« Le néolibéralisme est avant tout un projet de civilisation » – Conférence d’Evgeny Morozov

« Retour de l’État », « éclipse du néolibéralisme », « réhabilitation de la souveraineté » : à lire les principaux médias, une véritable révolution est en cours depuis la pandémie. Au sortir des législatives 2022, Le Vent Se Lève organisait une discussion avec Evgeny Morozov pour analyser les mutations du système économique dominant. Chercheur spécialiste des implications politiques des géants du numérique, Evgeny Morozov est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la question: L’aberration du solutionnisme technologique : pour tout résoudre, cliquez ici (Fyp, 2014) et Le mirage numérique : pour une politique du Big Data (Fyp, 2015). Découvrez la captation de cette conférence, donnée le 25 juin 2022 à la Maison des Métallos à Paris.

La fin du consensus néolibéral ?

Le Vent Se Lève vous invite à une après-midi de réflexion et d’analyse sur la séquence politique, en compagnie de Chantal Mouffe, Evgeny Morozov, Barbara Stiegler, Alain Supiot et François Ruffin. Rendez-vous le samedi 25 juin à la Maison des Métallos à Paris à partir de 15h. [Retrouvez ici le lien vers l’événement facebook]

PROGRAMME

LES NOUVEAUX VISAGES DU LIBÉRALISME (15h-17h)

➕ Barbara Stiegler, Professeure à l’Université de Bordeaux
➕ Alain Supiot, Professeur au Collège de France
➕ Evgeny Morozov, chercheur et auteur

« Retour de l’État », « éclipse du néolibéralisme », « réhabilitation de la souveraineté » : à lire les principaux médias, une véritable révolution est en cours depuis la pandémie. Du « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron à l’élection de Joe Biden en passant par l’interventionnisme croissant des banques centrales, une observation superficielle de la séquence pourrait laisser croire que l’on s’écarte du paradigme néolibéral. Pourtant, celui-ci a toujours toléré un certain degré d’interventionnisme étatique et juridique. Et bien souvent, cet interventionnisme a même été la condition de son fonctionnement ordinaire… Les travaux de Barbara Stiegler, d’Evgeny Morozov et d’Alain Supiot apportent des éclairages sur ces problématiques et nous invitent à penser les mutations du néolibéralisme.

RECONSTRUIRE L’AVENIR : LA GAUCHE PEUT-ELLE ÊTRE DE NOUVEAU POPULAIRE ? (17h-19h)

➕ François Ruffin, député et auteur
➕ Chantal Mouffe, Professeure de philosophie à l’Université de Westminster

Le divorce historique entre la gauche et les classes populaires est-il en train de se refermer ? Le haut score de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle et le succès électoral de la NUPES semblent l’attester. Pourtant, une partie des classes populaires continue à s’abstenir massivement ou à se réfugier dans le vote Rassemblement national. Face à cet état de fait, plusieurs stratégies s’opposent pour les reconquérir. Chantal Mouffe est une théoricienne majeure du populisme de gauche et l’auteure de nombreux livres, dont « L’illusion du consensus » et « Hégémonie et stratégie socialiste » avec Ernesto Laclau. François Ruffin, député de la France insoumise de la 1ère circonscription de la Somme, débattra avec elle.

François Ruffin : « Il y a deux invisibles : les oubliés en bas et les ultra-riches en haut »

François Ruffin © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Nous nous rendons dans la Somme, sur les pas de François Ruffin et de son équipe. Le candidat y déroule sa campagne effrénée, flanqué du tumulte de ses militants. Porte à porte, poignées de main dans les bars, déambulation, ballons gonflables géants : le député se faufile, parle à tout le monde, attrape les habitants, pour 3 phrases ou 10 minutes. Aux pressés ou aux indifférents, il martèle ses slogans : « n’oubliez pas d’aller voter car les riches, eux, n’oublient jamais ! ». Pendant toute une après-midi, nous le suivons et l’interrogeons, à pied et en voiture, assis sur le bord d’un trottoir. Il nous répond par de longs développements, sans cesse interrompu, sans que jamais la cohérence de son propos en souffre, alternant avec aisance entre le registre du militant et celui de l’analyste. Politique et conflit de classe, désindustrialisation, construction européenne, sociologie électorale, écologie populaire… Nous sommes revenus avec François Ruffin sur les thématiques qu’il n’aura cessé de mettre en avant, dans ses interventions à la tribune de l’Assemblée comme dans ses livres et ses articles. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Vincent Ortiz, photographies par Pablo Porlan.

LVSL – Quel bilan tirez-vous de cinq ans de députation ? Vous vous êtes démarqué par vos interventions volontairement polémiques. Certains ont pu vous le reprocher, y compris à gauche, disant qu’on ne construit pas de la politique sur le conflit.

François Ruffin – Au contraire : la politique ne se construit que sur du conflit. La démocratie, c’est du conflit, mais du conflit organisé, organisé pacifiquement. Et le pire, ce sont les moments où l’on tait le conflit, au nom du consensus, dans une fausse démocratie. C’est comme une cocotte-minute : le conflit, étouffé, revient plus tard de manière violente.

Et le conflit qui prévaut, pour moi, c’est le conflit de classe. C’est ce que j’ai tenté de faire il y a cinq ans, en martelant certains slogans – « Ils ont l’argent, on a les gens », « le banquier à l’Élysée, le peuple à l’Assemblée »-, au prix peut-être d’un manichéisme, que j’assume. Cinq ans plus tard, rien n’a changé. Au contraire, le CAC 40 enregistre des bénéfices records : 160 milliards de bénéfices pour 2021 ! C’est supérieur de 60 % à son précédent record [NDLR : en 2007]. Ces chiffres, scandaleux, devraient être martelés à la télévision chaque soir. La question, pour nous, c’est comment on met ça en scène ? Comment on le donne à voir ? Avec mes électeurs, j’essaie ça : en sport, lorsqu’on bat un record, c’est d’un centimètre, ou d’un centième de secondes. Pour le CAC 40, c’est une augmentation de 60 % par rapport au précédent record ! Le patrimoine des cinq premières fortunes françaises, sous Macron, a été multiplié par trois : aux gens que je croise, je demande « et vos salaires, ils ont été multipliés par trois ? Vos retraites, vos allocations ? » C’est un contre-argument efficace lorsque quelqu’un me parle des assistés ou des immigrés. Ou alors, on fait un jeu, « comptez avec moi jusque trois… Un… deux… trois… » Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, vient de gagner 10 000 € ! Autant que ma suppléante, Hayat, en un an : elle est accompagnante d’enfants en situation de handicap.

Mon combat, c’est de faire ressentir cette injustice sociale, que les gens ne voient pas, ou rarement. Comme ils éprouvent tout de même un sentiment d’injustice, celui-ci est canalisé dans d’autres directions : les étrangers, les réfugiés, les assistés. Autrement dit : les plus pauvres qu’eux. C’était déjà ma bagarre il y a cinq ans, mais c’est encore davantage conscient aujourd’hui : il y a deux catégories d’invisibles que je cherche à mettre en lumière. Ceux du bas, bien sûr : les auxiliaires de vie sociale, les agents d’entretien, les ouvriers, etc., qui figurent dans mes films. Mais il y a d’autres invisibles à mettre en lumière : ceux du haut.

L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’UE. Nous avons la Révolution française, l’UE a des traités économiques incompréhensibles pour la grande masse des gens.

On vient de passer devant un magnifique château : celui de la famille Saint-Frères, un empire textile, né au XIXe siècle. Les habitants vivaient aux alentours, dans les corons, dans des taudis, dans de la terre battue. Quand ils sortaient de chez eux, ils voyaient où partait leur travail : dans ces superbes châteaux. Aujourd’hui, quand ils sortent de chez Amazon, ils ne voient pas les immenses villas, yachts et jets privés de Jeff Bezos. Alors, il faut donner à voir, à ressentir cette injustice majeure. Si on y parvient, on réactive le conflit de classe, et du vote de classe. Si on n’y parvient pas, ils vont se tourner vers des bouc-émissaires : « pourquoi est-ce que je suis au chômage alors que les immigrés ont un travail ? », etc. Mais c’est une tâche qui a été abandonnée par la gauche depuis longtemps.

Un politiste que j’apprécie, Patrick Lehingue, explique que dans les années 70, la gauche ne faisait pas dans la dentelle : c’étaient des clivages relativement simples, binaires, rustiques, les petits contre les gros, le travail contre le capital, les salariés contre les patrons, etc. Puis, dans les années 80, la gauche arrivée au pouvoir a changé de lexique : les choses devenaient plus « complexes », le marxisme était « dépassé ». Les gens, pourtant, continuaient à ressentir une injustice, le chômage s’amplifiait, les Restos du cœur ouvraient… Mais puisqu’on ne l’exprimait plus en termes de classes, ils se sont tournés vers d’autres oppositions : les vieux contre les jeunes, les hommes contre les femmes, et surtout, surtout, les Français contre les immigrés. Il faut réactiver ce conflit central du capital contre le travail – avec une nuance, tout de même : il y a davantage de petits patrons, d’indépendants, d’auto-entrepreneurs aujourd’hui qu’hier. C’est une transformation, pas seulement économique, psychologique, majeure.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Il y a cinq ans, dans ma profession de foi, je prévenais mes électeurs : ça n’allait pas être Walt Disney, aucune de mes propositions de loi ne serait acceptée, et peut-être pas même un amendement. De fait, mes amendements ont été rejetés à 99,72 % ! Ce n’est pas à l’Assemblée que se fait la loi, je l’ai déjà dit dans vos colonnes : c’est une hypocrisie de prétendre que le pouvoir législatif s’y trouve alors que, sauf cohabitation, il s’agit de la chambre d’enregistrement des désirs du Président.

Ce qui a fonctionné, en revanche, au-delà de mes espérances, c’est la fonction de caisse de résonance du député. En parlant des femmes de ménage ou des auxiliaires de vie sociale, je n’ai pas cherché à faire des coups d’éclat. J’ai cherché à décrire leur vie. Ce fut, pour elles, pour leurs enfants, un geste de reconnaissance. C’est apparu surprenant, presque choquant, que dans un lieu aussi prestigieux et couvert de dorures que l’hémicycle, on vienne évoquer des vies simples. C’est pour moi une source de grande fierté.

LVSL – Je rebondis sur votre volonté de vouloir reconstruire un front de classe. Certains sociologues estiment que la stratégie visant à reconquérir les électeurs des milieux populaires qui votent RN (les « fâchés pas fachos ») est vouée à l’échec. Manuel Cervera-Marzal, en particulier, estime que le rejet de l’immigration étant la priorité des électeurs du RN, il apparaît improbable que l’on puisse les faire basculer vers un vote de rejet de gauche. Il estime également que ce que vous avez réussi en Picardie n’est pas réplicable à l’échelle de la France.


F.R. – Tout d’abord, j’en fais un devoir moral aussi bien qu’un devoir électoral. Je refuse d’abandonner ces citoyens, souvent dans des bassins industriels, déjà frappés par la crise, je refuse de les laisser au Rassemblement national. Donc, même si c’était impossible, j’essaierai ! Mais ces sociologues doivent être satisfaits : ils estiment que les ouvriers doivent être abandonnés ? C’est ce que fait la gauche depuis quarante ans ! On le voit encore à ces législatives : malgré le bon résultat national de la NUPES, elle ne réunit même pas 20% du vote des ouvriers, alors que le RN fait, lui, 45%… La gauche, depuis les années 1980, a livré la classe ouvrière au Rassemblement national : la mondialisation a alors tracé comme un fil à couper le beurre entre les vainqueurs et les vaincus.

D’un côté, le textile qui part au Maghreb, puis à Madagascar, en Inde et en Chine. Cela a été particulièrement brutal pour les ouvriers non qualifiés, dont le chômage a triplé en une décennie.

De l’autre côté, les professions intermédiaires ont été relativement protégées, de par leur statut, leurs qualifications, etc. Cela produit ce qu’Emmanuel Todd appelle un passivisme des éduqués. Ainsi, la gauche a accompagné la mondialisation. Je parle bien sûr de la gauche sociale-libérale, celle qui signe les traités européens et de libre-échange, avec Jacques Delors à la Commission et Pascal Lamy à l’Organisation Mondiale du Commerce. Parce que la chute du textile, par exemple, ce n’est pas le fruit du hasard. L’apogée de la production de textile a eu lieu en 1975, mon année de naissance. Dix années plus tard, il ne reste plus rien. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps on a signé les accords multi-fibres. Avec à la clé des licenciements par milliers, une véritable déshérence sociale, des tragédies, des suicides.

Mais je parle également d’une partie de la gauche « révolutionnaire », « de rupture », « altermondialiste », qui est passée de l’ « antimondialisation » à l’ « altermondialisation », qui a au fond accepté cette mondialisation – sous le prétexte d’en infléchir le cours. Cette gauche répétait à l’envi « qu’un autre monde est possible » : mais dans combien de temps ? Je pense qu’il faut accepter une perspective anti-mondialiste, ou démondialisatrice. Pour plaire aux classes intermédiaires, on a euphémisé cette approche. Pendant ce temps-là, le RN progressait.

On se focalise, bien sûr, sur le Front national et l’immigration, mais on ne dit rien de son programme économique. Je suis allé fouiller, à la Bibliothèque nationale de France, pour retrouver les premiers tracts du Front National, dans les années 1970. Tel un archéologue, j’ai tenté de retracer l’évolution de son programme économique, de sa fondation jusqu’à nos jours. Que s’est-il passé ? Dans les années 1980, le Front national est ultra-libéral. Il s’inspire de Thatcher et de Reagan. Le FN est en faveur de l’Europe libérale. Ils applaudissent à l’Acte unique et à la construction européenne, car ils voient en l’Europe un rempart contre le bolchévisme. À partir du moment où le mur de Berlin s’effondre, ils changent de perspective. Leur adversaire cesse d’être le bolchévisme pour devenir l’étranger. Le Front national aligne alors son programme économique sur une demande populaire : « il faut se protéger ; il faut protéger notre industrie ; on ne peut pas être livré au vent du libre-échange. »

Face à cela, les deux cœurs de la gauche – celle de gouvernement, et celle de rupture – ont ignoré cette demande populaire de protection. En 2001, quand j’ai vu le lave-linge de Whirlpool quitter Amiens, j’ai fait une étude très précise sur le marché du lave-linge, sur les coûts de la main-d’œuvre, de la sous-traitance, des matières premières, etc. À partir de cela, j’ai compris que le choix de délocaliser vers la Slovaquie répondait à une rationalité imparable. Le patron de cette entreprise a simplement veillé à la maximisation de son taux de profit. Non seulement il y gagnait en termes de coût de la main d’œuvre, mais il y gagnait également en termes de coût des pièces sous-traitées et importées depuis les pays de l’Est. Ce processus était parfaitement logique. Si des coûts n’étaient pas ajoutés – soit sur le transport routier, soit aux frontières -, il fallait s’attendre à ce que les délocalisations continuent. Sans surprise, c’est ce qui s’est produit. Dès lors, je suis devenu protectionniste. En 2011, j’ai d’ailleurs publié un livre : Leur grande trouille – Journal intime de mes « pulsions protectionnistes ».

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Les sociologues qui justifient l’abandon des ouvriers au RN, ils réactualisent, d’une certaine manière, le fameux rapport de 2011 produit par Terra Nova. Un rapport que j’avais apprécié : au moins, il disait ce que la gauche faisait sans le dire depuis quarante ans ! Les ouvriers doivent être abandonnés, car les reconquérir impliquerait de défendre le protectionnisme et d’abandonner un agenda libre-échangiste.

En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes.

Le vote RN dans ma région n’est pas un vote prioritairement raciste. C’est un vote de rejet de la mondialisation.

LVSL – Vous évoquez la mondialisation et la construction européenne. Le contexte nous conduit à penser que la question européenne va revenir au centre du jeu dans les prochaines années. La BCE a d’ores et déjà annoncé un relèvement de ses taux, ce qui préfigure un retour à l’austérité après une période de relative permissivité. Paradoxalement, on a peu parlé de l’Union européenne et des enjeux européens durant cette campagne présidentielle. Puis l’union de la gauche autour de la NUPES a, par la force des choses, conduit tout un chacun à lisser ses positions sur l’UE. Pensez-vous que la gauche ait intérêt à radicaliser son discours sur la souveraineté nationale et populaire face au cadre européen ?

F.R. – 2005 est une date fondatrice : 55 % des Français ont dit non à la concurrence libre et non faussée, non à la liberté de circulation des capitaux et des marchandises. 80 % des ouvriers ont voté « non», de même que 71 % des chômeurs et 67 % des employés. C’était un vote de classe marqué.

Je remonte à 2005 car il faut garder à l’esprit qu’aujourd’hui, si l’on reposait la même question à la population, on n’aurait pas 55 % de « non» mais 60 ou 65 % ! Et cela, les dirigeants le savent. Raison pour laquelle depuis 2005 ils mènent leur projet sans le démos, voire contre le démos. Le projet de Macron est un projet minoritaire : la base électorale du « oui» de 2005 ne cesse de se rétrécir. Il se passe de l’avis du peuple pour multiplier les traités de libre-échange : avec le Canada, le Vietnam et le Mexique – en plus des négociations en cours avec la Chine et l’Inde.

C’est ainsi le même projet de mondialisation, de concurrence et de croissance qui se perpétue. Il faut une triple rupture : moins de mondialisation et davantage de protection, moins de concurrence et davantage d’entraide, moins de croissance et plus de répartition. Leur projet est démocratiquement mort et ils le savent.

L’Union européenne semble moins dogmatique depuis la pandémie. Mais au-delà des déclarations des uns et des autres, intéressons-nous à ce que j’appelle le programme caché d’Emmanuel Macron : sa lettre envoyée à la Commission européenne. Il s’engage dedans à une réduction de 3 % des dépenses publiques ! Ce sont encore les hôpitaux et les écoles qui vont en faire les frais. Ces dix dernières années, la Commission européenne a exigé pas moins de soixante-sept fois que les différents États réduisent leurs dépenses de santé ! Si on est arrivé nus face à la pandémie, c’est aussi le produit des injonctions austéritaires de la Commission.

Que faire face à cet état de fait ? Désobéir. L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’Union européenne. Nous avons la révolution française, moment de surgissement du peuple sur la scène de l’histoire. L’Union européenne a des traités économiques, incompréhensibles pour la grande masse des gens. D’où son absence d’ancrage populaire. Une politique de gauche sera amenée à se heurter à l’Union européenne.

LVSL – Face aux lignes de clivages imposées par les médias, la gauche est divisée quant à l’attitude à adopter. Une partie souhaite accepter cette ligne de clivage, et se positionner dans un sens progressiste (défense des minorités, etc), une autre considère qu’il faut sortir du cadre. Où vous situez-vous ? La bonne stratégie politique est-elle ou n’est-elle pas une mise à l’agenda des choses ?

F.R. – Si on ne veut pas avoir à subir l’agenda du gouvernement, de nos adversaires ou des médias, il faut bien qu’on impose le nôtre. Cela n’a rien d’évident, car le gouvernement et les médias ont d’importants moyens pour imposer leur agenda.

Le paradoxe, c’est que nous avons perdu une élection alors que les thématiques qui étaient à l’ordre du jour étaient en partie les nôtres : l’hôpital, le pouvoir d’achat, les services publics, etc. Pendant le temps de la campagne, on est parvenu à marginaliser la question identitaire. Je fais tout mon possible pour ne pas sauter à pieds joints dans ce piège.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Je parlais tout à l’heure du divorce entre les classes populaires et les classes intermédiaires apparu dans les années 1980. En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes : les quartiers populaires d’une part, les campagnes populaires de l’autre. Mettre sur la table des questions d’ordre sociétal, culturel ou cultuel fait exploser la possibilité d’un bloc. Mettre l’accent sur les questions économiques et sociales rend possible un rapprochement. Notre objectif doit être de mettre fin à ces deux divorces qui durent depuis des décennies.

LVSL – Quid de l’écologie dans ce bloc populaire à construire ?

F.R. – C’est l’horizon qu’on doit poser. Mais avec des obstacles sur le chemin. Durant ma campagne, à plusieurs reprises, lorsque je parlais d’écologie, des gens protestaient ! Ah non, pas ça ! Ca semblait un réflexe populaire. Pourquoi ? Parce que l’écologie, ça va m’obliger à changer de voiture, alors qu’elle roule encore, à changer de chaudière, etc. Il faut donc construire une écologie populaire même si l’écologie n’est pas d’emblée populaire.

C’est une nécessité absolue parce que notre survie commune est en jeu. Face au discours de Zemmour et à son « grand remplacement », je réponds aux gens que le grand défi, la grande perte est ailleurs : durant ma vie, la moitié de ce qui vit sur terre, dans les airs et dans les mers a disparu. Quel monde va-t-on laisser à nos enfants ? La sécheresse est déjà là : on a eu trois mois sans eau en Picardie ! Alors, comment on fait du judo avec ça ? Un tableau que j’aime bien montrer dans mon coin, c’est l’empreinte carbone en fonction des classes sociales. Les 50 % les plus pauvres du pays polluent assez peu, les 40 % du dessus légèrement plus, mais pas de manière considérable, tandis que les 10 % du dessus du panier sont les plus gros émetteurs de CO2.

Comment construire une écologie populaire ? Par une écologie de conflits. Une écologie qui ne cherche pas à nier le conflit de classe. J’écoutais ce matin un reportage sur France Inter qui évoquait le coût environnemental de l’avion, et mentionnait le fait que l’avion demeurerait polluant pour longtemps encore. La question de la limitation des vols n’était même pas posée ! La perspective de limiter les vols pour ceux qui prennent l’avion entre Paris et New York comme je prends le train entre Paris et Amiens n’était même pas évoquée ! C’est pourtant à cette classe qu’il faut remettre les pieds sur terre.

