Trump : vers un retour inexorable au pouvoir

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Commons © Tyler Merbler

Loin d’avoir tourné la page du trumpisme, le Parti républicain redouble d’efforts pour permettre le retour au pouvoir du milliardaire, mettant en place des centaines de lois visant à affaiblir le processus électoral et les institutions. Au lieu de réagir à ce qu’ils dénoncent comme une attaque inédite contre la démocratie américaine, Joe Biden et le Parti démocrate semblent coincés dans une réalité alternative où les compromis bipartisans avec une opposition aux velléités putschistes doivent primer sur une action politique susceptible de protéger le fonctionnement des institutions.

Pendant les primaires démocrates de 2020, Joe Biden insistait fréquemment sur sa capacité à travailler avec le Parti républicain, mettant en avant sa longue expérience au Sénat pour justifier son habileté à obtenir des compromis. Cette préoccupation semblait au mieux anachronique, au pire délirante, tant le GOP (Grand Old Party – autre nom du Parti républicain) a fait de l’opposition systématique à Barack Obama une stratégie politique gagnante, puis de sa subornation à l’extrémisme de Donald Trump un prérequis indépassable. Pourtant, Biden prédisait qu’une fois le milliardaire battu, le Parti républicain connaîtrait une forme d’épiphanie susceptible de le ramener à la table des négociations.

La prise d’assaut du Congrès par les militants pro-Trump aurait pu servir d’événement déclencheur. Ayant manqué de peu d’être lynchés par une foule violente, les ténors du GOP ont condamné vigoureusement Donald Trump. Mitch McConnell, président du groupe parlementaire républicain au Sénat, accuse le milliardaire d’être responsable de l’insurrection. « Ne comptez plus sur moi » pour défendre Trump, déclare l’influent sénateur de Caroline du Sud Lindsey Graham. Mais l’aile la plus radicale du parti, loin de tourner le dos au président sortant, décide de doubler la mise. Le sol du Congrès porte encore les stigmates de l’insurrection lorsque 138 représentants à la Chambre et 7 sénateurs votent contre la certification des élections.

Le Parti républicain cherche à préserver ses intérêts électoraux tout en évitant de contrarier Donald Trump

Depuis, les opposants à Donald Trump au sein du Parti républicain font l’objet d’une véritable chasse aux sorcières. Mitch McConnell a été pris pour cible à de nombreuses reprises par l’ancien président, se faisant traiter de « stupide fils de pute » et de « « sombre, austère politicien opportuniste. » Liz Cheney s’est vu retirer ses fonctions de cadre du groupe parlementaire lors d’un vote à la Chambre des représentants après avoir critiqué les « mensonges de Trump sur l’élection présidentielle ». Plusieurs élus ayant voté pour la destitution du milliardaire en février 2021 ont fait l’objet d’une motion de censure par les antennes locales de leur parti. Ceux qui avaient refusé de renverser le résultat des élections de certains États sont la cible de multiples menaces de mort. Aucune tête ne doit dépasser. Tous ceux qui contestent la théorie selon laquelle Joe Biden aurait volé les élections à l’aide d’une fraude électorale massive sont devenus persona non grata.

Donald Trump a repris les meetings de campagne en commençant par l’Ohio, afin de s’en prendre directement au représentant républicain local Anthony Gonzales et d’apporter son soutien au candidat qui le défiera dans le cadre d’une primaire pour les élections de mi-mandat de 2022. Gonzalez compte parmi les rares élus conservateurs à avoir voté la destitution de Donald Trump en janvier 2021.

Mitch McConnell a plié devant cette démonstration de force. Après avoir affirmé qu’il soutiendrait Donald Trump en 2024, il a déclaré que « 100% de mes efforts sont dédiés à stopper l’agenda démocrate. »Le sénateur du Kentucky est passé maître de l’obstruction parlementaire, lui qui s’était déjà vanté de n’avoir pour seul objectif « qu’Obama ne fasse qu’un seul mandat. » Il faut prendre toute la mesure de ces deux déclarations. En 2009, les États-Unis faisaient face à la plus grave crise économique depuis les années 30. En 2021, la situation est potentiellement pire. Loin de se recentrer, le Parti républicain a entièrement embrassé le trumpisme. Certains parlementaires qualifient désormais l’assaut contre le Capitole de « promenade touristique », en dépit des 140 blessés chez les forces de l’ordre, des multiples hospitalisations et des quatre morts chez les manifestants.

Le Parti républicain prépare méthodiquement le terrain pour un second putsch en 2024

Le GOP a bloqué la création d’une commission d’enquête parlementaire bipartisane sur l’assaut du 6 janvier. Elle devait, entre autres, expliquer les faillites du dispositif policier. Bien qu’elle aurait été pilotée conjointement par les deux partis, Mitch McConnell a déployé des efforts considérables pour empêcher sa création, avec succès.

Politiquement, cette commission représentait un danger pour le Parti républicain. Il aurait été contraint d’examiner sa propre responsabilité dans l’insurrection et de reconnaître le rôle central de Donald Trump. Le milliardaire ne s’était pas contenté d’encourager les violences, il avait demandé à son ministre de la Défense de faciliter la marche sur le Capitole puis refusé de rappeler ses militants entrés dans le Congrès, malgré les suppliques de plusieurs sénateurs républicains et du numéro trois du parti Kevin McCarthy.

Le GOP cherche à préserver ses intérêts électoraux tout en évitant de contrarier Donald Trump, et par extension, les 63 % d’électeurs républicains qui souhaitent qu’il se représente en 2024 et les 50 % qui jugent Biden illégitime. Mais au-delà de son refus de condamner la tentative de putsch, le parti de Lincoln est engagé dans un véritable assaut contre les structures démocratiques américaines.

Toutes les barrières ayant empêché le putsch de 2020 seront ainsi supprimées

Le Brennan Center for Justice a ainsi relevé quelque 361 nouvelles propositions de lois visant à modifier les règles électorales. Des États clefs comme la Géorgie, le Texas et la Floride redoublent d’efforts pour restreindre l’accès au vote des minorités susceptibles de voter démocrate. Par exemple, en limitant le recours au suffrage par correspondance et anticipé, en réduisant le nombre de bureaux de votes dans les zones urbaines et en interdisant la distribution d’eau aux citoyens faisant la queue pour voter1. Certaines dispositions ciblent ouvertement les personnes de couleur. Ainsi, voter le dimanche après la messe – une pratique très répandue chez les Afro-américains, sera effectivement interdit au Texas et en Géorgie. Les nouvelles lois cherchent également à autoriser les citoyens à venir surveiller les bureaux de vote, une démarche jusqu’ici illégale aux États-Unis, que Donald Trump avait pourtant encouragée, a priori dans le but d’intimider les électeurs démocrates.

Deuxièmement, ces nouvelles lois modifient les règles de certification des élections à l’échelle locale. Le but est simple : permettre aux élus républicains de changer le résultat légalement en cas de défaite de leur champion. Ce que Trump avait tenté d’obtenir sans succès en 2020. En Géorgie, la nouvelle loi permet de remplacer les membres des conseils de superviseurs (members of election board) chargés d’organiser les scrutins à l’échelle des comtés. Une dizaine de superviseurs jugés hostiles ont déjà été renvoyés pour être remplacés par des républicains dociles. Dans de nombreux États, le pouvoir de certifier le résultat final est transféré depuis des instances où le Parti démocrate a son mot à dire vers les parlements où le GOP est largement majoritaire. Au Texas, si la proposition de lois est adoptée, le perdant pourra demander la modification du résultat devant les tribunaux sans avoir à produire la moindre preuve de fraude. Des tentatives similaires avaient été déboutées en 2020, fautes d’éléments tangibles. Ce type de plainte sera désormais hypothétiquement recevable par un juge conciliant.

Troisièmement, de nombreux élus et cadres républicains qui avaient défendu la tentative de subversion des élections de Donald Trump sont candidats aux postes responsables de la certification des résultats à l’échelle des comtés. Les manœuvres d’intimidation du milliardaire avaient échoué au Michigan et en Géorgie en 2020 grâce à l’intégrité des élus conservateurs alors en place. Ils risquent d’être remplacés par des extrémistes acquis à cette méthode putschiste.

Enfin, en Arizona, une commission d’enquête visant à auditer les résultats de 2020 a été mise en place par le parlement local, contrôlé par le Parti républicain. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, l’audit est effectué par une entreprise privée, détenue par un soutien politique de Donald Trump. Le prestataire en question, nommé Cyber Ninja, n’a aucune expérience en la matière et a déjà commis de nombreuses erreurs, au point de rendre inutilisables les machines électroniques pour les futures élections. Le but n’est pas d’invalider les résultats de 2020. N’en déplaise à Donald Trump, apparemment convaincu qu’il pourrait être ré-installé président à la fin de l’été, aucune voie légale ne permet de revenir sur une élection certifiée.

L’objectif est de préparer 2024 en persuadant l’électorat républicain de l’existence d’une fraude massive. Si l’audit parvient à cette conclusion, Fox News et les autres grands médias conservateurs n’auront plus qu’à matraquer ce mensonge pendant trois ans. D’autant plus que le GOP souhaite exporter cette tactique d’audit aux autres États sensibles, tels que la Géorgie et le Wisconsin.

Toutes les barrières ayant empêché le putsch de 2020 seront ainsi supprimées ou considérablement affaiblies. Même en cas d’échec à l’échelle locale, le GOP pourra renverser le résultat au Congrès fédéral, à la simple condition d’avoir une majorité dans les deux chambres. Et comme la droite fait uniquement campagne sur le thème des élections volées de 2020, ses électeurs n’exigeront probablement rien de moins de leurs élus.

Un cercle vicieux d’affaissement de la démocratie

La capacité du Parti républicain à imposer ce scénario dépend des élections de mi-mandat de 2022. Pour s’assurer d’y remporter une large victoire, le GOP peut compter sur deux éléments.

Le premier est politique. L’occupant à la Maison-Blanche perd systématiquement ces élections depuis 1934, en moyenne de 24 sièges à la Chambre des représentants. Or, les démocrates y possèdent une majorité particulièrement faible de 5 sièges, qui leur garantit statistiquement la défaite. Et pour cause. Le faible taux de participation de ces élections récompense systématiquement le camp capable de mobiliser sa base. Sur ce terrain, l’opposition dispose toujours d’un avantage important. 2002 constitue la seule exception : l’Amérique sortait tout juste du traumatisme du 11 septembre et la côte de popularité de Georges W. Bush côtoyait des sommets.

Le second point est purement technique. Le Parti républicain est passé maître dans l’art du gerrymandering, c’est-à-dire le découpage partisan des circonscriptions électorales afin d’obtenir un avantage structurel. Or, le prochain découpage, effectué tous les dix ans, doit avoir lieu à l’automne 2021. Le GOP aura la main libre dans la majorité des États clés pour dessiner les contours des différentes circonscriptions en sa faveur. En 2018 et avec cette méthode, le Parti républicain du Wisconsin avait réussi l’exploit d’obtenir deux tiers des élus malgré une large victoire du Parti démocrate. En 2022, le désavantage structurel de ce dernier s’annonce quasi insurmontable. On estime qu’un résultat national aussi positif qu’en 2020 (4% de votes supplémentaires, ce qui constitue un écart historiquement élevé) conduirait néanmoins les démocrates à perdre le contrôle de la Chambre des représentants2. Pour les parlements des différents États, c’est encore pire. Or ce sont ces assemblées locales qui votent les lois encadrant le droit de vote et la certification des résultats.

Les assauts coordonnés du Parti républicain contre les institutions démocratiques visent à assurer la conquête du pouvoir par une minorité d’électeurs

En clair, le Parti démocrate est pratiquement garanti de perdre sa majorité au Congrès et sa capacité de veto dans de nombreux États qui déterminent l’issue de la présidentielle. Cette alternance anticipée ne serait pas nécessairement problématique si elle reflétait le choix des électeurs, mais ce n’est pas le but poursuivi par la droite conservatrice. Au Texas, la généralisation du droit du port d’armes sans permis en public et l’interdiction de recourir à l’avortement, même en cas de viol, ont été voté contre l’avis de 3 électeurs sur quatre. Suite aux coupures de courant de l’hiver dernier, provoquées par une vague de froid exceptionnelle et liées au changement climatique, les élus républicains cherchent à taxer les énergies renouvelables et subventionner l’électricité carbonée. C’est pourtant les centrales à gaz et au charbon qui ont été à l’origine des coupures de courant. Au Congrès, toute mesure favorisant les travailleurs et classes moyennes reçoit une opposition systématique du GOP, tout comme les projets de hausse d’impôt sur les plus favorisés et les multinationales. Là encore, contre la volonté de 3 Américains sur quatre et d’une majorité de l’électorat conservateur.

On assiste ainsi à un cercle vicieux provoquant l’affaissement progressif des règles démocratiques américaines. Le gerrymandering permet aux élus républicains d’être majoritaires dans les assemblées locales tout en étant minoritaires dans les urnes, ce qui les conduit à s’attaquer au droit de vote pour se maintenir au pouvoir, leur donnant l’occasion de poursuivre les efforts de gerrymandering au cycle suivant. Un délitement facilitée par la Cour suprême, dont six juges sur neuf ont été nommés par des présidents républicains. Après avoir affaibli considérablement les protections civiques lors de son verdict de 2013 Shelby v Holder, elle vient de récidiver en validant les lois restrictives votés en Arizona en 2016 lors de sa décision Brnovich v DNC. Outre son impact local, ce verdict risque d’encourager les futurs assauts du Parti républicain contre les droits civiques, tout en privant les démocrates d’outils pour attaquer ces textes en justice3.

Les assauts coordonnés du Parti républicain contre les institutions démocratiques visent à assurer la conquête du pouvoir par une minorité d’électeurs4. Pour surmonter ces barrières techniques, le Parti démocrate a deux options : interdire par une loi fédérale les pratiques décrites plus haut, ou gouverner de manière suffisamment populaire pour obtenir un plébiscite en 2022 et 2024, dont l’ampleur permettra de surmonter les obstacles mis en place par le GOP.

Les républicains semblent déterminés à mettre toutes les chances de leurs côté en sabotant la reprise économique. À l’échelle locale, les gouverneurs et parlements conservateurs bloquent la mise en place des politiques sociales, en particulier l’expansion de la couverture santé public Medicaid voté localement par référendum en 2020 et l’assurance chômage d’urgence établie par Biden en 2021.

À Washington, Mitch McConnell ne se contente pas d’utiliser la règle du filibuster (qui nécessite 60 voix sur 100 pour faire adopter un texte au Sénat) pour bloquer les lois proposées par les démocrates. Il semble également jouer la montre en encourageant divers élus républicains à négocier en pure perte certains projets de lois. Ainsi, les 41 sénateurs conservateurs qui représentent près de 60 millions d’électeurs de moins que les 50 sénateurs démocrates sont en capacité de bloquer tout projet de Biden, bien que ce dernier ait l’opinion des électeurs républicains avec lui sur de nombreux sujets, dont la taxation des hauts revenus et l’augmentation des dépenses sociales.

Les Démocrates en marche vers le suicide collectif

Les Démocrates disposent d’une courte majorité dans les deux chambres du Congrès. Celle des représentants a déjà voté un texte central pour le parti, le « For the people act » ou « HR1 ». Le texte prévoit d’interdire le gerrymandering, de renforcer les dispositions du Voting act de 1964 pour interdire les discriminations vis-à-vis de l’accès au bureau de vote et de faciliter la participation en rendant le mardi des élections férié et le vote anticipé plus accessible. Le texte comporte également une réforme majeure des mécanismes de financement des élections, susceptible de limiter l’influence des ultra riches et des entreprises sur la vie politique. Toutes ces dispositions sont extrêmement populaires, y compris chez les électeurs conservateurs. Mais le texte nécessite 60 voix pour être voté au Sénat, soit dix sénateurs républicains. Face au refus catégorique de ces derniers, les démocrates peuvent voter une réforme de la règle du filibuster. Soit pour l’abolir entièrement – cette disposition ne fait pas partie de la constitution – soit pour permettre aux textes portant sur le droit de vote et l’encadrement des élections d’en être exemptés.

Biden se heurte à l’opposition de deux sénateurs démocrates les plus à droite. Joe Manchin, de la Virginie Occidentale, et Kyrsten Sinema, de l’Arizona. Leur obsession pour le compromis avec les Républicains est particulièrement difficile à comprendre, sauf à mettre en cause leur intégrité. En Arizona, le GOP essaye activement de faire annuler l’élection de Sinema. Le Parti démocrate local l’a récemment imploré dans une lettre ouverte de mettre fin au filibuster et de voter la loi HR1. Mais Sinema, une ancienne militante anti-raciste, prend désormais ses ordres auprès du patronat, comme l’a relevé un extrait d’une vidéo-conférence fuitée à la presse5. Ce dernier semble particulièrement soucieux de préserver le verrou du filibuster, qui garantit la protection de ses intérêts financiers.

