Pour de nombreux électeurs, le Parti démocrate est devenu le parti des classes aisées, de la guerre, des banques, du FBI et du décorum politique. Alors que son soutien populaire s’étiole, son influence diminue dans les médias et les instances juridiques. Donald Trump dispose à présent des mains libres pour déployer son agenda, sans les garde-fous qui l’avaient limité lors de sa première présidence. Sauf changement de stratégie à 180°, le Parti démocrate risque de demeurer longtemps écarté du pouvoir.
Au cours de son premier mandat, Donald Trump avait rencontré une résistance importante de la part de nombreux secteurs de la société américaine. Les médias « progressistes » s’étaient rapidement vécus comme une force d’opposition. Le Parti démocrate avait livré un combat acharné au Congrès. De nombreux cadres et élus républicains avaient tenté de « contrôler » les ardeurs de Trump. Le pouvoir judiciaire avait fait sauter ou temporairement bloqué un certain nombre de ses décrets. La haute administration avait contraint son action. Les agences de renseignement et le FBI lui avaient collé une enquête judiciaire sur le dos en alimentant la théorie complotiste du RussiaGate. Surtout, des pans entiers de la société américaine s’étaient mobilisés et organisés pour s’opposer à sa politique.
Cette fois, Trump ne rencontrera aucune résistance de ce genre. Les principaux médias traditionnels ont capitulé avant même l’élection, le Parti démocrate et Joe Biden utilisent leurs derniers mois au pouvoir pour expédier un maximum d’armes à l’Ukraine et Israël au lieu de mettre en place des garde-fous et, surtout, l’électorat démocrate aisé semble profondément déprimé par le résultat du scrutin. Si on en croit les réactions sur Twitter et la chute vertigineuse de l’audimat des chaînes de télévision critiquant Trump, ceux qui résistaient Trump en 2017 se murent dans un fatalisme qui pourrait se résumer comme suit : « tant pis pour les pauvres et les gens de couleurs qui ont fait élire Trump, ils auront ce qu’ils méritent ».
La droite ne va pas davantage s’opposer à Donald Trump, dont le contrôle sur le Parti républicain est désormais absolu. Le pouvoir judiciaire pourra ralentir son action et agir comme un garde-fou, mais la Cour suprême est dominée par les conservateurs (six juges sur neuf ayant été nommés par Trump ou George W. Bush).
Trump lui-même est animé d’un esprit de revanche, s’est entouré de conseillers et alliés sélectionnés pour leur loyauté et (dans bien des cas) leur radicalité. Ne pouvant pas briguer un troisième mandat, il ne sera pas davantage bridé par le besoin de préserver l’opinion ou les intérêts de certains groupes électoraux. Contrairement à 2017 où sa tentation de bombarder l’Iran, pour ne prendre que cet exemple, avait été stoppée par sa crainte que cela impacte négativement ses chances de réélection.
Au cours de son premier mandat, Trump avait également été freiné par sa propre incompétence. Les conseillers proches de la droite plus traditionnelle qu’il avait choisi suite aux flatteries dont il avait été l’objet avaient été capables de limiter ses ardeurs. Ce type de profil semble bien plus rare au sein de sa nouvelle administration, alors que l’extrême droite s’est organisée et préparée en vue de son second mandat.
Si la Constitution américaine prévoit de nombreux contre-pouvoirs qui s’exerceront pleinement, les premiers mois du second mandat de Donald Trump s’annoncent explosifs. Ses principaux objectifs sont connus : déportation massive de sans-papiers, baisses d’impôts pour le capital et destruction de l’État social.
Le Parti démocrate condamné à la disparition ?
Le Parti démocrate a subi une courte défaite dans les urnes, mais une défaite majeure dans les faits. Idéologiquement, il semble complètement battu : après avoir tenté de tenir un discours de fermeté sur l’immigration et la sécurité, il est apparu comme plus va-t-en-guerre et belliciste que le Parti républicain, expédiant des milliards de dollars d’aide militaire à l’Ukraine et Israël tout en refusant d’aider les Américains en difficulté économique. Il a été piégé par Trump en choisissant de se définir comme le défenseur des institutions américaines alors que ces dernières sont honnies par la majorité de la population. Pour de nombreux électeurs, il est devenu le parti de la guerre, du FBI, des banques, des classes aisées et du décorum politique. Il ne semble animé par aucune valeur ou idéologie précise : dès la défaite, de nombreux relais médiatiques démocrates ont estimé que le Parti avait été trop « pro-LGBT », trop antiraciste et trop généreux avec les aides sociales tout en n’étant pas assez ferme en matière d’immigration. La campagne de Harris a elle-même fait un virage à 180 degrés en endossant des positions anti-immigration et pro-business. En clair, le Parti démocrate ne semble plus capable d’expliquer en quoi il croit ni ce qu’il défend.
Pire : les démocrates ont perdu le contact avec leur base électorale en tentant de séduire les électeurs républicains modérés. Trump a réalisé des gains inédits dans les bastions démocrates et auprès des blocs électoraux censés composer sa base (les Afro-Américains, les Hispaniques, les jeunes, les femmes, la classe ouvrière et la classe moyenne). Harris a fait mieux que Biden uniquement auprès des femmes afro-américaines, des très hauts revenus et des hommes blancs de plus de 35 ans.
Le Parti démocrate risque de se retrouver dans la position qui incombait aux républicains depuis 2008 : celle d’une formation politique capable de gagner les élections locales dans ses bastions et les élections intermédiaires (midterms) lorsque la participation est faible et avantage les classes aisées et politisés, mais incapable de remporter le vote populaire lors d’une présidentielle ou d’accéder au pouvoir.
À ce problème de coalition électorale en voie de disparition s’ajoute celui, plus institutionnel, de la perte d’influence dans des organes de pouvoir majeur. La Cour suprême va demeurer sous le contrôle des conservateurs pour les 20 ans à venir. Et la géographie électorale se complique pour les démocrates. D’anciens Swing-states comme l’Ohio et la Floride sont devenus des bastions conservateurs. Le Texas, dont on avait annoncé le basculement imminent vers les démocrates, s’en éloigne à grands pas. Il s’agit de territoires dont la démographie (et donc le poids politique) explose, alors que la Californie et New York se vident de leurs habitants, en grande partie à cause de la gouvernance démocrate calamiteuse (explosion des prix du logement, taxes élevées pour bénéfices peu évidents). Enfin, les gains républicains auprès des latinos compliquent la situation des démocrates au Nevada (qui leur était acquis depuis deux décennies) et dans l’Arizona (nouveau Swing-state depuis 2020). Non seulement cela complique la conquête de la Maison-Blanche, mais cela éloigne également la perspective d’une majorité au Sénat.
La contradiction Capital/Travail au cœur de l’impasse du Parti démocrate
Historiquement, le Parti démocrate était celui de l’esclavage puis de la ségrégation. Mais au cours de la première moitié du 20e siècle, l’approche de plus en plus pro-capitaliste et pro-business des républicains a créé un espace à gauche pour les démocrates, qui ont triomphé avec le New Deal de Roosevelt, président réélu à trois reprises. Le compromis bipartisan du New Deal, dont les politiques avaient également bénéficié aux Afro-Américains, a perduré jusqu’au tournant néolibéral débuté sous le démocrate Jimmy Carter puis franchement embrassé par Ronald Reagan.
Entre 1945 et 1965, démocrates et républicains restaient des formations hétérogènes. Le Parti démocrate pouvait abriter les élus et sénateurs ségrégationnistes issus du sud des États-Unis, alors que des élus républicains du Nord pouvaient adopter des positions prosyndicales. Mais globalement, le Parti démocrate restait celui du monde du travail, appuyé par les syndicats, tandis que le Parti républicain défendait le conservatisme et les intérêts économiques du patronat. Avec l’abolition de la ségrégation par L.B. Johnson en 1965, le Parti démocrate est devenu pour des décennies le Parti progressiste, massivement plébiscité par l’électorat afro-américain et toujours allié au monde syndical.
Pour financer ses campagnes électorales, le Parti républicain a commencé à courtiser de plus en plus activement le patronat et les grandes fortunes, alors que les démocrates s’appuyaient sur le soutien des syndicats ouvriers. Dans les années 1980, les nouvelles lois de financement des campagnes électorales qui commençaient à déplafonner les dons privés ont placé le Parti démocrate face à un dilemme : courtiser à son tour les entreprises et le Capital, ou poursuivre dans la voie des financements publics épaulés par les dons issus des syndicats. Obama a tranché en tournant définitivement la page aux financements publics (plafonnés) pour ouvrir les vannes des financements privés, alors même que ces derniers devenaient totalement déplafonnés par l’arrêt de la Cour suprême Citizen United (2012).
La contradiction qui animait le Parti démocrate est devenue de plus en plus intenable : d’un côté, ce dernier restait l’héritier de F. D. Roosevelt (le New Deal) et L. B. Johnson (les droits civiques), incarnait un progressisme social et défendait marginalement les intérêts des travailleurs (face aux assauts répétés du Parti républicain). De l’autre, il était désormais tributaire du soutien financier du patronat pour ses campagnes électorales et idéologiquement acquis au néolibéralisme. Bill Clinton a signé les principaux accords de libre-échange, dérégulé le secteur bancaire et réalisé des coupes drastiques dans les aides sociales. Obama a laissé les banques expulser dix millions de familles de leur logement pour éponger leurs pertes accumulées pendant la crise des subprimes. En parallèle, les promesses d’avancées sociales majeures, comme la réforme de la santé Obamacare, se sont heurtées aux intérêts économiques finançant le Parti démocrate.
Bernie Sanders est arrivé avec un contre-modèle susceptible de résoudre cette équation : en finançant sa campagne par les petits dons individuels, il pouvait s’affranchir de l’influence des lobbies et tenir un discours de classe crédible, où il dénonçait l’explosion des inégalités et la corruption du monde politique. Compte tenu des sommes récoltées, ce modèle semblait viable. Il avait été reproduit avec succès lors des législatives à l’échelle locale (avec l’élection de candidats issus de la gauche radicale au Congrès, dont Alexandria Ocasio-Cortez et le squad).
Mais le modèle de Sanders ne menaçait pas uniquement les intérêts financiers et patronaux. La classe de consultants, sondeurs, communicants et autres professionnels de la politique chargés de dilapider les milliards de dollars récoltés auprès du Capital pour mener les campagnes électorales risquait également de se retrouver sans emploi, ne serait-ce que parce qu’elle était idéologiquement hostile à la politique défendue par Sanders.
Ce dernier a ainsi subi le front de l’establishment démocrate contre lui en 2020, après avoir échoué de peu à battre Hillary Clinton lors des primaires de 2016. Sa défaite a également été celle de son modèle de financement de campagne, Joe Biden et les candidats aux Congrès embrassant plus que jamais les financements privés, pour une raison simple : depuis Obama, les démocrates sont en mesure de battre les républicains sur ce terrain.
Si Sanders a exercé une influence manifeste sur l’administration Biden, ses projets de loi les plus ambitieux se sont heurtés au Congrès, dont la majorité démocrate restait redevable vis-à-vis des intérêts financiers l’ayant soutenue. Pire, lors des primaires démocrates, de nombreux candidats centristes et financés par des lobbies proches du Parti républicain ont battu des candidats sortants issus de l’aile gauche du Parti. L’argent a ainsi totalement corrompu le Parti démocrate, qui a renoncé à ses projets de loi ambitieux et écarté ses élus refusant cette forme de corruption.
Ainsi, Kamala Harris a laissé ses riches donateurs influencer sa stratégie de campagne et réécrire son programme, comme la presse l’a amplement documenté. Sa défaite est en grande partie celle d’une approche électorale qui s’est effondrée sous le poids de ses contradictions : on ne peut pas facilement prétendre défendre les travailleurs et la démocratie tout en étant ouvertement corrompu par les milliardaires et le patronat.
Une solution évidente, mais impossible ?
Pour sortir de l’impasse électorale et de l’impuissance politique, le Parti démocrate doit reconstituer une coalition s’appuyant sur les classes moyennes et populaires, qui constituent la majorité de l’électorat. Et pour ce faire, il doit adopter un programme plus ambitieux, radical et favorable aux travailleurs, sur le modèle de ce que propose Bernie Sanders. D’autres exemples existent : des candidats aux sénatoriales de 2024 comme l’indépendant Dan Osborn (Nebraska) ont obtenu des scores largement supérieurs à Harris en proposant une ligne de rupture proche des positions de Sanders et des revendications portées par les syndicats ouvriers. Ces propositions sont majoritaires dans l’opinion publique (la hausse du salaire minimum, le renforcement du droit syndical, les congés parentaux, l’assurance maladie publique, l’encadrement du prix des loyers, la hausse des impôts sur le capital et les multinationales…) mais ne peuvent pas être défendues de manière crédible par des candidats financés par Bill Gates et Wall Street.
D’où l’autre impératif : s’affranchir des financements issus des lobbies et grandes fortunes, comme le font déjà de nombreux candidats issus de l’aile gauche démocrate. C’est particulièrement réaliste à l’échelle présidentielle, où l’argent ne garantit pas la victoire. Trump l’a emporté en 2016 et 2024 en étant moins bien financé que son adversaire. Passé un certain seuil, les frais de campagnes servent essentiellement à payer une classe de consultant pour diffuser des spots télévisés présentant les arguments du candidat. Ces messages peuvent également parvenir aux électeurs en multipliant les passages dans les médias audiovisuels classiques et alternatifs. Une exposition médiatique gratuite que Trump a savamment instrumentalisée, pendant que Harris refusait certains interviews par crainte d’être mise en difficulté par ses interlocuteurs.
Adopter un programme populaire et refuser d’être financé par la classe sociale qui a intérêt à ce que ce programme échoue tient du bon sens. Le Parti démocrate est-il capable de réaliser ce gigantesque bond en avant ? De nombreux cadres et intellectuels démocrates semblent admettre que Bernie Sanders avait raison. Suite à la défaite de Harris, l’importance de stopper l’hémorragie électorale auprès des travailleurs est apparue comme une évidence. Pour autant, les élites démocrates sont-elles capables d’effectuer un tel pivot en reniant leur intérêt de classe ? Cela semble improbable.
L’alternative est plus confortable. Elle consiste à compter sur l’extrémisme de Trump pour reprendre marginalement pied auprès des classes populaires en espérant que cela soit suffisant pour gagner la prochaine présidentielle, tout en comptant sur la mobilisation des classes aisées pour garantir des victoires aux élections intermédiaires. Ainsi, le Parti démocrate pourrait continuer d’être une force d’opposition au Congrès et de disputer la Maison-Blanche, qu’il a perdu de « justesse » en 2024. Problème : dans le meilleur des cas, cette seconde voie débouchera sur une conquête du pouvoir limitée et éphémère, sans majorité durable au Congrès ni reconquête significative du pouvoir judiciaire.
Les arguments en faveur de cette option paresseuse sont assez simples : outre le côté indolore pour les élites démocrates, les précédents historiques sont encourageants. De la même manière que le Parti républicain semblait condamné à la disparition après le double mandat d’Obama ou que les travaillistes sont revenus au pouvoir en Grande-Bretagne par simple inertie et sans fournir le moindre effort, les démocrates peuvent espérer reprendre pied une fois passée la tempête Donald Trump. Mais ce pari nécessite de confondre symptôme et maladie, cause et effets. Si on part du principe que Trump n’est pas un accident, alors les causes qui ont conduit à son triomphe ne disparaitront pas avec lui. S’ils ne se réinventent pas, les démocrates resteront un Parti durablement écarté du pouvoir ou incapable de l’exercer de manière significative et pérenne.
Kamala Harris a voulu rejouer la campagne de 2016, et mimer la stratégie de Hillary Clinton. Pour un résultat identique. Son refus de porter des mesures de redistribution sociale lui a coûté les voix de nombreux travailleurs. Sa défense de la production pétrolière record des États-Unis a découragé les mouvements écologistes. Sa promesse de renforcer « l’armée la plus létale du monde » et son soutien aux crimes du gouvernement israélien ont, quant à eux, détourné les électeurs progressistes du Parti démocrate dans les « swing states ». Par Luke Savage, traduction Alexandra Knez.
Durant la campagne, les démocrates ont ressassé de belles formules issues des années 1990 : éloge du bipartisme, appel au « pragmatisme », rejet explicite de l’idéologie en faveur de « solutions » vaguement définies. Ils se sont délestés d’engagements fondamentaux, tenant un remake hasardeux de la stratégie de Hillary Clinton en 2016 qui a fini en échec cuisant. Figure de proue de l’establishment californien et vice-présidente en exercice, Kamala Harris n’allait sûrement pas jouer la surenchère à gauche. Pourtant, le retrait de Joe Biden a offert au parti une occasion en or de se présenter sur la base d’un programme de renouveau.
Comme on pouvait s’y attendre, l’entrée surprise d’une jeune candidat dans la course a généré une manne de financement et un sentiment d’enthousiasme palpable. Surtout, la participation inattendue du gouverneur du Minnesota, Tim Walz, a même soulevé l’espoir d’un virage en faveur des classes populaires. Comme l’observe Branko Marcetic dans Jacobin, le slogan de Harris « Nous ne retournerons pas en arrière » suggérait non seulement un rejet de Trump, mais aussi une rupture avec les deux dernières années, hautement impopulaires, de la présidence Biden.
Au moment de la Convention Nationale Démocrate (DNC) d’août, il est devenu toutefois évident que la campagne de Kamala Harris allait plutôt s’inscrire dans la continuité – dans le ton, la substance et la stratégie – de celle de Hillary Clinton en 2016. La DNC, bondée de célébrités, a multiplié les louanges à l’égard des solutions technocratiques aux problèmes économiques et sociaux : partenariats public-privé, déductions fiscales pour les petites entreprises, effacement de la dette médicale du credit score (dossiers de crédit) des citoyens etc. Dans l’incarnation, elle marquait à la fois une rupture avec les aspects les plus progressistes de la présidence Biden, et une continuation avec les aspects les plus rejetés de cette même présidence.
Il suffit pour s’en convaincre de considérer la manière dont la question de Gaza a été traitée par Kamala Harris. Tout au long de sa campagne, elle a rejeté toute prise de distance, même rhétorique, avec la Maison Blanche. Elle a réitéré à maintes reprises son soutien à la campagne de nettoyage ethnique menée par l’extrême droite israélienne. Une posture qui, selon les sondages, a entravé de manière significative la participation des jeunes électeurs des États clés tels : le Michigan, l’Arizona, la Géorgie et la Pennsylvanie.
Dans une attitude qui fait fortement écho à Hillary Clinton, la campagne Harris/Walz a délibérément contrarié l’aile la plus progressiste des démocrates, vantant le bipartisme et s’adressant avec effusion aux conservateurs. Interrogée au début du mois sur sa différence d’approche avec Joe Biden, Harris n’a pas pu nommer une seule décision qui la distinguerait du président en exercice… hormis la nomination d’un républicain à son cabinet. Ayant chaleureusement accueilli le soutien de l’ancien vice-président républicain (et adepte de la torture) Dick Cheney, Harris a également affiché le soutien de dizaines d’anciens collaborateurs de Ronald Reagan, George Bush, John McCain et Mitt Romney.
Dans le cadre des mêmes efforts visant à séduire des républicains modérés imaginaires, Harris a martelé son « pragmatique » et son opposition à « l’idéologie ». elle a évoqué son amour des armes à feu et s’est engagée à maintenir « l’armée la plus létale du monde » entre les mains des États-Unis. En termes programmatiques, cela s’est traduit par une série de virages à droite sur tous les sujets.
La campagne démocrate de 2020, du moins, avait tendu la main à l’aile gauche du parti. En 2024, cette dimension était à peine perceptible.
Reniant son opposition à la fracture hydraulique, Harris vante aujourd’hui les mérites d’une production pétrolière record. En matière de santé, sa principale promesse – « faire des soins abordables un droit et non un privilège en élargissant et en renforçant la loi dite “Affordable Care Act” » – se révèle être un faux-fuyant dénué de sens.
Après un bref interrègne, les démocrates ont renoué avec leur tendance historique à s’appuyer sur les propriétaires, les cadres et les diplômés, plutôt que les travailleurs. Une approche qui avait démobilisé de nombreux électeurs dans les swing states en 2016.
La victoire inattendue de Donald Trump il y a huit ans s’était expliquée par une stratégie peu orthodoxe d’attaques populistes contre les élites du Beltway, mais aussi d’attaques sélectives contre les dogmes du marché traditionnellement adoubés par les républicains. Comme l’a observé le politologue américain Corey Robin en 2018 : « La critique de la ploutocratie par Donald Trump, sa défense des acquis et sa dénonciation des fractures causées par le libre échange ont compté au nombre des innovations rhétoriques les plus notables de sa campagne. ».
Arrivé au pouvoir avec un projet prétendument révolutionnaire en main, Trump a rapidement renoué avec un programme républicain plus conventionnel. L’adhésion supposée de Trump à une inflexion étatiste, hormis sur les enjeux commerciaux, a rapidement cédé la place à des réductions d’impôts et déréglementations en cascade.
Toujours aussi déséquilibré , le mouvement Make America Great Again (MAGA) n’a pas été en mesure de discipliner ses éléments conservateurs les plus impopulaires. Une limite particulièrement évidente sur la question du droit à l’avortement. Depuis l’invalidation (extrêmement impopulaire) de l’arrêt Roe v Wade par la Cour suprême des États-Unis, un déluge de projets de loi anti-choix s’est abattu au niveau de chaque État. Ce boulet électoral a sans doute coûté aux républicains un triomphe aux élections de mi-mandat en 2022.
