La prochaine guerre mondiale aura-t-elle lieu en Arctique ?

Un navire dans la banquise arctique. © NOAA

Avec la fonte des glaces, les grandes puissances, États-Unis, Chine et Russie en tête, investissent de plus en plus le Grand Nord. La disparition de la banquise offre en effet l’opportunité d’exploiter de nombreux gisements d’hydrocarbures et de terres rares et de développer le trafic maritime. Mais l’intérêt pour la région n’est pas qu’économique : alors que la Chine affirme sa puissance et qu’une nouvelle guerre froide émerge entre la Russie et les Etats-Unis, l’Arctique se remilitarise. Article de l’économiste James Meadway, originellement publié par Novara Media, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

L’onde de choc de l’invasion de l’Ukraine par la Russie s’est propagée dans le monde entier, des frontières de l’Oural jusqu’au point le plus septentrional du globe. Début mars, pour la première fois depuis sa création, les travaux du Conseil de l’Arctique – un forum fondé en 1996 par les huit pays dont une partie du territoire se trouve dans le cercle arctique (Canada, Danemark, Islande, Finlande, Norvège, États-Unis, Suède et Russie) – ont été suspendus. 

Invoquant le fait que la Russie assure pendant deux ans la présidence tournante, les sept autres membres ont condamné la « violation des principes de souveraineté et d’intégrité territoriale » par cette dernière et mis le Conseil en pause en suspendant provisoirement ses activités. Le représentant de la Russie au Conseil a riposté en dénonçant les demandes d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, compromettant ainsi « la coopération dans les hautes latitudes ».

Bien qu’il se soit élargi depuis sa fondation en conférant le statut d’observateur à des pays « proches de l’Arctique », tels le Royaume-Uni et la Chine, le Conseil avait en vingt-six ans d’existence évité de s’impliquer dans des conflits entre pays membres. La déclaration d’Ottawa relative à la création du Conseil interdit en effet expressément de se saisir des questions d’ordre militaire et, pendant un quart de siècle, ce consensus a été maintenu, le Conseil se concentrant sur les questions civiles et scientifiques. Cependant, alors que la crise climatique s’accélère, l’équilibre politique au sein du Conseil – véritable microcosme des conflits liés aux ressources et des litiges territoriaux que la dégradation de l’environnement entraîne à l’échelle mondiale – se désagrège.

Sous la banquise, des sous-sols convoités

Bien que la guerre en Ukraine a entraîné un niveau de confrontation inédit depuis la Guerre froide entre l’Occident et la Russie, cette suspension des travaux du Conseil de l’Arctique s’explique aussi par d’autres enjeux liés à la fonte de la banquise arctique. Cette dernière s’accélère : en été, la couche de glace ne représente plus que 20 % de ce qu’elle était dans les années 1970. Ce dérèglement climatique crée trois sources de compétition interétatique potentielles, menaçant la fragile coopération qui régissait les relations dans le cercle arctique.

Premièrement, la fonte des glaces met au jour de nouvelles sources de matières premières. Ces dernières années, la prospection pétrolière et gazière et les projets d’exploitation minière se sont rapidement multipliés – 599 projets ont déjà vu le jour ou sont en chantier – et la production pétrolière et gazière devrait croître de 20 % dans les cinq prochaines années. Les banques occidentales, dont on estime qu’elles auraient contribué au financement de projets liés au carbone arctique à hauteur de 314 milliards de dollars, ainsi que les grandes compagnies pétrolières, comme la française Total Energies et l’américaine ConocoPhillips, investissent dans la région aux côtés d’entreprises publiques ou soutenues des états, tels la China National Petroleum Company ou le Fonds de la Route de la soie, un fonds souverain chinois. Total Energies s’est par exemple engagée avec la société russe Novatek et des investisseurs soutenus par l’État chinois dans Yamal LNG et Arctic LNG 2, deux sites géants de gaz naturel liquéfié (GNL) qui devraient être mis en service au cours des prochaines années.

Selon le Wall Street Journal, le sous-sol du cercle arctique recèlerait mille milliards de dollars de terres rares.

Par ailleurs, selon le Wall Street Journal, le sous-sol du cercle arctique recèlerait mille milliards de dollars de terres rares. Paradoxalement, l’intensification des efforts de décarbonation rend ces gisements potentiels de plus en plus précieux. On estime ainsi que le Groenland possèderait un quart des réserves mondiales de terres rares, indispensables aux véhicules électriques et aux éoliennes. La transition mondiale en faveur des énergies renouvelables exacerbe en effet la lutte pour découvrir de nouvelles sources de terres rares. Les pays occidentaux sont particulièrement demandeurs de nouvelles sources d’approvisionnement, étant donné que la Chine contrôle actuellement 70 % des gisements connus. Parallèlement, Inuit Ataqatigiit (IA), un parti de gauche indépendantiste, a été élu à la tête du Groenland l’an dernier après avoir fait campagne contre les projets miniers. L’extraction d’uranium a depuis été interdite et le moratoire illimité sur la prospection pétrolière et gazière dans les eaux groenlandaises a été reconduit. Alors que la demande continue à croître, les pressions s’exerçant sur ce gouvernement devraient être de plus en plus fortes dans les années à venir.

De nouvelles routes commerciales

Deuxièmement, la diminution de la banquise arctique a permis d’ouvrir des routes maritimes autrefois impraticables la majeure partie de l’année. D’une part, la route maritime du Nord relie d’Est en Ouest les détroits de Behring et de Kara, longeant sur 4000 kilomètres la côte la plus septentrionale de la Russie. D’autre part, le passage du Nord-Ouest serpente entre le Canada et l’Alaska. Avec la fonte de la banquise arctique, ces étendues océaniques deviennent autant de voies de navigation rentables.

Selon d’anciennes prévisions, les routes arctiques ne devaient pas devenir commercialement viables avant 2040. Mais la fonte des glaces plus rapide que prévu, alliée à la compétition internationale, pousse à les utiliser sans plus attendre. Les volumes de fret empruntant la route maritime du Nord atteignent des records, le trafic ayant été multiplié par 15 au cours de la dernière décennie, l’essentiel du trafic étant composé de méthaniers transportant du GNL, dont la demande ne cesse d’augmenter. Il y a cinq ans à peine, la navigation était pratiquement impossible pendant les mois d’hiver. L’hiver dernier, 20 navires par jour en moyenne ont emprunté cette route. Parallèlement, la première traversée du passage du Nord-Ouest en hiver sans l’aide d’un brise-glace a été réalisée en 2020 par un bateau norvégien, réduisant de 3000 miles nautiques le trajet entre la Corée du Sud et la France.

Malgré le défi climatique, l’appel à faire transiter le transport maritime par le toit du monde est donc de plus en plus fort. Il y a une dizaine d’années, Vladimir Poutine le rappelait déjà : « La route la plus courte entre les plus grands marchés d’Europe et la région Asie-Pacifique passe par l’Arctique. » La route par le toit du monde entre, mettons, l’Asie de l’Est et l’Europe est bien plus courte que la route actuelle par le canal de Suez : environ 3000 miles nautiques et 10 à 15 jours de moins. Un raccourci qui pourrait générer d’énormes économies, estimées entre 60 et 120 milliards de dollars par an rien que pour la Chine.

L’intérêt de la Chine pour ces nouvelles routes commerciales est d’ailleurs manifeste. Actuellement, 80 % des importations de pétrole de l’Empire du milieu transitent par le détroit de Malacca, entre la Malaisie et l’Indonésie, véritable goulet d’étranglement que pourrait bloquer une puissance ennemie. Ses exportations vers l’Europe doivent quant à elles emprunter le canal de Suez, dont le blocage par l’Ever Given l’an dernier a été à la source d’un chaos économique. Les exportations chinoises vers l’Amérique du Nord passent quant à elles par le canal de Panama, qui est un fidèle allié des Etats-Unis.

Outre le commerce maritime, la Chine s’emploie depuis plusieurs années à accroître discrètement sa présence dans l’Arctique en associant investissements directs et diplomatie.

C’est pour surmonter de tels obstacles que la Chine a décidé d’investir massivement dans ce qu’elle appelle les nouvelles routes de la soie, un ensemble gigantesque de nouveaux investissements routiers et ferroviaires qui se déploie à travers l’Asie et en Europe. La perspective d’une nouvelle route maritime, cependant, ne se refuse pas. Les économies sont phénoménales et la Chine s’emploie déjà activement à les promouvoir en fournissant des itinéraires détaillés aux armateurs. En 2018, sa politique arctique évoquait ainsi le développement d’une nouvelle « route polaire de la soie » par le Grand Nord, et décrivait la Chine comme un « État proche de l’Arctique ».

Outre le commerce maritime, la Chine s’emploie depuis plusieurs années à accroître discrètement sa présence dans l’Arctique en associant investissements directs et diplomatie. L’Islande, durement touchée par la crise financière de 2008, s’est ainsi tournée vers la Chine pour obtenir une aide économique, devenant en 2013 le premier État européen à signer avec elle un accord de libre-échange. La Chine finance désormais des recherches dans les universités de Reykjavik et les investisseurs chinois ont entamé des pourparlers pour deux nouveaux ports en eau profonde sur l’île, destinés au transbordement au large des nouvelles voies maritimes arctiques.

Sur le plan diplomatique, la Chine a été admise comme observateur au Conseil de l’Arctique 2013. Elle a également construit de nouveaux brise-glaces et commandé des patrouilleurs « renforcés pour les glaces». Mais cette puissance inquiète de plus en plus. Les intérêts chinois croissants au Groenland ont amené le Danemark à exprimer officiellement son inquiétude, tandis que la Russie – même si elle coopère avec la Chine pour l’exploitation de gisements de gaz arctiques, en particulier la raffinerie de gaz naturel liquéfié Yamal sur la côte sibérienne – s’est fermement opposée à l’utilisation de brise-glaces étrangers le long de la route maritime du Nord (bien que la déclaration conjointe des deux pays en février les engagent à « intensifier la coopération pratique pour le développement durable de l’Arctique »). La Lituanie a elle ajourné les investissements chinois dans le port de Klaipeda, porte d’entrée du passage du Nord-Est, arguant de son appartenance à l’OTAN et d’un prétendu danger pour sa sécurité nationale.

Comme l’a illustré la crise de Suez en 1956 (où la France et le Royaume-Uni tentèrent de bloquer la nationalisation du canal par Nasser, ndlr), le contrôle d’une route commerciale est déterminant dans une économie capitaliste mondialisée. Et, comme pour le canal de Suez, la course à la puissance donne lieu à une présence militaire croissante lourde de menaces.

Branle-bas de combat

La troisième et dernière source de conflit potentielle découle également de la position géographique privilégiée de l’Arctique. La militarisation de l’Arctique, situé à la distance la plus courte possible entre les deux principales masses continentales du globe, est depuis longtemps une réalité. Les postes d’écoute de Skalgard (Norvège) et de Keflavik (Islande), établis pendant la guerre froide pour surveiller les mouvements de la flotte sous-marine soviétique, et par la suite russe, de la mer de Barents, témoignent de l’intérêt stratégique du grand Nord. Avec la montée des tensions entre Washington et Moscou ces dernières années, la région est de plus en plus réinvestie par la Russie et les États-Unis sur le plan militaire.

La Russie a ainsi rouvert 50 postes militaires datant de la guerre froide situés sur son territoire arctique, comprenant 13 bases aériennes et 10 stations radar. Elle a également testé des missiles de croisière hypersoniques et des drones sous-marins à propulsion nucléaire destinés à l’Arctique, conduisant le Pentagone à exprimer officiellement son inquiétude au sujet de sa « voie d’approche » des États-Unis par le Nord. Renforcée au cours de la dernière décennie, la Flotte du Nord russe, composée de sous-marins nucléaires, de cuirassés et d’engins de débarquement, ainsi que de brise-glaces et de bâtiments de soutien, forme depuis 2017 la pièce maîtresse de la stratégie arctique de la Russie.

En face, l’OTAN a achevé le mois dernier son exercice semestriel dans l’Arctique norvégien, avec 30 000 soldats engagés, soit le plus grand contingent depuis la fin de la guerre froide. Début avril, Ben Wallace, le secrétaire d’État à la Défense britannique, a quant à lui promis des troupes supplémentaires pour le Grand Nord lors de sa rencontre avec son homologue norvégien. Dans le cadre de la coopération entre les deux États, des sous-marins nucléaires britanniques ont été accueillis dans un port norvégien pour la première fois. Alors que la Norvège est historiquement attachée au principe de neutralité, son armée a pour la première fois participé à l’exercice semestriel Mjollner dans le Grand Nord en mai, aux côtés des forces armées du Danemark, de la Belgique, des Pays-Bas et de l’Allemagne. Le Canada accroît lui aussi sa présence militaire dans l’Arctique, notamment par l’achat de deux nouveaux brise-glaces et de 88 avions de chasse.

Malgré la tragédie environnementale monumentale que vit l’Arctique, le système capitaliste continue de remodeler la planète pour ses propres besoins.

La volonté de la Finlande et de la Suède d’intégrer l’OTAN s’inscrit dans le contexte d’une intensification de l’activité militaire dans l’Arctique, leur entrée potentielle faisant de la Russie la dernière nation de la région à ne pas appartenir à l’OTAN. Enfin, la nouvelle stratégie de l’armée américaine dans la région, publiée au début de l’année dernière et baptisée « Dominer à nouveau l’Arctique », propose de «redynamiser » des forces terrestres arctiques qui opéreraient aux côtés de forces navales et aériennes élargies.

Ainsi, malgré la tragédie environnementale monumentale que vit l’Arctique (extinction de masse, destruction de communautés indigènes, perte d’une nature sauvage irremplaçable), le système capitaliste continue de remodeler la planète pour ses propres besoins. De l’« unification du monde par la maladie » à la création d’un système alimentaire fondé sur les monocultures, le capitalisme a en effet toujours remodelé l’environnement qu’il exploite, et n’a jamais cessé de s’adapter à ces évolutions pour poursuivre sa soif de croissance intarissable. Le redécoupage en cours de l’Arctique n’est donc qu’une étape supplémentaire dans un processus séculaire de compétition et d’exploitation. Le capitalisme ne détruira pas le monde, mais il le refaçonnera. Dans un tel contexte, la résistance à ce processus, comme celle organisée par les écosocialistes indigènes au pouvoir au Groenland, devient donc un impératif politique de plus en plus fondamental.

Ukraine : les États-Unis comptent faire la guerre « jusqu’au dernier ukrainien » 

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Vladimir Poutine est entièrement responsable de la guerre qu’il a déclenchée en Ukraine et devra répondre d’accusations de crimes de guerre. Mais l’approche américaine n’ouvre aucune perspective de sortie de crise – bien au contraire. Depuis le début du conflit, les États-Unis ont refusé de prendre part aux pourparlers de paix. Après avoir fermé la porte à des négociations qui auraient peut-être pu éviter ce conflit, ils ont rapidement adopté une politique visant à affaiblir la Russie, dans l’optique à peine voilée d’obtenir l’effondrement du régime de Poutine. Un objectif qui nécessite d’intensifier le conflit, au risque de provoquer une escalade nucléaire dont les Ukrainiens seraient les premières victimes. En attendant, l’implication militaire américaine devient de plus en plus directe, tandis que la perspective d’un accord de paix s’éloigne de jour en jour.

La violence de l’invasion russe a choqué les opinions publiques occidentales. Au-delà de l’ampleur de l’attaque initiale, il y a les pillages et les viols généralisés, les massacres à Butcha, le ciblage d’infrastructures et des bâtiments civils. Les bombes tombant sur des hôpitaux et écoles. Des villes transformées en tas de ruines où se terrent des dizaines de milliers de civils affamés. L’exode de 7 millions de réfugiés. Les dizaines de milliers de morts de part et d’autre de la ligne de front. 

La solution avait été résumée par Hillary Clinton dans un interview tragi-comique : faire de l’Ukraine un nouvel Afghanistan pour les Russes, en armant une insurrection.

Le tribunal de Nuremberg, dans le procès des atrocités commises par les dignitaires nazis, avait estimé que l’agression d’une nation constitue le « crime international suprême » car « il contient tous les autres ». À ce titre, l’invasion et les opérations menées par des militaires russes relèvent pour de nombreux observateurs du crime de guerre. Face aux horreurs perpétrées en Ukraine, envisager une résolution négociée au conflit peut paraître insupportable. Mais sauf à vouloir risquer une guerre ouverte avec la Russie, seconde puissance nucléaire mondiale, l’Occident devra tôt ou tard signer un accord de paix avec Moscou. Or, la politique menée par les États-Unis, déjà critiqués pour leur manque de détermination à éviter le conflit, ne semble pas dessiner de porte de sortie pacifique à la crise.  

Une guerre inévitable ?

Selon le renseignement américain, Vladimir Poutine a pris la décision d’envahir l’Ukraine au dernier moment. Malgré les déploiements massifs de troupes russes à la frontière ukrainienne et les menaces en forme d’ultimatum, l’invasion était potentiellement évitable, selon plusieurs membres des services secrets américains cités par The Intercept [1].

La Russie avait posé ses conditions à plusieurs reprises. En particulier, que l’OTAN renonce à intégrer l’Ukraine et retire ses armements offensifs déployés à la frontière russe. L’administration Biden a refusé de négocier sérieusement, fermant la porte à une résolution diplomatique de la crise. Or, en affirmant que les États-Unis ne participeraient pas à un éventuel conflit – ce qui s’est avéré faux – et en évacuant tout son personnel administratif, la Maison-Blanche a potentiellement encouragé le président russe à envahir l’Ukraine. C’est du moins ce que lui ont reprochés son opposition et une partie de la presse américaine.

Indépendamment de ce que l’on peut penser des demandes russes présentées sous forme d’ultimatum, l’approche des États-Unis en Ukraine paraît difficilement défendable.

Depuis la chute de l’URSS, de nombreux experts et diplomates américains ont averti que l’expansion de l’OTAN risquait de provoquer un conflit. Robert McNamara et Henry Kissinger, les deux principaux architectes de la politique étrangère américaine de la seconde moitié du XXe siècle, ont prévenu publiquement et par écrit que l’intégration de l’Ukraine à l’OTAN constituerait une grave erreur. Le premier en 1997le second en 1997 et 2014

George F. Kennan, le responsable de la stratégie américaine pendant la fin de la guerre froide, avait également alerté dès 1997, dans une lettre adressée au président Bill Clinton et signée par cinquante diplomates et anciens hauts responsables américains : « L’extension de l’OTAN, à l’initiative des États-Unis, est une erreur politique d’ampleur historique. » En 2008, l’ancien ambassadeur américain en Russie et désormais directeur de la CIA William Burns multiplie les avertissements. En particulier, il écrit un câble diplomatique à l’administration W.Bush : « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est la plus rouge des lignes rouges pour l’élite russe, pas seulement pour Poutine ».

Pour Fionna Hill, experte particulièrement reconnue de la Russie de Poutine, ancienne conseillère des présidents Bush et Obama, le renseignement américain avait déterminé en 2008 « qu’il y avait un risque sérieux et réel que la Russie conduise une attaque préventive, pas limitée à l’annexion de la Crimée, mais une opération militaire majeure contre l’Ukraine » si la politique d’expansion de l’OTAN aux frontières russes était poursuivie.

