« Le droit à la santé passe par une société plus égalitaire » – Entretien avec Sofie Merckx (PTB)

Sofie Merckx © Page personnelle de Sofie Merckx.

Sofie Merckx est médecin et députée du Parti du Travail de Belgique. Elle nous explique l’action de Médecine pour le Peuple, une initiative de son parti qui propose depuis près de 50 ans des soins médicaux gratuits et mobilise patients et soignants dans de nombreuses campagnes thématiques, ce qui a longtemps déplu à l’Ordre des médecins belge. Pour elle, le droit à la santé ne se limite pas à la médecine curative, mais implique de pouvoir vivre en bonne santé dans tous les aspects de la vie, notamment au travail. Elle revient également sur la gestion de la pandémie et l’actualité politique belge, alors qu’un nouveau gouvernement vient d’être formé. Retranscription par Cindy Mouci et Perrine Pastor. Entretien réalisé par William Bouchardon.


LVSL – En quoi consiste le programme « Médecine pour le peuple » (MPLP) ?

Sofie Merckx « Médecine pour le peuple » est avant tout un réseau de onze centres médicaux qui se trouvent un peu partout en Belgique, mais surtout dans des régions ou des villes ouvrières. 

D’une part, nous offrons des soins de première ligne, avec des médecins généralistes, des infirmiers et infirmières, des diététiciens, mais aussi des assistants sociaux, du personnel d’accueil et administratif, etc. Par ailleurs, nous sommes également une organisation qui se bat, comme l’affirme notre slogan, pour le droit à la santé dans une société en bonne santé.

Depuis l’ouverture de la première maison médicale en 1971, nous avons toujours combiné le travail médical à des actions politiques, comme l’accessibilité aux soins de santé ou la baisse des prix de médicaments. Nous estimons que la concrétisation du droit à la santé passe par une société plus égalitaire. La santé, c’est bien plus que l’accessibilité aux soins, cela veut également dire avoir un logement décent, avoir un emploi et de bonnes conditions de travail…

Énormément de maladies sont causées par les conditions de vie et de travail des gens. Il suffit de penser au stress, voire au burn-out. Par exemple, à Hoboken, l’une des premières communes où MPLP s’est implanté, il y avait une forte pollution au plomb et nous nous sommes battus contre l’usine qui en était à l’origine. Nous avons aussi été très actifs dans la ville d’Anvers contre la construction d’une nouvelle autoroute qui allait amener beaucoup plus de poussière, mauvaise pour les poumons et causant de l’hypertension. Nous avons donc toujours été actifs pour bâtir une société en bonne santé. 

LVSL – Les patients que vous recevez à Médecine pour le peuple sont-ils des gens qui, normalement, renonceraient à certains soins et sont réintégrés dans le système de santé grâce à vos activités ?

S.M. – Au départ notre système de santé est tout à fait fonctionnel. Nous n’avons pas créé nos centres pour pallier un problème systémique d’exclusion. Nous estimons que la Sécurité sociale, qui est la conquête majeure du mouvement ouvrier après la Seconde Guerre mondiale, répond à ce problème. C’est toujours notre principe de travail.

Ceci dit, il est vrai que nous avons, dans nos centres, une proportion plus grande qu’ailleurs de personnes qui sont, soit exclues, soit des travailleurs pauvres. La plupart de nos patients appartiennent à cette dernière catégorie. Nous recevons beaucoup de femmes de ménage, de postiers, d’employés de supermarché, d’aides-soignants, de personnes travaillant dans des emplois qui rapportent peu. Durant le confinement, ce sont ces personnes à bas revenus qui ont dû continuer à travailler pour faire tourner la société.

LVSL – Pouvez-vous nous parler des revendications spécifiques au domaine de la santé que vous portez ? Par exemple la campagne sur les prix des médicaments ? 

S.M. – Cette lutte pour des médicaments moins chers est en effet une de nos grosses campagnes depuis plus de 10 ans. Je ne sais pas si en France cette affaire a fait du bruit mais l’année passée, en Belgique, une petite fille s’est vue prescrire un nouveau médicament, le Zolgensma, qui coûte 1.9 million d’euros la piqûre ! C’était le médicament le plus cher au monde. Or, il faut administrer ce médicament assez rapidement car il permet de soigner en une fois la ASP (amyotrophie spinale proximale), une maladie qui touche les enfants et les rend complètement paralysés.

Cette histoire a fait beaucoup de bruit car les recherches sur ce médicament révolutionnaire ont été en partie financées grâce au téléthon en France. C’est une française qui a trouvé le mécanisme d’action de cette thérapie génique, avant que la firme Avexis ne le commercialise. Ces dernières années, on constate de plus en plus que les brevets obtenus par la recherche publique sont rachetés par les firmes pharmaceutiques, qui font ensuite des études cliniques et mettent sur le marché des traitements à des prix relativement hauts, que nous repayons une seconde fois avec notre sécurité sociale. En fait, nous payons aussi bien au début qu’à la fin, et les firmes pharmaceutiques font beaucoup de bénéfices au passage. C’est un phénomène que l’on retrouve partout. 

Nous nous battons pour changer la manière de rembourser les médicaments en organisant des appels d’offres pour les médicaments. Beaucoup de nouveaux médicaments sont en effet des variantes d’anciens médicaments. Vous pouvez tout à fait les mettre en concurrence en faisant des achats plus groupés, plus grands, et ainsi faire baisser les prix. Ça s’applique par exemple en Nouvelle-Zélande et c’est ce que nous appelons le modèle kiwi. Aux Pays-Bas, certains assureurs privés font ces appels d’offre et certains médicaments sont à un dixième du prix belge. Nous avons même des patients qui vont au Pays-Bas pour chercher les médicaments là-bas : même si ce n’est pas remboursé, cela leur revient malgré tout moins cher. 

Ce principe d’appel d’offres permet non seulement de faire baisser le prix, mais aussi de supprimer l’influence du marketing sur la prescription du médicament.  On constate en effet que les médecins prescrivent souvent les médicaments les plus chers et pas forcément les meilleurs. Nous voulons rompre avec cette logique et prescrire uniquement les médicaments dont nous avons vraiment besoin, en nous basant seulement sur des critères scientifiques. 

LVSL – Quelle a été la réponse du gouvernement belge ?

S.M. – Nous avons eu, et avons encore, pas mal d’influence sur ces débats. Désormais, les médicaments génériques sont davantage prescrits, ce qui n’était pas le cas avant. Néanmoins, notre gouvernement est très libéral et travaille main dans la main avec les firmes pharmaceutiques. Par exemple, ces firmes envoient des représentants chez les médecins (les visiteurs médicaux, ndlr) pour présenter leurs études et faire prescrire leur produit. Depuis quelques années, la Belgique avait mis en place un programme pour envoyer des représentants neutres chez les médecins généralistes. Cela commençait à bien fonctionner puisqu’un médecin sur deux recevait ces délégués et une étude a même montré que les médecins qui avaient reçu les visites de ces représentants neutres prescrivaient globalement des médicaments moins chers et meilleurs. Mais ce programme a été arrêté par la ministre de la Santé Maggie De Block il y a trois ans ! On a alors vu d’énormes flambées du prix des médicaments. Par ailleurs, nous sommes confrontés à un nouveau problème : les accords secrets avec des firmes sur le prix, qui existent aussi en France. Le prix reste secret, et personne ne sait combien nous payons pour ces médicaments avec notre sécurité sociale. 

Maggie de Block, ministre de la Santé belge de 2014 à 2020. © Nils Melckenbeeck CC-BY-SA 4.0

LVSL – Puisque nous parlons justement de questions financières, lorsque des gens vont dans vos centres, ils peuvent recevoir des soins gratuitement. Concrètement, comment est-ce possible ? 

S.M. – En Belgique, quand vous allez voir le médecin, vous le payez environ 27€ et vous êtes remboursés d’une partie de cette somme par votre mutuelle. Dans nos centres, on demande uniquement la part remboursée par la sécurité sociale, nous ne pratiquons pas de dépassement d’honoraires. C’est donc gratuit pour le patient. 

Après quelques années, nous avons également mis en place des systèmes forfaitaires. Cela consiste à être payé par mois et par patient inscrit, un montant fixe. Le patient vient s’inscrire chez nous et peut bénéficier gratuitement des soins infirmiers et de la médecine générale, sans payer pour cela. C’est un autre système de financement qui n’est plus à l’acte mais au forfait, et 300.000 belges l’utilisent, y compris ailleurs qu’à MPLP. Certes, il y a des critères pour ajuster le coût par rapport à la charge de travail, par exemple si la personne est diabétique. Cela a été pratique au début de la crise sanitaire, lorsque nous ne pouvions plus consulter les patients, faute de matériels de protection : contrairement aux médecins libéraux payés à la prestation, nous n’avons pas eu de chute de revenus. Par ailleurs, comme nous avons les coordonnées des patients inscrits chez nous, nous avons appelé tous ceux qui appartenaient à des groupes à risque pour savoir s’ils allaient bien, s’ils avaient besoin de médicaments, et pour leur proposer les services de notre réseau de bénévoles, pour faire leurs courses par exemple.

LVSL – Ce système de tarification forfaitaire a donné lieu à un très long conflit avec l’Ordre des médecins de Belgique. Pourquoi l’Ordre des médecins refusait-il ce système ? Comment ce conflit s’est-il réglé ?

S.M. – Médecine pour le peuple est né en 1971, en pleine période post-mai 68. Les initiateurs de MPLP (dont le père de Sofie Merckx, le docteur Kris Merckx, ndlr) étaient issus de ce mouvement et voulaient se lier à la classe ouvrière. Comme il s’agissait de gens qui participaient aux mouvements de protestation, cette manière de faire de la médecine a été mal vue par la caste de médecins qui avaient une vision paternaliste de leur métier, se considérant supérieurs à leurs patients.

Par ailleurs, à MPLP, il n’était pas question de faire payer les gens. A l’époque, il n’y avait pas beaucoup de dépassements d’honoraires. Mais à partir des années 1980, quand on a commencé à couper dans les soins de santé, cette différence est devenue plus importante. Pour l’Ordre des médecins, nous faisions donc de la concurrence déloyale. Il y a donc eu des procès.

« Cette manière de faire de la médecine a été mal vue par la caste de médecins qui avaient une vision paternaliste de leur métier, se considérant supérieurs à leurs patients. »

Un autre reproche de l’Ordre des médecins à MPLP, c’était notre campagne proactive de vaccination contre la grippe. Nous recrutions soi-disant des patients pour les vacciner ! Aujourd’hui, au contraire, cette politique préventive fait consensus. Il n’y avait pas de vision de santé publique, le médecin était vu comme un commerçant.

Donc dès le départ, l’Ordre des médecins n’acceptait pas notre manière de travailler. De notre côté, nous commencions à trouver que la manière avec laquelle l’Ordre des médecins représentait les intérêts des médecins indépendants qui cherchaient plus à s’enrichir qu’à servir le peuple, n’était pas correcte. Nous avons donc refusé de faire partie de cet Ordre et refusé d’y cotiser pendant 40 ans. 

Mais entre-temps, il y a eu des avancées au niveau de l’État, notamment la reconnaissance de la médecine forfaitaire dans les années 1990. Et puis les mentalités ont changé : les gens ont vu que nous avions une vision de santé publique que tout le monde de la santé devait avoir. Désormais, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts : de manière générale, parmi les médecins et même au sein de l’Ordre, beaucoup ont estimé que nous avions une bonne manière de faire de la médecine et que nous avions été des pionniers sur certains points. Puisque notre manière de travailler a été reconnue, nous avons décidé d’enterrer la hache de guerre entre l’Ordre des médecins, même si nous continuons de nous battre sur le plan législatif pour réformer cet Ordre des médecins. 

LVSL – Vous évoquiez le droit à la santé et son lien avec l’environnement de travail, avec l’air que l’on respire… Concrètement, comment parlez-vous de droit à la santé aux personnes qui viennent dans vos centres et comment abordez-vous vos autres combats politiques ? N’est-ce pas une façon d’abuser de la détresse des patients ? 

S. M. – Nous l’abordons de manière spontanée. Nous sommes à l’écoute des patients et de leurs problèmes. Nous ne regardons pas la santé de manière étroite, mais évoquons aussi leurs conditions de vie et leurs conditions de travail. Puis, nous en venons à parler de sujets sur lesquels nous pourrions se battre ensemble, avec les patients. En fait, nous n’avons pas de vision paternaliste de la médecine. En tant que médecins ou soignants, nous essayons d’avoir une relation d’égal à égal avec les patients, au lieu de se placer au-dessus d’eux.

Par exemple, il y a 3 ans, lorsque Maggie De Block a décidé d’augmenter le prix des antibiotiques et d’autres médicaments, donc de moins bien les rembourser aux patients, ces derniers en étaient directement victimes et ils le savaient. Donc nous abordions cette question spontanément. Nous avons fait une campagne avec des cartes postales de Noël sur lesquelles les gens s’exprimaient pour envoyer un message à la ministre. Nous avons ensuite organisé une action devant son cabinet à Bruxelles, pour déposer ces cartes, et avons été reçus par la ministre.

Nous encourageons également nos patients à adhérer à un syndicat dans leur entreprise, à aller parler aux délégués syndicaux lorsqu’ils ont un problème de conditions de travail, etc. Si on veut vraiment arriver à changer les choses dans ce monde, cela passe par la mobilisation collective.

Il faut rappeler que nous avons un lien avec le PTB (Parti du Travail de Belgique, gauche radicale, ndlr) et nous sommes très ouverts là-dessus. Nous avons fait une enquête qui a montré que plus de 90 % de nos patients savent que nous avons un lien avec un parti politique. De même, plus de 90 % s’étaient exprimés positivement sur le fait que nous nous mobilisons pour leurs problèmes. La plupart de mes patients (Sofie Merckx continue d’exercer sa profession de médecin, ndlr) sont contents que je défende leurs droits au Parlement, et avant cela au conseil communal à Charleroi. 

Bien sûr, tous ne viennent pas manifester avec nous, cela se fait sur une base volontaire. On ne propose pas une manifestation à un patient qui a 40 de fièvre… Bien sûr, certains de nos patients sont membres d’autres partis et ont d’autres d’opinions et nous y sommes très attentifs. Bref, nous agissons dans le respect des opinions de chacun, mais avec l’idée qu’il faut se mobiliser pour que les choses changent. C’est ce qu’on appelle la médecine communautaire : essayer de faire bouger les gens, faire de l’empowerment

LVSL – Pendant la crise sanitaire, comment vous êtes-vous mobilisés, à la fois avec Médecine pour le peuple et avec le PTB ?

S. M. – Pour les manifestations, c’était compliqué, même si nous avons essayé de faire des manifestations virtuelles. Mais surtout, avec Médecine pour le peuple et nos groupes locaux du PTB, nous essayons d’être dans l’aide concrète. D’une part nous avons contacté nos patients pour organiser la solidarité comme je vous l’expliquais. Comme les écoles sont restées longtemps fermées, des groupes ont organisé des récoltes d’ordinateurs portables pour les enfants qui n’en avaient pas à la maison. D’autres groupes ont fabriqué des masques en tissu pour la population. Par ailleurs, nous n’avions pas de matériel de protection permettant de recevoir des patients. Nous avons donc fait un achat groupé nous-mêmes, avec d’autres médecins, pour faire venir des masques de Chine, puisque le gouvernement ne nous livrait pas. 

« Avec Médecine pour le peuple et nos groupes locaux du PTB, nous essayons d’être dans l’aide concrète. »

Et puis il y avait aussi un manque de tests. En Belgique, nous avons eu un des plus hauts taux de décès au monde dans les maisons de retraite, où le virus est arrivé parce que le personnel soignant n’était pas équipé. Il était clair qu’il fallait tester l’ensemble du personnel et des résidents dans les maisons de repos, mais le gouvernement tardait à trouver les asymptomatiques, pour pouvoir les écarter. Avec d’autres médecins généralistes, nous avons été les premiers à aller faire des testings dans les maisons de retraites. Nous avons été à l’avant-garde et nous sommes organisés nous-mêmes pour montrer au gouvernement qu’il fallait faire ces tests. De même, il y a quelques semaines, deux ouvriers se sont retrouvés dans le coma après avoir été contaminés sur leur lieu de travail chez AB InBev (leader mondial de la bière, ndlr). Médecine pour le peuple a donc testé le personnel. Malgré la mauvaise gestion de l’épidémie par notre gouvernement, cette solidarité entre le personnel soignant et dans la population même a permis de faire face à cette pandémie. 

Dans un deuxième temps, nous avons commencé à organiser des manifestations avec distanciation sociale, notamment une grande manifestation avec du personnel de santé (La santé en lutte) le 13 septembre. Le personnel soignant belge a été directement envoyé au front, puis il y a eu une énorme colère vis-à-vis de l’action du gouvernement. Lors d’une visite d’hôpital par Sophie Wilmès, notre première ministre, le personnel a tourné le dos. C’était un symbole très important. Suite à cela, le gouvernement a dû négocier avec les syndicats, qui ont obtenu 400 millions d’euros supplémentaires par an pour améliorer les conditions de travail et augmenter les salaires dans les hôpitaux non marchands. Donc les gens se sont quand même mobilisés malgré la crise sanitaire, et ils ont obtenu des victoires.

La crise sanitaire a été mal gérée parce que notre gouvernement ne fait confiance qu’au marché libre. Ça a été un grand problème : des masques ont été commandés tardivement au lieu de faire en sorte dès le départ qu’il y ait une production en Belgique. Le gouvernement a mis des mois avant de demander aux firmes d’en produire en Belgique. Par ailleurs, il y a neuf ministres de la santé (en raison de la décentralisation très forte du pays. L’unité du pays est un point essentiel du programme du PTB, ndlr) ! Quand on leur pose une question au Parlement, ils nous expliquent les réunions qu’ils vont organiser avec les autres ministres sans expliquer ce qu’ils vont faire ni les décisions qu’ils vont prendre. C’est une catastrophe.

Le deuxième problème est qu’ils mettent énormément de responsabilité sur les individus. Dès que la première vague est passée, on savait qu’on avait besoin de beaucoup de personnel pour faire le traçage des contacts des cas positifs. Ce système de protection collective est complètement inefficace, ce qui a fait qu’aujourd’hui, au lieu de prendre soin des autres, chacun prend soin de lui. On est complètement défaillant. Depuis la réouverture des écoles, nous avons une explosion de la demandes de tests, notamment à Bruxelles. Il faut parfois deux jours avant de pouvoir trouver un endroit où se faire tester, puis encore deux jours au minimum pour avoir le résultat, donc le test ne sert presque plus à rien parce que la personne est contagieuse sept jours. Entretemps elle a pu contaminer d’autres personnes. Ce système est complètement inefficace. Nous payons maintenant toutes les économies faites ces dernières années. Et pourtant, nous n’investissons pas massivement dans la santé. L’hiver s’annonce très compliqué…

LVSL – Des élections législatives ont eu lieu en Belgique il y a un peu plus d’un an. Le PTB a bien progressé, passant de 2 députés à 12, dont vous. Pendant quelques mois, il n’y a pas eu de gouvernement, puis Sophie Wilmès a été nommée Première ministre. Récemment, le 1er octobre, un nouveau gouvernement nommé « coalition Vivaldi » a été mis en place. Quelle est votre analyse de la situation ? Pensez-vous que la crise sanitaire et la crise économique vont faire évoluer le jeu politique en Belgique ?

S. M. – La question que tout le monde se pose est « qui va payer cette crise ? ». Partout dans le monde, on dit qu’il faut taxer les grandes fortunes. Cela n’existe pas en Belgique et nous nous battons pour cela depuis des années. Nous avons proposé une « taxe corona » exceptionnelle sur les fortunes de plus de 3 millions d’euros. Mais, au vu de l’accord de gouvernement, ce n’est pas d’actualité. Donc la question n’est pas résolue.  

Un autre point important qui paraît essentiel est le salaire minimum. On l’a vu pendant la crise : tous ces métiers essentiels qui devaient continuer à travailler (les aides-soignant.e.s, les postiers, les éboueurs, les caissières…) sont très mal payés, 11€ de l’heure seulement ! Les salaires sont bloqués, et l’accord de gouvernement ne revient pas non plus là-dessus. 

Cette grande coalition, qui réunit sept partis, reste dans la même lignée de flexibilisation du monde du travail que le gouvernement précédent. Le PTB devient la seule opposition de gauche, les autres opposants sont soit séparatistes (la Nieuw-Vlaamse Alliantie, parti de droite qui revendique l’indépendance de la Flandre, ndlr), soit fascistes (le Vlaams Belang, parti d’extrême-droite qui revendique également l’indépendance de la Flandre, ndlr). Apparemment, nous allons encore une fois battre le record du nombre de ministres. Et cela n’améliore pas la confiance des citoyens en la politique. Nous ne voyons pas de différence entre l’avant et l’après coronavirus. 

LVSL – Vous avez une grande responsabilité en tant que seule opposition de gauche. Peut-on espérer que les électeurs en seront conscients la prochaine fois ?

S. M. – Oui. Avec le PTB, nous avons déjà obtenu une grosse victoire cette année avec ce qu’on appelle le « fonds blouses blanches ». Je vous ai parlé de la victoire qu’ils ont obtenue après avoir tourné le dos à la Première ministre, mais il faut savoir que le personnel soignant était déjà dans la rue les années passées. Dans le cadre du gouvernement provisoire qui était en place, il n’y avait pas de budget annuel mais un budget voté tous les 3 mois au Parlement pour que l’État puisse fonctionner. Ce vote a eu lieu un jour d’action des blouses blanches en Belgique. Avec le PTB, nous avions déjà proposé d’augmenter les moyens de la santé, mais ça n’avait pas été approuvé. Mais cette action le jour du deuxième vote nous a permis d’obtenir, tout d’un coup, ce fonds des blouses blanches de 400 millions d’euros annuels qui pourra créer 5 000 emplois en Belgique. C’est la plus grosse victoire qu’a obtenue le PTB jusqu’ici. Cela montre que le PTB n’est rien sans la mobilisation des gens sur le terrain. 

Les recettes des GAFA pour « résoudre » la pandémie

© Marielisa Ramirez

Apple, Facebook et Google se présentent depuis quelques temps comme les « sauveurs dans la tempête », qui profitent de leur quasi-monopole sur les données informatiques pour oeuvrer à la résolution de la pandémie. Les GAFAM s’assurent ainsi un formidable accroissement de leur pouvoir en développant une forme de « biopolitique » de plus en plus liée à la datafication. Par Anna-Verena Nosthoff et Felix Maschewski, enseignants à la Freie Universität de Berlin et auteurs de Die Gesellschaft der Wearables – Digitale Verführung und soziale Kontrolle (« La société des wearables – Tentation digitale et contrôle social »). Traduit par Judith Kleman et Simon Darjesson.


Le 10 avril, Apple et Google déclaraient simultanément sur leurs sites Internet qu’il n’y avait « jamais eu meilleure opportunité » pour « travailler à la résolution de l’un des problèmes les plus urgents du monde ».

Les deux géants monopolistiques ont annoncé développer conjointement une plateforme pour le contact tracing – une technologie de suivi par smartphone des contaminations au Covid-19. L’objectif, promettent-ils, est « d’utiliser le pouvoir de la technologie (…) pour aider des pays dans le monde entier ». Autrement dit, les ingénieurs californiens s’arrogent un nouveau rôle : sauver l’humanité, la libérer du mal. Un rôle qui s’inscrit dans la devise de Google : Don’t be evil (« Ne soyez pas malveillants »).

À peine quelques semaines plus tôt, le président des États-Unis faisait faisait part de sa pleine confiance sur le sujet. « Je tiens à remercier Google », déclarait Donald Trump lors d’une conférence de presse. Sa gratitude s’adressait en particulier aux « 1700 ingénieurs » qui développaient un site destiné à réaliser un testing du Covid-19 à grande échelle. Le président se disait lui aussi convaincu que ce serait une aide précieuse pour toute la population et pour le monde entier : « We cover this country and large part of the world » (« Nous couvrons ce pays et une grande partie du monde »)

Dans le jargon de Google, cela se dit ainsi : « We’ve mapped the world. Now let’s map human health » (« Nous avons cartographié le monde. L’heure est venue de cartographier la santé humaine  »).

Peu importe le caractère excessif d’une telle promesse et le fait que le site Internet ne s’est révélé tout au plus être qu’une ébauche brouillonne ou que la large panel du testing ait relevé plus de la lubie qu’autre chose. C’est le message ici qui est important : en cas de crise pandémique aigüe, la Maison Blanche mise sur l’élite de la high tech au point qu’elle excède la vision de la faisabilité digitale de cette élite elle-même. L’important est la célébration unanimiste d’une idéologie qui fait de la technologie l’outil ultime de la résolution des problèmes – ce qu’on appelle le solutionnisme.

C’est une grande lacune de la souveraineté des États qui apparaît ici à la faveur de l’état d’urgence virologique – et les sociétés de la Silicon Valley mettent tout leur poids et toute leur autorité pour la combler. Elles montent au créneau, en effet, sans aucune naïveté : elles s’intéressent au secteur de la santé depuis des années déjà, elles y ont déjà accumulé une expertise dans le traçage de données par le moyen des smartphones et autres wearables, comme on appelle toute technologie portable, connectée et destinée à être portée sur soi, du type des montres smart. La crise du coronavirus semble aujourd’hui faire advenir le moment décisif pour que les géants du numérique puissent s’imposer comme les précurseurs d’une politique sanitaire intégralement informatisée – tout en se mettant en scène comme « bienfaiteurs » de l’humanité.

Le mot d’ordre des deux compagnies est donc : « Never let a serious crisis go to waste » (« Une crise grave est une chance à ne surtout pas laisser passer »).

Google : la souveraineté dans l’état d’urgence

Alphabet – ainsi se nomme aujourd’hui le conglomérat Google – a pris l’annonce par Trump de la création du site de testing du coronavirus comme une incitation pressante à improviser une réponse. D’où l’annonce, simultanément à celle du site Internet destiné à coordonner les tests, que d’autres tests seraient menés, totalement indépendants des premiers. Leur réalisation serait confiée à une filiale d’Alphabet, Verily. On mobilisa alors en un temps très court un personnel considérable et on développa, en Californie, à New York, dans le New Jersey, dans l’Ohio ou encore en Pennsylvanie, des drive-throughs (testings d’automobilistes à leur volant) permettant un dépistage du Covid-19 efficace et sûr.

