La longue agonie du fret ferroviaire

© Ale3xanderD, Pixabay

Le 22 octobre dernier, le premier ministre inaugurait en grande pompe la reprise du train des primeurs : le Perpignan-Rungis. Après deux ans de suspension, ce retour fait écho aux mesures annoncées le 27 juillet pour relancer le fret ferroviaire. Cette initiative semble pourtant déjà s’inscrire dans une longue liste de plans de relance qui n’ont pas donné les effets escomptés. Alors, comment expliquer ce déclin du fret ferroviaire ?

En 1827, la première ligne de chemin de fer ne transportait pas des voyageurs mais des marchandises. Avec seulement 18 kilomètres de voies, la ligne de Saint-Étienne à Andrézieux, tractée par des chevaux, servait à transporter de la houille depuis le port fluvial. Le transport de marchandises par train s’est ensuite développé de manière exponentielle au travers de compagnies privées. En 1882, la France possède alors la plus forte densité de chemin de fer au monde avec 26 000 km de voies. Les marchandises sont échangées dans des halles adjacentes aux gares, avant que le trafic ne soit peu à peu séparé des voyageurs.

En 1950 les deux tiers des marchandises sont transportées par le rail.

En 1938, la création de la SNCF unifie le réseau. Il y a alors 6 500 embranchements jusqu’aux entreprises (les ITE) et plus de 42 500 km de voies. Cette situation continue dans l’après-guerre : en 1950 les deux tiers des marchandises sont transportées par le rail et c’est le transport de marchandises qui fait vivre la SNCF. Alors que les frontières entre cheminots du service voyageur et du service fret ne sont pas établies, on estime que 200 000 d’entre eux travaillent directement ou indirectement dans le transport de marchandises. Pourtant, la concurrence avec la route a déjà commencé. Les camions se multiplient et, en 1984, le ferroviaire ne représente déjà plus que 30% du transport de marchandises1. La baisse est brutale : ce chiffre passe à 20% en 1990, puis 17% en 2000 et 9% en 2010. Aujourd’hui, il reste moins de 5 000 cheminots au service de SNCF Fret et seulement 32 milliards de tonnes-kilomètres2 sont transportées sur les voies ferroviaires contre 317,3 milliards de tonnes-kilomètres sur les routes.

Le fonctionnement du fret ferroviaire

Pour expliquer cette baisse, il faut d’abord comprendre comment fonctionne le fret ferroviaire. En France, les trains de marchandises circulent le plus souvent sur le même réseau que les trains de voyageurs. Ils occupent donc des sillons horaires de la même manière que les autres trains. Ces sillons sont des laps de temps durant lesquels les trains utilisent une infrastructure donnée (aiguillage, gare, voie ferrée). Ils sont gérés par un gestionnaire de réseau qui les facture au travers de péages ferroviaires.

Pour le transport de marchandises, il existe deux types de trains. Le premier est le train massif qui transporte d’un point à un autre des marchandises sans réorganisation du convoi. Il peut s’agir par exemple d’un train au départ d’une usine agro-alimentaire qui va directement à une autre de transformation. Le second est le train de lotissement. Il est composé de wagons isolés qui doivent être réorganisés dans une gare de triage pour aller dans des directions différentes. Ce serait par exemple le cas d’une usine de voiture en Bretagne qui doit envoyer la moitié de ses wagons dans le Nord et l’autre moitié en Alsace. Le train s’arrête alors dans une gare de triage où les wagons sont remaniés avec d’autres wagons qui vont dans la même direction afin de former un train complet.

Réalisation personnelle

Pour les marchandises ne faisant qu’une partie de leur trajet en train, le reste étant effectué par voie maritime ou routière, il existe des terminaux de transport combiné. Il peut s’agir de conteneurs récupérés dans un port et qui sont ensuite déposés sur des wagons. Le transport combiné peut également avoir lieu entre le rail et la route avec la prise en charge de la remorque du camion ou du camion entier avec sa cabine (dans ce cas, il s’agit de ferroutage).

Réalisation personnelle

Enfin, si les trains sont chargés dans des terminaux gérés par la SNCF, certaines voies desservent directement des entreprises, usines ou entrepôts particuliers, on parle alors d’installation terminale embranchée (ITE) ou d’embranchement particulier. Il existe une autre spécificité : les Opérateurs Ferroviaires de Proximité (OFP). Ces entreprises gèrent une petite partie du réseau ferroviaire avec leurs propres matériels. Au port de La Rochelle par exemple, un OFP se charge des activités ferroviaires sur le port. Ces OFP peuvent soit gérer de manière étanche un réseau entre différents terminaux soit le gérer jusqu’au réseau SNCF où un autre opérateur ferroviaire prend le relais pour des plus longues distances.

Réalisation personnelle

Un déclin plus marqué que chez nos voisins

Le fret français transportait 57,7 milliards de tonnes-kilomètres en 1984, contre 32 milliards de tonnes-kilomètres en 2018. Cette diminution est également visible dans le mix modal du transport de marchandises : en 34 ans, la part du ferroviaire dans le transport de marchandises a diminué de 70%.

Évolution du mode de transport des marchandises depuis 1984 en France, INSEE. Réalisation personnelle

Si la situation est assez inquiétante dans toute l’Europe, le sort de la France est plus dramatique que celui de ses voisins. En Allemagne, le trafic de fret ferroviaire a connu une hausse de 50% entre 2003 et 20183. La dynamique est aussi positive en Autriche, en Suède et de manière plus nuancée en Italie. Si l’Espagne et le Royaume Uni ont, comme la France, subi une diminution de leurs volumes transportés par le fret ferroviaire (environ -10% pour les deux depuis 2003), seule la France connaît une chute aussi importante. Ainsi, alors que les trafics allemands et français étaient équivalents dans les années 1990, le trafic français est aujourd’hui quatre fois moindre que celui de l’autre côté du Rhin. Enfin, alors que la part moyenne du fret ferroviaire dans le transport de marchandise en Europe est de 18%, cette même valeur se situe en France dix points en deçà, à 9%.

Évolution du trafic du fret ferroviaire européen en tonne-kilomètre, base 100 = valeur en 2003, EUROSTAT. Réalisation personnelle

Qui a tué le fret ?

Témoignage de la diminution du fret, la gare de triage de Sotteville est devenue un cimetière ferroviaire. © Frédéric Bisson

On peut trouver trois explications au déclin du fret ferroviaire. 

Tout d’abord, il faut prendre en compte la situation industrielle et portuaire. La désindustrialisation a diminué de manière importante les marchandises à transporter sur de longues distances à l’intérieur du pays avec, par exemple, la fin des exploitations minières.

D’autre part, la France n’arrive pas à capter une part importante du trafic maritime international sur ses ports. Le tonnage de l’ensemble des ports français équivaut aujourd’hui au seul port de Rotterdam aux Pays-Bas. Anvers en Belgique est parfois même qualifiée de premier port français, une particularité surprenante vue la taille de la façade maritime de l’Hexagone, son positionnement stratégique et le nombre de ports prêts à accueillir des marchandises comme Marseille, Le Havre ou Saint-Nazaire. À cette situation s’ajoute une mauvaise liaison entre les ports français et les voies ferrées. Alors qu’à Hambourg près d’un tiers des marchandises transitent par le rail, seules 10% des marchandises dans les ports français font de même.

La concurrence de la route met aussi à mal le fret ferroviaire. Le transport routier présente pour les entreprises de nombreux avantages : fiable, peu coûteux, les transporteurs y bénéficient également d’un réseau très dense permettant de desservir directement tout le pays. De plus, l’arrivée d’entreprises de transports routiers d’autres États membres de l’UE permet aux transporteurs d’utiliser de la main-d’œuvre étrangère avec des prétentions et des droits salariaux moindre que ceux attendus normalement en France.

Pourtant ces différents facteurs n’expliquent pas l’ensemble du déclin du fret ferroviaire. La situation dans des pays comme l’Espagne, l’Italie ou le Royaume-Uni montre que malgré la désindustrialisation et l’émergence du transport routier, le fret ferroviaire peut persister et maintenir une part de marché plus importante que celle que nous connaissons en France. De plus, le fret ferroviaire demeure moins coûteux que le transport par camion sur les longues distances. Un kilomètre avec un camion de 40 tonnes coûtait ainsi 1,20 euro en 2007 contre 0,51 euro pour un train de 1 800 tonnes ramené au même poids4.

La violente libéralisation et mise en concurrence voulue par Bruxelles est également responsable de ce déclin. En 1991, l’Union européenne impose une première réforme ferroviaire exigeant la séparation entre l’exploitation des lignes (pour le transport voyageur et fret) et la gestion de celles-ci. Cette réforme donne lieu à la création, en 1997, de Réseau Ferré de France (RFF), le gestionnaire des infrastructures ferroviaires. Pour se financer, RFF dispose des revenus des péages ferroviaires, ce qui représente en parallèle un nouveau coût pour les exploitants (même s’ils en payaient déjà indirectement une partie). Au cours des années 2000, sous la pression des gouvernements et de l’UE, la séparation entre les activités fret et voyageurs à la SNCF est renforcée. L’objectif ? Que l’État et les collectivités territoriales évitent de financer le fret avec des subventions à destination des services voyageurs (comme les TER).

L’ouverture à la concurrence du « deuxième paquet ferroviaire » est une véritable saignée pour le fret SNCF.

Cette évolution entraîne un dédoublement des postes auparavant mutualisés, ce qui augmente les coûts d’exploitation. Dans la même période, l’Union européenne, qui ne jure que par le culte du « marché libre et non faussé », interdit aux États de financer leurs activités de fret, une situation d’autant plus compliquée en France que le service fret de la SNCF n’est plus équilibré budgétairement depuis 1998. En 2004, face à la dette du fret ferroviaire, l’État obtient la permission de l’Union européenne de le recapitaliser à hauteur de 800 millions d’euros (qui s’ajoutent aux 700 millions apportés par la SNCF), en contrepartie de quoi, la France ne doit plus refinancer le fret pendant 10 ans et doit ouvrir cette activité à la concurrence (2005 pour les lignes avec l’étranger puis 2006 sur les lignes intérieures). L’ouverture à la concurrence de ce « deuxième paquet ferroviaire » est une véritable saignée pour le fret SNCF. Si celle-ci garde la majorité des parts du marché ferroviaire, les opérateurs étrangers vont prendre en charge les trains massifs plus rentables et laisser les wagons isolés, plus coûteux, à la SNCF.

Face à un tel déséquilibre, la crise du fret s’accentue et, deux plans de relance se succèdent en 2004 et en 2007 (plans Véron et Marembaud), tentant de limiter les pertes en abandonnant les dessertes de wagons isolés les moins rentables, menant à une baisse directe du volume transporté et des effectifs cheminots. En 2008, alors qu’il reste moins de 10 000 cheminots dans le fret, la SNCF achète GEODIS, un transporteur routier, et instaure de facto la concurrence au sein même de l’entreprise. La même année, la crise économique frappe de plein fouet le fret ferroviaire. Les plans s’enchaînent sans enrayer la crise. Les liaisons avec des wagons isolés sont restreintes et les ITE fermées (4 535 en 2002, 1 400 en 2015). En 2012, alors qu’un tiers du fret est assuré par des opérateurs extérieurs, la SNCF assure encore 400 trains de wagons isolés par semaine. Malgré cette saignée, la Cour des comptes demande en 2017 une nouvelle réduction du nombre de wagons isolés et la cession d’une partie de la flotte de locomotives. Un an plus tard, le rapport Spinetta demande la recapitalisation et la filialisation du fret ferroviaire. Cette même année, Fret SNCF supprime 754 postes et se fixe comme objectif de restreindre à 4 724 les effectifs en 2021. Enfin en 2020, à la suite de la réforme du ferroviaire, FRET SNCF devient une Société par Action Simplifiée, prélude à une cession du capital, c’est-à-dire une privatisation.

Le plan Castex, une nouvelle tentative de sauvetage du fret

Le 27 juillet dernier, un énième plan en faveur du fret ferroviaire a été présenté par le Premier ministre, qui a annoncé vouloir s’appuyer sur le développement d’autoroutes ferroviaires, des transports combinés et a garanti la gratuité des péages ferroviaires pour 2020 et la division par deux de leurs prix pour le fret en 2021. A ces annonces s’ajoute une recapitalisation de 150 millions d’euros.

Cette subvention prouve que la libéralisation du fret ferroviaire est un échec. Elle va toutefois permettre à Fret SNCF de repasser dans le vert temporairement. Les syndicats de cheminots s’amusent à dire que cette même subvention, en 2000, aurait permis, au fret, qui transportait alors 17% du trafic de marchandise avec 10 000 cheminots, d’être excédentaire. Désormais, cet argent va uniquement permettre à Fret SNCF de maintenir son trafic actuel, et non d’investir dans les infrastructures.

Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales !

Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot

Une autre annonce concerne les autoroutes ferroviaires. Il nous faut ici expliquer ce terme. On le sait, le transport combiné est composé d’une partie du trajet en camion et une autre en train à partir d’un terminal de transport combiné. L’autoroute ferroviaire allie le transport combiné avec d’importants corridors qui traversent la France et s’inscrivent dans une logique européenne. Ce système, déjà mis en avant par les plans de relance Véron, Marambaud et Nadal, a pourtant de sérieuses limites. Comme son nom l’indique, il ne relie que peu de points de dessertes et montre donc assez peu de flexibilité. De plus, le transport combiné s’appuie sur un simple ferroutage : on met un camion sur un wagon. Une technique bien moins économique que le remplissage d’un wagon standardisé. L’annonce de Jean Castex, qui s’appuie déjà sur de précédents projets d’autoroutes, ne peut donc pas entraîner un report massif vers le fret ferroviaire. Et pour cause, en France, 63% du transport de marchandises concerne le trafic intérieur. Comme le dit Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot, « Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales ! »

Un intérêt écologique, mais des entreprises sceptiques

Si les plans de sauvetage ou de relance du fret ferroviaire ont pour l’instant tous échoué, la demande citoyenne d’une relance est très présente, notamment pour des raisons écologiques. Le transport routier, aujourd’hui largement majoritaire en France, est à l’origine d’une forte pollution atmosphérique. En 2018, il génère à lui seul 28,6% des gaz à effet de serre (en équivalent CO2), contre 21,3% en 1990. Au sein des transports routiers, les poids lourds représentent en 2018 un quart des émissions (41,3% si on y inclut les véhicules utilitaires). L’ensemble du transport ferroviaire ne représente quant à lui que 0,1% des gaz à effet de serre.

Selon le rapport Bain, le transport routier émet en France 82 grammes de CO2 par tonne-kilomètre (g/t-km) contre huit g/t-km pour le ferroviaire. Pour l’Agence européenne de l’environnement, ce chiffre serait plutôt de 20,97 g/t-km, à l’échelle européenne, contre 75,33 g/t-km pour le routier. Quoi qu’il en soit, le constat est sans appel : le fret ferroviaire émet quatre à dix fois moins de CO2 que la route. En outre, la forte électrification du réseau ferré français et notre important recours à l’énergie nucléaire garantissent une pollution très faible. En 2010, un rapport du Sénat, chiffrait ainsi le bilan écologique du transport de marchandises : 2 grammes/km de CO2 pour un train électrique et 55 grammes/km pour un train thermique contre 196 grammes/km pour un seul camion semi-remorque de 32 tonnes et 982 grammes/km pour un utilitaire léger. Par ailleurs, au-delà du bilan écologique, le fret ferroviaire participe à l’équilibre du territoire en reliant des régions parfois mal desservies par la route.

Toutefois, malgré ces divers avantages, les clients de Fret SNCF ne manifestent pas un grand attachement pour le ferroviaire. Plus de quatre clients sur dix s’en disent peu ou pas satisfaits et la moitié déçus du rapport qualité-prix. La ponctualité est également mise en cause : le rapport du Sénat de 2008 pointait ainsi une ponctualité dans la journée de seulement 70% pour les wagons isolés contre 80% dans l’heure pour les trains massifs. Les clients du fret ferroviaire réclament donc une fiabilité plus importante et un meilleur rapport qualité-prix, deux éléments qui les font pencher en faveur du transport routier.

Les solutions pour relancer l’activité

Pour aller au-delà des annonces, plusieurs projets existent. En 2008, le projet EuroCarex a ainsi essayé de créer un TGV fret de nuit. Après un essai en 2012 entre Lyon et Londres, le projet est aujourd’hui au point mort à cause de sa rentabilité à court terme. En 2014, le projet Marathon a mis sur pied le plus long train de fret d’Europe. Long de 1,5 km, il a transporté 70 wagons, contre 35 habituellement. En 2015, dans le prolongement de ce projet, le train le plus lourd du réseau ferroviaire, long de 947 mètres et avec une masse de 5 410 tonnes a relié Somain dans le Nord à Uckange en Moselle. Ces deux projets sont aujourd’hui au point mort. Depuis 2017, c’est le projet de train autonome qui est sur les rails. L’objectif est de développer divers niveaux d’autonomie pour un train (conduite assistée, conduite à distance, voire absence de conducteur) à horizon 2023. Si les conséquences sociales de ce projet ne sont pas encore connues, celui-ci devrait permettre d’améliorer la ponctualité des trains grâce au calcul informatique.

Le TGV Postal proposait entre 1984 et 2015 un service de transport de courrier à grande vitesse, il a été arrêté à la suite de la diminution du volume de courrier et l’envoi à J+2 à J+3 par La Poste. Aucun projet de train fret à grande vitesse n’a pour l’instant repris. © Florian Fèvre

Ces différentes innovations nous amènent à regarder de l’autre côté de l’Atlantique. Aux États-Unis, les trains de fret impressionnent par leurs dimensions, avec deux étages de conteneurs sur un seul wagon et une longueur pouvant atteindre plus de trois kilomètres. Des chiffres d’autant plus spectaculaires quand on les comparent aux 750 mètres des trains français. Comment expliquer ces différences qui pourraient largement augmenter la compétitivité du fret SNCF ? Le problème réside dans le réseau. Le réseau américain a été adapté au niveau des ponts et des tunnels pour que les trains puissent mesurer plus de 6 mètres de haut contre 4,28 mètres en France. Pour prétendre à ces dimensions en France, il faudrait adapter un nombre très important d’ouvrages. Pour la longueur, le problème vient également des infrastructures. Le réseau français a été construit historiquement pour des trains de 500 mètres de long puis de 750 mètres. Cela signifie que l’ensemble du réseau a été adapté sur ces distances avec des voies de garage et des triages à ces tailles. Aux États-Unis, le réseau est extrêmement long et permet de doubler des trains de plusieurs kilomètres de long. Pour obtenir les mêmes performances que le réseau américain, c’est tout le réseau ferroviaire, les wagons et les infrastructures qui devraient être adaptés en conséquence, ce qui demanderait d’importants investissements.

Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. Or, ce dernier n’est plus compétitif qu’en raison de la non-prise en compte des externalités négatives, notamment environnementales, qu’il génère.

Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. Or, ce dernier n’est davantage compétitif qu’en raison de la non-prise en compte des externalités négatives, notamment environnementales, qu’il génère. Outre la pollution, les ballets de camions ont aussi un impact fort sur l’usure des infrastructures routières, sur les nuisances sonores, les embouteillages et les accidents de la route. Autant de facteurs qui plaident pour l’augmentation des impôts et droits de péages sur le fret routier.

Depuis le début du déclin du fret ferroviaire, ce sont 1,8 million de camions qui ont été mis sur les routes. Un report modal massif du routier vers le ferroviaire aurait pourtant de nombreuses conséquences positives. Mais pour ce faire, trois éléments seront nécessaires : des investissement massifs dans le fret ferroviaire (cheminots, infrastructures, réseau), la remise en cause de la libéralisation du fret ferroviaire et une nouvelle façon de prendre en compte l’ensemble des conséquences négatives du transport routier.

Notes :

1 : Transport intérieur terrestre de marchandise par mode, Données annuelles de 1984 à 2018, INSEE
2 : Le tonne-kilomètre est une unité de mesure de quantité de transport correspondant au transport d’une tonne sur un kilomètre.
3 : Goods transported by type of transport (2003-2018), EUROSTAT
4 : Pertinence du fret ferroviaire, diagnostic, SNCF, avril-mai 2009

« La construction européenne s’est faite contre le peuple français » – Entretien avec Aquilino Morelle

François Mitterrand et Jacques Delors, architectes de l’Union européenne d’aujourd’hui. © Aitana Pérez

Dans L’opium des élites, Aquilino Morelle, ancien conseiller politique de Lionel Jospin, d’Arnaud Montebourg et de François Hollande, propose un autre regard sur la construction européenne : celui d’un projet élitiste, jamais débattu devant le peuple. Dans ce long entretien, il revient en particulier sur le « fédéralisme clandestin » de François Mitterrand, qui a bâti une Union européenne néolibérale plutôt que le socialisme à la française qu’il avait promis. À l’aide de nombreuses références historiques, il aborde aussi l’absence de démocratie en matière européenne, la question du Frexit ou encore le manque de patriotisme des élites françaises. Entretien réalisé par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre revient sur 60 ans de construction européenne et sur l’orientation de celle-ci. À vous lire, on comprend que le projet européen était fédéraliste dès l’origine, alors qu’on nous présente souvent celui-ci comme une lente construction conduite par les États-nations. Pouvez-vous revenir sur cet aspect ?

Aquilino Morelle – Pour bien comprendre, il faut faire un détour par la généalogie de l’européisme. Ce mot, apparu dans un récit de voyage dès la fin du XVIIIe siècle, servit en premier lieu à distinguer physiquement les populations européennes des autres ; puis, au XIXe siècle, dans le contexte politique russe, il désigna l’opinion favorable à l’Europe, par opposition à la slavophilie et au panslavisme. Enfin, il fut repris par l’écrivain Jules Romains, qui lui donna en 1915 son sens actuel : la « position politique favorable à l’unification de l’Europe ». En somme, il s’agit d’un mouvement intellectuel qui voit dans l’union politique de l’Europe une nécessité première et une priorité absolue, transcendant toute autre forme de conviction, en particulier partisane.

Né de la Première Guerre mondiale et de ses massacres de masse, ce courant de pensée a connu son âge d’or entre 1923 et 1933. En octobre 1923, le comte autrichien Richard Coudenhove‐Kalergi fait paraître le livre programmatique Pan-europa et lance en parallèle un mouvement politique éponyme, qui prendra fin avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir dix ans plus tard. Cette décennie fut marquée par une intense effervescence intellectuelle autour de très nombreuses revues, le premier Congrès paneuropéen à Vienne en octobre 1926, des projets de « grand marché » fondé sur une union douanière et une unification monétaire du continent, ainsi que la recherche d’une rationalisation de l’économie européenne avec le « plan Delaisi ». Ce projet réalise une première percée politique avec l’exposé du plan Briand lors de la Xe assemblée générale de la Société des nations en 1929 et le Mémorandum pour une « Union fédérale européenne », annoncé le 1er mai 1930. 

Progressivement, l’« Europe » est apparue à un nombre grandissant d’intellectuels comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. Une idée politique possédant deux dimensions principales : le fédéralisme et le continentalisme.

Dans le prolongement de l’ouvrage fondateur de Pierre‐Joseph Proudhon, Du principe fédératif (1863), les tenants du fédéralisme voient en lui une loi centrale de l’évolution des sociétés humaines, permettant à celles‐ci de concilier, d’une part les impératifs de liberté et d’autonomie, et d’autre part l’ordre et la sécurité. Dans cette perspective historique, l’Europe unifiée est une étape nécessaire et capitale d’un fédéralisme universel. En ce sens, dès l’origine, l’européisme est un mondialisme.

« Progressivement, l’”Europe” est apparue comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. »

Quant au « continentalisme », dont le principal représentant fut Coudenhove‐Kalergi, c’est un courant inspiré du panaméricanisme, formalisé par le juriste et diplomate chilien Álvarez, qui proposa en 1926 une réforme de la SDN suivant des bases continentales. Selon Álvarez, la masse physique et humaine d’un continent est bien plus qu’une donnée géographique, elle forme un élément indépassable de solidarité, d’identité et d’unité. Il plaide donc pour une organisation politique du monde passant par le regroupement des États de chaque continent, considérés comme les seules bases géographiques culturellement cohérentes et à la mesure des enjeux économiques du temps. C’est le continentalisme qui, en 1823, a fondé la « doctrine Monroe » aux États‐Unis (formulé par le président américain James Monroe, cette politique étrangère condamne toute intervention européenne dans les affaires « des Amériques », préparant les visées impérialistes des USA sur leurs voisins du Sud, nldr), autant que suscité la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963. 

