Équateur : néolibéralisme et Covid-19, un cocktail dévastateur

Le président équatorien Lenín Moreno © Présidence de la République d’Équateur.

Le 8 avril, la Cour équatorienne a condamné l’ancien président Rafael Correa ainsi que son vice-président Jorge Glas à 8 ans de prison, tout en leur interdisant l’exercice de fonctions publiques pendant les 25 prochaines années. Cette nouvelle offensive survient à un moment de crise dans le gouvernement de Lenín Moreno. Sa mauvaise gestion de la pandémie du Covid-19 et la révélation de centaines de décès non documentés menacent de provoquer la plus grande crise socio-économique depuis l’effondrement financier et la dollarisation de 2000-2001. Par Denis Rogatyuk, traduction Marie Lassalle.


Pouvoirs autoritaires

Au cours des deux dernières années, le gouvernement de Moreno est devenu de plus en plus enclin à user de tactiques autoritaires et à usurper le pouvoir du système judiciaire pour réduire ses opposants au silence. D’autres dirigeants pro-Correa du Mouvement de la révolution citoyenne, tels que la gouverneure de la province de Pichincha, Paola Pabon, et l’ancien député Virgilio Hernandez, ont été emprisonnés puis libérés faute de preuves. Ricardo Patiño, Gabriela Rivadeneira [ex-présidente de l’Assemblée nationale, ndlr] et Sofia Espin ont eux été contraints de s’exiler au Mexique.

En outre, en août 2019, plusieurs membres du Conseil pour la participation des citoyens et le contrôle social ont été démis de leurs fonctions et remplacés – alors qu’ils avaient été élus en mars de cette même année – après s’être opposés de manière constante aux mesures du gouvernement de Moreno. La répression généralisée contre les manifestants, notamment indigènes, en octobre 2019 – lorsque des mouvements massifs protestaient contre la promulgation des réformes parrainées par le FMI – a placé le gouvernement de Moreno sur la longue liste des régimes répressifs d’Amérique latine. Pendant près d’un mois d’affrontements, des dizaines de militants et de manifestants indigènes ont été tués.

Cette soudaine escalade de la répression, en particulier contre Correa et ses alliés, peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Le gouvernement Moreno est confronté à une crise politique aiguë. Le régime a du mal à se défaire des conséquences des manifestations d’octobre 2019 contre la suppression des subventions aux carburants et les autres réformes mandatées par le FMI.

Ces événements ont en particulier aggravé les tensions avec les organisations politiques indigènes qui sont venues s’ajouter à l’opposition des forces politiques conservatrices traditionnelles basées à Guayaquil. Cette instabilité est aggravée par la crainte qui entoure les prochaines élections générales, prévues pour février 2021, et le possible retour de Rafael Correa à la présidence. Bien que la carte électorale actuelle soit entourée d’incertitude et qu’aucune alliance politique concrète n’ait été conclue, il est largement reconnu dans tous les secteurs politiques que Correa bénéficie du soutien d’au moins un tiers de l’électorat. Compte tenu des divisions actuelles entre les factions politiques proches du gouvernement Moreno et celles qui s’y opposent, cela rend sa victoire d’autant plus probable si sa candidature est acceptée par le Conseil national électoral.

Enfin, la crise du Covid-19 s’est présentée comme une arme à double tranchant pour le gouvernement de Moreno. D’une part, elle lui a permis d’accélérer la procédure judiciaire contre Correa et sa candidature potentielle à la présidence. D’autre part, elle a introduit une répression sévère contre les revendications ouvrières, sous couvert de faire respecter la quarantaine.

Un régime néolibéral dans la tourmente

Dans la mégapole côtière de Guayaquil, les effets de la pandémie pourraient évoquer les ravages d’une zone de guerre ou les scènes d’un film catastrophe. Des centaines de cadavres enveloppés dans des sacs mortuaires – lorsque ce ne sont pas simplement des sacs poubelles – remplissent des camions entiers qui traversent la ville pour livrer leur funeste cargaison à des morgues qui débordent déjà de victimes.

Face à l’impossibilité de cacher la catastrophe, les sources officielles ont commencé à donner des estimations plus précises : le total de personnes infectées et de morts atteignait respectivement 7 161 et 297 le 10 avril – une augmentation de 30% en 24 heures. D’autres sources privées ont indiqué des chiffres bien plus élevés, avec plus de 1 900 cadavres collectés dans la seule province de Guayaquil au cours des deux dernières semaines.

Les trois dernières années du gouvernement de Lenín Moreno ont progressivement détruit le tissu de l’État-providence équatorien ainsi que les projets sociaux initiés et développés pendant la décennie précédente. Durant celle-ci, le secteur de la santé avait bénéficié de la plus haute priorité. La part des dépenses publiques pour ce domaine était passée de 1,81 % du PIB en 2007 à 4,21 en 2016. Les résultats ont été significatifs : le nombre total de médecins est passé de 16 pour 10 000 personnes en 2009 à 20,5 en 2016, le nombre total de lits aux urgences est passé de 473 en 2006 à 2535 en 2018 et le nombre total de lits d’hôpital de 19 945 à 24 359 au cours de la même période. Ce processus s’est toutefois arrêté net suite au virage du pays vers le néolibéralisme et au démantèlement progressif des acquis sociaux construits pendant cette décennie. Bien que les dépenses publiques globales en matière de santé n’aient pas été réduites de manière substantielle, les structures de l’État ont été vidées de leur substance.

Parmi les annonces de ce gouvernement figurent notamment l’élimination de 13 des 40 institutions ministérielles du pays d’ici avril 2019, 2 milliards de dollars de coupes budgétaires par l’élimination de postes ainsi que la privatisation d’un certain nombre de sociétés d’État et d’entités publiques. Avant la crise, Moreno avait pris la décision d’expulser plus de 400 médecins et personnels médicaux cubains en novembre 2019, à l’instar de ses homologues néolibéraux en Bolivie et au Brésil. Il a également été réticent à rétablir les liens diplomatiques avec Cuba afin d’acheter le médicament antiviral Interféron Alfa-2B, actuellement produit par la nation insulaire pour lutter contre la propagation du Covid-19. Affaibli par ce long processus de démantèlement de l’infrastructure gouvernementale, le secteur de la santé n’a pas pu faire face seul à la pandémie.

Cette dégradation se reflète dans le leadership de Moreno lui-même. Sa présidence a progressivement été vidée de sa substance et déléguée à d’autres hauts fonctionnaires. C’est notamment le cas d’Otto Sonnenholzner qui a gagné sa place suite à la gestion désastreuse des manifestations de 2019 par le gouvernement et à sa décision de déplacer temporairement la capitale de Quito à Guayaquil. À partir de début mars et pendant toute la période de la pandémie, Moreno a grandement limité ses apparitions publiques et ses annonces, tandis que Sonnenholzner a pris le devant de la scène.

À bien des égards, Sonnenholzner est le prodige de l’élite économique équatorienne. Remplaçant Maria Alejandra Vicuña à la vice-présidence en décembre 2018 suite à la chute de celle-ci pour corruption, Sonnenholzner a d’abord été nommé à ce poste par le Parti social-chrétien (PSC), classé à droite. Il a ensuite obtenu le soutien de l’Alliance nationale (AP) au pouvoir et des différentes forces politiques alignées sur le nouveau projet néolibéral de Moreno. Professeur à la faculté des sciences économiques de l’Université catholique de Guayaquil et précédemment consultant dans les secteurs de la construction, de l’agriculture et du commerce, ce jeune homme de 37 ans n’avait aucune affiliation préalable avec l’AP ou l’un des partis politiques traditionnels. Cette position a fait de lui l’homme idéal pour combler le fossé entre Moreno et ses nouveaux alliés à Guayaquil. L’un de ses soutiens privés les plus visibles a été l’Association équatorienne de radiodiffusion (ARE), d’autant plus qu’il a réussi à faire abroger la loi de communication de l’ère Correa qui visait à soutenir les médias communautaires et publics tout en limitant le pouvoir des médias privés. Il a depuis joué un rôle de modérateur entre le président et les élites économiques du pays. Plus récemment, certains ont fait remarquer que ses apparitions publiques et ses visites auprès du personnel de santé et des victimes ressemblent davantage à une campagne électorale qu’à une gestion de crise.

Une fois l’étendue de la propagation largement connue, Moreno et Sonnenholzner ont tous deux affirmé que les images qui montraient la quantité de victimes et la répression du gouvernement équatorien étaient le fait de « réseaux en ligne » et de centres de trolls gérés par Rafael Correa et ses alliés. L’annonce a été reprise et promue par un certain nombre de médias privés et de journalistes alignés sur le gouvernement mais largement ridiculisée et critiquée sur les réseaux sociaux. Elle a été suivie d’une autre conférence de presse de Sonnenholzner, pour le moins étrange, où il a présenté des excuses publiques pour « la détérioration de l’image internationale de l’Équateur », plutôt que pour l’absence de réponse initiale du gouvernement. Dans une autre action largement critiquée, la police a procédé à l’arrestation d’un homme pour avoir publié des vidéos critiquant Lenín Moreno et Cynthia Viteri, la maire de Guayaquil. Il répétait en outre les allégations selon lesquelles le nombre réel de personnes infectées et décédées était beaucoup plus élevé que ne le laissaient croire les sources officielles. Cette action a été menée après que le gouvernement Moreno ait annoncé qu’il allait enquêter sur la publication de « fausses nouvelles » concernant l’actuelle urgence sanitaire.

L’austérité aux temps du coronavirus

Avant même l’apparition du Covid-19, le pays était confronté à une crise économique et politique. De nouvelles mesures d’austérité menaçaient de s’installer suite à la signature d’un paquet de dettes de 4,2 milliards de dollars avec le FMI en février 2019. Auparavant, la gestion de Moreno n’avait effectivement pas été en mesure de mettre en œuvre les principales « recommandations » formulées par le fonds, telles que la levée des subventions aux carburants et à l’essence, en raison des protestations massives des mouvements indigènes et syndicaux en octobre 2019.

De plus, la pandémie n’a pas empêché le gouvernement de placer ses obligations envers la finance mondiale au-dessus de la santé de ses citoyens. Le 23 mars, le ministre de l’économie, Richard Martínez, a indiqué que le gouvernement équatorien prévoyait de rembourser 324 millions de dollars de sa dette envers les prêteurs internationaux afin de « remplir ses obligations envers les investisseurs », malgré le besoin évident d’investir d’urgence dans des mesures pour faire face au Covid-19. Ironie du sort, après quelques jours seulement, les dirigeants du FMI et de la Banque mondiale ont préconisé l’allègement de la dette des économies émergentes ainsi qu’un financement d’urgence de plus de 12 milliards de dollars pour aider les pays à lutter contre la pandémie. Au regard de l’étroite coopération du gouvernement Moreno avec les autorités du FMI depuis mars 2019, il semble impossible que celui-ci ait ignoré cette décision dans les jours qui ont précédé son annonce.

Dans le même temps, le gouvernement a lancé l’étape suivante du processus interne d’ « optimisation et de réduction » de l’État et a annoncé 1,4 milliard de dollars de coupes budgétaires – austérité qui résulte à la fois de la pandémie de coronavirus et du récent effondrement du prix mondial du pétrole. Si le secteur de la santé semble avoir été épargné par ces réformes, elles prennent toujours pour cible plusieurs ministres, secrétaires, comités et fonctions publiques de premier plan qui ont été mis en place par Correa. Le secrétariat de la jeunesse, cinq entreprises publiques, quatre secrétariats techniques et l’agence publique de régulation des médias sont autant d’entités dont la suppression ou la privatisation a été confirmée.

Ce cycle d’austérité s’est accompagné de l’annonce de nouveaux impôts, tant pour les particuliers que pour les entreprises, ainsi que d’une réduction de 10 % des salaires des travailleurs du secteur public destinée à amortir la crise. Ces mesures comprennent un impôt temporaire de 5 % sur les sociétés qui ont réalisé plus d’un million de dollars de profits. Un nouvel impôt progressif pour les travailleurs a également été créé : une augmentation de 2 dollars par mois pour ceux qui gagnent plus de 500 dollars et qui monte jusqu’à 4 400 dollars par mois pour les salaires de 50 000 dollars et plus. À ceux qui gagnent moins de 400 dollars par mois, M. Moreno a promis deux paiements de 60 dollars, effectués en avril et en mai.

Jugeant ces mesures largement insuffisantes, des syndicats comme le Front unitaire des travailleurs (FUT) et le Comité des entreprises équatoriennes (CEE) ont annoncé qu’ils s’opposeraient à ces mesures.

La gestion de la crise du coronavirus risque donc de fragiliser davantage un gouvernement à l’impopularité record. Dans ce contexte, on ne peut que s’attendre à un durcissement de la répression de l’opposition, représentée au premier chef par Rafael Correa.

De Mugabe à Mnangagwa, le Zimbabwe est toujours sous le joug du FMI

Le chef d’État du Zimbabwe Emmerson Mnangagwa © Joseph Nkomo
Le système fondé sur le népotisme et la répression, qui a prévalu durant les trente-sept années de pouvoir personnel de l’ex-chef d’État Robert Mugabe, se poursuit avec son ancien bras droit, Emmerson Mnangagwa. Les nouvelles autorités ont, qui plus est, tendu la main au FMI et à la Banque mondiale et initié une série de réformes inspirées par ces institutions. Les protestations massives de la population zimbabwéenne ont été réprimées avec la plus grande brutalité.

Dans un pays où 80 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté selon les dernières données disponibles, l’annonce par le président Mnangagwa du quasi-triplement du prix des carburants (+166 %, le prix du litre d’essence passant du jour au lendemain de 1,24 $US à 3,31 $US [1]) en janvier dernier a très logiquement provoqué des révoltes de grandes ampleurs au Zimbabwe.

Grève générale et répression brutale

Cette augmentation, alors même que le prix du litre d’essence est déjà le plus élevé au monde [2], n’est pas sans répercussion à l’encontre du peuple zimbabwéen, tant au niveau des déplacements – principalement effectués en transports en communs – qu’en fourniture de denrées de première nécessité, dont les coûts s’en trouvent renchéris.

Alors que les enseignants du pays s’étaient déjà mis en grève dès le début du mois de janvier en raison de salaires non payés [3], le ZCTU, principal syndicat du pays, avait appelé à une grève générale de trois jours dès le lendemain de l’annonce de la hausse du prix des carburants, du lundi 14 au mercredi 16 janvier. Ces trois journées villes mortes ont été autant suivies par la population que réprimées brutalement par le régime en place. Depuis, les employés de la fonction publique pourraient également rejoindre le mouvement de protestation [4]. Dans le même temps, la société civile « dénonçait le silence de la communauté internationale », l’Union africaine et la Communauté de développement d’Afrique australe ne se prononçant pas face aux exactions commises [5]. Et pourtant…

La Zimbabwe Human Rights NGO Forum a dénombré par moins de 800 violations des droits humains, au moins 12 morts, 78 personnes blessées à l’arme à feu et plus de 600 arrestations arbitraires [6]. Les figures principales du mouvement ont été particulièrement visées par ces détentions, parmi lesquelles le pasteur Evan Mawarire ou encore Peter Mutasa, président de la ZCTU. D’autres encore ont relevé des scènes de torture sur les populations, sans distinction, de 7 à 77 ans [7]. Les militaires, acteurs majeurs du putsch de 2007 et réputés proches du pouvoir, ont donc appliqué avec zèle les directives du gouvernement. Ils jouissent par ailleurs d’une impunité certaine puisque l’actuel vice-président, Constantino Chiwenga, est un influent général d’armée. Tout porte donc à croire aujourd’hui que Mnangagwa, à la tête du pays depuis 2017, s’inscrit dans une logique encore plus violente que son prédécesseur Robert Mugabe, au bilan globalement négatif [8].

 La Zimbabwe Human Rights NGO Forum a dénombré par moins de 800 violations des droits humains, au moins 12 morts, 78 personnes blessées à l’arme à feu et plus de 600 arrestations arbitraires

Alors que Mnangagwa veut vendre l’image d’un Zimbabwe « apaisé », l’ampleur de la répression a même produit une certaine cacophonie entre le porte-parole de la présidence et le président lui-même. Afin d’éviter l’ébruitement de sa frénésie à l’encontre de sa propre population, et alors même que Mnangagwa voulait séduire les investisseurs étrangers qui s’étaient réunis au Forum de Davos en Suisse, le gouvernement a ainsi décidé de couper purement et simplement l’accès à Internet [9]. Cette mesure, jugée illégale par les instances compétentes du pays, est arrivée tardivement et n’a pas enrayé la persécution des internautes appelant à se mobiliser [10].

Cette pratique est aujourd’hui courante dans nombre de pays en Afrique, que ce soit au Cameroun, au Togo, au Gabon, en République démocratique du Congo ou plus récemment au Soudan dont le régime dictatorial vacille sérieusement face aux soulèvements populaires [11]. L’État chinois, actuel premier partenaire économique du continent africain, dont les intérêts au Zimbabwe et dans la région australe vont en grandissant [12], développe depuis longtemps une expertise dans l’utilisation répressive des nouvelles technologies, et pourrait avoir un rôle, même indirect, dans la mise en place de ces coupures Internet auprès d’un de ses alliés de longue date [13].

Une hausse du prix des carburants, dans quel but ?

Le gouvernement Mnangagwa a donc pris la décision de procéder à la hausse du prix des carburants, mais dans quel but ? D’après lui, cette mesure permettrait d’enrayer la pénurie de carburant auquel le pays fait face depuis une dizaine d’années. Pourtant, dès le lendemain de l’annonce, le gouvernement Mnangagwa prenait soin d’exempter partiellement de cette hausse les entreprises des secteurs manufacturiers, industriels, agricoles et de transports [14]. Si certains secteurs méritent probablement une attention particulière à cet effet – notamment ceux de l’agriculture et du transport – considérer que la pénurie de carburant va se résorber en ciblant prioritairement la population n’a pas de sens. La consommation journalière en carburant d’une industrie extractive n’est en aucun cas comparable à celle d’un individu ou d’une famille.

Plus que les réserves en carburant disponibles dans le pays, cette mesure pourrait davantage être une tentative visant à répondre à l’insuffisance de devises étrangères, en particulier du dollar américain, disponibles dans le pays. En augmentant le prix au litre, le gouvernement espère notamment diminuer la quantité de dollars engloutie par ce secteur et améliorer en conséquence les réserves en devises dont il dispose, réserves évaluées aujourd’hui à quinze jours en importation de biens et services. À titre de comparaison, le niveau de l’Afrique du Sud est actuellement de six mois [15]. En 2016 déjà, Mugabe, après avoir abandonné la monnaie nationale au profit du dollar américain, avait pour les mêmes raisons introduit des coupons monétaires dont la valeur était indexée sur le billet vert. Mais ces coupons – sorte de monnaie qui servaient notamment à payer les salaires – ne valent aujourd’hui plus rien ou presque en raison de la faiblesse de l’économie nationale. Et bien que le pays ait décidé de réintroduire sa propre monnaie [16], la crise monétaire ne devrait pas aller en s’améliorant dans les mois à venir, d’autant que les différents créanciers pourraient ne pas être tout à fait étrangers à cette mesure impopulaire.

Le Zimbabwe en suspension de paiement sur 70 % de sa dette extérieure publique

Outre la situation monétaire, le Zimbabwe est en proie à de graves difficultés pour rembourser sa dette publique qui culmine à près de 17 milliards de dollars US, soit 100 % de son PIB [17]. Le pays est actuellement en suspension de paiement sur 70 % de sa dette extérieure publique détenue à 45 % par des créanciers bilatéraux et à 27 % par des créanciers multilatéraux. Mais les créanciers n’ont pas renoncé à leur remboursement. Ainsi, lors de l’assemblée annuelle du FMI et de la Banque mondiale qui s’est tenue à Bali en octobre 2018, le Zimbabwe s’est conformé aux exigences du FMI, de la Banque mondiale, de la BAD (Banque africaine de développement) mais aussi du Club de Paris réunis pour l’occasion [18]. Mthuli Ncube, ministre des Finances du Zimbabwe et ex-Chief Economist à la BAD – principale institution du néolibéralisme en Afrique – a dû donner un certain nombre de garanties et s’est engagé à appliquer scrupuleusement le « programme de stabilisation transitoire » [19] du Zimbabwe pour rembourser la dette. Eu égard à l’engagement néolibéral du gouvernement de Mnangagwa, une participation du FMI à l’élaboration de ce programme et à l’imposition d’une hausse brutale du prix des carburants est plus que probable. En 2018, les populations d’Haïti, de Guinée et d’Égypte subissaient déjà de pleins fouets cette même mesure exigée par le FMI [20].

Pour le Zimbabwe, la situation est grave. La BAD demeure aujourd’hui le seul organisme international à lui octroyer des prêts [21]. Implacable, le FMI – à l’égard duquel le Zimbabwe avait apuré ses arriérés d’une dizaine d’années en 2016 [22] – se refuse à intervenir directement dans le pays tant que les remboursements aux autres créanciers n’auront pas repris [23]. Pour sa part, l’Afrique du Sud, allié historique du Zimbabwe dans le viseur du FMI [24], a balayé d’un revers la demande de prêt d’1,2 milliards de dollars [25] tout en appelant néanmoins à la levée des sanctions internationales imposées par les États-Unis et l’Union européenne qui asphyxient le pays [26] depuis 2002.

Que peut espérer la population zimbabwéenne pour la suite ?

Alors que le pays s’est enfoncé dans une crise économique et sociale entre 1987 et 2017, bien aidé il est vrai par les ingérences impérialistes [27], ce proche de Mugabe peut-il apporter les réponses tant attendues à la population ? Après plus de trente années de présidence de Mugabe, l’arrivée d’Emmerson Mnangagwa à la tête du pays en 2017 n’apporte que peu d’espoirs quant à la direction qu’il compte donner à son mandat. Élu à l’été 2018, les résultats avaient été fortement contestés par une partie de la population et par le principal parti d’opposition. Là encore, ces contestations avaient été réprimées dans le sang.

Tout porte à croire que le gouvernement Mnangagwa ne constitue en rien un allié des masses populaires. Après avoir « répondu » à la grogne sociale par la répression sanglante, sur le plan économique, le ministre des Finances Mthuli Ncube a déjà annoncé sa volonté d’appliquer coûte que coûte les réformes néolibérales prévues notamment dans le « programme de stabilité transitoire » 2018-2020 [28]. Au programme : privatisations massives, développement de l’agrobusiness et renforcement des activités extractivistes [29].

Alors que Mugabe devait être entendu concernant la disparation de quelques 15 milliards de dollars US (!) de revenus provenant de l’extraction diamantifère, Mnangagwa n’a, depuis lors, pas inquiété l’ancien président du pays

Pouvait-on réellement s’attendre à une autre politique de la part de Mnangagwa ? Son passé, dans l’ombre de Mugabe, ne plaide pas en sa faveur et laisse peu de doute sur sa volonté de s’affranchir d’un régime corrompu et kleptocratique. Alors que Mugabe devait notamment être entendu concernant la disparation de quelques 15 milliards de dollars (!) de revenus provenant de l’extraction diamantifère du pays – revenus qui profiteraient significativement à l’armée nationale dont la hiérarchie est au cœur du régime actuel – Mnangagwa n’a, depuis lors, pas inquiété l’ancien président du pays [30].

Plus que jamais, il est fondamental pour les populations de contester ardemment le programme néolibéral du gouvernement de Mnangagwa, incluant le remboursement de la dette publique du pays à propos de laquelle la constitution d’une commission d’audit citoyen de la dette ferait la lumière. L’état de pauvreté de l’écrasante majorité de la population est un indice que les classes populaires zimbabwéennes n’ont pas joui de l’argent emprunté. Ces dettes, illégitimes et odieuses, doivent être purement et simplement annulées et être accompagnées de sanctions véritables vis-à-vis de ces élites politiques et économiques dont Mugabe, Mnangagwa et leurs proches sont parties prenantes, et ce, sous la complicité de nombreux créanciers.