Sur les transports, toujours, plutôt que de chasser la voiture individuelle : Comment faire pour mettre un maximum de marchandises et de voyageurs sur le rail ? Cela nécessite de réduire le coût des billets à un prix abordable et de construire des infrastructures qui soient à la hauteur. La seule loi ferroviaire qui a été votée sous Macron (le « pacte ferroviaire ») contient 87 fois le mot concurrence, tandis que les mots réchauffement, climat ou biodiversité n’apparaissent pas. Bien sûr, on ne s’interroge pas un seul instant sur la manière de démocratiser le rail. Voilà pourtant un biais évident pour rendre l’écologie populaire. J’avais proposé, durant mon premier mandat, que les 1000 premiers kilomètres en train soient gratuits. L’Allemagne vient de lancer le « train illimité à 9 € par mois », avec un immense succès. On doit passer ce message aux gens : « Vous pouvez y gagner ! ». Idem sur le logement, autre gros émetteur de gaz à effets de serre.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

L’urgence, là, ça devrait être de mettre fin aux passoires thermiques. Il y a cinq millions de passoires thermiques dans le pays. L’année dernière, 2500 passoires ont été rénovées. Cela signifie qu’à ce rythme, il faudra deux millénaires pour en venir à bout ! Autant qu’entre la naissance du Christ et aujourd’hui ! Mettre fin aux passoires thermiques serait pourtant une mesure gagnante à bien des égards : gagnant pour les ménages pauvres, avec moins de factures pour leur chauffage à payer. Gagnant pour l’emploi, afin de combattre le chômage par des métiers manuels qualifiés non délocalisables. Gagnant pour la planète, l’évidence. Gagnant pour l’indépendance nationale, enfin, cela nous permettra d’importer moins de pétrole et de gaz. C’est ce que je répète depuis cinq ans à l’Assemblée nationale ! C’est seulement depuis la guerre en Ukraine que notre dépendance à l’égard de ces sources d’énergie apparaît comme problématique…

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

On peut très bien, en revanche, construire une écologie anti-populaire – et certains, à gauche, savent très bien le faire ! J’ai vu récemment un reportage montrant que le centre-ville d’Amiens, bientôt, ne sera plus accessible aux voitures polluantes. Le même jour, je lis dans le journal que l’on assiste à une explosion de jets privés en France ! On décide donc de réguler les déplacements au ras du sol, d’imposer des obligations à ceux qui prennent leur voiture pour aller au travail, tandis qu’on laisse ceux qui polluent cent fois plus, là-haut, sans aucune contrainte. La priorité, c’est de les faire atterrir ! Je pense, comme Hervé Kempf, qu’il faut consommer moins et répartir mieux. Et consommer moins, cela doit commencer par ceux d’en-haut.

LVSL – L’écologie préoccupe en revanche beaucoup les classes intermédiaires, attachée culturellement au libre-échange… Pensez-vous qu’il soit possible d’unir les classes intermédiaires et les plus populaire à un agenda anti-mondialiste ?

F.R. – Il y a deux choses qui peuvent aujourd’hui rendre possible la jonction entre les classes intermédiaires et les classes populaires : un facteur social et un facteur écologique. L’européanisation et la mondialisation ont commencé par toucher les ouvriers, puis l’agriculture, et, à présent, s’attaquent aux revenus des classes intermédiaires – qui voient que leur salaire gèle, que leurs enfants sont mis en concurrence avec le monde entier, etc.

La mondialisation, comme dans le combat des trois Horaces contre les trois Curiaces, s’est attaquée à ces groupes sociaux les uns après les autres. Si elle s’était attaquée en même temps à la classe ouvrière, à la paysannerie et aux classes intermédiaires, elle aurait eu face à elle un front uni.

D’autre part, il devient chaque jour plus évident que le libre-échange est incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. Quelqu’un d’aussi peu radical que Nicolas Hulot affirmait que le problème central était le libre-échange, et que la multiplication des éoliennes n’allait en rien le régler.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont donc bien là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans nous bercer, et sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

Ernesto Samper : « Gustavo Petro incarne une volonté d’en finir avec ce modèle de développement »

Ernesto Samper, président colombien de 1994 à 1998

Favori des élections présidentielles colombiennes, le candidat Gustavo Petro porte un agenda de rupture. Rupture avec des décennies de collusion entre l’État et les milices paramilitaires. Rupture avec un modèle économique extractiviste et libéral. Rupture, enfin, avec l’alignement sur Washington et ses intérêts régionaux. À Bogotá nous avons rencontré Ernesto Samper, président du pays de 1994 à 1998, et soutien de Gustavo Petro. Il est également l’un des membres du Grupo de Puebla, forum régional qui rassemble plusieurs leaders progressistes – Lula, Evo Morales, Rafael Correa… Nous l’avons interrogé sur les enjeux de cette élection, la signification de la candidature de Gustavo Petro et les implications géopolitiques qu’aurait sa victoire.

LVSL – La coalition menée par Gustavo Petro se caractérise par son caractère hétéroclite. On trouve d’anciens guérilléros, mais aussi d’ex-paramilitaires. De tels rapprochements ont été critiqués par la gauche de son mouvement. Quelle est la cohérence de sa coalition politique ?

Ernesto Samper – Cette campagne est caractérisée par de nombreux enjeux. Certains sont conjoncturels : en finir avec le Covid, revenir au taux d’emploi antérieur à la pandémie, etc. D’autres s’inscrivent dans une histoire plus longue : la concrétisation du processus de paix d’une part, et le changement de modèle de développement de l’autre.

Le gouvernement d’Ivan Duque a respecté certaines clauses des accords de paix, mais en abandonné d’autres, y compris parmi les plus importantes : la protection et la réparation des victimes, le partage des terres, l’accompagnement pacifique des trafiquants de drogue vers des activités légales, etc. La mise en place des accords de la Havane est un point structurant du programme de Petro ; ceci explique les nuances politiques que l’on trouve dans sa coalition.

NDLR : Les accords de la Havane ont été signés en 2016 entre les différentes parties prenantes du conflit colombien. Une partie des élites agraires colombiennes y est hostile car ils incluent une réforme agraire. Lire sur LVSL l’article de Gillian Maghmud pour une analyse de ces accords : « Le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »

Il a souligné qu’il était hors de question de revenir au modèle néolibéral qui prévalait avant le commencement de la pandémie. Son agenda est clair : accroître l’investissement dans le domaine social, accroître la progressivité de l’impôt, faire contribuer les plus aisés à la reconstruction post-pandémie du pays. L’amplitude de la coalition ne l’a pas empêché de tenir bon sur ces deux points.

LVSL – Vous avez été président du pays de 1994 à 1998. Quels seraient, selon vous, les obstacles à un processus de changement structurel si Petro gagnait l’élection ?

ES – Une droite a émergé, ces dernières années, très similaires aux autres droites latino-américaines, incarnant une forme particulièrement dangereuse de populisme. Un populisme fiscal, qui prône la réduction des impôts de ceux d’en-haut sous le prétexte d’améliorer les conditions de la production. Un populisme punitif, qui promeut le durcissement des peines et la prison pour les protestataires. Un populisme nationaliste, qui passe par la le refus de l’intégration régionale et la signature d’accords privilégiés avec les États-Unis, aux dépens des relations avec ses voisins immédiats.

Le pragmatisme de la politique extérieure chinoise est à souligner. Il n’est pas dans l’intérêt de la Chine de faire des Latino-américains ses ennemis. C’est ainsi qu’elle parvient à éclipser les États-Unis.

C’est sous l’influence d’une telle droite que la Colombie a rejoint le forum Prosur [destiné à contrebalancer l’UNSAUR NDLR], qu’il menace Cuba et le Venezuela sous le prétexte que ce sont des pays socialistes, qu’il met en place des réformes fiscales régressives, qu’il s’attaque aux retraites et aux salaires, etc. Cette droite constituera donc un obstacle indéniable aux changements que le pays souhaite et dont il a besoin.

Le contexte récent, cependant, donne des raisons d’être optimiste : un président de gauche a récemment été élu au Pérou, et un autre au Chili.

LVSL – On observe des liens très forts entre cette droite colombienne et les États-Unis. Pensez-vous que l’élection de Joe Biden – partisan d’une approche moins dure vis-à-vis de la gauche latino-américaine que Donald Trump – ait permis de distendre ces liens ?

ES – Raisonnons de manière pragmatique : l’arrivée de Biden au pouvoir ouvre des perspectives impensables sous Trump. Pensons à la question des migrants : c’est une politique davantage permissive qui est mise en place depuis son élection. De même, Joe Biden cherche une issue démocratique à la crise vénézuélienne, tente d’améliorer ses relations avec Cuba. Les États-Unis ont également réintégré l’OMS depuis son élection, ont réitéré leur engagement à combattre le réchauffement climatique : autant de bonnes nouvelles.

Dans le cas de la Colombie, les États-Unis ont réaffirmé leur attachement à la concrétisation des accords de paix.

Mais à côté de ces signaux positifs, on en trouve d’autres qui le sont moins. Joe Biden n’a pas cherché à lever l’embargo contre Cuba. Il n’a pas appuyé le président argentin Alberto Fernandez dans sa volonté de renégocier la dette de son pays. Le panorama est donc en clair-obscur.

LVSL – On observe depuis plusieurs années un tournant politique en Amérique latine. Récemment, plusieurs gouvernements progressistes ont été élus dans la région – au Pérou, au Honduras… De nouveaux projets d’intégration régionale sont mentionnés ici et là, visant à faire contrepoids aux États-Unis. Il leur manque cependant un dirigeant qui assume un rôle de leadership régional – à l’instar de Hugo Chavez ou de Lula, deux décennies plus tôt. Gustavo Petro pourrait-il assumer ce rôle ?

ES – Gustavo Petro pourrait bel et bien impulser une nouvelle alliance régionale. Bien sûr, tout ceci dépendra des élections au Brésil de cette année. Aux côtés de d’Alberto Fernandez en Argentine et d’AMLO au Mexique, l’élection de Lula pourrait bel et bien ouvrir la voie à une nouvelle alliance régionale.

LVSL – Cette volonté d’émancipation vis-à-vis des États-Unis signifie-t-elle un rapprochement avec la Chine ?

ES – Je pense, oui. La Chine s’est rapprochée de manière particulièrement intelligente de l’Amérique latine. Non seulement elle lui a beaucoup apporté en termes sociaux, mais elle a remplacé les États-Unis dans l’impulsion des projets infrastructurels les plus importants – il suffit pour s’en convaincre de jeter un oeil aux mines du Pérou et de Bolivie. Je pense que le pragmatisme de sa politique extérieure est à souligner : il n’est pas dans son intérêt de faire des Latino-américains ses ennemis. C’est ainsi qu’elle parvient à éclipser les États-Unis.

NDLR : Pour une analyse de l’influence croissante de la Chine en Amérique latine, lire sur LVSL l’article d’Arnaud Appfel : « Le projet pharaonique du canal chinois du Nicaragua » et celui de Vincent Ortiz : « Pedro Castillo face aux ‘maîtres de la mine’ »

La Colombie, en particulier, a besoin de la Chine. C’est évident si l’on considère ses impératifs post-pandémiques.

J’ajoute que la Chine possède des problèmes sociaux importants, très similaires à ceux que nous connaissons, mais à une échelle bien supérieure. Raison pour laquelle, sans doute, elle n’a pas une approche paternaliste de l’Amérique latine, mais cherche plutôt des relations d’égale à égale avec les pays du Sud. Sa diplomatie est constructive. Ces cinq dernières années ont été caractérisées par une pénétration non-agressive de la Chine en Amérique latine.

L’agenda des États-Unis vis-à-vis de l’Amérique latine, par comparaison, est d’une grande agressivité, et ne vise qu’à la satisfaction de ses propres intérêts, par le biais de la signature d’accords commerciaux.

LVSL – Ne craignez-vous pas que cette pénétration de la Chine n’induise des relations de subordination à son égard ? Ou n’accouche d’une nouvelle forme d’impérialisme ? Dans de nombreux pays, des tensions sont d’ores et déjà apparues entre les intérêts chinois et les desideratas des gouvernements nationaux…

ES – Le risque que la Chine se transforme en puissance hégémonique et dévoile un visage coercitif existe bel et bien. Mais cela ne s’est pas manifesté, pour le moment. Dans tous les cas, nous n’en voulons pas et devrons demeurer vigilants.

Nous ne souhaitons pas davantage que le monde se divise en pôles antagonistes dominés par des super-puissances : la Chine, les États-Unis et la Russie. Nous croyons au multilatéralisme, qui est au fondement du fonctionnement des Nations-Unies. Nous le renforcerons.

Le « tournant de la rigueur » de 1983 : un moment décisif, vraiment ?

François Mitterand et Margareth Thatcher en 1986. Photographie dans le domaine public.

Malgré la performance de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle, la gauche française demeure affaiblie. Les racines de cette faiblesse remontent aux années 1980, lorsque le gouvernement de François Mitterrand déçoit très vite les espoirs suscités en 1981, en choisissant d’approfondir la construction européenne plutôt que de mener une politique socialiste. Un moment en particulier est passé à la postérité : le « tournant de la rigueur » de mars 1983, suite au choix de rester dans le Système monétaire européen plutôt que de dévaluer le franc. Mais ce choix fut-il aussi décisif qu’il le semble ? Pour Neil Warner, doctorant à la London School of Economics, ce résumé est trop simpliste et cache d’autres mécanismes expliquant la conversion du PS du socialisme au néolibéralisme. Traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La France sort encore une fois d’une élection présidentielle dominée par le néolibéralisme débridé d’Emmanuel Macron et la politique d’extrême-droite de Marine Le Pen. Avec une abstention presque record au premier tour, des millions de citoyens se sont de nouveau sentis forcés de voter Macron pour faire un ultime barrage à l’extrême-droite, tout en sachant que celui-ci continuerait sa destruction du système social français, son attitude autoritaire envers les minorités ethniques et en matière de maintien de l’ordre.

Certes, la très bonne performance de Jean-Luc Mélenchon au premier tour a bien démontré que la gauche résistait en tant que troisième bloc politique en France, et les négociations pour une union des gauches aux prochaines législatives offrent une chance importante à ce pôle de s’affirmer. Mais tant en termes électoraux que sur des questions fondamentales de programme et d’organisation, la gauche française demeure une force affaiblie et troublée.

L’histoire courante : la trahison en une décision

L’histoire de la faiblesse de la gauche française est longue et jalonnée de moments charnières sur les quarante dernières années. Pourtant, une date est constamment évoquée : mars 1983, quand le gouvernement de gauche du président François Mitterrand décida de rester au sein du Système monétaire européen (SME) et d’implémenter des mesures d’austérité. Cet événement est en effet très souvent convoqué par les historiens et commentateurs divers pour raconter l’histoire récente de la gauche française, ses rêves brisés et son désarroi croissant. Selon ce narratif, les réformes radicales amorcées par le gouvernement Mitterrand au début du septennat en 1981 ont été mises en pièces par une conversion dramatique au néolibéralisme, le fameux virage à 180 degrés de 1983.

Cette histoire n’intéresse d’ailleurs pas que les Français. Arrivé au pouvoir peu de temps après Ronald Reagan et Margaret Thatcher, le nouveau gouvernement français représentait bel et bien une réelle alternative aux politiques alors menées aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Ainsi, le fameux « tournant de la rigueur » apparaît donc souvent comme un moment clé du triomphe international du néolibéralisme, venant confirmer le célèbre « There is no alternative » de Thatcher. 

Dès lors, examiner cette période sous un nouvel angle est indispensable. Loin d’être un débat d’historiens, l’étude de la gauche française au début des années 1980 permet de mieux comprendre l’état actuel de la scène politique actuelle. Or, il se trouve que la version couramment évoquée, assez simpliste, souffre de plusieurs faiblesses majeures.

L’histoire habituelle est celle-ci : en mai 1981, la gauche française accédait enfin au pouvoir après en avoir été écartée depuis le début de la Ve République, en 1958. Dans cette atmosphère d’euphorie post-électorale, le nouveau gouvernement déploya un agenda radical visant à stimuler la croissance économique et l’emploi grâce à une hausse de la consommation, des dépenses publiques, des politiques de redistribution, en offrant plus de droits aux salariés et à travers une politique industrielle plus interventionniste.

Cependant, cette politique budgétaire expansionniste eut lieu alors que l’économie mondiale se contractait. De plus, le coup de pouce à la consommation locale n’a pas adressé les problèmes structurels profonds de l’industrie française. Le pays faisait face à une inflation élevée et à une détérioration de son déficit commercial. Dans ce contexte, le gouvernement pouvait pallier la crise de la balance des paiements en procédant à une importante dévaluation du franc, augmentant ainsi sa compétitivité. Mais la France était membre du système monétaire européen (le SME encadrait les marges de fluctuation des taux de change dans le but de faire converger les monnaies des pays membres, ndlr). Une dévaluation sans l’aval des autres membres aurait donc signifié, pour le gouvernement, une sortie du mécanisme de change et l’obligation de laisser la valeur du franc fluctuer avec les marchés internationaux.

En mars 1983, cette situation finit par devenir intenable. Dans une décision qui s’avérera définitive, le gouvernement opta finalement pour rester au sein du SME. Un nouveau « plan de rigueur » s’attela à corriger l’équilibre commercial, en réduisant cette fois drastiquement la consommation et le déficit budgétaire.

Il est devenu commun de présenter ce choix comme clair et historique. Si la France avait quitté le SME, son gouvernement aurait sûrement poursuivi son programme de politiques de gauche, priorisant la croissance et l’emploi, tout en érigeant un mur protectionniste pour se protéger des contraintes d’une économie mondialisée. En restant dans le SME, il choisit au contraire délibérément de s’aligner sur les politiques néolibérales d’austérité, de désinflation et de libéralisation de l’économie, et donc d’abandonner la vision socialiste mise en œuvre à partir de 1981.

De nouvelles interprétations

Un nombre croissant d’historiens français – notamment Michel Margairaz, Jean-Charles Asselain, Mathieu Fulla, Matthieu Tracol, Laure QuennouëlleCorre et Florence Descamps – remettent cependant ce récit en question. S’ils se focalisent sur des domaines différents, tous présentent des arguments complémentaires les uns des autres, remettant en cause l’idée selon laquelle le mois de mars 1983 serait décisif.

Ainsi, les politiques mises en place entre 1981 et 1983, mais aussi avant 1981, tant dans la pensée du parti socialiste français en tant que parti d’opposition que dans les politiques des gouvernements de droite antérieurs sont marquées par d’importantes continuités. Par ailleurs, de nombreux changements clés intervenus entre 1981 et 1983 n’ont pas coïncidé avec le fameux « tournant de la rigueur ». De toute évidence, le tournant vers la «rigueur» a vraiment commencé au plus tard en juin 1982, lorsque le gouvernement introduit un gel des prix et des revenus, fixe une limite de 3 % de déficit et choisit de focaliser son attention sur la lutte contre l’inflation plutôt que sur la lutte pour le plein-emploi. Plus largement, d’autres décisions majeures en faveur du néolibéralisme eurent lieu avant 1982 et beaucoup d’autres après 1983.

En outre, le récit courant du « tournant de la rigueur » met dans le même sac des politiques certes étroitement liées, mais qui ont néanmoins leur propre logique. Ainsi, il est important de faire la distinction entre A) la mesure dans laquelle les politiques budgétaires étaient expansionnistes ou restrictives, B) les objectifs redistributifs et l’impact des différentes politiques et C) la nature des réformes structurelles mises en œuvre par le gouvernement. En y regardant de plus près, la décision de quitter ou non le SME ne fut pas décisive dans un seul de ces domaines.

Les premières années Mitterrand furent-elles radicales ?

Le récit autour de 1983 a surtout mis l’accent sur la première de ces décisions politiques : le passage d’une politique expansionniste à une politique restrictive. Pourtant, les budgets déployés par la gauche sont en réalité assez peu en rupture avec la politique menée précédemment. Ainsi, la relance de 1981-1982 était plus faible en pourcentage du PIB que celle précédemment poursuivie par le gouvernement de Jacques Chirac en 1975. En effet, à peine Pierre Mauroy était-il nommé nouveau Premier ministre par François Mitterrand, qu’il avait déjà insisté sur l’importance de la « rigueur ».

Les ruptures les plus claires entre les politiques d’avant 1981 et celles d’après l’arrivée du PS au pouvoir se trouvent plutôt dans les domaines de la redistribution et des réformes structurelles. Le gouvernement cherchait avant tout à stimuler les revenus et la consommation des personnes aux revenus les plus faibles, notamment à travers un rehaussement des prestations sociales et du salaire minimum, tout en imposant plus fortement les revenus et patrimoines aisés. 

On pouvait déjà voir une esquisse de cette nouvelle orientation dans la gamme de réformes structurelles poursuivies par le gouvernement : la retraite à 60 ans, passage aux 39 heures hebdomadaires, lois Auroux accordant de nouveaux droits aux salariés… Outre ces réformes, le gouvernement nationalisa douze grands groupes industriels et la majeure partie du système bancaire privé, ce qui constitue un transfert de propriété majeur. Nombre de ces programmes politiques furent certes très marqués par l’arrivée de la « rigueur », mais ils avaient néanmoins des logiques propres et suivaient des chronologies différentes. 

NDLR : Pour en savoir plus sur les nationalisations de 1981, la façon dont elles furent conduites et leur relatif échec, lire sur LVSL l’interview de l’économiste François Morin, conseiller auprès du secrétaire d’État à l’extension du service public, par William Bouchardon : « Si on nationalise, alors allons vers la démocratie économique ».

Par ailleurs, contrairement à une théorie souvent entendue, la gauche de 1981 ne méconnaissait pas les problématiques de l’offre ou les contraintes internationales. Bien au contraire, les différents courants de gauche étaient profondément conscients de ces contraintes. Ces préoccupations étaient d’ailleurs une justification majeure du programme de nationalisations, dont l’enjeu principal était de stimuler la productivité et la compétitivité de l’industrie française par le biais d’investissements et de restructurations menés par l’État. 

L’accélération de la mondialisation était d’ailleurs prise en compte dans ce raisonnement. Comme Mitterrand l’a soutenu lors de sa première conférence de presse en tant que Président : « Ces nationalisations nous donneront les outils du siècle prochain », avertissant au passage que, si cette mesure n’était pas prise, les entreprises françaises en question « seraient rapidement internationalisées ».

La décision en faveur du SME

Contrairement à la version souvent entendue, la décision de rester dans le SME n’était pas non plus un choix clair entre politique budgétaire expansionniste et austérité. En effet, étant donné qu’un tournant vers l’austérité avait déjà été amorcé en 1982, la plupart des partisans de la sortie du SME défendaient aussi de nouvelles mesures d’austérité. Pour ces derniers, le gouvernement devait contenir l’inflation et empêcher une trop grande dévaluation du franc. Ils estimaient cependant qu’en sortant du SME, la France pourrait sortir plus rapidement de l’austérité en rééquilibrant plus vite sa balance commerciale. Ainsi, le « tournant de la rigueur » aurait tout de même eu lieu.