Rien ne permet de penser que les responsables des deux partis impulseront un changement de direction. Les républicains seront confortés dans leurs choix. Les démocrates estimeront sans doute qu’ils ne se sont pas assez déplacés vers la droite.
Rien ne permet de penser que les responsables des deux partis impulseront un changement de direction. Les républicains, qui ont remporté un succès inattendu à grand renfort de théories conspirationnistes, seront confortés dans leurs choix. Les démocrates, quant à eux, estimeront sans doute qu’ils ne se sont pas assez déplacés vers la droite.
Aucune éclaircie ne poindrait à l’horizon si l’on ignorait les mouvements d’opinion au sein de la population américaine elle-même. Les dernières années ne l’ont pas rendue plus conservatrice – bien au contraire. Profondément insatisfaits de leurs dirigeants et du système politique en général, les Américains soutiennent massivement le remplacement du collège électoral par un simple vote populaire. Ils rejettent catégoriquement les pressions exercées par les républicains pour restreindre le droit à l’avortement et sont largement favorables au remplacement du dispositif américain de santé par un modèle socialisé. Ils sont de plus en plus nombreux à rejeter les bombardements sur Gaza, et s’opposent à ce que leur gouvernement continue d’armer la machine de guerre israélienne.
Les sondages révèlent que le public américain se situe à la gauche des deux partis sur les questions d’imposition et de redistribution, qu’une majorité est favorable à l’augmentation du salaire minimum et que plus des deux tiers voient d’un bon œil le renouveau actuel du mouvement syndical américain. Les auteurs d’une récente étude de l’Académie américaine des arts et des sciences le confirment : les Américains perçoivent l’économie comme accaparée par les riches et les puissants – et estiment que trop peu a été laissé aux travailleurs.
Le système politique américain semble verrouillé, mais des raisons d’espérer subsistent. Le renouveau, dans tous les cas, ne viendra pas d’un establishment démocrate qui a voulu mimer le Parti républicain dans ses pires penchants néolibéraux et militaristes.
Le retrait de Joe Biden est-elle une bonne nouvelle pour le Parti démocrate ? Au-delà de son âge, le candidat avait abandonné ce qui avait permis le succès de sa campagne quatre ans plus tôt : la défense d’un programme politique de redistribution. Celui-ci avait permis, en 2020, la mobilisation de la base militante et de l’aile progressiste du Parti démocrate. En 2024, Joe Biden avait renoué avec une stratégie plus traditionnelle, focalisée sur la dénonciation du danger trumpiste, et centrée sur les classes moyennes. Une voie dont Kamala Harris ne déviera sans doute pas, et qui rappelle tristement celle empruntée par Hillary Clinton en 2016…
La dynamique en faveur de l’éviction de Joe Biden s’était renforcée parmi les démocrates au vu des mauvaissondages qui avaient fait suite à sa prestation ratée lors du dernier débat avec Donald Trump. La tentative d’assassinat contre ce dernier ayant fait exploser sa popularité, le retrait de Biden s’imposait. La succession de Kamala Harris est-elle pour autant une bonne nouvelle pour les démocrates ?
Le retrait de Joe Biden aurait pu être l’occasion, pour le Parti démocrate, de faire son aggiornamento sur la direction dans laquelle il l’avait entraîné au cours des dix-huit derniers mois. D’autant que ces deux dernières années étaient riches en enseignement quant aux stratégies efficaces et perdantes.
La stratégie du barrage au trumpisme, qui avait prévalu en 2016, consistait à répéter aux électeurs qu’il n’y avait pas d’alternative entre le Parti démocrate et le chaos. Elle a manifestement échoué. En 2020, une stratégie alternative avait été couronnée de succès : il s’agissait de faire cause commune avec les progressistes afin de proposer un programme ambitieux en matière sociale favorable aux classes populaires.
D’innombrables facteurs ont bien sûr joué dans les deux résultats – notamment l’impopularité de Trump, l’indignation et la lassitude que sa présidence chaotique avait suscitées. Mais comme de nombreux commentateurs l’ont souligné à l’époque et depuis, les efforts de Joe Biden – sans commune mesure avec ceux de Hillary Clinton – pour séduire les progressistes et unifier le parti ont permis de rassurer les sceptiques, de dynamiser les électeurs progressistes et les classes populaires et de motiver les militants de base à faire du porte-à-porte. Joe Biden avait ainsi offert un contrepoids à la stratégie cynique de Donald Trump consistant à dégeler des aides sociales éphémères et à effectuer des injections monétaires de dernière minute – qui lui ont cependant permis d’obtenir des résultats finaux assez surprenants.
Pourtant, quand bien même ces événements se sont déroulés il y a tout juste quatre ans – et quand bien même il s’agissait de leur propre stratégie gagnante – Joe Biden et son camp ont inexplicablement décidé de réitérer la stratégie de 2016.
Le jour de sa démission, le candidat Biden n’avait toujours pas de programme politique ; lors de ses apparitionspubliques ou sur son site Internet, c’est à peine s’il mentionnait ce qu’il comptait accomplir au cours de son second mandat. Il semblait avoir renoncé aux propositions populaires qu’il avait échoué à imposer, comme la gratuité de l’enseignement supérieur ou l’abaissement de l’âge d’éligibilité à l’assurance-maladie. Face aux préoccupations croissantes des Américains, le président et son entourage ont simplement refusé de prendre au sérieux leurs inquiétudes.
Selon plusieurs sources, il s’agirait d’un choixdélibéré de Biden et de ses conseillers, convaincus qu’il leur suffisait de ressasser que Donald Trump représente une menace pour gagner en novembre – même si cette approche a vu Joe Biden constamment distancé dans les sondages, malgré la condamnation pénale de l’ancien président et ses projets de plus en plus fous en vue d’un second mandat. Joe Biden et son équipe attendaient-ils que de bonnes nouvelles tombent du ciel – comme un hypothétique abaissement des taux de la FED – pour inverser les courbes ?
Pire encore : c’est vers les électeurs les plus conservateurs que Joe Biden avait manifestement décidé de se tourner, partant du principe que les électeurs de gauche n’auraient d’autres choix que de lui donner leur suffrage.
Cette année, Joe Biden a arraché deux victoires politiques, pour lesquelles il a remué ciel et terre : Les deux principaux combats politiques qu’il a arrachés cette année – remuant ciel et terre – ont été une nouvelle restriction du droit d’asile et l’affectation de 100 milliards de dollars à des guerres à l’étranger – après avoir depuis longtemps rompu avec son vœu d’une « politique étrangère en faveur de la classe moyenne ». Ces mesures ne l’ont manifestement pas aidé à gagner la confiance des électeurs républicains et, dans le cas de la guerre hautement impopulaire contre Gaza, elles ont déchiré son parti – et provoqué des levers de boucliers de la part d’un largeéventail d’électeurs autrement fidèles aux démocrates.
Écarter le candidat Biden de l’équation permettra-il le retour à une stratégie similaire à celle de 2020 ? Cela nécessiterait de s’appuyer sur un programme audacieux, qui mettrait l’accent sur la lutte contre la précarisation économique dont souffrent les Américains. Le travail est déjà pré-mâché : il suffirait aux démocrates de défendre les idées les plus populaires que Biden a abandonnées après 2021 : salaire minimum à 15 dollars, programme universel d’éducation préscolaire, subventions pour la garde d’enfants, formule d’assurance maladie publique, dont il a d’ailleurs cessé de parler depuis son élection. La question du logement, préoccupation majeure pour les jeunes électeurs démocrates, pourrait constituer un axe stratégie central – l’occasion de défendre des mesures de plafonnement national des loyers, comme l’a proposé Bernie Sanders en 2020. Ce sont de telles mesures qui ont permis à Claudia Scheinbaum, successeur du président mexicain d’Andrés Manuel López Obrador (« AMLO ») de remporter une victoire écrasante lors du premier tour des dernières élections.
Plus urgent encore peut-être : un changement radical de cap sur la question de Gaza pourrait relancer la dynamique en faveur des démocrates. La politique israélienne du camp Biden – soutien inconditionnel à l’État d’Israël – s’est avérée catastrophique sur le plan électoral. Outre qu’il est devenu une figure détestée dans une partie de l’opinion publique – au point d’être physiquement empêché de faire campagne sur les campus universitaires -, le conflit menace d’éclater à tout moment en une guerre régionale calamiteuse, qui pourrait entraîner les États-Unis vers une énième confrontation militaire, que la majorité des Américains ne souhaitent pas. Au successeur de Joe Biden revient la lourde tâche d’éviter un nouveau bourbier au Moyen-Orient, et de laver l’honneur des démocrates sur la question palestinienne.
Un changement de cap improbable si l’on considère le curriculum de Kamala Harris – sauf si la force des choses contraint les démocrates à renouer avec une stratégie victorieuse ?
Les Frères d’Italie, parti d’extrême-droite dirigé par Giorgia Meloni, sont en bonne voie pour remporter les élections italiennes ce dimanche. Il bénéficie de la complaisance des médias et de l’échec du centre-gauche à proposer une solution permettant au pays d’échapper à la stagnation. Article de David Broder, publié par Jacobin, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.
Selon les sondages, la coalition dite de « centre droit », du moins d’après les médias italiens, frôle les 50% d’intentions de vote pour le scrutin de ce dimanche. Dès lors, elle est quasiment assurée d’obtenir une large majorité au Parlement. Toutefois, force est de constater que parler de « centre droit » est un doux euphémisme. Tant Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), le parti postfasciste de Giorgia Meloni qui est la force principale de cette alliance (crédité d’environ 24 % dans les sondages), que la Lega (Ligue) de Matteo Salvini (créditée de 14 %) font cause commune en promettant d’énormes réductions d’impôts tout en déversant une propagande haineuse visant, entre autres, les immigrants, les « lobbies » LGBTQ et « le remplacement ethnique en cours ».
Fratelli d‘Italia n’est pas assuré d’arriver en tête. Dans les sondages, il est au coude-à-coude avec le Parti démocrate (centre-gauche). Toutefois, les projections en sièges de ce dernier sont bien moins fiables faute d’alliés de poids. Le Parti démocrate affirme qu’il poursuivra la politique menée par le gouvernement technocratique transpartisan de Mario Draghi, constitué en février dernier pour mettre en œuvre le plan de relance européen et dissout suite à la démission de ce dernier durant l’été. La majorité de Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, s’appuyait également sur Forza Italia de Silvio Berlusconi, la Lega, et l’éclectique Mouvement cinq étoiles ; ayant perdu le soutien de ceux-ci en juillet dernier, le Parti démocrate est désormais isolé.
Cette situation est à l’origine d’une illusion d’optique typique de la vie politique italienne, où les représentants de la droite affirment combattre une gauche soi-disant hégémonique, alors même qu’il n’y a plus de gauche à proprement parler en Italie. Le gouvernement Draghi était le dernier avatar d’une longue série de grandes coalitions et de « gouvernements techniques » qui se sont succédé ces dernières décennies, soutenus notamment par le Parti démocrate, farouche garant de la stabilité institutionnelle. Mais, compte tenu du substrat intrinsèquement néolibéral et décliniste de la vie politique italienne, la campagne de 2022 se joue une fois encore entre ce centre gauche néolibéral et managérial et les partis d’extrême-droite qui affirment vouloir mettre un terme à « une décennie de gouvernements de gauche ».
Au milieu des turbulences actuelles que connaît le système des partis, le fait de ne pas appartenir au gouvernement Draghi a assurément aidé Fratelli d’Italia à ratisser à droite. Le parti n’était crédité que de 4 % en 2018, et à peu près la moitié de ceux qui lui apportent désormais leur soutien sont d’anciens électeurs de la Lega, qui a elle-même connu un essor en 2018-2019, lorsque Matteo Salvini était ministre de l’Intérieur. Cependant, le fait que la Lega ait rejoint les autres grands partis pour soutenir Draghi depuis février 2021 a permis à Meloni de se poser en seule opposante. Durant un an et demi, elle a ainsi mis l’accent sur son approche « constructive », hostile à la « gauche au pouvoir » mais pas à Draghi lui-même. Par ailleurs, Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, pour témoigner de son atlantisme. Autant de moyens de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.
Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, afin de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.
Quant au centre-droit, une fraction de celui-ci était mécontente à la fin du gouvernement Draghi. Au début de la campagne, le Parti démocrate a cajolé des personnalités comme Renato Brunetta, un allié de longue date de Berlusconi, qui a fini par quitter Forza Italia (parti de Berlusconi, membre de l’alliance des droites). Un peu à la façon des Démocrates américains à la recherche de Républicains « modérés », anti-Trump, certains au centre-gauche n’ont pas renoncé à l’idée de trouver des interlocuteurs à droite, quitte à se tourner vers des personnalités (notamment Berlusconi) qui, par le passé, représentaient le « mal » auquel un vote « du moindre mal » devait faire barrage. Le seul problème est qu’avec le temps, le mal ne cesse d’empirer.
Les fantômes du passé n’ont pas refait surface
Nombre de médias italiens ne font aucun effort pour « diaboliser » Meloni. « Peut-on arrêter de faire référence au passé ne serait-ce que pendant deux mois ? » a même demandé le journaliste Paolo Mieli au début de la campagne. Quoi qu’en dise Mieli, personne n’avait prétendu que Fratelli d’Italia projetait une « marche sur Rome » pour célébrer le centenaire de l’arrivée au pouvoir de Benito Mussolini en octobre 1922. En réalité, Enrico Letta lui-même, leader du Parti démocrate, entretient depuis quelques années des relations cordiales avec Meloni. Néanmoins, il y a manifestement quelque chose d’inhabituel à ce que qu’une aspirante Première ministre ait besoin d’insister sur le fait que les « nostalgiques » de son parti – un euphémisme pour désigner les dirigeants du parti qui affichent les symboles et les oriflammes de la république de Salo qui a collaboré avec les nazis – sont des « traîtres à la cause ».
Le fait que Mieli, ancien étudiant de Renzo de Felice (célèbre biographe de Mussolini) et l’auteur de nombreux livres sur l’Italie du vingtième siècle, appelle à arrêter de faire référence au passé est significatif. Sa demande a été reprise par des pans entiers des médias nationaux, qui font souvent preuve d’une étonnante amnésie, y compris sur l’histoire récente. Fratelli d’Italia, héritier du Movimento Sociale Italiano (MSI – Mouvement social italien) néofasciste créé en 1946, nie régulièrement en bloc les assertions de racisme et d’éloge du fascisme de ses dirigeants, ainsi que leurs liens avec d’autres groupes militants, arguant que tout cela n’est que « calomnies ». Ces démentis sont repris en chœur par les journalistes des quotidiens de droite qui soulignent que puisque le « fascisme n’est pas de retour » – et il ne l’est pas effectivement pas de manière littérale – la question n’a pas lieu d’être.
Des indices montrent toutefois que le passé de certains candidats revient les hanter, même si cela ne concerne pas l’aile postfasciste de la politique italienne. Raffaele La Regina, candidat du Parti démocrate dans la région méridionale de Basilicate, a dû retirer sa candidature après que la révélation de propos datant de 2020 où il remettait en question le droit d’Israël à exister. De grands quotidiens comme Il Corriere et La Repubblica ont alors, assez bizarrement, fait remarquer que les anciennes déclarations des politiciens postées sur les médias sociaux sont désormais utilisées à des fins électorales. Toutefois, les anciennes allégations répétées de Meloni selon lesquelles l’« usurier » George Soros, un milliardaire juif d’origine hongroise, « finance un plan de substitution ethnique des Européens » n’ont pas été évoquées durant la campagne actuelle.
La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit.
La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit. Les campagnes calomnieuses officielles contre les opposants et les minorités similaires à celles pratiquées en Pologne et en Hongrie, pourraient également se multiplier. Plus encore que la Hongrie, la droite polonaise du PiS sert en effet de modèle au parti de Meloni, d’autant que celle-ci semble avoir retrouvé une certaine légitimité au sein des cercles dirigeants de l’Union européenne depuis l’invasion russe de l’Ukraine. De plus, si Meloni a par le passé encensé Vladimir Poutine, elle adhère davantage aux positions atlantistes que la Lega, bien que son parti soit plus proche de la Conservative Action Political Conference (CPAC) et de l’aile trumpiste du Parti républicain que de l’administration démocrate actuellement au pouvoir à Washington.
Ainsi, il n’y aucune chance que Meloni ne cherche à sortir de l’euro ou de l’Union européenne, pourtant à l’origine de la stagnation économique de l’Italie depuis deux décennies. En revanche, un gouvernement dirigé par Meloni risque d’infliger des dommages durables de deux façons. D’une part en appelant à un blocus naval contre les bateaux de migrants, un acte démagogique non seulement illégal mais aussi à même de tuer des milliers d’êtres humains. D’autre part en proposant différents projets de réécriture de la Constitution italienne pour y inclure des articles vagues et fourre-tout pour lutter contre les critiques de la gauche, par exemple en criminalisant l’« apologie du communisme » ou du « totalitarisme islamique ». Derrière ce renversement du caractère antifasciste (rarement appliqué) de la Constitution actuelle se cache le projet de transformer l’Italie en une république présidentielle, en remplaçant le système parlementaire actuel par un exécutif tout-puissant.
Une campagne qui n’aborde aucun sujet de fond
Compte tenu de l’avance de Meloni dans les sondages, sa campagne se veut plutôt discrète, presque entièrement consacrée à répondre à la gauche qui l’accuse de ses liens avec le fascisme. Elle a notamment réalisé une vidéo sur le sujet à destination de la presse internationale – une déclaration face caméra, sans questions de journalistes – dans laquelle elle affirme que le fascisme appartient à « l’histoire ancienne » et où elle dénonce les « lois antijuives de 1938 » et la « dictature ». Le choix des termes, moins critiques du passé que ceux adoptés en son temps par Gianfranco Fini, leader historique du MSI (ancêtre des Fratelli) dans les années 1990-2000, vise de toute évidence à éviter de condamner la tradition néo-fasciste proprement dite. Meloni insiste d’ailleurs sur le fait que la gauche invoque l’histoire faute de trouver quoi que ce soit à dire sur son programme de gouvernement.
Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été.
Sur ce dernier point, il est malheureusement difficile de lui donner tort. En réalité, les deux camps principaux, à savoir le bloc centriste du Parti Démocrate et l’alliance des droites, manquent cruellement de propositions concrètes pour les cinq prochaines années. La recherche par le Parti démocrate des voix centristes en grande partie imaginaires (et la multitude des petits partis néolibéraux qui affirment représenter ce « troisième pôle ») est également un épiphénomène de ce problème. Alors que Fratelli d’Italia rassemble l’électorat de droite sous un nouveau leadership, le centre-gauche semble paralysé, uniquement capable de se retrancher derrière la défense d’un modèle économique qui a conduit la croissance italienne à stagner depuis la fin des années 1990, tout en ayant recours à des subventions temporaires et à des mesures d’allègement pour en atténuer les répercussions. Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été. Le cercle vicieux de faibles niveaux d’investissements, de modestes gains de productivité, de creusement de la dette publique, et de taux d’emploi structurellement bas a donc toutes les chances de continuer à frapper l’Italie.
En matière économique, les propositions de Meloni et de ses alliés sont tout aussi inadaptées que celles de leurs adversaires centristes. Le « centre-droit » promet notamment une réduction générale de la fiscalité et de la bureaucratie, tout en promettant de taxer davantage les entreprises non-européennes, censées être responsables à elles seules de l’évasion fiscale phénoménale dont est victime l’Italie. La proposition de Fratelli d’Italia pour stimuler l’emploi – des réductions d’impôts pour les entreprises (italiennes) qui créent des emplois – n’est qu’un pansement sur la jambe de bois des faiblesses économiques structurelles. En parallèle, Meloni souhaite remettre en question les allocations versées aux demandeurs d’emploi. Au sein de la coalition de droite, la proposition de la Lega d’un taux d’imposition uniforme de 15% – quitte à creuser un trou de 80 milliards d’euros dans les comptes publics – est tellement extravagante qu’on se demande pourquoi le parti ne propose pas d’aller encore plus loin en proposant un taux de 10% ou de 5%. La candidature, sur les listes de Fratelli d’Italia, de Giulio Tremonti, ministre des Finances à plusieurs reprises sous l’ère Berlusconi, témoigne sans la moindre ambiguïté de l’absence d’alternative en matière de politique économique.
À la gauche du Parti démocrate, certaines forces politiques tentent d’imposer la politique sociale dans la campagne. L’une, quoique plutôt chimérique, est le Mouvement cinq étoiles, dirigé par Giuseppe Conte : après avoir été au début de la dernière législature un fragile allié de la Lega de Salvini, il a fait de la défense de l’allocation aux demandeurs d’emploi déposée en 2019 (improprement appelée « revenu citoyen ») sa politique phare. Etant donné le départ de Luigi Di Maio, ancien dirigeant du parti, et ses alliances à géométrie variable (avec la Lega, puis avec le Parti Démocrate, avant de soutenir le gouvernement technocratique de Draghi, qui incarnait tout ce que les 5 Étoiles ont toujours dénoncé, ndlr) il obtiendra probablement autour de 10%, bien loin des 32% de 2018. Une partie des forces de la gauche et des écologistes s’est alliée au Parti démocrate (avec notamment la candidature du défenseur des ouvriers agricoles Aboubakar Soumahoro, d’origine ivoirienne) et soutient donc le cap néolibéral de ce parti. Enfin, une gauche indépendante de toute alliance se présente sous la bannière de l’Unione Popolare (Union populaire), emmenée par l’ancien maire de Naples Luigi de Magistris. Créée au dernier moment – les élections étant initialement prévues pour le printemps prochain – cette liste a peu de chances d’obtenir des élus au Parlement.