L’auteur remercie Jean Nanga et Jérôme Duval pour leur précieuse relecture.

Cet article a été initialement publié sur le site du CADTM (Comité d’annulation des dettes illégitimes) et repris sur LVSL avec l’autorisation de son auteur.

 

Notes :

[1« Tollé au Zimbabwe après le doublement des prix des carburants », Le Temps, 13 janvier 2019, disponible à : https://www.letemps.ch/monde/tolle-zimbabwe-apres-doublement-prix-carburants

[2Jean-Philippe Rémy, « Au Zimbabwe, les émeutes du désespoir », Le Monde, 18, janvier 2019, disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/01/18/au-zimbabwe-les-emeutes-du-desespoir_5411098_3212.html

[3MacDonald Dzirutwe, « Zimbabwe teachers to strike over pay as currency crisis deepens », Reuters Africa, 7 janvier 2019, disponible à : https://af.reuters.com/article/africaTech/idAFKCN1P117B-OZATP

[4« Zimbabwe : une grève des fonctionnaires annoncée pour vendredi », AfricaNews, 24 janvier 2019, disponible à : http://fr.africanews.com/2019/01/24/zimbabwe-une-greve-des-fonctionnaires-annoncee-pour-vendredi/

[5« Zimbabwe : la société civile dénonce le silence de la communauté internationale », RFI, 25 janvier 2019, disponible à : http://www.rfi.fr/afrique/20190125-zimbabwe-societe-civile-denonce-silence-communaute-internationale

[6« ZEN calls for immediate end to violent crackdown in Zimbabwe », Zimbabwe Human Rights NGO Forum, 22 janvier 2019, disponible à : http://www.hrforumzim.org/news/zen/

[7Béatrice Début, « Répression au Zimbabwe : le régime Mnangagwa version »extrême« de celui de Mugabe », TV5 Monde, 22 janvier 2019 : https://information.tv5monde.com/info/repression-au-zimbabwe-le-regime-mnangagwa-version-extreme-de-celui-de-mugabe-281262

[8Benjamin Fogel, « Why do so many Western Leftists defend Robert Mugabe ? », Africa is a country, 12 mars 2017, disponible à : https://africasacountry.com/2017/12/why-do-so-many-western-leftists-defend-robert-mugabe/

[9Farai Mutsaka, « Zimbabwe in ’total internet shutdown’ amid deadly crackdown », AP News, 18 janvier 2019 : https://www.apnews.com/7cf7713da14c46909800f74fd8f08cb2

[10Zimbabwe : la justice juge illégale la décision du gouvernement de bloquer internet, La Libre et AFP, 21 janvier 2019, disponible à : https://afrique.lalibre.be/31223/zimbabwe-la-justice-juge-illegale-la-decision-du-gouvernement-de-bloquer-internet/

[11Voir notamment « Solidarité totale avec le soulèvement populaire au Soudan », 14 janvier 2019 : http://www.cadtm.org/Solidarite-totale-avec-le-soulevement-populaire-au-Soudan

[12Craig Dube, « Doctors Strike in Zimbabwe as Government Imposes Austerity to Attract More Chinese Investment », Commons Dreams, 4 janvier 2019, disponible à : https://www.commondreams.org/views/2019/01/04/doctors-strike-zimbabwe-government-imposes-austerity-attract-more-chinese

[13Voir « La Chine façonne-t-elle l’internet en Afrique ? », Arte, 22 octobre 2018, disponible à : https://www.youtube.com/watch?v=vED-NFCDYEI

[14Ministry of Finance and Economic Development, « The Excise Duty Refund Framework Following The Fuel Price Increase Under S.1. 9 Of 2019 », Press Statements, 14 janvier 2019, disponible à : http://www.zimtreasury.gov.zw/index.php/media-centre/press-statements/153-the-excise-duty-refund-framework-following-the-fuel-price-increase-under-statutory-instrument-9-of-2019

[15Voir FMI, Regional Economic Outlook – Sub-saharan Africa, Octobre 2018, p. 57.

[16« Le Zimbabwe va relancer sa propre monnaie cette année », Jeune Afrique et AFP, 12 janvier 2019, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/703721/economie/le-zimbabwe-va-relancer-sa-propre-monnaie-cette-annee

[17Voir bulletin trimestriel du trésor zimbabwéen, disponible à cette adresse : http://www.zimtreasury.gov.zw/index.php/resources/downloads/category/16-quarterly-treasury-bulletins

[18« Choke relief… IMF, World Bank back Zim’s debt clearance strategy », Chronicle, 11 octobre 2018, disponible à : https://www.chronicle.co.zw/choke-relief-imf-world-bank-back-zims-debt-clearance-strategy/

[19Le « programme de stabilisation transitoire » est disponible à cette adresse : https://t792ae.c2.acecdn.net/wp-content/uploads/2018/10/Transitional-Stabilisation-Programme-Final.pdf

[20Voir Claude Quémar, « Le FMI met le feu en Haïti, en Guinée, en Égypte … », CADTM, 8 août 2018, disponible à : http://www.cadtm.org/Le-FMI-met-le-feu-en-Haiti-en-Guinee-en-Egypte-16476

[21« Zim will resolve debt crisis : AfDB », The Independent, 8 octobre 2018, disponible à : https://www.theindependent.co.zw/2018/10/08/zim-will-resolve-debt-crisis-afdb/

[22« IMF Executive Board Removes Remedial Measures Applied to Zimbabwe », 14 novembre 2016, disponible à :
https://www.imf.org/en/News/Articles/2016/11/14/PR16505-Zimbabwe-IMF-Executive-Board-Removes-Remedial-Measures

[23Gerry Rice, directeur de la communication du FMI, « Transcript of IMF Press Briefing », 20 septembre 2018, disponible à : « https://www.imf.org/en/News/Articles/2018/09/20/tr092018-transcript-of-imf-press-briefing

[24« L’Afrique du Sud pourrait avoir besoin d’une assistance du FMI, selon la commission nationale de planification », Ecofin, 2 octobre 2018 : https://www.agenceecofin.com/finances-publiques/0210-60481-l-afrique-du-sud-pourrait-avoir-besoin-d-une-assistance-du-fmi-selon-la-commission-nationale-de-planification

[25 »L’Afrique du Sud refuse de prêter de l’argent au Zimbabwe« , AfricaNews, 21 janvier 2019, disponible à : http://fr.africanews.com/2019/01/21/l-afrique-du-sud-refuse-de-preter-de-l-argent-au-zimbabwe/

[26 »Le monde peut aider le Zimbabwe en levant les sanctions, selon le président sud-africain”, SlateAfrique, 22 janvier 2019, disponible à : http://www.slateafrique.com/926985/le-monde-peut-aider-le-zimbabwe-en-levant-les-sanctions-selon-le-president-sud-africain

[27Le FMI avait notamment appliqué en 1991, sous la bénédiction de Mugabe, un plan d’ajustement structurel dévastateur pour le pays. Les États-Unis et l’UE ont quant à eux appliqués un lot de sanctions économiques qui a contribué à renforcer la fragilité du Zimbabwe.

[28« Zimbabwe : le ministre des Finances « déterminé » à poursuivre les réformes malgré la fronde sociale », Jeune Afrique et AFP, 23 janvier 2019, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/713585/economie/zimbabwe-le-ministre-des-finances-determine-a-poursuivre-les-reformes-malgre-la-fronde-sociale/

[29Victor Bérenger, « Zimbabwe : quelles perspectives pour l’économie après le départ de Robert Mugabe ? », Jeune Afrique, 28 novembre 2017, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/497238/economie/zimbabwe-quelles-perspectives-pour-leconomie-apres-le-depart-de-robert-mugabe/

[30« Zimbabwe : le Parlement renonce à entendre Robert Mugabe sur les milliards évaporés des diamants », Jeune Afrique et AFP, 12 juin 2018, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/576686/societe/zimbabwe-le-parlement-renonce-a-entendre-robert-mugabe-sur-les-milliards-evapores-des-diamants/

 

Syndicalisme : une résurrection envisageable ? – Entretien avec Sophie Béroud

Manifestation syndicale du 5 décembre 2019 à Grenoble. © William Bouchardon

Les dernières décennies ont fait disparaître les syndicats tels que nous les connaissions. De moteurs du progrès social, ils ne font plus office que de caution à une destruction systématique du code du travail. En conséquence la défiance s’accroît à leur égard. Sont-ils pris dans un jeu institutionnel les laissant sans leviers d’action ? Est-ce à cause de leur intégration à la construction européenne ? Ou bien est-ce la structure de l’économie qui les rend obsolètes ? Ce qui est certain, c’est que leur forme est amenée à changer. Sophie Béroud, politiste à l’Université Lyon 2, auteure avec Baptiste Giraud et Karel Yon de Sociologie politique du syndicalisme (A. Colin, 2018), nous éclaire sur le sujet. Entretien retranscrit et réalisé par Louis Blème.


LVSL – La dernière grève, née de l’embrasement suscité par la réforme des retraites, est une grève par procuration et non une grève générale. Pourquoi ? La grève par procuration nuit-elle à l’action collective ?

Sophie Béroud – Cette grève n’a pas été qu’une grève par procuration, loin de là. C’est d’ailleurs l’une des originalités de ce mouvement : le nombre de grévistes a été important, la grève a été reconductible dans certains secteurs et s’est étalée dans le temps (plus de 50 jours de grève à la SNCF et à la RATP). Ce mouvement a à la fois mis au centre de l’action syndicale la grève, et montré les difficultés de certains salariés à la rejoindre. Ces barrières ne sont guère nouvelles et sont particulièrement liées à la dégradation des statuts d’emplois, avec toutes les formes d’emploi précaires (intérim, CDD, stages…) et l’éclatement des collectifs de travail qui en découle et qui est également lié aux formes d’individualisation du travail, des rémunérations, etc..

Le mouvement social contre la réforme des retraites a ainsi ceci d’ambivalent qu’il a permis de montrer l’importance du recours à la grève, mais aussi la difficulté structurelle des syndicats à mobiliser les travailleurs dans leur ensemble.

LVSL – Les policiers ont obtenu le maintien de leur régime spécial de retraite grâce à l’action vivace de leurs syndicats. C’est aussi le cas d’autres corps de métier. Les intérêts catégoriels et corporatistes menacent-ils l’efficacité de la lutte pour tous les travailleurs ?

SB – Il y a une efficacité réelle du syndicalisme dans certains corps de métier, notamment pour les policiers qui sont, contrairement à une idée assez répandue, la plus syndiquée de toutes les professions. Dans un contexte où les forces de l’ordre ont été très mobilisées par le gouvernement, notamment pour réprimer le mouvement des gilets jaunes, les syndicats de policiers ont réussi à défendre avec succès leurs intérêts face au gouvernement.

Cependant, je ne crois pas que les revendications catégorielles soient une entrave à la production des intérêts communs ; elles peuvent constituer un premier socle pour l’action collective. Ce ne sont pas ces intérêts corporatistes qui minent la formation d’un bloc uni ou l’intérêt des travailleurs. Au contraire, ces secteurs dans lesquels l’activité syndicale est plus efficace peuvent servir de points d’appui à l’ensemble des salariés pour engranger des conquêtes. Ça a été le cas des syndicats de l’enseignement pendant une longue période, mais aussi d’autres corps de métiers à statut.

Après il en va aussi des syndicats de dépasser ces intérêts sectoriels et de montrer que malgré la diversité des luttes, il y a un intérêt commun. Les cheminots et les agents de la RATP ont bien montré pendant le mouvement qu’ils parvenaient à articuler la défense de leurs régimes spéciaux de retraite et un refus plus global d’une réforme défavorable à l’ensemble des salariés.

LVSL – Pouvons-nous dire que les dernières décennies ont vu un « apprivoisement » des syndicats par l’appareil d’Etat via une professionnalisation et une bureaucratisation croissantes ?

SB – Ces questions remontent plus loin dans le temps. Dès l’après seconde guerre mondiale, les syndicats ont connu ces processus d’institutionnalisation, mais ce fut pour gérer les acquis sociaux comme les caisses de la sécurité sociale, ou les entreprises nationalisées. Le problème, c’est qu’on demande désormais aux syndicats de participer sans avoir aucun levier de décision, seulement pour cautionner ce qui est déjà décidé. On a l’exemple de la CFDT qui, lors du dernier conflit sur les retraites, a décidé de mettre en place une conférence de financement dans l’objectif de trouver des solutions pour mettre en place une réforme néolibérale. Ici, il y a une intégration évidente au système qui conduit à ne plus contester la rationalité des décisions. L’institutionnalisation peut constituer un point d’appui pour les syndicats, en termes de reconnaissance et de droits, mais quand celle-ci tourne à vide, c’est-à-dire, sans pouvoir apporter de gains aux salariés, alors il y a un véritable problème.

« Le problème, c’est qu’on demande désormais aux syndicats de participer sans avoir aucun levier de décision, seulement pour cautionner ce qui est déjà décidé. »

Après, institutionnalisation et professionnalisation ne sont pas identiques. Le deuxième terme évoque aussi le fait que les représentants syndicaux consacrent tout leur temps à siéger dans différentes instances, c’est-à-dire éloignés des salariés qu’ils représentent. Toute une série de mesures, depuis la réforme de la représentativité syndicale en 2008 jusqu’aux ordonnances Macron, ont été dans le sens d’une plus forte professionnalisation des élus du personnel en les voyant avant tout comme des professionnels de la négociation et en intégrant la négociation à l’ordre managérial, en évinçant tout aspect conflictuel. Cette conception-là de la professionnalisation pose problème.

LVSL – Les syndicats français font partie de la Confédération européenne des syndicats (CES). Or cette confédération subventionnée par la Commission européenne est une actrice majeure du démantèlement du droit du travail en France. Pensez-vous qu’une telle dépendance peut être la cause de conflits d’intérêts expliquant leurs échecs successifs et leur délégitimation ? En outre, le mutisme des syndicats à l’égard de l’UE n’est-elle pas aussi l’illustration d’une certaine hypocrisie ?

SB – L’appartenance des organisations syndicales nationales à la CES ne pose pas problème en soi, mais bien par rapport aux objectifs que poursuit celle-ci, aux moyens dont elle dispose, à l’efficacité dont elle fait preuve. Le manque de combativité de cette confédération, sa faible capacité à se faire entendre par la Commission européenne sur les orientations des politiques économiques et monétaires et à se démarquer de ces politiques posent problème. Son efficacité et sa capacité à produire des solidarités transnationales sont également mises en question. Il faut pourtant toujours pouvoir agir au niveau européen, car, comme la question le formule, l’Union européenne a largement contribué à la diffusion des politiques néolibérales. Il faut savoir donner du contenu à l’action syndicale européenne en la faisant vivre avec des manifestations européennes, ou des coordinations au niveau européen comme cela se fait dans certains secteurs, comme les transports, à l’initiative des fédérations syndicales professionnelles européennes. Malheureusement, des travaux de chercheurs le montrent, la CES est complètement intégrée aux institutions européennes et est très dépendante du financement de la Commission européenne. Des espaces alternatifs se créent : à titre d’exemple, les syndicats et collectifs de livreurs se sont rassemblés au niveau européen pour créer une nouvelle fédération, hors de la CES.

On peut espérer que la mise en cause des orientations de l’Union européenne qui se généralise (avec l’éclatement par exemple des 3% dans ce contexte de crise sanitaire) propose un nouveau cadre à l’action syndicale et permette de faire entendre de nouveau des enjeux comme ceux de la défense des services publics par exemple. L’action européenne est indispensable, mais il est clair que la CES a montré ses insuffisances.

LVSL – L’heure de gloire des syndicats est sans nul doute les Trente Glorieuses. Leur effondrement est corrélé à l’avancée dans les Trente Piteuses. Aujourd’hui l’austérité empêche l’inflation, dont celle des salaires. Le chômage est haut. La croissance moribonde. Le succès des syndicats ne serait-il pas simplement directement lié au contexte économique, et plus précisément à l’importance de la croissance permettant le partage de la valeur ajoutée ?

SB – L’établissement d’un lien entre les cycles économiques et l’efficacité de l’action syndicale a nourri beaucoup de travaux de recherche. Il y a certainement des effets. Cependant, on ne peut pas avoir une lecture aussi mécaniste. Durant les périodes de récession, comme celle des années 30, nous avons assisté aux plus grandes conquêtes des travailleurs sous le Front Populaire en 1936. Alors que le contexte économique était moribond. Il est clair que les mesures proposées par les syndicats peuvent paraître plus crédibles en temps prospères pour les salariés. En même temps, le rôle des syndicats est aussi primordial durant les récessions pour éviter trop de mise en concurrence entre les salariés du fait de l’absence d’augmentation des salaires et du chômage, ou pour dénoncer l’écart entre les revenus du capital et ceux du travail. Donc les changements de conjonctures forcent les syndicats à s’adapter, sans pour autant ôter la pertinence de leur présence quel que soit le climat économique.

LVSL – Vous avez montré que la succession des lois El Khomri, Rebsamen et des ordonnances Macron ont permis le contournement des syndicats, par exemple via l’utilisation du référendum d’entreprise. Ne pensez-vous pas que la condition sine qua non d’une reprise de l’activité syndicale est fondée sur la capacité de l’État à accorder à ces mêmes corps intermédiaires plus de marges de manœuvre ?

SB – Oui, il faudrait complètement inverser la logique et créer de nouveaux droits pour consolider la représentation syndicale au lieu de l’affaiblir. Je pense qu’une possibilité de se développer pour les syndicats est avant tout liée au fait de reconnaître l’appartenance à un syndicat comme un droit, un acte de citoyenneté. Qu’il n’y ait pas de politique de discrimination ou de répression à l’encontre des salariés parce qu’ils sont syndiqués et que de telles pratiques fassent l’objet de plus fortes sanctions.

Sophie Béroud. © Sophie Béroud

Deuxièmement, il faudrait créer des droits de représentation dans les Petites et Moyennes Entreprises (PME) de moins de onze salariés : donner des heures de délégation à des représentants pour faire tout un travail de recueil de mise en commun des expériences de travail et des problèmes, de mise en forme des revendications.

Troisièmement, créer des droits interprofessionnels, pas seulement entreprise par entreprise mais sur un territoire, de manière transversale. Ces droits permettraient de développer l’action syndicale dans certains secteurs d’activités très précarisés, par exemple dans l’aide à domicile ou la grande distribution où il est très difficile de construire dans le temps des implantations syndicales.

Bien d’autres droits seraient à renforcer ou à créer, en particulier pour agir sur les questions de santé au travail qui ont été affaiblies avec la disparition des Comités d’Hygiène, de Santé et de Conditions de Travail (CHSCT) et leur fusion dans les CSE (Comité Social Economique). Les CHSCT ont constitué auparavant des institutions importantes pour les syndicats qui pouvaient demander des enquêtes et expertises sur des enjeux liés à la sécurité et à la santé des travailleurs et mener des actions en justice. On voit aujourd’hui l’importance que cela revêt lorsque des directions imposent des accords de façon quasi unilatérale pour maintenir l’activité économique malgré la crise sanitaire. Ces exemples sont autant de droits qui pourraient aider au renforcement des syndicats.

LVSL – Vous relevez dans vos analyses l’importance pour les syndicats de se restructurer pour s’adapter aux nouvelles formes du marché du travail (passage du secondaire au tertiaire, explosion des contrats courts, etc.). Ne pensez-vous pas que la multiplication des CDD et la mobilité des travailleurs dans le marché du travail, compromettent la restructuration nécessaire des syndicats ?

SB – La multiplication des formes d’emplois précaires, comme les stages, les intérims, les emplois à temps partiels ou les CDD, complique beaucoup la tâche des syndicats. Il devient très compliqué de se syndiquer lorsque les individus ne peuvent pas se projeter dans un emploi. Ces formes précaires fragilisent l’assise des syndicats. Le défi pour eux consiste à atteindre ces travailleurs précaires en leur montrant que l’action collective paye. Et ils le font déjà dans certains secteurs – l’aide à domicile, les livreurs à vélo, les centres d’appel – sans pour autant être uniquement sur une démarche de récolte d’adhésions, mais en cherchant avant tout à construire des collectifs de travailleurs.

LVSL – Le statut d’auto-entrepreneur de plus en plus en vogue dans l’économie tertiarisée (Uber en est l’emblème) est une situation très précaire. En effet, l’employé ne peut jouir de droits sociaux du fait de l’absence de contrat de travail. Pensez-vous que la généralisation de telles pratiques pourrait rendre caduque l’existence même des syndicats à long terme ?

SB – La visée du statut d’auto-entrepreneur est de sortir les travailleurs du salariat pour qu’ils se pensent comme autonomes, maîtres de leur propre destin. C’est une illusion. Toutes les actions des chauffeurs Uber, des livreurs à vélo, montrent au contraire la nécessité de l’action syndicale. Ils réactivent et réinventent l’action syndicale car ils se sont organisés et ont mené des grèves et des actions devant les tribunaux pour mettre en évidence la réalité de la subordination. Les luttes menées dans ce type de secteurs contribuent à réinventer l’action syndicale sur des revendications très concrètes pour faire face à des formes de surexploitation. Ce sont des luttes très importantes dans le renouvellement du syndicalisme.

LVSL – Est-il encore nécessaire de nos jours de recourir au dialogue avec les partenaires sociaux ? Le gouvernement semble s’en être très bien passé avec la réforme des retraites. Les syndicats n’apparaissent-ils pas alors comme les cautions d’un jeu pipé ?

SB – Oui, complètement. Derrière la référence au dialogue social on peut mettre des choses très différentes. Les gouvernements, eux, ont tendance à y mettre des syndicats subordonnés qu’ils dénomment des « partenaires sociaux ». Cela implique pourtant une réalité très éloignée du terme : les concertations n’ont plus grand sens car les décisions sont prises en amont. Il n’y a donc plus de place pour la discussion, le mandat d’Emmanuel Macron le montre. Quand il n’y a pas de reconnaissance de l’interlocuteur, on ne peut pas parler de dialogue social.

Ainsi, l’expression apparaît aujourd’hui très galvaudée car elle a été complètement vidée de son sens. De ce fait, beaucoup de militants et syndiqués ne veulent pas entendre parler de ce terme. Elle est associée à des pratiques, qui, sous couvert de dialogue social, permettent de refuser la négociation. Bien entendu, il y a d’autres conceptions du dialogue social, je donne seulement celle qui est mise en pratique par les pouvoirs en place.

« Derrière la référence au dialogue social on peut mettre des choses très différentes. Les gouvernements, eux, ont tendance à y mettre des syndicats subordonnés. »

LVSL – Les gilets jaunes ont-ils court-circuité le syndicalisme ?

SB – Ce mouvement n’est clairement pas un court-circuitage du syndicalisme, il correspond plutôt à la mise en action d’autres composantes du monde du travail qui ne sont pas ou peu organisées par des syndicats. Le mouvement des gilets jaunes est majoritairement composé de travailleurs dans les Petites et Moyennes Entreprises, d’auto-entrepreneurs, de professions intermédiaires comme les infirmières libérales ou les aides-soignantes, d’indépendants. Ils habitent principalement dans des zones périurbaines et rurales, il comprend beaucoup de femmes. Les gilets jaunes font donc figure d’une partie du monde du travail éloignée du syndicalisme.

Je pense en conséquence qu’il faut voir un rôle complémentaire entre ce nouveau mouvement et les syndicats, des convergences ont d’ailleurs été construites dans plusieurs lieux. Les gilets jaunes permettent ainsi d’interpeller le mouvement syndical sur les limites de ses implantations et ses capacités à porter la voix de l’ensemble du monde du travail.

L’après-coronavirus : tendance « jours heureux » ou « business as usual » ?