Etant donné qu’un tournant vers l’austérité avait déjà été amorcé en 1982, la plupart des partisans de la sortie du SME défendaient aussi de nouvelles mesures d’austérité.

D’ailleurs, ni le choix de rester dans le SME ni les mesures d’austérité ne constituaient une adhésion du gouvernement Mitterrand à la libéralisation économique. Au contraire, le gouvernement de l’époque combina des mesures d’austérité en 1982 et 1983 avec un resserrement des contrôles sur le crédit. Les mesures les plus controversées de mars 1983 furent d’ailleurs de nouveaux contrôles des changes draconiens, qui visaient à décourager la population de prendre des vacances à l’étranger, afin d’encourager l’activité économique en France.

Enfin, laisser la valeur du franc « flotter » sur les marchés internationaux, en dehors du SME n’impliquait pas forcément la mise en place de mesures plus protectionnistes. À bien des égards, ces deux solutions auraient d’ailleurs pu se substituer l’une à l’autre pour parvenir au même objectif : rétablir un certain équilibre de la balance des paiements.

Derrière mars 1983, une multitude de décisions en faveur du capital

Après les mesures de juin 1982, Mitterrand demanda d’ailleurs à son gouvernement de protéger les taux d’intérêt domestiques des marchés extérieurs et d’accélérer la « réforme bancaire », c’est-à-dire une gestion accrue de l’État sur la distribution du crédit dans un système bancaire désormais presque entièrement nationalisé. Selon les mémoires de son conseiller Jacques Attali, il aurait réclamé de façon irrégulière des actions en ce sens à son ministre des Finances Jacques Delors, et ce, au moins jusqu’à l’été 1983. 

Mitterrand n’était pas très impliqué dans les détails de la politique financière du gouvernement, et sa principale préoccupation semble avoir été de faire baisser les taux d’intérêt de quelque manière que ce soit. Cependant, le secteur bancaire français et Jacques Delors étaient profondément hostiles à de telles idées. Delors sut résister à ces demandes occasionnelles de Mitterrand et à d’autres, poursuivant plutôt une voie de réformes bancaires plus limitée.

NDLR : Pour une analyse des choix économiques effectués à l’époque, qui ont entraîné une forte hausse du chômage, lire sur LVSL l’entretien de Jules Brion avec le journaliste Benoît Collombat : « Le choix du chômage est la conséquence de décisions néolibérales ».

Pierre Bérégovoy, son successeur au poste de ministre des Finances, promeut ensuite une vaste déréglementation du secteur avec le même objectif fondamental de réduire les taux d’intérêt. À partir de 1984, lorsque les socialistes forment un nouveau gouvernement – sans le parti communiste français (PCF), partenaire minoritaire mécontent et marginalisé – sous la houlette de Laurent Fabius, la « rigueur » s’installe durablement. Elle se fonde notamment sur une désinflation compétitive – c’est-à-dire une baisse de l’inflation qui permette de se rapprocher des taux en vigueur dans les autres pays européens – et un franc fort. Concrètement, cette politique se traduit entre autres par la fin de l’indexation des salaires sur l’inflation.

En matière de politique industrielle, après le premier virage vers la « rigueur » en juin 1982, le gouvernement adopte – brièvement – une politique encore plus interventionniste, en déversant d’importantes sommes dans les industries d’État. Jean-Pierre Chevènement, le ministre de l’Industrie de l’époque et chef de la faction du CERES (le centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste, une aile de gauche « gaullo-marxiste » du Parti socialiste, ndlr) voulait en effet plus d’investissements dans les entreprises publiques, éventuellement par le biais d’une grande banque nationale d’investissement qui serait créée grâce à une réorganisation du système bancaire. 

Chevènement prônait essentiellement sa propre forme de « rigueur ». Il admettait que l’augmentation des investissements se ferait au détriment de la consommation. Tout en cherchant à protéger l’emploi, il prévoyait également des baisses de salaire. Il visait dans le même temps à accroître le rôle de son ministère dans la gestion des industries d’État. 

Cette courte phase de la politique industrielle prit fin avant la décision de rester dans le SME. En février 1983, Chevènement était déjà proche de la démission, suite aux réprimandes de Mitterrand après la remontée de plaintes de différents dirigeants d’entreprises publiques. A ce moment-là, l’option de la sortie du SME est toujours envisagée par Mitterrand selon de nombreux témoignages, dont celui de Chevènement.

Anesthésie sociale

En termes de politique redistributive et d’attitude de l’État vis-à-vis du capital et du travail, un changement clé a lieu avant même le tournant de juin 1982 : une baisse de l’impôt sur les sociétés est décidée au printemps 1982. En parallèle, le gouvernement assura les organisations patronales – en privé – qu’il n’y aurait plus de nouvelle augmentation des cotisations sociales ni de réduction du temps de travail.

Comme l’explique l’historien Matthieu Tracol, cette décision fait du printemps 1982 un moment aussi significatif que ceux de juin 1982 ou mars 1983 : la réduction de la semaine de travail était un levier clé pour ce que le gouvernement déclarait être son objectif premier : réduire le chômage. Alors que la seule croissance économique se révèle insuffisante pour parvenir à cet objectif, la réduction du temps de travail était en effet au cœur du programme économique alors défendu par le PS.

Certains partisans influents d’une sortie française du SME, comme l’homme d’affaires socialiste Jean Riboud, ont fait valoir que le gouvernement devrait combiner cette réforme avec une réduction substantielle des cotisations d’entreprise. Mitterrand reviendra plus tard sur ce programme en 1983, lorsqu’il insistera pour réduire ces cotisations, menant une politique qui allait à l’encontre de la logique générale et des contraintes de « rigueur », et qui se heurta par ailleurs aux protestations de Jacques Delors. 

Toutefois, certaines des politiques adoptées au début du premier quinquennat de François Mitterrand ne furent pas abandonnées et sont restées comme un héritage. Les prestations sociales se sont maintenues à un niveau élevé et l’âge de la retraite fut maintenu à 60 ans. Des choix qui permirent au gouvernement d’obtenir ce que le politiste Jonah Levy appelle une « anesthésie sociale », faisant mieux accepter la pilule d’un chômage en augmentation. 

L’héritage de mars 1983

Si le « tournant de la rigueur » de mars 1983 n’est donc pas aussi décisif qu’il est souvent décrit, il n’est pas pour autant insignifiant. Il s’inscrit dans une chronologie de décisions par lesquelles le gouvernement français choisit de se détourner de la question du chômage pour donner plutôt la priorité aux questions d’inflation et d’équilibre commercial.

Par ailleurs, le tournant de mars 1983 a peut-être aussi eu des conséquences plus indirectes, justement car ce récit d’un revirement décisif s’est vite imposé, donnant naissance à une prophétie auto-réalisatrice. En effet, le gouvernement ayant perdu en popularité et étant perçu comme ayant trahi ses promesses, les socialistes se sont mis à chercher une nouvelle raison à donner aux électeurs de voter pour eux. Ils la trouvèrent dans le renouveau de la construction européenne à partir du milieu des années 1980 : à travers celle-ci ils pourraient exprimer leur engagement en faveur de la « modernisation ».

Pour en savoir plus sur l’obsession européiste de François Mitterrand et les choix réalisés en ce sens au détriment du socialisme, lire sur LVSL l’interview d’Aquilino Morelle par William Bouchardon : « La construction européenne s’est faite contre le peuple français ».

Ce tournant européiste voit le jour sous la direction du nouveau président de la Commission européenne, Jacques Delors, qui obtient le plein soutien de Mitterrand pour relancer l’intégration européenne. Le tournant vers « l’européanisation » fournit ensuite une motivation pour de nombreuses mesures de déréglementation promues par les socialistes pendant le reste de leur mandat. Mais les événements de mars 1983 n’étaient qu’une partie d’un processus beaucoup plus long et plus complexe. 

De plus, il serait erroné de voir la décision de rester au sein du SME comme une victoire pour la soi-disant « deuxième gauche », antiétatique et internationaliste, souvent associée à des personnalités comme Michel Rocard, un rival de Mitterrand qui sera finalement son Premier ministre. Le narratif convenu présente en effet souvent mars 1983 comme le moment où cette « deuxième gauche » l’aurait emporté sur une gauche plus interventionniste, souverainiste et « jacobine », qui aurait influencé la politique avant 1983.

Certes, il est vrai que Jacques Delors, l’un des représentants de la deuxième gauche, était le principal défenseur du maintien au SME. Mais Michel Rocard défendait la solution d’un franc flottant (donc en dehors du SME) à partir de 1981. En réalité, la plupart des dirigeants du parti socialiste ne faisaient partie ni de la deuxième gauche, ni ne s’alignaient sur les positions du CERES, ayant une approche plus pragmatique de la politique. Cela n’a cependant pas empêché Rocard et d’autres membres de sa faction de rétrospectivement présenter le virage de mars 1983 comme une victoire de leur propre « réalisme » et « internationalisme ». De son côté, le CERES a également contribué à renforcer ce récit, blâmant la deuxième gauche et la Communauté économique européenne pour l’austérité.

Un mythe utile

Finalement, si le mythe de mars 1983 est resté autant gravé dans les mémoires, c’est sans doute car il a quelque chose à offrir à presque tout le monde. Pour la droite, le centre ou la « deuxième gauche », il permet d’affirmer que les réalités économiques ont contraint le gouvernement socialiste à abandonner son programme politique imprudent et naïf.

Finalement, si le mythe de mars 1983 est resté autant gravé dans les mémoires, c’est sans doute car il a quelque chose à offrir à presque tout le monde.

Selon ce point de vue, la seule alternative était un protectionnisme extrême, coupant la France du reste du monde. Delors lui-même a qualifié de manière assez risible ceux qui voulaient quitter le SME d’ « Albanais », suggérant que la voie qu’ils souhaitaient rangerait la France dans le même camp que l’État stalinien isolé d’Enver Hoxha. En réalité, les choses étaient bien plus complexes et tout un éventail de choix étaient disponibles pour un pays comme la France. 

En face, les critiques de gauche sur le bilan du gouvernement socialiste ont sans doute jugé séduisant de mettre l’accent sur mars 1983, car cela donne l’impression que le tournant néolibéral français se résume à ce choix. De ce point de vue, si Mitterrand et ses alliés avaient décidé de quitter le SME, ils auraient pu entraîner la France (et peut-être le reste de l’Europe) sur une voie socio-économique très différente. 

Or, cette version des événements est bien trop simpliste. Bien sûr, les socialistes auraient pu faire un certain nombre d’autres choix au début des années 1980, mais tout ne s’est pas joué en mars 1983. Ce mois-là, une politique de « rigueur » était déjà en place, et les socialistes l’auraient encore approfondie par la suite, que la France soit restée ou non dans le SME. Cette période d’austérité aurait cependant pu être plus courte, dans les deux scénarios.

Il faut aussi distinguer le virage vers la « rigueur » des autres choix économiques du gouvernement Mitterrand. Ce tournant n’a pas en lui-même déterminé l’abandon plus large des politiques de redistribution avant et après mars 1983. Le choix de rester dans le SME n’était par ailleurs pas incompatible avec la poursuite de réformes structurelles envisagées en 1981. Surtout, cela n’obligeait pas les socialistes à commencer à promouvoir un programme de libéralisation économique à partir de 1984.

Le PS voulait-il le socialisme ?

En réalité, dès son arrivée au pouvoir, le parti socialiste faisait face à de nombreuses tensions internes. D’une part, il se concevait comme un parti radical, appelant à une rupture avec le système existant. En outre, le PS avait également construit sa stratégie électorale sur l’alliance avec le parti communiste français, la négociation du Programme commun et la conquête des électeurs communistes. 

Il y avait, de plus, une profonde frustration dans la gauche française du fait que le pouvoir gouvernemental lui avait échappé pendant des décennies depuis le début de la Ve République en 1958. Tout ceci a donné une écrasante impulsion aux mesures introduites en 1981. Venant d’une longue culture d’opposition, inhabituellement détachée du mouvement ouvrier, la plupart des socialistes avaient également une conception beaucoup trop vague de la façon de mettre en pratique un programme de réformes.

NDLR : Lire à ce sujet l’article d’Antoine Cargoet pour LVSL : « Comment le PS s’est technocratisé pour conquérir le pouvoir ».

Le cas des nationalisations constitue un bon exemple des contradictions alors à l’œuvre. Le gouvernement de l’époque réussit à vaincre des oppositions parfois féroces pour les mener à bien, comme l’attendaient ses sympathisants. En revanche, et de manière assez étonnante, il y eut beaucoup moins d’intérêt, de la part du gouvernement comme de ses sympathisants, pour déterminer ce qu’on allait bien pouvoir faire avec les entreprises désormais détenues par l’État. Dès lors, lorsque les oppositions aux socialistes se firent plus fortes, le gouvernement trouva peu de soutiens derrière lui.

Par ailleurs, derrière la rhétorique et les premières mesures phares au début du premier quinquennat Mitterrand, il y avait aussi toujours une bonne dose de pragmatisme dissimulé. L’objectif économique prioritaire pour de nombreux socialistes était bien une « modernisation » qui provoquerait un renouveau national. En 1981, ce but semblait pouvoir être atteint par un programme de gauche transformateur. Mais par la suite, ce programme s’est heurté à certain nombre de résistances de la part du Capital. Le gouvernement socialiste a alors souvent préféré suivre la voie de la moindre résistance, en fonction du degré d’attention et de combativité qu’il trouvait dans son propre camp. À partir de 1984, cela s’est traduit dans l’adoption d’une vision entièrement nouvelle de leur programme, résolument néolibérale.

A propos de l’auteur :

Neil Warner est doctorant à la London School of Economics. Ses recherches portent sur l’échec des plans de socialisation de l’investissement en Grande-Bretagne, en France et en Suède dans les années 1970 et 1980.

Planification écologique : passer des intentions à l’action

Des éoliennes © Fabian Wiktor

Le débat présidentiel a mis sur le devant de la scène la « planification écologique », qui fait quasiment consensus. Désormais perçue comme un outil incontournable, y compris dans le camp du chef de l’État, elle évoque la réussite des Trente Glorieuses. Toutefois, les compétences de l’État se sont largement délitées et la mobilisation des acteurs ne va pas de soi. Bien que la France ait rarement été autant recouverte de plans et de schémas, ceux-ci peinent à se traduire par des transformations concrètes. La crise du Covid a en effet montré les limites d’une administration souhaitant contrôler tous les aspects de la vie et se heurtant aux angles morts et aux cas particuliers. Il reste dès lors à définir une nouvelle méthode orientant l’action publique face à l’urgence climatique. Pour ce faire, il faut admettre la place d’un secteur public fort pour mettre en oeuvre des mesures d’intérêt général et se donner les moyens de mobiliser tous les acteurs pour engager des changements dans toute la société.

La France du plan

La pression pour obtenir une planification écologique commence par un paradoxe : la France a rarement été aussi bien régie par des plans, et autres schémas, sans que les transformations soient visibles. Pour l’environnement, on compte au moins 107 contrats de transitions écologiques, qui viennent se cumuler avec les outils ci-dessous. De même, l’objectif d’un plan alimentaire de territoire par département a bien été atteint avant la date limite fixée (2023). Pourtant, la sécurité alimentaire n’a jamais paru aussi précaire. Cet écart constant entre les objectifs et le ressenti interroge. En effet, cet empilement est loin de pousser les collectivités à mettre en œuvre une politique de développement durable audacieuse. Au contraire, il les corsète dans un canevas réglementaire.

Schéma non exhaustif des outils existants destiné au développement durable. Source : auteur de l’article

Dans les faits, cette « stratégification » peine à se traduire en actions concrètes. Ceci n’est pas totalement un paradoxe. Dans un régime libéral, il apparaît indispensable de donner une direction à l’action, en évitant toutefois tout début d’interventionisme. Hélas, sans moyens ni contrainte, cela se réduit généralement à une construction intellectuelle. La loi pour la transition énergétique et la croissance verte votée en 2015 constitue à ce titre un cas d’école. Définissant de grands objectifs en matière d’énergies renouvelable ou de rénovation énergétique, ou établissant un « droit à l’accès de tous à l’énergie sans coût excessif », elle ne s’est traduite que par quelques mesures techniques. Aucun moyen financier nouveau ni contrainte n’ont été mis en place. En outre, dans le processus législatif, elle s’est réduite à une loi sans lendemain, en l’absence de pilotage et de contrôle. Depuis, le chèque énergie, créé à l’occasion de cette loi, a été étendu. Le crédit d’impôt pour la transition énergétique a lui été intégré dans « Ma Prime Renov’ » sans que l’effet sur notre situation énergétique ne soit probant. Plutôt que réformer en permanence des lois votées quelques années auparavant, il est temps de réintroduire une culture du résultat dans le processus législatif.

Cette logique de plan local appuyé sur la contractualisation a enfermé les collectivités dans un cadre rigide, souvent coupé des réalités territoriales.

Les plans à échelle locale ne sont pas inutiles. Ils ont notamment le mérite, sur plusieurs thèmes, de réaliser des inventaires des structures existantes, ce que ne permettent pas, hélas, les moyens des collectivités ou de l’État déconcentré. Mais l’identification et la transformation relèvent de deux domaines bien différents. En revanche, il existe une hypocrisie de base à engager les collectivités dans la voie de projets audacieux, tout en réduisant en parallèle le niveau de leur dotations. Sur ce point, les 10 milliards d’euros d’économies supplémentaires qu’Emmanuel Macron compte demander aux collectivités territoriales durant les cinq ans à venir s’annoncent de très mauvaise augure.

En outre, cette logique de plan local appuyé sur la contractualisation a enfermé les collectivités dans un cadre rigide, souvent coupé des réalités territoriales. Réduisant l’intervention de l’État à un seul soutien financier, et partiel, sur les projets des collectivités, il présente deux limites majeurs. Tout d’abord, il donne le sentiment aux collectivités que l’État n’est là que pour dire ce qu’il ne faut pas faire, en excluant les projets non éligibles. Au point d’y voir, pour le numéro 2 de l’Association des maires de France (AMF) André Laignel, un outil de « recentralisation massive ». En outre, et c’est le second grief de l’AMF, ils mettent en concurrence les collectivités. La logique d’appel à projet donne en effet un avantage considérable aux grosses collectivités, qui, grâce à leurs équipes de fonctionnaires compétents, ont les moyens de définir des projets correspondant aux attendus ou de recourir à des cabinets d’études pour rendre leurs projets plus crédibles. Et donc de mieux les faire valoir auprès des décideurs. Au point d’encourager des comportements opportunistes, incitant certaines collectivités à moduler leurs projets pour les faire correspondre avec les attendus du moment.

La transition écologique dans l’impasse

À partir de là, deux voies se font face. Tout d’abord, la voie libérale, portée par le Président, qui a foi dans le pouvoir d’auto-régulation des marchés. En suivant ce paradigme, l’intérêt croissant des citoyens, des consommateurs et des investisseurs pour le développement durable va nécessairement conduire les entreprises à changer leur modèle. Il existe néanmoins trois effets qui font de cette option une impasse. La première est de limiter cet engagement des entreprises à des mesures anecdotiques. Ce que l’on appelle de façon général le greenwashing. Ceci se traduit dans les rapports sociaux et environnementaux des entreprises par des mesures principalement internes et limitées. Ainsi, les entreprises réduisent bien volontiers l’usage de papier, de bouteilles en plastique ou limitent les déplacements de leurs employés, mais sans pour autant toucher à leur business model, qui peut pourtant être éminemment polluant. Le second facteur limitant porte sur la force du lobbying, qui incite à toujours reculer les échéances. Il est ainsi éloquent de se figurer que dès 1988, Guy Debord, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, cite les entreprises pétrolières qui demandent du temps pour pouvoir préparer l’après-pétrole. Or, à en juger par leur discours actuel, les intérêts de court terme finissent facilement par l’emporter sur l’urgence climatique. La troisième voie, la plus inquiétante réside tout simplement dans la fraude. L’industrie automobile en a livré un puissant exemple avec le dieselgate, la manipulation des tests sur les émissions de CO2.

Entre une écologie des investisseurs et une écologie de la rigueur, une troisième voie est possible.

D’autre part, est apparue une écologie de la contrainte, qui ne cesse d’inquiéter. Au nom de l’urgence climatique, elle s’interroge à voix haute sur les limites de la démocratie. Le paradoxe est qu’elle libère des discours, simplistes, au point d’ouvrir des débats sur la notion de plaisir en elle-même. Stratégiquement elle a préféré prendre à partie des comportements individuels plutôt que de proposer des transformations profondes du système. Ce faisant, cette démarche est apparue comme doctrinale, moralisante et, qui plus est, peu efficace, alors même que de plus en plus de Français sont prêts à des transformations radicales dans leur mode de vie. Ceci produit un large sentiment de frustration, alors que l’idée d’un nécessaire changement de paradigme se fait jour. Et que les petites mesures de contraintes sont plus faciles à prendre que les grandes décisions de mobilisation.

L’indispensable retour de l’État

L’impasse de la contractualisation État-collectivités et des mesures orientées vers le contrôle des actes individuels est aujourd’hui sous nos yeux. L’ampleur de la transition à venir oblige donc à une intervention de l’État débarrassée des objectifs de court terme. Ceci apparaît d’autant plus nécessaire qu’il est désormais acquis qu’avec le retard, le coût des transitions n’en sera que plus élevé, et qu’une véritable volonté politique permettrait de donner à la France un avantage stratégique dans bien des domaines. Le rôle de l’État apparaît bien entendu indispensable pour fixer des objectifs et équilibrer les effets de répartition entre les acteurs, entre les gagnants et les perdants de la transition. Dans le cas spécifique de la transition écologique, son rôle est central pour assurer la cohérence entre les démarches. En effet, optimiser l’emploi de nos ressources en favorisant l’économie circulaire sera un enjeu majeur. Enfin, l’État doit également assumer d’être exemplaire s’il veut pouvoir entraîner les collectivités, les entreprises et les citoyens. Ceci suppose d’assouplir les contraintes financières face à l’urgence climatique.

Les réseaux vont se trouver au cœur des transitions, ce qui justifie leur maintien dans la sphère publique.

