la bêtise.

LVSL Sur le plan du combat idéologique, comment mener efficacement la bataille culturelle dès lors que les adversaires ont des œillères cognitives telles que vous les décrivez ?

J.G. Je n’ai pas de recettes toutes faites. Mon approche est très gramscienne, dans une certaine mesure. Comme Gramsci, je me sens à ce moment de l’histoire où l’on a toutes les raisons d’être pessimiste, étant donnés tous les pièges systémiques qui bloquent notre société dans une direction. Nous ne sommes pas privés de moyens. Le problème est celui de la gestion de l’abondance. En dépit du fait que les moyens soient disponibles et connus, il y a des blocages sociaux, culturels, politiques, qui empêchent la mise en œuvre de ces solutions. Au niveau même de la lutte politique qui devrait permettre la conquête d’un pouvoir pour changer, les choses sont bloquées. Malheureusement, je n’ai pas d’exemple en tête de société bloquée ou dans une impasse qui s’en serait sortie par la délibération, la discussion rationnelle. C’est uniquement à l’occasion d’une grande crise, d’une catastrophe, d’une guerre, que peuvent s’opérer des changements de cap suffisamment radicaux, pour le pire ou le meilleur. La situation est gramscienne dans le sens où l’on voit bien les éléments de blocage alors que la solution est là. On sait comment faire la transition écologique. On sait comment trouver du travail pour tout le monde. On n’a pas besoin pour cela d’abolir les libertés économiques, de tout planifier. On peut garder la liberté, et même l’essentiel de la liberté économique. Non seulement cela est su, mais c’est également voulu par la plupart des gens.

Cette situation de blocage est évidente. Pour autant il ne faut pas désespérer dans l’action. Cela n’empêche pas de dénoncer et de se battre. C’est pour cela que je me suis longuement engagé en politique. Le travail de l’intellectuel n’est pas seulement de faire le diagnostic de ce blocage. Ma position méthodologique, et non politique !, n’est plus de se demander ce que l’on va faire maintenant, mais de poser la question des échecs passés : pourquoi, après des chocs qui ont produit des amorces de changement, n’a-t-on pas continué sur cette voie ? Pourquoi ces basculements qui nous replongent dans des impasses d’où seul un choc pourra nous tirer ? A mon sens, lorsque ce moment arrivera, lorsque les circonstances historiques seront réunies, il faudra s’occuper de deux problèmes fondamentaux pour empêcher la répétition des erreurs passées : les institutions et la bêtise.

« Il faudra assurer l’éducation à l’intelligence d’un peuple de citoyens et fonder des institutions pour lui donner les clés la décision politique. »

Sur le plan institutionnel, il faudra admettre que la délibération collective des citoyens est bien plus efficace que la compétition entre partis. Face à un problème donné, les citoyens comprennent qu’il faut faire des arbitrages, trouver des moyens de répartir les coûts, concilier des intérêts en apparence incompatibles… Je cite les résultats de conférences de citoyens qui ont été consultées depuis une trentaine d’années en Europe, dans lesquelles des gens de classes, d’âges et de préférences politiques très différents passent du temps ensemble à enquêter, à s’informer, à débattre et à émettre des avis sensés, de manière presque consensuelle. Nous avons fondamentalement la capacité à accéder à cette forme d’intelligence collective quand on est dans ce cadre social où la seule compétition est une émulation commune pour trouver la vérité. Le but n’est pas de battre l’autre, puisqu’il n’y a rien à gagner, mais de coopérer pour atteindre une vérité. Une telle démocratie aurait sans doute des défauts. Mais jamais autant que notre système actuel qui aboutit à l’enfermement pendant 40 ans dans des politiques absurdes, dans l’inaction et dans le sentiment anti-politique nourrissant la bêtise.

La démocratie délibérative n’a jamais été vue comme une priorité au moment des crises qui ont découlé sur des transformations économiques, comme après la seconde guerre mondiale. A gauche aussi on a trop ignoré l’importance des institutions dans la préservation des bonnes politiques. Cela découle parfois d’une mauvaise lecture de Marx qui ramène tout à la lutte des classes. Il y a longtemps eu une sorte de mépris pour la réflexion institutionnelle. C’est pourtant une priorité fondamentale. Il faut profiter des moments révolutionnaires pour instaurer des institutions durables et intelligentes.

Pourtant, même avec un système qui remet la délibération collective au cœur du système de décisions, on n’est pas à l’abri de la connerie économique. Il faut enseigner aux gens à débattre, à discuter. Pour que les citoyens délibèrent, il faut qu’ils comprennent la politique, l’économie, la psychologie humaine, la société. Il faut qu’ils aient appris très tôt à discuter, à écouter l’autre, à argumenter intelligemment. Il faut qu’ils aient été sensibilisés à leurs biais cognitifs. C’est ainsi que l’on forme un peuple citoyen. Le goût de la vérité et de la discussion argumentée sont des priorités. Se concentrer sur ces deux priorités est le seul moyen de garantir qu’après une transition vers un modèle économique plus vertueux, une nouvelle génération ne vienne saccager tous les acquis antérieurs.

Notes :

[1] Voir par exemple Marmion, J. et al. (2018). Psychologie de la connerie. Éditions Sciences Humaines.

[2] Martial Foucault, « Un vote de classe éclaté », L’enquête électorale française : comprendre 2017. Sciences Po-Cevipof. mars 2017. Ou encore : Ipsos, « 1er tour. Sociologie des électorats et profil des abstentionnistes ». Avril 2017.

La longue agonie du fret ferroviaire

© Ale3xanderD, Pixabay

Le 22 octobre dernier, le premier ministre inaugurait en grande pompe la reprise du train des primeurs : le Perpignan-Rungis. Après deux ans de suspension, ce retour fait écho aux mesures annoncées le 27 juillet pour relancer le fret ferroviaire. Cette initiative semble pourtant déjà s’inscrire dans une longue liste de plans de relance qui n’ont pas donné les effets escomptés. Alors, comment expliquer ce déclin du fret ferroviaire ?

En 1827, la première ligne de chemin de fer ne transportait pas des voyageurs mais des marchandises. Avec seulement 18 kilomètres de voies, la ligne de Saint-Étienne à Andrézieux, tractée par des chevaux, servait à transporter de la houille depuis le port fluvial. Le transport de marchandises par train s’est ensuite développé de manière exponentielle au travers de compagnies privées. En 1882, la France possède alors la plus forte densité de chemin de fer au monde avec 26 000 km de voies. Les marchandises sont échangées dans des halles adjacentes aux gares, avant que le trafic ne soit peu à peu séparé des voyageurs.

En 1950 les deux tiers des marchandises sont transportées par le rail.

En 1938, la création de la SNCF unifie le réseau. Il y a alors 6 500 embranchements jusqu’aux entreprises (les ITE) et plus de 42 500 km de voies. Cette situation continue dans l’après-guerre : en 1950 les deux tiers des marchandises sont transportées par le rail et c’est le transport de marchandises qui fait vivre la SNCF. Alors que les frontières entre cheminots du service voyageur et du service fret ne sont pas établies, on estime que 200 000 d’entre eux travaillent directement ou indirectement dans le transport de marchandises. Pourtant, la concurrence avec la route a déjà commencé. Les camions se multiplient et, en 1984, le ferroviaire ne représente déjà plus que 30% du transport de marchandises1. La baisse est brutale : ce chiffre passe à 20% en 1990, puis 17% en 2000 et 9% en 2010. Aujourd’hui, il reste moins de 5 000 cheminots au service de SNCF Fret et seulement 32 milliards de tonnes-kilomètres2 sont transportées sur les voies ferroviaires contre 317,3 milliards de tonnes-kilomètres sur les routes.

Le fonctionnement du fret ferroviaire

Pour expliquer cette baisse, il faut d’abord comprendre comment fonctionne le fret ferroviaire. En France, les trains de marchandises circulent le plus souvent sur le même réseau que les trains de voyageurs. Ils occupent donc des sillons horaires de la même manière que les autres trains. Ces sillons sont des laps de temps durant lesquels les trains utilisent une infrastructure donnée (aiguillage, gare, voie ferrée). Ils sont gérés par un gestionnaire de réseau qui les facture au travers de péages ferroviaires.

Pour le transport de marchandises, il existe deux types de trains. Le premier est le train massif qui transporte d’un point à un autre des marchandises sans réorganisation du convoi. Il peut s’agir par exemple d’un train au départ d’une usine agro-alimentaire qui va directement à une autre de transformation. Le second est le train de lotissement. Il est composé de wagons isolés qui doivent être réorganisés dans une gare de triage pour aller dans des directions différentes. Ce serait par exemple le cas d’une usine de voiture en Bretagne qui doit envoyer la moitié de ses wagons dans le Nord et l’autre moitié en Alsace. Le train s’arrête alors dans une gare de triage où les wagons sont remaniés avec d’autres wagons qui vont dans la même direction afin de former un train complet.

Réalisation personnelle

Pour les marchandises ne faisant qu’une partie de leur trajet en train, le reste étant effectué par voie maritime ou routière, il existe des terminaux de transport combiné. Il peut s’agir de conteneurs récupérés dans un port et qui sont ensuite déposés sur des wagons. Le transport combiné peut également avoir lieu entre le rail et la route avec la prise en charge de la remorque du camion ou du camion entier avec sa cabine (dans ce cas, il s’agit de ferroutage).

Réalisation personnelle

Enfin, si les trains sont chargés dans des terminaux gérés par la SNCF, certaines voies desservent directement des entreprises, usines ou entrepôts particuliers, on parle alors d’installation terminale embranchée (ITE) ou d’embranchement particulier. Il existe une autre spécificité : les Opérateurs Ferroviaires de Proximité (OFP). Ces entreprises gèrent une petite partie du réseau ferroviaire avec leurs propres matériels. Au port de La Rochelle par exemple, un OFP se charge des activités ferroviaires sur le port. Ces OFP peuvent soit gérer de manière étanche un réseau entre différents terminaux soit le gérer jusqu’au réseau SNCF où un autre opérateur ferroviaire prend le relais pour des plus longues distances.

Réalisation personnelle

Un déclin plus marqué que chez nos voisins

Le fret français transportait 57,7 milliards de tonnes-kilomètres en 1984, contre 32 milliards de tonnes-kilomètres en 2018. Cette diminution est également visible dans le mix modal du transport de marchandises : en 34 ans, la part du ferroviaire dans le transport de marchandises a diminué de 70%.

Évolution du mode de transport des marchandises depuis 1984 en France, INSEE. Réalisation personnelle

Si la situation est assez inquiétante dans toute l’Europe, le sort de la France est plus dramatique que celui de ses voisins. En Allemagne, le trafic de fret ferroviaire a connu une hausse de 50% entre 2003 et 20183. La dynamique est aussi positive en Autriche, en Suède et de manière plus nuancée en Italie. Si l’Espagne et le Royaume Uni ont, comme la France, subi une diminution de leurs volumes transportés par le fret ferroviaire (environ -10% pour les deux depuis 2003), seule la France connaît une chute aussi importante. Ainsi, alors que les trafics allemands et français étaient équivalents dans les années 1990, le trafic français est aujourd’hui quatre fois moindre que celui de l’autre côté du Rhin. Enfin, alors que la part moyenne du fret ferroviaire dans le transport de marchandise en Europe est de 18%, cette même valeur se situe en France dix points en deçà, à 9%.

Évolution du trafic du fret ferroviaire européen en tonne-kilomètre, base 100 = valeur en 2003, EUROSTAT. Réalisation personnelle

Qui a tué le fret ?

Témoignage de la diminution du fret, la gare de triage de Sotteville est devenue un cimetière ferroviaire. © Frédéric Bisson

On peut trouver trois explications au déclin du fret ferroviaire. 

Tout d’abord, il faut prendre en compte la situation industrielle et portuaire. La désindustrialisation a diminué de manière importante les marchandises à transporter sur de longues distances à l’intérieur du pays avec, par exemple, la fin des exploitations minières.

D’autre part, la France n’arrive pas à capter une part importante du trafic maritime international sur ses ports. Le tonnage de l’ensemble des ports français équivaut aujourd’hui au seul port de Rotterdam aux Pays-Bas. Anvers en Belgique est parfois même qualifiée de premier port français, une particularité surprenante vue la taille de la façade maritime de l’Hexagone, son positionnement stratégique et le nombre de ports prêts à accueillir des marchandises comme Marseille, Le Havre ou Saint-Nazaire. À cette situation s’ajoute une mauvaise liaison entre les ports français et les voies ferrées. Alors qu’à Hambourg près d’un tiers des marchandises transitent par le rail, seules 10% des marchandises dans les ports français font de même.

La concurrence de la route met aussi à mal le fret ferroviaire. Le transport routier présente pour les entreprises de nombreux avantages : fiable, peu coûteux, les transporteurs y bénéficient également d’un réseau très dense permettant de desservir directement tout le pays. De plus, l’arrivée d’entreprises de transports routiers d’autres États membres de l’UE permet aux transporteurs d’utiliser de la main-d’œuvre étrangère avec des prétentions et des droits salariaux moindre que ceux attendus normalement en France.

Pourtant ces différents facteurs n’expliquent pas l’ensemble du déclin du fret ferroviaire. La situation dans des pays comme l’Espagne, l’Italie ou le Royaume-Uni montre que malgré la désindustrialisation et l’émergence du transport routier, le fret ferroviaire peut persister et maintenir une part de marché plus importante que celle que nous connaissons en France. De plus, le fret ferroviaire demeure moins coûteux que le transport par camion sur les longues distances. Un kilomètre avec un camion de 40 tonnes coûtait ainsi 1,20 euro en 2007 contre 0,51 euro pour un train de 1 800 tonnes ramené au même poids4.

La violente libéralisation et mise en concurrence voulue par Bruxelles est également responsable de ce déclin. En 1991, l’Union européenne impose une première réforme ferroviaire exigeant la séparation entre l’exploitation des lignes (pour le transport voyageur et fret) et la gestion de celles-ci. Cette réforme donne lieu à la création, en 1997, de Réseau Ferré de France (RFF), le gestionnaire des infrastructures ferroviaires. Pour se financer, RFF dispose des revenus des péages ferroviaires, ce qui représente en parallèle un nouveau coût pour les exploitants (même s’ils en payaient déjà indirectement une partie). Au cours des années 2000, sous la pression des gouvernements et de l’UE, la séparation entre les activités fret et voyageurs à la SNCF est renforcée. L’objectif ? Que l’État et les collectivités territoriales évitent de financer le fret avec des subventions à destination des services voyageurs (comme les TER).

L’ouverture à la concurrence du « deuxième paquet ferroviaire » est une véritable saignée pour le fret SNCF.

Cette évolution entraîne un dédoublement des postes auparavant mutualisés, ce qui augmente les coûts d’exploitation. Dans la même période, l’Union européenne, qui ne jure que par le culte du « marché libre et non faussé », interdit aux États de financer leurs activités de fret, une situation d’autant plus compliquée en France que le service fret de la SNCF n’est plus équilibré budgétairement depuis 1998. En 2004, face à la dette du fret ferroviaire, l’État obtient la permission de l’Union européenne de le recapitaliser à hauteur de 800 millions d’euros (qui s’ajoutent aux 700 millions apportés par la SNCF), en contrepartie de quoi, la France ne doit plus refinancer le fret pendant 10 ans et doit ouvrir cette activité à la concurrence (2005 pour les lignes avec l’étranger puis 2006 sur les lignes intérieures). L’ouverture à la concurrence de ce « deuxième paquet ferroviaire » est une véritable saignée pour le fret SNCF. Si celle-ci garde la majorité des parts du marché ferroviaire, les opérateurs étrangers vont prendre en charge les trains massifs plus rentables et laisser les wagons isolés, plus coûteux, à la SNCF.

Face à un tel déséquilibre, la crise du fret s’accentue et, deux plans de relance se succèdent en 2004 et en 2007 (plans Véron et Marembaud), tentant de limiter les pertes en abandonnant les dessertes de wagons isolés les moins rentables, menant à une baisse directe du volume transporté et des effectifs cheminots. En 2008, alors qu’il reste moins de 10 000 cheminots dans le fret, la SNCF achète GEODIS, un transporteur routier, et instaure de facto la concurrence au sein même de l’entreprise. La même année, la crise économique frappe de plein fouet le fret ferroviaire. Les plans s’enchaînent sans enrayer la crise. Les liaisons avec des wagons isolés sont restreintes et les ITE fermées (4 535 en 2002, 1 400 en 2015). En 2012, alors qu’un tiers du fret est assuré par des opérateurs extérieurs, la SNCF assure encore 400 trains de wagons isolés par semaine. Malgré cette saignée, la Cour des comptes demande en 2017 une nouvelle réduction du nombre de wagons isolés et la cession d’une partie de la flotte de locomotives. Un an plus tard, le rapport Spinetta demande la recapitalisation et la filialisation du fret ferroviaire. Cette même année, Fret SNCF supprime 754 postes et se fixe comme objectif de restreindre à 4 724 les effectifs en 2021. Enfin en 2020, à la suite de la réforme du ferroviaire, FRET SNCF devient une Société par Action Simplifiée, prélude à une cession du capital, c’est-à-dire une privatisation.