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Un cinéma à Seattle pendant l’épidémie du Covid-19. ©Nick Bolton

Patrick Artus, chef économiste de la banque d’investissement Natixis, a prédit le 30 mars dernier « la fin du capitalisme néolibéral ». Les perturbations engendrées par la crise du Covid-19 ont en effet suscité de nombreux espoirs et constituent une opportunité unique de changer en profondeur le monde que nous connaissons. Du renoncement temporaire au principe de zéro déficit en Allemagne au financement exceptionnel du trésor britannique par sa banque centrale, de nombreux signaux peuvent nous faire espérer un changement du statu quo économique. Il est sain et nécessaire de penser que les pratiques du pouvoir peuvent être ébranlées. Cependant, les élites nous montrent tous les jours qu’elles comptent conserver leurs avantages après la crise.


Le coronavirus apportera des changements a minima

Qu’il serait opportun de profiter de cette crise sanitaire pour revoir les réformes néolibérales mises en place en France ! Pourquoi ne pas remettre en cause les cadeaux fiscaux pour les plus aisés (flat tax, suppression de l’ISF…) tout en augmentant les subventions aux plus précaires (aides au logement, reprise des contrats aidés…) ? La crise a en effet montré les incohérences de notre hiérarchie sociale, méprisant les professions les plus utiles à la société.

Le gouvernement provisoire d’après-guerre n’a-t-il pas, en 1945, édicté des mesures pour aider à la reconstruction du pays, notamment grâce à l’instauration d’un impôt exceptionnel et unitaire sur le capital ? La taxe a prélevé alors 20% des patrimoines les plus importants et jusqu’à 100% des enrichissements survenus entre 1940 et 1944 ont été récupérés par l’État. Lorsque Bruno Le Maire annonce maintenant que la France rentre dans sa pire période de récession depuis 1945, peut-on s’attendre à un programme aussi ambitieux que celui du Conseil National de la Résistance ?

Quoique Emmanuel Macron appelle à « se réinventer, [lui] le premier », le pouvoir multiplie en effet les signes montrant que la remise en question du statu quo ante n’est pas à l’ordre du jour. Exemple : l’austérité budgétaire, responsable d’une fragilisation extrême de notre système de santé (disparition de 13% des lits d’hôpitaux entre 2003 et 2016). Lors de son discours du 12 mars, le chef de l’État a avoué que « la santé gratuite […] et notre État-providence » ne représentent pas « des coûts, mais des biens précieux ». « Déléguer […] notre capacité à soigner » est selon lui « une folie ». Cependant, quelques jours après, l’État commande un rapport à la Caisse des dépôts et consignations pour définir l’hôpital de l’après-crise. Cette étude, loin de faire les louanges de l’État-providence, voit le secteur privé comme un moyen de résoudre les problèmes des professionnels de la santé. Les partenariats public-privé sont envisagés comme une solution alors qu’ils causent souvent des coûts supplémentaires aux hôpitaux.

L’utilisation de l’État pour privatiser des bénéfices et mutualiser les risques n’est pas une pratique nouvelle au sein du capitalisme français.

Le coronavirus risque également d’être utilisé par les pouvoirs politiques et économiques pour tenter de dégrader une fois de plus les conditions de travail. Geoffroy Roux de Bézieux, président du MEDEF, souhaite par exemple que l’État renfloue les entreprises en difficulté, ce qu’il fait déjà, si ce dernier se retire du capital lorsque les risques sont écartés. L’utilisation de l’État pour privatiser des bénéfices et mutualiser les risques n’est pas une pratique nouvelle au sein du capitalisme français. Le patron des patrons estime que c’est  « la création de richesses » qui permettra « d’augmenter l’assiette des impôts et donc les recettes ». Aucune remise en question des baisses des taxes successives sur le grand capital n’est envisagée, alors que ce phénomène a fait s’effondrer les revenus de l’État. Geoffroy Roux de Bézieux considère également qu’il « faudra bien se poser la question tôt ou tard du temps de travail, des jours fériés et des congés payés pour accompagner la reprise ».

Emmanuel Macron saura lui donner raison puisque le 22 mars a été voté un projet de loi d’urgence pour lutter contre le COVID-19, habilitant le gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance pendant la durée de la crise. La journée de travail est maintenant portée à 12 heures, la durée hebdomadaire à 60 heures et le temps de repos est passé à 9 heures consécutives pour les « secteurs d’activités particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale ». Définition on ne peut plus floue : Muriel Pénicaud a ordonné le 19 mars aux patrons du BTP d’envoyer leurs ouvriers sur les chantiers en les menaçant de les exclure du droit au chômage partiel. Les quelques mesures positives prises par le gouvernement, comme la fin des expulsions aux logements, sont censées s’arrêter fin mai 2020. Les mesures de flexibilisation du code du travail auront quant à elles effet jusqu’au 31 décembre 2020.

À Bruxelles, libre-échange et refus de solidarité

Peut-être nous est-il permis de rêver d’une nouvelle Europe ? Cette dernière pourrait redonner une réelle souveraineté démocratique à ses États membres tout en garantissant à sa population une vie digne et un égal accès aux services publics. Pour cela il est urgent de revoir les traités européens responsables de la mort cérébrale de l’Union Européenne (UE). Il est également important de mettre fin à l’agrandissement de l’Europe dans le seul but de réduire les coûts de travail et de délocaliser les industries. En effet, ces phénomènes causent la paupérisation des populations et provoquent la perte de puissance des États membres au profit d’une minorité d’entreprises. Là encore, l’après-coronavirus risque fort d’être un désastre.

En pleine crise sanitaire, l’Union Européenne a entériné son élargissement vers les Balkans. Le 26 mars 2020, la Commission européenne a ainsi validé l’ouverture de négociations pour intégrer la Macédoine du Nord et l’Albanie au sein de l’UE. La stratégie est bien connue : nouer des liens avec des pays où la main d’œuvre est bon marché pour ensuite pouvoir délocaliser les industries et réduire les coûts du travail. Le même phénomène a été observé après l’accord de libre échange entre l’Ukraine et l’UE en 2017 : cette ouverture a seulement permis à des entreprises d’utiliser cette main d’oeuvre peu chère pour augmenter leurs bénéfices, par le biais de travailleurs détachés notamment. 

Sans un salaire minimum européen, la situation risque de se reproduire avec l’ouverture vers les Balkans. À ce sujet, Pierre Gattaz, président du groupe de lobbying Business Europe, soutient que « la fixation du salaire minimum est une compétence nationale ». Une chose est claire : la crise du coronavirus ne remettra pas en cause les principes néolibéraux régissant l’Union Européenne.

Même stratégie, autre continent : le conseil de l’UE a validé le 30 mars 2020 le futur accord de libre-échange entre l’Europe et le Vietnam. Le texte, plutôt que de veiller au respect des droits humains ou environnementaux protège, par l’intermédiaire des Investor-State-Dispute-Settlement (ISDS ou tribunaux d’arbitrage), les intérêts des investisseurs. Le libre-échangisme et le « Green Deal » promu par la présidente de la Commission Européenne Ursula Von Der Leyen sont par ailleurs totalement incompatibles.

Le coronavirus peut être une chance de faire enfin prendre conscience aux États européens de la nécessité de créer des mécanismes de solidarité entre eux. L’Allemagne et les Pays-Bas ont pourtant refusé l’instauration de « coronabonds », qui pourraient être un premier pas vers une mutualisation des dettes européennes. Cette mesure, outre son évidente solidarité, permettrait à certains États d’emprunter sur les marchés financiers à des taux réduits tout en renforçant la construction d’une Europe plus juste. Il convient de préciser que son utilisation serait limitée de par la faible taille du budget européen. Néanmoins, il est intéressant de noter que l’UE refuse une fois de plus toute mesure solidaire. L’Italie, qui réclamait la mise en place de ces « coronabonds », est contrainte d’utiliser l’aide du Mécanisme Européen de Stabilité (MES) qui conditionne l’accord de prêts à des contreparties, notamment des politiques austéritaires. Après plusieurs négociations, l’Italie est finalement seulement contrainte d’utiliser l’argent prêté par le MES dans son système de santé.

La Banque Centrale Européenne (BCE) a décidé d’un plan de sauvetage d’environ 750 milliards d’euros pour 2020, en plus des 240 milliards initialement prévus dans le programme de Quantitative Easing (QE) débuté en 2015. Prisonnière des traités européens qui l’encadrent, la BCE inonde les marchés secondaires de liquidités dans l’espoir de stabiliser le prix de la dette des États et de protéger les banques. Cette mesure n’a que peu d’effet sur l’économie réelle. L’institution pourrait pourtant financer directement les États européens, technique plus efficace, et monter au capital des instituts financiers pour leur imposer des réformes profondes. Une telle solution nécessite bien évidemment une BCE sous contrôle démocratique.

La crise du coronavirus est un révélateur : celui de l’incompatibilité entre une solidarité européenne ou la souveraineté monétaire des pays et les traités régissant l’UE. Plutôt que de remettre en question ces derniers, les États européens préfèrent continuer la même danse macabre : prôner le libre-échangisme jusqu’au bout.

Le risque d’une stratégie du choc

En 2007, Naomi Klein a analysé que de nombreux régimes ont utilisé une « thérapie du choc » pour mettre en place des mesures néolibérales. De l’invasion de l’Irak en 2003 à l’ouragan Katrina aux Etats-Unis en 2005, les dirigeants se sont servis de crises pour imposer la doctrine des Chicago Boys. L’autrice de The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism précise que la stratégie du choc est utilisée lorsque des personnes sont trop occupées à assurer leur survie pour protéger leurs propres intérêts. 

Il est évident que les élites mondiales utilisent la situation actuelle pour promouvoir des politiques néolibérales. Elles désignent également les réponses techno-sécuritaires comme la seule solution viable. L’État français préfère ainsi créer une application dont l’utilité est très discutable pour camoufler sa mauvaise gestion de la situation.

La menace du coronavirus qui va encore planer sur nous pendant longtemps risque d’être utilisée pour mettre en place des dispositifs contraires à nos libertés les plus fondamentales. Viktor Orbán a par exemple invoqué la crise du coronavirus pour que le parlement lui accorde, pour une durée indéterminée, des pouvoirs renforcés. Ce dernier profite alors de la situation, notamment pour déposer des textes de loi contre les personnes transgenres.

Il est réellement important de croire à la possibilité de changement ou même de concevoir des utopies. Mais pour que ces dernières ne correspondent pas à leur définition étymologique (« absence de lieu »), il nous faut comprendre que cette crise est une opportunité pour les élites économiques et politiques de promouvoir des décisions en accord avec leurs seuls intérêts. Or, leurs préoccupations ne sont absolument pas en adéquation avec des impératifs de protection de l’environnement et des travailleurs. Il existe une multitude de futurs possibles. Mais si nous voulons des « jours heureux », cela passera inévitablement par la reprise du pouvoir à la caste qui nous l’a confisqué.

Quels modèles d’urbanisme pour la transition écologique ?

Urbanisme néoclassique de la Reconstruction, place Jeanne Hachette, Beauvais (Oise), © Dorian Bianco

Réhabiliter une vision concertée de l’urbanisme pour relever les défis de la conversion écologique en aménagement du territoire : au-delà de l’incantation actuelle à faire la transition par des villes en ordre dispersé, la planification par l’État d’un modèle progressiste permettrait de lutter contre l’étalement urbain et la congestion des centres. L’habitat concentré en banlieue proche et la cité-jardin pour aménager les transitions périurbaines apparaissent comme autant de systèmes d’urbanisme à réactiver. Un tel bouleversement suppose, à rebours des orientations de la loi Elan (2018), de redonner un pouvoir essentiel à un architecte renouant avec la figure moderniste de l’urbaniste-ingénieur.


L’urbanisme contemporain est plongé dans le désarroi. Il traverse une crise historique qui s’explique par son abyssale vacuité programmatique : il ne dispose plus de modèle cohérent, ne suit aucun projet-type ni n’opère selon les missions d’une planification nationale. Désaissis de leur pouvoir sur le projet urbain, les jeunes architectes en désertent les problématiques au profit des cultures visuelles (art vidéo, design graphique, etc). La spéculation immobilière défait le tissu urbain, les enseignes commerciales parasitent les paysages urbains, le secteur de la construction est indifférent à la valeur architecturale ; enfin, le discours académique sur l’urbanisme, enseigné aux étudiants de sciences sociales en dépit des architectes, s’est éloigné de son volet technique et artistique : une hégémonie situationniste règne sur une partie des sciences sociales abordant la ville sous l’angle quasi-unique de l’habitant et de son droit à la ville. Dans la France du XXIe siècle, peu de métiers forment encore à la réunion de la forme et de la fonction dans la conception du projet urbain pour concilier questions techniques et esthétiques, nécessité et culture. Le monde de l’urbanisme s’est fragmenté.

La loi Elan, votée par le gouvernement Philippe en 2018, consacre cette vision antimoderniste en opposant aux acteurs de la construction (promoteurs immobiliers, BTP), chargés de bâtir rapidement à moindre coût, le supposé temps long des architectes et du patrimoine dont le rôle est marginalisé. En filigrane, il y a l’idée qu’il n’existe pas de conciliation possible entre impératifs techniques et (belle) forme architecturale car n’y aurait plus d’argent dans les caisses et que le temps presse. En visant un choc de l’offre pour bâtir mieux, plus vite et moins cher, la loi Elan nivelle par le bas et abaisse les coûts pour les bailleurs sociaux dont le ralentissement de l’activité s’explique… par la baisse des APL et des dotations aux bailleurs sociaux sous la présidence Macron.

Nous entrons dans une nouvelle ère. Un double défi s’annonce : la transition écologique et la résolution de la crise sociale dans un pays qui souffre d’individualisme pavillonnaire. Mais la réponse est inadaptée depuis plusieurs décennies : l’instrumentalisation politique de la notion de droit à la ville par les élus locaux puis le marketing urbain néolibéral a progressivement formé une nébuleuse de pensée quasi-unique sur la pertinence d’une échelle locale impuissante à contrer la dynamique multinationale du capitalisme contemporain.

En creux, le mythe du retour des villes est anti-étatique car il soustrait l’action politique de l’échelle nationale fondée sur l’aménagement du territoire. Or depuis les premières lois de décentralisation (1981), l’État encourage la délégation de ses prérogatives aux échelons inférieurs de gouvernance territoriale, aujourd’hui jusqu’au niveau des métropoles sommées de se survivre ou de périr face à la mondialisation. Un contraste se joue entre l’impensé géo-darwinien d’une transition écologique opérée en ordre dispersé par les villes (déséquilibré par principe), acceptant en creux la fragmentation néolibérale de l’État social, et la planification centralisée à la française qui vise l’égalité de traitement des territoires en subvenant à ses besoins financiers quel que soit leur rang. Le droit à la ville n’est alors que le symptôme d’une impuissance à maîtriser l’urbanisme à la bonne échelle. Pour contrer cette dynamique, l’urbanisme pourrait redevenir une politique à l’échelle nationale grâce à la planification qui a connu son heure de gloire durant les premières années de la Seconde Reconstruction (1945-1953), cette fois-ci au service de la transition écologique des années 2020. Les milieux réactionnaires et libertaires communient dans l’erreur en attribuant la détérioration des paysages à l’industrie, alors qu’il faudrait l’imputer à l’individualisme pavillonnaire défendu de Giscard à Sarkozy et aux lois de décentralisation qui ont retiré l’implication de l’État au profit des municipalités. Le réquisitoire postmoderne contre l’industrie obscurcit les véritables enjeux ayant trait au rôle et à l’échelle de la maîtrise d’œuvre. Mais quels modèles d’urbanisme faut-il alors adopter ? Et quel rôle donner aux architectes ?

La transition écologique : l’histoire est la source de tout progrès

Les idolâtres des nouvelles technologies voient la « révolution » numérique comme le levier de la transition écologique. Dans le domaine de la construction, c’est la mode de l’imprimante 3D et du BIM (Building Information Modelling, technologie de modélisation numérique). Si la consommation d’énergie nécessaire à l’usage de ces machines dépend en amont de l’extraction de ressources fossiles, l’impact carbone sera négatif. Une étude du think tank The Shift Project montre que la transition numérique contribue déjà à hauteur de 3% aux émissions globales de CO2. La dématérialisation de l’économie est un mythe.

A l’inverse, les innovations modernes les plus profitables à la transition écologique comme le nucléaire peuvent être associés au retour de techniques pré-carbones historiques. En somme, la combinaison du high-tech et du low-tech constitue la solution la plus profitable, notamment dans le secteur de la construction où l’innovation semble inutile. Si l’accumulation exponentielle d’émissions de CO2 commence grosso modo avec la diffusion de la révolution industrielle en Europe occidentale autour de 1850, les européens n’ont pas pour autant commencé à construire leurs villes à partir de cette date-là. Cela signifie que les méthodes constructives proto-industrielles constituent une solution existante et éprouvée de bâtiments édifiés avec un bilan carbone nul ou insignifiant et des matériaux aussi divers que la pierre, la brique, le bois, le verre. Dans La fin de l’avenir, l’historien médiéviste Jean Gimpel analysait le déclin technologique de l’Occident durant la seconde moitié du XXe siècle comme une opportunité pour renouer avec des innovations techniques durables plus anciennes, notamment issues de révolutions industrielles antérieures comme celle qu’a connu… la France du XIIIe siècle. Ce projet était déjà porté à la fin du XIXe siècle par les socialistes anglais et le mouvement des Arts and Crafts, avec un résultat mitigé.

Immeubles reconstruits durant l’après-guerre, Saint-Malo, © Olga1969, Licence Creative Commons

Cette voie doit nous conduire à reconsidérer le bâti historique. Au lieu de démolir et reconstruire, il faut entretenir, rénover, préserver, car l’architecture qui produit le moins de CO2 est encore celle qu’on ne construit plus. Récemment, des projets de recherche se sont intéressés aux potentialités écologiques de l’architecture vernaculaire, dont les méthodes constructives se caractérisent par l’usage et la transformation de ressources naturelles locales. Leur viabilité écologique s’accompagne de grandes qualités esthétiques : le bâti vernaculaire se conforme au site et aux conditions physiques de leur environnement, tout en renforçant la cohérence des paysages culturels. Les stratégies contemporaines d’isolation thermique par l’intérieur permettraient alors d’optimiser les performances écologiques de ces bâtiments (le BTP entretient la confusion sur la notion de passoire thermique qui ne concerne que les constructions de 1948 à 1975). En s’inspirant de l’architecture vernaculaire, l’aménagement saisit la transition écologique comme un moyen d’améliorer le paysage. C’est là d’ailleurs le prérequis de tout principe d’ingénierie : saisir la contrainte pour faire mieux.

Renouer avec ces méthodes de la longue durée pose essentiellement deux problèmes. Le réemploi de matériaux et de techniques anciennes se heurte à leur coût élevé à cause de la concurrence étrangère permise par le libre-échange quasi-intégral. La réintroduction de barrières tarifaires et l’usage de la dévaluation sont des armes idéales pour relancer les industries locales et traditionnelles. Seule une politique économique de l’État peut y parvenir en compensant la chute d’activité du BTP, en relocalisant l’outil de production et son système d’acheminement pour rompre avec la dynamique multinationale du capitalisme.

Le milieu éducatif et professionnel de l’architecture ne dispose pas de connaissance du vernaculaire à l’inverse des métiers du patrimoine : conservateurs, archéologues du bâti,  historiens ou encore architectes du patrimoine, géographes et géo-scientifiques. La crise industrielle entamée durant la seconde moitié du XXe siècle et la délocalisation des outils de production provoquée par la mondialisation néolibérale ont fait disparaître presque complètement les savoir-faire traditionnels. Par conséquent, particuliers et entreprises en bâtiment sont incapables de reproduire par eux-mêmes des méthodes qu’ils doivent réapprendre de ces spécialistes, et nul artisanat 2.0 ni autoconstruction libertaire ne peuvent parvenir au niveau de qualité de leur travail.

Comme un serpent qui se mord la queue, nous avons vu que la loi Elan marginalise les métiers de l’architecture et du patrimoine et les éloigne du pouvoir technique…  C’est pour cela qu’il faut imputer la misère contemporaine de l’urbanisme aux responsables politiques et au pouvoir économique plutôt qu’aux architectes victimes de ce rapport de force. Cependant, l’enseignement de l’architecture s’est rendu impuissant à s’y opposer.

Changer l’enseignement de l’architecture

Si l’urbaniste qui conçoit la ville doit être l’architecte et non pas l’administrateur ni quelconque acteur privé, il faut au préalable que l’enseignement de l’architecture soit orienté vers une conception tout à la fois esthétique (faire une belle ville), sociale (faire habiter tout le monde) et fonctionnelle (travailler et se déplacer). C’était le compromis auquel les architectes reconstructeurs étaient parvenus.

Or, depuis les années 1970 et l’essor des critiques antimodernes, la figure de l’architecte-ingénieur s’est effritée. Pour qu’il redevienne le véritable auteur de la ville, l’architecte doit se penser comme un homme ou une femme de l’art qui se met au service d’une composition urbaine cohérente et globale, capable d’articuler les différentes échelles du projet (mobilière et décorative, constructive et architecturale, paysagère et infrastructurelle). Sur ce point, l’art ne peut pas être considérée comme une discipline autonome comme les pures performances de la starchitecture des années 1990-2000, ni s’identifier uniquement, comme lors de la Renaissance italienne, à l’enseignement des arts libéraux : il doit être reconduit à la notion grecque et médiévale plus ample de tekhnè qui associe art et technique et attribué à ce que le bas Moyen-Âge appelait les arts mécaniques. L’architecture doit être désindividualisée et subordonnée à un projet de société.

À partir des années 1960, l’enseignement de l’architecture se sépare des Beaux-Arts, s’ouvre aux sciences sociales et se dématérialise en s’intéressant aux thèses structuralistes et post-structuralistes. Durant les années 1970, l’architecture est un angle d’approche privilégié pour analyser le tournant culturel postmoderne des sociétés occidentales : elle est désormais appréhendée comme un objet signifiant et textuel. Délaissant la question du chantier, elle devient également plus abstraite, car ce n’est plus l’art ni le temps, mais l’espace qui devient son angle d’analyse, comme en témoigne l’influence d’Heidegger pour défendre la primauté anti-humaniste du site sur le programme.

Des concepts abstraits font leur apparition, comme la mémoire au sens phénoménologique qui remplace le patrimoine historique auquel se référaient les architectes de la Reconstruction, si bien que l’enseignement actuel de l’histoire dans les écoles d’architecture est devenu catastrophique : la connaissance de l’architecture française et européenne qu’ont les nouvelles générations demeure souvent de l’ordre de la culture générale. L’histoire, c’est-à-dire le temps, doit redevenir un angle d’approche aussi important que l’espace pour former les architectes. Au lieu de lire les écrits auto-référencés des architectes contemporains célèbres comme Rem Koolhaas et Bjarke Ingels, la nouvelle génération devrait accumuler les connaissances de terrain et connaître, à la manière des chercheurs de l’inventaire, le bâti existant. Il en résulte paradoxalement une approche très formaliste qui est incapable de se reconnecter avec les dimensions sociales et techniques plus larges de l’urbanisme.

De l’autre côté, avec l’apparition progressive des urban studies, l’enseignement de l’urbanisme s’est autonomisé pour appréhender la ville comme une réalité propre au lieu de l’intégrer de manière systématique à l’art et l’histoire. L’enseignement de sciences sociales (sociologie, géographie) dispensé dans les diplômes d’urbanisme aborde trop sommairement l’histoire de l’art qui constitue pourtant le domaine privilégié pour étudier la forme des villes. Sa lecture cohérente en modèle est fragilisée par la critique postmoderne des années 1970 et son ode à l’incompréhensibilité d’un monde complexe. A rebours de cette évolution, il faut se replonger dans les expériences historiques du projet urbain pour en reconstituer le caractère d’œuvre collective.