À titre d’exemple, les réseaux vont se trouver au cœur des transitions, ce qui justifie leur maintien dans la sphère publique. Une gestion par le secteur privé, comme cela est par exemple largement le cas pour l’eau avec le géant Veolia-Suez, est en effet incompatible avec une stratégie de long terme visant l’intérêt général. En ce qui concerne l’électricité, le développement du renouvelable implique une production d’énergie plus décentralisée, qui va nécessiter de nouveaux investissements, notamment afin de limiter les pertes en ligne, pouvant atteindre jusqu’à 6% de la consommation. Pour y parvenir, il faut tourner le dos au seul objectif de rentabilité de court terme, et adopter au contraire une vision globale de la production électrique et de l’évolution du mix énergétique. Le projet Hercule, qui cherche à démembrer EDF en plusieurs branches et à privatiser certaines activités est ainsi à l’opposé total de ce qu’il faudrait faire.

De même, en matière de transports, la nécessité d’avoir un service public ferroviaire renforcé apparaît également incontournable. En effet, pour réduire l’usage de la voiture, il est nécessaire de desservir de larges parties du territoire. La logique de privatisation actuellement à l’oeuvre condamne nécessairement cette perspective. Le transfert au secteur privé des lignes les plus rentables laissera la SNCF avec celles qui le sont le moins, l’empêchant d’équilibrer son bilan. Les lignes moins fréquentés sont ainsi condamnées, et avec l’égalité entre les territoires. Pourtant, cette démarche est déjà engagée, avec la bénédiction de certaines régions, et est en train de s’accélérer. Ainsi, il est à prévoir que de nouvelles lignes ferment, alors que le train est l’un des modes de transports les moins polluants. Cette préservation du secteur public ne peut se faire que par exception au cadre européen. Ou plus précisément, il est désormais possible d’invoquer les contradictions entre les différents objectifs de la Commission européenne, pour préserver notre spécificité. Une récente tribune sur le modèle suédois rappelle néanmoins que pour y parvenir, un large consensus sur l’objectif et les moyens de la transition écologique doit être trouvé, ce qui n’est pas encore le cas, comme l’a révélé le débat de l’élection présidentielle.

Mobiliser efficacement toute la société

Pour sortir de cette impasse, la planification écologique doit éviter d’être inutile ou inefficace. Alors que la notion fait désormais consensus et est même revendiquée par Emmanuel Macron, sa forme reste à définir. Éviter qu’elle ne demeure un cadre théorique ou symbolique d’une part. Éviter d’autre part qu’elle s’engage dans un bras de fer continu et épuisant. En effet, la planification écologique est d’abord un processus démocratique pour assurer la mobilisation de tous les acteurs.

Schéma de la mise en place de la planification écologique selon la France Insoumise.

À ce titre, le livret sur la planification écologique de la France Insoumise, qui a porté cette notion, apparaît comme le cadre le plus élaboré à ce jour. Celui-ci s’articule autour d’une forme de « convention citoyenne », s’appuyant sur des citoyens tirés au sort à échelle départementale pour les travaux de fond. Elle est complétée d’une consultation des organisation impliquant les collectivités, associations, laboratoires de recherche et représentants des agences de l’État concernés, afin de définir plus précisément des mesures thématiques. L’ensemble de ces travaux doit être animé par le Conseil de la planification écologique, en charge de restituer un projet de loi de planification écologique. L’ensemble de ces réflexions s’articule autour de la règle verte, à savoir ne pas utiliser plus de ressources que la Terre n’en donne chaque année.

Ce cadre doit néanmoins être complété d’une méthode de gouvernement, afin que ces objectifs nationaux ne restent pas théoriques ou n’apparaissent pas déconnectés des enjeux locaux. Il faudra également encourager tous les acteurs à répercuter ces changements à leur échelle. Or comme l’a noté Geoffrey Roux de Bézieux, le patron du MEDEF, l’attitude la plus vraisemblable face à un programme de rupture reste l’attentisme. En complément de l’intervention de l’État et de la définition d’un objectif commun, il reste à déterminer la courroie de transmission au reste de la société.

Tout d’abord, il est absolument indispensable que l’État cesse de se priver de ses propres ressources. Ce point a été largement documenté pour ce qui concerne l’administration centrale dans le rapport parlementaire de la députée LFI Mathilde Panot. L’intérêt de ce rapport est de mettre en valeur les baisses d’effectifs et la diminution des compétences qui en découle. Ceci s’est traduit également dans l’administration déconcentrée par la mise en place de directions interministérielles. Pensées pour apporter plus de polyvalence et de transversalité, elles se sont en réalité traduites par des baisses d’effectifs et un manque de lisibilité dans ses missions. Par exemple, la mise en place de la Direction Départementale des Territoires (DDT) s’est traduite par une baisse de l’intervention de l’État, poussant les collectivités dans les bras des cabinets d’étude privés pour réaliser leurs projets. Au point que l’Inspection générale de l’administration notait dès 2017 que, sous l’effet de la réduction des effectifs et de redéfinition des missions, certaines DDT atteignait « la limite de ce qui est soutenable ». Depuis le phénomène s’est accentué. Depuis leur création, les directions interministérielles dans les territoire ont perdu 30% de leurs effectifs. Dans ce sabrage, les fonctions relatives à l’écologie ont été les plus sacrifiées.

En complément de la question des moyens, c’est une question de méthode qui est posée. Celle-ci est d’autant plus importante qu’elle pourrait s’appliquer pareillement à d’autres objectifs sociaux portant sur la santé, le social et d’autres thèmes. L’atteinte des objectifs climatiques, tel qu’exprimés au travers de traités internationaux comme la COP21 exigent des investissements massifs. Le rapport 2% pour 2°C, produit par l’Institut Rousseau, estime qu’ils devraient atteindre 182 milliards d’euros par an d’ici 2050, soit 2% du PIB, pour décarboner l’économie. Il faudrait que ces montants, notamment pour la dépense publique, soit déduits des ratios européens de déficit public. En outre, ils sont à rapprocher des dépenses qui s’avèrent déjà nécessaires pour prendre en compte l’impact du dérèglement climatique, compris entre 5% et 20% du PIB mondial.

Pour ce qui est des collectivités locales, la méthode consisterait pour l’État à définir des objectifs à atteindre selon un calendrier. Dès lors, les territoires verraient leur dotation augmenter en proportion de l’écart constaté à cet indicateur, pour tirer l’ensemble du territoire vers un même but. Charge ensuite aux élus, à l’échelle territoriale, de définir les projets les mieux adaptés pour combler cet écart. Cette méthode garantirait l’autonomie des collectivités et déchargerait l’administration d’une tâche fastidieuse d’encadrement de leurs activités. En revanche, si l’objectif n’était pas atteint dans les délais, et si le service financé s’avérait inopérant, le préfet aurait pouvoir de mettre en place les mesures adaptées. Suivant ainsi le modèle de la loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU) pour le logement social, qui prévoit des sanctions financières pour les récalcitrants. Le financement se ferait alors au détriment de la dotation globale sur les années suivantes. Cette méthode permet de garantir l’égalité des territoires, quelle que soit leur taille, et l’avancée du pays vers des objectifs communs.

Pour mener à bien la transition, il faudra mobiliser les acteurs, avec un soutien financier, et des objectifs précis.

De la même façon, cette méthode est applicable aux différents secteurs économiques. Réorienter le crédit d’impôt recherche, qui a atteint 6 milliards d’euros, vers les travaux visant la transition écologique serait une première étape. En complément, l’État fixerait des objectifs de réduction d’émissions de CO2 et de gaspillage de ressources par secteur. Les entreprises seraient incitées, par des budgets dédiés, à atteindre ces objectifs sur une durée fixée issues des négociations. Cette tâche doit notamment mobiliser les ingénieurs en particulier pour réviser les méthodes de production. La gouvernance des grandes entreprises doit être revue pour intégrer un comité dédié à la transformation écologique, réunissant les dirigeants et les représentants des salariés mais également, pourquoi pas, de la société civile.

De la même façon, l’absence d’atteinte de ces objectifs dans le calendrier fixé se traduirait par une sanction. Lorsqu’une entreprise ne respecte pas ses obligations vis-à-vis des créanciers, elle entre sous la coupe d’un mandataire judiciaire. La sacralité de la propriété est-elle supérieure à la préservation de notre environnement ? Dès lors, il est parfaitement envisageable d’imaginer la présence d’un mandataire écologique, en charge de valider les décisions des dirigeants et d’assurer que les objectifs de transition soient bien atteints. Ce mécanisme d’incitation et de sanction permettrait alors d’engager sérieusement les entreprises sur la voie de résultats concrets.

De cette façon, une voie existe pour obtenir des résultats concrets. Cette méthode, reposant tant sur l’incitation que la sanction, pour mobiliser l’ensemble des acteurs, en réduisant le travail technocratique. Cette voie est mobilisatrice, pour conduire à des changements concrets, et pour mettre un terme à une éco-anxiété paralysante.

Le poison de la novlangue managériale dans l’hôpital public

Depuis plusieurs années, et avec une rapidité tendant à s’accentuer, la gestion de l’hôpital public s’apparente de plus en plus à celle d’une entreprise privée. Elle s’appuie sur une logique managériale inspirée de l’industrie connue sous le nom de Nouveau management public – NMP. Sa diffusion à l’hôpital repose en grande partie sur la prolifération d’une novlangue managériale qui exerce une puissante pression sur la mobilisation mentale des agents : le langagement ou agir sur les comportements par le langage.

Prendre le pouvoir de manière quasi hypnotique sur les esprits et ainsi manipuler plus aisément médecins, soignants et personnels administratifs par la seule force du langage. Dans toutes les entreprises, des séances sont consacrées à l’enrôlement psychologique des salariés. Mais n’y a-t-il pas des limites à ne pas franchir ? On peut s’interroger en rapprochant deux citations, la seconde analysant la première sous le prisme de l’étude faite par le philologue Victor Klemperer1 de la langue employée par les nazis. En premier, à travers un courriel envoyé à tous les médecins d’une Commission médicale d’établissement, un exemple de la novlangue en cours. Aucun mot ne relève du domaine de la santé comme si le critère n’était pas à prendre en compte par le personnel médical : « Un nouveau pacte de gestion porteur d’une ambition à long terme qui repose sur des orientations stratégiques claires favorisées par un desserrement de la contrainte financière exogène (« tendanciel » ) ». Le choix des mots, les nazis l’avaient compris, est primordial comme le note Victor Klemperer dans LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich, écrit en 1947 : « [La langue] ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral surtout si je m’en remets inconsciemment à elle. » Santé, cachez ce mot que je ne saurais entendre, pourrait-on aussi écrire en faisant référence au domaine littéraire en paraphrasant Molière.

Choisir pour un courriel ce langage, c’est choisir les valeurs de tout un courant de pensée économique. Depuis les années 1970, on assiste à une néolibéralisation dans la gestion des États fondée sur la croyance économique et politique d’une nécessité de concurrence dérégulée entre tous les acteurs. Les services publics n’ont pas tardé à suivre cette loi d’airain avec l’apparition de nouvelles méthodes managériales issues du monde de l’industrie : le Nouveau management public (NMP). Des réformes successives ont abouti à gérer, grâce au NMP, l’hôpital public comme une entreprise privée soumise à des logiques gestionnaires de « rationalisation des coûts » et de mise en concurrence des structures entre elles en visant « l’efficience économique » 12 pour faire de l’hôpital une « nouvelle industrie » 3. La logique a même été poussée jusqu’à mettre en concurrence les services médicaux entre eux.

Leurs sentiments face à ces méthodes de management est globalement d’être sous pression et d’avoir des difficultés à exercer convenablement leur métier.

Progressivement, le modèle de gestion s’est rapproché de celui de l’entreprise privée4. Alors que le service public hospitalier a longtemps représenté un secteur préservé du NMP, il est désormais un acteur agissant et innovant dans cette nouvelle voie managériale. Cette dernière est à l’origine d’une tension chez les soignants entre une certaine conception de leur métier et un nombre toujours plus important de contraintes5. Leurs sentiments face à ces méthodes de management est globalement d’être sous pression et d’avoir des difficultés à exercer convenablement leur métier. Selon leur attitude face au NMP, ils se partagent, selon leurs propres dires, en soignants « résistants », en « convertis », en « faux croyants » ou encore en « intermédiaires ambivalents » 6. L’évolution vers le « tout comptable » –ou « économisation » pour parler en novlangue – des soins qui découle de ces méthodes s’appuie sur un double discours économique de mobilisation et de justification qui vise à légitimer ces dispositions managériales dans le but de discipliner les comportements et la subjectivité du soignant7. C’est donc d’abord par le langage, par les mots et le discours que la novlangue managériale « exerce une emprise sur les soignants8 et que celle-ci constitue un dispositif visant une gouvernementalité efficace ».

Ce discours managérial a tendance à complexifier les mots, à utiliser des mots à la mode, à se composer d’anglicismes, de sigles abscons et à manier des substantifs percutants renforcés par des adjectifs et des adverbes contraignants, le tout à l’origine d’un niveau de généralité et d’abstraction élevé et visant à établir une communauté de langage de manière aconflictuelle9.

Ce langage managérial, cette novlangue, exerce une fonction puissante de dispositif au sens de Foucault et d’Agamben10 et influence par conséquent la conduite des soignants, et au premier chef des médecins, notamment par enrôlement comme nous le développerons plus loin. Nous pouvons parler ici d’un engagement par incorporation de ce langage (phénomène passif par « imbibition ») ou par appropriation (phénomène actif et volontaire). Un processus que nous qualifions de « langagement » est à l’œuvre. Inspiré du terme management, lui-même issu du latin « manus agere » (agir par la main), ce néologisme, par symétrie, signifie « agir par le langage ». Il renvoie à l’utilisation de mots et d’expressions qui contribuent à artificialiser la langue comme on artificialise les sols pour enrôler les gens. Il s’appuie sur une réalité fictionnelle élaborée à des fins de manipulation : ce langage ment.

Ce langage managérial, cette novlangue, exerce une fonction puissante de dispositif au sens de Foucault et d’Agamben et influence par conséquent la conduite des soignants.

Les dispositifs managériaux

Désormais, à l’hôpital comme dans d’autres services publics, le déploiement et l’importance des dispositifs managériaux encadrent quasi totalement l’activité des soignants. Ces pratiques managériales, changeantes et difficiles à appréhender pour le profane, visent à planifier l’activité et à modeler les comportements du soignant de manière impersonnelle et insidieuse. Elle procède de ce que Michel Foucault nomme « dispositif ». Marie-Anne Dujarier, qui s’inscrit dans la tradition du concept de dispositif de Foucault11, relève trois types de dispositifs managériaux en interaction pour encadrer le travail et donc les comportements : dispositifs de finalités, de procédés et d’enrôlement12.

Le premier type renvoie au management par les nombres avec comme conséquence pour le travailleur autant d’objectifs quantifiés à atteindre et s’appuie sur toute une tradition de management communément appelée « management par les objectifs ». Il s’agit d’une fonction de contrôle du travail qui est évalué par des critères sélectifs avec des auto évaluations dans une logique de comparaison et de compétition avec d’autres services, celle-ci étant présentée comme un jeu dans lequel le travailleur est contraint de prendre part. Les dispositifs de procédés, de formes variées (méthodes, protocoles, procédures, démarches, etc.) ont pour but d’ordonner les tâches et de standardiser leurs exécutions en fixant la manière de procéder, de dire, voire de penser. Enfin, les dispositifs d’enrôlement permettent de faire accepter pour qui les utilise, les dispositifs de finalités et de procédés par le travailleur. Ils sont essentiellement discursifs et portés par la communication à l’aide « d’une sorte de script langagier managérial ». Celui-ci met l’accent sur la nécessité d’être performant, de s’adapter, d’anticiper, de réduire les déficits, d’innover… Le travail en serait rendu plus intéressant, plus épanouissant. Relever ces défis serait une promesse de développement personnel. Parfois, de manière moins positive, il informe des sanctions possibles encourues par les réfractaires.

Les conséquences des dispositifs managériaux pour le travailleur peuvent être bénéfiques puisqu’ils peuvent le soulager grâce à l’automatisation des tâches productives répétitives et pénibles. Certaines situations non productives peuvent aussi tirer bénéfice de cette automatisation avec une efficience importante et conférant une légitimité à ces dispositifs : protocoles médicaux, procédures de maintenance… Cependant, cette rationalisation de l’activité permet de réguler une organisation par le haut, à distance, loin du terrain avec des objectifs fixés par une hiérarchie ; ils deviennent peu discutables puisque censément rationnels. Ces dispositifs sont aussi porteurs de normes qui organisent le monde du travail. De part leur caractère impersonnel, « ils concrétisent un rapport social désincarné » empêchant une domination rapprochée mais muée d’une certaine façon en une « violence symbolique » théorisée par Bourdieu13.

Finalement, selon Dujarier, « ces trois types de dispositifs tentent donc d’orienter l’activité humaine vers l’atteinte de scores quantifiés, en empruntant des chemins productifs préétablis, au nom d’un sens précis ».

À titre d’illustration, l’activité de soins à l’hôpital public tend à s’exercer dans un cadre de plus en plus fréquemment défini par des experts le plus souvent non soignants. Elle est évaluée par des indicateurs jugés pertinents par ces derniers14 mais contestés par les soignants. L’exemple paradigmatique est celui de la démarche qualité dont l’ambition, via un processus de certification, vise à évaluer la qualité et la sécurité des soins dans les établissements de santé non par des soignants mais par ces seuls experts à l’aide de critères élaborés par la Haute autorité de santé (HAS)15.

L’activité de soins à l’hôpital public tend à s’exercer dans un cadre de plus en plus fréquemment défini par des experts le plus souvent non soignants.

Nous pouvons également citer dans un autre registre, comme exemple d’un chemin productif préétabli, celui de la tarification à l’activité (T2A). La T2A consiste en une « rémunération des hôpitaux sur la base de leur production en groupe homogène de malades, production renseignée dans le système d’information »16. Les recettes de l’hôpital dépendent des actes codés, souvent par les médecins eux-mêmes, dans une recherche d’accumulation d’actes dits rentables et en évitant ceux qui le sont moins. Cette logique gestionnaire conduit à la « promotion et la routinisation d’un langage médico-économique » chez les soignants. Le risque étant que la pratique de soins soit gouvernée par la logique gestionnaire de la T2A qui prône « l’efficience médico-économique » et met au cœur de la pratique les coûts et les tarifs hospitaliers.

L’ensemble des pratiques managériales exercent donc la fonction de dispositif au sens foucaldien qui permet une certaine gouvernementalité managériale et donc de diriger la conduite des hommes. Dans cet ensemble de dispositifs, le discours managérial par le processus complexe de langagement assujettit efficacement les individus par enrôlement.

Contenu et diffusion du discours managérial à l’hôpital

Le discours managérial hospitalier moderne constitue un outil privilégié pour diffuser les nouvelles pratiques managériales venues de l’entreprise privée dans le domaine du soin. Son contenu, proche de ce que l’on entend communément par « langue de bois », se caractérise par une complexification des mots17 : « initialiser » pour commencer, « finaliser » pour finir, « gouvernance » pour direction, « problématique » pour problème, « positionnement » pour position, « questionnement » pour question. Parfois, la périphrase se fait encore plus nébuleuse : vouloir devient « s’engager dans une démarche volontariste globale » ; poursuivre se transforme en « adapter une logique de consolidation » 18. Ce discours s’appuie très volontiers sur des mots à la mode et sur des substantifs aux terminaisons excessivement techniques en « ence » ou « ance » (efficience, excellence, performance, gouvernance) ou en « ion » (motivation, responsabilisation, innovation, restructuration)19. Il fait profusion d’anglicismes (reporting, benchmarking, team building, consulting), de sigles abscons confinant au sabir pour initiés. Il recourt à des oxymores (« changement permanent », « évolution continue ») véhiculant la « doublepensée » de Georges Orwell20, recycle des notions existantes, utilise des « mots-valises » et des « mots-écrans ».

Dans un contexte d’économicisation des discours, et plus particulièrement dans le contexte de la contrainte budgétaire à l’hôpital public où l’impératif de limiter les dépenses prédomine, le dialecte se teinte de termes tels que « parts de marché », « taux de croissance », « déficit », « état prévisionnel des recettes et des dépenses », « crédits d’intéressement » . Le style global se fait volontiers engageant avec des verbes et des adjectifs d’action et d’obligation. (« il faut que », « nous devons ») incitant à adapter une logique de consolidation »18.

À situation inédite doit correspondre un lexique inédit. La période pandémique actuelle n’échappe pas à cette règle de réajustement des mots en rendant caduques, désuets et pour tout dire ringards ceux utilisés jusque-là. Nous voyons donc fleurir désormais les termes de « capacitaire » à la place de nombre de lits, « distanciel » pour remplacer à distance et son pendant « présentiel », « retex » pour réunion de retour d’expérience. On dira désormais d’un service qu’il est « covidé » quand il prend en charge des patients atteints d’une infection Covid-19. Des cas groupés d’infection deviennent des « clusters », le dépistage des patients se transforme en « testing » et la recherche de cas contacts en « tracing ». Ce langage très technique, parfois aride, est qualifié par certains auteurs de « novlangue managériale » en référence à la « newspeak » de l’auteur de 1984 puisqu’elle exerce un rapport de domination non violente par dépossession des mots et délégitimation du récepteur, les soignants dans le cas de l’hôpital public, qui se sentent disqualifiés par une insuffisante maîtrise de ce discours d’autorité qui s’impose à eux.

La novlangue managériale exerce un rapport de domination non violente par dépossession des mots et délégitimation des soignants qui se sentent disqualifiés par une insuffisante maîtrise de ce discours d’autorité qui s’impose à eux.

Ce discours « dispensateur de vérité » décrédibilise toute velléité de contradiction, car on ne s’oppose pas à la vérité. Cette déconstruction de la réalité par le discours managérial peut être qualifié de sophistique au sens de Platon21 dans le sens où son apparente vérité repose sur un mensonge et une manipulation du réel et dont la finalité est de constituer une nouvelle réalité22. En ayant recours aux injonctions contradictoires, il amène à « rendre impossible la possibilité de répondre de manière adéquate aux demandes formulées puisqu’elles procèdent d’une impossibilité logique ». À titre d’exemple, il paraît illusoire de faire preuve d’autonomie quand l’activité professionnelle est contrainte par des objectifs multiples à atteindre et de nombreuses normes. Par conséquent, les concepts mêmes censés structurer l’organisation et promus par le discours managérial sont vidés de leur sens par un mécanisme de « sensure »23 (créativité, liberté, autonomie, innovation, réactivité). Ce discours se donne alors « les allures d’un discours logique et rationnel qui décrit une réalité extérieure au langage alors que, précisément, le propre de la fiction est de ne renvoyer à aucune réalité et de n’avoir d’existence que dans et par le langage »24.

