Du néolibéralisme au libertarianisme autoritaire

City de Londres © Wikimedia Commons

« Il ne suffit en effet pas de payer pour renverser un régime politique. Pour convertir leurs intérêts économiques en un arrangement institutionnel qui pérennise leur domination, les acteurs financiers émergents doivent aussi investir la sphère des idées. À mesure qu’ils accumulent des capitaux, non seulement ils se dotent de lobbies et de mouvements politiques qui les représentent, mais ils financent également un large réseau d’intellectuels et de think tanks. » À rebours des discours dominants sur le Brexit qui analysent les patrons comme de fervents supporters du Remain, Marlène Benquet, chercheuse en sociologie au CNRS, et Théo Bourgeron, postdoctorant à l’University College de Dublin, proposent dans La Finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme (éditions Raisons d’agir) d’expliquer l’apparition d’une seconde financiarisation qui tendrait à remplacer l’ère du néolibéralisme. Bien plus pernicieux que les thuriféraires du néolibéralisme, ses promoteurs promeuvent un courant idéologique puissant mais relativement peu connu à l’extérieur des États-Unis : le libertarianisme. À partir du Brexit, les deux chercheurs ont souhaité comprendre les mécanismes qui sous tendent le développement de ce courant d’idées et comment il renforce l’instabilité économique mondiale. Les lignes suivantes sont extraites de leur ouvrage.

Comment interpréter la remise en cause du régime politique d’accumulation néolibéral ? Depuis les années 1970, ce régime avait ouvert aux acteurs capitalistes de nouvelles sources de profit par l’extension des marchés financiers à de larges pans de la société. Le néolibéralisme des pays du Nord s’était appuyé sur les institutions de la démocratie libérale, qui permettait, à peu de frais et sans danger pour l’accumulation capitaliste, de canaliser les mécontentements populaires. Au niveau international, l’Union européenne était l’une de ses institutions emblématiques. Ses traités organisaient le transfert aux marchés, en particulier financiers, de nombreux pans de l’économie des démocraties libérales qui la composent. Mais des événements récents comme le Brexit, les élections de Donald Trump, Jair Bolsonaro ou Boris Johnson bouleversent la domination du régime néolibéral. Ainsi, le Brexit a affranchi le Royaume-Uni des institutions de l’Union européenne, tandis pendant quatre ans l’administration de Donald Trump a mené les États-Unis à rompre avec d’autres institutions néolibérales comme l’OMC et les flux internationaux de marchandises qu’elle organise.

Toutefois, cette rupture avec le néolibéralisme débouche non pas sur l’instauration d’un régime d’accumulation plus social, mais avec la mise en œuvre d’un régime libertarien-autoritaire. Le libertarianisme repose sur la défense radicale de la propriété privée comme unique règle de la vie sociale, sans considération pour ses effets collectifs. Il limite le rôle de l’Etat, y compris dans ses fonctions régaliennes. Libertarien sur le plan économique, le régime qui émerge au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et au Brésil, est autoritaire sur le plan politique. Hostile à tout mécanisme redistributif, il fait de la répression des mouvements sociaux, de la réduction des libertés publiques, du contrôle des manifestations et de l’expression, la modalité privilégiée du maintien de l’ordre social.

Or, comme on peut s’y attendre, la mutation du régime d’accumulation des Etats-Unis, du Royaume-Uni et du Brésil, à savoir de la première, de la sixième et de la neuvième puissances mondiales, produit des effets géopolitiques majeurs. Le libertarianisme autoritaire n’est pas un isolationnisme : il articule les intérêts des classes dominantes des pays à l’avant-garde du capitalisme (et de leurs fortunes financières exubérantes) avec ceux des classes dominantes d’autres pays, plus marginaux dans l’ordre international néolibéral qui prévalait jusqu’à présent. L’émergence de régimes libertariens-autoritaires s’appuie sur des coalitions internationales, qui incluent des pays néolibéraux. Il n’est en effet pas nécessaire que les fonds de la seconde financiarisation tiennent le haut du pavé dans l’ensemble des pays pour que leurs intérêts soient défendus à l’échelle internationale. Les États convertis au régime d’accumulation libertarien-autoritaire peuvent donc conclure des accords avec des Etats dominés par d’autres forces économiques mais qui ont un intérêt commun à démanteler les régulations internationales, sociales et environnementales minimales.

À travers l’Europe, ce qui se joue n’est pas seulement la montée plus ou moins rapide des nouveaux acteurs financiers, c’est aussi l’émergence d’alliés potentiels pour les tenants du nouveau régime politique d’accumulation, y compris dans des pays peu financiarisés.

L’extension des conflits au Nord

La bascule des régimes politiques d’accumulation de ces grands pays est lourde de conséquences. Elle approfondit la financiarisation des sociétés, qui fait revenir les inégalités de revenu et de patrimoine à un niveau équivalent à celui du début du XXe siècle. Elle transforme en nouvelles sources de profit des pans de la vie quotidienne des individus, des politiques sociales et environnementales qui jusqu’ici en étaient préservées. Il en résulte des phénomènes aussi disparates que le remplacement des subventions publiques à l’éducation par la dette étudiante privée, la transformation du tiers-secteur des associations et des entreprises sociales en centres de profit financier, la marchandisation des espaces naturels et agricoles.

Mais à ces conséquences sociales s’ajoutent des effets environnementaux vertigineux. Entre les subventions et les baisses d’impôts qu’il réclame, le secteur financier pèse d’un poids lourd sur les budgets publics. L’accès à certains biens communs comme l’eau est remis en cause : les 100 000 habitants de la ville américaine de Flint, en banlieue de Detroit, ont ainsi été exposés entre 2014 et 2017 à une eau courante contaminée au plomb du fait de la crise budgétaire qui frappait leur commune. En France, certains territoires sont exposés à des crises d’accès à l’eau similaires, elles aussi directement liées aux restrictions budgétaires, qui touchent en priorité les territoires d’Outre-mer, mais aussi les quartiers populaires, au point que l’association Coalition Eau estime qu’un million de personnes n’ont pas accès à l’eau en France. Plus généralement, le retrait des Etats-Unis du traité de Paris sur le climat et la volonté du gouvernement britannique de ne pas adhérer aux objectifs climatiques de l’Union européenne ne produisent pas seulement des incendies en Californie et des glissements de terrain en Angleterre, mais des événements extrêmes dans l’ensemble des autres pays, au sujet desquels les principaux pollueurs n’entendent participer à aucune forme de réparation collective.

La crise du Covid-19 a montré à quel point le basculement d’un pays dans un nouveau régime politique d’accumulation pouvait avoir des conséquences dans des domaines inattendus de la vie sociale. Au Royaume-Uni, les intellectuels du nouveau régime d’accumulation étaient déjà présents dans le débat politique britannique bien avant le référendum du Brexit, soutenus par certaines franges du parti conservateur et les acteurs de la seconde financiarisation. Économistes comportementalistes et think tanks libertariens avaient dès le début des années 2010 pesé sur la définition de la politique britannique en matière de pandémie. Ceux-ci défendaient déjà des politiques sanitaires appuyées exclusivement sur la privatisation et la responsabilité individuelle et se montrent très critiques envers toute politique de gestion centralisée de l’épidémie. Lorsque le virus fait irruption en Europe, le gouvernement de Boris Johnson s’appuie pleinement sur ces nouveaux intellectuels, allant jusqu’à élaborer (avant de l’abandonner en discours) une politique sanitaire fondée sur « l’immunité collective ». Parallèlement, ces États s’engagent dans une guerre commerciale avec leurs anciens partenaires et voisins pour s’approprier les ressources matérielles nécessaires à la lutte contre le virus. C’est ainsi qu’en pleine pandémie, l’administration de Donald Trump cherche à racheter CureVac, une entreprise pharmaceutique allemande impliquée dans un projet de vaccin prometteur, afin d’assurer aux citoyens américains les premières doses, tandis que le gouvernement de Boris Johnson décide de ne pas participer à l’appel d’offre groupé européen en matière de respirateurs artificiels et de matériel de protection, qui visait à éviter des comportements de prédation entre pays européens, pour conclure des contrats indépendants.

En modifiant les rapports de force mondiaux, ce nouveau régime d’accumulation libertarien-autoritaire participe à la définition d’une nouvelle situation géopolitique. L’ordre international néolibéral instaurait une bipartition du monde radicale. D’un côté, les pays dits du Nord, liés entre eux par des accords de toutes sortes, militaires à travers l’OTAN, économiques à travers les grands traités commerciaux régionaux, politiques à travers l’Union européenne et le G7. De l’autre, les pays dits du Sud, terrain de jeu des forces capitalistes du Nord, poussés aux conflits de toute sorte : conflits commerciaux à travers un dumping social et fiscal sans fin, mais aussi conflits militaires soutenus par le Nord pour l’accès aux ressources, aux marchés et à la main d’œuvre. L’ordre international qui monte annonce la fin de cette bipartition du monde. Seulement ce ne sont pas les conflits du Sud qui cessent : c’est le pacte de non-agression tacite entre les États du Nord qui est rompu.

Pour trouver de nouvelles opportunités de profit, les tenants du nouveau régime d’accumulation ne craignent plus les conflits entre pays capitalistes développés. Tandis que la concurrence fiscale entre les États s’accroît, à la suite de la décision de l’administration Trump de baisser l’impôt sur les profits des entreprises de 35% à 21% et du plan du gouvernement Johnson de le réduire de deux points, la concurrence se durcit également sur le plan commercial. L’ordre instauré par l’OMC et les accords GATT successifs a volé en éclat avec les décisions américaines de ne plus renouveler ses juges au sein de l’organe de règlement des différends de l’OMC. Les tensions commerciales entre États, que l’OMC avait pour rôle de juguler sur un mode néolibéral afin d’éviter un retour aux politiques d’agression commerciale des années 1930, refont surface. Cela laisse aux grandes puissances incarnant le nouveau régime d’accumulation la porte ouverte pour faire pression sur leurs partenaires commerciaux dans le sens qui convient aux intérêts qu’elles représentent. C’est ainsi que le gouvernement britannique affirme vouloir se libérer des normes sociales et environnementales européennes pour offrir de nouveaux débouchés à leurs produits et capitaux nationaux partout dans le reste du monde.

Au-delà des conflits commerciaux et s’il ne s’agit pas ici de jouer les prophètes de malheur, il est impossible d’ignorer que les représentants du nouveau régime politique d’accumulation se détournent également des grandes institutions qui organisaient la paix au Nord (et souvent la guerre au Sud), qu’il s’agisse de l’OTAN et de la tradition d’interventionnisme américain, de l’Union européenne, des institutions internationales multilatérales (ONU, G7, G20) et des traités de limitation des armements hérités de la guerre froide. La paix au Nord semble être devenue un bien public trop coûteux à produire pour ces gouvernements, en premier lieu le gouvernement fédéral américain, dans un monde où les acteurs capitalistes qu’ils représentent sont désormais capables de résister voire de s’enrichir en période de catastrophes. Les acteurs de la seconde financiarisation sont loin de jouer le rôle de courtiers de la paix que Karl Polanyi attribuait à la haute finance à la fin du XIXe siècle : contrairement à ces derniers, ils ne semblent plus prêts à accepter le coût collectif du maintien de l’ordre entre États.

Cela ne signifie pas que la situation au Sud soit vouée à s’améliorer. Les gouvernements britannique et étatsunien ont très clairement fait savoir leur volonté de reprendre en main leur politique étrangère, en l’associant plus étroitement encore aux profits de leurs grandes entreprises nationales et sans plus prendre la peine d’afficher des objectifs de réduction de la pauvreté. Certains pans de leur politique extérieure passent sous le contrôle direct des secteurs financiers, comme dans le cas du remplacement progressif de l’aide au développement international par des « investissements à impact », en partenariat avec les grands fonds d’investissement privés des deux pays. Ces gouvernements n’ont pas plus qu’avant le projet de garantir la paix au Sud, mais ils n’ont en revanche plus celui de la garantir au Nord.

Ces évolutions préfigurent l’importation au Nord de problèmes jusqu’alors cantonnés au Sud : accès à l’eau et aux ressources essentielles, niveaux de pollution menaçant les habitats humains, niveaux de pauvreté extrêmes, irruption de conflits, au-delà de ce que produisaient jusqu’ici les institutions néolibérales.

De l’importance de connaître son adversaire

Le Brexit témoigne donc de l’affrontement entre les tenants du régime politique d’accumulation néolibéral européen déclinant et les tenants d’un nouveau régime en construction. Régime qui n’a rien de réjouissant : il ouvre de nouvelles perspectives à l’accumulation de profit financier par une orientation politique faite de libertarianisme, d’autoritarisme et de climatoscepticisme.

Dès lors, est-on condamné à souhaiter voir descendre dans la rue des ouvriers aux côtés des banquiers d’investissement de la City pour protéger le traité de Lisbonne ? Non. Il serait illusoire de croire que les institutions du néolibéralisme européen et leurs soutiens, parce qu’ils constituent un obstacle temporaire au projet politique des acteurs financiers montants, puissent constituer des alliés de la cause populaire. La courte histoire du Brexit montre à quelle vitesse les franges perdantes du patronat peuvent accepter leur défaite et se repositionner avantageusement dans le nouveau régime politique d’accumulation. Si un basculement similaire devait avoir lieu en Europe continentale et donc en France, les secteurs dominants du régime néolibéral, les grandes banques, les assureurs et les entreprises industrielles, négocieraient leur ralliement avec les tenants du nouveau régime. Le néolibéralisme n’offre pas de rempart solide aux conflits provoqués par les acteurs de la seconde financiarisation et il n’est de toute façon pas de retour en arrière possible. Ni le régime néolibéral ni son prédécesseur fordiste ne répondent aux défis posés par l’émergence de puissances libertariennes-autoritaires à l’heure du changement climatique, des inégalités sociales extrêmes et de la montée des conflits entre Etats du Nord. Il n’y a donc aucune bonne raison de regretter le déclin du régime d’accumulation néolibéral. Mais il est maintenant temps de connaître le nouveau visage des adversaires. Sur les continents européen et américain, ceux-ci viennent de muter et menacent désormais le minimum d’harmonie sociale, de paix et de ressources environnementales nécessaires à des sociétés libres. Mais des fronts de résistances s’ouvrent, des mouvements sociaux se développent, de nouvelles organisations se créent. Des rapports de force à venir dépendent l’état futur du monde et de nos existences.

Le libéralisme contre le « droit à la ville » : Lisbonne et la production de l’espace-capital

© Mariana Abreu

Au cours des dix dernières années, les villes du Sud de l’Europe ont vu leurs centres historiques « cannibalisés » par les locations touristiques de court-terme, et Lisbonne n’a pas fait exception. Dans la capitale portugaise, les locations de court-terme représentent aujourd’hui près d’un tiers des propriétés du centre-ville, et on y compte neuf touristes pour un habitant.1 Abandonnée à la seule loi du marché, la garantie constitutionnelle du logement a été pulvérisée après la crise de 2008 par les politiques néolibérales imposées au Portugal. L’arrivée en masse des touristes, accompagnée de l’envolée vertigineuse des prix immobiliers, menacent la capacité de nombreux ménages à se loger, et ces derniers se voient ainsi éjectés des centre-villes. Suite à trois mois de confinement qui ont vidé la capitale portugaise de ses flux touristiques massifs, et après une chute de 11,8% du PIB au deuxième trimestre 2020, Lisbonne, « comme de nombreuses villes, réévalue ses priorités post-pandémie ».2 Une rupture qu’il convient de relativiser.

À partir des années 2010, le Portugal a commencé à faire la Une des journaux pour deux raisons bien distinctes : d’une part, pour l’humiliation que constituait la mise sous tutelle du pays par la Troïka, d’autre part, pour une lignée record de victoires aux « Oscars du Tourisme ». Difficile alors de prédire que le couple « meilleure destination européenne » / « crise de dette souveraine » accompagnerait l’une des plus graves crises de l’État-providence portugais. En 2013, alors que le taux de chômage s’élevait à 17,5%, le Portugal connaissait une croissance à deux chiffres du nombre de touristes arrivés sur le territoire. Dix ans plus tard, Lisbonne apparaît comme la capitale européenne avec le ratio de locations touristiques le plus élevé sur Airbnb, avec plus de 30 logements pour mille habitants. Parallèlement, le nombre de maisons à louer sur le long terme a baissé de 30% au cours des cinq dernières années, touchant principalement deux villes : Porto et, bien sûr, Lisbonne, qui ont vu l’offre du parc locatif traditionnel chuter de 85 et 75%, respectivement. 

Aujourd’hui, le prix des appartements neufs à Lisbonne s’élève en moyenne à 6 500 € par m² et peut atteindre 7 700 € par m² dans les quartiers les plus recherchés du centre historique. Dans le même temps, le SMIC portugais ne s’élève pas au-dessus de 635€. L’article 65.3 de la Constitution portugaise, établissant que « l’État adoptera une politique visant à mettre en place un système de revenus compatible avec les revenus familiaux et l’accès à son propre logement », ne peut être évoqué autrement que sur le mode de l’ironie.

Selon Ana Cordeiro Santos, chercheuse au Centre d’études sociales (CES), de l’Université de Coimbra, la crise de l’Etat-providence remonte aux années 1980, à l’époque où le Portugal s’est libéré d’un demi-siècle de répression dictatoriale et s’est empressé de se joindre la construction européenne. « L’Etat a échoué dans sa mission de fournir une offre publique de logement », écrit-t-elle3. Depuis les années 1980, le Portugal compte seulement 2% de parc locatif public, un taux qui reste bien en-deçà de la moyenne européenne.4 L’auteure de La nouvelle question du logement au Portugal voit dans le processus d’adhésion à l’UE le corollaire d’une accélération des mesures libérales, principalement dans le secteur financier, qui ont accru l’accès au crédit et l’endettement. Depuis le début des années 2000, les politiques urbaines ont toujours favorisé une plus grande initiative privée dans le secteur immobilier. Parallèlement, le parc locatif des centres historiques s’est considérablement dégradé. En cause, une politique de gel des loyers remontant à 1948, qui a généré une faible compétitivité pour ce secteur sur le marché locatif, que n’ont compensé aucun investissement public conséquent – nécessaires à la réalisation des travaux d’entretien des bâtiments.

Au Portugal, les transformations de l’espace urbain se sont accentuées suite à la crise économique et financière de 2008, contribuant à la fragilisation des foyers défavorisés. Luís Mendes, philosophe, géographe et professeur à l’Université de Lisbonne, voit dans l’exemple lisboète un cocktail paradigmatique de la déréglementation du marché immobilier.5 En effet, au problème structurel de pénurie du parc locatif public s’est ajouté un ensemble de mesures néolibérales subordonnées aux intérêts fonciers et visant à flexibiliser le marché du logement. Le Nouveau régime de location6, promulgué en 2012 et imposé par la Troïka, est venu couronner la libéralisation du marché du logement, et particulièrement le régime de locations portugais, renforçant le pouvoir des propriétaires et dégageant la route à une augmentation excessive des prix des loyers et en facilitant les évictions, qui ont conduit à l’expulsion de nombreux foyers de leurs appartements dans les centre-villes. En 2016 on comptait 1931 évictions au Portugal, soit plus de 5 familles par jour qui se sont vues chassées de chez elles – contre 1003 en 2013. La plupart sont des retraités ou des pauvres, déjà fragilisés par l’impact des politiques d’austérité budgétaire. Parallèlement, la capitale a vu ses activités économiques traditionnelles et ses petits commerces locaux fermer leurs portes. Le quartier traditionnellement populaire d’Alfama a vu sa population chuter de 20 000 résidents en 1980 à 1 000 aujourd’hui.

Tel qu’il a été théorisé par le géographe et philosophe Henri Lefèbvre, le droit à la ville renvoie au droit des habitants à s’approprier les processus décisionnaires et les installations de production de la ville.7 Cette appropriation des processus décisionnaires implique une appropriation de l’espace public et une liberté de mouvements. Le « droit à la ville » s’inscrit donc dans une tentative de légitimation des rapports de souveraineté et de la reconnaissance du droit à occuper l’espace ; celui-ci n’est pas conçu comme une entité neutre et vide de contenu social, chaque société produisant ses espaces et déterminant ses rythmes, exprimant sa fonction sociale.

En 1930, Fernando Pessoa s’amusait à coucher sur le papier les toits et couleurs de Lisbonne du haut de sa fenêtre au quatrième étage d’un modeste appartement situé au coeur de la ville ; une situation inconcevable aujourd’hui, où les habitants modestes, privés des mille charmes attrape-touristes de la ville, sont relégués dans la périphérie et près des autoroutes. À qui appartient donc la ville portugaise ?

Au tournant néolibéral de 2012 et au processus de gentrification qui en a découlé, s’est ajoutée la mise en place d’une série d’instruments financiers et légaux destinés à soutenir l’investissement privé étranger au sein du marché immobilier local. La loi des Résidents Non Habituels (RNH) et des Visa Gold ont notamment institué un régime fiscal très avantageux pour les retraités ou investisseurs étrangers. Le premier est destiné aux citoyens de la Communauté européenne possédant un fort capital économique. Le second s’adresse aux citoyens d’autres pays en leur accordant un permis de résidence, à condition de stimuler l’investissement, à savoir le transfert de capitaux, la création d’emplois et l’achat de biens immobiliers dans les quartiers du centre historique de la ville. Selon Luís Mendes, « dans les deux cas, elle profite aux citoyens étrangers avec des réductions importantes et même des exonérations fiscales, introduisant des inégalités entre ceux qui bénéficient des promotions et des soldes fiscaux et les résidents permanents, portugais ou étrangers, qui ne bénéficient d’aucun avantage fiscal. » Entre 2013 et 2019, les recettes de l’Etat portugais issues des acquisitions de Visas Gold s’élevaient à 4 300 milliards d’euros, soit dix fois le montant accordé à la promotion d’un parc locatif public entre 1987 et 2011. 

Alors que des milliers d’habitants sont ainsi déchus de leur droit d’accès à la ville, la valeur du logement se voit réduite à la seule spéculation immobilière et à son appréciation par une élite transnationale. La tyrannie des chiffres, qu’Alain Supiot identifie comme une nouvelle forme de gouvernance, ne peut que faire écho à la réalité portugaise : « La raison du pouvoir n’est plus recherchée dans une instance souveraine transcendant la société, mais dans des normes inhérentes à son bon fonctionnement. Prospère sur ces bases un nouvel idéal normatif, qui vise la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes. »8 Les critères pour se voir octroyer la nationalité sont désormais financiers, la citoyenneté devient un marché comme les autres. 

Selon Fernando Medina, Maire de Lisbonne, « Le moment est venu de faire les choses différemment. » Paroles galvaudées par la classe politique et médiatique européenne pendant le confinement, elles mobilisent un lexique éculé. Qu’en est-il pour le parc locatif portugais ? 

Les réformes initiées par Antonio Costa, socialiste arrivé au pouvoir en 2015, semblent s’inscrire dans une dynamique de protection du droit au logement. Après la brutalité des politiques de financiarisation du logement de 2011, qui ont rasé le peu qui subsistait du parc social, il semblerait que le gouvernement cherche à combattre la « grave pénurie de logements » qui constitue l’une des plus grandes vulnérabilités du pays. À cet égard, Costa ne s’est épargné ni les grands mots ni les grands chiffres. En 2018, la coalition de gauche annonçait une « Nouvelle génération de politiques du logement », visant l’amélioration de la qualité de vie des habitants, la revitalisation des villes et la promotion de la cohésion sociale et territoriale.9 Les accords se multiplient avec les mairies dans le but de re-localiser des foyers vivant dans des « conditions indignes ». Le nombre de licences d’hébergement à court terme à Lisbonne a été plafonné dans sept des vingt-quatre quartiers de la ville – les plus touchés par l’afflux de visiteurs étrangers. Le premier ministre évoque aujourd’hui la nécessité d’un « régime public du logement » et il a annoncé vouloir consacrer 1251 millions d’euros, issus des fonds du plan de relance européen, à la revitalisation du parc locatif traditionnel.

Si l’on peut discerner dans le discours du gouvernement d’António Costa une volonté affichée de rompre avec le cycle néolibéral et austéritaire entamé par le précédent gouvernement, il serait erroné d’y voir un réel changement de paradigme. Alors que les réformes initiées par le gouvernement se nourrissent de l’investissement public, elles ne se sont nullement attaquées au problème structurel de la carence du parc locatif public. En effet, la nouvelle « génération » de politiques du logement reste principalement dirigée vers les propriétaires et le marché privé. On y retrouve des politiques de stimulation financière, d’avantages fiscaux et de financements publics destinées à compenser les pertes des propriétaires qui accepteraient de louer leurs biens à des prix plus raisonnables. La réalité des objectifs reste donc bien en-deçà des attentes ; l’augmentation du parc locatif public ne vise en outre qu’un objectif de 5%, contre 2% aujourd’hui. 

« Alors que nous rouvrons nos villes, nous ne devons pas retourner au business as usual », selon F. Medina. Dans une tribune publiée dans The Independent, le maire de Lisbonne affirme sa volonté de ramener les habitants dans le centre ville, au profit d’une Lisbonne plus équitable et plus verte. Mais au-delà des communications gouvernementales, force est de constater que la rupture demeure relative. La mobilisation des ressources publiques se fait dans le but d’attirer des investissements privés, et semble encore bien loin de la ré-appropriation de l’espace urbain rêvée par Lefèbvre. 

La soumission de la ville et du logement à la loi du marché met à nu l’une des plus grandes crises de l’État-providence. Le modèle de la « ville générique », théorisé par Rem Koolhaas, résonne profondément avec la situation actuelle : « Les villes qui se développent aujourd’hui se caractérisent par la disparition progressive de leur identité.10 La ville générique, c’est ce qui reste quand on a éliminé la prévalence de l’histoire, de la culture spécifique matérialisée dans le patrimoine (…). Il y a bien, presque partout, des centres historiques, dont certains ont été préservés, d’autres réhabilités, plus ou moins restaurés, parfois reconstruits à l’identique, et qui sont voués au prestige, au tourisme, au patrimoine. Ils sont en voie de muséification et la vie quotidienne s’en est presque retirée. Le reste, la vraie ville, c’est la ville de plus en plus libérée du centre historique. La ville générique est souvent médiocre, informe et interchangeable. Elle est éphémère, modeste, n’ayant pas été conçue pour durer ».11

1Aleksandra Wisniewska, “Are Airbnb investors destroying Europe’s cultural capitals?”, Financial Times, septembre 2019

2Fernando Medina, “After coronavirus, Lisbon is replacing some Airbnbs and turning holiday rentals into homes for key workers”, The Independent, juillet 2020

3Ana Cordeiro Santos, A nova questão da habitação em Portugal: uma abordagem de economia política, Actual Editora, 2019

4Ana Cordeiro Santos: A Nova Geração de Políticas de Habitação é um estímulo fiscal aos senhorios”, in Fumaça, 2019

5Luís Mendes, “Gentrificação, financeirização e produção capitalista do espaço urbano” in Cadernos do Poder Local, n.º8, 2017

6Pour un récapitulatif des mesures imposées par la Troïka: https://acervo.publico.pt/economia/memorando-da-troika-anotado

7Henri Lefèbvre, Le droit à la ville, 1968

8Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, 2015

9Pour le détail sur la “Nouvelle génération de politiques sur le logement”: https://www.portaldahabitacao.pt/pt/portal/habitacao/npgh.html

10Rem Koolhaas, La ville générique, 1994

11R. Robin, “L’après-ville ou ces mégalopoles qu’on dit sans charme…”, in Communications, 2009

Barbara Stiegler : « Refuser d’abandonner les sciences de la vie et de la santé aux experts »

© F. Mantovani

À la suite de son dernier ouvrage Du cap aux grèves paru en août dernier aux éditions Verdier et en écho à son essai de 2019 « Il faut s’adapter », nous nous sommes entretenus avec la philosophe et enseignante à l’université de Bordeaux Barbara Stiegler. Nous y évoquons ses travaux sur le néolibéralisme, la manière dont ils ont été accueillis en pleine crise des Gilets jaunes et leur écho en période de pandémie, prétexte à une offensive sur les libertés individuelles — un thème qu’elle développera dans un ouvrage à paraître le 14 janvier 2021 aux éditions Gallimard, De la démocratie en Pandémie. La philosophe revient également sur son propre engagement militant et porte un regard critique sur les formes traditionnelles de la lutte sociale. Entretien réalisé par Guillemette Magnin et Vincent Ortiz.