La période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes.
Ainsi, si la vie politique italienne est marquée par une profonde polarisation rhétorique avec des affrontements verbaux permanents et par la récurrence du symbolisme historique, aucune réelle alternative ne semble vraiment émerger. En réalité, le malaise économique est plus chronique que réductible à une période de crise en particulier : l’estime des citoyens à l’égard des partis est en baisse depuis plus de trente ans, et les choses ne sont pas près de changer. Cependant, la période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes. En diffusant récemment une vidéo d’une femme qui prétend s’être fait violer par un immigrant, Meloni nous révèle beaucoup de choses sur sa vraie personnalité. L’espoir de ne pas la voir accéder au pouvoir paraît bien mince.
Où en sont les États-Unis après la présidence Trump ? Quel bilan a été tiré de ces quatre années par les démocrates ? Quelles perspectives se dessinent pour la présidence Biden ? Ces problématiques sont au cœur de l’ouvrage Les Illusions perdues de l’Amérique démocrate co-écrit par Clément Pairot et Christophe Le Boucher (publié aux éditions Vendémiaire), contributeurs au Vent Se Lève. Selon les auteurs, la présidence Biden n’accorde qu’un sursis aux démocrates, alors que le spectre d’un retour au pouvoir d’une droite radicalisée est prégnant. Les illusions d’une présidence démocrate de rupture semblent se dissiper peu à peu. Pour faire le point sur le début de mandat Biden et revenir sur certains des aspects abordés dans leur ouvrage, Valentin Chevallier s’est entretenu avec les deux auteurs.
LVSL – En introduction de votre ouvrage, vous expliquez qu’une fois au pouvoir, Joe Biden allait devoir choisir entre un agenda ambitieux en prenant appui sur l’aile gauche du parti démocrate, ou s’aligner avec l’establishment et se contenter d’un prolongement des années Obama. Dans tous les cas, un compromis entre les deux factions semblait difficile. Quel bilan tirez-vous après un an de présidence Biden ?
NDLR : pour une analyse des luttes internes qui traversent le Parti démocrate, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « L’establishment démocrate continue sa guerre contre les partisans de Sanders »
Christophe Le Boucher – Les premiers mois de sa présidence semblaient suggérer qu’il allait surprendre en portant un projet ambitieux, qu’il avait clairement défendu lors de son discours sur l’État de l’Union prononcé en mars 2021. Depuis, c’est un constat d’échec et un triomphe de l’aile la plus conservatrice du parti démocrate. L’adoption du plan d’investissement dans les infrastructures voté en novembre s’est faite avec l’aide du parti républicain, contre l’aile gauche démocrate, et avec le soutien de la US Chamber of Commerce (l’équivalent du MEDEF aux États-Unis, NDLR). Aucune mesure structurelle portée par la gauche américaine n’a été adoptée. Même sur les thématiques sociétales pour lesquelles les élus démocrates les plus pro-business ont un intérêt électoral direct – en particulier la réforme du droit de vote et la loi de protection du processus électoral –, c’est un échec. Les ambitions de Joe Biden ont été torpillées par son aile droite, avec laquelle il a toujours refusé la confrontation directe.
Clément Pairot – Je nuancerais peut-être quelque peu le tableau. S’il y a un échec sur les aspects structurels, Joe Biden a été capable de prendre des mesures d’urgences face au Covid, comme la mise en place d’une allocation familiale pour 12 mois. Elles ont permis à des millions de personnes de sortir de la pauvreté, et de manière probablement inattendue, d’aider à cette grande vague de grèves qui permet d’accroître le pouvoir de négociation salariale des travailleurs. Le second élément à prendre en compte, c’est l’échec des syndicats ouvriers et du mouvement climat face à Joe Biden. Le Sunrise movement, que l’on évoque dans notre livre, avait promis de rendre le pays ingouvernable s’il n’obtenait pas un plan climat ambitieux. Mais le Covid, l’attaque du Capitole du 6 janvier donnant l’image d’un pays au bord du précipice, et les négociations interminables au Congrès entre l’aile gauche et l’aile droite démocrate ont accouché d’un contexte défavorable aux mobilisations. Par contre, comme nous l’expliquions, côté républicain on voit que le départ de Donald Trump n’a pas apaisé la droite américaine.
LVSL – En effet, vous expliquez dans votre livre que Donald Trump a certes perdu l’an dernier, mais il a obtenu 11 millions de voix de plus qu’en 2016 et il a progressé chez les Afro-Américains et les Hispaniques. Il vient de refaire des meetings en Arizona et au Texas, et semble conserver un rôle incontournable au sein du Parti républicain. Qu’est-ce que cela signifie pour la droite américaine, sur le moyen terme mais également en vue de 2024 ?
CLB – Le bon score de Trump s’inscrit dans une tendance lourde que l’on analyse dans le livre, où l’on voit l’électorat non-diplômé, en particulier la classe ouvrière blanche et la ruralité, voter républicain de manière croissante. Le parti démocrate se coupe quant à lui de cet électorat qui constituait sa base historique pour devenir ce que Thomas Frank qualifie de parti de cadres et professions intellectuelles centrés autour des grandes villes. Du moins, c’était l’état du paysage politique avant la tentative de subversion des élections de Trump, qui n’a pas bouleversé le paysage politique à droite.
Dans un premier temps, Trump a conservé le soutien de sa base électorale, et par voie de conséquence sa mainmise sur le parti. On l’a vu après l’attaque du Capitole, les rares élus républicains qui ont choisi de voter en faveur de sa destitution ont été ostracisé. Certains vont prendre leurs retraites ou risquent d’être battus par des candidats trumpistes lors des primaires aux prochaines élections. La base reste convaincue que les élections lui ont été volées. Elle se mobilise en conséquence pour élire à l’échelle locale, pour des postes liés à la supervision des élections, des candidats qui refusent de reconnaitre la légitimité de Biden – voire débordent Trump sur son aile droite.
CP – Cet aspect est inquiétant en vue de 2024, mais rien ne permet d’affirmer que Trump sera de nouveau candidat. Il est désormais ouvertement contesté par d’autres figures du parti qui sont, par de nombreux aspects, aussi radicales que lui. On pense en particulier au gouverneur de Floride, Ron de Santis. Mais d’autres paramètres entreront en jeu, comme les élections de mi-mandat et la part qu’aura pris Trump dans ces résultats. Enfin, il faut évoquer l’instabilité politique, démocratique et écologique de ce pays : cela rend les prospections d’autant plus hasardeuses. Il n’en demeure pas moins qu’en l’état, les institutions américaines risquent d’avantager le parti républicain de manière croissante.
LVSL – Dans le livre, vous expliquez que la sensibilité des Américains s’oriente de manière croissante vers la gauche – sans que cela ne se ressente nécessairement dans les urnes. On pourrait même estimer que l’inverse s’observe du point de vue électoral. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
CLB – De nombreuses études sociologiques montrent un basculement à gauche de l’opinion publique, en particulier sur les questions socio-économiques. Pourquoi cela ne se traduit pas dans les urnes ? Le Parti démocrate ne fait pas toujours campagne sur ces thèmes, car il est tout de même largement tributaire des intérêts économiques qui financent ses campagnes électorales. Ces donateurs ne voient pas d’un bon œil la remise en cause de leur taux de profit ! Ensuite – on l’a vu avec la première année du mandat Biden – lorsque les démocrates parviennent au pouvoir ils trahissent fréquemment leurs maigres promesses électorales. Les exemples récents sont légions, que l’on pense à des thèmes aussi divers que la hausse du salaire minimum fédéral, la baisse des prix du médicament, l’annulation de la dette étudiante, les investissements dans la transition énergétique, la réforme du droit de vote et les politiques migratoires, etc. Cela démobilise l’électorat.
CP – Ce paradoxe s’explique par la décorrélation entre le soutien à une idée et le vote pour les candidats qui l’incarnent. Le camp progressiste, comme dans de nombreux pays, est significativement plus difficile à mobiliser. Les jeunes et les classes laborieuses votent moins que les CSP+ et les retraités. Cela s’observe aussi en France. Enfin, il faut mentionner le rôle des médias. La couverture médiatique de la vie politique est d’une médiocrité effarante, les idées progressistes n’y sont que peu représentées.
LVSL – L’abstention a pourtant fortement reculé en 2020…
CP – En effet, l’un des paramètres qui explique l’accroissement de la participation est le recours plus important que par le passé au vote par courrier. Comme le jour du vote – un mardi – n’est pas férié, beaucoup de gens s’abstiennent par manque de temps. Du fait de la pandémie, les partis ont particulièrement insisté sur la possibilité de voter en envoyant son bulletin de vote par courrier – une option déjà proposée par le passé et même majoritaire dans certains Etats. Paradoxalement, la hausse de la participation observée en 2020 n’a pas particulièrement bénéficié aux démocrates. Par défaut, l’abstentionniste n’est pas nécessairement progressiste dans son vote. Le débat politique s’articule surtout sur les questions sociétales et culturelles, où le Parti républicain est jugé plus crédible ou du moins plus à l’aise. À cela s’ajoute le fait que les institutions américaines favorisent surtout les États et les territoires ruraux, où le vote conservateur est plus présent. Donc, même si la majorité des Américains veulent un programme proche des idées défendues par Bernie Sanders, on n’observe pas de traduction évidente de ces aspirations dans les résultats électoraux.
LVSL : N’y a-t-il pas une responsabilité, bien sûr, de la part de Joe Biden, mais surtout de l’appareil démocrate qui tend ostensiblement à mettre de côté les propositions de l’aile gauche démocrate et des mouvements de type sunrise ?
CLB : Bien sûr. C’est à la fois le produit de l’influence de l’argent sur la politique américaine et de l’idéologie néolibérale qui est très ancrée au sein du Parti démocrate – une organisation davantage occupée à sa préservation plutôt qu’à la conquête du pouvoir ou la poursuite d’un agenda politique précis.
CP – Certains élus démocrates peuvent aller très loin dans le dédain pour leurs propres électeurs. L’attitude des sénateurs Joe Manchin et Kyrsten Sinema est frappante. La seconde a voté contre l’augmentation du salaire minimum. Le premier a refusé de voter des programmes sociaux en faveur de son propre État de Virginie Occidentale, le plus pauvre du pays, et contre l’avis des syndicats locaux, tout en prétendant défendre ses électeurs…
LVSL : Bernie Sanders a plus de 80 ans, mais il reste la figure la plus populaire à gauche, davantage que des personnalités clivantes comme AOC. Quel est son avenir politique ?
CLB – Le problème des idées de Bernie Sanders et de la gauche démocrate, c’est qu’elles ont été défaites trois fois en quatre ans. D’abord en 2016, mais c’était encore un mouvement en émergence ; puis en 2020 où malgré un enthousiasme encore plus palpable et un succès indéniable à tirer le parti démocrate vers la gauche, c’est Joe Biden qui s’est imposé aux primaires. Et enfin en 2021, où la gauche Sanders n’est pas parvenue à forcer la main de Joe Biden, qui avait repris de nombreuses propositions issues du programme de Sanders mais n’a pas été capable de les faire adopter au Congrès, se rangeant in fine sur la ligne plus conservatrice et pro-business de Joe Manchin. Le mouvement progressiste qui s’était rallié derrière Sanders et avait été galvanisé par ses campagnes électorales s’est largement démobilisé. Il n’y a pas eu de vaste mobilisation pour contraindre Biden à gouverner plus à gauche. Ce qui pose la question de la survie de cette force politique et de ses perspectives. Si elle perd dans les urnes et ne parvient pas à infléchir significativement la politique du Parti et de l’establishment démocrate – qui ne perd pas une occasion de lui faire porter la responsabilité de ses propres déconvenues – elle risque de perdre pied auprès de sa base. La question de la suite à donner à ce mouvement va se poser dans les mois à venir. Les primaires en vue des élections de mi-mandat seront intéressantes à suivre. Reste l’échelle locale, où les progressistes et la gauche radicale demeurent très mobilisés.
CP – Sur le plan plus individuel, il existe en effet une chance epsilonesque que Bernie Sanders se présente de nouveau en 2024. Mais aucune figure n’émerge clairement pour reprendre le flambeau. Alexandria Ocasio-Cortez aura tout juste l’âge minimum de 35 ans requis pour se présenter à une présidentielle, mais elle n’a pas l’expérience et la crédibilité d’un sénateur et sa popularité se limite à un segment de l’électorat démocrate. Il y aura donc probablement un enjeu pour la gauche américaine aux midterms, afin de permettre l’émergence d’autres figures, notamment au Sénat. D’autant plus qu’on ne parle pas des idées de Sanders, mais de celle de tout un mouvement, qui va continuer de s’organiser d’une manière ou d’une autre, pour peser politiquement.
LVSL – Vous présentez Joe Biden comme une figure anachronique. Pourquoi ?
CLB – D’abord il y a son bilan politique, après des décennies de carrière dont une majorité passée au Sénat. Il a été un élément clé de la politique carcérale et répressive qui a débouché sur le meurtre de Georges Flyod, ce drame qui a déclenché les manifestations Black Lives Matter. Il a joué un rôle important dans la dérégulation bancaire qui a provoqué la crise des subprimes. Avant cela, il s’était opposé au droit à l’avortement et à certaines politiques de déségrégation raciale. Il avait également pris position en faveur de la guerre en Irak et du Patriot Act avant les évènements du 11 septembre, puis a joué un rôle non négligeable dans le vote en faveur de ces politiques lorsque Bush les a soumises au Congrès. Il a presque toujours été du « mauvais côté de la barricade ». Et même en 2020, dans le contexte des primaires, il s’agissait du seul « gros » candidat qui ne proposait pas une certaine forme de rupture. Cela le plaçait en porte-à-faux avec les aspirations de la base électorale démocrate.
CP – Il est important de rappeler que c’est un président élu par défaut. L’establishment démocrate, ses relais médiatiques et les grands donateurs ont désespérément cherché une alternative à Joe Biden face à Bernie Sanders. Il n’est pas inutile de relire les déclarations des autres candidats centristes qui s’interrogeaient sur sa sénilité en octobre 2019. Sa victoire tient en partie au fait qu’il a eu la double chance d’arriver en année de pandémie – où il a fallu couper court aux primaires -, qui plus est face à Bernie Sanders, ce qui a motivé les autres candidats centristes à se ranger derrière Biden en bons soldats, juste avant la séquence décisive du Super Tuesday. On revient sur cette séquence dans le livre, laquelle est mal racontée dans les médias français, alors qu’elle a constitué une des principales clés de l’élection. Fin février – début mars, Bernie Sanders est bien parti pour remporter de nombreuses voies au Super Tuesday, qui lui conférerait un avantage potentiellement insurmontable face à la pluralité de candidats plus modérés. Voyant qu’il serait impossible d’attendre la convention pour contester l’hégémonie de Sanders, en l’espace de 48h, les principaux candidats centristes et les cadres du Parti démocrate se sont alors ralliés à Biden. Cette consolidation spectaculaire a en partie été possible grâce à Barack Obama qui s’est activé en coulisses pour s’assurer que Sanders ne soit pas en mesure de remporter l’investiture…
LVSL – Quel est le rôle aujourd’hui de Barack Obama?
CLB – Il est difficile à évaluer. Il reste très populaire auprès des électeurs démocrates, mais son influence sur le parti reste limitée. En 2020 il était hostile à la candidature de Biden, par crainte que ce dernier perde et embarrasse son héritage politique – c’est vous dire le niveau ! Sa préférence allait à des personnalités comme Harris et Beto O’rourke, qui ont été très tôt contraints à l’abandon par des sondages catastrophiques. Ensuite, il a plutôt favorisé Warren en privé, auprès des donateurs démocrates. Toujours sans succès. En réalité, il n’a été efficace que dans l’organisation de ralliements derrière Joe Biden une fois que ce dernier est apparu comme la seule alternative viable à Bernie Sanders. Il a joué un rôle important dans les levées de fonds pour Biden face à Trump, mais n’a pas fait campagne de manière très active. Et de même, on voit que depuis que Biden est au pouvoir, Obama se désintéresse largement de la politique. Lorsqu’il a pris position publiquement en faveur des réformes pour protéger le droit de vote et le processus électoral défendues par Biden, cela n’a eu aucune incidence sur les sénateurs démocrates qui ont bloqué ces lois. Son discours condescendant envers les électeurs pour soutenir le candidat démocrate aux élections de Virginie ne l’a pas empêché de subir une large défaite…
LVSL : Vous êtes très critique envers la vice-présidente Kamala Harris. Or, on constate qu’elle semble en difficulté depuis qu’elle occupe ses fonctions, bien qu’elle soit pressentie comme la favorite, en temps que vice-présidente, pour succéder à Joe Biden. Comment expliquez-vous ces difficultés, alors qu’elle semble sur la même ligne politique que Biden et l’appareil démocrate ?
CLB – D’abord, il faut savoir que le vice-président est une fonction qui n’est pas vraiment définie dans la Constitution américaine. En réalité, elle n’a pas vraiment de pouvoir ni de rôle précis. Joe Biden lui a confié certains dossiers, mais ce sont surtout des enjeux où il n’y a que des coups à prendre : l’immigration, la réforme des droits civiques… Après, il y a un problème plus profond avec Harris. Pour dire les choses clairement : c’est une très mauvaise politicienne. On l’a vu lors les primaires démocrates, où elle a dû abandonner avant les premiers scrutins du fait de sondages désastreux. Et ce, alors même qu’elle avait été un temps la coqueluche des médias et la favorite des réseaux de donateurs démocrates. On retrouve cela dans sa cote de popularité abyssale, systématiquement 5 à dix points en dessous de Biden. À chaque fois qu’elle a pris la parole publiquement sur un dossier sensible, elle a à la fois exaspéré la Maison-Blanche, les démocrates et les républicains.
NDLR : lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Nomination de Kamala Harris : la victoire des milieux financiers »
CP – Son problème vient aussi du fait qu’elle n’ait pas de véritable colonne vertébrale politique. On a appris récemment dans la presse qu’elle avait décidé de co-signer la proposition de loi sur Medicare for All, mesure phare portée par Bernie Sanders, avant de se présenter aux primaires démocrates, sans avoir lu ce qui était dans le texte et en ne comprenant pas de quoi il en retournait. Pendant la campagne des primaires, elle a beaucoup changé d’avis sur différents sujets et tenté des triangulations malheureuses. On retrouve cette approximation dans la conduite de sa vice-présidence.
LVSL – Vous écrivez que les deux principales victimes de Trump ont été l’environnement et les classes populaires…
CLB – Oui car derrière sa rhétorique, Trump s’est durement attaqué au droit du travail. En matière d’environnement, il a non seulement nié la réalité du réchauffement climatique, mais a tenté d’accélérer la destruction de l’environnement de manière très active et sur différents fronts. Le New York Times a chiffré la hausse des émissions de CO2 lié à sa politique à plus d’un milliard de tonne sur dix ans, l’équivalent de l’empreinte carbone totale de plusieurs pays européens. Ce sont des aspects sur lesquels nous revenons en détails dans notre livre, et qui ont été peu couverts en France.
CP – Sans oublier son bilan en matière de justice. Il a fait avancer des pions réactionnaires à une vitesse fulgurante, à travers ses nominations des juges fédéraux, entre autres. Son rapport à la réalité est également important à prendre en compte. Bien sûr, les prédécesseurs de Donald Trump avaient déjà jeté les bases de ce phénomène. Qu’un homme politique mente n’est pas nouveau, mais avec Trump on franchi un nouveau palier.
LVSL – Sur le front de l’environnement et des droits des travailleurs, où en est-on aujourd’hui, maintenant que cela fait un an que Trump a quitté le pouvoir ?
CLB– Avec Joe Biden, il y a un changement de discours clair sur ces deux aspects. Il parle du réchauffement climatique comme d’une menace existentielle et encourage les Américains à se syndiquer. Mais dans les faits, c’est plus mitigé. Des avancées significatives ont eu lieu sur le plan des droits des travailleurs à travers des décrets qui ont permis d’augmenter les salaires des fonctionnaires et des employés qui travaillent pour le gouvernement fédéral, soit environ un demi-million de salariés. Des efforts ont été effectués sur le droit du travail, qui ont abouti à accroître le pouvoir de négociation salariale des travailleurs. Mais Joe Biden a du mal à arbitrer en faveur de ces derniers lorsque des conflits éclatent. On l’a vu, malgré la vague de démissions aux États-Unis suite au Covid, et dans ces multiples grèves et mouvement sociaux, Biden n’a souvent pas pris position. Il a même suivi les demandes du patronat sur le front des aides au chômage, qui étaient accusés à tort d’empêcher un retour au plein emploi.