Confronté aux événements de 2014, Obama avait refusé de livrer des armements modernes à l’Ukraine en évoquant sa crainte que « cela accroisse l’intensité du conflit » et « donne un prétexte à Poutine pour envahir l’Ukraine ». Trump au pouvoir, Washington a changé de position. Les États-Unis ont armé et formé l’armée ukrainienne afin de mener une « guerre par procuration » contre la Russie, selon les propres mots d’un haut responsable de l’administration Trump. Ce changement de ligne est conforme aux promesses de deux sénateurs républicains néoconservateurs, qui déclaraient en 2017 à la télévision ukrainienne : « Nous sommes avec vous, ce combat est notre combat, et on va le gagner ensemble ».

Les efforts américains ont achevé de convaincre le Kremlin que l’objectif de Washington était de « préparer le terrain pour un renversement du régime en Russie », a averti un rapport du renseignement américain daté de 2017. En janvier 2020, lors de l’ouverture du procès en destitution de Donald Trump, le démocrate et président du jury Adam Schiff déclarait au Congrès : « Les États-Unis arment l’Ukraine et aident son peuple afin que l’on puisse combattre la Russie en Ukraine et qu’on n’ait pas à le faire ici [à Washington]. »

Le 8 juin 2021, l’administration Biden a affirmé, par la voix d’Anthony Blinken, le secrétaire d’État, lors d’une audition au Congrès : « nous soutenons l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. (…) Selon nous, l’Ukraine dispose de tous les outils nécessaires pour continuer dans cette direction. Nous y travaillons avec eux, quotidiennement ». Une déclaration reprise à son compte par Volodymyr Zelensky, annonçant triomphalement l’entrée imminente de l’Ukraine dans l’OTAN :

Malgré les demandes russes pour une désescalade, Washington a poursuivi sa guerre de procuration avec la Russie en Ukraine. Le 10 novembre 2021, un accord officiel est signé par Anthony Blinken et son homologue ukrainien Dmytro Kuleba, dans lequel les États-Unis explicitent leur position et s’engagent, entre autres, à défendre l’Ukraine contre la Russie ; lui fournir armes, experts et entrainement ; accélérer ses capacités d’interopérabilité avec les forces de l’OTAN via des transferts technologiques et des manœuvres militaires régulières et mettre en place une coopération renforcée dans les domaines du renseignement et de la cybersécurité. L’accord reprend les termes détaillés lors d’un communiqué joint publié le 1er septembre, officialisant une ligne politique qualifiée par le très conservateur The American conservative de « potentiellement très dangereuse ». 

Pourtant, la Maison-Blanche avait affirmé à Zelensky que « L’Ukraine ne rentrera pas dans l’OTAN, mais publiquement, nous gardons la porte ouverte » comme l’a récemment expliqué le président ukrainien sur CNN. Les Américains ont donc joué un double jeu : face aux Russes, ils ont refusé d’acter le fait que l’Ukraine ne serait pas intégrée à l’OTAN, tout en multipliant les actes indiquant que cette adhésion était imminente. Mais face à Zelensky, ils ont reconnu que ce projet n’avait aucune chance d’aboutir. 

Tout semble indiquer que l’administration Biden a préféré risquer une invasion de l’Ukraine plutôt que de perdre la face en cédant sur la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Négocier avec Moscou n’aurait pas nécessairement permis d’éviter un conflit. Mais lorsqu’on tient à la paix, il paraît logique d’épuiser tous les recours.

Outre-Atlantique, le débat se limite presque exclusivement à la question du degré d’engagement des États-Unis en Ukraine. Des dizaines d’éditorialistes payés par l’industrie de l’armement ont exigé l’instauration d’une no fly zone – même si cela devait provoquer un conflit nucléaire.

Avant l’invasion, l’un des principaux arguments avancés par les défenseurs d’une ligne ferme face à Poutine reposait sur le principe du droit des peuples à l’autodétermination. Sans s’arrêter sur le fait que les États-Unis violent ce principe en permanence – par leurs propres sanctions qui affament la population afghane ou en soutenant militairement l’Arabie saoudite dans ses multiples crimes de guerre au Yémen – pouvoir rejoindre une alliance militaire ne constitue pas un droit fondamental. 

On ne saura jamais si la voie diplomatique pouvait éviter l’invasion russe. Mais force est de constater que du point de vue de Washington, l’heure n’est toujours pas à la négociation.

« Combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien »

La position officielle des États-Unis a été explicitée par le Conseiller spécial à la sécurité Jake Sullivan, lors d’une interview à la chaîne NBC le 10 avril dernier : « Ce que nous voulons, c’est une Ukraine libre et indépendante, une Russie affaiblie et isolée et un Occident plus fort, uni et déterminé. Nous pensons que ces trois objectifs sont atteignables et à notre portée. »

En déplacement à Kiev le 25 avril, le ministre américain de la Défense Lyod Austin a confirmé cette ligne en affirmant : « Nous voulons que la Russie soit affaiblie, incapable de reconstruire son armée ». Une position que le New York Times a qualifiée de « plus audacieuse » que la stricte défense de l’Ukraine avancée jusqu’ici. Il n’est pas question de processus de paix, ni de simple défense du territoire ukrainien, mais bien de destruction de l’appareil militaire russe. Ce qui implique la poursuite du conflit. Le 30 avril, en visite officielle à Kiev, la présidente de la Chambre des représentants et troisième personnage d’État Nancy Pelosi a ainsi tenu à réaffirmer le soutien américain à l’Ukraine « jusqu’à la victoire finale ».

Pour l’ex-ambassadeur et diplomate américain Charles Freeman, cette ligne politique équivaut à « combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien ». Comme de nombreux analystes l’ont noté, la résolution du conflit ne peut prendre que deux formes : la capitulation sans conditions d’un belligérant, ou un accord de paix qui nécessitera un compromis peu reluisant. Pour Freeman, la Russie ne peut pas être totalement battue. Elle peut encore déclarer la mobilisation générale (officiellement, elle n’est pas en guerre) ou recourir à des tactiques et armes de plus en plus destructrices pour défendre la Crimée et les territoires du Donbass. Les alternatives sont la destruction complète de l’Ukraine ou une guerre sans fin. 

Depuis le début du conflit, les États-Unis ont refusé de prendre directement part aux pourparlers de paix. Selon le Financial Times, Poutine était ouvert à un accord, mais a changé de position au cours du mois d’avril. Initialement, l’approche de Washington se fondait sur l’hypothèse que l’armée russe se rendrait tôt ou tard maître du terrain. La solution avait été résumée par Hillary Clinton dans un interview tragi-comique : faire de l’Ukraine un nouvel Afghanistan pour les Russes, en armant une insurrection. 

Une stratégie qui a fait ses preuves pendant le premier conflit afghan, selon l’ancienne ministre des Affaires étrangères, qui évoquait simplement quelques « conséquences indésirables » – à savoir plus d’un million de civils afghans tués entre 1979 et 1989, les attentats du 11 septembre 2001 puis vingt ans de guerre en Afghanistan.

Le président Zelensky tient une ligne plus nuancée, évoquant fréquemment les négociations en vue d’accord de paix. S’il demande une implication militaire plus importante des Occidentaux et le renforcement des sanctions économiques, il a mentionné à de nombreuses reprises être favorable à un statut neutre pour l’Ukraine, reconnaît que la Crimée ne fera pas partie des pourparlers et reste ouvert à une solution négociée au Donbass. Sa position évoluera nécessairement avec la situation militaire sur le terrain, mais la perspective d’un accord de paix fait toujours partie de son discours.

Pour l’administration Biden, à l’inverse, le but est de provoquer un changement de régime à Moscou, potentiellement suivi de la traduction de Vladimir Poutine devant le tribunal de La Haye pour crimes de guerre.

« La seule issue désormais, c’est la fin du régime de Poutine » expliquait un haut responsable de l’administration Biden à Bloomberg News. Boris Johnson, le Premier ministre britannique, totalement aligné sur Washington, a confirmé cette ligne, affirmant que la stratégie occidentale avait pour but de « provoquer l’effondrement du régime de Poutine ». Il faisait ainsi écho au ministre de la Défense britannique, pour qui « son échec doit être total (…) les jours de Poutine seront compté, il va perdre le pouvoir et ne sera pas en mesure de choisir son successeur ». Des déclarations qui s’ajoutent aux propos de Joe Biden lui même, accusant Poutine de commettre un génocide et évoquant l’impossibilité qu’il reste au pouvoir.

De fait, les États-Unis refusent d’offrir une porte de sortie au régime de Poutine – le contraignant à choisir entre le prolongement de la guerre quoi qu’il en coûte ou la prison à perpétuité ! Les voix qui s’élèvent contre la stratégie de Joe Biden sont rares outre-Atlantique. Le débat se limite presque exclusivement à la question du degré d’engagement des États-Unis en Ukraine. La presse et des dizaines d’éditorialistes payés par l’industrie de l’armement ont exigé l’instauration d’une no fly zone – même si cela devait provoquer un conflit nucléaire. Jen Psaki, la porte-parole de la Maison-Blanche, a ironisé sur la quantité de questions qu’elle recevait dans ce sens. Mais face au seul journaliste l’interrogeant sur les pourparlers de paix, elle a confirmé que les États-Unis ne participaient pas aux discussions avec la Russie.

La fin justifie les moyens ?

Comme le rapportait l’Associated Press, la prolongation du conflit aggrave les comportements des militaires et accroît le risque de crimes de guerre. Face aux atrocités, la communauté internationale reste divisée. À l’exception des alliés de l’OTAN, la plupart des pays ont choisi la neutralité. Une des causes de ce manque de mobilisation vient du fait que les crimes russes restent comparables à ceux commis par les États-Unis et ses alliés dans l’Histoire récente, estime Noam Chomsky. 

Les États-Unis ont refusé de signer la convention de Genève sur les armes chimiques et les bombes à sous-munition. Ils en ont fait usage contre les populations civiles en Irak. Washington ne reconnait pas le tribunal international de La Haye. Le Congrès a même signé une loi autorisant l’invasion des Pays-Bas si des ressortissants américains étaient forcés de comparaître devant cette juridiction. Comme les Russes, l’armée américaine a délibérément ciblé des bâtiments civils.

Le New York Times rapportait récemment les propos d’un stratège militaire russe, selon lequel « de la campagne de l’OTAN en Serbie, la Russie a retenu que la fin justifiait les moyens ». Les multiples crimes de guerre commis par l’Occident dans les Balkans auraient encouragé la Russie à adopter les tactiques sanglantes observées en Syrie et en Ukraine, selon ce stratège. Pour rappel, l’OTAN se justifiait de ne pas prévenir les civils des zones bombardées « pour réduire le risque pour nos avions ». Tony Blair avait estimé que les bombardements des bâtiments de télévision publique et la mort de dizaines de techniciens étaient « entièrement justifiés » car « ces médias participent à l’appareil de communication de Milosevic ».

Difficile, dans ses conditions, d’adopter une posture morale susceptible de rallier l’ensemble de la communauté internationale. Si sanctionner le régime de Poutine et aider l’Ukraine semble justifié, y compris aux yeux des critiques de Biden, la manière dont sont conduites ces politiques interrogent. Tout comme leur efficacité réelle.

Les armes livrées à l’Ukraine « disparaissent dans un trou noir géant » selon de hauts responsables de l’administration Biden. Cette dernière reconnaît être incapable de savoir où vont les armes, et est consciente du risque qu’elles tombent dans de mauvaises mains : crime organisé, réseaux terroristes et organisations néonazies. Avant le début du conflit, l’Ukraine était déjà un régime considéré comme corrompu et autoritaire, accueillant la principale plaque tournante du trafic d’armes international.

De même, les sanctions économiques renforcent le pouvoir de Vladimir Poutine plus qu’elles ne l’affaiblissent. Les oligarques russes passent largement à travers des mailles du filet – les cibler de manière efficace nécessiterait de recourir à des moyens jugés inquiétants par les oligarques occidentaux ! Ainsi, les premières victimes des sanctions économiques restent les classes moyennes russes, qui se sont logiquement rapprochées de Poutine. Indirectement, cette guerre économique touche également les populations des autres pays via l’hyperinflation des prix de l’énergie et des produits alimentaires, au point de provoquer un début de récession en Europe. Enfin, le statut de monnaie de réserve du dollar pourrait faire les frais de la politique de Washington, selon de nombreux économistes américains proches du pouvoir.

Au delà de ces conséquences indésirables, la stratégie américaine présente un risque d’escalade du conflit en Europe. Soit en acculant la Russie à recourir à des armes ou stratégie plus violentes, ou par simple engrenage militaire sur les théâtres d’opérations. Des perspectives qui inquiètent les experts du risque nucléaire, et des stratèges européens.

Les États-Unis ont joué un rôle déterminant dans le succès militaire ukrainien, dès les premières heures du conflit. Il est désormais question de livrer des armes plus perfectionnées à l’Ukraine, potentiellement pour porter le combat sur le territoire russe, comme l’a reconnu le ministre de la Défense britannique à la BBC. Cela s’ajoute aux déploiements de forces spéciales occidentales en Ukraine, au partage des informations brutes obtenues en temps réel par les services de renseignement et à la formation de soldats ukrainiens en Pologne et en Allemagne. Des efforts remarquablement efficaces sur le front, mais qui risquent de compliquer un futur accord de paix.

Le New York Times révèle ainsi une forme de dissonance entre la stratégie officielle de Washington et ce que les décideurs admettent en off. Poutine serait « un individu rationnel » qui chercherait à éviter une escalade du conflit dans l’espoir de trouver une porte de sortie, ce qui expliquerait le fait que « l’armée russe se comporte moins brutalement que prévue », selon les responsables occidentaux cités par le Times.

La position américaine officielle évoluera peut-être en faveur d’une résolution pacifique du conflit, en particulier si l’armée russe est défaite au Donbass. Mais rien ne garantit qu’une telle humiliation sera acceptée par Moscou. Pour l’instant, les États-Unis estiment que la Russie n’ira pas jusqu’à employer l’arme nucléaire, et agissent en conséquence, repoussant toujours plus loin la notion de guerre par procuration. Après avoir demandé 33 milliards de dollars de plus au Congrès américain pour soutenir l’Ukraine, Joe Biden va proposer un texte de loi visant à attirer les meilleurs scientifiques russes sur le sol américain.

Quid de ceux qui espèrent profiter de cette invasion injustifiable pour se débarrasser de Vladimir Poutine ? Joe Biden lui-même a expliqué que cela prendrait du temps – au moins un an. Des milliers de vies ukrainiennes en feraient les frais, et la hausse des prix des matières premières frapperait plus durement encore les populations qui y sont exposées à travers le globe. Tout cela pour poursuivre un but – le changement de régime – dont l’histoire macabre reste à écrire de manière exhaustive. De telles opérations ont-elles jamais abouti à autre chose que la mise en place d’un État failli ? La perspective d’une nouvelle Libye ou d’un nouvel Afghanistan, mais avec 6 000 ogives nucléaires et des dizaines de missiles hypersoniques, n’a pas vraiment de quoi rassurer.

Notes :

[1] L’information est d’autant plus crédible qu’elle provient du journaliste spécialiste des questions de sécurité et renseignement James Risen, prix Pullitzer du temps où il travaillait au New York Times pour son investigation sur la NSA. 

Cyberattaques : quand les Européens paient leur absence de souveraineté

© Bastien Mazouyer pour Le Vent Se Lève

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la cyberguerre s’est renforcée jusque dans l’arrière-front européen. Face à cette arme de déstabilisation massive, le monde physique prend soudainement conscience que la cybersécurité est à l’autonomie stratégique ce que le char de combat est à la guerre. Il suffit qu’une ligne de code s’infiltre dans une infrastructure régalienne, et c’est un barrage hydraulique qui peut s’effondrer. Qu’un programme malveillant s’introduise dans les bases de données d’une multinationale, et elles peuvent toutes disparaître. Ces cyberattaques se doublent d’une guerre de l’information menée par tous les camps. Pour la réguler, les plateformes numériques de la Silicon Valley et le législateur américain entendent bien accroître leur contrôle sur l’internet occidental. Face à une Chine numériquement indépendante, une Russie en voie d’autonomisation et des États-Unis en situation de quasi-monopole sur le reste du monde, les Européens payent une nouvelle fois le prix de la négligence de leur souveraineté.

En 1918, à quelques kilomètres du front, dans une usine réquisitionnée pour l’industrie de l’armement, des femmes remplacent les hommes dans les manufactures et fabriquent des obus. Telle est l’image qui définissait hier encore dans les livres d’histoire « l’effort de guerre » des lignes arrières dans une guerre totale. En 2022, la Russie envahit l’Ukraine. L’armée, l’économie et les civils sont touchés mais qu’en est-t-il des lignes arrières européennes ? Si de nombreux pays subissent le revers des sanctions économiques, il reste une arme de déstabilisation massive dont on ne prononce pas assez le nom.

Derrière la guerre conventionnelle, des opérations de cyberattaques multiformes

Le 24 février 2022, à 4h du matin, les chars russes entrent en Ukraine depuis la Biélorussie. A 10h, la filiale française de l’entreprise de télécommunication Nordnet signale un dysfonctionnement sur un satellite suite à une cyberattaque coupant des milliers d’internautes français et européens d’internet. Quelques heures après le discours officiel de Vladimir Poutine annonçant l’opération en Ukraine, 6000 éoliennes allemandes sont touchées par une cyberattaque. Les jours qui suivent sont marqués en Ukraine par des attaques systématiques sur les organes informatiques du pays, au travers de « wiper », un logiciel malveillant capable d’effacer toutes les données d’un ordinateur. La Lituanie et la Lettonie reportent à leur tour des répliques de logiciels malveillants.

En France, des entreprises de cyber sécurité signalent une explosion des flux toxiques sur les sondes de leur pare-feu, destinées à filtrer les entrées et sortie potentiellement malveillantes. Le 3 mars, Taïwan subit une panne de courant privant d’électricité 5,5 millions d’habitants et ce à quelques heures de la diffusion télévisée de la rencontre entre le Prédisent Tsai Ing-wen et le secrétaire d’État américain Mike Pompeo. Un « détail » qui alimente pourtant les fantasmes d’une attaque chinoise, dont le directeur de la CIA met en garde sur la détermination de Xi Jiping à s’emparer de l’île. Le 8 mars, Netflix, Canal+, Amazon, Whatsapp, YouTube et Wikipédia sont touchés par des ralentissement simultanés reportés par le site Down Detector. Le lendemain, c’est au tour de Spotify, et TikTok, la Societé générale et encore Netflix de connaitre de forts ralentissements. Il y a donc fort à parier que les prochains jours réservent des surprises de plus ou moins grande intensité.

Comment expliquer une telle sérénité de la part des organismes informatiques officiels français, quand même les organes équivalents allemands, l’Office fédérale de la sécurité des technologies de l’information (BSI), porte à l’« orange » le niveau de la menace cyber ?

Le récit serait joliment ficelé si un unique responsable pouvait être pointé du doigt. La Russie elle-même est l’un des pays les plus attaqué informatiquement. Le collectif de hackers Anonymous a par exemple revendiqué le 6 mars la diffusion de messages s’opposant à la guerre, infiltrés sur des chaînes de télévision russes en direct telles que Russia 24, Channel One, Moscow 24, ainsi que des plateformes de streaming comme Wiki et Ivi. Des attaques par « déni de service » (DDoS) ont aussi visé les sites russes du Ministère de la défense, du Kremlin, de la Douma, les rendant inaccessibles pendant quelques heures.

Bien que l’entrisme russophone ait taillé sa réputation depuis des années, il ne doit pas faire oublier que l’enjeu est global – et les victimes mondiales. Le chaos et la discorde favorisant l’ingénierie sociale et la déstabilisation numérique, ces attaques peuvent être considérées comme des « dommages collatéraux » de la guerre en Ukraine, dressant tous les experts du milieu en état d’alerte.