Le Vent Se Lève – Au début de votre livre, vous décrivez le mouvement des Gilets jaunes comme une « nouvelle étape dans la compréhension du projet néolibéral ». Plus tard, vous voyez dans le mouvement contre la réforme des retraites l’affirmation d’une « autre vision des rythmes de la vie, du sens de l’évolution et de notre vie sur terre ». Selon vous, dans quelle mesure les manifestants ont-ils eu à l’esprit cette nouvelle vision ? Comment s’est-elle exprimée, visuellement, dans la rue ?

Barbara Stiegler – Pour ce qui est des Gilets jaunes, ils ont fait la démonstration que « le cap » promu par le néolibéralisme, celui d’une adaptation de tous à la mondialisation, condamnait des populations entières à l’échec et à la disparition, non seulement du point de vue de leur emploi mais jusque dans leur manière de vivre. Ils ont montré qu’à l’ère de la crise écologique, le néolibéralisme conduisait les classes populaires à l’impasse en les plaçant dans une contradiction impossible : l’obligation de se déplacer vers les périphéries (du fait de la gentrification des métropoles) et l’obligation conjointe de revenir dans les centres-villes (au nom de la lutte contre la pollution).

Le cap est tout simplement apparu intenable, et les Gilets jaunes en ont très logiquement déduit la nécessité de se réapproprier notre démocratie. Visuellement, ils ont reconstitué des agoras miniatures sur les ronds-points, mais aussi des forums et des assemblées, avec notamment les « assemblées des assemblées », signe d’une réelle inventivité politique dont on a trop peu rendu compte dans les grands médias.

Retrouvant des questions qui étaient celles de la démocratie athénienne, ils ont aussi renoué avec la symbolique républicaine et rousseauiste : celle de la souveraineté du peuple, de sa Volonté générale et du Contrat social. Réhabilitant les services publics, ils ont donné un élan considérable au mouvement de défense des retraites, dans lequel les agents de la fonction publique (enseignants, soignants, travailleurs sociaux etc.) ont joué, conjointement avec les acteurs privés (avocats, cadres supérieurs), un rôle clé.

Tout est organisé pour diviser le monde en deux camps binaires : les complotistes populistes d’un côté, les progressistes réalistes de l’autre, la nuance et le questionnement sont tout simplement impossibles

Pour essayer de comprendre la force de ce mouvement, j’ai proposé une analyse plus globale de la notion de retraite. J’y ai vu le droit de se retirer de la compétition mondiale, de développer un autre rapport en effet à la temporalité et au rythme de la vie et des vivants que celui qu’imposait le projet de réforme du gouvernement. En imposant une retraite à point fondée sur la capitalisation individuelle, il transformait cet âge de la vie en une compétition continue et il imposait aussi cette vison à la jeunesse, dès son entrée dans la vie active. À la lumière de l’épidémie, qui touche à la fois les plus âgés et les plus jeunes, on voit sans peine les dégâts considérables qu’auraient produit aujourd’hui une telle réforme et on ne peut que se réjouir que ce projet ait été bloqué par la société.

LVSL – Malgré les liens évidents que vous dressez entre la problématique de votre ancien livre « Il faut s’adapter » et la révolte des Gilets jaunes, vous dites avoir été surprise de l’écho qu’ont eu vos travaux au moment des premières manifestations. La tyrannie de l’adaptation que vous décrivez semble également avoir été éprouvée et rejetée par les Gilets jaunes. Comment expliquez-vous que cette mobilisation ait eu davantage d’impact que les précédentes ? Était-il possible de l’anticiper ?

[Lire ici le premier entretien que nous avions effectué avec Barbara Stiegler à propos de son ouvrage « Il faut s’adapter »]

BS – Comme tout événement historique, le mouvement des Gilets jaunes est de l’ordre de l’irruption et de la création. Il n’était donc pas possible de l’anticiper. Ce que nous pouvions prévoir en revanche, c’était que le cap allait finir par être contesté massivement par les citoyens.

Si les Gilets jaunes ont eu autant d’impact, c’est à mon avis pour au moins trois raisons. D’abord pour l’inventivité symbolique et politique dont ils ont fait preuve. Ensuite pour la force politique de leurs revendications, inscrites dans un double héritage démocratique et républicain. Et enfin parce qu’ils ont surpris tout le monde et en particulier tous ceux qui pensaient que les classes populaires étaient indifférentes à la chose publique. Pendant des années en effet, les chroniqueurs nous ont abreuvés d’un discours typiquement néolibéral sur l’apathie des populations et la passivité des masses.

À les entendre, les « Français » ne s’intéressaient qu’à la consommation et à l’emploi et ils étaient rivés à leurs seuls intérêts privés. Cette mise en scène, largement orchestrée par les grands médias, a brutalement été déjouée à partir du 17 novembre 2018. À la stupéfaction des classes bourgeoises et diplômées, on a vu les Français des zones périphériques se passionner pour la démocratie, les questions de justice sociale et environnementale et l’héritage républicain de la Révolution française.

On a vu aussi que ce mouvement avait réussi à marginaliser très rapidement les velléités racistes ou le discours anti-immigrés de certains, au profit d’une série de revendications cohérentes dans lesquels tous les Gilets jaunes sans exception étaient en mesure de se reconnaître. L’adversaire n’était plus le travailleur pauvre, l’immigré ou le migrant, vieille stratégie de division mise en place par tous les gouvernements depuis les années 1970 pour mieux régner. Il devenait le cap néolibéral, imposé autoritairement par la monarchie présidentielle, niant à la fois la République et la démocratie. Et c’est ce qui explique qu’ils aient personnalisé leur lutte autour de la figure d’Emmanuel Macron.

LVSL – Fin 2019, vous réalisez que la lutte menée dans le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche s’inscrira « presque naturellement » dans le vaste mouvement social qui s’étend dans le pays. Ce constat a-t-il été largement partagé par vos confrères ? Le mouvement des Gilets jaunes, suivi des manifestations contre la réforme des retraites, était-il particulièrement propice à cette convergence des luttes ?

BS – Je crois en effet que, si l’on compare la situation actuelle de l’Université avec celle de 2009, date à laquelle nous nous étions déjà mobilisés pour lutter contre le gouvernement d’alors, nous sommes désormais beaucoup moins isolés. La casse des services publics de santé, d’éducation et de recherche commence désormais à être visibles aux yeux de tous, et l’attachement des classes populaires à ces services publics est l’une des leçons du mouvement des Gilets jaunes, ce que la crise sanitaire a durablement renforcé.

La vieille opposition construite par les pouvoirs dominants entre « les Français » et « les fonctionnaires » est donc en voie d’être déjouée. Mais il y a à cela une condition : que ces mêmes fonctionnaires s’engagent à se mobiliser pour l’intérêt général et pour la défense des services publics, en les mettant au service de tous. La grève peut dès lors être réhabilitée : non pas comme une lutte corporatiste pour des avantages acquis, mais comme un combat qui concerne tous les citoyens de ce pays qui tous ont besoin d’un système de santé, d’éducation et de recherche qui fonctionne.

LVSL – Vous décrivez dans votre livre une relation « destructrice » entre certains universitaires et les grands médias. Ce problème est-il structurel ?

BS – Je suis moins affirmative, puisque ma formule s’énonce sous forme de question. Mon expérience avec les médias a plutôt été jusqu’ici très positive, à ma grande surprise d’ailleurs. Du fait des Gilets jaunes, mon essai chez Gallimard, pourtant très dense, a bénéficié d’une promotion parfaitement inattendue. Mais les choses se sont compliquées quand je suis entrée en mobilisation, ce dont j’ai toujours prévenu mes interlocuteurs dans les médias pour que le contrat soit clair.

Cela m’a valu plusieurs déprogrammations brutales, sans explication claire, ou des mauvaises manières comme celles que je relate dans mon livre, à propos d’une Matinale de France Culture. Structurellement, alors que les grands médias fonctionnent de plus en plus sur le mode du spectacle, il est en effet difficile aux chercheurs académiques de se faire entendre. Quand tout est organisé pour diviser le monde en deux camps binaires : les complotistes populistes d’un côté, les progressistes réalistes de l’autre, la nuance et le questionnement sont tout simplement impossibles.

Critiquer le pouvoir en place, dans un tel dispositif, c’est nécessairement verser dans le complotisme et quitter le camp raisonnable du réalisme. En étouffant toute divergence, ce carcan manichéen sur lequel repose le macronisme, mais qui était déjà en germe dans les décennies précédentes, est évidemment destructeur pour notre démocratie, et c’est pour cette raison que nous devons nous battre pour tenter de nous imposer dans les médias.

Même si c’est une activité épuisante et risquée, et qui est d’ailleurs très mal vue dans mon milieu, j’estime qu’elle est de mon devoir. Car c’est le néolibéralisme qui depuis les années 1930 a imposé cette idée : une démocratie responsable reposerait sur le consensus des experts et des dirigeants et sur la disqualification de toute forme de résistance, renvoyée au retard, à l’inadaptation et à la déficience cognitive des populations. En critiquant publiquement le pouvoir depuis le savoir universitaire, en opposant aux experts les résultats de la recherche scientifique et du travail académique, on déjoue bien évidemment cette mise en scène, et c’est ce qui nous rend potentiellement très gênants pour le spectacle dominant.

Le capitalisme numérique est le grand gagnant de crise sanitaire. Il est donc temps que nous nous emparions de ce constat pour faire du numérique une question politique majeure.

LVSL – Lorsque vous décidez de ne plus vous limiter à « produire des idées » mais à « mettre les mains dans la lutte », vous êtes confrontée à un certain nombre de blocages. Lors d’une assemblée générale à laquelle vous participez à l’Université de Bordeaux, vous constatez rapidement que la révolte voulue par tous peine à se structurer. Y voyez-vous une obsolescence des formes traditionnelles de la lutte sociale ?

BS – Oui, et c’est l’enquête principale que je mène dans ce livre. Qu’est-ce qui nous empêche de nous mobiliser alors même que nous voudrions nous y mettre ? Qu’est-ce qui nous divise et nous entrave, alors même que nous sommes les plus déterminés ? Mes onze thèses sur la grève, qui font écho à Marx tout en proposant un contrepoint, égrènent tous les contresens qui embarrassent nos luttes sociales et qui le plus souvent relèvent d’une vieille métaphysique : celui du dualisme de l’âme et du corps, du sens eschatologique de l’histoire, de la teneur sacrificielle de la lutte pour n’en mentionner que quelques-uns parmi tant d’autres.

Ma conviction est que les universitaires et les militants ne réfléchissent pas à assez aux modalités concrètes de leurs activités, qu’ils ne sont pas assez réflexifs : Qu’est-ce qu’un cours ? Une évaluation ? Une réunion ? Une assemblée générale ? La démocratie universitaire ? Le virage numérique ? Toutes ces questions passionnantes sont souvent laissées de côté et abandonnées à des routines de travail ou de mobilisation qui ne sont pas interrogées. Dans une perspective locale et miniature, qui s’intéresse à la construction des luttes dans leur précision, ce sont pourtant de grandes questions politiques.

LVSL – Une thématique affleure à plusieurs reprises dans votre ouvrage : celle de la « transition numérique », qui semble faire partie intégrante de l’impératif néolibéral d’adaptation. Dans un article rédigé en 2016 (« Le demi-hommage de Michel Foucault à la généalogie nietzschéenne »), vous mentionniez l’émergence d’un évolutionnisme « algorithmique », caractérisé par un « adaptationnisme dur » – qui semble très compatible avec l’idéologie que vous analysez dans « Il faut s’adapter ». Avec la crise du Covid, le numérique n’est-il pas le secteur privilégié par lequel se déploie le néolibéralisme, dans le discours et dans les actes ?

BS – Absolument. Si les mesures de confinement ont semblé mettre un coup d’arrêt à la mondialisation, le virage numérique a en réalité permis de l’accélérer en favorisant un capitalisme de plateforme : le e-commerce évidemment, mais aussi la esanté et le e-learning. Pour le gouvernement actuel, qui portait depuis son arrivée au pouvoir le projet d’une révolution numérique dans tous les secteurs de la société, il est très clair que la crise a produit un effet d’aubaine : celui d’accélérer la transition numérique et de préparer les esprits aux mutations qui seront bientôt rendues possibles par la 5G.

Mais cela dépasse évidemment le cadre national. Pour beaucoup d’analystes, le capitalisme numérique est le grand gagnant de crise sanitaire, qui a d’ailleurs vu prospérer les grandes fortunes et les actifs financiers. Dans le même temps, nous avons pu faire l’expérience des désastres produits par cette vision sur l’enseignement, le soin, le travail et la vie sociale. Il est donc temps que nous nous emparions de ce constat pour faire du numérique une question politique majeure. À travers la lutte contre le capitalisme numérique, l’hégémonie du Big data et de la conduite algorithmique de nos sociétés doit d’urgence être affrontée par nos démocraties. Ce qui implique de ne pas abandonner les sciences de la vie et de la santé aux experts.

LVSL – Vous concluez votre livre en suggérant des pistes de résistance au néolibéralisme. Vous suggérez par exemple la constitution de communautés autonomes par rapport au marché global, à l’écart de ses flux, à l’abri de ses impératifs. Ce processus, selon vous, peut avoir lieu grâce à l’agrégation d’individus rétifs au fonctionnement du système. Vous écrivez notamment : « La réalité, c’est que le néolibéralisme se joue d’abord en nous et par nous, dans nos propres manières de vivre. Que ce qui est en cause, c’est bien nous-mêmes et notre intime transformation ». Cela peut surprendre les lecteurs de « Il faut s’adapter », où vous détaillez longuement la critique que John Dewey oppose au néolibéralisme de Lippmann. Dewey s’attache à démontrer le caractère déterminant de l’environnement sur les organismes, mais aussi la capacité de ces derniers à influer sur lui, à le modifier. Confrontés à un environnement aussi déterminant que celui du néolibéralisme, ne faudrait-il pas travailler à en abattre les différentes structures (par des réformes politiques à échelle nationale par exemple) plutôt que de chercher à s’en extraire ? Croyez-vous vraiment en l’efficacité d’une action que l’on peut qualifier « d’individualiste » face au néolibéralisme ?

BS – La miniaturisation des luttes que je défends n’est ni un individualisme, ni un renoncement à l’échelle nationale ou mondiale. Ce n’est pas un individualisme car elle ne prend évidemment corps qu’à plusieurs. Et ce n’est pas non plus un repli sur le local, car sa puissance est telle qu’elle a au contraire pour horizon un renouvellement politique profond, qui a évidemment vocation à essaimer ailleurs et à plus grande échelle. S’il faut dorénavant miniaturiser les luttes, c’est parce nous vivons une période où le pouvoir global de nos adversaires est si écrasant qu’il nous décourage et nous démobilise.

[Lire sur LVSL une analyse des thèses que Barbara Stiegler défend dans « Il faut s’adapter », par Vincent Ortiz et Pablo Patarin]

En revenant là où nous sommes, ici et maintenant, nous sommes parfaitement capables de lancer des chantiers politiques nouveaux et à notre portée. Or, dans une époque aussi effervescente que la nôtre, il est évident que ce qui se tente à Bordeaux s’expérimente aussi à Lille ou à Strasbourg. Que les zones rurales et périurbaines sentent elles aussi, pour reprendre une expression qui vous est chère, que le vent se lève et que c’est la rencontre entre les expériences multiples de tous ces métiers, ces territoires et ces secteurs, qui sont autant de réseaux de résistance, qui seule pourra renouveler les grands programmes ou les grands plans qui visent une échelle plus globale.

Nous devons en finir avec les visions de surplomp, cesser de croire que quelques esprits éclairés pourraient concevoir le bon programme pour « le monde d’après » et revenir aux enseignements de l’histoire. La résistance n’a pas commencé en 1944, elle n’a pas surgi d’un coup avec le CNR et le programme des jours heureux. Elle n’a pas commencé par concevoir un programme de gouvernement. Elle a commencé à quelques-uns, ici où là, en affrontant pied à pied un adversaire dangereux, qui maillait tout le territoire, et qui obligeait les réseaux à une lutte de long terme, sourde et clandestine.

Ce que nous devons réinventer aujourd’hui, c’est de la même manière une lutte de long terme qui réinvente la grève, le sabotage et les stratégies fines de résistance et qui nous permettent, ce faisant, d’inventer des alternatives créatrices dont nous n’avons, aujourd’hui, pas même l’idée. Ce que je défends est au fond très simple : ce n’est que dans la lutte politique concrète, en chair et en os, et non dans des cerveaux isolés les uns des autres devant leur écran, que la politique se réinvente.

David Cayla : « Une grande partie de la gauche est incapable de s’extraire de la pensée néolibérale »

© Manon Decremps

La crise économique, conséquence de la pandémie du Covid-19, qui touche la quasi-totalité des économies du monde, a relancé le débat quant au rôle de l’État en France. Le système néolibéral, dominant toutes les sphères de pouvoir depuis le début des années 1980, semble toucher à sa fin pour David Cayla. Le maître de conférences en économie à l’Université d’Angers, dans son ouvrage Populisme et néolibéralisme, tente de montrer en quoi les conséquences d’une gestion néolibérale de l’État et de nos économies permet l’apparition de populismes qu’il rejette. Dans cet entretien, nous avons souhaité revenir sur le rôle de l’Union européenne dans la construction du système néolibéral, les formes de populismes en action en Europe ainsi que sur l’incapacité des forces situées à gauche de proposer une alternative crédible aux idées néolibérales. Entretien réalisé par Valentin Chevallier.


LVSL – Sur l’Union européenne, vos critiques concernent principalement le marché unique et ses règles très structurantes (quatre libertés fondamentales, concurrence et forte limitation des aides d’État) plutôt que les aspects monétaires de la construction européenne et notamment l’euro comme responsable de la désindustrialisation d’une grande partie de l’Union. Il ne produirait que de manière « sous-jacente » des divergences économiques. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

David Cayla – Dans le chapitre 1 consacré à l’analyse du populisme européen, mon propos ne vise pas à critiquer telle ou telle institution européenne mais plutôt à comprendre pourquoi l’Union européenne engendre du populisme. Je pense qu’il faut en trouver la cause dans la dynamique économique, sociale et démographique.

Le continent européen se fracture. Depuis une vingtaine d’années, l’activité industrielle déserte l’Europe du Sud et les zones périphériques pour se concentrer en Allemagne et en Europe centrale. Les mouvements de population suivent les flux économiques à la recherche d’emplois plus stables et mieux rémunérés. Jusqu’en 2008, les flux migratoires allaient d’Est en Ouest ; depuis une dizaine d’année, ils suivent les investissements industriels et se concentrent en Allemagne et dans les pays limitrophes. L’Allemagne a ainsi connu un solde migratoire de plus de 4,3 millions de personnes entre 2010 et 2018, la majorité venant d’autres pays européens. De même, la Pologne et la Hongrie ont récemment retrouvé une attractivité migratoire et attirent désormais les travailleurs plus pauvres des pays baltes ou d’Ukraine.

Quelle sont les causes de ces chamboulements ? Pourquoi l’Italie et l’Espagne se désindustrialisent et perdent leur population tandis que l’Autriche, l’Allemagne et la Pologne attirent les investissements industriels ? L’explication souvent avancée est celle de la monnaie unique. Les économies italiennes et espagnoles aurait naturellement besoin d’une monnaie faible qui se dévalue régulièrement tandis que l’économie allemande aurait besoin d’une monnaie forte. La création de l’euro, parce qu’elle empêche les dévaluations, aurait donc avantagé l’Allemagne et désavantagé l’Italie.

Je trouve cette explication très insatisfaisante. Elle donne l’impression qu’il y aurait des essences économiques italienne et allemande. Par je ne sais quel atavisme qu’on ne précise jamais l’économie italienne serait incapable de survivre à une monnaie forte alors que les Allemands – parce qu’ils seraient germaniques ? – seraient plus efficaces que tous les autres peuples européens pour produire des biens à haute valeur ajoutée compatibles avec une monnaie forte.

Il me semble que si l’on veut comprendre les dynamiques industrielles du continent, il faut dépasser ces préjugés et s’intéresser aux causes profondes qui handicapent tel industriel et avantage tel autre. Pourquoi l’industrie se concentre-t-elle autour de la mer du Nord et déserte la Méditerranée ? Tout simplement parce que si on les laisse circuler librement, les capitaux s’agglomèrent spontanément dans les régions les plus denses industriellement. Les populations suivent, avec retard, les pôles d’attraction industriels. C’est une loi générale connue depuis le XIXe siècle et développée notamment par l’économiste britannique Alfred Marshall. À l’époque, il s’agissait de comprendre pourquoi l’unification économique des nations engendrait l’exode rural et le développement de grands centres urbains. La même dynamique est aujourd’hui à l’œuvre sur le continent européen unifié par le marché unique. Mais au lieu que ce soient des départements qui se désindustrialisent et se dépeuplent, ce sont à présent des pays entiers qui disparaissent lentement.

Alors pourquoi la mer du Nord et non la Méditerranée ? Pour des raisons historiques et géographiques. L’Allemagne a connu un boum industriel dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle a accumulé des infrastructures qui la rendent aujourd’hui plus efficace que les autres régions européennes. Or, avec la libre circulation du capital, les petits écarts hérités de l’histoire ne peuvent que s’approfondir. Les effets d’agglomérations permettent aux pays les plus industrialisés d’attirer les investissements industriels, tandis que les régions les plus fragiles perdent en attractivité. Ce phénomène est cumulatif.

“L’appartenance à la zone euro n’est pas significative lorsqu’on regarde les dynamiques industrielles depuis 2000.”

Pourquoi ne pas évoquer le rôle la monnaie unique ? Je l’évoque comme explication théorique complémentaire. Le problème est que cette hypothèse ne colle pas avec les observations. En tant que chercheur je suis bien forcé d’admettre ce que les données démontrent, à savoir que l’appartenance ou non à la zone euro d’un pays membre de l’Union européenne n’est pas significative lorsqu’on regarde les dynamiques industrielles depuis 2000. C’est la géographie et les effets d’agglomération engendrés par la libre circulation du capital et du travail qui fonctionne le mieux pour comprendre ce qui se passe sur le continent.

LVSL – Vous prenez en exemple le Royaume-Uni et la Suède, qui se sont fortement désindustrialisés pour dire que la monnaie n’est pas fondamentale. Mais la couronne suédoise n’est-elle pas fortement enchaînée à l’euro (règle du MCE 2 – mécanisme du taux de change européen) ? La France, fortement touchée par la désindustrialisation, est-elle donc un pays périphérique de l’Europe, loin des dynamiques industrielles théorisées par Alfred Marshall ?

D.C – Les effets de la monnaie unique ne se limitent pas au taux de change. L’euro c’est aussi une politique monétaire. Les taux d’intérêt de la banque centrale influencent le coût du capital et l’activité économique dans son ensemble. Or, pratiquer une politique monétaire uniforme au sein d’une zone euro hétérogène et en voie de divergence ne peut pas fonctionner. En préservant sa monnaie, la Banque de Suède peut mener une politique relativement autonome, même en ayant une monnaie dont le taux de change est lié à l’euro. Il faut néanmoins noter qu’elle ne tire pas un grand bénéfice de sa non appartenance à l’euro puisque sa perte d’emplois industriels est comparable, dans la durée, à celle de son voisin finlandais qui lui appartient à l’euro. Le Royaume-Uni, pour sa part, a gardé une monnaie flottante vis-à-vis de l’euro. Cela ne l’a pas empêché de se désindustrialiser au même rythme que la France durant la période 2000 – 2019. On observe néanmoins un retournement de tendance récemment puisque cela fait quelques années que le Royaume-Uni se réindustrialise contrairement à la France. Peut-être est-ce là un effet de la dévaluation de la livre ou du Brexit ? Comme souvent, il est difficile de trancher, surtout lorsqu’on n’a pas de point de comparaison.

La France est clairement devenue un pays périphérique si l’on applique le modèle de Marshall. L’activité de ses ports décroît globalement et la plupart de ses canaux de navigation ne sont pas adaptés à la circulation des péniches. Son grand fleuve structurant, la Loire, n’est pas navigable contrairement au Danube qui relie l’Autriche aux grands ports de la mer du Nord grâce aux canaux. Seule l’Alsace est directement reliée au cœur industriel du continent via le Rhin. C’est d’ailleurs la région qui s’en sort le mieux. Avec l’effondrement de l’emploi industriel, on voit aussi disparaitre du capital humain, les compétences techniques qui sont indispensables à l’activité industrielle. Les formations disparaissent ou s’adaptent au marché du travail d’une économie post-industrielle. Aujourd’hui, on fait Polytechnique pour devenir tradeur ou pour travailler dans un ministère et non pour inventer les technologies de demain. La désindustrialisation française est aussi culturelle et institutionnelle.

LVSL – Vous critiquez la « psychologisation » qui est effectuée lorsque, selon vous, on explique « la bonne gestion » des pays du Nord pour leur culture protestante face à une « culture méditerranéenne plus indolente ». Vous privilégiez une approche en termes de dynamiques économiques comme facteurs explicatifs de ces distorsions. N’estimez-vous pas au contraire que se limiter aux seuls déterminismes économiques comme finalités, occulte le caractère culturel et surtout politique des dynamiques de pouvoir dans nos sociétés ?

D.C – Ah mais oui ! C’est bien l’idée du livre. Je suis un économiste et non un spécialiste de psychologie sociale. Donc ce qui m’intéresse c’est justement de voir si une perspective économique peut utilement éclairer les évolutions sociale et politique du continent. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas des analyses complémentaires à mener à partir d’autres savoirs.

Ceci étant dit, j’évoque dans le livre les travaux du psychologue Graham Wallas, auteur de The Great Society (1914). Dans cet ouvrage, Wallas lie les dynamiques économique et psychologique et montre comment la mondialisation et l’unification économique qu’elle engendre suscite un profond mal-être social. En quelques siècles, les sociétés humaines ont dû passer du village traditionnel où tout le monde se connaît à une économie mondialisée fondée sur des rapports sociaux abstraits, ce qu’il appelle la « Grande Société ». Or, celle-ci ne peut être que profondément déstabilisante pour les populations et les institutions traditionnelles.

De même, le marxisme analyse la manière dont se constituent les classes sociales à partir de l’infrastructure économique. Les intérêts communs se transforment en intérêts collectifs et structurent les rapports de classes qui sont autant culturel que politique. On constate aujourd’hui un phénomène similaire dans certains pays européens. La Pologne, en devenant la base arrière de l’industrie allemande pourrait superposer à son identité nationale une identité de classe ouvrière.

Enfin, l’économiste et anthropologue Karl Polanyi ou le juriste Alain Supiot évoquent eux aussi les effets du marché sur l’évolution des institutions sociales et sur la transformation de notre système juridique. Les dynamiques économiques sont, là-aussi, premières, même s’il est évident que le culturel et le politique pèsent évidemment en retour sur le système économique.

Par ailleurs, dans la conférence qu’il a donné dernièrement à l’université d’Angers, Emmanuel Todd reconnait que son modèle, qui part des structures anthropologiques inconscientes pour remonter vers les dynamiques culturelles et éducatives subconscientes puis vers le niveau politique et économique conscient pourrait être vu de manière plus horizontale, avec des boucles de rétroaction qui iraient de l’économie vers l’anthropologie.

Ce que je veux dire c’est qu’il n’est pas illégitime a priori de partir de l’économie pour comprendre les dynamiques culturelles et politiques. D’autres que moi l’ont fait avec un certain succès et je m’inscris dans leur filiation. Je crois également que les transformations culturelles et politiques n’émergent pas spontanément mais pour répondre à besoins sociaux-économiques souvent invisibles aux yeux des commentateurs.

LVSL – Votre analyse du populisme retient essentiellement le caractère idéologique et droitier en prenant par exemple pour appui les travaux de Jan-Werner Müller. Pourtant, Laclau et Mouffe ont largement théorisé sur une approche discursive et progressiste du populisme. En Espagne ou d’autres forces électorales ailleurs en Europe sont loin de votre description des dirigeants populistes, qui « conçoivent leur action comme celle d’un dirigeant d’entreprise et utilisant un langage et un imaginaire issus du monde des affaires » ou étant de « grands entrepreneurs ». Pourquoi avoir fait ce choix qui semble restreindre les différents populismes ?