Le plan Castex, une nouvelle tentative de sauvetage du fret

Le 27 juillet dernier, un énième plan en faveur du fret ferroviaire a été présenté par le Premier ministre, qui a annoncé vouloir s’appuyer sur le développement d’autoroutes ferroviaires, des transports combinés et a garanti la gratuité des péages ferroviaires pour 2020 et la division par deux de leurs prix pour le fret en 2021. A ces annonces s’ajoute une recapitalisation de 150 millions d’euros.

Cette subvention prouve que la libéralisation du fret ferroviaire est un échec. Elle va toutefois permettre à Fret SNCF de repasser dans le vert temporairement. Les syndicats de cheminots s’amusent à dire que cette même subvention, en 2000, aurait permis, au fret, qui transportait alors 17% du trafic de marchandise avec 10 000 cheminots, d’être excédentaire. Désormais, cet argent va uniquement permettre à Fret SNCF de maintenir son trafic actuel, et non d’investir dans les infrastructures.

Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales !

Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot

Une autre annonce concerne les autoroutes ferroviaires. Il nous faut ici expliquer ce terme. On le sait, le transport combiné est composé d’une partie du trajet en camion et une autre en train à partir d’un terminal de transport combiné. L’autoroute ferroviaire allie le transport combiné avec d’importants corridors qui traversent la France et s’inscrivent dans une logique européenne. Ce système, déjà mis en avant par les plans de relance Véron, Marambaud et Nadal, a pourtant de sérieuses limites. Comme son nom l’indique, il ne relie que peu de points de dessertes et montre donc assez peu de flexibilité. De plus, le transport combiné s’appuie sur un simple ferroutage : on met un camion sur un wagon. Une technique bien moins économique que le remplissage d’un wagon standardisé. L’annonce de Jean Castex, qui s’appuie déjà sur de précédents projets d’autoroutes, ne peut donc pas entraîner un report massif vers le fret ferroviaire. Et pour cause, en France, 63% du transport de marchandises concerne le trafic intérieur. Comme le dit Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot, « Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales ! »

Un intérêt écologique, mais des entreprises sceptiques

Si les plans de sauvetage ou de relance du fret ferroviaire ont pour l’instant tous échoué, la demande citoyenne d’une relance est très présente, notamment pour des raisons écologiques. Le transport routier, aujourd’hui largement majoritaire en France, est à l’origine d’une forte pollution atmosphérique. En 2018, il génère à lui seul 28,6% des gaz à effet de serre (en équivalent CO2), contre 21,3% en 1990. Au sein des transports routiers, les poids lourds représentent en 2018 un quart des émissions (41,3% si on y inclut les véhicules utilitaires). L’ensemble du transport ferroviaire ne représente quant à lui que 0,1% des gaz à effet de serre.

Selon le rapport Bain, le transport routier émet en France 82 grammes de CO2 par tonne-kilomètre (g/t-km) contre huit g/t-km pour le ferroviaire. Pour l’Agence européenne de l’environnement, ce chiffre serait plutôt de 20,97 g/t-km, à l’échelle européenne, contre 75,33 g/t-km pour le routier. Quoi qu’il en soit, le constat est sans appel : le fret ferroviaire émet quatre à dix fois moins de CO2 que la route. En outre, la forte électrification du réseau ferré français et notre important recours à l’énergie nucléaire garantissent une pollution très faible. En 2010, un rapport du Sénat, chiffrait ainsi le bilan écologique du transport de marchandises : 2 grammes/km de CO2 pour un train électrique et 55 grammes/km pour un train thermique contre 196 grammes/km pour un seul camion semi-remorque de 32 tonnes et 982 grammes/km pour un utilitaire léger. Par ailleurs, au-delà du bilan écologique, le fret ferroviaire participe à l’équilibre du territoire en reliant des régions parfois mal desservies par la route.

Toutefois, malgré ces divers avantages, les clients de Fret SNCF ne manifestent pas un grand attachement pour le ferroviaire. Plus de quatre clients sur dix s’en disent peu ou pas satisfaits et la moitié déçus du rapport qualité-prix. La ponctualité est également mise en cause : le rapport du Sénat de 2008 pointait ainsi une ponctualité dans la journée de seulement 70% pour les wagons isolés contre 80% dans l’heure pour les trains massifs. Les clients du fret ferroviaire réclament donc une fiabilité plus importante et un meilleur rapport qualité-prix, deux éléments qui les font pencher en faveur du transport routier.

Les solutions pour relancer l’activité

Pour aller au-delà des annonces, plusieurs projets existent. En 2008, le projet EuroCarex a ainsi essayé de créer un TGV fret de nuit. Après un essai en 2012 entre Lyon et Londres, le projet est aujourd’hui au point mort à cause de sa rentabilité à court terme. En 2014, le projet Marathon a mis sur pied le plus long train de fret d’Europe. Long de 1,5 km, il a transporté 70 wagons, contre 35 habituellement. En 2015, dans le prolongement de ce projet, le train le plus lourd du réseau ferroviaire, long de 947 mètres et avec une masse de 5 410 tonnes a relié Somain dans le Nord à Uckange en Moselle. Ces deux projets sont aujourd’hui au point mort. Depuis 2017, c’est le projet de train autonome qui est sur les rails. L’objectif est de développer divers niveaux d’autonomie pour un train (conduite assistée, conduite à distance, voire absence de conducteur) à horizon 2023. Si les conséquences sociales de ce projet ne sont pas encore connues, celui-ci devrait permettre d’améliorer la ponctualité des trains grâce au calcul informatique.

Le TGV Postal proposait entre 1984 et 2015 un service de transport de courrier à grande vitesse, il a été arrêté à la suite de la diminution du volume de courrier et l’envoi à J+2 à J+3 par La Poste. Aucun projet de train fret à grande vitesse n’a pour l’instant repris. © Florian Fèvre

Ces différentes innovations nous amènent à regarder de l’autre côté de l’Atlantique. Aux États-Unis, les trains de fret impressionnent par leurs dimensions, avec deux étages de conteneurs sur un seul wagon et une longueur pouvant atteindre plus de trois kilomètres. Des chiffres d’autant plus spectaculaires quand on les comparent aux 750 mètres des trains français. Comment expliquer ces différences qui pourraient largement augmenter la compétitivité du fret SNCF ? Le problème réside dans le réseau. Le réseau américain a été adapté au niveau des ponts et des tunnels pour que les trains puissent mesurer plus de 6 mètres de haut contre 4,28 mètres en France. Pour prétendre à ces dimensions en France, il faudrait adapter un nombre très important d’ouvrages. Pour la longueur, le problème vient également des infrastructures. Le réseau français a été construit historiquement pour des trains de 500 mètres de long puis de 750 mètres. Cela signifie que l’ensemble du réseau a été adapté sur ces distances avec des voies de garage et des triages à ces tailles. Aux États-Unis, le réseau est extrêmement long et permet de doubler des trains de plusieurs kilomètres de long. Pour obtenir les mêmes performances que le réseau américain, c’est tout le réseau ferroviaire, les wagons et les infrastructures qui devraient être adaptés en conséquence, ce qui demanderait d’importants investissements.

Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. Or, ce dernier n’est plus compétitif qu’en raison de la non-prise en compte des externalités négatives, notamment environnementales, qu’il génère.

Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. Or, ce dernier n’est davantage compétitif qu’en raison de la non-prise en compte des externalités négatives, notamment environnementales, qu’il génère. Outre la pollution, les ballets de camions ont aussi un impact fort sur l’usure des infrastructures routières, sur les nuisances sonores, les embouteillages et les accidents de la route. Autant de facteurs qui plaident pour l’augmentation des impôts et droits de péages sur le fret routier.

Depuis le début du déclin du fret ferroviaire, ce sont 1,8 million de camions qui ont été mis sur les routes. Un report modal massif du routier vers le ferroviaire aurait pourtant de nombreuses conséquences positives. Mais pour ce faire, trois éléments seront nécessaires : des investissement massifs dans le fret ferroviaire (cheminots, infrastructures, réseau), la remise en cause de la libéralisation du fret ferroviaire et une nouvelle façon de prendre en compte l’ensemble des conséquences négatives du transport routier.

Notes :

1 : Transport intérieur terrestre de marchandise par mode, Données annuelles de 1984 à 2018, INSEE
2 : Le tonne-kilomètre est une unité de mesure de quantité de transport correspondant au transport d’une tonne sur un kilomètre.
3 : Goods transported by type of transport (2003-2018), EUROSTAT
4 : Pertinence du fret ferroviaire, diagnostic, SNCF, avril-mai 2009

« La construction européenne s’est faite contre le peuple français » – Entretien avec Aquilino Morelle

François Mitterrand et Jacques Delors, architectes de l’Union européenne d’aujourd’hui. © Aitana Pérez

Dans L’opium des élites, Aquilino Morelle, ancien conseiller politique de Lionel Jospin, d’Arnaud Montebourg et de François Hollande, propose un autre regard sur la construction européenne : celui d’un projet élitiste, jamais débattu devant le peuple. Dans ce long entretien, il revient en particulier sur le « fédéralisme clandestin » de François Mitterrand, qui a bâti une Union européenne néolibérale plutôt que le socialisme à la française qu’il avait promis. À l’aide de nombreuses références historiques, il aborde aussi l’absence de démocratie en matière européenne, la question du Frexit ou encore le manque de patriotisme des élites françaises. Entretien réalisé par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre revient sur 60 ans de construction européenne et sur l’orientation de celle-ci. À vous lire, on comprend que le projet européen était fédéraliste dès l’origine, alors qu’on nous présente souvent celui-ci comme une lente construction conduite par les États-nations. Pouvez-vous revenir sur cet aspect ?

Aquilino Morelle – Pour bien comprendre, il faut faire un détour par la généalogie de l’européisme. Ce mot, apparu dans un récit de voyage dès la fin du XVIIIe siècle, servit en premier lieu à distinguer physiquement les populations européennes des autres ; puis, au XIXe siècle, dans le contexte politique russe, il désigna l’opinion favorable à l’Europe, par opposition à la slavophilie et au panslavisme. Enfin, il fut repris par l’écrivain Jules Romains, qui lui donna en 1915 son sens actuel : la « position politique favorable à l’unification de l’Europe ». En somme, il s’agit d’un mouvement intellectuel qui voit dans l’union politique de l’Europe une nécessité première et une priorité absolue, transcendant toute autre forme de conviction, en particulier partisane.

Né de la Première Guerre mondiale et de ses massacres de masse, ce courant de pensée a connu son âge d’or entre 1923 et 1933. En octobre 1923, le comte autrichien Richard Coudenhove‐Kalergi fait paraître le livre programmatique Pan-europa et lance en parallèle un mouvement politique éponyme, qui prendra fin avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir dix ans plus tard. Cette décennie fut marquée par une intense effervescence intellectuelle autour de très nombreuses revues, le premier Congrès paneuropéen à Vienne en octobre 1926, des projets de « grand marché » fondé sur une union douanière et une unification monétaire du continent, ainsi que la recherche d’une rationalisation de l’économie européenne avec le « plan Delaisi ». Ce projet réalise une première percée politique avec l’exposé du plan Briand lors de la Xe assemblée générale de la Société des nations en 1929 et le Mémorandum pour une « Union fédérale européenne », annoncé le 1er mai 1930. 

Progressivement, l’« Europe » est apparue à un nombre grandissant d’intellectuels comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. Une idée politique possédant deux dimensions principales : le fédéralisme et le continentalisme.

Dans le prolongement de l’ouvrage fondateur de Pierre‐Joseph Proudhon, Du principe fédératif (1863), les tenants du fédéralisme voient en lui une loi centrale de l’évolution des sociétés humaines, permettant à celles‐ci de concilier, d’une part les impératifs de liberté et d’autonomie, et d’autre part l’ordre et la sécurité. Dans cette perspective historique, l’Europe unifiée est une étape nécessaire et capitale d’un fédéralisme universel. En ce sens, dès l’origine, l’européisme est un mondialisme.

« Progressivement, l’”Europe” est apparue comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. »

Quant au « continentalisme », dont le principal représentant fut Coudenhove‐Kalergi, c’est un courant inspiré du panaméricanisme, formalisé par le juriste et diplomate chilien Álvarez, qui proposa en 1926 une réforme de la SDN suivant des bases continentales. Selon Álvarez, la masse physique et humaine d’un continent est bien plus qu’une donnée géographique, elle forme un élément indépassable de solidarité, d’identité et d’unité. Il plaide donc pour une organisation politique du monde passant par le regroupement des États de chaque continent, considérés comme les seules bases géographiques culturellement cohérentes et à la mesure des enjeux économiques du temps. C’est le continentalisme qui, en 1823, a fondé la « doctrine Monroe » aux États‐Unis (formulé par le président américain James Monroe, cette politique étrangère condamne toute intervention européenne dans les affaires « des Amériques », préparant les visées impérialistes des USA sur leurs voisins du Sud, nldr), autant que suscité la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963. 

L’européisme actuel est héritier de cette histoire. Comme son aïeul, il est à la fois un continentalisme et un fédéralisme, parfois avoué mais le plus souvent masqué. Jean Monnet est un des rares à assumer son fédéralisme. Dès août 1943, dans une note stratégique destinée au général de Gaulle, il souligne la nécessité que « les États d’Europe forment une fédération ou une “entité européenne” ». Dans la déclaration Schuman du 9 mai 1950, considéré comme le texte fondateur de la construction européenne, Monnet demande que l’on souligne cinq lignes essentielles : celles où il précise que la future CECA réalise « les premières assises concrètes d’une fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». En tant que Président de la Haute Autorité, organisme supranational de la CECA, il déclara que « notre Communauté n’est pas une association de producteurs de charbon et d’acier : elle est le commencement de l’Europe. » Tout au long de son action, qu’il poursuivit en tant que président du Comité d’action pour les États‐Unis d’Europe (CAEUE), il confirma sa profession de foi, affirmant : « C’est au fur et à mesure que l’action des Communautés s’affirmera que les liens entre les hommes et la solidarité qui se dessinent déjà se renforceront et s’étendront. Alors, les réalités elles-mêmes permettront de dégager l’union politique qui est l’objectif de notre Communauté : l’établissement des États‐Unis d’Europe. »

Loin de se cantonner à des soi-disant « petits pas », Monnet a installé, au cœur de la mécanique européenne, la technique fédéraliste de « l’engrenage » : chaque étape atteinte, chaque point marqué, prépare l’offensive suivante et doit rendre le retour en arrière pratiquement impossible, avec un « effet de cliquet ». Ses successeurs feront de même, en particulier Jacques Delors, qui reconnaîtra que la réalisation du grand marché unique, avec la signature de l’Acte Unique, en 1986, illustre cette « théorie de l’engrenage, une mesure en appelant une autre ». Ce moment est véritablement décisif : en élargissant considérablement le recours au vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen, il affaiblit fortement la possibilité pour les États de s’opposer à de nouvelles avancées fédéralistes. 

En 50 ans (1950-2000), cette méthode aura permis de construire un édifice juridique et institutionnel européen, par trois vagues successives d’engrenage. Dans ses mémoires, Jacques Delors écrit : « Deux périodes permettent de comprendre l’apport de la méthode de Jean Monnet, celle de l’engrenage, au processus d’intégration : la première remonte à l’origine même des Communautés […]. La réalisation de l’Union douanière, prévue par le traité de Rome, témoigne de la force de cette méthode lorsqu’elle est appliquée avec diligence […]. Ainsi, l’Union douanière entra en vigueur plus vite que prévu par le calendrier initial. Elle fut achevée le 1er juillet 1968, avec 18 mois d’avance. Plus près de nous, la relance de 1985 illustre, elle aussi, la méthode de l’engrenage […]. L’engrenage par l’économique a fonctionné jusqu’en 1992 : l’Acte unique permet de décider, en étendant le vote à la majorité qualifiée, et met en place les politiques structurelles, contrepartie indispensable du grand marché. » Vient ensuite la troisième époque : « L’Union économique et monétaire (UEM) peut être considérée comme le départ d’un nouvel engrenage. »

Ainsi, dès l’origine et jusqu’à nos jours, l’européisme est un projet fédéraliste, celui des « États-Unis d’Europe ». Certains l’ont ouvertement revendiqué, tels Jean Monnet, le philosophe Jean Benda, l’écrivain suisse Denis de Rougemont ou l’homme politique italien Altiero Spinelli, hier ; le philosophe Jürgen Habermas, l’ex Premier ministre belge Guy Verhofstadt (libéral), Daniel Cohn-Bendit (écologiste) ou l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta (social-démocrate), aujourd’hui. Mais beaucoup d’autres, notamment Mitterrand et Delors, ont fait le choix de ce que Raymond Aron appelait « le fédéralisme clandestin ».