Le laxisme de Biden peut s’expliquer par sa réluctance à confronter les intérêts du capital, et les sénateurs démocrates qui les défendent le plus fermement.

Manchin est un cas plus complexe. Il a réalisé l’exploit de se faire réélire en 2018 dans un des États les plus défavorisés, blanc et pro-Trump du pays. Son conservatisme semble le servir. Mais du haut de ces 74 ans, et alors que son mandat sera remis en jeu aux prochaines présidentielles, il paraît improbable qu’il soit en mesure de garder son siège au-delà de 2024, si tant est qu’il se représente. Biden dispose de maigres leviers pour le faire plier : aucun autre démocrate ne peut prétendre remporter une sénatoriale dans son État, Manchin ne doit rien à personne, et peut compter sur une retraite dorée dans le privé s’il quitte la vie publique. Les millions de dollars de dons financiers dont l’arrosent les milliardaires et les milieux financiers pour ses campagnes électorales lui promettent un avenir serein6. Manchin se réfugie derrière son idéologie pour justifier sa position. Il semble convaincu qu’un compromis demeure possible, et surtout souhaitable, avec le Parti républicain.

Un enregistrement d’une visioconférence privée avec ses principaux donateurs, obtenu par The Intercept, permet de mieux comprendre son approche. Lui aussi souhaite avant tout défendre le filibuster, au grand soulagement de ses soutiens patronaux. Il a ainsi suggéré à ces derniers de faire des dons aux élus républicains susceptibles de voter avec lui pour la commission bipartisane sur le 6 janvier, dans le but d’affaiblir l’argumentaire de la gauche démocrate qui juge vains ses efforts bipartisans. Il va même jusqu’à suggérer l’idée que ces donateurs utilisent leurs carnets d’adresses pour promettre une retraite dorée à certains élus, confirmant implicitement les mécanismes de corruption tacites en vigueur à Washington.

Mais dans ce même enregistrement, Manchin apparaît plus flexible qu’il ne le laisse entendre en public. Et le refus récent de l’ensemble des sénateurs républicains de voter pour autoriser le débat au Sénat de sa version très édulcorée du For the people act, pourrait le contraindre à adopter une approche plus directe, comme le préconise la gauche du parti. Son soutien récent à cette alternative témoigne de sa lente évolution sur la question.

Loin de s’alarmer de la situation, les principaux conseillers de Biden se disent confiants dans la capacité du Parti démocrate à mobiliser son électorat quel que soit les barrières mises en place par le GOP, citant en exemple – fait surprenant –la campagne de 2020. Diverses ONG d’observation ou de défense des droits civiques et organisations militantes s’alarment pourtant du manque d’action entreprises par la Maison-Blanche pour attirer l’attention de l’opinion publique sur cet assaut républicain.

L’action en justice menée par le garde des sceaux de Biden contre les lois votée en Géorgie prendra du temps à aboutir et risque fort d’échouer à la Cour suprême, comme celle initiée par le parti démocrate d’Arizona en 2016 et déboutée le mois dernier. 

La stratégie retenue par l’administration Biden consiste à prioriser l’action politique et le passage de réformes populaires – comme le plan d’investissement bloqué au Sénat – plutôt que de politiser l’attaque conservatrice contre le droit de vote7. Mais même de ce point de vue, Biden inquiète ses alliés. Après avoir abandonné la hausse du salaire minimum, renoncé aux taux d’impositions de 21 % sur les multinationales et reculé sur le projet d’augmentation du taux d’imposition des entreprises américaines, ce qui s’apparente à un reniement de ses promesses, la Maison-Blanche a fait des concessions surprenantes au GOP. En particulier, en refusant d’imposer l’assurance chômage d’urgence votée par le Congrès aux gouverneurs républicains récalcitrants.

Le laxisme de Biden sur ce point peut s’expliquer par sa réluctance à confronter les intérêts du capital et les sénateurs démocrates qui les défendent le plus fermement. Ce ne sera pas la première fois qu’une démocratie bascule dans l’illibéralisme par manque de courage et de conviction de ses élites « modérées. » Sans recourir aux comparaisons historiques, on peut également pointer le manque de combativité et l’excès de confiance qui sied au Parti démocrate depuis de longues années, alors que ses principaux leaders ont tous allègrement dépassé les soixante-dix ans et semblent prisonniers d’un prisme de lecture dépassé.

Notes :

[1] https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2021/05/democrats-voting-rights-filibuster/618964/

[2] https://theintercept.com/2021/04/08/republicans-gerrymandering-for-the-people-act-voter-suppression/

[3] https://www.vox.com/2021/7/1/22559046/supreme-court-voting-rights-act-brnovich-dnc-samuel-alito-elena-kagan-democracy           

[4] https://www.jacobinmag.com/2021/06/voting-rights-voter-suppression-laws-state-level-republicans-ari-berman-interview et “Let them eat tweets, how the right rules in an age of extreme inequality”. Pierson et Hacker, 2020.

[5] https://www.thenation.com/article/politics/kyrsten-sinema-conservative-democrat/

[6] https://www.cnbc.com/2021/06/08/joe-manchin-is-opposing-big-parts-of-bidens-agenda-as-the-koch-network-pressures-him.html

[7] https://www.theatlantic.com/politics/archive/2021/05/biden-manchin-gop-voting-rights/619003/

La stratégie de Sanders face aux premières reculades de Biden

© LVSL

Radicaux dans ses propositions, Bernie Sanders l’est moins dans sa stratégie. Refusant d’attaquer Joe Biden depuis la victoire de ce dernier aux primaires démocrates, il tente à présent d’influer sur l’orientation de la nouvelle administration, truffée de lobbyistes et de promoteurs d’une économie de marché dérégulée. Sa stratégie se révèle-t-elle payante pour autant ? Si plusieurs mesures, essentiellement symboliques, ont été prises par Joe Biden, elles sont loin d’avoir entamé le consensus néolibéral – dont le nouveau président fut jusqu’à présent un promoteur aux États-Unis. Tandis que d’aucuns louent Joe Biden pour avoir mis fin à l’orientation climatosceptique du gouvernement précédent, d’autres font observer qu’il fait déjà marche arrière sur plusieurs promesses phares de sa campagne – plan de relance ou augmentation du salaire minimum, entre autres.

Pour une analyse de la composition du gouvernement Biden-Harris, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Administration Biden, le retour du consensus néolibéral ».

Avril 2020, Bernie Sanders jette l’éponge à la primaire démocrate après avoir perdu le Super Tuesday face à un Joe Biden fragile mais dopé par la machine du parti. La situation sanitaire s’aggrave aux États-Unis, le sénateur du Vermont en prend très vite la mesure et ne souhaite pas mettre en danger ses militants lors de rassemblements ou de séances de porte à porte alors que le combat est déjà perdu. Très vite, il décide d’apporter son soutien à son ancien rival, qu’il qualifie « d’homme honnête » pour combattre « le président le plus dangereux de l’histoire ». En 2016, Bernie Sanders avait fait campagne jusqu’à la dernière primaire qui se déroulait à Washington D.C. La déception dans les rangs de la gauche américaine est palpable. Joe Biden semble n’avoir pour principaux arguments que le fait de ne pas être Donald Trump et celui d’avoir été le vice-président de Barack Obama. Absolument rien de la candidature du démocrate, hormis l’opposition au président Trump, ne peut entraîner l’adhésion des militants les plus politisés.

Bernie Sanders, bien conscient du danger d’une démobilisation de son électorat en novembre, prend les choses en main et négocie avec lui la mise en place d’une équipe mêlant progressistes et centristes afin de co-construire le programme du candidat démocrate. Jusque-là très critique de la passivité du candidat de l’establishment, Alexandria Ocasio-Cortez est invitée à y participer. Ce travail d’équipe est une réussite tant d’un point de vue stratégique que programmatique. Il en découle un ensemble de propositions plus ambitieuses, en particulier sur la thématique de l’environnement avec un plan pour le climat et la transition énergétique évalué à 2 000 milliards de dollars ou encore le travail avec la promesse d’une hausse du salaire horaire minimum à 15 dollars pour tous les Américains et d’un congé payé de 12 semaines en cas de naissance ou de maladie. Ce travail commun crée une dynamique nouvelle et un début d’unité autour de Joe Biden dans le camp démocrate. Il y a fort à parier que sans l’intervention de Bernie Sanders, rien n’aurait été fait pour retravailler les propositions de celui qui devrait faire face à la machine de guerre Trump quelques mois plus tard. En optant pour la collaboration, le sénateur du Vermont se protège de toute critique de l’establishment. Recycle-t-il pour autant une partie de son programme ?

L’entrisme : une stratégie nécessaire pour la gauche américaine ?

Cet entrisme, mené par la principale figure de la gauche américaine, est nécessaire dans un système politique favorisant le bipartisme. Faire cavalier seul revient à perdre automatiquement l’élection présidentielle ainsi que les élections pour le Congrès. C’est aussi faire perdre le Parti démocrate et risquer de voir une vague conservatrice déferler sur Washington. Ce constat est partagé par des organisations politiques de gauche telles que les Democratic Socialist of America (DSA) dont est issue Ocasio-Cortez. À défaut de pouvoir être une réelle force politique indépendante, la gauche tente d’influer l’orientation politique du Parti démocrate. Le passage par ce dernier pour mettre en œuvre une politique de gauche sociale présente au moins deux avantages : un poids réel dans la vie politique américaine et une véritable force de frappe pour les élections, du point de vue de la communication et de la mobilisation.

Si l’entrisme n’a pas toujours été une réussite au cours de l’histoire politique de la gauche, il semble que cette stratégie ait porté ses fruits ces dernières années aux États-Unis. La percée de Bernie Sanders en 2016 pourrait être considérée comme l’élément fondateur du renouveau de la gauche américaine. Indépendant au Sénat mais affilié au Parti démocrate à la primaire de 2016, il réussit l’exploit de challenger Hillary Clinton grâce à une large mobilisation de terrain et des levées de fonds gigantesques, composées uniquement de petits dons de particuliers. Cette percée a permis de donner une large visibilité aux idées du sénateur du Vermont, telles que la hausse du salaire horaire minimum fédéral à 15 dollars ou le programme d’assurance santé public Medicare For All.

La victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle, quelques mois plus tard, a mis en lumière la nécessité pour le Parti démocrate de revoir en profondeur sa copie et a validé les alertes successives émises par Bernie Sanders sur l’orientation néolibérale des politiques proposées par l’establishment. Voyant que la défaite face au milliardaire n’était pas suffisante pour provoquer des changements de logiciel, il a participé, avec des organisations militantes de terrain comme le Sunrise Movement, à la mise en place de contre-candidatures aux primaires démocrates post-élection de mi-mandat pour le Congrès. C’est ainsi qu’Alexandria Ocasio-Cortez, Ayanna Pressley ou encore Rashida Tlaib ont créé la surprise lors des midterms de 2018 en sortant victorieuses face aux candidatures centristes du parti. Particulièrement douées pour l’utilisation des réseaux sociaux, elles ont contribué à la diffusion d’idées progressistes dans l’électorat démocrate, notamment chez les plus jeunes militants, et ainsi bousculé les ténors du Parti démocrate au Congrès.

Une entrée en matière essentiellement cosmétique de Joe Biden

La victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle, le maintien de la Chambre des représentants et la reprise du Sénat étaient nécessaires pour assurer les coudées franches aux démocrates. Le 3 novembre, les deux premières conditions sont remplies et les élections sénatoriales de Géorgie, remportées à la surprise générale par le Parti démocrate, lui offrent une position, idéale dans les faits, de contrôle du pouvoir exécutif et législatif.

Présentées comme progressistes voire révolutionnaires par la presse, les mesures prises par Joe Biden depuis son investiture dans le domaine socio-économique n’érodent en réalité aucunement le statu quo néolibéral.

Si elle est fragile, tant les majorités au Congrès sont faibles, elle permet tout de même d’envisager des avancées politiques lors des deux premières années de la présidence Biden. Joe Biden a-t-il mesuré l’importance d’un changement de cap radical en cette période de crise sanitaire, économique et démocratique ? Peu de temps avant d’entrer à la Maison-Blanche il met sur la table la proposition d’un grand plan de relance de 1 900 milliards de dollars comprenant un soutien financier, suivant le principe de la monnaie hélicoptère, de 1 400 dollars pour chaque Américain gagnant moins de 75 000 dollars par an. Joe Biden va même jusqu’à déclarer qu’au vu des circonstances, il n’est plus nécessaire de regarder les déficits et l’endettement. Cette prise de position est immédiatement soutenue par Bernie Sanders.

Dès son investiture, il présente une série de mesures exécutives afin d’agir au plus vite et ne pas reproduire l’attentisme de Barack Obama, douze ans plus tôt. Après deux jours et demi de mandat, vingt-neuf décrets sont signés de la main du nouveau président. Quel bilan peut-on en tirer ?

Sur le plan symbolique et sociétal, la rupture avec l’orientation climatosceptique du gouvernement de Donald Trump est nette. Retour des États-Unis dans l’accord de Paris sur le climat, dans l’Organisation mondiale de la santé (OMS), fin du muslim ban ou encore renouvellement du soutien au programme d’immigration DACA : plusieurs promesses clefs de sa campagne ont rapidement été mises en place.

Qu’en est-il du domaine socio-économique ? Plan de relance, hausse des salaires horaires à 15 dollars de l’heure, aide alimentaire pour les familles dont les enfants ne vont plus à la cantine, moratoire sur les expulsions de logement et le paiement des prêts fédéraux étudiants jusqu’en septembre… en apparence, le tournant est également significatif. De nouvelles règles éthiques pour les membres du gouvernement sont par ailleurs établies, comme l’interdiction d’exercer une profession de lobbyiste pendant deux ans suivant un départ de l’administration. Enfin, autre mesure notable, Joe Biden réactive le Defense Production Act, permettant ainsi de réquisitionner des entreprises du secteur industriel pour faire face aux besoins d’équipements sanitaires. Cette liste non exhaustive met en lumière la nécessité pour Joe Biden d’écouter sa base. Bernie Sanders s’en félicite : « Nous allons pousser le président aussi loin que possible, mais étant donné qu’il est en fonction depuis moins d’une semaine, je pense qu’il est sur un bon départ ».

Si les violons sont officiellement accordés entre le président et le leader de l’aile progressiste, une analyse attentive de ces mesures socio-économiques les font cependant apparaître comme des coups de communication aux effets peu contraignants, visant avant tout à marquer la rupture avec Donald Trump. Plus important encore : Joe Biden joue l’ambiguïté sur plusieurs de ses promesses les plus importantes en la matière.

L’éternel persistance du statu quo ?

Malgré les récentes mains tendues de Joe Biden envers son aile gauche, Bernie Sanders reste sceptique : « Je vais être très clair : si nous n’améliorons pas significativement la vie du peuple américain cette année, les Démocrates seront anéantis lors des élections de mi-mandat de 2022 ». Le sénateur américain a de quoi être inquiet. En effet, l’équipe gouvernementale de Joe Biden est composée majoritairement d’hommes politiques proches de l’establishment et jusque-là peu enclins à réformer le pays par le biais de mesures sociales et économiques ambitieuses. On peut ici s’interroger sur l’impact réel des mesures éthiques prises par cette même administration Biden pour lutter contre la collusion entre lobbyistes et décideurs politiques.

L’opposition des Républicains au Congrès pourrait être féroce et compliquer grandement la tâche du président…qui a déclaré à plusieurs reprises être en quête d’un consensus bipartisan. Un air de déjà-vu : peu après son élection, Barack Obama avait refusé d’attaquer de front le Parti républicain sur les enjeux sociaux-économiques, et revu à la baisse les mesures les plus ambitieuses de son programme. De quoi accréditer l’analyse selon laquelle un même consensus néolibéral règne en maître au sein des deux partis ?

La plupart des mesures présentées comme progressistes prises par Joe Biden, apparaissent en réalité déjà comme des subterfuges. La proposition d’un chèque de 1 400 dollars aux citoyens modestes constitue une marche arrière par rapport à la promesse de 2 000 dollars, affichée pendant la campagne. La frange la plus libérale du Parti démocrate pousse également en faveur d’un abaissement du seuil d’éligibilité à 50.000 dollars par an pour bénéficier de cette mesure – ce qui restreindrait le nombre d’Américains bénéficiant de cette mesure par rapport à la présidence Trump.