CP– Sur la question environnementale, les actes ne suivent pas les paroles. D’un côté Joe Biden bloque la construction du pipeline Keystone, rejoint les accords de Paris et débloque des crédits pour la voiture électrique, de l’autre il continue de délivrer des permis de forages et d’autoriser des pipelines à un rythme parfois supérieur à celui de Donald Trump. À la COP26, on ne peut pas dire que le leadership américain a été particulièrement visible ou efficace. Et sur les mouvements de grèves – on l’a vu en particulier chez Starbucks – ce sont d’abord les campagnes de Bernie Sanders qui ont permis cette mobilisation.
LVSL : Les intérêts financiers se sont mobilisés contre le plan social et climatique des démocrates – Build Back Better. Dans quelle mesure peut-on y voir une forme de corruption ?
CLB – Bien que ça soit parfaitement légal, le terme n’est pas usurpé. Ces choses se font ouvertement. On l’a vu pendant les négociations au Congrès : de nombreuses fuites d’emails ont révélé des conversations entre sénateurs et lobbyistes, au contenu particulièrement explicite sur les stratégies à suivre pour faire échouer le plan Biden – alors que ces mêmes lobbies appelaient plus ou moins clairement leurs sources de financement à inonder de cash leurs alliés démocrates au Sénat. Bien sûr, les organisations patronales et les dirigeants de Wall Street se sont battus corps et âme pour faire échouer le plan Biden. Et ce, pendant que des sénateurs comme Manchin et Sinema organisaient des levés de fonds auprès de ces mêmes lobbys en parallèle des négociations avec la Maison-Blanche. Les conflits d’intérêts sont encore plus manifestes qu’auparavant, mais en même temps, ils sont de plus en plus dénoncés dans les médias de masse, alors qu’il s’agissait davantage d’un non-dit jusqu’à présent.
CP – Sanders avait ouvert la voie à une alternative en finançant sa campagne uniquement à l’aide de dons citoyens plafonnés, et d’autres candidats lui ont emboité le pas. Idéalement, cette pratique pourrait se généraliser et des textes visant à encadrer les financements de campagne pourraient être voté au Congrès. L’un d’entre eux a été voté par la Chambre mais reste bloqué par l’aile conservatrice démocrate et le parti républicain au Sénat. Il faudrait donc que les élus qui bloquent soient remplacés, par exemple suite à des primaires, par des élus plus ouverts aux réformes. Après, on voit que le rapport de force commence à évoluer. En 2020, Biden et les démocrates ont levé davantage de fonds auprès des intérêts privés que les républicains, qui commencent à dépendre plus fortement des dons citoyens, certes en provenance de personnes relativement aisés. C’est aussi le cas pour certains élus démocrate. Alexandria Ocasio-Cortez a levé davantage de fonds que Kyrsten Sinema en 2021, alors qu’elle n’a recours qu’aux dons citoyens et que Sinema passe le plus clair de son temps dans des diners de levée de fonds en compagnie de lobbyistes ! Le bipartisme institutionnalisé provoque cette situation assez folle où il suffit de corrompre (légalement) par l’argent le parti sensé être progressiste.
LVSL – Pour terminer, en matière de politique extérieur, peut-on parler de rupture avec Trump, ou à l’inverse diriez-vous qu’il existe une forme de continuité Obama-Trump-Biden ?
CLB – Dans l’ensemble c’est d’avantage une continuité qu’une rupture, voire une surenchère lorsqu’il s’agit d’adopter une posture de confrontation avec la Chine. On assiste au même manque de considération pour les alliés européens, la crise des sous-marins nucléaires et le retrait d’Afghanistan l’a bien montré. Par ailleurs, ce retrait avait été initié par Trump, bien que ce dernier n’ait pas eu le courage politique de le mener à termes. Cuba, le Venezuela, la Syrie et l’Iran sont toujours ciblés par les mêmes sanctions économiques aux effets humanitaires désastreux. Au Moyen-Orient, Biden a une posture moins complaisante envers l’Arabie Saoudite, mais est tributaire des décisions de son prédécesseur sur l’Iran, dont les dirigeants ont été radicalisés par Trump et ne veulent plus revenir à la table des négociations. Le dossier Russe, enfin, est intéressant. Biden a souhaité apaiser les relations, il a accepté de renouveler le traité de non-prolifération des armes nucléaires et cesser les tentatives de blocage du gazoduc Nordstream 2, deux choses que Trump refusait de faire. Mais la crise ukrainienne a contraint Biden, malgré lui, à reprendre la confrontation. Le rapport avec la Russie est complexe et les revirements récents s’expliquent en grande partie par l’affaire du Russiagate, sur lequel nous revenons en détails dans le livre.
NDLR : lire sur LVSL l’article de Politicoboy « Russiagate : une théorie conspirationniste à la vie dure »
CP – Avec Biden, on a une forme de retour à une vision assez binaire du monde, avec d’un côté les bons et de l’autre les méchants. On l’a vu avec l’organisation du sommet pour la démocratie fin 2021 où seuls les régimes alliés, qui ne sont pas nécessairement des démocraties exemplaires, ont été invités. C’était une manière d’ostraciser la Chine et la Russie, avec une posture moralisatrice d’autant plus curieuse que l’on voit à quel point la démocratie américaine est elle-même en piteux état. Ce qui explique peut-être en partie l’échec de ce sommet, organisé par Zoom qui plus est. Pour le moment, Biden n’a pas proposé une vision géopolitique claire ni produit de discours marquant, comme avait pu le faire Obama avec son discours au Caire ou via son rôle dans la signature des accords de la COP21.
On connaît la fascination de l’establishment français pour les démocrates américains, et son empressement à se lover dans les multiples réseaux atlantistes. On connaît les liens tissés entre l’alt-right américaine et les extrêmes droites européennes. À présent, est-ce au tour de la gauche – y compris celle opposée au néolibéralisme – de contribuer à la pénétration du softpower américain en France ? L’enthousiasme manifesté par de nombreux représentants des partis de gauche – que tout oppose parfois – pour la politique de Joe Biden et son plan de relance a de quoi interroger. Calquant sans nuances le contexte américain sur la politique française, ils passent sous silence les conditions de possibilité d’un tel plan de relance – une banque centrale accommodante – et les privilèges structurels des États-Unis par rapport au reste du monde.
« Plutôt Joe Biden qu’Emmanuel Macron » : c’est Olivier Faure qui s’est fendu de cette déclaration, mais elle est symptomatique de l’esprit qui règne au sein de la gauche française.
Le « camarade » Joe Biden : la grande lueur à l’Ouest
Parmi les enthousiastes face à l’élection de Joe Biden, on trouve les nostalgiques de la présidence de François Hollande, ravis d’entendre le chef d’État américain multiplier les déclarations sur le thème mon ennemi, c’est la finance.
On trouve également les atlantistes traditionnels, qui poussent un soupir de soulagement à l’idée de voir les États-Unis durcir leurs relations avec la Chine et la Russie. La diplomatie offensive de Joe Biden permettra de « rétablir une forme d’équilibre dans nos relations avec la Russie », déclare le député européen Raphaël Glucksmann. Comprendre : le renforcement du leadership américain aura pour effet de limiter « l’ingérence russe » à laquelle est confronté le continent européen (dominé, il est vrai, par un système financier basé à Moscou, soumis à des sanctions draconiennes payées en roubles, infesté de think-tanks pro-russes, victime d’une politique prédatrice de rachats d’entreprises menée depuis le Kremlin, mis sur écoute par les services secrets de Russie…).
On trouve aussi des personnalités au discours plus radical, qui apprécient la dimension sociale de la politique de Joe Biden. Le secrétaire général du Parti communiste français, Fabien Roussel, ne trouvait pas de superlatifs assez élevés pour décrire le plan de relance américain (« révolutionnaire », « incroyable »). « J’ai l’impression que Joe Biden a pris sa carte au PCF », ajoutait-il – suscitant l’ire de « camarades » un brin plus orthodoxes.
Consensus, donc, entre des communistes et ceux qui en 2016 n’excluaient pas de rejoindre la campagne d’Emmanuel Macron. De quoi cette grande lueur à l’Ouest est-elle le nom ?
Fabien Roussel comme Olivier Faure prennent appui sur la politique de Joe Biden pour critiquer celle d’Emmanuel Macron. Pour tempérer leur enthousiasme – et accessoirement défendre le président français – les journalistes leur opposent une objection dérangeante : « Mais peut-on comparer la France et les États-Unis ? ». Cette fois, on est bien obligé de donner raison aux journalistes dans leur scepticisme.
La souveraineté monétaire : tabou de la gauche
Les chiffres du plan de relance américain (5 400 milliards de dollars) laissent songeur ; ils réduisent celui de l’Union européenne (750 milliards d’euros) à des proportions lilliputiennes. Si l’on comprend a priori l’enthousiasme de la gauche française, encore faut-il s’intéresser aux modalités de financement de ce plan de relance.
Il est ici question de souveraineté monétaire. La Federal Reserve Bank (Fed) n’est pas entièrement indépendante du pouvoir politique : ses statuts légaux la définissent comme « indépendante au sein du gouvernement » (within the government). Ce n’est pas le cas de la Banque centrale européenne (BCE).
C’est ici que le bât blesse : la première partie du plan, votée en mars 2021, n’a pas été financée par l’impôt mais par l’emprunt. D’un montant de 1.900 milliards de dollars, elle vise à faciliter la consommation des ménages. Les deux prochains volets de ce plan, dédiés aux dépenses sociales et en infrastructures, devaient à l’origine faire suite à une hausse de l’imposition sur le capital (à 28 %, contre 21 % aujourd’hui). Mais Joe Biden multiplie à présent les signes de renoncement.
Les démocrates assurent que l’intégralité des 3 500 milliards de dollars restants pourront être couverts par les ressources de l’État américain, même sans élévation de l’impôt sur le capital (grâce, notamment, à la lutte contre la fraude fiscale et un bras de fer avec l’industrie pharmaceutique). Dans un contexte d’opposition systématique de la part des républicains, de fracturation du parti démocrate entre un establishment libéral et une aile proche de Bernie Sanders, et de volonté de la part de Joe Biden d’aboutir à un consensus bipartisan, de telles déclarations relèvent cependant de la gageure ; on peut douter que l’intégralité des mesures visant à financer les 3 500 de dollars aboutissent. Auquel cas, le déficit sera comblé par un nouvel emprunt.
NDLR : Pour une analyse des clivages internes au Parti démocrate, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « L’establishment démocrate poursuit sa guerre contre les partisans de Bernie Sanders : le cas Nina Turner »
Doit-on pour autant en conclure que Joe Biden a édulcoré son plan de relance et trahi ses promesses électorales ?
Aucunement : les États-Unis disposent d’un système monétaire et financier qui, telle une pierre philosophale, leur permet de faire entrer une quantité a priori illimitée d’argent dans les caisses de l’État sans accroître la fiscalité. Leur Banque centrale, la Federal Reserve Bank (Fed), a pris depuis 2008 une série de mesures destinées à soutenir l’économie américaine et les dépenses budgétaires du gouvernement. Outre une utilisation massive de l’assouplissement quantitatif visant à racheter les dettes bancaires afin de garantir une liquidité constante, elle a acquis de nombreuses obligations émises par l’État américain, procédant de fait au financement monétaire de l’économie américaine.
Certains élus de gauche défendent une utilisation similaire de la Banque centrale européenne (BCE). Le système américain de financement des dépenses publiques est-il applicable outre-Atlantique ?
Il est ici question de souveraineté monétaire. La Fed n’est pas entièrement indépendante du pouvoir politique : ses statuts légaux la définissent comme « indépendante au sein du gouvernement » (within the government), et précisent qu’elle doit agir « dans le cadre des objectifs économiques et financiers d’ensemble établis par le gouvernement ». Bien que statutairement indépendant du pouvoir politique, son président, nommé une fois tous les quatre ans par le chef d’État (avec ratification du Congrès), ne peut donc accéder à ce poste qu’avec l’aval de la majorité. De plus, il possède comme mission légale la lutte contre le chômage, aux côtés de celle contre l’inflation – quand la BCE possède pour « objectif principal » le maintien de la stabilité des prix.
TFUE, article 119, paragraphe 2
L’indépendance de la BCE est quant à elle bien plus marquée. Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) la définit comme « indépendante dans l’exercice de ses pouvoirs », et somme « les institutions (…) de l’Union [européenne] ainsi que les gouvernements des États membres » de « ne pas chercher à influencer » les membres de sa direction. Son président y est nommé tous les huit ans, à l’issue d’une procédure impliquant les chefs d’État européens, le Parlement et le Conseil des gouverneurs de la BCE. La possibilité pour une majorité politique européenne d’initier une rupture avec les dogmes anti-inflationnistes de la BCE apparaît donc bien plus restreinte.
Quand bien même un alignement des planètes devrait se produire, et une majorité de gouvernements de gauche proposer une présidence hétérodoxe à la tête de la BCE, les traités européens ne souffrent d’aucune ambiguïté : la BCE n’est pas habilitée au financement monétaire de l’économie. Celui-ci est expressément interdit depuis Maastricht. Et on sait que la modification des traités requiert l’approbation unanime des États-membres de l’Union…
TFUE, article 123, paragraphe 1
D’aucuns objecteront que l’assouplissement quantitatif pratiqué par la BCE sous l’impulsion de Mario Draghi constitue une forme indirecte mais bien réelle de financement monétaire de l’économie européenne. Que la Banque centrale acquière des obligations d’État sur le marché primaire (comme c’est le cas de la Fed), ou qu’elle les rachète sur le marché secondaire (comme c’est le cas de la BCE), l’effet est le même : elle se porte garante des dettes étatiques – facilitant le financement du budget et rassurant les marchés. En s’inscrivant dans les pas de son prédécesseur, Christine Lagarde initie bel et bien une rupture avec la lettre des traités, ainsi, pourrait-on ajouter, qu’avec l’esprit ordolibéral de la construction européenne.
NDLR : Sur ce sujet, lire sur LVSL l’article d’Eugène Favier-Baron, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz : « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne »
L’action de la BCE et de la Fed sont pourtant inassimilables. L’assouplissement quantitatif de la première est une grâce concédée aux États par le Directoire de la BCE, destinée à prévenir un effondrement financier. Mesure conjoncturelle et para-légale, elle est à la merci du moindre retournement de conjoncture. L’achat d’obligations pratiqué par la Fed est au contraire une pratique ordinaire, encouragée par le droit américain, qu’aucune contingence politique ne semble pouvoir menacer. On voit mal la Fed refuser de financer l’État américain sous le prétexte qu’il serait trop dispendieux. On imagine au contraire très bien la BCE cesser son programme d’assouplissement quantitatif si un État européen en profitait pour mettre en place un plan de relance allant à l’encontre des dogmes austéritaires de l’Union européenne.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a du reste déclaré à plusieurs reprises que l’assouplissement quantitatif devrait être stoppé net s’il donnait un blanc-seing aux États en leur permettant d’initier une politique budgétaire hétérodoxe. L’arrêt du 16 juin 2015 précise que l’assouplissement quantitatif ne doit en aucun cas « soustraire les États membres à l’incitation à mener une politique budgétaire saine ». Pour ce faire, la Banque centrale doit éviter que « les conditions d’émission d’obligations souveraines soient altérées par la certitude que ces obligations seront rachetées par la BCE après leur émission ».
Penser l’application, en Europe, d’un plan de relance à l’américaine, implique donc de s’intéresser aux obstacles juridiques qu’il rencontrerait, de prendre acte de son incompatibilité potentielle – pour ne pas dire probable – avec les traités européens, et de songer, in fine, à une rupture avec ces traités et la monnaie unique, afin de permettre aux États de mener une politique monétaire souveraine. Mais on sait à quel point il s’agit d’un sentier épineux pour la gauche. Sans même évoquer le Parti socialiste – intégralement acquis aux dogmes européens depuis 1983 et la défaite en interne de Jean-Pierre Chevènement – ou Place publique – ataviquement pro-européen –, le Parti communiste français lui-même a renoncé à proposer une rupture avec le cadre européen depuis la signature du Traité de Maastricht, qu’il avait pourtant vivement combattu. La France insoumise se démarque en portant une critique offensive de l’Union européenne ; on peut cependant noter qu’elle est revenue à un discours plus consensuel sur cette question depuis les élections européennes de 2019 – après avoir ouvert une brèche audacieuse deux ans plus tôt.
Les privilèges de l’empire
Cet enjeu – non négligeable – mis à part, la volonté de transposer, en Europe le plan de relance des démocrates américains, se heurte à un autre obstacle.
Une fois encore, les modèles de consommation des États-Unis (puissance importatrice, stimulant la consommation de sa population par l’endettement) et de l’Allemagne (puissance exportatrice, compensant les faibles salaires de ses habitants par des excédents massifs) entrent en parfaite harmonie. Au détriment du reste de l’Europe.
On ne peut comprendre le système financier américain si l’on ne s’intéresse à la complexion économique bien particulière des États-Unis. Ceux-ci parviennent à concilier faible imposition sur le capital (notamment depuis le mandat de Ronald Reagan), dépenses publiques élevées (en particulier dans le domaine militaire) financées par l’endettement public, et déficits commerciaux records permettant de maintenir une consommation importante par l’importation de produits à bas coûts du monde entier. Pour n’importe quel autre pays, un tel déséquilibre de la balance commerciale (couplé à une utilisation massive du financement monétaire) entraînerait une dépréciation marquée de sa monnaie.
Mais le dollar, fortement demandé dans le monde entier, est assuré contre ce risque par son seul statut de monnaie de réserve internationale. Tel est le privilège induit par la domination de la hiérarchie monétaire globale : ni les déficits accumulés par les Américains ni leurs politiques monétaires hétérodoxes n’ont d’implication notable sur la valeur de leur devise. Ainsi, les États-Unis peuvent significativement améliorer le niveau de vie de leur population par des plans de relance fondés sur l’emprunt et le financement monétaire, sans questionner l’inégalité fiscale de leur modèle.
NDLR : Pour une discussion sur le système monétaire et financier américain, et les leçons que pourraient en tirer les Européens, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Politicoboy avec Stephanie Kelton, l’une des principales représentantes du courant Modern Monetary Policy (MMT) : « Pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit »
Est-ce le cas de l’autre côté de l’Atlantique ? Dans l’hypothèse où la France initierait un tel plan de relance, l’appartenance à la zone euro la protégerait contre le risque d’une dépréciation à marche forcée de sa devise. Mais il faut aussi s’intéresser à ce qu’il adviendrait dans ce même pays une fois sorti de la monnaie unique (étant entendu que cette sortie pourrait se révéler le corollaire nécessaire à un tel plan de relance). Dans ce contexte, le cumul du déficit commercial, déjà l’un des plus importants d’Europe, et de pratiques monétaires hétérodoxes, pourrait conduire la monnaie française à chuter de manière significative.1 Le recours à une fiscalité progressive pourrait alors s’avérer incontournable, quand il n’est que facultatif aux États-Unis.2
Il ne s’agit pas ici de justifier la rigueur budgétaire ou l’orthodoxie monétaire. La France ne partage certes pas le « privilège exorbitant » du dollar, mais elle ne vit pas sous l’épée de Damoclès d’une forte inflation ou d’une dépréciation imminente de sa monnaie – à l’instar de nombreux pays émergents. Tout en gardant à l’esprit les acquis importants de la Modern Monetary Theory (MMT) et des solutions à base de création monétaire popularisées par plusieurs think-tanks3, il n’est cependant pas interdit de s’interroger sur les contraintes internationales qu’encourrait la France si elle mobilisait massivement sa Banque centrale pour financer son économie.
Signe de l’absence de regard critique de la gauche à l’égard de l’administration Biden : la question des implications internationales de son plan de relance n’est même pas posée.
Pour les pays émergents d’abord. Un nombre important d’entre eux est soumis à une dollarisation plus ou moins poussée.4 En conséquence, lorsque les taux d’intérêt américains varient, ceux des pays émergents tendent à suivre. La Fed, ayant récemment relevé ses taux pour contrecarrer une hypothétique surchauffe, enclenche de ce fait une légère hausse des taux de ces pays – qui pour certains, bien loin de bénéficier d’un plan de relance à l’américaine (lequel pourrait justifier cette hausse des taux), mettent au contraire en place des politiques d’austérité budgétaire !5
NDLR : Pour une analyse de la pénurie de devises qui affecte nombre de pays émergents, lire sur LVSL l’article d’Andrés Arauz : « Triage monétaire : comment le coronavirus révèle les fractures nord-sud », et celui de Pablo Rotelli : « richesse des terres et pauvreté des nations : l’éternelle malédiction des ressources naturelles en Amérique latine ».
Pour l’Europe, ensuite. Les États-Unis affichent déjà un déficit commercial record, consommant bien davantage qu’ils ne produisent. Dans le jeu à somme nulle du commerce international, un accroissement de la consommation des Américains sans accroissement symétrique de la production, aura pour contrepartie une augmentation des importations issues du reste du monde. À l’heure où la Chine affiche sa volonté d’en finir avec son statut de puissance exportatrice, c’est l’Allemagne, du fait de ses excédents records, qui est toute indiquée pour remplir ce rôle.