L’européisme actuel est héritier de cette histoire. Comme son aïeul, il est à la fois un continentalisme et un fédéralisme, parfois avoué mais le plus souvent masqué. Jean Monnet est un des rares à assumer son fédéralisme. Dès août 1943, dans une note stratégique destinée au général de Gaulle, il souligne la nécessité que « les États d’Europe forment une fédération ou une “entité européenne” ». Dans la déclaration Schuman du 9 mai 1950, considéré comme le texte fondateur de la construction européenne, Monnet demande que l’on souligne cinq lignes essentielles : celles où il précise que la future CECA réalise « les premières assises concrètes d’une fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». En tant que Président de la Haute Autorité, organisme supranational de la CECA, il déclara que « notre Communauté n’est pas une association de producteurs de charbon et d’acier : elle est le commencement de l’Europe. » Tout au long de son action, qu’il poursuivit en tant que président du Comité d’action pour les États‐Unis d’Europe (CAEUE), il confirma sa profession de foi, affirmant : « C’est au fur et à mesure que l’action des Communautés s’affirmera que les liens entre les hommes et la solidarité qui se dessinent déjà se renforceront et s’étendront. Alors, les réalités elles-mêmes permettront de dégager l’union politique qui est l’objectif de notre Communauté : l’établissement des États‐Unis d’Europe. »

Loin de se cantonner à des soi-disant « petits pas », Monnet a installé, au cœur de la mécanique européenne, la technique fédéraliste de « l’engrenage » : chaque étape atteinte, chaque point marqué, prépare l’offensive suivante et doit rendre le retour en arrière pratiquement impossible, avec un « effet de cliquet ». Ses successeurs feront de même, en particulier Jacques Delors, qui reconnaîtra que la réalisation du grand marché unique, avec la signature de l’Acte Unique, en 1986, illustre cette « théorie de l’engrenage, une mesure en appelant une autre ». Ce moment est véritablement décisif : en élargissant considérablement le recours au vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen, il affaiblit fortement la possibilité pour les États de s’opposer à de nouvelles avancées fédéralistes. 

En 50 ans (1950-2000), cette méthode aura permis de construire un édifice juridique et institutionnel européen, par trois vagues successives d’engrenage. Dans ses mémoires, Jacques Delors écrit : « Deux périodes permettent de comprendre l’apport de la méthode de Jean Monnet, celle de l’engrenage, au processus d’intégration : la première remonte à l’origine même des Communautés […]. La réalisation de l’Union douanière, prévue par le traité de Rome, témoigne de la force de cette méthode lorsqu’elle est appliquée avec diligence […]. Ainsi, l’Union douanière entra en vigueur plus vite que prévu par le calendrier initial. Elle fut achevée le 1er juillet 1968, avec 18 mois d’avance. Plus près de nous, la relance de 1985 illustre, elle aussi, la méthode de l’engrenage […]. L’engrenage par l’économique a fonctionné jusqu’en 1992 : l’Acte unique permet de décider, en étendant le vote à la majorité qualifiée, et met en place les politiques structurelles, contrepartie indispensable du grand marché. » Vient ensuite la troisième époque : « L’Union économique et monétaire (UEM) peut être considérée comme le départ d’un nouvel engrenage. »

Ainsi, dès l’origine et jusqu’à nos jours, l’européisme est un projet fédéraliste, celui des « États-Unis d’Europe ». Certains l’ont ouvertement revendiqué, tels Jean Monnet, le philosophe Jean Benda, l’écrivain suisse Denis de Rougemont ou l’homme politique italien Altiero Spinelli, hier ; le philosophe Jürgen Habermas, l’ex Premier ministre belge Guy Verhofstadt (libéral), Daniel Cohn-Bendit (écologiste) ou l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta (social-démocrate), aujourd’hui. Mais beaucoup d’autres, notamment Mitterrand et Delors, ont fait le choix de ce que Raymond Aron appelait « le fédéralisme clandestin ».

LVSL – Vous mentionnez à juste titre François Mitterrand. En France, cette orientation fédéraliste n’a-t-elle pas été bien plus portée par les socialistes que par la droite gaulliste ?

A. M. – En effet. Le général de Gaulle a toujours été un défenseur de la Nation en général et de la nation française en particulier. Pour cette raison, il était favorable à ce que l’on a appelé « l’Europe des peuples », c’est-à-dire une Europe respectueuse des identités de chaque nation et de la souveraineté de chaque État. Il a donc toujours rejeté le fédéralisme.

Quant à Mitterrand, son engagement fédéraliste commence dès sa jeunesse. En mai 1948, il participe au Congrès de La Haye, moment exalté de la relève fédéraliste d’après‐guerre et « en était ressorti très impressionné » selon Jacques Delors. Quelques mois plus tard, le 18 novembre 1948, en tant que secrétaire d’État auprès du président du Conseil Henri Queuille, il représente la France au congrès de l’Union européenne des fédéralistes à Rome. Il n’était alors pas encore socialiste, mais déjà fédéraliste. Mitterrand a cependant dissimulé cette conviction selon les aléas de sa vie publique. Comme le précise Delors : « l’engagement historique de François Mitterrand en faveur de l’Europe ne faisait pas de doute, même si l’expression en était plus ou moins explicite selon les contingences de la politique, surtout avant qu’il n’accède au pouvoir […]. C’est donc à partir de son choix décisif de mars 1983 qu’il a vraiment chaussé les bottes du grand européen qu’il était. »

« En mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, Mitterrand expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. »

Une fois aux responsabilités, il agit en fonction de ses convictions fédéralistes, en particulier lors du fameux « tournant de mars 1983 », qui ne fut pas un tournant « libéral » ou « de la rigueur », mais bien un tournant fédéraliste. A ce moment, il décide d’escamoter le socialisme et d’ériger l’européisme en idéologie de substitution. C’est une mystification politique sans précédent dans notre histoire. Contrairement à ce qu’on entend parfois, ce ne fut pas un choix dicté par les circonstances, mais bien une décision mûrement pesée et réfléchie de longue date, qui utilisa le contexte comme alibi.

On pouvait d’ailleurs le deviner dès mai 1981, à travers de ses nominations aux fonctions les plus stratégiques : Jacques Delors au ministère de l’Économie et des Finances et Claude Cheysson aux Relations extérieures. Le premier était un ancien collaborateur de Jacques Chaban‐Delmas et alors député européen. Le second un commissaire européen, nommé sous Pompidou et reconduit par Giscard d’Estaing, au Quai d’Orsay. Pour le premier gouvernement de gauche après 23 ans d’opposition, on était en droit d’attendre d’autres profils ! En tant qu’ancien adhérent du MRP (1944‐1946) et fondateur en octobre 1973 du club « Échange et projets » visant à dialoguer avec les milieux industriels et financiers, Delors fut d’ailleurs considéré par nombre de socialistes comme trop « à droite » et trop proche du patronat. Il réussit cependant à casser cette image en signant le « manifeste des Trente » en 1978, aux côtés des mitterrandistes du premier cercle (Édith Cresson, Lionel Jospin, Henri Emmanuelli, Charles Hernu, Pierre Joxe, Louis Mermaz) pour soutenir Mitterrand contre Rocard, en dépit de ses opinions affichées en faveur de la « seconde gauche ». Mitterrand le remercia ensuite en le faisant élire au Parlement européen.

Mitterrand savait ce qu’il faisait. Déjà en décembre 1965, lors du second tour de la présidentielle contre le général de Gaulle, en pleine crise « de la chaise vide », il se présentait comme « le candidat de l’Europe ». Surtout, en mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, il expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. Ce texte, publié en deux parties et intitulé « Une politique économique pour la France », présentait d’abord (29 février, « Une économie désarmée ») un lourd réquisitoire contre la politique économique et sociale conduite par les deux ministres de l’Économie successifs de Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et Michel Debré ; puis (1er mars, « Mobiliser l’économie ») un exposé de la politique alternative qu’il préconisait, qui précise que la politique socialiste a « Une stratégie : l’Europe ». Les derniers mots sont sans détours : « Une France socialiste dans une Europe libérale : cette question est d’actualité brûlante pour la gauche […]. La gauche devra‐t‐elle opter pour l’Europe contre le socialisme, pour le socialisme contre l’Europe ? » Ainsi, dès mars 1968, quinze ans avant le mois de mars 1983, tout était déjà écrit par le premier secrétaire du PS. 

LVSL – Si l’engagement européiste de Mitterrand était aussi fort, pourquoi l’a-t-il caché aux Français ?

A. M. – Ces quinze années d’ambiguïté savamment entretenue visaient à ménager les forces dont François Mitterrand avait besoin pour accéder au pouvoir. D’abord le PCF, qui était violemment hostile à la construction européenne, qu’il considérait comme un outil du « grand capital ». Mais aussi le CERES (Centre d’Etudes, de Recherche et d’Education Socialiste) de Jean‐Pierre Chevènement, qui fit partie des fondateurs du PS d’Épinay et était le stratège de l’union de la gauche. Ces quinze années ont aussi construit la légende qui entoure le personnage de Mitterrand, grand monarque qui prêtait l’oreille aux uns et aux autres, recevait, le soir venu, de très nombreux visiteurs et passa dix journées et dix nuits, du 13 au 23 mars 1983, à raturer des notes et à soupeser des arguments économiques et financiers.

Aquilino Morelle © JF Paga

En réalité, il n’avait que faire de tout cela. Le vieux roi en avait décidé autrement depuis fort longtemps. Durant cette « décade prodigieuse » de mars 1983, Mitterrand fut surtout le metteur en scène d’une pièce de théâtre dont il était le seul à connaître les tirades et le dénouement, puisqu’il les avait lui-même écrits. Toute cette comédie ne servait qu’à préparer les acteurs – le gouvernement, le PS, le PCF et la majorité parlementaire – et les spectateurs, c’est-à-dire les Français. Entre le socialisme et l’Europe, ce serait l’Europe.

Un premier avertissement avait déjà été lancé le 27 septembre 1982 à Figeac. Le Président y avait qualifié l’Europe d’« admirable construction » et rappelé : « oui, moi je suis européen de conviction, mes votes sont toujours allés dans ce sens ». Le tournant était déjà pris puisqu’il élevait au rang de « nécessité » la limite de 3 % du PIB pour le déficit budgétaire et assenait à son auditoire que « ce que j’ai appelé le socialisme à la française, je n’en fais pas une Bible ».

Pour Mitterrand, se défaire du socialisme, qu’il avait enfilé comme un costume de scène, pour retrouver sa vieille maîtresse, l’Europe, fut un vrai soulagement : celui de clore enfin ce « cycle d’Épinay » qui lui avait certes permis d’asseoir sa domination sur le PCF et d’accéder au pouvoir, mais qui lui avait tant pesé. Par ailleurs, il faisait ainsi d’une pierre deux coups, puisqu’il enclenchait l’engrenage qui aboutirait à l’« Europe de Maastricht », sa revanche posthume sur Charles de Gaulle et son « Europe des nations ».

La « rigueur » de 1982, puis l’« austérité » de 1983, plus que des objectifs en eux‐mêmes, furent conçues par Mitterrand et Delors avant tout comme des instruments, des étapes, vers une perspective fédéraliste. Maîtriser le déficit public et sauvegarder le cours du franc pour préserver ainsi la participation de notre monnaie au SME n’étaient que des préalables pour atteindre une visée autrement importante à leurs yeux. La véritable finalité de ce changement politique était de donner des gages à l’Allemagne et à son nouveau chancelier, Helmut Kohl, afin d’engager une relance politique de la construction européenne. 

Cette stratégie fédéraliste fut pleinement déployée lors la présidence française de l’Europe au premier semestre 1984 avec le Conseil européen de Fontainebleau, qui entérinait la commande du « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » à Jacques Delors, qui deviendrait Président de la Commission européenne l’année suivante. Delors occupera cette fonction pendant trois mandats, de janvier 1985 à janvier 1995, dix années qui ont changé le visage de l’Europe et du monde.

LVSL – Vous affirmez donc que le « tournant de la rigueur » n’en était pas un et qu’il s’agissait uniquement d’une stratégie pour construire l’Europe ?

A. M. – Oui. Hubert Védrine rappelle ainsi que le « forcing européen des années 1984‐1992 est impensable sans le préalable de la rigueur de mars 1983. » Mais en réalité, il n’y a pas eu, en mars 1983, de « tournant de la rigueur » imposé par la « contrainte extérieure » comme on nous le raconte. Quelques semaines avant sa mort, Mitterrand a d’ailleurs mis les choses au clair : « Le tournant ? Quel tournant ? Il n’a jamais existé que dans la tête des journalistes. »

En fait, les statistiques économiques furent mises au service du projet politique de François Mitterrand. Comme l’a souligné Jean‐Pierre Chevènement, le déficit commercial de la France en 1982 était quatre fois moindre que l’actuel et, avec un taux d’endettement de 20 % du PIB cette même année (contre 116% en 2020, ndlr), notre pays respectait haut la main les critères de Maastricht. Ces chiffres ont été utilisés pour dramatiser une situation, certes sérieuse, mais pas dramatique. Jacques Delors l’a reconnu vingt ans plus tard, en 2004 : « Si on compare la France de mars 1983 avec les autres pays, en termes de croissance économique et d’emploi, nous faisions mieux et nous avions un des déficits budgétaires les plus faibles d’Europe, ce qui n’empêchait pas le franc d’être attaqué. Notre taux d’inflation nous situait au milieu du peloton européen, mais très au‐dessus de l’Allemagne. Mais nous étions franchement dans le rouge pour le commerce extérieur avec un déficit proche de cent milliards. »

« Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas “un tournant libéral” mais un tournant fédéraliste . La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. »

Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas « un tournant libéral » mais un tournant fédéraliste. La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. Puis, en faisant un chèque aux Anglais pour satisfaire le « I want my money back » de Margaret Thatcher, celle-ci entérina le choix, concocté par Mitterrand et Kohl, de nommer Delors à la tête de la Commission européenne, dont la principale mission fut de préparer l’Acte unique européen (1986), le premier traité européen depuis celui de Rome (1957). Tous ces événements majeurs des années 1983 à 1986 constituent une seule et même séquence politique avec une cohérence idéologique profonde : la relance du fédéralisme européen. Qualifier le tournant de mars 1983 de « libéral » est une facilité de langage et une erreur d’appréciation politique. Ce fut un tournant fédéraliste. Il ne s’agissait pas de « ne pas sortir de l’Europe », mais de fabriquer une nouvelle Europe, plus fédérale. 

LVSL – N’est-ce pas cette adhésion des socialistes à la construction européenne, plutôt que, par exemple, la note de Terra Nova en 2011 ou la loi Travail de François Hollande, qui explique le divorce entre le PS et les classes populaires ?

A. M. – Vous avez raison. La piteuse note de Terra Nova – publiée le 10 mai 2011, un aveu involontaire autant qu’une provocation puérile – n’est qu’une conséquence lointaine de cet événement historique que fut le tournant de mars 1983. Ce retournement, jamais véritablement ni débattu, ni expliqué aux Français, ne correspondait en rien aux orientations validées en mai 1981. C’est à la fois un déni de démocratie pour la France et une trahison des électeurs de gauche, au premier rang desquels les couches populaires. Le printemps 1983 marque le début de la dislocation de l’alliance de classes qui avait porté la gauche au pouvoir deux ans plus tôt, cette longue chaîne humaine et politique qui unissait la professeure d’université, le cadre supérieur, l’institutrice, l’infirmier, l’ouvrière, les conduisait non seulement à déposer le même bulletin dans l’urne, mais aussi à rêver ensemble à une même société, plus libre et plus juste. Durant les trois décennies suivantes, la «majorité sociologique » réunie par Mitterrand en 1981 s’est de plus en plus effritée, avant de disparaître lors de la débâcle finale en 2017 avec un président socialiste empêché de se représenter et un candidat socialiste au score humiliant.

Dans son dernier livre écrit en tant que socialiste, en novembre 1980, Mitterrand portait une promesse d’« ici et maintenant ». En assumant son européisme, il la transforma en « ailleurs et plus tard ». À la place d’une France socialiste, il désigna l’Europe « sociale » comme horizon des jours meilleurs. Lorsqu’on lui demandait quand l’Europe deviendrait sociale, il répondait toujours « plus tard ». En réalité il savait que la vraie réponse était « jamais », car le cadre juridique de l’Europe s’opposait, dès le traité de Rome, à une telle évolution, puis l’a interdite avec l’Acte unique en 1986 et, plus encore, en 1992 avec le traité de Maastricht.

« La gauche est passée de la vénération du prolétariat à la “prolophobie”. »

Longtemps, la gauche s’est préoccupée en priorité de ceux qui allaient mal, dont la vie était dure, et qui réclamaient simplement de vivre mieux. Progressivement, elle s’est désintéressé d’eux, pour s’attacher à ceux qui vont bien et désirent une vie plus douce. En somme, la gauche est passée de la vénération du prolétariat à la « prolophobie », de l’ouvriérisme à la glorification du « bobo ». En devenant de plus en plus étrangère à des classes populaires qu’elle ne cherche plus à comprendre, la gauche n’a cessé de leur reprocher leur réticence à la mondialisation et à la construction européenne ou encore leur racisme, leur xénophobie, leur sexisme et leur homophobie supposés. Pour citer Bertolt Brecht, elle l’a accusé de venir grossir « le ventre encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Bref, cette gauche autoproclamée « de gouvernement », cette gauche du « oui », héritière de la deuxième gauche, a excommunié le peuple.

Désabusé, dégoûté et résigné, le peuple s’est alors progressivement détourné de cette gauche. Le chômage de masse, le poids de l’intégration de la majorité des populations immigrées, la dégradation des services publics, notamment l’école qui permettait l’ascension sociale des enfants, l’explosion des prix du foncier… sont autant de motifs pour lesquels le peuple a délaissé la gauche. Au contraire, le FN, bien qu’il n’ait pas changé dans ses tréfonds, a fait l’effort, évidemment intéressé et insincère, d’écouter le peuple et de prendre en compte ses difficultés. Le travail de dédiabolisation accompli par Marine Le Pen et les accusations de « populisme » ont achevé d’asseoir l’assise du FN dans le monde ouvrier.

Un grand schisme, tragique, s’est installé : le peuple sans la gauche, la gauche sans le peuple. La gauche, sans le peuple, ne sert plus à rien et n’est plus rien. Elle a abandonné la lutte pour la justice sociale et se contente de réformes de société et de faire des sermons. La gauche sans le peuple, c’est le moralisme. Quant au peuple, sans la gauche, il est condamné à être abusé. Il n’est plus l’agent politique du progrès, mais le supplétif de forces mauvaises qui prospèrent sur le ressentiment. Le peuple sans la gauche, c’est le populisme. 

LVSL – Un autre élément est assez frappant lorsque l’on parle de la construction européenne : alors que les enjeux sont considérables, les Français n’ont pu s’exprimer directement sur le sujet qu’à deux occasions : en 1992 et en 2005. Pourtant, l’Union était déjà très avancée avant Maastricht, comme vous l’avez rappelé. Quant à 2005, nous savons que le vote des Français n’a pas été respecté. Considérez-vous que la construction européenne s’est faite contre le peuple français ?

A. M. – Clairement, elle s’est faite contre le peuple français et sans lui. La France était une nation souveraine membre d’une structure de coopération internationale classique, la Communauté économique européenne (CEE). Prise dans une spirale fédéraliste, elle s’est faite absorber dans une entité juridique et politique supranationale, l’Union européenne. Un choix aussi considérable que celui du destin de la France, aurait justifié un débat national. Il n’y en a pas eu.

Le 23 mars 1983, lors de son allocution présidentielle inaugurant la césure européiste, Mitterrand a beaucoup parlé des enjeux du moment, comme le chômage, l’inflation et le commerce extérieur, mais n’a consacré que seize secondes à la vraie raison de cette rupture essentielle, à savoir la construction européenne. Seize secondes ! Voilà tout ce qui a suffit pour évacuer le programme commun de 1972 et ce qui restait des 110 propositions de 1981. Seize secondes pour prendre un tournant sur lequel il n’avait pas été élu, ni lui, ni les parlementaires de sa majorité. Imagine‐t‐on le général de Gaulle annoncer l’indépendance de l’Algérie en seize secondes ? Non. Après avoir signé les accords d’Evian le 18 mars 1962, il les a soumis à la ratification du peuple français par référendum le 8 avril.

En février 1986, lors de l’adoption de l’Acte unique, qui a étendu la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen et entériné l’adoption de près de 300 directives pour la réalisation du marché unique et la libéralisation des mouvements de capitaux intra-européens, pas non plus de référendum! Il s’agissait pourtant d’une étape clé vers le fédéralisme et d’un coup d’envoi de la globalisation financière qui allait submerger la planète entière. Quand le drapeau européen fut soudainement mêlé au drapeau français pour le trentième anniversaire du traité de Rome, en 1987, non plus. Ce ne fut qu’en 1992, devant la rupture flagrante représentée par le passage à l’Union européenne et la disparition du franc, et donc la nécessité de réviser la Constitution de la Ve République, que les Français ont enfin été consultés. C’était déjà bien trop tard.

« L’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. »

Hubert Védrine, conseiller diplomatique, puis secrétaire général de l’Élysée de François Mitterrand.

Les Français ont été privés du débat auquel ils avaient droit. Hubert Védrine l’avait lucidement concédé en déclarant que « l’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. » A propos des décideurs de l’époque, il explique qu ‘« autour de François Mitterrand, dans les années 1980, tout cela [la nécessité de contourner les opinions publiques] nous paraît si évident que nous ne nous posons à aucun moment la question [celle de consulter le peuple]. Au mieux pensons‐nous de temps à autre qu’il serait opportun de mieux informer le Parlement. » Le scandale démocratique de la ratification parlementaire du traité de Lisbonne, en 2008, après 56% de non des Français en 2005, ne se comprend que dans cette perspective historique. Cet événement indigne illustre bien la conception de la « démocratie » qu’ont les européistes.

LVSL – Si la religion est l’opium du peuple selon les marxistes, vous écrivez que l’Europe est « l’opium des élites ». Ce n’est pourtant pas le cas dans tous les pays, il suffit de regarder le Royaume-Uni, où l’élite économique et politique a toujours été divisée sur le sujet. De même l’Allemagne promeut une construction européenne correspondant à ses intérêts économiques. Comment expliquez-vous cette fascination de nos élites pour l’Europe ?

A. M. – La question de la loyauté des élites, qu’elles soient politiques, économiques et financières, intellectuelles et médiatiques, est devenue un enjeu central de nos sociétés. D’abord c’est un enjeu moral, puisque, comme nous l’a rappelé Raymond Aron, « la fonction d’une élite est d’assurer la grandeur d’un pays ». Nos élites nationales devraient se remémorer l’avertissement de Pareto, qui rappelait que « l’Histoire est un cimetière d’élites ». Ensuite, c’est un problème politique, puisque le peuple a répondu à la sécession des élites en faisant lui-même sécession. «Le populisme est la réponse du peuple à l’élitisme des élites » écrit si justement Jacques Julliard. Or, aucune démocratie ne saurait subsister longtemps à un tel écartèlement. Enfin, c’est un problème électoral, car cette décomposition qui perdure augmente le risque de voir l’extrémisme accéder au pouvoir.

La France souffre d’une pathologie démocratique singulière. En Europe, les élites françaises, en particulier celles de gauche, sont parmi les plus mondialistes, les plus européistes, les plus conformistes et les plus méprisantes à l’égard du peuple. Avec leur mode de vie et de pensée globalisé, elles adhèrent au discours de l’impuissance nationale et cultivent une forme de « haine de soi » bien propre à notre pays. Elle ressassent la dénonciation de l’« exception française », sans pour autant s’intéresser à la vie intellectuelle et politique de l’étranger, se contentant d’un mince vernis de culture anglo‐saxonne, baragouinant le globish et incapables de former une phrase en italien, en espagnol ou en allemand. Idéologiquement universalistes, elles se sont perdues dans une globalisation qu’elles imaginaient naïvement « heureuse » et qu’elles ont cru tout aussi naïvement pouvoir « maîtriser ». Résignées politiquement, considérant « l’Europe » comme la solution à tous les maux, elles sont adeptes de la fuite en avant fédéraliste et de l’idéologie post‐nationale. N’oublions pas la phrase de Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne : « Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

« Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne.

Les élites françaises sont dépassées, elles sont incapables d’affronter le nouveau monde, de prendre les problèmes à bras le corps et de clarifier nos relations avec l’UE, un impératif pour relever notre pays. Le constat de Pierre Mendès-France, à l’époque d’une autre crise, celle de la décolonisation, reste d’actualité : « Il semble, par moments, qu’un grand sommeil se soit emparé de la Nation, coupé de rêves pleins de nostalgie à l’égard d’un passé révolu et de cauchemars remplis de craintes à l’égard d’un avenir qui paraît sombre. Il nous faut réveiller la France. C’est là une belle tâche ; c’est une tâche difficile ; c’est une tâche possible. » Ce réveil implique le remplacement de la vieille génération européiste et l’affirmation de responsables n’opposant plus Europe et Nation. La condition sine qua non du redressement de la France et du nouveau projet politique dont l’Europe a besoin est la restauration du patriotisme au sein des élites françaises. Il ne faut plus abandonner l’Europe aux européistes. 

LVSL – Aujourd’hui, la France n’est plus souveraine en matière de monnaie ou de commerce, son budget est étroitement surveillé par Bruxelles, de nombreux domaines de nos vies sont régis par les règlements et directives de l’UE… Tout cela laisse peu de marge de manœuvre pour un gouvernement. Par ailleurs, comme vous le rappeliez, les Français n’ont pratiquement pas été consultés sur la construction européenne. Faut-il organiser un référendum sur le Frexit pour retrouver notre souveraineté ?

A. M. – Non. Mais avant d’expliquer pourquoi, je veux revenir sur certains éléments pour expliquer que la sortie de l’UE ne peut être écartée d’un revers de main moralisateur. D’abord, le malaise européen, fait de lassitude, de rejet, de distance et même de colère, est là. De plus, le Brexit nous a montré que la tentation de la sortie peut devenir une réalité tangible. De même, on ne peut écarter la sortie pour des raisons exclusivement économiques : lors de la crise financière, l’impact sur trois ans d’une sortie de la France de la zone euro avait été évalué à environ 10% du PIB, autant dire une broutille face à la crise COVID. Il faut aussi rappeler que Joseph Stiglitz et Paul Krugman, deux prix Nobel d’économie attachés à l’idée européenne, ont pointé l’échec patent de la zone euro, et proposé de la déconstruire, voyant bien qu’elle ne pouvait être réformée.