Il va de soi que les participants doivent remplir une sorte de test d’aptitude, répondre à des questions sur leur état de santé du moment, sur leur lieu d’habitation ou encore leur histoire sanitaire personnelle et qu’ils transmettent ainsi toutes sortes d’informations sensibles au testeur – et ce d’autant plus qu’au départ, avoir un compte Google était obligatoire pour participer au test… Tout cela s’accorde avec une philosophie d’entreprise où la plupart des services rendus ne sont que présumés gratuits. La devise de Google qui veut que « Sharing is caring » (« Partager, c’est prendre soin des autres ») – est particulièrement vraie en ces temps de coronavirus…

Avec sa rapidité de réaction, le conglomérat a donc apporté la preuve de sa capacité d’action, car, s’il n’avait pas réalisé entièrement la proposition de Trump, du moins il avait su la saisir au bond et lui conférer un fort impact médiatique. Enfin, il avait assumé souverainement ses responsabilités. Alphabet n’a pas attendu le coronavirus, en effet, pour concevoir la santé avant tout comme une question technologique, et donc un domaine où il a un marché à conquérir. La création de Verily a en effet permis d’avoir un spécialiste qui coordonne depuis 2018, avec le « Projet Baseline », des études à grande échelle ne promettant rien moins que de « redessiner le futur de la santé ».

Tantôt sont lancées dans ce cadre des recueils de données, sur quatre ans, auprès de 10 000 personnes porteuses de montres connectées de conception Google, tantôt des études sur des diabètes de type 2, sur la prévention des maladies cardiovasculaires aussi bien que mentales. On veut en savoir toujours plus sur les interactions entre le corps, l’environnement et le psychisme, étudier sur la base de données informatiques ce que signifie être sain ou malade, mais surtout développer de nouveaux produits et services. Le projet est tellement gigantesque qu’il n’est pas rare que le conglomérat parle d’une « révolution », une révolution qui, au nom de la santé publique, s’engagerait à toujours plus de mesures, toujours plus de financements pour des collectes de données toujours plus nombreuses et un tableau monopolistique toujours plus vaste. Dans le jargon de Google, cela se dit ainsi : « We’ve mapped the world. Now let’s map human health » (« Nous avons cartographié le monde. L’heure est venue de cartographier la santé humaine  »).

Le testing du Covid-19 n’est d’ailleurs pas la seule réponse d’Alphabet à la crise du coronavirus. On recourt aussi aux voies conventionnelles de la cartographie et l’on génère via Google Maps, dans 131 pays, Suisse comprise, ce que l’on appelle des mobility reports. Sont utilisées ici, anonymisées et « agrégées », des données de localisation qui indiquent normalement la fréquentation d’un lieu donné, par exemple un restaurant à l’heure du déjeuner.

Ces données sont maintenant susceptibles d’être utilisées par les autorités pour pointer les « tendances dans les déplacements », localiser les zones à risque de l’épidémie et vérifier si la population se conforme ou non à l’impératif catégorique de « lisser la courbe » (flatten the curve), et reste confinée. Cette offre éminemment utile ne montre ainsi pas seulement avec netteté par exemple une augmentation de la fréquentation des parcs municipaux dans le canton de Berne, et le fait qu’il serait ou non « branché » de faire du télétravail à Genève ; le conglomérat apporte aussi le service d’un véritable outil administratif, ou les données recueillies fournissent des indications qui peuvent se transformer en réglementations nouvelles. En ce sens, est souverain celui qui a les meilleures cartes en mains.

Facebook : des données pour le Bien

Alphabet n’est pas le seul membre actif du « cabinet de crise technologique » à se soucier du bien-être des gens. Facebook lui aussi renoue dans l’état d’urgence avec sa propre fibre missionnaire, l’entreprise a conçu ces derniers temps non seulement un « Coronavirus Information Center » pour le fil d’actualité, mais a aussi combattu avec une détermination inédite les infox ou encore créé un nouveau émoticône, « coronavirus avec un cœur », pour promouvoir la solidarité automatisée. Le réseau social entend utiliser la « connectivité de la communauté » pour combattre le virus, et, avec la Carnegie Mellon University (CMU), cible des utilisateurs auprès desquels il promeut un questionnaire destiné à aider les chercheurs à établir des cartes géographiques hebdomadaires de symptômes cliniques qui ont été déclarés individuellement.

On espère ainsi toucher des millions d’utilisateurs. C’est seulement sur cette large base d’information – les données ne sont certes pas partagées avec Facebook, mais on peut se demander sur la base de quels critères Facebook choisit les participants potentiels – que l’on pense pouvoir renseigner sur l’état actuel des contaminations : « Ces informations peuvent aider les autorités sanitaires pour anticiper les besoins et planifier l’usage des moyens disponibles, et déterminer où et quand peut être entrepris le déconfinement de tel ou tel secteur de la population. »

Ces études sur des échantillons de masse peuvent être facilement perçues dans la situation présente comme étant uniquement un phénomène de crise. Mais qu’on ne s’y trompe pas : dans la Silicon Valley, elles sont depuis longtemps business as usual.

En sus du sondage quotidien, Facebook élargit encore son programme de « Disease Prevention Maps » (cartes pour la prévention des maladies). Le projet utilise données de géolocalisation et données de mouvements issus de l’utilisation des applications proposées par le groupe, et veut ainsi accroître « l’efficacité des campagnes sanitaires et la réaction aux épidémies » et a déjà été utilisé pour tracer le choléra au Mozambique ou pour contenir le virus Zika. Trois nouveaux outils, les co-location maps, les movement range trends et le social connectedness index, doivent à présent permettre d’évaluer dans quelle mesure les déplacements et les contacts sociaux de la population contribuent à la diffusion du virus, si les mesures de confinement prises ont un effet ou si de nouvelles mesures sont éventuellement nécessaires. Le slogan de l’encartage général est lui aussi très prometteur : Data for Good. Cela va de soi : on est ici engagé pour le Bien.

Mais il en va chez Facebook de beaucoup plus que de se positionner simplement en outil désintéressé des autorités sanitaires. Le cartographe de la sociabilité vise à étendre sa sphère d’influence et à se forger un véritable leadership. Si Mark Zuckerberg a fait don ces derniers temps de quelque 720 000 masques respiratoires à des institutions publiques et de 25 millions de dollars à la plateforme de recherche « Covid-19 Therapeutics Accelerator », ce n’est pas seulement pour se poser en philanthrope, caritatif autant que d’utilité publique. Son entreprise voit dans la crise une chance unique de développement, la chance de pouvoir passer d’un réseau social à une sorte de réseau de recherche scientifique, et se présente toujours plus comme l’infrastructure publique qu’elle a toujours voulu être : c’est-à-dire comme un élément essentiel du bon fonctionnement du système en l’état.

C’est pour cela qu’à côté de la CMU, on travaille au quotidien avec diverses institutions de santé, on cherche avec la New York University et le Mila Research Institute de Montréal comment utiliser des applications d’intelligence artificielle (IA) pour mieux préparer à la crise les hôpitaux et leur personnel. Par-delà cet investissement, on a aussi mis en place une ambitieuse « coalition internationale », le Covid-19 Mobility Data Network. Avec celle-ci, l’entreprise s’investit désormais dans une coopération qui à la fois confine au service de santé publique et est en même temps très calculée, avec la Harvard School of Public Health, la National Tsing Hua University à Taïwan, l’Université de Pavie en Italie ou la Bill & Melinda Gates Foundation. Le but avoué est, grâce aux « conclusions en temps réel obtenues à partir des Data for Good de Facebook », de déceler avec plus de précision le moment de la contamination et au bout du compte de produire des modélisations permettant de pronostiquer le déroulement de la crise. Bref : de transformer un futur indécis en un autre, probable.

Si des procédés analogues étaient surtout utilisés il y a encore quelques mois pour étudier les préférences des utilisateurs, prédire leur comportement de consommation et leurs déplacements afin de promouvoir une communication publicitaire basée sur le mouvement, la passion pour la collecte de données dans le cadre d’un capitalisme de la surveillance généralisée apparaît désormais sous un jour nouveau.

Car grâce à un management de crise requis dans des fonctions essentielles, que l’entreprise, dont l’image était sérieusement écornée, semble peu à peu se réhabiliter, savoir oublier toutes sortes de scandales dans le domaine de la protection des données et se produire à nouveau avec succès en sauveur presque magique de l’économie digitale. Comme l’écrit Mark Zuckerberg : « Le monde a été déjà confronté à des pandémies par le passé, mais cette fois nous avons une nouvelle superpuissance : la capacité à collecter et à échanger des données pour le Bien. »

Tout cela a aussi changé le regard porté sur le géant du numérique. Car bien qu’il ne soit nullement établi avec certitude que les cartes et les services sont d’une quelconque utilité dans la lutte contre le Covid-19, ils agissent comme une offre thérapeutique au puissant pouvoir de séduction. Une offre dont l’étendue consolide la position de monopole de l’entreprise et qui ravive ses ambitions. Et c’est ainsi que la crise fait l’effet pour Facebook d’une utile mise à jour du système, promettant de lui apporter une légitimité renouvelée.

Extension du domaine du tracking

Mais au-delà des analyses de données par l’entreprise, riches en perspectives, des expériences beaucoup plus concrètes sont actuellement menées en Californie. Elles visent à une autre proximité et relation au patient.

On travaille ainsi actuellement au Zuckerberg San Francisco General Hospital sur une façon de compenser le manque de testings à grande échelle en utilisant les technologies  wearable. La bague « Oura » – une bague qui mesure aussi bien le rythme cardiaque que la fréquence respiratoire – vise à diagnostiquer les contaminations au coronavirus avant même que les symptômes soient ressentis. Les personnels des hôpitaux, les plus menacés du fait de leurs contacts permanents avec les personnes contaminées, sont équipés de cet appareil portable intelligent, qui ne les quitte pas, et transmettent des données intéressantes à un « système d’alerte précoce » particulièrement réactif. Le but de ce suivi en temps réel est de réagir plus rapidement à l’avenir, de sorte que les soignants développant la maladie puisse être identifiés plus tôt, contrôlés et soignés plus efficacement : cette bague est là pour les guérir, pour tous les détecter.

Dans l’étude « Detect » du Scripps Research Institute, on pense en dimensions encore beaucoup plus grandes, on cherche à élargir le plus possible le nombre de personnes testées. Dès lors le testing n’est pas associé à un unique wearable intelligent, mais à quasiment toute la palette des bracelets d’activité connectés – depuis le sobre Fitbit de Google jusqu’au très sophistiqué Apple Watch. Chaque auto-testeur peut participer pour autant qu’il vit aux États-Unis, et transmettre aux chercheurs ses données corporelles, en véritable scientifique citoyen, via l’application « MyDataHelps » (« Mes données aident »). Comme avec la bague « Oura », il s’agit ici aussi de détecter précocement des symptômes et de « resocialiser » des données individuelles en sorte que les foyers de contamination puissent être, là encore, mis en cartes, mieux localisées, délimités avec le plus de précision possible.

« Detect » fonctionne comme le remake d’une étude antérieure, parue dès janvier, qui étudiait ce qu’elle nommait le « real-time flu tracking » (traçage de la grippe en temps réel) via wearable auprès de quelque 200 000 porteurs d’appareils Fitbit. Par l’entremise de ce bracelet d’activité, étaient saisies des données sur le rythme cardiaque et le sommeil grâce auxquelles, selon les conclusions de l’étude, il était possible d’améliorer de manière significative les pronostics par rapport aux moyens existants. Certes, le traçage n’était pas convaincant de bout en bout – par exemple, les données du sommeil manquaient de précision, et l’on ne pouvait pas vraiment distinguer entre l’accélération du pouls dû à une infection grippale et celui dû au stress quotidien. Les auteurs n’en soulignaient pas moins l’énorme potentiel de la technologie wearable, dont la diffusion accrue devait rendre rapidement possible une surveillance continue sur une plus vaste échelle, et plus précise dans le temps. Rien qu’en Suisse, un petit cinquième de la population est d’ores et déjà utilisateur de wearables, et la tendance ne fait que s’accentuer.

C’est justement ce potentiel que l’étude « Detect » cherche à présent à traduire dans la réalité, on élargit avec les variables biométriques – type activité quotidienne – la profondeur de champ de la surveillance et c’est ainsi que le site internet peut déclarer avec optimisme : « Vous êtes désormais en mesure de pouvoir de prendre le contrôle de votre santé, de même que les soignants du système public de santé peuvent stopper l’émergence d’une maladie de type grippal dans des communautés relativement grandes ».

Avec l’acceptabilité accrue, par le Covid-19, du partage solidaire des données, l’individu quantifié mute vers le collectif quantifié. La saisie, l’analyse et le contrôle ininterrompus de données sensibles sont présentés comme un champ d’études innovant, comme une prise de pouvoir de la collectivité. Ainsi, autocontrôle et contrôle social sont indéfectiblement liés.

Ce qui pouvait être encore perçu avant le coronavirus comme une surveillance abusive, se présente désormais comme l’établissement d’une cartographie de la santé sur un mode participatif et aux fins de la recherche. Une recherche qui lie de plus en plus ses avancées à des appareils intelligents, dont l’utilisation est – de plus en plus – à portée de mains.

Apple : au service de l’humanité

Ces études sur des échantillons de masse via wearable peuvent être facilement perçues dans la situation présente – la Stanford University elle aussi a encore récemment lancé une étude liée au Covid-19 – comme étant uniquement un phénomène de crise. Mais qu’on ne s’y trompe pas : dans la Silicon Valley, elles sont depuis longtemps business as usual.

S’opère aussi un déplacement de souveraineté : le quotidien devient le laboratoire expérimental des entreprises, la vie elle-même n’est plus qu’une expérience de mesure intelligente (« smart »). On assiste à la systématisation toujours plus insistante de ce que l’on peut appeler une biopolitique en cours de datafication

Si Google entend mesurer la santé, via wearables, Apple, lui, s’exerce tout particulièrement depuis ces derniers temps au mode du laboratoire expérimental transportable. En développant sa Smartwatch et son « Research App », Apple a exploré de nouveaux champs de recherche entrepreneuriaux. Chacun a pu, dès avant la pandémie, participer à des études sanitaires de grande ampleur grâce à la sensorique connectée et au Big Data – des études allant des capacités auditives jusqu’au suivi de la menstruation-, chacun a pu mettre ses données à la disposition de toutes sortes d’universités, hôpitaux ou institutions comme l’OMS. Toute une infrastructure, reliant l’individu via wearable à la grande marche du monde et promettant de nouvelles avancées scientifiques, des produits d’avenir, et peut-être surtout une importance individuelle : « The future of health research is you » (« Le futur de la recherche médicale, c’est vous »).

Il n’est guère étonnant que l’Apple Watch soit aujourd’hui considérée comme un élément essentiel de nombreuses études sur le Covid-19. Que son contrôle d’activité d’avant-garde soit particulièrement coté. Et que la pandémie, comme l’a expliqué récemment le directeur des opérations d’Apple, Jeff Williams, rende indispensable plus rapidement de nouvelles fonctionnalités d’Apple Watch comme l’instrument de cardiométrie intégré. Tout ceci donne à penser que la « solution » en propre d’une étude Apple sur le Covid-19 n’est elle aussi vraisemblablement qu’une question de temps.

Dès maintenant, on ne reste pas inactif. Le président (CEO) d’Apple Tim Cook conseille le président américain, réorganise des chaînes de livraison, conçoit des visières de protection pour le personnel soignant et, à l’instar de Google, produit grâce à son propre système de cartes des rapports de mobilité pour l’administration. Ainsi Apple, qui considère que ses missions dans le secteur de la santé « ne sont pas limitées au poignet »,  se met-il lui aussi intégralement au service de la cause, et veut utiliser les vents favorables pour lancer de nouveaux services et applications : ce que Cook proclamait dès janvier 2019 est plus que jamais valable : « Si l’on demandait un jour ce qui aura été le plus grande contribution d’Apple à l’humanité, il n’y aura qu’une réponse possible : la santé. »

Qui a suivi ces derniers mois les recherches d’Apple et de Google dans le secteur médical ne sera guère surpris par la nouvelle récente de leur collaboration en matière de traçage des contacts. En bonne logique, sans attendre que les acteurs publics s’acquittent de leurs obligations, les deux multinationales présentent leur propre « solution globale » – en bons promoteurs de la « technocratie directe » qu’elles sont. L’infrastructure, qui est prévue pour toutes sortes d’applications de traçage, mise sur une approche décentralisée, se présente de ce fait comme plus égalitaire et « progressiste » que les systèmes centralisés – que finalement elle exclut complètement du jeu ! Que les multinationales, avec l’impact considérable qui est le leur sur le marché, créent ainsi une norme désormais incontournable, qu’elles généralisent et standardisent leur « solution » (le Chaos Computer Club parle de « diktat ») n’est dès lors qu’une sorte d’élégant effet secondaire.

On a ainsi conscience dans la Silicon Valley, en ces temps qui semblent totalement débridés, que l’heure est venue, on parle à nouveau sur un ton pénétré et l’on use à plein de son pouvoir de décision – utilisateurs de smartphones de tous les pays, unissez-vous ! Bien sûr, il n’y a « jamais eu moment plus important » pour Apple et Google, pour aider à sauver le monde « avec la force de la technologie », pour le remettre sur pieds selon ses idées bien arrêtées. Mais il y a rarement eu plus de disponibilité, ou plus exactement plus de nécessité, à les croire. À être obligé de les croire.

Biopolitique en voie de datafication : la santé comme prestation de service

Les crises engendrent nécessairement des espaces de décisions, un afflux temporaire d’une série de potentialités différentes, où il en va du tout ou rien, du succès ou de l’échec. Que les entreprises géantes de la Silicon Valley aient la décision facile, que certaines d’entre elles soient fermement assurées par temps de crise, elles l’ont fréquemment démontré au cours de ces dernières années. Avec la pandémie, la forme si particulière de résilience qui a cours en Californie se montre une nouvelle fois au grand jour.

On aura rarement pu observer plus clairement avec quelle rapidité les différents acteurs arrivent à s’adapter, usent de leurs infrastructures, voire les réorientent entièrement, pour se présenter en sauveurs incontournables, en outils de la lutte contre la crise – en somme : pour se réinventer.

Il n’étonnera guère qu’à cette occasion, du don’t be evil de Google au bringing the world closer together de Facebook, de vieux récits soient – avec talent ! – remis au goût du jour, que le solutionnisme trouve de tous côtés une nouvelle légitimation et que la connectivité se déploie toujours plus. Reste que tout cela est lié à des risques et des effets secondaires non négligeables.

Car de toute évidence, n’entrent pas seulement dans les potentialités des multinationales l’idée, louable en soi, de la lutte contre la crise, ou du soutien massif à la santé, à travers toutes sortes de partenariats public-privé. En elles s’opère aussi, insidieusement, clandestinement, un déplacement de souveraineté : le quotidien devient le laboratoire expérimental des entreprises, la vie elle-même n’est plus qu’une expérience de mesurage intelligent (« smart »). On assiste à la systématisation toujours plus insistante de ce que l’on peut appeler une biopolitique en cours de datafication.

Les acteurs d’État comme les acteurs privés ont compris depuis longtemps que le vieil outil biopolitique – statistiques périodiques ou valeurs moyennes évaluées par cycles – était aujourd’hui tout à fait suranné. Que, si l’on voulait maintenir en état de fonctionner le corps des individus, et plus encore le corps social, on avait besoin de mécanismes plus individualisés, de cartes plus parlantes et d’appareils plus « friendly ». Les sauveurs chamaniques de la Silicon Valley prennent ce qui ressort des fonctions régaliennes de l’État pour le ramener à leurs prestations de service, ils développent des instruments essentiels de politique sanitaire et, par le fait qu’ils se déclarent eux-mêmes « institutions de recherche », engrangent un fabuleux surcroît de compétence. Ainsi l’individu évolue-t-il toujours davantage, sous le signe de la santé, dans des espaces mesurés, ainsi ses données de mobilité et de contact sont-elles traquées et sondées en temps réel : son état de santé, son pouls ou son rythme de sommeil sont soumis à une surveillance de tous les instants. Que disait déjà le slogan du « Research App » d’Apple ? « Humanity says thank you » (« L’humanité vous dit merci »).

Ce qui semble pendant la crise tout à fait compréhensible, et même, dans quelques cas, raisonnable, crée rapidement un nouvel état de fait. Une réalité dans laquelle l’intrusion sur le mode monopolistique de la technologie numérique va si loin dans le monde de la vie et de l’expérience qu’elle finit par développer une force normative : le moment arrive où elle ne se content plus de seulement décrire ce qui est. Mais aussi ce qui devrait être.

Peut-être ne devrions-nous donc pas dire aussi inconsidérément « I want to thank Google », ni concevoir la crise comme un problème qui n’attend que l’intelligence artificielle pour être résolu. Nous devrions urgemment jeter aussi un coup d’œil à la notice jointe de la thérapeutique de surveillance capitaliste.

Les auteurs :

Anna-Verena Nosthoff est essayiste, philosophe et politologue. Elle enseigne à l’Université de Vienne, la Freie Universität de Berlin et était ces derniers temps « Research fellow » au Weizenbaum Institut pour la société connectée. Felix Maschewski est essayiste, économiste et enseigne à la Freie Universität de Berlin. Récemment est paru leur ouvrage commun « Die Gesellschaft der Wearables – Digitale Verführung und soziale Kontrolle » (« La société des wearables – Tentation digitale et contrôle social ») aux Éditions Nicolai-Verlag de Berlin.

Cet article est paru en allemand dans la revue Republik : https://www.republik.ch/2020/05/09/wie-big-tech-die-pandemie-loesen-will.

De Jaurès à Sanofi, la solution coopérative

Construction d’une grange par la communauté Amish aux Etats-Unis. @randyfath

À la suite de la crise du Covid, les appels à changer l’organisation générale de notre économie arrivent de toutes parts. Ces appels se divisent en deux catégories : soit ils préconisent le retour d’un État fort, soit ils se contentent de mesures cosmétiques sans s’attaquer à la racine du problème de l’entreprise, qui n’est autre que la recherche du profit à tout prix. Pourtant, tout attendre de l’État n’est pas la seule alternative possible. Comme le fit Jean Jaurès en son temps, on peut s’appuyer sur les coopératives pour instaurer une rupture majeure : la démocratie plutôt que le profit.


Nous faisons face à une triple crise. Une crise sociale, dont on se demande comment sortir : les inégalités sont exacerbées, les salariés précarisés, les entreprises délocalisées. Une crise sanitaire, dont l’idée d’une deuxième vague nous fait frémir : les médicaments sont importés, les soignants exténués, les hôpitaux délabrés. Une crise environnementale, dont les premiers effets se font déjà sentir : la nature est surexploitée, la biodiversité menacée, le climat déréglé.

Pourquoi ? Car toute action est jugée selon une même finalité : la rentabilité. Tant que cela rapporte davantage ou coûte moins cher, les conséquences sociales et environnementales ne comptent guère. D’où vient cette logique du profit à tout prix ? On en attribue généralement l’origine au « monde de l’entreprise ». Quoi de plus logique puisque les entreprises sont au cœur de nos sociétés ? La majorité des salariés y travaillent, les consommateurs achètent leurs produits et la fonction publique n’en finit pas de copier leurs méthodes.

L’entreprise : un concept économique, divers modèles juridiques

Ici, il est cependant nécessaire de faire une distinction entre l’économie et le droit. En économie, le concept d’entreprise désigne une organisation réalisant une activité économique de production d’un bien ou d’un service. En droit, l’entreprise n’existe pas en tant que telle [1]. Pour exister juridiquement, l’entreprise doit adopter l’un des multiples modèles juridiques reconnus par la loi : association, mutuelle, société civile d’exploitation agricole… pour une propriété privée ; société d’économie mixte, société publique locale, établissement public à caractère industriel et commercial… pour une propriété publique.

Pourtant, quand on pense au monde de l’entreprise, on le réduit généralement à un seul des modèles juridiques existants : la société de capitaux (Sanofi, Total, LVMH… pour les plus connues). En son sein, le pouvoir est aux mains de celles et ceux qui apportent des capitaux. Ce sont donc les actionnaires ou associés qui prennent les décisions stratégiques et élisent les dirigeants, selon le principe capitaliste « une action = une voix ». Puisque ces actionnaires attendent un retour sur investissement, les dirigeants sont élus d’après leurs capacités à rentabiliser les capitaux investis : l’activité, les salariés, les ressources naturelles ou encore le territoire d’implantation ne sont que des variables d’ajustement au service de la logique du profit. Du point de vue des salariés, la démocratie s’arrête donc aux portes de la société de capitaux. Jean Jaurès le formula d’ailleurs en ces termes : « La Révolution a fait du Français un roi dans la société et l’a laissé serf dans l’entreprise ».

Or, ce modèle juridique étant le modèle d’entreprise le plus répandu, il est le cœur de notre système économique. On comprend donc mieux pourquoi cette logique du profit s’est diffusée jusque dans les moindres recoins de notre société, au détriment de la démocratie. Pour transformer la société en profondeur, il est donc indispensable de remplacer ce cœur par un modèle productif alternatif. Pour identifier cette alternative, un petit détour par la pensée de Jaurès peut justement s’avérer utile. Ce dernier ne se limita pas à une simple critique de la société de capitaux, et défendit abondamment un modèle bien particulier : la coopérative.

La démocratisation par la coopération, pilier de la transformation pour Jaurès

Dès la fin du XIXe siècle, Jaurès s’impliqua dans plusieurs initiatives coopératives : la verrerie ouvrière d’Albi, la Boulangerie socialiste de Paris, la Bourse des coopératives socialistes…[2] A partir de ces expériences, il en déduisit que « le socialisme ne peut, sans danger, ou tout au moins sans dommage, négliger la coopération qui peut ajouter au bien-être immédiat des prolétaires, exercer leurs facultés d’organisation et d’administration et fournir, dans la société capitaliste elle-même, des ébauches de production collective » [3].