D.C – (Rires) Je me doutais bien que LVSL me poserait cette question ! Pourquoi ne pas évoquer les travaux de Chantal Mouffe ou d’Ernesto Laclau ? Parce que mon propos ne se place pas sur le même plan que le leur. Laclau et Mouffe s’intéressent au phénomène politique du populisme, alors que ce qui m’intéresse c’est la dynamique sociologique sous-jacente qui explique le populisme. C’est la raison pour laquelle je commence le livre par l’analyse du phénomène Raoult qui est symptomatique du populisme sociologique qui m’intéresse. Impossible de dire si les pro-Raoult sont de droite ou de gauche. Le raoultisme n’est pas politique. Ce n’est pas non plus la constitution d’un peuple conscient de lui-même. C’est simplement une réaction sociale spontanée qui répond à l’anxiété du moment et s’étend sur le terreau fertile d’une profonde défiance populaire vis-à-vis des institutions sociales et politiques.

Disons-le clairement. Pour moi le populisme n’est pas un phénomène politique, même s’il engendre des personnalités et des mouvements politiques. Ainsi, je crois que l’élection de Trump en 2016 est la conséquence d’un phénomène sociologique plus profond. C’est ce phénomène qui m’intéresse. J’évoque d’ailleurs aussi les mouvements populistes de gauche tels que Syriza ou Podemos, ou même les Gilets jaunes. Mais ce qui m’intéresse ce n’est pas de décrire et d’étudier ces mouvements mais de comprendre les conditions sociaux-économiques qui les ont fait émerger.

“Pour moi le populisme n’est pas un phénomène politique.”

Dans ce cadre de cette analyse, le rapport entre certains dirigeants populistes et le marché m’a intéressé. Mais je ne généralise absolument pas cette réflexion à tous les populismes. En réalité, j’essaie surtout de résoudre une apparente contradiction entre le fait que le néolibéralisme suscite angoisse et défiance et conduit en même temps à élire des milliardaires pro-marché. Cela ne veut pas dire que tous les mouvements populistes sont pro-marchés. Ce n’était certainement pas le cas des Gilets jaunes.

LVSL – Pour définir le néolibéralisme, vous reprenez le terme employé par Foucault de « gouvernementalité » pour montrer qu’on a plutôt affaire à un « système néolibéral ». Pouvez-vous revenir sur votre concept de « système néolibéral » en tant que doctrine politique et en quoi diffère-t-il de la pensée classique libérale qu’on associe trop souvent ?

Il est important de souligner que le néolibéralisme n’est pas une théorie économique mais bien une doctrine politique. De ce fait, elle relève de l’art de gouverner et concerne non seulement le domaine économique mais aussi l’ensemble des rapports sociaux. Cependant, définir clairement le néolibéralisme n’est pas simple car les politiques néolibérales peuvent sembler se contredire dans les mesures qu’elles proposent comme le souligne très justement Serges Audier[1]. Je parle donc d’un « système néolibéral » pour montrer qu’en dépit de certaines contradictions il existe des principes communs à toutes les doctrines néolibérales, même si les mises en oeuvre ne sont pas toujours uniformes.

On retrouve les mêmes problèmes lorsqu’on évoque le libéralisme classique qui n’est pas non plus une doctrine homogène permettant de définir clairement telle ou telle politique. Par exemple, la loi sur le voile à l’école peut tout à fait être justifiée ou combattue en invoquant les mêmes valeurs libérales, ce qui peut sembler troublant. Autrement dit, se dire « libéral » c’est affirmer certaines valeurs telles que le respect de l’individu et de sa liberté, l’importance de permettre son émancipation… mais cela ne signifie pas nécessairement adhérer à des politiques libérales du point de vue économique. John Stuart Mill le dit très clairement dans son fameux essai De la liberté (1859) « Le principe de la liberté n’[est] pas impliqué dans la doctrine du libre-échange » affirme-t-il. Du point de vue libéral, « la société a le droit de contraindre » le commerce. Aussi, Mill est favorable au libre-échange non par principe, mais parce qu’il pense que le libre-échange est une politique efficace du point de vue économique. Un libéral peut donc tout à fait être favorable au protectionnisme s’il en démontre l’efficacité. L’économiste allemand Friedrich List, qui défend une telle politique, est donc bien un auteur libéral.

Le néolibéralisme doit être distingué du libéralisme classique car il repose sur des principes totalement différents. Au cœur du néolibéralisme se trouve l’équation suivante : les marchés sont des institutions qui servent non à échanger mais surtout à créer des prix pertinents socialement et économiquement. Ce système de prix engendre des comportements cohérents entre eux et hiérarchise la valeur de chaque action et de chaque production de manière efficace. Les néolibéraux admettent néanmoins que les marchés ne sont pas des institutions naturelles et que s’ils ne sont pas régulés et encadrés juridiquement ils peuvent se mettre à dysfonctionner, produire des désordres sociaux ou engendrer des prix injustes et inefficaces. Le rôle de l’État est donc d’empêcher ces défaillances de marché et de les corriger là où elles s’installent. Lorsque l’État parvient à établir un ordre concurrentiel pertinent, les marchés fonctionnent correctement et le système produit un résultat qui permet la prospérité de tous.

On voit bien ici que, du point de vue néolibéral, et contrairement à Mill, toute restriction au commerce est contraire à ses principes fondateurs. Le libre-échange se justifie d’abord au nom de ces principes et non parce qu’il est efficace du point de vue de la prospérité économique.

LVSL – Walter Lippmann est souvent considéré comme l’un des précurseurs du néolibéralisme. Il « affirme que le laissez-faire n’est pas soutenable socialement et injustifié scientifiquement ». Mais, en puisant dans les théories évolutionnistes, Lippmann n’a-t-il pas repris, comme l’a écrit Barbara Stiegler dans Il faut s’adapter, une partie des thèses d’Herbert Spencer et du darwinisme social ? Donc, que le néolibéralisme a des convergences avec le libéralisme évolutionniste qu’il prétend rejeter ?

D.C – Le néolibéralisme s’oppose clairement au laissez-faire. C’est vrai chez Lippmann, mais aussi chez Hayek, Friedman et Eucken, pour la raison que j’ai indiquée plus haut. Du point de vue des néolibéraux le marché ne peut fonctionner s’il n’est soutenu par l’État.

Je suis d’accord avec l’idée de Barbara Stiegler selon laquelle le néolibéralisme repose sur un principe d’adaptation des sociétés aux marchés. C’est d’ailleurs précisément ce que signifie l’équation que nous avons vu plus haut. Néanmoins, il faut aussi dire clairement que Il faut s’adapter n’est pas un livre sur le néolibéralisme mais un livre sur les pensées opposées de deux auteurs que sont Water Lippmann et John Dewey. C’est donc un livre sur l’origine intellectuelle de The Good Society (1937), l’ouvrage qui a inspiré le philosophe Louis Rougier et qui a été à l’origine du colloque Walter Lippmann de 1938.

Le colloque Lippmann et The Good society ont eu une grande influence sur les auteurs néolibéraux de l’après-guerre. Le colloque a servi de modèle à Hayek pour constituer, en 1947, La Société du Mont Pèlerin qui a été l’incubateur des idées néolibérales dans la seconde moitié du XXe siècle. De même, The Good Society est cité explicitement par de nombreux auteurs néolibéraux (dont Friedmann et Hayek). Je me suis même amusé à retracer la postérité d’une métaphore de Lippmann qui définit le rôle de l’État comme celui d’un arbitre qui établit le code de la route. Elle a en effet été beaucoup reprise.

Ceci étant dit, il serait erroné de faire de Lippmann le fondateur du néolibéralisme contemporain. Lippmann n’a fait en vérité que synthétiser l’esprit du temps. Il s’inspire à la fois des travaux de l’ultra-libéral Ludwig von Mises et de ceux de Keynes (il les remercie tous deux dans la préface de l’édition américaine). De plus, l’école de Fribourg d’où émergera le néolibéralisme allemand nait en 1936, soit un an avant que le livre de Lippmann ne soit publié, avec des idées très similaires.

Lippmann est un talentueux journaliste. Il sent l’air du temps comme personne, mais ce n’est pas de sa pensée que nait le néolibéralisme. Il a juste écrit une formidable synthèse des idées proposées à son époque par ceux qui voulaient renouer avec un libéralisme réformé pour contrer les idéologies fasciste et communiste.

Enfin, pour vous répondre plus directement, je ne crois pas que le néolibéralisme puisse s’apparenter au darwinisme social de Spencer. On trouve certes un passage explicitement eugéniste dans The Good Society. Mais c’est aussi dans l’esprit du temps et cette idée ne sera reprise par personne par la suite, contrairement à la métaphore du code de la route. D’autres propositions de Lippmann connaitront le même sort, comme son attachement à une fiscalité très progressive ou son insistance à donner à l’État un rôle déterminent dans la protection de l’environnement. Bref, s’il a clairement été une source d’inspiration pour de nombreux auteurs néolibéraux, The Good Society n’est pas la bible du néolibéralisme que certains suggèrent.

LVSL – Vous écrivez que le système néolibéral, pour qu’il s’accomplisse, doit « surtout maintenir la paix sociale ». La création d’un revenu de base universel, qui n’est justifié que pour garantir « l’ordre marchand en impliquant une intervention minimale de l’État » est pourtant reprise par certains responsables politiques de gauche. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

D.C – C’est bien le problème qui est au cœur de mon livre. Une grande partie de la gauche est en réalité incapable de s’extraire de la pensée néolibérale.

La caractéristique d’une idéologie dominante est qu’elle fait passer pour évidentes des « solutions » qui n’en sont pas mais qui sont conformes à ses principes. Ainsi, dans les années 1980, l’un des grands combats de Friedman était de supprimer tous les projets de rénovation urbaine des municipalités pour confier directement l’argent de ces projets aux habitants des quartiers en question. Ce faisant, il dépossédait les élus de leurs prérogatives d’aménagement urbain au nom de la liberté individuelle. Aujourd’hui, en France, droite et gauche font à peu près la même chose lorsqu’elles privilégient la construction de logements privés grâce à de très onéreux crédits d’impôts au lieu de mettre de l’argent dans le logement social piloté par les municipalités.

“Une grande partie de la gauche est en réalité incapable de s’extraire de la pensée néolibérale.”

Toute la logique néolibérale repose sur l’idée de dépolitiser au maximum l’action des gouvernements dans l’économie en se reposant quasiment exclusivement sur l’ordre réputé spontané des marchés en concurrence. Donner de l’argent public aux entreprises ou aux ménages pour leur permettre de décider de son usage est tout à fait dans la logique néolibérale. Ainsi, Milton Friedman était un partisan d’un revenu monétaire minimal qui serait distribué sous la forme d’un impôt négatif. Selon lui, il valait beaucoup mieux donner directement de l’argent aux gens plutôt que de leur fournir un service public. En matière scolaire il militait également pour la distribution de chèques éducatifs aux familles, libre à elles d’aller ensuite inscrire leurs enfants dans l’école privée de leur choix.

En somme, le marché est la solution à tout ; l’intervention politique dans l’économie est toujours néfaste. Et si un soutien doit être apporté ce doit être sous une forme monétaire, ce qui permet de susciter une offre privée, et non sous la forme de services publics organisés collectivement.

Evidemment, toute cette belle mécanique repose sur une confiance absolue dans les mécanismes marchands, et sur l’égalité supposée des individus face au marché. Or, toutes ces croyances ne reposent sur aucun argument scientifique sérieux. Très souvent, on constate au contraire que les marchés ne sont ni justes ni neutres, ni efficaces. À l’inverse, la délibération collective des citoyens permet souvent de trouver des solutions non marchandes qui s’avèrent plus efficaces.

LVSL – Les inégalités dans le monde ont explosé depuis le début des années 1980 avec la mise en œuvre de politiques d’austérité. La perpétuelle concurrence que se livrent les États pour attirer les investisseurs est un « jeu » sans fin. Vous semblez préconiser la « limitation de la circulation globale du capital par le rétablissement des frontières » en opposition aux solutions d’une fiscalité supranationale promue par Piketty. Concrètement, comment procéderiez-vous sachant que cette solution est contraire aux traités européens et aux règles de l’OMC ?

D.C – Je pourrais vous répondre que la mise en œuvre des solutions ne relève pas de mes compétences d’économiste. Mon rôle est d’étudier la situation présente, d’en décrire la logique, les contradictions et, dans la mesure du possible, de prévoir les évolutions possibles de cette situation. Mon propos dans ce livre est de montrer les contradictions sociales et politiques que fait peser le système néolibéral lorsqu’il est mis en œuvre et qu’il ne débouche pas sur les résultats attendus.

L’échec de ces politiques nourrit le mécontentement, accentue la défiance et conduit en fin de compte à l’émergence de mouvements politiques alternatifs, idéologiquement peu structurés, qui promettent un État fort pour contrebalancer le sentiment de dépossession que vivent les populations. Si on laisse la logique actuelle poursuivre ses effets, c’est l’état de droit et la démocratie qui finiront par tomber. Dès lors, les traités internationaux deviendront caduc et les frontières économiques seront brutalement rétablies.

Je ne souhaite évidemment pas qu’un tel scénario se produise. Je suis attaché aux libertés, à la démocratie représentative et, bien entendu, à nos droits fondamentaux. Or, la déstabilisation actuelle et la perte de légitimité de nos démocraties sont très inquiétantes. Que des gens puissent sincèrement croire que le but de nos dirigeants politiques soit de tuer une partie de la population ou de détruire l’économie en sacrifiant les petits commerces, ou que les vaccins sont des poisons inventés pour enrichir les grands groupes pharmaceutiques en dit long sur l’état de défiance profond que ressent une partie de la population. Le problème est que toutes ces théories, même les plus loufoques, finissent par avoir des effets réels en légitimant les actions violentes au détriment de la délibération collective et du vote citoyen.

En fait, l’émergence des mouvements populistes illustre l’état avancé de décomposition de nos sociétés. Mon sentiment est qu’on ne créera rien de constructif en attisant ces mouvements. Une société repose sur une double confiance. Celle que doit inspirer les institutions sociales (le système politique, la presse, l’école, la justice, etc.) et celle qui doit exister spontanément entre deux personnes qui sont en relation. Aujourd’hui, ces deux formes de confiance sont menacées et je me désole qu’une partie de nos intellectuels et de nos responsables politiques entretiennent un jeu dangereux en montant les gens et les communautés les unes contre les autres et en entretenant une vision complotiste du monde. Les diatribes contre la presse, le gouvernement, les autorités de santé, les enseignants, les juges ou la police sont totalement irresponsables et nous poussent vers le chaos. Plutôt que de se draper dans une indignation facile il faut comprendre ce qui conduit certaines institutions à dysfonctionner et résoudre ces dysfonctionnements. Malheureusement, le gouvernement actuel tend davantage à cliver et à attiser les tensions qu’à rétablir la sérénité. Emmanuel Macron a une lourde responsabilité dans l’effondrement de la confiance institutionnelle que connaît la France actuellement.

“Le néolibéralisme n’a jamais été aussi proche de sa fin.”

Pardon, je me rends compte que j’ai oublié de vous répondre. Mais au fond, la réponse est évidente. Ce dont on a besoin, c’est de responsables politiques qui aient le cran de rompre clairement avec le néolibéralisme et donc, oui, avec les traités européens et un certain nombre d’autres traités commerciaux qui empêchent aujourd’hui de mener de véritables politiques alternatives. Cela passera nécessairement par une révision constitutionnelle, pourquoi pas sous la forme d’une constituante. Mais rompre avec la logique actuelle qui nous pousse vers le chaos n’est pas une fin en soi. Elle doit surtout servir un projet collectif. Inventer un monde post-néolibéral nécessite un véritable travail démocratique et intellectuel. J’espère que nous y parviendrons collectivement.

LVSL – Vous expliquez que « le temps du néolibéralisme est sur le point de s’achever ». Pourtant, on ne semble pas aller vers moins de marché mais vers davantage de soutien public au marché. L’épidémie du Covid-19 n’est-elle pas au contraire une illustration de la maturation du néolibéralisme, caractérisé par une concurrence vive entre les États, une absence de remise en cause des traités de libre-échange, une volonté de stabiliser les prix et un ordre social durement maintenu ?

Populisme et néolibéralisme aux éditions De Boeck Supérieur – 19,90€

D.C – Bien sûr, vous avez raison. Le néolibéralisme n’a jamais été aussi puissant institutionnellement dans notre pays. Mais il n’a également jamais été aussi proche de sa fin.

Nous n’en sommes qu’au tout début de la crise économique qui vient et, honnêtement, je ne crois pas qu’une gestion néolibérale de cette crise sera possible. Doit-on s’en réjouir ? Je ne sais pas. La fin du néolibéralisme peut tout autant déboucher sur le pire que sur le meilleur. Mais plus la société sera avancée dans son état de décomposition, plus le pire sera probable. Voilà l’urgence de tout repenser. Quoi qu’il en soit, l’avenir sera ce qu’on en fera.

[1] S. Audier (2012), Néo-libéralisme(s), Grasset.

En finir avec le « miracle économique chilien »

En octobre 2019, la plus vaste contestation populaire qu’ait connu le Chili depuis le retour de la démocratie en 1990 dévoilait l’envers du « miracle chilien ». Cette expression a été fréquemment employée pour désigner le formidable développement économique de cet État prétendument modèle, alors qu’émergent avec une terrible acuité renforcée par la Covid-19, les fragilités d’un système où « l’inégalité est loi commune »[1]. Les chiffres macro-économiques officiels et l’embellie touristique du pays ont longtemps servi de cache-misère à une réalité peu reluisante.


DES CHIFFRES MACROÉCONOMIQUES EN TROMPE-L’OEIL

Révéler « les failles du modèle chilien ». Tel était le mot d’ordre de la presse latino-américaine et mondiale à l’heure de l’explosion sociale d’octobre 2019 qui voyait le million de manifestants dépassé rien qu’à Santiago[2]. Cette première rupture d’ampleur avec le modèle de développement néolibéral, ou du moins avec l’imaginaire dichotomique « égalitaire-individualiste »[3] s’est confirmée le 25 octobre dernier avec la nette victoire du « oui » (78 %) au référendum péniblement concédé aux Chiliens par leur président Sebastián Piñera. Pourtant, si l’on s’en tient aux principaux chiffres macro-économiques, le Chili n’en demeure pas moins la tête de gondole du développement latino-américain.

La paternité du modèle économique en vigueur revient à Augusto Pinochet et sa junte militaro-conservatrice. Au pouvoir, le régime pinochetiste remit au goût du jour un modèle économique qui, sans être tout à fait nouveau pour le Chili, s’est imposé dans des proportions encore jamais connues : une libéralisation générale et des privatisations en cascade de nombreux secteurs, de l’énergie (eau, gaz, électricité) à la santé en passant par les divers fonds de pension (retraites etc.), ainsi qu’une baisse drastique des impôts sur les bénéfices des sociétés (dont le taux depuis 1984 n’a jamais dépassé 20 %). Le passage au modèle néolibéral signe aussi l’arrivée massive de capitaux étrangers, logiquement séduits par la quasi-suppression des taxes à l’exportation (un droit de douane uniformisé à hauteur de 10% est par exemple mis en place en 1979 alors qu’il dépassait 100 % avant 1980). En 1989, les investissements étrangers représentent ainsi 20,3 % du PIB chilien contre 11,3% en 1982[4].

Le retrait de Pinochet ne freine pas les politiques néolibérales. Leurs effets – en apparence – positifs se font véritablement sentir dans la décennie 1990. Le taux de croissance atteint ainsi 11 % en 1992 (Banque Mondiale) et dépasse régulièrement depuis et presque sans interruption les 4 %. Le PIB par habitant est aujourd’hui cinq fois supérieur à 1990. Des chiffres macroéconomiques à faire pâlir d’envie, qui placent le Chili largement en tête des pays les plus riches de la zone sud-américaine et caraïbe avec un PIB de 25 041 $ et un PIB/hab. de 15 293 $ (données OCDE) en 2018 contre 9 023 $ [5] en moyenne pour le reste du continent.

À y regarder de plus près, certains indicateurs sont cependant moins élogieux : le taux de chômage, bien qu’en baisse de deux points en moyenne par rapport à la fin des années 2010, stagne autour de 6 à 7 % des actifs (7,2 % en 2019 selon le PNUD), le salaire médian n’est que de 550 $/mois et les pensions de retraite de 286 $/mois. Il faut mettre ces chiffres en perspective avec la libéralisation paroxystique qu’a connue le Chili, et avec le coût élevé de la vie qui en découle.

“Les salaires au Chili sont en total décalage avec le coût de la vie. Ils ne permettent même pas d’acheter ce qui est produit ici, et c’est pour cela que l’endettement a tant augmenté » : tel est le constat que dresse l’économiste Marco Kremerman (Fundación Sol). À ce titre, et bien qu’il soit impossible de déterminer une moyenne précise des dépenses mensuelles par individu, nous pouvons estimer que le coût de la vie mensuel moyen par individu pour un foyer de deux personnes habitant à Santiago est de 732 $ environ (dont 57 % rien que pour le logement)[6] soit plus de 1400 $ par mois et par foyer. Compte tenu du salaire médian au Chili, il semble évident que le risque de précarité est élevé pour une large part de la population. Ce qui rend parfois nécessaires les compléments informels (travail non déclaré, sans protections sociales ni possibilités de cotisation) dont le taux (hors agriculture) est estimé à 27,7 % (PNUD). Enfin, selon l’OCDE, 53 % des Chiliens pourraient basculer dans la pauvreté s’il devaient renoncer à trois mois de leur salaire.

Si ces quelques données nuancent déjà l’ampleur du “miracle économique” qu’aurait connu le Chili, celui-ci a pourtant la particularité de posséder un taux de pauvreté officiel tout à fait honorable de 8,6 % en 2017 (à titre de comparaison, le taux de pauvreté français à la même date culminait à 14,1 %). Le fait est que la pauvreté monétaire a effectivement chuté depuis 1990 (entre 2006 et 2017, pauvreté et extrême pauvreté ont respectivement diminué de 72 % et 83 %)[7]. Mais encore faut-il que cet indicateur renvoie à des réalités autres que numériques. L’indice de pauvreté multidimensionnelle, introduit récemment par le gouvernement chilien, a l’avantage de prendre en compte les manifestations extra-monétaires de la pauvreté : il s’attache aux manquements dans les domaines de la santé, de l’alimentation, de l’éducation, ou du logement. 20,7 % des Chiliens (3,5 millions de personnes) sont concernés[8], par l’une de ces formes de pauvreté multidimensionnelle, et 3,4 % d’entre eux (soit environ 600 000 personnes) expérimentent la pauvreté sous chacune de ses formes. L’écart avec la part de la population touchée par la seule pauvreté monétaire, est notable.

Si cet indicateur ne saurait être suffisant pour valider un contre-discours au modèle de développement en vigueur au Chili, il nous invite à nuancer les données strictement monétaires. Cependant, il ne prendrait sens que si les données chiliennes pouvaient être comparées à celles d’autres pays latino-américains. Or, ces données sont issues du gouvernement chilien et de l’enquête « CASEN » du Ministère du Développement Social et de la Famille. En l’état, les organismes internationaux n’ont encore effectué aucune étude visant à mettre en regard la pauvreté multidimensionnelle du Chili et celle des pays environnants. La prudence reste donc de mise.

http://observatorio.ministeriodesarrollosocial.gob.cl/casen-multidimensional/casen/docs/Resultados_pobreza_Casen_2017.pdf
Au Chili, la pauvreté multidimensionnelle, plus élevée que la pauvreté en terme de revenus, est parfois un meilleur indicateur des réalités régionales. © CASEN 2017, Ministerio de Desarrollo Social y Familia

Si le caractère inégalitaire du système chilien est indéniable, encore faut-il en mesurer l’ampleur. À partir de la méthodologie de l’Asociación Nacional Automotriz de Chile (ANAC) et de l’Asociación de Investigadores de Mercado (AIM) qui envisagent une division en 7 groupes ou sous-groupes socioéconomiques (AB, C1a, C1b, C2, C3, D, E), nous proposons la synthèse suivante pour illustrer l’état des écarts de richesses au sein de la société chilienne : le groupe que l’on nommera « élites » (AB) représente seulement 1 % des Chiliens et 3 % des Santiaguinos (habitants de Santiago, ndlr) et occupe dans son extrême majorité des postes à très haute qualification. Le revenu mensuel médian par foyer des élites est d’environ 8300 $, 89 % bénéficient du système de soin privé (Isapre) et 78 % possèdent un véhicule personnel, indépendamment de l’utilisation d’un véhicule à usage uniquement professionnel (véhicule de société, véhicule avec chauffeur).

L’écart avec le groupe socioéconomique suivant, équivalent à une classe moyenne à moyenne supérieure (C1a, C1b) est déjà significatif : ces derniers représentent 12 % des Chiliens et 17 % des Santiaguinos, occupent dans 87 % des cas des postes qualifiés, exceptionnellement très qualifiés (essentiellement universitaires) et possède un revenu mensuel médian/foyer compris entre 2650 et 3650 $ environ. Ils bénéficient à 64 % du système de santé privé et à 29 % du système de santé public (à un niveau de couverture faible qui requiert des compléments onéreux). 54 % possèdent un véhicule personnel.

Les différentiels de richesse se creusent encore avec les classes les moins aisées dont on a d’ores et déjà compris qu’elles regroupent une très grande majorité des Chiliens. Ainsi, nous regrouperons dans une classe moyenne à moyenne inférieure (C2, C3) 37 % d’entre eux et 43 % des habitants de Santiago (où c’est le groupe socioéconomique le plus représenté). Leur revenu mensuel médian/foyer est compris entre 1150 $ et 1750 $ et ils occupent principalement des postes à moyenne qualification ou à qualification technique. 16 % bénéficient toutefois du système de santé privé et 66 % du système de santé public (à un niveau de couverture moyen avec accès payants à des assurances complémentaires), quand 38 % possèdent un véhicule personnel.

Enfin, le groupe socio-économique le plus important est constitué, sans surprise, des classes populaires (D,E) qui représentent 50 % des Chiliens et 37 % des Santiaguinos et dont le revenu mensuel médian par foyer est compris entre 410 $ et 720 $. Ils occupent des postes peu ou pas qualifiés (environ la moitié n’atteint pas le secondaire) et sont les premiers touchés par le chômage. S’ils bénéficient à 92 % du système de santé public (au niveau de couverture le plus haut) cela n’exclut pourtant pas de devoir parfois recourir à des compléments payants pour des soins plus spécifiques, et cela implique aussi que certains d’entre eux n’ont aucune couverture santé. Seuls 18 % possèdent un véhicule personnel.

Pour prendre véritablement la mesure des inégalités au Chili, il faut aussi avoir en tête le poids que représente ce discrédit social. La dictature a construit ou du moins confirmé à partir de bases plus anciennes un ordre social hiérarchique basé sur un imaginaire. Concrètement, les générations qui ont vécu la dictature ont une tendance plus forte à légitimer ces inégalités. Et ce phénomène a la particularité de « [transcender] toute la pyramide sociale » (voir note 3). Le discours qui brandit la promesse d’une diminution de la pauvreté par l’effort individuel, contribue davantage à jeter l’anathème sur une partie des Chiliens dont la pauvreté est synonyme de rupture du lien social voire de « dé-citoyennisation ». Cette forte acceptabilité tacite fait que l’égalité sociale n’est pas systématiquement perçue comme un but vers lequel tendre. D’où l’existence d’une défiance entre élites et classes populaires mais aussi parfois entre les membres d’un même groupe socio-économique. Sans pouvoir mobiliser un capital social ou intellectuel préexistant, toutes les conditions d’une pauvreté multidimensionnelle et surtout pluri-générationnelle sont réunies. Pour la génération née après 1990 notamment, rompre avec cette acceptabilité et revendiquer un droit à la dignité semble fondamental. N’est-ce pas d’ailleurs ainsi que les manifestants avaient rebaptisé la Plaza Baquedano de Santiago ? C’est en cela qu’on peut qualifier d’historique l’explosion sociale d’octobre 2019, qui, pour la première fois, marque une volonté des Chiliens eux-mêmes de mettre fin à l’inertie de leur modèle.