Les modèles historiques du projet architectural et urbain

Cathédrale Saint-Étienne et habitat collectif reconstruit par Jacques-Henri Labourdette, Beauvais (Oise), © Dorian Bianco

Il faut réhabiliter la figure rationnelle de l’architecte-ingénieur. Cette conception domina deux moments qui furent parmi les plus extraordinaires contributions de l’architecture française au progrès technique et humain : la cathédrale gothique et la Reconstruction d’après-guerre. Lorsque l’abbé Suger fait rebâtir le chœur de Saint-Denis entre 1140 et 1144, naît progressivement un système constructif révolutionnaire par lequel la stabilité de l’édifice ne repose plus sur sa masse comme dans le modèle gréco-romain, mais sur l’équilibre des forces que souligne l’esthétique constructive. Dès lors, les cathédrales gothiques du Bas Moyen-Âge feront disparaître l’épaisseur du mur grâce à un système de colonnes légères qu’inonde la lumière naturelle à travers le vitrail. Plus on s’élève, plus on évide, et avec moins de pierres : Less is more, on fait plus avec moins. Ce principe qu’un ingénieur contemporain ne saurait remettre en question a été inventé dans l’Île-de-France du XIIe siècle, et le mur rideau des gratte-ciels modernes n’en font que systématiser le principe. Loin du réquisitoire anti-technologique de certains écologistes, c’est ce genre de principe d’ingénierie qu’il faut retrouver pour maximiser la transition environnementale tout en faisant une ville plus belle qu’elle ne fût jamais.

Il n’existe pas de théorie que les architectes du gothique nous aient laissé de leurs églises, seuls de rares dessins qui nous sont parvenus témoignent que la construction a été pensée. La cathédrale s’élaborait sur le chantier, où l’on dût inventer le système moderne de la préfabrication pour accélérer la construction et réduire les coûts de production. Loin d’être anonymes, les architectes étaient à la fois des maîtres d’œuvre, des bâtisseurs et même des entrepreneurs auxquels s’adjoignaient verriers et tailleurs de pierre qu’on ne distinguait pas encore trop des sculpteurs. La cathédrale était une œuvre collective et non  individuelle. Jean Gimpel rappelle que l’artiste médiéval n’était, à la manière de la partie pour le tout, qu’un ouvrier au service d’un grand ouvrage.

Collégiale Saint-Wulfran et Immeuble collectif d’État reconstruit durant l’après-guerre, Abbeville (Somme), © Dorian Bianco

Dans la lignée de cette conception française et anti-individualiste de l’architecture, la Reconstruction des villes sinistrées par la Seconde Guerre mondiale n’a pas davantage eu le temps de recevoir quelconque théorie : il fallait refaire la ville dans l’urgence, c’est-à-dire imaginer une architecture nécessaire qui redresse les fonctions économiques et politiques essentielles tout en fournissant un logement à tous. Il en résulta, à l’exemple de Saint-Malo, un compromis entre modernité et tradition, et un style mêlant simplicité fonctionnelle (hygiène, lumière, béton armé, absence de système ornemental), une esthétique pittoresque pour rassurer les habitants (toitures à lucarnes, parements en matériaux traditionnels) et un urbanisme néoclassique (lisibilité de la voirie, perspectives, ordonnancement des façades). Par un système de planification étatique, les plans étaient réalisés par des urbanistes qui étaient des architectes modernes, régionalistes ou néoclassiques. Dans le sillage d’Auguste Perret, c’est le triomphe du classicisme structurel où, comme dans le gothique, l’esthétique constructive anime l’élévation des façades.

Il fallût industrialiser le chantier en préfabriquant par avance les modules constructifs. Ce fut l’œuvre de l’intérêt général et du travail collectif : pensons qu’Amiens fut rebâti par 200 architectes en l’espace de douze ans, et qu’en 1962 avait-on presque achevé la Reconstruction de 1600 villes françaises avec une architecture d’une grande inventivité stylistique. Les limites du génie humain étaient repoussées. Pour reconstituer le patrimoine mobilier détruit, des artistes sculpteurs, peintres et verriers furent commissionnés comme dans la Manche où l’on vit un renouveau de l’art sacré au cours des années 1950. Les bas-reliefs, comme ceux qui ornent la caisse d’assurance-maladie de Basse-Normandie à Caen, témoignent d’un art social, compréhensible et modeste au service d’un projet de redressement national. Cette réunion des arts dans un contexte de nécessité demeure dans la droite lignée de la cathédrale gothique. A la manière des artistes et bâtisseurs médiévaux, l’individualité esthétique de ses auteurs était reléguée au second plan, tout en étant reconnue par le droit du travail (qui, au XIIIe siècle, existait sous une forme associative libérale). Comme pour la cathédrale, l’architecture moderne se voulait un art total où les œuvres d’art ne sont pas autonomes, mais au service d’un grand projet. Cette conception se retrouve dans le projet urbain soviétique ainsi que dans le mobilier scandinave, conçus comme des œuvres du génie collectif au service de la société.

La transition écologique, par son caractère d’urgence absolue, n’a pas le temps de recevoir de théorie. Or aujourd’hui, la question est confiée à des administrateurs qui ne se soucient pas de la dimension culturelle et patrimoniale et qui ne posent aucunement la nécessité de redistribuer les richesses pour s’en donner les moyens, tandis qu’un milieu élitaire s’est éloigné du chantier et se perd dans des discussions byzantines sur le concept en architecture. Nous attendons la venue d’une nouvelle œuvre collective où les métiers se remettraient à coopérer dans une mentalité d’ingénieur, sans enrichissement personnel ni égoïsme local, à la manière de ce que furent le chantier médiéval et la Reconstruction. Maurice Thorez ne déclarait-il pas en 1937 à la Mutualité : « Je me prends souvent à comparer aux bâtisseurs de cathédrales animés de la foi ardente qui « soulève les montagnes », et permet les grandes réalisations, les constructeurs de la nouvelle cité socialiste ».

Quels aménagements planifier ?

Un zeitgeist antifrançais règne dans les manières contemporaines de faire la ville, façonnées d’impensés spencériens et anti-humanistes. La nouvelle architecture domestique, à l’exemple du nouveau quartier Rive Gauche à Paris, est anti-urbaine par son absence d’ordonnancement, de cohérence avec le tissu historique, et de lisibilité visuelle ensevelie dans d’interminables quinconces et angles décalés justifiés à renfort d’arguments psychologistes ou post-stucturalistes. L’architecture monumentale, comme la Philharmonie de Paris, est anti-sociale par son incapacité à accueillir la vie de la Cité en excluant les non-diplômés de son périmètre, à la différence de la cathédrale gothique dans laquelle tout le monde se rencontrait et des bâtiments de service publics reconstruits d’après-guerre.

L’architecture biomorphique des années 2010, cassant la cohérence des paysages urbains, n’est rien d’autre que du marketing urbain, car remplacer un angle droit par une ligne courbe n’a jamais fait réduire les émissions de gaz à effet de serre. Enfin, l’écoconstruction contemporaine souffre d’une absence abyssale de conformité paysagère et ne semble être que la mauvaise version du puritanisme esthétique. Conception biologiste inconsciemment dirigée contre la tradition rationnelle à la française d’un côté, narcissisme d’architectes qui se considèrent comme des artistes en liberté de l’autre, et qu’on juge, à la manière d’œuvres d’art, par leur « geste ». Ce n’est plus un tribunal, c’est du Renzo Piano, ce n’est plus une salle de concert, mais du Jean Nouvel. Le programme disparaît derrière des figures qui se croient à la cour des Médicis.

Comment renverser ces modèles défaillants d’urbanisme ? L’entretien du patrimoine ne suffit pas, il faudrait mettre en place une économie de guerre contre le réchauffement climatique qui s’autorise le déficit en rompant avec l’austérité budgétaire… En somme, c’est un léninisme keynésien appliqué à l’urbanisme qui prend pour modèle les meilleures réalisations internationales (tout particulièrement d’Europe du Nord) et françaises. Les chantiers gothique et reconstructeur constituent les modèles à la fois symboliques et anthropologiques d’une nouvelle œuvre nationale.

Cité-jardin (1921-1939), Suresnes (Hauts-de-Seine), © Dorian Bianco

Que faire ? La planification des zones d’habitat dense (centre-ville, banlieue proche) consisterait à réduire et séparer les flux, améliorer la qualité du bâti et renforcer la place du logement social par l’achat de logements insalubres à rénover. Pour y parvenir, la suppression de la gouvernance métropolitaine permettrait de restaurer l’autorité financière et administrative de l’État et des communes (dissolution du Grand Paris et mise en place d’un arsenal juridique contre la spéculation immobilière). La recréation du commissariat au plan et de la planification quinquennale deviendraient les instances privilégiées d’aménagement du territoire et de l’urbanisme. Pour clore l’ère de la décentralisation (1981), l’État nommerait un architecte-urbaniste en chef pour chaque ville, ayant reçu une formation d’architecte du patrimoine et avec un rôle contraignant pour tous les projets d’urbanisme, qui traiterait directement avec une association syndicale représentant les municipalités et les habitants. Il éditerait des plans locaux d’urbanisme qui suivraient des directives nationales prescrivant la conformité écologique et paysagère des projets (plantations d’arbre, jardins à l’anglaise), la densification des espaces bâtis par l’habitat collectif, la conformité architecturale au bâti ancien et à la lisibilité urbaine (néoclassicisme structurel à la française, règlements d’alignement), l’usage de principes de construction vernaculaires et/ou écologiques pour les nouveaux bâtiments, l’obligation de l’isolation thermique par l’intérieur et les règles d’embellissement et de cohérence esthétique qui interdisent les matériaux et les enduits non vernaculaires pour soutenir la production des industries locales et traditionnelles. Cette restauration provisoire du compromis fordo-keynésien remettrait dans les mains de l’État la maîtrise d’ouvrage, préalable à quelconque transformation socialiste ultérieure de la maîtrise d’œuvre et de la construction : la planification fonctionne d’abord sur la base d’une politique économique de l’État qui soutiendrait fiscalement les commerces de proximité en soustrayant le CICE des grandes entreprises pour le diriger vers les petites entreprises. Leur socialisation ne se poserait qu’ensuite.

D’autres solutions existent pour éviter les démolitions inutiles. L’interdiction de la destruction de tout immeuble antérieur à 1962 (sauf dérogation ministérielle) et de tout ensemble bâti inventorié pour son caractère architectural ou écologique remarquable antérieur à 1995 suppose de donner un rôle contraignant à l’inventaire général du patrimoine culturel. Cette règle pourrait être assouplie pour les pavillons construits à partir de la loi Loucheur (1928), avec l’autorisation de détruire les pavillons non inventoriés. L’État pourrait ainsi montrer montrer ses volontés esthétiques. Le contrôle des loyers, notamment en centre-ville, est un mécanisme à employer en parallèle pour éviter la gentrification engendrée par la patrimonialisation et faire habiter les employés plus proche de leur lieu de travail. Enfin, le système de consultation-validation des projets d’urbanisme par l’architecte communiste André Lurçat lors de la Reconstruction de Maubeuge permettrait d’éviter la réalisation de projets trop impopulaires. Enfin, l’aménagement d’un réseau cyclable dans les villes petites et moyennes sur le modèle de Copenhague (chaussées séparées unidirectionnelle, séparation des flux, feux de circulation adaptés à la vitesse des vélos) accompagnerait la planification d’un nouveau système de circulation (sauf pour les villes trop denses comme Paris où l’offre en transport collectif prime sur le transport individuel). L’État pourrait encore légiférer dans les domaines suivants : la fin du parasitage commercial des paysages urbains par la suppression de la publicité des espaces publics, le démontage des enseignes lumineuses, la réduction de l’éclairage public…

L’aménagement des transitions périurbaines où l’habitat est relâché nécessite une planification différente. L’interdiction par décret ministériel l’artificialisation des sols apparaît comme une mesure urgente face à la crise environnementale. Pour les zones périurbaines, l’achèvement des enquêtes d’inventaire auxquelles est donné un rôle juridique contraignant permettrait d’empêcher la démolition inutile des lotissements présentant un caractère architectural, historique ou écologique remarquable. Sur la base de ce travail, une partie des installations commerciales de grande surface ne présentant pas d’intérêt serait démolie et remplacée par une ceinture de cultures maraichères à destination de nouveaux marchés périurbains qui s’installeraient dans des centres commerciaux réhabilités à cette fin. Les municipalités et l’État peuvent racheter les terrains des logements vacants parmi les lotissements périurbains non protégés de la destruction par l’inventaire (la plupart) afin de les détruire et de les remplacer par des cultures à destination des marchés périurbains. La construction en banlieue des résidences en habitat collectif et semi-collectif préfinancés sur le modèle des ISAI d’après-guerre permettrait de reloger les ménages endettés par l’achat de leur pavillon (et annuler leur dette), tout en évitant l’expropriation violente.

Parties communes du logement social périurbain en habitat semi-collectif d’Håndværkerparken (1984), Arkitektgruppen i Aarhus, aménagé en référence aux paysages culturels nationaux : un modèle environnemental et architectural, Aarhus (Danemark), © Dorian Bianco

Les circulations périurbaines évolueraient vers un système de pistes cyclables séparées du réseau viaire, sur le modèle des périphéries danoises et néerlandaises pour relier les logements aux infrastructures publiques et les cultures aux marchés. En parallèle, la reconstitution dans les grandes villes d’un réseau de transport relierait de manière satellitaire centres et périphéries et de manière réticulaire villes et arrière-pays productifs agricoles et industriels (chemin de fer et bus) en suivant des éléments de la Green Belt imaginée par Ebenezer Howard en 1898. Les Établissements publics comme la RATP parisienne ne sont-ils pas des exemples pour ces nouvelles transportations périurbaines ? Sur ce point, une planification soucieuse des strictes nécessités écarterait sans doute la création de villes nouvelles puisqu’une double contre-dynamique doit enrayer le néolibéralisme urbain : la déconcentration des villes métropolisées et la redensification des petites villes et moyennes sur la base d’une relocalisation économique de leurs emplois. Cette œuvre immense demande la collaboration des métiers par des programmes communs entre divers établissements publics (Université, Centre des monuments nationaux, Office national des forêts, Agence de l’énergie, etc) pour la préservation environnementale et la conformité aux paysages culturels français. De la même façon qu’en centre-ville, les plans d’aménagement locaux prescriraient des directives architecturales et paysagères comme l’interdiction des enduits non traditionnels et des parements en matériaux non locaux pour tous les nouveaux programmes de logement. Ne faudrait-il pas récréer un paysage de transition entre ville et campagne en se fondant sur l’histoire de chaque « pays traditionnel » tout en augmentant la surface des forêts dans les friches périurbaines ? Des exposition de modèles-types de lotissements périurbains et de typologies sur la base du travail entamé par les atlas paysagers des DREAL le permettrait.

Logement social d’Hesselbo (1984) en maisons individuelles groupées, Vandkunsten arkiteker, Værløse (Danemark) : un modèle-type ?, © Dorian Bianco

Les choix politiques doivent faire l’objet d’une délibération démocratique, mais le projet urbain qui les réalise doit revenir à la maitrise d’œuvre (l’architecte) qui a le pouvoir de faire la ville sans le concours clientéliste des acteurs locaux. La figure de l’architecte-ingénieur, qui caractérisa le maître d’œuvre du chantier gothique, fut ressuscité par le mouvement moderne et le rationalisme constructif français. Contre l’anarchie visuelle et le chaos postmoderne qui l’ont affaibli ces dernières années, il reviendrait sur le devant de la scène pour concevoir un urbanisme écologique par l’intérêt général et pour les gens, conçu comme un pilier de la reconstruction de l’État social.

L’opposition espagnole : guérilla sur fond de pandémie

Affichant plus de 408 décès par million d’habitants, l’Espagne est à ce jour le deuxième pays le plus touché par la pandémie du Covid-19 au monde. Alors même que l’on décriait l’état calamiteux de la santé publique à la suite des politiques néolibérales des administrations précédentes, les annonces du gouvernement de Pedro Sanchez semblaient sonner le glas de l’ère de l’austérité. Engageant entre autres plusieurs millions d’euros de dépenses sociales, il rendait à l’État ses lettres de noblesse. À en croire l’optimisme débordant des premières analyses, le tour était joué : on n’aurait qu’à se laisser bercer par le courant du temps, qui nous conduirait inexorablement vers le triomphe d’une nouvelle hégémonie progressiste. Pourtant, l’opposition n’a pas tardé à se faire entendre pour déjouer ces prophéties. L’extrême droite n’a pas l’intention de déserter le sens commun sans livrer bataille. Par Malena Reali et Laila Trevegny. 


L’Espagne d’après-2008, fief de l’hégémonie néolibérale

En Espagne comme en Europe, les politiques d’austérité dont on tente de réparer les séquelles remontent au moins à 2008. À l’époque, l’ampleur de la crise financière mondiale avait pris tout le monde de court. Les banques avaient accordé des prêts risqués, affectés à des marchés improductifs et contribuant au cercle vicieux de l’inflation des prix des actifs. Fidèles à la théorie économique orthodoxe, les décideurs européens ont mal interprété le rôle des déficits, produits de la crise plutôt que coupables de celle-ci. Par sa conception même, la zone euro prescrivait l’austérité, exigeant un déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB et un ratio de dette publique sous le seuil des 60 %. Résultat : les stabilisateurs automatiques ont été étouffés, et les pays européens se sont embourbés dans une crise dont la récupération fut plus lente qu’aux États-Unis.

Avant 2008, l’Espagne consacrait près de 7% de son PIB au secteur de la santé. Cette part était descendue à environ 6% avant la pandémie actuelle, soit 7,6 milliards d’euros de coupes budgétaires.

Diminution des salaires, réduction de l’État-providence, précarisation du marché du travail et sauvetage des banques par l’État. L’Espagne a senti les effets de cette recette : une faible création d’emplois de très mauvaise qualité, une détérioration des services publics, une augmentation des inégalités et de la pauvreté et un endettement massif que l’austérité n’a fait qu’aggraver. Les privatisations entamées sous les gouvernements du Parti Populaire (PP) au début des années 2000 se sont approfondies et diversifiées après la crise financière, donnant lieu au démantèlement progressif des services publics, et notamment de la santé. Avant 2008, le pays consacrait près de 7% de son PIB à ce secteur. Cette part était descendue à environ 6% avant la pandémie actuelle, soit 7,6 milliards d’euros de coupes budgétaires. Aujourd’hui, tandis que l’État espagnol dépense 3 300 euros par habitant pour la santé, la France en dépense 4 900 (49% de plus) et l’Allemagne près de 6 000 (81% de plus que l’Espagne). Au détriment de l’hôpital public, au cours des dix dernières années, les dépenses en soins privés ont, elles, notablement augmenté, passant de 24,6% du total des dépenses de santé à 29,2% (OCDE 2018).

La privatisation croissante de l’accès aux soins s’est accompagnée de coupes budgétaires dans d’autres secteurs, à commencer par l’éducation. Une destruction des biens publics qui a gagné les esprits, consolidant dans l’imaginaire social des espagnols un manque de confiance envers l’État et son action (le taux de satisfaction envers le gouvernement national est passé de 41,3% en 2004 à 11,7% en 2012, d’après l’Enquête sociale européenne). Produit de cet éclatement individualiste, la pertinence de la contribution des individus aux biens publics est également remise en question et la solidarité nationale, concrétisée à travers les impôts, peine à être pleinement acceptée (en 2018, 83,1% des espagnols considéraient que les impôts collectés dans leur pays n’étaient pas justes).

Vers un nouveau sens commun progressiste ?

Pourtant, la pandémie du Covid-19 semble effriter cette hégémonie. Le gouvernement dirigé par le « socialiste » Pedro Sanchez et soutenu par Pablo Iglesias (Podemos), Vice-président aux Droits Sociaux, a pris ses fonctions le 13 janvier 2020, moins de trois semaines avant que le virus n’atteigne l’Espagne. Face à l’avancée de la situation, cette coalition « progressiste » a rapidement mis en place des mesures allant à l’encontre des préceptes néolibéraux qui ont régi l’action des gouvernements antérieurs.

Parmi les mesures phares figure l’interdiction des licenciements, l’installation d’un revenu universel de base dans les prochaines semaines, la fin de toute expulsion domiciliaire jusqu’à 6 mois après la levée de l’état d’alarme ainsi que la réquisition des cliniques et hôpitaux privés à des fins de lutte contre la pandémie. Pour aider les plus démunis face à l’impact économique, le gouvernement a également acté un moratoire sur les loyers, les paiements hypothécaires et le paiement des charges pour les particuliers, ainsi que l’interdiction de couper l’électricité, l’eau et le gaz aux foyers qui ne parviendraient plus à les payer. Des aides économiques ont également été prévues pour toute personne susceptible de se retrouver dans une situation de vulnérabilité : les auto-entrepreneurs et travailleurs indépendants, les pères et mères de familles monoparentales, les sans-abri, les travailleurs domestiques et les employés temporaires sont parmi les populations visées. Complété par des mesures visant à protéger les victimes de violences sexistes, cet ensemble de dispositions compte parmi les plus ambitieux d’Europe.

L’Espagne entière semblerait s’être ralliée autour de nouvelles certitudes ; celles de l’importance de la protection des services publics, d’un État fort et de la contribution fiscale de tous les membres de la nation face à cette situation d’exceptionnalité. « Nous ne pouvons pas commettre les mêmes erreurs que le gouvernement de Rajoy pendant la crise économique », déclarait Pablo Iglesias à la télévision nationale. Voyant que les pays du Nord manquent à l’appel de la solidarité européenne, l’État-nation redevient le centre de gravité politique. Face à la pandémie, la délocalisation conduit à devoir importer ce qui est nécessaire à la survie des populations et à soumettre ces besoins aux aléas du marché. Le contexte précipite la resignification des concepts d’État, d’intérêt national, de services publics, d’impôts, de biens communs. Tout autant de mots qui, depuis les gouvernements néolibéraux de José María Aznar (PP), s’étaient vidés de sens.

De nombreux analystes de gauche se sont précipités pour voir dans cette crise le coup de grâce porté au modèle institutionnel supra-étatique consolidé depuis Bretton Woods. Comme des marxistes de comptoir verraient partout les signes avant-coureurs de la révolution, ils y ont vu la fin inévitable du consensus néolibéral : le sens commun se serait défait par lui-même, happé par ses contradictions et ses faillites manifestes. Lorsque Mark Fisher publiait son ouvrage Capitalist Realism en 2009, il postulait que même en pleine crise, il était plus facile d’imaginer la fin du monde que celle de l’hégémonie néolibérale. Si l’on croit les commentateurs du présent, la deuxième crise est la bonne et cette situation offre un terreau fertile à un nouveau réalisme.

Depuis la France, il est difficile d’entendre cette hypothèse sans être rappelé aux premiers temps de l’après-2008, l’après-Charlie Hebdo, l’après-gilets jaunes. À ces occasions, les mêmes prédictions de consensus et d’unité nationale se faisaient entendre. Pour quels résultats ? Comme le rappelle Laurent Cytermann dans un éditorial pour l’Institut Rousseau, le « rien ne sera comme avant » d’Emmanuel Macron en mars 2020 laisse un goût de déjà vu. Il évoque notamment le 10 décembre 2018, lorsque le président déclarait : « Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies ». Pourtant, après les manifestations des gilets jaunes, il est difficile de voir les fruits de cette métamorphose tant annoncée.