Jaurès finit même par reconnaître la coopérative comme étant l’un des piliers de la transformation de la société, au même titre que le syndicat et le parti : « Lorsque trois actions sont aussi essentielles que le sont l’action syndicale, l’action coopérative et l’action politique, il est vain de régler entre elles un ordre de cérémonie, il faut les utiliser toutes les trois au maximum » [4]. Dès lors, dans sa vision de la démocratie économique, Jaurès associait les travailleurs, mais aussi d’autres parties prenantes ayant un lien avec l’activité, actionnaires exceptés. La confrontation de ces points de vue divergents ne devait pas se limiter à une simple consultation, mais bien à l’implication de chacun dans la prise de décision.

La nécessaire confrontation de points de vue divergents

Ainsi, lorsqu’il prôna l’intervention directe de l’Etat, comme en 1912 à l’issue d’une nouvelle augmentation du cours du prix des céréales, il précisa : « Bien entendu, il ne faudra pas que ce pouvoir nouveau de l’État s’exerce bureaucratiquement. Des délégués des groupes de producteurs paysans et des consommateurs ouvriers interviendront dans la gestion, à côté des représentants directs de la nation tout entière et des hommes de science les plus qualifiés » [5]. Plutôt que d’imposer par en haut le prix des céréales, avec le risque qu’il soit déconnecté de la réalité, Jaurès concevait la confrontation de ces points de vue divergents dans un intérêt commun : la définition d’un prix juste, suffisamment rémunérateur pour les producteurs et relativement modéré pour les consommateurs, avec expertise scientifique à l’appui.

La confrontation de ces points de vue divergents avait enfin pour but d’éviter la concentration de pouvoirs dans les seules mains des dirigeants politiques. Car Jaurès était bien conscient des dangers inhérents au fait de « donner à quelques hommes une puissance auprès de laquelle celle des despotes d’Asie n’est rien » [6]. Or, encore aujourd’hui, on peut suivre Jaurès en s’inspirant du mouvement coopératif contemporain. Et ainsi instaurer de véritables ruptures dans l’organisation générale de la production et faire primer la démocratie sur la logique du profit.

En SCOP, la démocratie n’est pas une faiblesse, elle est une force

Prenons d’abord les 2300 Sociétés Coopératives et Participatives (SCOP) que compte notre pays [7]. La SCOP n’est pas une société de capitaux, mais une société de personnes. En son sein, le pouvoir est aux mains de celles et ceux qui apportent leur force de travail. Ce sont donc les salariés qui prennent les décisions stratégiques et élisent les dirigeants, selon le principe démocratique « une personne = une voix » [8]. La logique de l’entreprise s’en trouve redéfinie : le profit n’est plus une fin en soi, mais un moyen au service de l’activité et des emplois [9].

La pérennité des SCOP n’est plus à prouver : leur taux de survie à 5 ans est de 70%, contre 60% pour les sociétés de capitaux.

Serait-ce un non-sens économique ? Un modèle non soutenable ? Une fragile utopie ? Au contraire : d’une part, comme toute société commerciale, les SCOP sont soumises à l’impératif de viabilité économique. A l’inverse de nombreuses associations, c’est un gage de leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics. D’autre part, les salariés de SCOP sont amenés à devenir associés de l’entreprise, afin de détenir au minimum 51% du capital. A l’inverse de nombreuses sociétés de capitaux, c’est un gage de leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs financiers. Surtout, la pérennité des SCOP n’est plus à prouver : leur taux de survie à 5 ans est de 70%, contre 60% pour les sociétés de capitaux [10].

Quelle est la source de cette résilience ? « La démocratie n’est pas une faiblesse, elle est une force » nous dit François Ruffin à propos des institutions politiques au temps de la crise du Covid [11]. Or, ce qui est vrai à propos de l’Etat l’est tout autant pour l’entreprise, même si les SCOP sont généralement plus proches de la démocratie représentative que de l’idéal autogestionnaire [12].

Cette démocratie est une force : elle favorise l’efficacité des décisions qui sont prises. En effet, puisque les dirigeants sont élus par les salariés, leurs décisions bénéficient d’une plus grande légitimité [13]. De plus, comme toute personne élue, ils doivent rendre des comptes auprès de leurs électeurs. Du point de vue des salariés, cette transparence facilite les échanges et la compréhension des enjeux associés à chaque décision [14]. Enfin, qui connaît mieux l’outil de travail que les salariés eux-mêmes ? La gouvernance partagée renforce donc la pertinence de décisions prises par rapport aux besoins et atouts de l’entreprise.

La démocratie est une force : elle favorise l’engagement des salariés. Boris Couilleau, dirigeant de Titi-Floris, une SCOP de plus de 1000 salariés spécialisée dans le transport de personnes en situation de handicap, le résume en ces termes « Quand on est locataire d’un logement, on n’en prend pas autant soin que lorsqu’on en est propriétaire. C’est le même mécanisme avec l’entreprise : quand on devient salarié associé d’une coopérative, on fait plus attention à son outil de travail, on s’implique davantage » [15]. Aussi, quand des difficultés économiques se présentent, les coopératrices et coopérateurs sont d’autant plus prêts à faire des efforts, pouvant aller jusqu’à une augmentation ou une baisse du temps de travail, une réduction des rémunérations, une réorganisation de l’activité… puisqu’ils savent que cela servira avant tout à maintenir à flot leur coopérative et leur emploi, et non à remplir les poches d’un actionnaire extérieur [16].

L’un des véhicules adaptés de la SCOP Titi-Floris. © Titi-Floris

La démocratie est une force : elle favorise la prudence en matière de gestion financière. Ainsi, les SCOP affectent en moyenne 45% des bénéfices réalisés à leurs réserves, 43% en participation à leurs salariés, contre seulement 12% en dividendes [17]. Cette répartition équilibrée du résultat est peu banale dans le monde de l’entreprise. Elle permet à ces coopératives de disposer de fonds propres importants, que ce soit pour faire face aux difficultés économiques ou pour investir sur le long terme. A titre de comparaison, Oxfam nous rappelle que les sociétés du CAC 40 affectent en moyenne à peine 27% des bénéfices en réinvestissement, seulement 5% aux salariés, contre 67% aux actionnaires [18].

La SCIC, modèle de démocratie sanitaire ?

La SCOP n’est pas l’unique forme juridique que peut prendre une coopérative. Les 900 Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC) que compte notre pays sont, comme les SCOP, des sociétés de personnes. En leur sein, le pouvoir est aux mains de celles et ceux qui participent de diverses manières à l’activité. Ce sont donc les salariés mais aussi des usagers, des bénévoles, des collectivités locales, des organisations du même secteur ou encore des représentants de l’Etat, qui peuvent coopérer au sein d’une gouvernance partagée [19]. La démocratie est toujours une force, puisque la confrontation de ces points de vue divergents, chère à Jaurès, se retrouve bel et bien au service d’un intérêt commun.

On peut prendre comme exemple le centre de santé parisien Richerand, sous forme de SCIC depuis 2018. Issu du syndicalisme des industries électriques et gazières, anciennement EDF-GDF, ce centre était initialement géré par la seule caisse des œuvres sociales des électriciens et gaziers (Ccas) [20]. Le modèle coopératif a alors rendu possible l’implication dans la prise de décisions des salariés (médecins, dentistes, infirmiers, employés…), de groupes hospitaliers partenaires (AP-HP, Fondation Ophtalmologique Rothschild, Diaconesses Croix Saint-Simon), de professionnels du secteur médico-social (Institut de victimologie, association Parcours d’exil), de la ville de Paris, mais aussi des patients, ce qui constitue l’innovation majeure de ce type de coopérative. En outre, comme pour une grande partie des SCIC existantes, la coopérative Richerand a fait le choix de placer l’intégralité de ses bénéfices en réserve, au profit du projet de santé et de sa pérennité [21].

Ce modèle de démocratie sanitaire devrait-il être reproduit ? C’est en tout cas la volonté qu’a récemment exprimée une grande diversité d’acteurs : à Grenoble, un collectif de salariés, d’usagers et de syndicats souhaitaient reprendre un groupe hospitalier en cours de privatisation en SCIC [22] ; dans les Côtes d’Armor, d’anciens salariés de l’une des dernières usines françaises de masques, fermée fin 2018, viennent de relancer leur activité sous forme de SCIC, avec le soutien de syndicats et de collectivités locales [23] ; dans Le Monde, une tribune prône la constitution d’un réseau de SCIC pour produire en France les principes actifs et médicaments nécessaires à notre souveraineté sanitaire [24] ; dans son dernier manifeste, Attac se demande même « Pourquoi ne pas transformer Air France, Renault et Airbus, et même la SNCF, EDF ou la Poste, en SCIC nationales ? » [25].

De Sanofi à l’hôpital public, une solution pertinente

Que ce soit en SCOP ou en SCIC, la coopération incarne donc une rupture avec la logique de la recherche illimitée du profit pour les actionnaires.

Imaginons alors une généralisation de cette rupture, qui ferait probablement la une des journaux : « A partir de 2021, le géant pharmaceutique Sanofi, comme l’ensemble des entreprises du CAC40, sera soumise à un contrôle démocratique de sa stratégie. Ce contrôle sera réalisé par des représentants de salariés mais aussi d’usagers, de professionnels de la santé, d’associations environnementales, de l’Etat… » Qui sait ce qui pourrait alors être décidé, par exemple à propos de la répartition des milliards de bénéfices que Sanofi réalise chaque année : Augmenter sensiblement la rémunération de ses salariés ? Investir massivement dans la recherche contre le coronavirus ? Dédommager décemment les victimes de la Dépakine [26] ou des rejets toxiques de son site de Mourenx [27] ?

Une généralisation du modèle de « la démocratie plutôt que le profit » répondrait à un besoin crucial pour l’hôpital public : mettre fin à la vision de l’hôpital-entreprise, dont la priorité n’est plus l’utilité sociale mais la rentabilité.

Car jusqu’à maintenant, la réalité fut bien différente : entre 2009 et 2016, 95% des 37 milliards d’euros de profit réalisé par Sanofi ont été versés aux actionnaires [28]. Et même en pleine crise du coronavirus, l’entreprise n’a pas eu trop de scrupules à annoncer qu’elle distribuerait encore plus de dividendes en 2020 qu’en 2019, pour un montant total de près de 4 milliards d’euros [29]. Ou encore qu’elle vendrait son vaccin contre le COVID-19 au pays le plus offrant, alors que 80% de son chiffre d’affaires est issu du remboursement des médicaments par la Sécurité Sociale française et qu’elle bénéficie chaque année de centaines de millions d’euros de subventions publiques, notamment à travers le Crédit d’impôt recherche et le CICE [30].

Par ailleurs, une généralisation du modèle de « la démocratie plutôt que le profit » répondrait à un besoin crucial pour l’hôpital public : mettre fin à la vision de l’hôpital-entreprise, dont la priorité n’est plus l’utilité sociale mais la rentabilité. De l’avis du personnel soignant, cette rupture passerait par un changement du mode de gouvernance actuel : remettre l’humain au cœur de la décision, comme ce fut le cas au plus fort de la crise du COVID-19 [31]. Concrètement, le pouvoir ne doit plus être aux mains des managers et administratifs comme c’est le cas depuis 2009, mais des personnels médicaux, paramédicaux et des usagers.

La coopération : une solution non suffisante mais plus qu’inspirante

Revenons-en au mouvement coopératif. Bien sûr, lui non plus n’est pas parfait et sa seule généralisation ne sera pas suffisante pour résoudre tous les maux de notre société. D’abord, derrière les modèles coopératifs se cachent une large diversité de pratiques et de progrès à réaliser pour nombre de coopératives : accélérer leur virage écologique, approfondir leur démocratie interne, s’éloigner des méthodes de management néolibérales… Ensuite, l’extension des principes coopératifs doit être complétée par d’autres mesures indispensables à la transition écologique : protectionnisme solidaire et écologique, contrôle démocratique du crédit, réduction de la consommation et du temps de travail… Enfin, il ne faut pas négliger les actions spécifiques à mener contre toutes les formes d’oppressions, liées au genre, à l’orientation sexuelle, à l’origine… qui ne se résoudront pas magiquement lorsque les questions économiques et écologiques auront été traitées.

Néanmoins, il est d’ores et déjà possible de s’inspirer des succès de la coopération pour transformer la société. Et ce, sans se limiter au secteur de la santé, puisque les SCOP et SCIC sont présentes dans tous les secteurs d’activité. Parmi tant d’autres, on peut citer les services avec le Groupe Up (SCOP), l’alimentation avec Grap (SCIC), la presse avec Alternatives Economiques (SCOP), l’énergie avec Enercoop (SCIC), l’industrie avec Acome (SCOP) ou encore le sport avec le club de foot du SC Bastia (SCIC).

Car sinon, quoi d’autre ?

Car sinon, quoi d’autre ? L’imitation de la cogestion à l’allemande ? Certes, la cogestion vise à instituer la parité dans la prise de décision entre actionnaires et salariés. Mais, à quoi bon impliquer les salariés si la logique du profit continue d’avoir un rôle clé ? Les coopératives prouvent qu’il est pourtant possible de subordonner intégralement cette logique à la pérennité de l’activité et d’intégrer à la gouvernance d’autres parties prenantes.

Le retour à une planification autoritaire et aux nationalisations ? Certes, la planification vise à fixer un cap ambitieux de transformation sociale. Mais, à quoi bon virer les actionnaires si les travailleurs et les citoyens restent soumis à une soi-disant élite éclairée ? Les coopératives prouvent qu’il est pourtant possible de changer la société de manière démocratique et au plus près des besoins, des aspirations et de la créativité de chacun.

Bref, les germes d’une nouvelle société, plus juste, soutenable et démocratique, ne demandent ni à être copiés depuis l’étranger, ni à être ressuscités depuis un modèle dépassé. Les germes coopératifs sont déjà présents et ne demandent qu’à être développés massivement.

[1] FAVEREAU, Olivier et EUVÉ, François. Réformer l’entreprise. Etudes, Août 2018

[2] DRAPERI, Jean-François. La république coopérative: théories et pratiques coopératives aux XIXe et XXe siècles. Larcier, 2012

[3] JAURES, Jean. Coopération et socialisme. La Dépêche de Toulouse, 24 juillet 1900, cité dans DUVERGER, Timothée. Jean Jaurès, apôtre de la coopération : l’économie sociale, une économie socialiste? La République de l’ESS, Juillet 2017 : https://ess.hypotheses.org/391

[4] GAUMONT, Jean. Au confluent de deux grandes idées, Jaurès coopérateur. F.N.C.C, 1959, cité dans DRAPERI (op. cit. 2012)

[5] CHATRIOT, Alain et FONTAINE, Marion. Contre la vie chère. Cahiers Jaurès. Société d’études jaurésiennes, Décembre 2008, Vol. N° 187-188

[6] DUVERGER (op. cit. 2017)

[7] CG SCOP. Chiffres clés 2019 : https://www.les-scop.coop/sites/fr/les-chiffres-cles/

[8] CG SCOP. Qu’est-ce qu’une Scop ? : https://www.les-scop.coop/sites/fr/les-scop/qu-est-ce-qu-une-scop.html

[9] CHARMETTANT Hervé, JUBAN Jean-Yves, MAGNE Nathalie et RENOU Yvan. La « sécuflexibilité » : au-delà des tensions entre flexibilité et sécurité de l’emploi, les sociétés coopératives et participatives (Scop)‪. Formation emploi, 2016, vol. 134

[10] Le service des études de la CG SCOP. Bilan chiffré 2019 : une progression régulière. Participer, Le magazine des Sociétés coopératives. Scopedit. Mai 2020

[11] RUFFIN, François. Leur folie, nos vies: la bataille de l’après. Les Liens qui Libèrent, 2020

[12] CHARMETTANT Hervé. Les Scop à « direction forte » : quelle place pour la démocratie ?. Centre de recherche en économie de Grenoble, HAL, 2017

[13] CHARMETTANT et al. (op cit, 2016)

[14] CHARMETTANT (op cit, 2017)

[15] Entretien réalisé par téléphone le 28 février 2019

[16] CHARMETTANT et al (op cit, 2016)

[17] Le service des études de la CG SCOP (op. cit. 2020)

[18] Oxfam France et Le Basic, CAC 40 : des profits sans partage, comment les grandes entreprises françaises alimentent la spirale des inégalités. [Rapport], 2018

[19] CG SCOP. Qu’est-ce qu’une Scic ? : http://www.les-scic.coop/sites/fr/les-scic/les-scic/qu-est-ce-qu-une-scic.html

[20] MILESY, Jean-Philippe. La santé pour tous et par tous. Economie sociale, le nouvel élan solidaire. Hors-série Politis, Mars 2019

[21] Le projet de santé de la Coopérative – La Coopérative de Santé Richerand : http://richerand.fr/le-projet-de-sante/

[22] Clinique mutualiste : Éric Piolle appelle à reporter la vente. Place Gre’net : https://www.placegrenet.fr/2020/04/22/crise-sanitaire-eric-piolle-appelle-a-reporter-la-vente-de-la-clinique-mutualiste/291787

[23] Usine de masques dans les Côtes-d’Armor : où en est le projet porté par la Région ?  France 3 Bretagne : https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/cotes-d-armor/guingamp/usine-masques-cotes-armor-est-projet-porte-region-1845160.html

[24] « Créons un réseau de sociétés coopératives d’intérêt collectif pour produire les médicaments ». Le Monde : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/06/10/creons-un-reseau-de-societes-cooperatives-d-interet-collectif-pour-produire-les-medicaments_6042341_3232.html

[25] ATTAC. Ce qui dépend de nous, manifeste pour une relocalisation écologique et solidaire. Les Liens qui Libèrent, 24 juin 2020

[26] Dépakine: Sanofi refuse d’indemniser les victimes. L’Express : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/depakine-sanofi-refuse-d-indemniser-les-victimes_2057667.html

[27] Sanofi ferme son usine à la pollution record. Politis.fr : http://www.politis.fr/articles/2018/07/sanofi-ferme-son-usine-a-la-pollution-record-39137/

[28] Oxfam (op. cit. 2018)

[29] Sanofi distribuera cette année un dividende un peu supérieur à l’an dernier. Boursorama : https://www.boursorama.com/bourse/actualites/sanofi-distribuera-cette-annee-un-dividende-un-peu-superieur-a-l-an-dernier-dea6baa9688fc6c117808079430dfa96

[30] Des élus français s’indignent que le vaccin à l’étude de Sanofi serve prioritairement les États-Unis. BFMTV : https://www.bfmtv.com/politique/des-elus-francais-s-indignent-que-le-vaccin-a-l-etude-de-sanofi-serve-prioritairement-les-etats-unis_AV-202005140061.html

[31] NAEBEL, Rachel. Comment transformer l’hôpital en bien commun, géré par les soignants et les usagers, non par les financiers. Basta ! : https://www.bastamag.net/Manif-soignants-hopital-Olivier-Veran-salaire-segur-de-la-sante-fermeture-de-lits

Le Covid, les données de santé et Microsoft

crédits : Pixabay

La France et les instances juridiques de l’Union européenne, doivent se réveiller face aux risques de fuite des données à l’étranger posés par la dépendance de plus en plus prégnante aux GAFAM des systèmes informatiques de nos administrations publiques, notamment en matière de santé. Les gouvernements sont aujourd’hui sous la pression de l’opinion. Ils doivent proposer « une troisième voie pour garantir un avenir numérique compatible avec nos démocraties » comme le réclament dans cette tribune-pétition de nombreux professionnels de la santé et du numérique et des parlementaires. Un lien est en ligne pour la signer.


Une information loyale et éclairée

Le taux d’alphabétisation numérique – la capacité à lire et écrire le langage informatique – est extraordinairement bas [1]. Notre monde technophile s’envole dans la complexité écartant le citoyen du débat politique. Cependant les implications sont fondamentales : elles concernent la pérennité de notre liberté de penser et de notre système de santé mutualiste. Nous voulons informer des évolutions récentes en informatique et en santé pour recentrer politiquement le débat autour du citoyen et fermer la porte aux illusions techno-scientifiques.

Vers le secret professionnel partagé

Récemment l’Ordre des Médecins a rappelé que le secret des personnes est la base de la confiance portée aux personnels soignants [2]. Historiquement la relation de soin est construite sur un colloque singulier médecin-malade. Avec l’arrivée des nouvelles technologies et la numérisation du monde, le secret médical formel se dissipe peu à peu. Les personnels administratifs de l’Etat traitent déjà l’information médicale des assurés de l’Assurance Maladie [3]. Les évolutions contemporaines tendent à multiplier les acteurs du parcours de soins dans une logique de prise en charge collective et pluridisciplinaire. Comment remettre en adéquation cette exigence éthique avec le XXIième siècle, à l’heure du traitement massif des données effectué par des algorithmes toujours plus sophistiqués ?

Les notions [4] “d’équipe de soin””et de “secret partagé” redéfinissent les contours du secret à l’ère digitale. Les informations médicales strictement “nécessaires à la continuité des soins” peuvent circuler entre les différents membres de l’équipe de soins pour améliorer la prise en charge globale de la personne. De plus, l’opposition au partage de données [5] est un droit essentiel pour le patient. Le préalable à tout refus est le droit à une information claire et précise sur les bénéfices attendus, les forces en présence et le parcours de la donnée médicale. La fracture numérique [6] et l’empressement à déployer des outils informatiques ne permettent plus d’assurer ces droits.

Technophilie et centralisation

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Rabelais

C’est un principe éthique fondamental : « les technologies doivent être au service de la personne et de la société» plutôt qu’« asservies par les géants technologiques » [7].

Une confiance aveugle dans la technologie, et notamment dans les nouveaux outils statistiques, pourrait conduire à légitimer des systèmes pyramidaux et potentiellement réducteurs de libertés. Ainsi, les nouveaux systèmes d’information initiés dans le contexte de l’état d’urgence sont tous centralisés : recueil d’identités et de contacts à risque, résultats de prise de sang, surveillance des téléphones portables.
Ces systèmes alimenteront la plateforme nationale des données de santé ou « Health Data Hub » [8]. Ce guichet unique d’accès à l’ensemble des données de santé désidentifiées vise à développer l’intelligence artificielle appliquée à la santé. L’ensemble de ces données est hébergé par l’entreprise Microsoft et son offre commerciale, la plateforme Azure [9].

Le problème est que le droit américain s’applique au monde entier ! Le gouvernement américain a adopté en 2018 un texte nommé « Cloud Act » [10], qui permet à la justice américaine d’avoir accès aux données stockées dans les pays tiers [11]. Microsoft est soumis à ce texte qui est en conflit avec notre règlement européen sur la protection des données [12].

Comment soutenir ce choix alors que le Président de l’Agence Nationale de Sécurité des Systèmes d’Information s’oppose publiquement aux géants du numérique qui représenteraient une attaque pour nos systèmes de « santé mutualiste » [13] ? Comment soutenir ce choix alors que la CNIL mentionne dans le contrat liant le « Health Data Hub » à Microsoft  « l’existence de transferts de données en dehors de l’Union européenne dans le cadre du fonctionnement courant de la plateforme » [14] ? Comment soutenir ce choix alors qu’existent des dizaines d’alternatives industrielles françaises et européennes [15] ?

Troisième voie : autonomie / Europe

Brutalement, l’affaire Snowden a montré l’utilisation de nos données au travers de programmes de surveillance mondialisés [16]. Brutalement, le confinement nous a fait vivre dans nos chairs des privations de liberté imposées et nécessaires.

Au cœur de l’économie du XXIe siècle, les données ont progressivement pris une importance cruciale. Elles sont le pétrole de nos économies modernes [17] et celui qui les contrôle, s’impose. Ces dernières sont exploitées par des États-plateformes dépendants des forces du marché (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ou d’un régime autoritaire (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) [18].

Nous devons revenir aux principes politiques de base [19] et comprendre que « le patrimoine de données de santé est une richesse nationale. […] La souveraineté et              l’indépendance de notre système de santé face aux intérêts étrangers, ainsi que la compétitivité de notre recherche et de notre industrie, dépendront de la vitesse de la France à s´emparer du sujet. »

L’autonomie des personnes doit être renforcée. La délivrance d’une information éclairée et transparente regroupant patients, professionnels de santé et législateurs doit être réalisée. Ensuite les personnes pourront s’opposer à l’envoi de données les concernant en dehors du cadre juridique qui les défend.

L’Europe juridique doit se réveiller, entraînée par la France et la pression de l’opinion. Elle doit proposer une troisième voie pour garantir un avenir numérique compatible avec nos démocraties. « L’enjeu fondamental pour les Européens est d’être en mesure de conserver leur autonomie de pensée. » [20] Il revient donc aux législateurs européens et français de protéger la démocratie à l’ère du capitalisme de surveillance. La Cour de Justice de l’Union Européenne [21] ainsi que les régulateurs nationaux des données personnelles doivent se positionner quant à la possibilité de contractualisation avec des entreprises assujetties aux lois américaines.

L’initiative franco-allemande GAIA-X [22] qui veut fournir un cadre technique de transparence et de bonne conduite aux états-plateformes mondialisés, doit être propulsée par l’Union Européenne. C’est une absolue nécessité. Pour une Europe Numérique autonome, il est nécessaire d’utiliser « des logiciels libres et des formats ouverts lors du développement » [23] des systèmes d’informations. Pour que demain, chacun ait accès à des soins de qualité, exigeons la publication des plans d’architecture des plateformes informatiques, des flux de données, des algorithmes et des terminologies médicales.

En outre, la qualité de la recherche se co-construit avec des équipes pluridisciplinaires et des interactions entre soin et recherche. Sur place, au sein des hôpitaux et des structures participant au service public, il faut encourager les “communs” et l’autonomie d’un tissu d’enseignants, de chercheurs, d’informaticiens, de soignants ainsi qu’un réseau de personnes en confiance avec l’ensemble du système. Dans ce maillage, la place des régions et des hôpitaux doit être renforcée.

Si le cadre juridique et théorique doit venir de l’Europe, la mise en conformité avec le réel restera locale.

Si vous voulez signer ce texte, cliquez ici !