Tous ? Non. Le Directeur de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’informations française (ANSSI), Guillaume Poupard, a déclaré qu’« aucune cybermenace visant les organisations françaises en lien avec les récents événements n’a pour l’instant été détectée (…)». De son côté, le secrétaire d’État au numérique, Cédric O, disait « craindre » des cyberattaques sur le territoire français et redoubler de vigilance. Une déclaration sans suite concrète, si ce n’est l’annonce de la démission de ce dernier quelques jours après. En pleine cyberguerre, comment espérer une vigilance si aucune sensibilisation ni initiation cyber n’est démocratisée de manière massive ?

Une majorité des français sont « non-initiés » à toute vigilance cyber, voire totalement déconnectés du risque que comportent les outils numériques qui rythment leur quotidien. Déjà en 2020, l’ANSSI déclarait une augmentation de 255% des ransomwares, les logiciels malveillants réclamant une rançon sous menace de la perte de données d’un ordinateur. Il y a aussi le phishing, un faux mail capable de manipuler un individu pour avoir accès à ses données – de fausse demandes de dons à l’attention de familles ukrainiennes ont notamment circulées. Les worms, virus qui s’installent dans des machines permettant de les commander à distance sont aussi particulièrement utilisé dans l’espionnage. De même que le spoofing, qui vole des informations numériques pour usurper une identité.

Le niveau de ces attaques n’a cessé d’augmenter et 67% des internautes français considèrent aujourd’hui que l’État néglige une partie de la sécurité informatique. Comment expliquer une telle sérénité de la part des organismes informatiques officiels français, quand même les organes équivalents allemands, l’Office fédérale de la sécurité des technologies de l’information (BSI), porte à l’« orange » le niveau de la menace cyber ?

Cyberattaques et guerre de l’information

Plus précautionneuse, la communication en temps de guerre privilégie l’union sacrée et l’unité nationale au profit du moral et de la sécurité des lignes arrières. S’agissant du numérique, il est pourtant question des supports en charge de l’ensemble des systèmes régaliens du territoire sur lesquels transitent les données des individus. Transport, hôpitaux, télécommunications, énergie, tout ce qui fait marcher l’économie et la société dépend merveilleusement du numérique et de facto de pays étrangers. Réelle ou fantasmée, la menace flotte au-dessus des citoyens dont la sensibilisation à la protection des données personnelles et à l’intégrité numérique est quasi nulle.

Même dans ce contexte, appréhender la possibilité d’un nouveau format de guerre et s’en prémunir n’est pas interdit. Et pour cela, la sensibilisation est le meilleur des boucliers si l’on en croit les résultats d’un sondage impliquant l’erreur humaine dans 90% des cyberattaques. Car si le champ militaro-stratégique de la cyberguerre ne lésine pas sur les néologismes martiaux de la cyber : « armée informatique », « l’arsenal numérique », aucun terme ne nomme ni ne galvanise la « victime cyber », civil pourtant touché par la cyberattaque. Qu’elle soit une entreprise ou un particulier, la cybervictime, fait partie des « dommages collatéraux » des guerres hybrides ou non-conventionnelles.

Le constat est très différent pour la France et l’Europe, vassaux numériques de leurs alliés américains. Comme le déclarait Tariq Krim sur Bsmart : « tout ce qu’on fait à la Russie, quelqu’un, peut-être le successeur de Biden, pourrait très bien le faire pour l’Europe ».

Plus pernicieuses, les attaques informatiques doivent être appréhendés sous tous leurs angles sans les restreindre au seul champ du cyber proprement dit. Économique tout d’abord, puisqu’une attaque peut mettre à mal financièrement une entreprise, un secteur et une population, au travers de rançongiciels – logiciels malveillants réclamants une rançon – ou simplement au travers d’opération de sabotage, tel que le désormais populaire wiper. Les répercussions sont aussi informationnelles, car le champ numérique est aussi détenteur de l’opinion à travers le traitement médiatique qu’il entend diffuser.

À ce titre, la cyberguerre fait partie intégrante de la guerre de l’information en cours – comme en attestent les nombreuses images de guerre détournées, parfois non vérifiées, et servent d’un camp à l’autre, à décrédibiliser l’ennemi. TikTok est notamment devenu la gazette de la « guerre de l’information », proposant des récits de soldats aux mises en scènes parfois dignes d’un conte philosophique de Voltaire. Des images de l’explosion du port de Beyrouth ont aussi été diffusées pour tromper et faire croire à des bombardement en Ukraine. Mais la guerre de l’image prend un sens particulièrement politique dans cette vidéo choc de Paris sous les bombes, diffusée sur les réseaux. Le but était de faire réagir la France sur la décision de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) de ne pas « fermer » le ciel, accusant les pays otaniens de se préserver d’une entrée en guerre totale.

On aurait tort de réduire cette guerre de l’information aux cyberattaques stricto sensu. Moins visibles, mais sans doute plus déterminants, les algorithmes des grandes plateformes numériques régissent les contenus en amont, pouvant accroître leur visibilité ou au contraire les invisibiliser. Le déréférencement comme arme n’est pas nouveau ; en novembre 2017 déjà, M. Eric Schmidt, président d’Alphabet (société mère de Google) annonçait selon Les Echos vouloir prénaliser les contenus de la chaine Sputnik.

Cyberguerre et souveraineté numérique

À la fin du mois de février 2022, suite à l’invasion de l’Ukraine, les chaines russes considérées comme relais des propagandes de la Russie étaient exclues de l’Union Européenne après la déclaration d’Ursula Von der Leyen : « [Ils] ne pourront plus diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine et pour semer la division dans notre Union». Un voeu dont Google et Youtube n’ont pas attendu qu’elle se traduise par un texte de loi pour l’exaucer, interdisant Russia Today (RT) et Sputnik dans la foulée. Nombreux sont les réseaux tels que Snapchat, Facebook, Twitter ou TikTok à user du « shadow ban », c’est-à-dire de méthode pour invisibiliser ou réduire l’audience de certains comptes. Au nom du fact-checking, de la protection des Ukrainiens ou simplement par solidarité internationale, les paramètres des contenus évoluent et censurent.

Afin de limiter la haine en ligne, les réseaux sociaux se mobilisent depuis quelques années pour traquer les menaces de mort et les contenus violents. Pourtant depuis le 10 mars, Facebook a autorisé exceptionnellement dans un communiqué, les insultes et menaces de mort à l’encontre des soldats russes et des présidents Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko. Ainsi un porte-parole de Meta déclarait : « À la suite de l’invasion russe de l’Ukraine, nous avons pris la décision d’autoriser temporairement des formes d’expression politiques qui ne seraient pas acceptées en temps normal, comme « mort aux envahisseurs russes ».

La nouveauté du terrain informationnel que représente internet brouille les pistes et fait croire que des coordonnées radicalement nouvelles sont apparues. Un regard jeté sur les guerres précédentes ferait pourtant ressortir des permanences difficiles à ignorer.

La guerre psychologique et l’union sacrée contre l’envahisseur ne datent pas d’hier simplement le cyberespace leur confère une autre dimension. L’infrastructure des réseaux internet européens n’a jamais été autant menacée. Tous les projecteurs se braquent sur l’ennemi russe potentiellement capable de couper « l’internet à l’Europe ». Toutefois, le halo que provoque cette euphorie aveugle la domination, plus pernicieuse, des États-Unis sur le numérique européen. La relative autarcie de la Russie en termes numériques est rendue possible par une autonomisation partielle à l’égard des géants américains du numérique. Le retrait de la Russie des leaders du cloud computing d’une part (Amazon, Google, IBM) et de la société Lumen Technologies d’autre part, (ralentissant massivement le trafic vers la Russie) en est le prix à payer.

Le constat est très différent pour la France et l’Europe, vassaux numériques de leurs alliés américains. Comme le déclarait Tariq Krim sur Bsmart : « tout ce qu’on fait à la Russie, quelqu’un, peut-être le successeur de Biden, pourrait très bien le faire pour l’Europe ». En effet, les infrastructures et logiciels dont est tributaire le numérique français, sont en majorité américains. Ainsi les Européens applaudissent-ils à une cyberguerre à laquelle ils sont en réalité pieds et poings liés.

Les grands gagnants de cette guerre non conventionnelle

Tariq Krim évoque dans un entretien les enjeux du splinternet – terme dont les origines s’inspirent du modèle bipolaire qui a scindé le monde sous la Guerre froide. Le splinternet renvoie à l’idée d’un internet divisé en plusieurs blocs, pour des raisons idéologiques, sécuritaires et de protection des intérêts nationaux. Les États-Unis, qui contrôlent l’essentiel de l’infrastructure numérique mondiale et joue de l’extra-territorialité de leur droit, sont parvenus avec un certain succès à étendre leur modèle datavore et monopolistique sur une grande partie du monde. Mais la Chine a inauguré une balkanisation de l’internet en créant son « grand pare-feu », visant à lui assurer une souvearineté numérique. Quant à la Russie, la loi de 2019 sur l’internet souverain l’autorisait à se détacher architecturalement de l’infrastructure mondiale d’internet. Plusieurs rumeurs font état d’essais de déconnexion de la part de la Russie, visant à tester sa possible indépendance numérique.

Personne n’avait donc pensé qu’en s’éloignant de la Russie, le monde occidental pousserait Moscou dans les bras de Pékin ? Les grands gagnants de cette cyberguerre ne sont ni l’Europe, ni la Russie, ni les États-Unis, mais bien la Chine. Les États européens en portent la responsabilité, pour avoir trop longtemps ignoré l’importance des mots souveraineté et numérique, se reposant sur l’échelon européen en déplorant par ailleurs son impuissance.

Alexandre Soljentsyne écrivait : « […] Aussi surprenant que cela paraisse, la doctrine marxiste selon laquelle le nationalisme s’estompe ne s’est pas réalisée. Au contraire, à l’ère de la recherche nucléaire et de la cybernétique, il a, pour une raison quelconque, prospéré »1. On retrouve en permanence chez l’auteur de l’Archipel du Goulag, qui portait un regard pessimiste sur les relations russo-ukrainiennes, l’idée de nation et d’impérialisme dont la guerre froide était empreinte. Dans cette cyberguerre moderne, il est toujours questions de nations et d’impérialisme. La nouveauté du terrain informationnel que représente internet brouille les pistes et fait croire que des coordonnées radicalement nouvelles sont apparues. Un regard jeté sur les guerres précédentes ferait pourtant ressortir des permanences difficiles à ignorer.

Notes :

1 L’Archipel du Goulag, 5e partie, chapitre 2 (écrit en 1968 ; publié en 1974)

Le chant du cygne de l’impérialisme russe

La population russe ne sortira pas indemne de la guerre d’agression menée par le Kremlin. Déjà touchée par les sanctions occidentales, elle verra sa situation socio-économique se détériorer si celles-ci sont amenées à durer. Mais il y a plus : l’État russe, qui concilie de manière précaire des intérêts oligarchiques, pourrait entrer dans un stade de crise, tant ses élites sont divisées au sujet de la guerre. Enfin, la Russie a de fortes chances de sortir affaiblie de cette séquence – reléguée au rang des États voyous, appauvrie, sans doute contrainte à une dépendance croissance à l’égard de la Chine… et confrontée à une OTAN renforcée sur son flanc Ouest.

Le conflit ukrainien apparaît comme le produit d’une série de crises remontant à une époque plus ou moins lointaine. Le facteur de long terme est la crise définitive de l’idée nationale-impériale du XIXe siècle, aujourd’hui anachroniquement réaffirmée par le chef d’État russe – après avoir été rangée au placard par l’expérience soviétique. Sur le moyen terme, nous assistons à la sortie chaotique de l’expérience multinationale de l’URSS ; les différents États qui ont émergé de cet effondrement partagent une même incapacité à réorganiser les relations entre des pays liés par mille fils historiques, culturels et identitaires.

Hic et nunc, enfin, c’est la tentative menée par Vladimir Poutine de mettre à bas tout un paradigme de relations internationales où le temps joue contre lui. S’il semble encore possible au chef d’État russe de réduire l’Ukraine au rang de voisin inoffensif, gouverné par un État failli, cela lui sera hors de portée dans cinq ou dix ans.

L’une des conséquences les plus tangibles de cette guerre réside dans le renforcement de la mythologie nationale ukrainienne. Vladimir Poutine avait déclaré que l’Ukraine n’existait pas – ce qui est à présent difficile à nier !

L’impérialisme requiert des moyens conséquents. Quiconque connaît l’Europe de l’Est sait que la bataille de Moscou pour l’hégémonie dans cette région est déjà perdue. Ses frontières occidentales sont parsemées de voisins – de Tallinn à Bucarest, de Varsovie à Kiev – qui ne veulent plus rien avoir à faire avec lui. Quels que soient leurs nombreux points de discorde, ils sont unanimes sur un point : plus jamais Moscou.

Cette guerre est le dernier coup d’estoc porté par un gouvernement aux abois ; elle accélère la longue crise de l’hégémonie russe. Chacune des décisions de Vladimir Poutine diminue la marge de manœuvre pour les suivantes – jusqu’à ce qu’elle soit réduite à peau de chagrin.

Retour du bâton

La guerre s’achèvera bientôt, et elle s’achèvera en catastrophe pour la Russie. Le pays est en effet gouverné par un système sénile et usé, qui fonctionne sur un équilibre précaire entre les intérêts des oligarques et des grandes entreprises. Institutionnellement fragile, l’État russe est fondé sur la gestion clientéliste et paternaliste d’une architecture fédérale complexe – au sein de laquelle de nombreux citoyens culturellement non-russes ne voient pas d’un bon oeil le tournant national-impérial de Vladimir Poutine. Fortement interconnectée avec l’Occident, l’économie russe se trouve dans une position subalterne sur tous les fronts, à l’exception de l’approvisionnement en gaz. Démoralisée et désabusée, l’opinion publique, quant à elle, réagira avec colère aux gigantesques coûts d’une guerre impopulaire.

Qu’a donc accompli le chef d’État russe, en l’espace de quelques jours ?

Il a tout d’abord renforcé la mythologie nationale ukrainienne ; il avait déclaré que l’Ukraine n’existait pas – ce qui est à présent difficile à nier ! Il a fourni une légitimité éclatante aux éléments d’extrême droite – y compris néo-nazis – de la société ukrainienne, qui revendiquent tout le mérite de la résistance contre l’envahisseur. L’extrême droite ukrainienne n’est pas la seule à profiter de la conjoncture : elle porte également les mouvements fascistes russes. Le ton du discours public russe est en effet donné par les nationalistes, militaristes et fascistes de tous bords.

[NDLR : pour une analyse des mouvements d’extrême droite ukrainiens, lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Nationalisme ukrainien : mythe et réalité »]

Vladimir Poutine a également détruit le semblant de softpower russe qui subsistait encore en Europe de l’Est. Il a renforcé les perspectives d’expansion de l’OTAN, et l’a rendue attrayante pour des pays qui, auparavant, la regardaient d’un oeil distant – comme la Finlande. Il a envenimé les relations avec Pékin qui – si l’on fait fi de ses intérêts propres en Ukraine – proclame haut et fort l’intangibilité des frontières nationales et n’a aucune envie de se pendre à la corde de Poutine.

Et après ?

Une Russie reléguée au rang des États voyous, appauvrie, sans doute contrainte à une dépendance croissance à l’égard de la Chine, confrontée à une OTAN renforcée à l’Ouest ?

La guerre de Poutine donnera à l’Ukraine une centralité sans précédent ; elle sortira de ce conflit grandie d’un prestige nouveau, avec une cohésion patriotique renouvelée, ainsi – du moins peut-on le conjecturer – qu’une hégémonie politique durable pour la droite nationaliste la plus dure. Une telle Ukraine sera la clé de voûte de la politique américaine – et « européenne » – dans la région est-européenne. Cela signifiera un rééquilibrage substantiel des rapports de force dans cette zone.

Le « Russe du quotidien » n’a pas les moyens de comprendre les conséquences à long terme de cette guerre.

Quelle porte de sortie pour la Russie ? Plusieurs voies sont envisageables :

• Un changement radical d’orientation politique

• L’enlisement dans la situation actuelle, avec les conséquences décrites plus haut et un déclin inévitable de la puissance russe.

• Un coup d’État et la mise à l’écart de Vladimir Poutine pour préserver les oligarques et les intérêts des entreprises qu’il ne protège plus – un nombre croissant d’entre elles s’opposant à la guerre et à ses conséquences néfastes sur l’économie russe.

• Un effondrement de l’État russe

L’issue la plus souhaitable, à l’heure actuelle, réside certainement dans un départ de Vladimir Poutine à l’issue d’élections – du moins partiellement – libres. Mais quelle force politique, dans la Russie contemporaine, a intérêt à un tel processus, ou pourrait le superviser ?

Sans doute pas le patriarche de l’Église orthodoxe russe, dont les dernières déclarations – soutenant la guerre, bien qu’appelant hypocritement à épargner les vies civiles – l’ont discrédité ; pas plus que membres du Parlement, ou ceux de la Cour constitutionnelle. Tous sont des créatures de Vladimir Poutine. Des décennies de glissement autoritaire ont amené le pays à un point où il n’est pas possible de concevoir une institution qui pourrait servir de garant au processus de démocratisation.

Désastre pour la population russe

Quid de l’opinion publique ? Les Russes, dans leur grande majorité, sont hébétés. Peu imaginaient qu’une telle issue puisse être envisageable à l’égard d’un pays si proche, géographiquement et culturellement.

Le « Russe du quotidien » n’a pas les moyens de comprendre les conséquences à long terme de cette guerre. Il imagine qu’il va continuer à vivre comme avant ; depuis des années, les médias gouvernementaux lui répètent que les réserves financières et aurifères russes permettront au pays d’être autosuffisant. En réalité, les sanctions décrétées contre la Russie, en particulier son débranchement partiel du système SWIFT et le gel de ses devises – qui résident dans des banques étrangères – affecteront durement l’économie russe.

[NDLR : lire sur LVSL l’article de Frédéric Lemaire : « Sanctions contre la Russie, une arme à double tranchant » et celui de Julien Chevalier, Yannick Malot et Sofiane Devillers Guendouze : « SWIFT : l’arme atonique ? »]

L’or n’est guère utile pour effectuer des paiements courants. Même si l’on envisageait de le vendre à ce stade, on ne sait pas sur quels comptes le produit de la vente pourrait être versé. Le rouble continuera de s’effondrer et les circuits d’importation seront frappés d’une inflation croissante ; les prix des biens de consommation vont s’envoler tandis que les marchandises vont se raréfier, dans un pays où l’inégalité des revenus est considérable et où il n’existe pas de protection sociale efficace. En dehors de Moscou, le revenu moyen des Russes varie entre 300 et 600 euros par mois.

L’économie russe est plus fragile qu’elle ne le semble, affaiblie par des décennies de pillage oligarchique à tous les niveaux. Même les principales compagnies aériennes ne possèdent pas leurs avions, car ils sont presque tous loués à des compagnies étrangères : si elles le décidaient, le tourisme se tarirait indéfiniment en Russie.

Une majorité de Russes adhère probablement à la propagande du Kremlin. Mais que dit-elle ? Elle ne mentionne pas qu’il s’agit d’une guerre de conquête, elle n’évoque pas les crimes commis contre la population ukrainienne ; elle évoque une opération rendue nécessaire pour sauver le peuple ukrainien lui-même du militarisme, du nazisme et de l’asservissement à l’impérialisme américain. Les Russes qui soutiennent les opérations militaires russes pour ces raisons ne sont donc pas des appuis de long terme pour le régime.