LES IMPLICATIONS SPATIALES D’UN MAILLAGE POLITICO-ÉCONOMIQUE AUX RACINES PINOCHETISTES

L’héritage du régime de Pinochet n’est pas seulement économique ; il est également spatial. Il est encore présent à travers le maillage actuel de la plupart des grandes agglomérations. Avec l’ouverture significative aux capitaux privés est en effet apparue la nécessité de faire correspondre le Chili à une certaine image, mélange de topoi fabriqués par les autorités et de visions occidentales importées avec ces mêmes capitaux. Politique marquante du régime pinochetiste, la stratégie de « limpieza » [nettoyage, ndlr] est en grande partie à l’origine de l’organisation socio-spatiale des villes chiliennes notamment du Grand Santiago.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Carte indiquant le nombre de familles déplacées et leurs communes d’origine, essentiellement des espaces centraux © JUAN CORREA

Ce nettoyage à la fois ethnique et économique s’est traduit concrètement par la déportation de quartiers entiers vers des zones périphériques peu ou pas connectées. On remarque à ce titre grâce aux productions graphiques du géographe urbaniste Juan Correa combien la ville-centre de Santiago et certaines de ses communes limitrophes ont été particulièrement touchées. Sélectionnés en fonction de leur intérêt économique, les quartiers déplacés ont accouché d’une ville hiérarchisée en fonction de la rentabilité.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Carte indiquant les zones où ont été relocalisées les familles déplacées (“erradicas”, arrachées à leurs racines, ndlr), essentiellement en périphérie

Cette réorganisation de l’espace à visée politique et financière a donc fixé des noyaux de peuplement répartis selon leurs caractéristiques socio-économiques. Il est d’ailleurs aisé de constater la corrélation entre certains des quartiers les plus concernés par cette déportation organisée et la distribution actuelle des groupes sociaux précédemment évoqués. Le quart nord-est de Santiago a ainsi vu s’y regrouper les élites et est aujourd’hui la zone la plus onéreuse de l’agglomération. Devenue une banlieue résidentielle aisée, c’est aussi une interface stratégique qui s’ouvre sur un espace touristique de premier plan pour ce qui est des sports d’hiver.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Distribution spatiale des groupes socioéconomiques du Grand Santiago. © JUAN CORREA

Surtout, puisque soumis aux lois du marché immobilier, le prix du sol a significativement augmenté – on constate une hausse de 105 % sur la dernière décennie selon Juan Correa. Outre un phénomène de gentrification « traditionnelle » autour des principaux lieux d’intérêt ou à fort potentiel économique, les agglomérations urbaines et particulièrement Santiago subissent en plus une autre hiérarchisation cette fois des sols eux-mêmes, que se disputent les promoteurs. Inégalités socio-spatiales entre citoyens donc mais aussi inégalités entre les entreprises elles-mêmes. Le prix du sol est aussi largement lié au développement des transports en commun. Et l’augmentation du prix du ticket de métro qui a fait descendre les Chiliens dans la rue n’était que la partie émergée de l’iceberg. À cause de la concurrence exacerbée et d’une intense activité de lobbying dans les secteurs des travaux publics, l’implantation ou le prolongement de lignes de transports en commun a pour conséquence première, plutôt que le désenclavement, une augmentation significative du prix des sols et avec eux du prix de l’immobilier.

Alors qu’une majorité y est très dépendante, il semble finalement favoriser une atteinte sérieuse au « droit à la ville »[9] pour de nombreux Chiliens, déjà repoussés en périphérie par le maillage hérité de la dictature. En avalisant le discours néolibéral et en organisant l’espace en fonction, le régime pinochetiste a ainsi largement produit les conditions d’une pauvreté multidimensionnelle. Aggravée par toutes les implications déjà évoquées, et ne pouvant se résorber par le seul volontarisme individuel, elle tend à se maintenir par inertie. 

UNE APPROCHE CRITIQUE DU DÉVELOPPEMENT AU PRISME DES « MASQUES DU TOURISME » : LA RÉGION DE VALPARAÍSO

Le fait touristique constitue un cas d’école. C’est aujourd’hui le secteur qui connaît la croissance la plus rapide (104 % entre 2008 et 2018)[10]. De plus, il s’insère à merveille dans le maillage hérité de la dictature – et tend à devenir un objet touristique, avec l’émergence d’un tourisme mémoriel. C’est d’ailleurs sous le régime de Pinochet que sont jetées les bases d’un modèle touristique chilien vraiment ambitieux avec la création du Sernatur (Servicio Nacional de Turismo), un organisme autonome disposant à l’origine de pouvoirs quasi coercitifs pour installer durablement le tourisme au Chili.

Le tourisme, et ses masques, pour reprendre la formule du géographe français Georges Cazes[11], sont un exemple probant des fameuses failles du modèle chilien dissimulées par un discours romantique sur le développement. Il est intéressant de constater comment la distribution des groupes socioéconomiques est aussi liée à la hiérarchisation qui est faite des territoires selon leur potentiel touristique. Mieux encore, les acteurs économiques des territoires concernés fabriquent une touristicité idéale[12] qui reprend les codes du discours néolibéral chilien. Le tourisme signerait ainsi l’essor du développement local et régional, promettrait l’insertion économique d’anciennes marges et offrirait de nombreuses perspectives pour de nombreux travailleurs.

La région de Valparaíso et Viña del Mar, en plus d’être depuis longtemps le coeur économique du pays pour sa façade littorale et portuaire est aussi la plus touristique (avec plus de 5 000 000 de visiteurs /an en 2018). Elle est vantée par le Sernatur comme une région aux multiples facettes, terre de naissance des plus célèbres noms de la littérature chilienne, parcourue à la fois de plages de sable blanc et de montagnes pour « amateurs de l’expérience outdoor »[13] ; elle a en plus la bonne idée de participer à hauteur de 3 à 4 % au PIB national et de générer plus de 5 % des emplois. Si le postulat d’un tourisme intégrateur est largement acceptable, particulièrement dans les régions extrêmes du Chili (Atacama, Patagonie), une approche plus fine est nécessaire pour y constater des inégalités d’échelles importantes.

Les premiers versants à l’ouest de Valparaíso, ville urbanisée du bas vers le haut, offrent ainsi une forme originale d’occupation du territoire dans les quebradas, sortes de marges naturelles en forme de vallées encaissées qui sont devenues au fil du temps des marges socio-économiques. Elles abritent des quartiers majoritairement informels, réunis autour d’une sociabilité nouvelle, face au désintérêt de la planification urbaine et à l’explosion du prix des sols et de l’immobilier, une dynamique qui n’est donc pas endogène au Grand Santiago.

http://revistainvi.uchile.cl/index.php/INVI/article/view/660/1098
Urbanisation du bas vers le haut et habitats informels dans les quebradas de Valparaíso. © ANDREA PINO VASQUEZ, LAUTARO OJEDA LEDESMA

S’il ne s’agit pas à proprement parler de bidonvilles car on y trouve une certaine mixité sociale, elles restent des périphéries majoritairement pauvres, délaissées et invisibilisées par l’apport d’un discours touristique sur le développement. Cet effet de relégation, alimenté par une croissance des coûts dans le centre-ville encourage le modèle du campement auto-construit[14] et pousse de plus en plus de néo-pauvres à venir y résider (un phénomène en hausse de 48 % sur la période 2011-2018 selon l’association Un Techo Para Chile). Surtout, cette forme d’urbanisation expose davantage ses habitants aux risques naturels liés à l’escarpement comme les glissements de terrain ou encore les incendies. En 2014 un incendie particulièrement marquant y avait notamment fait 15 morts.

http://www.atisba.cl/2014/04/incendio-en-valparaiso-57-de-las-viviendas-afectadas-pertenecen-a-familias-vulnerables-2/
Derrière un littoral gentrifié, la vulnérabilité notamment face aux incendies augmente avec l’exclusion sociale et l’urbanisation informelle © ATISBA.CL

Le tourisme incarne donc ce modèle de développement à deux vitesses – alors que 12 % des Chiliens déclarent n’effectuer aucun voyage sous quelque forme que ce soit durant l’année. Il constitue également un formidable outil de contrôle politique particulièrement en cette période de crise sanitaire, où la reprise progressive de l’activité touristique a été encouragée, pour ce qui est du tourisme intérieur, à l’aide de permis de voyages entre régions. Malgré une marge de manœuvre réduite pour les voyageurs, cela profite de fait aux Chiliens pouvant partir en vacances, et n’étant pas en quarantaine comme c’est souvent le cas des quartiers informels. Une planification qui impose donc ce qu’on pourrait appeler, en pastichant Henri Lefebvre, un droit au territoire à géométrie variable, dont les racines se trouvent davantage dans les inégalités chroniques du modèle chilien que dans la pandémie elle-même.

LE MODÈLE CHILIEN FACE À LA COVID-19 : DES CONSÉQUENCES À PLUS OU MOINS LONG TERME

https://www.france24.com/es/20200602-chile-pandemia-covid19-repunte-capacidad-hospitalaria-cuarentena
Face au mesures de confinement, les classes populaires ont manifesté leur désespoir. Ici, la banderole indique : « Si le virus ne nous tue pas, c’est la faim qui nous tue ». © Martín Bernetti / AFPi. Mai 2020

Si les premiers cas de coronavirus au Chili sont apparus dans les quartiers aisés, la contagion s’est rapidement déplacée vers les quartiers populaires (notamment le sud-est pour ce qui est de Santiago)[15]. Les inégalités socio-spatiales et leurs implications concrètes (promiscuité, hygiène difficile, désertification médicale) favorisent l’augmentation du nombre de malades, surtout du nombre de malades pauvres[16], tandis que la pandémie devrait générer au Chili d’ici la fin 2020 une augmentation de la seule pauvreté monétaire de près de 4 points. Pour le Grand Santiago, les statistiques livrent un constat accablant : le taux de mortalité pour 100 000 habitants est d’environ 2 à 2,5 fois plus élevé dans les quartiers au fort taux de pauvreté que dans les quartiers où ce taux est faible. Et ce parce que la distribution de la vulnérabilité suit ce même schéma. Les foyers les moins aisés sont plus exposés au virus, du fait de leur éloignement et car ils n’ont pas la même capacité à y faire face, en raison de leurs conditions de vie et de travail et du faible capital économique immédiatement mobilisable. Nous ne manquerons pas d’ailleurs de relever la proximité entre la distribution spatiale des groupes socio-économiques et celle de la vulnérabilité[17].

https://www.techo.org/chile/techo-al-dia/mapas-revelan-distribucion-de-vulnerabilidad-social-frente-al-covid-19/
Distribution socio-spatiale de la vulnérabilité face à la Covid-19. Il apparaît que les groupes socio-économiques les plus pauvres sont davantage exposés. © UN TECHO PARA CHILE

La crise économique n’a donc que révélé les failles du système lui-même. Née des mouvements sociaux et aggravée par la pandémie, elle a été jugulée dans l’urgence par des fonds a priori publics. Mais ces fonds proviennent en réalité et en grande partie des économies personnelles des Chiliens eux-mêmes via des systèmes d’ahorros [économies, ndlr] administrés par des organismes privés chargés de les mutualiser et de les faire fructifier. Cette interdépendance se retrouve dans le fonctionnement d’autres systèmes de pensions et notamment celui des retraites. Réforme entreprise au début de la dictature, l’abolition du régime par répartition et le passage à un système par capitalisation individuelle à travers des caisses – qui avaient le mérite rare de ne pas être en concurrence les unes avec les autres – promettait un taux de réversion particulièrement élevé. Mais les rendements ont été moindres, les placements risqués et la grande majorité des pensions sont aujourd’hui inférieures au salaire minimum alors que le taux de prélèvement sur salaire (10 %) reste inchangé. La réforme des retraites était d’ailleurs rapidement venue gonfler les revendications des manifestants considérant qu’elle n’a pas tenu ses promesses. En définitive, ces nombreux systèmes de capitalisation individuelle contribuent au contraire à figer les inégalités. Et ils ne sont pas de nature à répondre à des crises exceptionnelles comme la Covid-19 qui renforce la tension dans les groupes socio-économiques les plus poreux.

Le Chili est aujourd’hui à un carrefour et il serait faux de croire que le peuple est totalement uni. Mais le changement constitutionnel qui s’annonce semble bien confirmer la rupture avec le discours néolibéral qui a institué des inégalités profondes et enchevêtrées. Le résultat du référendum sonne comme une ouverture vers de nouveaux possibles ainsi que comme un nouveau défi : garder en vie les aspirations d’octobre 2019 qui ont récemment ressurgi à bien moindre échelle et lancer des transformations plus profondes sans se limiter aux plans juridique ou symbolique. 

Notes :

[1] A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II, 1840

[2] https://lvsl.fr/chili-effondrement-systeme-pinochet/#sdfootnote1sym

[3] R. Théodore, « La légitimation des inégalités socio-économiques au Chili. Essai sur les imaginaires sociaux », Problèmes d’Amérique latine, 2016/3 (N° 102), p. 75-94

[4] H. Buchi, La transformación económica de Chile : del estatismo a la libertad económica, 1993

[5] Ndlr, par souci de clairvoyance, nous utilisons le dollar américain (et non le peso) comme échelle de valeur tout au long de l’article

[6] https://www.publimetro.cl/cl/noticias/2018/12/17/sondeo-publimetro-cuanto-costaria-subsistir-un-mes-en-chile-si-la-vida-se-tratara-de-circunstancias-promedio.html

[7] A. Fresno, R. Spencer, C. Zaouche-Gaudron, « Pauvreté au Chili », ERES, « Empan », 2005/4 no 60 | pages 133 à 141 

[8] http://observatorio.ministeriodesarrollosocial.gob.cl/casen-multidimensional/casen/docs/Resultados_pobreza_Casen_2017.pdf

[9] H. Lefevbre, Le Droit à la ville, 1968

[10] https://www.eleconomistaamerica.cl/economia-eAm-chile/noticias/10375101/02/20/Chile-promueve-la-naturaleza-y-la-aventura-como-motores-del-sector-turismo.html

[11] G. Cazes, G. Courade, « Les masques du tourisme », in Revue du Tiers-monde, 2004/2 (n° 178)

[12] https://www.elmostrador.cl/noticias/opinion/2014/04/23/valparaiso-las-elites-y-la-marginacion/

[13] https://www.sernatur.cl/region/valparaiso/

[14] A. Pino Vásquez, L. Ojeda Ledesma, « Ciudad y hábitat informal: las tomas de terreno y la autoconstrucción en las quebradas de Valparaíso », Revista INVI, 28(78), 109-140, 2013

[15] F. Vergara, J. Correa, C.Aguirre-Nuñez, « The Spatial Correlation between the Spread of COVID-19 and Vulnerable Urban Areas in Santiago de Chile », 2020

[16] https://www.ciperchile.cl/2020/10/17/hacinamiento-la-variable-clave-en-la-propagacion-del-covid-19-en-el-gran-santiago/

[17] https://www.techo.org/chile/techo-al-dia/mapas-revelan-distribucion-de-vulnerabilidad-social-frente-al-covid-19/ 

« Les églises évangéliques agissent comme des partis politiques en Amérique latine » – Entretien avec Amauri Chamorro

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(Washington, DC – EUA 19/03/2019) Presidente da República Jair Bolsonaro responde perguntas da imprensa durante o encontro..Foto: Isac Nóbrega/PR

Les élections municipales brésiliennes ont signé un net recul du parti de Jair Bolsonaro. Elles ont été marquées par la montée en puissance du PSOL (Parti socialisme et liberté), un mouvement qui promeut un agenda de conflit de classes et de lutte contre les marchés financiers. Si les divergences idéologiques avec le Parti des travailleurs (qui a porté l’ex-président Lula au pouvoir) sont réelles, la conjoncture en a fait de proches alliés. Amauri Chamorro, professeur à l’Université de Sorocaba (Brésil) et conseiller de plusieurs mouvements politiques, revient sur les circonstances dans lesquelles se sont déroulées ces élections. Il analyse les réseaux de pouvoir qui s’y sont affrontés – marqués par une prégnance des églises évangéliques – ainsi que les perspectives pour l’opposition. Entretien réalisé par Denis Rogatyuk, traduit par Nubia Rodríguez, Maïlys Baron, Lauréana Thévenet et Marie M-B.


LVSL – Nous constatons un échec sans appel pour Jair Bolsonaro suite à ces élections municipales. Selon vous, quelles en sont les raisons principales ?

Amauri Chamorro – La chute de popularité de Bolsonaro est incontestable. Il bénéficie certes d’un certain soutien populaire depuis le commencement de la pandémie, parce qu’il a mis en place un processus important de redistribution des aides économiques pour la majeure partie de la population touchée par la COVID-19.

Cependant, cela ne s’est pas reflété aux élections municipales. Bolsonaro a pratiquement perdu dans toutes les principales villes du pays. Il a obtenu de très mauvais résultats. Aucun candidat important du camp pro-Bolsonaro n’est parvenu au second tour.

Sa plus grande défaite s’est produite à Sao Paulo. À deux semaines des élections, son candidat a chuté de manière catastrophique et Guilherme Boulos, du PSOL [Parti socialisme et liberté, un parti critique aussi bien du néolibéralisme que de l’héritage de Lula ndlr] est apparu au second tour. Il a été candidat à la présidentielle et a fait un résultat extraordinaire.

“Le Parti des travailleurs [qui a porté Lula et Dilma Rousseff au pouvoir] (…) subit une crise interne du fait de la montée du PSOL [Parti socialisme et liberté, anti-libéral].”

Au sud, à Porto Alegre, nous avons assisté à l’autre grande victoire du premier tour : je veux parler de la qualification de Manuela d’Ávila. Elle a été la candidate à la vice-présidence de la République aux cotés de Fernando Haddad, et est membre du Parti communiste. Le fait d’avoir eu une candidate du Parti communiste du Brésil en compétition, avec de sérieuses chances de gagner l’élection, dans une ville aussi importante que Porto Alegre, représente une grande nouveauté. C’est un changement important dans une zone très conservatrice. Rappelons-nous que le sud du Brésil, et plus particulièrement les régions qui ont une forte agro-industrie, comme l’État de Rio Grande del Sur – où se trouve Porto Alegre -, représentent des secteurs très conservateurs, pro-Bolsonaro.

[Manuela d’Ávila a finalement recueilli 48% des suffrages et perdu l’élection ndlr]

Plus qu’une marée rouge, je parlerais donc d’un mur de soutènement. Je crois qu’en ce moment, ces victoires vont permettre à la gauche de tendre vers un certain consensus.

LVSL – L’une des raisons de l’échec retentissant de Bolsonaro aux élections est aussi dû aux nombreuses ruptures qu’il a créées, y compris avec le parti qui l’a soutenu…

AC – C’est une question complexe. En tant que président de la République, Bolsonaro a été expulsé du parti qu’il a en fait fondé et dirigé. À présent, il n’est affilié à aucun parti politique. Mais la structure du parti classique telle que nous la connaissons ne lui a pas bien réussi. Cependant, il a une puissante machine derrière lui : ce sont les églises évangéliques.

Nous ne pouvons laisser de côté l’importance électorale des églises évangéliques, du moins au Brésil, et dans une grande partie de l’Amérique latine : au Chili, avec l’élection de Sebastian Piñera ; en Colombie, avec la victoire du “non” contre l’accord de paix. Les églises évangéliques agissent comme des partis et ont des objectifs politiques. Elles publient des livres et discutent de leurs projets politiques, car elles veulent arriver à la présidence de la République, afin de fonder un califat similaire à celui de l’État islamique.

J’effectue cette analogie à dessein car ces églises sont extrêmement radicales, violentes et corrompues au Brésil – elles sont fortement liées aux groupes paramilitaires de Rio de Janeiro, qui sont responsables du décès de nombreux opposants. Bolsonaro est issu de ce milieu. La famille Bolsonaro est connue pour son lien avec les églises évangéliques et elle commande un groupe armé très puissant à Rio de Janeiro. Le fils de Bolsonaro a été le commanditaire de l’assassinat de Marielle Franco, la conseillère municipale de Rio de Janeiro – une femme admirable.

Ces églises évangéliques ont du pouvoir ; mais on attendait cependant un bien meilleur résultat à ces élections. Elles ont conservé quelques secteurs de niche, comme Rio de Janeiro.

Il faut aussi prendre en compte la montée du PSOL [Parti socialisme et liberté ndlr] comme mouvement alternatif de gauche, critique du Parti des travailleurs (PT). Le PSOL naît d’une division : quelques sénateurs et députés se sont séparés du président Lula lors de son premier mandat, car ils souhaitaient un projet plus radical que celui qu’il défendait alors.

[Pour une analyse du consensus que Lula a cherché à créer entre les aspirations radicales de sa base et les intérêts élitaires, lire sur LVSL l’article de Pablo Rotelli, Nicolas Netto Souza et Vincent Ortiz : « Les leçons à tirer de l’affaire Lula »] 

Il a obtenu assez de victoires dans tout le pays, et peut désormais sortir de l’enclave dans laquelle ce petit parti se maintenait. Il n’a qu’une présence marginale au Congrès national, mais il est à présent stratégiquement incontournable, étant physiquement présent dans presque toutes les municipalités du territoire.

Le Parti des travailleurs semble en état de mort cérébrale : ses victoires dans les municipalités importantes sont faibles, peu de candidats ont réussi à se qualifier ne serait-ce qu’au second tour. Il est en période de transition, subit une crise interne du fait de la montée du PSOL et d’autres mouvements de la gauche progressiste brésilienne.

LVSL – Dans de nombreuses villes, nous avons assisté à la résurgence de partis de droite traditionnelle, non bolsonariste. Quel impact pensez-vous que cela pourrait avoir sur de futures élections générales ?

AC – Il y a un avantage à cela, car ce n’est pas une droite violente. Elle est violente au sens économique : le néolibéralisme a généré des millions de morts de la pauvreté, de la misère, de la faim, des inégalités, etc. Mais c’est une violence qui ne s’exprime pas au travers des armes, contrairement à la droite de Bolsonaro qui est similaire à la droite colombienne.

[Pour une mise en perspective de la montée en puissance des groupes paramilitaires en Colombie, lire sur LVSL l’article de Nubia Rodríguez : « Dans la Sierre Nevada, des assassinats ciblés d’indigènes pour défendre des projets touristiques », et de Gillian M. : « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »]

Il y a donc une possibilité de reconstruction du pays si ce parti de centre-droit se consolide. Néanmoins, il convient de rappeler que le parti le plus important de ce centre-droit néolibéral est le PSDB (Parti social-démocrate brésilien). Il a détruit le pays sous l’ère néolibérale et travaillé en association avec Bolsonaro dans plusieurs États.

Que veut dire tout cela ? Au Brésil, il existe un phénomène qui est difficile à comprendre. C’est un pays fédéral, nous avons d’un côté le gouvernement fédéral, puis les États et les villes. Chaque parti dans chaque ville, dans chaque État, peut prendre des décisions et s’allier à des partis qui peuvent être dans l’opposition au gouvernement fédéral. Par exemple, le PDT peut ne pas être allié au PT au sein du Congrès national, l’être dans l’État de Sao Paolo et être en concurrence avec ce même parti dans la ville de Sao Paolo. C’est très complexe : l’échiquier politique au Brésil peut changer d’une échelle à l’autre et d’une ville à l’autre.

Le PSDB, qui dirige ce centre-droit moins agressif que le camp de Bolsonaro, travaille main dans la main avec lui dans plusieurs villes. On observe une certaine prise de distance en termes d’image : le PDSB souhaite ne pas faire les frais de l’impopularité de Bolsonaro, révélée par ce scrutin.

“Les grandes organisations sociales du pays ont vécu ces trente dernières années sous le régime d’une cooptation systématique, chapeautée par le Part des travailleurs.”

Le lien avec les églises évangéliques fait la force électorale de ces secteurs de la droite brésilienne. Au Brésil, on estime que 25% de la population est membre d’une église évangélique, qui sont extrêmement violentes – au sens physique comme verbal – contre la gauche. Ils sont bien sûr très pro-américains.

LVSL – Quel est l’élément qui pourrait unifier les luttes sociales au Brésil ?

AC – Il faut prendre en compte deux déterminants importants pour les luttes sociales : premièrement la capitale, Brasilia, est au centre du pays ; c’est une ville qui a été construite dans les années 60 avec pour objectif de ne pas permettre que les organisations sociales ou la société civile puissent faire pression sur les pouvoirs publics, le Congrès, la justice, ou le pouvoir exécutif.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Brasilia est à deux mille kilomètres, au minimum, de n’importe quelle autre ville. Il est très difficile pour les mobilisations sociales, que l’on voit généralement à Sao Paolo ou Rio de Janeiro, de réussir à exercer une pression significative sur le pouvoir gouvernemental, comme on peut le voir par exemple au Chili, où les manifestations récentes ont paralysé le pays.

[Lire sur LVSL l’article de Jim Delémont : « Vers l’effondrement du système de Pinochet ? »]

Deuxièmement, les grandes organisations sociales du pays ont vécu ces trente dernières années sous le régime d’une cooptation systématique chapeautée par le PT. La CUT (Confédération Unique des Travailleurs), la plus grande organisation syndicale de la planète, ou le MST (Mouvement des sans-terre), la grande organisation paysanne qui lutte en faveur de réformes agricoles contre le système des latifundiaires, entretiennent des liens très forts avec le PT. Lula s’est imposé comme le grand représentant de ces secteurs sociaux.

Il faut prendre en compte le fait qu’au Chili, en Bolivie, en Équateur, en Colombie, lors de ces grandes mobilisations qui ont mis une pression considérable sur les gouvernements, les mouvements sont apparus de manière inorganique et spontanée ; ils n’ont pas été dirigés par un parti ou par des organisations sociales consolidées, ni même par des porte-paroles. On ne connaît pas de porte-parole du mouvement constituant au Chili, des marches contre le chômage en Colombie, ou des révoltes citoyennes contre le FMI en Équateur. Dans le cas du Brésil, il n’y a pas de mobilisation spontanée ; elles sont toutes liées à la coordination générale d’une grande organisation comme la CUT, le MST, qui sont eux-mêmes liés au PT.

[Pour une synthèse des révoltes qui ont marqué la fin de l’année 2019 en Amérique latine, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet, Pablo Rotelli et Nicolas Netto Souza : « Le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes »]

Il y a ainsi une difficulté à créer un agenda unique, vu qu’il existe un monopole de la part du PT, qui coopte les leaders des organisations sociales les plus importantes.

Le lawfare a oeuvré à détruire la réputation de Lula et du PT ; les résultats sont là. Bien que le PT ait fait d’excellents scores malgré toutes les attaques qu’il a subies, ce n’est plus la grande force qui était attendue lors des élections locales. Le PT demeure cependant puissant dans les organisations de base et les secteurs populaires.

Ces variables doivent être prises en compte pour comprendre pourquoi le Brésil ne connaît pas d’explosion sociale similaire à celle du Chili. Au Brésil, c’est en l’état quasiment impossible.

LVSL – Quid de l’avenir du PT ?

AC – Les résultats aux élections municipales ont constitué une bonne nouvelle pour le Brésil davantage que pour le PT. Le fait que le volume de conseillers municipaux ait diminué représente peu de choses. Il faut garder à l’esprit que l’intégralité des moyens d’information et de communication du pays se sont tournés contre Lula, comme il y a 20 ou 30 ans, pour le frapper avec une grande violence. Il a à présent écopé d’une détention, et d’un séjour illégal en prison. Tout a été fait pour empêcher le PT d’atteindre un score conséquent.

Néanmoins, le PT est arrivé au second tour de l’élection présidentielle, avec un candidat totalement inconnu au Brésil qui était Fernando Haddad, qui a remplacé Lula à la dernière minute après qu’il ait été arrêté. Lula aurait très probablement gagné ; certaines études indiquaient même qu’il pourrait gagner dès le premier tour, et toutes les projections le donnaient vainqueur au second tour. L’issue du scrutin fut toute autre, et en ce moment le PT est criblé d’attaques, sans budget et persécuté ; dans ce contexte, son résultat est fantastique.

Néanmoins, la gauche ne se résume pas au PT, qui demeure la principale force progressiste, mais non la seule. Les élections sont donc une bonne nouvelle pour les secteurs progressistes au sens large.

Un élément important est à prendre en compte : si le PT appuie des secteurs progressistes qui sont plus centristes ou au contraire plus radicaux que lui (comme le PSOL), il est traversé de tensions internes, qui génèrent des tensions avec les mouvements externes.

Jim Tato, qui est le candidat du PT à Sao Paulo a eu un vote inexpressif, ce fut une des pires victoires des candidats du PT dans toute son histoire, et qu’un inconnu comme Boulos – membre du PSOL – arrive au second tour avec plus de 40 points, était impensable à Sao Paulo. Le président Lula lui-même avait indiqué qu’il serait important que le PT ne lance pas soudainement son propre candidat, mais plutôt qu’il épaule Boulos. C’est une personne réellement brillante, très appréciée et charismatique. C’est un meneur, tout comme Lula.