Signataires :

Aboab Jérôme, Médecin réanimateur
Annane Djillali, Doyen, Faculté de médecine Simone Veil – université de Versailles saint Quentin en Yvelines
Antonini Francois, Anesthésiste Réanimateur – Data Scientist, Assistance Publique Hôpitaux de Marseille
Bernalicis Ugo, Député du Nord, La France insoumise
Blanc-Rollin Charles, RSSI / DPO, GHT 15
Boisson Véronique, Médecin, Chu Reunion
Calvo Stuart, Anthologiste, La Volte
Champsaur Pierre, Président Commission CME – Système d’informatione et DPI, Assistance Publique Hôpitaux de Marseille
Charlot Chantal, Gérante – consultante, AXE PROMOTION
Citrini Marie, Représentant des usagers, Conseil de surveillance APHP
Coelho Ophélie, Coordinatrice du groupe de travail sur le numérique, Institut Rousseau
Crozier Sophie, Médecin, Assistance Publique Hôpitaux de Paris
De Maison Rouge Olivier, Avocat – Docteur en droit – Auteur – Conférencier, Observatoire de l’intelligence économique français
Desgrippes Florent, Ingénieur informatique, interhop.org
Dormeau Léna,  chercheuse en philosophie sociale
Ehooman Franck, Médecin Anesthésiste-Réanimateur et du Périopératoire, Institut Mutualiste Montsouris
Faiz Stéphanie, médecin hospitalier
Fallery Bernard, Professeur émérite en systèmes d’information, Université de Montpellier
Fougerat Jérémie, Médecin Généraliste
Froissart Zoéline, Médecin, syndicat de la médecine générale
Gaillard Nicolas, Praticien hospitalier, Médecin
Gendry Camille, médecin généraliste, syndicat de la médecine générale
Gervais Anne, médecin, hopital Bichat
Granger Bernard, Professeur de psychiatrie, Université de Paris
Hamon Jean paul, Médecin généraliste, FMF
Hentgen Véronique, Médecin praticien hospitalier, CH Versailles
Lamer Antoine, Data Scientist, CHU Lille / ILIS
Le Bouter Léo, Expert Sécurité Infrastructure, Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP)
Leblond Thierry, Ingénieur Général de l’Armement, Président de société d’édition logicielle spécialisée dans la sécurité des données  sur le Cloud, Scille
Lengline Etienne, Hematologue, Hôpital saint-louis paris
Londeix Pauline, Co-fondatrice, Observatoire de la transparence dans les politiques du médicaments – OTMeds
Louchi Jamel, Médecin Généraliste
Martial-Bratz Nathalie, Professeur de Droit Privée, Membre de l’Institut Universitaire de France
Martin Jérome, Co-fondatrice, Observatoire de la transparence dans les politiques du médicaments – OTMeds
Marty Jérome, Président UFMLS et médecin Généraliste, Union Française pour une Médecine Libre Syndicat
Masutti Christophe, Co-administrateur, Framasoft
Maurel Emmanuel, Député européen, Parlement Européen
Meuret François, Retraité, Médecin généraliste / Syndicat de la Médecine Générale
Moreira Jeverson, Pharmacien et Chercheur, Consultant Technico-Scientifique en Santé Publique et création de Partenariats Public-Privé
Nisand Israël, gynécologue obstétricien, Président du Collège National des Gynécologues et Obstétriciens Français
Paris Nicolas, Ingénieur BigData, interhop.org
Parrot Adrien, Anesthésiste Réanimateur – ingénieur, interhop.org
Pelletier Anne-Sophie, Députée européenne – Aide médico-psychologique, Parlement européen
Pinsard Florence, Cadre de sante, Centre hospitalier de Pau
Potier Hugo, REDCap IT Scientific Manager, CHU-NIMES
Pouzyreff Natalia, députée, Assemblée nationale
Poznanski Florence, Activiste, Animatrice du Livret numérique – La France insoumise
Prudhomme Christophe, Praticien hospitalier, Syndicaliste hospitalier
Ruiz Jean, Médecin, Chu toulouse
santénathon.org, Collectif d’entreprises & d’associations œuvrant dans le monde des logiciels libres de l’opensource et des données ouvertes
Schon Alexandre, Docteur en Géographie des télécommunications et de l’innovation européenne Animateur du Livret Numérique, La France insoumise
Sicard Didier, Professeur émérite de médecine, Université de Paris
Smets Jean-Paul, Ingénieur des Mines, Nexedi
Stallman Richard, GNU / Free Software Foundation, gnu.org/government
Thiollier Anne-Françoise, Infirmière puéricultrice, APHP Hôpital Robert-Debré
Trivalle Christophe, Médecin, APHP
Woillet Simon, Directeur rubrique médias, LVSL


  1. L’alphabétisation numérique et la participation familiale à l’école ↩︎
  2. Plan de déconfinement et garantie du secret médical ↩︎
  3. “Le secret médical sera préservé” ↩︎
  4. Comment concilier respect du secret professionnel et efficacité des soins ? ↩︎
  5. Opposition et information ↩︎
  6. Les quatre dimensions de la fracture numérique ↩︎
  7. Médecins et Patients dans le monde des data, des algorithmes et de l’intelligence artificielle ↩︎
  8. Données de santé : l’arbre StopCovid qui cache la forêt Health Data Hub ↩︎
  9. Modalités de stockage du « health data hub » ↩︎
  10. Rapport Gauvain : Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale ↩︎
  11. Évaluation du CCBE de la loi CLOUD Act des États-Unis ↩︎
  12. Commission spéciale Bioéthique : Auditions diverses, Mme DENIS ↩︎
  13. Audition de M. Guillaume Poupard, directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) ↩︎
  14. Délibération n° 2020-044 du 20 avril 2020 portant avis sur un projet d’arrêté complétant l’arrêté du 23 mars 2020 prescrivant les mesures d’organisation et de fonctionnement du système de santé nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ↩︎
  15. Annuaire des hébergeurs aggréés AFHADS ↩︎
  16. Trente-cinq chefs d’État étaient sous écoute de la NSA ↩︎
  17. The world’s most valuable resource is no longer oil, but data ↩︎
  18. “Enquête. Quand Internet sera chinois” ↩︎
  19. HealthDataHub : Mission de préfiguration ↩︎
  20. “Thomas Gomart (IFRI) : « Le Covid-19 accélère le changement de mains de pans entiers de l’activité économique au profit des plateformes numériques »” ↩︎
  21. Données personnelles : le transfert vers les Etats-Unis validé par la CJUE ↩︎
  22. Franco-German Position on GAIA-X ↩︎
  23. LOI n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique ↩︎

Coronavirus : l’Allemagne ne sera pas notre salut

https://blog.prif.org/2020/04/15/beraten-und-entscheiden-in-einer-transboundary-crisis/
De gauche à droite: Lothar H. Wieler, président de l’Institut Robert Koch (équivalent de l’Institut Pasteur), le ministre de la santé Jens Spahn et Angela Merkel© picture alliance/Kay Nietfeld/dpa

L’arrivée dramatique du coronavirus et de son cortège macabre est venue bousculer en profondeur nombre de convictions et d’habitudes. Pourtant, il en est une qui résiste sans faiblir à la crise actuelle, c’est la fascination pour le « modèle allemand ». Face au coronavirus, avec autant de cas et près de quatre fois moins de morts que la France, l’Allemagne aurait de nouveau fait la preuve de son excellence deutsche Qualität. Loin de cette vision enthousiaste,  la gestion de la crise Outre-Rhin a surtout reposé sur une chance peu commune, a connu plusieurs échecs et a dû faire face à un fédéralisme encombrant.


Face au coronavirus, le succès allemand face à la France semble à première vue incontestable. En effet, le bilan des décès au 7 mai varie du simple au quadruple avec 7 400 victimes en Allemagne contre 26 000 en France avec un faible écart de cas détectés (170 000 en Allemagne, 138 000 en France). Un résultat contre-intuitif au regard d’une population allemande plus âgée et plus affectée par des maladies comme l’obésité et le diabète, deux facteurs aggravant le risque de mourir du coronavirus.

La première raison de cette faible mortalité allemande est tout simplement… la chance. En effet, le coronavirus a surtout été introduit dans le pays par des skieurs revenant de vacances dans le Tyrol ou les Alpes. Résultat : une moyenne d’âge plus basse et un nombre plus faible de personnes de plus de 70 ans parmi les personnes testées positives au coronavirus.

Testez, testez, testez !

Si l’Allemagne a eu de la chance au niveau des premières infections du coronavirus, elle est ensuite parvenue à éviter une propagation aux personnes vulnérables grâce à l’exécution rapide de la recommandation de l’OMS : testez, testez, testez !

Si elle a pu le faire c’est en partie grâce à Christian Drosten, un virologue qui avait participé à l’identification du SARS en 2003 et qui a pu utiliser son expérience pour fabriquer dès la mi-janvier un test de détection du coronavirus qu’il a ensuite rendu librement accessible.

Un test qui a pu être réalisé en masse grâce à l’important maillage de laboratoires sur le territoire allemand. Avec un à deux centres de tests installés dans chacun de ses 3 000 cantons, l’Allemagne disposait déjà d’une capacité de 160 000 tests/semaine à la mi-mars, une capacité montée à 650 000 tests/semaine à la mi-avril. Pendant ce temps-là, le gouvernement français était encore occupé à minimiser l’importance des tests pour cacher son incompétence à mobiliser les capacités des laboratoires français. La France ne réalisait donc que 35 000 test/semaine à la mi-mars et 150 000 à la mi-avril près de cinq fois moins que les Allemands.

La massification des tests a permis d’isoler les individus contaminés et d’éviter qu’ils ne répandent le virus, sans imposer immédiatement des restrictions à toute la population. Cependant, il est probable que les tests de masse aient conduit à des biais statistiques entre l’Allemagne et les autres pays. En effet, les cas identifiés de coronavirus en France correspondent en grande partie aux personnes se rendant chez le médecin ou à l’hôpital, donc les cas graves. A contrario, les chiffres allemands prennent en compte toutes les personnes testées et donc un certain nombre de porteurs asymptomatiques du virus. Par conséquent, si la mortalité est plus faible en Allemagne c’est sans doute en partie dû à une identification plus large des porteurs du virus qu’en France.

Deuxième biais statistique, les tests de masse mènent les autorités à ne pas conduire de tests post-mortem (contrairement à la France ou l’Italie) en supposant que toute personne a pu être diagnostiquée avant de mourir. La cause du décès d’un certain nombre de personnes décédées chez elles dans le cadre du confinement a ainsi pu être le coronavirus sans que cela soit pris en compte dans les statistiques. Il faudra donc attendre la fin de la crise pour pouvoir avoir une idée de l’ensemble des personnes infectées et décédées du coronavirus et pouvoir comparer les taux de mortalité en France et en Allemagne

Un système de santé mieux préservé du management néolibéral

En revanche, une chose est déjà sûre, le système de santé était plus adéquat pour une épidémie comme le coronavirus puisque le pays comptait 25 000 lits de réanimation avant la crise contre 5 000 en France, des capacités aujourd’hui accrues de plus 10 000 lits dans les deux pays. Au total, l’Allemagne compte six lits d’hôpitaux pour mille habitants contre seulement trois pour mille habitants en France. Cela s’explique en partie par le vieillissement de la population et la plus grande prévalence de certaines maladies mentionnées plus haut.

Mais l’Allemagne a surtout une organisation fédérale de son système santé. Ce sont les Länder et non l’État fédéral qui sont en charge de la gestion des hôpitaux, cliniques et laboratoires. Résultat, le pays dispose d’un maillage plus dense d’infrastructures médicales, notamment en matière de laboratoires mais surtout d’hôpitaux puisque le pays en compte 1400 contre seulement 1030 en France. Une étude de la fondation Bertelsmann de 2019 recommandait de diviser leur nombre par plus de deux en conservant 600 hôpitaux et en les spécialisant pour augmenter leur rentabilité. La bonne préparation de l’Allemagne face au coronavirus tient donc à son refus d’une application aveugle du management néolibéral de l’hôpital et son obsession de la gestion à flux tendus. Un refus qui doit beaucoup au fait que les électeurs auraient facilement pu identifier les ministre-présidents des Länder comme responsables des fermetures d’hôpitaux et les sanctionner.

Cependant, l’Allemagne ne dépense comme la France que 11,2 % de son PIB dans la santé. Même si le PIB par habitant de l’Allemagne est supérieur d’environ 25% à celui de la France, le maintien du maillage d’hôpitaux se paie en réalité par une baisse de la qualité des soins et un manque de personnel spécialisé notamment pour les pathologies faisant appel à du matériel de pointe. La régionalisation du système de santé s’est aussi faite au prix d’une hausse des inégalités entre régions. Nouveau coup de chance, ces deux faiblesses du système allemand ont été transformées en points forts par une épidémie qui demande essentiellement des lits et des respirateurs dont le pays était abondamment pourvu et qui a surtout frappé les Länder les plus riches (et donc les mieux équipés) du pays. 

Point noir de la crise : le pays souffrait comme le reste de l’Europe d’un manque cruel de masques et de blouses de protection. Un manque que le gouvernement allemand, comme le gouvernement français, a longtemps tenté de cacher en prétextant leur inutilité en population générale. Néanmoins, l’absence d’encombrement grave dans les hôpitaux et le relativement faible nombre de morts a permis que la polémique ne prenne pas la même ampleur qu’en France.

Un fédéralisme à double tranchant

La gestion par les Länder du système de santé a donc légué un système de santé mieux préparé à l’Allemagne. Cependant, au début de la crise, le fédéralisme aurait pu être à double tranchant. En effet, depuis 2000, ce sont les Länder qui ont la charge de gérer les crises sanitaires et notamment les restrictions de liberté nécessaires dans ce type de situation. L’effet fut frappant le 8 mars : alors qu’en France Olivier Véran annonçait l’interdiction des rassemblements de plus de 1000 personnes, son homologue allemand Jens Spahn devait se contenter de recommander cette mesure aux Länder et il faudra attendre le 12 mars pour qu’elle soit appliquée dans l’ensemble du pays, un délai de quatre jours qui aurait pu s’avérer désastreux si un cluster s’était formé dans un des clubs berlinois qui n’ont fermé que le 13 mars par exemple.

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Jens Spahn, ministre de la santé et membre de la CDU doit composer avec l’action des Länder face au coronavirus © José Cruz/Agência Brasil

En théorie, Angela Merkel aurait pu faire voter l’état d’urgence autorisé par la constitution pour recentraliser la gestion de la crise mais elle s’est refusée à le faire. Histoire oblige, du national-socialisme à la RDA, les Allemands sont particulièrement vigilants au respect des équilibres constitutionnels et des libertés publiques en période de crise. Lors de son allocution du 18 mars (sa première en dehors de ses vœux du nouvel an en quinze ans à la tête du pays), Angela Merkel a ainsi fait appel à sa jeunesse en RDA pour expliquer son manque d’enthousiasme à imposer des restrictions de circulation. Le président allemand, Frank-Walter Steinmeier a de son côté insisté sur le fait que l’épidémie était un test d’humanité et non une guerre.

La spécificité du fédéralisme allemand a cependant permis à Angela Merkel de centraliser progressivement la gestion de l’épidémie sans bousculer les Länder grâce à la « politische Verflechtung » (l’interdépendance politique). Une conception du fédéralisme qui consiste en ce que l’ensemble des Länder se coordonnent sur les questions essentielles et que l’État fédéral leur fournisse d’importants moyens financiers pour réduire les écarts de richesse. La tradition du consensus politique en Allemagne a donc permis de centraliser la gestion de la crise au prix de marathons de négociations entre Angela Merkel et les ministres-présidents des Länder mais en évitant les psychodrames qui ont pu être observés en Catalogne ou aux États-Unis. Le gouvernement a cependant procédé à une révision de la loi de protection contre les infections le 25 mars pour imposer une lecture unique de la politique à tenir en cas de crise sanitaire et qui permet au gouvernement de passer par-dessus le Bundesrat, le Sénat allemand qui représente les Länder. Le gouvernement allemand a donc procédé à une “centralisation tranquille” de la politique sanitaire tout en maintenant le consensus politique, s’assurant ainsi un niveau de contrôle quasiment inégalé en Europe.

L’Allemagne en confinement express

La recentralisation en Allemagne fait suite aux premiers jours de l’épidémie où le gouvernement fédéral devait courir derrière les Länder pour essayer péniblement de maintenir la cohésion dans un ensemble de mesures disparates. Ainsi, suite à la multiplication des fermetures d’écoles et d’universités à partir du 13 mars et à la déclaration de l’état d’urgence en Bavière le 16 mars imposant des fermetures de commerce et des restrictions de circulation, le gouvernement fédéral a fini par annoncer la fermeture dans tout le pays des écoles et universités, l’interdiction des rassemblements publics et des fermetures de commerce le 17 mars, sans parler encore de confinement. Celui-ci arrive le 22 mars lorsque le gouvernement annonce l’interdiction des rassemblements de plus de deux personnes sur la voie publique. L’ensemble de l’Allemagne est alors soumise à un confinement qui reste cependant plus souple qu’en France. Comme ailleurs, le gouvernement doit aussi se résoudre à fermer les frontières, ce qu’il fait le 15 mars à l’exception des frontières avec l’Europe de l’Est qui ne seront fermées que le 25 mars, le gouvernement hésitant à se priver d’une main d’œuvre essentielle.

La pression pour sortir du confinement va arriver très rapidement puisque dès le 27 mars, Armin Laschet, ministre-président de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie (le Land le plus peuplé et le plus riche du pays) issu de la CDU, se prononce en faveur d’un déconfinement rapide afin de préserver l’économie allemande. Il a derrière lui les milieux d’affaires pressés de rouvrir leurs entreprises notamment l’industrie automobile allemande à l’arrêt et déjà en difficulté avant la crise.

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Armin Laschet, ministre-président CDU de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie et partisan d’un déconfinement rapide pour préserver l’économie allemande © Olaf Kosinsky

Un appel entendu puisque le gouvernement annonce dès le 2 avril l’autorisation d’un quota de 40 000 saisonniers d’Europe de l’Est assorti de restrictions sanitaires pour tenter de satisfaire les agriculteurs allemands. Une annonce qui provoque dans les aéroports roumains des bousculades de travailleurs privés de revenus depuis plusieurs semaines.

Le tournant décisif du déconfinement a cependant lieu le 17 avril lorsque le gouvernement annonce que le taux de reproduction du virus est passé en dessous de 1 (chaque porteur du virus infecte moins d’une personne et l’épidémie s’éteint donc progressivement) et que le système hospitalier a passé le pic de la crise sans être surchargé. Bien que le gouvernement déclare que ce succès est fragile, il annonce la réouverture des commerces n’impliquant pas une proximité physique (comme les coiffeurs) de moins de 800m2 dès le 20 avril et une réouverture de tous les commerces ainsi que des classes de fin de cycle des lycées et collèges (l’équivalent des 3e et terminales en France) à partir du 4 mai. En revanche, les grandes manifestations sont interdites jusqu’au 31 août et la date de réouverture des lieux de cultes n’est pas fixée.

Le déconfinement économique le 20 avril passait pourtant pour un scénario ultra-optimiste au sein des instituts économiques mais l’annonce d’une récession qui pourrait atteindre 9 ou 10 % conjuguée à la pression d’une partie de la CDU autour d’Armin Laschet et des milieux d’affaires auront convaincu Angela Merkel de relancer rapidement l’économie. Les partisans du confinement autour du ministre-président de la Bavière Markus Söder n’auront obtenu que le maintien de la fermeture des écoles et des universités. Le déconfinement fait cependant poindre des critiques vis-à-vis des risques encourus alors que les Länder s’engagent dans une course à la réouverture en ordre dispersé.

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Markus Söder, ministre-président de la Bavière, président la CSU (l’équivalent bavarois de la CDU) et partisan d’un confinement strict © Kremlin

L’effondrement du mythe de l’Allemagne européenne

En Europe, les critiques sur l’égoïsme de l’Allemagne face à la crise auront en revanche commencé très tôt. Le symbole était frappant : la première décision prise par l’Allemagne (et la France) pour faire face au coronavirus fut d’interdire dès le 4 mars les exportations de matériel médical. Les hôpitaux italiens croulaient alors déjà sous les malades et se voyaient abandonnés par les autres pays européens, ouvrant ainsi un boulevard à la Chine, à la Russie et à Cuba pour envoyer matériel médical et médecins à un pays en détresse. Lorsque la commission européenne vint rappeler le 13 mars que ces interdictions d’exportation contrevenaient à la liberté de circulation des marchandises, le mal était déjà fait.

Plus anecdotique mais symbole tout aussi lourd, la fermeture de la frontière avec la France le 15 mars n’aida pas l’image de l’Allemagne puisque que les insultes visant les travailleurs français se multiplièrent dans la Sarre, obligeant le ministre des affaires étrangères et originaire de la région Heiko Maas à dénoncer ces comportements.

Néanmoins, c’est le 26 mars que l’Allemagne va planter les derniers clous dans le cercueil de la solidarité européenne. Ce jour-là se tient l’Eurogroupe qui doit discuter des coronabonds proposés par les pays d’Europe du Sud pour offrir une marge de manœuvre financière aux pays les plus touchés par le virus comme l’Italie. Si c’est l’attitude des Pays-Bas que le premier ministre portugais Antonio Costa qualifiera de « répugnante » et qui fit scandale, c’est d’abord le blocage de l’Allemagne qui fait obstacle à toute mutualisation des dettes en Europe.

Ce manque d’empathie envers la détresse de l’Espagne et de l’Italie provoqua des tensions entre les pays européens et l’indignation dans de nombreux pays. L’Allemagne a alors cherché à se rattraper en mettant en avant l’accueil de plus de 200 européens victimes du coronavirus et diverses aides médicales. Le gouvernement a aussi accueilli 53 mineurs isolés enfermés dans des camps de réfugiés sur les îles grecques avec l’engagement d’en accueillir 350 à 500 d’ici à la fin avril. Un engagement que le magazine Der Spiegel décrivit froidement : « C’est comme si Jeff Bezos [le patron d’Amazon], l’homme le plus riche au monde, décidait de dépenser un dollar pour lutter contre la faim dans le monde, et se faisait passer, avec cela, pour un philanthrope. ».

En conclusion, le bilan de l’endiguement du coronavirus en Allemagne est indéniable: le pays a mieux résisté au virus que ses voisins. Mais ce succès n’est pas le fait d’un “modèle allemand” monolithique. Il est le fruit d’une bonne dose de chance, d’un système fédéral qui a su se centraliser efficacement pour gérer la crise, d’une mobilisation rapide pour tester en masse et d’un système de santé plus adéquat vis-à-vis de la situation actuelle bien que victime d’une décentralisation inégalitaire et manquant de compétences techniques. Il y a donc des choses à apprendre de l’Allemagne mais il faut pour cela disséquer son action, comprendre que tout n’a pas été réussi et que certains succès sont dus au hasard plus qu’à une quelconque préparation. Surtout, il reste à voir si la bonne gestion sanitaire du coronavirus en Allemagne ne sera pas éclipsée par les conséquences de la gestion politique de la crise en Europe.

Le néolibéralisme, maladie incurable de l’Italie ?

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte au Parlement Européen en 2019. CC-BY-4.0: © European Union 2019 – Source: EP

Le coronavirus frappe un pays affaibli par des réformes structurelles qui ont organisé l’économie et la société italiennes sur la base des principes néolibéraux. Le débat politique esquive ce thème, tout comme la question européenne. Pourtant, l’Italie ne sortira pas de la crise sans rompre avec la logique néolibérale. Par Stefano Palombarini, maître de conférence à l’université Paris 8 et auteur, avec Bruno Amable, de L’illusion du bloc bourgeois (Raisons d’agir, 2017).


Printemps 2020 : le coronavirus qui sévit dans le monde entier, frappe avec une violence particulière l’Italie, avec des conséquences sur l’économie et la structure productive du pays impossibles à mesurer pour l’instant, mais sans doute catastrophiques. L’opinion publique se retourne massivement contre l’UE. Dans un sondage qui date de la fin mars 2020 [1], seulement 49% des interviewés se disent « européistes », contre 64% avant le début de l’épidémie ; 72% considèrent que l’Union n’a apporté aucune aide face à la crise, et 77% pensent que le rapport entre Italie et UE est destiné à rester conflictuel. Le 26 mars, le premier ministre Conte refuse de signer les conclusions du Conseil européen réuni pour élaborer une réponse commune aux difficultés économiques engendrées par la crise sanitaire.

Malgré l’annonce d’un plan de soutien européen de 500 milliards d’euros le 9 avril, l’Union européenne est toujours à la recherche de moyens supplémentaires permettant de faire face aux dépenses engendrées par la crise économique qui démarre. On peut se demander ce qui se passe en Italie, un pays qui compte parmi les six signataires du Traité de Rome et qui, il y a quelques années encore, était unanimement favorable, ou presque, à la construction européenne.

De la formation du bloc bourgeois à sa défaite

Pour comprendre, il faut d’abord revenir à un jour de l’été 2011, le 5 août précisément. A cette date, le président de la BCE (Jean-Claude Trichet) et son successeur désigné (Mario Draghi) signent ensemble une lettre à l’adresse du gouvernement italien, qui lui dicte la politique économique à suivre s’il veut bénéficier d’une politique monétaire accommodante, nécessaire pour éviter l’envolée des taux d’intérêt sur la dette publique. La lettre énumère une série de « réformes structurelles » portant sur la flexibilisation du marché du travail, la libéralisation des services publics, la réduction de la protection sociale. Elle entre en résonance avec le projet d’une partie des classes dirigeantes italiennes, qui depuis longtemps déjà souhaitent se débarrasser du « vieux clivage » entre la droite et la gauche, et réunir dans une seule alliance tous les acteurs responsables et raisonnables: c’est-à-dire, tous les acteurs favorables à la poursuite des réformes néolibérales. Le 23 octobre de la même année, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy affichent ouvertement, dans une conférence de presse devenue célèbre, leur manque de confiance sur la capacité du gouvernement Berlusconi de mener à bien ces réformes et de réduire la dette publique ; le 12 novembre, Berlusconi présente sa démission et seulement quatre jours après Mario Monti prend sa place, à la tête d’un exécutif technique qui a comme programme… les mesures demandées par la lettre de Trichet et Draghi. Le bloc bourgeois est né, et ce sera l’alliance au pouvoir de 2011 jusqu’aux élections de mars 2018 avec les gouvernements menés successivement par Monti, Letta, Renzi et Gentiloni.