Dans l’opinion publique russe, on trouve cependant une forte fraction nationaliste et autoritaire. Cette fraction est moins importante en termes quantitatifs que par sa richesse et son pouvoir au sein de la société. Oligarques et anciens combattants, policiers et membres des services secrets, groupes liés au commerce d’armes, associations « patriotiques »… Le risque d’une guerre civile n’est pas à exclure – dans un pays doté de la bombe nucléaire. Avec une issue qui pourrait être celle d’une dictature fascisante.

Nationalisme en Ukraine : mythe et réalité

Marche aux flambeaux à Kiev, le 1er janvier 2015. On y voit les drapeaux du Secteur Droit, du parti Svoboda, et, au premier plan, un drapeau à l’effigie de Stepan Bandera © Ioulia Arsich

L’actuel conflit en Ukraine est également une bataille pour l’information. Les appareils de propagande et de contre-propagande des belligérants ne se contentent pas de dérouler un récit des affrontements mais s’emploient à les légitimer en les replaçant dans un contexte (culturel, géopolitique, voire économique) plus large. Dans le cas russe, la narration du pouvoir repose sur plusieurs idées clés : élargissement agressif de l’OTAN menaçant l’intérêt national, appartenance de diverses nations à la sphère d’influence historique russe, et persécutions des populations russophones par des forces hostiles. Le Kremlin appuie sur ce dernier point en agitant la menace d’un retour du fascisme en Europe : la Russie serait alors la garante des libertés, prête à « dénazifier » l’Ukraine – comme lors de la Seconde guerre mondiale. Il est vrai que diverses organisations nationalistes sont particulièrement actives en Ukraine, et ont entretenu des rapports ambigus avec l’Occident. Leur influence réelle est pourtant sans commune mesure avec celle que leur prête le Kremlin.

L’Ukraine est un pays ayant connu de courtes périodes d’indépendance dans son histoire. Elle apparaît sous sa forme moderne il y a un siècle, passant dans la sphère soviétique. L’indépendance nationale de 1991 laisse le pays à la croisée des chemins, entre une partie orientale concentrant les populations russophones et les ressources agraires et industrielles du pays, et une partie occidentale plus pauvre, plus homogène, et tournée vers l’Europe centrale. Diverses minorités nationales cohabitent en sus des populations russophones – Hongrois, Roumains, ou Tatars jusqu’à l’annexion de la Crimée.

Souveraineté bafouée et consensus libéral : un terreau favorable au nationalisme

La principale tension traversant le pays porte sur son orientation internationale : après la « révolution orange » de 2004-2005 portant au pouvoir les pro-européens Viktor Iouchtchenko et Ioulia Tymochenko (oligarque ayant fait fortune dans le gaz), l’Ukraine repasse en 2010 sous un gouvernement favorable à Moscou. La « révolution de Maïdan » de 2013-2014 (appelée simplement Euromaïdan en Ukraine) renverse ensuite le président pro-russe Viktor Ianoukovytch et conduit à l’élection de Petro Porochenko, europhile. Les deux hommes proviennent pourtant du même parti, et leur programme économique libéral ne diffère que peu. Il est vrai que si Viktor Ianoukovytch était un magnat des communications avant son exil en Russie, Petro Porochenko est un oligarque milliardaire connu sous le nom de « roi du chocolat ».

Les clivages politiques ukrainiens sont principalement liés aux questions internationales, le programme social et économique des principaux candidats ne variant guère

La domination des oligarques dans la politique nationale est donc totale, comme dans la Russie des années 1990. Le parlement monocaméral du pays, la Rada, est constitué de 450 députés élus selon un système mixte (mi-scrutin uninominal majoritaire, mi-scrutin proportionnel plurinominal), favorisant dans l’ensemble la force majoritaire. Il est aujourd’hui dominé par le parti Serviteur du peuple. Cette structure lancée en 2016 vient directement de la série télévisée humoristique éponyme, dans laquelle un petit professeur (Volodymyr Zelenski) se fait élire président. L’Histoire rattrape ici la fiction : Zelensky est effectivement élu en 2019 suite à une campagne marquée par la lutte anticorruption. Ironiquement, son nom apparaît en 2021 dans les Pandora Papers : on y apprend qu’il dirige avec certains de ses proches (dont le chef du service de la sécurité nationale Ivan Bakanov) un réseau des sociétés offshore rétribuant la famille Zelensky.

Dans une période post-soviétique marquée par une méfiance vis-à-vis de toute forme d’État social, la libéralisation à outrance et la constitution subséquente de monopoles oligarchiques, les clivages politiques au sein du parlement sont principalement liés aux questions internationales, et secondement à des conflits pour le partage des richesses du pays. Ainsi, le programme social et économique des principaux candidats ne varie guère. Il s’agit de différentes variantes de libéralisme, avec un consensus conservateur dominant laissant peu d’espace aux mouvements progressistes que l’on retrouve dans les pays occidentaux. Le soulèvement de Maïdan a cependant mis en lumière l’existence d’autres courants politiques, renforcés par le changement de personnel à la tête du régime.

Maïdan, prélude à une flambée nationaliste

Le départ de l’ancien président Porochenko s’accompagne d’une liquidation politique des forces « pro-russes », accélérée par le conflit à l’est du pays dans les régions séparatistes de Donetsk et de Louhansk. La disparition de facto du Parti des régions entraîne la marginalisation d’autres forces accusées de complaisance vis-à-vis des séparatistes – et, derrière eux, de la Russie de Poutine. Le Parti communiste s’effondre électoralement au cours des années 2000 (passant de 20% des scrutins à 4% en 2014). Sans être officiellement dissout, il est ensuite interdit de se présenter aux élections. L’Association Lutte (Боротьба), organisation de la gauche révolutionnaire, est quasiment liquidée dans l’ouest du pays au cours des années suivantes suite à des prises de position accusées d’être favorables aux « républiques populaires » faisant sécession.

La première organisation à apparaître dans le sillage de la révolution Maïdan est le Secteur droit (Пра́вий се́ктор), coalition de petits groupes activistes allant des nationaux-conservateurs aux néonazis.

On juge alors la légitimité de chaque parti à l’aune de sa loyauté à la nation ukrainienne. Le clivage national devient ainsi prédominant, au point de fracturer jusqu’aux courants politiques marginaux : il n’est pas jusqu’au mouvement anarchiste ukrainien, historiquement significatif dans les années 1920, qui ne scissionne après 2014 sur la question de la position à adopter par rapport aux évènements de Maïdan et à la guerre.

Manifestants nationalistes brandissant un portrait de Stepan Bendera © Ioulia Arsich

Mais ce sont surtout les organisations nationalistes qui tirent leur épingle du jeu. Comme en Hongrie ou en Pologne, l’anticommunisme est un marqueur politique important, régulièrement réactivé  dans un contexte d’expansionnisme russe associé à son prédécesseur soviétique. L’existence relativement récente de l’Ukraine est propice au développement d’un récit national s’appuyant sur d’autres éléments : références positives au Rus de Kiev et à l’Hetmanat cosaque… mais aussi, plus récemment, à la période de la collaboration et à l’UPA, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne de Stepan Bandera. Ce révisionnisme historique présente sous un jour héroïque les collaborateurs ukrainiens du régime nazi, ayant participé à la Shoah et commis de nombreux crimes, mais considérés comme des héros nationaux face aux soviétiques[1]. Il se manifeste par le biais d’hommages (jusqu’à des noms de rues), de manifestations publiques, et par la reprise du slogan « gloire à l’Ukraine, gloire aux héros » (Слава Україні! Героям слава!), particulièrement populaire. La bannière rouge et noire de l’UPA se diffuse aussi très largement comme un simple symbole patriote.

Le principal vecteur de l’extrême droite « banderiste » durant les évènements de Maïdan est le parti Liberté (Свобода), lancé dès 1991. Celui-ci rassemble des tendances allant de la droite à l’extrême droite néonazie. Le champ conservateur étant déjà occupé par un panel de partis politiques, ses résultats restent modestes jusqu’à une percée électorale en 2012. Il se trouve donc en position de force lors du soulèvement place Maïdan, au point que le premier gouvernement issu de la révolution incorpore quatre ministres issus du parti Liberté. Mais loin de tirer parti des événements, il subit rapidement une marginalisation électorale – passant rapidement sous la barre des 2 % [2]. Le contexte profite à des forces bien plus radicales, mais aussi plus groupusculaires.

Panorama des forces nationalistes

La répression des manifestations de la place Maïdan, les violents affrontements avec les forces pro-russes puis le basculement dans la guerre et l’annexion de la Crimée ont ouvert la voie à des forces irrédentistes souhaitant reconquérir les territoires perdus. Il faut comprendre que le nationalisme ukrainien, boosté par le révisionnisme historique largement diffusé depuis plusieurs décennies, bénéficie ainsi d’une sociologie bien particulière. Comme dans les pays voisins, ses réseaux s’appuient sur différentes contre-cultures urbaines, recrutant largement dans les tribunes des stades de football de Lviv (Banderstadt Ultras – du nom de Stepan Bandera), Kharkiv (Ultras Metalist) ou Kiev (Ultras Dynamo). Mais l’expérience de la lutte contre le gouvernement puis du conflit armé a formé des générations de jeunes vétérans, phénomène unique rappelant la composition du fascisme italien fondé sur les arditi (ex-combattants des troupes d’assaut).

Membres du bataillon Azov, arborant le wolfsangel. Ce symbole, qui remonte au XVème siècle, a été abondamment brandi par les forces pro-nazies durant la Seconde guerre mondiale du fait de sa similitude avec la svastika © Milena Melnik

La première organisation à apparaître dans le sillage de Maïdan est le Secteur droit (Пра́вий се́ктор) dirigé par Dmitro Yarosh (aujourd’hui conseiller auprès du commandement en chef des forces armées). Il s’agit d’une coalition de petits groupes activistes allant des nationaux-conservateurs aux néonazis. Le Secteur droit se positionne comme le service d’ordre du mouvement et gagne ainsi en popularité tout en écartant les forces de gauche souhaitant participer (les anarchistes ukrainiens sont ainsi interdits de s’organiser sur la place). Recrutant plusieurs milliers de membres, l’organisation se structure. Elle participe aux élections tout en formant sa propre unité militaire dans le Donbass, le Corps des volontaires ukrainiens.

La propagande russe associe l’intégralité du peuple ukrainien à une minorité ultranationaliste bien réelle (…) Les médias occidentaux ont malheureusement tendance à adopter des positions tout aussi campistes en présentant l’Ukraine comme une nation homogène et démocratique, jusqu’à nier le poids des forces néofascistes

Cette période de conflit voit la naissance dès 2014 de la plus connue des forces combattantes d’extrême droite, le régiment Azov (Азов), commandé par l’ex lieutenant-colonel de police Andriy Biletsky, ancien dirigeant des organisations néonazies Patriotes d’Ukraine et Assemblée sociale-nationale. On estime ses forces à 4000 hommes et son armement inclut armes lourdes et blindés [3]. De telles forces opèrent théoriquement dans le cadre et sous le commandement de la garde nationale. Leur autonomie est cependant importante, et elles bénéficient d’une grande marge de manœuvre pour développer un discours politique. Le régiment Azov emploie publiquement une imagerie inspirée du nazisme (soleil noir et wolfsangel) et incorpore des groupes diffusant une propagande terroriste (Misanthropic Division). L’ensemble des combattants n’adhèrent pas nécessairement à cette idéologie mais la direction et l’identité politique d’Azov sont claires. Ses rapports avec le gouvernement ukrainien et avec l’OTAN sont complexes et conflictuels, entre défense de l’indépendance nationale et pragmatisme politique. De riches mécènes tels que le politicien conservateur Oleg Liachko et l’oligarque Igor Kolomoïsky ont d’ailleurs participé au financement de l’unité. Azov a déployé en 2016 son propre parti, le Corps national. Cette dynamique politico-militaire en a fait un exemple pour de nombreux néofascistes européens venant chercher une expérience combattante ou voyageant à Kiev pour tisser des liens avec leurs homologues de l’est.

D’autres organisations de moindre importance se sont développées dans la même période [4]. Parmi les plus structurées, on peut citer le réseau fasciste Revanche (Реванш) de Bohdan Khodakovskyi, devenu en 2016 Ordre et Tradition (Традиція і порядок). Son objectif est de former une génération de jeunes cadres aux idées national-conservatrices. La participation du réseau à de violentes manifestations anti-LGBT témoigne cependant de la persistance d’un activisme radical. A l’opposé et à contre-courant de la tendance de fond, l’organisation Résistance autonome (автономний опір) évolue du nationalisme-révolutionnaire vers des positions presque libertaires au cours des années 2010. Enfin, d’autres forces plus récentes comme C14 (Карпатська Січ), Centurie (Центурія) ou Freikorps (Фрайкор) dont les références idéologiques vont du nationalisme conservateur au fascisme explicite. Leur point commun est leur dimension paramilitaire, organisant des camps d’entraînement sous l’égide de vétérans et participant aux bataillons de volontaires de l’armée ukrainienne.

Les guerres ne sont pas des périodes propices aux réflexions nuancées. Seules les positions tranchées et caricaturales y sont audibles. En associant l’intégralité du peuple ukrainien à une minorité ultranationaliste bien réelle, la propagande russe a pu présenter l’agression militaire en cours comme une simple opération de dénazification, voire de libération. Le parallèle avec la Seconde guerre mondiale est utilisé en retour par les nationalistes ukrainiens, glorifiant tout ce qui a pu s’opposer aux ambitions soviétiques dans leur histoire – collaborateurs des nazis compris. Et les médias occidentaux ont malheureusement tendance à adopter des positions tout aussi campistes en présentant l’Ukraine comme une nation homogène, démocratique et héroïque, jusqu’à nier le poids des oligarques ou l’activité militaire des forces néofascistes. Le violent affrontement inter-impérialiste actuel ne déroge pas à la règle : selon l’adage, la vérité est la première victime d’une guerre.

Notes :

[1] Les bandéristes observent que Stepan Bandera, après avoir approuvé l’invasion allemande de l’Ukraine par anti-communisme, s’est ensuite retourné contre l’envahisseur nazi. Il n’a cependant jamais abjuré le caractère antisémite et ethniciste de son nationalisme.

[2] Paul Moreira avait couvert pour Canal + les soulèvements de la place Maïdan, et mis en évidence l’influence du mouvement Liberté dans un documentaire intitulé Ukraine, les masques de la Révolution (mai 2014).

[3] Dès 2014, un article publié dans le Guardian faisait état de l’influence du bataillon Azov.

[4] On renverra à l’étude « Far-right group made its home in Ukraine’s major Western military training hub », menée dans le cadre de l’Institut pour les études européennes, russes et eurasiennes de la George Washington University (2021), sur le groupe Centurie.

Ira-t-on sans discussion vers de nouvelles guerres ?

La menace d’un conflit majeur devient chaque jour plus tangible. Qu’il s’agisse de l’océan pacifique, de l’Europe de l’Est ou du Moyen-Orient, les points chauds se multiplient, tout comme les déclarations martiales des principales puissances. Bien des guerres ont été menées au nom de causes généreuses – défense de minorités nationales, sauvegarde de la démocratie, ou nécessité de stopper un tyran brutal. Mais au cours du siècle passé des figures intellectuelles et des forces politiques venaient questionner ces motifs, critiquant la marche vers la guerre et ses conséquences funestes. Notre époque est au contraire marquée par un surprenant désintérêt pour la question. Au-delà de quelques spécialistes et des décideurs politico-économiques, les conflits proches ou lointains sont presque totalement absents du débat public. L’anomie qui prévaut pourrait pourtant avoir des effets catastrophiques sur nos sociétés en les entraînant dans une spirale incontrôlable. Quelles en sont les causes ?

Mobiliser pour la guerre

Disons-le d’emblée : dans les démocraties libérales, et singulièrement dans le cas français, les positions de l’intelligentsia médiatique reflètent peu ou prou la ligne générale de la diplomatie nationale. Dans une séquence marquée par l’escalade des tensions entre la Chine et les pays occidentaux rangés derrière les États-Unis, pas un jour ne se passe sans que les principaux quotidiens dénoncent les crimes du régime chinois. De la persécution des minorités à l’influence pernicieuse dans l’université française en passant par les nouvelles technologies, chaque sujet est traité de manière à conduire à une évidence martelée à longueur d’éditorial : il faut briser la Chine. Il en va de même pour la Russie, dont les menées guerrières et les pratiques illibérales occupent une place croissante dans le traitement de l’actualité internationale. Les interventions désastreuses en Afghanistan puis en Libye une décennie plus tard ont été faites avec le soutien de l’immense majorité de l’opinion publique des pays participants, opinion mobilisée et électrisée par un traitement médiatique intense et unilatéral portant sur l’urgence d’une action militaire.

Il est hors de question de nier la réalité et l’ampleur de la plupart des crimes dénoncés. Mais la différence de traitement flagrante dont pâtissent les sujets internationaux devrait interpeler toute personne soucieuse de la liberté de la presse. Pensons à l’Égypte, partenaire économique important, dont le président-maréchal Abdel Fattah al-Sissi est pourtant responsable du massacre de milliers d’opposants et de la généralisation de la torture. Ou au cas de l’Arabie Saoudite. Ni l’assassinat sordide du journaliste Jamal Khashoggi, ni l’implication directe dans l’interminable guerre yéménite, ni le cadre légal proche de celui de l’État islamique n’empêchent Emmanuel Macron de visiter ce pays client de l’industrie militaire tricolore. Le général émirati Ahmed Naser Al-Raisi était par ailleurs nommé fin novembre à la tête d’Interpol, institution dont le siège est situé à Lyon. L’homme est pourtant accusé d’employer la torture, y compris contre des critiques du régime. Plus proche de nous, un membre de l’Otan comme la Turquie d’Erdogan peut enfermer des milliers d’opposants politiques et raser des quartiers de villes entiers dans les régions kurdes sans être mis au ban des nations. Aucun édito n’appelle à intervenir militairement pour restaurer la démocratie dans ces pays. Les intérêts économiques et géostratégiques prévalent sur les droits humains.

Démobiliser pour la paix

Dans l’histoire contemporaine, l’échec de l’immense mobilisation contre la guerre d’Irak en 2003 a constitué un tournant dans les mobilisations anti-guerre. Les intérêts économiques américains derrière l’intervention de la coalition étaient connus du grand public et le refus français d’y participer avait permis de débattre du bien-fondé des actions envisagées. Aujourd’hui, l’Irak vient s’ajouter à la trop longue liste de pays dévastés par la guerre, terrains de jeu de factions rivales liées aux intérêts étrangers proches ou lointains. La fiole agitée par Colin Powell pour justifier de l’existence d’armes de destruction massives aux mains de Saddam Hussein est devenue le symbole des prétextes mensongers aux guerres d’agression impérialistes. Ces « fake news » d’État, aux conséquences bien plus tragiques que celles propagées par des particuliers et « débunkées » dans les médias, sont une constante historique. Souvenons-nous de l’affaire des « couveuses » au Koweït ayant permis de faire admettre au grand public le bien-fondé de la Guerre du Golfe de 1991. En 1964 déjà, les incidents du golfe du Tonkin servaient de prétexte au président des États-Unis pour intervenir au Vietnam. Des millions de morts plus tard, ces « fake news » sont reconnues comme telles, mais le mal est fait. Il serait illusoire de croire que de telles pratiques n’ont plus court : les accusations d’ingérence russe dans la victoire de Donald Trump ou dans le mouvement des Gilets Jaunes en constituent autant d’exemples plus récents.