LVSL – Vous mentionnez à juste titre François Mitterrand. En France, cette orientation fédéraliste n’a-t-elle pas été bien plus portée par les socialistes que par la droite gaulliste ?

A. M. – En effet. Le général de Gaulle a toujours été un défenseur de la Nation en général et de la nation française en particulier. Pour cette raison, il était favorable à ce que l’on a appelé « l’Europe des peuples », c’est-à-dire une Europe respectueuse des identités de chaque nation et de la souveraineté de chaque État. Il a donc toujours rejeté le fédéralisme.

Quant à Mitterrand, son engagement fédéraliste commence dès sa jeunesse. En mai 1948, il participe au Congrès de La Haye, moment exalté de la relève fédéraliste d’après‐guerre et « en était ressorti très impressionné » selon Jacques Delors. Quelques mois plus tard, le 18 novembre 1948, en tant que secrétaire d’État auprès du président du Conseil Henri Queuille, il représente la France au congrès de l’Union européenne des fédéralistes à Rome. Il n’était alors pas encore socialiste, mais déjà fédéraliste. Mitterrand a cependant dissimulé cette conviction selon les aléas de sa vie publique. Comme le précise Delors : « l’engagement historique de François Mitterrand en faveur de l’Europe ne faisait pas de doute, même si l’expression en était plus ou moins explicite selon les contingences de la politique, surtout avant qu’il n’accède au pouvoir […]. C’est donc à partir de son choix décisif de mars 1983 qu’il a vraiment chaussé les bottes du grand européen qu’il était. »

« En mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, Mitterrand expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. »

Une fois aux responsabilités, il agit en fonction de ses convictions fédéralistes, en particulier lors du fameux « tournant de mars 1983 », qui ne fut pas un tournant « libéral » ou « de la rigueur », mais bien un tournant fédéraliste. A ce moment, il décide d’escamoter le socialisme et d’ériger l’européisme en idéologie de substitution. C’est une mystification politique sans précédent dans notre histoire. Contrairement à ce qu’on entend parfois, ce ne fut pas un choix dicté par les circonstances, mais bien une décision mûrement pesée et réfléchie de longue date, qui utilisa le contexte comme alibi.

On pouvait d’ailleurs le deviner dès mai 1981, à travers de ses nominations aux fonctions les plus stratégiques : Jacques Delors au ministère de l’Économie et des Finances et Claude Cheysson aux Relations extérieures. Le premier était un ancien collaborateur de Jacques Chaban‐Delmas et alors député européen. Le second un commissaire européen, nommé sous Pompidou et reconduit par Giscard d’Estaing, au Quai d’Orsay. Pour le premier gouvernement de gauche après 23 ans d’opposition, on était en droit d’attendre d’autres profils ! En tant qu’ancien adhérent du MRP (1944‐1946) et fondateur en octobre 1973 du club « Échange et projets » visant à dialoguer avec les milieux industriels et financiers, Delors fut d’ailleurs considéré par nombre de socialistes comme trop « à droite » et trop proche du patronat. Il réussit cependant à casser cette image en signant le « manifeste des Trente » en 1978, aux côtés des mitterrandistes du premier cercle (Édith Cresson, Lionel Jospin, Henri Emmanuelli, Charles Hernu, Pierre Joxe, Louis Mermaz) pour soutenir Mitterrand contre Rocard, en dépit de ses opinions affichées en faveur de la « seconde gauche ». Mitterrand le remercia ensuite en le faisant élire au Parlement européen.

Mitterrand savait ce qu’il faisait. Déjà en décembre 1965, lors du second tour de la présidentielle contre le général de Gaulle, en pleine crise « de la chaise vide », il se présentait comme « le candidat de l’Europe ». Surtout, en mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, il expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. Ce texte, publié en deux parties et intitulé « Une politique économique pour la France », présentait d’abord (29 février, « Une économie désarmée ») un lourd réquisitoire contre la politique économique et sociale conduite par les deux ministres de l’Économie successifs de Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et Michel Debré ; puis (1er mars, « Mobiliser l’économie ») un exposé de la politique alternative qu’il préconisait, qui précise que la politique socialiste a « Une stratégie : l’Europe ». Les derniers mots sont sans détours : « Une France socialiste dans une Europe libérale : cette question est d’actualité brûlante pour la gauche […]. La gauche devra‐t‐elle opter pour l’Europe contre le socialisme, pour le socialisme contre l’Europe ? » Ainsi, dès mars 1968, quinze ans avant le mois de mars 1983, tout était déjà écrit par le premier secrétaire du PS. 

LVSL – Si l’engagement européiste de Mitterrand était aussi fort, pourquoi l’a-t-il caché aux Français ?

A. M. – Ces quinze années d’ambiguïté savamment entretenue visaient à ménager les forces dont François Mitterrand avait besoin pour accéder au pouvoir. D’abord le PCF, qui était violemment hostile à la construction européenne, qu’il considérait comme un outil du « grand capital ». Mais aussi le CERES (Centre d’Etudes, de Recherche et d’Education Socialiste) de Jean‐Pierre Chevènement, qui fit partie des fondateurs du PS d’Épinay et était le stratège de l’union de la gauche. Ces quinze années ont aussi construit la légende qui entoure le personnage de Mitterrand, grand monarque qui prêtait l’oreille aux uns et aux autres, recevait, le soir venu, de très nombreux visiteurs et passa dix journées et dix nuits, du 13 au 23 mars 1983, à raturer des notes et à soupeser des arguments économiques et financiers.

Aquilino Morelle © JF Paga

En réalité, il n’avait que faire de tout cela. Le vieux roi en avait décidé autrement depuis fort longtemps. Durant cette « décade prodigieuse » de mars 1983, Mitterrand fut surtout le metteur en scène d’une pièce de théâtre dont il était le seul à connaître les tirades et le dénouement, puisqu’il les avait lui-même écrits. Toute cette comédie ne servait qu’à préparer les acteurs – le gouvernement, le PS, le PCF et la majorité parlementaire – et les spectateurs, c’est-à-dire les Français. Entre le socialisme et l’Europe, ce serait l’Europe.

Un premier avertissement avait déjà été lancé le 27 septembre 1982 à Figeac. Le Président y avait qualifié l’Europe d’« admirable construction » et rappelé : « oui, moi je suis européen de conviction, mes votes sont toujours allés dans ce sens ». Le tournant était déjà pris puisqu’il élevait au rang de « nécessité » la limite de 3 % du PIB pour le déficit budgétaire et assenait à son auditoire que « ce que j’ai appelé le socialisme à la française, je n’en fais pas une Bible ».

Pour Mitterrand, se défaire du socialisme, qu’il avait enfilé comme un costume de scène, pour retrouver sa vieille maîtresse, l’Europe, fut un vrai soulagement : celui de clore enfin ce « cycle d’Épinay » qui lui avait certes permis d’asseoir sa domination sur le PCF et d’accéder au pouvoir, mais qui lui avait tant pesé. Par ailleurs, il faisait ainsi d’une pierre deux coups, puisqu’il enclenchait l’engrenage qui aboutirait à l’« Europe de Maastricht », sa revanche posthume sur Charles de Gaulle et son « Europe des nations ».

La « rigueur » de 1982, puis l’« austérité » de 1983, plus que des objectifs en eux‐mêmes, furent conçues par Mitterrand et Delors avant tout comme des instruments, des étapes, vers une perspective fédéraliste. Maîtriser le déficit public et sauvegarder le cours du franc pour préserver ainsi la participation de notre monnaie au SME n’étaient que des préalables pour atteindre une visée autrement importante à leurs yeux. La véritable finalité de ce changement politique était de donner des gages à l’Allemagne et à son nouveau chancelier, Helmut Kohl, afin d’engager une relance politique de la construction européenne. 

Cette stratégie fédéraliste fut pleinement déployée lors la présidence française de l’Europe au premier semestre 1984 avec le Conseil européen de Fontainebleau, qui entérinait la commande du « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » à Jacques Delors, qui deviendrait Président de la Commission européenne l’année suivante. Delors occupera cette fonction pendant trois mandats, de janvier 1985 à janvier 1995, dix années qui ont changé le visage de l’Europe et du monde.

LVSL – Vous affirmez donc que le « tournant de la rigueur » n’en était pas un et qu’il s’agissait uniquement d’une stratégie pour construire l’Europe ?

A. M. – Oui. Hubert Védrine rappelle ainsi que le « forcing européen des années 1984‐1992 est impensable sans le préalable de la rigueur de mars 1983. » Mais en réalité, il n’y a pas eu, en mars 1983, de « tournant de la rigueur » imposé par la « contrainte extérieure » comme on nous le raconte. Quelques semaines avant sa mort, Mitterrand a d’ailleurs mis les choses au clair : « Le tournant ? Quel tournant ? Il n’a jamais existé que dans la tête des journalistes. »

En fait, les statistiques économiques furent mises au service du projet politique de François Mitterrand. Comme l’a souligné Jean‐Pierre Chevènement, le déficit commercial de la France en 1982 était quatre fois moindre que l’actuel et, avec un taux d’endettement de 20 % du PIB cette même année (contre 116% en 2020, ndlr), notre pays respectait haut la main les critères de Maastricht. Ces chiffres ont été utilisés pour dramatiser une situation, certes sérieuse, mais pas dramatique. Jacques Delors l’a reconnu vingt ans plus tard, en 2004 : « Si on compare la France de mars 1983 avec les autres pays, en termes de croissance économique et d’emploi, nous faisions mieux et nous avions un des déficits budgétaires les plus faibles d’Europe, ce qui n’empêchait pas le franc d’être attaqué. Notre taux d’inflation nous situait au milieu du peloton européen, mais très au‐dessus de l’Allemagne. Mais nous étions franchement dans le rouge pour le commerce extérieur avec un déficit proche de cent milliards. »

« Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas “un tournant libéral” mais un tournant fédéraliste . La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. »

Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas « un tournant libéral » mais un tournant fédéraliste. La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. Puis, en faisant un chèque aux Anglais pour satisfaire le « I want my money back » de Margaret Thatcher, celle-ci entérina le choix, concocté par Mitterrand et Kohl, de nommer Delors à la tête de la Commission européenne, dont la principale mission fut de préparer l’Acte unique européen (1986), le premier traité européen depuis celui de Rome (1957). Tous ces événements majeurs des années 1983 à 1986 constituent une seule et même séquence politique avec une cohérence idéologique profonde : la relance du fédéralisme européen. Qualifier le tournant de mars 1983 de « libéral » est une facilité de langage et une erreur d’appréciation politique. Ce fut un tournant fédéraliste. Il ne s’agissait pas de « ne pas sortir de l’Europe », mais de fabriquer une nouvelle Europe, plus fédérale. 

LVSL – N’est-ce pas cette adhésion des socialistes à la construction européenne, plutôt que, par exemple, la note de Terra Nova en 2011 ou la loi Travail de François Hollande, qui explique le divorce entre le PS et les classes populaires ?

A. M. – Vous avez raison. La piteuse note de Terra Nova – publiée le 10 mai 2011, un aveu involontaire autant qu’une provocation puérile – n’est qu’une conséquence lointaine de cet événement historique que fut le tournant de mars 1983. Ce retournement, jamais véritablement ni débattu, ni expliqué aux Français, ne correspondait en rien aux orientations validées en mai 1981. C’est à la fois un déni de démocratie pour la France et une trahison des électeurs de gauche, au premier rang desquels les couches populaires. Le printemps 1983 marque le début de la dislocation de l’alliance de classes qui avait porté la gauche au pouvoir deux ans plus tôt, cette longue chaîne humaine et politique qui unissait la professeure d’université, le cadre supérieur, l’institutrice, l’infirmier, l’ouvrière, les conduisait non seulement à déposer le même bulletin dans l’urne, mais aussi à rêver ensemble à une même société, plus libre et plus juste. Durant les trois décennies suivantes, la «majorité sociologique » réunie par Mitterrand en 1981 s’est de plus en plus effritée, avant de disparaître lors de la débâcle finale en 2017 avec un président socialiste empêché de se représenter et un candidat socialiste au score humiliant.

Dans son dernier livre écrit en tant que socialiste, en novembre 1980, Mitterrand portait une promesse d’« ici et maintenant ». En assumant son européisme, il la transforma en « ailleurs et plus tard ». À la place d’une France socialiste, il désigna l’Europe « sociale » comme horizon des jours meilleurs. Lorsqu’on lui demandait quand l’Europe deviendrait sociale, il répondait toujours « plus tard ». En réalité il savait que la vraie réponse était « jamais », car le cadre juridique de l’Europe s’opposait, dès le traité de Rome, à une telle évolution, puis l’a interdite avec l’Acte unique en 1986 et, plus encore, en 1992 avec le traité de Maastricht.

« La gauche est passée de la vénération du prolétariat à la “prolophobie”. »

Longtemps, la gauche s’est préoccupée en priorité de ceux qui allaient mal, dont la vie était dure, et qui réclamaient simplement de vivre mieux. Progressivement, elle s’est désintéressé d’eux, pour s’attacher à ceux qui vont bien et désirent une vie plus douce. En somme, la gauche est passée de la vénération du prolétariat à la « prolophobie », de l’ouvriérisme à la glorification du « bobo ». En devenant de plus en plus étrangère à des classes populaires qu’elle ne cherche plus à comprendre, la gauche n’a cessé de leur reprocher leur réticence à la mondialisation et à la construction européenne ou encore leur racisme, leur xénophobie, leur sexisme et leur homophobie supposés. Pour citer Bertolt Brecht, elle l’a accusé de venir grossir « le ventre encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Bref, cette gauche autoproclamée « de gouvernement », cette gauche du « oui », héritière de la deuxième gauche, a excommunié le peuple.

Désabusé, dégoûté et résigné, le peuple s’est alors progressivement détourné de cette gauche. Le chômage de masse, le poids de l’intégration de la majorité des populations immigrées, la dégradation des services publics, notamment l’école qui permettait l’ascension sociale des enfants, l’explosion des prix du foncier… sont autant de motifs pour lesquels le peuple a délaissé la gauche. Au contraire, le FN, bien qu’il n’ait pas changé dans ses tréfonds, a fait l’effort, évidemment intéressé et insincère, d’écouter le peuple et de prendre en compte ses difficultés. Le travail de dédiabolisation accompli par Marine Le Pen et les accusations de « populisme » ont achevé d’asseoir l’assise du FN dans le monde ouvrier.

Un grand schisme, tragique, s’est installé : le peuple sans la gauche, la gauche sans le peuple. La gauche, sans le peuple, ne sert plus à rien et n’est plus rien. Elle a abandonné la lutte pour la justice sociale et se contente de réformes de société et de faire des sermons. La gauche sans le peuple, c’est le moralisme. Quant au peuple, sans la gauche, il est condamné à être abusé. Il n’est plus l’agent politique du progrès, mais le supplétif de forces mauvaises qui prospèrent sur le ressentiment. Le peuple sans la gauche, c’est le populisme. 

LVSL – Un autre élément est assez frappant lorsque l’on parle de la construction européenne : alors que les enjeux sont considérables, les Français n’ont pu s’exprimer directement sur le sujet qu’à deux occasions : en 1992 et en 2005. Pourtant, l’Union était déjà très avancée avant Maastricht, comme vous l’avez rappelé. Quant à 2005, nous savons que le vote des Français n’a pas été respecté. Considérez-vous que la construction européenne s’est faite contre le peuple français ?

A. M. – Clairement, elle s’est faite contre le peuple français et sans lui. La France était une nation souveraine membre d’une structure de coopération internationale classique, la Communauté économique européenne (CEE). Prise dans une spirale fédéraliste, elle s’est faite absorber dans une entité juridique et politique supranationale, l’Union européenne. Un choix aussi considérable que celui du destin de la France, aurait justifié un débat national. Il n’y en a pas eu.

Le 23 mars 1983, lors de son allocution présidentielle inaugurant la césure européiste, Mitterrand a beaucoup parlé des enjeux du moment, comme le chômage, l’inflation et le commerce extérieur, mais n’a consacré que seize secondes à la vraie raison de cette rupture essentielle, à savoir la construction européenne. Seize secondes ! Voilà tout ce qui a suffit pour évacuer le programme commun de 1972 et ce qui restait des 110 propositions de 1981. Seize secondes pour prendre un tournant sur lequel il n’avait pas été élu, ni lui, ni les parlementaires de sa majorité. Imagine‐t‐on le général de Gaulle annoncer l’indépendance de l’Algérie en seize secondes ? Non. Après avoir signé les accords d’Evian le 18 mars 1962, il les a soumis à la ratification du peuple français par référendum le 8 avril.