L’application de la promesse de Joe Biden visant à relever à 15 dollars de l’heure le salaire minimum apparaît tout autant sujette à caution. Si tant est que cette mesure soit approuvée par le Congrès, son application sera étalée dans le temps jusqu’en 2025, sans garantie qu’elle arrive à son terme. Joe Biden lui-même s’est déclaré sceptique quant à la possibilité de l’adoption d’une telle mesure en temps de coronavirus.

Les mesures prises sur les dettes étudiantes et les expulsions de logements ont également de quoi laisser sceptique. Alors que la dette étudiante avoisine les 1,5 trillions de dollars et provoque l’inquiétude des analystes financiers les plus orthodoxes du fait de la bulle qu’elle constitue, Joe Biden se contente de répondre par de quelques mesures palliatives. Il prévoit d’étendre le moratoire sur le paiement des dettes étudiantes édicté par le précédent gouvernement et d’assurer le paiement d’un certain nombre – limité – de créances par le gouvernement fédéral. Quand aux mesures sur les expulsions locatives, Joe Biden se contente d’étendre celles prises par l’administration antérieure.

Il faudrait également mentionner, entre autres sujets qui provoquent l’ire des militants les plus radicaux, les signaux faibles du soutien de Joe Biden à un plan d’assurance maladie bien plus libéral que celui promis lors de la campagne – qui mettrait de côté l’option publique au profit du secteur assurantiel privé.

Présentées comme progressistes voire révolutionnaires par la presse, les mesures prises par Joe Biden depuis son investiture dans le domaine socio-économique n’érodent donc aucunement le statu quo néolibéral. Relevant souvent du symbole, se contentant parfois de prolonger les directives de l’administration antérieure, elles s’apparentent à des mesures conjoncturelles prises en temps de crise et visant à sauver un système économique sans en questionner les fondements.

Bernie Sanders devra donc continuer à faire le pont entre les deux franges démocrates. La tâche s’annonce compliquée pour lui avec d’un côté la pression à exercer sur l’establishment et de l’autre, la modération à imposer aux élus les plus radicaux. Une chose est sûre, plus que jamais, Bernie Sanders est devenu un rouage essentiel du Parti démocrate. La question de savoir si cette stratégie finira par accoucher de quelques résultats reste ouverte.

Le trumpisme survivra-t-il à Trump ?

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Commons © Tyler Merbler

L’assaut du Capitole par les militants pro-Trump a précipité la chute du milliardaire et remis en question son avenir politique. Pour autant, les forces et dynamiques qui ont permis son élection en 2016 et sa progression électorale en 2020 ne vont pas disparaître avec lui, comme le montre un examen précis des évènements récents. À moins d’une présidence Biden radicalement transformative, un retour du trumpisme semble inéluctable.

Selon une vieille plaisanterie socialiste, les États-Unis ne peuvent pas subir de coup d’État, puisqu’il n’y a pas d’ambassade américaine à Washington. Mais si l’attaque du Capitole ne constitue pas une tentative de putsch, de quoi s’agit-il ?  La majorité des miliciens qui ont envahi le Capitole ne semblaient pas poursuivre de but précis. Une fois passé les portes, certains cherchaient sur Google la localisation des bureaux des principaux élus. D’autres ont eu la politesse de respecter les parcours fléchés et de déambuler entre les cordons visiteurs. Une vidéo de Yahoo news capture parfaitement ce paradoxe. Le journaliste interpelle une militante en pleurs, alors qu’elle s’éloigne du Congrès. « Madame qu’est-ce qui vous est arrivé ? » « J’ai été gazée ! » « Vous essayez de rentrer dans le Capitole ». « Oui !  J’ai fait un mètre, on m’a poussé et j’ai été gazé ». « Et pourquoi vouliez-vous entrer ? » « On attaque le Capitole, c’est une révolution ! » s’indigne-t-elle, visiblement très contrariée. Un autre militant, coiffé d’un bonnet en forme de casque de chevalier, explique à CNN qu’il a vu des manifestants se poser dans une salle du Congrès pour allumer des joints. « Ils fument de l’herbe par là-bas », indique-t-il, incrédule. Si on ajoute le côté folklorique de certains costumes, le manque d’organisation de la foule et le profil hétérogène des participants, on serait tenté de prendre l’affaire à la légère. Aucune revendication économique, matérielle ou de justice sociale n’accompagne l’insurrection. Le seul objectif est de maintenir au pouvoir un milliardaire dont le principal succès législatif se résume à des baisses d’impôts pour les grandes fortunes et les multinationales. Les participants forment un curieux échantillon de militants pro-Trump. Aux côtés des blancs sans diplômes, on retrouve des banquiers, dirigeants d’entreprise, informaticiens, fils de notables, vétérans, médecins antivax et retraités. Un petit groupe de Texans a même affrété leur propre jet privé et posté sur les réseaux sociaux des images avec la légende « en route pour attaquer le Capitole ».

L’opération aura eu comme principal effet d’affaiblir considérablement celui qu’elle cherchait à maintenir au pouvoir. Les débats parlementaires visant à contester l’élection ont été écourtés. Donald Trump a perdu l’accès à ses moyens de communication principaux, dont son compte Twitter de manière définitive. Face aux critiques et menaces juridiques, il concède l’élection dès le lendemain des évènements. Une procédure de destitution accélérée a reçu le soutien de dix élus républicains. Dans les enquêtes d’opinion, Trump a perdu dix points auprès de ses anciens électeurs. Une partie de ses soutiens financiers et médiatiques prennent leurs distances. Qu’il s’agisse de sa capacité à se présenter à une élection future ou de devenir le faiseur de roi du Parti républicain, l’avenir politique de Donald Trump semble compromis. Pour Bhaskar Sunkara, fondateur de la revue socialiste Jacobin, l’attaque du Capitole montre avant tout la faiblesse de l’extrême droite aux États-Unis : désorganisée, brouillonne et peu intelligente, elle s’est révélée incapable d’atteindre ses objectifs. Le parallèle avec son leader Donald Trump est saisissant.

Pourtant, une tentative de coup d’État clownesque et maladroite n’en demeure pas moins une tentative de coup d’État, comme l’écrivait l’activiste Richard Seymour le 7 janvier. Depuis, de nombreux éléments troublants sont venus renforcer ce point de vue. La complaisance manifeste, voire la complicité de certains policiers, qui ont ouvert les barrières, pris des selfies avec les émeutiers et refusé de s’interposer, évoquent clairement un des marqueurs des putschs, à savoir le basculement des forces de l’ordre du côté des insurgés. La faiblesse du dispositif de sécurité, la lenteur avec laquelle les renforts ont été dépêchés – en particulier la garde nationale – et l’hésitation à faire un usage déterminant de la force interpelle. Surtout, lorsqu’on compare cet évènement aux manifestations Black Lives Matter de l’été 2020, durement réprimées dans le sang, parfois à la voiture bélier. Le risque de débordement était hautement prévisible, car planifié par les éléments les plus violents sur les réseaux sociaux et encouragé publiquement par plusieurs élus républicains. Le manque de moyens déployés par les autorités pour s’y opposer interroge. Le profil de certains instigateurs, des membres de milices néonazies préalablement identifiés comme potentiels terroristes par le FBI, ne laissait aucun doute quant à la nature des forces en présence.

Au-delà des signes distinctifs de l’extrême droite suprémaciste, les images de violence parlent d’elles-mêmes. Un policier a été tué à coups d’extincteur, soixante autres blessés. Des groupes compacts et coordonnés ont brisé les lignes policières en usant d’objets contondants qu’ils avaient inexplicablement été autorisés à amener au rassemblement initial. Selon de nombreux témoignages rassemblés par la presse, on est passé très près d’un bain de sang. Pour stopper une tentative d’incursion, un policier a tué une militante QAnon en faisant usage de son arme à feu. Alexandria Ocasio-Cortez, élue socialiste du Bronx, évoque une confrontation directe avec certains miliciens, et raconte avoir vu sa vie défiler devant ses yeux. À deux minutes près, Mike Pence aurait été directement exposé à la foule qui réclamait sa tête. Des bombes artisanales ont été retrouvées aux abords du siège des partis républicain et démocrate, et dans le Congrès. En attendant que toute la lumière soit faite sur les complicités et le déroulement des évènements, on retiendra qu’un groupe mieux organisé et plus déterminé aurait probablement réussi à prendre en otage des parlementaires et disposer pour quelques minutes de leur sort. Certes, cela n’aurait pas suffi à prendre le pouvoir, ni à le conserver, ce qui plaide contre l’emploi du terme « coup d’État ».

Cependant, les événements du 6 janvier ne sauraient être pris isolément. Ils représentent l’aboutissement logique de deux mois d’assauts répétés contre les institutions démocratiques du pays. Là aussi, les aspects funambulesques et absurdes des efforts déployés par Donald Trump ne doivent pas nous faire oublier le but poursuivi. La conférence de presse lunaire donnée aux abords d’un sex-shop, les auditions citoyennes factices et les actions judiciaires contradictoires ont fait les choux gras des humoristes. Mais les menaces de mort, coups de pressions et violences urbaines doivent être prises au sérieux. Si Trump a agi maladroitement entre deux parties de golf, ses intentions étaient claires : inverser le résultat des élections via des pressions sur les différents acteurs susceptibles de permettre ce coup institutionnel. Au lieu d’utiliser la violence, il a principalement eu recours aux flatteries, promesses de gloire et menaces diverses, utilisant son formidable poids politique en guise de carotte et de bâton. Sa conversation du 2 janvier avec le Secrétaire d’État de Géorgie, publiée par le Washington Post, montre l’étendue de ses efforts. De nombreux échanges similaires ont eu lieu en privé, en plus des dizaines de tweets et déclarations publiques. Mais Trump n’a pas bénéficié d’un appui extérieur déterminant, que ce soit du point de vue des institutions, des forces armées, de son parti au sens large ou du monde des affaires. Aussi spectaculaire qu’elle fut, l’attaque contre le Capitole peut s’interpréter comme un débordement qu’il n’avait pas pleinement anticipé.

Il aura des conséquences évidentes. Sur son avenir politique, d’abord. Le 5 janvier, Donald Trump incarnait encore la figure incontournable du Parti républicain. Il venait de remporter un nombre record de voix à la présidentielle, réalisant des gains substantiels auprès des Afro-Américains, des hispaniques et des blancs non-diplômés. Grâce à lui, le Parti républicain avait sauvé sa majorité au Sénat, progressé à la Chambre des représentants, et conquis un terrain précieux à l’échelle locale. Compte tenu du contexte – une pandémie doublée d’une crise économique – la performance restait honorable. En cas de victoire du Parti républicain aux sénatoriales de Géorgie, Trump aurait triomphé.

Au lieu de cela, son obsession contre le vote par courrier et ses allégations de fraudes ont découragé les républicains de voter, tout en mobilisant les électeurs de l’autre camp dans des proportions records. Impensable il y a encore deux mois, le Parti démocrate remporte les deux sénatoriales de Géorgie et le contrôle du Congrès. Trump devient le premier président à avoir perdu la Maison-Blanche, le Sénat et la Chambre des représentants en un seul mandat. Désormais, il représente un poids pour son parti, une machine à perdre. Les cadres républicains espèrent tourner la page.

Les premières déclarations publiques de Donald Trump après le 6 janvier visent à appeler au calme et garantir une passation de pouvoir apaisée, sans pour autant reconnaître sa propre responsabilité ou admettre l’absence de fraude électorale. Cette incapacité à faire amende honorable est une constante chez le milliardaire. En 2015 déjà, lorsque deux de ses militants avaient tabassé un sans-abri hispanique, Trump avait répondu de manière ambiguë, reconnaissant un accident « honteux » tout en affirmant « mes supporteurs sont des gens passionnés qui aiment notre pays ». Après l’attentat néonazi de Charlottesville contre des militants antiracistes, il avait maintenu qu’il « y avait des gens bien des deux côtés ». Cette incapacité à reconnaître ses torts et faire le minimum pour son propre intérêt politique l’a de nouveau desservi après l’attaque du Capitole, au point de compromettre son avenir politique et sa place dans la bonne société. Pour autant, s’en est-il fini du trumpisme ?

Le Parti républicain, un appareil « trumpisé »

Mercredi 6 janvier. Quelques heures après avoir évacué le Congrès en catastrophe, les parlementaires reprennent la certification des résultats. « La démocratie ne saurait être intimidée par des émeutiers », proclame le chef de la majorité républicaine Mitch McConnell au Sénat. Les couloirs du Capitole portent encore les stigmates de l’insurrection. Pourtant, les élus républicains engagés dans une tentative de subvertir les élections décident de poursuivre leurs efforts. Pas moins de 6 sénateurs et 138 représentants à la Chambre votent contre la certification des résultats. Certains le font par calcul politique, d’autre part aveuglement manifeste quant à la gravité des événements qui viennent de se dérouler, et leur propre rôle dans l’instigation des violences. Matt Gaetz, le jeune élu trumpiste de Floride, reprend une infox qui circule sur les médias conservateurs. Les violences seraient le fait de militants antifascistes ayant infiltré les milices pro-Trump, explique-t-il. Il se permet de faire la leçon aux démocrates « Je parie que vous ne voulez plus réduire les budgets de la police maintenant ». Ceux qui espéraient une prise de recul du Parti républicain en sont pour leurs frais. Seuls dix parlementaires se prononcent pour la destitution de Donald Trump, votée la semaine suivante à la Chambre des représentants.

Malgré la suppression du compte Twitter de Donald Trump, son principal outil pour jeter les membres de son parti à la vindicte de ses militants, les élus républicains hésitent à rompre avec le président sortant. À l’opportunisme de certains s’ajoute l’alignement idéologique d’autres. Trump n’était pas seul à haranguer les foules le 6 janvier. Son avocat Rudy Giuliani, qui a son rond de serviette dans tous les médias, avait suggérer de régler le contentieux portant sur les élections via un « jugement par combat », en référence à la série Games of Thrones. Mo Brooks, le parlementaire d’extrême droite de l’Alabama, avait appelé à marcher sur le Capitole avec force. D’autres élus avaient incité à la violence les jours précédents, comme la présidente du Parti républicain de l’Arizona, Ali Alexander. Plusieurs richissimes donateurs du Parti républicain ont dépensé des millions de dollars pour financer le meeting du 6 janvier et la campagne de désinformation visant à remettre en cause la légitimité des élections. Marjorie Taylor Green, élue de Géorgie et militante QAnon, a promis de déposer une résolution en faveur de la destitution de Joe Biden, dès le jour de sa prise de fonction. On pourrait également citer Mike Lee, le sénateur de l’Utah qui expliquait sérieusement que « la démocratie n’est pas l’objectif, l’objectif c’est la prospérité ». Le parti républicain ne manque pas de Trump en devenir, et son électorat reste majoritairement solidaire du milliardaire, selon les différentes enquêtes d’opinions effectuées après le 6 janvier. Sa fin de mandat calamiteuse ne doit pas nous faire oublier qu’en 2020, 74 millions d’Américains ont voté pour lui. Soit 11 millions de plus qu’en 2016, une progression spectaculaire qu’il convient d’analyser.

Le Trumpisme progresse électoralement en 2020

Si la défaite du milliardaire semble auto-infligée, elle a été néanmoins accompagnée d’une remarquable progression électorale. Ce phénomène s’explique d’abord par des facteurs structurels, qui ne vont pas disparaître avec Joe Biden. En premier lieu, la polarisation accrue de la société américaine s’inscrit dans une tendance longue. Les partis républicain et démocrate s’éloignent de plus en plus idéologiquement. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, ils étaient constitués de larges coalitions. Les démocrates du Sud défendaient la ségrégation, les républicains du Midwest les syndicats, et les deux partis se retrouvaient autour du New Deal. Le réalignement en deux camps distincts s’est opéré progressivement, avec le vote pour les droits civiques et les programmes sociaux de la « Great Society » de Lyndon B Johnson, puis la stratégie sudiste de Nixon et son « law and order », et enfin la révolution néolibérale de Carter et Reagan. Au cours des années 1990 et 2000, les républicains poursuivent leur droitisation, au point de devenir un parti d’extrême droite revendiquant une forme d’hostilité à la démocratie. Inversement, depuis Al Gore, les démocrates défendent des programmes de plus en plus à gauche. Les électorats respectifs suivent la même trajectoire. Pour une frange importante d’entre eux, basculer d’un parti vers l’autre devient inimaginable. Ceci explique la résilience du socle électoral de Donald Trump, qu’il a pu consolider par différents moyens.

Le fait qu’il soit parti en campagne pour sa réélection avant même d’être investi président, enchaînant un total de 164 meetings entre le 4 décembre 2016 et le 2 novembre 2020, aurait fidélisé sa base. La stratégie d’opposition démocrate, qui a consisté à lui refuser sa légitimité en montant en épingle le scandale du Russiagate, peut également expliquer la consolidation des républicains derrière leur président. Une attitude encouragée par la tentative de destitution de 2020, elle aussi maladroite et partisane.