La passivité complice croissante de la société civile de démocraties libérales responsables de tant d’interventions militaires s’explique en partie par l’incompréhension des enjeux, notamment dans le cadre de conflits considérés comme lointains. Mais le poids des relais médiatiques de la parole officielle est également considérable. Il n’y a pas besoin d’imaginer d’obscures conspirations tirant les fils en coulisses : le manque de culture politique de la majeure partie du personnel des principaux médias, la précarité du métier et l’existence d’impératifs d’immédiateté produisent une information médiocre, relayant sans nuances les positions de la classe dominante. Ainsi, des intellectuels de plateaux télé au pedigree discutable peuvent jouer les va-t’en guerre au nom de grands principes sans rencontrer de contradiction sérieuse. Le message est passé : approuvez les opérations ou désintéressez-vous en. Dans un régime aussi présidentialisé que la France, l’espace démocratique pour discuter de la politique internationale du pays est de toute façon réduit à sa plus simple expression. On ne transige pas avec le pouvoir discrétionnaire du prince en ses domaines régaliens.

Mourir pour Donetsk ou pour Taipei

Dans une diplomatie qui n’en est plus à une contradiction près, notons le poids de conceptions anachroniques héritées de la Guerre froide. La logique de blocs, de superpuissances, correspond peu à un monde de plus en plus multipolaire. Elle est pourtant employée et appliquée au forceps pour faire entrer chaque pays dans un camp supposé. Le dernier Sommet pour la démocratie à l’initiative du président des États-Unis est dans la droite ligne des dernières rencontres de l’Otan ou du G7. Joe Biden y avait convié la RDC ou le Brésil mais non la Tunisie ou la Hongrie, déclenchant une polémique sur la sélection des invités. Rappelons que l’Indice de liberté économique créé par l’Heritage Foundation et le Wall Street Journal propose un classement conforme à la doxa libérale selon laquelle la dérégulation du marché correspond au niveau de démocratie. La Bolivie ou l’Algérie y figurent en rouge, tandis que les bons élèves incluent le Qatar, Taïwan et le Kazakhstan… In fine, les pays sont triés selon qu’ils fassent partie du camp des démocraties ou de l’axe « illibéral », plus en fonction de leurs affiliations économiques et diplomatiques que selon leur régime réel.

L’objectif affiché des derniers sommets internationaux est d’isoler la Russie (et, à moyen terme, la Chine) dans la perspective d’opérations à la frontière ukrainienne. Les déclarations martiales qui se succèdent sont au diapason de l’accumulation de matériels militaires dans cette zone contestée. Moscou entend annexer de nouveaux territoires et bloquer l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan pour reconstituer un glacis à ses portes. Ses adversaires se déclarent prêts à aller au conflit pour sauvegarder l’intégrité d’un territoire ukrainien de plus en plus militarisé. Les populations civiles n’ont plus leur mot à dire : on les somme de se tenir prêtes à mourir pour Donetsk, et demain pour Taipei. Mais certainement pas pour des villes-martyres oubliées telles que Sanaa ou Stepanakert, les principes libéraux restant sujets à la logique de blocs.

L’expansionnisme russe comme la montée en puissance de l’impérialisme chinois sont des phénomènes majeurs de ce début de siècle comme le nationalisme allemand de 1914. Est-ce à dire que leurs cibles sont pour autant des parangons de la démocratie, forteresses de la liberté assiégées ? Voire. Les régimes inquiets des menées russes en Europe de l’Est ont aussi leurs propres penchants chauvins et autoritaires. Dans le Pacifique, rappelons que Taïwan a longtemps été une dictature opprimant sa propre population – tout comme la Corée du Sud d’ailleurs, certes alliée indéfectible du bloc occidental, mais ayant éliminé toute opposition, du massacre de la ligue Bodo aux répressions récentes des mouvements sociaux. Les pays européens eux-mêmes ont connu des restrictions des libertés massives et brutales au cours des dernières décennies, au nom de la lutte contre le terrorisme puis contre la pandémie. Quand des dirigeants de pays autoritaires pointent du doigt la répression dans des nations dites libérales, il faut prendre leur message pour ce qu’il est : un retournement accusatoire calquant les critiques les visant habituellement. L’historiographie occidentale marquée par la Guerre froide tend pourtant à concevoir le monde selon une vision binaire et datée, faisant l’impasse sur l’impact des politiques guerrières occidentales selon la règle du moindre mal. Cette vision continue d’influencer profondément les conceptions des principaux acteurs politiques en mal de récits mobilisateurs.

Dans un monde de plus en plus volatile, une information objective et critique se situe donc sur une ligne de crête. Le traitement de chaque sujet choisi – ou le refus d’évoquer un fait – seront considérés comme un signe d’allégeance à un camp ou à un autre. Il semble pourtant vital de s’extraire de ces schémas binaires conduisant mécaniquement à des simplifications abusives et à des postures caricaturales. Au regard des tensions géopolitiques de notre temps, les médias ont un rôle important à jouer. À eux de décider s’ils accompagneront docilement la marche vers la guerre ou s’ils tenteront au contraire de prendre de la hauteur.

L’Europe de la défense dans l’impasse

Emmanuel Macron et Angela Merkel lors d’un sommet de l’OTAN en juillet 2018. © OTAN

Alors qu’Angela Merkel se montrait déjà peu enthousiaste sur la perspective d’une « Europe de la défense », la nouvelle coalition allemande a clairement annoncé son désintérêt pour les enjeux militaires, lui préférant des comptes publics bien tenus. Faute d’armée européenne, la France a forcé l’Allemagne à coopérer pour bâtir un avion de combat ensemble. Mais les chances que ce projet aille jusqu’au bout sont faibles. En filigrane, cette histoire illustre combien l’Allemagne préfère l’atlantisme à une hypothétique défense européenne ou franco-allemande. Article de Wolfgang Streeck, sociologue et ancien directeur de l’institut de recherche Max Planck, originellement paru dans la New Left Review, traduit par Giorgio Cassio et édité par William Bouchardon.

Qu’est-il arrivé à l’armée européenne ? Certains d’entre nous se souviennent peut-être encore de l’appel public lancé il y a trois ans par le philosophe Jürgen Habermas, qui invitait « l’Europe », identifiée comme l’UE, à s’armer afin de défendre son « mode de vie » contre la Chine, la Russie et les USA de Trump, et de faire progresser l’« union toujours plus étroite » vers un super-État supranational. Les cosignataires étaient une poignée de has-beens politiques allemands, dont Friedrich Merz (désormais nouveau président de la CDU, ndlr), alors encore à BlackRock. Mais pour une fois, nous pouvons célébrer une bonne nouvelle : « l’armée européenne » est morte et enterrée pour de bon.

Pourquoi la France veut une Allemagne réarmée

Qu’est-ce qui a scellé son destin ? De diverses manières, jamais discutées publiquement, comme le veut la coutume néo-allemande lorsqu’il s’agit de questions de vie ou de mort, le projet « d’armée européenne » était lié à la promesse faite de longue date par l’Allemagne à l’OTAN d’augmenter ses dépenses militaires à 2 % du PIB. Cette hausse de moitié, à une date non précisée dans l’avenir transatlantique, suffirait à ce que les dépenses de « défense » de l’Allemagne dépassent celles de la Russie, sans compter le reste de l’OTAN. De plus, les dépenses militaires allemandes ne peuvent porter que sur des armes conventionnelles et non sur des armes nucléaires. Dans les années 1960, l’Allemagne de l’Ouest fut l’un des premiers pays à signer le traité de non-prolifération nucléaire, à la condition que les Alliés occidentaux lui rendent une partie de sa souveraineté. En outre, il est évident que la Russie, avec sa coûteuse force nucléaire, serait incapable de suivre l’Allemagne dans une course aux armements conventionnels, ce qui la conduirait à investir dans l’amélioration de ses « capacités nucléaires ». Alors que cela devrait effrayer les Allemands les plus courageux, ce n’est pas le cas, car le simple fait de mentionner des questions de ce type vous fait passer pour un Poutinversteher (sympathisant de Poutine), et qui veut être considéré comme tel ?

L’utilité des fameux 2% ne fut jamais expliquée, à part à renforcer la puissance de feu de « l’Occident », mais l’idée sous-jacente est claire : transformer l’OTAN en une force d’intervention mondiale.

L’utilité des fameux 2% ne fut jamais expliquée, à part à renforcer la puissance de feu de « l’Occident », mais l’idée sous-jacente est claire : transformer l’OTAN en une force d’intervention mondiale. Notez que l’ensemble de l’armée allemande, contrairement aux autres pays membres, est sous le commandement de l’OTAN, c’est-à-dire des États-Unis. Toutefois, les USA ne sont pas les seuls à demander une hausse des dépenses militaires allemandes : la France souhaite elle aussi que l’Allemagne atteigne les 2%, ayant elle-même a atteint cet objectif pendant des années, puisque, comme la Russie, elle maintient une force nucléaire coûteuse, et manque donc de puissance conventionnelle. Ainsi, pour la France, un renforcement militaire allemand non nucléaire ne bénéficierait pas nécessairement aux États-Unis mais, dans des circonstances favorables, pourrait profiter à la France, en venant compenser son déficit conventionnel causé par son excédent nucléaire.

C’est ici que l’armée européenne de Habermas et de ses proches entre en jeu. Pour les Français, ce que Macron appelle la « souveraineté stratégique européenne » ne peut être réalisée que si l’Allemagne n’est, totalement ou au moins partiellement, extraite de son enchevêtrement militaire atlantiste, en faveur d’un enchevêtrement franco-européen. Si un tel projet est déjà suffisamment difficile à mettre en œuvre en lui-même, il faut ajouter que celui-ci implique de nouvelles unités et « capacités » conçues dès l’origine pour des objectifs européens autodéterminés plutôt que pour des objectifs transatlantiques déterminés par les États-Unis.

Le retour de l’Allemagne frugale

Un rapide coup d’œil à la planification budgétaire allemande pour le futur proche suffit toutefois à écarter cette perspective. Adoptées sous Merkel, avec Olaf Scholz (nouveau chancelier, ndlr) au Ministère des Finances, les prévisions budgétaires quinquennales actuelles prévoient une baisse des dépenses de défense de 50 milliards d’euros en 2022 à 46 milliards en 2025, alors que pas moins de 62 milliards seraient nécessaires pour une augmentation à 1,5 % du PIB, ce qui serait toujours loin de l’objectif de 2 % fixé par l’OTAN. Lors des discussions pour former une coalition, les sources militaires ont fait savoir qu’elles n’avaient aucun espoir d’un retournement de situation sous un gouvernement dominé, selon elles, par « la gauche ». Dans ces conditions, le seul moyen pour les forces armées de réparer leur « état désastreux », dû à des décennies de négligence sous les gouvernements successifs de la grande coalition Merkel, était, selon elles, de réduire le personnel militaire de 13.000 personnes, contre 183.000 actuellement.

Les soldats, comme les agriculteurs, se plaignent toujours. Quelle que soit la somme d’argent que vous leur donnez, ils estiment qu’elle devrait être plus importante. Mais après les énormes déficits du budget fédéral allemand en 2020 et 2021, et étant donné la détermination du nouveau gouvernement Scholz, avec Lindner aux Finances (Christian Lindner, leader du parti libéral-démocrate (FDP) est un farouche partisan de l’austérité, ndlr), à maintenir le frein à l’endettement, sans parler des énormes investissements publics prévus pour la dé-carbonisation et la « transformation numérique », on peut supposer sans risque que les rêves de Habermas et Merz d’une « armée européenne » seront vains, et que ses dividendes espérés pour l’« intégration européenne » et l’industrie de l’armement ne se matérialiseront jamais. Il est intéressant de noter que l’accord de coalition évite la question des 2 % avec un culot presque merkelien : « Nous voulons que l’Allemagne investisse à long terme (!) trois pour cent (!) de son produit intérieur brut dans l’action internationale, dans une approche en réseau et inclusive (?), renforçant ainsi sa diplomatie et sa politique de développement et remplissant ses engagements envers l’OTAN ».

Rien sur la façon dont cela sera payé, et rien non plus qui permette à Macron, dont le mandat va être remis en jeu au printemps 2022, de convaincre ses électeurs d’un progrès vers la « souveraineté européenne », conçue comme une extension de la souveraineté française. La France post-Brexit étant la seule puissance nucléaire restante de l’UE, ainsi que le seul membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, Macron espérait en effet que les chars allemands viennent joliment compléter les sous-marins nucléaires français et fasse oublier le fiasco AUKUS (alliance entre les USA, le Royaume-Uni et l’Australie qui a conduit à la rupture du contrat des sous-marins australiens, ndlr).

Le programme FCAS ne convainc pas

Y a-t-il une perspective de compensation ? L’espoir, comme le dit un dicton allemand, meurt le dernier, et cela pourrait être particulièrement vrai pour la France en matière européenne. Depuis quatre ans, l’Allemagne et la France parlent d’un chasseur-bombardier franco-allemand, le Future Combat Air System (FCAS), pour succéder au Rafale français et à l’Eurofighter allemand comme avion de combat de sixième génération des deux pays. À l’origine, le FCAS était un projet franco-britannique, mais celui-ci est tombé à l’eau en 2017 lorsque le Royaume-Uni a choisi d’opter pour un avion de son cru, le Tempest. Pressée par Macron, Angela Merkel a accepté de combler le vide. En 2018, Dassault et Airbus Defence se sont engagés comme principaux contractants, et la Belgique et l’Espagne ont été invitées à participer au projet. Pourtant, les travaux n’ont progressé que lentement, avec de graves désaccords notamment sur les droits de propriété intellectuelle, le transfert de technologie et les politiques d’exportation d’armes, un sujet important pour la France. Sous la pression de Paris, et probablement à la suite d’accords parallèles confidentiels conclus dans le cadre du traité d’Aix-la-Chapelle de 2019, le gouvernement Merkel a obtenu de la commission budgétaire du Bundestag, en juin 2021, qu’elle autorise une première tranche de 4,5 milliards d’euros, afin de se prémunir contre un éventuel changement de majorité parlementaire allemande après les élections de septembre.

En Allemagne, le FCAS est davantage considéré comme un embarras que comme une opportunité stratégique ou industrielle.

Or, parmi la classe politique allemande, le FCAS a peu de partisans, voire aucun. Cela vaut également pour les militaires, qui le considèrent comme l’un de ces grands projets français trop ambitieux, voués à l’échec en raison d’une ambition technologique excessive. Le système, qui doit officiellement entrer en service vers 2040, se compose non seulement d’une flotte de bombardiers furtifs, mais aussi de nuées de drones qui doivent accompagner les avions dans leurs missions. Il comprend aussi des satellites pour soutenir les avions et les drones, généralement pour ajouter des capacités de cyberguerre au système, ce qui lui donne une touche de science-fiction que les généraux allemands impassibles ont tendance à trouver, a minima, superficielle. Dans un rapport confidentiel, la Cour des comptes fédérale allemande a récemment réprimandé le gouvernement pour avoir laissé en suspens des questions cruciales lors de la négociation de l’accord, tandis que le bureau des achats de la Bundeswehr a exprimé des doutes quant à la possibilité que le système devienne un jour opérationnel. Aucun doute en revanche sur le coût du FCAS qui sera nécessairement très élevé. À l’heure actuelle, les estimations officielles, ou semi-officielles, tournent autour de 100 milliards d’euros, tandis que des initiés bien informés chez Airbus estiment que la facture serait au moins trois fois plus élevée. À titre de comparaison, le fonds de relance européen suite au Covid s’élève à 750 milliards, à répartir entre 27 États membres.

Le FCAS serait-il un lot de consolation pour Macron, pour lui faire oublier « l’armée européenne » et « la souveraineté stratégique européenne » ? Peut-être s’il y avait encore de l’argent, mais, après la grande hémorragie financière suite au COVID, ce n’est plus vraiment le cas. En Allemagne, le FCAS est davantage considéré comme un embarras que comme une opportunité stratégique ou industrielle – l’un des nombreux problèmes laissés par Merkel, avec son inimitable talent pour faire des promesses incompatibles et irréalisables et s’en tirer à bon compte, tant qu’elle était au pouvoir. S’il reste quelques « gaullistes » dans la classe politique allemande pour qui l’alliance avec la France – et indirectement une Europe franco-allemande – prime sur l’alliance avec les États-Unis, on n’en trouve aucun dans le nouveau gouvernement.

L’atlantisme triomphe sur la coopération franco-allemande

En effet, là où il pourrait parler d’une « armée européenne », l’accord de coalition se contente de prévoir « une coopération accrue entre les armées nationales des États membres de l’UE… en particulier en ce qui concerne la formation, les capacités, les interventions et les équipements, comme l’Allemagne et la France l’ont déjà envisagé ». Et pour ne pas être mal compris, il ajoute que « dans tout cela, l’interopérabilité et la complémentarité avec les structures et les capacités de commandement de l’OTAN doivent être assurées », déclarant encore plus explicitement quelques pages plus loin : « Nous renforcerons le pilier européen de l’OTAN et œuvrerons en faveur d’une coopération plus intensive entre l’OTAN et l’UE ». Le FCAS n’est même pas mentionné, ou seulement indirectement, dans un langage qui ne peut que blesser les Français : « Nous renforçons la coopération en matière de technologie de défense en Europe, notamment par des projets de coopération de haute qualité, en tenant compte des technologies clés nationales et en permettant aux petites et moyennes entreprises d’entrer dans la compétition. Les achats de remplacement et les systèmes disponibles sur le marché doivent être privilégiés pour les acquisitions afin d’éviter les lacunes en matière de capacités ». Il y a fort à parier que le projet, s’il ne s’effondre pas en raison de problèmes technologiques ou d’une lutte acharnée pour le leadership industriel et les droits sur les brevets, sera à un moment donné abandonné pour ses coûts.

La nouvelle ministre des affaires étrangères, la candidate à la chancellerie des Verts, Annalena Baerbock, est une fidèle atlantiste de type Hillary Clinton.

Les sceptiques du FCAS ne se retrouvent pas seulement au sein du SPD et du FDP. La nouvelle ministre des affaires étrangères, la candidate à la chancellerie des Verts, Annalena Baerbock, est une fidèle atlantiste de type Hillary Clinton qui a réussi à imposer ses vues sur le document de coalition tout au long du processus. Au cours des négociations de coalition, les Verts ont insisté pour que la flotte vieillissante de Tornado de la Luftwaffe soit rapidement remplacée par le chasseur-bombardier américain F-18. À ne pas confondre avec l’Eurofighter, les Tornados sont la contribution de l’Allemagne à ce que l’OTAN appelle la « participation nucléaire ». Celle-ci permet à certains États membres européens, et surtout à l’Allemagne, de livrer des ogives nucléaires américaines avec leurs propres bombardiers, avec la permission et sous la direction des États-Unis. (Pour autant que l’on sache, les États-Unis ou l’OTAN ne peuvent pas formellement ordonner aux États membres de bombarder un ennemi commun, mais les États membres ne peuvent pas bombarder un ennemi sans l’autorisation américaine). À cette fin, les États-Unis maintiennent un nombre non spécifié de bombes nucléaires sur le sol européen, en particulier allemand.