Nous avions appelé cette nouvelle alliance « bloc bourgeois »[2] car elle avait l’ambition de réunir les classes moyennes et hautes auparavant séparées par le clivage droite/gauche. Les classes populaires étaient exclues par choix programmatique, si l’on peut dire, de l’échange politique entre soutien et politiques publiques. Mais les classes moyennes ont été précarisées et fragilisées par l’action du bloc bourgeois, dont le périmètre s’est progressivement réduit aux seuls groupes privilégiés. On évoque le plus souvent, pour expliquer cette dynamique, l’austérité demandée par Bruxelles qui s’est effectivement traduite dans une série de mesures socialement très lourdes. C’est en larmes que la ministre Fornero avait présenté le « sacrifice nécessaire » de la réforme des retraites qu’elle venait de signer, en décembre 2011. Mais il serait erroné de réduire l’action du bloc bourgeois à une politique austéritaire visant la réduction de la dette publique. Les changements apportés au Code du travail, et notamment le Jobs Act, mesure-phare du gouvernement Renzi, qui visaient une plus grande « flexibilité » du rapport salarial, ne peuvent s’expliquer par des considérations budgétaires et sont révélateurs de la véritable stratégie du bloc bourgeois : l’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, c’est-à-dire l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une transition déjà fort bien entamée par les gouvernements de droite et de « centre-gauche » qui se sont alternés au pouvoir depuis les années 1990, mais que le bloc bourgeois a porté à son accomplissement final.

L’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral.

L’action « réformatrice » des gouvernements de la période 2011-2018 a fortement pénalisé les classes populaires, mais elle a aussi produit une paupérisation et une précarisation grandissantes des classes moyennes, qui ont fait défaut au bloc bourgeois provoquant son effondrement. Il n’est pas nécessaire de détailler l’ensemble des résultats électoraux pour mesurer la violence de la chute : il suffit d’évoquer le destin des quatre premiers ministres exprimés par cette alliance sociale. Mario Monti avait fondé en 2013 un parti, Scelta Civica, qui a cessé d’exister après avoir chuté à moins de 1% des voix et ne pas avoir obtenu un seul élu aux législatives de 2018. Son successeur à la tête du gouvernement, Enrico Letta, s’est retiré (provisoirement ?) de la vie politique, et enseigne à Sciences Po Paris. Matteo Renzi, qui avait évincé Letta du gouvernement pour en prendre la place, n’est plus, comme à l’époque, le dominus d’un Parti Démocrate qu’il a quitté après s’être retrouvé en position minoritaire ; le mouvement qu’il a formé, Italia Viva, est crédité aujourd’hui d’environ 2% des voix par les sondages. Paolo Gentiloni, de son côté, a été nommé commissaire européen et s’est donc relativement éloigné du combat politique italien.

La Lega et les 5 Etoiles : adversaires du bloc bourgeois, mais pas du néolibéralisme

L’effondrement du bloc bourgeois a profité aux deux seuls mouvements qui s’y étaient opposés. Les 5 étoiles, qui auparavant ne s’étaient jamais présentés à des élections nationales, ont obtenu 23% des voix en 2013, pour s’affirmer comme le principal parti italien en 2018 (32,7%). La Ligue, de son côté, est passée de 4% en 2013 à 17% en 2018, pour atteindre 34% lors des européennes de l’année suivante.

Pour avoir une idée plus précise du paysage politique italien, il est important de souligner que ces deux partis ont combattu le bloc bourgeois, mais sans faire des réformes néolibérales la raison principale de leur opposition. Cela est surtout vrai pour la Ligue, héritière d’un électorat de centre-droit auparavant séduit par Berlusconi et ses promesses d’un enrichissement individuel à la portée de tout le monde dans une société débarrassée du fardeau de l’intervention étatique. Dans une situation d’appauvrissement généralisé des classes populaires et moyennes, Salvini s’est surtout appliqué à expliquer que, si les promesses du libre marché n’ont pas été tenues, c’est à cause d’un ennemi extérieur dont l’identité a d’ailleurs changé au cours du temps [3] : la finance mondialisée, la bureaucratie bruxelloise, les migrants (et oui, surtout et souvent les migrants), et désormais l’Allemagne. Les spectaculaires revirements de Salvini sur des thèmes pourtant fondamentaux comme l’adhésion de l’Italie à l’Union européenne et à l’euro (sur lesquels, en l’espace de trois ans, il a affiché pratiquement toutes les positions possibles) ne cachent pas, aux yeux de son électorat, la cohérence d’une position qui attribue à un ennemi extérieur l’entière responsabilité des difficultés italiennes : le « souverainisme » de la Ligue n’est rien d’autre que la déclamation répétée de la nécessité d’une défense nationale contre cet ennemi, changeant et parfois totalement imaginaire. Le même Salvini affiche d’ailleurs une foi inébranlable dans la théorie du ruissellement (les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et le travail d’après-demain), et au cœur du programme de la Ligue il y a encore aujourd’hui, en pleine crise économique et sociale, la flat tax, c’est-à-dire le renoncement à toute fonction redistributive de la fiscalité et à tout financement par l’impôt de nouvelles dépenses publiques.

Lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente.

Sur les réformes néolibérales, la position des 5 étoiles est à vrai dire plus ambiguë. La volonté de défendre les services publics et la lutte contre la précarisation du travail étaient très présents dans les premières années d’existence du mouvement, en même temps cependant d’une thématique anti-élites qui s’est vite confondue avec une attitude anti- étatique. Ni de droite ni de gauche, hostiles à la logique marchande mais aussi aux interventions publiques dans l’économie, les 5 étoiles ont été en réalité incapables d’élaborer une véritable stratégie : lors du gouvernement jaune/vert qui les voyaient en alliance avec la Ligue, c’est Salvini qui a su faire preuve, et sans trop de difficulté, d’hégémonie.

C’est ainsi que lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente. Même la loi Fornero sur les retraites et le Jobs Act de Renzi, c’est-à-dire les mesures les plus contestées du bloc bourgeois, n’ont été amendées que très marginalement.

La dette : une obsession qui empêche de penser

L’épidémie de coronavirus s’abat donc sur un pays qui est dans une situation paradoxale. Le capitalisme italien est désormais intégralement organisé selon la logique néolibérale, ce qui réduit considérablement les capacités de réagir à la crise. Les coupes aux dépenses de santé, 37 milliards dans les dix dernières années [4], ainsi que la forte réduction du rôle de l’hôpital public en faveur du secteur privé, font obstacle à la capacité de prendre en charge les malades. La diffusion du précariat, et la faiblesse du système d’allocation-chômage, exposent très directement le monde du travail aux conséquences de la crise. Le déclin de la grande industrie en faveur de petites et moyennes entreprises multiplie la possibilité des faillites. Les privatisations massives qui ont eu lieu au cours des trente dernières années empêchent une véritable politique industrielle qui viserait le soutien de la production. Le coronavirus est en train, douloureusement, de montrer à quel point les réformes néolibérales affaiblissent la société italienne. Mais, et c’est là le paradoxe, encore aujourd’hui ces réformes restent en arrière-plan du débat politique, qui est entièrement centré sur les modalités de financement des dépenses publiques que la crise rend indispensables. Bien évidemment, des problèmes d’ordre financier et monétaire se poseront avec urgence à l’Italie ; mais c’est tout de même impressionnant de constater à quel point la relation salariale, la protection sociale, les services publics, la possibilité d’une politique industrielle, autant de sphères institutionnelles qui joueront un rôle décisif dans la crise, restent absents du débat. Et cela pour une raison simple : sur ces thèmes, les principaux partis italiens, de gouvernement comme d’opposition, n’ont aucune proposition claire à avancer. Le Parti démocrate, après la scission de Renzi, hésite à entamer un vrai bilan critique de la période du bloc bourgeois, et garde en son sein une composante importante qui revendique le bien fondé des réformes néolibérales. Les 5 étoiles, qui depuis septembre 2019 forment avec le Parti démocrate la coalition de gouvernement, affichent toujours une ligne ni droite ni gauche qui se traduit concrètement dans l’absence absolue de vision stratégique. Et la Ligue, qui reste profondément ancrée à l’idéologie néolibérale, a tout intérêt à structurer le conflit politique sur d’autres thèmes.

Le débat italien tourne ainsi autour d’un seul thème : le financement d’une dette destinée à grimper de plusieurs dizaines de points de PIB. Bien évidemment, il s’agit d’un problème très important et très urgent. Mais même quand elles abordent ce thème, la politique et la société italiennes semblent davantage conditionnées par les traumatismes du passé que par une vision stratégique pour le futur. Prenons d’abord la mesure du problème. Une baisse de l’activité qu’on peut estimer, sans catastrophisme, autour de 10% du PIB, impliquerait mécaniquement une chute des recettes pour l’Etat d’environ 90 milliards d’euros. Avant la crise, le déficit programmé était de 20 milliards ; et il faut considérer aussi les mesures fiscales que la crise rendra nécessaires. Début avril, le gouvernement italien avait déjà mobilisé 50 milliards, mais il s’agit tout juste des premières mesures d’extrême urgence. S’il est évidemment trop tôt pour avancer une estimation précise, on peut donc imaginer qu’il s’agit de trouver des nouveaux financements pour un montant compris entre 200 et 300 milliards d’euros. À cela s’ajoute la nécessité de renouveler les titres arrivant à échéances d’une dette publique qui, avant la crise, dépassait les 2400 milliards d’euros ; et ce renouvellement pourrait poser problème pour un pays en pleine récession.

Sans la BCE, point de salut ?

Le financement de la dette risque donc de devenir un véritable problème. Parmi les solutions envisageables, il faut évoquer la mutualisation des dettes publiques au sein de l’Union européenne, rêve récurrent des européistes les plus convaincus car elle impliquerait un saut décisif vers une véritable union politique : mais on ne trouve rien, ni dans l’histoire passée de l’UE ni dans la dynamique politique présente des pays du nord, qui laisse imaginer qu’un tel scénario solution puisse avoir une chance de se traduire en réalité.

La deuxième possibilité, c’est un prêt européen soumis à des conditionnalités qui se traduiraient, une fois la crise passée, dans des politiques publiques répondant davantage aux intérêts des créanciers qu’aux attentes sociales italiennes. On sait par exemple que le Mécanisme européen de stabilité (MES) a la possibilité de lever des fonds jusqu’au montant théorique de 700 milliards, mais d’autres mécanismes institutionnels sont aussi envisageables pour arriver au même résultat. Une telle hypothèse suscite cependant des résistances très vives dans un pays marqué par les années du bloc bourgeois. Seule la fraction du Parti démocrate qui revendique comme positive l’expérience des gouvernements Monti, Letta, Renzi et Gentiloni, serait prête à appuyer une solution qui consisterait à prolonger la dynamique politique des dix dernières années. Pour la même raison, les 5 étoiles et la Ligue, qui ont construit leur socle électoral en s’opposant à une action publique répondant aux « exigences » européennes, y sont totalement opposés. Et surtout, une grande partie des classes moyennes et populaires italiennes vivraient un programme d’ajustement macroéconomique et de changement institutionnel dicté par les institutions européennes, comme le prolongement d’un cauchemar qu’elles pensaient tout juste terminé.

Le caractère hautement improbable de la première solution, et le très large rejet de la deuxième, expliquent le quasi-consensus engendré par une troisième possibilité : celle d’une dette publique largement financée par la création monétaire de la BCE. Une solution qui comporte des avantages évidents, surtout dans l’absence de limites d’un financement à faible taux d’intérêt, mais aussi des inconvénients que bizarrement personne, de l’extrême droite à ce qui reste de la gauche radicale, n’évoque en Italie. Ces inconvénients sont de deux ordres.

Premièrement, comme on le sait, la BCE peut acheter des titres de la dette publique seulement sur le marché secondaire. Il est vrai que, du point de vue de l’impact sur le spread qui pèse sur les taux d’intérêt, ce type d’intervention est pratiquement équivalent à un achat de titres à l’émission. Il reste que la liquidité émise par la BCE est récupérée directement par les agents privés qui détiennent les titres, c’est-à-dire pour l’essentiel les banques et les fonds d’investissement, qui figurent certainement parmi les grands gagnants de l’opération et qui n’ont aucune obligation d’utiliser toute la nouvelle liquidité pour acheter de nouveaux titres. Au contraire, l’expérience enseigne qu’une partie de la liquidité créée par la BCE sera utilisée pour des placements boursiers qui risquent fort de soutenir artificiellement des cours pénalisés par la chute de l’activité au niveau mondial, en alimentant ainsi des bulles spéculatives et en augmentant le risque de crises financières à venir.

Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique l’impossibilité pour n’importe quel futur gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt.

Le deuxième type d’inconvénient engendré par un financement de la BCE touche plus directement l’Italie. Un prêt soumis à des conditionnalités, comme celui qui pourrait venir du MES, rencontre de très larges et très compréhensibles résistances dans la politique et dans la société italienne. Mais une dette publique largement dans les mains de la BCE devrait susciter le même type de réaction, alors que, bizarrement, ce n’est pas du tout le cas dans le débat italien. Bien sûr, on peut toujours espérer que la BCE reste dans son rôle institutionnel et ne fasse jamais valoir l’énorme pouvoir politique que lui conférerait le rôle de créancier principal de l’État italien ; mais là encore, l’expérience dit le contraire.

Les Italiens auraient-ils oublié que la lettre citée plus haut, et qui a ouvert les portes du gouvernement au bloc bourgeois, n’était signée ni par la Commission européenne, ni par des premiers ministres du nord de l’Europe, mais par deux directeurs de la Banque centrale ? Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique que, dans le futur, il sera impossible pour n’importe quel gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt. Cette conditionnalité est implicite, et donc politiquement plus facile à accepter d’une liste de conditions posées explicitement ; mais justement parce que implicite, elle échappe complètement à tout contrôle démocratique et à tout processus de négociation. Plus simple à valider politiquement, et plus immédiatement accessible, la solution d’un financement par la BCE pose à bien regarder le même type de contraintes qu’un prêt octroyé par d’autres pays européens par l’intermédiaire du MES ou d’autres institutions communautaires. Les choses seraient évidemment différentes si la BCE, au lieu de jouir de la plus totale indépendance, était soumise au contrôle politique d’un hypothétique gouvernement européen ; mais on rentre là, et plus encore que pour la mutualisation des dettes, dans un scénario qui relève plus de la science-fiction que de la réalité.

Sortir de l’euro, mais comment ?

Les solutions communautaires au problème de financement de la dette étant insatisfaisantes, il reste à évoquer la possibilité pour l’Italie de sortir de l’euro en récupérant sa souveraineté monétaire. Mais force est de constater qu’aucune force politique italienne n’a travaillé sérieusement jusqu’ici dans une telle direction. La Ligue a pour habitude d’évoquer cette hypothèse quand des échéances électorales approchent, pour basculer dans des positions très différentes dès qu’il s’agit de gouverner. On rappellera qu’après la formation du gouvernement jaune-vert en 2018, Salvini, qui avait mené campagne sur l’Italexit, a déclaré à plusieurs reprises avoir « changé d’avis » sur l’euro. Et aujourd’hui, pour réagir à la crise, sa disponibilité à participer à un gouvernement d’unité nationale qui pourrait être dirigé par… Mario Draghi est manifeste. Il est vrai que, par moments, la Ligue aime évoquer le scénario d’une souveraineté monétaire qui permettrait une baisse généralisée des impôts et le retour à la croissance, ce qui correspond au rêve le plus profond d’une partie de sa base électorale : renouer avec les promesses d’une concurrence libre et non faussée porteuse d’enrichissement individuel. Mais dans le bloc social représenté par la Ligue, la petite et moyenne entreprise du nord du pays occupe une position absolument centrale ; fortement intégrée avec la zone économique allemande, elle rejette toute hypothèse de rupture par crainte de rétorsions commerciales. Les 5 étoiles ont été aussi par le passé favorables à une sortie de l’euro : mais, tout comme la Ligue, ils espèrent désormais pouvoir « changer l’UE de l’intérieur ». Un objectif partagé par le Parti démocrate, le plus européiste des partis italiens, ce qui produit une convergence assez forte et qui rend improbable une sortie délibérée de l’euro.

Quand l’économie va bien, sortir de l’euro serait plus simple, mais personne n’y pense. quand l’économie va mal, les bénéfices de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Il faut ajouter aussi qu’une sortie en pleine récession aurait des conséquences économiques très lourdes. Dans l’hypothèse d’une souveraineté monétaire retrouvée, la monétisation massive de la dette publique qui se rendrait nécessaire pour faire face à la crise impliquerait une forte dévaluation de la nouvelle monnaie. Le risque d’une telle dévaluation serait intégré dans les taux d’intérêt, engendrant ainsi un cercle vicieux entre hausse des taux, nécessité de monétiser ultérieurement la dette, dévaluation supplémentaire, que seule une restructuration de la dette pourrait arrêter. Mais aucun acteur politique italien n’ose évoquer l’utilité d’une restructuration de la dette, et de la nationalisation du secteur bancaire qui devrait nécessairement l’accompagner.

La confiance des investisseurs sur la soutenabilité de la dette italienne, et donc la possibilité de gérer de façon ordonnée une sortie de l’euro, seraient plus fortes en période de croissance, mais c’est là ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de l’euro : quand l’économie se porte bien, en sortir serait plus simple, mais personne n’y pense ; quand l’économie se porte mal, les effets bénéfiques de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Le rôle de la gauche italienne, s’il y en avait une

Aucun des scénarios envisageables ne semble ainsi représenter une solution à la fois réaliste et politiquement viable pour l’Italie. Certaines hypothèses, comme la mutualisation des dettes publiques ou la mise sous contrôle démocratique de la BCE, supposent des réformes institutionnelles qui ne semblent vraiment pas à l’horizon. Le financement par un prêt européen est destiné à susciter rapidement des réactions politiques hostiles et très fortes ; des réactions qui se manifesteront aussi, dans un terme à peine plus éloigné, dès que la BCE décidera de faire valoir le pouvoir politique qu’elle est en train d’accumuler grâce au financement de la dette par création monétaire. Pour ces raisons, il n’est pas trop risqué de prévoir que le sentiment de désenchantement vis-à-vis de l’UE, déjà très répandu, se diffusera encore davantage en Italie dans la période à venir.

Dans cette conjoncture politique compliquée, la tâche de la gauche devrait être de recentrer le débat sur la question des réformes structurelles qui ont marqué le pays au cours des dernières décennies, et qui sont la cause profonde des difficultés actuelles. C’est dans cette direction qu’il faudrait orienter un sentiment d’hostilité vers l’UE destiné de toute façon à grandir, en soulignant le rôle que la construction européenne a joué dans la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une telle position amènerait inéluctablement la gauche à défendre le retour à la souveraineté monétaire, qui prendrait une signification spécifique dans le cadre d’un programme plus général de rupture avec le néolibéralisme. Un tel programme marquerait très nettement la distance par rapport à la droite nationaliste qui risque d’être la grande gagnante de la période à venir. La droite nationaliste présentera (et présente déjà) la maîtrise de la création monétaire comme l’instrument qui permettra de sortir de la crise en continuant à baisser les impôts sur le capital et à réduire la fonction redistributive de la fiscalité, tout en préservant la flexibilité du marché du travail. Pour la gauche, la souveraineté monétaire doit être mise au service d’objectifs strictement opposés : aucune ambiguïté, aucune sympathie, et encore moins aucun front commun n’est possible avec la droite nationaliste, destinée à remplacer le bloc bourgeois dans le rôle de soutien politique principal du néolibéralisme. Espérons simplement qu’une gauche de ce type puisse de nouveau exister dans le paysage politique italien.

[1] « Il sondaggio: fiducia in Ue crolla anche fra europeisti », AdnKronos, 29/3/2020

[2] Amable, Guillaud, Palombarini, L’Économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie, Editions Rue d’Ulm, Paris, 2012

[3] Palombarini, « Il liberismo autoritario », Jacobin Italia, 25/7/2019

[4] « Il definanziamento 2010-2019 del Servizio Sanitario Nazionale », Report Osservatorio GIMBE, n. 7/2019

Le Health Data Hub ou le risque d’une santé marchandisée

La crise sanitaire liée au Covid-19 révèle au grand jour les conséquences mortelles des logiques de réduction des moyens dévolus au service public hospitalier. De nombreux pays dont la France misent une fois de plus sur les solutions numériques (géolocalisation, data-surveillance) pour camoufler les effets toxiques des politiques libérales, et renvoyer injustement les citoyens à leur responsabilité individuelle face à la maladie. Le suivi continu des pathologies et rythmes biologiques via les écrans et smartphones, remplacerait-il petit à petit l’acte de soin, justifiant par là même la continuité de l’austérité infligée aux institutions publiques de santé de ces pays? Ce qu’il y a de certain, c’est que les millions d’euros accordés au Health Data Hub mis en place par le gouvernement Philippe, et sur lequel nous nous penchons ici, n’ont pas servi à la recherche scientifique sur les coronavirus, ni à revaloriser le salaire des praticiens hospitaliers, ni à leur fournir les matériels nécessaires à leur métier et à leur protection. Par Audrey Boulard, Eugène Favier et Simon Woillet.


Au mois de décembre dernier, Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé et des Solidarités, inaugurait la plateforme nationale de collecte des données de santé, baptisée en anglais Health data hub. Une plateforme ayant vocation à devenir un guichet unique à destination des acteurs, privés et publics, et devant servir d’appui à la recherche en intelligence artificielle.  Son enjeu ? Élargir ce « patrimoine commun » que constituent les données recueillies par l’assurance maladie en y ajoutant les gisements de données présents dans les CHU ainsi que celles récoltées par les médecins de ville et les pharmacies. Un storytelling dont les rouages – bien huilés en apparence – sont néanmoins grippés par de nombreuses controverses, portant notamment sur la sécurité nationale des données et sur les objectifs économiques de cette conversion numérique du secteur de la santé, visant à remplacer de nombreux actes médicaux (tels que le suivi biologique et le diagnostic) par des algorithmes.

En raison de son système de sécurité sociale, la France est l’un des premiers pays à s’être doté d’une base nationale de données médico-administrative centralisant l’ensemble des données des parcours de soins. Une base de données qui couvre 99% de la population. Des données, qui à l’heure de la santé connectée et des potentialités offertes par l’IA, représentent de véritables mines d’informations à exploiter et à valoriser.

Quel est l’objectif du dispositif ? Il s’agit selon le gouvernement d’élaborer un système de santé où se répondraient vertueusement les intérêts de la recherche et des citoyens. Ce qui implique en premier lieu de renforcer le réseau d’informations sur chaque patient en traitant et faisant se recouper les données déjà collectées. L’espace de santé numérique personnalisé qui a pris le nom de Dossier médical partagé (DMP) et dont la fonction est de fluidifier la prise en charge des patients, a ainsi également vocation à alimenter le Health data hub. Le projet consiste en retour à faciliter l’accès des chercheurs à ces informations.

En contournant d’une part les lenteurs administratives dues à une législation européenne jugée très protectrice à l’égard des données et, d’autre part, en ouvrant toujours plus ce dispositif aux acteurs privés (mutuelles, assurances, industriels et start-ups), affirmant ainsi l’idée que le secteur public n’aurait pas le monopole de l’intérêt général. Un système profitable à ces différentes parties prenantes puisqu’en orientant les recherches vers ces secteurs-clés que sont l’intelligence artificielle et le big data, le Health data hub participe à l’attractivité de la France en matière de e-santé, et contribue plus ou moins directement au bien-être des citoyens, qui sont les premiers intéressés par les progrès de la médecine.

Le projet n’a cependant pas manqué de susciter les critiques. Une tribune publiée en décembre dans Le Monde et signée par des professionnels de santé, une motion du Conseil national des barreaux s’opposant au projet et plus récemment encore la mise en accusation par des entreprises de logiciels d’édition pour non respect des principes d’égalité et de transparence dans le choix qui a été fait de désigner Microsoft Azure comme hébergeur.

Parmi les arguments avancés à l’encontre de la plateforme, l’inspiration libérale de la loi santé votée en juillet 2019 et l’empressement avec lequel le ministère s’engage dans le projet, minimisant ainsi les difficultés qui accompagnent cette transformation numérique du système de santé : risques encourus pour les libertés individuelles et pour le secret médical, flou autour des notions de consentement et de responsabilité du médecin, charges administratives redoublées pour les professionnels de santé notamment. Mais c’est surtout le choix de faire appel à la technologie de Microsoft pour héberger l’ensemble de ces données sensibles, au détriment d’une technologie française qui a fait enfler la polémique. Une décision qui a pu être qualifiée de « haute trahison » selon le mot du professeur Israël Nisand lors du forum européen de bioéthique qui s’est tenu en février dernier.

Qu’est ce que le Health Data Hub ?

Qu’est-ce que le Health data hub (HDH) ? Un « guichet unique, assurant un accès simplifié, effectif et accéléré aux données », « une structure partenariale entre producteurs et utilisateurs de données, qui pilotera l’enrichissement continu mais aussi la valorisation du système national de santé ». À l’origine du projet, le rapport sur l’intelligence artificielle (IA) conduit par Cédric Villani et publié en mars 2018 qui consacre un chapitre au potentiel de l’IA en France et aux modes de gouvernances possibles pour les données en santé. Le rapport ouvre les pistes de la stratégie de transformation du système de santé intitulé « ma santé 2022 »  S’en suit une mise en place très rapide. En octobre 2018, est rendue publique la mission de préfiguration co-dirigée par la présidente de l’Institut national des données de santé Dominique Polton, Marc Cuggia, professeur d’informatique médicale et Gilles Wainrib, président de la start-up Owkin.

En février 2019, Agnès Buzyn valide la feuille de route de la mission et confie la mise en place du hub à la DRESS à la tête de laquelle se trouve Jean-Marc Aubert. Le 24 juillet 2019 est adoptée la loi précisant les grands principes de la structure, faisant en particulier disparaître toute référence à une finalité scientifique pour ne conserver que le « motif d’intérêt public ». En charge de garantir la protection des données et de piloter les aspects sécuritaires du projet, plusieurs instances sont mobilisées parmi lesquelles le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) pour le couvercle éthique, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) pour la caution juridique, et l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) pour le versant sécuritaire. Au moment de la création effective de la plateforme le 1er décembre 2019, le Health Data Hub est donc fort d’un cahier des charges ambitieux, d’un cadre juridique ouvert et flexible et du souhait répété de placer les citoyens au centre des services offerts par la plateforme. Que lui manque t-il ? Des précisions et des garanties.