Le paysage médiatique américain constitue un autre facteur de polarisation. Comme le détaille le journaliste Matt Taibbi dans son livre-enquête Hate inc, les médias américains ne sont plus intéressés par leur mission d’information, mais par le profit. Or, il est plus rentable de cajoler ses abonnées en leur fournissant des contenus sur mesures, plutôt que de les informer objectivement. Du côté conservateur, Fox News et ses satellites ont été les pionniers de ce business model, depuis leur création. Avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, les médias centristes ou orientés à gauche ont adopté un mode de fonctionnement similaire. Selon une enquête récente, 91 % du lectorat du New York Times est constitué d’électeurs démocrates. Les chaînes CNN et MSNBC ne font guère mieux, avec 73 % et 95 % respectivement. Pour Fox News, la proportion est inverse, avec 93 % d’audimat républicain. Avant l’émergence du câble et d’Internet, les Américains s’informaient majoritairement via les trois grandes chaînes du pays, CBS, ABC et NBC. Leur stratégie marketing consistait à toucher la plus large audience possible, ce qui nécessitait une relative neutralité. Désormais, la presse choisit son camp et fait de l’autre bord politique l’ennemi à fustiger. Si les réseaux sociaux contribuent à cette polarisation, les américains s’informent d’abord par la télévision, comme le démontre les enquêtes récentes et le choix des campagnes politiques de concentrer l’essentiel de leur communication sur ces canaux traditionnels. Résultat, la majorité des électeurs évoluent dans des bulles d’informations hermétiques. Ce qui explique pourquoi 48 % d’entre eux estimaient que Donald Trump a bien géré la pandémie, alors qu’il a lui-même reconnu dans des enregistrements audio avoir sciemment menti sur la dangerosité du virus.

Cependant, la polarisation ne fait pas tout, et au-delà de la mobilisation de sa propre base, les élections à fort taux de participation se jouent sur les marges. Donald Trump y progresse grâce à l’économie. Parmi les 35 % d’électeurs qui citent ce thème comme principale préoccupation, 83 % ont soutenu le président sortant. De même, 72 % des personnes dont la situation matérielle s’est améliorée depuis 2016 ont voté Trump. Ce dernier domine toujours les hautes tranches de revenus, mais gagne du terrain auprès des classes moyennes et populaires. Le plan de relance de l’économie, voté par le Congrès en mars 2020, explique en partie cette tendance. Baptisé CARES Act, le programme inclut un chèque de 1 200 dollars pour tous les Américains gagnant moins de 75 000 dollars par an, sur lequel figure la mention de la part de Donald Trump. À cela s’ajoute une assurance chômage « sous stéroïde », pour reprendre les mots du démocrate Chucks Schumer. Soit 2 400 dollars par mois en supplément des aides existantes. Elle a permis aux millions de bénéficiaires de joindre les deux bouts, et parfois de voir leur revenu mensuel augmenter significativement, au point de faire temporairement reculer la pauvreté aux États-Unis. Ironiquement, les démocrates avaient imposé cette mesure à des républicains récalcitrants. Ceci expliquerait l’amélioration du score du président sortant auprès des classes populaires et ouvrières, qui ont apprécié l’aide financière directe.

En particulier, le milliardaire progresse de quatre points chez les Afro-Américains (12 %, contre 8 % en 2016) et de trois points auprès des hispaniques (à 32 %). Certes, le vote afro-américain reste un facteur déterminant du basculement des swing states du côté démocrate, et le taux de participation des hispaniques a augmenté dans des proportions beaucoup plus significatives que celui des autres catégories, faisant de ces deux électorats la clé du succès de Joe Biden. Mais même à la marge, la progression de Donald Trump auprès des minorités semble contre-intuitive.

Historiquement, ces groupes votent dans des proportions écrasantes pour les démocrates. Dans le cas des Afro-Américains, le phénomène remonte aux années quarante et aux programmes économiques du New Deal. L’opposition des républicains au mouvement des droits civiques a consolidé cet alignement. Pour les hispaniques, il s’agit plus clairement d’un vote de classe, renforcé par le racisme de la droite conservatrice. Ces électorats sont désormais considérés comme captifs par les stratèges démocrates. Un calcul encouragé par la part grandissante des hispaniques dans la société américaine. Concentré dans les États du Sud-ouest, le vote latino doit assurer une future hégémonie au Parti démocrate et lui permettre d’abandonner les classes ouvrières blanches et le monde rural pour se focaliser sur les grandes villes et banlieues aisées. Les problématiques de classes laissent ainsi la place aux questions identitaires, les démocrates incarnant le progressisme sociétal face aux forces réactionnaires. Ce schéma fataliste a été intégré par le Parti républicain, qui met tout en œuvre depuis 2010 pour réunir les conditions d’une conservation du pouvoir sans passer par une majorité de voix. Que ce soit en découpant les circonscriptions électorales sur des lignes démographiques avantageuses ou en faisant adopter au niveau local une série de lois permettant de compliquer l’accès au vote des minorités ethniques et des étudiants, le Parti républicain cherche à éviter par tous les moyens son obsolescence promise par les évolutions démographiques.

La tendance observée en 2020 vient déjouer ces calculs. Outre la progression de Trump, les républicains réalisent des scores encourageants à l’échelle locale. Des tendances de fond expliquent en partie ce retournement de situation. La concentration des démocrates dans les grandes villes et les États les plus peuplés les désavantagent au Congrès et à la présidentielle, décidés par le Collège électoral. Les jeunes hommes afro-américains votent de plus en plus pour le Parti républicain, car ils ne fréquentent pas aussi assidûment que leurs aînés les paroisses, lieu de politisation par excellence. Côté hispanique, l’entrée de ce groupe social dans la classe moyenne permet de comprendre son basculement marginal vers les républicains. À cela s’ajoute une hostilité à l’immigration illégale portée par certains de ces électeurs, selon le syndrome du “dernier arrivé” théorisé par la sociologue de Berkeley Arlie Hoschild , et un conservatisme sur les questions sociétales liées à une pratique plus assidue de la religion catholique. Dans les pages du Monde diplomatique, Murtaza Hussain explique que le racisme de Donald Trump, dénoncé par les classes intellectuelles surreprésentées dans la presse, n’est pas nécessairement perçu comme tel par les principaux intéressés. Ces derniers ne se définissent pas en priorité par leur couleur de peau, mais plus souvent par leurs affinités culturelles et intérêts matériels. Le basculement de la vallée du Rio Grande en faveur de Donald Trump permet d’éclaircir ce phénomène. Outre une potentielle animosité envers l’immigration illégale et un conservatisme religieux, ces populations ont vu leurs perspectives économiques s’améliorer sous la présidence du milliardaire. Le secteur pétrolier et la militarisation de la frontière y fournissent des emplois bien rémunérés. Selon eux, une victoire de Joe Biden les placerait indirectement sous la menace d’un déclassement.

Le Parti démocrate a trop parié sur les questions identitaires, et oublié que les hispaniques et afro-américains faisaient partie intégrante de la classe ouvrière. En choisissant d’abandonner ces classes au profit des diplômées peuplant les grandes villes et banlieue aisée, le Parti démocrate s’est tiré une balle dans le pied. À moins qu’il change rapidement de fusil d’épaule, il risque d’être durablement mis en échec par une droite revigorée. 

Biden, un mandat pour enterrer le trumpisme ?

Cependant, il ne saurait y avoir de fatalité. La présidence de Joe Biden représente une opportunité unique d’inverser les tendances, et de renvoyer le trumpisme aux oubliettes. Le président démocrate bénéficie de circonstances favorables. Le déploiement du vaccin, le plan de relance covid et la reprise économique devraient asseoir sa popularité. Sa courte majorité au Congrès lui permet de faire passer une partie de ses réformes. Rien ne garantit que Mitch McConnell et le Parti républicain s’engage dans une logique d’obstruction aussi féroce que ce qu’ils avaient opposé à Obama. Biden n’est pas aussi polarisant que son prédécesseur, pour des raisons qui touchent autant à sa couleur de peau qu’à ses origines, plus modestes. Les médias conservateurs auront d’autant plus de mal à le diaboliser. Mais après ? Les causes profondes du trumpisme ne vont pas disparaître avec une modeste embellie. Outre les inégalités économiques, il existe une véritable défiance envers les institutions politiques, dont la corruption n’en finit plus de surprendre. Une étude de Thomas Ferguson de 2019 a ainsi démontré qu’il existait une corrélation presque parfaite entre la quantité d’argent versé à un candidat par les intérêts privés, et son électabilité. Et comme le détaille une seconde étude conduite par l’Université de Princeton en 2015, les lois votées par les parlementaires épousent parfaitement les intérêts des grandes entreprises et des hauts revenus, alors qu’il n’existe aucune corrélation entre l’action politique menée et les aspirations de 90 % de la population. Cette déconnexion produit des effets quantifiables. Près d’un Américain sur deux ne peut pas faire face à une dépense inopinée de plus de 400 $. Le FMI estime à 35 000 milliards de dollars les sommes cachées dans les paradis fiscaux ces trente dernières années. Mis bout à bout, ces faits dénoncés comme « un vol organisé » par Noam Chomsky expliquent le succès du trumpisme.

Les inégalités économiques et la peur du déclassement demandent des transformations profondes. On ne vainc pas l’extrême droite avec des programmes sociaux accessibles “sous conditions de ressources”, ni avec des lois écrites par des lobbyistes. On la bat avec une politique de classe, capable de fédérer les milieux populaires en améliorant directement leurs conditions matérielles d’existence.

Les institutions américaines favorisent structurellement le Parti républicain. Il contrôle toujours le pouvoir judiciaire, et pourrait reprendre le Congrès dès les élections de mi-mandat de 2022. La fenêtre d’opportunité sera alors refermée, et le retour des forces réactionnaires inéluctable. Biden dispose des moyens suffisants pour éviter ce scénario, mais sera-t-il capable de les déployer ?

Trump, un « canard boiteux » au pied du mur

Donald Trump jouant au golf
Donald Trump au golf – © Capture écran USA Today

Que peut encore faire Donald Trump durant le « lame duck », période de transition entre le président sortant et le président-élu ? Si son pouvoir de nuisance demeure important, Trump a une marge de manœuvre particulièrement réduite. Les freins et contrepoids propres au système politique américain y veillent.


Comme le rappelle la professeure Elaine Kamarck de la Brookings Institution dans une tribune publiée le 29 octobre dans le Los Angeles Times, « Trump n’est pas le Roi George III. Les Pères Fondateurs s’en sont assurés ». La Constitution des États-Unis, en vigueur depuis 1789, repose ainsi sur un système de freins et contre-pouvoirs visant à limiter l’arbitraire individuel.

Dès lors, quels sont les leviers qui restent dans les mains du président Trump ? Il peut encore gracier, en vertu de l’Article II, Section 2, Clause 1 de la Constitution, ce qu’il ne manquera sûrement pas de faire, a minima pour les personnes impliquées et condamnées dans le cadre des enquêtes liées aux interférences russes dans l’élection présidentielle de 2016. Si les constitutionnalistes s’interrogent toujours sur la possibilité par le président de se gracier lui-même, il devra néanmoins répondre des affaires judiciaires dépendant du droit des États fédérés. Seuls les crimes fédéraux lui seront pardonnés.

Du point de vue législatif, le président américain est pieds et poings liés : la Chambre des représentants est et restera démocrate. En dehors d’accords bi-partisans (notamment sur les plans massifs d’aides votés en réponse à la pandémie de Covid-19), le président ne pourra pas compter sur l’organe législatif pour compliquer les débuts de la présidence Biden, pas plus qu’il ne pourra compter sur le seul Sénat pour voter à la majorité simple (via l’« option nucléaire ») des traités à rebours du programme politique de son successeur : « La grande majorité des accords internationaux contraignants ne prennent plus la forme de “traités” nécessitant un vote des deux tiers du Sénat. Ils prennent plutôt la forme d’accords entre le Congrès et l’exécutif (Congressional-Executive Agreements) – une procédure dans laquelle la majorité simple de la Chambre et du Sénat adopte une législation appropriée – qui est ensuite signée par le Président » affirme Bruce Ackerman, professeur de droit constitutionnel à l’Université Yale.

« Trump n’est pas le Roi George III. Les Pères Fondateurs s’en sont assurés »

Sur le plan judiciaire, Donald Trump a nommé pléthores de juges, à commencer par la Cour suprême, au sein de laquelle il a installé trois juges au profil conservateur. Dans les cours fédérales, il en a nommé plus de 200. Le président sortant pourrait-il en nommer plus encore avant la fin de son mandat ? « Il y aura très peu de nominations supplémentaires » répond le professeur Ackerman, dont les interrogations se portent davantage sur les sujets de société dont la plus haute juridiction du pays pourrait se saisir. « La nomination de la juge Barrett à la Cour suprême consolide le pouvoir des ultraconservateurs à la Cour bien au-delà de l’administration Biden. La question est de savoir si la nouvelle majorité va utiliser son pouvoir pour annuler la décision Roe v. Wade ». En outre, la stratégie du président sortant se heurte aux garde-fous prévus par les auteurs de la Constitution. Les juges des cours fédérales siégeant à vie, leurs décisions sont en principe hermétiques à toute pression politique, à toute tentative de représailles. Elles peuvent certes être guidées par des opinions personnelles mais ne sauraient être vues comme un moyen au service d’un fin guidée par des intérêts personnels, par la nécessité de préparer la « vie d’après ». Les juges n’ont alors pour seule contrainte que l’obligation de faire preuve de bonne conduite (good behavior) dans leur charge. « Dans une monarchie, elle constitue une excellente barrière au despotisme du prince ; dans une république, elle constitue une barrière non moins excellente aux empiètements et aux oppressions du corps représentatif » affirmait ainsi Alexander Hamilton, l’un des auteurs de la Constitution, dans le Federalist Paper No. 78. Un fait qui a pu se vérifier récemment à l’issue des arguments oraux dans l’affaire California v. Texas : il est très peu probable que la Cour suprême déclare le Patient Protection and Affordable Care Act (« Obamacare ») inconstitutionnel, n’en déplaise à un président qui aurait tant aimé voir cette loi disparaître.

Reste les pouvoirs propres à l’exécutif. Donald Trump pourrait utiliser l’ordre exécutif (executive order) pour exprimer sa volonté en cette fin de mandat. Si cet instrument a une large portée, le calendrier et la faiblesse de cet outil normatif en minimisent considérablement l’intérêt. « Les executive orders éventuellement adoptés par Donald Trump pourront en effet être abrogés dès janvier par son successeur et il y a peu de chance qu’ils aient pu s’appliquer entretemps, d’autant que l’administration pourrait être rétive à leur donner une pleine effectivité compte tenu du contexte » analyse Samy Benzina, professeur de droit public à l’université de Poitiers. Un constat partagé par Elaine Kamarck qui rappelle que sur les 78 executive orders signés par le président Trump dans le domaine de l’environnement, seuls trente d’entre eux sont entrés en application. Devant une marge de manœuvre si réduite, le président sortant s’emploie donc à délégitimer Joe Biden et à entraver la transition. Une stratégie qui lui permet d’avoir un potentiel de nuisance important.

Entraver la transition, dernier recours d’un président déchu

En refusant de reconnaître la victoire de son adversaire, Donald Trump sape la légitimité de son successeur et attise la rancœur des 72 millions de voix qui souhaitaient sa réélection. « En déclarant qu’il a triché pour gagner, Donald Trump entend certainement, outre réduire sa blessure narcissique, limiter immédiatement les capacités d’action du président élu qui devra faire face à une Amérique encore plus divisée ou près de la moitié de l’électorat pense qu’il a volé son élection. Or sans légitimité démocratique forte, un président ne pourra pas mener les politiques qu’il souhaite, en particulier si le Sénat demeure républicain. Ce dernier sera incité à ne pas coopérer avec un Joe Biden perçu comme illégitime par une partie des électeurs républicains » note le professeur Benzina. Dans un second temps, Donald Trump pratique la rétention d’information en matière de sécurité en refusant l’accès au président-élu et à son équipe aux bureaux du gouvernement et aux documents relatifs à la sûreté du pays. « [Joe Biden] ne peut pas envoyer ses agents dans les diverses administrations pour être formés et informés sur les enjeux auxquels font face lesdites administrations, et il ne reçoit pas les “national security briefings“. Tout cela vise à ralentir et à empêcher Joe Biden d’avoir une administration pleinement efficace dès janvier dans un contexte de crise sanitaire inédit. » Une pratique qui n’est cependant pas du goût de certains sénateurs du Parti républicain qui mettent en avant des risques pour la sécurité des États-Unis et exhortent Trump à laisser les équipes du prochain président prendre connaissance des informations relatives à la sûreté du territoire. Une situation dangereuse qui ne s’achève que tardivement, puisque la victoire de Biden est enfin reconnue par l’Administration des services généraux (General Services Administration), l’agence fédérale dont l’administratrice, Emily Murphy, ayant jusqu’ici refusé de signer la lettre autorisant les équipes du président-élu démocrate à accéder aux agences et aux fonds de transition du gouvernement fédéral.