Par ailleurs, l’argument de l’« irréversibilité » est lui aussi irrecevable : bien sûr, se dégager d’un ensemble auquel on se trouve lié par d’étroites relations commerciales et des centaines de textes juridiques accumulés au fil du temps, représente une opération longue et d’une grande complexité, comme le montre le Royaume-Uni. Pour nos voisins britanniques, cette sortie signifie se défaire de 600 accords avec l’UE, puis renégocier 200 accords passés entre celle‐ci et diverses organisations internationales. Sans parler des 50 % d’exportations britanniques réalisées avec l’UE, alors que seules 6% des exportations européennes vont vers la Grande-Bretagne. Cela explique pourquoi cinq ans auront été nécessaires pour finaliser la décision prise par référendum le 23 juin 2016.

Aquilino Morelle ©JF Paga

Quoiqu’il en soit, le choix d’un peuple, démocratiquement formulé, doit être respecté, quelle que soit la difficulté de sa mise en œuvre concrète. Même si nombre d’européistes, sur le continent et outre-Manche ont refusé de l’admettre, le Brexit était indispensable, puisque décidé par le peuple britannique. Il en irait de même pour notre pays si les Français faisaient ce choix.

Cependant, une telle rupture n’est aujourd’hui souhaitée ni par le peuple français, selon les études d’opinion, ni réclamée par aucune force politique importante. Dès lors, un « Frexit » ne pourrait résulter que d’une désagrégation générale de l’Union européenne, notamment à l’occasion d’une crise financière faisant éclater la zone euro. L’intérêt de la France n’est pas de quitter l’Union, mais de la transformer ; de redéfinir le projet européen plutôt que de l’abandonner. À la fois parce que trop de sacrifices ont été consentis par la Nation, parce qu’il est encore possible de rectifier la trajectoire politique de l’UE et, enfin, parce que l’avenir de notre pays est irréductiblement inscrit dans cette Union.

Suivons l’exemple du général de Gaulle : en 1958, alors qu’il s’était opposé au traité de Rome un an plus tôt, il a fait le choix pragmatique de le conserver et de le mettre en œuvre « pour en tirer le meilleur parti possible » selon ses mots. C’est ce qu’il a fait en obtenant en contrepartie la création de la Politique agricole commune (PAC) sans laquelle « le marché commun deviendrait une duperie ». Mais, en 1965, il a su dire « non » aux visées fédéralistes de la commission Hallstein, afin de rétablir le cours de la construction européenne. Pour de Gaulle, l’Europe était vivante et incarnait l’avenir du pays, parce qu’il la concevait comme une « Europe des nations ». C’était un homme d’État pénétré par l’Histoire, soucieux de l’intérêt national, mais aussi un Européen sincère, qui déclarait en 1963 vouloir placer « notre vie nationale dans un cadre européen ». La sortie de la France de l’UE ne doit donc pas être écartée par dogmatisme ou par idéologie, mais bien du point de vue de la raison et de l’analyse.

LVSL – Quoique l’on pense de l’Union européenne, on remarque en tout cas qu’elle est rarement un sujet majeur de la politique française. En témoignent l’élection présidentielle de 2017, ou la campagne actuelle. Comment l’expliquez-vous ? 

A. M. – D’abord parce que, la plupart du temps, la méthode employée par les fédéralistes est celle du contournement. Il s’agit tant de contourner les États-nations avec des offensives fédéralistes assumées, comme la CECA en 1951, le projet de Communauté Européenne de Défense (CED) en 1954 ou l’offensive du président de la Commission Walter Hallstein en 1965, que du contournement des peuples qui résistent, à travers la politique des « petits pas » et du « fédéralisme clandestin », comme lors du tournant fédéraliste de 1983 où Mitterrand et Delors ont caché leurs intentions aux Français.

Cette pratique s’est répétée à plusieurs reprises. Par exemple, un traité aussi crucial que l’Acte unique n’a pratiquement pas été discuté. Comme le raconte Jean-Pierre Chevènement, le texte de 300 à 400 pages, présenté comme une « perfection du marché commun » a été avalisé par le Conseil des ministres en 1985 à l’unanimité et sans débat. De même lors du débat au Parlement en 1987 (la droite était alors majoritaire, ndlr), où seuls les communistes se sont opposés à ce texte qui allait faire déferler sur l’Europe une vague de déréglementation sans précédent. L’opération fut rééditée en 1990 avec la transcription de la directive sur la déréglementation des mouvements de capitaux en Europe, dont aucun ministre n’avait pris connaissance !

« Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation. »

Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre, opposant de la politique européenne de François Mitterrand.

Jean-Pierre Chevènement a des mots très justes sur le sujet. Selon lui, « il y avait sur l’Europe une diplomatie qu’on aurait pu qualifier de “secrète”. […] Elle unissait la gauche qui signait et la droite qui ratifiait, traversait les gouvernements, survivait à la cohabitation […]. Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation ». De même avec Maastricht : « Le choix de répondre à l’unification allemande par l’accélération de l’intégration européenne a été tranché en dehors de tout débat public et même sans aucun débat au sein du gouvernement ».

La méthode mitterrandienne n’est toutefois pas la seule responsable. Ce qui est en cause, c’est aussi cette vision politique, dominante depuis cinquante ans, qui considère les questions européennes comme relevant des affaires étrangères, alors que l’évolution de l’Union est indissociable de la vie de la Nation et fait donc partie des affaires intérieures. C’est parce que les deux sont si imbriquées que je parle de « FrancEurope » dans mon livre. Continuer à rattacher l’action européenne de la France au domaine de la diplomatie est absurde.

Cette tactique est cependant fort commode pour le pouvoir exécutif, puisque cela lui permet de se dispenser de tout débat public et de contourner les procédures démocratiques. Depuis 1983, les décisions européennes ont été centralisées à l’Élysée, au sein de la cellule diplomatique du président. Or, en tant que « domaine réservé » du chef de l’État, les décisions diplomatiques échappent à toute véritable discussion démocratique, alors même qu’elles entraînent les plus lourdes conséquences sur la vie de la Nation. Nous l’avons à nouveau constaté à l’occasion du plan de relance européen, qui introduit un nouveau degré de fédéralisme : alors qu’il s’agit d’« un changement historique de notre Europe et de notre zone euro » selon les mots d’Emmanuel Macron, il n’a pas été débattu au préalable. Le Parlement, régulièrement appelé à se prononcer sur quantité de points secondaires ou sans véritable contenu juridique – ce que les juristes appellent l’« inflation législative » -, est en revanche mis devant le fait accompli en matière européenne, sommé de ratifier des textes déjà signés par le chef de l’État au nom de la France.

L’opium des élites, Aquilino Morelle, Grasset, 2021

Bien sûr, cette concentration des pouvoirs est problématique. Mais il serait trop facile de dénoncer l’institution « monarchique » que serait la présidence sous la Ve République. Le général de Gaulle, qui avait certes une conception très verticale du pouvoir, informait régulièrement les citoyens des objectifs, des difficultés ou des succès de sa politique européenne durant ses conférences de presse. De même, entre les deux tours de la présidentielle de 1965, en pleine crise « de la chaise vide », il consacra un long entretien télévisé à la seule question européenne. Surtout, même s’il avait un exercice parfois solitaire du pouvoir, il considérait la souveraineté du peuple français comme inaliénable. Il l’a démontré lors de sa démission en 1969 après l’échec du référendum sur la régionalisation et la participation.

Cette « diplomatie secrète » a permis aux européistes d’imprimer un rythme beaucoup trop rapide au cours de l’Europe. A chaque fois, les doctrinaires des États-Unis d’Europe ont précipité les choses. Ce fut le cas avec la création d’une monnaie unique pour dix-neuf nations pourtant si diverses ou avec l’élargissement spectaculaire à l’Est, avec treize nouveaux États ayant adhéré en moins de dix ans, entre 2004 et 2013. Cette façon de forcer le cours des choses, qui est la marque de fabrique de l’idéologie fédéraliste, a donné à la construction européenne un caractère artificiel, déconnecté de la vie des peuples. Les nations ne se prennent pas à la légère : elles sont inscrites dans l’Histoire, elles sont la synthèse de siècles de formation et d’existence, mais aussi de cultures et de mentalités. Le temps des nations est un temps long, qu’il faut respecter. Les nations de l’Europe ne sont pas les treize colonies britanniques qui, ayant pris leur indépendance, se sont fédérées pour bâtir les États‐Unis d’Amérique.

Les affaires européennes doivent quitter le champ de la diplomatie et du secret et se soumettre aux lois de la démocratie et du débat. En sept décennies, une telle discussion publique n’a pu être ouverte que deux fois : en 1992 et en 2005. Or, la première fois, l’essentiel de la relance fédéraliste, portée par Mitterrand et Delors avec l’Acte unique, était déjà entré en vigueur, et malgré le talent de Philippe Séguin, la situation était alors trop inégale, avec une presse et une classe politique acquises à la ratification du traité de Maastricht. La deuxième fois, les Français se sont profondément intéressés au projet, pourtant aride, de TCE, mais leur choix a été piétiné par Nicolas Sarkozy, avec la complicité de François Hollande.

« Le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la “construction européenne” : les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. »

Ce temps‐là est révolu. Un vrai débat doit avoir lieu en 2022, pour deux raisons. D’une part, l’élection présidentielle est le moment privilégié où la Nation est saisie du choix entre de grandes orientations à prendre. Or, le chef de l’État consacre environ un tiers de son agenda aux enjeux européens. Si l’Europe est donc bien un enjeu national décisif, elle demeure peu abordée pour l’heure.

D’autre part, le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la « construction européenne », qui menace l’identité même de la France : après l’économie, le commerce, la monnaie, et indirectement, la fiscalité, le budget, l’industrie et le système social, les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. Cette atteinte sans précédent aux souverainetés nationales est justifiée par un alibi géopolitique, notamment la menace chinoise, face auquel « la taille nécessaire » serait celle de l’UE. Cette « souveraineté européenne » est ouvertement revendiquée par Ursula von der Leyen ou par des responsables politiques d’outre-Rhin, comme le futur chancelier Olaf Scholz, qui demande, comme Angela Merkel avant lui, que la France abandonne son siège au Conseil de sécurité de l’ONU au profit de l’UE ou d’un partage avec l’Allemagne. D’autres responsables allemands évoquent même le partage de notre arme nucléaire, notamment la ministre de la Défense allemande, Annegret Kramp‐Karrenbauer.

Nous voilà donc à un moment de vérité : après avoir limité la souveraineté économique des États membres, la Commission européenne et ses soutiens veulent s’attaquer à leur souveraineté politique. L’enjeu est décisif : la France souhaite-elle rester une nation unitaire, politiquement souveraine, avec ses prérogatives régaliennes ou devenir une de ces « grosses régions » du nouvel empire européen que souhaitent les fédéralistes comme Jürgen Habermas et Bruno Le Maire ? La France n’est ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni l’Espagne, ni la Pologne, encore moins le Benelux. Comme le Royaume‐Uni, elle entretient avec la puissance et la souveraineté un rapport forgé par l’Histoire, constitutif de son identité nationale.

Nous connaissons la stratégie du camp fédéraliste : ignorer la démocratie et avancer masqué. Emmanuel Macron a donné le ton lors du lancement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, le 9 mai 2021, en appelant à « décider plus vite et surtout décider plus fort ». Au contraire, il nous faut un débat politique sincère, devant les citoyens. La campagne de l’élection présidentielle et la présidence française de l’UE doivent être l’occasion de plaider pour un souverainisme raisonné et raisonnable, prenant la forme d’une confédération respectant les États-nations, qui sont la chair et l’esprit de l’Europe.

« Le néolibéralisme a gagné le sens commun » – Entretien avec Allan Popelard et Grégory Rzepski

Allan Popelard et Grégory Rzepski © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Allan Popelard, Grégory Rzepski et Antony Burlaud ont dirigé le livre-somme qui paraît cette rentrée aux Éditions Amsterdam : Le Nouveau Monde. Tableau de la France néolibérale. Ouvrage inédit dans son genre, il rassemble les contributions de près de quatre-vingt-dix auteurs, rendant sensible l’infiltration du néolibéralisme dans toutes les sphères de nos quotidiens. Loin d’être une seule doctrine économique, il est en effet un projet total de société, qui continue de formater nos existences collectives et individuelles, contraintes de s’adapter au nouveau monde de la concurrence généralisée. Les promesses de « Révolution » du candidat Macron en 2016, issues d’un essai diffusé au cours de la campagne présidentielle, n’étaient toutefois guère autre chose que des artifices rhétoriques. Un monde très ancien, à l’avantage d’une poignée d’élites ayant fait sécession, tel est l’authentique visage du néolibéralisme, que documente ce vaste tableau de la France d’aujourd’hui. On y trouvera aussi des armes pour défaire l’hégémonie néolibérale : délégitimer son ambition, désigner ses responsables, déconstruire sa langue, et lui substituer un « nôtre » monde. L’heure en est décisive tant le néolibéralisme vacille à mesure des crises politiques, sociales et écologiques qu’il engendre et que la répétition du « nouveau » pourrait bien avoir des conséquences catastrophiques. Entretien réalisé par Laëtitia Riss. 

LVSL – Un constat paradoxal ouvre l’ouvrage. Vous écrivez que le mot néolibéralisme est désormais « très usité mais un peu usé », tout en faisant l’objet de ce livre. Que désigne alors, pour vous, le néolibéralisme ?

Allan Popelard – Nous avons conçu Le Nouveau monde comme une somme. Un tableau ample et détaillé, analytique et sensible, auquel ont participé des chercheurs, des journalistes, des écrivains, des praticiens et puis des travailleurs qui font le récit de leur vie au travail. Avec les méthodes d’investigation qui leur sont propres, à travers diverses formes d’expression, les contributeurs du livre documentent un ensemble de phénomènes : la polarisation sociale et le creusement des inégalités, la généralisation des logiques de marché, l’emprise de la finance, l’expansion du privé au détriment du public, la montée de la bureaucratie, la fragilisation des collectifs, la prédation des communs, la déréglementation, l’Etat démantelé… Or il nous a semblé que le concept qui permettait, malgré tout, de réunir ces différents éléments et d’agencer ces diverses tendances, était celui de « néolibéralisme ». Néolibéralisme que nous comprenons de manière large, comme un projet de société qui façonne jusqu’aux plus intime des vies. Plus qu’une doctrine économique, donc, ou que le volet d’un programme politique : une reconfiguration assez profonde de l’ordre social, un chambardement des valeurs.

LVSL – Les historiens nous apprennent à nous méfier du « nouveau ». Plusieurs contributions de l’ouvrage montrent en quoi le néolibéralisme s’inscrit dans certaines continuités (Pierre Serna décrit un « Thermidor infini » et prolonge le devenir de l’extrême-centre, Johann Chapoutot identifie dans le darwinisme de la fin du XIXème siècle les racines des pratiques managériales, Gérard Mauger rappelle que le vieil esprit du capitalisme a trouvé comment faire son rebranding actuel, etc.) et n’est pas si révolutionnaire que ses défenseurs le prétendent…

A. P. – Le centre de gravité du livre se situe dans la période la plus récente. Une période marquée par une crise organique et la prise de pouvoir d’un « bloc bourgeois ». Mais, en effet, nous insistons sur quelques moments qui présentent des analogies avec la séquence actuelle. Le retour sur la période thermidorienne permet de comprendre la permanence depuis la Révolution française et la fin de la Convention montagnarde d’un « extrême-centre », avec sa rhétorique de la modération, son autoritarisme, ses muscadins et l’armée de girouettes qui le soutient. Comme en regard, Mathilde Larrère montre comment les mobilisations sociales actuelles, le mouvement des Gilets Jaunes tout particulièrement, réactualisent des imaginaires, voire des pratiques, de la Révolution française ou de la Commune.

Grégory Rzepski – Si son livre-programme s’intitulait Révolution, en réalité, Macron a persévéré dans une voie tracée par ses prédécesseurs immédiats. En France et ailleurs. La contribution de Serge Halimi au Nouveau Monde revient sur l’engrenage néolibéral : comment on a privatisé les grandes entreprises françaises parce qu’une fois les frontières ouvertes, on ne doit pas pénaliser la concurrence étrangère ; comment on sacrifie les salariés parce qu’on a privatisé… Dans un autre registre, mais dans la même perspective généalogique, des auteurs comme François Jarrige ou Félix Tréguer reviennent aux sources du technosolutionnisme actuel, tandis que Christophe Bonneuil retrace les étapes de la contre-révolution anti-écologique à laquelle nous faisons face. Le « nouveau monde » constitue donc la continuation, et dans quelques domaines la radicalisation, de tendances qui travaillent la France depuis plusieurs décennies.

LVSL – Dans « Jupiter et les siens », Antony Burlaud rappelle la sociologie très homogène du macronisme, aussi bien dans ses équipes gouvernementales que dans ses soutiens électoraux : cadres du privés entrés dans les affaires publiques, franges de la population à haut patrimoine, élites intellectuelles et administratives passées par les grandes écoles… Comment comprendre l’avènement de ce nouveau « bloc bourgeois », qui jusqu’à lors semblait se satisfaire d’un libéralisme plus diffus et consensuel ?

G. R. – Nous avons fait le choix, politique, de nous intéresser non pas à la seule oligarchie mais à la « bourgeoisie ». Ceux qui disposent du capital, ou plutôt des différents types de capitaux. Des cadres, des médecins, des avocats, des créatifs, et bien sûr des journalistes, sans lesquels les très riches ne pourraient perpétuer leur domination, sans lesquels les 1% ne se maintiendraient pas une heure au pouvoir. Se focaliser sur l’oligarchie empêche de voir l’existence en France d’une élite de masse : les 1%, et tout un halo autour, jusqu’aux 38 % d’enseignants qui ont voté Emmanuel Macron dès le premier tour de l’élection présidentielle. Alors, certes, par rapport à ce qui s’est joué dans d’autres pays où les compromis sociaux dominants n’étaient pas les mêmes, ce moment macronien arrive à retardement. Comme le montre le premier chapitre de Bruno Amable et Stefano Palombarini, il finit par arriver notamment en raison de crises endogènes des blocs qui organisaient la vie politique jusqu’alors et parce que se structure un nouveau bloc, le bloc bourgeois, qui accède au pouvoir avec un projet, réaliser enfin un vieux rêve, imposer le néolibéralisme.

Allan Popelard © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

A. P.  Ce bloc bourgeois ne compose plus avec les classes populaires, ne fait même plus mine de s’y intéresser. Il fait preuve d’un mépris social parfaitement assumé, parle une langue de plus en plus déboutonnée, et sa propension au séparatisme est de plus en plus nette. Ce séparatisme de la bourgeoisie, qui fait l’objet d’une partie du livre, mais peut aussi fonctionner comme un fil rouge de lecture, est le produit de ce que Pierre Rimbert appelle « le tamis du savoir et de l’argent ». Une « contre-société » se constitue à partir d’une élite nantie de ses diplômes, qui vit dans le cœur des métropoles, est convaincue d’incarner le camp du bien et de la vertu, et finit par prescrire les formes de la vie bonne à toute la société. Un exemple frappant, c’est l’école : Laurence de Cock montre bien comment la démolition des services publics d’éducation a pour corollaire un entrain pour le privé ou bien pour toutes les écoles dites « alternatives », qui permettent de s’excepter du peuple, de reproduire le processus de distinction et d’entretenir le goût de la sécession. Mais on retrouve des logiques analogues s’agissant de la santé, de la mobilité, du logement, ou de l’alimentation à laquelle le géographe Gatien Elie consacre un superbe texte…

LVSL – En contraste avec cette frange sociale minoritaire mais très puissante du pays, plusieurs pages de votre ouvrage sont dédiées à des témoignages qui brossent le portrait du quotidien de nombreux Français. Ce « monologue des travailleurs » ne mérite-t-il pas d’être converti en une solidarité nouvelle, qui puisse dépasser la simple juxtaposition de paroles ?

A. P.  Le cœur du Nouveau Monde n’est pas dévolu par hasard à cette cinquantaine de récits, qui racontent l’expérience quotidienne du travail. Il y a une première raison, disons d’ordre compositionnelle : on a voulu construire un livre-somme, mais aussi un livre qui soit agréable à lire et dans lequel on puisse entrer de différentes façons et depuis différents lieux. Si l’on commence par cette partie dédiée aux travailleurs, on découvre la vie d’ouvriers, de caissières, de hauts fonctionnaires, de femmes de ménage, d’ambulanciers, de consultantes, d’art advisor, de légionnaires, de conseillère pôle emploi… qui racontent leur vie au travail On trouve aussi le récit de celles et ceux qui ont perdu leur travail.

La deuxième raison, plus fondamentale peut-être, tient à ce que, comme l’expliquait Pierre Bourdieu dans un entretien avec Günter Grass, la violence du monde social ne peut pas être rendue exclusivement par une approche conceptuelle. Il faut alors lui adjoindre d’autres formes, capables de la saisir de manière plus fine, plus sensible, plus frontale aussi. D’où le dispositif retenu pour La Misère du monde – qui constitue avec Working du journaliste américain Studs Terkel une des sources d’inspiration pour cette partie. Et parce que la brutalité du néolibéralisme est plus manifeste au sein du monde de travail – et du travail ouvrier en particulier –, cette histoire orale de la France s’ouvre par le « récit posthume » d’un ouvrier-fondeur mort à la tâche. La sociologue Anne Marchand l’a écrit à partir des archives du CHSCT et d’archives personnelles.

G. R.  Ce qui revient en filigrane dans presque tous ces témoignages, c’est une expérience commune de dépossession, l’expérience d’un travail qui n’a plus vraiment de sens pour ceux qui l’accomplissent. Peut-on cimenter un bloc populaire autour de ce sentiment de dépossession ? La question reste ouverte, mais il est certain que la solidarité des travailleurs ne prend plus les formes qu’elle pouvait connaître. Et pour cause, le néolibéralisme n’a pas manqué d’inscrire des divisions partout où elles étaient possibles. On pourrait dire qu’il y à la fois une base matérielle pour un bloc populaire et une impasse idéelle, liée à la fausse conscience d’une certaine élite qui peut être amenée à partager le sentiment de dépossession mais n’est pas toujours prête à en faire un vecteur de politisation contre l’ordre établi.

LVSL – À défaut de bloc populaire, la France néolibérale est pourtant loin d’exprimer la voix de la majorité. Comment expliquer qu’elle tient, malgré tout ?

A. P. – C’est une des questions centrales du livre, autant qu’une des contradictions dont nous sommes les contemporains. Pour essayer d’y répondre, pour comprendre comment le néolibéralisme a gagné le sens commun, on a accordé une place importante à la production de l’idéologie dominante. L’article de Gérard Mauger poursuit ainsi l’enquête que Pierre Bourdieu et Christian Boltanski avait réalisé sous le mandat de Giscard d’Estaing et dresse à ce titre une petite encyclopédie des idées reçues. Il inventorie ces « discours sans sujet », qui circulent dans les écoles du pouvoir, les partis politiques, les think tanks, les cabinets de conseil, les instituts de sondages, et sur les plateaux de télévision bien évidemment… Par ailleurs, plusieurs textes, comme ceux de Nathalie Quintane ou Sandra Lucbert insistent sur la scène discursive du néolibéralisme et sur la manière dont la langue peut neutraliser, censurer ou récupérer la critique. Enfin, la dernière partie du livre cherche à déplier et déconstruire les « mythologies » du néolibéralisme, qui se cristallisent souvent dans la langue. Des auteurs comme François Bégaudeau, Éric Chauvier, Laurent Binet ou Evelyne Pieller y ont contribué.

G. R. – Dans son texte, Frédéric Lordon note que les dominants ne parlent plus la même langue que le reste de la société, révélant le basculement dans une économie morale hétérogène à celle du peuple. Quand par exemple le secrétaire national d’un syndicat de police commente sur CNews la mutilation d’un Gilet jaune dont la main a été arrachée par une grenade d’un « c’est très cru mais c’est bien fait pour sa gueule ». Comme le rappelle la citation de ce policier du reste, le maintien de l’ordre n’est pas qu’une affaire de signes et de mots. La partie du livre consacrée au « néolibéralisme autoritaire » revient sur l’emprise policière, les lois d’exception, la surveillance numérique ainsi que sur la dette, le « dialogue social » ou le chômage de masse comme instruments de ce maintien de l’ordre.

Grégory Rzepski © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Pour qui veut s’opposer à la puissance néolibérale, les options paraissent souvent restreintes. Les luttes les plus victorieuses, ces dernières années, semblent être les luttes « locales » qui se réapproprient des espaces et des pratiques communes. Pourtant, Aurélien Bernier invite dans son article à la prudence à l’égard du « localisme » qui ne cesse d’être instrumentalisé par les pouvoirs en place – songeons à ce nouveau mot d’ordre qu’est devenu « La France des territoires ». Doit-on alors plutôt réinvestir l’échelon national, en refusant à la fois les illusions de la proximité et de la mobilité qui sont désormais les lieux communs de nos politiques ?