En février 1986, lors de l’adoption de l’Acte unique, qui a étendu la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen et entériné l’adoption de près de 300 directives pour la réalisation du marché unique et la libéralisation des mouvements de capitaux intra-européens, pas non plus de référendum! Il s’agissait pourtant d’une étape clé vers le fédéralisme et d’un coup d’envoi de la globalisation financière qui allait submerger la planète entière. Quand le drapeau européen fut soudainement mêlé au drapeau français pour le trentième anniversaire du traité de Rome, en 1987, non plus. Ce ne fut qu’en 1992, devant la rupture flagrante représentée par le passage à l’Union européenne et la disparition du franc, et donc la nécessité de réviser la Constitution de la Ve République, que les Français ont enfin été consultés. C’était déjà bien trop tard.

« L’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. »

Hubert Védrine, conseiller diplomatique, puis secrétaire général de l’Élysée de François Mitterrand.

Les Français ont été privés du débat auquel ils avaient droit. Hubert Védrine l’avait lucidement concédé en déclarant que « l’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. » A propos des décideurs de l’époque, il explique qu ‘« autour de François Mitterrand, dans les années 1980, tout cela [la nécessité de contourner les opinions publiques] nous paraît si évident que nous ne nous posons à aucun moment la question [celle de consulter le peuple]. Au mieux pensons‐nous de temps à autre qu’il serait opportun de mieux informer le Parlement. » Le scandale démocratique de la ratification parlementaire du traité de Lisbonne, en 2008, après 56% de non des Français en 2005, ne se comprend que dans cette perspective historique. Cet événement indigne illustre bien la conception de la « démocratie » qu’ont les européistes.

LVSL – Si la religion est l’opium du peuple selon les marxistes, vous écrivez que l’Europe est « l’opium des élites ». Ce n’est pourtant pas le cas dans tous les pays, il suffit de regarder le Royaume-Uni, où l’élite économique et politique a toujours été divisée sur le sujet. De même l’Allemagne promeut une construction européenne correspondant à ses intérêts économiques. Comment expliquez-vous cette fascination de nos élites pour l’Europe ?

A. M. – La question de la loyauté des élites, qu’elles soient politiques, économiques et financières, intellectuelles et médiatiques, est devenue un enjeu central de nos sociétés. D’abord c’est un enjeu moral, puisque, comme nous l’a rappelé Raymond Aron, « la fonction d’une élite est d’assurer la grandeur d’un pays ». Nos élites nationales devraient se remémorer l’avertissement de Pareto, qui rappelait que « l’Histoire est un cimetière d’élites ». Ensuite, c’est un problème politique, puisque le peuple a répondu à la sécession des élites en faisant lui-même sécession. «Le populisme est la réponse du peuple à l’élitisme des élites » écrit si justement Jacques Julliard. Or, aucune démocratie ne saurait subsister longtemps à un tel écartèlement. Enfin, c’est un problème électoral, car cette décomposition qui perdure augmente le risque de voir l’extrémisme accéder au pouvoir.

La France souffre d’une pathologie démocratique singulière. En Europe, les élites françaises, en particulier celles de gauche, sont parmi les plus mondialistes, les plus européistes, les plus conformistes et les plus méprisantes à l’égard du peuple. Avec leur mode de vie et de pensée globalisé, elles adhèrent au discours de l’impuissance nationale et cultivent une forme de « haine de soi » bien propre à notre pays. Elle ressassent la dénonciation de l’« exception française », sans pour autant s’intéresser à la vie intellectuelle et politique de l’étranger, se contentant d’un mince vernis de culture anglo‐saxonne, baragouinant le globish et incapables de former une phrase en italien, en espagnol ou en allemand. Idéologiquement universalistes, elles se sont perdues dans une globalisation qu’elles imaginaient naïvement « heureuse » et qu’elles ont cru tout aussi naïvement pouvoir « maîtriser ». Résignées politiquement, considérant « l’Europe » comme la solution à tous les maux, elles sont adeptes de la fuite en avant fédéraliste et de l’idéologie post‐nationale. N’oublions pas la phrase de Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne : « Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

« Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne.

Les élites françaises sont dépassées, elles sont incapables d’affronter le nouveau monde, de prendre les problèmes à bras le corps et de clarifier nos relations avec l’UE, un impératif pour relever notre pays. Le constat de Pierre Mendès-France, à l’époque d’une autre crise, celle de la décolonisation, reste d’actualité : « Il semble, par moments, qu’un grand sommeil se soit emparé de la Nation, coupé de rêves pleins de nostalgie à l’égard d’un passé révolu et de cauchemars remplis de craintes à l’égard d’un avenir qui paraît sombre. Il nous faut réveiller la France. C’est là une belle tâche ; c’est une tâche difficile ; c’est une tâche possible. » Ce réveil implique le remplacement de la vieille génération européiste et l’affirmation de responsables n’opposant plus Europe et Nation. La condition sine qua non du redressement de la France et du nouveau projet politique dont l’Europe a besoin est la restauration du patriotisme au sein des élites françaises. Il ne faut plus abandonner l’Europe aux européistes. 

LVSL – Aujourd’hui, la France n’est plus souveraine en matière de monnaie ou de commerce, son budget est étroitement surveillé par Bruxelles, de nombreux domaines de nos vies sont régis par les règlements et directives de l’UE… Tout cela laisse peu de marge de manœuvre pour un gouvernement. Par ailleurs, comme vous le rappeliez, les Français n’ont pratiquement pas été consultés sur la construction européenne. Faut-il organiser un référendum sur le Frexit pour retrouver notre souveraineté ?

A. M. – Non. Mais avant d’expliquer pourquoi, je veux revenir sur certains éléments pour expliquer que la sortie de l’UE ne peut être écartée d’un revers de main moralisateur. D’abord, le malaise européen, fait de lassitude, de rejet, de distance et même de colère, est là. De plus, le Brexit nous a montré que la tentation de la sortie peut devenir une réalité tangible. De même, on ne peut écarter la sortie pour des raisons exclusivement économiques : lors de la crise financière, l’impact sur trois ans d’une sortie de la France de la zone euro avait été évalué à environ 10% du PIB, autant dire une broutille face à la crise COVID. Il faut aussi rappeler que Joseph Stiglitz et Paul Krugman, deux prix Nobel d’économie attachés à l’idée européenne, ont pointé l’échec patent de la zone euro, et proposé de la déconstruire, voyant bien qu’elle ne pouvait être réformée.

Par ailleurs, l’argument de l’« irréversibilité » est lui aussi irrecevable : bien sûr, se dégager d’un ensemble auquel on se trouve lié par d’étroites relations commerciales et des centaines de textes juridiques accumulés au fil du temps, représente une opération longue et d’une grande complexité, comme le montre le Royaume-Uni. Pour nos voisins britanniques, cette sortie signifie se défaire de 600 accords avec l’UE, puis renégocier 200 accords passés entre celle‐ci et diverses organisations internationales. Sans parler des 50 % d’exportations britanniques réalisées avec l’UE, alors que seules 6% des exportations européennes vont vers la Grande-Bretagne. Cela explique pourquoi cinq ans auront été nécessaires pour finaliser la décision prise par référendum le 23 juin 2016.

Aquilino Morelle ©JF Paga

Quoiqu’il en soit, le choix d’un peuple, démocratiquement formulé, doit être respecté, quelle que soit la difficulté de sa mise en œuvre concrète. Même si nombre d’européistes, sur le continent et outre-Manche ont refusé de l’admettre, le Brexit était indispensable, puisque décidé par le peuple britannique. Il en irait de même pour notre pays si les Français faisaient ce choix.

Cependant, une telle rupture n’est aujourd’hui souhaitée ni par le peuple français, selon les études d’opinion, ni réclamée par aucune force politique importante. Dès lors, un « Frexit » ne pourrait résulter que d’une désagrégation générale de l’Union européenne, notamment à l’occasion d’une crise financière faisant éclater la zone euro. L’intérêt de la France n’est pas de quitter l’Union, mais de la transformer ; de redéfinir le projet européen plutôt que de l’abandonner. À la fois parce que trop de sacrifices ont été consentis par la Nation, parce qu’il est encore possible de rectifier la trajectoire politique de l’UE et, enfin, parce que l’avenir de notre pays est irréductiblement inscrit dans cette Union.

Suivons l’exemple du général de Gaulle : en 1958, alors qu’il s’était opposé au traité de Rome un an plus tôt, il a fait le choix pragmatique de le conserver et de le mettre en œuvre « pour en tirer le meilleur parti possible » selon ses mots. C’est ce qu’il a fait en obtenant en contrepartie la création de la Politique agricole commune (PAC) sans laquelle « le marché commun deviendrait une duperie ». Mais, en 1965, il a su dire « non » aux visées fédéralistes de la commission Hallstein, afin de rétablir le cours de la construction européenne. Pour de Gaulle, l’Europe était vivante et incarnait l’avenir du pays, parce qu’il la concevait comme une « Europe des nations ». C’était un homme d’État pénétré par l’Histoire, soucieux de l’intérêt national, mais aussi un Européen sincère, qui déclarait en 1963 vouloir placer « notre vie nationale dans un cadre européen ». La sortie de la France de l’UE ne doit donc pas être écartée par dogmatisme ou par idéologie, mais bien du point de vue de la raison et de l’analyse.

LVSL – Quoique l’on pense de l’Union européenne, on remarque en tout cas qu’elle est rarement un sujet majeur de la politique française. En témoignent l’élection présidentielle de 2017, ou la campagne actuelle. Comment l’expliquez-vous ? 

A. M. – D’abord parce que, la plupart du temps, la méthode employée par les fédéralistes est celle du contournement. Il s’agit tant de contourner les États-nations avec des offensives fédéralistes assumées, comme la CECA en 1951, le projet de Communauté Européenne de Défense (CED) en 1954 ou l’offensive du président de la Commission Walter Hallstein en 1965, que du contournement des peuples qui résistent, à travers la politique des « petits pas » et du « fédéralisme clandestin », comme lors du tournant fédéraliste de 1983 où Mitterrand et Delors ont caché leurs intentions aux Français.

Cette pratique s’est répétée à plusieurs reprises. Par exemple, un traité aussi crucial que l’Acte unique n’a pratiquement pas été discuté. Comme le raconte Jean-Pierre Chevènement, le texte de 300 à 400 pages, présenté comme une « perfection du marché commun » a été avalisé par le Conseil des ministres en 1985 à l’unanimité et sans débat. De même lors du débat au Parlement en 1987 (la droite était alors majoritaire, ndlr), où seuls les communistes se sont opposés à ce texte qui allait faire déferler sur l’Europe une vague de déréglementation sans précédent. L’opération fut rééditée en 1990 avec la transcription de la directive sur la déréglementation des mouvements de capitaux en Europe, dont aucun ministre n’avait pris connaissance !

« Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation. »

Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre, opposant de la politique européenne de François Mitterrand.

Jean-Pierre Chevènement a des mots très justes sur le sujet. Selon lui, « il y avait sur l’Europe une diplomatie qu’on aurait pu qualifier de “secrète”. […] Elle unissait la gauche qui signait et la droite qui ratifiait, traversait les gouvernements, survivait à la cohabitation […]. Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation ». De même avec Maastricht : « Le choix de répondre à l’unification allemande par l’accélération de l’intégration européenne a été tranché en dehors de tout débat public et même sans aucun débat au sein du gouvernement ».

La méthode mitterrandienne n’est toutefois pas la seule responsable. Ce qui est en cause, c’est aussi cette vision politique, dominante depuis cinquante ans, qui considère les questions européennes comme relevant des affaires étrangères, alors que l’évolution de l’Union est indissociable de la vie de la Nation et fait donc partie des affaires intérieures. C’est parce que les deux sont si imbriquées que je parle de « FrancEurope » dans mon livre. Continuer à rattacher l’action européenne de la France au domaine de la diplomatie est absurde.

Cette tactique est cependant fort commode pour le pouvoir exécutif, puisque cela lui permet de se dispenser de tout débat public et de contourner les procédures démocratiques. Depuis 1983, les décisions européennes ont été centralisées à l’Élysée, au sein de la cellule diplomatique du président. Or, en tant que « domaine réservé » du chef de l’État, les décisions diplomatiques échappent à toute véritable discussion démocratique, alors même qu’elles entraînent les plus lourdes conséquences sur la vie de la Nation. Nous l’avons à nouveau constaté à l’occasion du plan de relance européen, qui introduit un nouveau degré de fédéralisme : alors qu’il s’agit d’« un changement historique de notre Europe et de notre zone euro » selon les mots d’Emmanuel Macron, il n’a pas été débattu au préalable. Le Parlement, régulièrement appelé à se prononcer sur quantité de points secondaires ou sans véritable contenu juridique – ce que les juristes appellent l’« inflation législative » -, est en revanche mis devant le fait accompli en matière européenne, sommé de ratifier des textes déjà signés par le chef de l’État au nom de la France.

L’opium des élites, Aquilino Morelle, Grasset, 2021

Bien sûr, cette concentration des pouvoirs est problématique. Mais il serait trop facile de dénoncer l’institution « monarchique » que serait la présidence sous la Ve République. Le général de Gaulle, qui avait certes une conception très verticale du pouvoir, informait régulièrement les citoyens des objectifs, des difficultés ou des succès de sa politique européenne durant ses conférences de presse. De même, entre les deux tours de la présidentielle de 1965, en pleine crise « de la chaise vide », il consacra un long entretien télévisé à la seule question européenne. Surtout, même s’il avait un exercice parfois solitaire du pouvoir, il considérait la souveraineté du peuple français comme inaliénable. Il l’a démontré lors de sa démission en 1969 après l’échec du référendum sur la régionalisation et la participation.

Cette « diplomatie secrète » a permis aux européistes d’imprimer un rythme beaucoup trop rapide au cours de l’Europe. A chaque fois, les doctrinaires des États-Unis d’Europe ont précipité les choses. Ce fut le cas avec la création d’une monnaie unique pour dix-neuf nations pourtant si diverses ou avec l’élargissement spectaculaire à l’Est, avec treize nouveaux États ayant adhéré en moins de dix ans, entre 2004 et 2013. Cette façon de forcer le cours des choses, qui est la marque de fabrique de l’idéologie fédéraliste, a donné à la construction européenne un caractère artificiel, déconnecté de la vie des peuples. Les nations ne se prennent pas à la légère : elles sont inscrites dans l’Histoire, elles sont la synthèse de siècles de formation et d’existence, mais aussi de cultures et de mentalités. Le temps des nations est un temps long, qu’il faut respecter. Les nations de l’Europe ne sont pas les treize colonies britanniques qui, ayant pris leur indépendance, se sont fédérées pour bâtir les États‐Unis d’Amérique.

Les affaires européennes doivent quitter le champ de la diplomatie et du secret et se soumettre aux lois de la démocratie et du débat. En sept décennies, une telle discussion publique n’a pu être ouverte que deux fois : en 1992 et en 2005. Or, la première fois, l’essentiel de la relance fédéraliste, portée par Mitterrand et Delors avec l’Acte unique, était déjà entré en vigueur, et malgré le talent de Philippe Séguin, la situation était alors trop inégale, avec une presse et une classe politique acquises à la ratification du traité de Maastricht. La deuxième fois, les Français se sont profondément intéressés au projet, pourtant aride, de TCE, mais leur choix a été piétiné par Nicolas Sarkozy, avec la complicité de François Hollande.

« Le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la “construction européenne” : les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. »

Ce temps‐là est révolu. Un vrai débat doit avoir lieu en 2022, pour deux raisons. D’une part, l’élection présidentielle est le moment privilégié où la Nation est saisie du choix entre de grandes orientations à prendre. Or, le chef de l’État consacre environ un tiers de son agenda aux enjeux européens. Si l’Europe est donc bien un enjeu national décisif, elle demeure peu abordée pour l’heure.

D’autre part, le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la « construction européenne », qui menace l’identité même de la France : après l’économie, le commerce, la monnaie, et indirectement, la fiscalité, le budget, l’industrie et le système social, les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. Cette atteinte sans précédent aux souverainetés nationales est justifiée par un alibi géopolitique, notamment la menace chinoise, face auquel « la taille nécessaire » serait celle de l’UE. Cette « souveraineté européenne » est ouvertement revendiquée par Ursula von der Leyen ou par des responsables politiques d’outre-Rhin, comme le futur chancelier Olaf Scholz, qui demande, comme Angela Merkel avant lui, que la France abandonne son siège au Conseil de sécurité de l’ONU au profit de l’UE ou d’un partage avec l’Allemagne. D’autres responsables allemands évoquent même le partage de notre arme nucléaire, notamment la ministre de la Défense allemande, Annegret Kramp‐Karrenbauer.