Récemment, des personnalités du SPD ont émis des doutes sur la sagesse de la doctrine de la participation nucléaire. Les États-Unis, pour leur part, se sont plaints de la vétusté des Tornado, mis en service dans les années 1980, et ont exigé des conditions de voyage plus confortables pour leurs ogives. À l’heure actuelle, les quelques Tornado encore capables de voler – moins de deux douzaines selon les dires – risquent de perdre leur permis de tuer (américain) en 2030. À moins de laisser le programme s’étioler, ce que certains membres de la gauche du SPD préféreraient, les Tornado pourraient en principe être remplacés par le Rafale français ou l’Eurofighter allemand (tous deux devant être remplacés, dans un avenir nébuleux, par des FCAS). Cependant, pour pouvoir transporter des bombes américaines, les avions non américains doivent être certifiés par les États-Unis, ce qui prend du temps, pas moins de huit à dix ans. C’est ainsi qu’est apparu le F-18, qui serait immédiatement disponible pour infliger l’Armageddon nucléaire à quiconque le méritera, du moins d’après les futurs présidents américains. Ainsi, le F-18 semble être le favori des militaires allemands, désireux de préserver leur réputation auprès de leurs idoles américaines et d’éviter les risques de diablerie technologique française.

À leur grand soulagement, l’acquisition rapide d’une flotte de F-18 de taille généreuse s’est avérée être l’une des demandes les plus vigoureusement défendues par les Verts de Baerbock lors des négociations de coalition. Après des négociations acrimonieuses, ils ont obtenu gain de cause. Dans l’accord de coalition, dans un langage compréhensible uniquement pour les initiés, les partis ont annoncé qu’ils allaient « acquérir un système successeur pour l’avion de combat Tornado » et « accompagner le processus d’acquisition et de certification de manière objective et consciencieuse en vue d’une participation nucléaire de l’Allemagne ». Le F-18 étant loin d’être bon marché pour un gouvernement à court d’argent, c’est une autre mauvaise nouvelle pour Macron et sa « souveraineté stratégique européenne ». Au final, si les États-Unis n’obtiennent pas leurs 2 %, ils pourront au moins vendre à l’Allemagne un bon nombre de F-18. La France, en comparaison, risque de se retrouver les mains vides, n’obtenant ni une armée européenne ni, en fin de compte, des FCAS.

Note : cet article a également été publié en anglais par la New left Review et en espagnol par El Salto.

Afghanistan : aux racines de l’hystérie médiatique

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Loin d’être salué pour sa détermination à mettre fin à une guerre jugée ingagnable par l’armée américaine elle-même, Joe Biden a essuyé un torrent de critiques d’une rare violence. Arguments fallacieux et techniques manipulatoires déployés par la presse américaine ont souvent été repris – plus ou moins consciemment – en France, empêchant toute prise de recul sur un dénouement pourtant inévitable.

Après vingt ans de conflit, plus de deux cent cinquante mille morts, des centaines de milliers de blessés et de déplacés, la pratique du viol et de la torture systémique, l’emploi de milices et de mercenaires, les massacres de civils, 2 000 milliards de dollars dépensés (trois fois le budget de l’État français et cent fois le PIB de l’Afghanistan), l’OTAN n’a pu empêcher le retour au pouvoir des talibans. En 2001, ils ne contrôlaient qu’une partie du territoire et combattaient le trafic d’opium. Al Qaeda demeurait une organisation obscure, essentiellement localisée dans les montagnes afghanes. Désormais, les talibans sont maîtres de la totalité du pays. Ils produisent 80 % de l’opium mondial – soit 400 millions de dollars de recette annuels – et le terrorisme islamique s’est répandu à travers le monde, jusqu’à devenir endémique aux États-Unis et en Europe. Le terme fiasco n’est probablement pas assez fort pour décrire l’étendue de l’échec occidental.

NDLR : pour une analyse des modalités de l’occupation américaine en Afghanistan, lire sur LVSL l’article d’Ewen Bazin : « L’Afghanistan, paradis des sociétés militaires privées »

Loin d’en tirer la conclusion logique sur la futilité des guerres humanitaires et les efforts pour « exporter la démocratie », la majorité des commentateurs, acteurs politiques et de la presse – en particulier aux États-Unis – semblent en vouloir davantage. Davantage d’interventions en Afghanistan et davantage d’ingérence occidentale de par le monde.

À l’instar de BHL s’exprimant sur BFMTV, ce ballet de pseudo-experts disqualifiés relèverait du registre de l’absurde et du comique si leur argumentaire halluciné ne trouvait un écho positif dans l’opinion américaine et la presse française.

Coupable de s’être opposé à l’avis de ses généraux, du Pentagone, du corps diplomatique et des services de renseignements – qu’on désigne généralement par le terme État profond -, Joe Biden fait face à un barrage médiatique sans réel précédent. Pourtant, depuis les années 2010, le quatrième pouvoir se divise en deux camps épousant plus ou moins fidèlement les positions des deux partis politiques majeurs. D’un côté l’incontournable Fox News, le New York Post et le Wall Street Journal. De l’autre le New York Times, le Washington Post, MSNBC, CNN et les hebdomadaires libéraux. Moins partisanes, mais solidement ancrées au centre, figurent les chaînes nationales (ABC, NBC, CBS), et la presse régionale.

Lorsque Joe Biden avait arraché un compromis au Parti républicain pour faire adopter son plan d’investissement dans les infrastructures du pays, Fox News dénonçait le coût « astronomique » tandis que le New York Times louait « l’incroyable talent de négociateur » de Joe Biden. Sur le dossier afghan, à l’inverse, tous les principaux médias ont fait bloc contre l’occupant de la Maison-Blanche. Fait rarissime, le prestigieux New York Times, le très conservateur National Review et le tabloïd d’extrême droite Washington Times ont tous les trois reproduit la même attaque personnelle contre Joe Biden, l’accusant d’instrumentaliser la mort brutale de son fils aîné pour défendre la fin du conflit afghan.

De manière sidérante et caricaturale, les principaux architectes de cette débâcle militaire et diplomatique, en particulier les cadres de l’administration Bush et les généraux ayant perdu l’Afghanistan sur le terrain, ont été invités à dire tout le mal qu’ils pensaient de la politique de Joe Biden sur les plateaux audiovisuels et les colonnes des grands journaux. Même les anciens conseillers d’Obama se sont acharnés contre son ex-vice-président. Le Washington Post a beau avoir exposé leurs mensonges répétés en publiant les Afghanistan papers, tous ces pompiers-pyromanes ont eu les égards des plus grands médias américains.

À l’instar de Bernard-Henri Lévy (BHL) s’exprimant sur BFMTV, ce ballet de pseudo-experts disqualifiés relèverait du registre de l’absurde et du comique si leur argumentaire halluciné ne trouvait un écho positif dans l’opinion américaine et la presse française. La cote de popularité de Joe Biden décroche pour différentes raisons, mais la couverture résolument négative du retrait de l’Afghanistan a incontestablement fragilisé le président américain le plus progressiste de ces cinquante dernières années.

NDLR : pour une analyse des cent premiers jours de la présidence Biden, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Après 100 jours, pourquoi Joe Biden impressionne la presse française »

Analyser pourquoi et comment les médias font bloc pour défendre la poursuite du conflit afghan avec une telle obsession fournit un exemple éloquent de ce qui attend tout chef d’État désireux de s’attaquer au statu quo défendu par l’establishment et aux intérêts du capital – que ce soit en matière de politique étrangère ou économique.

Amnésie journalistique et impensés stratégiques

Dès avril 2021, le New York Times regrette que « Joe Biden ne se soit pas laissé persuader par le Pentagone » de poursuivre le conflit afghan. Dans une série d’articles alimentée par des fuites anonymes, on apprend qu’à peine entré à la Maison-Blanche, Joe Biden a subi de multiples pressions de la part du département de la Défense et de l’armée pour le contraindre à renoncer aux accords de Doha signés par Donald Trump en février 2020. Cet accord, certainement critiquable, avait mis fin aux attaques talibanes contre les troupes de l’OTAN et les civils occidentaux, contre la promesse du départ de l’armée américaine avant le 31 mai 2021. Biden a négocié une extension de trois mois, tout en continuant d’appuyer les forces militaires afghanes depuis les airs.

Mais contrairement à ses deux prédécesseurs, qui avaient été poussés par le même État profond à renier leurs promesses de campagne pour redoubler les efforts militaires en Afghanistan quelques mois à peine après avoir été élu, Joe Biden n’a pas flanché. Il connaissait les ficelles, lui qui avait conseillé Obama contre le déploiement massif de soldats réclamés par le Pentagone en 2009. Cette fois, les efforts répétés des militaires n’auront pas suffi à faire changer d’avis le président tout juste élu, qui faisait face à un dilemme : rompre les accords avec les talibans et redéployer des milliers d’hommes pour faire face à leur offensive, ou mettre fin au conflit.

Une conflit perdu depuis longtemps, comme l’avait démontré le Washington Post en publiant les Afghanistan papers, cette compilation de rapports internes au ministère de la Défense rédigés par le Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR). Rendus publics en décembre 2019, ils dressent un bilan catastrophique de l’occupation occidentale. Militairement, l’OTAN brillait par son absence de stratégie, son manque d’objectif clair, son soutien répétés aux crimes commis par ses alliés afghans et son incapacité à déterminer qui étaient ses véritables ennemis.

Financièrement, les sommes gigantesques déversées sur le pays ont surtout servi à enrichir les entreprises occidentales impliquées dans l’effort de guerre et de reconstruction, tout en provoquant un niveau de corruption inouïe au sein du gouvernement afghan, qui s’est rapidement auto-organisé en kleptocratie. Cette corruption ne se limite pas à l’accaparement de l’aide occidentale par les dignitaires locaux, elle a provoqué des pratiques terrifiantes de la part des fonctionnaires, de la police et de l’armée afghane : viols systémiques de femmes et d’enfants, rackets, extorsion, harcèlement, massacres de civils, torture, attaques délibérées de convois occidentaux pour justifier a posteriori la rémunération des seigneurs de guerres… Autant de comportements qui ont fini par pousser une partie de la population dans les bras des talibans, épuisée par les morts et la violence engendrés par l’occupation de l’OTAN.

Mais les informations cruciales de cette nature ont été occultées par la presse, qui s’est découvert une nouvelle passion pour le conflit uniquement après le retrait des troupes américaines. Le 8 juillet, lors d’une conférence de presse qui fera date, Biden est assailli de questions sur l’Afghanistan. Lui qui souhaitait évoquer son plan d’investissement massif dans l’économie américaine se voit contraint de spéculer sur la capacité militaire de l’armée régulière afghane. Dire que le régime en avait pour trois ans au maximum et probablement pas pour plus de six mois, comme l’assurait alors le Pentagone, aurait précipité sa chute.

“On nous a rapporté des histoires terrifiantes, à propos des veuves de l’armée afghane [pro-occidentale]. Elles devaient offrir des faveurs sexuelles pour obtenir leur pensions. Aucun américain n’accepterait pareil traitement.”

Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR) – 2017,

Pendant des mois, son administration a pressé les ressortissants occidentaux de quitter le pays, tout en distribuant des visas aux Afghans les plus exposés aux représailles talibanes. Si le traitement des fameux visas fut compliqué par les nombreuses barrières administratives mises en place par l’administration Trump à dessein – une difficulté que Joe Biden n’avait pas anticipée – il demeurait difficile de faire plus vite. À part embarquer de force les civils, au risque de saper davantage le moral des troupes afghanes qui auraient effectivement été réduites à l’état de bouclier humain destiné à gagner du temps, le retrait ne pouvait que se terminer par une situation chaotique.

Puisque le Pentagone était convaincu de la chute inévitable du régime, l’effondrement rapide du gouvernement et la prise de Kaboul sans le moindre coup de feu était rétrospectivement préférable à une longue guerre civile minée par d’innombrables morts, déplacés et atrocités. Pour éviter les nombreux drames qui se sont produits à Kaboul, Joe Biden aurait dû capituler en bonne et due forme dès sa prise de fonction. Mais donner les clefs du pays aux talibans sans combattre aurait été interprété comme une haute trahison et indéfendable face à l’opinion publique. L’unique alternative à l’évacuation tragique à laquelle nous venons d’assister aurait été une reprise des combats – et des morts occidentaux.

À ce titre, l’attentat commis par Daech aux abords de l’aéroport, qui a causé 170 morts dont 13 marines américains et 28 talibans, illustre parfaitement vers quoi le maintien de la présence occidentale aurait débouché. Tout comme la frappe de drone américaine sur une voiture suspectée d’abriter des terroristes, mais qui s’est avérée transporter une famille d’Afghans possédant des visas pour les États-Unis. Ici, le bilan s’élève à 10 morts, 7 enfants, dont 2 de moins de 2 ans.

Un criminel de guerre pour faire le procès du retrait de l’Afghanistan, quoi de plus normal de la part d’un journal dont 93% du lectorat vote démocrate ?

Enfin, il ne faut pas oublier l’exportation de ce conflit en Occident, à travers le terrorisme islamique endémique qu’il facilite et le terrorisme d’extrême droite aux États-Unis qu’il provoque. 750 000 soldats américains ont été déployés en Afghanistan, nombre d’entre eux issus de milieux défavorisés et désormais victimes de syndromes post-traumatiques (PTSD). La semaine dernière, un vétéran a pénétré dans la maison d’une famille de Floride et tué quatre personnes à l’arme semi-automatique, dont une mère et son bébé de trois mois. Il souffrait de troubles psychologiques liés à son déploiement en Afghanistan.

Ce genre de considérations et de critiques n’a pas eu droit de cité dans la presse américaine, qui a produit une couverture médiatique hystérique et univoque en faveur de la poursuite du conflit.

Propagande médiatique et fabrique du consentement

La chute de Kaboul a été immédiatement décrite par les médias américains comme une « débâcle » (CNN), un « fiasco » (MSNBC) et une « humiliation » (Fox News). Certes, les images de talibans posant dans le palais présidentiel avec leurs kalachnikovs et les vidéos tragiques des civils s’accrochant aux avions américains ne favorisaient pas la prise de recul. Mais une fois la situation revenue sous contrôle – 122 300 personnes évacuées en trois semaines, du jamais vu, la presse américaine a continué sa couverture hystérique des événements, avec une volonté de plus en plus apparente de nuire au président Biden.

Par le volume d’abord. Pendant deux semaines, en dépit de la hausse massive de décès liés au variant delta, des multiples catastrophes environnementales et du projet historique de réforme économique débattu au Congrès, le New York Times a fait systématiquement sa Une sur la situation en Afghanistan. La page d’accueil du Times, site d’information le plus consulté du pays et l’un des plus influents du monde occidental, a donné le ton à l’ensemble des médias, qui ont consacré un temps d’antenne impressionnant aux évènements, y compris en France.

Par l’angle ensuite. Puisque trois Américains sur quatre continuent de soutenir le retrait des troupes américaines, les critiques se sont essentiellement portées sur l’exécution de cette décision. Pas pour vanter la logistique qui a permis d’évacuer par les airs un nombre record de réfugiés en une dizaine de jours. Mais pour taxer l’administration Biden d’incompétence. Afin de retourner l’opinion publique contre la Maison-Blanche, les principales techniques déployées pour vendre la guerre en Irak ont été ressuscitées.

En premier lieu, la multiplication d’articles mensongers ou invérifiables, reposants sur des fuites anonymes. La presse a d’abord cherché à faire croire que Biden avait été averti par les agences de renseignement de l’imminence du désastre. Une idée réfutée par le haut commandement militaire (Joint Chief of Staff) et le simple fait que le directeur de la CIA était en déplacement dans les jours qui ont précédé la chute de Kaboul, clairement pas préoccupé par un risque d’effondrement soudain. Ensuite, en alimentant le récit douteux d’une administration Biden totalement dépassée par les évènements, incompétente et paniquée. Toujours à l’aide de « déclarations anonymes » de sources « proches du pouvoir » et souvent directement relayées par les correspondants français à Washington, sans le moindre recul. Enfin, l’enregistrement audio d’une conversation entre Biden et le président afghan fuité à l’agence Reuters – un délit passible d’emprisonnement – devait prouver le manque d’anticipation de la Maison-Blanche. Sous la présidence Trump, des fuites similaires et tout aussi illégales avaient été fréquemment déployées contre le milliardaire pour entraver sa politique étrangère.

À ces pratiques s’ajoute la complicité médiatique, qui débute par la suppression éditoriale de toute opinion contraire au récit dominant.

Selon de nombreux témoignages, les agents audiovisuels qui ont proposé des intervenants favorables au retrait des troupes ont été placés sur liste noire par les chaînes de télévision. Qu’il s’agisse d’élus, des innombrables journalistes et officiers vétérans qui soutiennent le retrait des troupes, ou simplement du reporter du Washington Post à qui l’on doit les Afghanistan papers, pratiquement aucun n’a eu droit de cité sur les plateaux télévisés et les éditoriaux de la presse papier. À la place, une farandole de commentateurs désirant la poursuite de la guerre est venue expliquer en quoi Joe Biden avait bâclé son retrait. Dont les ministres et conseillers emblématiques de W Bush : Condoleezza Rice dans le Washington Post, Karl Rove et Paul Wolfowitz dans le Wall Street Journal, John Bolton sur CNN… Le plus caricatural reste probablement l’éditorial acerbe d’un général afghan, en une du New York Times, intitulé « J’ai commandé des troupes afghanes cette année, nous avons été trahis. » Deux semaines plus tard, il s’est avéré que ce commandant ordonnait à ses troupes de massacrer les civils des régions qu’il abandonnait aux talibans. Un criminel de guerre pour faire le procès de Joe Biden, quoi de plus normal de la part d’un journal dont 93% du lectorat vote démocrate ?

De même, l’ancien ambassadeur de Barack Obama à Kaboul Ryan Crocker, dont les mensonges ont été exposés par les Afghanistan papers, a eu l’honneur des colonnes du Times pour écrire une tribune sobrement intitulée « Pourquoi le manque de patience stratégique de Biden a provoqué un désastre. » Selon lui, Joe Biden aurait dû attendre pour exécuter le retrait, jugeant que le statu quo pouvait être « maintenu indéfiniment et à moindres coûts humain et financiers ». En supposant que la rupture des accords de Doha ne remette pas en cause ce fameux statu quo, on parle de 15 000 morts par an et 300 millions de dollars par jour, comme le rappelle The Economist.

Ce genre d’argumentaire invraisemblable et inhumain a été reproduit ad nauseam par les premiers responsables du fiasco afghan, de Tony Blair à John Bolton en passant par le général David Petraeus. Ce dernier, pourtant passible de condamnation pour haute trahison pour avoir partagé des secrets défense à sa maîtresse lorsqu’il dirigeait la CIA, avant que celle-ci ne s’en serve pour le faire chanter, ne croupit pas en prison comme les lanceurs d’alertes qui ont révélé les crimes de l’armée américaine. Au contraire, il siège au sein du conseil d’administration d’une entreprise liée à l’industrie de l’armement et a pu donner un long interview au New Yorker, hebdomadaire progressiste dans lequel il plaide pour le retour de sa stratégie manquée de « contre-insurrection » qui avait nécessité la mobilisation de 100 000 soldats américains sous Barack Obama.

Où étaient l’indignation lorsque l’OTAN rasait un hôpital ou tuait une famille entière de soixante civils en bombardant un mariage ?

Le message est clair : tant que vous ne remettez pas en cause le complexe militaro-industriel et la vision impérialiste de la politique étrangère, tout vous sera pardonné. Joe Biden, lui, a franchi une ligne rouge. C’est ce qui ressort des conférences de presse, où les questions portent exclusivement sur l’exécution du retrait et les futures interventions militaires, sans jamais interroger la décision d’envahir l’Afghanistan ni les erreurs commises ensuite. Deux questions sont néanmoins sorties du lot par leur bellicisme : la première demandait le retour des frappes aériennes contre les talibans, alors que ces derniers avaient la vie de plusieurs milliers de ressortissants américains entre leurs mains. La seconde visait à obtenir la garantie explicite que Biden n’avait pas perdu sa détermination à envahir d’autres pays, si nécessaire.