L’hypothèse d’un changement de paradigme inévitable relève d’un déterminisme aux relents de fin de l’histoire. Les crises, catastrophes et pandémies n’offrent qu’une base à laquelle raccrocher des discours : l’enracinement durable d’un nouveau sens commun ne pourra se faire qu’au fruit d’un combat politique et culturel qui reste à mener. En France, cette conclusion n’est pas difficilement atteinte. Le retournement de veste de la start-up nation a dès le départ éveillé le scepticisme de ses observateurs, et le gouvernement a d’ores et déjà donné sa vision de l’après : Bruno Le Maire a déclaré qu’il « faudra faire des efforts » pour réduire la dette de la France une fois cette crise sanitaire passée. En Espagne, où le gouvernement « progressiste » au pouvoir est le principal champion d’un « après » prometteur, on aurait encore pu être tenté de croire que celui-ci arrivera de lui-même.

L’opposition politique et les élites économiques : en lutte contre ce changement de paradigme

Sans surprises, l’opposition n’a pourtant pas tardé à se faire entendre pour tenter d’imposer sa narration des faits et sa propre vision de la suite. Mais tandis qu’en France ou encore au Portugal les partis politiques ont unanimement appelé à la collaboration avant de formuler des critiques ciblées, les droites espagnoles se livrent à une lutte implacable contre le gouvernement sur tous les fronts, soutenues par les élites économiques du pays.

Venant de partis dont l’habituel nationalisme aurait pu mener à un discours d’union, cette stratégie pourrait surprendre les électeurs. Pour la justifier, la présidente du groupe parlementaire de Vox, à l’extrême droite de l’échiquier politique, fait preuve d’une véritable gymnastique rhétorique : d’après elle, son parti aurait fait preuve d’une « loyauté absolue » envers le gouvernement espagnol, avant que celui-ci ne franchisse « une ligne infranchissable ». Un Rubicon dont la définition est vague (« l’échec » et « l’irresponsabilité » prétendus du gouvernement) ; mais « il y avait une limite à notre loyauté », résume-t-elle, justifiant en une phrase une stratégie d’intimidation qui va, pour son parti, jusqu’à demander la démission de Pedro Sanchez pour laisser la place à un « gouvernement de technocrates et de patriotes ».

Vox, le Parti Populaire et, dans une moindre mesure, Ciudadanos, se sont emparés avec fracas de la scène politique. À travers une communication en pleine effervescence, une véritable lutte sémantique est menée depuis le début de la crise. Il s’agit d’établir des parallélismes : entre le socialisme et le communisme – à l’aide de nombreuses références au Venezuela -, entre le parti socialiste (PSOE) et un prétendu « génocide » des Espagnols, fruit de la prétendue mauvaise gestion de la pandémie… En d’autres termes, d’associer systématiquement le gouvernement aux mots improvisation, frivolité, échec, ou encore assassinat.

Les élites économiques, grandes gagnantes des politiques néolibérales, se sentent menacées par la perspective d’un changement de paradigme. Des secteurs tels que l’industrie pharmaceutique, la finance ou encore les compagnies aériennes avaient obtenu, grâce aux gouvernements antérieurs, des dispositions leur garantissant une baisse d’impôts substantiels. Face aux dépenses accrues générées par la crise et au besoin de financer la santé publique, ces cadeaux fiscaux sont remis en cause et ces entreprises craignent de voir leur image publique se dégrader. Pour garder la face, elles misent sur des dons à l’État. À défaut de payer plus d’impôts pour financer les services publics, certaines des plus grandes entreprises espagnoles telles qu’Inditex, El Corte Inglés ou encore Mango, ont déjà annoncé des dons de masques, de lits d’hôpitaux, ou de sommes d’argent considérables pour le financement d’équipements sanitaires.

Vox : une guérilla depuis l’alt-right

Du côté de l’opposition politique, la stratégie mobilisée est soigneusement calibrée : le Parti Populaire et Vox se sont répartis les rôles, ce dernier intégrant de plus en plus de codes de l’alt-right internationale. Le PP s’adresse au gouvernement dans un cadre institutionnel, utilisant la tribune de la chambre des députés pour mettre en scène de grandes disputes parlementaires et formuler des propositions politiques. Sa stratégie consiste notamment à proposer un accord au parti socialiste espagnol (PSOE), dont est issu Sanchez, afin de déstabiliser la coalition au pouvoir et fragiliser la position de Podemos. En parallèle, l’extrême droite s’adonne à une stratégie de guérilla virtuelle visant à contrer les avancées social-démocrates et affaiblir le gouvernement.

Par temps de confinement, internet et les réseaux sociaux sont l’arène de prédilection de ces offensives. Vox y reproduit de plus en plus de stratégies de l’alt-right [l’extrême-droite américaine, très présente sur les réseaux sociaux], avec laquelle le parti partage des traits démographiques et idéologiques distincts : sa communication est menée par des digital natives (jeunes ayant parfaitement intégré les codes des réseaux sociaux), et se focalise sur des messages anti-establishment et « politiquement incorrects ». En juin 2019, le commissaire européen chargé de l’Union de la sécurité, Julian King, avait déjà souligné que Vox tirait profit de campagnes de désinformation, de fake news et de la propagation de canulars sur les réseaux sociaux. À l’heure actuelle ces pratiques se sont intensifiées, et fausses informations, rumeurs, comptes-robots et memes composent un arsenal qui n’est pas sans rappeler celui de Donald Trump, Jair Bolsonaro ou Matteo Salvini.

Du point de vue des algorithmes, le type de stratégie déployée par l’alt-right sur les réseaux sociaux est extrêmement efficace : la publication d’opinions offensantes et controversées provoque une affluence de réponses et une plus grande diffusion des messages. Cette méthodologie est basée sur l’expérience de Steve Bannon, principale référence médiatique du mouvement et conseiller de nombreux dirigeants populistes de droite, dont Matteo Salvini. D’après ses observations, le public ne chercherait pas à absorber des faits mais plutôt à se divertir à travers un récit d’antagonismes, de « héros » contre des « méchants » – une stratégie que Vox sait assurément employer. À l’image d’autres partis de l’alt-right, l’extrême droite espagnole a des ennemis bien identifiés : progressistes, féministes, pro-immigration, indépendantistes, médias mainstream.

Chaque mesure du gouvernement – allant du nombre de masques envoyés aux communautés autonomes jusqu’aux sommes d’argent destinées à l’achat de matériel sanitaire – est fortement critiquée, exagérée puis viralisée sous la forme de fake news. Parmi les images diffusées : une photographie lugubre de l’avenue principale de Madrid remplie de cercueils, que le photographe s’est empressé de démentir, dénonçant un photomontage. D’autres manipulations ont été réalisés sur le format de bulletins officiels, afin de donner à des informations mensongères une apparence crédible. Lorsque Whatsapp a limité ses fonctionnalités de renvoi de contenus (mesure globale de l’entreprise pour éviter la diffusion de messages politiques), de nombreux utilisateurs ont également crié à la censure du gouvernement. Les chaînes relayées par Whatsapp sont effectivement des outils de choix pour diffuser de tels messages. D’autres représentants de Vox ont prétendu que le parti socialiste comptait exproprier toutes les maisons secondaires des Espagnols, que le gouvernement surveillait Whatsapp et qu’il fallait donc préférer la messagerie Telegram, ou encore que la télévision publique censurait les images des cercueils espagnols…

Une nébuleuse d’acteurs jouent des rôles bien définis pour contribuer à leur diffusion. Aux comptes officiels de Vox viennent s’ajouter ceux de leurs militants, à qui le parti transmet des contenus à travers un « canal » sur Telegram. Des tabloïds comme Okdiario ou Periodista Digital relaient ensuite les fake news, publiant des articles aux titres sensationnalistes, et allant jusqu’à s’attaquer à la vie personnelle des dirigeants. Les faiseurs d’opinion, véritables influenceurs politiques très entendus en Espagne et souvent liés aux élites économiques du pays, donnent de la visibilité à leurs propos. Enfin, les bots, comptes-robots pilotés par des algorithmes, constituent la pièce de résistance de cet organigramme. Ils sont chargés de répondre positivement aux contenus du parti, contribuant notamment à ce que leurs campagnes apparaissent parmi les tendances sur Twitter, mais aussi de publier, encore et encore, les mêmes mantras négatifs sous les publications de leurs opposants.

Les stratégies virulentes des droites espagnoles ne sont pas les derniers spasmes d’un vieux monde mourant. Elles offrent un aperçu de la réaction violente que les défenseurs de l’ordre établi peuvent avoir lorsque celui-ci est menacé. Si la situation actuelle peut affaiblir le modèle néolibéral en mettant en exergue ses faillites, ce contrecoup annonce que rien n’est gagné. En Espagne comme ailleurs, les partisans du progrès social devraient se méfier des analyses par trop prophétiques : qu’elles pèchent par fatalisme ou au contraire par un surcroît de positivité, elles ne peuvent porter que les graines de la démobilisation. Cette crise sanitaire, sociale et économique peut faire tituber des certitudes, mais son issue demeure contingente. À l’heure où les bilans seront dressés, les gagnants seront ceux qui parviendront a en imposer leur narration.

Le néolibéralisme, maladie incurable de l’Italie ?

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte au Parlement Européen en 2019. CC-BY-4.0: © European Union 2019 – Source: EP

Le coronavirus frappe un pays affaibli par des réformes structurelles qui ont organisé l’économie et la société italiennes sur la base des principes néolibéraux. Le débat politique esquive ce thème, tout comme la question européenne. Pourtant, l’Italie ne sortira pas de la crise sans rompre avec la logique néolibérale. Par Stefano Palombarini, maître de conférence à l’université Paris 8 et auteur, avec Bruno Amable, de L’illusion du bloc bourgeois (Raisons d’agir, 2017).


Printemps 2020 : le coronavirus qui sévit dans le monde entier, frappe avec une violence particulière l’Italie, avec des conséquences sur l’économie et la structure productive du pays impossibles à mesurer pour l’instant, mais sans doute catastrophiques. L’opinion publique se retourne massivement contre l’UE. Dans un sondage qui date de la fin mars 2020 [1], seulement 49% des interviewés se disent « européistes », contre 64% avant le début de l’épidémie ; 72% considèrent que l’Union n’a apporté aucune aide face à la crise, et 77% pensent que le rapport entre Italie et UE est destiné à rester conflictuel. Le 26 mars, le premier ministre Conte refuse de signer les conclusions du Conseil européen réuni pour élaborer une réponse commune aux difficultés économiques engendrées par la crise sanitaire.

Malgré l’annonce d’un plan de soutien européen de 500 milliards d’euros le 9 avril, l’Union européenne est toujours à la recherche de moyens supplémentaires permettant de faire face aux dépenses engendrées par la crise économique qui démarre. On peut se demander ce qui se passe en Italie, un pays qui compte parmi les six signataires du Traité de Rome et qui, il y a quelques années encore, était unanimement favorable, ou presque, à la construction européenne.

De la formation du bloc bourgeois à sa défaite

Pour comprendre, il faut d’abord revenir à un jour de l’été 2011, le 5 août précisément. A cette date, le président de la BCE (Jean-Claude Trichet) et son successeur désigné (Mario Draghi) signent ensemble une lettre à l’adresse du gouvernement italien, qui lui dicte la politique économique à suivre s’il veut bénéficier d’une politique monétaire accommodante, nécessaire pour éviter l’envolée des taux d’intérêt sur la dette publique. La lettre énumère une série de « réformes structurelles » portant sur la flexibilisation du marché du travail, la libéralisation des services publics, la réduction de la protection sociale. Elle entre en résonance avec le projet d’une partie des classes dirigeantes italiennes, qui depuis longtemps déjà souhaitent se débarrasser du « vieux clivage » entre la droite et la gauche, et réunir dans une seule alliance tous les acteurs responsables et raisonnables: c’est-à-dire, tous les acteurs favorables à la poursuite des réformes néolibérales. Le 23 octobre de la même année, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy affichent ouvertement, dans une conférence de presse devenue célèbre, leur manque de confiance sur la capacité du gouvernement Berlusconi de mener à bien ces réformes et de réduire la dette publique ; le 12 novembre, Berlusconi présente sa démission et seulement quatre jours après Mario Monti prend sa place, à la tête d’un exécutif technique qui a comme programme… les mesures demandées par la lettre de Trichet et Draghi. Le bloc bourgeois est né, et ce sera l’alliance au pouvoir de 2011 jusqu’aux élections de mars 2018 avec les gouvernements menés successivement par Monti, Letta, Renzi et Gentiloni.

Nous avions appelé cette nouvelle alliance « bloc bourgeois »[2] car elle avait l’ambition de réunir les classes moyennes et hautes auparavant séparées par le clivage droite/gauche. Les classes populaires étaient exclues par choix programmatique, si l’on peut dire, de l’échange politique entre soutien et politiques publiques. Mais les classes moyennes ont été précarisées et fragilisées par l’action du bloc bourgeois, dont le périmètre s’est progressivement réduit aux seuls groupes privilégiés. On évoque le plus souvent, pour expliquer cette dynamique, l’austérité demandée par Bruxelles qui s’est effectivement traduite dans une série de mesures socialement très lourdes. C’est en larmes que la ministre Fornero avait présenté le « sacrifice nécessaire » de la réforme des retraites qu’elle venait de signer, en décembre 2011. Mais il serait erroné de réduire l’action du bloc bourgeois à une politique austéritaire visant la réduction de la dette publique. Les changements apportés au Code du travail, et notamment le Jobs Act, mesure-phare du gouvernement Renzi, qui visaient une plus grande « flexibilité » du rapport salarial, ne peuvent s’expliquer par des considérations budgétaires et sont révélateurs de la véritable stratégie du bloc bourgeois : l’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, c’est-à-dire l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une transition déjà fort bien entamée par les gouvernements de droite et de « centre-gauche » qui se sont alternés au pouvoir depuis les années 1990, mais que le bloc bourgeois a porté à son accomplissement final.

L’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral.

L’action « réformatrice » des gouvernements de la période 2011-2018 a fortement pénalisé les classes populaires, mais elle a aussi produit une paupérisation et une précarisation grandissantes des classes moyennes, qui ont fait défaut au bloc bourgeois provoquant son effondrement. Il n’est pas nécessaire de détailler l’ensemble des résultats électoraux pour mesurer la violence de la chute : il suffit d’évoquer le destin des quatre premiers ministres exprimés par cette alliance sociale. Mario Monti avait fondé en 2013 un parti, Scelta Civica, qui a cessé d’exister après avoir chuté à moins de 1% des voix et ne pas avoir obtenu un seul élu aux législatives de 2018. Son successeur à la tête du gouvernement, Enrico Letta, s’est retiré (provisoirement ?) de la vie politique, et enseigne à Sciences Po Paris. Matteo Renzi, qui avait évincé Letta du gouvernement pour en prendre la place, n’est plus, comme à l’époque, le dominus d’un Parti Démocrate qu’il a quitté après s’être retrouvé en position minoritaire ; le mouvement qu’il a formé, Italia Viva, est crédité aujourd’hui d’environ 2% des voix par les sondages. Paolo Gentiloni, de son côté, a été nommé commissaire européen et s’est donc relativement éloigné du combat politique italien.

La Lega et les 5 Etoiles : adversaires du bloc bourgeois, mais pas du néolibéralisme

L’effondrement du bloc bourgeois a profité aux deux seuls mouvements qui s’y étaient opposés. Les 5 étoiles, qui auparavant ne s’étaient jamais présentés à des élections nationales, ont obtenu 23% des voix en 2013, pour s’affirmer comme le principal parti italien en 2018 (32,7%). La Ligue, de son côté, est passée de 4% en 2013 à 17% en 2018, pour atteindre 34% lors des européennes de l’année suivante.

Pour avoir une idée plus précise du paysage politique italien, il est important de souligner que ces deux partis ont combattu le bloc bourgeois, mais sans faire des réformes néolibérales la raison principale de leur opposition. Cela est surtout vrai pour la Ligue, héritière d’un électorat de centre-droit auparavant séduit par Berlusconi et ses promesses d’un enrichissement individuel à la portée de tout le monde dans une société débarrassée du fardeau de l’intervention étatique. Dans une situation d’appauvrissement généralisé des classes populaires et moyennes, Salvini s’est surtout appliqué à expliquer que, si les promesses du libre marché n’ont pas été tenues, c’est à cause d’un ennemi extérieur dont l’identité a d’ailleurs changé au cours du temps [3] : la finance mondialisée, la bureaucratie bruxelloise, les migrants (et oui, surtout et souvent les migrants), et désormais l’Allemagne. Les spectaculaires revirements de Salvini sur des thèmes pourtant fondamentaux comme l’adhésion de l’Italie à l’Union européenne et à l’euro (sur lesquels, en l’espace de trois ans, il a affiché pratiquement toutes les positions possibles) ne cachent pas, aux yeux de son électorat, la cohérence d’une position qui attribue à un ennemi extérieur l’entière responsabilité des difficultés italiennes : le « souverainisme » de la Ligue n’est rien d’autre que la déclamation répétée de la nécessité d’une défense nationale contre cet ennemi, changeant et parfois totalement imaginaire. Le même Salvini affiche d’ailleurs une foi inébranlable dans la théorie du ruissellement (les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et le travail d’après-demain), et au cœur du programme de la Ligue il y a encore aujourd’hui, en pleine crise économique et sociale, la flat tax, c’est-à-dire le renoncement à toute fonction redistributive de la fiscalité et à tout financement par l’impôt de nouvelles dépenses publiques.

Lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente.

Sur les réformes néolibérales, la position des 5 étoiles est à vrai dire plus ambiguë. La volonté de défendre les services publics et la lutte contre la précarisation du travail étaient très présents dans les premières années d’existence du mouvement, en même temps cependant d’une thématique anti-élites qui s’est vite confondue avec une attitude anti- étatique. Ni de droite ni de gauche, hostiles à la logique marchande mais aussi aux interventions publiques dans l’économie, les 5 étoiles ont été en réalité incapables d’élaborer une véritable stratégie : lors du gouvernement jaune/vert qui les voyaient en alliance avec la Ligue, c’est Salvini qui a su faire preuve, et sans trop de difficulté, d’hégémonie.

C’est ainsi que lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente. Même la loi Fornero sur les retraites et le Jobs Act de Renzi, c’est-à-dire les mesures les plus contestées du bloc bourgeois, n’ont été amendées que très marginalement.

La dette : une obsession qui empêche de penser

L’épidémie de coronavirus s’abat donc sur un pays qui est dans une situation paradoxale. Le capitalisme italien est désormais intégralement organisé selon la logique néolibérale, ce qui réduit considérablement les capacités de réagir à la crise. Les coupes aux dépenses de santé, 37 milliards dans les dix dernières années [4], ainsi que la forte réduction du rôle de l’hôpital public en faveur du secteur privé, font obstacle à la capacité de prendre en charge les malades. La diffusion du précariat, et la faiblesse du système d’allocation-chômage, exposent très directement le monde du travail aux conséquences de la crise. Le déclin de la grande industrie en faveur de petites et moyennes entreprises multiplie la possibilité des faillites. Les privatisations massives qui ont eu lieu au cours des trente dernières années empêchent une véritable politique industrielle qui viserait le soutien de la production. Le coronavirus est en train, douloureusement, de montrer à quel point les réformes néolibérales affaiblissent la société italienne. Mais, et c’est là le paradoxe, encore aujourd’hui ces réformes restent en arrière-plan du débat politique, qui est entièrement centré sur les modalités de financement des dépenses publiques que la crise rend indispensables. Bien évidemment, des problèmes d’ordre financier et monétaire se poseront avec urgence à l’Italie ; mais c’est tout de même impressionnant de constater à quel point la relation salariale, la protection sociale, les services publics, la possibilité d’une politique industrielle, autant de sphères institutionnelles qui joueront un rôle décisif dans la crise, restent absents du débat. Et cela pour une raison simple : sur ces thèmes, les principaux partis italiens, de gouvernement comme d’opposition, n’ont aucune proposition claire à avancer. Le Parti démocrate, après la scission de Renzi, hésite à entamer un vrai bilan critique de la période du bloc bourgeois, et garde en son sein une composante importante qui revendique le bien fondé des réformes néolibérales. Les 5 étoiles, qui depuis septembre 2019 forment avec le Parti démocrate la coalition de gouvernement, affichent toujours une ligne ni droite ni gauche qui se traduit concrètement dans l’absence absolue de vision stratégique. Et la Ligue, qui reste profondément ancrée à l’idéologie néolibérale, a tout intérêt à structurer le conflit politique sur d’autres thèmes.

Le débat italien tourne ainsi autour d’un seul thème : le financement d’une dette destinée à grimper de plusieurs dizaines de points de PIB. Bien évidemment, il s’agit d’un problème très important et très urgent. Mais même quand elles abordent ce thème, la politique et la société italiennes semblent davantage conditionnées par les traumatismes du passé que par une vision stratégique pour le futur. Prenons d’abord la mesure du problème. Une baisse de l’activité qu’on peut estimer, sans catastrophisme, autour de 10% du PIB, impliquerait mécaniquement une chute des recettes pour l’Etat d’environ 90 milliards d’euros. Avant la crise, le déficit programmé était de 20 milliards ; et il faut considérer aussi les mesures fiscales que la crise rendra nécessaires. Début avril, le gouvernement italien avait déjà mobilisé 50 milliards, mais il s’agit tout juste des premières mesures d’extrême urgence. S’il est évidemment trop tôt pour avancer une estimation précise, on peut donc imaginer qu’il s’agit de trouver des nouveaux financements pour un montant compris entre 200 et 300 milliards d’euros. À cela s’ajoute la nécessité de renouveler les titres arrivant à échéances d’une dette publique qui, avant la crise, dépassait les 2400 milliards d’euros ; et ce renouvellement pourrait poser problème pour un pays en pleine récession.

Sans la BCE, point de salut ?

Le financement de la dette risque donc de devenir un véritable problème. Parmi les solutions envisageables, il faut évoquer la mutualisation des dettes publiques au sein de l’Union européenne, rêve récurrent des européistes les plus convaincus car elle impliquerait un saut décisif vers une véritable union politique : mais on ne trouve rien, ni dans l’histoire passée de l’UE ni dans la dynamique politique présente des pays du nord, qui laisse imaginer qu’un tel scénario solution puisse avoir une chance de se traduire en réalité.

La deuxième possibilité, c’est un prêt européen soumis à des conditionnalités qui se traduiraient, une fois la crise passée, dans des politiques publiques répondant davantage aux intérêts des créanciers qu’aux attentes sociales italiennes. On sait par exemple que le Mécanisme européen de stabilité (MES) a la possibilité de lever des fonds jusqu’au montant théorique de 700 milliards, mais d’autres mécanismes institutionnels sont aussi envisageables pour arriver au même résultat. Une telle hypothèse suscite cependant des résistances très vives dans un pays marqué par les années du bloc bourgeois. Seule la fraction du Parti démocrate qui revendique comme positive l’expérience des gouvernements Monti, Letta, Renzi et Gentiloni, serait prête à appuyer une solution qui consisterait à prolonger la dynamique politique des dix dernières années. Pour la même raison, les 5 étoiles et la Ligue, qui ont construit leur socle électoral en s’opposant à une action publique répondant aux « exigences » européennes, y sont totalement opposés. Et surtout, une grande partie des classes moyennes et populaires italiennes vivraient un programme d’ajustement macroéconomique et de changement institutionnel dicté par les institutions européennes, comme le prolongement d’un cauchemar qu’elles pensaient tout juste terminé.

Le caractère hautement improbable de la première solution, et le très large rejet de la deuxième, expliquent le quasi-consensus engendré par une troisième possibilité : celle d’une dette publique largement financée par la création monétaire de la BCE. Une solution qui comporte des avantages évidents, surtout dans l’absence de limites d’un financement à faible taux d’intérêt, mais aussi des inconvénients que bizarrement personne, de l’extrême droite à ce qui reste de la gauche radicale, n’évoque en Italie. Ces inconvénients sont de deux ordres.