A.P. – Aurélien Bernier montre en effet très bien que les luttes locales sont à la fois un des points d’appui contre l’expansion du néolibéralisme (les luttes écologiques contre les grands projets inutiles, l’action des associations contre les effets de la métropolisation, ou plus récemment l’ancrage local du mouvement des Gilets jaunes) et un des lieux les plus propices au détournement de la contestation. Le « local » a ainsi pu être récupéré de plusieurs façons : par l’extrême-droite, sur un mode identitaire qui verse très rapidement dans la défense ethnique d’un territoire ; par les plus riches qui entendent préserver leur cadre de vie en mobilisant toutes leurs ressources– dans son chapitre sur la sécession spatiale de la bourgeoisie, la géographe Cécile Gintrac rappelle comment les communes aisées de l’ouest parisien ont obtenu l’abandon de la construction du tronçon occidental de l’A86 ; et par le capitalisme en général, qui alimente la compétition entre les territoires, tout en feignant de s’en rapprocher.

G.R. – C’est un nœud problématique qu’Aurélien Bernier suggère de dépasser en ne dédaignant pas a priori la reconquête de l’État. Faire enfin advenir notre Etat. Car, outre son démantèlement, on constate, depuis quelques années, une forme de capture : de plus en plus, dans la conception, la conduite, voire le contrôle des politiques publiques, le privé copilote, ou prend carrément la main. Cela va du recours aux partenariats public-privé, les PPP, conclus avec les majors du génie civil pour opérer des équipements publics, à l’importance prise par les banquiers d’affaires dans le suivi des dossiers de Bercy en passant par les « niches fiscales ». Du crédit impôt recherche au mécénat, le coût de ces incitations a triplé depuis le début des années 2000 pour atteindre de l’ordre de 100 milliards d’euros. Or, grâce à elles, les contribuables d’élite ont le privilège de concourir à orienter et à hiérarchiser les choix politiques. A à tel point qu’on pourrait y voir le retour à une démocratie censitaire. La contribution d’Antoine Vauchez présente l’ensemble de ces évolutions comme constitutives d’« un interventionnisme libéral ». Le néolibéralisme n’abolit pas l’intervention de l’État ; il prône, pour la conduire, une collusion renouvelée entre public et privé ; il la réoriente, en particulier pour tenter de conférer un peu de réalité aux idéaux capitalistes, l’accumulation perpétuelle et la concurrence non faussée. Voire l’homo economicus : quand le chapitre de Sarah Abdelnour analyse les politiques publiques en faveur de l’auto-entreprenariat, celui d’Isabelle Bruno et Grégory Salle sur la bureaucratie montre comment la comptabilité de soi s’impose au cœur-même de l’Etat, en prenant l’exemple du chercheur « incité » à objectiver ses performances (et à les comparer à celle de ses collègues) en recensant sur sa page Internet le nombre de ses publications.

LVSL – « Pour construire un autre nouveau monde, le nôtre » conclue la 4ème de couverture. En traversant cette somme collective, il semble qu’on puisse décliner cette opposition : Leur État et le nôtre, leur République et la nôtre, leur travail et nôtre, leur Progrès et le nôtre, leur École et la nôtre, leur écologie et la nôtre, leur féminisme et le nôtre… Le défi est-il aujourd’hui de se réapproprier le langage commun qui nous unit à la politique ?

A.P. Ce livre est d’abord une enquête qui vise à documenter, le plus correctement possible, les logiques et les effets du néolibéralisme en France, pas un programme politique ou une panacée, même si vous avez raison de noter qu’en creux des articles se dessine un autre monde, qui pourrait être le nôtre. En cela, il occupe une place modeste dans la division du travail politique. Notre souhait serait que l’ouvrage puisse servir de point d’appui aussi bien à la critique du néolibéralisme qu’à la lutte contre lui. Cela prendra peut-être des formes auxquelles on ne s’attend pas nous-mêmes. D’autant que cet ouvrage a été construit à partir d’un large collectif, qui n’est pas homogène en soi, et qui n’est pas en accord sur toutes les solutions à apporter.

G. R.  Alors que le livre a été fabriqué dans les circonstances exceptionnelles de la pandémie, le lancement présage des rapprochements entre des auteurs qui habituellement ne se rencontrent pas. On voudrait espérer que quelque chose advienne, même très simplement, au sein de ce collectif d’universitaires, d’écrivains, de militants, de travailleurs… D’ores et déjà, bien sûr, des réactions et des oppositions à l’ordre établi existent – c’est l’objet de la sixième partie du livre. Mais comment faire que ce refus de l’ordre (ou du désordre) néolibéral ne revête pas une forme réactionnaire et contribue plutôt à faire advenir des politiques d’émancipation ? C’est tout l’enjeu de la séquence dans laquelle nous sommes.

Le Nouveau Monde | Éditions Amsterdam

Liste des contributeurs de l’ouvrage :

Sarah Abdelnour, Sabrina Ali Benali, Bruno Amable, Philippe Bacqué, Camille Beauvais, François Bégaudeau, Sophie Béroud, Aurélien Bernier, Laurent Binet, Laurent Bonelli, Christophe Bonneuil, Michel Bozon, Gérard Bras, Benoit Bréville, Isabelle Bruno, Antony Burlaud, Éric Chauvier, Johann Chapoutot, Hadrien Clouet, Laurent Cordonnier, Denis Colombi, Laurence De Cock, Amina Damerdji, Jean-Marie Delarue, François Denord, Thierry Discepolo, Gatien Elie, Sophie Eustache, Amélie Ferrand, Nicolas Framont, Pierre François, Simone Gaboriau, Julie Gervais, Cécile Gintrac, Samuel Gontier, Guillaume Gourgues, Serge Halimi, Christophe Hanna, Camille Herlin-Giret, Vincent Jarousseau, François Jarrige, Fabien Jobard, Anne Jourdain, Raphaël Kempf, Rachel Knaebel, Aurore Koechlin, Paul Lagneau-Ymonet, Renaud Lambert, Jérôme Lamy, Mathilde Larrère, Frédéric Lebaron, Gérald Le Corre, Claire Lemercier, Thomas Le Roux, Danièle Linhart, Frédéric Lordon, Marius Loris, Sandra Lucbert, Nelo Magalhaes, Anne Marchand, Gérard Mauger, Michel Offerlé, Ugo Palheta, Stefano Palombarini, Evelyne Pieiller, Frédéric Pierru, Jean-Luc Porquet, Christian Prigent, Nathalie Quintane, Clément Quintard (illustrations), Mathias Reymond, Hélène Richard, Pierre Rimbert, Anne-Cécile Robert, Claire Rodier, Max Rousseau, Mathias Roux, Grégory Rzepski, François Ruffin, Rachel Saada, Arnaud Saint-Martin, Grégory Salle, Julien Sartre, Antoine Schwartz, Pierre Serna, Vincent Sizaire, Félix Tréguer, Antoine Vauchez, Xavier Vigna.

Guerre européenne pour l’hégémonie financière

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

La régulation financière européenne s’éloigne-t-elle des dogmes néolibéraux ? Dans les années qui ont suivi la crise financière des subprimes, la Commission européenne a affiché sa volonté de renforcer sa réglementation financière. La Banque centrale européenne (BCE) acceptait quant à elle d’intervenir massivement pour soutenir les cours – comme ce fut également le cas avec la crise du Covid. Ces orientations n’ont pas manqué de provoquer de fortes critiques. Celles de la Bundesbank, championne de l’orthodoxie monétaire, à l’égard d’une politique jugée trop laxiste. Ou encore celles des Brexiters, hostiles à une Union européenne (UE) considérée comme un Léviathan étouffant la finance sous ses normes juridiques. Assisterait-on à un tournant majeur dans la régulation financière européenne ? Une chose est sûre : les réformes mises en œuvre depuis une décennie sont loin de rompre avec le néolibéralisme. Elles résultent surtout de compromis visant à préserver les intérêts des systèmes bancaires et financiers nationaux. Et d’une féroce lutte d’influence, à laquelle se sont livrés les gouvernements allemand, français et britannique (avant le Brexit) pour modeler la réglementation à leur avantage.

Lors des réunions du G20 qui suivirent la crise financière mondiale de 2008, les dirigeants des plus grandes puissances économiques annonçaient, main sur le cœur, une grande réforme de la finance. Rien ne serait plus comme avant. Tout particulièrement en Europe. « Le laissez-faire économique a vécu » assénait le premier ministre britannique d’alors, Gordon Brown. Le président Sarkozy annonçait quant à lui « la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir ». Quelques mois plus tard, il cosignait avec la chancelière Angela Merkel un texte commun appelant à une « véritable régulation européenne dans le secteur financier ». Pour certains commentateurs, on assistait à la fin du néolibéralisme, de la même manière que la crise de 1929 avait contribué à remettre en cause le « laisser-faire » aux États-Unis et à l’échelle mondiale.

Pourtant plus de dix ans après la crise, force est de constater que l’ambition initiale a fait long feu. Plus de cinquante initiatives réglementaires ont certes été prises dans l’Union européenne dans la période qui a suivi la crise. Des réformes concernant les banques, assurances, fonds d’investissement, structures de marché, normes comptables, mécanismes de supervision financière… Mais le constat est le même que celui de l’historien Adam Tooze s’agissant du Dodd-Frank Act aux États-Unis : les réformes engagées dans l’UE constituent une mosaïque de mesures sectorielles insuffisantes pour s’attaquer aux causes profondes de la crise – comme le développement d’un modèle bancaire dopé aux financements de marché, aux activités boursières et hors-bilan.

Est-ce à dire que le programme de réformes mis en œuvre dans l’Union fut insignifiant ? Rien n’est moins sûr. Ces mesures ont été au cœur, non d’une remise en cause du néolibéralisme, mais d’un aggiornamento de la régulation financière. Et d’une importante bataille législative entre les États membres les plus influents en matière de réglementation financière.

De l’approche réglementaire anglo-saxonne à l’approche ordolibérale ?

Pour comprendre les tenants et aboutissants du programme de réformes financières européen, il est utile de revenir sur les différentes approches qui bercent la production de la réglementation financière dans l’Union européenne depuis plusieurs décennies. La première approche, historiquement associée au Royaume-Uni, repose sur une autorégulation avancée du secteur financier. Cette approche dite anglo-saxonne trouve notamment ses fondements idéologiques dans le néolibéralisme étatsunien, qui met l’accent sur l’efficacité supérieure des mécanismes de marché en comparaison avec la réglementation publique1.

L’aggiornamento post-2008 témoigne d’un glissement dans l’approche réglementaire de l’UE, d’une domination de l’approche anglo-saxonne à un retour en force de l’approche ordolibérale. Il ne constitue pas pour autant une rupture idéologique majeure.

L’approche anglo-saxonne vise à garantir la croissance économique par la libéralisation des marchés financiers dans l’Union européenne et le moins-disant réglementaire (approche light-touch). Elle repose sur l’application de mesures juridiques non contraignantes (soft law) et le recours à la discipline de marché. Au cours de la décennie 2000 et jusqu’à la crise financière, cette approche a été prédominante dans l’Union européenne en matière de réglementation financière2. Elle était notamment soutenue par l’Irlande, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et certains pays nordiques. Cette approche était également promue par la Commission européenne et la BCE qui considéraient que l’approfondissement de l’intégration financière permettrait de rendre tangibles les bénéfices de l’adoption de la monnaie unique (en 1999) et de la constitution du marché unique. Et bien sûr, elle était activement soutenue par le lobbying de l’industrie financière transnationale.

L’influence de l’approche anglo-saxonne imprime fortement le plan d’action pour les services financiers (PASF) adopté en 1999, programme législatif ambitieux qui visait à éliminer les obstacles à la circulation des capitaux et des services financiers d’ici à 2005. Ce programme a connu un succès impressionnant : en 2005, quarante-et-une des quarante-deux mesures prévues étaient mises en œuvre. Parmi elle, l’emblématique directive MiF, première du nom, qui organise la libéralisation et la déréglementation des places boursières et plateformes d’échange de titres financiers3. Avec l’objectif de créer un « marché des marchés » européen.

La seconde approche réglementaire, dite ordolibérale, portée par l’Allemagne, promeut un encadrement du marché pour garantir la performance du marché. En vertu de ses fondements théoriques, la réglementation et l’intervention publique doivent s’attacher à créer les conditions juridiques d’un ordre concurrentiel de marché4. Cet agenda ordolibéral est réactualisé dans les années 1980 par de nombreux travaux dans le cadre de la nouvelle économie institutionnelle et la théorie de l’agence5. L’approche ordolibérale a été, dès son origine, très prégnante dans la production réglementaire de l’Union européenne. Elle vise à une harmonisation des règles visant à mettre en place des conditions équitables de concurrence (level playing field) et la stabilité des conditions économiques – en particulier la stabilité financière. Les instruments réglementaires typiques de cette approche sont la mise en place de régimes d’incitations, de transparence et de surveillance du marché, dont la responsabilité revient à des agences sectorielles indépendantes.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande »

En matière de réglementation financière, on assiste à un glissement suite à la crise de 2008, avec une remise en cause partielle de l’approche anglo-saxonne et un affermissement de l’approche ordolibérale soutenu notamment par l’Allemagne et la France. L’approche ordolibérale est saillante dans le programme de réforme financière européen, et dans les recommandations du rapport de Larosière dont il s’inspire. Ce dernier, présenté en février 2009, pointe les « défaillances du marché » à l’origine de la crise et appelle à « renforcer la surveillance réglementaire pour les établissements qui se sont avérés mal contrôlés ». À cet égard, les autorités de surveillance « doivent veiller à ce que l’autorégulation, lorsqu’elle existe, soit correctement mise en œuvre, ce qui n’a pas suffisamment été fait dans un passé récent ».

Dans tous les secteurs concernés par les cinquante-et-une initiatives réglementaires proposées entre mars 2009 et novembre 20146 et adoptées par l’UE, l’approche anglo-saxonne est en retrait. Le retournement le plus emblématique concerne la directive MiF2, qui instaure un régime de contrôle et de transparence renforcé pour les plateformes de négociation de titres (malgré de nombreuses lacunes), alors même que la précédente directive organisait la libéralisation du « marché des marchés » en supprimant notamment la règle de concentration des ordres, imposant l’exécution des transactions sur un marché réglementé. Certaines activités ou secteurs alors non réglementés à l’échelle européenne sont soumis à un régime d’autorisation, d’enregistrement et de transparence. C’est le cas des fonds spéculatifs (directive AIFM), des agences de notation (règlements CRA de 2009, 2011 et 2013), des transactions de dérivés de gré à gré, des ventes à découvert, des opérations de cession de titres ou encore des indices de référence (comme le Libor).

L’approche ordolibérale est également renforcée pour les activités ou secteurs déjà réglementés : renforcement des exigences de fonds propres bancaires et mise en place de nouveaux ratios de liquidité, mise en place d’un régime de contrôle pour les fonds de pension (directive UCITS V), d’une surveillance renforcée des abus de marché (règlement MAR et directive CSMAD), de mesures de protection des investisseurs et consommateurs, d’une limitation du recours à la comptabilité à la valeur de marché (fair value) notamment dans le domaine des assurances.

Le Royaume-Uni sur le départ

L’aggiornamento post-2008 témoigne donc d’un glissement dans l’approche réglementaire de l’UE, d’une domination de l’approche anglo-saxonne à un retour en force de l’approche ordolibérale. Il ne constitue pas pour autant une rupture idéologique majeure dans la production de la réglementation financière européenne. Les deux approches, loin d’être incompatibles, ont depuis longtemps coexisté dans l’UE, la production de la réglementation s’inscrivant dans un continuum entre ces deux pôles. C’est moins sur le plan idéologique que sur celui des intérêts nationaux que le programme de réformes financières va révéler des divergences majeures. En particulier entre les intérêts des trois pays les plus influents en la matière : le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne.

La plus évidente de ces divergences s’est exprimée dans l’opposition du gouvernement et de l’industrie financière britanniques à l’égard de nombreuses réformes mises en œuvre après la crise financière mondiale – notamment la réforme des fonds spéculatifs ou des agences de notation, ou encore le régime de supervision adopté dans le cadre de l’Union bancaire. Cette opposition n’a pas seulement une dimension idéologique : elle correspond également à une défense des spécificités du modèle économique britannique (ou « modèle de croissance » dans la littérature d’économie politique) et de ses « avantages comparatifs »7.

Selon Lucio Baccaro et Jonas Pontusson de l’Université de Genève, la consommation intérieure constitue le moteur du modèle de croissance britannique d’avant crise. Elle est rendue possible par un endettement bon marché (notamment pour les ménages) et un déficit chronique, tous deux financés par l’apport de capitaux étrangers. Ce modèle de croissance dépend donc de l’attractivité de La City de Londres comme centre financier international important et liquide. Il est étroitement lié à la faiblesse du contrôle réglementaire et aux mécanismes d’autorégulation, qui caractérisent historiquement la place londonienne.

Partant de cela, on comprend que les nouvelles contraintes réglementaires européennes ont été perçues comme une menace pour le modèle de croissance britannique, et expliquer les réticences britanniques à l’égard des réformes financières. Ces divergences n’ont pas été sans conséquence, puisqu’elles ont (entre autres) conduit le gouvernement de David Cameron à engager un bras de fer avec l’UE. En 2015, il entame des négociations pour un « nouvel accord8 » entre l’Union européenne et le Royaume-Uni… au terme desquelles est organisé le referendum qui conduit au Brexit.

NDLR : pour une analyse des motivations économiques du Brexit, lire sur LVSL l’article de Marlène Benquet et Théo Bourgeron : « Du néolibéralisme au libertarianisme autoritaire »

L’ironie de l’histoire étant que le coup de force britannique était en passe de porter ses fruits : la nouvelle Commission Juncker s’était vue dotée d’un agenda de libéralisation du secteur financier dans le cadre du projet d’Union des marchés de capitaux9. Un portefeuille à part entière de commissaire était dédié à ce programme de réformes, visant entre autres à remettre en cause les « fardeaux réglementaires inutiles », mais aussi à relancer le marché de la titrisation des crédits bancaires mis en cause après la crise financière. Aux manettes : Jonathan Hill, ancien lobbyiste de La City. De quoi susciter la méfiance de la France et l’Allemagne, perceptible à demi-mot dans une réaction commune à la consultation de la Commission sur l’Union des marchés de capitaux10.

Quoi qu’il en soit, les efforts de David Cameron pour faire avancer la cause de la finance britannique dans l’UE sont réduits à néant par le vote favorable au Brexit, qui conduit à la démission de Jonathan Hill. Le projet initial d’Union des marchés de capitaux, reposant sur la puissance de La City, est quant à lui largement amputé.

Divergences franco-allemandes

L’analyse par les particularités et modèles de croissance nationaux permet également d’éclairer les positions allemandes et françaises. Le modèle de croissance allemand repose fortement sur les exportations, et sur le dynamisme d’un tissu industriel constitué de PME (Mittelstand). Ce dernier est financé par des banques privées ayant des relations de proximité avec les entreprises exportatrices (Hausbanken), mais aussi par des caisses d’épargne (Sparkassen), des banques publiques et régionales (Landesbanken) et des banques coopératives. Le tout forme un secteur bancaire très décentralisé et davantage orienté vers le financement de long terme. La volonté de préserver ce modèle bancaire original, pilier majeur du modèle allemand, permet d’expliquer un certain nombre d’orientation des autorités allemandes suite à la crise financière.

Autre ligne de fracture entre les autorités françaises et allemandes : les politiques monétaires non conventionnelles. La mise sous perfusion du secteur financier par la BCE a particulièrement bénéficié aux grandes banques universelles françaises actives sur les marchés financiers, et a mis en difficulté les banques allemandes.

À l’inverse, la France se caractérise par un secteur finance financier dominé par quatre grandes banques universelles, considérées comme des « champions nationaux », et bénéficiant d’une très grande proximité avec l’administration et le pouvoir politique. Le modèle français, qualifié par l’économiste Ben Clift de post-dirigiste, repose sur cette interpénétration des sphères publiques et privées11. Grands patrons et hauts fonctionnaires, issus des mêmes écoles, œuvrent main dans la main pour le développement des « champions nationaux »12, y compris sur les marchés internationaux. Garantir la compétitivité des grandes banques a ainsi été, pour les autorités françaises, un enjeu majeur de politique économique suite la crise financière. Cette compétitivité repose sur une diversité d’activités, et notamment sur un partage oligopolistique du marché de détail français et un déploiement sans commune mesure des activités de marché et hors bilan (dont le commerce des produits dérivés).

C’est à l’aune des caractéristiques des modèles allemand et français que l’on peut comprendre l’opposition des deux pays à un projet majeur porté par la Commission européenne : la réforme structurelle des banques. Celle-ci consistait notamment à cloisonner les activités de marché des grandes banques universelles. En ligne de mire, « leurs activités de marché et le trading excessifs » selon les termes de la Commission dont le projet a été présenté en janvier 2014. Problème : les dispositions risquaient de pénaliser fortement les grandes banques universelles françaises en remettant en cause la diversification de leurs activités. Les banques allemandes étaient également vent debout le projet. L’association sectorielle qui porte leur voix a en particulier fait valoir à la Commission que « les entreprises allemandes, de taille moyenne et orientées vers l’export, ont besoin de produits financiers pour la finance d’entreprise et le négoce international, c’est-à-dire toute la gamme des services bancaires d’investissement13 »

De manière surprenante au premier abord, le gouvernement britannique n’était quant à lui pas défavorable à un cloisonnement des activités bancaires relativement strict, puisqu’il venait d’adopter au niveau national des mesures assez contraignantes (ring fencing). Ce choix peut s’expliquer par la perte d’influence des grandes banques universelles britanniques après la crise financière, mais également par une tradition historique plus prégnante de séparation des activités dans l’industrie bancaire britannique14.

Les divergences franco-allemandes n’ont pas manqué après la crise financière – quand bien même les deux pays partagent une approche réglementaire ordolibérale. Elles se sont exprimées notamment dans le processus d’adoption de la taxe européenne sur les transactions financières, en suspens depuis la première formulation du projet en 2011. Cette taxe a provoqué une levée de bouclier des grandes banques universelles françaises, soutenues par les gouvernements successifs sous les présidences Sarkozy, Hollande et Macron. Elle menaçait en effet de pénaliser les financements et activités de marché des grandes banques universelles, et tout particulièrement le commerce des produits dérivés. Le gouvernement allemand était quant à lui favorable à l’établissement d’une taxe large : pour des raisons de politique intérieure (la taxe figurait déjà dans l’accord de gouvernement CDU-SPD en 2013) mais également parce que le modèle d’affaire des banques allemandes tournées vers le financement des entreprises exportatrices n’était pas remis en cause15.

Les divergences franco-allemandes se sont également exprimées dans le cadre des négociations autour des trois piliers du projet d’Union bancaire16. Les deux premiers piliers, le mécanisme de surveillance unique (MSU) et le mécanisme de résolution unique (MRU) ont fait l’objet d’âpres négociations entre l’Allemagne et la France. La mise en place de règles communes concernant la surveillance et la résolution des crises bancaires était appelée des vœux des grandes banques transnationales, et fortement critiquée par les petites et moyennes banques allemandes. Ces mesures constituaient un premier pas vers une plus grande intégration et concurrence à l’échelle européenne dans un secteur bancaire fragmenté nationalement, et donc des opportunités de conquête pour les banques plus puissantes.

Dès lors, la volonté de préserver la spécificité du secteur bancaire national s’est exprimée dans les exemptions imposées par l’Allemagne sur l’étendue du mécanisme de surveillance unique (MSU). L’accord prévoit finalement que la BCE, dans le cadre du MSU, soit en charge de la surveillance directe des 120 plus grandes banques de la zone euro – et non de la totalité des plus de 6 000 banques potentiellement concernées, tel que souhaité initialement par la France. De même, l’Allemagne s’est opposée aux velléités françaises visant à établir un mécanisme de résolution unique (MRU) large, doté d’un fonds conséquent et de mécanismes de décision centralisés à l’échelle européenne. Avec à la clé un accord intergouvernemental obtenu fin 2013 bien en retrait par rapport aux propositions initiales.

Autre ligne de fracture entre les autorités françaises et allemandes : les politiques monétaires non conventionnelles. La mise sous perfusion du secteur financier par la BCE a particulièrement bénéficié aux grandes banques universelles françaises actives sur les marchés financiers – à travers notamment les opérations d’assouplissement quantitatif (quantitative easing ou QE). La chute des taux directeurs de la BCE, qui visait à stimuler le crédit bancaire, a aussi contribué à alimenter les marchés financiers. Elle a favorisé les rachats d’action permettant aux grandes entreprises de doper leur cours en bourse, et les placements rémunérateurs et risqués plutôt que l’épargne « patiente ». La baisse des taux d’intérêts s’est accompagnée, dans le même temps, d’une contraction des marges d’intérêt de la rentabilité des activités traditionnelles de crédit bancaire. Mettant particulièrement en difficulté les banques allemandes17. Au point que l’agence de notation Moody’s a abaissé leur perspective de « stable » à « négative » fin 2019, les banques allemandes pointant quant à elle ouvertement la responsabilité de la Banque centrale européenne et sa politique de taux bas.

Vers une renationalisation des enjeux financiers ?

Ainsi les réformes financières mises en œuvre dans l’UE après la crise financière mondiale n’ont pas constitué une remise en cause des dogmes libéraux. Mais elles ont mis au grand jour d’importantes divergences entre l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni en matière de régulation financière. De quoi faire voler en éclat plusieurs lieux communs. Non, la finance n’est pas dominée par des logiques transnationales : c’est un secteur où les intérêts nationaux jouent au contraire à plein. Oui, la France œuvre activement au développement de la finance de marché qui n’est pas le seul fait de l’influence anglo-saxonne. Certes, les politiques monétaires non conventionnelles mises en œuvre par la BCE ont contribué à éviter à l’Union européenne de sombrer dans la crise ; mais à défaut d’une véritable rupture avec le dogme austéritaire, elles préparent les fractures et les crises de demain en favorisant le gonflement de la sphère financière au détriment de l’économie.