Une fois encore, les régimes d’accumulation et modèles de consommation des États-Unis (puissance importatrice, stimulant la consommation de sa population par l’endettement) et de l’Allemagne (puissance exportatrice, compensant les faibles salaires de ses habitants par des excédents massifs) entrent en parfaite harmonie. Au détriment du reste de l’Europe, qui souffre déjà des excédents commerciaux allemands. Comme l’écrit Romaric Godin : « Les tensions entre capital et travail au sein de l’Europe semblent alors inévitables (…) Cela pourrait se doubler d’une nouvelle tension entre l’Allemagne et ses alliés, qui pourraient chercher à profiter des opportunités ouvertes par le marché états-unien, et la France et les pays moins exportateurs, qui devront encore améliorer leur compétitivité au prix de coupes sociales et budgétaire ».
L’enfer des travailleurs du reste du monde, envers du paradis des consommateurs américains ? Sans dresser de lien mécanique entre surconsommation américaine et accroissement des pressions austéritaires dans les pays émergents et en Europe, la question des conséquences néfastes du plan de relance américain mérite d’être posée. Il est à cet égard surprenant que la gauche française ne le fasse pas, se contentant de postuler une similarité entre les structures économiques américaines et françaises, et l’absence d’implications des premières sur les secondes.
Mais n’est-ce pas le propre de l’hégémonie de voiler l’asymétrie entre le pays dominant et le pays dominé, et de conduire le second à se penser comme le premier ?
Notes :
1 Une dépréciation de la monnaie serait souhaitable en France dans un premier temps, puisqu’elle permettrait de réduire son déficit commercial.
2 Nous nous plaçons ici ici dans la perspective hypothétique d’un plan de relance massif qui entraînerait sortie de l’euro, financement monétaire de l’économie française (direct ou indirect, via l’assouplissement quantitatif) et panique (simulée ou réelle) des investisseurs. Les facteurs qui pourraient concourir à faire chuter la monnaie française seraient alors multiples : bannissement du pays de certains marchés financiers, attaques spéculatives, accroissement du prix des actifs financiers français et baisse des taux consécutive à l’assouplissement quantitatif, achat de dollars de la part des bénéficiaires de celui-ci…
4 Rares sont les pays émergents qui ont officiellement adopté le dollar comme monnaie à part entière [NDLR : c’est le cas de l’Équateur ; à voir sur LVSL cette conférence de Guillaume Long, chercheur et ex-ministre équatorien, sur la dollarisation du pays]. Plus fréquemment, cependant, le dollar est couramment utilisé par les populations de ces pays comme monnaie para-légale, faisant office d’étalon de référence dans des contextes de forte inflation (au Venezuela ou au Liban par exemple). Quand bien même ce n’est pas le cas, les gouvernements des pays émergents tendent à ancrer le cours de leur monnaie sur celui du dollar. Ces formes plus ou moins poussées de dollarisation limitent l’autonomie de la politique monétaire des pays concernés : si les taux d’intérêt de la Fed subissent une hausse, ceux des pays qui ont ancré leur monnaie au dollar suivent. S’ils s’y refusent, leur monnaie perd en attractivité pour les investisseurs et subit une baisse, ce qui met fin à l’ancrage au dollar.
5 Politiques d’austérité traditionnellement supervisées par le FMI et la Banque mondiale, destinées à permettre à ces pays de leur emprunter… des dollars. Où l’on voit à quel point la servitude monétaire des pays du Sud – soumis à des pressions austéritaires pour avoir accès au dollar, qu’ils ne peuvent pas imprimer mais dont ils subissent pourtant les fluctuations, lesquelles accroissent l’austérité lorsqu’il est en hausse – est l’envers du « privilège exorbitant » des États-Unis.
Nina Turner, ancienne porte-parole de Bernie Sanders, a été battue en Ohio par une candidate démocrate soutenue par l’establishment et l’argent des lobbies, privant l’aile gauche d’une nouvelle recrue au Congrès. Le même jour, Cori Bush et Alexandria Ocasio-Cortez remportaient une victoire cruciale face à Joe Biden sur le dossier du logement. Ce sont les dernières manifestations de la guerre sourde qui fracture le Parti démocrate.
La 11e circonscription de l’Ohio englobe les villes de Cleveland et d’Akron. Il s’agit d’un territoire composite, où des quartiers particulièrement défavorisés côtoient des zones urbaines aisées. La majorité de la population est d’origine afro-américaine. En 2020, la démocrate Maricia Fudge s’est imposée avec plus de 80 % des suffrages. Nommée au poste de ministre du Logement par Joe Biden, elle a dû renoncer à son mandat, déclenchant l’organisation d’une législative partielle (special election) qui se tiendra le 2 novembre 2021.
La primaire du Parti démocrate a eu lieu ce 3 août. Compte tenu de l’ancrage politique du territoire, son vainqueur est assuré d’être élu en novembre à la Chambre des représentants du Congrès.
Ancienne sénatrice au parlement de l’Ohio, puis porte-parole de Bernie Sanders lors de ses campagnes présidentielles de 2016 et 2020, Nina Turner partait favorite de cette primaire. Elle pouvait compter sur son ancrage local, le soutien de l’aile progressiste du parti, sa stature nationale et son expérience des campagnes exigeantes. Connue pour son franc-parler, ancienne pasteur, elle dispose d’un véritable don pour électriser les foules. La perspective de son élection laissait de nombreux progressistes et membres de la gauche américaine impatients de voir cet électron libre venir renforcer les rangs du squad d’élus socialistes qui composent l’aile gauche radicale du Congrès. Un premier sondage publié en avril par l’équipe de campagne de Nina Turner la donnait largement en tête, avec 50% des intentions de vote, soit 35 points de plus que sa principale rivale Shontel Brown. Mais les (rares) sondages ont fait état d’un resserrement de la course au fil de l’été, en particulier suite à l’injection massive d’argent issus de lobbies en faveur de Brown, et du ralliement de l’establishment démocrate derrière elle.
L’establishment démocrate vent debout contre l’aile progressiste
Le soutien officiel accordé par Hillary Clinton à Shontel Brown en Juin 2021 a constitué un premier signal d’alarme pour Nina Turner. Au-delà de sa détestation profonde de Bernie Sanders, Clinton envoyait un message à l’establishment démocrate : pas question de laisser Turner prendre le siège de Fudge sans se battre.
Un second poids lourd est venu peser sur la campagne deux semaines plus tard. Jim Clyburn, le numéro 3 du parti démocrate à la Chambre des Représentants, a apporté son soutien à Shontel Brown en grande pompe. Leader du Black caucus, un groupe parlementaire informel regroupant les élus afro-américains au Congrès, Clyburn a joué un rôle déterminant pour la victoire de Joe Biden à la primaire de 2020 en lui apportant son soutien en Caroline du Sud. Depuis, il pourfend l’aile gauche du parti, à qui il reproche une posture trop radicale. Le fait qu’il soit majoritairement financé par l’industrie pharmaceutique pourrait également expliquer son hostilité envers le camps pro-Sanders.
S’il est difficile de séparer l’idéologie politique des conflits d’intérêts et compromissions, la vision de Clyburn représente un sentiment qui progresse au sein du Parti démocrate, selon lequel trop de « radicalité » et de « confrontation » est électoralement dommageable. Clyburn préfère la voie de la négociation, du compromis et de la modération. Après le tumultueux Donald Trump, une part de l’électorat démocrate aspire à un retour au status quo. D’autant que cet électorat évolue : il est de plus en plus déconnecté du monde rural et ouvrier. Les cadres et professions intellectuelles vivant dans les banlieues pavillonnaires et beaux quartiers de centre-ville le rejoignent massivement, alors que les classes populaires le délaissent peu à peu.
En soutenant Shontel Brown, Jim Clyburn faisait le pari que l’évolution de l’électorat et l’intervention de l’argent des intérêts privés lui permettraient d’infliger une nouvelle défaite à l’aile progressiste. Il a rallié à sa suite l’influent Black caucus et fait campagne activement en faveur de Brown.
L’ancienne porte-parole de Bernie Sanders a néanmoins bénéficié de soutiens d’élus locaux et de l’appui du principal quotidien de Cleveland, qui l’a officiellement « soutenu » via un éditorial mettant en avant son expérience au parlement de l’Ohio et sa capacité à négocier des compromis avec le Parti républicain. De plus, les membres de la Squad et des figures nationales de poids sont venus faire campagne à ses côtés. Alexandria Ocasio-Cortez, Bernie Sanders et Keith Ellison, le procureur ayant obtenu la condamnation du meurtrier de Georges Floyd, se sont déplacés en Ohio pour la soutenir le dernier week-end, au point de se retrouver parfois dans la même église que Clyburn et les cadres du Black caucus.
L’influence palpable de la dark money en politique
Shontel Brown bénéficiait elle aussi d’un ancrage local, en tant que conseillère régionale pour le comté de Warrensville. Mais avant le soutien de Clinton et Clyburn, elle demeurait largement inconnue au-delà de cette localité. Ces appuis politiques issus de Washington lui ont permis de refaire une partie de son retard en termes de levée de fond, et d’attirer de nouvelles sources de financement. Pire, Brown s’est placée à la limite de la loi électorale en sollicitant directement le soutien de « super Pacs », ces Comité d’action politique comparables à des lobbies, autorisés à faire campagne pour un candidat à condition de ne pas se coordonner avec son équipe. Ainsi, les organisations Democrats Majority for Israel et Third Way ont dépensés respectivement 2 millions et un demi-million de dollars en faveur de Brown au cours des dernières semaines de campagne. Près du triple des dépenses des groupes associés à l’aile gauche du parti.
Cet argent frais n’a pas seulement permis à Shontel Brown de compenser son retard en termes de levée de fond auprès des donateurs individuels, où Nina Turner avait acquis un avantage décisif à coup de micro-dons. En arrivant sur le tard, alors que la campagne de Turner avait déjà dépensé une bonne partie de son trésor de guerre, l’influx de cash à lourdement peser sur les dernières semaines et les électeurs indécis.
La gauche démocrate repeinte en adversaire de Biden
Un montant record de 11 millions de dollars a été dépensé pour cette primaire, l’équivalent du budget d’une candidature à la présidentielle française. Mais inonder les boites aux lettres, stations radios, réseaux sociaux, tableaux d’affichages et télévisions locales de publicité ne suffit pas, encore faut-il trouver un message qui imprime auprès des électeurs.
Turner a choisi de se distancer de la scène politique nationale pour défendre des problématiques locales, souligner son expérience d’élue et promouvoir les propositions concrètes défendues par l’aile gauche du parti : la nationalisation de l’assurance maladie (Medicare for all), l’investissement contre le réchauffement climatique (Green New deal) et la hausse du salaire minimum à 15 $. Des propositions archi-populaires auprès de l’électorat démocrate.
Brown a évité de confronter Turner sur le terrain des idées, pour privilégier une autre stratégie. Ses publicités ne défendaient aucune proposition politique, se contentant d’affirmer qu’elle soutiendrait à 100% l’agenda de Joe Biden et serait « une partenaire » fiable au Congrès. Par contre, elle s’est efforcée de repeindre Nina Turner en ennemie du parti, usant souvent de désinformation et de contre-vérité.
Les propos tronqués de Turner, où elle compare un vote pour Biden face à Trump au fait de manger la moitié d’un bol rempli de « m… » (par contraste, une victoire de Trump reviendrait à manger le bol entier) et d’autres déclarations sorties de leur contexte ont été placardé à travers tout le territoire. Plus pernicieux, le fait que Nina Turner ait voté contre le programme officiel du Comité national démocrate (DNC) à la convention de 2020 pour critiquer le manque d’ambition et l’abandon de la proposition Medicare for all a été repeinte en opposition à la hausse du salaire minimum et à …Medicare for all. Turner a répliqué sur le tard en dénonçant les compromissions de son adversaire avec les différents lobbies finançant sa candidature.
Les retours de terrain de nombreux journalistes confirment que la « négativité » de cette campagne a convaincu certains électeurs pro-Turner de ne pas se déplacer, d’autre de préférer voter pour une candidate perçue comme une fidèle alliée de Biden, plutôt que pour une agitatrice qui aura l’audace de demander des comptes à son parti.
Shontel Brown a ainsi remporté l’élection de 4302 voix, 50,4 % à 44,3 %. Les données électorales montrent deux enseignements. Brown a largement dominé Turner dans les banlieues aisées et blanches, qui se sont d’avantage mobilisés. Elle a remporté certains quartiers noirs et défavorisés, mais Nina Turner s’est imposée dans les villes de Cleveland et d’Akron, grâce au vote des jeunes populations éduquées et plutôt blanches des quartiers gentrifiés, et l’appui de la majorité des quartiers noirs et populaires. De ce point de vue, elle fait mieux que Bernie Sanders en 2020 auprès des Afro-américains et mieux que Cori Bush, la dernière candidate issue de la gauche radicale à avoir remporté un siège au Congrès, auprès des classes populaires noires. Des signaux encourageants pour la suite.
Néanmoins, la défaite de Turner vient renforcer le dilemme auquel la gauche américaine ne cesse d’être confronté.
D’un côté, jouer les outsiders et les dissidents l’expose à ce genre de déconvenue. De l’autre, se plier à la ligne officielle du parti revient à renoncer à sa raison d’être.
Il est toujours difficile de participer à une primaire en critiquant son propre camp. Le passif de Nina Turner l’a certainement handicapé. Depuis Trump, l’électorat démocrate est attaché à son parti et moins enclin à tolérer les critiques, même lorsque celles-ci visent à pousser les élus à tenir leurs promesses. Selon Sean McElwee, un sondeur pour l’institut pro-Sanders Data for Progress, l’électorat démocrate est de moins en moins réceptif à l’approche antisystème. L’hostilité envers Joe Biden se paye d’autant plus qu’il bénéficie d’une aura particulière après avoir été le vice-président d’Obama et le tombeur de Donald Trump.
Mais jurer allégeance aux cadres du parti présente également un coût. Ces derniers mois, une partie de l’extrême-gauche militante s’est désintéressé de Sanders et AOC pour se réfugiée dans une posture nihiliste consistant à considérer ces élus « cooptés » par le système. Nina Turner a pu marginalement souffrir d’un manque d’enchantement pour sa campagne et des critiques de l’extrême-gauche sur les réseaux sociaux.
Un paradoxe d’autant plus ironique que le jour du vote en Ohio, les élus issus de la gauche radicale remportaient un bras de fer historique contre la Maison-Blanche.
Victoire du Squad socialiste à Washington : le jeu dangereux de l’establishment démocrate
Barack Obama a commis trois graves erreurs au début de son mandat : le plan de sauvetage sans contrepartie de Wall Street, l’amputation de moitié de son plan de relance de l’économie, et la politique mise en place pour lutter contre les expulsions et expropriations des familles en situation de faillite. Plutôt que de renflouer ces dernières, Obama a laissé les banques expulser les américains en retard de payement, souvent en toute illégalité, forçant 10 millions de ménages à quitter leur logement.
Cette politique a accéléré le recul électoral du parti démocrate et pavé la voie à Donald Trump. Le milliardaire n’a pas commis la même erreur : en 2020, il avait mis en place un moratoire sur les expulsions de logements et débloqué des fonds pour assister les locataires et les petits propriétaires. Bien qu’insuffisante, cette mesure a permis d’éviter une véritable crise du logement.
Le moratoire, renouvelé par Biden en début de mandat, devait expirer au 1er août 2021. Les élus socialistes au Congrès, Cori Bush, Ayanna Presley et Alexandria Ocasio-Cortez en tête, ont alerté sur l’imminence de cette date butoir.
La Maison-Blanche a d’abord essayé de se réfugier derrière une opinion non contraignante émise par la Cour suprême. Réalisant que cette position n’était pas tenable, Biden a demandé au Congrès de légiférer deux jours avant l’expiration du moratoire. L’opposition de certains élus démocrate de centre droit à conduit Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre, à organiser un vote par « consensus anonyme ». Il suffisait d’une voix républicaine pour faire échouer le vote, ce qui fut le cas.
Ainsi, la Maison-Blanche se défaussait sur la Cour suprême et la majorité démocrate au Congrès sur l’opposition républicaine. Jusqu’à 11 millions de famille risquaient de perdre leur logement d’ici la fin de l’année, mais le Parti démocrate pouvait rejeter la faute sur l’opposition avec l’aide d’une presse relativement docile.
Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), accusée par certains d’être trop complaisante avec la Maison-Blanche, est immédiatement sortie du rang. Sur CNN, elle a déclaré que les démocrates « ne pouvaient pas rejeter la faute sur le Parti républicain », ajoutant que la responsabilité revenait « à certains élus démocrates » du centre droit. Cori Bush, qui a elle-même vécue plusieurs mois sans domicile fixe, a débuté une occupation du parvis du Congrès, dormant 4 nuits de suites dans une tente à proximité de l’entrée principale, avec plusieurs militants. Elle a été rejointe par d’autres membres du squad, dont AOC. Le mouvement de protestation, amplement relayé par la presse, a fait boule de neige. Au point de rendre la position de la Maison-Blanche intenable et de contraindre Joe Biden à renouveler le moratoire pour deux mois.
C’est une victoire significative. Pour des millions de familles américaines, mais aussi pour le Parti démocrate au sens large, qui n’aura pas à payer les conséquences électorales et la responsabilité politique d’une nouvelle vague d’expulsion injustifiées.
Pourtant, alors que son aile gauche vient une fois de plus de lui sauver la mise, l’establishment démocrate a démontré en Ohio qu’il était prêt à tout pour éviter qu’une élue progressiste de plus rejoigne le Congrès. Sans Cori Bush, les expulsions se seraient rapidement comptées en millions. Qui sait ce que Nina Turner aurait pu apporter aux démocrates ?
L’assaut du Capitole par les militants pro-Trump a précipité la chute du milliardaire et remis en question son avenir politique. Pour autant, les forces et dynamiques qui ont permis son élection en 2016 et sa progression électorale en 2020 ne vont pas disparaître avec lui, comme le montre un examen précis des évènements récents. À moins d’une présidence Biden radicalement transformative, un retour du trumpisme semble inéluctable.
Selon une vieille plaisanterie socialiste, les États-Unis ne peuvent pas subir de coup d’État, puisqu’il n’y a pas d’ambassade américaine à Washington. Mais si l’attaque du Capitole ne constitue pas une tentative de putsch, de quoi s’agit-il ? La majorité des miliciens qui ont envahi le Capitole ne semblaient pas poursuivre de but précis. Une fois passé les portes, certains cherchaient sur Google la localisation des bureaux des principaux élus. D’autres ont eu la politesse de respecter les parcours fléchés et de déambuler entre les cordons visiteurs. Une vidéo de Yahoo news capture parfaitement ce paradoxe. Le journaliste interpelle une militante en pleurs, alors qu’elle s’éloigne du Congrès. « Madame qu’est-ce qui vous est arrivé ? » « J’ai été gazée ! » « Vous essayez de rentrer dans le Capitole ». « Oui ! J’ai fait un mètre, on m’a poussé et j’ai été gazé ». « Et pourquoi vouliez-vous entrer ? » « On attaque le Capitole, c’est une révolution ! » s’indigne-t-elle, visiblement très contrariée. Un autre militant, coiffé d’un bonnet en forme de casque de chevalier, explique à CNN qu’il a vu des manifestants se poser dans une salle du Congrès pour allumer des joints. « Ils fument de l’herbe par là-bas », indique-t-il, incrédule. Si on ajoute le côté folklorique de certains costumes, le manque d’organisation de la foule et le profil hétérogène des participants, on serait tenté de prendre l’affaire à la légère. Aucune revendication économique, matérielle ou de justice sociale n’accompagne l’insurrection. Le seul objectif est de maintenir au pouvoir un milliardaire dont le principal succès législatif se résume à des baisses d’impôts pour les grandes fortunes et les multinationales. Les participants forment un curieux échantillon de militants pro-Trump. Aux côtés des blancs sans diplômes, on retrouve des banquiers, dirigeants d’entreprise, informaticiens, fils de notables, vétérans, médecins antivax et retraités. Un petit groupe de Texans a même affrété leur propre jet privé et posté sur les réseaux sociaux des images avec la légende « en route pour attaquer le Capitole ».
L’opération aura eu comme principal effet d’affaiblir considérablement celui qu’elle cherchait à maintenir au pouvoir. Les débats parlementaires visant à contester l’élection ont été écourtés. Donald Trump a perdu l’accès à ses moyens de communication principaux, dont son compte Twitter de manière définitive. Face aux critiques et menaces juridiques, il concède l’élection dès le lendemain des évènements. Une procédure de destitution accélérée a reçu le soutien de dix élus républicains. Dans les enquêtes d’opinion, Trump a perdu dix points auprès de ses anciens électeurs. Une partie de ses soutiens financiers et médiatiques prennent leurs distances. Qu’il s’agisse de sa capacité à se présenter à une élection future ou de devenir le faiseur de roi du Parti républicain, l’avenir politique de Donald Trump semble compromis. Pour Bhaskar Sunkara, fondateur de la revue socialiste Jacobin, l’attaque du Capitole montre avant tout la faiblesse de l’extrême droite aux États-Unis : désorganisée, brouillonne et peu intelligente, elle s’est révélée incapable d’atteindre ses objectifs. Le parallèle avec son leader Donald Trump est saisissant.