Premièrement, comme on le sait, la BCE peut acheter des titres de la dette publique seulement sur le marché secondaire. Il est vrai que, du point de vue de l’impact sur le spread qui pèse sur les taux d’intérêt, ce type d’intervention est pratiquement équivalent à un achat de titres à l’émission. Il reste que la liquidité émise par la BCE est récupérée directement par les agents privés qui détiennent les titres, c’est-à-dire pour l’essentiel les banques et les fonds d’investissement, qui figurent certainement parmi les grands gagnants de l’opération et qui n’ont aucune obligation d’utiliser toute la nouvelle liquidité pour acheter de nouveaux titres. Au contraire, l’expérience enseigne qu’une partie de la liquidité créée par la BCE sera utilisée pour des placements boursiers qui risquent fort de soutenir artificiellement des cours pénalisés par la chute de l’activité au niveau mondial, en alimentant ainsi des bulles spéculatives et en augmentant le risque de crises financières à venir.

Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique l’impossibilité pour n’importe quel futur gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt.

Le deuxième type d’inconvénient engendré par un financement de la BCE touche plus directement l’Italie. Un prêt soumis à des conditionnalités, comme celui qui pourrait venir du MES, rencontre de très larges et très compréhensibles résistances dans la politique et dans la société italienne. Mais une dette publique largement dans les mains de la BCE devrait susciter le même type de réaction, alors que, bizarrement, ce n’est pas du tout le cas dans le débat italien. Bien sûr, on peut toujours espérer que la BCE reste dans son rôle institutionnel et ne fasse jamais valoir l’énorme pouvoir politique que lui conférerait le rôle de créancier principal de l’État italien ; mais là encore, l’expérience dit le contraire.

Les Italiens auraient-ils oublié que la lettre citée plus haut, et qui a ouvert les portes du gouvernement au bloc bourgeois, n’était signée ni par la Commission européenne, ni par des premiers ministres du nord de l’Europe, mais par deux directeurs de la Banque centrale ? Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique que, dans le futur, il sera impossible pour n’importe quel gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt. Cette conditionnalité est implicite, et donc politiquement plus facile à accepter d’une liste de conditions posées explicitement ; mais justement parce que implicite, elle échappe complètement à tout contrôle démocratique et à tout processus de négociation. Plus simple à valider politiquement, et plus immédiatement accessible, la solution d’un financement par la BCE pose à bien regarder le même type de contraintes qu’un prêt octroyé par d’autres pays européens par l’intermédiaire du MES ou d’autres institutions communautaires. Les choses seraient évidemment différentes si la BCE, au lieu de jouir de la plus totale indépendance, était soumise au contrôle politique d’un hypothétique gouvernement européen ; mais on rentre là, et plus encore que pour la mutualisation des dettes, dans un scénario qui relève plus de la science-fiction que de la réalité.

Sortir de l’euro, mais comment ?

Les solutions communautaires au problème de financement de la dette étant insatisfaisantes, il reste à évoquer la possibilité pour l’Italie de sortir de l’euro en récupérant sa souveraineté monétaire. Mais force est de constater qu’aucune force politique italienne n’a travaillé sérieusement jusqu’ici dans une telle direction. La Ligue a pour habitude d’évoquer cette hypothèse quand des échéances électorales approchent, pour basculer dans des positions très différentes dès qu’il s’agit de gouverner. On rappellera qu’après la formation du gouvernement jaune-vert en 2018, Salvini, qui avait mené campagne sur l’Italexit, a déclaré à plusieurs reprises avoir « changé d’avis » sur l’euro. Et aujourd’hui, pour réagir à la crise, sa disponibilité à participer à un gouvernement d’unité nationale qui pourrait être dirigé par… Mario Draghi est manifeste. Il est vrai que, par moments, la Ligue aime évoquer le scénario d’une souveraineté monétaire qui permettrait une baisse généralisée des impôts et le retour à la croissance, ce qui correspond au rêve le plus profond d’une partie de sa base électorale : renouer avec les promesses d’une concurrence libre et non faussée porteuse d’enrichissement individuel. Mais dans le bloc social représenté par la Ligue, la petite et moyenne entreprise du nord du pays occupe une position absolument centrale ; fortement intégrée avec la zone économique allemande, elle rejette toute hypothèse de rupture par crainte de rétorsions commerciales. Les 5 étoiles ont été aussi par le passé favorables à une sortie de l’euro : mais, tout comme la Ligue, ils espèrent désormais pouvoir « changer l’UE de l’intérieur ». Un objectif partagé par le Parti démocrate, le plus européiste des partis italiens, ce qui produit une convergence assez forte et qui rend improbable une sortie délibérée de l’euro.

Quand l’économie va bien, sortir de l’euro serait plus simple, mais personne n’y pense. quand l’économie va mal, les bénéfices de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Il faut ajouter aussi qu’une sortie en pleine récession aurait des conséquences économiques très lourdes. Dans l’hypothèse d’une souveraineté monétaire retrouvée, la monétisation massive de la dette publique qui se rendrait nécessaire pour faire face à la crise impliquerait une forte dévaluation de la nouvelle monnaie. Le risque d’une telle dévaluation serait intégré dans les taux d’intérêt, engendrant ainsi un cercle vicieux entre hausse des taux, nécessité de monétiser ultérieurement la dette, dévaluation supplémentaire, que seule une restructuration de la dette pourrait arrêter. Mais aucun acteur politique italien n’ose évoquer l’utilité d’une restructuration de la dette, et de la nationalisation du secteur bancaire qui devrait nécessairement l’accompagner.

La confiance des investisseurs sur la soutenabilité de la dette italienne, et donc la possibilité de gérer de façon ordonnée une sortie de l’euro, seraient plus fortes en période de croissance, mais c’est là ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de l’euro : quand l’économie se porte bien, en sortir serait plus simple, mais personne n’y pense ; quand l’économie se porte mal, les effets bénéfiques de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Le rôle de la gauche italienne, s’il y en avait une

Aucun des scénarios envisageables ne semble ainsi représenter une solution à la fois réaliste et politiquement viable pour l’Italie. Certaines hypothèses, comme la mutualisation des dettes publiques ou la mise sous contrôle démocratique de la BCE, supposent des réformes institutionnelles qui ne semblent vraiment pas à l’horizon. Le financement par un prêt européen est destiné à susciter rapidement des réactions politiques hostiles et très fortes ; des réactions qui se manifesteront aussi, dans un terme à peine plus éloigné, dès que la BCE décidera de faire valoir le pouvoir politique qu’elle est en train d’accumuler grâce au financement de la dette par création monétaire. Pour ces raisons, il n’est pas trop risqué de prévoir que le sentiment de désenchantement vis-à-vis de l’UE, déjà très répandu, se diffusera encore davantage en Italie dans la période à venir.

Dans cette conjoncture politique compliquée, la tâche de la gauche devrait être de recentrer le débat sur la question des réformes structurelles qui ont marqué le pays au cours des dernières décennies, et qui sont la cause profonde des difficultés actuelles. C’est dans cette direction qu’il faudrait orienter un sentiment d’hostilité vers l’UE destiné de toute façon à grandir, en soulignant le rôle que la construction européenne a joué dans la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une telle position amènerait inéluctablement la gauche à défendre le retour à la souveraineté monétaire, qui prendrait une signification spécifique dans le cadre d’un programme plus général de rupture avec le néolibéralisme. Un tel programme marquerait très nettement la distance par rapport à la droite nationaliste qui risque d’être la grande gagnante de la période à venir. La droite nationaliste présentera (et présente déjà) la maîtrise de la création monétaire comme l’instrument qui permettra de sortir de la crise en continuant à baisser les impôts sur le capital et à réduire la fonction redistributive de la fiscalité, tout en préservant la flexibilité du marché du travail. Pour la gauche, la souveraineté monétaire doit être mise au service d’objectifs strictement opposés : aucune ambiguïté, aucune sympathie, et encore moins aucun front commun n’est possible avec la droite nationaliste, destinée à remplacer le bloc bourgeois dans le rôle de soutien politique principal du néolibéralisme. Espérons simplement qu’une gauche de ce type puisse de nouveau exister dans le paysage politique italien.

[1] « Il sondaggio: fiducia in Ue crolla anche fra europeisti », AdnKronos, 29/3/2020

[2] Amable, Guillaud, Palombarini, L’Économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie, Editions Rue d’Ulm, Paris, 2012

[3] Palombarini, « Il liberismo autoritario », Jacobin Italia, 25/7/2019

[4] « Il definanziamento 2010-2019 del Servizio Sanitario Nazionale », Report Osservatorio GIMBE, n. 7/2019

« La séparation entre nature et culture a favorisé l’hégémonie des imaginaires urbains » – Entretien avec Damien Deville

Photo © Clément Molinier pour Le Vent Se Lève

Damien Deville est géographe et anthropologue de la nature. Il est l’auteur, avec Pierre Spelewoy, du récent Toutes les couleurs de la Terre – Ces liens qui peuvent sauver le monde paru aux éditions Tana. Il y développe plusieurs concepts, parmi lesquels celui “d’écologie relationnelle”, qui s’oppose notamment à l’uniformisation du monde par le néolibéralisme. Dans ce riche entretien, nous avons demandé à ce jeune héritier de Philippe Descola comment il analysait les processus de destruction écologique, sociale et culturelle que nous traversons, et comment construire concrètement une autre approche de la relation, compatible avec la préservation de nos biens communs, a fortiori environnementaux. Réalisé par Clément Molinier et Pierre Gilbert, retranscrit par Manon Milcent.


LVSL : L’introduction de votre livre formule un paradoxe : les dernières générations du XXe siècle sont à la fois les générations les plus connectées à la diversité du monde, mais elles sont également celles qui vivent le plus intensément sa destruction en cours. Que voulez-vous dire par là ? Doit-on se battre pour préserver toutes les diversités, ou bien se battre pour conserver la possibilité d’en inventer de nouvelles ?

Damien Deville : Il y a effectivement une hypothèse forte qui m’habite et qui traverse l’intégralité du livre : et si les crises sociales et environnementales pouvaient s’expliquer par une crise de l’un ? Autrement dit, à force de mettre l’unité politique, mais aussi sociale, culturelle et historique au centre l’action, n’en a-t-on pas oublié toutes ces diversités territoriales qui sont pourtant sources de résilience et d’émancipation pour celles et ceux qui les pratiquent ? Uniformisation et précarité semblent alors les deux temps d’un même processus. Nous les avons observés dans l’intégralité des lieux que nous avons pu traverser, dans l’hémisphère Nord comme dans l’hémisphère Sud.

À ce titre, l’une des expériences les plus troublantes pour moi s’est passée en Australie, il y a quelques années déjà. J’étais parti 6 mois travailler pour le ministère de l’Environnement du Queensland, dans une équipe de rangers, sur la protection des populations de koalas.  Pour les protéger, les politiques publiques d’alors consistaient à les parquer dans des zones dédiées à la protection. Grillagées dans des forêts de protection, loin des activités humaines, le koala s’en porterait mieux. J’étais moi-même bercé par cette idéologie et la jugeais somme toute pertinente. Néanmoins au fil des semaines passées là-bas, j’ai remis en cause mes acquis, car ce système de protection se confrontait à plusieurs biais. Un biais écologique d’abord, au sens scientifique du terme, dans le sens où parquer des koalas dans des zones spécifiques participait, sur du long terme, à limiter l’expression de la diversité génétique de la population. Une diversité pourtant nécessaire au renouvellement de l’espèce. Deuxième biais : on observait que certains koalas préféraient s’établir en zone péri-urbaine. Il y a également un libre arbitre chez les animaux, et les individus choisissent de s’établir en arbitrant sur les intérêts et les inconvénients de chaque lieu. En zone périurbaine, les koalas ont notamment comme avantage d’avoir peu de concurrence territoriale avec d’autres espèces animales et un accès facile à certaines ressources alimentaires. Ils ont par contre des inconvénients de taille : les attaques de chiens domestiques, les accidents de voiture ou encore les pollutions sonores qui stressent l’animal et lui font développer une maladie mortelle : la chlamydiose. Mais alors que des réflexions pour changer les démarches d’aménagement du territoire pourraient rendre possible la coexistence, les populations humaines préféraient voir les koalas partir vers des zones lointaines, plutôt que de changer la pratique. Je voyais cela comme un refus de coexistence qui était légitimé au nom de la protection de la nature. Éthiquement ça me posait question. Enfin un dernier biais, davantage culturel, m’est apparu : les koalas sont énormément représentés dans les symboles australiens alors que la coexistence est refusée. C’était pour moi une instrumentalisation du vivant doublée d’une hypocrisie anthropologique. Cette expérience m’a dynamité l’esprit. D’ailleurs, je le découvrirai plus tard, la violence infligée aux koalas n’était que le miroir d’une pluralité de violences qui émergent des mondes occidentaux et qui fait de nombreuses victimes : les populations autochtones qui décident de vivre autrement, dont les aborigènes d’Australie – les violences faites aux koalas et les violences faites aux humains sont les deux faces d’une même médaille – mais aussi les territoires oubliés de l’économie monde, les violences faites aux femmes, aux Tsiganes, aux roms, les DOM-TOM marginalisés dans les démarches républicaines… Bref, par notre incapacité à penser la diversité, nous avons laissé sur le carreau nombre d’individus, de collectifs et de territoires.

De ce fait, contourner l’uniformisation des mondes demande, je crois, une réponse citoyenne et politique forte: remettre la diversité, qu’elle soit humaine ou non humaine, au cœur des modèles sociaux. Cette démarche peut offrir des dynamiques d’innovation majeures aux crises que nous connaissons tout en nous permettant de remettre de la poésie dans nos vies. En puisant dans la singularité de chaque être,  de chaque imaginaire, de chaque territoire, des voies citoyennes et politiques se dégagent pour emmener le social et l’environnement dans un seul et même horizon.

LVSL : Après Claude Lévi-Strauss, et plus récemment, Philippe Descola, vous dénoncez dans votre livre la pensée unique qui sépare nos deux catégories de nature et de culture pour composer des mondes. Ce mode de construction intellectuel, qui tend à triompher partout sur la planète, nous mène vers un phénomène processuel que vous appelez « l’uniformisation du monde ». Par ailleurs, vous écrivez également que les inégalités spatiales et sociales limitent grandement l’expression de la diversité. Pouvez-vous nous dire comment vous articulez la question des inégalités, spatiales et sociales, à celle de l’appauvrissement de la diversité, exprimé également par le phénomène d’uniformisation du monde ?

D. D. : Critiquer l’uniformisation demandait également d’essayer d’expliquer ce qui la sous-tend. Contrairement à ce qu’on pense c’est un processus. Si une pluralité de facteurs peuvent l’expliquer, nous avons choisi d’en mettre trois en exergue qui ont profondément et particulièrement modifié le vivre ensemble.

La guerre des territoires d’abord. Depuis la fin du 19e siècle, la compétitivité des territoires est devenue la norme des politiques de développement. Elle a pris plusieurs phases : le développement des avantages comparatifs d’abord, puis l’émergence des pôles de compétences ensuite, et enfin l’apogée de la métropolisation. Dans ce jeu de David contre Goliath,  nombre de territoires se retrouvent en difficulté : trop enclavés, trop loin d’une grande métropole, anciennement spécialisés dans un fleuron industriel aujourd’hui obsolète, ces territoires sont perforés par des taux de pauvreté et de chômage importants. De plus, le modèle métropolitain est loin d’être le plus performant. Dans les rues des grandes villes, les inégalités n’ont jamais été aussi prégnantes. Cette guerre spatiale se double d’une guerre également spirituelle ! Car si l’on parle beaucoup de l’urbanisation des espaces, une autre forme d’étalement urbain me semble bien plus performative : l’urbanisation des esprits. Aujourd’hui on a beau habiter à la campagne, on a le regard tourné vers la ville. C’est une dynamique ancienne, mais qui a été entérinée par l’ère du tout métropolitain. Cette hégémonie de l’urbain s’observe facilement dans la culture et dans les imaginaires : les métropoles sont souvent les centres dans lesquels on place le progrès et les horizons d’émancipation. Il suffit d’aller au cinéma pour s’en rendre compte : la plupart des films se passent en ville, et comme la France reste un pays très centralisé, le scénario prend pour théâtre Paris. Cette dynamique du tout urbain entraîne une privation des imaginaires pour ceux et celles qui veulent vivre ailleurs et autrement.

Deuxième facteur d’uniformisation, l’émergence du capitalisme qui est avant tout un impérialisme ! Il réincorpore chaque différence à sa solde au mieux quand cette dernière n’est pas tout simplement détruite. Bien des peuples, bien des communautés, bien des individus ont vu leurs valeurs être réinjectées dans les lois du marché. Or le marché fait perdre la relation symbolique aux choses. Goethe disait déjà en son temps que “les symboles sont des portes ouvertes vers des mondes innommables ». C’est-à-dire que les symboles structurent de bien des manières les solidarités, la projection dans un avenir voulu, l’émancipation. Le capitalisme a déterritorialisé les gens, mettant en invisibilité toutes les relations qu’ils avaient su construire avec l’autre et avec leurs milieux.

Enfin, troisième facteur, l’histoire de la protection de la nature. D’une certaine manière, elle a été elle-même un outil d’uniformisation et de mise en précarité. Elle s’est inventée autour d’une représentation duale du monde: la nature contre la culture. Pourtant ces dernières ont toujours été étroitement liées. Si les humains projettent sur leurs environnements leurs visions du monde, les éléments naturels demandent aux sociétés d’adapter leurs techniques et parfois même leurs croyances. Tout en se modifiant au contact de l’environnement, les paradigmes humains modifient ce dernier en retour. L’histoire de la protection de la nature a donc détruit des relations d’équilibre aux détriments bien souvent des humains autant que des non humains.

Ces trois facteurs se sont percutés au fil de l’histoire pour avancer ensemble. D’ailleurs c’est souvent leurs rencontres qui a accentué les processus d’uniformisation. Les métropoles sont l’apogée des lois du capitalisme à l’échelle des territoires au même titre que la séparation entre nature et culture a favorisé l’hégémonie des imaginaires urbains. L’un dans l’autre, ils ont participé à la déterritorialisation des individus. Or, lorsque les territoires voient leurs expériences partagées érodées, ils perdent également leurs capacités à porter politiquement cette expérience partagée. Ils deviennent donc des “territoires d’oublis” des services publics, de la culture dominante, des opportunités sociales et économiques, des imaginaires…  Les gilets jaunes l’ont bien montré et je crois que la crise sanitaire que l’on vit aujourd’hui en est également l’un des avatars. Les zoologues sont en train de démontrer que c’est parce que nous détruisons en masse l’habitat des non-humains que ces derniers deviennent porteurs d’une charge virale importante. Également, puisqu’on a déraciné les territoires d’un réseau social et économique diversifié, on se retrouve dans l’impossibilité d’apporter des solutions adaptées à la réalité de chaque lieu. Les solutions politiques deviennent donc des impasses et les populations se retrouvent à devoir accepter des réponses politiques qu’on pensait d’un autre temps : des mesures liberticides et le confinement pour tous. La crise du coronavirus cache, je crois, une véritable incapacité démocratique : la possibilité de s’adapter rapidement en fonction des réalités locales. Nous n’avons pas encore toutes les armes pour comprendre réellement ce qui se passe, mais j’ai dans l’hypothèse que si chaque territoire était résilient, le virus aurait pu être endigué beaucoup plus rapidement, sans confinement. Face aux enjeux contemporains, réapprendre à vivre en relation devient salutaire : j’ai la conviction que c’est le seul moyen qui permettra de protéger le vivre ensemble et de construire les sociétés écologiques de demain.

LVSL : Dans votre livre, vous nous donnez donc différents types d’exemples du phénomène d’uniformisation du monde. Notamment, ces phénomènes sont présents dans ce que vous appelez « l’écologie-monde », où les réponses apportées aux crises environnementales favorisent à leur tour l’uniformisation du monde et la colonisation des esprits. Pouvez-vous expliciter ce concept et nous donner des exemples ?

D. D. : La dualité entre nature et culture émerge d’un contexte particulier : celui de la pensée des Lumières. Descartes disait à l’époque « que toute l’essence de l’humain est de penser, et qu’il n’a besoin pour ça d’aucune chose matérielle ni immatérielle ». Cette pensée a plus de deux siècles, mais c’est pourtant celle qui conditionne toujours l’agencement du monde. Elle a infusé la représentation que l’on se fait des états d’une part et la presque totalité des politiques publiques d’autre part, y compris les politiques environnementales. De plus, cette pensée a été imposée à des sociétés qui ne pensent pas comme nous, les coupant complètement de leurs socles de valeurs.

Au  Congo, par exemple, les pygmées ont été chassés des grandes forêts dans lesquelles ils vivaient. Le tout, pour protéger le gorille des montagnes, qu’ils ne chassaient pas ou peu, et pour valoriser un milieu qu’ils avaient su préserver au fil du temps puisqu’on en reconnaissait la valeur. Exclus de leurs habitats, les populations pygmées se retrouvent maintenant dans les bidonvilles des grandes villes où elles sont marginalisées par la culture dominante, la culture bantoue. On les a coupés de leurs lieux de cultes, leurs lieux communautaires, de leurs savoirs. Autant de trésors qui auraient pu créer des trajectoires d’innovation pour le territoire. Comble du paradoxe, nombre de forêts du Congo sont aujourd’hui en danger face au braconnage massif, à l’orpaillage illégal et  à la corruption des autorités locales, ne venant pas tout le temps des peuples pygmées… L’histoire aurait pu être différente si les forêts étaient habitées par ceux et celles qui la connaissent le mieux, les communautés forestières dont les populations pygmées font partie.

L’Occident a vu également des précarités émerger de cette dualité entre nature et culture. En Cévennes, la biodiversité exceptionnelle du territoire était entretenue en grande partie par des pratiques culturelles et paysannes situées. Les montagnes cévenoles, confrontées à la fois aux politiques de protection de la nature et au capitalisme qui a rendu l’agriculture locale très peu rentable, ont vu cette diversité disparaître. Les chiffres font froid dans le dos : 95% des châtaigneraies sont aujourd’hui à l’abandon, et nombre d’espèces sont en péril.

Tous ces paradoxes demandent de changer de philosophie en proposant de répondre aux crises par la relation à l’autre et par le vivre ensemble à l’échelle des territoires.

LVSL : Vous en appelez donc à « une pensée systémique et globale », affrontant la dualité nature et culture, qui serait capable de barrer la route à l’uniformisation du monde. Cette nouvelle voie, vous la nommez « l’écologie relationnelle ». Vous écrivez que cette écologie relationnelle « mise » sur la différence des individus et des territoires pour répondre aux crises sociales et écologiques de notre temps. Qu’est-ce que ça veut dire concrètement ?

D. D. : L’écologie relationnelle formule un horizon et invite à en emprunter les chemins. Elle positionne au premier plan de la pensée et de l’action politique la relation à l’autre, entre humains d’abord et avec le non humain ensuite. Il n’y a donc pas de recette miracle, car on ne fait pas relation de la même manière à Paris qu’en Cévennes. L’idée c’est de puiser dans la singularité de chaque expérience partagée pour répondre aux questions de notre temps. D’ailleurs à partir du moment où l’on pense par la relation, on inverse complètement la gymnique : « penser global, agir local ». La relation c’est tout le contraire ! L’écologie relationnelle fait de son de théâtre de réflexion le local ! Elle offre donc une pluralité de positionnements face aux crises, mais qui néanmoins peuvent traduire un nouvel agir commun ! J’aime le définir comme une fierté retrouvée : celle de la diversité !

Fort de ce constat, avec mon co-auteur Pierre Spielewoy, on s’est attaché dans le livre à ne pas développer une position normative. C’est une maladie que de dire aux gens quoi faire, surtout quand cela vient de très loin ou de très haut. Le livre offre plutôt des outils scientifiques, politiques et poétiques pour que chacun puisse répondre par lui-même aux grandes questions le traversant. Je pense que ce positionnement éthique est également l’une des clés de l’éducation de demain : ne plus dire aux gens quoi faire, mais les armer conceptuellement pour qu’ils puissent déployer une trajectoire de vie qui leur correspond.