Sandra Lucbert analyse cette façon de penser et d’édicter hors sol, à des fins de manipulation du réél dans le service public25 ou en entreprise26. Elle montre qu’à travers ce langage s’exerce une « euphémisation du pouvoir » mais également une musique d’ambiance tournant en boucle et réduisant, selon l’expression d’Orwell, « l’esprit à l’état de gramophone » 27, amené à répéter sans cesse, et sans réflexion, les concepts creux entendus en permanence.

Langagement et effets de dispositif du discours managérial

Ce discours vise à conduire les comportements sans conflit et en véhiculant une image idéale de l’organisation qui est son objet (entreprise, administration, hôpital, etc.). Les conséquences de ce discours en termes de gouvernementalité sont nombreux et insidieux, ce qui en fait un dispositif efficace. La fiction créée et véhiculée par ce discours tend à modifier les comportements et à limiter les risques « en façonnant – voire en empêchant – la prise de décision par la suspension du processus délibératif »28. Son caractère performatif repose ainsi sur la construction d’individus fictifs – le leader, l’employé modèle – simplifiant la vision du monde au sein de l’organisation : une figure d’autorité héroïque capable de simplifier la complexité et de faire face aux défis dont l’employé ou le subordonné doit suivre au plus près les objectifs, les règles, les injonctions qu’il élabore. Ce type de discours enlève donc toute initiative, tout libre arbitre, toute réflexivité, toute remise en question d’un fonctionnement érigé et édicté en idéal et conçu seulement par ceux qui sont censés avoir les ressources nécessaires pour le faire. En outre, sur cet employé ou subordonné fictif, considéré comme un individu standard, va s’appliquer tout un processus d’évaluation et de formation visant à l’améliorer de manière standardisée sans tenir compte de ses valeurs, de ses choix, de ses réflexions. Ce management s’exerce sur un travailleur dépourvu de son altérité par des méthodes qui visent à le modeler pour améliorer sa performance et le faisant ainsi qualifié de « management désincarné » par Anne-Marie Dujarier. C’est un effet extrêmement normatif que produit ce discours.

Le discours managérial exerce également un pouvoir et une violence symboliques. L’accaparement des mots place le destinataire dans une situation d’ « insécurité linguistique », c’est à dire dans une position où celui-ci perçoit son propre discours comme illégitime en regard du modèle normatif du discours managérial29. Ceci génère une auto-délégitimation du locuteur qui, ne parlant finalement pas le même langage, inhibe sa parole qu’il considère comme moins juste, plus simple et se sent donc moins compétent. De plus, ce discours entraîne un effet de sidération pouvant mettre une partie des auditeurs en situation d’incompréhension et les excluant de fait du mécanisme de décision. Cette novlangue managériale peut être à l’origine d’une emprise et d’un importante souffrance au travail en perdant « la confiance dans la capacité à dire et à faire sens » . Celle-ci en vient à être intériorisée par le travailleur et il devient difficile de s’en défaire soit pour se défendre soit pour analyser la situation sous un autre angle. Cette appropriation forcée exerce alors une « violence secondaire » car le sujet devient dépendant à cette novlangue pour en critiquer son emprise. De cette façon, elle met au silence celui qui en souffre : « Elle lisse, normalise le vécu par un langage qui laisse peu voire pas de place à l’interprétation, et permet d’euphémiser voire d’occulter la violence en limitant le partage émotionnel sur le vécu existentiel ». Finalement, le discours managérial constitue un dispositif puissant, grâce à « une triple fonction : idéologique en véhiculant les valeurs des dirigeants ; symbolique comme signe du pouvoir ; pragmatique en tant qu’outil d’influence du comportement »29.

Le discours managérial exerce également un pouvoir et une violence symboliques plaçant le destinataire dans une situation d’ « insécurité linguistique ».

Langagement tel que le pratique l’hôpital public

Au niveau institutionnel, les réunions de service, de pôle ou encore de commission médicale d’établissement s’enchaînent alors dans un flux ininterrompu de verbiage inintelligible qui s’écoule en permanence et dont il finit par ne rien ressortir de concret si ce n’est d’avoir perdu son temps, parfois le sens de son métier et donc pour un médecin, l’essence de ce qui est son travail : soigner les gens. Le point de départ de cette réflexion est le souvenir douloureux de l’auteur de ces lignes au cours d’un séminaire organisé en grande pompe dans un CHU pour programmer, à l’échéance de dix ans, des travaux d’envergure sur un site hospitalier. Les équipes administratives et soignantes étant jugées insuffisamment compétentes en la matière, le CHU s’était offert un grand cabinet de consultants pour l’occasion. L’objectif affiché était celui de réduire, grâce à ce cabinet, les centaines d’heures nécessaire de réunions pour un tel projet en deux jours de séminaire. Ce fut un spectacle grandiose de vidéos engageantes sur la mission de ce cabinet dans ce projet, de diaporamas où l’esthétique de l’iconographie le disputait à celle de la novlangue et d’ateliers de mises en situations que l’on ne rencontre jamais mais pour lesquelles ils nous a été dispensés gracieusement des outils pour désormais mieux s’en sortir. Quant à l’objectif des travaux dans tous ce galimatias et cette profusion d’inventions ludiques, il a semble-t-il été rapidement perdu de vue. Toutefois, ce séminaire a été l’occasion d’apprendre grâce à une vidéo touchante ce qu’est l’empathie (nombre de spectateurs étaient soignants et n’ont pas bronché) ou une autre volontairement maladroite sur comment optimiser sa pause café (alors que ce qui fait l’intérêt d’une pause est justement de ne rien optimiser mais de lâcher un peu prise).

De ce flux ininterrompu de verbiage inintelligible, il finit par ne rien ressortir de concret si ce n’est d’avoir perdu son temps, parfois le sens de son métier et donc pour un médecin, l’essence de ce qui est son travail : soigner les gens.

Ce grand raout, certainement coûteux30, pour arriver aux conclusions finalement que tout est décidé avant ou après et de nous donner que la seule illusion d’avoir participé aux décisions. Avec des moments d’émouvante naïveté lorsque les médecins tentaient d’expliquer leurs souhaits et besoins et que l’interlocuteur, consultant, nous ramenait sans cesse sur son terrain sans fournir de réponses concrètes mais en ayant recours à ce type de réponse systématique : « Nous ne sommes pas là pour discuter du nombre de lits nécessaires », autre formulation du célèbre sketch de Coluche : « Écrivez-nous ce dont vous avez besoin, nous vous expliquerons comment vous en passer ». Ce séminaire renfermait la quintessence de ce qui vient d’être développé : euphémisation du pouvoir, censure, délégitimation de l’interlocuteur, insécurité linguistique et profusion de termes artificiels.

Hélas, dans la pratique du soin, l’influence du discours managérial semble particulièrement efficace pour assurer la gouvernementalité des soignants et particulièrement des médecins. Il ne faut pas s’y méprendre. Si, lors de réunions, il nous est présenté avec forces émoticônes infantilisants, positifs ou négatifs selon les résultats obtenus face aux objectifs imposés, des comparaisons entre services en termes de durée moyenne de séjour, de taux de rotation et d’occupation des lits, de « produits vendus » (sic), c’est bien pour maintenir les différents services en compétition permanente pour le classement de celui qui est le plus rentable. En somme, la vielle antienne customisée 2.0 du « diviser pour mieux régner » qui nous conduit à nous opposer les uns les autres plutôt que de constituer un collectif solidaire face aux injonctions administratives.

Dès lors qu’un nouveau projet médical souhaite être créé, il faut le développer telle une étude de marché avec son lot de concepts issus du commerce et de la finance : rentabilité, parts de marché, retour sur investissement, public ciblé… Alors, si l’équipe souhaite approfondir son projet pensé comme offre médicale nécessaire pour les patients, à elle d’endosser la fonction de commercial pour vendre son produit à la direction. De médecin, on passe à négociant en soins. Dans le cœur même de l’activité quotidienne du soin, cette gestion managériale et son langage nous rattrapent. Quel médecin n’a jamais prononcé ce genre de phrase, au moins in petto : « Ce patient dépasse depuis longtemps la durée moyenne de séjour, il faut qu’il sorte du service » ? Un exercice de traduction nous permet de retrouver le sens de la phrase qui était en réalité : « Ce patient n’a plus besoin de soins médicaux, il peut sortir du service ». Mais par le martelage incessant et l’imbibition permanente de cette novlangue, « l’esprit de gramophone » se réduit à répéter sans y prendre garde ce type de propos et oublie à quel moment un patient peut quitter un service : quand il est guéri ou sur la voie de la guérison.

De manière similaire, force est de constater à quel point, par appropriation dans le cas de la démarche qualité, l’activité de soins peut se résumer à ne prendre en compte chez le patient que les indicateurs jugés pertinents dans la pratique de soins. Seront valorisés alors l’évaluation de la douleur mais non son traitement ni le temps d’écoute passé avec le patient, la désignation d’une personne de confiance mais sans expliquer clairement son rôle et les raisons de ce choix, l’envoi du compte-rendu de l’hospitalisation au médecin traitant dans les sept jours et un certain nombres d’indicateurs à l’intérieur obligatoires mais sans vérifier la pertinence des informations cliniques données. Le risque est grand de réduire cette fois le soignant à un « cocheur de case » pour reprendre la typologie des « jobs à la con » de David Graeber31.

En définitive, le langagement comme dispositif d’enrôlement par le discours, à travers la fabrication des normes de soins, l’importance donnée à des objectifs chiffrés à atteindre ou « ratiocratie », la diffusion d’une logique gestionnaire prééminente et le développement de la démarche qualité conduit de plus en plus les comportements des soignants. De plus, l’accumulation des tâches ingrates et ennuyeuses qui découlent de cette gestion managériale procède de ce que Graeber appelle la « bullshitisation » du travail et tend à vider de son sens notre métier de soignant et à justifier l’emploi de ceux qui développent et nous assignent à user de ces dispositifs. L’hôpital entreprise en marche !

Notes :

1 Marie-Odile Safon, Les réformes hospitalières en France., Aspects historiques et réglementaires, IRDES 2019.
2 Pierre-André Juven, Fréderic Pierru Fanny Vincent, La casse du Siècle, Paris, Raisons d’agir, 2019
3 Stéphane Velut, L’Hôpital, une nouvelle industrie, Paris, Tracts Gallimard, 2020
4 Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, La Fabrique, Paris 2018
5 Emmanuel Triby, « Processus d’économisation et discours économique dans des écrits de cadres de santé », in La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, (sous la direction de C. Grenouillet, C. Vuillermot-Febvet), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2015
6 Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression, Paris, La Découverte, 2010
7 Emmanuel Triby, op. cit.
8 Agnès Vandevelde-Rougale, La novlangue managériale. Emprise et résistance, Paris, Eres, 2017
9 Michel Feynie, « Le discours managérial instrument «d’idéalisation» de l’entreprise », in La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, op. cit.
10 Cf. la définition conceptuelle de dispostif de Foucault dans Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits, volume III
11 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot et Rivages, 2014
12 Anne-Marie Dujarier, Le management désincarné, Paris, La Découverte, 2015
13 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001
14 Hugot Bertillot, Expertise, indicateurs de qualité et rationalisation de l’hôpital : le pouvoir discret de la « nébuleuse intégratrice », Revue française d’administration publique, 2020
15 https://www.has-sante.fr/jcms/c_411173/fr/comprendre-la-certification-pour-la-qualite-des-soins#toc_1_2
16 Pierre-André Juven, Une santé qui compte ? Les coûts et les tarifs controversés de l’hôpital public, Paris, Presses Universitaires de France, 2016
17 Michel Feynie, « Le discours managérial instrument «d’idéalisation» de l’entreprise », in La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, op. cit.
18 Certains des exemples sont issus d’échanges avec Stéphane Velut que je remercie à nouveau pour son éclairage.
19 Michel Feynie, op. cit.
20 George Orwell, 1984, 1949
21 Platon, Le Sophiste.
22 Malik Bozzo-Rey, Influencer les comportements en organisation : fictions et discours managérial, Le Portique, 2015
23 Socialter, Sensure, quand les mots nous privent de sens, n°45 avril/mai 2021
24 Malik Bozzo-Rey, op. cit
25 Sandra Lucbert, Le ministère des contes publics, Paris, Editions Verdier, 2021
26 Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Paris, Seuil, 2020
27 George Orwell, Essais, articles, lettres, tome 3 (1943-1945), Ivrea, 1998
28 Agnès Vandevelde-Rougale, op. cit.
29 Agnès Vandevelde-Rougale, op. cit.
30 https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-recours-aux-marches-publics-de-consultants-par-les-etablissements-publics-de-sante
31 David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018

Eliane Assassi : « Le recours aux cabinets privés est devenu un réflexe »

La crise sanitaire a pleinement illustré la dépendance de l’Etat aux cabinets de conseil. Très présents dans les entreprises, ces sociétés ont peu à peu gagné en influence au sein des institutions publiques : en quatre ans, près de 2,4 milliards d’euros ont été engloutis par ces cabinets. La sénatrice Eliane Assassi, ainsi que ses collègues du groupe communiste républicain, citoyen et écologiste (CRCE), a utilisé son droit de tirage annuel pour enquêter sur cette situation préoccupante. Nous l’avons interrogé afin de revenir sur les principaux points soulevés par la « Commission d’enquête sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques ». Entretien réalisé par Jules Brion, retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Vous affirmez que, si la crise a mis en lumière l’intervention des consultants dans la conduite des politique publiques, ce n’est en réalité que « la face émergée de l’iceberg ». Votre enquête vous conduit à considérer la République prisonnière d’un « phénomène tentaculaire ».

Éliane Assassi : Beaucoup de journaux avaient déjà fait des travaux d’enquête sur l’évasion fiscale, sur l’utilisation du CIR (Crédit Impôt Recherche, ndlr), du CICE (Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi, ndlr). J’avais eu l’idée, il y a déjà un certain temps, de faire un travail d’investigation sur les cabinets privés. J’étais pourtant loin d’imaginer que ce puisse être une commission d’enquête. Puis la crise sanitaire est survenue. C’est lors de cet épisode que l’on a aperçu un consultant d’un cabinet prendre la parole dans une réunion en présence d’Olivier Véran. Nous pensions alors que c’était une personne de l’administration du ministère de la Santé. Que nenni, c’était un consultant ! Interrogé par les parlementaires, le ministre était déjà sur la défensive en expliquant que ce recours n’avait rien d’anormal. 

« Ces cabinets ont influé sur des décisions prises au Conseil de Défense, la boîte noire parmi les boîtes noires. »

Il est vrai que le recours aux cabinets privés existe depuis le XIXème siècle mais le réel marqueur de leur présence a été la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques) mise en place par Nicolas Sarkozy. Cette politique prônait la réduction des dépenses publiques et donc du nombre de fonctionnaires. On s’est donc aperçu, pendant le mandat Sarkozy, que l’Etat avait effectivement fait beaucoup appel à des cabinets privé et que ça s’était ensuite un peu tassé sous François Hollande. Dès l’arrivée d’Emmanuel Macron, c’est reparti de plus belle… Pour être honnête avec vous, j’ai moi-même été vraiment surprise par le côté vertigineux de ce recours à des cabinets privés sur des missions qui, me semble-t-il, auraient pu être assumées par l’administration. Le but de la commission d’enquête du Sénat n’était donc pas de faire un procès d’intention. Tout est factuel, nous avons les chiffres qui démontrent nos dires. C’est justement parce qu’il est sérieux et rigoureux qu’il a été voté à l’unanimité.

LVSL : En lisant votre rapport, on a l’impression que la classe politique française confie l’intérêt général de la Nation à des cabinets qui conseillent également des intérêts particuliers.

É.A. : Ce qui est étonnant, c’est que beaucoup dans la classe politique prônent la réduction du nombre de fonctionnaires, y compris noir sur blanc dans les programmes des élections présidentielles. Je pense qu’un certain nombre de ceux qui nous gouvernent aujourd’hui ont la volonté d’installer un autre système, d’en finir avec nos services publics et notre administration de façon générale. Il ne peut en être autrement quand des sujets aussi structurants pour la vie des gens et du pays sont confiés à des cabinets privés. On s’est aperçu que le recours à ces cabinets privés est devenu un réflexe. De fait, sitôt qu’il y a un problème, une question ou une urgence comme la crise sanitaire, l’Etat appuie sur le bouton pour faire appel à un cabinet privé afin d’intervenir en lieu et place de notre administration. C’est une logique ultra-libérale qui s’installe insidieusement. C’est cela même qui est choquant pour une femme de gauche comme moi. Quiconque a le sens de l’intérêt général et de la République est en droit de s’interroger sur ce phénomène. Je ne dis pas que ce rapport va régler le problème – mais au moins le sujet investit dorénavant l’espace publique. On ne pourra plus dire : « on ne savait pas ». On a fait la démonstration d’un système.

LVSL : L’Etat semble lui-même faciliter, voire automatiser, le recours à ces cabinets. Pouvez-vous revenir sur l’importance qu’ont pris l’accord cadre de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) et la règle du « tourniquet » ?

É.A. : Le gouvernement, différents ministres et même le Président de la République sont sur la défensive sur ce sujet et nous disent : « toutes les procédures sont respectées ». C’est vrai : les marchés publics et les appels d’offres sont réalisés dans le respect des règles. Sauf qu’il y a le problème du tourniquet qui tombe souvent en panne… Ce « tourniquet » interdit théoriquement à ce qu’un cabinet puisse effectuer deux fois de suite une mission afin d’éviter les monopoles. Pourtant, on s’aperçoit souvent que des cabinets, au titre du droit de suite (le cabinet qui a assuré une commande peut-être reconduit pour assurer la continuité d’une mission, ndlr), bénéficient de plusieurs contrats de suite. 

Normalement il y a des évaluations des cabinets mais on se demande parfois s’ils sont vraiment choisis pour la mission qu’ils devraient mener. On sait par exemple que des missions payées à ces cabinets n’ont pas été menées à leur terme. Des rapports ont été rendus par des cabinets conseil qui sont parfois de simples copiés-collés de missions qu’ils ont pu faire dans d’autres pays. Même si les cabinets sont, paraît-il, très intelligents, nous le sommes encore plus et nous nous sommes aperçus qu’un document rendu était exactement le même que celui qu’ils avaient produit en Australie…

« Les documents transmis par le ministère des solidarités et de la santé peuvent présenter une certaine ressemblance avec un PowerPoint conçu par McKinsey pour le gouvernement australien. »

Citation issue du rapport sénatorial.

Il y a également des rapports qui ont été réalisés, payés et qui se résument à cinquante pages d’un Powerpoint. C’est le cas d’une mission confiée à McKinsey sur la réforme des retraites, qui n’a pas eu lieu pour les raisons que l’on connaît. Il nous reviendra de renforcer la loi et d’aller beaucoup plus loin que les constats qui sont faits dans ce rapport, lorsque nous déposerons la proposition de loi transpartisane. Après ce rapport, il y aura donc un débat de nature politique et démocratique sur des propositions de réforme.

LVSL : Les interventions « behind the scene » sont devenues la norme : les consultants sont incités à rester discrets et à travailler en « équipes intégrées » chez leurs clients. Vous notez que les agents « sont alors quasiment assimilés à des agents publics, qu’ils considèrent comme des collègues de travail ». N’existe-t-il pas un risque que ces entreprises remplacent petit à petit les agents de l’administration publique ?

É.A. : Les cabinets de conseil ont une politique d’entrisme : ils intègrent des services de l’Etat. Parfois, sur les en-têtes de rapport, les logos des cabinets et des ministères se confondent. On ne sait pas qu’ils sont consultants, on pense que ce sont des agents de l’administration publique. C’est une stratégie assez bien rodée de la part des entreprises privées mais, comme nous sommes extrêmement sérieux et rigoureux, nous avons trouvé des notes produites par des consultants avec l’en-tête des ministères. On a le fameux cas d’une évaluation de la crise sanitaire réalisée pour le ministre Olivier Véran où n’apparaît pas le logo de McKinsey alors qu’on a connaissance d’autres missions qui ont été remises avec le logo du cabinet. C’est pour cela que nous disons qu’il y a un problème de transparence, d’opacité. On a des cabinets qui affichent leur logo alors que d’autres ne le font pas. 

NDLR : Pour en savoir plus sur le remplacement des fonctionnaires par les cabinets de conseil, lire sur LVSL l’article du même auteur : « McKinseygate : vers la fin de la fonction publique ? »

LVSL : Justement, s’il est de notoriété publique que l’entrisme est l’une stratégie des consultants, est-ce que l’État la facilite ?

É.A. : Vous savez, je m’interroge beaucoup, je me pose une question : qui dirige notre pays aujourd’hui ? De fait, je me rends compte que des ministres ne semblent pas être au courant de ces pratiques, ce qui est quand même assez grave… Quand on a des cabinets ministériels et des consultants qui produisent des notes avec leurs signatures sur l’en-tête du ministère, qui a validé cela ? Est-ce le ministre ou quelqu’un du cabinet ministériel ou quelqu’un du secrétariat général du gouvernement, du secrétariat général de l’Elysée ? Ça pose question. 

« Les livrables de McKinsey comportent dans un premier temps le logo du cabinet. À compter d’avril 2020, ils sont toutefois présentés sous le sceau de l’administration, ce qui ne permet pas de distinguer l’apport de McKinsey et celui des agents publics. »

Citation issue du rapport sénatorial.

LVSL : L’action publique devient donc de plus en plus opaque…

É.A. : Oui, exactement. Certains documents que l’on s’est procurés qui ont été produits par des cabinets de conseil étaient utilisés en Conseil de Défense où ils servaient de base de discussion. Ce qui veut dire que ces cabinets ont influé sur des décisions prises au Conseil de Défense, la boîte noire parmi les boîtes noires. Quand on parle d’opacité, en voilà un bel exemple… Moi-même qui suis présidente d’un groupe parlementaire, je ne sais pas qui fait partie de cette institution. 

LVSL : En théorie, ces entreprises ne sont pas censées avoir d’influence sur les décisions qui vont être prises par l’Etat. Pourtant, vous montrez que les cabinets de conseil priorisent souvent certains des scénarios qu’ils proposent.

É.A. : C’est une commande politique, donc les cabinets y répondent. Mais il arrive souvent que les cabinets produisent plusieurs hypothèses et que parmi celles-ci, certaines soient appuyées plus que d’autres.