Outre la rétention d’information, Trump a considérablement purgé le Pentagone. Après avoir limogé sans ménagement le secrétaire du département de la défense Mark Esper pour le remplacer par le très loyaliste Christopher Miller, ce sont les fonctions supérieures du Pentagone qui ont été chamboulées par le jeu de chaises musicales auquel s’est livré le président, nommant aux postes-clés des personnalités particulièrement clivantes, à l’image de l’ancien général Anthony Tata. Devenu sous-secrétaire à la politique de défense, l’homme s’est illustré par le passé par des tweets conspirationnistes en qualifiant Barack Obama de « leader terroriste ». Une situation alarmante qui a poussé le chef d’État-major des Armées Mark Milley à s’exprimer sans équivoque : « Nous ne prêtons pas serment à un roi ou à une reine, à un tyran ou à un dictateur. Nous ne prêtons pas serment à un individu. Non, nous ne prêtons pas serment à un pays, une tribu ou une religion. Nous prêtons serment à la Constitution ».

Si elle n’est pas sans heurts, la transition entre Donald Trump et Joe Biden ne saurait pour autant être cataclysmique : outre les freins et contrepoids, le président déchu a d’ores et déjà laissé entendre qu’il pourrait revenir en 2024. Une volonté de revanche qui ne sied guère à une tentative de coup d’État – selon les mots de CNN –  ou à une politique de la terre brûlée.

QAnon, la mouvance post trumpiste qui fait trembler l’Amérique

© Édition LHB pour LVSL

La théorie pro-Trump issue des forums internet fréquentés par l’extrême droite américaine a rapidement évolué en mouvance « attrape-tout », au point d’émerger comme une véritable force politique. Courtisée par le président américain et des membres du congrès, elle dispose désormais de ses propres élus et militants. Ce succès foudroyant risque de radicaliser davantage un Parti républicain déjà acquis au trumpisme, quel que soit le résultat de la présidentielle.


Le 4 décembre 2016, Edgar Maddison Welch quitte sa résidence de Caroline du Nord armé d’un fusil d’assaut et d’un pistolet semi-automatique. Le jeune homme de vingt-huit ans parcourt six cents kilomètres pour se rendre au Comet Ping Pong, une pizzeria de Washington DC qu’il prend d’assaut en plein milieu de l’après-midi. Il s’ensuit une brève prise d’otage au cours de laquelle l’intrus tire plusieurs coups de feu pour terroriser le personnel, avant de se rendre à la police sans opposer de résistance. Il explique avoir fait le déplacement pour « enquêter » sur le restaurant et libérer les enfants qui seraient séquestrés dans sa cave. L’agresseur est convaincu de la véracité du Pizzagate, une théorie complotiste selon laquelle Hillary Clinton et son directeur de campagne John Podesta seraient à la tête d’un vaste réseau pédophile. La pizzeria servirait de quartier général. Après avoir découvert à ses dépens que l’établissement n’avait pas de cave et ne détenait pas d’enfants, Welch sera condamné à quatre ans de prison pour attaque à main armée. [1]

Ce fait divers a été repris par de nombreux médias pour alerter sur le danger des infox et théoriser le concept de bulles de filtres selon lequel les réseaux sociaux isoleraient les individus en leur proposant des contenus ciblés, au point de les placer dans des spirales poussant à la radicalisation. [2] En effet, le Pizzagate démarre sur le site 4chan, un forum de discussion prisé par l’extrême droite américaine. Elle repose sur un courriel de John Podesta publié par Wikileaks, où le directeur de la campagne d’Hillary Clinton correspond avec le propriétaire de la pizzeria pour l’inviter à une levée de fonds. Nous sommes en octobre 2016 à quelques semaines de la présidentielle. La théorie complotiste va rapidement se propager sur les réseaux sociaux, avant de pousser Welch à l’acte. Elle fait désormais partie intégrante d’un mouvement plus vaste connu sous le nom de QAnon.

QAnon : les origines d’une théorie complotiste attrape-tout

Un an après l’émergence du Pizzagate, un individu utilisant le pseudonyme « Q » poste un message sur le forum 4chan indiquant qu’il travaille pour l’administration Trump et détient des informations secrètes. Il promet l’arrestation d’Hillary Clinton d’ici la fin de l’année et explique que Donald Trump est engagé dans une lutte sans merci contre l’État profond. Bien que la prédiction s’avère fausse, « Q » continu de poster de nombreux messages codés, donnant naissance à la mouvance complotiste connue sous le terme de QAnon. Les adeptes, nommés « anons » pour anonymes, cherchent à décrypter les nombreux messages laissés par Q et argumentent entre eux quant aux implications de ses « révélations » qui englobent ou recoupent un nombre croissant de thèses complotistes déjà établies. Il semble ainsi difficile d’isoler une théorie centrale permettant de définir QAnon, mais le journaliste du Daily Beast Will Sommer, qui couvre ce phénomène depuis ses débuts, propose un résumé efficace. [3] Selon lui, « pratiquement tous les adeptes de QAnon défendent le fait que le monde est contrôlé depuis des décennies par une sinistre cabale dont les ramifications s’étendent jusqu’aux plus hauts échelons du Parti démocrate, à Hollywood, dans les grandes banques et l’État profond ». Cette cabale, qui inclut Barack Obama, Hillary Clinton, Tom Hanks et Oprah Winfrey torture et viole des enfants avant de les dévorer au cours de rites sataniques. L’armée américaine aurait recruté Donald Trump afin qu’il concoure à l’élection présidentielle et abatte cette secte. « Les adeptes de QAnon attendent ainsi le jour du “Storm” (la tempête) où Donald Trump arrêtera et fera exécuter — ou emprisonner à Guantánamo Bay — tous les dirigeants de la mystérieuse cabale. Les anons pensent donc avoir un rôle à jouer en préparant le grand public à cet événement, une tâche qu’ils désignent par le terme “the great awakening” (le grand éveil). [4]

On retrouve ainsi deux piliers du mouvement qui explique son succès : la perte de confiance dans les institutions qui produit une croyance dans l’existence d’un groupe d’élite contrôlant le monde, et la peur de la pédophilie. Si la thèse centrale semble invraisemblable et même comique, de nombreuses autres théories complotistes s’y rattachent. Le Pizzagate, par exemple, ne serait qu’une manifestation de la cabale satanique. John Fitzgerald Kennedy aurait été assassiné par ce culte, après avoir tenté d’y mettre fin. Son fils John Kennedy junior, mort dans un crash d’avion, serait toujours vivant. Pour certains, Hillary Clinton serait déjà en prison et remplacée par un clone. Les attentats du 11 septembre ne seraient pas l’œuvre d’Al-Qaïda, mais de la mystérieuse cabale. Quant au RussiaGate et au coronavirus, il s’agirait de deux complots d’Obama pour faire tomber Donald Trump. Les stéréotypes et idées antisémites sont omniprésents, et le milliardaire Georges Soros au cœur de nombreux complots dénoncés par le mouvement. Ces idées périphériques qui s’ajoutent à la thèse centrale n’émanent pas nécessairement de “Q”, mais des nombreux adeptes qui proposent leurs propres interprétations de ses messages. Les plus prolifiques cumulent des millions de vues sur YouTube et des milliers d’abonnés sur les réseaux sociaux. Des documentaires amateurs affichant des centaines de milliers de vue et des livres figurant en tête des ventes d’Amazon dans la catégorie politique témoignent de l’ampleur du mouvement. [5]

De la théorie complotiste au mouvement politique

L’écrasante majorité des premiers adeptes de QAnon sont des électeurs de Donald Trump présentant comme caractéristiques communes le fait d’être des hommes blancs de plus de quarante ans, sans diplôme et habitant majoritairement les zones rurales. [6] Un des ressorts du succès de cette mouvance auprès de cette population viendrait de sa capacité à proposer une explication simple à des phénomènes complexes, et d’éviter à cet électorat une désillusion majeure face à la politique menée par Donald Trump depuis son entrée à la Maison-Blanche. En recrutant dans son administration la plus large concentration d’anciens cadres de Goldman Sachs, une batterie de lobbyistes et un échantillon de politiciens représentant le pire de ce que le fameux “marais” (“drain the swamp !” a coutume de dire le président Trump) de Washington avait à offrir en termes de probité, ce dernier a rompu l’essence de sa campagne. [7] En refusant lui-même de se séparer de ses entreprises et en poursuivant la mise en place de baisses d’impôts massives pour les milliardaires tels que lui, Trump incarne tout ce qu’il avait dénoncé. [8] De même, sa politique étrangère va rapidement épouser celle du consensus de Washington, certes dans un style très différent, mais sans remettre en cause les structures de pouvoir. En acceptant que tous ces comportements diamétralement opposés à ses promesses de campagne s’expliquent par le projet secret de décapiter une cabale d’élites, les adeptes de QAnon évitent d’accepter qu’ils se soient fait berner par Donald Trump.

Deux événements bien réels vont apporter de l’eau au moulin de “Q”. D’abord, le scandale du RussiaGate, qui prend la forme d’une tentative de coup d’État judiciaire menée contre Donald Trump par les agences de renseignement, une partie de la haute administration et les cadres du Parti démocrate — avec la complicité des grands médias, ce qui va dans le sens d’une lutte entre le nouveau président et les élites. [9] Pour autant, ce filon va s’épuiser lorsque le procureur spécial Robert Mueller rend son rapport innocentant Trump. Selon Q, ce dernier œuvrait en secret avec Trump pour décapiter la cabale pédophile et allait déclencher la fameuse « tempête » au terme de son enquête. Après ce flop, QAnon semble sur le point de disparaître des radars. Mais un second scandale va le raviver : l’affaire Epstein.

Jeffrey Epstein était un financier multimillionnaire de New York, connu pour son goût pour les jeunes femmes et ses soirées fastes où le gratin du pays venait profiter de son hospitalité. Ses liens présumés avec de nombreuses personnalités de premier plan, dont Bill Clinton, Bill Gates, le prince Andrew et Donald Trump, indique qu’il avait un accès privilégié à certains cercles. Or, Epstein est condamné une première fois en 2008 pour viol sur adolescente et proxénétisme. Epstein, grâce à son argent et ses connexions, obtient une réduction de peine spectaculaire, et est libéré treize mois plus tard. Il sera rattrapé par les révélations du Miami Herald en 2019 et de nouveau arrêté pour trafic de mineurs et proxénétisme. Cette fois, l’affaire Epstein fait davantage de bruit, du fait des personnalités potentiellement impliquées. Or, Epstein meurt en prison dans des circonstances particulièrement troublantes quelques semaines après son incarcération. [10]

Le russiagate et l’affaire Epstein ont représenté des cadeaux pour QAnon

Le mouvement croît de manière organique à une vitesse d’autant plus rapide que ses membres estiment devoir convertir de nouveaux adhérents, afin de les préparer au storm. Mais c’est seulement avec l’arrivée du coronavirus et des confinements que la mouvance va prendre une ampleur décisive, au point que ses adeptes s’affichent dans les meetings de Donald Trump, lors de manifestations anti-masques, anti-confinement et dans la sphère médiatique et politique.

Le profil des militants QAnon va évoluer avec cette mutation. Toutes les couches sociales et origines sont désormais représentées. Le gros des renforts semble cependant constitué de jeunes femmes, souvent issu de milieux aisés, dont un nombre non-négligeable de démocrates — voire d’électrices de Bernie Sanders. De nombreux influenceurs, youtubeurs ou stars du monde du spectacle reprennent certains des thèmes chers au mouvement, plus ou moins consciemment. Les réseaux sociaux Instagram, Tik Tok et les blogs de mode et de bien-être sont également atteints par du contenu pro QAnon. Le fait que le futur adepte soit invité à explorer le labyrinthe d’informations présentes sur Internet et de « descendre au fond du terrier à lapin » demeure un élément critique du processus de radicalisation. À la fois ludique, addictif et valorisant, ce cheminement permet de faire basculer les futurs anons d’autant plus vite qu’ils vont être accueillis les bras ouverts par une communauté qui partage leurs inquiétudes et conclusions. Au risque de se couper de leurs proches. [11]

La peur de la pédophilie, ressort important du recrutement de QAnon

Comme l’explique le journaliste Ryan Grim pour The Intercept, l’utilisation de la peur des pédophiles pour provoquer une réponse réactionnaire à un changement sociétal n’a rien de nouveau. En 1909, le magazine Woman’s World, diffusé à deux millions d’exemplaires aux États-Unis, sort un long dossier allégeant l’existence d’un trafic d’être humain à grande échelle visant les jeunes filles blanches, pour les réduire à l’état d’esclaves sexuels. Il sera rapidement suivi de « La guerre contre l’esclavage blanc », titre d’un ouvrage coécrit par plusieurs procureurs et membre du clergé de Chicago. Le livre alerte sur la prétendue existence d’un réseau pédophile sévissant autour des magasins de crème glacée. La panique qui s’ensuit prend racine dans les changements initiés dans les années 1880, lorsque l’invention de la machine à écrire permet à de nombreuses femmes de travailler et d’obtenir l’indépendance financière. Le fait que nombre d’entre elles se permettent de se promener seules dans la rue, de fréquenter les magasins de glace, voire de sortir avec des hommes noirs, n’était pas du goût de tout le monde. [12]

Une théorie complotiste n’a pas besoin d’être vraie pour produire des effets concrets. En 1910, le gouvernement fait voter le White slavery Act (loi contre l’esclavage blanc), qui interdit aux femmes blanches de traverser la frontière d’un État « pour des raisons immorales », en particulier si elles sont accompagnées d’un homme noir. Pour faire respecter ce qui sera ensuite appelé le Mann Act, des agents fédéraux sont recrutés par le président Ted Roosevelt, sans véritable contrôle. Ils donneront naissance au FBI, le Federal bureau of investigation. [13]

Les années 1970 sont de nouveau le théâtre d’un profond mouvement de libéralisation des femmes, entamé par les luttes féministes des années 60. La contre-révolution réactionnaire prendra, dans les années 80, la forme d’une large théorie complotiste imaginant des réseaux d’esclavages pédophiles et sataniques sévissant dans les crèches pour enfants. Une façon de culpabiliser les femmes qui continuent de travailler après avoir eu des enfants, au lieu de rester avec eux au foyer.

La perspective de l’élection d’une femme à la Maison-Blanche, en la personne d’Hillary Clinton, permet de comprendre le regain de conspirationnisme impliquant de prétendus réseaux pédophiles. Du reste, cette instrumentalisation n’est pas le propre des États-Unis. Au Brésil, le candidat Jair Bolsonaro avait bénéficié d’une campagne de désinformation massive propulsée par l’application de messagerie Whatsapp (propriété de Facebook) et illégalement financée par des entreprises privées. Elle reposait, entre autres, sur de fausses informations destinées à alerter les Brésiliens que le Parti des travailleurs (PTB) cherchait à rendre les enfants homosexuels pour pouvoir les violer. Une rhétorique utilisée implicitement par Bolsonaro lui-même, et répandue par les Églises évangéliques soutenant le candidat d’extrême droite. [14]

Cette peur sert désormais de porte d’entrée principale à l’univers de QAnon, en particulier depuis l’arrivée du Covid-19. De nombreuses mères de famille sont restées confinées chez elles et ont disposé d’un gain de temps pour explorer les questions posées par la pandémie. Elles ont pu atterrir sur des forums de discussions et groupes Facebook où se recoupent les thèses conspirationnistes sur l’origine du coronavirus, le mouvement anti-vaccins et l’efficacité des masques. Néanmoins, l’initiation à QAnon passe d’abord par le bouche-à-oreille. De nombreuses personnes témoignent avoir été introduites au mouvement par leur mère ou des proches inquiets du danger représenté par la pédophilie. Des mouvements comme « Save the children » (Sauvez les enfants), a priori bienveillants, servent de cheval de Troie pour attirer de nouveaux adeptes. Une inquiétude pour ses propres enfants ou le soutien à une ONG luttant contre la pédophilie peut servir de porte d’entrée. À Los Angeles, une manifestation organisée par « Save the children » a permis la rencontre de personnes inquiètes par le trafic d’enfant dans le tiers monde avec des anons brandissant des pancartes « John Podesta boit du Sang ».

Le parti républicain sur le point d’être submergé ?