L’absence de soutien de la machine du PT au candidat de gauche qui avait une chance de passer au second tour est un phénomène de division qui touche toute la gauche latino-américaine. Tel est le défi à laquelle est confrontée la gauche ; il ne s’agit pas simplement pour elle de gagner les élections, mais de remporter des victoires politiques. Par exemple, lorsque Dilma Rousseff a été réélue, son gouvernement était affaibli en raison du manque de soutien populaire, et de la division de la gauche elle-même. Cela a permis, d’une certaine manière, au coup d’État parlementaire d’advenir.

LVSL – Presque tous les dirigeants des partis progressistes ont rendu public leur soutien à Boulos, pensez-vous que c’est un premier pas dans l’union de l’opposition de gauche à Bolsonaro ?

AC – Bolsonaro conserve un niveau de soutien élevé, je pense que cela se maintiendra jusqu’aux prochaines élections présidentielles. Bolsonaro sera certainement candidat, à moins qu’il n’ait des problèmes de santé importants.

Malgré la COVID-19 et les problèmes économiques qui traversent les États-Unis en ce moment, Trump s’est retrouvé presque à égalité face à Joe Biden. Certes, il a eu une défaite électorale, mais politiquement, l’extrême droite des États-Unis représente la moitié de la population qui a voté pour Trump.

Par ailleurs, la lutte contre Bolsonaro oblige les dirigeants de gauche qui étaient très en désaccord (comme c’est le cas de Ciro Gomes et Lula), à se rasseoir côte à côte pour parvenir à un accord et rendre possible une victoire du progressisme. Si la droite bolsonariste remporte à nouveau les élections, la situation sera invivable pour le Brésil.

À l’origine des bullshit jobs, la gouvernance par les nombres

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Comment expliquer que le système économique se présentant comme le plus efficace, le capitalisme, en soit venu à créer tant d’emplois inutiles, les bullshit jobs ? Une lecture comparée d’Alain Supiot [1] et de David Graeber [2] explique ce phénomène par la bureaucratie, aujourd’hui dominée par la gouvernance par les nombres. Celle-ci a envahi aussi bien nos institutions publiques et privées que nos esprits.


Pour faire disparaître les bullshit jobs, il faut d’abord comprendre d’où ils viennent. Leur regretté concepteur David Graeber, anthropologue américain, avait posé cette question dès son premier article [3]. Il y interrogeait la prédiction de John Maynard Keynes [4] selon laquelle, à notre époque, les progrès du capitalisme nous permettraient de ne plus travailler que 15h par semaine. L’histoire n’ayant pas pris cette voie, David Graeber cherchait à comprendre pourquoi. Il constatait alors que nous sommes aujourd’hui nombreux à nous retrouver « dans la même situation que les anciens travailleurs soviétiques, à travailler 40 ou 50h par semaine théoriquement, mais plutôt seulement 15 heures dans les faits comme l’avait prédit Keynes, étant donné que le reste de [notre] temps est passé à organiser ou à participer à des séminaires de motivation, à mettre à jour [notre] profil Facebook ou à télécharger des séries ». C’est en effet le quotidien inavouable de millions de travailleurs exerçant des bullshit jobs. Graeber suggérait ainsi que le capitalisme n’est pas un système aussi efficace qu’il le prétend et qu’il a eu besoin de ce genre d’aberration – à savoir créer des postes inutiles – pour se maintenir.

Taylor : l’ouvrier n’est pas là pour penser

Cette anomalie du monde du travail prend racine dans l’organisation moderne de celui-ci. Elle commence avec Frederick Taylor au début du XXe siècle, lors de la deuxième révolution industrielle, qui a vu le développement de l’électricité, du téléphone et du moteur thermique. Dans sa conceptualisation d’une organisation dite scientifique du travail, Taylor cherche à utiliser une division rationnelle de la production afin d’en accroître le rendement. Selon lui, il faut diviser le travail en tâches simples et répétitives afin que celui qui l’exécute n’ait plus rien à penser, d’autres étant payés pour penser à sa place. Les ouvriers sont abrutis par la vitesse de la chaîne de montage. L’industrie du cinéma, qui apparaît à la même époque, en a donné des images saisissantes : les Temps Modernes de Charlie Chaplin ou Metropolis de Fritz Lang représentent des ouvriers à l’usine réduits à l’état d’engrenages de la machine, c’est-à-dire de machines eux-mêmes.

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Cette nouvelle conception du travail s’est imposée petit à petit au XIXe siècle, non sans débats. Avant la révolution industrielle, on disait de celui ou celle affecté à une tâche complexe qu’il œuvrait, ou qu’il exerçait un art ; d’où les mots ouvrier et artisan. Avec le développement des grandes usines, la nature du travail change. Comme l’a montré Karl Polanyi, le travail devient alors une marchandise, un « facteur de production » selon les économistes néoclassiques.  Pour Karl Marx, le capitaliste achète du « travail abstrait »[5], c’est-à-dire défini par sa valeur d’échange et non sa valeur d’usage, comme une marchandise. De ce point de vue, un travailleur peut être remplacé par un autre, et il effectue telle ou telle tâche en fonction du bon vouloir du patron. Personne ne pouvant se vendre soi-même, à moins de s’esclavagiser, on dit que le travailleur vend sa « force de travail » (il y est forcé car il ne possède qu’elle). Il est à la fois sujet et objet du contrat de travail.

L’emploi comme compensation d’un travail aliénant

Après la Seconde Guerre mondiale, cette organisation du travail est entérinée dans son fondement, mais aménagée par des principes de justice sociale. Selon le juriste spécialiste du droit du travail Alain Supiot, la notion de justice sociale s’entend comme la négociation de compensations accordées au travailleur pour l’aliénation qu’il subit au travail. Les revendications syndicales portent alors sur trois aspects du travail : la réduction du temps de travail, l’augmentation des salaires, et l’amélioration des conditions de travail. Mais la déshumanisation fondamentale, le fait de faire travailler les hommes et les femmes comme des machines, n’est alors plus remise en cause pendant cette période d’après-guerre, ou minoritairement, y compris à gauche [6].

Ce compromis, appelé fordiste, stabilise l’organisation du travail pour un temps, mais entre en crise à la fin des années 1960, à la faveur des grands mouvements ouvriers de grève générale et d’occupation d’usines, notamment en France et en Italie. Les grévistes remettent en question le compromis, avec des slogans comme « pour ne plus perdre sa vie à la gagner », comme le note la sociologue du travail Danièle Linhart. L’idée de la compensation entre un travail abrutissant d’une part et des conditions matérielles d’autre part semblait ne plus pouvoir tenir. En Italie, Luchino Visconti réalisa au même moment son film adapté du roman Le Guépard de Lampedusa, et sa fameuse réplique « il faut que tout change pour que rien ne change ». Cette idée fit son chemin chez les capitalistes : menacés dans leur autorité, ils devaient faire des compromis sur l’accessoire pour ne pas compromettre l’essentiel, à savoir leur souveraineté sur les travailleurs et les moyens de la production.

Du travailleur-horloge au travailleur-ordinateur

Une nouvelle organisation du travail fit alors son apparition à partir des années 1970 : le management par objectifs. Également appelée toyotisme ou lean management, elle promettait une plus grande autonomie aux travailleurs. Ils ne doivent plus « se contenter d’exécuter les ordres qu’on leur donne pendant un temps convenu à l’avance » [7], mais remplir les « objectifs » de leur « mission ». Ces évolutions voulaient traduire dans les faits l’idée de ne plus considérer les travailleurs comme des machines. Et en effet, la représentation du travailleur évolua dans le sens où celui-ci n’était plus considéré comme une horloge à remonter mais comme un ordinateur à programmer, avec les bons objectifs. Conçu ainsi, le travailleur reçoit des informations de l’extérieur, projette ses actions et reçoit en retour la rétroaction (feedback) de celles-ci. On peut ainsi définir la performance de son action comme l’écart entre ses objectifs et ses réalisations. Les carrières s’individualisent et tout le monde devient évalué, mais toujours avec une certaine promesse, celle de mieux tirer parti des spécialités de chacun.

Ce management par objectif permet de laisser l’illusion au salarié qu’il jouit d’une plus grande liberté. C’est un leurre, car les fins de la production restent aux mains des seuls décideurs. Leurs subordonnés ne s’émancipent pas ; ils ont le choix des moyens, mais pour atteindre un objectif qui ne souffre pas la discussion – précisément, c’est leur objectif, et il leur est assigné. En un mot, ils sont « libres d’obéir » [8], selon le titre du dernier livre de Johann Chapoutot. Cet historien du nazisme y montre comment les juristes du IIIe Reich ont théorisé l’adoption de ce régime de travail, partageant un ancêtre commun avec le management moderne : l’idéologie du darwinisme social du XIXe siècle.

De l’abrutissement à la souffrance mentale

Les travailleurs sont donc sommés de jouer un jeu dont les règles changent constamment, tout en restant toujours déséquilibrées contre eux. Ces réformes permanentes sont destinées à empêcher les salariés de comprendre le jeu et d’y mettre en place une stratégie. Cela se manifeste par des injonctions paradoxales qui rendent fou (faites plus avec moins par exemple), des réorganisations constantes des services, ou encore la dévalorisation de l’expérience des plus anciens, comme cela s’est vu de manière archétypique lors du procès de France Télécom [9]. Répandues dans le monde occidental depuis l’effondrement du bloc soviétique, ces évolutions se sont accompagnées de la dissolution des collectifs de travail et plus largement de la conscience de la classe ouvrière, ainsi que d’une explosion des souffrances psychiques, comme cela a été largement documenté par les psychologues du travail.

Enfin, ces dernières années, de nouvelles promesses non tenues car intenables se sont ajoutées au monde du travail. Il s’agit d’une préoccupation étrangère aux patrons comme aux travailleurs du XIXe siècle : l’épanouissement au travail, et même plus récemment le bonheur au travail – via la figure du chief happiness officer. Comme le note Frédéric Lordon, il s’agit « d’enrichir le travail en affects joyeux », afin d’obtenir l’obéissance par l’amour plutôt que par la peur. Ainsi pour les salariés le consentement remplace la contrainte mais l’assujettissement demeure.

La multiplication des bullshit jobs ou l’abstraction du travail

C’est dans ce contexte que les bullshit jobs se sont multipliés dans cette deuxième moitié du XXe siècle ; ils sont à la fois une cause et un symptôme de cette nouvelle organisation du travail. David Graeber en raconte un exemple très concret avec l’usine des thés Éléphant située à Gémenos près de Marseille, qu’il a visitée. Là-bas, les ouvriers lui ont expliqué qu’année après année, alors que leurs effectifs stagnaient et que leur travail s’intensifiait, ils ont vu apparaître un, puis deux, puis de nombreux cols blancs, arpentant l’usine et réalisant des graphiques Excel. Puis, ces jeunes fringants ont eu l’idée de délocaliser l’usine en Pologne, ce qui a mis les travailleurs en grève pendant 1336 jours, avant que la maison mère Unilever ne cède et que les ouvriers reprennent l’usine sous la forme d’une coopérative [10].

« On est arrivé à la forme pure du travail abstrait, qui ne sert plus à rien, qui ne produit rien, et est seulement comptabilisé. »

Ainsi, les travailleurs sont de plus en plus pressurisés par des « manipulateurs de symboles » [11] dont personne ne sait exactement à quoi ils servent, si ce n’est inventer, réinventer et changer sans cesse les protocoles décrivant précisément aux autres travailleurs, les non qualifiés, comment ils doivent travailler. Dans cette organisation absurde, les promesses du nouveau capitalisme néolibéral ne sont pas tenues, pas même pour les cadres, comme le remarque l’historien de l’économie Arnaud Orain : « Est-ce que le travail aujourd’hui a été une montée en compétences, et en polyvalence ? Peut-être pas, en fait. […] Le travail qu’on doit appliquer aux nouvelles technologies est soit inexistant, car il est fait par un algorithme, soit il est du pur travail abstrait, que n’importe qui peut faire, comme faire des Powerpoint pour préparer la prochaine réunion de brainstorming, où on parlera de la réunion suivante qui aura trait à comment revoir les process. Ce travail complètement interchangeable, que n’importe qui qui aurait le bac pourrait faire, devient pratiquement dénué de sens : on ne voit pas à quoi il sert, probablement parce qu’il ne sert à rien. On est arrivés à la forme pure du travail abstrait, qui ne sert plus à rien, qui ne produit rien, et est seulement comptabilisé »[12]. C’est ici qu’apparaissent les bullshit jobs, c’est-à-dire l’inutilité du travail, mais aussi la gouvernance par les nombres : ces postes inutiles existent seulement car ils sont comptabilisés, c’est-à-dire comptés.

La séparation de la carte et du territoire

David Graeber a montré la souffrance des personnes de l’autre côté du tableur Excel : celles payées à mettre en place ces indicateurs de performance, donc. Pour Alain Supiot, ces travailleurs ne souffrent plus d’être coupés de leur corps mais d’être coupés du monde réel. C’est donc une deuxième déshumanisation qui prend place : là où les ouvriers à la chaîne étaient empêchés de penser, les nouveaux travailleurs dits intellectuels deviennent prisonniers des systèmes complexes d’abstraction mis en place, faits de pilotage de l’excellence et d’autres termes abscons.

C’est ce qu’Alain Supiot a nommé « la séparation de la carte et du territoire » : une carte est une représentation nécessairement simplifiée d’un territoire, il y a toujours une distance entre les deux. Dans le travail, cette carte correspond au travail prescrit, celui des modes opératoires, différent du travail réel qui correspond au territoire [13]. La séparation intervient quand on confond les deux, et qu’on ne regarde plus que la carte. Le management par objectif produit cet effet : lorsque l’indicateur censé mesurer l’avancement par rapport à l’objectif (la carte) devient lui-même l’objectif, on ne s’oriente plus dans le territoire grâce à la carte, mais on se promène dans une carte imaginaire dont on retrace les frontières. La carte, fût-elle belle et harmonieuse, est coupée de tout territoire existant. À quoi cela pourrait-il bien servir ?

Alain Supiot remarque que cette nouvelle aliénation fait obstacle à la notion de “travail réellement humain”, selon les mots du préambule de la Constitution de l’Organisation Internationale du Travail. L’expression qui y figure est celle d’un régime de travail réellement humain, qui pouvait être comprise en deux sens : ou un travail humain, qui ne coupe le travailleur ni de sa pensée ni du monde réel, ou un régime humain de travail, c’est-à-dire un travail aliénant mais cantonné dans un temps réduit, dans de meilleures conditions et avec un salaire plus élevé. C’est cette deuxième option qui a été suivie après la Seconde Guerre mondiale. Comme le résume Alain Supiot, « l’emploi désigne un échange : l’obéissance contre la sécurité », là où le travail humain serait celui procurant à ceux qui l’exercent « la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun » [14]. On remarquera l’idée de contribution au bien commun, à la société, ce dont ceux qui tombent dans des bullshit jobs sont privés.

La bataille néolibérale contre le règne de la loi

Cette organisation qui engendre tant de souffrances prend racine dans les grands principes de l’idéologie néolibérale qui nous gouverne. Contrairement aux ultralibéraux, les néolibéraux ne pensent pas que le marché soit une institution naturelle. Au contraire, ils pensent que l’État doit bel et bien agir, mais pour créer et conserver des marchés, dans toutes les sphères de l’existence. Ils partagent avec les autres libéraux l’idée selon laquelle le marché est le lieu de la vérité (« des prix », selon l’expression), émergeant de la mise en concurrence. Tout doit être soumis à la compétition du marché, « libre et non faussée » : c’est le « cap » néolibéral, inamovible, brillamment décrit par Barbara Stiegler [15]. Cette vision du monde comme une jungle rappelle celle du darwinisme social, qui tient la compétition en loi « naturelle », indépassable, et bonne en soi. Et elle alimente elle-même les bullshit tâches, comme on peut le constater dans la logique de l’appel à projets : pour une candidature retenue, toutes les autres produites pour le même appel à projet l’ont été en vain. David Graeber avait d’ailleurs défini une catégorie de bullshit jobs à part entière, les porte-flingues, pour ce type de poste [16].

Le fait d’être doté d’une loi supérieure qui s’impose à tous est précisément ce qui permet d’être libre.

Ainsi pour les libéraux, aucune loi, aucune règle ne doit dépasser celle du marché. L’État lui-même devient un instrument au service du marché et il doit lui-même adopter la même bonne gouvernance, c’est-à-dire se comporter tel une entreprise comme les autres, entreprises qui doivent elles-mêmes se comporter comme de bons pères de famille, suivant le vieux schéma de l’économie patriarcale. Les néolibéraux entretiennent autour de cette vision du monde l’idée qu’elle permettrait d’être plus libre, car aucune loi ne s’imposerait à nous. C’est la caricature de l’État se mêlant de vos affaires, décrite par Friedrich Hayek, qui associait la répartition organisée des biens au totalitarisme, déclarant mener « le combat contre le socialisme et pour l’abolition de tout pouvoir contraignant prétendant diriger les efforts des individus et répartir délibérément leurs fruits » [17]. Fin penseur du néolibéralisme, il exprimait les choses très clairement : « [la] revendication d’une juste distribution pour laquelle le pouvoir organisé doit être utilisé afin d’accorder à chacun ce à quoi il a droitest un atavisme fondé sur des émotions originelles » [18].

Toutefois, comme le démontre Alain Supiot, c’est le contraire : le fait d’être doté d’une loi supérieure qui s’impose à tous est précisément ce qui permet d’être libre. Il prend pour cela l’exemple de la parole : outil fondamental pour le développement de tout être humain et de toute communauté, elle n’en reste pas moins une règle arbitraire imposée de l’extérieur, une hétéronomie, que tous les humains doivent apprendre. La novlangue de l’ère néolibérale le trahit : en parlant désormais de gouvernance au lieu de gouvernement, la séparation ontologique entre les individus et l’État disparaît.

Adam Smith ou l’utopie du marché

La conception néolibérale de la société (ou de « l’absence de société », comme disait Margaret Thatcher) s’oppose donc à l’idée que les humains puissent se doter d’une loi supérieure qui leur permette de faire communauté. David Graeber le rappelait dans son avant-dernier livre [19], sous-titré « l’utopie des règles », pour expliquer l’augmentation de la bureaucratie : nous chérissons les règles car elles nous protègent de l’arbitraire d’un tyran. Comme le formule Alain Supiot, « il faut que la chose publique – la res publica – tienne debout pour que les rapports entres les particuliers obéissent à un régime de droit (rule of law), et non à la loi du plus fort » [20]. C’est finalement l’expression de la célèbre maxime « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit » [21]. Sans loi, seuls subsistent alors des liens d’allégeance : au sein de la famille, d’un petit groupe, ou plus généralement l’allégeance d’un « indépendant » en réalité vassalisé à son donneur d’ordre économique. David Graeber avait également intuité cette conception dans Bullshit Jobs en qualifiant le monde du travail moderne de « féodalisme managérial ».

Comme le remarque Supiot, l’autre attrait de cette conception libérale est de « faire l’économie de la définition d’un intérêt général ». Il n’est plus question que d’intérêts particuliers, et c’est la somme de ceux-ci qui apportera l’harmonie sociale, selon la métaphore de la main invisible d’Adam Smith – qui était d’ailleurs la main de la « divine providence ». C’est le rêve d’une société humaine qui serait en pilotage automatique.

Ce rêve de marchand a été possible car certaines conceptions du monde avaient changé, comme le détaille David Graeber en 2011 dans son livre sur l’histoire de la dette [22]. Pendant de très longues périodes, les ventes au comptant dont parle Adam Smith n’étaient pas possibles car il n’y avait pas de pièces de monnaie en circulation. À la place, pour les échanges de tous les jours, les gens s’écrivaient des ardoises les uns les autres, qu’ils liquidaient à intervalles réguliers. Ni la monnaie ni le troc n’étaient utilisés, contrairement à ce que les économistes répètent en boucle depuis l’invention de leur discipline (pour eux la monnaie aurait remplacé le troc, et le crédit ne serait venu qu’après).

La comptabilité en partie double : point de départ du capitalisme

https://fr.wikipedia.org/wiki/Portrait_de_Luca_Pacioli#/media/Fichier:Pacioli.jpg
Portrait de Luca Pacioli, inventeur de la comptabilité en partie double, vers 1500

« L’utopie du marché » [23] est bien une illusion de marchand dans le sens où à l’époque, seuls les marchands, itinérants, pouvaient utiliser couramment le paiement en pièces sonnantes et trébuchantes. En effet, comme ils n’étaient que de passage dans les endroits qu’ils traversaient, leurs clients ne pouvaient pas leur faire confiance pour leur faire crédit et inversement. Mais les marchands avaient tendance à truander, par exemple en rognant les pièces d’or et d’argent qu’ils utilisaient, ou en truquant leurs balances. C’est pourquoi les corporations des marchands des cités-États italiennes de la Renaissance, qui pratiquaient le prêt à intérêt pour financer leurs pérégrinations en Europe, ont inventé la comptabilité en partie double ; ce sont précisément les ventes à crédit qui l’ont rendue nécessaire. « Si j’ai fait crédit de mille florins à un client, je ne peux jamais être absolument certain de recouvrer cette somme et ne peut donc l’enregistrer comme un avoir en caisse. […] Pour enregistrer fidèlement ces opérations, les marchands ont donc ouvert des comptes spécifiques : des comptes « clients » et « fournisseurs » pour enregistrer les opérations de crédit et des comptes « ventes » et « achat » pour enregistrer les transferts de bien correspondants » [24]. Ainsi chaque opération est entrée à deux endroits, dans deux comptes.

Selon Werner Sombart, historien et sociologue allemand à qui l’on doit le mot de « capitalisme », cette invention fut si importante qu’elle en vient à définir le capitalisme lui-même : « le capitalisme et la comptabilité en partie double ne peuvent absolument pas être dissociés ; ils se comportent l’un vis-à-vis de l’autre comme la forme et le contenu » [25]. Et en effet la comptabilité possède plusieurs attraits. Elle a tout d’abord pour fonction de donner une « image fidèle » de l’activité d’un marchand, ce qui lui permet d’être accepté par les autres sur un marché. Elle donne aux chiffres une vérité légale [26]. Elle homogénéise des objets et opérations de natures différentes dans une seule unité de compte, tout comme la notion de travail abstrait « ramène à des quantités commensurables (et donc échangeables) de temps et d’argent l’infinité variété des activités humaines » [27]. Enfin, l’équilibre de tous les comptes entre eux (l’actif et le passif dans le bilan comptable devant être de même montant) permet d’assurer l’authenticité des comptes.

Désintoxiquer les esprits de la bureaucratie

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©CC0

La logique comptable est une logique marchande mais elle participe d’une conception idéologique plus large de l’harmonie par le calcul (expression reprise par Alain Supiot à Pierre Legendre [28], qui s’est lui-même inspiré d’un économiste libéral français du XIXe, peu connu, Frédéric Bastiat [29]). Les nombres ont exercé une grande fascination sur une certaine part de l’humanité, occidentale principalement (et, avec des conséquences différentes, chinoise), qui remonte au club des pythagoriciens [30], fameux pour avoir jeté à l’eau le premier de ses membres qui avait mis au jour l’existence de nombres irrationnels – des nombres ne pouvant s’exprimer sous forme de fraction, c’est-à-dire de rapport, d’harmonie. Cette fascination se retrouve jusqu’à aujourd’hui dans nos esprits, dans l’idée que tout serait évaluable de manière quantifiée, et qu’en dehors de la quantification ne subsisterait que les croyances méprisables de l’obscurantisme. Les nombres, contrairement aux mots, ne peuvent a priori pas être sujets d’interprétation. Comme l’écrit Christophe Dejours, psychanalyste ayant étudié les effets délétères de l’évaluation au travail, « la plupart d’entre nous croyons que l’évaluation est juste, que c’est l’objectivité même. Nous avons cela dans la tête. Nous y croyons. […] La plupart d’entre nous pensons que tout en ce monde est évaluable » [31]. D’où bien évidemment la souffrance de recevoir une mauvaise évaluation, même si (voire, d’autant plus si) celle-ci est effectuée à la tête du client. In fine, ne pas évaluer du tout est préférable à utiliser des indicateurs inadaptés. Et abandonner l’idée même d’évaluation est le seul moyen d’abandonner les bullshit jobs afférents.

Cette gouvernance par les nombres ne doit pas être prise comme une fatalité. Nous l’avons instituée, et nous pouvons la destituer, en changeant les règles du jeu. Nos institutions ne doivent pas être rivées à des indicateurs chiffrés, mais doivent être guidées avant tout par des principes moraux et politiques ouverts à la discussion. La discussion politique étant de nature contradictoire, elle sera sans doute moins harmonieuse qu’une équation. Mais c’est ainsi que nous pourrons éliminer ces souffrances inutiles. Cette désintoxication de la bureaucratie serait ainsi l’étape finale de l’élimination des bullshit jobs.


David Graeber nous a tragiquement quittés le 2 septembre dernier, à l’âge de 59 ans. Sa veuve Nika Dubrovsky et ses proches fondent en sa mémoire un réseau international appelé le Museum of care (musée du soin).

[1] Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard, 2015, réédité en poche aux éditions Pluriel, 2020.

[2] David Graeber, Bullshit jobs, éditions Les Liens qui Libèrent, 2018

[3] “On the phenomenon of bullshit jobs”, David Graeber, Strike! Magazine, 2013

[4] John M. Keynes, Lettre à nos petits-enfants, 1930

[5] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Tome 1, § 4 ; cité par Alain Supiot, op. cit., p 488.

[6] Bruno Trentin, La Cité du travail : la gauche et la crise du fordisme, 1997

[7] Alain Supiot, op. cit., p. 491

[8] Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, 2020, Gallimard

[9] Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Seuil, 2020

[10] « Fermeture de l’usine Fralib », Wikipédia, consultée le 5 novembre 2020

[11] Selon la formule de Robert Reich, L’économie mondialisée, 1993, Dunod

[12] Arte. Travail, Salaire, Profit, épisode 2 : « Emploi ». Intervention d’Arnaud Orain à 25 min 12 s.

[13] Christophe Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, INRA, 2003

[14] Déclaration de Philadelphie (1944), citée par Alain Supiot dans « Et si l’on refondait le droit du travail… », Le Monde Diplomatique, octobre 2017

[15] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, janvier 2019, Gallimard

[16] Voir Guillaume Pelloquin, « Pourquoi l’existence des bullshit jobs est une absurdité écologique », Le Vent Se Lève, mars 2020

[17] Friedrich Hayek, L’ordre politique d’un peuple libre, 1979, cité par Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, p. 367

[18] Ibid.

[19] David Graeber, Bureaucratie, 2015, trad. fr. Les Liens qui Libèrent, 2015

[20] Alain Supiot, op. cit., p. 381

[21] Phrase prononcée par le religieux et homme politique du XIXe siècle Henri Lacordaire.

[22] David Graeber, Dette. Cinq mille ans d’histoire, 2011, trad. fr. Les Liens qui Libèrent, 2013

[23] Selon l’expression de Karl Polyani dans La Grande Transformation (1944), reprise par Serge Halimi dans Le Grand Bond en arrière, 2012, Agone, p. 27

[24] Alain Supiot, op. cit., p. 178

[25] Werner Sombat, traduction de M. Nikitin dans Cahiers de l’histoire de la comptabilité, cité par Bernard Colasse dans Les fondements de la comptabilité, repris par Alain Supiot dans La gouvernance par les nombres, p. 179.

[26] « La comptabilité régulièrement tenue peut être admise en justice pour faits de commerce », code de commerce art. L123-23, cité par Alain Supiot, op. cit., p. 174

[27] Alain Supiot, op. cit., p. 488

[28] Pierre Legendre, La Fabrique de l’homme occidental, Mille et une nuits, 1996

[29] Frédéric Bastiat, Harmonies économiques, Guillaumin, Paris, 1851

[30] Alain Supiot, « Le rêve de l’harmonie par le calcul », Le Monde Diplomatique, février 2015, issu de son ouvrage La gouvernance par les nombres

[31] Christophe Dejours, op. cit., p. 76

Extraction des données par les GAFAM : aller au-delà de l’indignation

© Fondation Cartier, Grand orchestre des animaux

Chaque jour, des milliards de données sont extraites de nos outils digitaux et réutilisées par les géants du numérique à des fins de ciblage publicitaire. La critique de ce capitalisme de surveillance a été popularisé dans les médias, notamment par Shoshana Zuboff, professeur émérite à la Harvard Business School, et auteur d’un ouvrage éponyme. Elle dénonce inlassablement les dangers que font courir les GAFAM sur l’autonomie des citoyens. Mais faut-il s’indigner de la soif insatiable de Google ou d’Amazon pour les données personnelles ? Ou simplement y voir la conséquence prévisible de l’extension du capitalisme vers de nouveaux marchés ? Evgeny Morozov, auteur de nombreux ouvrages consacrés au numérique (dont Le mirage numérique : Pour une politique des big data, publié en 2015), répond à Shoshana Zuboff dans cet article.