Des cabinets de conseil – et je le répète, je ne suis pas contre les cabinets de conseil – étaient de connivence avec celui qui est devenu président de la République avant même qu’il soit candidat à l’élection présidentielle de 2017. Des cabinets ont travaillé à la rédaction du rapport Attali. Et qui était secrétaire général adjoint de l’Elysée à ce moment-là ? C’était Monsieur Macron. Et on retrouve ces mêmes cabinets après qui ont travaillé gratuitement dans la stratégie de campagne d’Emmanuel Macron. On ne me fera jamais croire qu’il n’y a pas le partage d’une certaine idéologie ou en tout cas de choix de société, c’est évident quand on trouve des mails échangés entre McKinsey et la République en Marche… 

LVSL : Vous notez le coût particulièrement élevé de certaines missions, l’Etat déboursant parfois jusqu’à 2400 euros par jour et par personne pour rémunérer ces cabinets. Certains défendent l’utilisation massive des cabinets de conseil en louant l’efficacité et les compétences du secteur privé. Le recours à ces entreprises apporte-t-il systématiquement une plus-value pour l’action publique ? 

É.A. : Les coûts sont évalués à 1500-2000 euros par jour et, quand vous enlevez les charges, on peut évaluer la journée des consultants comprise entre 800 et 1200 euros. Je rappelle quand même qu’un agent de la fonction publique territoriale de catégorie C touche à peine le SMIC… sur un mois. Donc ce sont quand même des sommes astronomiques qui sont versées. Je m’élève contre la fausse rumeur, qui est trop souvent dite et complètement fausse, à savoir que ce serait la crise sanitaire qui aurait provoqué le plus de dépenses. De fait, sur le milliard global, la crise sanitaire c’est 46 millions d’euros… 

LVSL : Vous notez d’ailleurs une dépendance totale dans le secteur de l’informatique.

É.A. : Oui. C’est l’argument que tous utilisent pour justifier la présence des cabinets de conseil. ll est vrai que la France a pris du retard dans ce domaine. Pour ma part, ce n’est pas le sujet qui me trouble le plus.

« On a parlé du milliard. Je vous invite à regarder le détail. Les trois quarts (…) sont des recours à des prestataires informatiques et des entreprises pour financer le cyber et l’évolution aux nouveaux risques. »

Emmanuel Macron, le 28 mars à Dijon

Ce qui m’interroge bien plus c’est la protection des données. Des cabinets interviennent pour organiser un réseau de logiciels, un réseau de cyber-sécurité. Premièrement ça ne fonctionne pas toujours comme prévu. Le projet « Scribe », porté par la police nationale et par le cabinet Capgemini, a échoué. Mais quand les projets fonctionnent, les cabinets repartent avec les clefs. De fait, ils peuvent avoir des données personnelles sur vous, sur moi, sur n’importe qui. Quand on a recours à des sociétés internationales, que font-ils de ces données ? Sans entrer dans du complotisme, c’est une question concrète de souveraineté. 

LVSL : De multiples évènements démocratiques du quinquennat – Grand Débat, Convention Citoyenne pour le Climat, etc. – ont été coorganisés par des cabinets de conseil. La République a-t-elle externalisé sa compétence la plus vitale ? 

É.A. : Effectivement, cet aspect est très choquant. D’autant plus lorsque l’on connaît le sort réservé à ces missions. La convention citoyenne sur le climat n’a abouti à rien, du fait du manque de volonté politique de la part d’Emmanuel Macron et non de celle des 150 citoyens qui y ont siégé. C’est une mission – et mon propos ne se veut pas péjoratif – somme toute basique. J’ai moi-même, lorsque j’étais directrice de cabinet auprès d’un maire, organisé des débats publics. On n’a pas besoin d’externaliser ce rapport de proximité avec nos concitoyens dans un espace géographique comme les collectivités. Comme je vous le disais en amont, dès qu’un élu a l’idée de faire une convention citoyenne, il appuie sur le bouton. C’est un pur réflexe. En réalité, ils n’en ont que faire de la démocratie ou des relations avec les citoyens. Ils ont une idée, veulent aller le plus rapidement possible et ne cherchent même pas à savoir si les compétences sont présentes en interne. On appuie sur le bouton et on a un cabinet privé qui répond aux exigences de celui qui fait la commande. Ça ne peut pas fonctionner comme ça ! J’en veux pour preuve que ça n’a pas fonctionné : ces consultations citoyennes, à part du vent, n’ont rien produit de concret pour changer la vie des gens alors que c’en était initialement l’objectif. Et c’est la même chose pour le grand débat national, la convention citoyenne, les débats sur la justice…. Toutes ces initiatives n’ont abouti à rien qui permette de mieux vivre aux Françaises et aux Français, en tout cas à tous ceux qui vivent et travaillent dans notre pays.

LVSL : Justemment, vous considérez qu’il est impératif de ré-internaliser nos compétences. Même si ce processus se ferait sur le long terme, tant notre dépendance à ces cabinets s’est accrue dans les dernières années, quelles mesures seraient à même d’endiguer leur influence ? 

É.A. : La première des choses serait de renforcer notre administration. On a perdu beaucoup de fonctionnaires ces dernières années dans certains secteurs. Tout ça a causé des pertes de compétences au sein de l’administration – même s’il en existe toujours, je tiens à le dire. Et puis, les exemples de ré-internalisation ne manquent pas. Je parlais précédemment du logiciel « Scribe » qui a échoué et qui devait permettre de dématérialiser un certain nombre de procédures policières. Pendant ce temps là, les gendarmes ont produit leur propre logiciel et il marche très bien

Il nous a été dit lors des auditions qu’au sein de la police il y avait la volonté de ré-internaliser un certain nombre de missions, et ce pas que sur l’informatique mais dans différents services. Il en est de même dans le champ de la cyber-sécurité, dans les armées avec la ministre Florence Parly qui nous a évoqué ses projets de ré-internalisation avec une formation des agents du ministère sur un certain nombre de sujets sensibles. 

Cela nécessite effectivement de renforcer quantitativement et qualitativement les effectifs, avec une formation un peu plus soutenue que celle qui existe actuellement dans la fonction publique. Il y a tout un système à revoir. Mais ce système aura la vertu évidente d’embarquer tous les agents de la fonction publique, quelque soit leur grande, dans le même bateau. L’objectif sera de répondre à l’intérêt général et non à celui d’intérêts mercantiles. Néanmoins, si le Président ou son successeur restent dans cette optique politique libérale de supprimer des fonctionnaires, il va arriver un moment où ça va poser des problèmes évidents… 

LVSL : Vous parlez d’une « influence croissante » des cabinets de conseil dans la conduite des politiques publiques. Vous dites même que la Nation s’est transformée en « République du post-it ». Quelle vision de la conduite de l’Etat se diffuse par le prisme des cabinets de conseil ?

É.A. : Le mépris ! De fait, cette affaire est assez troublante. Il y a une infantilisation évidente des agents fonctionnaires. J’ai auditionné des salariés, des hauts fonctionnaires de l’OFRPA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides, ndlr) qui nous ont écrit ou que nous avons entendus. Beaucoup montrent que les consultants débarquent dans une administration sans même parfois que les chefs de service soient informés de l’arrivée de ceux-ci. Cela prouve encore une fois que l’on ne cherche même pas à savoir si les compétences pour lesquelles on fait appel à un cabinet privé existent en interne. Les fonctionnaires voient ensuite débarquer dans leurs bureaux des gens qui s’imposent avec des paperboard, des post-it, des logos, des gommettes avec une posture et une attitude qui tend à mépriser les agents, à la fois physique et dans le verbe. 

« Le vocabulaire de la start-up nation me semble peu approprié à notre mission de service public. »

Un agent de l’OFPRA cité dans le rapport

Le cas de l’OFPRA est assez révélateur là dessus. Deux consultants arrivent dans un service avec pour mission officielle de réduire les « stocks » ! On parle de personnes qui demandent refuge en France, ce sont des êtres humains et donc il faut prendre le temps de discuter avec eux. Pourtant, les consultants parlent de stocks et les appellent les « irritants » parce que, parmi les réfugiés, il y a beaucoup de gens qui, selon eux, mentent. Il faudrait donc les traquer et les pister… Mais les agents fonctionnaires sont capables de discernement. Après tout, c’est leur métier d’écouter les demandes et de savoir si elles sont justifiées ou pas. À ce sujet, je ne sais pas quoi répondre. Il y a à la fois les compétences en interne, les personnels qui sont formés avec une formation continue à l’OFRPA puisque forcément la souffrance des gens est diverse. Les agents ont une certaine empathie d’écoute et ils voient débarquer des consultants qui leur disent « nous, on ne fonctionne pas comme ça, tout ce qu’on veut c’est réduire les stocks ». On a là tout le côté méprisant de la chose pour les agents eux-mêmes, leur travail et pour les gens qui souffrent. C’est absolument insupportable. 

Pendant cette mission, de nombreuses choses m’ont choquées mais comme je suis assez sensible à toutes les missions qui relèvent de l’immigration, des réfugiés et des demandeurs d’asile, j’avoue que cette inhumanité m’a bouleversée… Cette déshumanisation est considérable. Je n’en veux pas aux consultants eux-mêmes. Après tout, ils sont simplement missionnés par leur cabinet, ils sont formatés pour agir ainsi. Il y a d’ailleurs des collectifs d’anciens consultants qui expliquent avoir quitté les cabinets du fait de la dimension inhumaine de leur travail. 

LVSL : Comme vous l’avez dit, le rapport ne s’intéresse que marginalement aux collectivités territoriales. Pourtant, beaucoup ont recours à ces cabinets. Pourquoi ne vous êtes-vous pas intéressé à ce phénomène ? 

É.A. : On a 35.000 communes, 101 départements et treize régions. On pourrait faire une commission d’enquête mais il nous faudrait au moins deux ans… Après, le phénomène est bien différent dans les collectivités territoriales. Je vais vous expliquer mon propos à partir de mes expériences passées : j’ai été directrice de cabinet d’une ville de cinquante mille habitants (Drancy, en Seine-Saint-Denis, ndlr) et j’ai fait appel à une entreprise extérieure pour nous accompagner dans la définition d’une nouvelle stratégie de visibilité dans l’espace public. L’entreprise devait définir un nouveau logo et des signalétiques. Dans une collectivité, même de cinquante mille habitants, on n’a pas les compétences pour faire ça. Il y a bien un service communication qui s’occupe du journal, des relations publiques pour organiser des événements dans la ville. Pourtant, à la différence de la situation nationale, il existe de nombreux filtres au sein des collectivités territoriales. Les élus du conseil municipal qui délibèrent, le contrôle de la Chambre régionale des comptes… Ces filtres n’existent apparemment pas avec l’administration d’État. Je pense qu’il y a des ministres qui n’étaient même pas au courant de l’ampleur de ces recours à des cabinets privés. Dans une collectivité c’est différent, vous avez une réelle opposition. J’ai été élue dans une majorité puis ensuite dans l’opposition qui s’empare des arrêtés du maire et des délibérations du conseil municipal… D’emblée, dans la commission nous avons décidé de ne pas mettre dans notre périmètre de mission les collectivités, nous avons tous été élus locaux, nous savons comment elles fonctionnent et, de fait, nous savons la puissance de l’opposition dans une collectivité.

Didier Leschi : « La citoyenneté sociale est en train de disparaître »

Didier Leschi
Crédits photo, Pablo Porlan, Hans Lucas.

Nous avons rencontré Didier Leschi, directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), afin de l’interroger sur les difficultés que rencontre notre débat public à proposer une analyse à la fois humaine et efficace des questions migratoires et d’intégration. Revenant sur la nécessité d’une grande précision dans les définitions et les termes techniques pour bien comprendre les logiques et les implications complexes des divers phénomènes migratoires, M. Leschi nous a également donné son point de vue sur les nécessités de rompre avec certaines injonctions idéologiques qui tendent souvent à se rencontrer en dépit de leurs postulats apparemment opposés : l’humanitarisme de façade et le néolibéralisme inhumain, qui tous deux abîment les sociétés et le droit des êtres humains à une vie digne. Propos recueillis par Simon Woillet et Antoine Cargoet. Crédits photographiques : Pablo Porlan.

LVSL – Comment résumeriez-vous les enjeux des tensions entre la Grande-Bretagne et la France et, plus largement, les enjeux des politiques européennes sur les questions migratoires ?

Didier Leschi – Depuis que l’Angleterre est sortie de l’Union européenne, Calais est devenue un des points de frontière de l’Union, ce qui n’était pas le cas auparavant, d’où la volonté française de mobiliser les autres pays européens et de les entraîner dans l’idée qu’il faut parvenir à un accord avec les Anglais. Parvenir à un accord avec eux est indispensable. Même si elle peut considérer que le comportement du gouvernement Johnson n’est pas acceptable, la France ne peut pas entrer dans une logique de non-respect de la frontière anglaise. La réussite du rapport de force géopolitique français sur cette question est donc cruciale pour obliger les Anglais à discuter et à sortir de leur attentisme dangereux.

La société britannique est hyper-fracturée du fait de décennies de politiques ultra-libérales, auxquelles les films de Ken Loach ont sensibilisé depuis longtemps un large public. Ces choix de politiques économiques ont considérablement amplifié les effets pervers des politiques communautaires voire communautaristes propres à cette société. De fait, on a favorisé le regroupement des populations issues de l’immigration plus ou moins pauvres et très homogènes ethniquement, sans se soucier réellement des effets de polarisation que cela pouvait induire, au détriment de la cohésion sociale et bien sûr de l’intégration. On est allé jusqu’à tolérer dans certains endroits d’Angleterre, comme à Layton avec son Islamic Sharia Council, une application du droit coutumier, de la Charia, en particulier dans les affaires conjugales et familiales.

Tout cela a favorisé une fracturation ethnoculturelle de la société anglaise en plus de sa fracturation sociale. Ce qui apparaissait au départ comme un fonctionnement communautaire garant d’une forme de régulation des tensions entre ethnies est devenu une sorte de mécanique d’exclusion réciproque des communautés entre elles, sur fond de précarisation accrue des statuts socio-professionnels et avec un niveau de violence économique et d’inégalités que personne ne supporterait dans notre pays : absence d’inspection du travail, mini-jobs, travail informel massif… Boris Johnson est le produit de cette angoisse d’une grande partie du peuple anglais face à ces mécanismes. Désormais, les Britanniques rejettent violemment ce modèle à travers l’option conservatrice nationaliste, et en même temps l’Union du royaume se disloque avec l’exacerbation de nationalismes régionaux comme en Écosse. S’ajoute le problème spécifique de l’Irlande, ou encore le contentieux de la pêche.

Ce n’est pas seulement la question du nombre d’immigrés ou leur origine qui génère de la tension outre-Manche, c’est vraiment la dynamique d’une société dont la fracturation ne cesse de s’accentuer. De plus, au sein des flux migratoires auxquels les Anglais sont confrontés, on trouve des logiques oppressives et mafieuses qui font que des personnes peuvent partir à crédit d’un pays et vont se retrouver dans une situation d’exploitation pour rembourser le voyage. C’est quelque chose qui n’existe pas seulement en Angleterre au demeurant, nous y sommes aussi confrontés en France.

Telle est la situation. Ne pas comprendre ce qui se passe en Angleterre, c’est ne pas comprendre pourquoi ils font ça, ni quelle est la marge de négociation possible. Elle est en réalité très faible. Dans ce contexte, la situation française est complexe. Nous ne pouvons pas imaginer un seul instant que les Anglais vont organiser des Ferry-Boats pour prendre en charge les migrants à partir de Dunkerque ou Calais pour les emmener de l’autre côté. Par conséquent, nous sommes obligés de maintenir une politique administrative qui vise à ne pas faciliter le travail des passeurs tout en demandant aux Anglais de faire un geste afin de favoriser les légitimes regroupements familiaux.

LVSL – En quoi est-ce un sujet qui n’est pas seulement franco-anglais ?

D. L. – À Calais en particulier, échouent les perdants du système de l’asile européen. Nous sommes en présence de personnes qui ont été déboutés en Suède ou encore Allemagne. Il n’est pas rare d’y trouver des gens qui parlent des rudiments d’allemand. Contrairement à ce qui a été trop souvent proclamé, Berlin n’a pas accueilli un million à 1,2 millions de personnes au début de la crise migratoire.

L’Allemagne a laissé rentrer ces personnes, puis a étudié leurs dossiers, et en fonction de critères qu’elle s’était donnée, en a débouté beaucoup. Avec beaucoup de retard pour certains, ce qui fait que la France est atteinte après coup par la vague migratoire. Elle est, comme on dit, un pays de « rebond » des déboutés d’ailleurs. Et ces personnes-là, qui ont été déboutées de l’asile, et qui pour certaines sont restées plusieurs années en Allemagne dans une situation de personnes ni régularisables ni expulsables, viennent aujourd’hui sur nos côtes. Quand elles sont afghanes, notamment, elles viennent en France parce qu’elles savent qu’elles pourront mieux faire valoir leur besoin de protection. Si certaines d’entre elles essayent de passer en Angleterre, c’est parce qu’elles parlent un peu anglais, ou parce que les passeurs leur vendent cette idée – comme me l’expliquait le correspondant du Times à Paris il y a quelque jours – « qu’en Angleterre il y a toujours du soleil ».

Crédits photographiques Pablo Porlan, Hans Lucas.

Il suffit de connaître un peu l’Angleterre pour comprendre à quel point ces propos sont fallacieux. Peut-être qu’on reviendra sur l’aspect médiologique des moyens de communication et des passeurs. Mais ces criminels comme d’autres ne sont pas des manchots en termes de communication et de publicité mensongère.  Ce qui me frappe dans le débat public, c’est que nous avons non pas la curiosité de connaître la situation interne de chaque pays européen, ce qui explique les difficultés de l’Europe par rapport à la crise migratoire. Or seule cette connaissance réciproque permettrait de faire valoir des compromis. En la matière, par exemple, le « souverainisme de l’asile » qui fait dire à certaines associations ou responsables politiques que notre système de protection serait par nature le meilleur, ne peut pas permettre de construire des positions communes.

Ce sont étrangement les mêmes personnes qui ne cessent de plaider pour une agence européenne de l’asile en pensant que les 27 adopteront naturellement nos critères de protection. Il y a là une étrangeté dans ce mode de pensée. En la matière, l’intérêt de la France c’est bien de rapprocher sa pratique de la moyenne européenne, si l’on croit en l’Europe… Ou si l’on ne veut pas être le point le plus faible d’un système dysfonctionnel.     

LVSL – Dans Le grand dérangement, vous dites qu’un « migrant » ça n’existe pas, et qu’il y a des catégories spécifiques de flux. De la même manière, ces catégories spécifiques débouchent sur des problèmes et des réponses différentes. Pouvez-vous revenir sur les distinctions de vocabulaire qui sont, selon vous, à opérer ?

D. L. – L’évolution du vocabulaire est frappante et correspond à une évolution idéologique. Beaucoup de médias, de militants associatifs, de responsables politiques utilisent le mot migrant en général. C’est un mot valise qui a le défaut de ne plus permettre de distinguer  par catégories de droit les personnes : on fait une sorte de confusion généralisée censée correspondre à une vision humaniste qui, en réalité, se retourne contre les catégories de personnes qui immigrent et qui sont, chacune d’elle, porteuses de droits très précis préalables même à leur immigration.

On mélange tout le monde. C’est un sujet. Or, il y a des personnes, par exemple, qui viennent parce qu’elles ont un droit acquis au séjour. C’est le cas des personnes qui arrivent dans le cadre du regroupement familial, les conjoints de Français en particulier. De plus, il y a toujours en France, contrairement à ce qu’on entend souvent, une immigration qui est liée au travail, avec des contrats de travail. Elle concerne aux alentours de 35 000 personnes par an. Il y a aussi les demandeurs d’asile, qui ne sont pas des clandestins puisque une fois leur demande d’asile déposée, ils obtiennent un titre qui légalise leur présence sur le territoire. Pour finir, il existe un processus régulier de régularisation qui a concerné aux alentours de 30 000 personnes par an ces dernières années. C’est une des caractéristiques de notre système de gestion des flux migratoires que ces régularisations au fil de l’eau, à bas bruit qu’avait initié Jean-Pierre Chevènement en 1997 dans le cadre de la loi dite RESEDA.    

« Faire venir des travailleurs qualifiés du Sud, c’est faire venir des personnes dont on n’a pas pris en charge l’investissement éducatif, sans s’interroger sur les effets d’une telle politique sur le développement de ces sociétés. »

Mais le mot qui a presque complètement disparu, c’est celui de travailleur immigré. Cela correspond à l’évolution sur la longue durée de l’immigration en France. Elle se retrouve désormais découplée du développement économique, ce qui n’était pas le cas dans les années 1930, dans les années 1950, 1960 et jusqu’au milieu des années 1970. Or, leur attribuer le titre de “travailleur immigré” permettait d’indiquer qu’elle était l’utilité sociale de toute personne ayant un droit au séjour.  

Et le débat public devient de plus particulièrement confus quand est diffusée toute une littérature qui nous dit qu’il n’y a pas d’immigration de travail en France, qu’elle serait particulièrement fermée, et qu’il faudrait plus de travailleurs qualifiés et justement choisis parce que qualifiés. Personne ne semble réfléchir au fait que faire venir des travailleurs qualifiés du Sud, c’est aussi faire venir des personnes dont on n’a pas pris en charge l’investissement éducatif – dont l’investissement de formation est porté par des sociétés qui sont moins riches que les nôtres – et sans s’interroger sur les effets d’une telle politique sur le développement de ces sociétés.

Nous ne sommes pas dans la volonté d’organiser une migration circulaire, où les personnes viendraient parfaire une expérience professionnelle pour retourner dans leur pays afin d’aider à son développement. Ce serait une bonne chose, Hélas, nous faisons face à une immigration d’appauvrissement des sociétés de départ qu’on pourrait même qualifier de « post-coloniale ». Les médecins représentent le cas le plus topique de ce post-colonialisme exercé avec bonne conscience.

Former des médecins coûte cher. Faire venir systématiquement des médecins du Maghreb aboutit à ce qu’ils vont manquer dans ces pays. Or, naissent des débats extrêmement vifs dans ces sociétés, portés en particulier par des courants islamistes, qui parlent de politique post-coloniale de la France. Cette politique viserait à soustraire leurs élites dont ils ont pourtant un besoin absolu. Même si les raisons de leur venue dans nos hôpitaux peuvent être plus profondes, peut-on s’étonner que les malades suivent de manière clandestine leurs médecins ? En particulier en France qui a le dispositif le plus ouvert, unique au monde, pour la délivrance d’un titre de séjour pour soins. Aujourd’hui, toute personne qui peut faire valoir qu’elle ne peut accéder dans son pays à un soin vital – même s’il existe – pour des raisons sociales ou autres, peut obtenir un titre de séjour en France et être prise en charge par notre système social.