Partant, plusieurs chemins semblent se dessiner pour l’avenir du secteur financier européen : celui d’un accroissement de l’intégration, passant nécessairement par une plus grande libéralisation et consolidation du secteur bancaire à l’échelle européenne. Cette option est appelée des vœux par la BCE, mais aussi par le gouvernement français – y voyant des opportunités de conquête pour les grandes banques nationales. Elle s’est jusqu’à présent opposée aux réticences allemandes visant à préserver les spécificités de son secteur bancaire, comme en témoigne les négociations autour de l’Union bancaire. Un autre scénario serait celui d’un accroissement des divergences entre des intérêts nationaux par trop éloignés. La crise financière a déchiré le voile d’une intégration financière européenne « gagnante-gagnante » pour toutes les parties prenantes. Dès lors, une renationalisation des enjeux financiers pourrait avoir différentes conséquences : du simple coup d’arrêt de l’intégration – statu quo – à des ruptures nationales d’ampleur que préfigurerait le Brexit.

Un troisième scénario n’est pas exclu : celui d’une véritable remise en cause du pouvoir de l’industrie financière, de ses velléités hégémoniques et de ses dogmes libéraux. Une telle option n’est pas aussi hors de portée que l’on pourrait le croire, mais il faut bien comprendre que le pouvoir de la finance s’inscrit avant tout dans un cadre national. Et que la France constitue, avec ses puissantes banques universelles, un des nœuds de ce pouvoir dans l’Union européenne. Dès lors, une remise sous tutelle démocratique de la finance pourrait prendre, au moins dans un premier temps, la forme d’une nationalisation des grandes banques françaises. Avec pour objectif de réorganiser le secteur bancaire, de réduire la taille des banques, de les soustraire aux contraintes concurrentielles et de mettre en œuvre les conditions d’un contrôle social sur leurs activités et leurs investissements. Une telle socialisation du secteur bancaire se justifierait par la dimension de service public de nombreuses activités bancaires, y compris des activités de crédit et de l’investissement, mais aussi par l’urgence de financer la réorientation écologique et sociale de l’économie. Elle pourrait être soutenue par une partie de l’encadrement de ces banques, encore acquises à cette dimension de service public. Réalisée à l’échelle nationale, elle servirait dans un second temps de modèle pour d’autres pays du continent et au-delà. Un tel scénario ne pourrait bien sûr voir le jour sans une mobilisation sociale d’ampleur, et une volonté politique forte au service du bien commun.

Notes :

1 Les travaux des néolibéraux étatsuniens portent notamment sur la critique du paradigme keynésien et de l’inefficacité de la réglementation publique, la théorie des anticipations rationnelles, l’hypothèse d’efficience des marchés… On distingue notamment les tenants de l’école de Chicago, Milton Friedman, George Stigler, Robert Lucas, Gary Becker, Ronald Coase, et ceux de l’école de Virginie, Gordon Tullock et James Buchanan (liste non exhaustive).

2 Voir à cet égard : Daniel Mügge (2011), « From Pragmatism to Dogmatism. EU Governance, Policy Paradigms, and Financial Meltdown », New Political Economy, vol. 16, n°2, pp. 185–206.

3 Lire à cet égard « Une directive européenne pour doper la spéculation », Le Monde diplomatique, septembre 2011 : https://www.monde-diplomatique.fr/2011/09/LAGNEAU_YMONET/20941

4 Les bonnes interventions étant jugées selon leur conformité à un certain nombre de « principes constituants » (stabilité de la politique économique, stabilité monétaire, ouverture des marchés, propriété privée, liberté des contrats, responsabilité des agents économiques…). Les penseurs de cette école sont notamment Walter Eucken et Wilhelm Röpke. Pour plus d’information voir Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, La Découverte, 2009.

5 La théorie de l’agence ou théorie des incitations réglementaires s’attachent à décrire les enjeux liés au contrôle d’un acteur par un autre, par exemple d’une entreprise par le régulateur. Ces analyses s’accompagnent de prescriptions sur la conception de la réglementation et des règles de supervision, comme l’indépendance des agences de régulation. Parmi les travaux néo-institutionnalistes on compte par exemple ceux de Jean Tirole, David Baron ou Barry Weingast.

6 Ces dates correspondent à la période ouverte par la remise du rapport de Larosière, et la fin du mandat de la Commission Barroso II, à laquelle succède la Commission Juncker. Pour un bilan critique du programme de réforme de l’UE, voir notre étude : La réglementation financière empêchée : L’Union européenne après la crise de 2007-2008. Economies et finances. Université Paris-Nord – Paris XIII, 2020

7 Voir à cet égard : Lucio Baccaro et Jonas Pontusson (2016), « Rethinking Comparative Political Economy: The Growth Model Perspective », Politics & Society, vol. 44, n°2.

8 Voir la lettre de David Cameron a Donald Tusk évoquant les contours des négociations du « nouvel accord ».

9 Voir « Finance, Bruxelles rallume la mèche », Le Monde diplomatique, janvier 2016.

10 Cette réaction commune appelle notamment à ne pas « reproduire simplement le système financier américain », et à ce que le développement des marchés de capitaux soit « encadré de manière appropriée de façon à préserver la stabilité financière et mettre sur un pied d’égalité le financement bancaire et le financement par les marchés ».

11 Voir Ben Clift (2012) Comparative Capitalisms, Ideational Political Economy and French Post-Dirigiste Responses to the Global Financial Crisis, New Political Economy, 17:5.

12 Lesdits « champions nationaux » au cœur du modèle français étant souvent d’anciennes entreprises publiques privatisées.

13 Deutsche Kreditwirtschaft (2013), « Opinion to Directorate General Internal Market and Services: Consultation Paper on Reforming the Structure of the EU Banking Sector ».

14 Pour plus de détails sur la réforme bancaire britannique, voir La réglementation financière empêchée : L’Union européenne après la crise de 2007-2008, op. cit.

15 A titre de comparaison, le revenu des activité de trading et de change représentait 3,7% du revenu total des banques allemandes en 2016, contre respectivement 13% et 11% pour les banques françaises et britanniques (BCE, 2018).

16 Voir à cet égard : Howarth D. et Quaglia L. (2016), Political Economy of European Banking Union, Oxford, Oxford University Press ; Christina Neckermann (2019), The End of Bilateralism in Europe? An Interest-Based Account of Franco-German Divergence in the Construction of the European Banking Union, M-RCBG Associate Working Paper Series | No. 119

17 Cela se traduit notamment dans les indicateurs de rentabilité : les banques allemandes affichaient en 2019 un retour sur capitaux propres (return-on-equity ou ROE) de 1,73% contre 6,4% pour leurs homologues françaises, d’après les chiffres de la BCE.

Rassemblement national, impasse populaire

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:William_Turner_-_Fishermen_at_Sea.jpg?uselang=fr
Fishermen at Sea © William Turner

Après avoir conquis une partie des classes populaires grâce à un discours portant sur l’immigration et la sécurité, Marine Le Pen et le Rassemblement national (RN) tentent désormais d’accéder à l’Élysée en séduisant un nouveau public : les milieux aisés de droite classique. Dans cette optique, le programme du RN a connu d’importants changements ces dernières années, en particulier sur les questions économiques et européennes. De l’abandon de la sortie de l’Union européenne et de l’euro, à un programme libéral en faveur des entreprises et des plus riches, le RN constitue plus que jamais un faux parti populaire.

Le Front national (FN), renommé Rassemblement national (RN) en 2018, est actuellement le principal parti français d’extrême-droite. Il a été fondé en 1972 à l’initiative du groupuscule d’extrême-droite Ordre nouveau, lui-même dissous en 1973 par le gouvernement de l’époque suite à des actions violentes. L’objectif principal du FN dès sa fondation était de rassembler, lors des moments électoraux, toutes les tendances diverses de l’extrême-droite (nationalistes, nationaux, royalistes …) [1].

Le parti a connu des débuts électoraux difficiles. En 1974, il ne rassemble, avec la candidature de Jean-Marie Le Pen (JMLP), que 0,75 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle tandis qu’en 1981 il ne présente aucun candidat à cette élection. Toutefois, à partir de l’élection présidentielle de 1988, conjointement à l’affaiblissement du parti communiste français, le FN réalise des scores d’environ 15 %, exception faite de l’élection de 2007. Il faut noter, cependant, qu’entre les élections de 1988 et les élections de 1995, le FN, en la personne de JMLP, change grandement sur le plan idéologique. Alors que, dans le contexte de la guerre froide des années 80, JMLP se disait atlantiste, s’identifiant à une version française de Reagan, et que le FN était soutenu par le Club de l’Horloge (un laboratoire d’idées néolibéral et ethniciste), il opère un revirement dans les années 90 en adoucissant sa position atlantiste (il prend notamment ses distances avec Israël) et en s’opposant de plus en plus fortement au libre-échange et à la mondialisation. À partir de 2012, le FN connaît une forte dynamique montante : près de 18 % des voix récoltées au premier tour de l’élection présidentielle en 2012 et, en 2017, 21,3 % des suffrages au premier tour soit plus de 7,6 millions de voix.

Le RN, pour les pauvres, par les riches

Cette progression du vote Front national est essentiellement associée à un soutien plus important des classes populaires : à la fois de la part des électeurs au niveau de diplôme le plus faible, et de manière corrélée, des électeurs disposant des plus bas revenus. En effet, entre 1988 et 2017, au premier tour de l’élection présidentielle, le parti a constamment progressé parmi les électeurs qui ont un niveau de diplôme inférieur au bac, passant de 16 % à 31 %, ainsi que chez les électeurs disposant d’un diplôme de niveau bac, passant de 13 % à 25 %. Sur la même période, la proportion d’employés votant pour le FN est passée de 14 % à 30 % et celle des ouvriers de 17 % à 39 %.

Cependant, de l’autre côté du spectre éducatif et économique, le Front national continue de repousser. En effet, le niveau de vote FN auprès des électeurs ayant un niveau de diplôme supérieur à bac +2 n’a jamais dépassé les 9 % sur la période 1988-2017. Le même phénomène se retrouve chez les plus aisés, où il n’a jamais dépassé les 14% parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures [2].

L’écrasante majorité de ces élus [du FN] vit depuis de longues années dans des conditions aisées, à rebours du récit frontiste.

Toutefois, cette caractéristique populaire du vote FN se distingue des caractéristiques socio-économiques des élus du parti. En effet, lorsque l’on s’intéresse au patrimoine et aux revenus des députés nationaux et européens frontistes, il apparaît que l’écrasante majorité de ces élus vit depuis de longues années dans des conditions aisées, à rebours du récit frontiste. Les députés n’ayant accédé que récemment à des conditions de vie aisées, dont l’exemple typique est Jordan Bardella, sont peu nombreux face aux députés originaires de milieux aisés ou très aisés, à l’image de Jean-Lin Lacapelle (ex-directeur commercial de L’Oréal), Gilbert Collard (avocat renommé, issu de la bourgeoisie, dont la famille possède un château), Hélène Laporte (analyste bancaire et conseillère en gestion de patrimoine) ou encore Marine Le Pen (dont la famille possède l’hôtel Montretout doté d’un jardin de 4800 mètres carrés dans les Hauts-de-Seine). Pire, il semblerait que le RN remplisse un rôle d’entretien financier de personnes vivant dans des conditions aisées. En effet, alors que le salaire moyen mensuel pour les salariés à temps plein du RN s’élevait à 2 721 euros net en 2017, Jean-Lin Lacapelle touchait, en tant que délégué national, 6 000 euros net par mois ; son confrère Alain Vizier, directeur du service presse, gagnait 5 000 euros net par mois et Yann Le Pen, la sœur de Marine Le Pen, était rémunérée 4 170 euros net par mois en tant que grande organisatrice des manifestations du RN. Cette tension entre représentés et représentants due à la différence de condition sociale se retrouve notamment dans l’évolution récente du programme économique et européen du RN.

Le revirement économique de Marine Le Pen en 2022, ou l’abandon des classes populaires 

Historiquement, le programme économique du Front national n’a jamais été au cœur des problématiques chères au parti et intéressait peu ses électeurs, à l’image des revirements de Jean-Marie Le Pen, tantôt admirateur de Reagan, tantôt dénonciateur du « mondialisme ultralibéral ». Dans sa stratégie de polarisation de la société entre d’un côté le peuple français et de l’autre les élites mondialisées, Marine Le Pen avait ensuite davantage opté pour une posture économique en faveur des classes populaires : retraite à 60 ans, valorisation du minimum vieillesse, baisse des tarifs réglementés du gaz et de l’électricité notamment. Ses propositions économiques servaient également un certain opportunisme politique : concernant par exemple sa position sur la taxation des carburants, elle souhaitait vouloir la diminuer en 2012, puis avait supprimé cette mesure de son programme en 2017 avant de la réintégrer pour tenter de suivre les revendications des gilets jaunes. Les déséquilibres budgétaires qu’engendraient de telles propositions compensées par de faibles rentrées d’argent n’apparaissaient pas comme un problème : la sortie de la France de l’Union européenne devait l’absoudre des contraintes budgétaires européennes. Mais plus encore, selon l’historienne Valérie Igounet, Marine Le Pen avançait des propositions pour séduire les électeurs tout en sachant certainement une partie d’entre elles irréalisables.

Cependant, avec l’hypothèse d’une possible accession à l’Élysée, le RN a revu sa position économique, sous l’influence en particulier des « Horaces », un groupe de hauts fonctionnaires anonymes : il fallait en effet adopter un programme économique donnant des garanties au milieu des affaires que Marine Le Pen espère désormais séduire. Elle a ainsi opéré un virage complet dans son programme économique, s’orientant vers le libéralisme classique de la droite. Dans Mediapart, François Ruffin a ainsi comparé l’évolution des programmes et note la disparition de nombreuses mesures sociales depuis 2012 (la revalorisation de 250 € de tous les salaires inférieurs à 1500 €, la défense des petits commerces contre la grande distribution, le relèvement du taux d’imposition sur les sociétés ou encore l’élargissement de l’assiette des retraites aux revenus du capital). Malgré l’absence dans le programme de 2012, déjà, de concepts importants comme « inégalités », « dividendes » ou « pauvres », Marine Le Pen a donc aligné son programme politique sur les politiques libérales en vigueur, influencée notamment par des membres du parti tel que Louis Aliot, Gilbert Collard ou Hervé Juvin.

Marine Le Pen a ainsi opéré un virage complet dans son programme économique, s’orientant vers le libéralisme classique de la droite.

Le programme économique en vue de la présidentielle apparaît ainsi beaucoup plus favorable aux classes aisées qu’aux classes populaires. Dans un « plan pour la jeunesse » présenté à l’occasion de l’allocution rituelle du 1er mai, Marine Le Pen annonce qu’elle compte stimuler le niveau d’activité des jeunes en soutenant les créations d’entreprise : un jeune qui créerait son entreprise recevrait une dotation égale à son propre apport, soit l’inverse d’une mesure de redistribution puisqu’elle aiderait davantage les plus riches des jeunes entrepreneurs qui peuvent apporter un capital plus élevé. Dans la suite de ce « plan pour la jeunesse », elle indiquait vouloir faire évoluer « la fiscalité des donations et successions pour permettre une plus grande mobilité du capital entre les générations », soit la même mesure que proposait Bruno Le Maire au printemps et qui apparaît particulièrement injuste et favorable aux plus riches : un couple avec deux enfants peut déjà transmettre en une seule fois près d’un million d’euros en toute franchise d’impôt, alléger la fiscalité des successions ne bénéficierait donc qu’aux jeunes venant des familles particulièrement riches.

La politique de redressement de la natalité proposée par Marine Le Pen passerait ensuite par des « prêts publics à taux zéro aux jeunes couples », soit la même mesure que proposait un autre membre d’En Marche !, Stanislas Guerini, une mesure peu optimale quand on sait qu’en 2018, 45 % des ménages français avaient déjà un emprunt à rembourser d’un montant moyen de près de 80 000 €. De même, elle reprend la politique du gouvernement actuel en matière de formation en promettant un « chèque formation aux entreprises qui prennent en formation un jeune ». Ce plan pour la jeunesse relève donc bien d’un programme libéral centré sur l’entrepreneuriat et favorisant les riches.

Lors d’une interview sur TF1, le dimanche 12 septembre 2021, Marine Le Pen a confirmé ce revirement libéral en expliquant refuser une augmentation des petits salaires, au bénéfice des entreprises dont elle ne veut pas voir les charges augmenter. La seule voie qu’elle avance pour « redonner du pouvoir d’achat aux Français » consiste à supprimer la redevance télévisuelle, soit 138 € par an, une bien maigre amélioration pour quelqu’un qui prétend défendre les classes populaires ! Cette dynamique était également visible dans les programmes économiques des candidats RN aux élections régionales de 2021. Ils défendaient davantage de soutien aux entreprises, à l’image de Thierry Mariani promettant de doubler le budget régional des aides aux entreprises, ou la réduction des dépenses de fonctionnement, comme Nicolas Bay qui souhaitait ne pas remplacer 200 agents régionaux partant à la retraite. Dans cette perspective d’alignement libéral, Marine Le Pen a par exemple proposé début septembre la « privatisation de l’audiovisuel public », arguant qu’une « grande démocratie » n’aurait pas besoin d’un audiovisuel public de cette taille, dans ce qui pourrait s’apparenter à un cadeau à l’audiovisuel privé dirigé par des milliardaires. Même si le service public de l’audiovisuel n’est pas parfait, et devrait être réformé pour permettre une véritable démocratisation de l’information, il permet pour l’heure, dans une certaine mesure, de contrebalancer l’influence de médias privés inféodés à de puissants intérêts privés. La réforme que propose Marine Le Pen aurait pour conséquence néfaste de renforcer le pouvoir d’influence des milliardaires français sur l’opinion publique, fragilisant d’autant plus l’un des piliers fondamentaux de la démocratie.

Le nouvel objectif du RN : rassurer les élites au pouvoir en conservant les dogmes libéraux

Il y a quelques années, une accession au pouvoir du RN aurait inquiété les milieux d’affaires et financiers du fait des chamboulements qu’elle aurait pu provoquer dans l’ordre économique. Pour séduire une partie de la droite plus classique, Marine Le Pen a voulu améliorer son image auprès des élites dominantes, en donnant des gages de confiance, notamment sur la question européenne et le respect des traités qui en découlent.

Lors des élections présidentielles de 2012 et de 2017, le RN avait adopté une position anti-Union européenne, en proposant notamment la sortie de l’euro et de l’espace Schengen par référendums. Désormais, la position du RN a radicalement changé : Marine Le Pen se veut « pragmatique » et estime que sortir de l’euro ne constitue « plus la priorité [du] combat politique ». Il n’est plus question de sortir ni de l’euro, ni de l’Union, ni de l’espace Schengen, seulement de « discuter avec nos partenaires européens » selon le désormais président du RN, Jordan Bardella. Il justifie ce changement de position par une adhésion moins forte des Français à une sortie de l’euro, ce qui est douteux. Les milieux financiers et économiques à qui profite l’Europe de la libre circulation des capitaux n’ont donc pas à s’inquiéter d’une éventuelle prise des institutions nationales par le RN. Par ailleurs, si le RN tient à appliquer concrètement son discours « localiste », visant à donner la priorité à la consommation et à la production locales, cela nécessitera de désobéir aux traités de libre-échange appliquées dans l’Union, et qui ont une valeur juridique supérieure à la Constitution française [3]. Ainsi, les propositions économiques de relocalisation nationale avancées par le RN semblent incompatibles avec leur nouvelle voie respectueuse des traités européens.

Ainsi les changements que propose le RN pour l’Europe sont radicalement différents aujourd’hui de ce qu’ils étaient par le passé : l’ordre libéral sur lequel l’Union européenne a été bâtie n’est plus remis en cause, et avec lui la question des traités et du respect des contraintes budgétaires.

Le RN annonce tout de même souhaiter opérer quelques changements au niveau de la gouvernance européenne, notamment par rapport au mandat de la Banque centrale européenne (BCE) : selon le parti, un de ses objectifs devrait être la lutte contre le chômage, à l’instar de ce que pratique la Banque centrale des États-Unis, la Fed. Outre les difficultés politiques que susciterait une telle réforme européenne, la rendant pratiquement inenvisageable, des confusions apparaissent rapidement dans l’image que se fait le RN de la BCE, critiquant la création monétaire qui se « perd dans l’économie virtuelle » au lieu de financer directement les États, ou dans le rôle primordial de l’État pour lutter contre le chômage sans le déléguer à une instance non-démocratique comme la BCE. Les fortes inégalités et la pauvreté aux États-Unis suffisent à démontrer que la délégation de cette mission (dont Marine Le Pen refuse désormais de s’occuper) s’avère insuffisante.

Ainsi les changements que propose le RN pour l’Europe sont radicalement différents aujourd’hui de ce qu’ils étaient par le passé : l’ordre libéral sur lequel l’Union européenne a été bâtie n’est plus remis en cause, et avec lui la question des traités et du respect des contraintes budgétaires. Marine Le Pen a d’ailleurs tenté, dans une tribune dans le journal libéral l’Opinion, de rassurer les milieux financiers sur cet aspect : « une dette doit être remboursée ». Un État souverain devrait ainsi « rembourser sa dette contre vents et marées », sans que les moyens qu’elle souhaite mobiliser soient identifiés. Elle prône l’usage d’une « bonne dette et de vrais fonds propres », « le contraire d’une politique d’austérité mais avec une réelle maîtrise budgétaire dans la durée » : l’usage de ces concepts flous a pour objectif d’envoyer un message rassurant aux créanciers du pays, aux investisseurs et aux milieux d’affaires : les règles seront respectées, les volontés réformistes annulées si besoin, et par-dessus tout, leurs intérêts ne seront pas menacés par l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen. François Ruffin a ainsi remarqué que la candidate frontiste avait cessé de s’offusquer des scandales touchant les ultra-riches, notamment dans les affaires « Paradise papers » et « OpenLux ».

Ce programme digne d’un parti « attrape-tout », cherchant à séduire de tous les côtés avec opportunisme, manque de cohérence globale et de crédibilité au regard d’une application pratique.

Malgré ce revirement libéral orthodoxe du programme économique et le respect annoncé des règles budgétaires, la plupart des dépenses proposées par la candidate frontiste ne seraient pas compensées par de nouveaux revenus pour les caisses de l’État. Le parti a souvent été jugé peu crédible sur ces questions économiques, notamment parce qu’il est le parti le plus endetté de France avec près de 25 millions d’euros à rembourser et pourrait même être au bord de la faillite en raison de la gestion catastrophique de ses finances, seulement sauvé par des prêts d’origine russe ou émirati. Auparavant, la sortie de l’euro et des traités européens devait permettre une plus grande liberté budgétaire, mais dans le cadre des limites fixées par Bruxelles, les nombreuses dépenses de ce programme, par exemple les investissements dans la réindustrialisation ou la nationalisation des autoroutes, apparaissent aujourd’hui peu crédibles. Dans la même idée, pour maintenir l’âge de la retraite à 60 ans, Marine Le Pen propose d’être « imaginatifs » et « volontaires » sans proposer de mesures concrètes pour autant. Ce programme digne d’un parti « attrape-tout », cherchant à séduire de tous les côtés avec opportunisme, manque de cohérence globale et de crédibilité au regard d’une application pratique.

La cohérence du repositionnement de Marine Le Pen sur le plan économique et européen apparaît alors de plus en plus clairement : après avoir conquis une certaine frange de la population principalement grâce aux thématiques liées à l’immigration et la sécurité, elle espère séduire l’électorat de droite plus classique par un programme économique libéral, tout en pariant sur un soutien continu des classes populaires malgré ce virage en faveur des plus riches. Au final, ce repositionnement permet d’éclairer la nature profonde du populisme de droite de Marine Le Pen [4] et rappelle les mots que tenait Jaurès en 1888 à propos du mouvement boulangiste : « Or, que fait [la démocratie] ? Elle s’attroupe autour d’un nom propre, elle acclame un soldat qui ne dit même pas le fond de sa pensée. Un grand mouvement était nécessaire : il pouvait se faire par le peuple et pour le peuple, il se fait par un homme et pour un homme. Le paysan, qui cherche l’ordre, la stabilité, la probité, la paix et la justice, verra sortir une fois de plus de l’urne plébiscitaire, avec le nom du général à qui il se livre, la guerre civile et la guerre étrangère, la corruption systématique et l’iniquité. » [5]

Cet article est dédié à la mémoire de Léonard Trevisan.

[1] Pour plus d’informations sur l’origine du Front national, voir LEBOURG, N., PREDA, J., BEAUREGARD, J., « Aux racines du FN L’histoire du mouvement Ordre nouveau », Fondation Jean Jaurès, 2014. Disponible ici :

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01709289/document

[2] FOURQUET, J., « 1988-2021 : trente ans de métamorphose de l’électorat frontiste », Fondation Jean Jaurès, 28/04/2021. Disponible ici :

https://www.jean-jaures.org/publication/1988-2021-trente-ans-de-metamorphose-de-lelectorat-frontiste/

[3] Sur ce sujet, on pourra aussi lire NARAYCH, L., « Le « made in France » et ses obstacles », Le vent se lève, 07/12/2020. Disponible ici :

https://lvsl.fr/made-in-france-le-marche-au-secours-du-protectionnisme-economique/

[4] Sur ce sujet, on pourra aussi lire SLOBODIAN, Q., traduction par CORANTIN, K., « Les enfants bâtards de Friedrich Hayek : les origines néolibérales du « populisme de droite » », Le vent se lève, 05/09/2021. Disponible ici :

https://lvsl.fr/les-enfants-batards-de-friedrich-hayek/

[5] JAURÈS, J., « La foi en soi-même », La Dépêche de Toulouse, 18/11/1888.