Pourtant, une tentative de coup d’État clownesque et maladroite n’en demeure pas moins une tentative de coup d’État, comme l’écrivait l’activiste Richard Seymour le 7 janvier. Depuis, de nombreux éléments troublants sont venus renforcer ce point de vue. La complaisance manifeste, voire la complicité de certains policiers, qui ont ouvert les barrières, pris des selfies avec les émeutiers et refusé de s’interposer, évoquent clairement un des marqueurs des putschs, à savoir le basculement des forces de l’ordre du côté des insurgés. La faiblesse du dispositif de sécurité, la lenteur avec laquelle les renforts ont été dépêchés – en particulier la garde nationale – et l’hésitation à faire un usage déterminant de la force interpelle. Surtout, lorsqu’on compare cet évènement aux manifestations Black Lives Matter de l’été 2020, durement réprimées dans le sang, parfois à la voiture bélier. Le risque de débordement était hautement prévisible, car planifié par les éléments les plus violents sur les réseaux sociaux et encouragé publiquement par plusieurs élus républicains. Le manque de moyens déployés par les autorités pour s’y opposer interroge. Le profil de certains instigateurs, des membres de milices néonazies préalablement identifiés comme potentiels terroristes par le FBI, ne laissait aucun doute quant à la nature des forces en présence.
Au-delà des signes distinctifs de l’extrême droite suprémaciste, les images de violence parlent d’elles-mêmes. Un policier a été tué à coups d’extincteur, soixante autres blessés. Des groupes compacts et coordonnés ont brisé les lignes policières en usant d’objets contondants qu’ils avaient inexplicablement été autorisés à amener au rassemblement initial. Selon de nombreux témoignages rassemblés par la presse, on est passé très près d’un bain de sang. Pour stopper une tentative d’incursion, un policier a tué une militante QAnon en faisant usage de son arme à feu. Alexandria Ocasio-Cortez, élue socialiste du Bronx, évoque une confrontation directe avec certains miliciens, et raconte avoir vu sa vie défiler devant ses yeux. À deux minutes près, Mike Pence aurait été directement exposé à la foule qui réclamait sa tête. Des bombes artisanales ont été retrouvées aux abords du siège des partis républicain et démocrate, et dans le Congrès. En attendant que toute la lumière soit faite sur les complicités et le déroulement des évènements, on retiendra qu’un groupe mieux organisé et plus déterminé aurait probablement réussi à prendre en otage des parlementaires et disposer pour quelques minutes de leur sort. Certes, cela n’aurait pas suffi à prendre le pouvoir, ni à le conserver, ce qui plaide contre l’emploi du terme « coup d’État ».
Cependant, les événements du 6 janvier ne sauraient être pris isolément. Ils représentent l’aboutissement logique de deux mois d’assauts répétés contre les institutions démocratiques du pays. Là aussi, les aspects funambulesques et absurdes des efforts déployés par Donald Trump ne doivent pas nous faire oublier le but poursuivi. La conférence de presse lunaire donnée aux abords d’un sex-shop, les auditions citoyennes factices et les actions judiciaires contradictoires ont fait les choux gras des humoristes. Mais les menaces de mort, coups de pressions et violences urbaines doivent être prises au sérieux. Si Trump a agi maladroitement entre deux parties de golf, ses intentions étaient claires : inverser le résultat des élections via des pressions sur les différents acteurs susceptibles de permettre ce coup institutionnel. Au lieu d’utiliser la violence, il a principalement eu recours aux flatteries, promesses de gloire et menaces diverses, utilisant son formidable poids politique en guise de carotte et de bâton. Sa conversation du 2 janvier avec le Secrétaire d’État de Géorgie, publiée par le Washington Post, montre l’étendue de ses efforts. De nombreux échanges similaires ont eu lieu en privé, en plus des dizaines de tweets et déclarations publiques. Mais Trump n’a pas bénéficié d’un appui extérieur déterminant, que ce soit du point de vue des institutions, des forces armées, de son parti au sens large ou du monde des affaires. Aussi spectaculaire qu’elle fut, l’attaque contre le Capitole peut s’interpréter comme un débordement qu’il n’avait pas pleinement anticipé.
Il aura des conséquences évidentes. Sur son avenir politique, d’abord. Le 5 janvier, Donald Trump incarnait encore la figure incontournable du Parti républicain. Il venait de remporter un nombre record de voix à la présidentielle, réalisant des gains substantiels auprès des Afro-Américains, des hispaniques et des blancs non-diplômés. Grâce à lui, le Parti républicain avait sauvé sa majorité au Sénat, progressé à la Chambre des représentants, et conquis un terrain précieux à l’échelle locale. Compte tenu du contexte – une pandémie doublée d’une crise économique – la performance restait honorable. En cas de victoire du Parti républicain aux sénatoriales de Géorgie, Trump aurait triomphé.
Au lieu de cela, son obsession contre le vote par courrier et ses allégations de fraudes ont découragé les républicains de voter, tout en mobilisant les électeurs de l’autre camp dans des proportions records. Impensable il y a encore deux mois, le Parti démocrate remporte les deux sénatoriales de Géorgie et le contrôle du Congrès. Trump devient le premier président à avoir perdu la Maison-Blanche, le Sénat et la Chambre des représentants en un seul mandat. Désormais, il représente un poids pour son parti, une machine à perdre. Les cadres républicains espèrent tourner la page.
Les premières déclarations publiques de Donald Trump après le 6 janvier visent à appeler au calme et garantir une passation de pouvoir apaisée, sans pour autant reconnaître sa propre responsabilité ou admettre l’absence de fraude électorale. Cette incapacité à faire amende honorable est une constante chez le milliardaire. En 2015 déjà, lorsque deux de ses militants avaient tabassé un sans-abri hispanique, Trump avait répondu de manière ambiguë, reconnaissant un accident « honteux » tout en affirmant « mes supporteurs sont des gens passionnés qui aiment notre pays ». Après l’attentat néonazi de Charlottesville contre des militants antiracistes, il avait maintenu qu’il « y avait des gens bien des deux côtés ». Cette incapacité à reconnaître ses torts et faire le minimum pour son propre intérêt politique l’a de nouveau desservi après l’attaque du Capitole, au point de compromettre son avenir politique et sa place dans la bonne société. Pour autant, s’en est-il fini du trumpisme ?
Le Parti républicain, un appareil « trumpisé »
Mercredi 6 janvier. Quelques heures après avoir évacué le Congrès en catastrophe, les parlementaires reprennent la certification des résultats. « La démocratie ne saurait être intimidée par des émeutiers », proclame le chef de la majorité républicaine Mitch McConnell au Sénat. Les couloirs du Capitole portent encore les stigmates de l’insurrection. Pourtant, les élus républicains engagés dans une tentative de subvertir les élections décident de poursuivre leurs efforts. Pas moins de 6 sénateurs et 138 représentants à la Chambre votent contre la certification des résultats. Certains le font par calcul politique, d’autre part aveuglement manifeste quant à la gravité des événements qui viennent de se dérouler, et leur propre rôle dans l’instigation des violences. Matt Gaetz, le jeune élu trumpiste de Floride, reprend une infox qui circule sur les médias conservateurs. Les violences seraient le fait de militants antifascistes ayant infiltré les milices pro-Trump, explique-t-il. Il se permet de faire la leçon aux démocrates « Je parie que vous ne voulez plus réduire les budgets de la police maintenant ». Ceux qui espéraient une prise de recul du Parti républicain en sont pour leurs frais. Seuls dix parlementaires se prononcent pour la destitution de Donald Trump, votée la semaine suivante à la Chambre des représentants.
Malgré la suppression du compte Twitter de Donald Trump, son principal outil pour jeter les membres de son parti à la vindicte de ses militants, les élus républicains hésitent à rompre avec le président sortant. À l’opportunisme de certains s’ajoute l’alignement idéologique d’autres. Trump n’était pas seul à haranguer les foules le 6 janvier. Son avocat Rudy Giuliani, qui a son rond de serviette dans tous les médias, avait suggérer de régler le contentieux portant sur les élections via un « jugement par combat », en référence à la série Games of Thrones. Mo Brooks, le parlementaire d’extrême droite de l’Alabama, avait appelé à marcher sur le Capitole avec force. D’autres élus avaient incité à la violence les jours précédents, comme la présidente du Parti républicain de l’Arizona, Ali Alexander. Plusieurs richissimes donateurs du Parti républicain ont dépensé des millions de dollars pour financer le meeting du 6 janvier et la campagne de désinformation visant à remettre en cause la légitimité des élections. Marjorie Taylor Green, élue de Géorgie et militante QAnon, a promis de déposer une résolution en faveur de la destitution de Joe Biden, dès le jour de sa prise de fonction. On pourrait également citer Mike Lee, le sénateur de l’Utah qui expliquait sérieusement que « la démocratie n’est pas l’objectif, l’objectif c’est la prospérité ». Le parti républicain ne manque pas de Trump en devenir, et son électorat reste majoritairement solidaire du milliardaire, selon les différentes enquêtes d’opinions effectuées après le 6 janvier. Sa fin de mandat calamiteuse ne doit pas nous faire oublier qu’en 2020, 74 millions d’Américains ont voté pour lui. Soit 11 millions de plus qu’en 2016, une progression spectaculaire qu’il convient d’analyser.
Le Trumpisme progresse électoralement en 2020
Si la défaite du milliardaire semble auto-infligée, elle a été néanmoins accompagnée d’une remarquable progression électorale. Ce phénomène s’explique d’abord par des facteurs structurels, qui ne vont pas disparaître avec Joe Biden. En premier lieu, la polarisation accrue de la société américaine s’inscrit dans une tendance longue. Les partis républicain et démocrate s’éloignent de plus en plus idéologiquement. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, ils étaient constitués de larges coalitions. Les démocrates du Sud défendaient la ségrégation, les républicains du Midwest les syndicats, et les deux partis se retrouvaient autour du New Deal. Le réalignement en deux camps distincts s’est opéré progressivement, avec le vote pour les droits civiques et les programmes sociaux de la « Great Society » de Lyndon B Johnson, puis la stratégie sudiste de Nixon et son « law and order », et enfin la révolution néolibérale de Carter et Reagan. Au cours des années 1990 et 2000, les républicains poursuivent leur droitisation, au point de devenir un parti d’extrême droite revendiquant une forme d’hostilité à la démocratie. Inversement, depuis Al Gore, les démocrates défendent des programmes de plus en plus à gauche. Les électorats respectifs suivent la même trajectoire. Pour une frange importante d’entre eux, basculer d’un parti vers l’autre devient inimaginable. Ceci explique la résilience du socle électoral de Donald Trump, qu’il a pu consolider par différents moyens.
Le fait qu’il soit parti en campagne pour sa réélection avant même d’être investi président, enchaînant un total de 164 meetings entre le 4 décembre 2016 et le 2 novembre 2020, aurait fidélisé sa base. La stratégie d’opposition démocrate, qui a consisté à lui refuser sa légitimité en montant en épingle le scandale du Russiagate, peut également expliquer la consolidation des républicains derrière leur président. Une attitude encouragée par la tentative de destitution de 2020, elle aussi maladroite et partisane.
Le paysage médiatique américain constitue un autre facteur de polarisation. Comme le détaille le journaliste Matt Taibbi dans son livre-enquête Hate inc, les médias américains ne sont plus intéressés par leur mission d’information, mais par le profit. Or, il est plus rentable de cajoler ses abonnées en leur fournissant des contenus sur mesures, plutôt que de les informer objectivement. Du côté conservateur, Fox News et ses satellites ont été les pionniers de ce business model, depuis leur création. Avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, les médias centristes ou orientés à gauche ont adopté un mode de fonctionnement similaire. Selon une enquête récente, 91 % du lectorat du New York Times est constitué d’électeurs démocrates. Les chaînes CNN et MSNBC ne font guère mieux, avec 73 % et 95 % respectivement. Pour Fox News, la proportion est inverse, avec 93 % d’audimat républicain. Avant l’émergence du câble et d’Internet, les Américains s’informaient majoritairement via les trois grandes chaînes du pays, CBS, ABC et NBC. Leur stratégie marketing consistait à toucher la plus large audience possible, ce qui nécessitait une relative neutralité. Désormais, la presse choisit son camp et fait de l’autre bord politique l’ennemi à fustiger. Si les réseaux sociaux contribuent à cette polarisation, les américains s’informent d’abord par la télévision, comme le démontre les enquêtes récentes et le choix des campagnes politiques de concentrer l’essentiel de leur communication sur ces canaux traditionnels. Résultat, la majorité des électeurs évoluent dans des bulles d’informations hermétiques. Ce qui explique pourquoi 48 % d’entre eux estimaient que Donald Trump a bien géré la pandémie, alors qu’il a lui-même reconnu dans des enregistrements audio avoir sciemment menti sur la dangerosité du virus.
Cependant, la polarisation ne fait pas tout, et au-delà de la mobilisation de sa propre base, les élections à fort taux de participation se jouent sur les marges. Donald Trump y progresse grâce à l’économie. Parmi les 35 % d’électeurs qui citent ce thème comme principale préoccupation, 83 % ont soutenu le président sortant. De même, 72 % des personnes dont la situation matérielle s’est améliorée depuis 2016 ont voté Trump. Ce dernier domine toujours les hautes tranches de revenus, mais gagne du terrain auprès des classes moyennes et populaires. Le plan de relance de l’économie, voté par le Congrès en mars 2020, explique en partie cette tendance. Baptisé CARES Act, le programme inclut un chèque de 1 200 dollars pour tous les Américains gagnant moins de 75 000 dollars par an, sur lequel figure la mention de la part de Donald Trump. À cela s’ajoute une assurance chômage « sous stéroïde », pour reprendre les mots du démocrate Chucks Schumer. Soit 2 400 dollars par mois en supplément des aides existantes. Elle a permis aux millions de bénéficiaires de joindre les deux bouts, et parfois de voir leur revenu mensuel augmenter significativement, au point de faire temporairement reculer la pauvreté aux États-Unis. Ironiquement, les démocrates avaient imposé cette mesure à des républicains récalcitrants. Ceci expliquerait l’amélioration du score du président sortant auprès des classes populaires et ouvrières, qui ont apprécié l’aide financière directe.
En particulier, le milliardaire progresse de quatre points chez les Afro-Américains (12 %, contre 8 % en 2016) et de trois points auprès des hispaniques (à 32 %). Certes, le vote afro-américain reste un facteur déterminant du basculement des swing states du côté démocrate, et le taux de participation des hispaniques a augmenté dans des proportions beaucoup plus significatives que celui des autres catégories, faisant de ces deux électorats la clé du succès de Joe Biden. Mais même à la marge, la progression de Donald Trump auprès des minorités semble contre-intuitive.
Historiquement, ces groupes votent dans des proportions écrasantes pour les démocrates. Dans le cas des Afro-Américains, le phénomène remonte aux années quarante et aux programmes économiques du New Deal. L’opposition des républicains au mouvement des droits civiques a consolidé cet alignement. Pour les hispaniques, il s’agit plus clairement d’un vote de classe, renforcé par le racisme de la droite conservatrice. Ces électorats sont désormais considérés comme captifs par les stratèges démocrates. Un calcul encouragé par la part grandissante des hispaniques dans la société américaine. Concentré dans les États du Sud-ouest, le vote latino doit assurer une future hégémonie au Parti démocrate et lui permettre d’abandonner les classes ouvrières blanches et le monde rural pour se focaliser sur les grandes villes et banlieues aisées. Les problématiques de classes laissent ainsi la place aux questions identitaires, les démocrates incarnant le progressisme sociétal face aux forces réactionnaires. Ce schéma fataliste a été intégré par le Parti républicain, qui met tout en œuvre depuis 2010 pour réunir les conditions d’une conservation du pouvoir sans passer par une majorité de voix. Que ce soit en découpant les circonscriptions électorales sur des lignes démographiques avantageuses ou en faisant adopter au niveau local une série de lois permettant de compliquer l’accès au vote des minorités ethniques et des étudiants, le Parti républicain cherche à éviter par tous les moyens son obsolescence promise par les évolutions démographiques.
La tendance observée en 2020 vient déjouer ces calculs. Outre la progression de Trump, les républicains réalisent des scores encourageants à l’échelle locale. Des tendances de fond expliquent en partie ce retournement de situation. La concentration des démocrates dans les grandes villes et les États les plus peuplés les désavantagent au Congrès et à la présidentielle, décidés par le Collège électoral. Les jeunes hommes afro-américains votent de plus en plus pour le Parti républicain, car ils ne fréquentent pas aussi assidûment que leurs aînés les paroisses, lieu de politisation par excellence. Côté hispanique, l’entrée de ce groupe social dans la classe moyenne permet de comprendre son basculement marginal vers les républicains. À cela s’ajoute une hostilité à l’immigration illégale portée par certains de ces électeurs, selon le syndrome du “dernier arrivé” théorisé par la sociologue de Berkeley Arlie Hoschild , et un conservatisme sur les questions sociétales liées à une pratique plus assidue de la religion catholique. Dans les pages du Monde diplomatique, Murtaza Hussain explique que le racisme de Donald Trump, dénoncé par les classes intellectuelles surreprésentées dans la presse, n’est pas nécessairement perçu comme tel par les principaux intéressés. Ces derniers ne se définissent pas en priorité par leur couleur de peau, mais plus souvent par leurs affinités culturelles et intérêts matériels. Le basculement de la vallée du Rio Grande en faveur de Donald Trump permet d’éclaircir ce phénomène. Outre une potentielle animosité envers l’immigration illégale et un conservatisme religieux, ces populations ont vu leurs perspectives économiques s’améliorer sous la présidence du milliardaire. Le secteur pétrolier et la militarisation de la frontière y fournissent des emplois bien rémunérés. Selon eux, une victoire de Joe Biden les placerait indirectement sous la menace d’un déclassement.
Le Parti démocrate a trop parié sur les questions identitaires, et oublié que les hispaniques et afro-américains faisaient partie intégrante de la classe ouvrière. En choisissant d’abandonner ces classes au profit des diplômées peuplant les grandes villes et banlieue aisée, le Parti démocrate s’est tiré une balle dans le pied. À moins qu’il change rapidement de fusil d’épaule, il risque d’être durablement mis en échec par une droite revigorée.
Biden, un mandat pour enterrer le trumpisme ?
Cependant, il ne saurait y avoir de fatalité. La présidence de Joe Biden représente une opportunité unique d’inverser les tendances, et de renvoyer le trumpisme aux oubliettes. Le président démocrate bénéficie de circonstances favorables. Le déploiement du vaccin, le plan de relance covid et la reprise économique devraient asseoir sa popularité. Sa courte majorité au Congrès lui permet de faire passer une partie de ses réformes. Rien ne garantit que Mitch McConnell et le Parti républicain s’engage dans une logique d’obstruction aussi féroce que ce qu’ils avaient opposé à Obama. Biden n’est pas aussi polarisant que son prédécesseur, pour des raisons qui touchent autant à sa couleur de peau qu’à ses origines, plus modestes. Les médias conservateurs auront d’autant plus de mal à le diaboliser. Mais après ? Les causes profondes du trumpisme ne vont pas disparaître avec une modeste embellie. Outre les inégalités économiques, il existe une véritable défiance envers les institutions politiques, dont la corruption n’en finit plus de surprendre. Une étude de Thomas Ferguson de 2019 a ainsi démontré qu’il existait une corrélation presque parfaite entre la quantité d’argent versé à un candidat par les intérêts privés, et son électabilité. Et comme le détaille une seconde étude conduite par l’Université de Princeton en 2015, les lois votées par les parlementaires épousent parfaitement les intérêts des grandes entreprises et des hauts revenus, alors qu’il n’existe aucune corrélation entre l’action politique menée et les aspirations de 90 % de la population. Cette déconnexion produit des effets quantifiables. Près d’un Américain sur deux ne peut pas faire face à une dépense inopinée de plus de 400 $. Le FMI estime à 35 000 milliards de dollars les sommes cachées dans les paradis fiscaux ces trente dernières années. Mis bout à bout, ces faits dénoncés comme « un vol organisé » par Noam Chomsky expliquent le succès du trumpisme.
Les inégalités économiques et la peur du déclassement demandent des transformations profondes. On ne vainc pas l’extrême droite avec des programmes sociaux accessibles “sous conditions de ressources”, ni avec des lois écrites par des lobbyistes. On la bat avec une politique de classe, capable de fédérer les milieux populaires en améliorant directement leurs conditions matérielles d’existence.
Les institutions américaines favorisent structurellement le Parti républicain. Il contrôle toujours le pouvoir judiciaire, et pourrait reprendre le Congrès dès les élections de mi-mandat de 2022. La fenêtre d’opportunité sera alors refermée, et le retour des forces réactionnaires inéluctable. Biden dispose des moyens suffisants pour éviter ce scénario, mais sera-t-il capable de les déployer ?
Les théories du complot ont la vie dure, et celle qui prétend que Donald Trump serait contrôlé par Vladimir Poutine continue de polluer la campagne présidentielle américaine, après avoir torpillé la candidature de Bernie Sanders et justifié une tentative de destitution du président américain. Pourtant, des preuves irréfutables montrent que Trump n’a pas conspiré avec la Russie pour sa campagne de 2016, que les services secrets américains eux-mêmes ont alimenté cette théorie, et que rien ne permet d’affirmer que la Russie ait interféré dans les élections américaines de 2016.
Selon le rapport du détective Christopher Steele, ancien espion britannique payé par la campagne d’Hillary Clinton pour déterrer des éléments compromettants sur Donald Trump, le milliardaire aurait requis les services de plusieurs prostituées lors de son passage à Moscou en 2013. Descendant à l’hôtel Ritz-Carlton où avait résidé le couple Obama, il aurait loué la même suite et demandé aux performeuses une golden shower, acte sexuel qui consiste à uriner sur son partenaire, afin de souiller le lit où avait auparavant dormi le couple présidentiel. Problème, les services secrets russes auraient caché des caméras dans la chambre et filmé la scène. Muni de la vidéo, Poutine exercerait un chantage sur Donald Trump, après avoir œuvré à son élection en 2016.