Si l’utilisation par Zuboff de l’expression « capitalisme de surveillance » est apparue pour la première fois en 2014, les origines de sa critique remontent plus loin. On peut en trouver la trace dès la fin des années 1970, à l’époque où Zuboff commençait à étudier l’impact des technologies de l’information sur les lieux de travail – un projet de quarante ans qui, en plus de donner lieu à de nombreuses publications, l’a également nourrie d’espoirs utopiques et de déceptions amères. Le décalage entre le possible et le réel a informé le contexte intellectuel dans lequel Zuboff – auparavant prudemment optimiste à la fois sur le capitalisme et la technologie – a construit sa théorie du capitalisme de surveillance, l’outil le plus sombre et le plus dystopique de son arsenal intellectuel à ce jour.

De la naïveté à l’indignation : les promesses déçues du capitalisme numérique

Les conclusions déprimantes de son dernier livre sont très éloignées de ce que la même Zuboff écrivait il y a seulement dix ans. En 2009 encore, elle affirmait que des sociétés comme Amazon, eBay et Apple « libéraient des quantités massives de valeur en donnant aux gens ce qu’ils voulaient, selon leurs propres conditions et dans leur propre espace ». Mme Zuboff est arrivée à ce lumineux diagnostic grâce à son analyse globale de la manière dont les technologies de l’information modifiaient la société. À cet égard, elle faisait partie d’une cohorte de penseurs qui soutenaient qu’une nouvelle ère – que certains qualifiaient de « post-industrielle », d’autres de « postfordiste » – était à nos portes.

« Le calcul prend le pas sur la vie politique de la communauté comme base de la gouvernance », conclut Zuboff. Au lieu de fonder un journal fasciste, un Benito Mussolini contemporain serait probablement en train de courir après le capital-risque, de créer des applications et de se lancer dans la maîtrise de l’art martial du piratage de la croissance…”

C’est de cette analyse – et des attentes initialement positives qu’elle a engendrées – qu’est née la critique contemporaine de Zuboff sur le capitalisme de surveillance. C’est également à partir d’elle que l’on comprend pourquoi son dernier livre s’aventure souvent, tant sur le plan du contenu que du langage, sur le terrain du mélodrame : Zuboff, à l’unisson de l’ensemble de la classe dirigeante américaine, assoiffée par les promesses de la nouvelle économie, s’attendait à ce que quelque chose de très différent se profile à l’horizon.

Son premier livre, In the Age of the Smart Machine, publié en 1988, a été bien accueilli. Zuboff y déployait un appareil conceptuel et une série de questions qui allaient refaire surface dans tous ses écrits ultérieurs. S’appuyant sur un travail ethnographique de plusieurs années dans l’industrie et les bureaux, le livre prévoit un avenir ambigu. Selon Zuboff, la technologie de l’information pourrait exacerber les pires caractéristiques de l’automatisation, priver les travailleurs de leur autonomie et les condamner à des tâches indignes. Mais utilisée à bon escient, elle pourrait avoir l’effet inverse : renforcer la capacité des travailleurs en matière de pensée abstraite et imaginative et inverser le processus de déqualification décrié par de nombreuses critiques marxistes du travail sous le capitalisme.

Avec les technologies de l’information, les entreprises modernes ont dû choisir, selon Zuboff, entre « automatiser » et « informer ». Ce dernier terme renvoie à leur capacité, nouvellement acquise, à rassembler des données – le « texte électronique » – liées au travail sur ordinateur. Sous l’ère antérieure de la direction scientifique de Frederick W. Taylor [à l’origine du taylorisme NDLR], ces données étaient recueillies manuellement, par l’observation et l’étude du temps et des mouvements. En extrayant les connaissances tacites des travailleurs sur le processus de travail, les gestionnaires, aidés par les ingénieurs, pouvaient le rationaliser, ce qui réduisait considérablement les coûts et augmentait le niveau de vie.

Grâce aux progrès des technologies de l’information, la rédaction du « texte électronique » devenait bon marché et omniprésente. Si ce texte était mis à la disposition des travailleurs, il pourrait même saper le fondement du contrôle managérial, fondé sur la croyance selon laquelle le manager est « celui qui sait le mieux ». Le « texte électronique » a engendré ce que Zuboff, à la suite de Michel Foucault, a décrit comme un « pouvoir panoptique ». Issu des pratiques autoritaires de l’ancien lieu de travail fortement centralisé, ce pouvoir était susceptible de renforcer les hiérarchies existantes ; les cadres se cachaient derrière les chiffres et gouvernaient à distance, au lieu de se risquer aux aléas de la communication personnelle. S’il s’accompagnait d’une structure démocratique sur le lieu de travail et d’une égalité dans l’accès au « texte électronique », ce pouvoir pourrait toutefois permettre aux travailleurs de contester les interprétations que les dirigeants font de leurs propres activités et de s’approprier un certain pouvoir institutionnel.

À l’ère de la machine intelligente, un livre sur l’avenir du travail et aussi, inévitablement, sur son passé, était ainsi remarquablement silencieux sur le capitalisme. Si l’on passe outre sa vaste bibliographie, cet ambitieux tome de près de cinq cents pages ne mentionne le mot « capitalisme » qu’une seule fois, par l’entremise d’une citation de Max Weber. Cela ne peut que surprendre, étant donné que Zuboff ne faisait nullement l’apologie des entreprises qu’elle étudiait. Elle ne se faisait aucune illusion sur la nature autoritaire du lieu de travail moderne, qui constituait rarement un espace de réalisation de soi pour les travailleurs, et elle prenait plaisir à s’attaquer aux managers égocentriques et avides de pouvoir.

En dépit de ces occasionnelles remarques critiques, c’est autour du savoir et de son rôle dans la perpétuation ou l’affaiblissement des hiérarchies organisationnelles que Mme Zuboff a structuré son cadre analytique. La propriété privée, la classe sociale, la propriété des moyens de production – les éléments qui structuraient les conflits autrefois liés au travail – ont été pour la plupart exclus de sa grille de lecture. Après tout, l’objectif de l’étude était de comprendre l’avenir du lieu de travail tel qu’il est médiatisé par les technologies de l’information. L’approche ethnographique de Zuboff était davantage adaptée pour interroger les managers et les travailleurs sur ce qui les séparait, que pour esquisser les impératifs économiques qui reliaient chaque entreprise à l’ensemble de l’économie mondiale. Ainsi, la machine intelligente imaginée par Zuboff fonctionnait largement en-dehors des contraintes invisibles que le capitalisme imposait aux dirigeants et aux propriétaires.

Alors que le « capital » voyait sa propriété s’accroître – le livre l’a mentionné une douzaine de fois -, Zuboff ne l’a pas perçu, à l’instar des marxistes, comme une relation sociale ou l’éternel antagoniste du travail. Au lieu de cela, elle a marché dans les pas des économistes néoclassiques en le considérant comme une machine – ou de l’argent – lié à des investissements. Le « travail », à son tour, était surtout traité comme une activité physique. Bien que Zuboff ait également mentionné le rôle historique des syndicats, ses lecteurs ne saisiront pas nécessairement le caractère antagoniste du « travail » et du « capital » – au lieu de cela, ils entendent surtout parler de conflits situationnels au sein des lieux de travail individuels, entre travailleurs et managers.

Cela n’est guère surprenant : Zuboff n’est pas marxiste. En outre, elle aspirait à devenir professeur à la Harvard Business School. Cependant, son plaidoyer en faveur de lieux de travail plus équitables et plus dignes suggère qu’elle pourrait être, au moins sur certaines questions, un compagnon de route pour les causes progressistes. Ce qui la distinguait des voix les plus radicales dans ces débats était son insistance constante sur les effets ambigus des technologies de l’information. Le choix entre « automatiser » et « informer » n’était pas seulement un sous-produit analytique de son cadre de travail ou un simple accessoire rhétorique. Elle l’a plutôt présenté comme un choix réel, existentiel, auquel sont confrontées les entreprises modernes aux prises avec la technologie de l’information.

De tels choix binaires – entre « capitalisme réparti» (distributed capitalism) et « capitalisme managérial » (managerial capitalism), entre « capitalisme d’information » (advocacy-oriented capitalism) et « capitalisme de surveillance » (surveillance capitalism) – animeront également les livres ultérieurs de Zuboff. Mais même à ce stade précoce, il n’est pas clair qu’elle ait été justifiée à faire le saut analytique consistant, sur la base d’observations ethnographiques en vertu desquelles certaines entreprises étaient effectivement confrontées au choix entre « informer » et « automatiser », de conclure plus largement que les conditions extérieures du capitalisme moderne high-tech universalisaient ce choix pour toutes les entreprises, ce qui représente une nouvelle étape dans le développement capitaliste lui-même.

Amazon et Google ont-ils trahi leurs fondements originels ?

Acceptée telle quelle, la possibilité d’un choix entre « automatiser » et « informer » a sapé les critiques traditionnelles du capitalisme en tant que système d’exploitation structurelle (et donc inévitable) ou de déqualification. Dans la nouvelle ère numérique de Zuboff, une alliance agile et harmonieuse entre travailleurs et managers pourrait permettre à des entreprises intelligentes et éclairées de libérer le pouvoir émancipateur de « l’information ».

Nous pourrions ici entrevoir les contours plus larges de l’approche de Zuboff à l’égard du capitalisme : ses maux, dont elle reconnaît bien volontiers l’existence de certains, ne sont pas le sous-produit inévitable de forces systémiques, telles que la quête de profit. Ils sont plutôt la conséquence évitable de certaines dispositions organisationnelles particulières qui, bien qu’ayant été utilisées à des époques antérieures, peuvent maintenant être rendues obsolètes par les technologies de l’information. Cette conclusion pleine d’espoir a été tirée presque entièrement de l’observation des entreprises capitalistes, car le capitalisme lui-même – considéré comme une structure historique, et non comme une simple agrégation d’acteurs économiques – était dans son ensemble absent de l’analyse.

La clef de la dernière théorie de Zuboff sur le capitalisme de surveillance est la notion de « surplus comportemental » (behavioral surplus), un raffinement de l’expression plus vulgaire « d’épuisement des données » utilisé par beaucoup dans l’industrie technologique. Elle renvoie à la distinction entre « information » et « automatisation » exposée dans son premier livre. Rappelons que le « texte électronique », qui renaît dans le dernier livre sous le nom de « texte fantôme », a une valeur immense pour différents acteurs, souvent antagonistes. Lorsque certaines entreprises l’utilise pour donner du pouvoir aux consommateurs – comme le fait, par exemple, Amazon avec des recommandations de livres tirées des achats de millions de clients – le texte électronique suit la voie idyllique de l’information, alimentant ce que Zuboff appelle le « cycle de réinvestissement comportemental ». Lorsque les entreprises technologiques utilisent les données extraites pour cibler les publicités et modifier le comportement, elles créent un « surplus comportemental » – et cette percée clé crée un « capital de surveillance ».

Google constitue un archétype pour la théorie de Zuboff. Au cours de ses premières années d’existence, alors qu’il avait encore besoin d’un modèle commercial, Google avait du potentiel pour devenir l’entreprise favorite de Zuboff, au service du « capitalisme d’information » : sa seule motivation pour recueillir des données était l’amélioration du service. Une fois qu’elle a adopté la publicité personnalisée, les choses ont changé. Aujourd’hui, Google souhaite davantage de données sur les utilisateurs pour vendre des annonces, et pas seulement pour améliorer les services. Les données que cette plateforme recueille au-delà du besoin objectivement déterminé de servir les utilisateurs – un seuil important que L’ère du capitalisme de surveillance introduit mais ne théorise jamais explicitement – constituent le « surplus comportemental » de Zuboff. En tant qu’entreprise capitaliste, Google veut maximiser ce surplus, en l’élargissant en profondeur – en pénétrant toujours plus profondément dans les données de nos âmes et de nos ménages – mais aussi en largeur, en offrant de nouveaux services dans de nouveaux domaines et en diversifiant ses « actifs de surveillance ».

Sur plus de sept cents pages, Zuboff décrit ce « cycle de dépossession » dans toute son ignominie : nous sommes régulièrement volés, nos expériences enlevées et expropriées, nos émotions pillées, par des « mercenaires de la personnalité ». Elle dépeint avec force l’insupportable « engourdissement psychique » induit par les capitalistes de surveillance. Oubliez le cliché selon lequel si c’est gratuit, « vous êtes le produit », exhorte-t-elle. « Vous n’êtes pas le produit, vous êtes la carcasse abandonnée. Le produit provient du surplus qui est arraché à votre vie ». Le pire, cependant, est encore à venir, affirme-t-elle, alors que les géants de la technologie passent de la prédiction du comportement à l’ingénierie. « Il ne suffit plus d’automatiser les flux d’informations nous concernant », prévient-elle ; « le but est maintenant de nous automatiser ».

Cette nouvelle infrastructure mondiale destinée à la manufacture des comportements produit une « puissance instrumentale », car la « puissance panoptique » du premier livre de Zuboff transcende les murs de l’usine et pénètre l’ensemble de la société. Contrairement au pouvoir totalitaire, il évite la violence physique ; inspiré par les idées comportementalistes brutales de B.F. Skinner, il nous conduit plutôt vers les résultats souhaités (pensez aux compagnies d’assurance qui font payer des primes plus élevées aux clients les plus risqués). « Le calcul prend le pas sur la vie politique de la communauté comme base de la gouvernance », conclut Zuboff. Au lieu de fonder un journal fasciste, un Benito Mussolini contemporain serait probablement en train de courir après le capital-risque, de créer des applications et de se lancer dans la maîtrise de l’art martial du piratage de la croissance.

Zuboff choisit de se battre, rejetant la responsabilité de cette « tyrannie » émergente sur les intellectuels de la Silicon Valley, une étrange bande d’idiots utiles et d’entrepreneurs véreux hauts perchés sur des institutions quasi-académiques comme le Media Lab du MIT. Nommer ce système de destruction des âmes pour ce qu’il est, affirme-t-elle, est la condition préalable à une contre-stratégie efficace, car « sa normalisation nous laisse chanter dans nos chaînes ». Ce n’est pas une mince affaire, car le pouvoir idéologique exercé par le Big Tech – avec ses groupes de réflexion, ses lobbyistes, ses conférences technologiques – est immense.

Les débats politiques actuels, cependant, ne parviennent pas à saisir la dimension systémique du problème, selon elle. Qu’importe que notre comportement soit modifié par deux « capitalistes de la surveillance » ou une dizaine. Insister sur « le cryptage avancé, l’amélioration de l’anonymat des données ou la propriété des données » est une erreur, affirme Zuboff, car « de telles stratégies ne font qu’avaliser le caractère inévitable de la surveillance commerciale ».

Zuboff propose néanmoins un certain nombre d’issues politiques, reproduisant la demande de son précédent livre pour un « droit de sanctuaire » (right to sanctuary), insistant également sur un droit au « futur ». Le droit de l’Europe à être oubliée – qui permet aux utilisateurs de demander que des informations périmées ou erronées disparaissent des résultats de recherche – s’inscrit dans cette perspective. Zuboff espère également qu’un nouveau mouvement social fera pression pour des institutions démocratiques plus fortes et veillera à ce que l’expérience humaine ne soit pas réduite à une « marchandise fictive » – comme les précédents « doubles mouvements », décrits par Karl Polanyi dans La grande transformation, qui ont remis en question la marchandisation du travail, de la terre et de l’argent. Les capitalistes éclairés, comme Apple, feraient le reste.

Les présupposés de base de l’argumentation de Zuboff peuvent maintenant être énoncés plus explicitement : le « capitalisme managérial », cimenté par un pacte social entre les capitalistes et la société a eu son utilité, mais au début des années 2000, il était temps d’essayer quelque chose de nouveau. Le « capitalisme réparti » – imaginé comme un « capitalisme d’information » dans son dernier livre – en était l’héritier naturel. Apple aurait pu être le fer de lance d’un nouveau pacte social, mais elle a échoué dans cette mission. Google, à son tour, a bénéficié des inquiétudes liées aux données de l’après-11 septembre, tandis que des décennies de victoires du néolibéralisme lui ont permis d’éviter la réglementation.

“Zuboff semble identifier l’extraction de données et la modification des comportements non pas comme des conséquences de la concurrence capitaliste, mais comme les causes sous-jacentes qui propulsent l’émergence du nouvel ordre économique (…) Elle augure une révolution copernicienne, Mais qui repose sur des fondements assez délicats.”

Alors que le capitalisme de surveillance sur le capitalisme d’information, un double mouvement devrait émerger pour créer les conditions institutionnelles qui permettraient à l’apple-isme de combler les espaces politiques et économiques laissés vacants par le fordisme.

Quête d’efficacité contre quête de maximisation du taux de profit comme moteurs du capitalisme

Avant d’évaluer la validité et l’importance de ces arguments, il est important de se rappeler ce qu’ils doivent au cadre conceptuel d’Alfred Chandler [historien américain, qui s’est attaché à l’étude de l’organisation au sein de l’entreprise, et aux moyens de maximiser son efficacité NDLR]. Le récit de Zuboff est cohérent parce qu’il est capable de poser l’existence de trois régimes différents, chacun avec son propre ensemble d’impératifs et d’économies distincts. Ces régimes décrivent les opérations des grands acteurs économiques : General Motors et Ford dans le cas du « capitalisme managérial » ; Google et Facebook dans le cas du « capitalisme de surveillance » ; Apple et l’Amazon d’avant Alexa dans le cas du « capitalisme d’information ».

En elles-mêmes, cependant, ces descriptions ont peu d’importance, car nous pouvons trouver de nombreuses autres façons de lire la réalité économique et politique. Le cadre de Chandler, fondé sur des explications fonctionnalistes, n’admet pas facilement l’existence de récits alternatifs. Son pouvoir explicatif aigu découle en partie de la posture de fonctionnalisme omniscient qu’il s’est lui-même imposée. Les chandleriens ne se donnent pas souvent la peine de chercher des explications alternatives, ne serait-ce que pour les rejeter comme étant inexactes. Par conséquent, les questions importantes qui déterminent normalement le choix des schémas explicatifs – le cadre analytique choisi explique-t-il mieux la réalité que les autres solutions ? a-t-il un grand pouvoir prédictif ? sont rarement posées.

Ainsi, les lecteurs de The Age of Surveillance Capitalism chercheront, en vain, le point de vue de Zuboff sur le « capitalisme de plateforme », le « capitalisme cognitif » ou le « biocapitalisme » – quelques-unes des méthodes alternatives bien établies pour encadrer le même ensemble de problèmes historiques et politiques. Que ces cadres rivaux n’expliquent pas le « capitalisme de surveillance » tel que Zuboff le définit est évident ; qu’ils ne décrivent pas certains des mêmes phénomènes qu’elle regroupe sous cette étiquette l’est beaucoup moins. Et pourtant, la discussion de Zuboff sur les explications alternatives n’arrive jamais. Sept cents pages n’ont pas dû suffire…

Le même problème se posait dans ses livres précédents. The Support Economy ne fait pas mention des débats de longue date sur le post-fordisme (un terme qui n’apparaît jamais dans le livre lui-même). In the Age of the Smart Machine, de même, ignore les critiques de l’automatisation ainsi que les nombreuses suggestions pour utiliser les technologies de l’information de manière plus humaine et non-automatique – des suggestions qui avaient déjà été faites par la discipline désormais oubliée de la cybernétique de gestion. Zuboff travaille dans un style très différent : elle expose ce qu’elle croit être un phénomène unique, en le décrivant en profondeur, mais sans construire de ponts (ne serait-ce que pour les brûler) vers des conceptions alternatives de ce même phénomène.

Le monde a-t-il besoin d’un nouveau Chandler pour comprendre la transformation du capitalisme à l’ère numérique ? Si oui, Zuboff est un candidat de premier plan. Mais les grands courants de changement historique indiquent clairement que nous avons plutôt moins besoin de Chandler. Le cadre chandlerien, malgré toutes ses intuitions analytiques, est structurellement aveugle aux relations de pouvoir – le résultat de son manque de curiosité inné envers les explications non fonctionnalistes. Ceci, à son tour, limite les possibilités pour les chandleriens de déceler les impératifs souvent tacites mais fatalement imposés par le système capitaliste. Par conséquent, toutes ces théories – « capitalisme managérial », « capitalisme d’information », « capitalisme de surveillance » – ont beaucoup à dire sur chacun des adjectifs qui les qualifient, mais sont muettes sur les questions relatives au capitalisme lui-même, le réduisant généralement à quelque chose de relativement banal, comme le fait qu’il existe des marchés, des marchandises et, occasionnellement, des pactes sociaux entre les capitalistes et le reste de la société.

La réception de l’œuvre de Chandler est éloquente. Pour ses détracteurs, le récit de Chandler sur le « capitalisme managérial » n’était qu’un conte de fées savamment élaboré, qui permettait aux élites américaines de légitimer leur pouvoir par des mythes rivalisant avec ceux qui jaillissent aujourd’hui de la Silicon Valley. Chandler a loué les cadres américains, les champions présumés de l’efficacité, pour avoir servi non pas les intérêts du capital, mais ceux de la société. Zuboff a avalisé d’importants aspects du récit de Chandler, n’ergotant que sur la durabilité du capitalisme managérial face au changement technologique, ses conséquences sur le monde intérieur des consommateurs et sa culture organisationnelle hautement sexiste, narcissique et hiérarchique.

Les critiques de Chandler, en revanche, l’ont accusé du crime méthodologique consistant à inverser la causalité de l’explication historique. Ce qui a motivé l’expansion de l’industrie américaine, c’est la recherche du profit et du pouvoir, et non la recherche de l’efficacité ; cette dernière, là où elle s’est produite, découlait seulement de la première. Centrées sur la rentabilité à long terme, les entreprises ont essayé de gagner des parts de marché par des pratiques anticoncurrentielles, telles que les rabais, les ristournes et les contrats d’exclusivité. Les prix bas ont été obtenus non seulement ou même principalement grâce à l’efficacité, mais aussi en externalisant les coûts de production sur la société (par exemple la pollution), en supprimant les droits des travailleurs et en faisant obstacle aux modes alternatifs non commerciaux d’organisation sociale.

Pour les critiques, la principale question n’est pas de savoir si les mains de la coordination sociale sont visibles (à la Chandler) ou invisibles (à la Adam Smith), mais plutôt si elles sont sales. Et, pour la plupart, elles l’étaient – surtout lorsqu’il s’agissait d’obtenir un approvisionnement continu en matières premières de l’étranger. Dans ce contexte, les odes de Chandler au capitalisme managérial n’étaient que l’envers des théories du sous-développement avancées par les économistes critiques en Amérique latine : le bon fonctionnement du capitalisme managérial américain s’est fait au prix d’un dysfonctionnement et d’un retard de développement de nombreuses économies étrangères. Ces économies sont devenues de simples appendices du système de production américain, incapables de développer leur propre industrie.

Le désaccord le plus important portait sur la question de savoir qui construisait le capitalisme managérial. Pour Chandler, c’était l’attrait du développement technologique exogène et les impératifs de la société de masse. Pour ses critiques – qui préféraient des termes comme « libéralisme d’entreprise » – ce sont les capitalistes qui, trouvant des alliés dans l’appareil d’État, ont piégé les technologies ouvertes dans des programmes d’entreprise étroits. Les managers étaient la conséquence, et non la cause, de ces développements.

Zuboff, tout comme Chandler, n’avait pas à s’engager pleinement dans de telles critiques, elle pouvait se permettre d’être nostalgique des « réciprocités constructives producteurs-consommateurs » du capitalisme managérial dans ses travaux antérieurs. Elle n’était pas étrangère à la thèse du « libéralisme d’entreprise », citant même Martin Sklar, l’un de ses principaux partisans, dans The Support Economy. Et pourtant, elle n’a pas fait usage de ces critiques. Au lieu de cela, elle a continué à voir le capitalisme de gestion comme un compromis gagnant-gagnant entre les consommateurs, les travailleurs et les producteurs ; un compromis cimenté par des institutions démocratiques mais, malheureusement, toujours dépourvu de possibilités d’épanouissement individuel.

Une comptabilité complète des méthodes et des coûts du capitalisme managérial doit cependant regarder au-delà de l’axe consommateur-producteur-travailleur. Qu’est-ce que cela signifie pour les relations interculturelles, la structure familiale, l’environnement et le reste du monde ? Qu’en est-il de l’autodétermination des individus en dehors du marché ? Le régime qui lui succédera, qu’il soit fondé sur la défense des droits ou la surveillance, ne devrait-il pas être évalué sur cette échelle de coûts potentiels beaucoup plus grande ? Ces considérations supplémentaires n’entrent cependant jamais vraiment en ligne de compte, car la teneur fonctionnaliste globale de l’argument dicte déjà les critères mêmes sur lesquels l’attrait du nouveau régime doit être évalué.

Extraction des données, modification des comportements : la cause et la conséquence

Après ce prélude assez long – cet article aspire à rivaliser avec le livre en termes de prolixité ! – il est temps d’examiner dans quelle mesure le récit de Zuboff sur le capitalisme de surveillance tient la route en tant que théorie. L’un des avantages non avoués d’opérer dans le cadre de Chandler est que, si Zuboff réussit la tâche qu’elle s’est tacitement fixée, son livre produira un modèle analytique solide qui éclairera toutes les interprétations ultérieures de l’économie numérique. C’est, après tout, ce qui est arrivé à Chandler : son cadre est devenu le modèle dominant, bien que parfois contesté, pour penser l’ère de la production de masse.

Zuboff, cependant, ne déclare pas explicitement qu’elle propose un modèle analytique d’une ambition intellectuelle aussi vaste ; elle fait à peine mention de Chandler. En fait, elle laisse toujours la porte ouverte à une interprétation différente et se contente d’illustrer la bataille destructrice pour les données numériques dans le monde qui se déroule actuellement entre des entreprises telles que Google et Facebook, avec comme dommage collatéral l’autonomie des consommateurs individuels. Une explication détaillée des mouvements et des considérations tactiques qui façonnent cette bataille l’amène à introduire un phénomène appelé « capitalisme de surveillance », mais les ambitions théoriques de ce concept, selon l’interprétation actuelle, sont très modestes.

“Les récentes révélations sur les pratiques de partage de données par Facebook confirment que les impératifs du « capitalisme de surveillance », s’ils existent, ne sont que secondaires par rapport à ceux du capitalisme lui-même. L’entreprise, préoccupée par sa croissance, a traité les données comme un actif stratégique.”

Les récentes révélations sur les pratiques de partage de données par Facebook confirment que les impératifs du « capitalisme de surveillance », s’ils existent, ne sont que secondaires par rapport à ceux du capitalisme lui-même. L’entreprise, préoccupée par sa croissance, a traité les données comme un actif stratégique.

Par souci de clarté, appelons cette interprétation thèse I. N’offrant rien de plus qu’une description, la thèse I implique très peu sur la durabilité, l’importance globale et l’impact du capitalisme de surveillance sur le capitalisme lui-même. Il y a certainement de nombreux effets sociaux négatifs, mais la thèse I ne les considère pas comme pires que ceux des modèles alternatifs.

Zuboff fournit suffisamment d’avertissements pour suggérer que l’illustration de la thèse I – un ensemble d’observations, et non une hypothèse – résume ses intentions. Alors que le capitalisme de surveillance semble révolutionnaire – pourquoi sinon le qualifier de « nouvel ordre économique », qui affecterait même les bouteilles de vodka et les thermomètres rectaux ? – Zuboff concède que les lois habituelles du capitalisme en matière de mouvement demeurent et sont simplement complétées par les nouveaux impératifs autour des données. Lu comme un exposé méticuleux de la thèse I, le livre est un mystère : pourquoi se donner tant de mal pour révéler les dommages occasionnels de Google et de Facebook – rien d’inédit en 2019 – sinon pour en tirer de plus larges et plus audacieuses conclusions ?