L’ouvrage posthume de Coralie Delaume

Les livres de Coralie Delaume ont incontestablement marqué la nouvelle génération eurocritique. Les États désunis d’Europe, La fin de l’Union européenne (co-écrit avec David Cayla), Le couple franco-allemand n’existe pas… autant de titres familiers à ceux qui, confrontés au conformisme ambiant relatif à la question européenne, ont souhaité s’en départir. Les éditions Michalon publient son ouvrage posthume, Nécessaire souveraineté. On y retrouve son sens de la synthèse et sa verve, son lot d’analyses fulgurantes et de digressions stimulantes ; les points que l’on regrette de ne plus pouvoir discuter avec elle, également. Retour sur l’ultime production, inachevée, d’une essayiste qui aura compté pour la rédaction du Vent Se Lève.

Si les livres de Coralie Delaume ont rencontré cet écho de son vivant, c’est qu’ils accompagnaient les secousses successives que traversait une Union européenne en perte de légitimité : crise des dettes souveraines en 2010, soumission de la Grèce à une thérapie de choc en 2015, vote en faveur du Brexit en 2016…

NDLR : lire sur LVSL notre entretien avec Coralie Delaume sur son avant-dernier livre : « Faire l’Europe par le marché et la monnaie, c’était à l’évidence faire une Europe de classe »

L’édifice tenait bon, mais il craquelait. L’opinion demeurait majoritairement favorable au maintien dans l’Union européenne, mais celle-ci ne suscitait que peu d’enthousiasme. Partisans et opposants à Bruxelles communiaient en réalité dans un manque d’intérêt manifeste pour la politique européenne. Rapports illisibles, obscures polémiques juridiques, jargon technocratique, labyrinthe institutionnel digne d’une nouvelle de Borges… S’intéresser à l’Union européenne requérait de franchir la barrière de l’ennui. Ce n’est pas le moindre des mérites de Coralie Delaume que d’avoir donné à ses lecteurs le goût de la politique communautaire. C’est une qualité qui transparaît encore dans son dernier livre.

Aller au-delà de la critique de l’Union européenne

On appréciait chez Coralie Delaume l’esprit de synthèse, qui articulait des réalités touchant à des domaines aussi divers que le droit communautaire, la vision géopolitique de l’Allemagne ou l’économie financière, en des analyses claires et concises. On le retrouve dans cet ouvrage, aussi dense que court – moins de cent pages.

Le lecteur familier de ses livres retrouvera dans celui-ci ses thèmes fétiches. L’Union européenne comme cadre instituant la toute-puissance des marchés financiers. Le néolibéralisme comme poison mortel pour les conquêtes démocratiques. L’ordre européen comme arrangement institutionnel bénéficiant à l’Allemagne.

D’autres passages témoignent d’une volonté d’aller au-delà de la critique de l’Union européenne. Il est notamment rappelé que « l’Union européenne n’est rien d’autre qu’une petite mondialisation pure et parfaite d’échelle régionale immédiatement branchée sur la grande ». Mise au point salutaire. Une certaine critique obsessionnelle de l’Union européenne tend en effet à présenter celle-ci comme la source de tous les maux, au mépris des multiples dynamiques – globalisation, financiarisation, autonomisation des élites en une technocratie – dont elle est tout autant le produit que le catalyseur.

On appréciera également sa réflexion sur le néolibéralisme, qu’elle refuse de considérer comme la simple auto-régulation des marchés. L’économie européenne est en effet fortement régulée par des acteurs qui ne sont pas des agents économiques. Que l’on pense aux milliers d’arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ou directives de la Commission européenne. Que l’on songe simplement aux traités européens eux-mêmes. Ou que l’on garde à l’esprit, de manière encore plus évidente, la politique de la Banque centrale européenne (BCE), qui procède par injection massive de liquidités et rachat de dettes – pratique attentatoire à l’auto-régulation des acteurs économiques s’il en est. Coralie Delaume rappelle ainsi que « la politique actuelle [de la BCE] fait désormais de l’économie européenne une économie partiellement administrée ».

Administrée ne signifie en rien étatisée. C’est précisément pour conjurer le spectre d’un retour de l’État que les rédacteurs des traités européens ont conféré à des institutions « indépendantes » – BCE, CJUE, Commission – la charge de réguler l’économie européenne. Cette régulation n’a rien d’égalitaire : c’est au contraire pour permettre au capitalisme de fonctionner correctement que ces « indépendantes » ont vu le jour.

Un rappel utile, à l’heure où il est de bon ton de professer que l’UE ne constituerait qu’un marché anarchique, auquel il conviendrait d’adjoindre des institutions visant à le réguler. L’Europe inachevée, véritable coquecigrue de ceux qui prétendent qu’elle possède une dimension économique, mais pas encore de volet politique et juridique ; une telle vision des choses passe sous silence la densité institutionnelle de l’UE et l’ampleur de la régulation économique et financière qui sont déjà à l’oeuvre.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande »

On mentionnera enfin l’évocation, par Coralie Delaume, de la pensée de Friedrich Hayek. Si d’aucuns estiment que ce « pape du néolibéralisme » a été cité ad nauseum, sa philosophie embrasse un nombre si grand de domaines qu’elle sert, de manière renouvelée, à la compréhension du monde contemporain. C’est ici comme penseur critique de la souveraineté que Coralie Delaume le convoque. Pourfendeur de l’État social, Hayek était un infatigable bretteur contre son corollaire : le sentiment de solidarité nationale. Aux flux des marchés, anonymes et transfrontaliers, Hayek opposait la stase de l’appartenance à l’État-nation, engoncé dans des frontières arbitraires. Il se réjouissait de leur érosion, et appelait à leur disparition progressive.

Coralie Delaume rappelle en quels termes prophétiques Hayek appelait de ses voeux une construction européenne, dès les années 1930.

Rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu ?

La tonalité de l’ouvrage est optimiste. Coralie Delaume évoque la crise du Covid et le retour en force du champ lexical de la souveraineté. Elle perçoit plusieurs signaux faibles d’un basculement intellectuel : la parution du premier numéro intitulé « Souverainismes » de la revue Front populaire de Michel Onfray ou le momentum médiatique d’Arnaud Montebourg. Et de citer Victor Hugo : « rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu ». Plus matérialiste, Karl Marx – que Delaume appréciait – exprimait les choses en des termes un rien plus précis : « une idée devient une puissance lorsqu’elle s’empare des masses ». On est forcé de constater que celles-ci restent acquises à l’Union européenne, et les élites françaises bien davantage.

La séquence médiatique post-Covid a été marquée non par un retour en grâce du thème de la souveraineté, mais par une formidable identitarisation des débats. La revue Front populaire y a amplement contribué. Et que dire du momentum médiatique d’Arnaud Montebourg, sinon qu’il fait pâle figure à côté de celui d’Éric Zemmour ? Ce dernier s’est départi de ses derniers oripeaux souverainistes, aussi superficiels aient-ils été, pour se livrer sans frein aux provocations ethnicistes. Cette éclipse du thème de la souveraineté par celui de l’identité est du reste fort lucidement évoquée par Coralie Delaume dans cet ouvrage : « la souveraineté abolie, restent les moeurs, les rites et les coutumes, en somme, l’identité ».

De même, on aurait aimé discuter avec elle son analyse de l’élection de Donald Trump et du Brexit, qu’elle conçoit comme des élans populaires à l’encontre d’une élite transnationale et néolibérale. Il ne faut bien sûr pas mésestimer la rupture que constitue la politique protectionniste de Donald Trump, dans laquelle Joe Biden semble s’inscrire. Pas davantage que la nationalisation – le vocable lui-même avait disparu du champ sémantique européen ! – des lignes de chemin de fer par Boris Johnson.

Mais parallèlement à ces orientations hétérodoxes, on aurait tôt fait de passer outre la politique de dérégulation financière promue tant par le chef d’État britannique que par Donald Trump. À ce titre, Marlène Benquet et Théo Bourgeron, dans leur éclairant ouvrage La finance autoritaire, publié aux éditions Raisons d’agir, nuancent l’interprétation du Brexit comme un phénomène populaire dirigé contre les élites britanniques. Ils démontrent, nombreuses études à l’appui, que la finance a davantage investi dans la campagne du Brexit que dans celle du Remain, subventionnant think-tanks libertariens et médias conservateurs. La raison à ce phénomène en apparence paradoxal : une volonté de s’émanciper de la réglementation financière européenne.

NDLR : retrouvez sur LVSL l’analyse de Marlène Benquet et Théo Bourgeron : « Du néolibéralisme au libertarianisme autoritaire ? »

Non que la réglementation financière européenne menace la majorité des acteurs financiers : banques, investisseurs institutionnels et fonds de pension ont au contraire tout à y gagner. Mais à cette première financiarisation, les auteurs opposent une seconde financiarisation, notamment caractérisée par le développement des hedge funds et des investisseurs dans les produits dérivés. Ceux-ci ont pu croître grâce à la réglementation financière européenne, mais elle est à présent un frein à leur expansion, car elle limite – bien faiblement – la titrisation ou certaines pratiques spéculatives des hedge funds, comme la vente à découvert.

Porté par un vote populaire, le Brexit a paradoxalement profité à la fraction la plus spéculative de la finance anglaise ; l’élection de Donald Trump est justiciable de la même analyse. En Europe continentale, cette seconde financiarisation étant moins aboutie qu’en Angleterre et aux États-Unis, la finance y est davantage acquise à l’Union européenne. Ainsi, il n’est pas inutile de croiser la lecture de Nécessaire souveraineté avec celle de l’ouvrage, court et dense lui aussi, de Marlène Benquet et Théo Bourgeron.

Ces considération mettent-elles en cause la thèse de l’ouvrage ? Elles ne font que renforcer son plaidoyer. L’ethnicisation des débats, la financiarisation, qu’elle soit traditionnelle ou plus récente, sont des maux auxquels il existe un seul et même remède : la souveraineté populaire.

Réforme de l’assurance-chômage : travailler plus pour perdre moins

Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron sur la scène politique, ses interventions sur les questions du chômage et du travail ne cessent de susciter la polémique. D’abord en tant que jeune ministre de l’Économie, il assure que « le meilleur moyen de se payer un costard, c’est de travailler ». Devenu président de la République, il explique qu’il suffit de traverser la rue pour trouver du travail. Ses propos révèlent une conception du chômage selon laquelle l’absence d’emploi serait volontaire et non subie. Son quinquennat est ainsi marqué par une volonté de réformer en profondeur le régime de l’assurance-chômage. La précarisation croissante des demandeurs d’emplois les plus fragiles du marché de l’emploi est pourtant l’une des conséquences les plus notables de ses premières mesures.

Les réformes de l’assurance-chômage sous Macron : un parcours mouvementé

Le droit social ne cesse d’être remanié depuis plus d’une décennie, au point que l’on peut s’interroger sur l’existence d’une insécurité juridique en la matière. En effet, une trentaine de lois l’ont profondément transformé (loi sur la « sécurisation de l’emploi » en 2013, la loi Macron en 2015, la loi El Khomri en 2016…), rendant l’intelligibilité de ce droit de plus en plus difficile. Les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, ont appréhendé les questions liées au travail selon un prisme coûts-avantages. Cette formulation du problème est pourtant réductrice et non exhaustive, puisqu’elle soumet les politiques d’emploi aux seules règles du marché mondialisé, au détriment de la sécurité et de la protection des travailleurs précaires.

En 2019, le décret du 26 juillet relatif au régime d’assurance-chômage bouleverse les fondements philosophiques de ce dernier. L’exécutif décide de placer l’UNEDIC (Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce) sous l’emprise de l’État en fixant un cahier des charges rendant impossible toute négociation sociale. Initialement gérée de façon paritaire par le patronat et les salariés, l’UNEDIC est alors intégrée dans la loi de finance de la Sécurité sociale. Ceci a pour effet de réduire le pouvoir de décision des partenaires sociaux sur les questions relatives au financement de l’assurance chômage. Les cotisations salariales sont remplacées par la CSG, dont les cotisants ne sont plus uniquement des salariés, mais aussi des retraités. En reléguant l’UNEDIC au second plan et en décidant de son financement et de l’indemnisation des chômeurs, le gouvernement et sa majorité sont libres d’en assurer la gestion.

Aujourd’hui, la transformation du régime se poursuit, malgré quelques ralentissements dus à la crise sanitaire et aux retardements de l’agenda politique. Le décret du 30 mars 2021 poursuit l’ambition de 2019. Parmi les nouvelles mesures, certaines sont particulièrement clivantes. D’une part, la durée minimale de cotisation permettant de bénéficier de l’aide au retour à l’emploi passe de quatre à six mois sur les deux dernières années. D’autre part, le calcul du montant du SJR (Salaire journalier de référence) évolue. Avant, il prenait en compte le nombre de jours travaillés sur les 24 derniers mois. Désormais, le calcul intègre également les jours chômés entre les différents contrats de travail du salarié. Cette évolution pose problème pour les salariés les plus précaires – c’est-à-dire ceux alternants des contrats courts et des périodes de chômage – puisque les jours chômés pèsent sur le montant final perçu. Bien que les périodes chômées prises en compte soient plafonnées à hauteur de 75%, afin d’éviter une chute trop importante des revenus, il n’en demeure pas moins qu’elle peut être très brutale. Prenons, par exemple, un salarié ayant travaillé durant six mois, enchainant des contrats sur les 24 derniers mois et percevant 1 600 euros de salaire. Avant la modification du SJR, son indemnité aurait été calculée sur la base de 1 600 euros. Désormais, compte tenu des périodes chômées, le salaire mensuel de référence doit être divisé par quatre, car le salarié n’aurait travaillé que six mois sur les 24 derniers mois. Le montant est donc seulement de 400 euros. Selon une étude de l’UNEDIC, 1,15 million de demandeurs d’emplois connaîtraient une baisse de leur allocation journalière une fois la réforme entrée en vigueur. L’objectif assumé, suivant les propos sans ambages de Christophe Castaner, est clair : la précarité des salariés en CDD doit être accentuée durant les phases d’inactivité pour les inciter à travailler davantage. Le propos est inique dans un pays où 87% des embauches sont des CDD.

Il est évident que cette disposition entraînerait des conséquences désastreuses pour les salariés les plus précaires en cette période. C’est en ce sens que le Conseil d’État a suspendu le nouveau mode de calcul du SJR qui devait entrer en vigueur au 1er juillet 2021 au motif que « les incertitudes sur la situation économique ne permettent pas de mettre en place, à cette date, ces nouvelles règles qui sont censées favoriser la stabilité de l’emploi en rendant moins favorable l’indemnisation du chômage des salariés ayant alterné contrats courts et inactivité ». En effet, il a été estimé que « ces nouvelles règles de calcul des allocations chômage pénaliseront de manière significative les salariés de ces secteurs qui subissent plus qu’ils ne choisissent l’alternance entre périodes de travail et périodes d’inactivité ». Bien qu’il repousse simplement l’échéance, la réponse du Conseil d’État constitue un désaveu de la politique gouvernementale. Le caractère extraordinaire de la crise sanitaire met en lumière l’absurdité d’une conception selon laquelle le chômage serait volontaire, de l’ordre de la simple responsabilité individuelle, et éludant les causes structurelles qui le déterminent. Il est pourtant à craindre une proportion croissante de nouvelles réformes d’inspiration néolibérale, qui érodent la protection sociale, perçue comme un frein au dynamisme du marché du travail.

Manifestation contre la loi El Khomri à Paris

Une remise en question des fondements assurantiels de l’assurance-chômage

Le constat posé peut être contrebalancé par l’extension de la masse des bénéficiaires de l’assurance-chômage. D’une part, l’ambition affichée depuis 2017 est de tendre vers une certaine universalité des droits qui dépasse le simple cas du salarié privé involontairement d’emploi. C’est par exemple le cas pour les salariés ayant cinq années d’ancienneté dans l’entreprise qui peuvent, depuis 2019, bénéficier de l’assurance-chômage même s’ils présentent leur démission. Les travailleurs indépendants peuvent également en bénéficier. Mais cette « universalisation », dont la sémantique suppose une avancée sociale au profit de tous les chômeurs, est en réalité limitée et encadrée. D’autre part, lorsqu’il était candidat en 2017, Emmanuel Macron souhaitait, avec cette réforme de l’assurance-chômage, basculer vers un régime de financement, visant à distendre le lien entre l’allocation chômage et son bénéficiaire.

Le futur président de la République ne s’en cachait pas, et souhaitait, à travers son projet, sortir d’un « système assurantiel où chacun se dit : j’ai cotisé, j’ai droit à être indemnisé ». Le droit aux allocations en est ainsi conditionné et place les chômeurs en position de dépendance. Devenus tributaires de la « solidarité nationale » car financé par l’impôt, les bénéficiaires de l’allocation chômage sont les victimes idéales des discours politiques qui dénoncent les soi-disant assistés. L’analogie avec les bénéficiaires du RSA est ici toute trouvée. Bien qu’en France, le pourcentage de non-recours soit de 36%, des politiques demandent l’exécution d’une forme de travail en contrepartie du RSA, sans qu’ils soient rémunérés comme de vrais salariés.

Les chômeurs et inactifs sont dès lors soumis au bon vouloir des politiques gouvernementales et considérés comme des anomalies du marché du travail. Leurs allocations, et donc leur destin à court-terme, risquent en définitive de devenir des variables d’ajustement du budget de l’État, à l’heure où s’imposent le dogme néolibéral et les appels renouvelés à l’austérité budgétaire. Travailler toujours plus, pour perdre un peu moins, nouvelle variation sur la formule sarkozyste qui révèle la réduction à peau de chagrin des dispositifs de protection sociale.

Où vont les Pays-Bas ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Plus de six mois après les élections législatives, le royaume des Pays-Bas connaît l’une des plus grandes crises de confiance de ces dernières décennies et ne dispose toujours pas de gouvernement. Pourtant, à l’image de son Premier ministre libéral, Mark Rutte, alias Mister Teflon, allié d’Emmanuel Macron au sein des négociations européennes, rien ne semble perturber le paisible royaume. Ni son agriculture intensive et polluante, ni son économie et son système énergétique, parmi les plus gros émetteurs de l’Union européenne, ni même ses règles fiscales qui en font l’un des pires paradis fiscaux du monde. La « nation capitaliste par excellence », telle que nommée par Karl Marx dans le Capital, se rêve en modèle de société néolibéral. 

Il ne fait pas encore nuit en cette fin août qu’un bal incessant de breaks rutilants aux plaques oranje continuent de circuler le long de l’autoroute néerlandaise A16. Après des centaines de kilomètres parcourus, en France puis en Belgique, les lueurs vespérales de la ville de Bréda apparaissent au loin, enfin, précédées des clignotements des immenses éoliennes qui tapissent les vastes plaines agricoles du Brabant. Ces vacanciers néerlandais ont, comme pour 56% de leurs congénères, passés leurs vacances à l’étranger, dont 12% en France, deuxième destination derrière l’Allemagne, mais première durant la saison estivale1

Les moyens financiers des Néerlandais et des Pays-Bas – ne dites plus Hollande – demeurent conséquents. Quatrième puissance économique de l’Union européenne2, dix-septième au niveau mondial3, devant la Turquie ou l’Arabie saoudite, troisième de la zone euro en PIB par habitant4, derrière le Luxembourg et l’Irlande, mais devant l’Allemagne et la France, avec 40 160 € PIB/habitant, le royaume batave jouit, en dépit de la crise économique et sanitaire provoquée par l’épidémie de Covid-19, d’une économie et d’une croissance robustes, avec une récession presque deux fois moindre que dans la zone euro en 2020 (-3,7%) et d’une reprise prévue à 3,3% du PIB pour 2021 et 20225. Quant aux Néerlandais, ils seraient le sixième peuple le plus heureux du monde en 2020, d’après le World Happiness Report 2021, mené sous l’égide de l’ONU. 

Ses performances économiques sont le résultat de politiques fiscales qui placent le pays parmi l’un des principaux paradis fiscaux de la planète.

Aux yeux des dirigeants européens, les Pays-Bas incarnent un modèle parfaitement intégré au sein de la globalisation néolibérale tout en étant prétendument profitable à sa population. Albert Camus, dans La chute, écrivait : « Ce pays m’inspire d’ailleurs. J’aime ce peuple, grouillant sur les trottoirs, coincé dans un petit espace de maisons et d’eaux, cerné par les brumes, des terres froides, et la mer fumante comme une lessive. Je l’aime, car il est double. Il est ici et ailleurs. […] Vous êtes comme tout le monde, vous prenez ces braves gens pour une tribu de syndics et de marchands, comptant leurs écus avec leurs chances de vie éternelle, et dont le seul lyrisme consiste à prendre parfois, couverts de larges chapeaux, des leçons d’anatomie ? Vous vous trompez. Ils marchent près de nous, il est vrai, et pourtant, voyez où se trouvent leurs têtes : dans cette brume de néon, de genièvre et de menthe qui descend des enseignes rouges et vertes. La Hollande est un songe, monsieur, un songe d’or et de fumée, plus fumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour ce songe est peuplé de Lohengrin comme ceux-ci, filant rêveusement sur leurs noires bicyclettes à hauts guidons, cygnes funèbres qui tournent sans trêve, dans tout le pays, autour des mers, le long des canaux. Ils rêvent, la tête dans leurs nuées cuivrées, ils roulent en rond, ils prient, somnambules, dans l’encens doré de la brume, ils ne sont plus là. […] La Hollande n’est pas seulement l’Europe des marchands, mais la mer, la mer qui mène à Cipango, et à ces îles où les hommes meurent fous et heureux. »  

Derrière cette image d’Épinal, le royaume anhèle, soumis à une agriculture intensive, exportatrice mais particulièrement polluante ainsi qu’à des politiques environnementales qui font la part belle aux énergies fossiles. Le verzuiling, qui a régi la société, avec pour valeur fondamentale la tolérance – verdraagzaamheid – résiste de moins en moins à une extrême droite forte dans les urnes, très présente médiatiquement et se heurte aux pharisaïsmes de ses élites, ébranlées par des scandales à répétition, desquelles le premier d’entre elles, le Premier ministre libéral Mark Rutte, fait face depuis le début de l’année. Enfin, ses performances économiques sont le résultat de politiques fiscales qui placent le pays parmi l’un des principaux paradis fiscaux de la planète, devant la Suisse et le Luxembourg, et d’un euro structurellement favorable aux pays du Nord exportateurs qui profitent des déboires économiques des pays du pourtour méditerranéen. Leurs multinationales et entreprises de haute technologie en sont les premières bénéficiaires. 

Une crise qui met fin à plus de dix ans de stabilité politique

Observateurs malicieux de la situation au sud de l’Escaut, où les négociations pour former un gouvernement prennent généralement plus d’un an, personne n’avait prévu la crise politique qui mine le royaume depuis maintenant six mois. Cela devait être pourtant une formalité pour Mark Rutte, inamovible depuis sa nomination comme chef du gouvernement néerlandais en 2010. Mister Teflon, comme le surnomme la presse néerlandaise, a abordé ses quatrièmes élections législatives, en mars 2021, avec un bilan très flatteur. En dépit de la pandémie et de l’instauration d’un couvre-feu, très vivement critiqué dans un pays qui conçoit les libertés individuelles comme un droit inaliénable, Mark Rutte a placé les Pays-Bas au centre du jeu politique européen et est devenu incontournable dans les négociations depuis le départ du Royaume-Uni. 

Le Premier ministre néerlandais a de fait pris la tête des pays frugaux et de la nouvelle Ligue hanséatique, aux côtés de l’Autriche, de la Suède et du Danemark lors des négociations sur le plan de relance européen ainsi que sur le budget européen pour 2021-2027. Sorti victorieux des négociations avec de nombreux rabais accordés aux Pays-Bas pour leur participation au budget européen ainsi que sur l’instauration d’un plan de relance moins ambitieux que prévu, Mark Rutte a pu vanter auprès des Néerlandais que l’on devait compter dorénavant avec les Pays-Bas au sein de l’Union européenne. 

Avec un gain d’un siège portant le nombre à 34 et une augmentation de son score avec 21,87% des suffrages exprimés, les élections législatives du 18 mars 2021 ont sans surprise offert une victoire large à Mark Rutte et à sa formation politique, le VVD (droite libérale), ainsi qu’à sa coalition. Historique : pour la première fois, un parti est arrivé en tête quatre fois de suite à des élections législatives aux Pays-Bas. Le bloc du consensus néolibéral, incarné non seulement par le VVD, mais également par le CDA, le parti démocrate-chrétien du ministre des Finances Wopke Hoekstra, le parti social-libéral D66, mais également le parti d’extrême-droite du Parti de la liberté (PVV) dirigé par Geert Wilders et d’autres petits partis comptabilise plus de cent sièges à la Chambre basse sur 150. La coalition sortante, qui comprend le VVD, la CDA, D66 et l’Union chrétienne dispose de 78 sièges pour former une majorité absolue à la Chambre basse, le seuil étant à 76 sièges. 