Indignation sélective et instrumentalisation de la souffrance

Enfin, les médias ont cherché par tous les moyens à mobiliser les affects de l’opinion publique en pratiquant une indignation sélective frisant l’indécence, car limitée aux derniers jours du conflit et à Kaboul. Les récits et témoignages de militantes s’exprimant dans un parfait anglais ont alterné avec les rapports d’exactions talibanes. Mais où étaient l’indignation, les caméras et les micros tendus pour recueillir des témoignages lorsque l’OTAN rasait un hôpital ou éradiquait des familles entières en bombardant au moins huit fêtes de mariages depuis le début du conflit ?

Les rapports officiels du recours à la torture par l’armée américaine puis afghane – avec le soutien de l’OTAN – n’ont pas provoqué d’émoi médiatique particulier. Pas plus que la révélation du viol systémique d’enfants commis par les milices afghanes pro-occidentales, sur lesquels les soldats coalisés avaient ordre de fermer les yeux. Ni les révélations sur l’emploi d’escadron de la mort par la CIA, afin d’exécuter des enfants dans des villages dans le but d’instiguer la terreur. La présence puis la réhabilitation d’un tortionnaire et violeur notoire au cœur du pouvoir pro-occidental n’avaient déclenché aucun outrage.

Pire : les Afghanistan papers, qui ont montré à quel point les diplomates et militaires ont constamment menti au public pour vendre la poursuite du conflit, tout en couvrant de nombreuses atrocités – abus sexuel systémique des veuves des combattants afghans compris – n’ont fait l’objet d’aucune couverture médiatique significative. Les multiples frappes aériennes ciblant les mosquées, écoles, les enterrements, les mariages, tout comme les décisions de raser entièrement des villages n’ont jamais suscité l’émotion observée après la chute de Kaboul.

Si le sort des femmes afghanes vivant dans les grandes villes s’est considérablement amélioré sous l’occupation occidentale, celui des femmes rurales – soit 70 % de la population – a tellement empiré que nombre d’entre elles applaudissent le retour au pouvoir des talibans ou les soutiennent activement.

Les milliards de dollars d’argent public dépensés lors de l’occupation de l’Afghanistan ont avant tout bénéficié aux entreprises américaines, qui savent défendre leurs intérêts

Une fois le retrait achevé, le principal correspondant de la chaîne NBC a solennellement déclaré qu’il s’agissait « de la pire capitulation des valeurs occidentales de notre vivant ». Mais de quelles valeurs parle-t-on ? L’UNICEF a estimé que les sanctions occidentales imposées à l’Irak de Saddam Hussein ont tué un demi-million d’enfants. Celles imposées à l’Iran, Cuba, au Venezuela, en Syrie et au Liban en pleine pandémie tuent des dizaines de milliers de civils. En Afghanistan, où plusieurs millions de personnes sont exposées à la famine, ces sanctions économiques s’annoncent particulièrement brutales. L’accès au système financier mondial a déjà été coupé, l’aide humanitaire suspendue et les routes commerciales entravées. L’Afghanistan s’achemine vers une crise humanitaire comparable à celle provoquée par l’Occident et ses alliés au Yémen, dont les dégâts sont tout bonnement inouïs. Mais de ces aspects, la presse ne parle pas. Les souffrances s’arrêtent à Kaboul et commencent avec le retrait des troupes…

Derrière le fiasco diplomatique, militaire et journalistique : les intérêts privés

Le refus d’accepter les multiples demandes d’armistices envoyées par les talibans fin 2001 s’explique en partie par des calculs politiques, l’administration Bush refusant de « négocier avec les terroristes » et cherchant à vendre à l’opinion sa « guerre contre la terreur », quitte à refuser de se faire livrer Ben Laden au risque de provoquer l’enlisement des troupes occidentales qui sèmera les graines de l’insurrection talibane.

Mais depuis que la guerre est clairement perdue, c’est-à-dire au mieux 2006, comment expliquer ce refus de mettre un terme à ce formidable gâchis ? Outre les arguments géopolitiques discrédités et la vision exceptionnaliste des États-Unis partagée par l’essentiel des élites de Washington, il faut comprendre la poursuite du conflit comme une formidable opération de racket. Les milliards de dollars d’argent public dépensés ont avant tout bénéficié aux entreprises américaines, qui savent défendre leurs intérêts. Les huit généraux à la retraite qui ont successivement commandé les opérations en Afghanistan sont employés par l’industrie de l’armement. De même, l’écrasante majorité des analystes et experts sollicités par les médias américains pour commenter le retrait afghan sont également payés par cette industrie, en tant que conseiller, consultant, lobbyiste ou membre des conseils d’administration.

«  Peut-être bien que notre plus grande et unique réalisation, malheureusement — et par inadvertance, bien sûr —, a été le développement de la corruption de masse. »

Ryan Crocker, ambassadeur américain à Kaboul sous Obama – cité dans les Afghanistan paper en 2016, traduction Le Monde diplomatique (septembre 2021)

Des conflits d’intérêts cachés au public, alors que les chaines d’informations emploient de plus en plus souvent des anciens cadres du renseignement pour commenter l’actualité. Les grands titres de presse sont par ailleurs dépendants ou influencés par leurs sources gouvernementales, elles-mêmes orientées par l’idéologie dominante et les perspectives de pantouflages. D’autant plus que la majorité des membres de l’administration Biden ont fait des allers-retours spectaculaires entre le public (sous Obama) et le privé, souvent dans des entreprises en lien avec l’industrie de l’armement.

En mettant fin au conflit afghan, Biden a également tué la poule aux œufs d’or. Pas étonnant qu’on lui fasse payer le prix fort.

Double jeu de l’UE et de l’OTAN sur le Haut-Karabagh

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Soldats azéris célébrant leur victoire dans le Haut-Karabagh et défilant à Bakou © Aysel Khalilov

Théâtre de rivalités ethniques attisées par les puissances régionales comme la Turquie et la Russie, le Haut-Karabagh est également l’objet de tensions internationales pour l’accès aux énergies fossiles. La guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan a ainsi révélé le double-jeu des organisations internationales comme l’Union européenne (UE) et l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) à l’égard des États de la région. Si médias et gouvernements occidentaux ont blâmé l’Azerbaïdjan pour son attitude lors du conflit, aucune action significative n’a été prise à son encontre. Bakou étant intimement lié aux intérêts économiques européens, et constituant une pièce maîtresse dans l’agenda géostratégique du bloc euro-atlantique, cet attentisme n’a rien de surprenant…

Comme l’Arménie, l’Azerbaïdjan était dirigé par un gouvernement soumis à la sphère d’influence soviétique ; contrairement à Erevan, cependant, Bakou a opté pour une stratégie de rapprochement à marche forcée avec le bloc euro-atlantique.

C’est peu avant la chute du mur que les gouvernements arménien et azéri sont entrés en guerre ouverte pour le contrôle du Haut-Karabagh. L’Arménie remporte une victoire militaire sans appel. Est-elle pourtant en position de force ? Rien n’est moins sûr, et les décennies suivantes ont accru les difficultés pour l’Arménie, tandis que l’Azerbaïdjan est parvenu à s’attirer les bonnes grâces du monde occidental.

Victoire militaire mais difficultés structurelles : l’Arménie dans la période post-guerre froide

De sa victoire militaire, l’Arménie ne tire qu’une gloire éphémère car elle doit faire face à une situation humanitaire catastrophique. L’effondrement de l’Union soviétique entraîne en Arménie une crise économique, et la récession atteint 40% au début des années 1990. La guerre provoque la fermeture des frontières avec la Turquie et l’occupation des sept districts par l’armée arménienne donne lieu à des résolutions onusiennes demandant le retrait immédiat des troupes arméniennes : de fait, le conflit territorial s’internationalise.

L’Arménie doit aussi s’armer pour se défendre en cas d’offensive. Alors que les Arméniens souffrent de sous-alimentation, n’ont pas souvent accès au chauffage et à l’électricité, le gouvernement doit donc armer ses troupes. Cette situation humanitaire catastrophique pousse des centaines de milliers d’Arméniens à l’émigration : plus de 20% de la population quitte le pays contre 5% en Azerbaïdjan entre 1990 et 2000.  Du point de vue démographique, l’Arménie décline quand l’Azerbaïdjan croît : la population arménienne en 1990 atteignait 3,5 millions d’habitants contre 3 millions aujourd’hui. À l’inverse, l’Azerbaïdjan est aujourd’hui peuplé de 10 millions d’habitants pour 7,2 millions en 1990. Le PIB par tête est presque le même entre les deux pays à la sortie de l’effondrement de l’Union soviétique.

L’Azerbaïdjan devient un élément incontournable du réseau d’approvisionnement pétrolier et gazier de l’UE. Sous pression de l’OTAN, celle-ci encourage la construction d’un oléoduc et d’un gazoduc qui s’étendent de Bakou à la Turquie, permettant d’alimenter directement les Européens.

Au niveau politique, l’Arménie va choisir de 1998 à 2018 des responsables politiques originaires du Haut-Karabagh, et anciens responsables militaires (Kotcharian-Sarkissian). Malgré une corruption massive et structurelle, la situation économique s’améliore nettement : son taux de croissance avoisine 10% entre 2001 et 2008. Sur le plan international, Erevan tisse des liens étroits avec Moscou : elle est membre de l’Union économique eurasiatique. La Russie, du fait d’un traité bilatéral, est du reste liée par une obligation de défense du territoire arménien, où 5000 hommes sont présents au sein de la base militaire de Gyumri, située à la frontière turque. L’Arménie post-soviétique ne joue toutefois pas la seule carte russe : elle va aussi développer de nouvelles relations avec l’Union européenne en signant un accord de partenariat global et renforcé en 2017. Pour ce qui est de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, c’est dès 1992 que l’Arménie rejoint le Conseil de coopération nord-atlantique, remplacé en 1997 par le Conseil de partenariat euro-atlantique. Les troupes arméniennes ont été ainsi été déployées en Afghanistan et au Kosovo.

 Carte de l'Azerbaïdjan avec le Haut-Karabakh et la zone contrôlée par l'armée arménienne jusqu'en novembre 2020.
Carte de l’Azerbaidjan avec le Haut-Karabakh et la zone contrôlée par l’armée arménienne jusqu’en novembre 2020.

En 2016 éclate un nouveau conflit dans le Haut Karabagh, connu sous le nom de « guerre des Quatre Jours », suite à une attaque azerbaïdjanaise. Des territoires sont rendus à l’Azerbaïdjan et le niveau d’impréparation ainsi que la corruption endémique dans l’armée sont rendues publiques. Des augmentations de prix de certains produits de première nécessité vont entraîner de nombreuses manifestations pendant cette période où la nouvelle génération sent qu’elle doit suivre le destin de ses prédécesseurs et fuir le pays. Elle préfère résister et participe activement à la révolution citoyenne de 2018 pour provoquer le départ du président Sarkissian et mettre au pouvoir Nikol Pachinian, tête pensante et figure de proue de l’opposition et du mouvement « Mon Pas ». Son mouvement remporte les élections de la même année avec 70% des sièges. Le président Pachinian se lance dans une lutte contre la corruption tout en essayant de maintenir un lien étroit avec la Russie, alors qu’il avait critiqué auparavant l’adhésion à l’Union économique eurasiatique. Ainsi pendant le mandat de Pachinian, l’Arménie a acheté presque exclusivement du matériel militaire russe et la production des nouvelles Kalachnikovs se fera en partie en Arménie.

Durant ces années où règne une atmosphère électrique sur les lignes de front – au Haut-Karabagh ainsi que sur la frontière directe entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan – différents pays vont essayer de négocier un accord de paix. Un groupe présidé par les États-Unis, la France, la Russie et d’autres membres (Allemagne, Biélorussie, Finlande, Italie, Pays-Bas, Portugal, Suède, Turquie) va proposer sous la forme d’un protocole des solutions : les principes de Madrid. Ce groupe, appelé le Groupe de Minsk, s’inscrit dans le cadre de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), et va plusieurs fois demander à l’Arménie de se retirer des sept districts occupés. Il demande par ailleurs à l’Azerbaïdjan de définir un statut particulier pour le territoire du Haut-Karabagh tout en proposant l’envoi de troupes de maintien de la paix. En 2011, l’aboutissement de longues négociations menées par le président russe Medvedev entre le chef d’État arménien Sarkissian qui accepte les conditions de l’accord, et le président azéri Aliyev, pousse à croire à un accord pérenne ; la signature des accords a lieu dans la ville russe de Kazan.

L’accroissement continu des dépenses militaires de Bakou durant les années 2000 montre cependant une volonté évidente de régler le problème en dehors du cadre des négociations, et en excluant tout statut spécifique pour les Arméniens en Azerbaïdjan. En conséquence, l’accord de Kazan sera rejeté par la partie azérie.

Lorsque le 27 septembre 2020 les forces azéries se lancent dans la guerre, l’Azerbaïdjan de 1994 est un lointain souvenir. Pendant plus de deux décennies la famille Aliyev a développé une puissance énergétique à même de peser dans le jeu géopolitique global.

Quand Heydar Aliyev devient président de la République d’Azerbaïdjan en 1993, il est le sixième chef d’État en trois ans de cette République caucasienne. Si les Azéris sortent défaits de la guerre avec un bilan dramatique de 20 000 morts, l’augmentation des revenus liés à la rente énergétique ne va pas entraîner un décrochage aussi violent qu’en Arménie. Il n’en reste pas moins que les réfugiés du Haut-Karabagh et des régions avoisinantes (684 000 en 1996, 582 000 en 2016) sont à l’origine d’une situation humanitaire difficile qui fait de l’Azerbaïdjan l’un des pays au monde avec le taux de déplacés le plus élevé.

Heydar Aliyev construit dès le début de son mandat l’édifice qui va permettre à son fils de remporter la guerre. Issu de la province autonome du Nakhichevan, il est l’inventeur du concept avec la Turquie du « deux états, une nation ». Initiateur des pogroms anti-Arméniens lors de l’époque soviétique, cet ancien cadre du parti soviétique fait de la haine des Arméniens une politique d’état. L’esprit de vengeance et les violences verbales à l’encontre du voisin sont l’essence de son pouvoir. Heydar Aliyev réussit la prouesse d’exclure les représentants arméniens du Haut-Karabagh des négociations de paix sur la région séparatiste et de faire passer l’Arménie pour une force d’occupation sur son territoire. Bakou ne veut accorder aucun droit de représentativité et ne donne donc aucune garantie en termes de sécurité aux 150 000 Arméniens demeurant en Azerbaïdjan.

Heydar Aliyev va aussi ouvrir son pays aux capitaux étrangers et couper le lien historique avec Moscou à l’occasion du fameux « contrat du siècle » obtenu en 1994. Au terme de celui-ci, treize entreprises issues de sept pays étrangers (Turquie, États-Unis, Japon, Royaume-Uni, Norvège, Russie, Arabie Saoudite) participent à l’exploitation des champs pétroliers en mer Caspienne. Ce contrat va entraîner la signature de pas moins de 26 autres accords, avec la participation de 41 compagnies pétrolières de 19 pays du monde. Des entreprises françaises, américaines, britanniques, turques, italiennes, japonaises ou russes sont présentes aux côtés du l’entreprise nationale la SOCAR – State Oil Company of Azerbaijan Republic, qui reçoit 80% des bénéfices liés aux champs pétroliers et gaziers.

Ilham Aliyev est le vice-président du mastodonte énergétique SOCAR. Il connaît déjà très bien les liens étroits qu’entretiennent les gouvernements et les institutions internationales avec les grandes compagnies énergétiques mondiales.

Dans le même temps, l’Azerbaïdjan devient un élément incontournable du réseau d’approvisionnement pétrolier et gazier de l’Union européenne. Sous pression de l’OTAN, celle-ci encourage la construction d’un oléoduc et d’un gazoduc qui s’étendent de Bakou à la Turquie, permettant d’alimenter directement les Européens en gaz et en pétrole azéris. L’oléoduc « BTC » (Bakou-Tbilissi-Ceylan, capitale de l’Azerbaïdjan, de la Géorgie, et ville du sud de la Turquie) et le gazoduc « BTE » (Bakou-Tbilissi-Erzurum, cette dernière ville étant située à l’Est de la Turquie) sont respectivement achevés en 2005 et en 2006. Ces pipelines, qui contournent l’Arménie – pourtant plus proche de la Turquie que la Géorgie mais jugée pro-russe – permettent à l’Union européenne de restreindre son approvisionnement auprès de la Russie et d’isoler cette dernière.

Grâce à ces entrées d’argent le taux de croissance passe de -27% en 1993 à 35% en 2006. Le Produit intérieur brut grimpe de 3,2 milliards de dollars en 1994 à un record de 74 milliards en 2014, pour se stabiliser après la chute du prix du baril aux alentours des 50 milliards de dollars. Loin, très loin de l’Arménie qui passe elle d’un PIB de 1,3 milliards en 1994 à 13 milliards en 2019.

Conception du graphique : Jérôme Chakaryan Bachelier (en orange PIB arménien, en bleu PIB azéri)

L’Azerbaïdjan rejoint également dès 1992 le Conseil de partenariat euro-atlantique fondé par l’OTAN, puis le partenariat pour la paix en 1994 mais préfère, contrairement à l’Arménie, ne pas rentrer dans l’Organisation du traité de sécurité collective, démontrant ainsi de réelles aspirations à s’émanciper de la tutelle de Moscou.

Lorsque Heydar Aliyev laisse le pouvoir à son fils pour s’éteindre quelques mois après, il lui lègue un Azerbaïdjan doté des capacités financières et politiques nécessaires pour reprendre le contrôle de son territoire.

Ilham Aliyev est le vice-président du mastodonte énergétique SOCAR. Il connaît déjà très bien les liens étroits qu’entretiennent les gouvernements et les institutions internationales avec les grandes compagnies énergétiques mondiales. Ilham Aliyev va donc initier une deuxième phase de la reconstruction de son pays.

Il continue la politique de rapprochement avec l’OTAN qui, elle, soutient l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan. Il maintient le discours arménophobe officiel des institutions, et ira jusqu’à hisser en héros Safarov, un militaire azéri originaire des territoires occupés par l’Arménie qui assassina en 2004 à coups de hache un arménien à Budapest lors d’une réunion de l’OTAN. Condamné à la perpétuité en Hongrie, Safarov fut libéré par Viktor Orban avant de recevoir la grâce présidentielle de la part d’Aliyev. Arrivé à Bakou il sera promu au rang de major et le ministère de la défense d’Azerbaïdjan lui fournira un appartement et plus de huit ans d’arriérés de salaire.

Ce discours arménophobe du pouvoir azerbaïdjanais, observé durant la guerre de 2020,  n’a donc rien de nouveau : durant le conflit, Aliyev utilisait les termes « bêtes sauvages » et de « chiens » pour décrire les Arméniens. Un tel discours s’assortit d’une politique mémorielle : le cimetière arménien de Djoulfa  (XVIème siècle) situé dans la région azerbaïdjanaise du Nakhitchevan fut détruit au début des années 2000, au même titre que de nombreuses églises et cimetières sur le territoire – notamment à Bakou. L’histoire officielle tente quant à elle de présenter la présence azérie dans la région comme antérieure à celle des Arméniens.