Nous voilà donc à un moment de vérité : après avoir limité la souveraineté économique des États membres, la Commission européenne et ses soutiens veulent s’attaquer à leur souveraineté politique. L’enjeu est décisif : la France souhaite-elle rester une nation unitaire, politiquement souveraine, avec ses prérogatives régaliennes ou devenir une de ces « grosses régions » du nouvel empire européen que souhaitent les fédéralistes comme Jürgen Habermas et Bruno Le Maire ? La France n’est ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni l’Espagne, ni la Pologne, encore moins le Benelux. Comme le Royaume‐Uni, elle entretient avec la puissance et la souveraineté un rapport forgé par l’Histoire, constitutif de son identité nationale.

Nous connaissons la stratégie du camp fédéraliste : ignorer la démocratie et avancer masqué. Emmanuel Macron a donné le ton lors du lancement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, le 9 mai 2021, en appelant à « décider plus vite et surtout décider plus fort ». Au contraire, il nous faut un débat politique sincère, devant les citoyens. La campagne de l’élection présidentielle et la présidence française de l’UE doivent être l’occasion de plaider pour un souverainisme raisonné et raisonnable, prenant la forme d’une confédération respectant les États-nations, qui sont la chair et l’esprit de l’Europe.

« Le néolibéralisme a gagné le sens commun » – Entretien avec Allan Popelard et Grégory Rzepski

Allan Popelard et Grégory Rzepski © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Allan Popelard, Grégory Rzepski et Antony Burlaud ont dirigé le livre-somme qui paraît cette rentrée aux Éditions Amsterdam : Le Nouveau Monde. Tableau de la France néolibérale. Ouvrage inédit dans son genre, il rassemble les contributions de près de quatre-vingt-dix auteurs, rendant sensible l’infiltration du néolibéralisme dans toutes les sphères de nos quotidiens. Loin d’être une seule doctrine économique, il est en effet un projet total de société, qui continue de formater nos existences collectives et individuelles, contraintes de s’adapter au nouveau monde de la concurrence généralisée. Les promesses de « Révolution » du candidat Macron en 2016, issues d’un essai diffusé au cours de la campagne présidentielle, n’étaient toutefois guère autre chose que des artifices rhétoriques. Un monde très ancien, à l’avantage d’une poignée d’élites ayant fait sécession, tel est l’authentique visage du néolibéralisme, que documente ce vaste tableau de la France d’aujourd’hui. On y trouvera aussi des armes pour défaire l’hégémonie néolibérale : délégitimer son ambition, désigner ses responsables, déconstruire sa langue, et lui substituer un « nôtre » monde. L’heure en est décisive tant le néolibéralisme vacille à mesure des crises politiques, sociales et écologiques qu’il engendre et que la répétition du « nouveau » pourrait bien avoir des conséquences catastrophiques. Entretien réalisé par Laëtitia Riss. 

LVSL – Un constat paradoxal ouvre l’ouvrage. Vous écrivez que le mot néolibéralisme est désormais « très usité mais un peu usé », tout en faisant l’objet de ce livre. Que désigne alors, pour vous, le néolibéralisme ?

Allan Popelard – Nous avons conçu Le Nouveau monde comme une somme. Un tableau ample et détaillé, analytique et sensible, auquel ont participé des chercheurs, des journalistes, des écrivains, des praticiens et puis des travailleurs qui font le récit de leur vie au travail. Avec les méthodes d’investigation qui leur sont propres, à travers diverses formes d’expression, les contributeurs du livre documentent un ensemble de phénomènes : la polarisation sociale et le creusement des inégalités, la généralisation des logiques de marché, l’emprise de la finance, l’expansion du privé au détriment du public, la montée de la bureaucratie, la fragilisation des collectifs, la prédation des communs, la déréglementation, l’Etat démantelé… Or il nous a semblé que le concept qui permettait, malgré tout, de réunir ces différents éléments et d’agencer ces diverses tendances, était celui de « néolibéralisme ». Néolibéralisme que nous comprenons de manière large, comme un projet de société qui façonne jusqu’aux plus intime des vies. Plus qu’une doctrine économique, donc, ou que le volet d’un programme politique : une reconfiguration assez profonde de l’ordre social, un chambardement des valeurs.

LVSL – Les historiens nous apprennent à nous méfier du « nouveau ». Plusieurs contributions de l’ouvrage montrent en quoi le néolibéralisme s’inscrit dans certaines continuités (Pierre Serna décrit un « Thermidor infini » et prolonge le devenir de l’extrême-centre, Johann Chapoutot identifie dans le darwinisme de la fin du XIXème siècle les racines des pratiques managériales, Gérard Mauger rappelle que le vieil esprit du capitalisme a trouvé comment faire son rebranding actuel, etc.) et n’est pas si révolutionnaire que ses défenseurs le prétendent…

A. P. – Le centre de gravité du livre se situe dans la période la plus récente. Une période marquée par une crise organique et la prise de pouvoir d’un « bloc bourgeois ». Mais, en effet, nous insistons sur quelques moments qui présentent des analogies avec la séquence actuelle. Le retour sur la période thermidorienne permet de comprendre la permanence depuis la Révolution française et la fin de la Convention montagnarde d’un « extrême-centre », avec sa rhétorique de la modération, son autoritarisme, ses muscadins et l’armée de girouettes qui le soutient. Comme en regard, Mathilde Larrère montre comment les mobilisations sociales actuelles, le mouvement des Gilets Jaunes tout particulièrement, réactualisent des imaginaires, voire des pratiques, de la Révolution française ou de la Commune.

Grégory Rzepski – Si son livre-programme s’intitulait Révolution, en réalité, Macron a persévéré dans une voie tracée par ses prédécesseurs immédiats. En France et ailleurs. La contribution de Serge Halimi au Nouveau Monde revient sur l’engrenage néolibéral : comment on a privatisé les grandes entreprises françaises parce qu’une fois les frontières ouvertes, on ne doit pas pénaliser la concurrence étrangère ; comment on sacrifie les salariés parce qu’on a privatisé… Dans un autre registre, mais dans la même perspective généalogique, des auteurs comme François Jarrige ou Félix Tréguer reviennent aux sources du technosolutionnisme actuel, tandis que Christophe Bonneuil retrace les étapes de la contre-révolution anti-écologique à laquelle nous faisons face. Le « nouveau monde » constitue donc la continuation, et dans quelques domaines la radicalisation, de tendances qui travaillent la France depuis plusieurs décennies.

LVSL – Dans « Jupiter et les siens », Antony Burlaud rappelle la sociologie très homogène du macronisme, aussi bien dans ses équipes gouvernementales que dans ses soutiens électoraux : cadres du privés entrés dans les affaires publiques, franges de la population à haut patrimoine, élites intellectuelles et administratives passées par les grandes écoles… Comment comprendre l’avènement de ce nouveau « bloc bourgeois », qui jusqu’à lors semblait se satisfaire d’un libéralisme plus diffus et consensuel ?

G. R. – Nous avons fait le choix, politique, de nous intéresser non pas à la seule oligarchie mais à la « bourgeoisie ». Ceux qui disposent du capital, ou plutôt des différents types de capitaux. Des cadres, des médecins, des avocats, des créatifs, et bien sûr des journalistes, sans lesquels les très riches ne pourraient perpétuer leur domination, sans lesquels les 1% ne se maintiendraient pas une heure au pouvoir. Se focaliser sur l’oligarchie empêche de voir l’existence en France d’une élite de masse : les 1%, et tout un halo autour, jusqu’aux 38 % d’enseignants qui ont voté Emmanuel Macron dès le premier tour de l’élection présidentielle. Alors, certes, par rapport à ce qui s’est joué dans d’autres pays où les compromis sociaux dominants n’étaient pas les mêmes, ce moment macronien arrive à retardement. Comme le montre le premier chapitre de Bruno Amable et Stefano Palombarini, il finit par arriver notamment en raison de crises endogènes des blocs qui organisaient la vie politique jusqu’alors et parce que se structure un nouveau bloc, le bloc bourgeois, qui accède au pouvoir avec un projet, réaliser enfin un vieux rêve, imposer le néolibéralisme.

Allan Popelard © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

A. P.  Ce bloc bourgeois ne compose plus avec les classes populaires, ne fait même plus mine de s’y intéresser. Il fait preuve d’un mépris social parfaitement assumé, parle une langue de plus en plus déboutonnée, et sa propension au séparatisme est de plus en plus nette. Ce séparatisme de la bourgeoisie, qui fait l’objet d’une partie du livre, mais peut aussi fonctionner comme un fil rouge de lecture, est le produit de ce que Pierre Rimbert appelle « le tamis du savoir et de l’argent ». Une « contre-société » se constitue à partir d’une élite nantie de ses diplômes, qui vit dans le cœur des métropoles, est convaincue d’incarner le camp du bien et de la vertu, et finit par prescrire les formes de la vie bonne à toute la société. Un exemple frappant, c’est l’école : Laurence de Cock montre bien comment la démolition des services publics d’éducation a pour corollaire un entrain pour le privé ou bien pour toutes les écoles dites « alternatives », qui permettent de s’excepter du peuple, de reproduire le processus de distinction et d’entretenir le goût de la sécession. Mais on retrouve des logiques analogues s’agissant de la santé, de la mobilité, du logement, ou de l’alimentation à laquelle le géographe Gatien Elie consacre un superbe texte…

LVSL – En contraste avec cette frange sociale minoritaire mais très puissante du pays, plusieurs pages de votre ouvrage sont dédiées à des témoignages qui brossent le portrait du quotidien de nombreux Français. Ce « monologue des travailleurs » ne mérite-t-il pas d’être converti en une solidarité nouvelle, qui puisse dépasser la simple juxtaposition de paroles ?

A. P.  Le cœur du Nouveau Monde n’est pas dévolu par hasard à cette cinquantaine de récits, qui racontent l’expérience quotidienne du travail. Il y a une première raison, disons d’ordre compositionnelle : on a voulu construire un livre-somme, mais aussi un livre qui soit agréable à lire et dans lequel on puisse entrer de différentes façons et depuis différents lieux. Si l’on commence par cette partie dédiée aux travailleurs, on découvre la vie d’ouvriers, de caissières, de hauts fonctionnaires, de femmes de ménage, d’ambulanciers, de consultantes, d’art advisor, de légionnaires, de conseillère pôle emploi… qui racontent leur vie au travail On trouve aussi le récit de celles et ceux qui ont perdu leur travail.

La deuxième raison, plus fondamentale peut-être, tient à ce que, comme l’expliquait Pierre Bourdieu dans un entretien avec Günter Grass, la violence du monde social ne peut pas être rendue exclusivement par une approche conceptuelle. Il faut alors lui adjoindre d’autres formes, capables de la saisir de manière plus fine, plus sensible, plus frontale aussi. D’où le dispositif retenu pour La Misère du monde – qui constitue avec Working du journaliste américain Studs Terkel une des sources d’inspiration pour cette partie. Et parce que la brutalité du néolibéralisme est plus manifeste au sein du monde de travail – et du travail ouvrier en particulier –, cette histoire orale de la France s’ouvre par le « récit posthume » d’un ouvrier-fondeur mort à la tâche. La sociologue Anne Marchand l’a écrit à partir des archives du CHSCT et d’archives personnelles.

G. R.  Ce qui revient en filigrane dans presque tous ces témoignages, c’est une expérience commune de dépossession, l’expérience d’un travail qui n’a plus vraiment de sens pour ceux qui l’accomplissent. Peut-on cimenter un bloc populaire autour de ce sentiment de dépossession ? La question reste ouverte, mais il est certain que la solidarité des travailleurs ne prend plus les formes qu’elle pouvait connaître. Et pour cause, le néolibéralisme n’a pas manqué d’inscrire des divisions partout où elles étaient possibles. On pourrait dire qu’il y à la fois une base matérielle pour un bloc populaire et une impasse idéelle, liée à la fausse conscience d’une certaine élite qui peut être amenée à partager le sentiment de dépossession mais n’est pas toujours prête à en faire un vecteur de politisation contre l’ordre établi.

LVSL – À défaut de bloc populaire, la France néolibérale est pourtant loin d’exprimer la voix de la majorité. Comment expliquer qu’elle tient, malgré tout ?

A. P. – C’est une des questions centrales du livre, autant qu’une des contradictions dont nous sommes les contemporains. Pour essayer d’y répondre, pour comprendre comment le néolibéralisme a gagné le sens commun, on a accordé une place importante à la production de l’idéologie dominante. L’article de Gérard Mauger poursuit ainsi l’enquête que Pierre Bourdieu et Christian Boltanski avait réalisé sous le mandat de Giscard d’Estaing et dresse à ce titre une petite encyclopédie des idées reçues. Il inventorie ces « discours sans sujet », qui circulent dans les écoles du pouvoir, les partis politiques, les think tanks, les cabinets de conseil, les instituts de sondages, et sur les plateaux de télévision bien évidemment… Par ailleurs, plusieurs textes, comme ceux de Nathalie Quintane ou Sandra Lucbert insistent sur la scène discursive du néolibéralisme et sur la manière dont la langue peut neutraliser, censurer ou récupérer la critique. Enfin, la dernière partie du livre cherche à déplier et déconstruire les « mythologies » du néolibéralisme, qui se cristallisent souvent dans la langue. Des auteurs comme François Bégaudeau, Éric Chauvier, Laurent Binet ou Evelyne Pieller y ont contribué.

G. R. – Dans son texte, Frédéric Lordon note que les dominants ne parlent plus la même langue que le reste de la société, révélant le basculement dans une économie morale hétérogène à celle du peuple. Quand par exemple le secrétaire national d’un syndicat de police commente sur CNews la mutilation d’un Gilet jaune dont la main a été arrachée par une grenade d’un « c’est très cru mais c’est bien fait pour sa gueule ». Comme le rappelle la citation de ce policier du reste, le maintien de l’ordre n’est pas qu’une affaire de signes et de mots. La partie du livre consacrée au « néolibéralisme autoritaire » revient sur l’emprise policière, les lois d’exception, la surveillance numérique ainsi que sur la dette, le « dialogue social » ou le chômage de masse comme instruments de ce maintien de l’ordre.

Grégory Rzepski © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Pour qui veut s’opposer à la puissance néolibérale, les options paraissent souvent restreintes. Les luttes les plus victorieuses, ces dernières années, semblent être les luttes « locales » qui se réapproprient des espaces et des pratiques communes. Pourtant, Aurélien Bernier invite dans son article à la prudence à l’égard du « localisme » qui ne cesse d’être instrumentalisé par les pouvoirs en place – songeons à ce nouveau mot d’ordre qu’est devenu « La France des territoires ». Doit-on alors plutôt réinvestir l’échelon national, en refusant à la fois les illusions de la proximité et de la mobilité qui sont désormais les lieux communs de nos politiques ?

A.P. – Aurélien Bernier montre en effet très bien que les luttes locales sont à la fois un des points d’appui contre l’expansion du néolibéralisme (les luttes écologiques contre les grands projets inutiles, l’action des associations contre les effets de la métropolisation, ou plus récemment l’ancrage local du mouvement des Gilets jaunes) et un des lieux les plus propices au détournement de la contestation. Le « local » a ainsi pu être récupéré de plusieurs façons : par l’extrême-droite, sur un mode identitaire qui verse très rapidement dans la défense ethnique d’un territoire ; par les plus riches qui entendent préserver leur cadre de vie en mobilisant toutes leurs ressources– dans son chapitre sur la sécession spatiale de la bourgeoisie, la géographe Cécile Gintrac rappelle comment les communes aisées de l’ouest parisien ont obtenu l’abandon de la construction du tronçon occidental de l’A86 ; et par le capitalisme en général, qui alimente la compétition entre les territoires, tout en feignant de s’en rapprocher.