Le mouvement QAnon est récemment sorti de l’ombre pour s’imposer au grand public. Interrogé sur la question, Donald Trump a prétendu ne pas bien connaître le phénomène tout en décrivant les adeptes comme « des patriotes qui aiment notre pays » avant de préciser : « Si je peux aider à sauver le monde de ces problèmes, je suis prêt à le faire. Je suis prêt à m’y consacrer. Et je le fais, pour être franc ». Dans une autre entrevue, il refuse de condamner le mouvement, et ajoute “ils sont engagés contre la pédophilie et je trouve ça très bien”. Certains de ses proches, comme son ancien conseiller Steven Bannon et son avocat et ancien maire de New York Rudy Giuliani, vont beaucoup plus loin, accusant publiquement le fils de Joe Biden de faire partie de la cabale. [15]

Le Parti républicain navigue à vue, en tentant de tenir une ligne de crête. Mis en difficulté par la pandémie et l’impopularité chronique du président sortant, il semble promis à une défaite électorale. Ceci permet d’expliquer pourquoi certains élus cherchent implicitement à s’attirer les faveurs du mouvement, dont l’énergie débordante peut revêtir un certain attrait. 

Le sénateur du Texas Ted Cruz et le représentant au Congrès du comté de Parker dans le Colorado Ken Buck ont par exemple mené une bataille contre Netflix, accusée de propager de la pornographie pédophile à cause de la diffusion du film français Mignonnes. D’autres se contentent de clin d’œil au mouvement. Sans aller jusqu’à embrasser QAnon, les cadres du parti et figures proéminentes prennent soin de ne pas le dénoncer trop clairement et publiquement. Cette attitude peut s’expliquer par les sondages effectués sur le sujet, qui tendent à monter qu’une proportion non négligeable de l’électorat de Donald Trump croit une partie ou la totalité de la théorie. L’enquête publiée par l’institut YouGov le 22 octobre arrivait au chiffre surprenant de 15 % et 37 %, respectivement. Lorsqu’on leur demande s’ils pensent que les cadres du Parti démocrate sont impliqués dans un vaste trafic d’enfants, la moitié répondent par l’affirmative. Une autre enquête indique qu’un Américain sur deux aurait entendu parler de la théorie et 7 % jugerait qu’elle soit vraie. Ce chiffre est à prendre avec des pincettes, car en posant des questions plus précises, on se rend compte qu’un tiers des convaincus n’ont pas entendu parler d’un des aspects situés au cœur de la théorie ou estime qu’il est faux. En corrigeant ce chiffre, on arrive tout de même à plusieurs millions d’adeptes potentiels, ce qui est cohérent avec les fréquentations des sites spécialisés. [16]  

Cette popularité se reflète au niveau des candidats aux élections locales de novembre. Plusieurs dizaines d’entre eux se revendiquent du mouvement. Il s’agit parfois de candidats indépendants risquant de diviser le vote conservateur, comme c’est le cas pour le 18e district de Floride. [17] Plus souvent, ils se présentent sous la bannière du Parti républicain, après avoir gagné une primaire. Une faible proportion d’entre eux devrait accéder aux responsabilités. En particulier, après avoir obtenu le soutien du Parti républicain de Géorgie, Majorie Taylor Green semble assurée de remporter sa législative et de se retrouver au Congrès en janvier prochain. [18]

“Les Américains ont une unique opportunité d’en finir avec cette cabale pédo-satanique”

Marjorie Taylor Green

À cela s’ajoutent les innombrables militants QAnon qui assistent aux meetings de campagne de Donald Trump et d’autres élus républicains en affichant clairement leurs convictions. Dans certaines banlieues aisées du Minnesota, les citadins sont assaillis de courrier pro-QAnon comportant des photos alarmistes imprimées sur papier glacé. [19] Ailleurs, le mouvement est si présent que les épiciers et commerçants locaux en entendent parler à travers les conversations de leurs clients. Compte tenu de l’ampleur récente du phénomène, les dirigeants républicains sont en droit de craindre une nouvelle insurrection interne similaire au Tea Party, mais dans une forme encore plus radicalisée et déstructurée. Si la menace est loin d’être clairement établie, embrasser le mouvement risque de marginaliser davantage le Grand Old Party (GOP). La mouvance a été qualifiée de “risque terroriste” par le FBI. De nombreux adeptes ont commis des actes de violence ou ont planifié des attaques terroristes. Certains sont sous mandat d’arrêt et mènent une existence de fugitifs, rendue possible par l’aide offerte par d’autres membres du mouvement. À tel point que Facebook et Twitter ont fermé de nombreux comptes, pages et groupe de discussion affilié à QAnon. [20] 

Si Trump remporte les élections, QAnon semble en mesure de prendre de l’ampleur, galvanisé par la victoire du républicain. Inversement, une défaite du président sortant devrait amener certains adeptes à la raison. Mais convaincus que des millions d’enfants sont entre les mains de pédosatanistes, réduits à l’état d’esclaves sexuels et voués à être dévorés vivant, une partie des anons pourraient basculer dans la violence. Si les élections semblent contestées, ils pourraient décider de s’occuper eux-mêmes du problème. Dans tous les cas, l’éventuel post-Trumpisme ne semble pas destiné à déboucher sur un retour à la raison.

  1. Lire https://www.vox.com/policy-and-politics/2016/12/5/13842258/pizzagate-comet-ping-pong-fake-news
  2. Lire https://www.theguardian.com/technology/2017/may/22/social-media-election-facebook-filter-bubbles
  3. https://www.thedailybeast.com/what-is-qanon-a-deep-look-inside-the-nutso-conspiracy-theory-infecting-our-politics
  4. Idem 3.
  5. https://theintercept.com/2020/08/28/is-qanon-the-future-of-the-republican-party/
  6. https://www.nytimes.com/2020/10/19/us/politics/qanon-trump-republicans.html
  7. https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/trump-the-destroyer-127808/
  8. https://www.nytimes.com/interactive/2020/10/10/us/trump-properties-swamp.htm
  9. https://lvsl.fr/trump-est-a-la-solde-de-la-russie-retour-sur-une-theorie-conspirationniste-a-la-vie-dure/
  10. https://www.vox.com/2018/12/3/18116351/jeffrey-epstein-case-indictment-arrested-trump-clinton
  11. https://theintercept.com/2020/09/23/qanon-conspiracy-theory-colorado/
  12. https://theintercept.com/2020/08/28/is-qanon-the-future-of-the-republican-party/
  13. Ibid 12
  14. https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/10/25/infox-au-bresil-comment-les-fausses-informations-ont-inonde-whatsapp_5374637_4408996.html
  15. https://www.thedailybeast.com/trumpworld-wraps-up-the-campaign-by-going-full-qanon-conspiracy-theory
  16. https://www.wired.com/story/qanon-supporters-arent-quite-who-you-think-they-are/
  17. https://theintercept.com/2020/10/28/qanon-florida-republican-mast/
  18. https://theintercept.com/2020/09/12/georgia-district-14-qanon/
  19. https://theintercept.com/2020/09/23/qanon-mail-minnesota/
  20. https://theintercept.com/2020/09/23/qanon-conspiracy-theory-colorado/

Comment Donald Trump cherche à manipuler la présidentielle américaine

Donald Trump en meeting – Capture d’écran

Heurté coup sur coup par la pandémie du Covid-19 puis par les révoltes urbaines suite à l’assassinat de George Floyd, le président américain Donald Trump multiplie depuis le début de la crise sanitaire les efforts pour empêcher les potentiels électeurs démocrates de voter à la présidentielle le 3 novembre prochain. Ce dernier agite des soupçons de fraudes et refuse de dire s’il reconnaîtra le résultat en cas de défaite. Il est aidé dans ses efforts par le Parti républicain (GOP) et l’appareil conservateur. Les Démocrates, obnubilés par leur crainte d’ingérence du président russe Vladimir Poutine, réagissent tardivement. La légitimité de l’élection se trouve ainsi de plus en plus remise en question au sein d’une société américaine polarisée et morcelée. Par Jules Brion et Politicoboy.


20 heures, 7 novembre 2000, au soir de l’élection présidentielle américaine. En se fondant sur les sondages de sortie des urnes, les chaînes de télévision du pays annoncent la victoire du candidat démocrate Al Gore en Floride, faisant de lui le prochain président des États-Unis. Mais à mesure que le dépouillement avance, Georges W. Bush refait son retard. À 22 heures, les médias rétractent leur jugement. À 4h30 du matin, le Républicain remporte la Floride par 1 784 voix d’avance, et de ce fait, la Maison-Blanche.

Dans les jours suivants, et compte tenu du faible écart constaté, un recompte a lieu à l’aide de machines. L’avance de Goerges Bush tombe à 327 voix. Al Gore demande, comme la loi l’autorise, un recomptage manuel dans certains comtés de Floride. Le gouverneur de l’État est alors Jeb Bush, frère de son adversaire. De plus, la secrétaire de l’État à l’Intérieur, Katherine Harris, en charge de la supervision des élections, n’est autre que la directrice de la campagne de Georges Bush. Après avoir pris des directives restrictives pour limiter l’accès au vote par correspondance pour les citoyens résidant à l’étranger, elle impose des délais intenables pour le recompte.

Une bataille juridique s’engage, qui sera ultimement tranchée par la Cour suprême en faveur de Bush. Par cinq voix à quatre, cette dernière choisit de stopper le recompte des voix, affirmant que le calendrier doit primer sur la vérification des bulletins de vote. Elle offre ainsi un premier mandat au candidat républicain, pourtant battu de plus d’un demi-million de voix à l’échelle nationale. Dans les mois suivants, un consortium de médias rassemblant les plus prestigieux titres du pays – dont le conservateur Wall Street Journal – produit une enquête. Elle conclut qu’Al Gore aurait remporté la présidentielle si le recompte manuel avait été mené à son terme. [1]

Vingt ans plus tard, un cas de figure similaire pourrait se reproduire. Bousculé par le coronavirus qui a mis à mal sa stratégie axée sur le plein emploi et l’affrontement avec la Chine, Donald Trump s’efforce de délégitimer l’élection, tente de réduire la participation et espère compliquer l’accès au vote des électeurs démocrates. Dans cette entreprise, il peut compter sur l’expérience du Parti républicain. Ce dernier poursuit depuis longtemps une stratégie visant à limiter l’accès au vote des électeurs lui étant structurellement hostiles, « avec une précision chirurgicale » selon la Cour suprême du Texas. Cette dernière a temporairement invalidé une loi ciblant les minorités ethniques, les étudiants et les classes populaires.

[Lire sur LVSL : « La démocratie américaine en péril »]

Ces aspects, détaillés dans un article précédent, peuvent être résumés à partir du cas de la Géorgie. Outre les manœuvres d’intimidations, la suppression de plus de deux cents bureaux de vote dans les quartiers démocrates, les purges discriminatoires des listes électorales, les restrictions pour empêcher l’inscription des nouveaux électeurs et l’installation de machines à voter défectueuses dans certains quartiers, les lois qui visent à contrôler l’identité des électeurs sont si restrictives que le gouverneur républicain Brian Kemp, qui les a instaurées, en fut lui-même victime en 2018, se voyant refuser l’accès à l’isoloir pour carte d’identité non conforme. L’élection présidentielle se déroule en outre un mardi. Cela nécessite de perdre jusqu’à une demi-journée de travail pour aller voter. Ce luxe est plus accessible aux classes aisées, qui votent majoritairement républicain, qu’aux classes populaires davantage pro-Démocrates. [2]

Le coronavirus et son impact économique risquent d’exacerber ces problèmes, comme l’a bien compris Donald Trump. En pleine pandémie, les électeurs seront moins enclins à patienter dans des bureaux mal ventilés pendant des heures, s’ils daignent se déplacer. De fait, les primaires démocrates de 2020 ont été le théâtre d’interminables files d’attente un peu partout dans le pays, au point de contraindre des étudiants de Houston à voter après l’annonce des résultats, ceux du Kentucky à demander une réouverture des bureaux de votes dans la soirée.

Le vote par correspondance, une catastrophe en devenir

Aussi, nombre d’électeurs semblent décidés de voter par correspondance le 3 novembre prochain. 27 États américains, comme la Californie, le Vermont et Washington DC, ont facilité les démarches pour le vote par courrier. Le but est de le favoriser pour faire face au Covid-19. Ce type de vote se révèle largement moins dangereux dans le contexte actuel. Selon le New York Times, environ trois quarts des Américains seront éligibles au vote à distance, une première dans l’histoire. Le système de vote par correspondance n’est pas nouveau dans la vie politique américaine. La mise en place de cette procédure remonte à la guerre de Sécession. Son développement date cependant surtout du début des années 2000. Mais le volume de bulletins à traiter va plus que doubler par rapport aux élections de 2016. Plus de 80 millions de kits de votes vont ainsi être envoyés en novembre. Les pouvoirs locaux et l’United State Postal Service (USPS), organisme public fédéral chargé d’organiser l’acheminement du vote à distance, vont devoir ajuster leur capacité de traitement et de dépouillement des bulletins. Les primaires démocrates ont servi de premier test et ont été le théâtre d’une série de désastres. À New York, l’officialisation des résultats prit plus de six semaines. À cela s’ajoute l’invalidation d’innombrables bulletins pour diverses raisons. Selon le site d’investigation The Intercept, dans certaines juridictions, près d’un bulletin sur cinq aurait été ainsi invalidé. Des problèmes similaires ont été observés au Wisconsin et au Kentucky, entre autres.

Si un tel manque de préparation se répétait pour la présidentielle, les conséquences seraient dramatiques. Non seulement de nombreux bulletins risquent d’être ignorés, mais la confiance dans le résultat final pourrait être ébranlée. Or, seulement 17% des partisans de Donald Trump comptent voter par correspondance en novembre prochain contre 66% pour les supporters de Joe Biden. Cette disparité peut s’expliquer par la différence d’appréciation du risque sanitaire. Les Démocrates s’informent auprès de médias traitant le Covid-19 de manière relativement alarmiste. De leur côté, les Républicains regardent principalement Fox News et Russ Limbaugh qui ne cessent de minimiser le risque. Enfin, les bulletins par correspondance invalidés le sont souvent pour signature non conforme avec la signature présente sur la liste électorale, ou réception trop tardive du bulletin. Ces deux phénomènes touchent davantage les jeunes et personnes issues des classes populaires ou de l’immigration, comme cela est observé en ce moment en Caroline du Nord où le vote par correspondance pour la présidentielle a déjà débuté. En clair, le risque de perdre des voix affecte de manière disproportionnée Joe Biden.

Le camp conservateur cherche à désorganiser les élections de novembre

Dans un système non partisan, les autorités prendraient toutes les mesures possibles pour garantir l’intégrité du vote. L’augmentation des budgets pour permettre d’investir dans les moyens logistiques nécessaires, le recrutement et la formation de nouveaux assesseurs pour augmenter le nombre de bureaux de vote, l’établissement de nouvelles directives et lois pour simplifier l’accès à l’isoloir et la promotion du vote par correspondance constituent autant de mesures potentielles, que les Démocrates appellent de leurs vœux. Or, l’organisation des élections est de la responsabilité des États. Dans la plupart de ceux gouvernés par les Républicains, les autorités s’opposent à toute mesure susceptible d’augmenter la participation, convaincues que celle-ci profiterait à l’autre camp. Quant aux États démocrates, les contraintes budgétaires drastiques résultant de la crise économique actuelle les limitent grandement. Ils sont de plus tributaires du service postal (USPS).

Les Démocrates se sont logiquement tournés vers l’État fédéral et le Congrès pour débloquer des crédits. Le 22 août dernier, la Chambre des représentants, à majorité démocrate, a ainsi validé un plan de relance de l’économie. Il contient une enveloppe de 25 milliards de dollars pour pallier une partie du déficit budgétaire de l’USPS. Ainsi, 3,5 milliards de dollars sont destinés à l’aide au vote par correspondance. La crise du coronavirus a en effet très durement touché l’agence fédérale. La loi ne verra sans doute jamais le jour. Le Sénat, contrôlé par les Républicains, est hostile à toute mesure permettant d’aider à la bonne tenue des élections. Donald Trump, également opposé à l’initiative démocrate, a par ailleurs avoué dans une interview sur Fox Business le 13 août « qu’ils [les démocrates] ont besoin de cet argent pour que l’USPS fonctionne correctement et poste des millions et millions de bulletins ». Sans cet argent, Donald Trump admet « qu’ils n’auront pas un vote par correspondance généralisé, car ils ne seront pas équipés pour ».