La femme du président Aliyev, Mehriban Aliyeva, se lance au reste dans une campagne de propagande internationale pour présenter l’Azerbaïdjan comme une « terre de tolérance », et ainsi légitimer l’offensive. Grâce à l’entremise de la fondation Heydar Aliyev, elle réussit à devenir ambassadrice de bonne volonté à l’UNESCO, ce qui lui permet ensuite de convertir à ses vues certains membres du Conseil de l’Europe, grâce à la « diplomatie du caviar »1 : des parlementaires français, italiens, ou allemands, généreusement couverts de cadeaux azéris, se font alors les avocats de Bakou2. L’Azerbaïdjan mobilise aussi les ressorts de la diplomatie sportive pour étendre sa toile : les premiers jeux européens (2015), et la finale de la coupe UEFA de football (2019) y sont ainsi organisés, non sans polémiques.

La marche vers la guerre et l’attentisme des Occidentaux

De toute cette stratégie il ne manque plus que la pièce essentielle pour remporter la guerre : les armes et les hommes. L’Azerbaïdjan va se tourner vers d’autres partenaires, fort de grands moyens financiers. Depuis 2010, les achats d’armements de Bakou dépassent de plusieurs centaines de millions de dollars ceux de l’Arménie. Et à la différence de l’Arménie qui achète du matériel russe, les exportations d’armes vers l’Azerbaïdjan viennent d’Israël, de Turquie, d’Allemagne, ou encore des États-Unis3.

Graphique par Jérôme Chakaryan Bachelier (en orange les dépenses militaires arméniennes, en bleu les dépenses militaires azéries)

En juillet 2020, des affrontements éclatent pour la première fois sur la frontière nord entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Suite à ces affrontements, le ministre des affaires étrangères Elmar Mammadyarov (proche de la Russie) est remplacé par le panturc Jeyhun Bayramov. Quelques semaines après son arrivée au poste, de nouveaux projets de collaborations militaires sont signés avec la Turquie et les troupes turques rentrent dans Nakhitchevan. La Turquie va épauler une armée de plus de 100 000 hommes dans l’accompagnement stratégique des armes modernes et envoyer des troupes au sol avec lesquelles elle occupe le nord de la Syrie. Des djihadistes, anciens combattants de Daech, vont être transférés et utilisés comme de la chair à canon dans un pays où la population pratique un islam apaisé4.

Alors que les preuves de crimes de guerre sont connues, répertoriées, sourcées par des Organisations non gouvernementales, l’Union européenne et les États-Unis décident de ne pas sanctionner le régime de Bakou.

Du 27 septembre au 10 novembre 2020, un déluge d’acier s’abat sur le Haut-Karabagh. L’Azerbaïdjan – qui refuse l’accord de cessez-le-feu international dans le cadre de la pandémie du COVID-19 – et la Turquie vont mener une guerre totale en bombardant nuit et jour la capitale Stepanakert. Les stations électriques, les points d’eau, les conduits de gaz sont bombardés, des images de décapitations et de maltraitance de prisonniers sont diffusées sur les réseaux sociaux ; des milliers de comptes vont appuyer la propagande officielle5. Face à cette offensive tous azimuts, l’Arménie se lance dans une contre-propagande qui aura pour conséquence de taire la situation catastrophique de l’armée arménienne. Le 10 novembre 2020, les conditions de l’accord de cessez-le-feu final n’en seront que plus violentes. L’Azerbaïdjan a réussi à reprendre en quelques semaines tous les districts au sud du Haut-Karabagh, Chouchi et se trouve aux portes de la capitale Stepanakert.

Vladimir Poutine sonne la fin de l’humiliation après un bilan avoisinant les 6 800 morts. L’armée arménienne doit quitter l’Azerbaïdjan, un corridor de quelques kilomètres sous contrôle azéri – dont la Russie assure la sécurité – reliera l’Arménie au reste de l’ancien Oblast qui aura perdu une bonne partie de son territoire initial. Les troupes russes récupèrent comme cadeau empoisonné la sécurité de la centaine de milliers d’Arméniens en Azerbaïdjan. Le président Aliyev déclare dans une vidéo que Nikol Pachinian peut aller chercher le statut du Haut-Karabagh en enfer et qu’il a réussi à en chasser les Arméniens comme des « chiens ». Il réussit à obtenir comme condition un corridor entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan qui traversera le sud de l’Arménie.

Le 18 décembre 2020, l’Azerbaïdjan est reçu par le Conseil de coopération de l’Union européenne. M. Josep Borrell, haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, déclare à l’issue de la réunion que « L’UE souhaite conclure un nouvel accord global ambitieux avec l’Azerbaïdjan, fondé sur la démocratie, les droits de l’homme et les libertés fondamentales ». Il ajoute : « cela contribuerait à diversifier l’économie de l’Azerbaïdjan, à renforcer nos relations commerciales et à élargir notre coopération ». Alors que les preuves de crimes de guerre sont connues, répertoriées, sourcées par des Organisations non gouvernementales6, l’Union européenne et les États-Unis décident de ne pas sanctionner le régime de Bakou. Le 31 décembre 2020, la SOCAR – la firme pétrolière nationale d’Azerbaïdjan – dévoile à quel point le gaz azéri arrive directement sur le marché européen grâce aux gazoducs transadriatiques en Italie du sud, en Grèce et en Bulgarie, relié au fameux gazoduc transanatolien (TANAP) ; ainsi, l’Azerbaïdjan renforce son statut d’acteur incontournable de l’approvisionnement gazier de l’Union européenne.

Quelques semaines après la défaite arménienne, les journaux pro-Erdogan révélaient les réelles ambitions de la guerre. Un article publié par le quotidien Sabah, proche du pouvoir, évoquait ainsi le doublement de l’approvisionnement en gaz vers l’Union européenne en passant par le corridor au sud de l’Arménie et la connexion de ce projet de gazoduc au gazoduc transanatolien TANAP7. Il est aussi question de développer des lignes de chemins de fer afin de connecter la Turquie et l’ouvrir au marché asiatique.

Caret Karabagh cessez-le-feu 2020
Carte du cessez-le -feu du 10 Novembre 2020

L’accord de cessez-le-feu n’apporte aucunement la paix et ne résout en rien les tensions entre les différents groupes ethniques de la région. Il renforce de fait les régimes de Bakou et d’Ankara, et ne prévoit aucune clause satisfaisante pour la protection des minorités ethniques de la région – sans parler du retour des réfugiés. Lors de la parade de la victoire à Bakou le 10 décembre 2020, Erdogan a eu les déclarations suivantes : « aujourd’hui, que les âmes de Nuri Pacha, Enver Pacha, et des braves soldats de l’Armée de l’Islam Caucasien, soient heureuses ». Les initiateurs du génocide arménien sont ici célébrés par Erdogan : il s’inscrit donc dans la filiation de Mustafa Kemal, qui rapatria les responsables du génocide pour en faire des héros nationaux. Le président azéri Aliyev, dans cette parade, rappelle que cette guerre n’est qu’une bataille et que le sud de l’Arménie ainsi que la région d’Erevan constituent à ses yeux des territoires azéris. La célébration du génocide arménien par le président Erdogan, comme les déclarations racistes de son homologue azéri à l’encontre des Arméniens, ne laissent à ces derniers que peu d’options pour leur sécurité.

Selon de nombreux observateurs, la Russie sort renforcée de cette guerre. Pourtant, le cauchemar de la guerre de Tchétchénie dans le Caucase est dans tous les esprits et les troupes russes de maintien de la paix dans le Haut-Karabagh redoutent à tout moment un scénario comparable.

Du reste, il ne faut pas oublier la volonté affichée d’Ankara de se penser comme une nouvelle puissance régionale militaire et énergétique. Erdogan inscrit en effet son intervention au Haut Karabagh dans une stratégie régionale, visant à redessiner les lignes d’influence jusqu’au coeur de l’Europe : il tente de trouver de nouveaux champs pétroliers et gaziers en Méditerranée tout en planifiant le doublement des livraisons gazières vers l’Union européenne. Cette stratégie se définit dans un contexte où le projet Nord Stream 2 censé relier la Russie directement à l’Allemagne est mort-né du fait des sanctions imposées par les États-Unis.

Dans ce conflit, les États occidentaux sont donc relégués sur le banc des spectateurs ; Vladimir Poutine a préféré négocier directement avec la Turquie un plan de paix plutôt qu’avec les autres membres du Groupe de Minsk, lesquels préfèrent vraisemblablement protéger les intérêts de leurs entreprises et laisser libre cours à l’Azerbaïdjan.

Notes :

1 Sur la diplomatie du caviar, voir l’article général du Monde (Benoît VITKINE, « Diplomatie du caviar, comment l’Azerbaïdjan s’offre l’amitié de responsables politiques européens », Le Monde, 4 septembre 2017, au lien suivant : https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/09/04/diplomatie-du-caviar-comment-l-azerbaidjan-s-offre-l-amitie-de-responsable-politiques-europeens_5180962_3216.html

2 Voir notamment la lettre de 10 personnalités politiques françaises en faveur de l’Azerbaïdjan au lien suivant : https://www.huffingtonpost.fr/jeanmarie-bockel/droit-international-haut-karabakh-azerbaidjan-armenie_b_9698874.html  

3 http://www.slate.fr/story/195905/haut-karabakh-conflit-armenie-azerbaidjan-suprematie-militaire-drones-munitions-intelligentes-vente-israel

4 https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2020/10/18/les-filieres-turques-de-mercenaires-syriens-en-azerbaidjan/

5 https://www.reuters.com/article/cyber-disinformation-facebook-twitter-idINKBN26T2XF

6 https://observers.france24.com/fr/asie-pacifique/20201218-haut-karabakh-armenia-azerbaidjan-crimes-guerre-videos

7 https://www.sabah.com.tr/gundem/2020/12/02/nahcivan-koridoru-enerji-ve-ticarette-denge-degistirecek

Méditerranée orientale : la valse des puissances

Vendredi 24 juillet Recep Tayyip Erdogan assistait à la première prière musulmane au sein de la basilique Sainte-Sophie depuis sa reconversion en mosquée, date qui ne doit rien au hasard puisque, le même jour, 97 ans plus tôt, avait lieu la signature du traité de Lausanne qui fixait alors les frontières modernes de la Turquie, aujourd’hui contestées. La semaine dernière, c’était au tour de l’église Saint-Sauveur-in Chora de « s’ouvrir au culte musulman ». Ces reconversions n’ont rien d’anodin et constituent le sismographe de la dégradation des relations de la Turquie avec l’Union européenne, et plus particulièrement avec la Grèce.


Tension greco-turque en mer Égée

Voila plusieurs années que la Turquie d’Erdogan développe une stratégie de puissance à l’échelle régionale, dans la plus stricte application de la doctrine de la « patrie bleue », elle compte se libérer de ce qu’elle considère être un « emprisonnement à l’intérieur de ses rivages ». Ce désenclavement est devenu d’autant plus crucial cette dernière décennie que la zone de la Méditerranée orientale, qui s’étend de Chypre, à l’ouest, jusqu’aux côtes asiatiques à l’est, recèlerait plus de 5500 milliards mètres cubes de gaz[1]. La petite île grecque de Castellorizo, que quelques kilomètres seulement séparent de la cité turque de Kas, cristallise les enjeux de pouvoir autour de ces ressources naturelles ; elle est un actif stratégique de premier plan. En effet, la définition des zones économiques exclusives pose un problème insoluble entre les différents pays riverains en mer Méditerranée, compte tenu de la possibilité de leur extension à 200 milles nautiques (370 km) et de leurs superpositions.

© La Croix

L’application du droit international[2], permet à la Grèce de revendiquer une zone économique exclusive qui réduirait considérablement celle de la Turquie. Mais la revendication par la Grèce de cette ZEE constitue pour la Turquie une ligne rouge à ne pas franchir, car la Grèce disposerait d’une mer potentiellement gorgée de ressources gazières et, au surplus, d’une fraction de mer contiguë à la zone économique exclusive de Chypre. Il lui serait dès lors possible de se passer de l’agrément de la Turquie pour faire transiter des ressources naturelles (par gazoducs, par câbles) depuis les eaux chypriotes et israéliennes. Les tensions autour du projet de gazoduc EastMed, conclu par la Grèce, Chypre et Israël en janvier 2020, et qui doit permettre d’acheminer environ 10 milliards mètres cubes de gaz naturels par an vers l’Union européenne, illustrent parfaitement cette problématique.

© Le Monde 03/01/2020

Après une décennie de relatif statu quo, les choses se sont accélérées ces dix derniers mois, lorsqu’en novembre 2019 la Turquie a conclu un accord avec le gouvernement d’Union Nationale Lybien par lequel elle revendique des droits sur la ZEE grecque. La réponse n’aura que peu tardé puisque le 9 juin 2020 la Grèce signait un accord avec l’Italie et, le 7 août, un autre, avec l’Égypte, réaffirmant alors une souveraineté sur ses zones économiques exclusives. Assurément, comme le déclarait le 5 août le premier ministre grec, ces accords « resteront dans l’histoire du pays »…

Presque immédiatement le ministre turc des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, dénonçait « le soi-disant accord maritime » signé entre la Grèce et l’Egypte comme « nul et non avenu » et, le 10 août, Ankara déployait un bâtiment de recherche sismique, L’Oruç Reis, escorté par des navires de guerres au sud de l’île de Castellorizo.

Samedi 27 août six F-16 grecs qui quittaient Crète pour se diriger vers le sud de Chypre se sont trouvés interceptés par des avions de chasse turcs, donnant lieu à un spectaculaire combat simulé entre les deux flottes aériennes, chacune d’elle cherchant à dissuader l’autre de rester sur zone. En réponse, le 28 août, la Grèce débarquait des soldats sur Castellorizo, située à 8 kilomètres des côtes turques[3].

Cette escalade des tensions, si elle est bel et bien alarmante, n’en est pas encore parvenue à l’étape de la guerre ouverte, les relations gréco-turques ont en effet déjà connu des phases difficiles ; le 8 octobre 1996 un Mirage grec avait par exemple abattu un F16 Turc au-dessus des îlots inhabités d’Imia, la guerre ne s’était pour autant pas déclenchée entre les deux puissances. Il semblerait donc que ces incidents s’inscrivent plutôt dans un cadre contrôlé par Ankara, afin d’arriver en position de force à la table des négociations.

Un contexte géopolitique plus large

Ces tensions entre la Grèce et la Turquie autour des gisements gaziers en Méditerranée orientale prennent place dans une contexte géopolitique plus large, qui comprend en particulier la rivalité franco-turque en Libye. Cette rivalité s’est matérialisée le 10 juin par un acte d’une extrême gravité de la part de la marine turque ; l’illumination, à trois reprises, du Courbet, frégate furtive française, alors qu’elle essayait de contrôler le contenu d’un bâtiment tanzanien[4] dans le cadre de l’embargo sur les armes décrété par l’ONU à l’égard de la Libye et alors qu’elle était missionnée par l’OTAN pour le faire respecter.

« Dans les armées françaises, l’illumination radar est considérée comme un acte de guerre, car c’est la dernière action avant l’ouverture du feu. En théorie, cela provoque le déclenchement immédiat du feu de celui qui est illuminé » analyse le site Zone Militaire.

On notera, non sans ironie, les propos tenus par l’ambassadeur Turc, Ismaïl Hakki Musa, qui, auditionné par la commission des affaires étrangères du Sénat, se livre à un exercice bien solitaire lorsqu’il essaie de réduire cette triple illumination à un geste simplement irrité de la part de la marine turque face à la frégate française qui aurait fait « une queue de poisson » au navire turc…

La frégate française “Courbet”

L’OTAN au bord de l’implosion ?

Dès le 17 juin, à l’issue d’une réunion des ministres de la Défense des forces de l’OTAN, Jens Stoltenberg, le très consensuel secrétaire général de l’organisation, annonçait l’ouverture d’une enquête afin de « clarifier la situation et faire toute la lumière » sur l’incident, l’enquête n’a cependant été soutenue que par huit membres de l’OTAN…

Bien loin, donc, de satisfaire la France qui annonçait déjà la suspension de ses patrouilles pour l’OTAN, puis le 13 août le renforcement de sa présence militaire en mer Méditerranée orientale, en soutien à la Grèce, envoyant temporairement deux avions de chasses Rafale, deux navires de guerre, et mettant en place des manœuvres conjointes avec l’Italie, la Grèce et Chypre entre le 26 et le 28 août. Ces manœuvres apparaissent concurrentes à celles de la Turquie et des Etats-Unis, et révèlent au grand jour une OTAN profondément divisée.

Ce 14 juillet, à l’occasion de son discours aux armées prononcé à l’Hôtel de Brienne, Emmanuel Macron évoquait un « enjeu crucial pour l’Europe » en mer Méditerranée, où « l’Europe fait face au retour des puissances, à la désinhibition des comportements, au recours à la force et à l’intimidation ». De même, appelait-il les Européens à plus de coordination : « nous ne pouvons accepter que notre avenir soit construit par d’autres puissances ».

Si l’on doit bien porter au crédit du président français la volonté de se saisir de l’affaiblissement de l’OTAN pour fédérer l’Europe autour du cas grec, il semblerait que ce soit pour l’instant un échec. En effet, hormis l’Italie et la France qui participent aux manœuvres communes avec la Grèce et Chypre, aucun pays européen ne s’est encore impliqué militairement dans cette affaire.

Le feu vert donné à l’intégration de la Macédoine du Nord dans l’Union européenne avait déjà constitué un camouflet pour la Grèce. Le faible appui dont elle bénéficie à présent face aux manoeuvres militaires de la Turquie sonne comme un nouvel affront, pour un pays qui a tant sacrifié pour demeurer dans l’Union.

[Pour une remise en contexte des liens entre la Grèce et la Macédoine du Nord, lire sur LVSL l’article d’Olivier Delorme rédigé en février 2018 : « La question macédonienne peut-elle faire tomber Tsipras ? »]

En effet, le soutien accordé à la Grèce par l’Union européenne n’est pour l’instant que diplomatique : la porte-parole de la diplomatie européenne annonçait le 28 août que des sanctions à l’encontre de la Turquie seraient prises en septembre : « nous pourrions aller vers des mesures ciblant des activités sectorielles […] dans lesquelles l’économie turque est connectée à l’économie européenne »[5]. Quant à l’Allemagne, assurant actuellement la présidence tournante de l’UE, elle semble, en l’espèce, ne pouvoir assurer son rôle moteur au sein de l’Union, car la voici politiquement paralysée par la présence d’environ 4 millions d’habitants d’origine turque sur son territoire. En outre, de par sa situation géographique, elle se trouve particulièrement sensible au chantage d’Ankara à la pression migratoire.

La volonté de bénéficier de l’Union européenne et de l’OTAN face aux menées expansionnistes de la Turquie est assurément l’une des raisons qui ont expliqué pourquoi le gouvernement d’Alexis Tsipras n’est pas sorti de l’euro et a accepté les nouvelles mesures d’austérité imposées depuis 2015. Et pourtant, la Turquie n’est aujourd’hui entravée dans ses prétentions que par une résistance bien relative de la part de l’Union européenne…

Notes :

[1] Selon une estimation de la Commission géologique américaine réalisée en 2010

[2] Convention de Montego Bay signée le 16 novembre 1973, texte fondateur du droit international de la mer

[3] Lors même que l’article 14 du traité de paix signé par la Grèce avec l’Italie en 1947 par lequel la Grèce avait acquis l’île, stipule que « ces îles seront et resteront démilitarisées » https://www.cvce.eu/obj/traite_de_paix_avec_l_italie_10_fevrier_1947-fr-0eaf4219-d6d9-4c35-935a-6f55327448e7.html

[4] le Cirkin, un cargo suspecté d’acheminer des armes vers la Libye, battant pavillon tanzanien, transportant officiellement du fret humanitaire, sous protection de deux frégates turques…

[5] Josep Borell, Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité lors d’une conférence de presse