Ce deuxième scandale a provoqué une telle onde de choc que les députés ont présenté une motion de défiance contre Mark Rutte.

Pourtant, un chambard est venu se fracasser sur les nouvelles ambitions de Mark Rutte. En 2018 a été dévoilé le scandale des toeslagenaffaire, celui des allocations familiales. De nombreuses familles, depuis le début 2014, ont été non seulement privées d’allocations mais ont été priées de rembourser une bonne partie de leurs versements auprès d’une administration très dure dans ses échanges avec les ménages. Ainsi, plus de 26 000 familles ont été concernés alors qu’elles respectaient les règles d’attribution des allocations. Un rapport, publié fin 20206, a considéré que le scandale était émaillé « d’injustices sans précédent » d’une part, et d’atteintes aux principes de l’État de droit d’autre part, en raison de l’obstruction des services fiscaux et des ministres successifs à dévoiler le contenu réel des dossiers. Voulant éviter un désaveu à deux mois des élections, Mark Rutte, qui parle d’une « tâche colossale », a présenté la démission de son gouvernement mi-janvier. C’est l’avocate néerlandaise d’origine espagnole, Eva Maria Gonzales, qui a défendu la plupart des familles. Ironie du sort, lorsqu’on se souvient des propos peu amènes du ministre des Finances Wopke Hoekstra sur « la mauvaise gestion espagnole et italienne » de la crise du coronavirus en mars 2020.

Si les Néerlandais n’ont pas semblé sanctionner le scandale, il en est tout autrement dans les négociations pour former un gouvernement d’après les sondages publiés dans la foulée. Une deuxième affaire a ébranlé les négociations relatives à la formation d’un nouveau gouvernement. L’affaire Omtzigt a éclaté fin mars alors que l’une des négociatrices en chef, la ministre de l’Intérieur Kajsa Ollongren, est sortie d’une réunion avec des notes indiquant que Mark Rutte réfléchissait à accorder un poste à Pieter Omtzigt, député CDA –  démissionnaire de son parti en juin – qui avait alerté sur le scandale des allocations. Autrement dit, le Premier ministre réfléchissait à faire rentrer dans le rang un député encombrant. Niant au départ ces allégations, Mark Rutte a fini par se rétracter. Ce deuxième scandale a provoqué une telle onde de choc que les députés ont présenté une motion de défiance contre Rutte en avril, qui n’a pas été adoptée à seulement quelques voix. Depuis, le pays ne dispose toujours pas de gouvernement et il n’est pas certain que Mark Rutte soit reconduit dans ses fonctions tant son image est abîmée. Mariette Hamer, présidente du Conseil économique et social (SER), ancienne négociatrice pour la formation du gouvernement, a plaidé pour qu’un programme commun de coalition soit proposé conjointement par Mark Rutte et Sigrid Kaag, la leader du D66. De nouvelles négociations doivent reprendre à la rentrée, sans garantie de succès au vu du morcellement de la Chambre basse, qui compte dix-sept partis représentés. 

La gauche néerlandaise laminée et une droite extrême renforcée

Ce n’est sûrement pas la gauche progressiste qui pourra prétendre accéder aux plus hautes fonctions ministérielles, tant son score est historiquement bas. Ensemble, les cinq partis classés du centre-gauche à la gauche radicale recueillent 21,55%, soit moins que le score du Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD) de Mark Rutte. Avec 32 sièges, la marge de manœuvre du PvdA, le parti social-démocrate, du SP, les socialistes, des GroenLinks, les écologistes, le PvdD, le parti de défense des animaux et le BIJ1, de l’ancienne animatrice de télévision Sylvana Simons, se résume à la possibilité pour l’un d’entre eux, plus probablement les sociaux-démocrates et les écologistes, de former une coalition gouvernementale avec la droite et les sociaux-libéraux. Les socialistes du SP n’ont toutefois pas fermé la porte pour entrer au sein du gouvernement, exerçant déjà des responsabilités locales avec les libéraux du VVD. Cette position, inhabituelle pour le parti de gauche radicale, lui a valu une perte sèche de 5 sièges à la Chambre basse, soit le plus fort recul avec les écologistes (-6 sièges). Ces derniers enregistrent de forts reculs au profit du parti social-libéral écologiste D66 dans les principales villes du pays, comme Amsterdam où ils perdent quasiment 10% par rapport aux précédentes élections. 

Comment expliquer plus largement une telle défaite ? Le phénomène n’est pas propre aux Pays-Bas. En Allemagne, en Flandre, en Norvège et en France, notamment, les partis à gauche de l’échiquier ont obtenu ces dernières années des scores très faibles, les électeurs ne voyant plus de différence entre les maigres programmes d’inspiration néolibérale proposés par les forces progressistes et ceux du centre et de la droite. Pour beaucoup, la seule alternative reste l’abstention, plus forte où la gauche traditionnelle réalise de gros scores, ou le vote pour l’extrême droite. Aux Pays-Bas, ces élections ont été les premières post-confinement dans l’Union européenne. La gauche dans son ensemble s’est montrée incapable de proposer une alternative au récit proposé par Mark Rutte et l’ensemble des partis libéraux, se bornant simplement à proposer une amélioration du cadre actuel. Pourtant, comme en France courant 2020, de nombreux Néerlandais ont débattu de la possibilité de proposer une alternative à la situation, au monde existant. La gauche a enterré cette idée et préféré se focaliser sur sa capacité à bien gouverner. Il faut dire que d’anciens responsables du PvdA, comme Jeroen Dijsselbloem, l’ancien ministre des Finances et président de l’Eurogroupe ou l’actuel vice-président de la Commission européen, Frans Timmermans, ont épousé et encouragé les politiques d’austérité dans le royaume et sur l’ensemble du continent européen. 

De l’autre côté du spectre, les partis très conservateurs voire d’extrême droite sortent plutôt renforcés du scrutin. L’attention médiatique portée sur l’immigration et l’extrême méfiance des Néerlandais autour du plan de relance européen, pour lequel ils estiment en majorité dans les études d’opinion ne pas devoir y participer, ont contribué à ce que le PVV de Geert Wilders, le Forum pour la démocratie de Thierry Baudet (PvD) et le JA21 comptabilisent 28 sièges pour un score de 18,2%, soit un gain de six sièges par rapport aux élections législatives de 2017. Le scandale des allocations a montré à ce sujet que les systèmes semi-automatiques du ministère des Impôts gérant les allocations visait principalement les familles d’origine marocaine ou turque… Certes, le parti d’extrême droite traditionnelle, le PVV, recule de trois sièges mais la nouvelle formation de Thierry Baudet, en dépit de nombreux scandales qui émaillent le parti depuis sa création, a réalisé des scores très importants dans les zones rurales et parpaillotes de la Frise, du Limbourg et dans le Groningue. 

Une agriculture intensive, à l’image d’un pays tourné vers le commerce extérieur 

Si les partis d’extrême droite et ultra-conservateurs réalisent de gros scores dans les zones rurales, ce n’est pas seulement en dénonciation de l’Union européenne et de l’immigration mais également en raison d’un modèle économique qui ne privilégie d’aucune manière le local. L’agriculture, qui représente seulement 1,6% du PIB total du pays, est pourtant la deuxième la plus exportatrice du monde derrière les États-Unis ! Cela représente en 2019, d’après Business France, plus de 96 milliards d’euros d’exportation, avec en relais des multinationales de l’agro-alimentaire comme Unilever ou Heineken. La spécialisation dans le domaine céréalier, horticole et laitier s’est déroulée à marche forcée après la Seconde Guerre mondiale, où le pays fut durablement marqué par de nombreuses pénuries. Le revers de la médaille est que les terres agricoles néerlandaises sont aujourd’hui parmi les plus polluées de l’Union européenne. Pourtant, en raison de la très forte densité du pays, elles sont également parmi les plus chères au monde s’agissant de la surface agricole utilisée, ne représentant que 1,8 millions d’hectares, contre plus de 27 millions d’hectares en France7. La dépendance des Pays-Bas au marché intérieur européen est considérable : 80% de ses exportations sont réalisées à l’intérieur de l’Union européenne. De fait, le modèle s’accommode très bien des traités européens et nombreux sont ceux, parmi les agriculteurs, à pester contre les nombreuses subventions versées aux agriculteurs et exploitations de plus petite taille, au premier rang la France, via la Politique agricole commune (PAC). Si de plus en plus de Néerlandais souhaitent tourner la page de l’agriculture intensive, ce n’est pas la voie souhaitée actuellement par le gouvernement, qui sait combien ce modèle économique est vital pour le commerce extérieur néerlandais. Ce dernier représente 161% du PIB néerlandais contre 50% en… Allemagne !

Le port de Rotterdam, premier port européen et l’un des plus grands au monde, est le premier débouché de cette économie exportatrice. Il en est de même dans le secteur énergétique, en tant que premier port méthanier et principal port d’importations des hydrocarbures. L’économie gazière du pays, représentée au premier chef par la major Royal Dutch Shell, représente 45% du total des consommations énergétiques du pays. Le gaz représente encore 72% en 2019 de la production énergétique totale, contre 21% pour le renouvelable. Le gisement de Groningue, en particulier, a largement profité à l’économie du royaume. Si, en raison de nombreux séismes, le gisement devrait fermer d’ici quelques années au plus tard, la dépendance aux énergies fossiles dans le pays est considérable. Les émissions représentent 150,9 millions de tonnes de Co2 en 2018, 96 fois plus que la France et 98 fois supérieures à la moyenne mondiale ! Si les Pays-Bas sont aujourd’hui davantage contraints depuis l’Accord de Paris et de nombreuses lois, comme celle sur la limitation de la présence d’azote, ils ne les respectent pas dans la réalité. 

Cette alliance étroite entre les sociétés et le gouvernement, impérative pour maintenir une économie particulièrement développée et croissante, sert également les nombreuses entreprises qui travaillent dans le domaine des technologies et de la haute technologie de pointe. ASML, qui est leader dans la création de puces et dans la lithographie extrême ultraviolet, est l’une des très rares entreprises européennes à pouvoir, encore à ce jour, rivaliser avec les champions asiatiques, au rang desquels TSMC et Samsung, tout comme NXP Semiconductors pour les semi-conducteurs. 

Le commerce extérieur des Pays-Bas représente 161% de son PIB contre 50% en Allemagne.

Le revers de cette coopération rapprochée entre les différents acteurs de la société est la politique fiscale extrêmement avantageuse du royaume. Aujourd’hui, Tax Justice Network place les Pays-Bas comme quatrième plus grand paradis fiscal au monde mais premier si on enlève les dépendances britanniques des îles Vierges, des Caïmans et des Bermudes. Les réformes menées par l’OCDE sont approuvées par le gouvernement néerlandais en ce sens qu’elles n’impacteront que de manière très limitée le système mis en place, à savoir la possibilité pour les entreprises de déclarer leurs bénéfices aux Pays-Bas par l’entremise de nombreuses boites postales, comme la société de VTC Uber. L’ouverture des Pays-Bas à une imposition des sociétés à 15% au niveau mondial est davantage à percevoir comme une volonté des élites néerlandaises, très atlantistes, de se rapprocher de l’administration Biden que d’une réelle volonté de changer les pratiques. À ce propos, un rapport, présenté par Christian Chavagneux en 2019, indiquait que si l’ACCIS (Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés), proposée par la Commission européenne pour harmoniser le taux d’imposition des sociétés au sein de l’Union européenne, devait voit le jour, les Pays-Bas seraient les principaux perdants avec une perte de 34,8% des recettes fiscales d’origine. Le nouveau siège mondial de Stellantis, né de la fusion de PSA-Opel et de FCA (Fiat), au lieu d’être à Paris ou Milan, est également implanté aux Pays-Bas. Ces sociétés ne sont que deux exemples d’un système pour lequel l’Union européenne n’a jamais réellement condamné le royaume. 

Les traités européens et l’euro servent les intérêts néerlandais

Le maintien de Mark Rutte ou non aurait-il une quelconque incidence sur la politique menée par le futur gouvernement ? La linéarité des objectifs économiques et commerciaux est d’une totale platitude, à l’image du pays. De fait, même si le Premier ministre est considéré par de nombreux fonctionnaires en poste à Bruxelles comme le troisième homme le plus puissant de l’Union européenne, derrière Angela Merkel et Emmanuel Macron, c’est bien davantage le poids économique et financier du pays qui compte dans les négociations. À ce jeu, les Pays-Bas s’en sortent très bien. Alors que le royaume ne compte que pour 5,5% du RNB – Revenu national brut – de l’Union européenne, contre 17,5% pour la France et presque 25% pour l’Allemagne, le pays dispose d’une dette inférieure à 60%, d’un taux de chômage stable autour de 4% malgré la pandémie. Hormis l’agriculture, l’énergie et le commerce, les traités européens et un euro fort favorisent structurellement l’économie exportatrice néerlandaise. 

Les Pays-Bas auront tout intérêt à préserver le cadre, à savoir un euro fort et les traités en vigueur.

Il n’est de fait pas inné pour les Néerlandais d’envisager une société et son économie autrement que par le commerce, la libéralisation des échanges ou encore la limitation des dépenses publiques. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils conçoivent la construction européenne en un vaste espace commercial où les libertés de circulation des biens, des marchandises et des personnes, en fervents supporters de l’Acte unique en 1986. Johan Beyen, ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas dans les années 1950, a d’ailleurs indiqué que la position des Pays-Bas ayant trait à la construction européenne était le marché commun et non l’intégration politique. Ce consensus de la société néerlandaise embrasse pratiquement tous les partis politiques, en héritage de la gloire de la VoC, la compagnie des Indes orientales néerlandaises, qui a permis la prospérité du royaume et le développement de son système bancaire, avec Amsterdam comme place forte.

Si certains europhiles se plaisent à croire que le renforcement du parti pro-européen D66 au sein de la coalition gouvernementale changerait l’attitude des Pays-Bas lors des négociations européennes, ils oublient de considérer que le parlement néerlandais n’obtiendra jamais de majorité à ce stade pour renforcer l’intégration européenne, notamment par la mutualisation des dettes ou la solidarité entre États membres. Les Pays-Bas se satisfont aussi bien, sinon mieux que  l’Allemagne, des règles actuelles en vigueur au sein de l’Union européenne et déjà de nombreux responsables politiques, dont le ministre des Finances et président du CDA Wopke Hoekstra, souhaitent que les règles de Maastricht relatives aux 3% de déficit public et aux 60% de dette du PIB soient rétablies dès 2022. 

Rien ne semble perturber les Pays-Bas, pas plus le Brexit que le Covid-19 ou les scandales à répétition. Alors que les élections fédérales allemandes et la présidentielle française pourraient faire trémuler l’Union européenne, rien ne prédispose le futur gouvernement néerlandais à changer son orientation. Au contraire, à la lueur des crises, le pays a gagné en influence et joue dorénavant dans la cour des grands. Inexistant à l’extérieur des frontières européennes, les Pays-Bas auront tout intérêt à préserver le cadre, un euro fort et les traités actuels, afin de continuer à maintenir leur prospérité et leur puissance. Au détriment de la plupart des autres pays européens, à commencer par ceux du Sud et de la France, qui souffrent structurellement des excédents et des pratiques fiscales pratiquées par les Pays-Bas, jamais sanctionnés par l’Union européenne. 

Sources :

1 – Atout-France : http://www.atout-france.fr/notre-reseau/pays-bas

2 – Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/nama_10_gdp/default/table?lang=fr

3 – Fonds monétaire international (FMI)

4 – Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/sdg_08_10/default/table?lang=fr

5 – Commission européenne : https://ec.europa.eu/info/business-economy-euro/economic-performance-and-forecasts/economic-performance-country/netherlands/economic-forecast-netherlands_en

6 – Commission parlementaire : https://nos.nl/collectie/13855/artikel/2361021-commissie-ongekend-onrecht-in-toeslagenaffaire-beginselen-rechtsstaat-geschonden

7 – Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation : https://agriculture.gouv.fr/pays-bas-1

Free Basics de Facebook : le nouveau visage du colonialisme numérique ?

© Danish Siddiqui

Facebook serait-il devenu philanthrope ? C’est l’image que souhaite se donner la compagnie américaine avec le lancement de son application Free Basics en 2013. À la clef, une promesse ambitieuse : garantir un accès universel à Internet. Alors que cette initiative reste largement méconnue en Europe, elle a permis à Facebook de s’imposer comme acteur incontournable dans l’hémisphère sud. Implantée dans 65 pays, Free Basics permet aux utilisateurs d’accéder gratuitement à une version limitée d’Internet, dont le contenu et les modalités sont définies par Facebook. Au carrefour entre le statut de réseau social et de fournisseur d’accès à internet, que dévoile ce projet pionnier sur la capacité de métamorphose de Facebook ? Suspectée d’incarner une forme insidieuse de cyber-colonialisme, la détermination de Facebook à rester maître du jeu est évidente.

« L’accès à Internet est un droit de l’homme », déclarait Mark Zuckerberg lors du discours officiel du lancement de l’application Free Basics en 2013. Justifiant son initiative par des considérations de responsabilité morale envers les 5 milliards de personnes démunies aujourd’hui encore d’accès à Internet, Facebook officialisa son ambition de s’imposer comme le pionner du projet de connectivité mondiale. Prônant une démarche à consonance philanthropique voire humanitaire, Facebook défend l’idée qu’au même titre que la liberté d’expression et la liberté d’association, l’accès à Internet doit être garanti à tous. La mobilisation par Zuckerberg d’une rhétorique techno-optimiste, largement dominante au sein des acteurs du numérique, tissant un lien causal direct entre expansion des technologies et développement économique, est manifeste. L’objectif affiché et défendu par la plateforme américaine est d’offrir un accès gratuit à Internet aux victimes de la fracture numérique, contribuant par là-même à dynamiser les économies des pays émergents.

Un accès universel à Internet ?

Sur le papier, le projet de connectivité mondiale de Zuckerberg paraît plutôt louable : Internet pour tous. Mais de quel Internet s’agit-il ? Certainement pas de celui que connaît l’Europe. Utiliser de manière interchangeable les termes Free Basics et Internet est un raccourci trompeur et fondamentalement inexact. La particularité de Free Basics porte un nom : la plateforme fermée. À l’inverse de la plateforme ouverte, généralisée en Europe et permettant un accès illimité à tous les contenus sur Internet, les utilisateurs Free Basics ont un accès limité à quelques services choisis avec soin par Facebook. Souhaitant préserver la « neutralité du réseau », un des principes érigés par les fondateurs d’Internet, qui suggère que chaque individu doit avoir un accès identique à Internet sans être soumis à une quelconque discrimination de prix, l’Union européenne a interdit les plateformes fermées en 2015 (Régulation 2015/2120). Toutefois, la régulation européenne sur la neutralité du réseau fait figure d’exception. À ce jour, aucun autre pays du monde n’est doté d’une législation équivalente ou similaire, ce qui explique la diffusion rapide et globale de Free Basics.

Conçu sur mesure, le nouveau statut que Facebook s’est façonné transgresse les catégories traditionnelles des acteurs du numérique. Hybride, la compagnie épouse à la fois les caractéristiques d’un réseau social et désormais aussi celles d’un fournisseur d’accès à Internet.

Les enjeux politiques soulevés par cette application sont évidents. Lorsqu’ils sont munis d’un téléphone mobile, les utilisateurs de Free Basics accèdent gratuitement à une série d’applications. On retrouve parmi elles Facebook, mais tout aussi souvent l’application de l’entreprise américaine Johnson & Johnson qui fournit des conseils médicaux et propose des traitements, des applications locales d’offres d’emploi, de même qu’une sélection d’organisations de défense des droits des femmes. Le constat est limpide : aujourd’hui, Facebook décide seul quelles applications font partie des « basics » d’Internet. L’enjeu est de taille pour Barbara von Schewick, professeure de droit à l’université de Stanford, qui affirme que : « Chaque personne doit être libre de choisir le contenu qu’il souhaite accéder sur Internet, sans que la compagnie qu’il paye pour se connecter n’essaie d’influencer son choix » [1] .

Jackpot commercial

Il s’agit d’un véritable changement de cap pour la compagnie mondialement connue pour le succès de son réseau social Facebook. Avec le coup d’envoi de Free Basics, Facebook ne poursuit pas seulement son objectif initial d’expansion de son réseau social, mais a entamé le financement d’un vaste projet d’infrastructures afin d’assurer à terme un accès à Internet pour tous, y compris à ceux résidant dans les régions les plus reculées. Concrètement, Facebook a noué des partenariats avec des fournisseurs locaux d’accès à Internet (également connus sous le nom d’« opérateurs téléphoniques ») principalement en Asie, en Amérique Latine et en Afrique afin qu’ensemble ils équipent chaque pays d’infrastructures numériques et atteignent un taux de pénétration d’Internet maximal sur la totalité des territoires. Il va sans dire que ces investissements infrastructurels massifs vont main dans la main avec l’implantation généralisée de Free Basics, ce logiciel proposant gratuitement une poignée de services et dont Facebook est l’application phare.

Site internet de Free Basics Facebook, 2021

Fait sur mesure, le nouveau statut que Facebook s’est façonné transgresse les catégories traditionnelles des acteurs du numérique. Hybride, la compagnie épouse à la fois les caractéristiques d’un réseau social et désormais aussi celles d’un fournisseur d’accès à Internet. Jamais auparavant on n’a constaté de la part d’un réseau social de si grands investissements dans les infrastructures numériques et les projets de connectivité. Alors que Facebook assure déjà un rôle de gardien sur le contenu des 2,9 milliards d’utilisateurs actifs sur son réseau social, son contrôle grandissant sur les infrastructures physiques, qui constituent l’épine dorsale d’Internet, a de quoi préoccuper. L’objectif à court terme de Facebook ne fait aucun doute : il s’agit d’enrayer l’implantation de tout concurrent potentiel, en s’assurant un monopole complet sur l’offre des réseaux sociaux et des infrastructures numériques dans tous les marchés émergents. Au vu de la quantité de données pouvant être collectées sur Free Basics, le projet représente une véritable manne financière. Des militants de Global Voices affirment que la configuration technique de l’application permet à Facebook de récupérer « des flux uniques de métadonnées provenant de toutes les activités des utilisateurs sur Free Basics » [2].

En effet, alors que le moteur économique de Facebook était précédemment limité à l’extraction des données sur son réseau social, il comprend aujourd’hui également l’extraction de toutes les données recueillies sur Free Basics. Concrètement, l’entreprise américaine peut, par exemple, se procurer de vastes bases de données au sujet de l’usage de toutes les autres applications présentes sur Free Basics, et plus seulement sur Facebook. En élargissant son domaine d’activité, Facebook a déniché une stratégie particulièrement efficace pour extraire, traiter et vendre un nombre sans précédent de données. De plus, l’absence de cadre législatif en Afrique, en Asie et en Amérique Latine sur la protection des données personnelles sur Internet permet à Facebook de récolter tous les types de données. Il y a de fortes chances pour que l’attrait de Facebook à l’égard des données personnelles, dont l’extraction est encadrée sous le droit européen, s’explique par leur grande valeur marchande. En effet, elles sont particulièrement lucratives et leur extraction permettra à la compagnie américaine de décupler ses revenus à très court terme.

Échec cuisant de Free Basics en Inde

Alors que l’Inde occupe la seconde place dans le classement des pays les plus peuplés du monde, seuls 15% de sa population bénéficiaient d’un accès à Internet en 2014. Avec un marché de potentiels consommateurs pouvant atteindre les 85% de la population totale, il est aisé de comprendre pourquoi l’Inde fut choisie comme premier pays d’implantation de Free Basics. Mais alors que le pays offrait initialement des perspectives commerciales tout à fait exceptionnelles, rien ne se déroula comme prévu.

Marc Andreessen, membre du conseil d’administration de Facebook, écrit dans un tweet : « L’anticolonialisme a été une catastrophe économique pour l’Inde. Pourquoi s’arrêter maintenant ? », insinuant ainsi qu’il serait dans l’intérêt des Indiens d’accueillir favorablement la forme de colonisation menée actuellement par Facebook.

Dès la mise en place des premiers contrats entre Facebook et les fournisseurs d’accès à Internet indiens en 2014, un groupe d’activistes de défense des libertés numériques se mobilisa autour d’un collectif nommé « Sauver Internet ». Ils organisèrent des manifestations d’une ampleur considérable dans les grandes villes du pays, en particulier New Dehli, et parvinrent à lancer un débat sur la « neutralité du réseau », dont l’écho fut national. Les manifestants brandirent des pancartes indiquant « Protégez la neutralité du réseau », « Sauvez Internet », « Non à Free Basics et au cyber-colonialisme».

Manjunath Kiran, AFP, 2016.

Pour les activistes et les manifestants engagés dans la campagne contre Free Basics, il s’agissait également de dénoncer ce qu’ils voient comme une forme de « cyber-colonisation ». Considérant le rôle des géants du numérique dans une perspective historique de persistance des inégalités Nord-Sud, certains journaux locaux indiens ont osé la comparaison entre Facebook et les pouvoirs coloniaux du XXème siècle. L’extraction des données personnelles par Facebook reposerait, selon eux, sur une logique similaire à celle de l’extraction des richesses et des ressources pendant la colonisation. Le débat sur la « neutralité du réseau » acquit une dimension éminemment politique. La prise de position de la majorité de Narendra Modi à l’encontre de Facebook s’inscrivit plus globalement dans la ligne politique du gouvernement, marquée par un large recours à une rhétorique anticoloniale . Celle-ci regagna particulièrement en véhémence lorsque Marc Andreessen, membre du conseil d’administration de Facebook, écrit dans un tweet : « L’anticolonialisme a été une catastrophe économique pour l’Inde. Pourquoi s’arrêter maintenant ? », insinuant ainsi qu’il serait dans l’intérêt des Indiens d’accueillir favorablement la forme de colonisation menée actuellement par Facebook. Nitin Pai, directeur du centre de recherche indien Takshashila Institution disait en 2015 : « Lorsque des étrangers parlant de haut aux Indiens en leur expliquant ce qui est bon pour eux, l’Inde ne se laisse pas faire et se défend » [3].