G.R. – C’est un nœud problématique qu’Aurélien Bernier suggère de dépasser en ne dédaignant pas a priori la reconquête de l’État. Faire enfin advenir notre Etat. Car, outre son démantèlement, on constate, depuis quelques années, une forme de capture : de plus en plus, dans la conception, la conduite, voire le contrôle des politiques publiques, le privé copilote, ou prend carrément la main. Cela va du recours aux partenariats public-privé, les PPP, conclus avec les majors du génie civil pour opérer des équipements publics, à l’importance prise par les banquiers d’affaires dans le suivi des dossiers de Bercy en passant par les « niches fiscales ». Du crédit impôt recherche au mécénat, le coût de ces incitations a triplé depuis le début des années 2000 pour atteindre de l’ordre de 100 milliards d’euros. Or, grâce à elles, les contribuables d’élite ont le privilège de concourir à orienter et à hiérarchiser les choix politiques. A à tel point qu’on pourrait y voir le retour à une démocratie censitaire. La contribution d’Antoine Vauchez présente l’ensemble de ces évolutions comme constitutives d’« un interventionnisme libéral ». Le néolibéralisme n’abolit pas l’intervention de l’État ; il prône, pour la conduire, une collusion renouvelée entre public et privé ; il la réoriente, en particulier pour tenter de conférer un peu de réalité aux idéaux capitalistes, l’accumulation perpétuelle et la concurrence non faussée. Voire l’homo economicus : quand le chapitre de Sarah Abdelnour analyse les politiques publiques en faveur de l’auto-entreprenariat, celui d’Isabelle Bruno et Grégory Salle sur la bureaucratie montre comment la comptabilité de soi s’impose au cœur-même de l’Etat, en prenant l’exemple du chercheur « incité » à objectiver ses performances (et à les comparer à celle de ses collègues) en recensant sur sa page Internet le nombre de ses publications.

LVSL – « Pour construire un autre nouveau monde, le nôtre » conclue la 4ème de couverture. En traversant cette somme collective, il semble qu’on puisse décliner cette opposition : Leur État et le nôtre, leur République et la nôtre, leur travail et nôtre, leur Progrès et le nôtre, leur École et la nôtre, leur écologie et la nôtre, leur féminisme et le nôtre… Le défi est-il aujourd’hui de se réapproprier le langage commun qui nous unit à la politique ?

A.P. Ce livre est d’abord une enquête qui vise à documenter, le plus correctement possible, les logiques et les effets du néolibéralisme en France, pas un programme politique ou une panacée, même si vous avez raison de noter qu’en creux des articles se dessine un autre monde, qui pourrait être le nôtre. En cela, il occupe une place modeste dans la division du travail politique. Notre souhait serait que l’ouvrage puisse servir de point d’appui aussi bien à la critique du néolibéralisme qu’à la lutte contre lui. Cela prendra peut-être des formes auxquelles on ne s’attend pas nous-mêmes. D’autant que cet ouvrage a été construit à partir d’un large collectif, qui n’est pas homogène en soi, et qui n’est pas en accord sur toutes les solutions à apporter.

G. R.  Alors que le livre a été fabriqué dans les circonstances exceptionnelles de la pandémie, le lancement présage des rapprochements entre des auteurs qui habituellement ne se rencontrent pas. On voudrait espérer que quelque chose advienne, même très simplement, au sein de ce collectif d’universitaires, d’écrivains, de militants, de travailleurs… D’ores et déjà, bien sûr, des réactions et des oppositions à l’ordre établi existent – c’est l’objet de la sixième partie du livre. Mais comment faire que ce refus de l’ordre (ou du désordre) néolibéral ne revête pas une forme réactionnaire et contribue plutôt à faire advenir des politiques d’émancipation ? C’est tout l’enjeu de la séquence dans laquelle nous sommes.

Le Nouveau Monde | Éditions Amsterdam

Liste des contributeurs de l’ouvrage :

Sarah Abdelnour, Sabrina Ali Benali, Bruno Amable, Philippe Bacqué, Camille Beauvais, François Bégaudeau, Sophie Béroud, Aurélien Bernier, Laurent Binet, Laurent Bonelli, Christophe Bonneuil, Michel Bozon, Gérard Bras, Benoit Bréville, Isabelle Bruno, Antony Burlaud, Éric Chauvier, Johann Chapoutot, Hadrien Clouet, Laurent Cordonnier, Denis Colombi, Laurence De Cock, Amina Damerdji, Jean-Marie Delarue, François Denord, Thierry Discepolo, Gatien Elie, Sophie Eustache, Amélie Ferrand, Nicolas Framont, Pierre François, Simone Gaboriau, Julie Gervais, Cécile Gintrac, Samuel Gontier, Guillaume Gourgues, Serge Halimi, Christophe Hanna, Camille Herlin-Giret, Vincent Jarousseau, François Jarrige, Fabien Jobard, Anne Jourdain, Raphaël Kempf, Rachel Knaebel, Aurore Koechlin, Paul Lagneau-Ymonet, Renaud Lambert, Jérôme Lamy, Mathilde Larrère, Frédéric Lebaron, Gérald Le Corre, Claire Lemercier, Thomas Le Roux, Danièle Linhart, Frédéric Lordon, Marius Loris, Sandra Lucbert, Nelo Magalhaes, Anne Marchand, Gérard Mauger, Michel Offerlé, Ugo Palheta, Stefano Palombarini, Evelyne Pieiller, Frédéric Pierru, Jean-Luc Porquet, Christian Prigent, Nathalie Quintane, Clément Quintard (illustrations), Mathias Reymond, Hélène Richard, Pierre Rimbert, Anne-Cécile Robert, Claire Rodier, Max Rousseau, Mathias Roux, Grégory Rzepski, François Ruffin, Rachel Saada, Arnaud Saint-Martin, Grégory Salle, Julien Sartre, Antoine Schwartz, Pierre Serna, Vincent Sizaire, Félix Tréguer, Antoine Vauchez, Xavier Vigna.

Guerre européenne pour l’hégémonie financière

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

La régulation financière européenne s’éloigne-t-elle des dogmes néolibéraux ? Dans les années qui ont suivi la crise financière des subprimes, la Commission européenne a affiché sa volonté de renforcer sa réglementation financière. La Banque centrale européenne (BCE) acceptait quant à elle d’intervenir massivement pour soutenir les cours – comme ce fut également le cas avec la crise du Covid. Ces orientations n’ont pas manqué de provoquer de fortes critiques. Celles de la Bundesbank, championne de l’orthodoxie monétaire, à l’égard d’une politique jugée trop laxiste. Ou encore celles des Brexiters, hostiles à une Union européenne (UE) considérée comme un Léviathan étouffant la finance sous ses normes juridiques. Assisterait-on à un tournant majeur dans la régulation financière européenne ? Une chose est sûre : les réformes mises en œuvre depuis une décennie sont loin de rompre avec le néolibéralisme. Elles résultent surtout de compromis visant à préserver les intérêts des systèmes bancaires et financiers nationaux. Et d’une féroce lutte d’influence, à laquelle se sont livrés les gouvernements allemand, français et britannique (avant le Brexit) pour modeler la réglementation à leur avantage.

Lors des réunions du G20 qui suivirent la crise financière mondiale de 2008, les dirigeants des plus grandes puissances économiques annonçaient, main sur le cœur, une grande réforme de la finance. Rien ne serait plus comme avant. Tout particulièrement en Europe. « Le laissez-faire économique a vécu » assénait le premier ministre britannique d’alors, Gordon Brown. Le président Sarkozy annonçait quant à lui « la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir ». Quelques mois plus tard, il cosignait avec la chancelière Angela Merkel un texte commun appelant à une « véritable régulation européenne dans le secteur financier ». Pour certains commentateurs, on assistait à la fin du néolibéralisme, de la même manière que la crise de 1929 avait contribué à remettre en cause le « laisser-faire » aux États-Unis et à l’échelle mondiale.

Pourtant plus de dix ans après la crise, force est de constater que l’ambition initiale a fait long feu. Plus de cinquante initiatives réglementaires ont certes été prises dans l’Union européenne dans la période qui a suivi la crise. Des réformes concernant les banques, assurances, fonds d’investissement, structures de marché, normes comptables, mécanismes de supervision financière… Mais le constat est le même que celui de l’historien Adam Tooze s’agissant du Dodd-Frank Act aux États-Unis : les réformes engagées dans l’UE constituent une mosaïque de mesures sectorielles insuffisantes pour s’attaquer aux causes profondes de la crise – comme le développement d’un modèle bancaire dopé aux financements de marché, aux activités boursières et hors-bilan.

Est-ce à dire que le programme de réformes mis en œuvre dans l’Union fut insignifiant ? Rien n’est moins sûr. Ces mesures ont été au cœur, non d’une remise en cause du néolibéralisme, mais d’un aggiornamento de la régulation financière. Et d’une importante bataille législative entre les États membres les plus influents en matière de réglementation financière.

De l’approche réglementaire anglo-saxonne à l’approche ordolibérale ?

Pour comprendre les tenants et aboutissants du programme de réformes financières européen, il est utile de revenir sur les différentes approches qui bercent la production de la réglementation financière dans l’Union européenne depuis plusieurs décennies. La première approche, historiquement associée au Royaume-Uni, repose sur une autorégulation avancée du secteur financier. Cette approche dite anglo-saxonne trouve notamment ses fondements idéologiques dans le néolibéralisme étatsunien, qui met l’accent sur l’efficacité supérieure des mécanismes de marché en comparaison avec la réglementation publique1.

L’aggiornamento post-2008 témoigne d’un glissement dans l’approche réglementaire de l’UE, d’une domination de l’approche anglo-saxonne à un retour en force de l’approche ordolibérale. Il ne constitue pas pour autant une rupture idéologique majeure.

L’approche anglo-saxonne vise à garantir la croissance économique par la libéralisation des marchés financiers dans l’Union européenne et le moins-disant réglementaire (approche light-touch). Elle repose sur l’application de mesures juridiques non contraignantes (soft law) et le recours à la discipline de marché. Au cours de la décennie 2000 et jusqu’à la crise financière, cette approche a été prédominante dans l’Union européenne en matière de réglementation financière2. Elle était notamment soutenue par l’Irlande, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et certains pays nordiques. Cette approche était également promue par la Commission européenne et la BCE qui considéraient que l’approfondissement de l’intégration financière permettrait de rendre tangibles les bénéfices de l’adoption de la monnaie unique (en 1999) et de la constitution du marché unique. Et bien sûr, elle était activement soutenue par le lobbying de l’industrie financière transnationale.

L’influence de l’approche anglo-saxonne imprime fortement le plan d’action pour les services financiers (PASF) adopté en 1999, programme législatif ambitieux qui visait à éliminer les obstacles à la circulation des capitaux et des services financiers d’ici à 2005. Ce programme a connu un succès impressionnant : en 2005, quarante-et-une des quarante-deux mesures prévues étaient mises en œuvre. Parmi elle, l’emblématique directive MiF, première du nom, qui organise la libéralisation et la déréglementation des places boursières et plateformes d’échange de titres financiers3. Avec l’objectif de créer un « marché des marchés » européen.

La seconde approche réglementaire, dite ordolibérale, portée par l’Allemagne, promeut un encadrement du marché pour garantir la performance du marché. En vertu de ses fondements théoriques, la réglementation et l’intervention publique doivent s’attacher à créer les conditions juridiques d’un ordre concurrentiel de marché4. Cet agenda ordolibéral est réactualisé dans les années 1980 par de nombreux travaux dans le cadre de la nouvelle économie institutionnelle et la théorie de l’agence5. L’approche ordolibérale a été, dès son origine, très prégnante dans la production réglementaire de l’Union européenne. Elle vise à une harmonisation des règles visant à mettre en place des conditions équitables de concurrence (level playing field) et la stabilité des conditions économiques – en particulier la stabilité financière. Les instruments réglementaires typiques de cette approche sont la mise en place de régimes d’incitations, de transparence et de surveillance du marché, dont la responsabilité revient à des agences sectorielles indépendantes.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande »

En matière de réglementation financière, on assiste à un glissement suite à la crise de 2008, avec une remise en cause partielle de l’approche anglo-saxonne et un affermissement de l’approche ordolibérale soutenu notamment par l’Allemagne et la France. L’approche ordolibérale est saillante dans le programme de réforme financière européen, et dans les recommandations du rapport de Larosière dont il s’inspire. Ce dernier, présenté en février 2009, pointe les « défaillances du marché » à l’origine de la crise et appelle à « renforcer la surveillance réglementaire pour les établissements qui se sont avérés mal contrôlés ». À cet égard, les autorités de surveillance « doivent veiller à ce que l’autorégulation, lorsqu’elle existe, soit correctement mise en œuvre, ce qui n’a pas suffisamment été fait dans un passé récent ».

Dans tous les secteurs concernés par les cinquante-et-une initiatives réglementaires proposées entre mars 2009 et novembre 20146 et adoptées par l’UE, l’approche anglo-saxonne est en retrait. Le retournement le plus emblématique concerne la directive MiF2, qui instaure un régime de contrôle et de transparence renforcé pour les plateformes de négociation de titres (malgré de nombreuses lacunes), alors même que la précédente directive organisait la libéralisation du « marché des marchés » en supprimant notamment la règle de concentration des ordres, imposant l’exécution des transactions sur un marché réglementé. Certaines activités ou secteurs alors non réglementés à l’échelle européenne sont soumis à un régime d’autorisation, d’enregistrement et de transparence. C’est le cas des fonds spéculatifs (directive AIFM), des agences de notation (règlements CRA de 2009, 2011 et 2013), des transactions de dérivés de gré à gré, des ventes à découvert, des opérations de cession de titres ou encore des indices de référence (comme le Libor).

L’approche ordolibérale est également renforcée pour les activités ou secteurs déjà réglementés : renforcement des exigences de fonds propres bancaires et mise en place de nouveaux ratios de liquidité, mise en place d’un régime de contrôle pour les fonds de pension (directive UCITS V), d’une surveillance renforcée des abus de marché (règlement MAR et directive CSMAD), de mesures de protection des investisseurs et consommateurs, d’une limitation du recours à la comptabilité à la valeur de marché (fair value) notamment dans le domaine des assurances.

Le Royaume-Uni sur le départ

L’aggiornamento post-2008 témoigne donc d’un glissement dans l’approche réglementaire de l’UE, d’une domination de l’approche anglo-saxonne à un retour en force de l’approche ordolibérale. Il ne constitue pas pour autant une rupture idéologique majeure dans la production de la réglementation financière européenne. Les deux approches, loin d’être incompatibles, ont depuis longtemps coexisté dans l’UE, la production de la réglementation s’inscrivant dans un continuum entre ces deux pôles. C’est moins sur le plan idéologique que sur celui des intérêts nationaux que le programme de réformes financières va révéler des divergences majeures. En particulier entre les intérêts des trois pays les plus influents en la matière : le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne.

La plus évidente de ces divergences s’est exprimée dans l’opposition du gouvernement et de l’industrie financière britanniques à l’égard de nombreuses réformes mises en œuvre après la crise financière mondiale – notamment la réforme des fonds spéculatifs ou des agences de notation, ou encore le régime de supervision adopté dans le cadre de l’Union bancaire. Cette opposition n’a pas seulement une dimension idéologique : elle correspond également à une défense des spécificités du modèle économique britannique (ou « modèle de croissance » dans la littérature d’économie politique) et de ses « avantages comparatifs »7.

Selon Lucio Baccaro et Jonas Pontusson de l’Université de Genève, la consommation intérieure constitue le moteur du modèle de croissance britannique d’avant crise. Elle est rendue possible par un endettement bon marché (notamment pour les ménages) et un déficit chronique, tous deux financés par l’apport de capitaux étrangers. Ce modèle de croissance dépend donc de l’attractivité de La City de Londres comme centre financier international important et liquide. Il est étroitement lié à la faiblesse du contrôle réglementaire et aux mécanismes d’autorégulation, qui caractérisent historiquement la place londonienne.

Partant de cela, on comprend que les nouvelles contraintes réglementaires européennes ont été perçues comme une menace pour le modèle de croissance britannique, et expliquer les réticences britanniques à l’égard des réformes financières. Ces divergences n’ont pas été sans conséquence, puisqu’elles ont (entre autres) conduit le gouvernement de David Cameron à engager un bras de fer avec l’UE. En 2015, il entame des négociations pour un « nouvel accord8 » entre l’Union européenne et le Royaume-Uni… au terme desquelles est organisé le referendum qui conduit au Brexit.

NDLR : pour une analyse des motivations économiques du Brexit, lire sur LVSL l’article de Marlène Benquet et Théo Bourgeron : « Du néolibéralisme au libertarianisme autoritaire »

L’ironie de l’histoire étant que le coup de force britannique était en passe de porter ses fruits : la nouvelle Commission Juncker s’était vue dotée d’un agenda de libéralisation du secteur financier dans le cadre du projet d’Union des marchés de capitaux9. Un portefeuille à part entière de commissaire était dédié à ce programme de réformes, visant entre autres à remettre en cause les « fardeaux réglementaires inutiles », mais aussi à relancer le marché de la titrisation des crédits bancaires mis en cause après la crise financière. Aux manettes : Jonathan Hill, ancien lobbyiste de La City. De quoi susciter la méfiance de la France et l’Allemagne, perceptible à demi-mot dans une réaction commune à la consultation de la Commission sur l’Union des marchés de capitaux10.

Quoi qu’il en soit, les efforts de David Cameron pour faire avancer la cause de la finance britannique dans l’UE sont réduits à néant par le vote favorable au Brexit, qui conduit à la démission de Jonathan Hill. Le projet initial d’Union des marchés de capitaux, reposant sur la puissance de La City, est quant à lui largement amputé.