“Le Health Data Hub est donc fort d’un cahier des charges ambitieux, d’un cadre juridique ouvert et flexible et du souhait répété de placer les citoyens au centre des services offerts par la plateforme. Que lui manque t-il ? Des précisions et des garanties.”

On peut en effet s’interroger. Tout d’abord, le Health data hub ouvre l’accès aux données de santé à des acteurs privés (les start-ups en premières lignes), acteurs dont l’efficacité se mesure à leur rentabilité. Ainsi, en dépit de l’attractivité de ces structures, les algorithmes sur lesquels travaillent ces start-ups, une fois entraînés sur le « patrimoine commun » que constituent les données de santé des Français, sont destinés à être brevetés. Évidemment les start-ups ne sont pas les seuls acteurs à pouvoir accéder à ces données. Le dispositif doit également être mis à disposition du service public. Néanmoins, en quoi un projet qui invite les citoyens à transmettre l’ensemble de leurs données à des projets de recherches auxquels ils ne pourront pas accéder gratuitement participe-t-il à la création d’un système de santé plus démocratique ?

En second lieu, l’exploitation des données de santé n’est pas une nouveauté en France. Des entrepôts de données de santé existent déjà dans différents CHU, à Bordeaux, à Toulouse et à l’AP-HP à Paris. Ces structures participent depuis plusieurs années au développement de méthodes de traitement des données afin d’élaborer localement des outils facilitant la gestion des dossiers médicaux. À ce titre, en quoi le fait de réquisitionner ces données, recueillies et traitées en interne par les professionnels de santé, peut-il servir à financer ces mêmes hôpitaux ?

Une centralisation à marche forcée pour les hôpitaux qui pose également problème du point de vue de la qualité du traitement des données recueillies. Plus on éloigne les données de leur lieu de collecte, plus on les décontextualise en prenant le risque de mal les interpréter. En retour, c’est l’application des algorithmes au soin qui devient moins précis. En effet, en éloignant géographiquement le lieu de collecte du lieu de traitement, on perd le bénéfice d’un aller-retour correctif entre les algorithmes et la pratique réelle des soins sur de vrais patients.

“Faisant l’impasse sur ces précautions éthiques, le Health data hub semble au contraire s’engouffrer dans une logique de marchandisation du secteur de la santé, en valorisant les partenariats public et privé et en faisant du numérique la solution miraculeuse aux nombreux dysfonctionnements de l’hôpital public.”

Sans faire preuve de défiance à l’égard de l’introduction de nouvelles technologies dans le domaine de la santé, il est donc possible de reconnaître que le Health data hub, mis en place sans consultation citoyenne suffisamment élargie, procède d’un certain nombre de choix arbitraires parmi lesquels la pseudomisation des données qui permettrait aux données d’être réidentifiées, le terme flou « d’intérêt général » qui encadre le mode de gouvernance du hub – un GIP, Groupement d’intérêt public, comprenant des acteurs tels que les mutuelles, la centralisation qui augmente les risques en cas de cyber attaques, et enfin le choix d’un modèle économique qui dévalorise et dépossède la recherche publique au profit d’acteurs privés.

En définitive, si les risques potentiels liés aux données massives en santé ne sont pas suffisants pour interrompre les progrès de la recherche, selon l’avis 130 du CCNE, la prudence n’est pas accessoire, étant entendu que cette transformation du secteur de la santé est caractérisée par « une tension entre une grand technicité et des enjeux fondamentaux qui touchent chaque être humain dans la représentation qu’il a de lui-même et de son espèce ».

Faisant l’impasse sur ces précautions éthiques, le Health data hub semble au contraire s’engouffrer dans une logique de marchandisation du secteur de la santé, en valorisant les partenariats public et privé et en faisant du numérique la solution miraculeuse aux nombreux dysfonctionnements de l’hôpital public. Une logique technophile et néolibérale qui reste d’actualité dans la crise du Covid-19, en témoigne la note sur les politiques de santé produite par la Caisse des Dépôts et révélée par Mediapart, qui fait état de la prégnance des impératifs comptables dans la mentalité de nos gouvernants.

La crainte de l’assujettissement numérique

Au-delà de la question de la numérisation des données de santé, qui se pose en véritable enjeu, c’est plutôt le choix du ministère de la Santé de faire appel à Microsoft comme hébergeur de données qui inquiète. Une crainte que les discours se voulant rassurant pour encadrer la présentation du dispositif n’ont pas réussi à dissiper. De façon compréhensible, la décision de faire reposer une plateforme de centralisation des données de santé de millions de Français sur la technologie du Cloud Microsoft Azure interroge à bien des niveaux.

L’empressement avec lequel le ministère de la Santé et la DREES conduisent le projet est d’autant plus surprenant que les contours flous de cette collaboration tardent à se préciser : quel gage de sécurité des données le gouvernement français est-il à même de garantir face à Microsoft ? De quel arsenal juridique le RGPD, le Règlement général sur la protection des données à échelle européen, dispose-t-il face au Cloud Act, son équivalent américain, dont la juridiction extraterritoriale a fait réagir ? Quelle garantie de transparence sera établie autour de la circulation éventuelle des données sur le marché des assureurs ou de divers acteurs dont les autres géants du numérique ? Quelle redéfinition des compétences, de la liberté d’action et du rôle des acteurs de la santé et notamment du secteur de l’informatique médical ?

“Il s’agit pour le ministère de placer la France en acteur mondial phare du développement de l’intelligence artificielle dans le secteur de la santé et ce, dans la décennie qui vient. Pourtant, la décision de s’appuyer sur Microsoft contraste avec de telles ambitions.”

Comment encadrer la fluctuation du prix des licences Microsoft ? Autant de points de crispation que la stratégie précipitée du gouvernement pour mettre en place cette plateforme ne contribue en rien à atténuer. Une stratégie d’ailleurs revendiquée dès la feuille de route d’Agnès Buzyn intitulée « accélérer le virage numérique » et dans lequel il est question de « mettre rapidement au service du plus grand nombre notre patrimoine de données de santé sous une forme anonymisée, dans le respect de l’éthique et des droits fondamentaux des citoyens ». Il s’agit pour le ministère de placer la France en acteur mondial phare du développement de l’intelligence artificielle dans le secteur de la santé et ce, dans la décennie qui vient. Pourtant, la décision de s’appuyer sur Microsoft contraste avec de telles ambitions.

Le transfert de données de santé de millions de Français sur des serveurs situés à l’étranger pose problème pour des raisons évidentes. Des risques liés à la sûreté des données de santé des Français ont d’emblée été évoqués, à commencer par le rapport même de la mission de préfiguration remis à Agnès Buzyn le 12 octobre 2019 qui fait état de tels enjeux : « Le patrimoine de données de santé est une richesse nationale et chacun en prend peu à peu conscience. […] La souveraineté et l’indépendance de notre système de santé face aux intérêts étrangers, ainsi que la compétitivité de notre recherche et de notre industrie dépendront de la vitesse de la France à s’emparer du sujet ». À noter que, si un impératif de compétitivité et d’urgence est ici mobilisé, c’est davantage pour alerter sur la nécessité d’une plateforme souveraine de mutualisation des données de santé au service de l’intérêt national, que pour se lier à des technologies Microsoft dans la précipitation qui accompagnerait la course à l’innovation et à la recherche dans le domaine de la santé. Une mise en garde qui semble avoir été ignorée depuis.

Dans un état d’esprit comparable, le Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM), dans son rapport intitulé « Médecins et patients dans le monde des datas, des algorithmes et de l’intelligence artificielle », met en garde sur le fait que « les infrastructures de données, plateformes de collecte et d’exploitation, constituent un enjeu majeur sur les plans scientifique, économique, et en matière de cybersécurité. La localisation de ces infrastructures et plateformes, leur fonctionnement, leurs finalités, leur régulation représentent un enjeu majeur de souveraineté afin que, demain, la France et l’Europe ne soient pas vassalisées par des géants supranationaux du numérique » (recommandation #33, janvier 2018).

Un autre défi, d’ordre financier, s’ajoute à ce choix de candidature. Dépendre de l’infrastructure logicielle de la plateforme de centralisation des données de santé au Cloud Microsoft Azure comporte aussi le risque d’une captivité numérique vis-à-vis d’une technologie singulièrement propriétaire comme celle de Microsoft. L’encadrement de licences implique un engagement financier sur le long terme avec les technologies issues du géant de l’informatique et donc un risque de fluctuation à la hausse des prix sur les licences en question.

RGPD versus Cloud-Act

Un risque supplémentaire que pourrait faire peser le contrat avec Microsoft pour l’élaboration de la plateforme HDH est d’ordre juridique. En effet, le rapport Gauvain du 26 juin 2019 énonce que « le Claryfying Lawful Overseas Use of Data Act, ou Cloud Act (…) permet aux autorités américaines d’obtenir, dans leurs enquêtes pénales, des données stockées par des entreprises américaines en dehors des États-Unis sans passer par une  demande d’entraide et en s’affranchissant des règles de la coopération judiciaire internationale ». Les infractions concernées par l’extraction de données depuis l’étranger sont celles passibles d’une peine d’emprisonnement supérieures à un an. Le Cloud Act couvre toutes les formes de données possibles, que ce soit de simples contenus, courriels, documents électroniques ou encore des métadonnées.

Il permet en somme, un accès unilatéral de la part du gouvernement américain, aux données d’un pays tiers, le tout sans avoir à fournir de précisions sur la nature du contenu extirpé. Par ricochet, le Cloud Act va bien plus loin puisqu’un prestataire français ou étranger, pourvu qu’il soit affilié à une entreprise américaine et que les autorités déterminent que la société mère exerce en cela un contrôle suffisant sur le prestataire, tombera sous le coup du Cloud Act.

“Mais quel droit Microsoft respectera-il alors pour peu que les autorités américaines réclament des données de santé de citoyens français pour des raisons de public safety ?”

Selon la présidente de la CNIL, c’est plus précisément autour de l’article 48 du RGPD qu’il existe un risque de friction juridique avec le Cloud Act. Dans un contexte trumpien de retour à la guerre commerciale ouverte, Microsoft pourrait se retrouver pris en étau entre les législations européennes et américaines sur la question, dont l’issue dépendra d’un accord bilatéral entre les deux parties. Mais quel droit Microsoft respectera-il alors pour peu que les autorités américaines réclament des données de santé de citoyens français pour des raisons de public safety ? Même si le risque peut paraître faible, doit-on placer le bon fonctionnement de cette plateforme de centralisation des données de santé des Français à guichet unique sous la présidence imprévisible qui est celle des États-Unis actuellement ? Que se passerait-il si, au gré des manœuvres économiques et du jeu politique international, cette plateforme qui supplante un système de santé solidaire et national, se retrouverait en position de levier géopolitique à la faveur d’un gouvernement étranger ?

Les GAFAM en embuscade

À travers Microsoft, c’est tout un faisceau d’acteurs qui pourrait bénéficier du flux de données de santé. Les entreprises certifiées hébergeurs de santé type Amazon ou Google pourront réclamer un point d’accès depuis Microsoft aux données de santé au motif assez indistinct d’un simple intérêt pour la recherche clinique. Microsoft pourrait se faire ainsi la porte d’entrée d’un circuit de données entre divers acteurs connectés, la virtualisation des infrastructures informatiques de cloud permettant de mutualiser les données pour d’autres clients en les répliquant sur plusieurs centres de données.

Par-delà le discours de la performance et de l’alignement sur l’impératif du tout-numérique, la donnée de santé s’avère être pour le secteur numérique et notamment les GAFAM, un enjeu marchand : Google a vu un quart de son budget redirigé vers la santé. Le Wall Street journal a d’ailleurs récemment révélé l’accès de Google aux dossiers médicaux détaillés de millions de patients Américains qui ont circulé sans connaissance ni consentement de la part des patients concernés suscitant l’ouverture d’une enquête du bureau des droits civiques américains. Ces données pourraient par exemple servir à la revente aux assureurs ou aux banques.

Par ailleurs, la rivalité éco-numérique sino-américaine en cours fait de l’Europe un théâtre d’affrontement privilégié, pour la 5G notamment ; un sujet qui, contrairement aux données de santé, a pu sensibiliser des acteurs français et européens à réagir pour conserver une souveraineté technologique. Plus généralement, le processus de diversification sectorielle des GAFAM fait de la santé un secteur d’avenir pour le numérique et augure des affrontements commerciaux sur le sujet, une raison de plus pour redouter le choix de remettre le projet de plateforme de santé dans les mains de Microsoft.

Un objectif de suffisance technologique loin d’être inatteignable

Le choix d’investir dans une infrastructure numérique Microsoft est d’autant plus curieux lorsque l’on comprend que la possibilité d’un hébergeur national n’est pas un frein technologique, plusieurs d’entre eux ce sont même positionnés pour accueillir la plateforme de santé numérique. Ne serait-ce que du point de vue de la compétitivité technologique, la perspective de voir émerger des acteurs locaux au service du secteur de la santé serait avantageux.

Malgré les échecs Atos/SFR et Orange/Thalès à faire émerger une alternative crédible aux géants du numérique, le partenariat OVH avec 3DS Outscale de Dassault Systèmes pour un cloud souverain dans le secteur de la défense ou bien le projet open source MAlt pour le CERN, pourraient relancer une étape dans la lutte contre la dépendance technologique envers les GAFAM.

“La faisabilité technique n’est pas engagée, l’État français disposera d’un Cloud interne en 2020 pour les services les plus stratégiques, une qualification qui échappe mystérieusement aux données de santé.”

La faisabilité technique n’est pas engagée, l’État français disposera d’un Cloud interne en 2020 pour les services les plus stratégiques, une qualification qui échappe mystérieusement aux données de santé. Les données issues des collectivités territoriales ou de l’État considérées comme trésor national font de la France le seul pays à offrir une cybersécurité réglementée aux infrastructures jugées indispensables à l’intégrité de la nation (SecNumCloud), domaine dont les données de santé sont, selon toute vraisemblance, exclues.

Pourtant, les données de santé relevant de l’administration ou du secret médical sont des archives publiques régies par le Code du patrimoine, qui empêche la conservation de ces données en dehors du territoire national (article E212-23 2°). Les données de santé produites par les structures publiques relèvent normalement de ce même territoire national. C’est sans compter toutefois sur la certification hébergeur de données de santé (HDS), qui semble contourner l’agrément du ministère de la Culture pour ce qui est de la conservation des archives sur le sol français, créant un flou juridique. Microsoft, qui a été certifié HDS en seulement 4 mois (contre 12 à 18 mois requis en moyenne), s’est empressé d’acquérir Fitbit, société américaine de fitness, proche du milieu des assurances et pourvoyeur de bracelets connectés et collecteurs de données de santé des particuliers. La plateforme Google Cloud France est quant à elle certifiée HDS sans avoir de datacenters sur le territoire français.

“Le transfert de compétences ou la dépendance technologique est moins le présage d’une France qui ferait la course en tête dans le champ de l’IA médicale que celui d’une perte d’autonomie des milieux hospitaliers, d’une dépossession d’expertise de l’informatique médicale vis-à-vis de leurs bases de données et leur capacité à contrôler leurs environnements et leurs outils de travail numérique.”

Sur BFM Business, Arnaud Coustillière, Vice-amiral d’escadre et président de la DGNUM (Direction générale du numérique), estime quant à lui que les entreprises du numérique « ne voient en face d’elle que des clients et pas des citoyens », une distinction que leur puissance de projection numérique semble ignorer. Après l’entrée en jeu du Cloud Microsoft Azure, il évoque le principe de souveraineté numérique compris comme une autonomie stratégique dans le secteur numérique et définit les conditions préalables à l’hébergement de données sensibles comme devant relever de la confiance et d’une « communauté de destin » partagée, critère qui ne paraît pas inextensible au principe d’un système de santé solidaire national.

Le secret pour (re)trouver l’efficacité de notre système de santé ne se situe pas dans les processus aveugles du solutionnisme ou de la numérisation marchande. Si le secteur de la santé a pu fonctionner de façon solidaire et universelle avant cela, et sans doute même mieux qu’actuellement, c’est qu’il est possible et même souhaitable de repenser une stratégie numérique qui ne rogne pas sur les piliers qui font reposer historiquement la santé publique en France. “Le solutionnisme n’est pas la solution”, mais bien le problème, et si la numérisation est amenée à jouer un rôle déterminant dans le domaine de la santé, le spécialiste des politiques numériques Evgeny Morozov se demande légitimement « pourquoi sacrifier la vie privée au nom de la santé publique » lorsque cela est évitable?

Une volonté de réforme politique favorisant le marché au détriment de l’État social ?

Le transfert de compétences ou la dépendance technologique est moins le présage d’une France qui ferait la course en tête dans le champ de l’IA médicale que celui d’une perte d’autonomie des milieux hospitaliers, d’une dépossession d’expertise de l’informatique médicale vis-à-vis de leurs bases de données et leur capacité à contrôler leurs environnements et leurs outils de travail numérique (autant de tâches qui seront largement confiées à des prestataires privés non-médicaux).

Un risque qui pèse aussi sur la capacité de diagnostic et de prise de décision des professionnels de la santé qui seront concernés. Les algorithmes, probablement développés par les soins de Microsoft, échapperont alors au contrôle de l’administration médicale. Autant d’indices qui semblent anticiper un basculement dans la compréhension des mécanismes des maladies et du rapport médecin / patient. Car il ne s’agit pas ici d’un simple portage numérique du fonctionnement historique d’un système de santé mais d’un virage philosophique pour l’ensemble du secteur médical français.

La décision d’Agnès Buzyn d’accorder le statut d’hébergeur agréé des données de santé des Français à Microsoft nous invite ainsi à soulever plusieurs interrogations concernant l’impact de cette décision sur nos vies privées, nos relations aux institutions de soin et la vision économique du système de santé que cet acte politique révèle.

Outre la destruction de l’écosystème initial de traitement des données à partir d’un modèle français (INDS Institut national des données de santé), qui tend à accroître notre dépendance technologique à l’égard d’entreprises étrangères, cette décision nous incite également à nous questionner sur les risques en matière de vie privée, de dépendance technologique à une entreprise privée, sur les risques d’éventuels de conflits d’intérêt entre les acteurs privés du secteur de la santé (assurances, entreprises pharmaceutiques, entreprises technologiques) et les institutions publiques. Enfin, le recours idéologique à la data-economy pour refonder les politiques de santé publique risquent d’impacter déontologiquement et méthodologiquement le corps médical.

“La science et la technologie apparaissent ici comme les prétextes d’une marchandisation généralisée des comportements humains, biologiques et sociaux dont rêvent les entrepreneurs de la Silicon Valley.”

Les doutes ici mentionnés sont l’occasion d’un regard critique sur la rhétorique techniciste vantée par les libéraux contemporains, et nous permettent de saisir la cohérence de la vision de l’avenir qu’ils nous imposent. Le cas que nous traitons ici doit nous inviter, par les interconnexions qu’il révèle entre des secteurs économiques apparemment distincts, à comprendre la vision libérale-totalitaire de l’économie digitale qui est ici en jeu, à l’opposé du modèle de la libre communication de l’information à caractère scientifique (open source), que nous défendons. La science et la technologie apparaissent ici comme les prétextes d’une marchandisation généralisée des comportements humains, biologiques et sociaux dont rêvent les entrepreneurs de la Silicon Valley.

Leurs naïves ouailles politiques étant enivrées par l’argumentaire de ces compagnies quant à « l’urgence » des décisions à prendre face à « la concurrence internationale » et « l’impossibilité » pour les États de réguler et de censurer des technologies qui « de toute façon » verront le jour dans d’autres territoires aux législations moins embarrassantes.

Les risques déontologiques de la data-economy de la santé

Le premier risque que nous pouvons mentionner quant à l’ouverture des données de santé des Français au secteur privé transnational est le suivant : sans incriminer en aucune façon les entreprises pharmaceutiques et les assureurs qui financent la recherche en IA dans le domaine de la santé, on peut néanmoins légitimement s’interroger sur les raisons de leur enthousiasme à favoriser le développement de ce nouveau paradigme médical. Toute entreprise privée est soumise à des exigences de rentabilité et de profit, dont le premier levier est la réduction des coûts de fonctionnement (en particulier la question du reste à charge pour les assureurs).

Plus grave, le Conseil national du numérique, par la voix de Marine Cotty-Eslous, représentante de son groupe « Numérique et Santé », accompagne la recommandation du Comité consultatif national d’éthique, quant à l’application du principe absurde de « consentement présumé » pour la collecte des données de santé des citoyens. Chaque acte médical ou para-médical donnera lieu à une actualisation sans information préalable du patient, de son « Espace numérique de santé » lequel sera créé systématiquement à la naissance de chaque citoyen. La logique générale du projet étant que l’ensemble des professionnels de santé soient incités en permanence à alimenter cette base de données (le rapport de préfiguration du HDH mentionnait la possibilité d’une incitation financière à alimenter le système).

Tout observateur critique, sans même à avoir à adopter une position libertaire sur les “sociétés de contrôle” et le “capitalisme de surveillance” se doit de considérer les risques posés par cette organisation de la société sur le mode du fichage généralisé des données biologiques des populations. L’utilisation actuelle des technologies de géolocalisation pour endiguer la propagation de Covid-19 nous laisse en effet craindre une normalisation politique de ces méthodes de surveillance intrusives et continues dans le temps (tout comme la normalisation des lois d’exception de l’état d’urgence a eu lieu), qui s’appliquent désormais aussi bien à l’identité politique, sexuelle et morale des citoyens comme le montre l’autorisation accordée par le ministère de l’Intérieur à cette application aux conséquences inquiétantes réservée aux gendarmes et intitulée GendNote.

“Le problème posé ici est celui de la mentalité professionnelle dont se porte garant le principe d’indépendance déontologique contenu dans le statut lié à une mission de service public.”

L’article 6 du projet de loi relatif à l’organisation du système de santé, adopté en juin 2019 au Sénat, et qui peut nous servir de cadre d’interprétation de la vision générale du gouvernement quant aux politiques de santé, mentionne également la création d’un statut unique de praticien hospitalier. D’abord présenté comme la réponse du gouvernement à une revendication majeure du Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs élargi aux autres spécialités (SNPHARE), ce statut unique pose deux problèmes quant à sa définition.

En premier lieu, la suppression étonnante du concours de recrutement qui alimente la « flexibilité » et le passage du public au privé clinique pour compléter ses fins de mois comme y invitait alors Agnès Buzyn, suscitant l’ire du SNPHARE. D’autre part, la mention explicite de la valorisation des compétences non hospitalières (« valences non cliniques ») font présumer que c’est par cette porte que seront recrutés les futurs data scientists de ce nouveau modèle de société. Le problème posé ici est celui de la mentalité professionnelle dont se porte garant le principe d’indépendance déontologique contenu dans le statut lié à une mission de service public.

La mention de la promotion de « l’exercice mixte » d’une profession intra ou extra-hospitalière en libéral fait légitimement craindre par cette voie de possibles dévoiements déontologiques. Surtout lorsqu’il est question de collecte de données privées de santé. Hors du cadre de protection de la mission de service public, assuré par le statut des agents, la logique de subordination contractuelle ici à l’œuvre (le recrutement national est également supprimé au profit d’un recrutement par les directions d’établissements), peut profiter à la mentalité mercantile, aux pressions à la performance et aux risques de conflits d’intérêts entre secteurs public et privé.

Il semble qu’ici se loge une fois de plus la contradiction de fond entre la logique du soin inconditionnel propre au secteur public ainsi qu’au serment d’Hippocrate et les exigences d’efficacité et de rentabilité aujourd’hui dénoncées par les personnels médicaux et hospitaliers à travers leurs mouvements de grève et leurs réactions à la crise du Covid-19.

Le futur CESREES (organe d’évaluation des politiques de santé qui remplace le Comité d’expertise pour les recherches, les études et les évaluations dans le domaine de la santé CERES de 2016) doit voir le jour mi-mars. Il sera composé, ce qui attire notre attention, de membres des associations de patients, des personnalités du monde de la recherche, de membres du Conseil d’État, du Conseil consultatif national d’éthique, et – nouveauté – d’une personnalité du secteur privé. Son secrétariat ne sera plus assuré par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche (comme c’était le cas pour le CERES), mais directement par le Health Data Hub.

“En décembre 2019, Le Monde révélait l’existence d’un potentiel conflit d’intérêt au plus haut niveau des services administratifs de pilotage du HDH en la personne de Jean-Marc Aubert, ancien directeur de la DREES (direction de la recherche de l’étude et de l’évaluation des statistiques).”

Ce mode d’organisation nous donne le sentiment d’alimenter la logique d’efficacité promue par le gouvernement, et nous incite à relire avec intérêt cette définition des objectifs du nouveau modèle de Santé algorithmique, donné dans le rapport de préfiguration du HDH : « Il semble essentiel de mettre à disposition de ces acteurs des capacités technologiques et humaines mutualisées, afin d’atteindre une taille critique permettant une industrialisation et une sécurisation des processus ». Naïfs nous le sommes peut-être encore, pour nous demander encore en quoi un rapport remis à la puissance publique pour guider les orientations majeures dans l’administration de notre système de santé, doit faire mention de l’industrialisation des processus de collecte et traitement des données…

Les inquiétudes dont nous faisons part ici à travers la mention des divers aspects de la réforme systémique votée l’an passé par la majorité ne semblent pas se réduire à de simples cris de Cassandre. En effet, en décembre 2019, Le Monde révélait l’existence d’un potentiel conflit d’intérêt au plus haut niveau des services administratifs de pilotage du HDH en la personne de Jean-Marc Aubert, ancien directeur de la DREES (direction de la recherche de l’étude et de l’évaluation des statistiques). Ce dernier travaillait pour la multinationale Iqvia, leader mondial du traitement des données numériques de santé (10 milliards de dollars de chiffres d’affaires annuels) avant de prendre la direction de la DREES, et a rejoint à nouveau cette entreprise à la suite de son départ.

“Selon Mediapart “Plusieurs entreprises et associations d’éditeurs de logiciel ont écrit, au début du mois de mars, au ministre de la santé Olivier Véran pour demander l’ouverture d’une enquête pour « favoritisme » après le choix de Microsoft pour héberger des données du Health Data Hub.”