L’argument du livre de Zuboff selon lequel nous pourrions encenser la thèse II est donc peut-être plus pertinent. Tout d’abord, c’est une hypothèse correcte : elle postule que le capitalisme de surveillance non seulement produit des effets qui sont sans équivoque pires que ceux des régimes numériques alternatifs, mais qu’il devient aussi la forme hégémonique du capitalisme. Les anciennes lois du capitalisme s’appliquent, mais seulement formellement, la classe, le capital et les moyens de production ne conservant que peu d’emprise analytique. Pour s’adapter à l’environnement en mutation rapide, les capitalistes d’aujourd’hui doivent suivre les impératifs de la nouvelle logique fondée sur la surveillance ; ils doivent se préoccuper des moyens de modification du comportement, et non des moyens de production.

La thèse II a des implications révolutionnaires. Elle identifie l’extraction de données et la modification des comportements non pas comme des conséquences occasionnelles de la concurrence capitaliste, mais comme les causes sous-jacentes qui propulsent l’émergence du nouvel ordre économique, tandis que ses impératifs, à leur tour, en viennent à prendre le pas sur ceux du capitalisme lui-même. La thèse II augure une révolution copernicienne dans la façon dont nous comprenons l’économie numérique. Mais cette révolution repose sur des bases assez délicates, car Zuboff doit prouver, et pas seulement affirmer, son renversement de causalité sous-jacent. Si elle échoue, on en revient à la thèse I : les données sont appropriées – de manière extensive, rationnelle, infâme – et les efforts pour les monétiser ont parfois des effets sociaux délétères – un argument qui est certainement correct, mais quelconque.

La preuve critique et déterminante de la thèse II n’arrive jamais, ce qui n’est pas une grande surprise pour quiconque connaît la théorie commerciale de Chandler. Au contraire, la simplicité de la thèse I et l’ambition de la thèse II se confondent pour donner la tautologie de la thèse III, tout aussi bien connue des aficionados de Chandler : les capitalistes de surveillance s’engagent dans le capitalisme de surveillance parce que c’est ce que les impératifs du capitalisme de surveillance exigent. Zuboff fait régulièrement appel à cette thèse auxiliaire, qui facilite le postulat qu’elle doit prouver par ailleurs.

La thèse III, cependant, n’est pas une hypothèse à prouver mais un axiome impossible à falsifier : tout cas qui ne correspond pas à la théorie peut toujours être écarté comme se situant en dehors du capitalisme de surveillance tel que la théorie le définit, et donc, non soumis à ses impératifs. Ce qui peut être falsifié, c’est la thèse II, car elle pose des mécanismes de causalité réels.

Avant que vous, cher lecteur, ne soyez mal à l’aise en soupçonnant, non à tort, qu’un exercice ennuyeux et cruel de philosophie analytique est sur le point de se dérouler, soyons clairs sur sa raison d’être : sans une réaffirmation claire de la thèse de Zuboff dans un langage lucide et vérifiable, nous risquons toujours de nous noyer dans les marécages tautologiques de la thèse III. À cette condition, nous pouvons procéder avec notre propre Tractatus Logico-Philosophicus miniature.

La thèse II est un ensemble de plusieurs propositions :

  1. La civilisation de l’information pourrait choisir entre le capitalisme de surveillance et le capitalisme d’information ;
  2. Les deux tirent parti de l’extraction de données : l’un pour obtenir un surplus comportemental, l’autre pour améliorer les services ;
  3. Certaines caractéristiques de la civilisation de l’information ont rendu le capitalisme de surveillance hégémonique ;
  4. À mesure qu’il devient hégémonique, ses impératifs le deviennent aussi ;
  5. Dans ses effets sociaux, le capitalisme de surveillance est davantage néfaste que ses alternatives.

Les preuves fournies pour étayer chacune des affirmations de la thèse II ci-dessus sont souvent incomplètes et n’excluent pas d’autres explications. Dans de tels cas, la thèse III comble les lacunes. Abordons chacune de ces propositions selon ses propres termes.

La proposition ii est cruciale, car elle pose les relations de cause à effet entre l’extraction de données et les impératifs des deux ordres économiques : dans la civilisation de l’information, les données sont collectées soit parce qu’elles constituent un surplus comportemental (ce qui nous donne le capitalisme de surveillance), soit parce qu’elles améliorent les services (ce qui nous donne le capitalisme d’information). Cette proposition pourrait s’appliquer à des cas idéaux comme Google et Apple. Mais qu’en est-il des cas limites ? Dans quelle mesure l’accent mis sur la vie après la mort des données des utilisateurs explique-t-il la dynamique du « capitalisme de l’information » lui-même ?

Extraction secrète des données pour « améliorer les produits » : capitalisme de surveillance ou d’information ?

Prenons l’exemple d’Amazon. Les lecteurs électroniques Kindle collectent constamment des données – livres lus, pages tournées, paragraphes soulignés – qui aident Amazon à décider quels livres publier par ses propres moyens. Cela s’inscrit dans le cadre de la défense du capitalisme : les consommateurs finissent par obtenir des livres plus pertinents. Amazon, cependant, fabrique également des modèles Kindle moins chers qui contiennent de la publicité. Si la publicité est personnalisée, nous devons être dans un capitalisme de surveillance à part entière. Si elle est générique, nous devons être dans le no man’s land du capitalisme numérique, coincés entre la défense des intérêts et la surveillance. Si le capitalisme de surveillance est, en effet, diagnostiqué, alors un double mouvement d’un genre ou d’un autre devrait se produire et garantir que nous payons tous le prix fort pour ces lecteurs électroniques ; sinon, notre autonomie est menacée.

Remarquez que cette prescription normative, ainsi que l’explication de la raison d’être de la publicité personnalisée, sont fournies par les pouvoirs miraculeusement persuasifs de la thèse III. Mais n’avons-nous pas simplement postulé que les données améliorent les services ou modifient les comportements au lieu de montrer que ces résultats se produisent ? Et si ces publicités Kindle, personnalisées ou non, n’existaient que pour permettre à Amazon d’attirer les consommateurs sensibles aux prix ? Après tout, le fait que les tech leviathans collectent des données et diffusent des publicités recouvre différentes motivations. Et si Amazon voulait simplement inonder le marché avec des appareils moins chers, assurant ainsi sa position sur le marché ? Pourquoi est-il plus important « d’accaparer » l’offre de données que le marché lui-même ?

Pensez également à l’expansion d’Amazon dans nos foyers. Amazon pourrait en effet récolter nos conversations sur des appareils compatibles avec Alexa pour éventuellement modifier notre comportement ; il pourrait même modifier notre comportement pour extraire plus de données. Mais il est également possible qu’Amazon souhaite simplement améliorer sa capacité de reconnaissance vocale, qu’elle monétise ensuite par le biais d’Amazon Web Services, la principale source de ses bénéfices. Amazon, comme la plupart des grandes entreprises technologiques, dissimule ses activités d’extraction de données. Mais l’invisibilité de ses opérations prouve, tout au plus, qu’elles sont malhonnêtes. La définition de Zuboff du capitalisme de surveillance dépend de la question à savoir si le surplus de comportement est utilisé pour modifier le comportement, et non si l’extraction de données est visible. Les processus d’extraction de données inhérents à l’alternative positive de Zuboff (lorsque les données entrent dans le cycle de réinvestissement comportemental) sont, après tout, aussi opaques que ces mêmes processus sous le capitalisme de surveillance (lorsque les données produisent un surplus comportemental).

Alors, qu’est-ce qui motive Amazon : la rentabilité et la survie, ou l’extraction de données et la modification des comportements ? Si l’on s’en réfère à la révolution copernicienne que suggère Zuboff, ce dernier point a pris le pas sur l’entreprise numérique capitaliste. « Amazon est à la recherche d’un surplus comportemental », écrit-elle. « Cela explique pourquoi la société a rejoint Apple et Google, dans le concours pour le tableau de bord de votre voiture, en forgeant des alliances avec Ford et BMW. » Voici la même hypothèse, telle qu’elle aurait probablement été formulée avant la révolution copernicienne de Zuboff : « Amazon a rejoint Apple et Google dans le concours pour le tableau de bord de votre voiture, forgeant des alliances avec Ford et BMW. En conséquence, elle est à la recherche d’un surplus comportemental ».

La raison pour laquelle Amazon a rejoint Apple et Google dans cette mission mérite une investigation, et non une simple présomption. Pour le faire correctement, sans doute faudrait-il cesser de nous concentrer sur le rapport de ces entreprises aux consommateurs, pour examiner comment elles interagissent avec les autres entreprises et les gouvernements. Comme ces interactions n’incluent pas les consommateurs, Zuboff en fait peu de cas – bien qu’elles permettent souvent de réaliser des profits bien plus élevés que les agences de publicité des géants de la technologie.

Quoi qu’il en soit, Zuboff n’a pas besoin de chercher à savoir pourquoi Amazon se joindrait à Apple (Apple ?!) et à Google dans cette mission, puisque la thèse III fournit commodément toutes les réponses. Ainsi, la chasse au surplus comportemental devient la cause, et non l’effet, des pratiques des entreprises technologiques. Et bien que Zuboff concède que les impératifs plus généraux de la concurrence sur le marché façonnent leur lutte, ces entreprises ne font leur travail qu’après que l’objectif de la lutte – la récolte de données – ait été fixé, de l’extérieur, par la thèse III. Le capitalisme de surveillance est, sans surprise, davantage rattaché à la « surveillance » qu’au « capitalisme ».

Le critère selon lequel la proposition ii classifie les entreprises – en extrayant des données pour modifier les comportements ou améliorer les services – génère également des résultats étranges. Prenons l’exemple d’Uber, qui est à peine mentionné dans le livre – peut-être pour de bonnes raisons. Uber, qui ne dépend pas des revenus publicitaires, est confronté à des incitations qui diffèrent de celles de Google ou de Facebook. Pratique-t-il un capitalisme d’information ? Ses dirigeants le diraient : les tactiques agressives d’Uber garantissent que les passagers bénéficient de services meilleurs et moins chers. Cela correspond à la définition qu’en donne Zuboff : « Lorsqu’une entreprise recueille des données comportementales avec l’autorisation des consommateurs et uniquement dans le but d’améliorer un produit ou un service, elle s’engage dans un capitalisme mais pas dans le capitalisme de surveillance ».

Uber, cependant, effectue de nombreuses choses odieuses avec les données. Prenez par exemple le scandale Greyball découvert par le New York Times en 2017. Greyball était le système d’espionnage interne d’Uber qui rendait ses véhicules invisibles aux utilisateurs à proximité des bâtiments gouvernementaux tout en signalant leurs données, comme les détails des cartes de crédit, qui laissaient supposer qu’ils travaillaient dans les forces de l’ordre. Ici, l’objectif de l’extraction de données, même si elle est malveillante et invisible, n’était ni la modification du comportement des utilisateurs ni l’amélioration du service. Il s’agissait plutôt de créer une sous-classe permanente de non-utilisateurs afin d’échapper à la réglementation et de maintenir les coûts à un faible niveau.

Il existe une théorie plus simple et plus générale pour expliquer l’extraction de données et la modification du comportement que Zuboff ignore, piégée comme elle l’est dans le cadre de Chandler, avec son besoin brûlant de trouver un successeur au capitalisme managérial. Cette théorie plus simple va comme suit : les entreprises technologiques, comme toutes les entreprises, sont motivées par la nécessité d’assurer une rentabilité de long terme. Elles y parviennent en écrasant leurs concurrents par une croissance plus rapide, en externalisant les coûts de leurs opérations et en tirant parti de leur pouvoir politique. L’extraction de données et la modification des comportements qu’elle permet – ce qui est clairement plus important pour les entreprises dans des secteurs tels que la publicité en ligne – s’inscrivent dans ce contexte, là où elles le font.

“Revenons à Uber. Est-ce que l’entreprise extrait des données, et devrions-nous nous en inquiéter ? Certainement. Mais devrions-nous accepter la révolution copernicienne de Zuboff, et penser l’économie numérique à travers le prisme de l’extraction de données comme point nodal ?”

En d’autres termes, ils ne sont qu’un effet local d’une cause globale. C’est cette cause – la nécessité d’assurer une rentabilité à long terme face à la concurrence – qui détermine leur stratégie en matière de données. Cette explication parcimonieuse traite les cas de Google et d’Uber, sans qu’il soit nécessaire de poser de nouveaux « régimes » hybrides tels que, par exemple, le « capitalisme d’information ». En réalité, le régime à l’œuvre n’est que celui du capitalisme au sens strict – et l’utiliser comme catégorie analytique aide à compenser les nombreuses lacunes des concepts de capitalisme managérial et du capitalisme de surveillance.

Les récentes révélations sur les pratiques controversées de partage de données par Facebook confirment que les impératifs du « capitalisme de surveillance », s’ils existent, ne sont que secondaires par rapport à ceux du capitalisme lui-même. L’entreprise, préoccupée par sa croissance, a traité les données comme un actif stratégique : lorsque les impératifs d’expansion impliquaient qu’elles devaient être partagées avec d’autres entreprises technologiques, elle l’a fait sans hésiter, donnant accès à Microsoft, Amazon, Yahoo et même Apple (bien qu’Apple ait nié leur implication). Sous le capitalisme, la question de savoir qui s’approprie le surplus comportemental est secondaire ; ce qui compte, c’est de savoir qui s’approprie le surplus réel et peut continuer à le faire sur le long terme.

Généralisation du capitalisme de surveillance : conjoncture malheureuse ou effet de structure ?

La proposition iii, selon laquelle la conjoncture actuelle favorise le capitalisme de surveillance plutôt que le capitalisme d’information, semble plausible. Comme je l’ai noté ci-dessus, Zuboff évoque des « affinités électives » entre les impératifs du capitalisme de surveillance et ceux qui ont façonné les opérations militaires de l’après-11 septembre et les initiatives de déréglementation néolibérales. Cela n’explique toutefois que la prospérité du capitalisme de surveillance, et non pas sa prospérité aux dépens du capitalisme d’information. Pour ce faire, il aurait fallu montrer que les affinités électives favorables au capitalisme de surveillance n’étaient pas simultanément favorables au capitalisme d’information.

Est-ce le cas ? Apple, que l’on peinerait à dépeindre en victime du capitalisme, canalise l’argent via Braeburn Capital, un fonds spéculatif géant. Amazon, avec ses 600 000 employés, est l’un des principaux bénéficiaires de la faiblesse du droit du travail. Amazon liste la CIA comme un client majeur. Siri [l’application informatique de commande vocale créée par Apple NDLR] provient du Stanford Research Institute, bénéficiaire de fonds du Pentagone. À y regarder de plus près, ces affinités électives sont légions. Mais c’est ici que la thèse III surgit comme par magie, modifiant la proposition initiale : le capitalisme de surveillance s’est avéré hégémonique… dans les environnements où il s’est avéré hégémonique.

Cette hégémonie est simplement postulée par Zuboff, et non mise en évidence. La dynamique de la concurrence ne pousserait-elle pas Google et Facebook à suivre la voie d’Amazon et de Microsoft, en vendant des services tels que le cloud computing et l’intelligence artificielle ? C’est ce que l’on est en droit de supposer si l’on pose que les capitalistes courent après la rentabilité (et non l’efficacité ou le surplus comportemental), et si l’on garde à l’esprit que de tels projets informatiques promettent des marges bénéficiaires lucratives, alors que la publicité entraîne des coûts de plus en plus élevés. Ces services ne pourraient-ils pas supplanter la publicité et la modification des comportements comme modèle principal de l’économie numérique ? C’est évident, mais ce n’est pas un problème que Zuboff considère.

Certaines lacunes de la proposition iv – qui laisse entendre que les impératifs du capitalisme de surveillance l’emportent sur ceux du capitalisme lui-même – ont déjà été discutées. Rappelons que la thèse II explique la stratégie des capitalistes de surveillance par leur impératif premier d’accaparer les réserves de surplus comportemental. Depuis 2001, Alphabet, la société-mère de Google, a acquis plus de 220 entreprises ; Facebook en a acquis plus de soixante-dix. La chasse aux données a-t-elle été le moteur de ces acquisitions ? Ou certaines d’entre elles – l’acquisition d’Instagram par Facebook par exemple – étaient-elles motivées par la recherche d’un pouvoir de marché ? Il est impossible de répondre à cette question en se contentant de regarder ce qui est arrivé aux données des deux entreprises qui ont fusionné. La troisième thèse, en revanche, le peut.

Revenons à Uber. Est-ce que l’entreprise extrait des données, et devrions-nous nous en inquiéter ? Certainement. Mais devrions-nous accepter la révolution copernicienne de Zuboff, et penser l’économie numérique à travers le prisme de l’extraction de données comme point nodal ?

Dans le cas d’Uber, le récit « pré-copernicien » est d’une puissance explicative bien plus importante. En 2017, Uber a perdu 4,5 milliards de dollars ; sa perte prévue pour 2018 est d’une ampleur similaire. La société se maintient à flot sur un océan de dettes, en attendant une introduction en bourse qui pourrait injecter de nouveaux fonds d’investisseurs extérieurs, en brûlant les liquidités de l’Arabie saoudite et de la SoftBank du Japon – cette dernière ayant elle-même une dette de plus de 150 milliards de dollars. Pourquoi une entreprise si lourdement endettée investirait-elle dans une société déficitaire ? Pourquoi le financement de la dette de la SoftBank a-t-il été si bon marché ? Et pourquoi l’Arabie saoudite verse-t-elle des liquidités dans des entreprises technologiques ? Les réponses à ces questions n’éclaireront pas ce que fait Uber avec les données, mais elles révéleront le premier impératif de l’entreprise : écraser la concurrence. Il ne fait aucun doute que cette directive primordiale implique parfois l’extraction de données. Mais l’inverse n’est pas vrai.

Nous devrions, bien sûr, tendre vers une utilisation équilibrée des explications micro et macro. Mais la tentative de Zuboff en la matière est toujours tributaire de la cohérence logique interne à la thèse III. « La technologie est l’expression d’autres intérêts », écrit-elle. « À l’époque moderne, cela signifie les intérêts du capital, et à notre époque, c’est le capital de surveillance qui commande le milieu numérique et oriente notre trajectoire vers l’avenir ». Cette conclusion selon laquelle le capital de surveillance, et non le simple vieux capital, dicte le développement de la technologie aujourd’hui, est simplement postulée. Les catégories antérieures perdent leur importance analytique par décret. Le récit de Zuboff se fonde sur la présomption qu’elles n’ont pas d’importance. C’est également ce qu’elle faisait dans son premier livre ; à l’époque cependant, Zuboff n’avait pas poussé le courage jusqu’à reconnaître que ses propres choix analytiques avaient invalidé les cadres précédents.

Une telle vision étroite est monnaie courante dans la plupart des théories commerciales de Chandler ; ses praticiens, d’ailleurs, n’en font pas mystère. Chandler lui-même a été très explicite sur son objectif dans les premières pages de son ouvrage The Visible Hand : « Je ne traite des grandes évolutions politiques, démographiques et sociales que dans la mesure où elles ont une incidence directe sur la façon dont l’entreprise a mené à bien les processus de production et de distribution ». Nous pouvons tolérer, au prix d’efforts considérables, un tel prisme dans le récit de l’histoire des entreprises ; cependant, lorsqu’il devient le fondement d’une théorie, comme l’ont été les textes de Chandler pour les théories ultérieures de l’entreprise et comme pourraient le devenir ceux de Zuboff pour les théories de l’entreprise numérique, nous risquons de substituer le solipsisme des entreprises à la perspicacité théorique.

Il nous reste à analyser la proposition v : l’idée selon laquelle les méfaits du capitalisme de surveillance sont supérieurs à ceux des logiques alternatives. Il n’est pas interdit de se demander pourquoi consacrer tant de pages à ce que Zuboff appelle le « pouvoir instrumental » si ce n’est qu’un des nombreux pouvoirs du capitalisme numérique et peut-être même pas le pire ? Hélas, Zuboff couvre ses paris, en concédant que les « pratiques monopolistiques et anticoncurrentielles dans le cas d’Amazon » et « les stratégies de prix, les stratégies fiscales et les politiques d’emploi [dans le cas d’] Apple » sont également problématiques.

En l’absence d’un cadre permettant de comparer les méfaits du capitalisme de surveillance avec ceux de ses alternatives, il n’y a qu’une solution : demander au lecteur de supposer, à la suite de la proposition III, qu’il est hégémonique, de sorte que ses problèmes méritent plus d’attention. Si ce n’est pas le cas, pourquoi s’inquiéter davantage des consommateurs dans les maisons intelligentes gérées par Alexa que des travailleurs dans les entrepôts intelligents néo-tayloriques d’Amazon ?

Dépourvue d’une analyse solide sur le fonctionnement du pouvoir anonyme sous le capitalisme, Zuboff finit par opposer le « pouvoir instrumental » du capitalisme de surveillance au « pouvoir totalitaire » des dictatures. Là où « le totalitarisme opère par la violence », « le pouvoir instrumental opère par la modification des comportements » et « n’a aucun intérêt pour nos âmes ni aucun principe à instruire ».

Peut-être, mais qu’en est-il de la « morne contrainte des relations économiques » évoquée par Marx ? Ne représentait-elle aucun pouvoir ? Voici ce que Friedrich Hayek – l’anti-Marx par excellence – écrivait dans les années 1970 : « La concurrence produit… une sorte de contrainte impersonnelle qui oblige de nombreux individus à adapter leur mode de vie d’une manière qu’aucun ordre ou instruction délibérée ne peut provoquer ». Hayek ne fait-il pas référence ici à la modification des comportements, entreprise par les forces impersonnelles du capitalisme sans injonctions totalitaires ?

Traduit par Eugène Favier-Baron et Vincent Ortiz.

La « classe de loisir » de Veblen pour comprendre les crises écologiques modernes

Thorstein Veblen (1857–1929) était un économiste et sociologue américain. Dans son œuvre majeure, Théorie de la classe de loisir (1899), il analyse le capitalisme non pas par le prisme de la production, comme a pu le faire Marx, mais par celui de la consommation. Si son œuvre reste encore très peu lue aujourd’hui, les textes de Veblen permettent d’appréhender les dérives de notre système financier, notamment la destruction systématique de notre environnement.  


Thorstein Veblen est issu d’une famille d’origine norvégienne qui a migré aux États-Unis une dizaine d’années avant sa naissance. Il naît en 1857 dans le Wisconsin, juste avant la guerre de sécession. Il ne pourra s’échapper de ce grand foyer de 12 enfants que pour suivre ses études, qui le mèneront au doctorat. Veblen enseigne aux écoles de Chicago, Stanford et New-York, même si ses idées anticonformistes feront de lui un professeur marginal. Dans son premier ouvrage Théorie de la classe de loisir, Veblen propose une critique de ce qu’il appelle « l’économie néoclassique » car il pense, contrairement à cette pensée, que le marché n’est pas une entité isolée de la société et de ses citoyens. Son parcours universitaire l’amène à observer les sociétés bourgeoises du début du XXème siècle et à constater leur propension à se répandre dans des dépenses inutiles et ostentatoires. Il meurt en 1929 après avoir assisté au décollage de l’économie américaine et à la multiplication des spéculations inhérentes au capitalisme financier.

La classe dominante cherche à se démarquer des autres

Veblen analyse et détaille dès son premier livre les mœurs et habitudes de la classe dominante, qu’il nomme « classe de loisir ». Les membres de cette classe sont aisés et à l’abri des besoins matériels primaires. Ils sont pourtant mus par une constante recherche d’honneurs à travers des actes socialement valorisés afin de se distinguer des autres classes. Pour l’auteur, « ce concept de dignité, de valeur, d’honneur, appliqué aux personnes ou à la conduite est d’une grande conséquence pour l’évolution des classes et des distinctions de classes ». La classe de loisir cherche constamment à montrer qu’elle peut utiliser son temps pour réaliser un travail non-productif et non vital par le prisme des loisirs. Le terme loisir est ici à comprendre comme « l’ensemble des pratiques différenciées de mise en valeur des richesses accumulées qui s’incarnent dans des modèles culturels de dépenses » (Lafortune, 2004).

La classe de loisir va également chercher à exhiber sa capacité à dépenser son argent sans compter, par de la consommation ostentatoire. L’émergence de cette classe est selon Veblen à mettre en parallèle avec celle de la propriété individuelle, qui permet la distinction entre plusieurs groupes sociaux. Le théoricien évoque les mariages forcés et va même jusqu’à désigner les femmes comme le premier bien approprié par les hommes. Avec l’avènement de la société industrielle, la propriété privée devient un critère de distinction majeur qu’il convient d’accumuler indéfiniment. La recherche d’honneurs et de distinctions est la réelle motivation derrière cette épargne grotesque, et la classe de loisir cherche à tout prix à empêcher une quelconque entrave à cette rétention monétaire. Analyser le capitalisme moderne au prisme de la théorie de Veblen permet ainsi de pointer du doigt les nombreuses contradictions inhérentes à notre système économique.

Notre modèle polluant est promu par la classe de loisir

L’héritage de Veblen est premièrement utile pour comprendre et critiquer la responsabilité du capitalisme dans la destruction de notre environnement. Notre système pourrait sans grande difficulté subvenir aux besoins vitaux de la population, sous la mince réserve de faire précisément l’inverse des politiques menées depuis la révolution industrielle. Mais, comme le fait remarquer le théoricien, la classe de loisir ne cherche pas seulement à palier ses besoins primaires mais à se répandre dans des dépenses ostentatoires. Ces achats coûteux et bien souvent inutiles sont assimilés à un capital honorifique qui permet aux membres de cette classe de se démarquer des autres. Seulement, nous oublions trop souvent d’associer la production de ces marchandises et de ces services à la destruction de notre écosystème. La classe de loisir pousse à la production de biens honorifiques qui ne sont pas primordiaux pour sa survie. Difficile ici de ne pas prendre pour exemple le développement massif du tourisme. La classe dominante valorise ainsi fortement l’utilisation régulière de l’avion afin de voyager à l’autre bout du monde. Ces excursions servent de marqueurs sociaux et permettent aux classes les plus aisées de montrer qu’elles sont capables de dépenser, voire d’accumuler des voyages aux destinations socialement valorisées.

Il convient cependant de déconstruire le modèle touristique vendu par les classes dominantes. Ces voyages réguliers ont premièrement un fort impact sur notre environnement. Outre l’évidente consommation énergétique de l’aviation, le développement des infrastructures touristiques cause d’énormes problèmes environnementaux : pollution des sols et des océans, bétonisation massive… Le développement du tourisme profite par ailleurs très peu aux populations locales. Le secteur touristique est en effet contrôlé par un nombre restreint de multinationales. La conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement estime ainsi que 80% des recettes du tourisme générées dans les Caraïbes retournent vers les pays où sont localisés ces multinationales. Le chiffre monte à 85% pour « les pays les moins avancés » d’Afrique. Il faut en outre remarquer que, ce que beaucoup appellent la « démocratisation du tourisme », est un leurre. Les cadres supérieurs et autres professions libérales ont en effet une large capacité financière à voyager, tandis que les classes populaires sont souvent limitées dans leurs choix. Deux tiers des français, majoritairement issus des classes populaires, ont ainsi été contraints de renoncer à partir en vacances d’été pour des raisons financières durant les cinq dernières années. Le modèle touristique de la classe de loisir ne semble alors pas seulement être nocif pour l’environnement, mais apparaît également comme source de frustration pour la majorité de la population qui ne peut en profiter.

La classe de loisir, par l’imaginaire consumériste qu’elle véhicule, entraîne également un effet d’imitation en cascade avec les classes « inférieures ». « Toute classe, explique Veblen, est mue par l’envie de rivaliser avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale, alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin ». Ainsi, le modèle d’accumulation et de consommation de la classe dominante a un effet majeur sur la perception et les habitudes des classes moyennes et inférieures. La classe de loisir fixe et décide de notre modèle de consommation, si bien que « les usages, les gestes et opinions de la classe riche et oisive prennent le caractère d’un code établi ». Il est ainsi facile de comprendre la difficulté de promouvoir des technologies low-tech en opposition au high-tech. Ces technologies, volontairement moins performantes mais répondant à des besoins concrets et utiles n’intègrent pas ou peu de capital honorifique. La possession d’un outil low-tech n’est ainsi pas publicisée car elle est contraire au modèle consumériste promu par la classe de loisir.