Cela bénéficie d’abord à des personnes venant du Sud, les Algériens en particulier. Mais tous les ans, quelques Américains, Japonais ou autres citoyens des pays de l’OCDE déposent un dossier à l’OFII pour pouvoir bénéficier d’un titre de séjour pour soin. Nous ne sommes pas certains que cette pratique bienveillante et même généreuse soit mise au crédit de notre pays par ses contempteurs.     

L’aspiration des cerveaux et des compétences, c’est la caractéristique du système américain, où les études supérieures coûtent très cher, avec la volonté d’attirer systématiquement les élites des autres pays. On peut bien sûr juger que ces personnes participent à la capacité d’innovation des pays qui les aspirent. A contrario, cette “aspiration”, au sens propre, contribue au maintien d’un fonctionnement ultra-libéral des systèmes scolaires et universitaires anglo-saxons que les Français ne supporteraient pas en ces termes.

Dans d’autres temps, on aurait parlé d’impérialisme pour désigner ce phénomène migratoire qui appauvrit les autres en attirant chez soi ses richesses intellectuelles par le truchement de personnes qui payent le prix fort pour rejoindre un système profondément inégalitaire et qui peuvent aussi être achetées au prix fort. Même la France est touchée par ce phénomène qui participe du mouvement que Régis Debray résume par ce qui est plus une affirmation qu’une question, « comment sommes-nous devenus américains ». Mais c’est manifestement être d’un autre temps que d’utiliser cette grille d’analyse…

On pourrait ajouter qu’une certaine littérature – qui se veut progressiste ce qui me surprend du reste – ne va pas jusqu’au bout de sa logique, parce qu’elle rejoint de fait le discours politique sur « l’immigration choisie ». Si on dit qu’il n’y a pas suffisamment d’immigrés formés qui arrivent, qu’est-ce que cela veut dire ? Faut-il refuser certains pour d’autres ? Doivent-ils être ajoutés ? Et ceux qui seraient formés, qui sont-ils sensés suppléer ? Ceux qui ne sont pas formés et qui sont ici et d’ici ? N’est-ce pas faire l’impasse sur une partie de la jeunesse, une sorte de renoncement ?

C’est tout aussi dangereux comme discours que celui tenu par ceux qui avancent que les personnes ayant obtenu le statut de réfugiés ne pourraient être formées pour répondre à des besoins économiques.     

Crédits photographiques, Pablo Porlan, Hans Lucas.

Même s’il est vrai, comme le rappelle le Conseil d’analyse économique dans une de ces dernières notes, que l’une des caractéristiques de l’immigration à destination de la France est d’avoir des origines géographiques peu variées et de concerner des individus beaucoup moins formée que dans d’autres pays de l’OCDE, je ressens une forme de renoncement, alors qu’à mon sens, l’enjeu de l’intégration c’est bien de donner à chacun une utilité sociale par le travail, et donc une autonomie et une dignité.

Le modèle envié est le système dominant dans beaucoup de pays de l’OCDE qui ont cette particularité et cette capacité de choisir. Soit par un système de points au Canada, soit parce que leurs capacités à contrôler leurs frontalières sont plus élevées que les nôtres. Le Canada, par exemple, choisit d’autant plus ses immigrés que ses frontières, ce sont les États-Unis au Sud, des océans à l’Est et à l’Ouest, le froid polaire au Nord. Cette géographie aide à limiter le nombre de clandestins. Le Canada peut avoir une politique de choix de ses immigrants ; sa politique frontière est plus dure que la nôtre. Et son système interne, pour les clandestins, plus dur que le nôtre. Je n’évoque même cas le cas de l’Australie…

Ce discours sur l’immigration nécessaire n’exprime pas seulement une vision utilitaire, sous-prétexte de multiplier les voies légales d’immigration, mais il est aussi une manière de dire qu’on préfèrerait d’autres immigrants. C’est ce que dit aussi crûment le Conseil d’analyse économique. Le plus étonnant pour moi est la capacité acritique que peuvent avoir certains militants associatifs à épouser ce discours dans l’espoir d’accueillir toujours plus, sans s’interroger sur le fait qu’il cache un vrai renoncement à vouloir espérer changer le reste du monde. Fini le temps où l’on critiquait ce qu’on appelait la « bourgeoisie compradore », et reléguée au second plan la critique internationaliste des régimes en place ! Un seul mot d’ordre : l’accueil infini. Parfois j’y vois une forme de dépolitisation…  Et je crains que cette pression sur le vocabulaire conduise à effacer ce qui fait la spécificité du droit d’asile. On finira par voir des « migrants » partout et des demandeurs d’asile dissous dans cette catégorie fourre-tout.

LVSL – Pour poursuivre sur ces problèmes, nous aimerions vous interroger sur la question de la citoyenneté sociale que vous évoquez dans votre essai comme grand phénomène historique. Selon vous, elle est en voie de disparition et vous en identifiez les causes. Pouvez-vous nous les rappeler brièvement ?

D. L. – Les immigrés qui venaient du sud de l’Europe ont été victimes de discriminations. A partir des années 1920 et 1930, en 1936 au moment du Front populaire, et plus encore dans les années 1950 – quand 90 % des ouvriers algériens étaient syndiqués à la CGT – et jusqu’aux années 1970, une volonté au sein du mouvement ouvrier, et de l’extrême gauche en particulier, de prendre en charge la question de l’égalité sociale. Cela n’a pas toujours été simple. Le syndicalisme a dû mener une lutte ferme, parfois même quasi-militaire, contre l’extrême-droite afin d’empêcher son développement au moment où la France connaissait une vague d’agression racistes. La CFTC puis la CFDT ont joué aussi un rôle important. Au-delà de leur préserver un accès aux droits politiques, il y avait une volonté et même une capacité à entraîner les immigrés dans des dynamiques de conflictualité, en particulier entre le capital et le travail, qui leur permettaient de s’insérer dans une citoyenneté sociale.

Nous pourrions dire que la rupture s’est faîte au début des années 1980 au moment de la grève des OS de l’industrie automobile. La stigmatisation de ces grèves par la gauche gouvernementale n’a pas aidé à poursuivre le mouvement, et elle est concomitante du début du long déclin industriel français. Ce déclin est aussi une des causes, aujourd’hui, de l’anomie générale de la société, de l’effondrement des structures collectives, qui fait que cette citoyenneté sociale n’existe plus, ou existe de moins en moins, sauf de manière éruptive. Elle s’est progressivement effacée et découplée de la perspective politique. Et la citoyenneté strictement politique ne la remplace pas parce qu’en l’absence d’une société en mouvement, la citoyenneté politique devient vide et ne mène qu’à l’augmentation de l’abstention dans certaines zones. Et tout cela pèse sur la réussite globale de l’intégration.

Les travailleurs immigrés travaillaient dans ces bastions ouvriers qu’étaient les grandes usines automobiles. L’un des problèmes de la Seine-Saint-Denis, par exemple, réside dans la disparition de ces grandes structures de travail qui étaient en même temps des entités par lesquelles il était possible de prendre en charge ces questions. Cela ne signifie pas que la vie de ces travailleurs était simple, mais un lien était possible. C’est ce qui a disparu. Comme a disparu, avec la désindustrialisation, la notion de « vivre ensemble » que favorisait le fait de combattre ensemble.  

« Nous sommes aujourd’hui dans une situation compliquée parce que les grands récits laïcs se sont effondrés. »

Quand j’étais jeune, j’habitais Belleville, et nous avions dans les années 1960 encore 300 à 500 000 travailleurs dans Paris, avec ces vieux quartiers ouvriers de la petite métallurgie, de l’imprimerie, et une presse ouvrière spécifique, parfois à la fois ésotérique et attendrissante de courage, je pense à Unzer wort, « Notre parole », qui fut jusqu’en 1996 le dernier quotidien en yiddish dans le monde. La gentrification de la ville de Paris peut s’accompagner d’un discours émérite sur l’accueil mais dans la réalité concrète, la disparition de ces catégories sociales, c’est la disparition de la capacité à se côtoyer. Aujourd’hui, on ne partage que dans la mendicité, mais la mendicité n’est pas la dignité. On peut évidemment faire des nuits de la solidarité, mais cela ne suffit pas et ne compense pas les logiques foncières qui excluent les familles modestes, les travailleurs pauvres, la « main gauche » de la fonction publique, pour reprendre une catégorie de Bourdieu, composée de fonctionnaires aux salaires modestes.

LVSL – Est-ce que vous voyez des débouchés possibles pour de nouvelles formes d’intégration organiques comparables ? Est-ce que vous voyez des choses émerger ou est-ce que nous sommes encore aujourd’hui dans un processus de délitement ?

D. L. –  Nous sommes aujourd’hui dans une situation compliquée parce que les grands récits laïques se sont effondrés. N’oublions pas que dans les banlieues rouges, qui étaient aussi ces lieux de mixité ouvrière, il y avait un « nous », un espoir commun, quelque chose qui portait tout le monde et qui était intégrateur. L’idée d’un monde meilleur possible, ce qui ne veut pas dire que tout était simple. Aujourd’hui, cette idée s’est effondrée et l’on assiste à la substitution, dans certaines catégories de la population, d’une idéologie mortifère avec cette idée que le monde meilleur, on ne l’attend qu’à travers la mort en tuant son voisin. Et on se suicidera pour atteindre le paradis et ses soixante-dix vierges. Nous sommes loin des fontaines de limonade de Fourrier. Ses fontaines de limonade, c’était ici et maintenant. Le programme – beaucoup plus à gauche que tous les programmes que nous pouvons lire aujourd’hui – qui était celui du Parti socialiste rédigé par Jean-Pierre Chevènement était d’ailleurs baptisé « Changer la vie » qui était une référence à Arthur Rimbaud et qui complétait le « changer le monde » de Marx.

Crédits photo, Pablo Porlan, Hans Lucas.

 Il y avait même un hymne du Parti socialiste, « Changer la vie, ici et maintenant », sur des paroles d’Herbert Pagani et une musique de Mikis Théodorakis. Cela portait un élan commun, une fraternisation possible et l’idée d’une cause commune entre les différentes catégories de la population. C’est quelque chose qui a été remplacé par une sorte d’individualisme bobo ou par une aspiration à la fête permanente. D’où le fait que le débat se résume à se demander si nous allons avoir des terrasses éphémères et combien de temps elles vont durer, ou encore à organiser la ville en donnant le sentiment que les pistes cyclables sont un nouveau limes pour les banlieusards ou ceux dont les corps ne peuvent supporter l’effort. C’est d’une pauvreté intellectuelle qui est à pleurer pour des gens de ma génération qui ont vibré à plus que ça, mais comme disait un auteur de ma jeunesse, « les programmes s’usent avec les générations qui les portent »…

LVSL – S’agissant d’un contre-modèle possible, nous aimerions recueillir votre avis sur l’exemple danois actuel. Est-ce que vous pourriez nous en résumer les principales modalités ?

D. L. – Le modèle danois est intéressant parce que c’est un pays où la social-démocratie a été à la pointe de la construction de l’État social et à qui on doit la première femme ministre dans le monde au début des années 1920, Nina Bang, avec bien sûr Alexandra KollontaÏ au moment de la Révolution russe. Dans ce projet d’État social, il y avait l’idée que la solidarité reposait sur la capacité de tout un chacun à participer à un pot commun et à organiser de la distribution, concept sous-tendu par une idéologie partagée du progrès et de l’égalité entre tous.

« C’est à partir de cette politique migratoire stricte que la social-démocratie danoise arrive de nouveau à renouer avec les catégories populaires. »

Percutée par l’immigration, cette social-démocratie a décidé de mettre en place des instruments très coercitifs de mixité à l’intérieur du pays tout en essayant de mener une politique très restrictive du point de vue de l’immigration globale au motif que la charge de cette immigration n’était plus supportable par son modèle social. On peut discuter du bien-fondé ou non de ce modèle. Une chose me frappe : à partir de cette politique migratoire stricte et d’une politique économique et sociale renouant avec des marqueurs de gauche quant à la rémunération du travail et au rôle de l’État, la social-démocratie danoise arrive de nouveau à renouer avec les catégories populaires. Dans ces pays historiques du mouvement ouvrier socialiste, comme la Norvège ou la Suède, la défense de l’Etat social amène à vouloir rompre avec l’orthodoxie libérale et à vouloir protéger l’Etat social des chaos du monde dont, malheureusement, la migration est un des aspects.  Si nous voulions résumer, nous pourrions dire qu’il n’est pas certain qu’une société avec un Etat-providence universel, un accès gratuit et égal à la santé, à l’éducation et à l’aide sociale puisse résister au chaos d’un système global où le déplacement des populations est la résultante de désordres économiques ou politiques profonds. Ou dit différemment, il y a un rapport entre la faiblesse de la construction de l’Etat social dans un pays comme les Etats-Unis, et un rapport mouvant à la frontière.

Ceux qui plaident pour un « devoir d’hospitalité » sans limite, considérant que chaque individu de par le monde n’a pas seulement comme droit de circuler où il veut, mais aussi de s’installer où il le souhaite, ont dû mal à appréhender que ce sont les catégories populaires qui supportent d’abord la charge de l’accueil des nouveaux arrivants, et ce d’autant qu’il y a une profonde inégalité dans la répartition de la charge de cet accueil. L’Ile de France en est la démonstration flagrante. Elles le payent notamment en matière de logement à travers la concurrence sur le logement social, parce que les personnes les plus démunies qui peuvent avoir une charge de famille plus importante que la moyenne sont souvent des familles immigrées nouvelles arrivantes. Dans les catégories populaires, il y a ces groupes sociaux particulièrement en souffrance que j’ai vus en Seine-Saint-Denis, dans des villes comme Épinay ou Clichy-sous-Bois. Ce sont des personnes qui peuvent avoir acquis un bien immobilier, qui sont devenues propriétaires et qui se retrouvent confrontées dans les immeubles à des marchands de sommeils qui entassent les gens dans des appartements. On dégrade ainsi à la fois le mode de vie et la valeur du patrimoine chèrement acquis tout au long d’une vie par des familles ouvrières qui sont aussi constituées de personnes immigrées des vagues précédentes, celles du travail, parfaitement intégrées, qui peuvent avoir acquis la nationalité française, et qui ont le sentiment justifié qu’on dévalorise par la non-maîtrise des flux migratoires le résultat d’une vie de labeur. C’est ça Clichy-sur-Bois, c’est ça Grigny, c’est ça Épinay avec leurs copropriétés dégradées qui sont devenues du logement social de fait et indigne. Ce sont sur ces catégories-là que pèse l’accueil des immigrés.

« C’est ce dont parle fameux discours de Jaurès sur le « socialisme douanier » : historiquement, les libéraux sont en faveur de la circulation massive de la main-d’œuvre pour abaisser le coût de la force de travail. »

Il faut aussi ajouter la concurrence sur les bas salaires. Lorsqu’on regarde la structure de l’emploi, on voit bien que ce sont les emplois peu qualifiés qui sont les moins rémunérateurs. Une des conséquences de l’arrivée de vagues successives d’immigration, c’est ce dont parle Jaurès dans son fameux discours sur le « socialisme douanier » prononcé en février 1894 à la chambre des députés : historiquement, les libéraux sont en faveur de la circulation massive de la main-d’œuvre pour abaisser le coût de la force de travail. C’est une donnée historique et c’est particulièrement vrai pour les emplois peu qualifiés. Dans cette situation-là, dans ce secteur du salariat peu qualifié dans lequel les immigrés sont particulièrement importants, les syndicats ont beaucoup de mal à imposer au patronat une discussion sur le montant des salaires. Le patronat dit souvent avoir du mal à recruter dans la restauration, les arrière-salles, mais c’est quelque chose qui se comprend si vous finissez à une heure du matin, que vous habitez la Seine-et-Marne et que vous ne savez pas comment rentrer ; il faut être particulièrement démuni pour accepter une vie d’astreinte à ce prix. Les travailleurs immigrés, et en particulier les sans-papiers qui peuplent les arrière-salles des restaurants, sont prêts à accepter tout cela, parce qu’ils n’ont pas le choix. Mais cela dégrade le niveau de vie de l’ensemble de la population. Et cela permet de ne pas réfléchir à une réorganisation d’ensemble de la société, à ce que pourrait être une vie bonne. Mais cela peut-être vrai aussi dans certains emplois qualifiés, en médecine par exemple. La manière dont nous nous satisfaisons des arrivées de médecins du Maghreb ou d’ailleurs, dont nous n’avons pas investi dans la formation, qui vont être sous-payé dans les hôpitaux en comparaison de leurs confrères, alors que dans le même temps, le numérus clausus depuis des années empêche des jeunes scolairement brillants d’accéder aux études de médecine, fait partie d’un système hautement critiquable. 

La social-démocratie danoise impose ce débat-là à tous les européens, pas seulement aux sociaux-démocrates. Le fait-elle de la meilleure des façons ?  On peut discuter dans le détail. Mais ne pas voir le problème, c’est laisser la question être abordée de la pire des manières, soit par l’extrême-droite, soit par des comportements qui tiennent du nihilisme.

LVSL – Quel regard portez-vous sur les politiques européennes (Frontex, Mare Nostrum) vis-à-vis des filières de passeurs en Méditerranée ?

D. L. – Premièrement, il y a un écart entre ce qui est dit de la capacité de Frontex à être efficace et ce qui se passe réellement, d’où les discussions permanentes sur le renforcement de Frontex. L’immigration légale comme illégale en Europe ne cesse d’augmenter d’année en année parce que c’est une zone enviée, et on peut le comprendre aisément. Or il y a quelque chose de biaisé dans le débat public, d’un côté il y a des gens qui affirment que l’Europe est une forteresse insensible aux douleurs du monde et, de l’autre, il y a une réalité perçue qui est l’augmentation de l’immigration et l’élargissement du spectre des diversités ce qui est l’inverse de bien de zones à travers le monde. Les gens ne sont pas idiots, ils voient bien que la « forteresse » qu’on leur décrit a pour le moins des failles.  

Deuxièmement, chaque pays européen a une histoire particulière vis-à-vis de l’immigration, en fonction de son histoire, de son histoire coloniale notamment, ce qui nous concerne particulièrement. En Espagne, les premières vagues d’immigration sont latino-américaines. Elles ne posent pas les mêmes problèmes d’intégration car il y a un arrière-fond culturel commun. Ce qui ne signifie pas que ce n’est pas difficile pour les Colombiens et les Vénézuéliens qui viennent, mais il y a quelque chose qui est de l’ordre d’une aire culturelle commune qui fait que la situation n’est pas la même qu’en France. Les Algériens arrivés dans les années 1960 appartenaient davantage à notre aire culturelle que ceux d’aujourd’hui, parce que les écarts entre nos deux sociétés se sont accrus et que l’Algérie, depuis 1962, n’a pas manifesté la même appétence que le Maroc ou la Tunisie – pays qui se sont ouverts au tourisme en particulier – à la confrontation avec l’autre. Pour voir été fermés longtemps, les pays de l’Est de l’Europe n’ont pas le même rapport à l’immigration. Les identités nationales sont d’autant plus affirmées que le stalinisme les a brimées. 

L’autre problème, qui découle de ces histoires différentes c’est que l’essentiel de la charge de l’accueil, de la demande d’asile en particulier, en Europe pèse sur une minorité de pays, sur très peu même. Spontanément, un Marocain qui n’a pas un droit au séjour de fait de liens familiaux peut tenter de s’établir en Espagne, en France ou aux Pays-Bas, mais n’ira pas en Hongrie. C’est ainsi. Mais un Ukrainien peut aller en Hongrie ou en Pologne. Dans les pays qui appartenaient au bloc communiste, l’immigration est essentiellement européenne et vient d’Europe de l’Est. Parfois dans certains de ces pays, il peut y avoir une immigration vietnamienne. C’est le cas dans l’ex-Tchécoslovaquie. En France, l’immigration provient du franchissement de la Méditerranée. La première nationalité qui débarque en Espagne ces dernières années est constituée d’Algériens, mais ils n’y restent pas.

Nous avons un rapport particulier avec l’Algérie, ce qui explique que les Algériens viennent en France. Le pays concentre 90 % de l’immigration algérienne en Europe. En Italie, les Tunisiens sont la première nationalité à débarquer. Certains peuvent y rester car il y a des liens historiques entre les deux pays, mais les Tunisiens viennent surtout en France en raison de la langue. Les Guinéens ou les Ivoiriens qui comptent parmi les nationalités qui arrivent clandestinement aujourd’hui en France ne veulent que marginalement aller en Allemagne. Mais on peut trouver en Allemagne une immigration camerounaise, ce pays ayant été une colonie allemande et il y demeure des liens culturels que l’Allemagne entretient. Les classes moyennes syriennes ou irakiennes, formées, se sont prioritairement dirigées vers l’Allemagne, l’Autriche, la Suède. Elles ne sont pas venues en France, pourquoi ? Parce que le marché du travail en France ne présente pas suffisamment d’opportunités, à leurs yeux, dès lors, en particulier, qu’ils parlent un peu anglais. Globalement notre tissu industriel et notre structure de l’emploi sont moins adaptés pour eux que ne l’est le marché du travail en Allemagne avec son industrie répartie sur tout le territoire et ses multiples centres urbains. Ce qui ne veut pas dire que même dans ce pays, comme en Suède, tout soit facile.  Ces populations syriennes ou irakiennes avaient aussi une appréciation négative de la France du fait de son taux de chômage ou de sa situation économique. C’est ce qui explique les écarts que l’on observe en Europe en termes d’immigration.

Que peut-on faire face à cela ? C’est difficile. Mais ce qui me frappe dans ces débats sur ce qu’on peut faire ou pas, c’est l’effacement progressif – lié à l’évolution du vocabulaire sur les migrants – de la critique des élites des pays de départ. La critique de ce qu’on pouvait appeler autrefois la « bourgeoisie comprador » a disparu. Elle est aujourd’hui remplacée par un discours qui consiste à dire qu’il faut accueillir tout le monde, avec l’incapacité à penser la manière de faire face à des chaos d’une telle ampleur qu’ils peuvent emporter nos sociétés. Nous voyons bien que des dictateurs ou des régimes autoritaires, en viennent à utiliser des migrations incontrôlées comme des armes de destruction de nos équilibres sociaux. Dans ces projections du chaos – on le voit avec ce qu’a fait la Biélorussie – il y a du cynisme. En même temps il est important de se rappeler que nous appartenons à une commune humanité. Il faut jongler entre la nécessité de ne pas être submergé par un chaos produit par un système complètement fou et celle de garder son humanité. C’est une difficulté autant intellectuelle que matérielle, on ne peut y répondre par des facilités du type « no border ». Quand il n’y a pas de frontière, il n’y a plus de régulation, et on finit par des murs comme le rappelle Régis Debray.   