Or, Iqvia utilise précisément la technologie Azure Cloud de Microsoft, celle-là même qui a été choisie par l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn, en dépit des mises en gardes de la CNIL quant aux dangers d’une centralisation des données sensibles. Ce qui ruine par là-même, tout l’écosystème français initial, fondé sur un maillage territorial d’entreprises rattachées individuellement à un des 39 centres de santé pilotes. Ce choix est critiqué fortement par le président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) Jean-François Delfraissy et est même qualifié par Israël Nisand, président du forum européen de bioéthique comme une “haute trahison”. Un choix injustifié selon lui, aussi bien du point de vue technologique, que du point de vue du respect de la souveraineté individuelle et nationale (du fait du Cloud Act en particulier).Selon Mediapart “Plusieurs entreprises et associations d’éditeurs de logiciel ont écrit, au début du mois de mars, au ministre de la santé Olivier Véran pour demander l’ouverture d’une enquête pour « favoritisme » après le choix de Microsoft pour héberger des données du Health Data Hub, la gigantesque plateforme destinée à centraliser l’ensemble des données de santé des Français.”

Le guichet unique centralisé crée des risques pour la sécurité des données et des infrastructures

Le problème de fond que pose le modèle du HDH est celui de la centralisation, car il engage non seulement la sécurité des données des citoyens (notamment vis-à-vis du secteur privé mais également des administrations américaines en vertu du Cloud Act), mais le fonctionnement même des infrastructures numériques hospitalières publiques, du fait du risque réel et connu de piratage. Or, deux événements récents semblent accréditer ces inquiétudes quant à la méthode de la centralisation des données de santé nationales par un acteur privé : d’une part, le scandale révélé outre-atlantique par le Wall Street Journal, du partenariat discret entre le réseau de santé à but non lucratif Ascension et Google, ayant conduit à la diffusion non consentie de données de santé désanonymisées de millions d’Américains.

D’autre part, l’attaque informatique subie en novembre dernier par l’hôpital de Rouen, et qui a conduit à une reprise très lente des infrastructures informatiques de l’établissement (plus de trois semaines de fonctionnement ralenti après la fermeture initiale). Ces cyberattaques sont fréquentes et menacent le fonctionnement des services de soin. Dimanche 22 mars, en pleine crise du Coronavirus, l’AP-HP a été la cible d’une cyberattaque. La centralisation des informations et des serveurs imposée par le HDH renforce le risque encouru par l’ensemble du secteur médical vis-à-vis de ces agressions.

Le fait que leur origine est bien souvent interne comme l’expliquent les auteurs de la tribune de décembre dernier doit alerter les responsables politiques du danger réel  constant et démultiplié encouru par l’infrastructure numérique de santé nationale, et de l’augmentation du pouvoir de nuisance de ces attaques du fait de la centralisation des données.

Remplacer le médecin par l’ordinateur et le soin par les machines

Outre le risque de perte de savoir-faire liée à l’automation des diagnostics, qui selon Adrien Parrot représente un risque réel pour le métier de médecin, outre les problèmes déontologiques, stratégiques et sécuritaires posés par le principe d’une diffusion massive d’informations sensibles et privées à une entreprise américaine, deux autres problèmes peuvent être soulevés. Le premier tient à un risque spécifique au formatage des données (en vue de leur interopérabilité, c’est-à-dire leur utilisation par des plateformes avec des langages informatiques de différents types, et leur diffusion internationale) notamment avec la terminologie SNOMED ®(Systematized Nomenclature Of Medecine).

Cette dernière est une terminologie propriétaire, c’est-à-dire d’accès payant, et détenue par une organisation à but non-lucratif, SNOMED International, qui vend aux États et entreprises, ses technologies de standardisation, d’interprétation des data et de portabilité (techniques de facilitation du passage des données d’un terminal de traitement à un autre) SNOMED CT ® (Systematized Nomenclature Of Medecine Computer Technologies), à travers un réseau international de vendeurs publics et privés.

“L’OMS dispose par exemple d’une terminologie propre, l’ICD11 (International Classification of Diseases pour laquelle la France dispose d’un accès en tant que membre de l’OMS) et des systèmes de traitement open source tels que l’OpenEHR (Electronic Health Record) pourraient servir de complément à une standardisation intégralement publique et gratuite, excluant les logiques marchandes.”

Le caractère propriétaire de cette terminologie, se justifiant de l’autonomie politique, a-partisane et non-nationale de la structure SNOMED International, ne saurait éteindre les interrogations concernant la possibilité de développer des terminologies internationales gratuites, open source et d’accès illimité, sur la base d’investissements massifs (et égalitaires) des États au sein des institutions internationales. D’autant que la prolifération de variantes payantes de ces technologies, produites par l’écosystème de revendeurs privés risque de parasiter le fonctionnement de l’ensemble du système du fait de sa centralisation (comment organiser efficacement un système centralisé avec des différences de technologies mêmes apparemment mineures entre ses différents maillons publics et privés) ?

L’OMS dispose par exemple d’une terminologie propre, l’ICD11 (International Classification of Diseases pour laquelle la France dispose d’un accès en tant que membre de l’OMS) et d’autres systèmes de traitement open source tels que l’openEHR (Electronic Health Record) pourraient servir de complément à une standardisation intégralement publique et gratuite, excluant les logiques marchandes.

L’un des problèmes géopolitiques posés par l’adoption de ce standard, est l’absence de nombreux pays dans les infrastructures de gouvernance et d’élaboration institutionnelle de ces technologies. La France n’a par exemple pour l’instant pas encore rejoint le IHTSDO (International Health Terminology Standards Developement Organisation), qui ne comprend toujours pas ni la Chine, ni la Russie, ni l’Inde, ni le Japon, ni aucun pays africain. Se pose donc ici la question de la vision politique de long terme induite par cette coopération.

“Ces deux standards sont en effet développés main dans la main avec les principaux acteurs privés de la data de santé et leur modèle repose sur l’externalisation du codage à des entreprises visant quant à elles le profit et vendant des applications payantes renforçant la rentabilité des organisations hospitalières.”

S’agit-il à travers ces questions de portabilité et d’inter-opérabilité, d’établir des standards de traitement des données hégémoniques, de faciliter ainsi la transformation des politiques publiques de santé des pays occidentaux et de favoriser développement d’un modèle économique transatlantique et transpacifique (Singapour et la Malaisie sont membres de l’IHTSDO ce qui révèle peut-être une manœuvre diplomatique pour éviter leur imbrication dans un modèle d’origine chinoise) de la donnée de santé? Au détriment d’un usage diplomatique pacifique et universel des démarches de communication de l’information scientifique en open-source (avec un système comme openEHR) ? Quid de l’importance accordée à la recherche internationale sur les épidémies dans les pays non-membres de ces organismes (Ebola par exemple) ?

Aucune affirmation certaine n’est envisageable, mais le devoir de surveillance citoyenne critique s’impose une fois de plus. Les significations politiques possibles des rapprochements entre les principaux acteurs privés du secteur de l’uniformisation des données de santé doivent nous inciter à l’interrogation sur leurs motivations. L’organisation américaine Health Level 7 (HL7) par exemple, propriétaire du grand système de traitement informatique des données de santé FHIR (Fast Healthcare Interoperability Ressources), dont les procédures d’harmonisation et de portabilité avec le SNOMED CT laissent penser qu’il s’agirait à terme pour les pays membres de l’IHTSDO de favoriser le développement d’un secteur privé transatlantique et transpacifique du traitement de ces données en vue de leur rentabilité financière.

Ces deux standards sont en effet développés main dans la main avec les principaux acteurs privés de la data de santé et leur modèle repose sur l’externalisation du codage à des entreprises visant quant à elles le profit et vendant des applications payantes renforçant la rentabilité des organisations hospitalières.

Le projet Argonaut initié par HL7, dont Microsoft et Apple sont notamment partenaires, suit les recommandations de nombreux rapports de groupes d’influence soutenus par les industries de l’électronique de santé américains et européens dont le JASON task force ou l’EHRA (European Heart Risk Association). Ces derniers alimentent l’argument de la nécessité de développer un secteur rentable de la donnée de santé, privilégiant les terminologies propriétaires et leur interopérabilité au détriment d’un modèle alternatif fondé intégralement sur l’open source gratuit et intégralement laissé aux soins de la recherche publique.

Cette logique générale contribue à freiner une fois de plus la diffusion totale, ouverte, gratuite et inconditionnelle du savoir sur la médecine aux praticiens, aux scientifiques et au reste du monde. En effet, le développement (même à partir de systèmes open source comme openEHR) encouragé par ces rapports et organisations, de versions payantes des logiciels et systèmes de classification va restreindre, par les logiques de concurrence entre vendeurs de produits et les logiques de captivité technologique (comme c’est le cas pour les utilisateurs d’Apple et d’une partie de ses produits), associées aux pressions budgétaires sur les hôpitaux, l’exploitation correcte des données.

De l’aveuglement idéologique aux mauvaises décisions politiques

Nous sommes en réalité face à une volonté de réforme politique censée favoriser la rentabilité des hôpitaux privés et la réduction des coûts de gestion des hôpitaux publics. Et ce, par l’automatisation des diagnostics via des logiciels et des environnements payants captifs issus d’entreprises privées à but lucratif, visant l’amélioration du flux d’information entre les technologies de surveillance à domicile et l’hôpital, afin de favoriser le recours accru aux soins en ambulatoire (comme le préconise la loi de juillet 2019 d’Agnès Buzyn) et le développement de l’industrie technologique de surveillance médicale américaine et européenne.

En effet, les associations de lobbying auprès des institutions publiques telle que la COCIR (le Comité européen de coordination de l’industrie radiologique, électro-médicale et de technologies de l’information pour les soins de santé, établi à Bruxelles) financent directement des associations internationales à but non lucratif, visant l’élaboration des standards et recommandations d’interopérabilité et d’implémentation administrative de ces technologies numériques de santé tels que l’IHE, l’Integrating the Healthcare Enterprise.

“Puisque l’étiologie – description des causes des maladies- est la clef de tout diagnostic et donc de toute prescription médicamenteuse, l’influence majeure de ces terminologies sur les diagnostics sera l’autre facteur de risque pour lequel il faudra renforcer notre vigilance collective contre toute tentative d’influence des lobbys pharmaceutiques.”

Enfin, l’emploi majoritaire de technologies dites “vendeuses”, donc des logiciels payants élaborés à partir d’une appropriation des licences terminologiques préexistantes (dont l’EHR qui est open source), nécessitera le recrutement de data scientists issus de professions et de logiques extra-hospitalières (ce qui est déjà prévu et valorisé par la loi française de juillet 2019 nous l’avons vu), chargés d’accélérer les procédures administratives et la rentabilité, hors de tout contrôle par la sphère des praticiens médicaux.

Puisque l’étiologie – description des causes des maladies – et la symptomatologie sont la clef de tout diagnostic et donc de toute prescription médicamenteuse, l’influence majeure de ces terminologies sur les diagnostics sera l’autre facteur de risque pour lequel il faudra renforcer notre vigilance collective contre toute tentative d’influence des lobbys pharmaceutiques sur les ingénieurs et les représentants du corps médical et de la recherche dans le cadre de ces processus de standardisation.

Les scandales récents liés aux conflits d’intérêts avérés entre les experts médicaux du DSM (le livre de référence pour le diagnostic psychiatrique aux États-Unis) et les entreprises pharmaceutiques, ont conduit à une médicalisation généralisée de pans entiers de population servant les intérêts financiers des fabricants de médicaments (épidémie soudaine et intrigante d’enfants diagnostiqués avec un « trouble de l’attention » aux États-Unis en l’occurrence) comme le décrivait le Dr.Patrick Landman dans le Figaro.

L’invention de maladies telles que l’ostéoporose (vieillissement naturel des os transformé par le marketing des firmes pharmaceutiques en maladie proprement dite) ou le « syndrome de la bedaine » dont l’impact a été retentissant au cours des années 2000, nous invitent à exercer une surveillance critique face au renforcement numérique massif des possibilités de recoupement arbitraire de symptômes présents dans l’ensemble de la population en vue de l’augmentation de la vente de médicaments (l’abaissement des seuils de diagnostic du diabète aux États-Unis est un autre exemple des méthodes employées par les industriels de la santé pour augmenter leur chiffre d’affaires).

À contrario de ces logiques, l’OMS dispose par exemple d’une terminologie propre, l’ICD11 (pour laquelle la France dispose d’un accès en tant que membre de l’OMS) et des systèmes de traitement open source tels que l’openEHR pourraient servir de complément à une standardisation intégralement publique et gratuite, excluant les logiques marchandes.

Face à ces interrogations, à ces doutes légitimes soulevés par cette décision politique contestée, un fil idéologique semble se dessiner derrière ce recours brusqué à l’intelligence artificielle sous pavillon privé. Celle de la justification des coupes budgétaires dans l’hôpital public par le développement des soins ambulatoires, et du « monitoring continu» c’est-à-dire le suivi extra-hospitalier des maladies, notamment chroniques (diabète, cancer, etc.) via les nouvelles technologies (montres connectées, smartphones, applications de suivi en direct du métabolisme et de suggestion de comportements alimentaires et sportifs ou médicamenteux).

“La start-up nation prétendrait-elle ainsi faire émerger d’un seul tenant un levier d’entraînement pour l’industrie numérique (sous domination américaine et perspective occidentalo-centrée), son cortège de statuts professionnels précaires, et imposer une société de contrôle biométrique hyper-invasive ?”

De nombreuses start-ups, telles que Mynd Blue proposeront désormais de soigner la dépression par un suivi électronique des états biologiques, donnant lieu à un rappel par message téléphonique de la nécessité de reprendre le traitement chimique anti-dépression. Pourquoi faire appel à un psychiatre quand un iPhone suffit ? Peut-être qu’il y a là l’occasion de faire d’une pierre trois coups ?

La start-up nation, grossier saint-simonisme 2.0 prétendrait-elle ainsi faire émerger d’un seul tenant un levier d’entraînement pour l’industrie numérique (sous domination américaine et perspective occidentalo-centrée) et son cortège de statuts professionnels précaires ? Imposer une société de contrôle biométrique hyper-invasive opérant la synthèse entre “les méthodes d’administration asiatiques” et la société de consommation américaine parachevant la confusion entre démocratie et technocratie (ce que préconisent des think tanks influents tels que l’Institut Berggruen) ? Et ce faisant, satisferait enfin les ambitions des groupes privés de santé, en justifiant par là la démolition les budgets dévolus à l’État social ?

Ce nouveau paradigme semble rendre service à la logique d’efficacité et donc de rentabilité défendue par un secteur privé de la santé dont les chiffres économiques – en berne au début de la décennie 2000 en France du fait de la résistance de l’hôpital public et de ses agents en matière de qualité de soins prodigués en dépit des conditions d’exercice désastreuses, remontent progressivement à mesure de la déliquescence des politiques publiques de santé. Déshabiller le public pour rhabiller le privé, n’est-ce pas la logique secrète, la continuité idéologique à l’œuvre dans cette promotion de la médecine algorithmique reposant en fin de compte sur un écran de smartphone dictant au patient les diagnostics et l’auto-médication en lieu et place des praticiens médicaux et hospitaliers ?

Contre la logique de la marchandisation généralisée, de la coupe dans les budgets des services publics justifiées par le recours contraint à l’ambulatoire et la tarification à l’acte (T2A) initiée par Roselyne Bachelot, contre la surveillance numérique continue, et la survalorisation de la clinique privée, nous devons défendre une utilisation raisonnée des progrès technologiques en médecine, fondée sur le soutien à l’open source, la diffusion publique des algorithmes et des bases de données anonymisées, afin de valoriser la recherche et non le profit d’une part. Et d’autre part, nous devons définir clairement les objectifs visés par la politique de santé publique.

Non pas parier en libéraux sur la spontanéité de “l’innovation” grâce au marché, mais planifier politiquement des objectifs d’éradication de maladies chroniques sévères (sida, cancer, hépatites etc.) et de recherche sur les nouvelles infections virales (coronavirus par exemple), au détriment de la rentabilité privée (par exemple les vaccins contre le sida dont la recherche a été stoppée par la coupe des crédits du CNRS en 2017, et dont la réussite potentielle mettait en péril les 19 milliards de chiffres d’affaires annuels du secteur pharmaceutique sur les trithérapies ou encore la difficulté des chercheurs spécialisés sur les coronavirus à trouver des fonds).

Contre l’influence toujours plus pressante des big pharma dans la recherche, nous devons soutenir une politique de démarchandisation du savoir scientifique par la mise en place d’un pôle public du médicament et la défense du partage universel des connaissances médicales facilité par l’open source. Si le Health Data Hub actuel polarise la majorité des financements pour la recherche, cela risque d’être sous la férule du filtre des prix financés par les grandes firmes pharmaceutiques qui se sont d’ores et déjà positionnés en pré-sélectionneurs de l’avenir de la recherche dans le domaine de l’IA en médecine.

Le dilemme de l’Afrique subsaharienne face au Covid-19

© Louis HB

Le premier cas de maladie à coronavirus 2019 en Afrique subsaharienne, un ressortissant italien travaillant au Nigeria et de retour de Milan, a été confirmé le 27 février au Nigeria. Ces dernières semaines, les cas de transmission communautaire se sont multipliés en Afrique subsaharienne, appelant à des politiques sanitaires plus exigeantes qui, bien souvent, se heurtent aux nécessités économiques. De telles politiques sont pourtant indispensables à la survie des personnes les plus exposées que la faiblesse des systèmes de santé du continent ne permettra pas de garantir. Neutralisés par les programmes d’ajustement structurel des décennies précédentes, et ne disposant de ce fait pas d’un espace budgétaire suffisant, les États d’Afrique subsaharienne se voient confrontés à un dilemme entre la santé de leur population et la survie de leur économie.


Par une cruelle ironie, une semaine après que la dernière patiente de la dixième épidémie de maladie à virus Ebola de la République démocratique du Congo a quitté le centre de traitement, le ministre de la Santé publique du pays, le Dr Eteni Longondo, a annoncé le premier cas de Covid-19 dans le pays. Cela fait désormais six ans que l’Afrique subsaharienne est confrontée à des épidémies de maladie à virus Ebola. Elle se voit aujourd’hui confrontée, et depuis quelques semaines maintenant, à la même menace que les autres pays du monde ont eu à affronter ou affrontent encore. Le 30 janvier 2020, l’OMS a ainsi déclaré la maladie à coronavirus 2019 « urgence de santé publique de portée internationale ».

Le contrôle du Covid-19 repose essentiellement sur les capacités de santé publique d’un pays, c’est-à-dire sur son aptitude à détecter, prévenir, contrôler et traiter les cas. L’action publique et les volontés individuelles sont de ce fait des déterminants essentiels de la gestion de crises sanitaires. Avant le début de l’épidémie, l’on pouvait ainsi considérer, suivant le classement Global Health Security Index 2019, que les États-Unis seraient le pays le mieux à même de contrôler une éventuelle épidémie ainsi que Donald Trump a cherché à l’avancer fin février et, qu’à l’inverse, les pays d’Afrique subsaharienne seraient a priori les moins bien préparés. Le rapport précisait toutefois : « Aucun pays n’est pleinement préparé aux épidémies et aux pandémies, et chaque État a d’importantes lacunes à combler ». Les États-Unis, sans compter leur faible performance dans l’accès aux soins, se classent ainsi dix-neuvième dans la catégorie Risk Environment qui mesure notamment la résilience socioéconomique et l’adéquation des infrastructures à la gestion d’une épidémie. Et le rapport de conclure que : « La sécurité sanitaire est fondamentalement faible à travers le monde »[1].

Dans le cas de l’Afrique subsaharienne, si les États ont parfois adopté des stratégies proactives de lutte contre la propagation du Covid-19[2], il reste que leurs systèmes de santé sont particulièrement vulnérables. Le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a ainsi déclaré, fin février : « Notre plus grande préoccupation reste le potentiel de propagation de Covid-19 dans les pays où les systèmes de santé sont plus faibles » et que le « meilleur conseil pour l’Afrique est de se préparer au pire et de se préparer dès aujourd’hui ».

L’Afrique doit-elle se préparer au pire ?

Évaluer la vulnérabilité de l’Afrique subsaharienne au SARS-CoV-2 suppose d’abord de déterminer si sa population est davantage exposée au Covid-19. Car, si l’affirmation qu’on a pu, un temps, lire dans certains médias nationaux du continent selon laquelle les Noirs seraient immunisés contre le Covid-19, que celui-ci ne serait qu’une « maladie de Blancs », est assurément pour le moins douteuse, il reste que la politique et la démographie suggèrent un impact discriminant en Afrique. L’on a ainsi pu affirmer que l’apparente préservation contre le Covid-19 de l’Afrique subsaharienne était due à la faiblesse de l’infrastructure statistique ou à l’absence de dépistage systématique des nouveaux cas. Si le second point n’est pas propre à l’Afrique subsaharienne, on peut parfois être amené à reconnaître qu’il peut y avoir une forme de vérité dans le premier. D’aucuns ont alors proposé qu’il suffirait de comparer les taux de létalité liés au Covid-19 entre les pays pour tenir compte d’un enregistrement éventuellement partiel. Le premier problème est qu’au début de l’épidémie, une stratégie de surveillance qui ne serait pas fondée sur un dépistage automatique ne permettrait de détecter que les cas les plus sévères et, par conséquent, le taux de létalité peut dépendre de la stratégie de surveillance d’un pays. Surtout, estimer que tous les États africains souffrent de faibles dispositifs de repérage serait méconnaître que beaucoup de pays d’Afrique de l’Ouest et centrale ont développé, lors de l’épidémie d’Ebola, des dispositifs de surveillance de grande efficacité, notamment des contrôles de température dans les aéroports[3].

Se focaliser sur la gestion technique du repérage oublie de rendre compte des différences de structures par âge : l’âge médian en Afrique est en effet d’un peu moins de vingt ans, soit moins que la moitié de l’âge médian en Europe. En conséquence, la sévérité des symptômes engendrés par le Covid-19 est moins à craindre en considérant l’âge relativement faible de la majeure partie de la population. En effet, une estimation corrigée pour la Chine suggère un taux de létalité de 1,38 % pour la population générale, un taux de 0,32 % pour les cas âgés de moins de 60 ans et 6,4 % pour ceux âgés de plus 60 ans[4]. Or, les enfants âgés de 0 à 14 ans représentent 41 % de la population africaine en 2015, contre 3,5 % pour les personnes âgées de plus de 65 ans. La démographie africaine suggère donc une plus faible exposition au développement de formes graves de Covid-19. Ce serait toutefois sans compter sur les comorbidités dont souffrent un nombre significatif d’Africains, qu’elles soient communicables ou non : le VIH[5], la tuberculose, la malaria et d’autres agents infectieux émergents ou ré-émergents comme le virus Ebola ou le virus Lassa, pourraient aggraver la sévérité du Covid-19[6]. D’autant que les symptômes provoqués par le coronavirus peuvent être très facilement indistincts de ceux d’autres infections des voies respiratoires.

Un rapport du Chinese Centre for Disease Control and Prevention expose ainsi que le taux de létalité augmente avec certaines comorbidités, notamment les maladies cardiovasculaires (10,5 %), le diabète (7,3 %), les maladies respiratoires chroniques (6,3 %), l’hypertension (6,0 %), le cancer (5,6 %)[7]. Or, si les maladies infectieuses restent importantes en Afrique subsaharienne, la prévalence des maladies non-communicables et notamment des maladies cardiovasculaires, des cancers mais aussi des troubles mentaux a fortement augmenté depuis les années 1990[8]. L’on pourrait donc observer des taux de létalité plus importants à des âges moins avancés en Afrique subsaharienne, a fortiori si rien n’est fait pour prévenir l’accélération de l’épidémie que les systèmes de santé ne pourraient maîtriser. Les taux de létalité peuvent en effet varier selon les pays, certes en fonction de la prévention, de la surveillance, du contrôle de la maladie, mais aussi de la préparation des systèmes de santé à l’épidémie. Sur le premier point, l’absence de surveillance et de dépistage systématique est particulièrement handicapante dans la mesure où il manque, mais laisse également se développer des formes graves de Covid-19, ce qui engendre de fait un taux de létalité plus fort. Mais le second point déterminera également la gravité que prendra l’épidémie.

Prévenir une défaite collective

La faiblesse des infrastructures de santé dans nombre de pays d’Afrique subsaharienne pourrait ainsi entraver la gestion des cas les plus sévères qui implique le recours à une hospitalisation en unité de soins intensifs. De manière générale, un district sanitaire, qui devrait couvrir entre 100 000 et 200 000 habitants, ne dispose en moyenne que d’un lit pour 1 000 habitants et, par ailleurs, une partie non négligeable des habitants d’un district ne bénéficient que d’un accès au dispensaire ou centre de santé local qui ne dispose a fortiori pas d’unité de soins intensifs. Dans une étude parue en 2015 dans le East African Medical Journal, le nombre de lits en soins intensifs au Kenya était ainsi estimé à 130[9] et le nombre de lits n’est, en Côte d’Ivoire, que de 50, secteurs public et privé confondus. Mais, bien que les données manquent pour estimer le nombre de lits dans chaque pays d’Afrique subsaharienne, elles suggèrent que la grande majorité des hôpitaux régionaux n’en disposent que de peu, sinon d’aucun, et que même dans les zones urbaines, les unités de soins intensifs ne bénéficient pas d’un nombre suffisant de lits pour traiter les éventuels cas critiques. Par ailleurs, si les équipes d’intervention rapide des ministères de la Santé formées par l’OMS à ce genre de situation ont souvent mené un travail exemplaire, notamment au Kenya et en Éthiopie, pour identifier, rechercher, isoler et traiter les contacts éventuels des cas de Covid-19 identifiés, de telles mesures pourraient probablement être insuffisantes : dans la mesure où elles reposent sur un contrôle de cas parfois indétectables, parce que n’ayant pas développé de symptômes, parce que les symptômes du Covid-19 peuvent aussi correspondre à un large spectre clinique ou parce qu’ignorant qu’ils ont été exposés.