La Maison-Blanche utilise tous les moyens juridiques à sa disposition pour attaquer les États qui tentent de favoriser le vote par correspondance. Dans l’Iowa, ces derniers ont ainsi tenté d’invalider des dizaines de milliers de demandes de vote par courrier. Donald Trump a également menacé d’attaquer le gouvernement du Nevada pour que ce dernier retire une nouvelle loi qui permet d’envoyer automatiquement des bulletins de vote à tous les électeurs. Le 13 août, la Cour suprême fédérale a rejeté la contestation des Républicains d’un accord dans le Rhode Island. Ce dernier autorise les citoyens de l’État de voter par courrier sans obtenir la signature de deux témoins ou d’un notaire.

Enfin, Donald Trump entretient depuis des mois l’idée que le vote par courrier conduirait à une fraude massive, tout en encourageant ses électeurs à voter deux fois. Or cela est parfaitement illégal. Ces accusations ont été critiquées par de nombreux experts, y compris dans le camp républicain. Et pour cause, dans certains États clés, 50% des électeurs recourent à ce mode de scrutin depuis des années. Aucune fraude massive n’a encore été relevée. De fait, le Parti républicain a longtemps promu le vote par correspondance afin que l’électorat âgé, majoritairement favorable au GOP, puisse élire ses représentants plus facilement. En 1986, en pleine ère reaganienne, une loi facilita le vote par courrier pour de nombreux citoyens américains. Mais si ce mode de scrutin ne représente pas un risque en soi, une mauvaise coordination de la part de l’USPS pourrait empêcher de nombreux bulletins de vote d’arriver à temps pour être comptés, tandis que les dysfonctionnements risquent d’endommager la confiance des électeurs dans le résultat des élections.

 Donald Trump : “Je suis un mauvais perdant. Je n’aime pas perdre. Je ne perds pas très souvent. Je n’aime pas perdre. (…) Je pense que le vote par courrier va truquer les élections. Je le pense vraiment”.

 Chris Wallace : Suggérez-vous que vous n’accepterez pas le résultat de l’élection ?

“Je verrai en temps voulu”.

 Interview sur Fox News le 19 Juillet 2020

On peut analyser cette tentative de décrédibiliser le scrutin de novembre comme une stratégie offrant l’option à Donald Trump de déclarer le scrutin frauduleux en cas de défaite. Soit pour sauver la face, soit pour refuser de reconnaître les résultats et retarder la passation de pouvoir en espérant obtenir gain de cause auprès de la Cour suprême.

Le service postal USPS, dernière cible dans le collimateur de la Maison-Blanche

Si refuser un plan d’aide budgétaire primordial pour garantir la bonne tenue des élections n’était pas suffisant, l’administration Trump semble déterminée à désorganiser les services postaux, via des directives mises en place par le directeur général des postes, le Postmaster General, récemment nommé.

En février dernier, le secrétaire américain au Trésor, Steven Mnuchin, a invité deux Républicains, membres du conseil d’administration de l’USPS, afin de leur parler de la désignation du nouveau directeur général des postes. Déjà avant cette rencontre, Mnuchin avait été clair sur ses intentions. Il voulait que le Postmaster General applique une hausse des prix, notamment avec les partenaires de l’USPS comme Amazon, et une baisse drastique des coûts, comme le souhaitait Donald Trump. Le président américain a tweeté le 31 mars que « cette escroquerie à la poste doit cesser. Amazon doit payer des coûts réels (et des taxes) maintenant ! ». Douze jours après, Donald Trump nomme Mnuchin à la tête d’un groupe de travail pour réformer l’USPS. Une liste longue de plusieurs noms avait déjà été choisie par des entreprises de recrutements pour remplacer l’ancienne directrice générale des postes. M. Duncan, le président du conseil d’administration et présent à la rencontre avec Mnuchin, rajoute un nouveau nom dans la liste : celui de Louis Dejoy. Ce dernier, républicain de longue date et supporter de Donald Trump, est vite choisi, alors même qu’il ne semble pas être le plus qualifié pour le travail. Il est ainsi le premier directeur des postes depuis vingt ans à n’avoir jamais travaillé pour l’USPS. M. Dejoy est un businessman de Caroline du Nord qui a bâti sa fortune avec son ancienne entreprise New Breed Logistics. XPO a racheté cette dernière en 2014 et Dejoy a siégé à son conseil d’administration. Plusieurs experts craignent alors un conflit d’intérêts : le nouveau directeur des postes détient toujours plus de 30 millions de dollars de parts chez XPO alors que l’entreprise a des liens très forts avec l’USPS. Il possède également des obligations Amazon qui vont expirer en octobre. L’ancien vice-président du conseil d’administration de l’USPS, David C. Williams a démissionné avant même la nomination de Louis Dejoy. Pour lui, le nouveau directeur des postes « n’était pas un candidat sérieux ».

La situation est tellement alarmante que la commission sur la réforme et la surveillance de la Chambre des représentants a convoqué le 24 août M. Dejoy. Elle l’a interrogé sur les réformes structurelles qu’il a tenté de mettre en place ces derniers mois. Il a également confirmé ses liens avec XPO. Dejoy a alors assuré que les retards engendrés par ces changements d’organisation ne sont que temporaires. Il a aussi affirmé qu’ils n’ont pas pour but de retarder et d’entraver le vote par correspondance. Il a alors fait passer ses réformes comme primordiales pour restructurer l’USPS qui est en déficit budgétaire depuis plus de dix ans. Le comité lui a donné jusqu’au 26 août pour produire des documents relatifs à ses entretiens avec des officiels de la Maison-Blanche ou aux réformes opérées depuis juillet au sein de l’USPS. Le délai dépassé, la commission a cité Dejoy à comparaître. Le directeur général des postes a eu jusqu’au 16 septembre pour délivrer les documents demandés au Congrès.

Quand Bush coulait l’USPS

Le déficit budgétaire de l’USPS est la raison invoquée par les décideurs de Washington pour réformer radicalement l’institution. Pourtant, la cause de ce problème financier n’est pas une mauvaise gestion des deniers de l’entreprise. C’est en grande partie, une loi bipartisane votée en 2006. Le Congrès avait alors fait passer le Postal Accountability and Enhancement Act, imposant à l’USPS de stocker 72 milliards de dollars pour les fonds de pension de ses employés, jusqu’en 2056. Alors que l’USPS conservait des fonds au fur et à mesure que les coûts étaient engendrés, comme toutes les entreprises, l’agence fut sommée de trouver ces 72 milliards de dollars avant 2017. Plusieurs experts remarquent que la loi fait perdre jusqu’à 5,6 milliards de dollars par an à l’entreprise. Cela équivaut à une taxe de 8% sur son chiffre d’affaires. Aucune autre entreprise ou agence fédérale ne fait l’objet d’une telle obligation. En 2012, l’USPS fait un défaut sur ses paiements. Son inspecteur estime alors que sur les 62,7 milliards de dollars de pertes subies par l’entreprise depuis 2007, 54,8 milliards sont imputables à la loi de 2006. Sans cette décision regrettable, l’USPS ne serait pas en déficit budgétaire et aurait pu investir davantage dans ses infrastructures. Cette position financière instable légitime encore et toujours des coupes budgétaires néfastes pour l’entreprise et in fine pour la démocratie américaine.

Un scénario apocalyptique le soir de l’élection est-il crédible ?

Des analystes redoutent le scénario d’un Donald Trump en tête le soir de l’élection, dans l’attente du vote par correspondance. Son décompte pourrait prendre plusieurs jours, voire semaines, dans certains États. Cela permettrait au président sortant de se déclarer victorieux, tout en fustigeant une fraude généralisée si le dépouillement du vote par courrier venait à inverser la tendance observée le soir des élections. Au mieux, le pays traverserait des journées très agitées en attendant que le dépouillement se termine. Chaque camp accuserait l’autre de fraude pendant cet intermède. Au pire, certains États pourraient déclarer Donald Trump vainqueur sans boucler le dépouillement des bulletins par correspondance. En effet, les parlements locaux ont le pouvoir d’allouer les « grands électeurs ». La Cour suprême trancherait alors le litige. Or, les juges conservateurs la dominent. De plus, ses décisions récentes sont allées contre la prise en compte des bulletins de votes par correspondance arrivés en retard, à l’image du Wisconsin. On pourrait ainsi assister à la réélection de Donald Trump suite à une manipulation procédurale. Il s’agirait donc d’une répétition de ce qui s’est passé en 2000 avec Georges W. Bush.

Si un tel scénario semble politiquement improbable, les expériences récentes n’ont rien de rassurantes. Lors des élections de mi-mandat de 2018, le Parti républicain a dénoncé de multiples fraudes électorales sans apporter la moindre preuve et refusé de reconnaître la victoire du gouverneur démocrate au Kentucky. Quant à Donald Trump, il avait lui-même évoqué des fraudes massives pour expliquer son déficit de trois millions de voix face à Hillary Clinton en 2016, caractérisé les victoires démocrates de 2018 en Californie et Arkansas, comme « suspectes », tout en alléguant des fraudes électorales en Floride et en demandant qu’on y ignore les votes par correspondance.

Le Parti démocrate alerte fréquemment sur ces risques. Mais il a perdu une grande partie de sa crédibilité après les nombreux fiascos observés lors de ses propres primaires, que ce soit lors du désastre de l’Iowa ou lors des scrutins mentionnés plus haut. De plus, en se focalisant sur leurs propres théories complotistes, en particulier concernant une conspiration entre Donald Trump et la Russie, les Démocrates évoluent eux aussi dans une forme de réalité alternative. L’électeur de Donald Trump entend à longueur de journée que les Démocrates cherchent à manipuler les élections. De son côté, l’électeur pro-Biden reçoit un bombardement d’allégations sur des tricheries perpétuées par la Russie. Celles-ci favorisaient Donald Trump. De quoi poser les bases d’un scénario catastrophe en cas de résultat serré. Le camp des vaincus refuserait d’accepter le résultat des élections. Il ferait entendre sa voix dans la rue en attendant le verdict du Congrès ou de la Cour suprême. Dans cette perspective, les confrontations récentes à Kenosha et Portland, marquées par la mort de militants des deux bords, n’ont rien de rassurant.

  1. https://theintercept.com/2018/11/10/democrats-should-remember-al-gore-won-florida-in-2000-but-lost-the-presidency-with-a-preemptive-surrender/
  2. https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2018/11/georgia-governor-kemp-abrams/575095/

La démocratie américaine en péril

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© Gage Skidmore

La victoire du parti démocrate aux midterms et les tourments judiciaires de la Maison-Blanche pourraient être interprétés comme autant de signes de la vitalité de la démocratie américaine. Ce serait une erreur. Au-delà des attaques répétées de Donald Trump, c’est toute la droite conservatrice qui embrasse une stratégie antidémocratique. Par Politicoboy.

Le parti démocrate a remporté une large victoire électorale aux élections de mi-mandat. Propulsé par une participation en hausse de 30 %, il prend le contrôle de la Chambre des représentants du Congrès, principal enjeu du scrutin, tandis que de nombreux référendums locaux confirment la progression idéologique de la gauche radicale américaine. Hausse de 30 % du salaire minimum, légalisation du cannabis et extension de la couverture santé Medicaid font partie des avancées obtenues dans une dizaine d’États pourtant acquis aux conservateurs (1). En particulier, la Floride vient de restaurer le droit de vote à 1,4 million d’anciens détenus (2).

Autant de signaux encourageants, qui viennent s’ajouter aux ennuis judiciaires de Donald Trump. Pourtant, cette éclaircie ne doit pas faire oublier l’orage qui gronde à l’horizon.

Midterms 2018 : une démocratie à l’agonie

Les signaux faibles en disent souvent plus long que les données électorales brutes. Pour une journaliste de la chaîne MSNBC, les images des files d’attente interminables observées devant les bureaux de vote le 6 novembre représentaient « un formidable signe de la vitalité de notre démocratie ». On pourrait lui opposer des chiffres, à commencer par celui d’une participation plafonnant à 50 % de l’électorat. Ou simplement lui demander pourquoi il est plus facile de voter au Brésil que dans la « première démocratie du monde ».

Mais il faudrait surtout lui dresser la liste des innombrables incidents observés au cours de la même journée. En Indiana, le FBI a été saisi suite aux innombrables irrégularités constatées. Au Texas, plusieurs machines refusaient de voter démocrate. Dans les quartiers populaires de Géorgie, certaines d’entre elles tombaient mystérieusement en panne. La Floride fut une nouvelle fois une mascarade, tandis que des tentatives d’intimidation des électeurs par la police des frontières ont eu lieu à El Paso (Texas). Mais nous en resterions aux signaux faibles.

Les signaux forts, eux, ne trompent pas. Donald Trump a accusé les démocrates de chercher à « voler les élections » partout où les résultats étaient serrés. Il ne fut pas le seul, les principaux cadres du parti ayant tenu des propos similaires (notamment Paul Ryan, Marco Rubio et Lyndsey Graham). En Floride, les candidats républicains ont tout fait pour empêcher le recompte des voix, multipliant les accusations de tentative de fraude électorale. Cette stratégie de délégitimation des élections ne date pas d’hier. On se souvient de la présidentielle de 2000, opposant Georges Bush à Al Gore. La Cour suprême avait interdit le recompte manuel des bulletins, offrant injustement la Maison-Blanche à Bush junior (3). En Géorgie, le candidat au poste de gouverneur Brian Kemp cumulait les casquettes de candidat et de Secretary of state, responsable de l’organisation des élections. Ce conflit d’intérêt majeur n’empêcha pas le parti républicain de lui fournir un soutien appuyé, chose « impensable dans toute autre démocratie », écrivait Paul Krugman dans le New York Times.

“Le parti républicain est engagé dans une entreprise visant à restreindre le droit de vote de toutes les catégories sociales, à l’exception notoire de celles qui constituent le cœur de son électorat.”

Or, Brian Kemp ne s’est pas contenté de superviser sa propre élection. Il a instauré des mesures visant à restreindre l’accès aux bureaux de vote des minorités et classes populaires si contraignantes qu’il en fut lui-même victime le jour du vote. La Géorgie fut le théâtre des pires efforts antidémocratiques : suppression de plus de 200 bureaux de vote dans les quartiers populaires, purge de 59 000 citoyens des listes électorales sur un prétexte qui vise à 90 % les Afro-Américains, machines défectueuses dans des quartiers a priori ciblés… la liste des initiatives douteuses semble interminable, et des procédures judiciaires sont en cours pour contester l’élection.

Dans le Dakota du Nord, près de 20 % de l’électorat amérindien n’a pas pu voter à cause d’une loi récente qui oblige les électeurs à présenter une adresse complète au bureau de vote (nom de rue et numéro), condition impossible à remplir pour les citoyens vivant dans les réserves. Mais c’est la Caroline du Nord qui remporte la palme de l’indécence, le candidat républicain du 9ème district ayant manipulé les bulletins de vote par procuration. Une fraude électorale si large qu’elle va provoquer un nouveau scrutin.

Ces pratiques pointent toutes vers une évidence : le parti républicain est engagé dans une entreprise visant à restreindre le droit de vote de toutes les catégories sociales, à l’exception notoire de celles qui constituent le cœur de son électorat.

Le parti républicain à l’assaut du droit de vote

Les premiers efforts coordonnés pour restreindre le droit de vote émergent après l’abolition de l’esclavage, avec les lois « Jim Crow » qui couvrent la période 1870-1965 et ciblent délibérément les Afro-Américains. Il faudra attendre le mouvement des droits civiques et le voting act de 1965 pour que l’accès au bureau de vote devienne réellement « universel ». Cette avancée sera remise en question dès 2002, par l’administration Bush.

Pour comprendre la méthode, il faut intégrer une dimension propre aux États-Unis : on y vote sans pièce d’identité, simplement à l’aide de son numéro de sécurité sociale. Cela s’explique par le fait qu’obtenir une carte nécessite des démarches spécifiques et coûte entre 50 et 175 dollars. Conséquence de cette discrimination, 11 % des Américains et 26 % des Afro-américains ne disposent pas de document valide (4).

Les efforts du parti républicain, sous prétexte de lutte contre la fraude électorale, consistent à établir l’obligation de présenter une carte d’identité. En 2002, la loi de Bush visait le vote par procuration. À partir de 2006, plusieurs États instaurent des lois concernant l’inscription sur les listes électorales. Ces efforts, contestés devant les tribunaux pour leur violation du « voting act », sont invalidés par la Cour suprême. Mais en 2013, cette dernière pivote à 180 degrés dans le procès Shelby County v. Holder, et supprime l’article 4 du Voting act. La décision partisane (5 juges républicains contre 4 démocrates) est justifiée en termes éloquents : « le pays a changé ». De fait, l’électorat blanc est en passe de perdre son statut de majorité, pour devenir une minorité ethnique comme les autres.