« L’Europe est une bulle enviée, parce que nous sommes des États sociaux dans lesquels la liberté d’expression existe. »

C’est la raison pour laquelle les principaux pays d’Europe sont dans une situation particulière parce qu’ils ne sont ni dans la maltraitance d’État, ni dans le cynisme. Nous sommes dans une situation qui peut être perçue par une catégorie de la population comme étant une position de faiblesse. Ce qui est sûr, c’est qu’après la chute de Kaboul, aucun Afghan ne s’est précipité vers l’ambassade de Chine pour obtenir un laisser-passer vers Pékin. Pareil pour l’ambassade de Russie. L’Union européenne est une bulle enviée, parce qu’elle est dominée par des États sociaux au sein desquels la liberté d’expression existe. En dehors de nous, il y a au contraire des États qui sont d’un cynisme absolu et avec lesquels nous ne pouvons pas nous comparer. J’entends régulièrement des gens qui disent que le Liban accueille un million de réfugiés syriens. Il faut se rendre compte que les enfants syriens qui naissent au Liban n’ont pas accès à un état civil, ne peuvent pas aller à l’école, ne peuvent pas aller à l’hôpital si cela n’est pas pris en charge par une association internationale. Les normes d’accueil sont sans rapport avec ce que nous nous faisons en Europe, particulièrement en France.

À Calais, l’Etat fait distribuer tous les matins des petits déjeuners et des repas, et organisent le ramassage pour accéder à des douches. L’hôpital à Calais soigne gratuitement les personnes immigrées et sans-papiers. Trouvez beaucoup de sociétés en Europe dans lesquelles vous avez accès à l’hôpital gratuitement lorsque vous êtes étranger et sans-papiers ! Des sociétés où on vous offre un hébergement inconditionnel quelle que soit votre situation administrative. En France, c’est ce qu’on fait. Vous comprenez que les gens ne veuillent pas spontanément aller en Hongrie !

Concernant la situation en Méditerranée, nous payons très cher la déstabilisation de la Libye. Tout l’enjeu est d’arriver à stabiliser de nouveau le pays. Nous voyons bien les limites de la politique étrangère européenne. Les Italiens et les Français ont par exemple des politiques concurrentes vis-à-vis de la Libye. Notons que les Libyens faisaient historiquement appel à une immigration très forte pour faire tourner leur pays. Il faut faire en sorte que la Libye, qui dispose en outre de ressources naturelles importantes, ne soit plus une plateforme de départ pour l’Europe, c’est d’un intérêt commun et vital.

Deux pays nous posent, par ailleurs, particulièrement problème : l’Algérie et le Maroc. Dès lors qu’aucune perspective politique ne s’ouvre pour eux, nombreux sont les jeunes qui traversent la Méditerranée. Au Maroc, les écarts sociaux ne se comblent pas, et les normes juridiques de la vie sociale indisposent, pour ne pas dire plus, de nombreuses femmes en les laissant dans un statut d’inégalité par rapport aux hommes. Une politique migratoire consiste aussi à dire de manière ferme à ces pays que leur incapacité ou non volonté à réduire les écarts sociaux devient un problème important pour nos sociétés. C’est un discours nouveau au sens où  il affirme que la fuite à partir des pays du Maghreb et de l’Afrique est liée au triste bilan d’échec de la décolonisation, et n’est plus l’effet différé de la colonisation. Tous les débats autour de l’Algérie portent là-dessus. Les infrastructures défaillantes, la difficulté d’accéder à un minimum de service public, en particulier dans le domaine de la santé… D’autant que les Algériens se font une idée de ce qu’est la France à travers les médias francophones en particulier, et le visa vers la France est devenu une sorte de soupape pour souffler ou le premier pas vers l’exil…

LVSL – Quel est le rôle des médias, des nouvelles technologies, des mutations infrastructurelles dans le développement de cette nouvelle donne migratoire ?

D. L. – Un des problèmes de l’intégration aujourd’hui est d’ordre médiologique au sens de l’impact de la technique sur les processus de migration et d’intégration. Il y a deux volets. La baisse du prix des voyages a augmenté considérablement les possibilités migratoires. Les Albanais ou les Géorgiens qui arrivent en France le font par l’aéroport de Beauvais sans visa et pour quelques dizaines d’euros. Il y a donc une accélération des mouvements et une augmentation du volume de mouvements liée au développement du transport aérien. La deuxième chose s’agissant de l’évolution des techniques, dans les transports comme dans les modes de communication (les écrans, la téléphonie), tient au fait que le lien entre son pays d’origine et le lieu où on émigre est plus facilement maintenu qu’auparavant – avec les aspects culturels et idéologiques que cela entraine, on est souvent la télé qu’on regarde, ou la radio qu’on écoute. La capacité à s’acculturer au pays d’arrivée était proportionnelle à l’effort qu’on était obligé de faire parce qu’on n’avait plus de lien avec sa société d’origine. Un Allemand qui, au début du xxe siècle, partait en Argentine, devenait hispanophone par nécessité. Quand il partait aux États-Unis, il devenait anglophone. Pareil pour un Français ou un Italien.

« Aujourd’hui, il est possible de vivre dans un entre-soi très fort. »

Aujourd’hui, il est possible de vivre dans un entre-soi très fort qui peut être consolidé par la difficulté à trouver un travail et/ou une culture qui vous obligerait à ne pas éviter l’autre. Il y a des programmes télévisés spécifiques, et il est possible d’être en lien constant par le biais des téléphones. Il est donc possible, dans votre espace domestique, de rester dans le bain constant de votre pays d’origine et donc aussi de sa culture. Ce qui ne veut pas dire que les immigrés espagnols à l’époque ne parlaient pas espagnol entre eux. Mais à un moment ou l’autre, la confrontation avec l’extérieur, en particulier avec les enfants, obligeait à apprendre la langue étrangère. Mais la dimension culturelle à son importance, comme la dimension religieuse, les communautés asiatiques peuvent être à la fois très fermées et très dans l’échange avec les autres.

D’autre part, dans le cas de la France, les programmes d’arabisation au Maroc et en Algérie ont fait perdre le rapport à la langue et à la culture française, en particulier pour ceux qui n’appartiennent pas aux élites sociales. En 1962, les débats de l’Assemblée constituante algérienne se tiennent en français parce qu’une partie de l’élite est passée par l’école française et ne parle pas l’arabe. Ferhat Abbas est président de l’Assemblée constituante et ne peut tenir un discours en arabe, il a de plus le sentiment que le français est ce vecteur commun et « neutre » entre les berbères, les arabisants, etc. C’est une conception de ce que doit être l’identité algérienne. La politique d’arabisation en Algérie se fait contre la France et contre les berbères, mais de manière hypocrite pour les élites dont les enfants ont continué à apprendre le français. Du reste encore aujourd’hui, la littérature algérienne est une littérature en français. Les jeunes algériens qui arrivent ici, perdus à vendre des cigarettes de contrebande, ont un français qui est la plupart du temps faible, et ce sont les enfants des élites qui s’en sortent le mieux, parce qu’à l’université, les cours continuent à être en français dans des disciplines comme la médecine justement…

Les Turcs ont accès à leurs chaînes de télévision. C’est très nouveau. Les Chinois aussi. C’est l’effet « parabole », ou aujourd’hui l’effet, disons, « Internet » . Il y a par exemple un développement culturel nouveau pour les communautés chinoises ou turques. Le gouvernement chinois développe les instituts Confucius, il y a un cinéma, des séries, tout cela a la capacité d’irriguer les diasporas très nationalistes par ailleurs pour des raisons tant affectives que culturelles justement. On n’avait pas ça avant même s’il y a toujours eu des chinatowns de par le monde. Les Turcs ont des choses équivalentes, en plus de la question religieuse qui introduit des dynamiques d’enfermement.

C’est d’autant plus compliqué pour notre cohésion que la langue joue un rôle important dans l’unification de notre espace depuis la Révolution française sans pour autant effacer les distinctions régionales. On voit comment ce problème est aggravé par des mécanismes médiologiques.  Mais faire société au-delà des problèmes de langue suppose d’avoir un horizon d’attente qui nous soit commun, comme des causes communes qui mobilisent ensemble. Le religieux ne peut remplir cette fonction, il sépare plus qu’il n’unifie dans la croyance en Dieu. Fondamentalement, au-delà de la question de la maîtrise des flux migratoires, ce qui manque, c’est cet horizon commun… Il reste à construire.  

Mais on ne peut le construire qui si sont pris en charge les problèmes posés par les migrations massives et qui pourrait être synthétisés de la manière suivante : Dès lors que l’on considère important de défendre un État social, une qualité de vie, une idée de la démocratie politique, comment faire face à un chaos du monde qui résulte à la fois d’un libéralisme guerrier transformant des États en zone tribale où les consciences sont déstructurées, des conséquences de l’échec sur la longue durée des révolutions anticoloniales et, pour finir, de l’échec « printemps » arabes ? Ces trois points sont les moteurs tragiques des migrations contemporaines.

Pour y faire face, il faut en mesurer avec lucidité les conséquences afin de tenter d’en contrer les effets. Parmi ces conséquences, il y a la manière dont des migrations issues des chaos peuvent déconstruire les peuples, les réduire à des multitudes au sein desquelles les communautés d’origines supplantent les partis et les syndicats, empêchent la construction de causes communes, font perdre les langues communes et les capacités pour les peuples de se constituer en nations civiques. Car, c’est au sein des multitudes qui sont l’inverse du peuple que toutes les dérives autoritaires sont possibles. Nous en sommes là. En me référent à Victor Serge, je dirais que seule la lucidité permettra d’éviter un nouveau « minuit dans le siècle ».

Didier Leschi, Rien que notre défaite, Le Cerf, 2018.
Didier Leschi, Ce grand dérangement, Tract, Gallimard, 2020.

Fuite des capitaux, dette… Comment gagner le bras de fer contre la finance ?

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Et si la gauche radicale gagnait les élections ? Bien qu’une réélection d’Emmanuel Macron soit à ce stade l’hypothèse la plus probable pour l’élection présidentielle à venir, la percée de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages invite à considérer sérieusement cette possibilité. Si le programme du candidat de l’Union Populaire est très riche en propositions, il s’étend moins sur la façon de le mettre en œuvre, sans doute pour des raisons stratégiques. Or, la réaction des milieux d’affaires, des créanciers et des institutions européennes promet d’être brutale, notamment via une asphyxie budgétaire de l’Etat et la fuite des capitaux. Comment éviter un destin à la Tsipras et ne pas doucher les espoirs des classes populaires ?

« Le verdict du peuple grec signifie la fin de la Troïka » déclarait Alexis Tsipras, tout juste élu Premier Ministre, le 25 janvier 2015. Moins de six mois plus tard, celui-ci signait pourtant un troisième plan d’austérité, malgré le rejet de cette option par plus de 61% des Grecs par référendum. Cette tragique défaite de la gauche radicale rappelle combien les marchés financiers et les institutions européennes peuvent empêcher un gouvernement, pourtant légitimé par les urnes, d’adopter des mesures d’intérêt général. Certes, contrairement aux pays latino-américains, la Grèce n’a pas subi de coup d’état militaire. Mais l’expérience Syriza a laissé un goût amer aux Grecs, pour qui les promesses anti-capitalistes risquent de sonner creux pour au moins une génération.

Si la détermination de Tsipras et de son équipe peut être questionnée, cet épisode rappelle surtout l’impérative nécessité pour un gouvernement prônant une rupture avec le néolibéralisme de se préparer sérieusement à l’opposition frontale des marchés financiers, de l’Union européenne et des multinationales. En effet, si les blocages institutionnels, les éventuelles alliances avec des partis plus modérés ou encore l’opposition médiatique sont déjà de sérieux obstacles à la mise en œuvre d’un programme radical, l’adversaire principal reste le fameux « monde de la finance ». En outre, la démobilisation probable des citoyens et des corps intermédiaires suite à l’élection de la gauche radicale rend ce bras de fer d’autant plus ardu. Enfin, le capital politique dont dispose un gouvernement nouvellement élu tend à s’éroder rapidement en l’absence de gestes forts dès l’arrivée au pouvoir. La chute de Biden dans les sondages suite à ses renoncements à de nombreuses réformes promises durant la campagne (annulation de la dette étudiante, Green New Deal, mesures sociales…) l’a récemment démontré.

Organiser la résistance aux attaques spéculatives

Une récente note du think tank Intérêt Général liste un certain nombre de mesures pouvant être prises quasi-immédiatement pour envoyer un signal fort aux couches populaires. Par exemple, la hausse du SMIC, la revalorisation de certains minimas sociaux ou le blocage des prix peuvent être décidées par décret, sans nécessité d’attendre les élections législatives. Toutefois, les réformes fiscales permettant de financer ces dépenses supplémentaires nécessitent un nouveau projet de loi de finances, traditionnellement voté à l’automne. Dès lors, si un gouvernement radical prenait le pouvoir en France, le déficit de l’Etat augmenterait de manière significative durant une première phase. Depuis la fin du circuit du Trésor à partir des années 1970, c’est-à-dire le financement direct des dépenses publiques par la Banque de France, l’Etat a recours aux marchés financiers (1). Or, avant même la prise de fonction du nouveau gouvernement, ceux-ci peuvent augmenter les taux d’intérêt qu’ils exigent. Ainsi, en 2017, un « risque Mélenchon » était apparu sur les marchés à l’approche de l’élection présidentielle.

Comme le rappelle Raul Sampognaro, économiste à l’OFCE ayant contribué à la note d’Intérêt Général, « même des gouvernements qui ne sont pas de gauche radicale subissent des attaques spéculatives », mentionnant l’exemple de la coalition entre le Mouvement 5 Étoiles et la Lega en 2018 en Italie, qui avait fait bondir les taux d’intérêt, soit autant de « ressources perdues pour la transformation sociale ». Selon lui, la France pourrait connaître un sort similaire. Une situation qu’il estime « gérable » en raison du faible niveau actuel des taux d’intérêts, alors que la Grèce partait de beaucoup plus haut et avait vu ses taux augmenter de plus de cinq points lors des premiers mois du gouvernement Syriza. En outre, face à l’extrême volatilité de la Bourse, les titres de dette souveraine demeurent les actifs les plus sûrs et donc les plus convoités. Sampognaro rappelle enfin que « le fait que les politiques monétaires non-conventionnelles soient devenues plus permanentes que prévu crée un système qui atténue le pouvoir des marchés financiers ». Dès lors, la situation de la France, dont la dette reste soutenable, apparaît plus solide que celle de la Grèce.

« Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. »

John Maynard Keynes

Toutefois, toutes les éventualités doivent être prises en compte. Ainsi, la BCE pourrait tout à fait décider de s’opposer au nouveau pouvoir en réduisant ses rachats d’obligations françaises sur le marché secondaire, mettant de nouveau en application la célèbre phrase de Jean-Claude Juncker, qui affirmait « qu’il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens » qui sanctuarisent l’austérité. Si un tel scénario invite à considérer sérieusement l’hypothèse d’une sortie de l’euro, à court terme, d’autres leviers sont actionnables pour contrer les marchés. Les trésoreries d’entreprises publiques, les banques publiques et surtout l’épargne des Français – largement gérée par la Caisse des Dépôts et Consignations – pourraient servir à financer la dette supplémentaire en attendant de lever de nouvelles recettes. L’épargne accumulée dans les banques privées pourrait aussi être mise à disposition, comme l’expliquait l’économiste Jacques Nikonoff au Monde Diplomatique : « On réalise des emprunts forcés auprès des banques et des compagnies d’assurances. En d’autres termes, l’État impose à ces sociétés l’achat d’une fraction donnée de ses émissions de dette. » Si ces dispositifs peuvent paraître risqués, il faut rappeler qu’ils ont déjà été utilisés avec succès par le passé, par exemple en 2009 par la Californie, alors dirigée par le républicain Arnold Schwarzenegger… Ces solutions reviennent en fait à « reconstruire par d’autres canaux des vieux outils qui orientent l’épargne populaire vers le financement d’actions d’intérêt général » résume Raul Sampognaro.

Enfin, dans l’hypothèse où la dette deviendrait vraiment insoutenable, l’Etat peut toujours entrer en confrontation frontale avec les créanciers en faisant partiellement ou totalement défaut. Une hypothèse certes assez extrême, mais qui a historiquement permis de purger nombre de créances illégitimes et de sortir par le haut du cercle vicieux de la dette (2). Dans ce cas, l’option la plus stratégique consiste probablement à annoncer un taux maximum auquel les créanciers seront remboursés ou même à en rembourser certains mais pas d’autres pour éviter un front uni d’adversaires. En outre, la dépendance de l’Etat à ses créanciers fonctionne dans les deux sens : comme le rappelait John Maynard Keynes, « Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. » Fragilisé par un défaut, même partiel, les banques risqueraient de s’effondrer, permettant leur socialisation à moindre coût par la suite, bien qu’au prix d’un certain chaos temporaire. Cette option n’est donc pas sans risques, mais elle illustre que le chantage des créanciers peut être renversé si la volonté politique est forte.

La menace de la fuite des capitaux

Si la masse considérable d’épargne des Français peut permettre de résister aux pressions des créanciers, encore faut-il que celle-ci ne quitte pas le pays. En effet, une politique de redistribution forte a toutes les chances de susciter une hostilité considérable auprès des gros patrimoines et des grandes entreprises. Or, si le bulletin de vote des investisseurs pèsent autant que ceux de leurs concitoyens, ceux-ci « ont un droit de veto sur la politique démocratiquement choisie » grâce à leur portefeuille, résume Sampognaro. Lorsque ceux-ci disposent de patrimoines peu liquides, c’est-à-dire très ancrés sur un territoire, par exemple des mines ou de l’immobilier, leur préférence va à un renversement du pouvoir. A l’inverse, lorsque leurs possessions sont surtout composées de titres financiers, ils préfèrent quitter le pays pour s’installer dans un État plus accommodant. Ce « paradoxe des actifs » constitue une explication originale pour comprendre, par exemple, pourquoi Salvador Allende a été victime d’un coup d’Etat tandis que François Mitterrand n’y a pas eu droit. Mais même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente. 10 jours avant la prise de fonction de François Mitterrand, la Bourse de Paris avait ainsi dû être suspendue en raison de sa chute continue. 

Même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente.

Dans le régime actuel de liberté de circulation des capitaux, reconnue comme « liberté fondamentale » dans l’Union européenne, et étant donné la rapidité avec laquelle les transactions peuvent être faites par ordinateur, cette fuite des capitaux peut être très rapide. Dès lors, des mesures immédiates et fortes sont nécessaires pour l’interrompre au maximum. L’économiste Frédéric Lordon imagine par exemple s’inspirer de la Malaisie, qui, lors de la crise financière asiatique de 1997-1998, avait mis en place un système de deposit : concrètement tous les investisseurs qui possèdent des actifs sur le territoire français ou qui souhaitent s’y implanter doivent verser une part importante de leur investissement dans un fond. L’argent leur est ensuite rendu s’ils quittent le pays, mais seulement s’ils y sont restés un certain temps minimum, par exemple un an. Une mesure qui permet de bloquer les mouvements spéculatifs tout en ne bridant pas les investissements productifs ou le commerce international.

Ensuite, si un contrôle des capitaux à proprement parler ne pourrait être mis en place à très court terme, et imposerait une confrontation directe avec l’Union européenne, le maximum doit être fait pour surveiller les mouvements de capitaux. « Le renforcement des moyens de l’administration, notamment fiscale, est la clé de voûte pour atteindre ensuite les objectifs plus structurels » explique Sampognaro. Même si « légalement un millionnaire a le droit de retirer sa fortune pour quitter la France, il est aussi obligé de le déclarer au fisc. Si l’information est suivie, on pourra le retrouver. » L’instauration d’un « impôt universel », déjà en vigueur pour les citoyens américains et suisses et proposé par Jean-Luc Mélenchon, permettrait alors de demander à ces individus fortunés de payer la différence d’impôts entre le pays où ils ont placé leur fortune et le taux français.

Par ailleurs, un certain degré de contrôle des capitaux pourrait être instauré en abaissant les montants à partir desquels une transaction doit faire l’objet d’une autorisation. La note d’Intérêt général rappelle que de tels dispositifs existent déjà afin de lutter contre la fraude fiscale, le financement du terrorisme, le blanchiment d’argent ou toutes sortes d’activités crapuleuses. Une amende, idéalement d’un montant égal à celui de la transaction, pourrait être instaurée pour les établissements bancaires qui effectuent ces transactions, afin de s’assurer de leur coopération, le tout assorti de contrôles rigoureux. Un tel dispositif avait par exemple été instauré en Islande suite à la crise financière de 2008, dévastatrice pour l’île. « Techniquement on pourrait même retirer les Îles Caïmans et les autres paradis fiscaux de SWIFT » (système international de transactions interbancaires), complète Raul Sampognaro rappelant que tout est question de volonté de politique.

Une telle offensive contre le capital poserait très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro.

Bien sûr, de telles mesures demandent un vrai courage politique et comportent des risques. De plus, bien que nécessaires pour résister aux assauts des grandes fortunes et de la finance mondiale, elles ne permettent en rien de s’assurer du soutien d’une majorité de la population, qui ne pourra être obtenu que laborieusement, grâce à des actes concrets et rapides en matière sociale. Une telle offensive contre le capital poserait aussi très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro. Enfin, les rapports avec le patronat ne manqueraient pas d’être tendus, bien que celui-ci ne soit pas monolithique et tout entier acquis aux revendications du CAC40. Autant de questions majeures qui ne pourront être mises de côté. Certes, de tels plans d’actions ne fédèrent pas les foules. Mais face à la feuille de route parfaitement rodée des élites néolibérales, une résistance déterminée et organisée sera indispensable. Au risque sinon de connaître le même sort qu’Alexis Tsipras.

Notes :

1/ Eric Toussaint, Le système dette: Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017.

2/ Benjamin Lemoine, La démocratie disciplinée par la dette, Éditions la Découverte, 2022.