Coexister dans la diversité demande également de porter un nouvel enjeu politique : celui de la rencontre ! En Cévennes par exemple, il y a beaucoup de conflits entre les néoruraux et les archéos cévenols. Chacun se balance son identité au visage : les archéos cévenols reprochent aux néoruraux d’avoir une autre manière de travailler et de déstabiliser les codes communautaires. De leur côté, les néoruraux reprochent aux archéos cévenols d’être trop attachés à leurs communautés protestantes, aux vieilles pierres, etc.  Pourtant il existe des voies de dialogue. Lorsqu’on discute avec ces deux catégories de la population, on réalise qu’il existe deux symboles communs. La culture de la résistance d’une part, et l’amour des montagnes d’autre part ! Deux symboles sur lesquels construire de l’inclusivité. Le lien au paysage comme projet territorial a également pour avantage de ne pas être anthropocentré. Il emmène anciens comme nouveaux, humains comme non humains dans un seul et même bateau. J’ai tendance à militer actuellement pour des politiques du symbole, au sens littéral du terme. Ça me fait penser à cette fameuse phrase de l’anthropologue Jean Malaurie : « sans symbole nous ne sommes rien, qu’un peuple de fourmis manipulées par le verbe, l’information et l’image ».

Photo © Clément Molinier pour LVSL

LVSL : Comment articulez-vous cette nécessité de cultiver une diversité capable de relever de défi climatique avec la notion d’universalisme ?

D. D. : C’est une question vraiment intéressante, sur laquelle j’avoue me sentir encore précaire. Je vois néanmoins deux pistes de réponses. La première, c’est qu’il y a une tension très forte dans les milieux écolos, entre l’urgence climatique et sociale et les manières de cultiver des réponses qui demandent nécessairement du temps. Ce conflit, nous y sommes tous confrontés. Néanmoins, il reste impératif de cultiver le sens ! Lorsque le sens est là, les actions suivent toujours. A contrario porter des actions en étant bancales sur le sens qu’on leur donne peut avoir un effet boomerang et nous revenir sous forme de précarités multiples. Un exemple concret : se développent à Paris des fermes verticales, sans eau, sans sol. Elles sont très subventionnées au nom de l’autonomie alimentaire des villes. Elles entrent alors en concurrence avec l’agriculture des campagnes où les paysans cultivent pourtant les valeurs de la terre et n’arrivent plus à vivre de leurs métiers. Autrement dit, au nom de l’écologie à Paris, on détruit ce dont l’écologie est censée être la gardienne : la diversité des mondes.

Une deuxième clé de réponse se situe dans le dialogue entre la valorisation de la diversité à l’échelle locale et le sentiment d’appartenance à l’humanité.  Il y a un imaginaire auquel j’aime me relier, même si en l’état il peut paraître de l’ordre de l’utopie. Le géographe Augustin Berque, qui a été très influent pour moi, propose dans ses travaux de penser la diversité via trois échelles à partir desquelles on pourrait déployer de nouvelles compétences politiques. La première est l’échelle de l’atmosphère, le matériau physico-chimique de la Terre. Cela correspondrait à des politiques internationales relevant d’un sens commun de l’humanité telle que la lutte contre le réchauffement climatique.  Ajouter la vie sur terre permet de déployer une deuxième échelle : l’échelle écosystémique. C’est une échelle biorégionale en somme à partir desquelles se pensent et se préservent les grands équilibres de la vie. Il y a enfin l’échelle de l’habité, celle des symboles et de l’expérience partagée. Augustin Berque l’appelle « l’écoumène ». C’est une échelle beaucoup plus fine qui construit pourtant le vivre ensemble au quotidien. Un universel par-delà l’humain, se situe peut être dans un dialogue pertinent entre ces trois nouvelles échelles politiques et citoyennes.

LVSL : Selon vous, l’État français centralisateur, dans sa forme actuelle du moins, est incompatible avec la société de la relation, car cette dernière ne peut se déployer « dans la diversité qu’à partir du moment où elle est mobilisée à l’échelle de l’expérience partagée ». Quelle est donc cette échelle qui permet de mobiliser l’expérience partagée? Doit-on donner plus de souveraineté aux régions qui clament une identité propre par exemple, admettons la Bretagne, la Corse ou le Pays basque?

D. D. : Je pense effectivement que les questions écologiques et sociales mettent en crise le fonctionnement des états nations, surtout quand ces derniers sont très centralisateurs. D’ailleurs, la construction historique des états a participé à cette même uniformisation des mondes. En inventant des ancêtres communs, en imposant une langue unitaire à des langues locales qui étaient pourtant vectrices de liens et de relations, en cultivant des symboles nationaux qui sont soit virtuels, soit non inclusifs comme ceux du calendrier chrétien, les récits nationaux mettent en invisibilité les diversités qui nous composent. Dans le Béarn, par exemple, l’ours se disait « Mosso », « Monsieur » en béarnais. C’était un animal très respecté et mis en valeur dans les codes locaux. Si cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de conflit, ça affirme néanmoins que la coexistence était acceptée et valorisée. Tout le contraire de ce qu’on vit aujourd’hui avec la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées. De manière générale la centralisation des compétences, qu’elles soient à l’échelle nationale ou à l’échelle des grandes régions françaises, fait toujours beaucoup de perdants.

Porter la relation revient nécessairement à mettre les territoires au centre des propositions politiques et au centre des imaginaires. La crise du coronavirus montre à quel point nous avons besoin de relation et que l’expérience territoriale est tout ce qui compte face au présent. Y compris pour lutter contre la solitude qui est une bien grande maladie. Toute relation n’est pas physique, il y a également des espaces symboliques dans lesquels nous pouvons trouver des voies d’émancipation malgré le confinement qui a été mis en place. La crise sanitaire invite également à orienter des politiques décentralisées qui donnent les moyens à chaque lieu de faire face aux réalités qu’il traverse. Les relations entre individus laissent place ici à des relations de coopération entre territoires. Pendant des décennies nous les avons opposés. Peut-être arriverons-nous maintenant à les faire dialoguer ! Il y a une bataille culturelle à mener autour de cette égalité territoriale. Je crois même que cette bataille culturelle est mère de toutes les batailles, car, lorsque notre projection au monde change, tout change, à commencer par la vision politique d’une nation. Le coronavirus place l’humanité devant un tel choc qu’il permet ce pas de côté dans l’opinion.

LVSL : Ce que l’on pourrait répondre, c’est que cela peut être un horizon, mais, à court terme, nous avons également besoin de la puissance publique pour affronter le changement climatique. Un état fort permettrait de déployer rapidement un Green New Deal, conforter les services publics comme la santé et permettre la nationalisation de secteurs stratégiques. Par ailleurs, beaucoup de gens restent attacher à ce cadre national, notamment chez les classes populaires étant donné que c’est l’État qui protège avec la sécurité sociale et les prestations sociales. Cela ramène à un imaginaire protecteur, ce que l’on observe d’ailleurs avec le surcroît de participation aux élections présidentielles. Il y a déterritorialisation, mais aussi une reterritorialisation. En effet, la symbolique de l’État-nation ramène également à une symbolique sociale, qui a pu se voir notamment au moment des Gilets Jaunes, qui ont brandi certains symboles liés à la Nation et à la République.

D. D. : C’est une remarque très juste qui pose la question des appartenances multiples des individus. Le problème c’est que là encore, on demande souvent aux personnes de choisir une identité parmi d’autres, au lieu de leur laisser exprimer la totalité des diversités qu’elles incarnent. Porter les territoires néanmoins n’est pas contradictoire avec des compétences à l’échelle nationale. Cela demanderait néanmoins de réformer complètement le mille-feuille administratif. Un habile dialogue entre le régionalisme et le fédéralisme m’apparaît comme une porte de sortie intéressante. En France, la crise sanitaire a amené un retour puissant de l’état régulateur et providence, mais ce n’est pas sans risque. Il serait intéressant, après la crise, de voir comment des états fédéraux ou des régions autonomes ont fait face. On aurait alors un outil de comparaison pour voir quelles sont les formes de gouvernance qui permettent des adaptations pertinentes. Il faudra néanmoins garder en tête que le débat est biaisé dans tous les cas, puisque la crise sanitaire est en grande partie le résultat d’un monde régulé depuis de plusieurs décennies par l’autorité des états nations et du marché capitaliste.

Néanmoins, j’imaginerais bien une feuille de route gouvernementale en deux temps : une rapide transition vers une économie décarbonée sur du court terme, demandant des arbitrages politiques nationaux assez forts tout en amorçant un retour aux territoires sur du moyen terme. Pour qu’il soit pertinent, le vivre ensemble ne peut pas être du ressort des états nations : il demande de placer au cœur des décisions des échelles d’action facilement appropriable par le tout citoyen, c’est-à-dire des échelles plutôt locales. L’un dans l’autre, face à l’uniformisation des mondes et aux précarités qui en émerge, il me semble inévitable de questionner non pas simplement le rôle de l’état, mais bien la place qu’il occupe dans les régimes démocratiques. Sur du long terme, je pense qu’il devra nécessairement s’effacer en partie pour laisser place à de nouvelles modalités d’interventions citoyennes et politiques. Expérimentons.

LVSL : Selon vous, la relation requiert de nous que nous soyons perméables à la trajectoire individuelle des autres. Vous écrivez encore que la relation, pour « être réellement vécue », a besoin d’ « interfaces quotidiennes, de compréhension mutuelle, de termes et de codes nouveaux aptes à nous relier et à nous permettre de dialoguer pleinement avec la différence. » À quels types d’interfaces pensez-vous ?

D. D. : Dans le livre, nous proposons un logiciel conceptuel pour s’ouvrir à la diversité des humains comme des non humains. Cela demande un réapprentissage à travers trois étapes. La première, c’est réassumer notre propre vulnérabilité. Chaque être vivant a en commun d’être vulnérable, et pour s’adapter à cette condition, il a besoin des autres. Humains comme non humains sont interdépendants. Nous avons besoin des autres, et ce sont bien ces liens d’interdépendances qui doivent mobiliser l’action citoyenne. La deuxième, c’est la rencontre avec l’autre. La rencontre positionne les relations dans une dynamique créatrice. Un plus un, en géographie, ça n’a jamais fait deux. Lorsqu’on réussit à comprendre l’autre pour ce qu’il est vraiment, la rencontre ouvre des trajectoires d’innovations majeures.

Je me permets de préciser que rencontrer l’autre ce n’est pas nécessairement l’apprécier. Vivre la relation revient à accepter également les antagonismes, la différence, le refus. Enfin, puisque qu’on peut rencontrer l’autre en le dominant voir en le détruisant, il convient d’ajouter une troisième étape à cette société de la relation : la justice. Pour que les relations soient émancipatrices pour les deux parties prenantes, il est important d’exercer justice dans la coexistence. Ces trois thèmes sont suffisamment larges pour être mobilisés de manière extrêmement plurielle en fonction des réalités de chaque espace, de chaque communauté voir de chaque individu.

LVSL : En termes de politiques publiques, comme Philippe Descola dans un entretien vidéo qu’il a accordé précédemment au Vent Se Lève, vous semblez militer pour une éducation où la compréhension des raisons de la diversité du monde serait approfondie. Notamment, vous écrivez quelques pages où vous appelez, non seulement à vivre avec la diversité, mais plus encore à la percevoir dans ses manifestations les plus quotidiennes. Pour apprendre à percevoir la richesse de la diversité aussi loin et aussi proche de soi, que faudrait-il enseigner aux jeunes ?

D. D. : J’ai eu la chance de beaucoup voyager, et en revenant en France, une chose essentielle m’a sauté aux yeux : la diversité que je projetais ailleurs est également présente ici, dans les moindres recoins de l’espace. Nous n’arrivons néanmoins plus à la voir et encore moins à la mettre au cœur de nos vies. Je crois que c’est lié en grande partie à nos modèles éducatifs qui ne valorisent pas assez les territoires. À la lumière de la relation, l’éducation devient également un objet de réforme. Philippe Descola milite effectivement pour davantage d’anthropologie à l’école. J’ajouterais pour ma part davantage de géographie et d’éthologie ! L’éthologie est une discipline très peu valorisée dans les budgets de la recherche, alors qu’elle est pourtant une voie majeure dans la compréhension de l’altérité. Enfin je pense qu’il faut construire davantage de liens entre ce que l’on pense et ce que l’on fait de ses mains. Il n’y a presque plus d’activités manuelles dans les programmes pédagogiques et universitaires. Pourtant expérimenter un territoire passe également par le mouvement du corps et par les sens. Au fond, les modèles éducatifs sont à la lumière de ce qu’a été la politique pendant longtemps : la gauche autant que l’écologie politique n’a jamais réellement agi avec les territoires. Or je crois que, dans les moments de bonheurs comme de malheurs, tout ce qui compte au final, c’est le vivre ensemble. La crise du coronavirus le confirme. Remettre ce vivre ensemble, par-delà l’humain, par-delà l’Occident et par-delà le visible, au cœur de l’action me semble être un beau chemin à suivre.

 

Services de proximité et néolibéralisme : les victimes du progrès

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© MichaelGaida

Les services de proximité sont les victimes invisibilisées de la casse du service public mise en place par les gouvernements néolibéraux successifs. Les grèves, mais aussi les suicides des employés auraient dû alerter contre la mort programmée de ces services primordiaux. En effet, les services de proximité sont essentiels à la cohésion sociale et nationale. Ils sont indispensables pour l’émancipation culturelle de chacun, ainsi que pour représenter concrètement, au quotidien, nos institutions étatiques. Les services de proximité comprennent en effet l’administration, les services postiers, les bibliothèques, ainsi que la police. Quelles sont les conséquences de la mise à mal des services publics pour les services de proximité ?


L’administration : des économies quel qu’en soit le prix

Une grande majorité des suicides « professionnels » s’effectuent sur le lieu de travail. Ce signal dramatique en dit long sur les souffrances professionnelles. La rentabilisation demande des efforts supplémentaires aux employés, alors qu’ils ont de moins en moins de moyens. En effet, on pourrait résumer le dogme néolibéral par la formule suivante : « dépenser moins pour faire mieux ». Le rapport entre dominants et dominés établi par un capitalisme sauvage et un libéralisme grandissant rend les statuts des employés de plus en plus précaires, aussi bien dans le secteur privé que public. En ce qui concerne l’administration, les pratiques sont identiques à d’autres secteurs. Le gouvernement cherche à faire des économies. Cela est un effet de l’hégémonie néolibérale, dont la première technique est sans surprise de procéder à la suppression d’emplois.

« Nous pouvons ainsi parler de mise en service de l’État aux marchés privés. »

Par exemple, certains employés de La Poste ont pour mission de fournir les papiers d’identités de la population. Les mairies se retrouvent ainsi écartées de cette mission, la faute aux lois de décentralisation, qui redéfinissent les « nouvelles compétences », causant ainsi pour certains services de proximité « une crise d’identité ». Ainsi, les employés de La Poste peuvent désormais faire passer les différents examens liés au permis de conduire, ajoutant ainsi une tâche qui n’est pas initialement dans les compétences de La Poste. Cette diversification ou restructuration des compétences n’est qu’un moyen de sauver tant bien que mal un service déjà touché par la logique néolibérale. À ce stade, nous pouvons parler de réorganisation institutionnelle.

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© Frédéric Bisson

Cette réorganisation fondée sur une idéologie de rentabilité amène à des pratiques hautement problématiques, comme par exemple le scandale de la gestion des données personnelles par La Poste. En effet à l’image des GAFA, les données personnelles des usagers sont revendues par l’établissement public. Nous pouvons ainsi parler de mise en service de l’État aux marchés privés. C’est de cette manière que l’économiste et sociologue Bernard Friot définit le néolibéralisme. Lorsqu’une responsable de La Poste a été interrogée au sujet des données personnelles, elle a répondu qu’il fallait « sauver les apparences ». Une telle politique a été menée suite au scandale de l’affaire France Télécom. Ainsi, après les révélations et les vagues provoquées par ce choc, La Poste a mis en place des stratégies de communication afin marginaliser et de minimiser ce phénomène.

En ce qui concerne les suicides de ses employés, La Poste a cyniquement déclaré qu’il s’agissait de « victimes de la société qui évolue ». En effet, en 2016, La Poste doit, pour s’adapter à la concurrence et à la chute du volume du courrier, se réorganiser. Ainsi, les décideurs feront appel à la « modernité », la « restructuration » nécessaire du service. Les conséquences sociales sont catastrophiques : les usagers deviennent des « clients », et en dix ans, les effectifs ont diminué de 20%.

Les bibliothèques : la culture à vendre

Dans les bibliothèques municipales, une crise identitaire similaire est à l’œuvre. Les lois de décentralisation durant les septennats Mitterand ont véritablement contribué à cette crise. Un nouveau vocabulaire fait à l’époque son apparition avec les termes d’évaluation et de rentabilité. En ce qui concerne les bibliothèques universitaires, elles perdent elles aussi progressivement leur rôle : « Les nouvelles générations n’ont plus le même rapport aux livres, et surtout n’ont plus forcément besoin de venir en bibliothèque pour accéder aux ressources documentaires », observe Frédéric Saby, coauteur de L’Avenir des bibliothèques. L’exemple des bibliothèques universitaires.

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Le site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France © Poulpy

Le taux d’emprunt des documents imprimés a énormément diminué. Les 539 bibliothèques universitaires de France ont accueilli 69,5 millions de visiteurs en 2017. Ces espaces subissent une profonde évolution : elles ne cessent de perdre non seulement en attractivité, mais aussi en moyens. Par exemple, à Marseille, les horaires d’ouverture ont diminué d’environ un tiers. Cela les rend d’autant moins accessibles aux usagers. Si l’on rajoute à cela des départs à la retraite qui ne sont pas compensés par de l’embauche, on se retrouve alors avec des services qui manquent de personnels face à une demande toujours importante. Pourtant en 2018, les dépenses liées à la culture et aux loisirs ont augmenté de 1,5%, dans un contexte de hausse des prix toujours modéré, à savoir de 0,5% en 2018. Les services culturels et de loisirs sont les principaux contributeurs (+2,6 %), alors que la consommation de presse, livres et papeterie continue de s’effacer (-4,0 % en volume, après -3,7 % en 2017 et -3,5 % en 2016).

Il est nécessaire de noter les impacts que peuvent avoir les bibliothèques sur l’économie, ou encore sur l’aspect social. En plus d’être créatrices d’emploi, elles sont une forme d’attrait pour d’autres professions comme les éditeurs par exemple, amenant ainsi une réputation à la bibliothèque, et donc de la visibilité à la commune où elle se trouve. Elles ont aussi un rôle d’information pour les habitants. Elles sont une source de renseignements pour l’administration ou la santé. En ce qui concerne l’éducation et la formation, les bibliothèques sont de vastes zones de ressources pédagogiques. En effet, 67 % des usagers s’y rendent pour « lire, travailler et faire des recherches ». De plus, étudier à la bibliothèque semble motivateur et bénéfique puisque 49 % des personnes admettent l’influence de cette méthode sur leur parcours scolaire.

La police avec nous ?

Le rôle des différents corps de police est sous tension depuis plusieurs mois, et a notamment été exacerbé par la forte mobilisation durant le mouvement des gilets jaunes. Un changement des rapports de force a failli s’effectuer lors de la grève de ces agents. Néanmoins, l’arrêt brutal de cette grève face à l’acceptation d’un régime spécial différentié n’a fait que renforcer un sentiment de séparation entre les forces de l’ordre et le reste de la population.

« Le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner fait déjà de l’œil aux entreprises de sécurité privées pour 2020. »

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© Pierre Selim

Les différentes affaires et scandales liés à des actions injustifiées de la police mènent à se poser des questions sur la gestion gouvernementale des forces de police. Néanmoins, il est nécessaire de rappeler que les services de police font partie des services de proximités publics eux aussi menacés. Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, fait déjà de l’œil aux entreprises de sécurité privées pour 2020. Selon le rapport de la Cour des comptes de février 2018, 168 000 salariés travaillaient dans les entreprises de sécurités privées. Cela représente la moitié des effectifs de la sécurité publique, ce qui donne lieu à une forte inquiétude sur le nombre de « réorganisations », alors que la Cour des comptes a aussi mis le doigt sur « les faiblesses persistantes du secteur ». Le secteur de la sécurité privée représentait environ 6,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires hors taxes en 2016, mais se caractérise par une forte atomisation et une faible rentabilité. Alice Thourot, députée LREM, a ainsi déclaré: « Nous devons chercher et tendre vers un modèle économique durable », précisant que les entreprises de moins de 10 salariés représentaient 80 % du nombre des entreprises de sécurité privée, mais moins de 10 % du chiffre d’affaires global. Selon elle, l’objectif est de « structurer le secteur et générer de la confiance pour les donneurs d’ordres, publics ou privés ». L’atomisation du secteur provoque en effet une forte concurrence et des prix bas, qui peuvent se ressentir sur la qualité de service. Le fait est que l’on se retrouve ici face à un conflit d’intérêt flagrant, étant donné que les entreprises privées définissent elles-mêmes leurs objectifs. On peut éventuellement imaginer une collaboration entre les deux secteurs mais il faudrait dans ce cas entamer des modifications du code du travail, voire créer de nouveaux statuts mettant ainsi en concurrence les agents des services publics et les agents des services privés, brouillant ainsi encore plus l’objectif initial qui est veiller à la sécurité de la population. On en revient toujours au même point, à un discours tenu depuis plus d’une dizaine d’années par la droite : les services publics coûtent trop chers.

Sentiment d’appartenance et liens sociaux

Il est difficile de nommer tous les buts des services de proximité. En effet, l’imaginaire collectif voit dans les services de proximité un aspect très humain, qui fait appel aux affects. Nous avons tous cette image du facteur qui vient apporter le courrier ou des agents de police qui vous indiquent votre chemin. Les facteurs en territoires ruraux par exemple, sont essentiels au bien-être de la population qui en plus de diminuer, vieillit. Les facteurs sont parfois les seules personnes à rendre visite aux personnes âgées. En soi, les services de proximité ne sont que la mise en service sociale de l’État. Une sorte de lien tangible entre le peuple et les institutions.

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© Cremona Daniel

Il est important de revenir à cette notion de collectif qui représente très bien notre système de sécurité sociale, surtout quand les pratiques néolibérales détruisent petit à petit cela pour tout mettre au service des marchés privés et de la concurrence sauvage. Les services de proximité comme les bibliothèques, l’administration, la poste ou encore la police sont des services qui servent au bien-être commun. Ce que certains appelleront le progrès peut se traduire par un certain individualisme, soit la prise en charge de soi par soi. Mais il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas tous nés dans le même environnement social. Il est important de noter que cet individualisme qui vise ladite réussite sociale par l’argent mène à la mort certaines personnes. Des gens qui n’avaient pas les moyens sociaux et financiers de se protéger face à ces dangers. Ces dangers visent évidemment les classes les plus pauvres et les plus précaires.

“Les services de proximité maillent le territoire, ils sont des liens qui rappellent l’appartenance à une même république.”

Dans un souci de mutation sociétale, la sauvegarde des services publics de proximité est primordiale, particulièrement pour les territoires ruraux. Ces territoires sont aujourd’hui délaissés, même d’un point de vue électoral. En effet, étant donné qu’il s’agit de territoires où les services publics sont peu développés, les services de proximité sont le seul capital humain des habitants. Les services de proximité maillent le territoire, ils sont des liens qui rappellent l’appartenance à une même République. Face aux déserts médicaux et scolaires, les services de proximité sont bénéfiques à la cohésion sociale. La crise provoquée par le Covid-19 en est la simple démonstration. Ainsi, en plus d’être un enjeu pour le bien-être des citoyens, c’est un enjeu démocratique. Nous priver de services de proximité, c’est nous priver de nos droits de citoyens.

Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne

© Léo Balg

Chaque nouvelle crise déchire les voiles pudiquement jetés, en temps normaux, sur les rapports de force. Dominants et dominés, empires du centre et régions de la périphérie, réapparaissent alors sans fard dans le jeu à somme nulle de la mondialisation. Les structures de pouvoir se départissent en un éclair de leurs atours humanitaires, et la loi d’airain de la souveraineté, que l’on avait crue un instant disparue, s’impose à nouveau comme une évidence. L’Union européenne, dont les dirigeants ne cessent depuis 1992 d’entretenir l’illusion d’une possible réforme, agit en conformité avec l’esprit de ses institutions. À l’heure de la plus grave crise du XXIe siècle ses traités deviennent des carcans, les liens qu’elle a tissés se muent en chaînes, et la « solidarité » européenne, tant vantée par ses thuriféraires, prend tout son sens étymologique : celle d’une dépendance de ses populations à l’égard d’institutions technocratiques principalement au service des intérêts allemands. Par Eugène Favier-Baron, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz.


Les pays du Sud, et en particulier l’Italie, affichent une défiance historique à l’égard des institutions européennes. À gauche, les condamnations de l’« égoïsme national » de l’Allemagne ou des Pays-Bas – qui refusent toute mutualisation des dettes ou des budgets – se sont multipliées, ainsi que les appels à une intégration européenne accrue, présentée comme le moyen de forcer les États les plus riches à contribuer à l’effort commun. Au point parfois d’en oublier le rôle déterminant des institutions européennes, Commission et Banque centrale européenne (BCE) au premier chef, dans l’affaiblissement des systèmes sanitaires des pays les plus fragiles, par l’imposition de décennies d’austérité et leur responsabilité dans la crise actuelle.

Faut-il mettre en cause la trop grande importance de l’intégration européenne ou au contraire la persistance des « égoïsmes nationaux » ? En réalité, ces deux phénomènes ne sont aucunement contradictoires – « intégration » n’étant pas synonyme d’entraide, et « égoïsme national » ne signifiant aucunement autarcie.

Les systèmes de santé sacrifiés sur l’autel de l’austérité budgétaire imposée par l’Union européenne

La crise sanitaire n’a pas commencé avec la pandémie. Celle-ci en a moins été le catalyseur que le révélateur. Le coronavirus aura eu pour effet de forcer les gouvernements, restés sourds pendant des années aux cris d’alarmes du personnel soignant, à jeter un regard sur les conséquences désastreuses des coupes budgétaires.

Ce sont les pays placés sous la tutelle de la « Troïka » qui ont été les plus exposés aux coupes budgétaires. En Grèce, le budget alloué à la santé a été divisé par deux entre 2008 et 2014. La mortalité infantile a progressé de 35 %.

En France, ce sont 13 % des lits d’hôpitaux qui ont été supprimés entre 2003 et 2016, tandis que le nombre de prises en charge annuel aux urgences doublait, passant de 10 à 20 millions1. Une situation qui paraîtrait enviable à l’Italie, qui a subi une diminution de 31 % de son effectif sur la même échelle temporelle, et se retrouve aujourd’hui avec à peine plus de 3 lits pour 1,000 habitants, contre plus de 9 en 1980.

Sans surprise, ce sont les pays du Sud de l’Europe, ainsi que ceux qui ont été placés sous la tutelle de la Troïka (BCE, Commission européenne et Fonds monétaire international), qui ont été les plus exposés aux coupes budgétaires. En Grèce, le budget alloué à la santé a été divisé par deux entre 2008 et 2014, passant de 9,9 % du PIB à 4,7%. Les gouvernements grecs successifs ont été contraints de remercier 25 000 fonctionnaires travaillant dans le domaine de la santé publique. Les indicateurs sanitaires attestent de la détérioration provoquée par ces économies budgétaires, que n’a pas remis en cause le gouvernement de gauche radicale mené par Alexis Tsipras. Un rapport de la Banque de Grèce notait une augmentation de 24 % des maladies chroniques entre 2010 et 2016. La mortalité infantile, quant à elle, a progressé de 35 % de 2008 à 2016.

Une étude du journal médical The Lancet constatait en 2016 une hausse spectaculaire du taux de mortalité global en Grèce : 128 000 morts annuels en 2016 contre 112 000 en 2010. Les auteurs, sans parvenir à établir un lien de cause à effet évident, s’interrogent : dans quelle mesure les économies budgétaires dans le domaine de la santé ont-elles contribué à cette hausse si prononcée de la mortalité globale des Grecs ?

Certains ne verront dans tout cela qu’un rapport lointain avec l’Union européenne. L’impératif de contraction du budget alloué à la santé, telle une tâche aveugle, n’apparaît en effet nulle part dans les textes constitutionnels européens, desquels il découle pourtant logiquement. Semblable en cela au narrateur de Flaubert, présent partout et visible nulle part, il n’est que rarement mentionné dans les discours des dirigeants européens. On parlera de « rationalisation », de « réorientation », « d’optimisation », ou « d’ajustement » des ressources, mais de « coupes », de « contractions » ou « d’économies » dans la santé, point.

Il est pourtant impossible de comprendre pourquoi ces économies budgétaires ont été mises en place sans prendre en compte les contraintes qu’impose le cadre européen. L’indépendance de la BCE a été constitutionnalisée par le Traité de Maastricht, qui lui a conféré un monopole de fait sur la politique monétaire des États membres. Les critères de convergence de ce même traité limitent à 3 % le déficit public annuel autorisé, avec une série de mesures de rétorsion à la clef pour les gouvernements qui les dépasseraient. Le Pacte budgétaire européen (TSCG), entré en vigueur en 2013, signé par le président Hollande malgré ses promesses de renégociation, durcit encore les contraintes imposées aux États déficitaires ; le traité est explicite : « rappelant (…) la nécessité d’inciter, et au besoin de contraindre les États-membres en déficit excessif », il systématise l’usage de sanctions contre les pays dont le déficit structurel excède les 0,5 % après l’aval de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).

Cet arsenal juridique pèse-t-il réellement comme une épée de Damoclès sur les gouvernements de la zone euro ? Il faut bien sûr éviter de pêcher par juridisme : nombreuses sont les entorses faites aux traités européens, souvent en toute impunité. L’expérience de SYRIZA au pouvoir a cependant révélé toute la puissance disciplinaire de ces textes dont elle a tenté de s’affranchir. Ce cas-limite, qui a vu la BCE interdire purement et simplement à la Grèce d’accéder à des liquidités, a montré que les institutions européennes veillent à ce qu’aucun changement de paradigme politique ne puisse advenir dans l’Union. Si l’arme du droit ne suffit pas, celle de la monnaie vient à la rescousse.

Les principaux déterminants de l’austérité budgétaire ne sont cependant pas nécessairement juridiques ou monétaires. C’est sans doute moins dans le marbre des traités ou dans les flux de la BCE qu’il faut les chercher, mais dans le simple agencement des économies européennes. L’Union européenne a poussé à son paroxysme le principe d’abolition de toute frontière économique, dopant les revenus des puissances exportatrices et grevant l’équilibre des autres. L’Allemagne détient le record mondial de l’excédent commercial : il se chiffrait à 232 milliards d’euros en 2018.

La même année, la France enregistrait un déficit commercial de 76 milliards d’euros, le Portugal de 17 milliards d’euros, la Grèce de 20 milliards d’euros et l’Espagne de 36 milliards d’euros – les 100 milliards d’euros ont été dépassés plusieurs fois dans les années 2000. L’inscription des « quatre libertés » (circulation des biens, des services, des capitaux et des travailleurs) dans les traités européens, ainsi que le passage à l’euro, ont encouragé l’apparition de tels déséquilibres. La monnaie unique empêche en effet toute dévaluation, laquelle consistait en une forme de protectionnisme monétaire, permettant autrefois aux pays en déficit commercial de jouer sur les taux de change pour le contrecarrer.

Les pays du nord considèrent qu’ils n’ont pas à payer pour les pays du sud – qui financent pourtant les excédents des premiers avec leurs déficits commerciaux

En l’absence de ces mécanismes protecteurs, les pays déficitaires sont mécaniquement poussés à s’endetter, tandis que les pays excédentaires sont conduits à prêter. C’est ainsi que l’on retrouve, sans surprise, l’Allemagne en position de créancière face à l’Espagne, l’Italie ou la Grèce – doublant son excédent commercial considérable par un excédent financier plus que confortable.

Une politique de relance minimaliste de la BCE

S’il restait encore un doute sur l’inexistence de coopération entre les États de la zone euro, l’échec de la mise en place des coronabonds a le mérite de l’écarter. Impulsée par les États du sud, dont la France, l’idée d’émettre une euro-obligation souveraine au niveau de la zone euro dans son ensemble – un titre dont la nationalité de l’émetteur est inconnue – implique de mutualiser les risques liés à ces obligations et par conséquent d’y associer un taux d’intérêt commun.

Comme on pouvait s’y attendre, plusieurs États du Nord, notamment l’Allemagne et les Pays-Bas, ont balayé cette initiative d’un revers de la main, avec à peu de choses près, les mêmes arguments qu’après la crise de la dette de 2010-2011. En effet, les pays du Nord considèrent qu’ils n’ont pas à payer pour les pays du Sud – qui financent pourtant les excédents des premiers avec leurs déficits commerciaux – jugés moins « responsables » au niveau de leurs politiques budgétaires.

Autrefois contrebalancés par l’appréciation du mark, les excédents commerciaux allemands ne rencontrent plus aucune régulation par le taux de change dans une zone euro taillée à leur mesure. Cela libère bien entendu des marges budgétaires associées à une rente d’exportation, accrue par les réformes Hartz : en flexibilisant le marché du travail, celles-ci ont contribué à la stagnation des salaires allemands, ont fait chuter la consommation populaire de l’Allemagne et, par conséquent, ses importations. L’hypocrisie atteint son paroxysme lorsqu’on réalise que si les pays du sud réduisaient leurs déficits à l’allemande, c’est-à-dire en prenant les parts de marché des pays du Nord dans les productions où ils sont spécialisés, cela se ferait au détriment des excédents allemands. Autrement dit, si tout le monde copie le modèle allemand, il n’y a plus de modèle allemand.

Face à ce manque de coopération et au vu la magnitude de la crise actuelle, la BCE tente de prendre le relais en matière de financement des déficits. L’organisme annonce plusieurs plans de rachats massifs des dettes souveraines et d’obligations de grands groupes européens sur le marché secondaire. Annoncé comme un bazooka, le dernier d’entre eux suppose d’injecter 750 milliards d’euros sur les marchés afin d’y pallier le manque de liquidités mais aussi de financer indirectement les États. Si cette somme, véritable camouflet pour la mortifère orthodoxie budgétaire prônée par l’Europe du Nord, peut paraître colossale, elle ne représente en réalité que 6% du PIB de la zone euro.

Surtout, le périmètre de cette intervention monétaire, un Quantitative easing (QE) élargi, apparaît comme beaucoup trop réduit par rapport aux enjeux actuels. En comparaison, de l’autre côté de l’Atlantique, la Federal Reserve Bank (Fed) et le Trésor américain se coordonnent pour mettre en place un plan de relance d’un volontarisme inimaginable en Europe. D’une part, la Fed annonce qu’elle ne met plus aucune limite au rachat de bons du Trésor ou de titres hypothécaires et s’apprête aussi à intervenir pour d’autres obligations publiques et privées. Les États-Unis font le constat qu’une injection illimitée de liquidités sur les marchés financiers ne suffit pas et se préparent à aller bien au-delà. Le Sénat et la Maison Blanche tablent sur un accord qui permettrait de mettre en place un plan de relance d’environ 2000 milliards de dollars – presque un dixième du PIB américain, soit la quasi-totalité du PIB français – qui inclut 500 milliards de dollars d’aide directe aux ménages sans contreparties.

Morcelés par des traités trop contraignants, piégés dans des logiques concurrentielles et inscrits dans des institutions où leur souveraineté se dilue, les États membres de la zone euro sont bien incapables de se préparer correctement au tsunami qui arrive.

Le mirage de la solidarité européenne et la marche vers l’implosion

La solidarité européenne résonne désormais comme un mantra creux, une opération de communication qui ne trompe plus grand monde. L’Italie, troisième économie de la zone euro, déjà abandonnée sur la crise migratoire, en a de nouveau fait l’expérience lorsque la Lombardie a été décrétée premier foyer épidémique du coronavirus en Europe. La sainte règle de la discipline budgétaire s’est vue assouplie pour laisser Rome respirer, mais quasiment aucune assistance médicale n’a été envoyée à tel point que le pays a dû se tourner vers Cuba, le Vénézuela, la Chine ou encore la Russie pour recevoir des masques et du personnel médical.

Les propos du « gouverneur faucon de la Banque centrale autrichienne, Robert Holzmann », sont effarants à ce sujet : la « destruction créatrice schumpeterienne », qui serait à l’œuvre, aurait ses avantages. « Chaque crise économique est une purification. On peut l’exploiter pour en sortir plus fort ».

La détresse des Italiens, durement touchés par cette épidémie se heurte à l’inertie de ses partenaires, entre le refus allemand d’activer le mécanisme européen de stabilité de façon inconditionnelle, leur hostilité à la mise en place d’euro-obligations, et les commentaires de Christine Lagarde, qui n’estime pas du devoir de la BCE d’harmoniser les taux allemands et italiens – autant de réactions qui auront probablement de lourdes conséquences sur le projet européen.

Pire encore, lorsqu’il ne s’agit pas d’inaction ou de mépris teinté du stéréotype de l’italien indiscipliné, on apprend qu’un des stocks de masques chinois à destination de l’Italie aurait été intercepté et confisqué par la République Tchèque, autre pays membre. Ailleurs, le président Serbe pourtant habituellement féru d’Union européenne, n’avait pas de mots assez sévères pour qualifier l’inaction européenne :  « Je ne tirerai pas de conclusions politiques maintenant, mais nous avons réalisé qu’il n’y a pas de solidarité internationale ou européenne, tout cela n’étant que contes de fées ». Luigi Di Maio a quant à lui réagi avec des propos comparables : « Nous attendons de la part de nos partenaires européens de la loyauté, nous attendons que l’Europe fasse sa part, parce que les belles paroles, on ne sait pas quoi en faire ».

Plus largement, cette pandémie recouvre tous les symptômes du malaise européen. L’épidémie, dont la croissance rapide, un temps attribuée à la mauvaise gestion sanitaire italienne ou à son système de santé, n’inquiète d’abord pas outre mesure, ni ne suscite d’empathie particulière. Le virus sous-estimé finit pourtant bien par se propager et n’entraîne de réaction proportionnée de la part des autres pays que lorsqu’il s’avère être déjà présent sur leur territoire. Tout arrive trop tard, comme si la résilience à ne pas entraver la circulation, de biens ou de personnes était plus forte que la volonté de limiter les dommages sanitaires.

Il faut dire que les mesures restrictives qu’impose cette pandémie représentent des violations à la pelle des règles européennes : entre la suspension de Schengen, la souplesse budgétaire ou encore l’entrave aux quatre libertés de l’Union, ce sont les principes mêmes de l’Europe maastrichienne qui sont reniés. Ce défi sanitaire qui, pour peu qu’on le prenne au sérieux, nécessiterait mutualisation de la dette, euro-obligations, et autres réponses ambitieuses, créatives, représente autant de choses que l’Union européenne semble incapable soit de produire, soit même de concevoir en son carcan étriqué.

Ce chacun pour soi révèle aussi l’écart qui existe entre les pays membres pour mobiliser des ressources et faire face à cette crise : « ceux qui ont des munitions les utilisent mais d’autres ne peuvent pas et les mesures européennes sont très limitées », a déclaré à ce sujet Lorenzo Codogno, conseiller en macroéconomie. L’Allemagne, plus souveraine que jamais, a pris des mesures nationales pour ses entreprises : 550 milliards de prêts accordés et garanties par l’État ; un plan que bien des pays de la zone euro, ne bénéficiant pas d’excédents comparables à ceux de l’Allemagne, ne peuvent pas se permettre. Bien moins dispendieuse lorsqu’il s’agit de se tourner vers les européens, Angela Merkel est apparue dans une interlocution télévisée inédite dans laquelle comme le signale Marianne, le mot « Europe » n’apparaît pas une seule fois.

Monitor Italia (Tecné) a publié un sondage récent dans lequel 88% des Italiens estimaient que l’Union européenne n’avait pas assez agi pour aider l’Italie, et dans lequel 67 % des gens interrogés pensaient que l’appartenance à l’Union européenne était un désavantage pour leur pays, contre 47 % en novembre 2019. Du côté des autorités italiennes, le strict encadrement des mesures qui sont envisagées comme des concessions à l’Italie pour absorber le choc, augurent d’une thérapie austéritaire. À cet égard, le Corriere della Sera est allé jusqu’à accuser l’Allemagne de vouloir faire payer un plan de sauvetage au prix fort en imposant les fameuses réformes structurelles voulues de longue date par Berlin. Les propos recueillis par Der Standard et relayés par The Telegraph du « gouverneur faucon de la BCE autrichienne, Robert Holzmann » sont effarants à ce sujet. Pour Holzmann, la « destruction créatrice schumpeterienne » qui serait à l’œuvre, aurait ses avantages. « Chaque crise économique est une purification. On peut l’exploiter pour en sortir plus fort ».

Faut-il blâmer les « égoïsmes nationaux » ? Ou plutôt en arriver à la conclusion qu’en vertu des règles de la mondialisation néolibérale, dont l’UE est la manifestation institutionnelle la plus aboutie, de telles réactions sont inscrites dans l’ordre des choses ?

La situation est telle pour l’Union européenne que même certains irréductibles centristes s’en détachent, désabusés par l’impossibilité pour les institutions européennes de réaliser l’effort que nécessite cette crise d’ampleur inédite pour son destin : « le Covid-19 a montré à quel point il est peu important d’être européen en temps de crise. L’Europe doit changer rapidement et fondamentalement », a déclaré Guy Verhofstadt. Bruno Le Maire affirme quant à lui que  « si nous ne sommes pas capables de nous rassembler, c’est le projet politique européen qui sera emporté par cette crise » – sans rien préconiser de plus précis. En parallèle et à mesure que l’inaction européenne se fait chaque jour plus outrageuse, les Italiens semblent se rapprocher dans cette crise qui provoque une « immense émotion collective ». De quoi envisager prochainement un Italexit ?

Une issue est-elle possible dans le cadre européen ?

En conduisant l’Allemagne à refuser ouvertement le principe d’une mutualisation des dettes souveraines, la crise du coronavirus l’aura fait apparaître comme le principal facteur de désunion européenne. La vieille ligne de fracture entre nations pro-européennes et anti-européennes s’effrite ; les frissons sacrés de l’exaltation du fédéralisme européen sont brutalement plongés dans les eaux glacées de l’intérêt national bien compris.

En 1871, Bismarck déclarait avec ironie : « J’ai toujours trouvé le mot Europe dans la bouche des politiciens qui tentaient d’obtenir des concessions d’une puissance étrangère sans oser les demander en leur propre nom »2. La construction européenne a-t-elle jamais fonctionné sur un autre principe ? Que l’Allemagne et les Pays-Bas, dont le ratio dette/PIB est respectivement de 62 % et de 49,3 %, soient hostiles à la mutualisation des dettes européennes que demandent la Grèce (180 % d’endettement public par rapport au PIB), l’Italie (130 %) ou le Portugal (122 %), n’a rien de surprenant. À l’inverse, que cette hostilité à une intégration européenne par la dette fasse place à des déclarations passionnées en faveur du libre-échange et de l’euro – et à une vertueuse condamnation des velléités de protectionnisme – n’a pas non plus de quoi surprendre lorsqu’on garde les yeux rivés sur l’excédent commercial record de l’Allemagne (232 milliards d’euros en 2018) ou sur celui, confortable, des Pays-Bas (67 milliards d’euros).

Faut-il donc blâmer les égoïsmes nationaux, regretter que populations et gouvernements refusent de se départir de leurs avantages structurels pour les partager avec ceux qui en sont dépourvus ? Ou plutôt en arriver à la conclusion qu’en vertu des règles de la mondialisation néolibérale, dont l’Union européenne est la manifestation institutionnelle la plus aboutie, de telles réactions sont inscrites dans l’ordre des choses ?

Dans l’immense zone de libre-échange que constitue l’Union européenne, les gains des uns (que l’on parle d’excédents commerciaux ou de créances) constituent nécessairement les pertes des autres (que l’on parle de déficits commerciaux ou de dettes). En instituant un tel jeu à somme nulle, le cadre européen a intimement lié la prospérité des populations allemande et hollandaise au respect le plus strict de l’orthodoxie des traités.

Les travailleurs d’Allemagne subissent pourtant de plein fouet la concurrence induite par les quatre libertés : au cœur de l’empire économique européen, entre 16 et 17 % des Allemands sont victimes de pauvreté – contre 12,5 % en 2000. Selon les chiffres d’Eurostat, les chômeurs Allemands sont en outre les plus exposés au risque de pauvreté (70 %) de tout le continent. La flexibilisation du droit du travail et des aides sociales, mise en place pour faire face à la concurrence des travailleurs d’Europe de l’Est, n’y est pas pour rien. Une étude publiée par le Bureau international du travail tend à établir que le dumping induit par le cadre européen a provoqué une décélération des salaires de 10 % entre 2002 et 20123. L’extension de l’Union européenne dans les Balkans occidentaux, où les salaires minimaux se situent entre 210 et 300 €, ne fera qu’accroître cette logique.

Paradoxalement, cette souffrance sociale pourrait contribuer à expliquer l’attachement des Allemands à l’Union européenne. Toute perspective de revalorisation salariale soutenue ayant été abandonnée depuis trois décennies, il n’apparaît donc pas surprenant que bien des Allemands souhaitent compenser les pertes que l’Union européenne leur impose par la défense de leurs excédents que celle-ci permet en retour – synonyme d’une domination économique accrue sur le reste de la zone, seule marge de manœuvre que leur laisse le cadre actuel.

Le juriste Louis Franck, évoquant la construction européenne, écrivait en 1967 : « Le concurrentialisme se substitue au libéralisme d’autrefois. C’est l’idée de base du néolibéralisme contemporain »4. Ce cadre étant posé, que vaut un jugement moral porté sur l’égoïsme national de tel ou tel dirigeant ou population ? Blâmer les acteurs politiques et ignorer les cadres qui les agencent – de même que, dans d’autres circonstances, blâmer les individus en ignorant les structures qui les déterminent – semble ici constituer la démarche antipolitique par excellence. La gauche morale, qui n’a pas de mots assez durs contre « l’égoïsme » financier allemand, ne reproduit-elle pas les erreurs de celle qui blâmait hier « l’égoïsme » commercial britannique, ou encore « l’irresponsabilité » budgétaire italienne, sans mettre en question les institutions européennes ?

En 2002, l’universitaire Erik Jones écrivait : « La probabilité pour qu’un jour, des groupes au sein de l’Europe identifient l’Union économique et monétaire comme la source de leurs difficultés économiques ou qu’ils se mobilisent directement contre celle-ci est très faible »5. Ce jour est-il venu ?

 

Notes :

[1] Frédéric Pierru et Pierre-André Juven, La casse du siècle, 2019, Raisons d’agir.

[2] Cité dans Coralie Delaume et David Cayla, La fin de l’Union européenne, 2017, Michalon.

[3] Citée dans Coralie Delaume et David Cayla, La fin de l’Union européenne, 2017, Michalon.

[4] Cité dans Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, 2009, La découverte.

[5] Cité dans Frédéric Lordon, La malfaçon – monnaie européenne et souveraineté démocratique, 2014, Les liens qui libèrent.