Divergences franco-allemandes

L’analyse par les particularités et modèles de croissance nationaux permet également d’éclairer les positions allemandes et françaises. Le modèle de croissance allemand repose fortement sur les exportations, et sur le dynamisme d’un tissu industriel constitué de PME (Mittelstand). Ce dernier est financé par des banques privées ayant des relations de proximité avec les entreprises exportatrices (Hausbanken), mais aussi par des caisses d’épargne (Sparkassen), des banques publiques et régionales (Landesbanken) et des banques coopératives. Le tout forme un secteur bancaire très décentralisé et davantage orienté vers le financement de long terme. La volonté de préserver ce modèle bancaire original, pilier majeur du modèle allemand, permet d’expliquer un certain nombre d’orientation des autorités allemandes suite à la crise financière.

Autre ligne de fracture entre les autorités françaises et allemandes : les politiques monétaires non conventionnelles. La mise sous perfusion du secteur financier par la BCE a particulièrement bénéficié aux grandes banques universelles françaises actives sur les marchés financiers, et a mis en difficulté les banques allemandes.

À l’inverse, la France se caractérise par un secteur finance financier dominé par quatre grandes banques universelles, considérées comme des « champions nationaux », et bénéficiant d’une très grande proximité avec l’administration et le pouvoir politique. Le modèle français, qualifié par l’économiste Ben Clift de post-dirigiste, repose sur cette interpénétration des sphères publiques et privées11. Grands patrons et hauts fonctionnaires, issus des mêmes écoles, œuvrent main dans la main pour le développement des « champions nationaux »12, y compris sur les marchés internationaux. Garantir la compétitivité des grandes banques a ainsi été, pour les autorités françaises, un enjeu majeur de politique économique suite la crise financière. Cette compétitivité repose sur une diversité d’activités, et notamment sur un partage oligopolistique du marché de détail français et un déploiement sans commune mesure des activités de marché et hors bilan (dont le commerce des produits dérivés).

C’est à l’aune des caractéristiques des modèles allemand et français que l’on peut comprendre l’opposition des deux pays à un projet majeur porté par la Commission européenne : la réforme structurelle des banques. Celle-ci consistait notamment à cloisonner les activités de marché des grandes banques universelles. En ligne de mire, « leurs activités de marché et le trading excessifs » selon les termes de la Commission dont le projet a été présenté en janvier 2014. Problème : les dispositions risquaient de pénaliser fortement les grandes banques universelles françaises en remettant en cause la diversification de leurs activités. Les banques allemandes étaient également vent debout le projet. L’association sectorielle qui porte leur voix a en particulier fait valoir à la Commission que « les entreprises allemandes, de taille moyenne et orientées vers l’export, ont besoin de produits financiers pour la finance d’entreprise et le négoce international, c’est-à-dire toute la gamme des services bancaires d’investissement13 »

De manière surprenante au premier abord, le gouvernement britannique n’était quant à lui pas défavorable à un cloisonnement des activités bancaires relativement strict, puisqu’il venait d’adopter au niveau national des mesures assez contraignantes (ring fencing). Ce choix peut s’expliquer par la perte d’influence des grandes banques universelles britanniques après la crise financière, mais également par une tradition historique plus prégnante de séparation des activités dans l’industrie bancaire britannique14.

Les divergences franco-allemandes n’ont pas manqué après la crise financière – quand bien même les deux pays partagent une approche réglementaire ordolibérale. Elles se sont exprimées notamment dans le processus d’adoption de la taxe européenne sur les transactions financières, en suspens depuis la première formulation du projet en 2011. Cette taxe a provoqué une levée de bouclier des grandes banques universelles françaises, soutenues par les gouvernements successifs sous les présidences Sarkozy, Hollande et Macron. Elle menaçait en effet de pénaliser les financements et activités de marché des grandes banques universelles, et tout particulièrement le commerce des produits dérivés. Le gouvernement allemand était quant à lui favorable à l’établissement d’une taxe large : pour des raisons de politique intérieure (la taxe figurait déjà dans l’accord de gouvernement CDU-SPD en 2013) mais également parce que le modèle d’affaire des banques allemandes tournées vers le financement des entreprises exportatrices n’était pas remis en cause15.

Les divergences franco-allemandes se sont également exprimées dans le cadre des négociations autour des trois piliers du projet d’Union bancaire16. Les deux premiers piliers, le mécanisme de surveillance unique (MSU) et le mécanisme de résolution unique (MRU) ont fait l’objet d’âpres négociations entre l’Allemagne et la France. La mise en place de règles communes concernant la surveillance et la résolution des crises bancaires était appelée des vœux des grandes banques transnationales, et fortement critiquée par les petites et moyennes banques allemandes. Ces mesures constituaient un premier pas vers une plus grande intégration et concurrence à l’échelle européenne dans un secteur bancaire fragmenté nationalement, et donc des opportunités de conquête pour les banques plus puissantes.

Dès lors, la volonté de préserver la spécificité du secteur bancaire national s’est exprimée dans les exemptions imposées par l’Allemagne sur l’étendue du mécanisme de surveillance unique (MSU). L’accord prévoit finalement que la BCE, dans le cadre du MSU, soit en charge de la surveillance directe des 120 plus grandes banques de la zone euro – et non de la totalité des plus de 6 000 banques potentiellement concernées, tel que souhaité initialement par la France. De même, l’Allemagne s’est opposée aux velléités françaises visant à établir un mécanisme de résolution unique (MRU) large, doté d’un fonds conséquent et de mécanismes de décision centralisés à l’échelle européenne. Avec à la clé un accord intergouvernemental obtenu fin 2013 bien en retrait par rapport aux propositions initiales.

Autre ligne de fracture entre les autorités françaises et allemandes : les politiques monétaires non conventionnelles. La mise sous perfusion du secteur financier par la BCE a particulièrement bénéficié aux grandes banques universelles françaises actives sur les marchés financiers – à travers notamment les opérations d’assouplissement quantitatif (quantitative easing ou QE). La chute des taux directeurs de la BCE, qui visait à stimuler le crédit bancaire, a aussi contribué à alimenter les marchés financiers. Elle a favorisé les rachats d’action permettant aux grandes entreprises de doper leur cours en bourse, et les placements rémunérateurs et risqués plutôt que l’épargne « patiente ». La baisse des taux d’intérêts s’est accompagnée, dans le même temps, d’une contraction des marges d’intérêt de la rentabilité des activités traditionnelles de crédit bancaire. Mettant particulièrement en difficulté les banques allemandes17. Au point que l’agence de notation Moody’s a abaissé leur perspective de « stable » à « négative » fin 2019, les banques allemandes pointant quant à elle ouvertement la responsabilité de la Banque centrale européenne et sa politique de taux bas.

Vers une renationalisation des enjeux financiers ?

Ainsi les réformes financières mises en œuvre dans l’UE après la crise financière mondiale n’ont pas constitué une remise en cause des dogmes libéraux. Mais elles ont mis au grand jour d’importantes divergences entre l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni en matière de régulation financière. De quoi faire voler en éclat plusieurs lieux communs. Non, la finance n’est pas dominée par des logiques transnationales : c’est un secteur où les intérêts nationaux jouent au contraire à plein. Oui, la France œuvre activement au développement de la finance de marché qui n’est pas le seul fait de l’influence anglo-saxonne. Certes, les politiques monétaires non conventionnelles mises en œuvre par la BCE ont contribué à éviter à l’Union européenne de sombrer dans la crise ; mais à défaut d’une véritable rupture avec le dogme austéritaire, elles préparent les fractures et les crises de demain en favorisant le gonflement de la sphère financière au détriment de l’économie.

Partant, plusieurs chemins semblent se dessiner pour l’avenir du secteur financier européen : celui d’un accroissement de l’intégration, passant nécessairement par une plus grande libéralisation et consolidation du secteur bancaire à l’échelle européenne. Cette option est appelée des vœux par la BCE, mais aussi par le gouvernement français – y voyant des opportunités de conquête pour les grandes banques nationales. Elle s’est jusqu’à présent opposée aux réticences allemandes visant à préserver les spécificités de son secteur bancaire, comme en témoigne les négociations autour de l’Union bancaire. Un autre scénario serait celui d’un accroissement des divergences entre des intérêts nationaux par trop éloignés. La crise financière a déchiré le voile d’une intégration financière européenne « gagnante-gagnante » pour toutes les parties prenantes. Dès lors, une renationalisation des enjeux financiers pourrait avoir différentes conséquences : du simple coup d’arrêt de l’intégration – statu quo – à des ruptures nationales d’ampleur que préfigurerait le Brexit.

Un troisième scénario n’est pas exclu : celui d’une véritable remise en cause du pouvoir de l’industrie financière, de ses velléités hégémoniques et de ses dogmes libéraux. Une telle option n’est pas aussi hors de portée que l’on pourrait le croire, mais il faut bien comprendre que le pouvoir de la finance s’inscrit avant tout dans un cadre national. Et que la France constitue, avec ses puissantes banques universelles, un des nœuds de ce pouvoir dans l’Union européenne. Dès lors, une remise sous tutelle démocratique de la finance pourrait prendre, au moins dans un premier temps, la forme d’une nationalisation des grandes banques françaises. Avec pour objectif de réorganiser le secteur bancaire, de réduire la taille des banques, de les soustraire aux contraintes concurrentielles et de mettre en œuvre les conditions d’un contrôle social sur leurs activités et leurs investissements. Une telle socialisation du secteur bancaire se justifierait par la dimension de service public de nombreuses activités bancaires, y compris des activités de crédit et de l’investissement, mais aussi par l’urgence de financer la réorientation écologique et sociale de l’économie. Elle pourrait être soutenue par une partie de l’encadrement de ces banques, encore acquises à cette dimension de service public. Réalisée à l’échelle nationale, elle servirait dans un second temps de modèle pour d’autres pays du continent et au-delà. Un tel scénario ne pourrait bien sûr voir le jour sans une mobilisation sociale d’ampleur, et une volonté politique forte au service du bien commun.

Notes :

1 Les travaux des néolibéraux étatsuniens portent notamment sur la critique du paradigme keynésien et de l’inefficacité de la réglementation publique, la théorie des anticipations rationnelles, l’hypothèse d’efficience des marchés… On distingue notamment les tenants de l’école de Chicago, Milton Friedman, George Stigler, Robert Lucas, Gary Becker, Ronald Coase, et ceux de l’école de Virginie, Gordon Tullock et James Buchanan (liste non exhaustive).

2 Voir à cet égard : Daniel Mügge (2011), « From Pragmatism to Dogmatism. EU Governance, Policy Paradigms, and Financial Meltdown », New Political Economy, vol. 16, n°2, pp. 185–206.

3 Lire à cet égard « Une directive européenne pour doper la spéculation », Le Monde diplomatique, septembre 2011 : https://www.monde-diplomatique.fr/2011/09/LAGNEAU_YMONET/20941

4 Les bonnes interventions étant jugées selon leur conformité à un certain nombre de « principes constituants » (stabilité de la politique économique, stabilité monétaire, ouverture des marchés, propriété privée, liberté des contrats, responsabilité des agents économiques…). Les penseurs de cette école sont notamment Walter Eucken et Wilhelm Röpke. Pour plus d’information voir Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, La Découverte, 2009.

5 La théorie de l’agence ou théorie des incitations réglementaires s’attachent à décrire les enjeux liés au contrôle d’un acteur par un autre, par exemple d’une entreprise par le régulateur. Ces analyses s’accompagnent de prescriptions sur la conception de la réglementation et des règles de supervision, comme l’indépendance des agences de régulation. Parmi les travaux néo-institutionnalistes on compte par exemple ceux de Jean Tirole, David Baron ou Barry Weingast.

6 Ces dates correspondent à la période ouverte par la remise du rapport de Larosière, et la fin du mandat de la Commission Barroso II, à laquelle succède la Commission Juncker. Pour un bilan critique du programme de réforme de l’UE, voir notre étude : La réglementation financière empêchée : L’Union européenne après la crise de 2007-2008. Economies et finances. Université Paris-Nord – Paris XIII, 2020

7 Voir à cet égard : Lucio Baccaro et Jonas Pontusson (2016), « Rethinking Comparative Political Economy: The Growth Model Perspective », Politics & Society, vol. 44, n°2.

8 Voir la lettre de David Cameron a Donald Tusk évoquant les contours des négociations du « nouvel accord ».

9 Voir « Finance, Bruxelles rallume la mèche », Le Monde diplomatique, janvier 2016.

10 Cette réaction commune appelle notamment à ne pas « reproduire simplement le système financier américain », et à ce que le développement des marchés de capitaux soit « encadré de manière appropriée de façon à préserver la stabilité financière et mettre sur un pied d’égalité le financement bancaire et le financement par les marchés ».

11 Voir Ben Clift (2012) Comparative Capitalisms, Ideational Political Economy and French Post-Dirigiste Responses to the Global Financial Crisis, New Political Economy, 17:5.

12 Lesdits « champions nationaux » au cœur du modèle français étant souvent d’anciennes entreprises publiques privatisées.

13 Deutsche Kreditwirtschaft (2013), « Opinion to Directorate General Internal Market and Services: Consultation Paper on Reforming the Structure of the EU Banking Sector ».

14 Pour plus de détails sur la réforme bancaire britannique, voir La réglementation financière empêchée : L’Union européenne après la crise de 2007-2008, op. cit.

15 A titre de comparaison, le revenu des activité de trading et de change représentait 3,7% du revenu total des banques allemandes en 2016, contre respectivement 13% et 11% pour les banques françaises et britanniques (BCE, 2018).

16 Voir à cet égard : Howarth D. et Quaglia L. (2016), Political Economy of European Banking Union, Oxford, Oxford University Press ; Christina Neckermann (2019), The End of Bilateralism in Europe? An Interest-Based Account of Franco-German Divergence in the Construction of the European Banking Union, M-RCBG Associate Working Paper Series | No. 119

17 Cela se traduit notamment dans les indicateurs de rentabilité : les banques allemandes affichaient en 2019 un retour sur capitaux propres (return-on-equity ou ROE) de 1,73% contre 6,4% pour leurs homologues françaises, d’après les chiffres de la BCE.

Rassemblement national, impasse populaire

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:William_Turner_-_Fishermen_at_Sea.jpg?uselang=fr
Fishermen at Sea © William Turner

Après avoir conquis une partie des classes populaires grâce à un discours portant sur l’immigration et la sécurité, Marine Le Pen et le Rassemblement national (RN) tentent désormais d’accéder à l’Élysée en séduisant un nouveau public : les milieux aisés de droite classique. Dans cette optique, le programme du RN a connu d’importants changements ces dernières années, en particulier sur les questions économiques et européennes. De l’abandon de la sortie de l’Union européenne et de l’euro, à un programme libéral en faveur des entreprises et des plus riches, le RN constitue plus que jamais un faux parti populaire.

Le Front national (FN), renommé Rassemblement national (RN) en 2018, est actuellement le principal parti français d’extrême-droite. Il a été fondé en 1972 à l’initiative du groupuscule d’extrême-droite Ordre nouveau, lui-même dissous en 1973 par le gouvernement de l’époque suite à des actions violentes. L’objectif principal du FN dès sa fondation était de rassembler, lors des moments électoraux, toutes les tendances diverses de l’extrême-droite (nationalistes, nationaux, royalistes …) [1].

Le parti a connu des débuts électoraux difficiles. En 1974, il ne rassemble, avec la candidature de Jean-Marie Le Pen (JMLP), que 0,75 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle tandis qu’en 1981 il ne présente aucun candidat à cette élection. Toutefois, à partir de l’élection présidentielle de 1988, conjointement à l’affaiblissement du parti communiste français, le FN réalise des scores d’environ 15 %, exception faite de l’élection de 2007. Il faut noter, cependant, qu’entre les élections de 1988 et les élections de 1995, le FN, en la personne de JMLP, change grandement sur le plan idéologique. Alors que, dans le contexte de la guerre froide des années 80, JMLP se disait atlantiste, s’identifiant à une version française de Reagan, et que le FN était soutenu par le Club de l’Horloge (un laboratoire d’idées néolibéral et ethniciste), il opère un revirement dans les années 90 en adoucissant sa position atlantiste (il prend notamment ses distances avec Israël) et en s’opposant de plus en plus fortement au libre-échange et à la mondialisation. À partir de 2012, le FN connaît une forte dynamique montante : près de 18 % des voix récoltées au premier tour de l’élection présidentielle en 2012 et, en 2017, 21,3 % des suffrages au premier tour soit plus de 7,6 millions de voix.