L’avertissement s’avéra bien réel car en 2016 l’Inde décida de bannir Free Basics. C’est au nom de la lutte contre la concurrence déloyale qu’une loi interdit finalement Free Basics. Le raisonnement derrière cette interdiction fut que l’incitation à utiliser les applications, pour la plupart américaines, accessibles gratuitement sur Free Basics se ferait au détriment des petits concurrents et de l’innovation. Ainsi, le gouvernement argumenta que le processus de sélection d’application imposé par Facebook manquait de transparence et contenait un biais occidental, défavorisant et excluant les applications locales indiennes.

L’implantation silencieuse de Free Basics en Afrique

On aurait pu imaginer que les controverses soulevées en Inde eussent marqué un coup d’arrêt soudain et définitif à l’expansion mondiale de Free Basics. En particulier dans les pays anciennement colonisés et dans lesquels la rhétorique anticoloniale bénéficie encore d’une certaine popularité, on aurait pu croire en une plus grande exploitation politique de l’argument sur la cyber-colonisation. Mais force est de constater aujourd’hui le contraire : l’implantation silencieuse et sans controverse de Free Basics se poursuit dans 65 pays, dont 30 dans le continent africain. Deux observations permettent de faire la lumière sur les principales raisons expliquant que le rejet massif exprimé en Inde n’ait pas été suivi dans le contexte africain.

La première concerne un changement drastique de stratégie par Facebook. Depuis l’opposition de la population indienne à Free Basics en 2016, la poursuite des projets de connectivité de Facebook dans le reste du monde est largement passée sous les radars. Une étude menée par le MIT montre en effet une chute drastique du nombre de sources médiatiques mentionnant le terme de « Free Basics » depuis 2016. En parallèle, Facebook a mis fin à toutes les activités publicitaires de promotion de Free Basics et a aussi cessé l’actualisation de son site internet officiel. On ne trouve par exemple aujourd’hui aucune source officielle de Facebook mentionnant les pays dans lesquels Free Basics est à ce jour implanté. Certains chercheurs ont d’ailleurs montré que Free Basics était présent dans bien plus de pays que le site internet ne l’indiquait.

Le constat est cru : Facebook utilise les populations désavantagées et les territoires disposant de régulation du numériques lapidaires pour mener des expérimentations numériques et réaliser une extraction massive de données.

Une analyse des écosystèmes d’activistes luttant en faveur des droits numériques est également nécessaire pour comprendre l’implantation rapide de Free Basics dans de nombreux pays d’Afrique. Dans le contexte de réguliers shutdown d’Internet pilotés par certains gouvernements, un dynamique réseau d’activistes numériques panafricain a émergé. Ceux-ci se sont coordonnés autour d’organisations militantes tel que « Africtivistes » et ont lancé des campagnes à l’instar de #BringBackOurInternet, en réaction à un shutdown d’Internet de 230 jours au Cameroun. Au centre du viseur : la dénonciation de la mise en place, par le pouvoir politique, de taxes sur l’utilisation des réseaux sociaux, de lois violant la vie privée et attaquant la liberté d’expression et d’arrestations de blogueurs. La répression et la surveillance menée sur Internet par les gouvernements constituent donc les menaces les plus sévères aux yeux de nombreux africains. Dans ce contexte, le danger est perçu comme venant du public, et moins du privé. C’est ce qui explique pourquoi les activistes numériques s’indignent davantage contre les mesures répressives menées par les acteurs étatiques que par les privés. Toussaint Nothias, chercheur à l’Université de Stanford affirme que : « les organisations de défense des droits numériques en Afrique se sont trouvées confrontées à des menaces qui leur semblaient plus urgentes, qu’il s’agisse de la fermeture d’Internet, de la surveillance numérique menée par les gouvernements ou de l’absence de réglementation sur la confidentialité des données, reléguant ainsi au second plan les questions de neutralité du réseau » [4].

Aussi ingénieux qu’un cheval de Troie, Free Basics a réussi à s’introduire dans un nombre considérable de pays de l’hémisphère sud, sans pour autant toujours susciter la méfiance. Derrière les belles promesses se cache une stratégie bien rodée et servant des intérêts économiques précis. Le constat est cru : Facebook utilise les populations désavantagées et les territoires disposant de régulation du numériques lapidaires pour mener des expérimentations numériques et réaliser une extraction massive de données. De plus, pour la compagnie américaine, Free Basics représente une porte d’entrée privilégiée dans le marché mondial, non plus seulement des réseaux sociaux, mais aussi des infrastructures numériques. La volonté de devenir maître de la totalité de l’architecture d’Internet a rarement abouti à un projet couronné par un aussi grand succès. Avec cette stratégie de multiplication des monopoles par un même acteur, les défis posés par la concentration non démocratique du pouvoir les acteurs du numérique acquièrent une toute nouvelle ampleur.

Notes :

[1] Barbara van Schewick (2010). Internet Architecture and Innovation, MIT Press.

[2] Global Voices (2017). « Free basics in real life ». 27 Juillet. Lien numérique: https://advox.globalvoices. org/wp-content/uploads/2017/08/FreeBasicsinRealLife_FINALJuly27.pdf. (Accédé le 22 Novembre 2019).

[3] Mukerjee (2016). “Net neutrality, Facebook, and India’s battle to #SaveTheInternet. Communication and the Public”, 1(3): 356–361.

[4] Toussaint (2019). “Access granted: Facebook’s free basics in Africa”. Media, Culture & Society, 42(3) 329–348.


La curieuse béatitude de la gauche française à l’égard de Joe Biden

Joe Biden © Wikimedia Commons

On connaît la fascination de l’establishment français pour les démocrates américains, et son empressement à se lover dans les multiples réseaux atlantistes. On connaît les liens tissés entre l’alt-right américaine et les extrêmes droites européennes. À présent, est-ce au tour de la gauche – y compris celle opposée au néolibéralisme – de contribuer à la pénétration du softpower américain en France ? L’enthousiasme manifesté par de nombreux représentants des partis de gauche – que tout oppose parfois – pour la politique de Joe Biden et son plan de relance a de quoi interroger. Calquant sans nuances le contexte américain sur la politique française, ils passent sous silence les conditions de possibilité d’un tel plan de relance – une banque centrale accommodante – et les privilèges structurels des États-Unis par rapport au reste du monde.

« Plutôt Joe Biden qu’Emmanuel Macron » : c’est Olivier Faure qui s’est fendu de cette déclaration, mais elle est symptomatique de l’esprit qui règne au sein de la gauche française.

Le « camarade » Joe Biden : la grande lueur à l’Ouest

Parmi les enthousiastes face à l’élection de Joe Biden, on trouve les nostalgiques de la présidence de François Hollande, ravis d’entendre le chef d’État américain multiplier les déclarations sur le thème mon ennemi, c’est la finance.

On trouve également les atlantistes traditionnels, qui poussent un soupir de soulagement à l’idée de voir les États-Unis durcir leurs relations avec la Chine et la Russie. La diplomatie offensive de Joe Biden permettra de « rétablir une forme d’équilibre dans nos relations avec la Russie », déclare le député européen Raphaël Glucksmann. Comprendre : le renforcement du leadership américain aura pour effet de limiter « l’ingérence russe » à laquelle est confronté le continent européen (dominé, il est vrai, par un système financier basé à Moscou, soumis à des sanctions draconiennes payées en roubles, infesté de think-tanks pro-russes, victime d’une politique prédatrice de rachats d’entreprises menée depuis le Kremlin, mis sur écoute par les services secrets de Russie…).

On trouve aussi des personnalités au discours plus radical, qui apprécient la dimension sociale de la politique de Joe Biden. Le secrétaire général du Parti communiste français, Fabien Roussel, ne trouvait pas de superlatifs assez élevés pour décrire le plan de relance américain (« révolutionnaire », « incroyable »). « J’ai l’impression que Joe Biden a pris sa carte au PCF », ajoutait-il – suscitant l’ire de « camarades » un brin plus orthodoxes.

Consensus, donc, entre des communistes et ceux qui en 2016 n’excluaient pas de rejoindre la campagne d’Emmanuel Macron. De quoi cette grande lueur à l’Ouest est-elle le nom ?

Fabien Roussel comme Olivier Faure prennent appui sur la politique de Joe Biden pour critiquer celle d’Emmanuel Macron. Pour tempérer leur enthousiasme – et accessoirement défendre le président français – les journalistes leur opposent une objection dérangeante : « Mais peut-on comparer la France et les États-Unis ? ». Cette fois, on est bien obligé de donner raison aux journalistes dans leur scepticisme.

La souveraineté monétaire : tabou de la gauche

Les chiffres du plan de relance américain (5 400 milliards de dollars) laissent songeur ; ils réduisent celui de l’Union européenne (750 milliards d’euros) à des proportions lilliputiennes. Si l’on comprend a priori l’enthousiasme de la gauche française, encore faut-il s’intéresser aux modalités de financement de ce plan de relance.

Il est ici question de souveraineté monétaire. La Federal Reserve Bank (Fed) n’est pas entièrement indépendante du pouvoir politique : ses statuts légaux la définissent comme « indépendante au sein du gouvernement » (within the government). Ce n’est pas le cas de la Banque centrale européenne (BCE).

C’est ici que le bât blesse : la première partie du plan, votée en mars 2021, n’a pas été financée par l’impôt mais par l’emprunt. D’un montant de 1.900 milliards de dollars, elle vise à faciliter la consommation des ménages. Les deux prochains volets de ce plan, dédiés aux dépenses sociales et en infrastructures, devaient à l’origine faire suite à une hausse de l’imposition sur le capital (à 28 %, contre 21 % aujourd’hui). Mais Joe Biden multiplie à présent les signes de renoncement.

Les démocrates assurent que l’intégralité des 3 500 milliards de dollars restants pourront être couverts par les ressources de l’État américain, même sans élévation de l’impôt sur le capital (grâce, notamment, à la lutte contre la fraude fiscale et un bras de fer avec l’industrie pharmaceutique). Dans un contexte d’opposition systématique de la part des républicains, de fracturation du parti démocrate entre un establishment libéral et une aile proche de Bernie Sanders, et de volonté de la part de Joe Biden d’aboutir à un consensus bipartisan, de telles déclarations relèvent cependant de la gageure ; on peut douter que l’intégralité des mesures visant à financer les 3 500 de dollars aboutissent. Auquel cas, le déficit sera comblé par un nouvel emprunt.

NDLR : Pour une analyse des clivages internes au Parti démocrate, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « L’establishment démocrate poursuit sa guerre contre les partisans de Bernie Sanders : le cas Nina Turner »

Doit-on pour autant en conclure que Joe Biden a édulcoré son plan de relance et trahi ses promesses électorales ?

Aucunement : les États-Unis disposent d’un système monétaire et financier qui, telle une pierre philosophale, leur permet de faire entrer une quantité a priori illimitée d’argent dans les caisses de l’État sans accroître la fiscalité. Leur Banque centrale, la Federal Reserve Bank (Fed), a pris depuis 2008 une série de mesures destinées à soutenir l’économie américaine et les dépenses budgétaires du gouvernement. Outre une utilisation massive de l’assouplissement quantitatif visant à racheter les dettes bancaires afin de garantir une liquidité constante, elle a acquis de nombreuses obligations émises par l’État américain, procédant de fait au financement monétaire de l’économie américaine.

Certains élus de gauche défendent une utilisation similaire de la Banque centrale européenne (BCE). Le système américain de financement des dépenses publiques est-il applicable outre-Atlantique ?

Il est ici question de souveraineté monétaire. La Fed n’est pas entièrement indépendante du pouvoir politique : ses statuts légaux la définissent comme « indépendante au sein du gouvernement » (within the government), et précisent qu’elle doit agir « dans le cadre des objectifs économiques et financiers d’ensemble établis par le gouvernement ». Bien que statutairement indépendant du pouvoir politique, son président, nommé une fois tous les quatre ans par le chef d’État (avec ratification du Congrès), ne peut donc accéder à ce poste qu’avec l’aval de la majorité. De plus, il possède comme mission légale la lutte contre le chômage, aux côtés de celle contre l’inflation – quand la BCE possède pour « objectif principal » le maintien de la stabilité des prix.

TFUE, article 119, paragraphe 2

L’indépendance de la BCE est quant à elle bien plus marquée. Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) la définit comme « indépendante dans l’exercice de ses pouvoirs », et somme « les institutions (…) de l’Union [européenne] ainsi que les gouvernements des États membres » de « ne pas chercher à influencer » les membres de sa direction. Son président y est nommé tous les huit ans, à l’issue d’une procédure impliquant les chefs d’État européens, le Parlement et le Conseil des gouverneurs de la BCE. La possibilité pour une majorité politique européenne d’initier une rupture avec les dogmes anti-inflationnistes de la BCE apparaît donc bien plus restreinte.

Quand bien même un alignement des planètes devrait se produire, et une majorité de gouvernements de gauche proposer une présidence hétérodoxe à la tête de la BCE, les traités européens ne souffrent d’aucune ambiguïté : la BCE n’est pas habilitée au financement monétaire de l’économie. Celui-ci est expressément interdit depuis Maastricht. Et on sait que la modification des traités requiert l’approbation unanime des États-membres de l’Union…

TFUE, article 123, paragraphe 1

D’aucuns objecteront que l’assouplissement quantitatif pratiqué par la BCE sous l’impulsion de Mario Draghi constitue une forme indirecte mais bien réelle de financement monétaire de l’économie européenne. Que la Banque centrale acquière des obligations d’État sur le marché primaire (comme c’est le cas de la Fed), ou qu’elle les rachète sur le marché secondaire (comme c’est le cas de la BCE), l’effet est le même : elle se porte garante des dettes étatiques – facilitant le financement du budget et rassurant les marchés. En s’inscrivant dans les pas de son prédécesseur, Christine Lagarde initie bel et bien une rupture avec la lettre des traités, ainsi, pourrait-on ajouter, qu’avec l’esprit ordolibéral de la construction européenne.

NDLR : Sur ce sujet, lire sur LVSL l’article d’Eugène Favier-Baron, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz : « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne »

L’action de la BCE et de la Fed sont pourtant inassimilables. L’assouplissement quantitatif de la première est une grâce concédée aux États par le Directoire de la BCE, destinée à prévenir un effondrement financier. Mesure conjoncturelle et para-légale, elle est à la merci du moindre retournement de conjoncture. L’achat d’obligations pratiqué par la Fed est au contraire une pratique ordinaire, encouragée par le droit américain, qu’aucune contingence politique ne semble pouvoir menacer. On voit mal la Fed refuser de financer l’État américain sous le prétexte qu’il serait trop dispendieux. On imagine au contraire très bien la BCE cesser son programme d’assouplissement quantitatif si un État européen en profitait pour mettre en place un plan de relance allant à l’encontre des dogmes austéritaires de l’Union européenne.

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a du reste déclaré à plusieurs reprises que l’assouplissement quantitatif devrait être stoppé net s’il donnait un blanc-seing aux États en leur permettant d’initier une politique budgétaire hétérodoxe. L’arrêt du 16 juin 2015 précise que l’assouplissement quantitatif ne doit en aucun cas « soustraire les États membres à l’incitation à mener une politique budgétaire saine ». Pour ce faire, la Banque centrale doit éviter que « les conditions d’émission d’obligations souveraines soient altérées par la certitude que ces obligations seront rachetées par la BCE après leur émission ».

Penser l’application, en Europe, d’un plan de relance à l’américaine, implique donc de s’intéresser aux obstacles juridiques qu’il rencontrerait, de prendre acte de son incompatibilité potentielle – pour ne pas dire probable – avec les traités européens, et de songer, in fine, à une rupture avec ces traités et la monnaie unique, afin de permettre aux États de mener une politique monétaire souveraine. Mais on sait à quel point il s’agit d’un sentier épineux pour la gauche. Sans même évoquer le Parti socialiste – intégralement acquis aux dogmes européens depuis 1983 et la défaite en interne de Jean-Pierre Chevènement – ou Place publique – ataviquement pro-européen –, le Parti communiste français lui-même a renoncé à proposer une rupture avec le cadre européen depuis la signature du Traité de Maastricht, qu’il avait pourtant vivement combattu. La France insoumise se démarque en portant une critique offensive de l’Union européenne ; on peut cependant noter qu’elle est revenue à un discours plus consensuel sur cette question depuis les élections européennes de 2019 – après avoir ouvert une brèche audacieuse deux ans plus tôt.

Les privilèges de l’empire

Cet enjeu – non négligeable – mis à part, la volonté de transposer, en Europe le plan de relance des démocrates américains, se heurte à un autre obstacle.

Une fois encore, les modèles de consommation des États-Unis (puissance importatrice, stimulant la consommation de sa population par l’endettement) et de l’Allemagne (puissance exportatrice, compensant les faibles salaires de ses habitants par des excédents massifs) entrent en parfaite harmonie. Au détriment du reste de l’Europe.

On ne peut comprendre le système financier américain si l’on ne s’intéresse à la complexion économique bien particulière des États-Unis. Ceux-ci parviennent à concilier faible imposition sur le capital (notamment depuis le mandat de Ronald Reagan), dépenses publiques élevées (en particulier dans le domaine militaire) financées par l’endettement public, et déficits commerciaux records permettant de maintenir une consommation importante par l’importation de produits à bas coûts du monde entier. Pour n’importe quel autre pays, un tel déséquilibre de la balance commerciale (couplé à une utilisation massive du financement monétaire) entraînerait une dépréciation marquée de sa monnaie.

Mais le dollar, fortement demandé dans le monde entier, est assuré contre ce risque par son seul statut de monnaie de réserve internationale. Tel est le privilège induit par la domination de la hiérarchie monétaire globale : ni les déficits accumulés par les Américains ni leurs politiques monétaires hétérodoxes n’ont d’implication notable sur la valeur de leur devise. Ainsi, les États-Unis peuvent significativement améliorer le niveau de vie de leur population par des plans de relance fondés sur l’emprunt et le financement monétaire, sans questionner l’inégalité fiscale de leur modèle.

NDLR : Pour une discussion sur le système monétaire et financier américain, et les leçons que pourraient en tirer les Européens, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Politicoboy avec Stephanie Kelton, l’une des principales représentantes du courant Modern Monetary Policy (MMT) : « Pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit »

Est-ce le cas de l’autre côté de l’Atlantique ? Dans l’hypothèse où la France initierait un tel plan de relance, l’appartenance à la zone euro la protégerait contre le risque d’une dépréciation à marche forcée de sa devise. Mais il faut aussi s’intéresser à ce qu’il adviendrait dans ce même pays une fois sorti de la monnaie unique (étant entendu que cette sortie pourrait se révéler le corollaire nécessaire à un tel plan de relance). Dans ce contexte, le cumul du déficit commercial, déjà l’un des plus importants d’Europe, et de pratiques monétaires hétérodoxes, pourrait conduire la monnaie française à chuter de manière significative.1 Le recours à une fiscalité progressive pourrait alors s’avérer incontournable, quand il n’est que facultatif aux États-Unis.2

Il ne s’agit pas ici de justifier la rigueur budgétaire ou l’orthodoxie monétaire. La France ne partage certes pas le « privilège exorbitant » du dollar, mais elle ne vit pas sous l’épée de Damoclès d’une forte inflation ou d’une dépréciation imminente de sa monnaie – à l’instar de nombreux pays émergents. Tout en gardant à l’esprit les acquis importants de la Modern Monetary Theory (MMT) et des solutions à base de création monétaire popularisées par plusieurs think-tanks3, il n’est cependant pas interdit de s’interroger sur les contraintes internationales qu’encourrait la France si elle mobilisait massivement sa Banque centrale pour financer son économie.

Signe de l’absence de regard critique de la gauche à l’égard de l’administration Biden : la question des implications internationales de son plan de relance n’est même pas posée.

Pour les pays émergents d’abord. Un nombre important d’entre eux est soumis à une dollarisation plus ou moins poussée.4 En conséquence, lorsque les taux d’intérêt américains varient, ceux des pays émergents tendent à suivre. La Fed, ayant récemment relevé ses taux pour contrecarrer une hypothétique surchauffe, enclenche de ce fait une légère hausse des taux de ces pays – qui pour certains, bien loin de bénéficier d’un plan de relance à l’américaine (lequel pourrait justifier cette hausse des taux), mettent au contraire en place des politiques d’austérité budgétaire !5

NDLR : Pour une analyse de la pénurie de devises qui affecte nombre de pays émergents, lire sur LVSL l’article d’Andrés Arauz : « Triage monétaire : comment le coronavirus révèle les fractures nord-sud », et celui de Pablo Rotelli : « richesse des terres et pauvreté des nations : l’éternelle malédiction des ressources naturelles en Amérique latine ».

Pour l’Europe, ensuite. Les États-Unis affichent déjà un déficit commercial record, consommant bien davantage qu’ils ne produisent. Dans le jeu à somme nulle du commerce international, un accroissement de la consommation des Américains sans accroissement symétrique de la production, aura pour contrepartie une augmentation des importations issues du reste du monde. À l’heure où la Chine affiche sa volonté d’en finir avec son statut de puissance exportatrice, c’est l’Allemagne, du fait de ses excédents records, qui est toute indiquée pour remplir ce rôle.

Une fois encore, les régimes d’accumulation et modèles de consommation des États-Unis (puissance importatrice, stimulant la consommation de sa population par l’endettement) et de l’Allemagne (puissance exportatrice, compensant les faibles salaires de ses habitants par des excédents massifs) entrent en parfaite harmonie. Au détriment du reste de l’Europe, qui souffre déjà des excédents commerciaux allemands. Comme l’écrit Romaric Godin : « Les tensions entre capital et travail au sein de l’Europe semblent alors inévitables (…) Cela pourrait se doubler d’une nouvelle tension entre l’Allemagne et ses alliés, qui pourraient chercher à profiter des opportunités ouvertes par le marché états-unien, et la France et les pays moins exportateurs, qui devront encore améliorer leur compétitivité au prix de coupes sociales et budgétaire ».

L’enfer des travailleurs du reste du monde, envers du paradis des consommateurs américains ? Sans dresser de lien mécanique entre surconsommation américaine et accroissement des pressions austéritaires dans les pays émergents et en Europe, la question des conséquences néfastes du plan de relance américain mérite d’être posée. Il est à cet égard surprenant que la gauche française ne le fasse pas, se contentant de postuler une similarité entre les structures économiques américaines et françaises, et l’absence d’implications des premières sur les secondes.

Mais n’est-ce pas le propre de l’hégémonie de voiler l’asymétrie entre le pays dominant et le pays dominé, et de conduire le second à se penser comme le premier ?

Notes :

1 Une dépréciation de la monnaie serait souhaitable en France dans un premier temps, puisqu’elle permettrait de réduire son déficit commercial.

2 Nous nous plaçons ici ici dans la perspective hypothétique d’un plan de relance massif qui entraînerait sortie de l’euro, financement monétaire de l’économie française (direct ou indirect, via l’assouplissement quantitatif) et panique (simulée ou réelle) des investisseurs. Les facteurs qui pourraient concourir à faire chuter la monnaie française seraient alors multiples : bannissement du pays de certains marchés financiers, attaques spéculatives, accroissement du prix des actifs financiers français et baisse des taux consécutive à l’assouplissement quantitatif, achat de dollars de la part des bénéficiaires de celui-ci…

3 Sous l’impulsion de l’Institut Rousseau.

4 Rares sont les pays émergents qui ont officiellement adopté le dollar comme monnaie à part entière [NDLR : c’est le cas de l’Équateur ; à voir sur LVSL cette conférence de Guillaume Long, chercheur et ex-ministre équatorien, sur la dollarisation du pays]. Plus fréquemment, cependant, le dollar est couramment utilisé par les populations de ces pays comme monnaie para-légale, faisant office d’étalon de référence dans des contextes de forte inflation (au Venezuela ou au Liban par exemple). Quand bien même ce n’est pas le cas, les gouvernements des pays émergents tendent à ancrer le cours de leur monnaie sur celui du dollar. Ces formes plus ou moins poussées de dollarisation limitent l’autonomie de la politique monétaire des pays concernés : si les taux d’intérêt de la Fed subissent une hausse, ceux des pays qui ont ancré leur monnaie au dollar suivent. S’ils s’y refusent, leur monnaie perd en attractivité pour les investisseurs et subit une baisse, ce qui met fin à l’ancrage au dollar.

5 Politiques d’austérité traditionnellement supervisées par le FMI et la Banque mondiale, destinées à permettre à ces pays de leur emprunter… des dollars. Où l’on voit à quel point la servitude monétaire des pays du Sud – soumis à des pressions austéritaires pour avoir accès au dollar, qu’ils ne peuvent pas imprimer mais dont ils subissent pourtant les fluctuations, lesquelles accroissent l’austérité lorsqu’il est en hausse – est l’envers du « privilège exorbitant » des États-Unis.