Si ce récit vous semble invraisemblable et digne d’un mauvais roman d’espionnage, vous serez surpris d’entendre que le dossier dont il est extrait a été pris au sérieux par la plupart des médias américains, au point de se retrouver au centre d’une vaste théorie complotiste désignée par le terme « RussiaGate », en référence au scandale du Watergate. Les éléments les plus sulfureux que nous venons d’évoquer ont rapidement été considérés comme peu probables ou faux par la presse américaine. En revanche, d’autres allégations touchant à des liens entre la campagne de Donald Trump, le Kremlin et Wikileaks par exemple, ou encore à la supposition que Trump ait été « cultivé » comme un espion russe depuis des années, sont encore sérieusement considérées par l’essentiel des médias américains et cadres du Parti démocrate, après avoir été utilisés par le FBI pour obtenir l’autorisation d’espionner la campagne de Donald Trump. [1]
Surtout, trois idées installées dans la conscience collective par la presse américaine dès l’élection de Donald Trump restent encore à ce jour au cœur de l’argument démocrate contre le milliardaire. [2] D’abord, Poutine détiendrait des éléments de pressions, financières ou autres, pour faire chanter Donald Trump. Ensuite, le Kremlin aurait fait élire Donald Trump en 2016 avec la coopération de ce dernier. Et enfin, le président américain payerait sa dette en œuvrant pour les intérêts russes. En clair, une accusation de haute trahison doublée de la négation de la légitimité du président Trump. Si elle est vérifiée, il s’agit d’un des plus graves scandales politiques de l’histoire américaine. Idem si elle est fausse, puisqu’elle aura été utilisée pour déstabiliser un président en exercice, au point de motiver une procédure de destitution, avant d’être mobilisée pour torpiller la campagne de Bernie Sanders. [3]
Fiasco politico-médiatique : les origines du RussiaGate
Pour le grand public, le RussiaGate débute avec la publication de courriels du comité national du Parti démocrate par Wikileaks, en juillet 2016. Rapidement, les services secrets américains feront fuiter de manière anonyme leurs suspicions quant à l’identité des pirates informatiques : il s’agirait de hackers russes en lien direct avec le Kremlin. Donald Trump, qui milite pour un rapprochement diplomatique avec Moscou, interpelle, en conférence de presse : « La Russie, si vous m’écoutez, essayez d’obtenir les courriels du serveur d’Hillary Clinton », en référence à l’autre scandale qui rythme la campagne, celui de l’utilisation maladroite d’un serveur privé par sa rivale du temps où elle occupait les fonctions de cheffe de la diplomatie américaine. Au cours des débats présidentiels, Trump refuse d’admettre les conclusions supposées des agences de renseignement américaines, déclarant : « C’est peut-être la Russie, peut-être la Chine, ou d’autres personnes. C’est peut-être un obèse de 200 kilos depuis son lit ». La presse et le camp démocrate voient dans l’attitude du candidat républicain les signes d’une haute trahison. [4]
Le 6 janvier 2017, deux semaines avant la prise de fonction de Donald Trump, la direction du renseignement américain déclassifie un rapport sur les soupçons d’ingérence russe. Sans fournir la moindre preuve, le document met en cause Moscou pour le piratage informatique en alléguant « un haut degré de confiance ». Il évoque également une vaste opération d’influence de l’opinion via les réseaux sociaux et la chaîne d’information Russia Today. Donald Trump et ses collaborateurs ne sont en aucun cas mis en cause. [5]
Le même jour, les directeurs du FBI et de la CIA briefent secrètement Trump et Obama à propos de l’existence du fameux dossier Steele contenant des allégations accablantes pour le président fraîchement élu. Officiellement, il s’agit de prévenir Donald Trump de l’existence du dossier, qui serait déjà aux mains de la presse. Le directeur du FBI admettra par la suite être conscient que la presse cherchait un prétexte pour publier le dossier. La tenue de ces entrevues est fuitée à CNN, qui révèle l’objet de la discussion. Cela fournit un prétexte à Buzzfeed pour publier le fameux dossier dès le 10 janvier, tout en affirmant qu’il contient de nombreuses contre-vérités. Selon Matt Taibbi, journaliste d’investigation à RollingStone, l’affaire n’aurait jamais rencontré un tel écho si la tenue des fameux briefings du FBI et de la CIA, opportunément fuité à CNN, n’avait pas donné du crédit au dossier Steele. [6]
En parallèle, une enquête pour contre-espionnage, ouverte par le FBI dès juillet 2016 pour protéger l’intégrité des élections, poursuit son cours. Le 27 janvier, Georges Papadopoulos, un conseiller de second rang de la campagne de Donald Trump, est entendu à propos des liens possibles entre le président et la Russie. Il sera par la suite inculpé pour parjure, suite à une erreur formulée au sujet de la date d’un évènement. Vient ensuite le tour de Michael Flynn, conseiller spécial à la défense de Donald Trump, d’être débusqué de la Maison-Blanche à cause de ses liens présumés avec des dignitaires russes. Il sera lui aussi inculpé pour avoir menti au FBI sur le contenu d’une conversation téléphonique qu’il aurait eue avec l’ambassadeur russe en décembre 2016 et que le département de la Justice d’Obama avait intercepté et illégalement fuité à la presse. [7]
Dans le contexte postélectoral, alors que Donald Trump choque l’opinion par ses premières décisions et son style grossier, ces éléments viennent renforcer l’idée qu’il n’y a pas de fumée sans feu. En prenant la défense de ses collaborateurs et en niant le rôle de la Russie dans les élections, Trump attise les soupçons. Il va lui être de plus en plus difficile de mettre en place un rapprochement diplomatique avec le Kremlin. La première rencontre avec son homologue russe est couverte par la presse comme une potentielle trahison, dans un contexte où l’ingérence russe supposée est qualifiée « d’acte de guerre » par le sénateur républicain John McCain, « du niveau de Pearl Harbor » selon le démocrate Jerry Nadler et « équivalent à un cyber-11 septembre » pour Hillary Clinton [8]. Le président se voit contraint de renoncer à un tête à tête en huis clos avec Poutine. Selon le Wall Street Journal, certaines informations « secret défense » sont régulièrement cachées au président de peur qu’il ne les transmette à la Russie. [9]
(CC – Flickr – OTA Photos)
Le RussiaGate prend un tournant décisif en mai 2017 lorsque Donald Trump limoge brutalement le directeur du FBI James Comey. Quelques jours plus tard, le président reconnaît naïvement lors d’une interview qu’il a pris cette décision « à cause du problème russe », ce qui laisse entendre qu’il cherche à étouffer l’enquête en cours. Pour résoudre la crise politique qui s’ensuit, l’adjoint au Secrétaire à la Justice de Trump nomme un procureur spécial, Robert Mueller, avec mission d’enquêter sur l’ingérence russe pendant l’élection de 2016 et les éventuelles collusions et obstruction de justice commises par Donald Trump ou ses collaborateurs. Trump déclare alors en privé « Mon Dieu, c’est terrible, c’est la fin de ma présidence, je suis baisé ». [10]
Disposant de pouvoirs quasi illimités et d’une équipe forte de plusieurs dizaines d’agents chevronnés, Mueller va mener une enquête tentaculaire, interrogeant plus de 500 personnes et produisant plusieurs milliers de procès-verbaux. Elle s’étale sur vingt-deux mois, sans qu’en fuite la moindre information à la presse.
Le rapport du procureur spécial Robert Mueller discrédite la théorie du complot russe
Robert Mueller rend finalement son rapport au département de la Justice le 22 mars 2019. Les conclusions de l’ancien directeur du FBI sont dévastatrices pour les partisans du RussiaGate : « L’enquête n’a pas établi que les membres de la campagne Trump aient conspiré avec la Russie pour que celle-ci interfère dans les élections ». Une conclusion semblablement formulée s’applique aux nombreux chapitres évoqués par la presse.
Certains s’accrochent à cette formulation laissant entendre que l’absence de preuve ne blanchit pas nécessairement le président. En réalité, le rapport contient des éléments prouvant son innocence. Page 144, on apprend que « dès l’annonce de la victoire de Donald Trump, les représentants du gouvernement et hommes d’affaires russes ont commencé à essayer de contacter l’équipe Trump. Il apparaît qu’ils n’avaient pas de contacts préexistants et avaient des difficultés à joindre les responsables proches du nouveau président élu ». Autrement dit, non seulement Poutine et les équipes de Trump n’ont pas conspiré, mais les autorités russes n’avaient aucun moyen de contacter les collaborateurs de Donald Trump.
Cela n’empêche pas les ténors du Parti démocrate et une partie de la presse américaine de continuer d’accuser Trump d’être la marionnette de Poutine. Cette théorie repose désormais sur des liens financiers hypothétiques entre Trump et la Russie. Pourtant, Robert Mueller a enquêté sur cette question, sans rien trouver. Mueller affirme ainsi que Poutine s’est inquiété du risque de nouvelles sanctions américaines visant Alfa bank, l’une des plus grosses institution financière du pays, lors d’un meeting avec cinquante oligarques russes. Au cours de cette réunion, il déplore le fait que ni le gouvernement russe ni les cinquante oligarques présents ne disposent de moyens pour contacter Trump ou ses équipes. La scène se passe après les élections.[11] Mueller a également enquêté sur les liens commerciaux entre Trump et la Russie, en particulier depuis 2013, sans rien trouver. Ni les commissions d’enquête du Congrès ni le New York Times – qui a obtenu les déclarations d’impôts de Donald Trump des vingt dernières années – n’a identifié le moindre lien suspect entre Trump et la Russie. Le journal indique même que ses documents « ne révèlent aucune connexion secrète entre Trump et la Russie ». [12]
Le récent rapport du Sénat, long de mille pages, a été interprété par certains commentateurs comme la démonstration que Trump avait bel et bien conspiré avec la Russie, contrairement à ce qu’affirme Mueller, puisqu’il met en cause Paul Manafort. Mais le Sénat ne disposait pas des moyens d’investigation de Mueller ; le rapport n’apporte aucune preuve supplémentaire, tout en se contredisant à propos de Manafort. Surtout, ce rapport conclut à son tour que « Trump n’a pas conspiré avec la Russie ». [13]
Certes, on ne pourra jamais démontrer avec certitude l’absence de liens cachés entre Donald Trump et la Russie. Mais si de tels liens existaient, utilisés pour contraindre Trump à suivre une politique étrangère favorable à la Russie, cela s’observerait dans les faits. Or, le bilan du président américain témoigne d’une férocité envers Moscou inégalée depuis la fin de la guerre froide.
Tout d’abord, Trump a ignoré les multiples appels du pied de Vladimir Poutine sur la question de la détente nucléaire, préférant engager la plus grave course à l’armement depuis Reagan. Outre la création d’une « Space force » destinée à militariser l’espace, l’augmentation drastique du budget militaire, la rénovation de l’arsenal nucléaire dans une volonté affichée d’abaisser le seuil de recours à l’arme atomique, Trump a refusé de renégocier le traité de non-prolifération START, qui doit expirer en février 2021. Pire, il a retiré unilatéralement les États-Unis du traité de non-prolifération sur les armes à moyenne portée INF ainsi que du traité « Open Sky », qui permettait aux deux nations de s’espionner mutuellement dans le but de favoriser la transparence et de réduire le risque de conflit. À chaque fois, ces décisions ont été prises contre l’avis de Moscou. Ce qui a poussé le fameux Bulletin of atomic scientist, une ONG créée par les premiers scientifiques resonsables de la bombe nucléaire dans le but d’alerter sur le risque de conflit, à placer leur indicateur de risque au plus haut niveau jamais atteint. [14] Dans la même logique, suite à la décision de Donald Trump d’expulser un nombre important de diplomates russes du sol américain, le Financial Times titrait « La nouvelle approche de Trump avec la Russie aggrave le risque de conflit ». [15]
Ensuite, Donald Trump a franchi plusieurs lignes rouges tracées par Obama, en livrant des armes à l’Ukraine et en bombardant par deux fois l’armée syrienne en dépit de la présence russe sur le territoire. Or, Bachar n’est pas le seul allié de Poutine a avoir subi des attaques américaines. En assassinant le numéro deux du régime iranien et général vainqueur de l’État islamique Qasem Soleimani, Trump a manqué de peu de provoquer une guerre totale avec ce pays. Surtout, en retirant les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, contre l’avis de la Russie et de l’Europe, il a provoqué l’isolement du principal allié de Poutine et imposé des sanctions économiques drastiques. Contre le Venezuela, autre allié de Moscou, la Maison-Blanche de Trump a durci les sanctions économiques, proposé de l’envahir, appuyé la tentative de coup d’État de 2019, puis facilité une opération paramilitaire employant des mercenaires américains pour décapiter le régime de Maduro en 2020. Donald Trump a également refusé de retirer les troupes américaines d’Afghanistan et d’Irak, dans le second cas malgré le vote du parlement irakien. Au Yémen, le président américain a apposé son veto à une résolution votée par le Congrès qui demandait la fin du soutien logistique apporté par les États-Unis à l’Arabie Saoudite, qui combat des alliés de Téhéran. En Syrie, Trump a déployé des troupes en 2018 pour, de son propre aveu, « prendre le pétrole », et a augmenté leurs effectifs en 2020 pour répondre à la présence russe suite à un accrochage entre un véhicule de l’US Army et un blindé russe. [16]
En Europe, outre les nouvelles sanctions économiques contre la Russie, l’administration Trump a augmenté la présence de troupes en Pologne et forcé les pays membres de l’OTAN à augmenter leur budget militaire. Surtout, Trump est parvenu à stopper la construction du gazoduc Nordstream 2, un projet touchant aux intérêts économiques vitaux de Moscou. Le gaz russe destiné à l’Allemagne sera remplacé par du gaz de schiste liquéfié américain, dont le coût écologique est deux fois plus élevé.
Doit-on, dans ces conditions, s’étonner que Vladimir Poutine ait déclaré début octobre 2020 qu’il accueillait positivement la perspective d’une victoire de Joe Biden, en citant en particulier la volonté du candidat démocrate de prolonger le traité de non-prolifération START ? Certes, Poutine pourrait tenir ce genre de discours pour aider Trump, mais cela suppose qu’il a intérêt à sa victoire, ce qui reste à démontrer.
De même, l’implication de la Russie dans l’élection américaine de 2016 demeure une affirmation non étayée qui ne repose sur aucun élément concret.
De sérieux doutes persistent sur l’implication de la Russie dans les élections américaines de 2016
La Russie a été accusée d’avoir interféré dans les élections américaines de deux manières distinctes. D’abord, elle serait à l’origine du piratage des courriels du Parti démocrate. Ensuite, elle aurait utilisé les réseaux sociaux pour diffuser de fausses informations dans le but de manipuler l’opinion. Dans les deux cas, de nombreux points viennent contredire et démentir ces affirmations.
L’accusation de piratage informatique provient de la compagnie Crowdstrike, employée par le Parti démocrate pour assurer sa cybersécurité. Comme l’a confirmé le directeur du FBI James Comey lors de son témoignage sous serment au Sénat en mai 2017, le Parti démocrate a refusé l’accès de ses serveurs au FBI, qui s’est entièrement reposé sur les analyses de Crowdstrike pour affirmer que les auteurs du piratage étaient des hackers russes. [17] L’entreprise est dirigée par Shawn Henry, ancien directeur de la cybersécurité au FBI, qui avait été promu à ce poste par Robert Mueller du temps où le procureur spécial dirigeait le Bureau. Or, Shawn Henry a également été entendu au Congrès sous serment, et à huis clos. La retranscription de cette audition de décembre 2017 a été déclassifiée en avril 2020. Interrogé sur la date du piratage, Shawn Henry concède ne pas avoir été en mesure d’identifier ni le jour ni l’heure où le vol des données a eu lieu. Pire, il admet n’avoir aucune preuve de l’identité de hackers ni même être en mesure de confirmer que les données aient été extraites du serveur par un intrus. [18] Il suggère également que les coupables pourraient appartenir à un autre État que la Russie. En clair, le FBI n’a pas mené sa propre analyse, a fait reposer son enquête sur les affirmations d’un client du Parti démocrate, qui a lui même reconnu ne pas avoir la moindre preuve de l’identité des hackers.
Le rapport Mueller, publié après cette audition, mais avant qu’elle soit déclassifiée, fournit de plus amples détails sur l’identité des coupables. De nombreuses zones d’ombres demeurent pourtant. À propos du piratage lui-même, Mueller emploie le conditionnel, alors que son rapport est majoritairement écrit à l’indicatif : « les officiers du renseignement russes sembleraient avoir volé des milliers de courriels et leurs pièces jointes, qui ont été plus tard transmis à Wikileaks ». Ce genre de qualificatif appelant à la prudence se retrouve à de nombreux endroits du rapport évoquant le piratage. Mueller reconnaît également ne pas savoir comment les emails sont parvenus à Wikileaks [19]. La temporalité qu’il propose ne colle pas avec les déclarations d’Assange, qui a annoncé publiquement être en possession des courriels dix jours avant la date indiquée par Mueller. Cela suggère que le FBI n’a aucune idée de la manière dont les informations sont parvenues à Wikileaks ni de l’identité de la source. Mueller a interrogé plus de cinq cents personnes pour son enquête, mais n’a pas jugé utile de contacter Julian Assange, alors que ce dernier a publiquement affirmé que sa source n’était pas un acteur étatique. [20] La description du piratage détaillé dans l’acte d’inculpation produit par Mueller laisse également perplexe : les hackers auraient laissé de nombreuses traces indiquant leur identité, dont des lignes de codes en cyrilliques, tout en donnant aux sociétés-écrans qu’ils auraient utilisées des noms suggérant qu’ils agissaient pour le compte du gouvernement russe. Autrement dit, si les membres des services secrets russes inculpés par Mueller sont bien les auteurs du piratage, ils sont incroyablement maladroits. C’est ce que conclut le site d’investigation Reflet.info, un média français spécialisé dans les questions de cybersécurité, dans une enquête intitulée « Des espions russes pas très discrets ». Le chapeau explique que « Le dossier d’accusation à l’encontre de 12 agents russes soupçonnés d’avoir participé au piratage de la campagne démocrate de 2016 révèle une quantité de ratés stupéfiante de la part des agents russes ». Tout cela invite à la prudence vis-à-vis des informations rendues publiques par les services secrets américains.[21]
Compte tenu des capacités phénoménales de la NSA, on peut imaginer que la preuve formelle de la culpabilité de Moscou existe. Pourtant, le FBI ne la livre pas. Officiellement, c’est pour éviter de révéler ses propres capacités de contre-espionnage, mais le témoignage de Crowdstrike, du directeur du FBI James Comey, et le rapport Mueller suggèrent que le Bureau n’est pas en possession de cette preuve et a fabriqué une accusation sur la base de simples soupçons. Ce ne serait pas la première fois. En 2019, Crowdstrike a dû rétracter une autre accusation de piratage informatique dirigée contre la Russie, accusée à tort d’avoir hacké l’armée ukrainienne. [22]
L’autre aspect de l’ingérence russe tient aux efforts entrepris pour influencer les électeurs via les réseaux sociaux. Mueller a inculpé treize individus de nationalité russe accusés d’avoir participé à des activités de trolling dans le cadre d’une entreprise spécialisée dans ce domaine, l’Internet Research Agency. Selon Mueller, l’IRA aurait dépensé cent mille dollars en publicité ciblée via Facebook. Un quart de cet effort concerne le territoire américain, et la moitié des postes ont été publiés après les élections, toujours selon Mueller. Facebook a confirmé ces chiffres lors d’une audition au Congrès, en affirmant que les posts avaient généré 126 millions d’impressions sur le réseau social, dont 29 millions aux USA. Or, selon la BBC, ce chiffre représente « une goutte d’eau dans l’océan ». En effet, le nombre d’interactions quotidiennes sur Facebook se chiffre, aux États-Unis, en centaines de millions. De même, la somme de cent mille dollars ne représente que 0.025 % du total des dépenses engagées pour les élections américaines de 2016 par les deux partis principaux. Au cours des primaires démocrates de 2020, le lobby pro-israélien AIPAC a lui-même dépensé plus d’un million de dollars contre Bernie Sanders en l’espace de trois semaines, soit cent fois plus que les supposés trolls russes durant la campagne 2016 américaine.
Surtout, un des accusés s’est présenté au tribunal pour plaider non coupable. Pris de court, Robert Mueller a demandé un délai, que le juge a finalement refusé. [23] Depuis, l’accusation a été abandonnée par le département de Justice. En clair, une des parties prenantes russe, accusée d’avoir commis un acte de guerre pire que Pearl Harbor, a pu se présenter devant la justice américaine et repartir sans être inquiétée, avant de voir les charges retenues contre elles abandonnées. Au cours de son audition au Congrès, Mueller a par ailleurs publiquement reconnu ne pas être en mesure de prouver le lien entre l’IRA et le gouvernement russe, ce qui contredit toujours plus l’accusation.