Le RN, pour les pauvres, par les riches

Cette progression du vote Front national est essentiellement associée à un soutien plus important des classes populaires : à la fois de la part des électeurs au niveau de diplôme le plus faible, et de manière corrélée, des électeurs disposant des plus bas revenus. En effet, entre 1988 et 2017, au premier tour de l’élection présidentielle, le parti a constamment progressé parmi les électeurs qui ont un niveau de diplôme inférieur au bac, passant de 16 % à 31 %, ainsi que chez les électeurs disposant d’un diplôme de niveau bac, passant de 13 % à 25 %. Sur la même période, la proportion d’employés votant pour le FN est passée de 14 % à 30 % et celle des ouvriers de 17 % à 39 %.

Cependant, de l’autre côté du spectre éducatif et économique, le Front national continue de repousser. En effet, le niveau de vote FN auprès des électeurs ayant un niveau de diplôme supérieur à bac +2 n’a jamais dépassé les 9 % sur la période 1988-2017. Le même phénomène se retrouve chez les plus aisés, où il n’a jamais dépassé les 14% parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures [2].

L’écrasante majorité de ces élus [du FN] vit depuis de longues années dans des conditions aisées, à rebours du récit frontiste.

Toutefois, cette caractéristique populaire du vote FN se distingue des caractéristiques socio-économiques des élus du parti. En effet, lorsque l’on s’intéresse au patrimoine et aux revenus des députés nationaux et européens frontistes, il apparaît que l’écrasante majorité de ces élus vit depuis de longues années dans des conditions aisées, à rebours du récit frontiste. Les députés n’ayant accédé que récemment à des conditions de vie aisées, dont l’exemple typique est Jordan Bardella, sont peu nombreux face aux députés originaires de milieux aisés ou très aisés, à l’image de Jean-Lin Lacapelle (ex-directeur commercial de L’Oréal), Gilbert Collard (avocat renommé, issu de la bourgeoisie, dont la famille possède un château), Hélène Laporte (analyste bancaire et conseillère en gestion de patrimoine) ou encore Marine Le Pen (dont la famille possède l’hôtel Montretout doté d’un jardin de 4800 mètres carrés dans les Hauts-de-Seine). Pire, il semblerait que le RN remplisse un rôle d’entretien financier de personnes vivant dans des conditions aisées. En effet, alors que le salaire moyen mensuel pour les salariés à temps plein du RN s’élevait à 2 721 euros net en 2017, Jean-Lin Lacapelle touchait, en tant que délégué national, 6 000 euros net par mois ; son confrère Alain Vizier, directeur du service presse, gagnait 5 000 euros net par mois et Yann Le Pen, la sœur de Marine Le Pen, était rémunérée 4 170 euros net par mois en tant que grande organisatrice des manifestations du RN. Cette tension entre représentés et représentants due à la différence de condition sociale se retrouve notamment dans l’évolution récente du programme économique et européen du RN.

Le revirement économique de Marine Le Pen en 2022, ou l’abandon des classes populaires 

Historiquement, le programme économique du Front national n’a jamais été au cœur des problématiques chères au parti et intéressait peu ses électeurs, à l’image des revirements de Jean-Marie Le Pen, tantôt admirateur de Reagan, tantôt dénonciateur du « mondialisme ultralibéral ». Dans sa stratégie de polarisation de la société entre d’un côté le peuple français et de l’autre les élites mondialisées, Marine Le Pen avait ensuite davantage opté pour une posture économique en faveur des classes populaires : retraite à 60 ans, valorisation du minimum vieillesse, baisse des tarifs réglementés du gaz et de l’électricité notamment. Ses propositions économiques servaient également un certain opportunisme politique : concernant par exemple sa position sur la taxation des carburants, elle souhaitait vouloir la diminuer en 2012, puis avait supprimé cette mesure de son programme en 2017 avant de la réintégrer pour tenter de suivre les revendications des gilets jaunes. Les déséquilibres budgétaires qu’engendraient de telles propositions compensées par de faibles rentrées d’argent n’apparaissaient pas comme un problème : la sortie de la France de l’Union européenne devait l’absoudre des contraintes budgétaires européennes. Mais plus encore, selon l’historienne Valérie Igounet, Marine Le Pen avançait des propositions pour séduire les électeurs tout en sachant certainement une partie d’entre elles irréalisables.

Cependant, avec l’hypothèse d’une possible accession à l’Élysée, le RN a revu sa position économique, sous l’influence en particulier des « Horaces », un groupe de hauts fonctionnaires anonymes : il fallait en effet adopter un programme économique donnant des garanties au milieu des affaires que Marine Le Pen espère désormais séduire. Elle a ainsi opéré un virage complet dans son programme économique, s’orientant vers le libéralisme classique de la droite. Dans Mediapart, François Ruffin a ainsi comparé l’évolution des programmes et note la disparition de nombreuses mesures sociales depuis 2012 (la revalorisation de 250 € de tous les salaires inférieurs à 1500 €, la défense des petits commerces contre la grande distribution, le relèvement du taux d’imposition sur les sociétés ou encore l’élargissement de l’assiette des retraites aux revenus du capital). Malgré l’absence dans le programme de 2012, déjà, de concepts importants comme « inégalités », « dividendes » ou « pauvres », Marine Le Pen a donc aligné son programme politique sur les politiques libérales en vigueur, influencée notamment par des membres du parti tel que Louis Aliot, Gilbert Collard ou Hervé Juvin.

Marine Le Pen a ainsi opéré un virage complet dans son programme économique, s’orientant vers le libéralisme classique de la droite.

Le programme économique en vue de la présidentielle apparaît ainsi beaucoup plus favorable aux classes aisées qu’aux classes populaires. Dans un « plan pour la jeunesse » présenté à l’occasion de l’allocution rituelle du 1er mai, Marine Le Pen annonce qu’elle compte stimuler le niveau d’activité des jeunes en soutenant les créations d’entreprise : un jeune qui créerait son entreprise recevrait une dotation égale à son propre apport, soit l’inverse d’une mesure de redistribution puisqu’elle aiderait davantage les plus riches des jeunes entrepreneurs qui peuvent apporter un capital plus élevé. Dans la suite de ce « plan pour la jeunesse », elle indiquait vouloir faire évoluer « la fiscalité des donations et successions pour permettre une plus grande mobilité du capital entre les générations », soit la même mesure que proposait Bruno Le Maire au printemps et qui apparaît particulièrement injuste et favorable aux plus riches : un couple avec deux enfants peut déjà transmettre en une seule fois près d’un million d’euros en toute franchise d’impôt, alléger la fiscalité des successions ne bénéficierait donc qu’aux jeunes venant des familles particulièrement riches.

La politique de redressement de la natalité proposée par Marine Le Pen passerait ensuite par des « prêts publics à taux zéro aux jeunes couples », soit la même mesure que proposait un autre membre d’En Marche !, Stanislas Guerini, une mesure peu optimale quand on sait qu’en 2018, 45 % des ménages français avaient déjà un emprunt à rembourser d’un montant moyen de près de 80 000 €. De même, elle reprend la politique du gouvernement actuel en matière de formation en promettant un « chèque formation aux entreprises qui prennent en formation un jeune ». Ce plan pour la jeunesse relève donc bien d’un programme libéral centré sur l’entrepreneuriat et favorisant les riches.

Lors d’une interview sur TF1, le dimanche 12 septembre 2021, Marine Le Pen a confirmé ce revirement libéral en expliquant refuser une augmentation des petits salaires, au bénéfice des entreprises dont elle ne veut pas voir les charges augmenter. La seule voie qu’elle avance pour « redonner du pouvoir d’achat aux Français » consiste à supprimer la redevance télévisuelle, soit 138 € par an, une bien maigre amélioration pour quelqu’un qui prétend défendre les classes populaires ! Cette dynamique était également visible dans les programmes économiques des candidats RN aux élections régionales de 2021. Ils défendaient davantage de soutien aux entreprises, à l’image de Thierry Mariani promettant de doubler le budget régional des aides aux entreprises, ou la réduction des dépenses de fonctionnement, comme Nicolas Bay qui souhaitait ne pas remplacer 200 agents régionaux partant à la retraite. Dans cette perspective d’alignement libéral, Marine Le Pen a par exemple proposé début septembre la « privatisation de l’audiovisuel public », arguant qu’une « grande démocratie » n’aurait pas besoin d’un audiovisuel public de cette taille, dans ce qui pourrait s’apparenter à un cadeau à l’audiovisuel privé dirigé par des milliardaires. Même si le service public de l’audiovisuel n’est pas parfait, et devrait être réformé pour permettre une véritable démocratisation de l’information, il permet pour l’heure, dans une certaine mesure, de contrebalancer l’influence de médias privés inféodés à de puissants intérêts privés. La réforme que propose Marine Le Pen aurait pour conséquence néfaste de renforcer le pouvoir d’influence des milliardaires français sur l’opinion publique, fragilisant d’autant plus l’un des piliers fondamentaux de la démocratie.

Le nouvel objectif du RN : rassurer les élites au pouvoir en conservant les dogmes libéraux

Il y a quelques années, une accession au pouvoir du RN aurait inquiété les milieux d’affaires et financiers du fait des chamboulements qu’elle aurait pu provoquer dans l’ordre économique. Pour séduire une partie de la droite plus classique, Marine Le Pen a voulu améliorer son image auprès des élites dominantes, en donnant des gages de confiance, notamment sur la question européenne et le respect des traités qui en découlent.

Lors des élections présidentielles de 2012 et de 2017, le RN avait adopté une position anti-Union européenne, en proposant notamment la sortie de l’euro et de l’espace Schengen par référendums. Désormais, la position du RN a radicalement changé : Marine Le Pen se veut « pragmatique » et estime que sortir de l’euro ne constitue « plus la priorité [du] combat politique ». Il n’est plus question de sortir ni de l’euro, ni de l’Union, ni de l’espace Schengen, seulement de « discuter avec nos partenaires européens » selon le désormais président du RN, Jordan Bardella. Il justifie ce changement de position par une adhésion moins forte des Français à une sortie de l’euro, ce qui est douteux. Les milieux financiers et économiques à qui profite l’Europe de la libre circulation des capitaux n’ont donc pas à s’inquiéter d’une éventuelle prise des institutions nationales par le RN. Par ailleurs, si le RN tient à appliquer concrètement son discours « localiste », visant à donner la priorité à la consommation et à la production locales, cela nécessitera de désobéir aux traités de libre-échange appliquées dans l’Union, et qui ont une valeur juridique supérieure à la Constitution française [3]. Ainsi, les propositions économiques de relocalisation nationale avancées par le RN semblent incompatibles avec leur nouvelle voie respectueuse des traités européens.

Ainsi les changements que propose le RN pour l’Europe sont radicalement différents aujourd’hui de ce qu’ils étaient par le passé : l’ordre libéral sur lequel l’Union européenne a été bâtie n’est plus remis en cause, et avec lui la question des traités et du respect des contraintes budgétaires.

Le RN annonce tout de même souhaiter opérer quelques changements au niveau de la gouvernance européenne, notamment par rapport au mandat de la Banque centrale européenne (BCE) : selon le parti, un de ses objectifs devrait être la lutte contre le chômage, à l’instar de ce que pratique la Banque centrale des États-Unis, la Fed. Outre les difficultés politiques que susciterait une telle réforme européenne, la rendant pratiquement inenvisageable, des confusions apparaissent rapidement dans l’image que se fait le RN de la BCE, critiquant la création monétaire qui se « perd dans l’économie virtuelle » au lieu de financer directement les États, ou dans le rôle primordial de l’État pour lutter contre le chômage sans le déléguer à une instance non-démocratique comme la BCE. Les fortes inégalités et la pauvreté aux États-Unis suffisent à démontrer que la délégation de cette mission (dont Marine Le Pen refuse désormais de s’occuper) s’avère insuffisante.

Ainsi les changements que propose le RN pour l’Europe sont radicalement différents aujourd’hui de ce qu’ils étaient par le passé : l’ordre libéral sur lequel l’Union européenne a été bâtie n’est plus remis en cause, et avec lui la question des traités et du respect des contraintes budgétaires. Marine Le Pen a d’ailleurs tenté, dans une tribune dans le journal libéral l’Opinion, de rassurer les milieux financiers sur cet aspect : « une dette doit être remboursée ». Un État souverain devrait ainsi « rembourser sa dette contre vents et marées », sans que les moyens qu’elle souhaite mobiliser soient identifiés. Elle prône l’usage d’une « bonne dette et de vrais fonds propres », « le contraire d’une politique d’austérité mais avec une réelle maîtrise budgétaire dans la durée » : l’usage de ces concepts flous a pour objectif d’envoyer un message rassurant aux créanciers du pays, aux investisseurs et aux milieux d’affaires : les règles seront respectées, les volontés réformistes annulées si besoin, et par-dessus tout, leurs intérêts ne seront pas menacés par l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen. François Ruffin a ainsi remarqué que la candidate frontiste avait cessé de s’offusquer des scandales touchant les ultra-riches, notamment dans les affaires « Paradise papers » et « OpenLux ».

Ce programme digne d’un parti « attrape-tout », cherchant à séduire de tous les côtés avec opportunisme, manque de cohérence globale et de crédibilité au regard d’une application pratique.

Malgré ce revirement libéral orthodoxe du programme économique et le respect annoncé des règles budgétaires, la plupart des dépenses proposées par la candidate frontiste ne seraient pas compensées par de nouveaux revenus pour les caisses de l’État. Le parti a souvent été jugé peu crédible sur ces questions économiques, notamment parce qu’il est le parti le plus endetté de France avec près de 25 millions d’euros à rembourser et pourrait même être au bord de la faillite en raison de la gestion catastrophique de ses finances, seulement sauvé par des prêts d’origine russe ou émirati. Auparavant, la sortie de l’euro et des traités européens devait permettre une plus grande liberté budgétaire, mais dans le cadre des limites fixées par Bruxelles, les nombreuses dépenses de ce programme, par exemple les investissements dans la réindustrialisation ou la nationalisation des autoroutes, apparaissent aujourd’hui peu crédibles. Dans la même idée, pour maintenir l’âge de la retraite à 60 ans, Marine Le Pen propose d’être « imaginatifs » et « volontaires » sans proposer de mesures concrètes pour autant. Ce programme digne d’un parti « attrape-tout », cherchant à séduire de tous les côtés avec opportunisme, manque de cohérence globale et de crédibilité au regard d’une application pratique.

La cohérence du repositionnement de Marine Le Pen sur le plan économique et européen apparaît alors de plus en plus clairement : après avoir conquis une certaine frange de la population principalement grâce aux thématiques liées à l’immigration et la sécurité, elle espère séduire l’électorat de droite plus classique par un programme économique libéral, tout en pariant sur un soutien continu des classes populaires malgré ce virage en faveur des plus riches. Au final, ce repositionnement permet d’éclairer la nature profonde du populisme de droite de Marine Le Pen [4] et rappelle les mots que tenait Jaurès en 1888 à propos du mouvement boulangiste : « Or, que fait [la démocratie] ? Elle s’attroupe autour d’un nom propre, elle acclame un soldat qui ne dit même pas le fond de sa pensée. Un grand mouvement était nécessaire : il pouvait se faire par le peuple et pour le peuple, il se fait par un homme et pour un homme. Le paysan, qui cherche l’ordre, la stabilité, la probité, la paix et la justice, verra sortir une fois de plus de l’urne plébiscitaire, avec le nom du général à qui il se livre, la guerre civile et la guerre étrangère, la corruption systématique et l’iniquité. » [5]

Cet article est dédié à la mémoire de Léonard Trevisan.

[1] Pour plus d’informations sur l’origine du Front national, voir LEBOURG, N., PREDA, J., BEAUREGARD, J., « Aux racines du FN L’histoire du mouvement Ordre nouveau », Fondation Jean Jaurès, 2014. Disponible ici :

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01709289/document

[2] FOURQUET, J., « 1988-2021 : trente ans de métamorphose de l’électorat frontiste », Fondation Jean Jaurès, 28/04/2021. Disponible ici :

https://www.jean-jaures.org/publication/1988-2021-trente-ans-de-metamorphose-de-lelectorat-frontiste/

[3] Sur ce sujet, on pourra aussi lire NARAYCH, L., « Le « made in France » et ses obstacles », Le vent se lève, 07/12/2020. Disponible ici :

https://lvsl.fr/made-in-france-le-marche-au-secours-du-protectionnisme-economique/

[4] Sur ce sujet, on pourra aussi lire SLOBODIAN, Q., traduction par CORANTIN, K., « Les enfants bâtards de Friedrich Hayek : les origines néolibérales du « populisme de droite » », Le vent se lève, 05/09/2021. Disponible ici :

https://lvsl.fr/les-enfants-batards-de-friedrich-hayek/

[5] JAURÈS, J., « La foi en soi-même », La Dépêche de Toulouse, 18/11/1888.