Dans son livre Comment les riches détruisent la planète, Hervé Kempf montre que ce modèle d’imitation veblenien s’applique aux États. Les pays que l’on qualifie « du Sud » tentent de rattraper les pays riches, souvent au prix de la destruction de réseaux de solidarité ou de la planète. Cependant, qui doit-on blâmer ? Devons-nous nous alarmer de la situation dans les pays « du Sud », qui bien souvent subissent la pollution liée à la délocalisation de la production des pays « du Nord » ? Ou devons-nous directement remettre en cause notre système de production propagé par les pays les plus riches ? La première option est non seulement injuste, les pays riches ayant eux-mêmes utilisé pendant des décennies des énergies fossiles pour se développer et continuant de le faire, mais également contreproductive.

En effet, tant que les pays du Nord, sorte de classe de loisir mondiale, continueront de promouvoir la productivité à outrance et le consumérisme de masse – les deux étant intimement liés -, toute tentative visant à réduire l’impact humain sur l’écosystème sera vaine. Il faut donc attaquer frontalement la manière de consommer des classes dominantes et le système économique des pays riches pour permettre une réelle démarche écologique. Cette tâche sera ardue car, comme l’a remarqué Veblen, la classe de loisir est réputée conservatrice : tout changement structurel reviendrait à réduire voire anéantir ses avantages. Ainsi, « grâce à sa position d’avatar du bon genre, la classe fortunée en arrive à retarder l’évolution sociale ; elle le doit à un ascendant tout à fait disproportionné à sa puissance numérique ». De par sa posture dominante dans nombre d’institutions – économiques, médiatiques, politiques… – la classe de loisir marginalise toute critique de son modèle. Il n’y a qu’à regarder les propos de Macron contre les anti-5G, accusés de vouloir revenir aux temps anciens ou à « la lampe à huile ». Puisque la classe dominante rejette tout changement, voue aux gémonies toute critique constructive de notre système, il semble primordial de mener une « guerre de position » pour renverser le modèle économique vendu par cette dernière. Ce terme gramsciste décrit la remise en cause du pouvoir d’attraction culturelle de la classe bourgeoise sur les classes dominées. Un bloc populaire et écologiste ne pourra prendre le pouvoir que lorsque le modèle de société qu’il promouvra deviendra hégémonique. Il convient de ne pas sous-estimer la toute puissance de l’hégémonie du bloc bourgeois, sans quoi la classe de loisir moderne ne pourra jamais véritablement être renversée.

De l’impossibilité d’avoir une société inégale heureuse

Les textes de Veblen permettent également d’analyser notre rapport au Travail. Premièrement, l’auteur montre que la classe de loisir instaure de fait une distinction entre des tâches valorisées par la société et d’autres qui ne le sont pas. Cette discrimination veut que soient « nobles les fonctions qui appartiennent de droit à la classe de loisir : le gouvernement, la guerre, la chasse, l’entretien des armes et accoutrements, et ce qui s’ensuit – bref, tout ce qui relève ostensiblement de la fonction prédatrice. En revanche, sont ignobles toutes les occupations qui appartiennent en propre à la classe industrieuse : le travail manuel et les autres labeurs productifs, les besognes serviles, et ce qui s’ensuit. » Cette affirmation est frappante dans le contexte actuel, où la crise du coronavirus nous a fait, plus que jamais, remarquer comme certaines professions précaires étaient méprisées alors qu’elles sont primordiales pour notre société.

Ensuite, le mécanisme veblenien d’imitation permet de montrer comment une société inégalitaire rend ses membres malheureux. En effet, plus la classe de loisir sera éloignée du reste de la société, plus l’imaginaire qu’elle véhicule sera hors de la portée de tout le monde, ce qui ne peut générer que des frustrations. Une étude de Bowles et Park montre ainsi que le temps de travail moyen dans une société augmente en fonction de son degré d’inégalité. La disparité dans la répartition des richesses pousse les membres d’une société à travailler plus pour atteindre l’idée de réussite transmise par la classe de loisir. Les mêmes chercheurs montrent alors qu’une politique de taxation massive des groupes dominants « serait doublement attractive : elle augmenterait le bien être des moins bien lotis en limitant l’effet d’imitation en cascade de Veblen et fournirait des fonds à des projets sociaux utiles ».

L’étude des textes de Veblen nous fait ainsi comprendre pourquoi les groupes sociaux dominés par un modèle qu’ils n’ont pas choisi ne se rebellent pas contre ce dernier. L’effet d’imitation est très puissant et il convient de ne pas en ignorer les effets. Un nouveau modèle hégémonique doit être capable de renverser la classe dominante en faisant bien attention à ce qu’une nouvelle classe de loisir ne répande pas un énième paradigme aliénant.

 

L’impératif néolibéral de « l’adaptation » : retour sur l’ouvrage de Barbara Stiegler

© Julien Février

Professeure de philosophie politique à l’Université Bordeaux Montaigne, Barbara Stiegler publie en janvier 2019 « Il faut s’adapter » aux éditions Gallimard. Le titre de l’ouvrage évoque une expression familière au lecteur, tant des injonctions de cette nature saturent l’espace médiatique et politique : « notre système social n’est pas adapté au XXIème siècle », « la France a du retard sur ses voisins », « il faut évoluer et s’adapter dans un monde qui change », etc. Barbara Stiegler cherche à reconstituer la logique théorique sous-jacente à ces slogans. Pour ce faire, elle restitue les débats qui opposaient, au début du XXe siècle, les défenseurs du courant « néo-libéral » à leurs adversaires ; héritiers auto-proclamés de la théorie de l’évolution, ils se faisaient les promoteurs d’un « darwinisme » (souvent dévoyé, qui devait moins à Charles Darwin qu’à Herbert Spencer) appliqué aux champs économique et social. Le Vent Se Lève revient sur cet ouvrage essentiel, qui met en évidence une dimension longtemps ignorée du néolibéralisme. Par Vincent Ortiz et Pablo Patarin.


[L’année dernière, Le Vent Se Lève publiait un entretien avec Barbara Stiegler :  « Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes »]

Si Barbara Stiegler rend hommage à Foucault pour ses réflexions sur le néolibéralisme dans Naissance de la biopolitique, elle en souligne également les limites. Foucault distingue le libéralisme classique, favorable à un État minimal, qui considère le marché concurrentiel comme une émanation spontanée des agents économiques, du néolibéralisme. Ce dernier considère que le marché concurrentiel n’a rien d’inné ni de spontané, mais découle au contraire d’une construction politique, juridique, sociale ; le néolibéralisme introduit ainsi, paradoxalement, un retour de l’État dans « toutes les sphères de la vie sociale », destiné à construire un ordre concurrentiel que les agents économiques sont incapables, à eux seuls, de faire advenir.

Barbara Stiegler © F. Mantovani, Gallimard

[Lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande », qui revient sur la distinction foucaldienne entre libéralisme classique et néolibéralisme avec l’ordolibéralisme comme étude de cas]

Le néolibéralisme se positionne donc en opposition au laissez-faire classique. Il va puiser dans les ressources du droit, de l’éducation ou de la santé, afin de construire un marché « selon des règles loyales et non faussées » plutôt que de s’en remettre à l’action spontanée des agents économiques. Stiegler reprend à son compte cette définition du néolibéralisme, mais reproche à Foucault d’avoir oublié le rôle des différentes doctrines évolutionnistes du XIXe siècle – de la Révolution darwinienne à la pensée de Herbert Spencer – dans la construction du courant néolibéral.

Le néolibéralisme de Walter Lippmann se situe aux confluents d’une volonté de faire advenir un capitalisme mondialisé concurrentiel, et du constat de l’échec du libéralisme classique à le réaliser.

L’œuvre du journaliste, essayiste et diplomate américain Walter Lippmann semble incontournable pour comprendre l’émergence de ce courant de pensée. L’influence de ce théoricien, qui avait pour cheval de bataille la refondation du libéralisme, fut notable dans la vie politique américaine. Le colloque qui porte son nom, réalisé à Paris en 1938, est généralement considéré comme l’acte fondateur du néolibéralisme depuis l’ouvrage de Foucault.

Darwinisme social, libéralisme économique et retour de l’État : les sources contradictoires du néolibéralisme

Tout débute par son opposition – très relative – au pseudo darwinisme social de Herbert Spencer. Sociologue et biologiste ultralibéral anglais à l’influence considérable, celui-ci était le promoteur de la loi de la « survie des plus aptes » (survival of the fittest) dans les sphères économique et sociale. Par là même, il s’inscrit en faux contre Charles Darwin, qui préserve explicitement le genre humain de cette loi. Aux yeux de Spencer cette « loi », qui effectue un tri entre les individus aptes et inaptes à la survie, entre les entités économiques fonctionnelles et dysfonctionnelles, permet l’émergence d’un capitalisme chaque jour plus performant.[1] À mesure que le marché se globalise, que les « plus aptes » s’élèvent dans l’échelle sociale, la société devient davantage « adaptée » aux défis du capitalisme industriel, car davantage compétitive (de la même manière qu’une espèce animale devient davantage « adaptée » à son environnement naturel au fur et à mesure que les plus faibles de ses membres disparaissent).

S’il hérite partiellement de cet évolutionnisme concurrentiel, Walter Lippmann ne partage pas l’optimiste de Herbert Spencer ; il estime au contraire que la société contemporaine souffre d’un « retard » (lag) par rapport aux contraintes que son environnement lui impose. Le libre jeu du marché ne permet plus une adaptation permanente de la société aux défis de l’environnement. Il croit voir que l’économie américaine est dominée par des monopoles – et non par des entreprises en situation de concurrence -, que la société est trop peu compétitive, que les individus sont étrangers à cet esprit de concurrence que requiert pourtant la marche vers le progrès économique. Lippmann croit observer un paradoxe : l’espèce humaine a créé un environnement auquel elle n’est plus adaptée – la mondialisation capitaliste. La Révolution industrielle a induit une déconnexion psychique et cognitive entre ce que les individus perçoivent et l’échelle du marché – mondialisé, lointain et difficilement concevable. Contrairement à ce que postule le libéralisme classique, les intérêts privés ne s’harmonisent pas spontanément pour donner naissance à une société concurrentielle.

Herbert Spencer, auteur d’une théorie de l’évolution, était le principal concurrent de Darwin de son vivant. On a improprement qualifié sa pensée de « darwiniste sociale » © Photographie conservée dans les Smithsonian Libraries

Lippmann rejoint cependant Herbert Spencer dans son désir de voir advenir une humanité davantage concurrentielle et adaptée aux réquisits du marché global ; l’horizon du « darwinisme social » de Herbert Spencer demeure le même que celui de Lippmann : interconnexion économique globale, division croissante du travail, concurrence économique accrue. La lecture de l’histoire de Lippmann, comme celle de Spencer, est ainsi fortement téléologique : il n’envisage pas d’avenir alternatif possible pour l’espèce humaine. « Jusqu’à l’intervention, qui ne fait même pas partie des possibilités spéculatives, d’une méthode de production de la richesse qui serait plus efficace et radicalement différente, l’humanité est engagée dans la division du travail dans une économie de marché », écrit Lippmann.[2] Les sociétés qui sont incapables de « s’adapter » à ce mouvement se situent en quelque sorte en-dehors de l’histoire. Lippmann décrit crûment le sort qui leur est réservé : la colonisation par les nations plus avancées, plus compétitives, plus « adaptées ».

Le néolibéralisme de Lippmann se situe donc aux confluents de cette volonté de faire advenir un capitalisme concurrentiel, et du constat de l’échec du libéralisme classique à le réaliser. C’est ainsi qu’il promeut l’émergence d’un État fort, à même de réguler le capitalisme, non pour le rendre plus démocratique ou égalitaire, mais au contraire pour accroître son caractère compétitif.

Une théorie des limites de la démocratie

En conséquence, le néolibéralisme lippmannien est également une théorie du gouvernement et de la démocratie. Il postule le caractère chimérique du peuple, pure fiction de la théorie politique ; seules existent des masses apathiques et amorphes. Les citoyens, quotidiennement saturés d’une masse d’informations qu’ils sont incapables d’assimiler et d’analyser, ont une compréhension chaque jour plus réduite du fonctionnement du monde et de l’économie. « La société moderne n’est visible par personne, pas plus qu’elle n’est intelligible de façon continue ou comme un tout (…) Il est déjà assez pénible aujourd’hui d’avoir à faire de son esprit un réceptacle pour un tapage de discours, d’arguments, d’épisodes décousus », écrit-il.[3]

Les masses s’opposent donc au sens de l’évolution, n’étant pas capables de comprendre la nécessité de réformes économiques qui leur permettraient d’accroître leur adaptation dans la jungle du capitalisme. Il y a donc une nécessité de repenser le modèle démocratique par l’entremise de leaders, d’experts, qui aideraient les gouvernements à réadapter les masses.

Dans son ouvrage Public Opinion (1922), Lippmann critique la démocratie, qu’il juge responsable du « retard » de la société par rapport à ce qu’exige son environnement compétitif. La démocratie ne peut fonctionner qu’en communautés réduites et isolées, qui vivent dans un environnement stable et prédictible ; aujourd’hui, la promouvoir revient à nier l’accélération « brutale et nécessaire » enclenchée par la Révolution industrielle, et l’élargissement de l’environnement des hommes jusqu’à la constitution d’une « Grande société » mondialisée.[4] Le peuple doit donc être limité dans sa souveraineté.

Dewey reproche à Lippmann de nier la complexité du processus évolutif, dans lequel l’espèce s’adapte non pas passivement en se pliant à l’environnement, mais en interaction constante avec celui-ci. Il reprend ainsi une critique que Darwin adressait implicitement à Spencer.

En parallèle d’un néolibéralisme, Lippmann envisage donc une « nouvelle démocratie », qui se fonde sur une base élective mais ne tolère qu’une intervention minimale du peuple. La souveraineté est partagée entre représentants et « experts ». Ceux-ci, qui fondent leur savoir sur l’étude des sciences humaines et de la psychologie, sont plus à même de prendre connaissance des ajustements que nécessite la société pour accroître son « adaptation » à l’environnement du capitalisme mondialisé. « La manufacture du consentement » conditionnera industriellement les comportements jusqu’à « réadapter » la masse à la « Grande société », en s’appuyant sur les moyens de communication modernes, la propagande et la psychologie.

Cette justification de la limitation de la souveraineté populaire par l’incapacité des individus à comprendre un monde devenu trop complexe, qui débouche sur l’apologie d’un gouvernement d’experts – lesquels sont chargés de limiter la violence qui s’abattra inévitablement sur les classes populaires, produit du désajustement entre la stabilité de leur mode de vie et les flux permanents auxquels elles sont confrontées-, trouve de curieux échos contemporains.

John Dewey : la démocratie par l’intelligence collective

Psychologue et philosophe pragmatiste américain, John Dewey écrit de nombreux ouvrages en réponse à Walter Lippmann, donnant lieu à ce qui sera nommé, des années plus tard, le Lipmman-Dewey debate.

Chez Lippmann, l’adaptation est réalisée, quitte à être forcée, dans un monde hiérarchique et figé, « avec un telos établi de manière autoritaire ». En cela, Lippmann est un héritier des thèses de Herbert Spencer, qu’il critique durement par ailleurs. Les similitudes entre le telos lippmannien et le telos spencérien sont flagrantes : l’évolution dirige l’humanité vers un état des choses davantage compétitif, complexe et mondialisé. Aucune finalité alternative n’est concevable : c’est le sens de l’évolution.

John Dewey © Eva Watson-Schütze

C’est sur ce point que porte la critique de John Dewey : il reproche à Lippmann d’absolutiser l’environnement économique dominant, de faire de la mondialisation capitaliste l’unique horizon auquel peuvent aspirer les sociétés. Une telle conception de l’histoire revient, pour Dewey, à nier la complexité du processus évolutif, dans lequel l’espèce s’adapte non pas passivement en se pliant à l’environnement, mais en interaction constante avec celui-ci. « Même un coquillage agit sur l’environnement. Il fait quelque chose à l’environnement autant qu’il se fait quelque chose à lui-même », écrit Dewey.[6] Toute expérience vitale est active en même temps que passive ; la relation d’un organisme avec son environnement ne peut qu’être dialectique. Dans une perspective darwinienne, Dewey reprend ainsi l’idée que l’évolution n’a aucun sens préétabli – reconduisant à l’égard de Lippmann une critique que Darwin formulait implicitement à l’égard de Spencer. Nul telos chez Dewey, et donc nul impératif « d’adaptation » de l’humanité à quelque contrainte environnementale que ce soit.

En conséquence de son évolutionnisme téléologique, Lippmann exclut explicitement les « masses » de toute discussion sur la finalité de l’espèce. Chez Dewey au contraire, l’adaptation est pensée sur le mode de l’expérimentation, de l’inventivité, et de l’implication collective. Selon lui, « l’intelligence collective » émerge au cours du processus évolutif, permettant à l’humanité de prendre conscience de l’environnement qui la détermine, et d’agir sur lui. Elle permet ainsi à l’espèce humaine de n’être soumise à aucune finalité, à aucun telos particulier. Dewey réintroduit donc la délibération, par le jugement populaire « du rapport de la connaissance fournie par d’autres avec des préoccupations communes », que Lippmann cherchait à expurger.

Le « retard » supposé de l’espèce humaine n’est ainsi pas perçu de manière négative par Dewey comme il l’est chez Lippmann. Les communautés, le voisinage, la stabilité des habitudes face à l’accélération du monde industriel, apparaissent indispensables à Dewey pour conserver une certaine unité dans la société. L’hétérochronie, pensée comme le désajustement temporel entre l’évolution du marché et celle des sociétés, composantes du peuple, en plus d’être inévitable, est souhaitable.

Dewey propose ainsi un nouveau libéralisme fondé sur une planification qui aurait pour but de modifier l’environnement auquel sont confrontés les individus. Il se fait le chantre d’un ensemble de réformes à même de permettre une réappropriation des institutions par le bas. Cette mise en pouvoir du partage aura de profondes incidences sur le système économique : « seul un renversement du système économique de profits permettra la liberté de production et d’échanges », écrit-il.[5]

L’éducation tient une importance primordiale dans la pensée de Dewey, puisqu’elle vise à rendre les esprits capables d’interpréter les « mouvements réels » de leur environnement, afin d’agir plus tard sur lui. La pensée politique de Dewey a ainsi pour horizon « l’auto-gouvernement » (selfgovernment) des sociétés.

Réadapter l’espèce humaine à son environnement compétitif par le droit, l’éducation et la santé

Loin de Dewey, le propos de Lippmann n’est pas de promouvoir l’intelligence collective, mais bien de mettre celle-ci « hors circuit », écrit Stiegler. Pour Lippmann, la « Grande révolution » est apparue avec la division du travail et non l’intelligence collective. Il estime cette révolution encore incomplète, nécessitant une division du travail accrue, dans des marchés toujours plus étendus. C’est la raison pour laquelle il souhaite « réadapter » la société aux contraintes d’un mode de production fondé sur la division mondiale du travail, afin de rattraper son « retard ».

Lucide quant aux apories du libéralisme classique, Lippmann n’est aucunement un adepte du laissez-faire. Il n’espère pas des marchés qu’ils effectuent seuls ce travail. Mais quelles sont alors les instances capables de réajuster l’espèce humaine à son environnement ?

Walter Lippmann © Photographie conservée à la Library of Congress.

Il s’agit tout d’abord du droit. Le deuil de l’émergence spontanée d’un marché compétitif, par le libre jeu des agents économiques, conduit Lippmann à considérer les artifices du droit et leur puissance de régulation. Cette immixtion du droit dans l’économie ne doit pas être comprise dans le sens d’une étatisation ou d’une socialisation à visée égalitaire, mais bien d’une judiciarisation compétitive des dynamiques de marché. Le droit est simplement conçu comme meilleur régulateur que le marché lui-même, lorsqu’il s’agit de décider quelle entité économique est suffisamment ou insuffisamment concurrentielle (« apte ou inapte » à la survie) pour perdurer dans le cadre d’une économie capitaliste. Le marché entièrement libre mène en effet à la constitution de monopoles illégitimes, les entreprises les plus performantes éliminant toutes les autres. Lippmann propose de briser ces monopoles à l’aide du droit, afin de maintenir une compétition permanente.

Chez les ordolibéraux allemands qui ont assisté au colloque Lippmann, cette judiciarisation prendra la forme de la constitutionnalisation de l’indépendance de la Banque centrale, destinée à créer les cadres d’une économie compétitive ; on la retrouve aujourd’hui gravée dans le marbre des traités européens. Plus récemment, ne peut-on pas considérer l’Autorité des marchés financiers (AMF), autorité administrative créée en 2003, en charge de réguler les marchés financiers pour y faire prévaloir la concurrence libre et non faussée, douée de pouvoirs d’injonctions et de sanctions contre les agents qui y contreviendraient, comme une manifestation de cette judiciarisation compétitive de l’économie ?

Le néolibéralisme de Lippmann investit ainsi des domaines délaissés par le libéralisme classique : le droit, l’éducation, la santé ; conçus comme des obstacles au triomphe d’un marché compétitif par Herbert Spencer, ils en sont pour Lippmann la pré-condition. Ainsi, le nouveau libéralisme est investi d’une mission « politique, sociale voire anthropologique », écrit Barbara Stiegler.

C’est ensuite par l’éducation et la santé que le néolibéralisme poursuit cette « adaptation » de l’humanité. Instituer la compétition comme fondement des dynamiques sociales nécessite des politiques publiques d’éducation et de santé ; le libre jeu de la compétition est en effet initialement biaisé par la « défectuosité du matériau humain » aux yeux de Lippmann. Au-delà des inégalités biologiques ou sociales à limiter, la santé publique doit assumer une forme d’eugénisme – uniquement positif, Lippmann rejetant avec force l’eugénisme négatif qui avait cours aux États-Unis – visant à corriger la mauvaise qualité de la souche humaine. La santé et les capacités de l’être humain doivent non seulement être maintenues à un niveau minimal permettant l’égalité des chances, mais être amenée à progressivement s’améliorer. Lippmann parle ainsi de la lutte contre le handicap, non comme une aide procurée à ceux-ci, mais dans une perspective de limitation des anomalies génétiques, et d’amélioration du patrimoine génétique des hommes. Pour Stiegler, Lippmann justifie politiquement une « augmentation illimitée des performances de l’espèce » ; un horizon qui n’est pas sans évoquer les débats relatifs, de nos jours, au transhumanisme.

[À lire sur LVSL, notre entretien avec Johann Chapoutot : « Le nazisme, par son imaginaire de la performance et de la concurrence, participe de notre modernité »]

L’éducation devient un instrument de réalisation de l’égalité des chances. Lippmann cherche à faire advenir par là même une société dont les inégalités seraient fondées sur les « supériorités intrinsèques » de chaque individu, et non sur des privilèges acquis. Il tente ainsi d’établir que l’accumulation illimitée n’est pas constitutive de l’essence du capitalisme. Critiquant les inégalités fondées sur la rente, l’héritage ou le monopole, il en justifie de nouvelles, qu’il qualifie de « naturelles » si elles sont issues d’un processus concurrentiel fondé sur l’égalité des chances.

L’éducation a également pour mission de faire intérioriser aux individus un impératif de flexibilité. Avec l’accélération de la compétition, l’ouvrier doit, pour Lippmann, être capable de changer régulièrement d’emploi – un avant-goût du marché du travail flexibilisé et de l’uberisation, ne peut-on s’empêcher de penser.

Pousser l’idéologie néolibérale vers sa conclusion logique

Le néolibéralisme de Lippmann investit ainsi des domaines délaissés par le libéralisme classique : le droit, l’éducation, la santé ; conçus comme des obstacles au triomphe d’un marché compétitif par Herbert Spencer, ils en sont pour Lippmann la pré-condition. Ainsi, le nouveau libéralisme est investi d’une mission « politique, sociale voire anthropologique », écrit Barbara Stiegler.

Son ouvrage livre donc une généalogie d’un néolibéralisme qui résonne fortement dans la société contemporaine, tant les modalités de réalisation du capitalisme mondialisé préconisées par Lippmann – judiciarisation compétitive de l’économie, éducation destinée à inculquer des normes concurrentielles aux individus, etc. – semblent prévaloir. En dévoilant le sous-texte évolutionniste du néolibéralisme, « Il faut s’adapter » permet de prendre la mesure de l’un de ses grands tours de force rhétorique : la transformation des anciens « progressistes », qui s’opposaient aux réformes néolibérales, en « conservateurs », et des anciens « conservateurs » en nouveaux « progressistes ». Replacées dans un corpus philosophique et des débats biologiques plus larges, les métaphores évolutionnistes qui saturent les plateaux de télévision et les discours politiques prennent ainsi toute leur signification.

C’est tout juste si l’on pourrait regretter que l’autrice ne s’attarde pas plus longuement sur la méthodologie qui a présidé à la rédaction de l’ouvrage et qui lui permet de proposer une définition du néolibéralisme comme idéologie de l’adaptation. Comment faut-il comprendre ce retour aux textes de Lippmann et de Spencer ? Suggère-t-elle par là que ces auteurs, et à leur suite les participants à la conférence Lippmann, ont eu une influence déterminante sur les élites politiques européennes et américaines ? Ou faut-il plutôt comprendre que cette entreprise d’archéologie des concepts a pour but d’éclairer une idéologie qui infuse de manière diffuse la société contemporaine, de la pousser vers ses conclusions et fondements logiques ? Dans tous les cas, le potentiel heuristique de l’ouvrage et des débats que Stiegler met en évidence – que l’on pense à leur implication dans l’économie, la sociologie, la santé, ou encore le secteur du numérique – est considérable.

C’est avec les mots de Barbara Stiegler que nous conclurons : « On comprend mieux comment le néo-libéralisme, sur la base d’un récit précis […] a pu s’accaparer à la fois le discours de la réforme et celui de la révolution, condamnant ses adversaires soit à la réaction, soit à la conservation des avantages acquis, soit à l’espérance nostalgique d’un retour (de l’État-providence, de la communauté, de l’auto-suffisance), et les enfermant dans tous les cas dans le camp du retard ».

Notes :

[1] L’élimination des « inaptes » doit être comprise au sens littéral. Dans Social Statics, Herbert Spencer écrit : « Il peut sembler dur que l’artisan doive souffrir de la faim à cause de son absence de capacités, qu’il ne peut surmonter malgré tous ses efforts. Il peut sembler dur que le laboureur malade, qui ne peut entrer en concurrence avec ses confrères, plus forts, doive supporter le poids des privations qui en résultent. Il peut sembler dur que la veuve et l’orphelin soient livrés à une lutte à mort pour la survie. Cependant, lorsqu’on considère ces dures fatalités non pas séparément, mais en connexion avec les intérêts de l’humanité universelle, on découvre qu’elles sont pleines de la plus haute bienfaisance – la même bienfaisance qui mène vers des tombeaux précoces les enfants de parents malades, qui prend pour cible les simples d’esprit, les intempérants, les malades mentaux, de même que les victimes d’une épidémie » (Herbert Spencer, Social Statics, John Chapman, 1851, p. 323. Disponible en ligne en anglais)

[2] Cité par Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter », Gallimard, 2019, p. 203.

[3] Ibid, p. 74.

[4] Lippmann emprunte à Graham Wallas le concept de Grande société. Celui-ci, dans un ouvrage éponyme (The Great Society, 1914), croit observer un désajustement entre les impératifs qu’impose le processus d’évolution aux société contemporaines et celles-ci. Il s’agit d’un camouflet adressé à Herbert Spencer, lequel pensait que les sociétés qui ne « s’adapteraient » pas mécaniquement aux contraintes auxquelles elles faisaient face disparaîtraient. Il s’agira, pour Lippmann, d’une source d’inquiétude, qui souhaitera « réajuster » les sociétés contemporaines aux impératifs d’adaptation qui pèsent sur elles. Cette inadaptation des institutions démocratiques à l’environnement imprédictible et fluctuant du capitalisme globalisé constitue également une thèse essentielle des thèses de Friedrich Hayek, qui reprendra lui aussi à Graham Wallas le concept de Grande société. (Friedrich Hayek, Law, legislation and liberty, Routledge, 1973, p. 148).

[5] Cité par Barbara Stiegler, op. cit., p. 145.

[6] Pour une réflexion plus poussée sur les mécanismes d’évolution, on se reportera à l’article de Barbara Stiegler « Le demi-hommage de Foucault à la généalogie nietzschéenne », paru dans Binoche, Bertrand et Sorosin, Les Historicités De Nietzsche, Publications de la Sorbonne, 2016. Si la conception darwinienne de l’évolution renonce à l’aspect téléologique qui caractérisait celle de Spencer, elle n’en reste pas moins empreinte d’un finalisme diffus, relatif à la fonction adaptative des organes ; le paléontologue Stephen Jay Gould a notamment pointé du doigt cette dimension du darwinisme.