Tout cela ne prouve pas que la Russie n’est pas intervenue dans l’élection de 2016, ni qu’elle ne souhaitait pas l’élection de Donald Trump. Les principales puissances étatiques interfèrent fréquemment dans les élections des autres nations. Avant le référendum sur le Brexit, Barack Obama avait menacé les Britanniques en affirmant que le Royaume-Uni ne recevrait aucun traitement de faveur pour de futurs accords commerciaux avec les États-Unis. La campagne d’Hillary Clinton a elle même payé Christopher Steele, un ancien espion britannique travaillant avec des Ukrainiens, pour obtenir des informations compromettantes sur Donald Trump. Selon une étude de l’université de Cargie Melon, le gouvernement américain a interféré dans 81 élections étrangères entre 1946 et 2000. Lors des élections russes de 1996, Washington avait dépêché des consultants pour piloter la campagne de Boris Eltsine tout en dépensant des millions de dollars en sa faveur. [24] Si on ajoute les multiples coups d’État, cela remet la supposée ingérence russe dans un contexte plus global.
Mais après s’être effondrées de manière aussi spectaculaire, les théories complotistes au cœur du RussiaGate soulèvent une autre question. Comment se fait-il qu’elles aient reçu autant de crédit et permis d’accuser un président tout juste élu de haute trahison, pour ensuite perturber son mandat pendant trois ans en dominant l’actualité américaine de la sorte ?
Le RussiaGate, une tentative de coup d’État contre Donald Trump ?
La déclassification progressive de nombreux documents internes à l’administration américaine depuis 2016, et la contre-enquête menée par le département de la Justice à partir de 2018 nous révèlent certains faits troublants qui pointent vers de multiples abus de pouvoir de la part des agences de renseignements américaines, commis dans le but implicite de nuire à Donald Trump.
Aux origines du RussiaGate se trouve le fameux dossier Steele, accrédité aux yeux du public par la manœuvre des directeurs du FBI et de la CIA, comme nous l’avons décrit plus haut. Parmi les allégations contenues dans ce document figurent les fameuses golden showers filmées par les services de Poutine, et le fait que Carter Page, un conseiller de second rang travaillant pour la campagne de Donald Trump, se serait vu offrir 19% du capital du géant gazier Rosneft, soit près de douze milliards de dollars, s’il parvenait à obtenir la levée des sanctions économiques contre la Russie. En dépit du ridicule de ces allégations, le FBI va ouvrir une enquête pour contre-espionnage visant la campagne de Donald Trump dès juillet 2016. Carter Page va faire l’objet d’une requête pour être mis sur écoute, ce qui nécessite d’obtenir un mandat FISA auprès d’un juge fédéral. La commission d’enquête du département de la Justice américaine a établi que le FBI avait commis un total de sept « erreurs et omissions » lors de la demande initiale, et dix supplémentaires lors des trois demandes de renouvellement du mandat. [25] En particulier, le FBI a menti au juge en utilisant des informations qu’il savait fausses, issues du dossier Steele, pour affirmer que Page était un espion russe, tout en cachant des éléments pouvant le disculper, comme le fait que Page travaillait en réalité pour le compte de la CIA ! [26]
L’autre membre de la campagne de Donald Trump qui sera rapidement inquiété se nomme Georges Papadopoulos. On sait désormais que les enquêteurs étaient conscients dès l’été 2016 que cette piste serait vaine. Dans son témoignage au Congrès, récemment déclassifié, le responsable de l’enquête Andrew McCabe déclare que les informations dont il disposait « n’indiquaient pas que Papadopoulos aurait eu des contacts avec les Russes ». [27] Ce qui ne l’a pas empêché de l’interroger en janvier 2017, puis de l’inculper pour s’être trompé de jour au sujet de la date d’un évènement. Papadopoulos s’est ainsi retrouvé propulsé au cœur du RussiaGate, avant d’être blanchi par Mueller.
La troisième personne à avoir vu sa vie détruite par l’enquête du FBI est l’ancien directeur de la Defence Intelligence Agency sous Obama et premier Conseiller spécial à la sécurité des États-Unis de Donald Trump, le général Michael Flynn. Le FBI l’a interrogé sans motif valable à propos d’une conversation dont les enquêteurs avaient déjà obtenu l’enregistrement pour, de l’aveu des agents en charge de l’entrevue, le piéger. Les fuites illégales dans la presse ont contraint Flynn à démissionner de son poste dès le 14 février 2017, avant de se voir inculper par Robert Mueller. Suite à la révélation des manipulations du FBI, la procédure judiciaire entreprise contre Flynn sera abandonnée. Des messages internes au FBI ont depuis été publiés par les avocats de Flynn, montrant que les agents suivant ce dossier s’inquiétaient d’une chasse aux sorcières menée en haut lieu pour nuire à Trump. Depuis, Andrew McCabe a été contraint de démissionner du FBI après avoir menti à des agents conduisant un audit interne. Ironiquement, il pourrait être à son tour inquiété par la justice. [28]
Ces multiples abus de pouvoir amènent à se poser la question des origines du RussiaGate. Pour l’instant, il semblerait que tout soit parti de l’affirmation émanant de Crowdstrike selon laquelle les serveurs du parti démocrate avaient été piratés par la Russie, et du dossier Steele compilé par un collaborateur d’Hillary Clinton. Une investigation du département de la Justice est en cours pour faire la lumière sur les origines précises de l’enquête du FBI visant Trump. Selon le Washington Post, cette enquête interne ne débouchera sur aucune inculpation. Mais des éléments troublants ont déjà été déclassifiés.
Une note interne du FBI, adressée au directeur James Comey et à l’agent Peter Strotz en charge de l’enquête de contre-espionnage débutée en juin 2016, mentionne « la validation par la candidate à l’élection présidentielle Hillary Clinton d’un plan impliquant le candidat à l’élection présidentielle Donald Trump et des hackers russes interférant dans les élections américaines comme un moyen pour détourner l’attention du public de son usage d’un serveur d’email privé ». Une seconde note, rédigée à la main par le directeur de la CIA de l’époque, John Brennan, stipule que ce dernier aurait informé Barack Obama d’une « potentielle validation par Hillary Clinton d’un plan proposé par un de ses conseillers aux relations internationales, dont le but serait de nuire à Donald Trump en fomentant un scandale alléguant des ingérences par les services secrets russes ». Les deux notes datent respectivement de septembre et juillet 2016, et ne sont que partiellement déclassifiées. Interrogé par la commission interne du Sénat en 2020, l’ancien directeur du FBI James Comey, impliqué par les deux notes, déclare « ça ne me rappelle rien », sans aller jusqu’à nier les faits. [29]
Tout cela reste obscur et ne prouve pas qu’Hillary Clinton soit impliquée dans l’enquête visant Donald Trump, mais interroge sur les motifs des différentes agences de renseignements qui ont poursuivi les collaborateurs du président pendant trois ans, sachant qu’ils ne possédaient aucun élément solide pour justifier cette enquête et ont abusé de leur pouvoir pour la mener à terme. D’autant plus que de nombreuses personnes investies dans cette affaire ont fait preuve de mauvaise foi, dans le but apparent de tromper le public et de nuire au président.
John Brennan has a lot to answer for—going before the American public for months, cloaked with CIA authority and openly suggesting he’s got secret info, and repeatedly turning in performances like this. pic.twitter.com/EziCxy9FVQ
De nombreux anciens cadres et dirigeants d’agences de renseignements employés par les chaînes de télévision comme analystes vont alimenter la théorie du complot. L’ancien directeur de la CIA John Brennan affirmera ainsi que « Trump a commis un acte de trahison » que « Mueller va inculper des Américains pour conspiration avec la Russie » et que « Trump est entièrement dans la poche de Poutine ». L’ancien membre de la NSA John Schindler affirmera sur un plateau que « Trump va mourir en prison ». [30] L’ancien directeur du renseignement national (DSI), James Clapper, a caché aux auditeurs de MSNBC que Carter Page faisait l’objet de multiples mandats FISA [31]. Adam Schift, le président démocrate de la Commission sur le renseignement au Congrès a caché au public des faits qui auraient permis de mettre en doute la culpabilité de Papadopoulos et le rôle joué par la Russie dans le piratage informatique. À l’inverse, il a déclaré publiquement être en possession – via les auditions au Congrès qui seront déclassifiés plus tard – de preuves accablantes. [32] De même, alors que d’innombrables fuites anonymes en provenance des agences de renseignement ont alimenté le récit du RussiaGate pendant trois ans, aucun membre passé ou présent de ces agences n’a jugé opportun de fuiter des informations qui aurait permis de saper le RussiaGate, laissant la presse affirmer que Carter Page était à la solde du Kremlin (il était employé par la CIA), que le Congrès avait les preuves irréfutables de l’identité des hackers (le PDG de Crowdstrike avait témoigné à huis clos du contraire, tout comme le directeur du FBI), que Papadopoulos avait des liens avec la Russie (le FBI avait affirmé le contraire au Congrès), que Paul Manafort avait donné des informations à un « agent russe » en Ukraine (en réalité un « allié précieux » des États-Unis travaillant à l’ambassade américaine, selon le rapport du Sénat), et ainsi de suite.
Qu’il s’agisse d’un effort concerté pour nuire à Donald Trump en espérant le pousser à commettre une faute qui justifierait une procédure de destitution, ou du simple jeu de structures étatiques ayant engendré cette série d’effets, le résultat est dévastateur. D’abord, en accusant aussi gravement et grossièrement le président élu d’être un agent russe coupable de haute trahison, cette théorie complotiste a permis à Donald Trump de consolider sa base électorale, ulcérée par cette chasse aux sorcières. Ensuite, les électeurs démocrates convaincus par ces théories ont été encouragés à voter contre Sanders, accusé par le même procédé d’être l’idiot utile de Poutine. En évitant à l’establishment démocrate de faire son autocritique suite à sa défaite de 2016 et en le privant de toute réelle opposition, le RussiaGate a ainsi pavé la voie à Joe Biden. Ce scandale a aussi empêché Trump de procéder à un abaissement des tensions avec la Russie, et profondément abîmé la confiance du pays dans ses médias et sa démocratie. L’Amérique est désormais divisée entre des électeurs conservateurs persuadés que l’État profond et les médias démocrates ont tenté un coup d’État judiciaire contre leur président, et des démocrates convaincus que Trump est un agent russe à la solde de Poutine.
Lors du premier débat présidentiel de 2020, Trump a justifié son refus de promettre une passation de pouvoir non violente en cas de défaite en argumentant qu’il n’avait pas eu le droit à un tel traitement de faveur en 2016, et avait dû faire face à une tentative de coup d’État. Nous sommes prévenus.
Lors du premier débat présidentiel, Joe Biden a ainsi accusé Trump d’être « le caniche de Poutine ».
Durant la phase critique des primaires démocrates, selon le même modèle utilisé contre Trump, Sanders a été ciblé par des fuites anonymes en provenance des agences de renseignement américaines diffusées par le Washington Post, et révélant que Sanders aurait été informé par la CIA du risque d’interférence Russe dans la primaire, et que la Russie chercherait à le faire élire pour que Trump ait un adversaire facile à battre ensuite. Une information reprise et exagérée par tous les médias, en dépit du manque de substance de l’article initial. Sanders devra s’en expliquer en plein débat télévisé. Lire à ce sujet The Nation ici et Michael Tracey « Comment le Russiagate a couté la primaire à Bernie Sanders »
James Comey, le directeur du FBI, a lui même implicitement reconnu que le but du meeting était de fournir un prétexte à la presse pour publier le dossier Steele, comme le souligne le journaliste Matt Taibbi ici https://taibbi.substack.com/p/russiagate-is-wmd-times-a-million
Le rapport affirme que le directeur de campagne Paul Manafort aurait partagé des sondages avec un ukrainien, Kilimnik, que le rapport accuse sans la moindre preuve d’être un agent russe. Or le rapport se contredit en décrivant par ailleurs Kilimnik comme un agent « précieux pour les intérêts américains ». Mueller avait quant à lui affirmé aux avocats de Manafort qu’il ne disposait d’aucune preuve selon laquelle Kilimnik aurait transmis les informations de Manafort à une tierce personne, tandis que le FBI a clairement indiqué dans des documents internes déclassifiés qu’il ne le considérait pas comme un agent russe. Enfin, les sondages qui auraient été transmis sont des données quasi-publiques dont la valeur reste plus que limitée. Pour aller au bout de cette question, nous vous recommandons de lire le journaliste Aaron Maté (The Nation, Monde diplomatique) ici et là.
Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante du Parti démocrate aux États-Unis, s’est démarquée une fois de plus par sa réponse cinglante à un sénateur Républicain l’ayant insultée sur les marches du Capitole à Washington D.C. en juillet dernier. Son dernier coup de communication, une vidéo réalisée pour Vogue US où elle évoque maquillage, politique et acceptation de soi, démontre bien l’intelligence politique de l’élue pour s’adresser à un électorat jeune, mais pas moins engagé.
Alexandria Ocasio-Cortez n’est pas une femme politique comme les autres. Cette activiste américaine d’origine portoricaine née le 13 octobre 1989 dans le Bronx, à New-York City, est représentante du 14e district de New-York à la Chambre des représentants des États-Unis. À seulement 29 ans, elle devient ainsi la plus jeune candidate jamais élue au Congrès américain. Elle remporte les primaires démocrates en 2020, se faisant ainsi réélire avec plus de 73% des votes. Ex-collaboratrice de Bernie Sanders, qu’elle a soutenu pour les primaires présidentielles du Parti démocrate de 2020, elle se revendique du socialisme démocratique et est membre des socialistes démocrates d’Amérique, une organisation politique fortement marquée à gauche.
Entre storytelling et engagement
Son authenticité, son intelligence politique et sa proximité avec les classes moyennes (« working people ») lui ont permis de non seulement remporter un siège au Congrès américain, mais également de devenir l’une des figures de proue d’une nouvelle vague de femmes issues des minorités au sein du parti démocrate. Bousculant « l’establishment » – l’ordre – , ces élues redonnent espoir et intérêt en la politique à de nombreux américains.
Sa façon de communiquer sur les réseaux socionumériques est aussi un bouleversement. Sa première publicité de campagne – vue plus d’un million de fois – dénonçant le pouvoir de l’argent et des lobbies et la gentrification de la ville de New York, la met en scène en prenant le métro, troquant ses ballerines contre des chaussures à talons, dînant avec sa famille, allant à la rencontre des habitants de son quartier (le Bronx). Son slogan ? « We got people, they have money » (Nous avons les gens [avec nous], ils ont l’argent)[1].
À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.
Avec une capacité à manier Twitter (8,5 millions d’abonnés) et Instagram (6,5 millions d’abonnés), elle a fait de son histoire personnelle un étendard, mettant en scène sa vie de « working girl » et de nouvelle élue au Congrès. En expliquant le fonctionnement de la Chambre des représentants dans des vidéos « live » sur Instagram, en parlant de son « Green New Deal » tout en partageant des recettes familiales, elle a permis à des millions de personnes de s’identifier à sa simplicité et à son passé modeste. À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.
Des minorités, et des femmes justement. Que ce soit en campagne ou dans le cadre de ses fonctions, celle-ci a toujours mis au centre de sa politique son goût de l’engagement, de la conviction dans ses actions, et surtout la revendication de son identité, comme femme issue des minorités hispaniques et venant d’un milieu modeste.
Michel Foucault dans L’ordre du discours introduit l’idée que « la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité »[2]. Face à cette idée de production de discours, Ocasio-Cortez a fait sienne une forme d’expression intéressante et accessible à tous : l’argumentation. Nombre de ses prises de parole offensives ont été saluées, comme celle du jeudi 23 juillet 2020, où lors d’un discours implacable, “AOC” rappelait ses talents d’oratrice et son intelligence politique. Quelques jours plus tôt, cette dernière avait été insultée de « fucking bitch » par l’élu républicain Ted Yoho. Ce dernier s’était par la suite excusé à demi-mot, utilisant sa femme et ses filles comme bouclier anti-sexiste.
L’affirmation d’un féminisme politique
Lors d’une percutante prise de parole de dix minutes, Ocasio-Cortez replace cette insulte dans un cadre systémique et politique, rappelant que c’est le quotidien des femmes que de subir ce genre d’attaques, et ce, au sein de toutes les catégories sociales. En faisant de son cas l’incarnation d’une réalité plus vaste, elle soutient qu’ « avoir une fille ne rend pas un homme convenable. Avoir une femme ne rend pas un homme convenable. Traiter les gens avec dignité et respect est ce qui rend un homme convenable. »Dénonçant une culture de l’impunité, les conséquences du patriarcat et la structure soutenant ces violences, Ocasio-Cortez rappelle son féminisme et sa volonté de défendre les voix de celles et ceux qui ne peuvent s’exprimer. En refusant la silenciation et la prétendue « place » assignée aux femmes, l’élue bouscule l’ordre établi et les rapports de pouvoir.
Déjà, lors de la marche pour les droits des femmes à New York en 2019, Alexandria Ocasio-Cortez délivrait un discours poignant, mentionnant que « la justice n’est pas un concept qui se lit dans les livres […] la justice c’est aussi combien les femmes sont payées ». Elle rajoute qu’un « combat signifie qu’aucune personne ne soit laissée pour compte » et « qu’il ne s’agit pas seulement d’identité, mais de justice ». Dès lors, Alexandria Ocasio-Cortez semblait s’inscrire au sein de la branche intersectionnelle du féminisme, combattant les inégalités sociales, environnementales et économiques, et se plaçant dans un combat rassemblant toutes les luttes en s’attaquant à une multitudes d’oppressions simultanées.
Dernièrement, au travers d’une vidéo Youtube en collaboration avec le magazine Vogue américain, l’élue présentait sa routine maquillage tout en faisant une nouvelle démonstration de communication politique. Au-delà de quelque chose pouvant sembler frivole, elle évoque alors la « taxe rose » comme une inégalité supplémentaire et défend le « pouvoir de la féminité » et le maquillage comme outil de confiance en soi plutôt que comme injonction. Rappelant qu’il est difficile pour les femmes d’être prises au sérieux, d’autant plus lorsqu’elles sont jeunes et issues des minorités, Alexandria Ocasio-Cortez défend l’estime de soi comme acte militant au sein d’une société moralisatrice et sévère. Les enjoignant à s’émanciper d’une certaine norme et à faire les choses pour elles-mêmes et non pour le regard extérieur, elle délivre alors un discours libérateur.
L’importance de la communication politique dans la production de discours
Ainsi, dans son sens le plus large, la communication politique est un flux continu de circulation, de représentations et de symboles contribuant à affecter les registres de la légitimation politique. Les origines d’Alexandria Ocasio-Cortez sont son étendard : femme, hispanique, issue d’un milieu modeste, elle rassemble tous les critères de genre, race, classe, lui permettant à la fois de comprendre et de défendre les populations marginalisées de son district et au-delà.
Par ailleurs, une des forces d’Alexandria Ocasio-Cortez est d’amener ses abonnés dans le processus politique, sans condescendance, et de les convaincre qu’eux aussi, pourront un jour être à sa place. En mettant en avant le pouvoir de la communauté plutôt que de l’individu et en partageant les informations qu’elle reçoit à tous, elle sort du schème classique du politicien technocrate qui semble loin des réalités des citoyens.
Alexandria Ocasio-Cortez a saisi l’importance de la dimension communicationnelle au sein de la politique tout en préservant son intégrité et ainsi, sa légitimité. La communication, surtout au sein d’un environnement politique, est régulièrement acculée et discréditée, perçue comme une arme visant à « manipuler les individus et les masses ». Tout l’enjeu pour les femmes et les hommes politiques et leurs communicants est de réussir à communiquer d’une façon intègre, honnête et acceptable[3]. La communication politique se trouve bousculée à l’ère des fausses nouvelles, de la sur-communication et de la rapidité à laquelle se propagent les informations. Il semblerait que les pratiques participatives soient une solution à ce déficit de légitimité ou de crédibilité dont certains élus peuvent souffrir. Au travers des réseaux socionumériques bien sûr, par la mobilisation de ces plateformes et en interagissant avec les citoyens pour créer de l’engagement.
Le pouvoir d’Alexandria Ocasio-Cortez réside ainsi dans son capital politique. En apparaissant comme radicale et en impliquant les citoyens au travers des réseaux socionumériques, elle parvient à capter l’attention médiatique et à placer ses propositions au centre des débats. Les membres de son parti, bien que réticents à ces dernières, sont bien conscients qu’ils ne peuvent trop résister à des projets fondamentalement sociaux, au risque de paraître déconnectés de leur électorat. Ainsi, en faisant preuve de transparence et d’honnêteté, en continuant de communiquer chaque jour sur son quotidien et en emmenant ses abonnés dans les coulisses de la vie politique, elle démontre sa légitimité et sa proximité avec les citoyens. En s’emparant de sujets sociaux très actuels comme le féminisme ou l’environnement, elle prouve sa capacité à parler à une jeune génération avide de leaders qui se préoccupent de leurs électeurs. Nul doute donc que ces qualités lui permettront de continuer à s’imposer comme figure majeure de la vie politique américaine.
[1] Stéphanie Le Bars, Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante de la gauche américaine, Le Monde, 22 Mars 2019. [2] Michel Foucault, L’ordre du discours, 1971. [3] Benoit Denis, “Une éthique de la communication : la requête (ou revendication) impossible…”, Market Management, 2006/4 (Vol. 6), p. 37-53