Suite au feu vert de la Cour suprême, 10 États contrôlés par le GOP (surnom du parti républicain) mettent en place une série de lois pour restreindre le droit de vote, doublée d’efforts visant à purger les listes électorales. En Caroline du Nord, les tribunaux invalident temporairement ces efforts, les jugeant discriminatoires envers les Afro-Américains « avec une précision chirurgicale ». Au Texas, la Cour suprême rend un verdict similaire, décrivant ces lois « discriminatoires envers les Hispaniques et les étudiants ». Le jugement pointait, entre autres, le fait que la carte étudiante n’était plus considérée comme une pièce d’identité valable, alors que le permis de port d’armes dans les lieux publics le demeurait (5).

Ces efforts finissent par payer. La Cour suprême des États-Unis, désormais largement acquise au GOP, vient de valider les lois de restriction du droit de vote mises en place en Ohio. Suite à cette décision, 12 États sous contrôle républicain ont débuté des initiatives similaires (6).

Aux lois clairement identifiables s’ajoutent des procédures plus discrètes, en particulier la réduction du nombre de bureaux de vote dans les quartiers populaires, afro-américains et hispaniques.

Les institutions menacées par les conservateurs

Le lendemain des résultats des midterms, l’humoriste et présentateur du Late Show, Stephen Colbert, ironisait : « Bonne nouvelle, les démocrates ont remporté la moitié d’une des trois branches du gouvernement. Les républicains ne contrôlent plus que la Maison-Blanche, la Cour Suprême et l’autre moitié du Congrès ! ». De fait, les institutions américaines restent majoritairement acquises aux conservateurs, et de plus en plus menacées dans leur intégrité par le GOP.

Commençons par rappeler que ces institutions ont été conçues pour favoriser la bourgeoisie et désavantagent donc structurellement le parti démocrate. La Maison-Blanche ne revient pas au candidat ayant obtenu le plus de voix (Georges W. Bush et Donald Trump avaient perdu le vote populaire), mais à celui qui remporte le plus d’États, pondérés par les « grands électeurs ». Ce système de Collège Électoral donne un poids disproportionné aux fameux « swing states », dont le plus célèbre n’est autre que la Floride, désormais entièrement sous contrôle républicain.

Le Sénat est structurellement non représentatif. Composé de deux élus par États, il offre au Wyoming le même poids politique que la Californie, malgré une population presque 100 fois moins importante. De manière générale, les États ruraux du Midwest votent de manière écrasante pour les conservateurs, et concentrent jusqu’à 50 fois moins d’habitants que les deux principaux bastions démocrates (État de New York et Californie). Et parce qu’il n’est renouvelé qu’au 1/3 à chaque élection, son orientation politique ne suit pas nécessairement la tendance générale du pays.

Seconde partie du Congrès, la Chambre des représentants est la seule institution réellement « représentative ». Mais elle pâtit des découpages partisans des circonscriptions. C’est la fameuse technique de « gerrymandering » qui consiste à diluer l’électorat hostile, ou de le concentrer dans une seule zone, afin d’obtenir un avantage structurel. Le résultat parle de lui-même : en 2018, le parti républicain disposait d’une avance estimée à 25 sièges et 5 % du vote national. En clair, seule une vague démocrate pouvait faire basculer la chambre (7). A l’échelle locale, le biais est encore plus prononcé, à tel point que dans certains États une large victoire démocrate (55 % dans le Wisconsin) a produit une large défaite en termes de sièges (30 %).

Ce découpage partisan est rendu possible par la majorité absolue détenue dans certains États (poste de gouverneur, sénat et chambre basse des parlements locaux). Le parti démocrate vient de briser cette majorité en remportant 7 postes de gouverneurs supplémentaires, mais dans trois États, le parti républicain profite de la période de transition (lame duck session) pour faire voter une série de lois réduisant drastiquement le pouvoir du gouverneur, dans un mépris absolu de la règle démocratique (8).

La Cour suprême, enfin, a perdu le peu de légitimité qui lui restait. En 2016, les conservateurs (majoritaires au Sénat) ont refusé pendant dix mois d’auditionner le candidat modéré nommé par Obama, sous prétexte d’année électorale. Une fois Trump à la Maison-Blanche, ils ont voté une loi abaissant le nombre de sénateurs requis pour confirmer un juge (de 60 à 51), ce qui permit au président d’envoyer un ultraconservateur à la Cour suprême dès avril 2017. Avec la démission d’un nouveau juge centriste en 2018, le GOP a expédié en temps records la procédure de confirmation du juge Brett Kavanaugh, achevée deux semaines avant les midterms dans un cynisme inouï. Sélectionné par Donald Trump pour ses déclarations publiques estimant qu’un président en exercice était au-dessus des lois, Brett Kavanaugh vit ses auditions marquées par de multiples scandales et accusations d’agression sexuelle. Sa ligne de défense ouvertement partisane et complotiste a définitivement discrédité le principe d’impartialité et de neutralité censé habiter la plus haute juridiction du pays.

Trump et le parti conservateur y disposent désormais d’une super majorité de 6 juges à 3. La philosophie législative de ces magistrats se résume à une stricte interprétation de la constitution, dans l’esprit qui animait selon eux les pères fondateurs. En clair, la supériorité de la race blanche et la défense des intérêts économiques de la bourgeoisie doivent passer avant la démocratie. Ce qui explique que les juges appartenant à cette école de pensée aient validé le décret antimusulman de Donald Trump, détruit le droit syndical, encouragé le financement des campagnes politiques par les intérêts privés et validé les efforts de restriction du droit de vote des minorités ethniques.

Obamacare, symbole du mépris conservateur pour les normes démocratiques

Les efforts du GOP pour abroger la réforme de l’assurance maladie mise en place par Obama en 2010 (baptisé « Obamacare » par ses opposants) illustrent parfaitement le mépris du parti républicain pour les normes démocratiques.

Cette réforme fut confirmée à trois reprises : lors du vote du congrès en 2010, par la décision de la Cour suprême de justice en 2012, puis en 2017 lorsque les efforts du parti républicain pour l’abroger ont échoué au terme d’un triple vote au Sénat.

Pourtant, le GOP a poursuivi ses efforts par deux voies séparées. L’administration Trump continue de saper les budgets pour rendre le programme inopérant, tandis qu’une vingtaine d’élus républicains à l’échelle locale, alliés à plusieurs dizaines de magistrats, ont déclenché une nouvelle procédure judiciaire pour rendre la loi « anticonstitutionnelle » suite à la suppression (par le parti républicain) d’une de ses prérogatives. Les élus à la manœuvre ont pourtant fait campagne en jurant vouloir protéger la loi, ou bien ont récemment perdu leur élection, comme c’est le cas du gouverneur et du procureur de l’État du Wisconsin. Un tribunal fédéral du Texas vient de leur donner raison, au mépris de la volonté du peuple (9).

Trump, le spectre de l’autoritarisme

La dérive antidémocratique du GOP précède l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, mais renforce son penchant autoritaire. Au lieu de contrôler et d’encadrer les actions du président de la République comme le prévoit la logique des institutions, le parti républicain a permis au milliardaire d’affaiblir considérablement les bases de la démocratie américaine.

Donald Trump, c’est les attaques incessantes contre la presse, désignée « ennemi du peuple », les encouragements à la violence physique contre des journalistes, le pardon présidentiel à un shérif condamné pour viol des institutions, le décret antimusulman et l’emprisonnement de deux mille enfants séparés de leur famille, sans mécanisme prévu pour les réunir par la suite. Trump, c’est aussi le soutien implicite à des groupuscules néonazis, la suppression des régulations protégeant l’environnement et la désignation systématique de boucs émissaires issus des minorités : les migrants, les musulmans, les hispaniques et les juifs.

“Ses enfants et son gendre se sont vu confier des postes à haute responsabilité, en dépit d’une absence flagrante de qualification, et s’en servent pour diriger lobbyistes et diplomates vers les clubs de Golfs et hôtels familiaux, où l’accès au président est souvent vendu à prix d’or.”

Le chef d’État a créé de toute pièce une crise migratoire à la frontière mexicaine, fermant les postes frontières et centre d’accueil susceptibles d’enregistrer les demandes d’asile pendant des mois, avant de gazer les migrants se massant en conséquence à la frontière. Contre une colonne de réfugiés fuyant la violence perpétrée par les régimes d’Amérique Centrale, il a dépêché 15 000 militaires auxquels il a verbalement permis de tirer à balle réelle.

Ses enfants et son gendre se sont vu confier des postes à haute responsabilité, en dépit d’une absence flagrante de qualification, et s’en servent pour diriger lobbyistes et diplomates vers les clubs de Golfs et hôtels familiaux, où l’accès au président est souvent vendu à prix d’or.

Fustigeant le ministère de la Justice pour la chasse aux sorcières dont il estime être victime, ignorant les rapports de ses services de renseignements, le président a systématiquement limogé les collaborateurs refusant de le protéger des enquêtes judiciaires. Le directeur du FBI fut remercié après avoir décliné l’ordre de mettre un terme aux investigations liées à l’ingérence russe, ce qui justifia le déclenchement de l’enquête du procureur spécial Robert Mueller. Le garde des Sceaux Jeff Session, qui s’était récusé dans cette enquête, vient d’être limogé à son tour, ainsi que son second dans l’organigramme du ministère de la Justice. Mueller a déjà réuni les preuves de délits commis directement par Donald Trump dans l’affaire du financement de sa campagne, sans que cela n’émeuve le parti républicain.

De plus en plus cerné par les ramifications de l’enquête, Trump pourrait être amené à prendre des mesures radicales pour se protéger. Exiger de son nouveau Garde des Sceaux qu’il enterre l’enquête de Mueller avant qu’elle n’arrive à son terme est une possibilité. Pour l’ancien candidat écologiste à la présidentielle Ralph Nader « Trump pourrait essayer de se sauver en démarrant une guerre à l’étranger ». « S’il limoge son directeur de cabinet et son ministre de la défense pour les remplacer par des interventionnistes, cela sera le signal qu’on se dirige vers un conflit », confiait-il au journaliste Chris Hedges en novembre. Un mois plus tard, les deux collaborateurs en question ont été remerciés.

Des tactiques directement inspirées des régimes fascistes

Interrogés par The Intercept, l’historienne spécialiste de Mussolini Rith Ben-Ghiat de l’université de New York et le philosophe chercheur à Yale Jason Stanely, auteur de « Comment le fascisme fonctionne : la politique du nous et eux », voient dans les manœuvres électorales de Donald Trump une reproduction presque parfaite des tactiques fascistes de l’entre-deux guerre.

La critique des élites intellectuelles et scientifiques, les attaques contre la presse et le journalisme, la désignation systématique de boucs émissaires (immigrés, musulmans, minorités ethniques et complot juif) et d’ennemis extérieurs (l’Iran, la Chine), la construction du mythe d’un passé glorieux qu’il conviendrait de restaurer (Make america great again), le népotisme et la communication directe avec les masses comptent parmi les traits principaux relevés par les deux chercheurs.

Alt-right members preparing to enter Emancipation Park holding Nazi, Confederate, and Gadsden “Don’t Tread on Me” flags. ©Anthony Crider

Ils ajoutent le formidable outil de propagande qu’est devenu FoxNews, première chaîne d’information du pays. Ses deux présentateurs vedettes sont allés jusqu’à s’afficher sur une estrade de meeting de campagne aux côtés du président, laissant peu de doutes quant à la perméabilité idéologique entre les deux institutions. Entre les fausses informations fabriquées par Fox News puis relayées par la Maison-Blanche, et les mensonges du président amplifiés par la chaîne, Trump dispose d’un puissant mégaphone pour diffuser sa rhétorique fascisante.

Sa base électorale, abreuvée de propagande par les médias conservateurs du pays, lui semble définitivement acquise. Depuis son élection, Trump a conduit plus de 60 meetings de campagne pour la solidifier. Ces « rallyes » sont l’occasion de fanatiser un groupe de fidèles qui représenterait le terreau d’une milice fascisée et armée jusqu’aux dents, forte de millions d’individus (10). L’un d’entre eux a expédié quatorze colis piégés aux principaux « ennemis du peuple » désignés par Trump et les conspirationnistes d’extrême droite : Georges Soros, Barack Obama, Hillary Clinton et la rédaction de CNN, entre autres. Faut-il s’en étonner, lorsque Trump caractérise constamment l’opposition démocrate comme « démoniaque » « folle » et « violente » ?

Les principaux médias ne semblent pas prendre cette rhétorique au sérieux. Pourtant, le milliardaire avait averti qu’il ne reconnaîtrait pas nécessairement les élections en cas de défaite, et a déjà évoqué la violence et les émeutes qui pourraient accompagner sa sortie de la Maison-Blanche. Trump parle ouvertement de la possibilité de briguer un troisième mandat, ce qui est en principe interdit par la constitution, mais serait en réalité difficile à empêcher dans le contexte actuel.

Il pourra compter sur l’appui d’une partie des milieux financiers et milliardaires auxquels il a accordé la plus grosse baisse d’impôts de l’histoire récente, et de l’Amérique évangéliste, qui voit en lui un allié inespéré pour abroger le droit à l’avortement et remettre en cause l’accès à la contraception.

Le parti démocrate, ultime garant de la démocratie ?

La prise de fonction de la majorité démocrate à la Chambre des représentants permet de rétablir le fameux jeu des « check and balances » sur lequel repose la démocratie américaine. Concrètement, le parti démocrate peut lancer des commissions d’enquêtes judiciairement contraignantes, dispose de l’initiative sur le plan législatif, et d’un pouvoir de veto au Congrès.

Mais s’opposer sans proposer risque de renforcer le président et de démobiliser les électeurs démocrates. Pour éviter cet écueil, Bernie Sanders avait décrit dans le Washington Post la stratégie à suivre : limiter les commissions d’enquête au strict nécessaire, et voter une série de réformes ambitieuses pour mettre le parti républicain (majoritaire au sénat) et Donald Trump au pied du mur.

Ces réformes devaient inclure, selon le sénateur socialiste, une proposition d’assurance maladie universelle (Medicare for all, approuvée par 70 % des Américains), une hausse du salaire minimum à 15 dollars par heure (souhaité par 74 % des Américains) et un « green new deal » pourvoyeur d’emplois.

Mais le parti démocrate, sous le leadership de son aile centriste et néolibérale, a pris la direction opposée en élisant à la tête de la majorité parlementaire la controversée Nancy Pelosi, candidate favorite des lobbies et de Donald Trump lui-même. Un choix logique, compte tenu du poids respectif des différentes factions, mais peu encourageant pour la suite. Pelosi a dû lâcher du lest à son aile droite, un caucus de 24 élus financés par des milliardaires républicains (sic), et enterrer toute perspective législative réellement progressiste.

Lorsqu’on évoque le parti démocrate, il faut garder à l’esprit que l’on parle d’une formation majoritairement de centre droit, financé par les lobbies industriels, et idéologiquement attaché à une logique de « compromis » (avec les républicains et les intérêts financiers) qui l’ont conduit à mettre en place un système d’incarcération de masse sous Bill Clinton, à déporter 2,5 millions de sans-papiers sous Obama, et à voter la hausse du budget militaire et la restriction des libertés individuelles sous Donald Trump.

La récente percée de l’aile gauche progressiste et l’arrivée au Congrès d’élus « démocrate socialistes » tels qu’Alexandria Occasio Cortez et Rachida Tahib ouvrent des perspectives, mais ne vient pas significativement chambouler les équilibres politiques.

Sources et références:

  1. https://www.jacobinmag.com/2018/11/2018-midterm-elections-roundup-ballot-measures
  2. https://www.jacobinmag.com/2018/11/florida-felon-disenfranchisement-amendment-4-midterms
  3. Al Gore aurait du gagner la présidentielle, si les bulletins avaient été recompté : https://theintercept.com/2018/11/10/democrats-should-remember-al-gore-won-florida-in-2000-but-lost-the-presidency-with-a-preemptive-surrender/
  4. Wikipedia, https://en.wikipedia.org/wiki/Voter_ID_laws_in_the_United_States
  5. Cet article de Vox dresse un tableau clair et alarmant: The Republican party vs democracy, vox: https://www.vox.com/policy-and-politics/2018/12/17/18092210/republican-gop-trump-2020-democracy-threat
  6. https://www.vox.com/policy-and-politics/2018/6/11/17448742/ohio-voter-purge-supreme-court-ruling
  7. https://projects.fivethirtyeight.com/2018-midterm-election-forecast/house/#deluxe&heat-map
  8. En particulier, dans le Wisconsin: https://www.vox.com/policy-and-politics/2018/12/6/18127332/wisconsin-state-republican-power-grab-democracy
  9. Lire cette analyse de Vox media : https://www.vox.com/2018/12/15/18141768/obamacare-unconstitutional-democracy-misha-tseytlin
  10. Chris Edges : Are we about to face a constitutional crisis ? https://www.truthdig.com/articles/are-we-about-to-face-our-gravest-constitutional-crisis/