L’état des systèmes de santé d’Afrique subsaharienne, qui bénéficie certes de l’expérience des épidémies précédentes, mais aussi largement éprouvés par la gestion d’autres pathologies encore endémiques, a justifié l’insistance avec laquelle le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a soutenu que « l’Afrique devrait se réveiller, mon continent devrait se réveiller ». L’étude de Marius Gilbert et al. publiée le 19 février dans The Lancet permet d’estimer la capacité des pays d’Afrique subsaharienne à détecter et gérer les cas de Covid-19 sur la base de deux indicateurs : l’état de préparation du pays, à partir du WHO International health regulations monitoring and evaluation framework ; la vulnérabilité, à partir de l’Infectious disease vulnerability index[10]. Ils estiment ainsi que si l’Afrique du Sud dispose d’une capacité raisonnable pour faire face à l’épidémie de Covid-19, ce n’est pas le cas des autres pays d’Afrique subsaharienne : le Nigeria, l’Éthiopie, le Soudan, l’Angola, la Tanzanie, le Ghana et le Kenya sont ainsi extrêmement vulnérables à l’épidémie et ne bénéficient que de capacités de gestion très variables. John N. Nkengasong, directeur des Africa centres for disease control and prevention (Africa CDC) a ainsi défendu une stratégie unifiée et collective de gestion du Covid-19 sur tout le continent. Le 22 février, lors d’une réunion d’urgence organisée par l’African Union Commission, les Africa CDC et l’OMS, les ministres de la Santé des pays d’Afrique subsaharienne ont convenu d’une stratégie de coordination dans la réponse contre le Covid-19 et ont acté la mise en place de l’Africa Taskforce for Coronavirus Preparedness and Response (AFTCOR) ; celle-ci visant un diagnostic rapide de la maladie, sa surveillance, la prévention des infections, l’encadrement des cas sévères de Covid-19 et la gestion des réserves de dispositifs médicaux[11].

Prévenir une catastrophe sanitaire et sociale suppose en l’occurrence un investissement financier immédiat, en particulier dans les équipements de protection (gants, masques, combinaisons, etc.). La Dr Adaora Okoli, médecin nigériane qui a survécu au virus Ebola, rappelle ainsi que si le Nigeria a pu être relativement épargné par l’épidémie de 2014, ce ne fut pas le cas de la Guinée, du Liberia et de la Sierra Leone[12]. La différence entre ces pays ? Les derniers ne pouvaient se reposer que sur des systèmes de santé faibles, et avaient alors désespérément besoin de l’aide internationale pour maîtriser l’épidémie qui, bien qu’existante, est restée par trop insuffisante[13]. Les conséquences de l’inaction, dont la responsabilité est à trouver du côté de l’inaptitude des pays donateurs à apporter les fonds auxquels ils s’étaient engagés, ont été de renforcer la gravité de l’épidémie, rendant par là le coût de son contrôle encore plus élevé. Cela est d’autant plus inquiétant que la gestion des cas de Covid-19 risque de faire peser un lourd fardeau sur des systèmes de santé qui commençaient pourtant à se développer de manière certaine. Au moins 60 millions d’Africains ont en effet accès, aujourd’hui, à une forme de couverture santé avec, bien entendu, des disparités entre les pays et au sein des pays, tant du point de vue des soins assurés que de la population couverte. Pour préserver la population et prévenir une défaite collective, il ne semble pas y avoir d’autres remèdes que ceux déjà appliqués en Chine et en Europe.

Nécessités et ambiguïtés de la protection

En Afrique du Sud, pays le plus touché du continent, il a ainsi été décidé un confinement national avec mobilisation de l’armée pour le faire respecter. Le président de la République d’Afrique du Sud, Cyril Ramaphosa, considère ainsi que l’objectif doit être de prévenir une « catastrophe humaine aux proportions énormes ». De même, en République démocratique du Congo, le président Félix Tshisekedi a décrété l’état d’urgence, l’isolement de la capitale Kinshasa du reste du pays et le confinement à Lubumbashi. En Côte d’Ivoire, le président Alassane Ouattara a décrété l’état d’urgence et a instauré un couvre-feu, les déplacements entre Abidjan et l’intérieur du pays étant soumis à autorisation. Il a ainsi déclaré : « Dans cette lutte contre la propagation du Covid-19, notre principal ennemi sera l’indiscipline et le non-respect des consignes de prévention ». Mais dans tous ces cas, et dans bien d’autres, la fermeture des commerces non-essentiels, des restaurants, des maquis, des marchés, etc. risque d’engendrer une pauvreté plus grande encore, d’autant plus dans des économies où l’emploi non-agricole dans l’économie informelle représente plus de 60 % de l’emploi total, soit la moyenne des pays d’Afrique subsaharienne. Nulle surprise alors à ce que de telles résistances soient localement opposées aux mesures sanitaires imposées : dans les rues du Burkina Faso, le Pochvid-20 paraît ainsi bien plus mortel que le Covid-19 comme le relève un éditorialiste du Wakat Séra. À cette économie de coronacoma, pour reprendre le mot de l’économiste Paul Krugman, se conjugue en outre une diminution des exportations de matières premières engendrée par la récession en Europe, aux États-Unis et en Chine, ainsi qu’un écroulement, également, des cours des hydrocarbures qui, pour certains pays aussi nombreux que le Nigeria, l’Afrique du Sud, le Cameroun, l’Angola, la RDC, la Guinée équatoriale, le Tchad, le Congo et la Tanzanie, constituent une ressource financière centrale.

Les pays d’Afrique subsaharienne devraient ainsi être durement touchés par le ralentissement de la Chine, considérant que sa part dans la demande mondiale de matières premières a largement augmenté depuis 2002-2003, date de l’épidémie causée par le SARS-CoV. Dans une interview donnée au Monde le 17 mars, Vera Songwe, secrétaire exécutive de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (UNCEA) a ainsi estimé que : « La croissance économique du continent devrait tomber à 1,8 % au lieu de 3,2 % en 2020, essentiellement à cause des interruptions dans les relations commerciales »[14], c’est-à-dire une croissance économique ne permettant pas de compenser la croissance démographique. La Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest a ainsi décidé, le 21 mars, d’injecter des liquidités dans le système bancaire par une baisse de son taux d’adjudication à 2,5 %, attendant de ce fait que les banques répercutent ces taux sur les crédits accordés. De même, dès le 18 mars, la Banque nationale du Rwanda s’était engagée à soutenir les liquidités et à autoriser la restructuration de prêts d’emprunteurs affectés par l’épidémie de Covid-19. Mais la politique monétaire risque d’être insuffisante face aux nécessités qu’implique l’épidémie, c’est-à-dire, sommairement, un investissement dans l’infrastructure de santé et un soutien aux secteurs non-essentiels de l’économie. Autrement dit, il faudrait que les économies africaines développent des politiques publiques comparables aux pays développés en quelques mois. En définitive, cela est impossible, et les pays d’Afrique subsaharienne se voient alors confrontés à un dilemme moral entre l’économie et la santé.

Prioriser la santé sur l’économie peut parfois avoir l’effet d’affecter la santé au prix de sa préservation. Qu’elle implique des morts directes, une baisse de l’espérance de vie ou une dégradation de l’état de santé de la population, et notamment des plus pauvres, l’économie de pandémie peut avoir des conséquences graves sur l’économie des pays en développement. Devrait-on en conclure qu’il faudrait laisser une immunité collective se développer pour sauver l’économie au prix de la santé de beaucoup et, bien souvent, non des plus vieux mais ici des plus pauvres ? Le raisonnement, si jugé irrecevable en Europe, n’a aucune raison morale d’être plus acceptable dans les pays d’Afrique subsaharienne qui ne bénéficient de l’espace budgétaire dont disposent les autres, ni pour contrôler les conséquences sanitaires de l’épidémie, ni pour gérer les effets sociaux des mesures d’endiguement[15]. Dans l’immédiat, il est donc nécessaire de limiter les effets sanitaires de l’épidémie par une aide internationale d’urgence. Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a ainsi appelé le G20 à soutenir les économies africaines, notamment par une aide financière d’urgence de 150 milliards de dollars mais, en outre, par une restructuration et un effacement partiel de la dette pour financer les dépenses engendrées par le Covid-19. Pour les temps prochains, l’exigence morale devrait obliger à régler les politiques publiques autour de la garantie de survie — par la mise en place d’un revenu ultra-basique dans les pays pauvres par exemple, ainsi que l’ont proposé Abhijit Banerjee et Esther Duflo[16] —, de l’assurance de la santé et de la promesse de l’éducation. Une telle exigence est également valable pour les pays développés qui, fondant bien souvent leurs politiques sur une référence aussi mal comprise qu’inappropriée au libéralisme, ont pour beaucoup cru qu’ils pourraient se dispenser d’un système de santé fort. L’engagement pour un nouveau système de santé, performant car soutenu politiquement et financièrement, moins inégalitaire car universel, pourrait peut-être trouver sa place à l’origine d’une reformulation du développement économique.

[1] Open Philanthropy Project. (2019). Global Health Security Index 2019. New York: Johns Hopkins Center for Health Security, Retrieved from https://www.ghsindex.org/wp-content/uploads/2019/10/2019-Global-Health-Security-Index.pdf

[2] Des stratégies de triage simplifiées en Ouganda, des points de lavage de main dans les hubs de transport au Rwanda, des volontaires dans les centres d’appel au Nigeria, etc. in Dalglish, S. L. (2020). COVID-19 gives the lie to global health expertise. The Lancet.

[3] Ebenso, B., & Otu, A. (2020). Can Nigeria contain the COVID-19 outbreak using lessons from recent epidemics?. The Lancet. Global health.

[4] Verity, R., Okell, L. C., Dorigatti, I., Winskill, P., Whittaker, C., Imai, N., … & Dighe, A. (2020). Estimates of the severity of coronavirus disease 2019: a model-based analysis. The Lancet Infectious Diseases.

[5] Bien que les preuves empiriques manquent encore, les recommandations de l’OMS suggèrent que les individus avec le VIH cliniquement et immunologiquement stables sous antirétroviraux ne présentent pas de risques d’infection ou de complications supplémentaires.

[6] Nkengasong, J. N., & Mankoula, W. (2020). Looming threat of COVID-19 infection in Africa: act collectively, and fast. The Lancet, 395(10227), 841-842.

[7] The Novel Coronavirus Pneumonia Emergency Response Epidemiology Team. The Epidemiological Characteristics of an Outbreak of 2019 novel Coronavirus Diseases (COVID-19) — China, 2020. China CDC Weekly 2020; 2: 113-22.

[8] Gouda, H. N., Charlson, F., Sorsdahl, K., Ahmadzada, S., Ferrari, A. J., Erskine, H., … & Mayosi, B. M. (2019). Burden of non-communicable diseases in sub-Saharan Africa, 1990–2017: results from the Global Burden of Disease Study 2017. The Lancet Global Health7(10), e1375-e1387.

[9] Okech, U. K., Chokwe, T., & Mung’ayi, V. (2015). The operational setup of intensive care units in a low income country in East Africa. East African Medical Journal, 92(2), 72-80.

[10] Gilbert, M., Pullano, G., Pinotti, F., Valdano, E., Poletto, C., Boëlle, P. Y., … & Gutierrez, B. (2020). Preparedness and vulnerability of African countries against importations of COVID-19: a modelling study. The Lancet, 395(10227), 871-877.

[11] Nkengasong, J. N., & Mankoula, W. (2020). Looming threat of COVID-19 infection in Africa: act collectively, and fast. The Lancet, 395(10227), 841-842.

[12] Okoli, A. (2020, March). Preparing Africa for Covid-19. Project Syndicate.

[13] Notamment grâce au Central Emergency Response Fund (CERF), puis la Mission for Ebola Emergency Response (UNMEER).

[14] Tissot, N. (2020, Mars). En Afrique, face au coronavirus, « on constate des augmentations de prix et quelques pénuries ». Le Monde.

[15] Monga, C. (2020, March). Economic Policies to Combat COVID-19 in Africa. Project Syndicate.

[16] Banerjee, A. V., & Duflo, E. (2019). Good Economics for Hard Times: Better Answers to Our Biggest Problems. Penguin UK.

Coronavirus : Une « guerre » ne se mène pas seul

Infanterie Française, 1914 © Wiki Commons, Bibliothèque nationale de France

La situation dans laquelle la pandémie du Covid-19 nous a plongés depuis quinze jours est, selon le président de la République, une situation de « guerre ». L’emploi du registre martial pour qualifier la situation est lourd de conséquences. Emmanuel Macron ne semble pourtant pas en avoir pris la mesure : la guerre est traditionnellement organisée et menée par l’État, pas par les hommes. Or, pour le gouvernement, la lutte contre l’épidémie du coronavirus semble reposer principalement sur les responsabilités individuelles.


La soudaineté avec laquelle nous sommes passés d’un temps de paix à un temps de « guerre » nous désempare, alors même que notre voisin transalpin fournissait déjà un tableau d’anticipation assez fidèle. De fait, en plus d’avoir installé des mesures radicales d’isolement, bouleversé nos habitudes physiques, économiques et sociales, cette soudaineté s’est accompagnée d’une peur : la peur que la situation ne soit amenée à se dégrader, et la nécessité de s’y habituer. Et s’y habituer seul, avec pour seule catharsis collective le court mais nécessaire rituel d’ovation à nos soignants depuis nos fenêtres le soir.

C’est sans doute là le plus déconcertant : une « guerre » ne se mène pas seul. Nombreux sont ceux qui critiquent l’emploi même du registre martial pour qualifier la situation, notamment la médecin urgentiste Sophie Mainguy, qui pointe l’absence d’ennemi ou d’armes et la nécessité seule d’une intelligence du vivant pour enrayer la vague.

Alors, pourquoi le terme de « guerre » ?

Certes, il y a des éléments d’une guerre dans le Covid-19, dans l’ébranlement de nos structures publiques et les ruptures systémiques d’approvisionnement notamment. Il y a la mobilisation de l’armée pour sécuriser le confinement. Il y a aussi la mise en concurrence des individus pour les ressources vitales, ainsi que l’usure psychologique de chacun. Mais il manque dans cette nouvelle guerre un aspect fondamental : l’action militaire de la puissance publique. Une action planifiée, industrielle, coercitive, ordonnée… bref, totale. Le rôle de l’État belligérant dans les précédentes guerres mondiales a en ce sens consisté à mobiliser les citoyens, l’industrie, les entreprises, la finance, les institutions, pour mener la lutte. Une autorité étatique administrée à tous les corps sociaux et économiques d’un territoire donné. À l’échelle locale, les villes sous contrôle ennemi ou zone militaire organisent le ravitaillement de leurs populations sous le contrôle des administrations centrales. En temps de guerre, l’État répartit la main d’œuvre, réquisitionne les entreprises, organise l’immigration. D’ailleurs, l’« effort de guerre » déployé pendant la Première Guerre mondiale est précisément à l’origine de l’interventionnisme croissant des États dans les structures économiques et sociales des nations au XXe siècle, à travers le New Deal de Roosevelt, le Gosplan soviétique, le Plan Monnet, le Welfare State britannique, etc.

Ici, rien de semblable. L’État fait reposer la victoire contre l’épidémie sur les individus, en espérant que la somme des responsabilités individuelles constituera miraculeusement une réponse collective à la hauteur. Et ce, quand il n’est pas occupé à détricoter soigneusement le droit du travail ou encourager à la continuité des activités non essentielles, comme le BTP. Ce alors même qu’il s’évertue à installer l’inégalité, la confusion et l’illisibilité, dans les mesures publiques. En ce sens, l’exemple le plus frappant reste sans doute dans l’éducation nationale : le 12 mars, Emmanuel Macron annonce la fermeture des crèches, écoles et universités, désavouant son ministre Jean-Michel Blanquer qui déclarait l’inverse le matin même. Consigne, comme beaucoup d’autres depuis, qui s’appliquera de manière inégale dans chaque département.

« Les petits gestes »

On retrouve-là un trait caractéristique de la Macronie, qui déjà délaissait une action ambitieuse de l’État contre le réchauffement climatique en y préférant « les petits gestes » quotidiens de chacun. Édouard Philippe raisonne de la même manière, lundi 23 mars, lorsqu’il demande à « chacun [d’être] capable de participer à cet effort de solidarité nationale », et sous-entend qu’on ne peut pas tout demander à l’État. Même logique, lorsqu’Emmanuel Macron regrette, le 16 mars 2020, « le monde [rassemblé] dans les parcs, des marchés bondés, des restaurants, des bars qui n’ont pas respecté la consigne de fermeture. Comme si, au fond, la vie n’avait pas changé » : avant même les mesures et obligations officielles de confinement (17 mars 2020), l’accent est mis avant tout sur la responsabilisation et la moralisation de chacun. Dans le même discours, il martèle six fois le terme « guerre » sans évoquer une seule fois celui de « confinement ». Dans cette répartition se joue distillation de la responsabilité de chaque individu, sans avancer une prise d’action forte de l’État. D’ailleurs, c’est seulement le lendemain qu’est donnée clairement la ligne du Gouvernement, principalement axée sur les mesures de confinement.

Ainsi, en ne comptant que sur les mesures de confinement et de mobilisation des soignants, le Gouvernement ne compte finalement que sur les individus pour organiser et fournir l’effort de guerre. Et de poursuivre ce registre assumé : au front, les soignants, largement sous-protégés, réorganisent les structures de soin, largement sous-équipées, pour traiter un flux toujours plus important de patients, largement sous-évalué. À l’arrière, ce sont les employés des supermarchés, les caissiers, les livreurs, les « sacrifiables ».

Mais l’effort repose aussi sur les ménages, tantôt parce qu’ils se voient imposer un confinement drastique (malades ou non, en compagnie d’un malade ou non) tantôt parce qu’ils ont pris le relais de l’éducation nationale pour leurs enfants, soutenus par des vacataires à bout de souffle, en même temps de devoir poursuivre leur activité. Bientôt, eux aussi seront mobilisés au front. À travers la « réserve civique » qui déploiera des jeunes, potentiellement porteurs du virus, pour aider les plus vulnérables, potentiellement contaminés. Ou encore en gonflant les rangs de la « grande armée de l’agriculture française »  (pour reprendre les mots de Didier Guillaume ou Sibeth Ndiaye) de femmes et d’hommes n’ayant pas la moindre expérience dans le domaine, non équipés, non testés, risquant une fois de plus de propager le virus dans les territoires.

Tout reposerait donc sur la discipline ou le courage sacrificiel de l’individu, avec tous les dangers que cela comporte : puisque l’effort de guerre repose sur la société, il en épouse les imperfections. Le Covid-19 révèle ainsi au grand jour l’écart immense entre deux catégories sociales : d’une part, soignants, travailleurs urbains et fonctionnaires ou vacataires qui assurent péniblement traitement, continuité des services publics et approvisionnement de nos estomacs, les précaires et classes moyennes, entassés dans des surfaces inadaptées, au risque de renouveler le triptyque moyenâgeux pauvreté-urbanité-insalubrité ; d’autre part, les privilégiés partis se mettre au vert dans leurs résidences secondaires, doublant la pression sociale d’une concurrence sanitaire avec les locaux. Violence inouïe qu’on perçoit à l’île de Ré par exemple, où les classes supérieures des grandes villes, qu’elles soient saines, porteuses ou malades, embouteillent l’accès au seul hôpital de La Rochelle.

Dans cette équation, aucun leadership de l’État. Certes, il soutiendra, il protégera, il « paiera ». Mais une guerre n’est pas comme un marché que l’État doit réguler ou dont il doit corriger les imperfections. Dans une guerre, l’État n’agit pas en bout de chaîne quand le mal est fait. Dans une guerre, l’État ne vient pas compenser les pertes. Il les anticipe, les évite, les combat.

En temps de guerre, un État fournit l’effort de guerre

Cela aurait dû passer par la production industrielle massive, indépendante, nationale ou européenne, des armes : médicaments, gels, masques, respirateurs, blouses, etc.

Cela aurait du passer par une organisation rigoureuse de la prévention et du dépistage, en profitant d’un maillage administratif particulièrement développé : prophylaxie, tests de dépistage, police sanitaire, massification des scanners pulmonaires dans chaque commune, chaque préfecture. C’est seulement à travers un dispositif massif de dépistage du virus que l’on viendra à bout de ce dernier : à la fois parce qu’il offrira une information rigoureuse, exhaustive, anticipatoire, mais aussi parce qu’il permettra de mobiliser intelligemment les forces vives et saines, identifiées, du pays. Il n’y a qu’à regarder l’efficacité avec laquelle la Corée du Sud et Taïwan ont anticipé et répondu à l’épidémie. Or, pour reprendre l’analyse de Jean-François Delfraissy, président du Comité scientifique sur le coronavirus et ancien président du Comité consultatif national d’éthique dans La Croix du 20 mars 2020, « Le confinement n’est pas la bonne stratégie, c’est la moins mauvaise des stratégies qui étaient possibles en France, à la mi-mars 2020 ». Une fois la vague épidémique passée, le confinement ne pourra plus être la mesure privilégiée.

Cela aurait dû passer une économie de guerre : à travers une hiérarchisation des priorités industrielles et économiques en réquisitionnant officiellement les grandes entreprises à la production des éléments strictement vitaux.

Rien de cela n’a été fait : mais si l’État s’est exhibé dans sa grande absence, s’il s’est illustré par son irresponsabilité, s’il a fait peser l’effort de guerre sur ses administrés, ça n’est pas principalement par manque de volonté politique. C’est principalement parce que, structurellement, il n’en a plus la capacité. Et ce parce qu’il a travaillé, pendant des décennies, à sa propre impuissance. C’est parce que, sur fond de doctrine ultra libérale, il a progressivement déserté, partant délaissé, les services essentiels à la santé et la sécurité des individus au profit d’acrobaties budgétaires et de fléchages financiers douteux vers des pans de l’économie totalement inutiles au bien-être ni des hommes ni de la planète sur laquelle ceux-ci étaient censés prospérer.

La catastrophe du Covid-19 n’est pas une incise, c’est une alerte

Il n’y a pas de « leçon à tirer » de cette catastrophe : cette catastrophe est une leçon, violente, sur l’impuissance de l’État. Le Covid-19 a su démarquer en un éclair les anciennes priorités incompressibles de la puissance publique, que cette dernière s’est pourtant évertuée à mépriser et sacrifier pendant des décennies : l’agriculture, les territoires, l’éducation, le social, la santé, la sécurité, l’écologie.

Plus que jamais, l’État doit réinvestir sa pleine fonction. Il doit rebâtir la société sur de nouvelles normes de frugalité, rebâtir son système productif à travers un protectionnisme strict sur des industries stratégiques, parce que vitales. Pour reprendre l’exemple historique, les temps de guerre mondiale avaient amorcé puis accouché en Europe et aux États-Unis d’une planification et d’un interventionnisme socio-économique fort pour organiser la reconstruction, sur le modèle du New Deal américain. L’État doit, de la même manière, rebâtir son intervention. En tant de « guerre », mais surtout une fois qu’elle sera passée.
Coïncidence : l’Europe a adopté, au moment même où l’épidémie du Covid-19 apparaissait à Wuhan, un « Green Deal ». Ce programme européen pourrait justement être l’occasion de refonder l’intérêt des acteurs publics dans l’organisation et la marche de la société, à l’heure où le règlement des périls, qu’ils soient sanitaires, géopolitiques, écologiques, ne saurait reposer sur les « petits gestes du quotidien ».

Car c’est bien à la puissance publique d’organiser l’action de chacun, pas l’inverse. Or, si l’on admet précisément comme « guerre » les situations de pression systémique mettant en danger la survie de l’homme, les guerres du XXIe siècle pourraient bien durer longtemps.

 

 

Covid-19 : les impasses d’une solution individualiste

Étagères vides d’un supermarché à la suite de la panique provoquée par la pandémie de Covid-19. @borisdunand

La mondialisation nous a tous rendus interdépendants et la pandémie de coronavirus n’épargne personne. Pour y répondre, nous devons être solidaires et bâtir une société où la santé de tous prime sur les profits de quelques-uns. Texte originel de Jedediah Britton-Purdy, pour notre partenaire américain Jacobin, traduit et édité par Rémy Choury et William Bouchardon.


Une pandémie donne tout son sens au slogan de la solidarité : un pour tous, tous pour un. C’est pour cette raison qu’un tel événement réveille aussi le désir effréné de se retirer de l’interconnexion sociale et de faire cavalier seul.

Le Covid-19 met en lumière la logique d’un monde combinant une profonde interdépendance et un système politique et moral qui abandonne les personnes à leur propre sort. Nos relations constantes – au travail, dans les transports, à l’école, au supermarché, via les systèmes de livraison à domicile – nous rendent contagieux, et vulnérables. Comme la doxa dominante invite à l’isolement et nous prie de prendre soin de nous et de nos proches, nous tendons à devenir un à un des survivalistes : nous stockons juste assez de conserves et de surgelés, assez de médicaments et de désinfectant pour couper tout lien social et survivre seul.

Cette ruée vers les supermarchés révèle un système de classe dans lequel la capacité d’isolement est une marque de statut social. Si vous avez assez de patrimoine ou que votre employeur vous paie un salaire décent, si vous avez assez de place chez vous, vous devriez alors être en mesure d’accomplir ce défi assez absurde de vous isoler quelques mois en vous appuyant sur le réseau mondial de produits proposés par Carrefour ou Auchan. Mais pour les 50% du pays qui ne peuvent épargner plus de cinquante euros par mois, qui galèrent à chaque fin de mois, qui vivent dans des petits logements sans espace de stockage et qui tentent tous les jours de traverser la rue sans pour autant trouver d’emploi, c’est tout bonnement impossible. Ces gens se retrouveront dehors quotidiennement, dans le métro, à la station essence, à choisir entre la prudence épidémiologique et la survie économique, parce qu’il n’ont pas le choix.

Tant que cela est vrai – tant que nombre d’entre nous sont poussés hors de chez eux, pour tenter de joindre les deux bouts – il y a toutes les raisons de penser que seule une infime minorité sera en sécurité. Même si on connaît encore peu le virus, on sait que le nombre de porteurs de la maladie va continuer d’augmenter. Tant que notre isolement moral et politique nous ramène vers le marché, notre interdépendance matérielle nous rend tous vulnérables.

« Lavez-vous les mains » est un bon conseil mais aussi un sérieux rappel que nous n’avons pas affaire à un problème qui sera résolu par la responsabilité individuelle. L’épidémiologie est un problème politique. Il n’est pas compliqué d’imaginer les décisions qui mettraient fin à notre cruelle situation : l’arrêt du travail, un soutien massif des revenus (des allocations chômages, voire une forme de revenu de base universel) et un moratoire sur les saisies hypothécaires et les expulsions. Quiconque est atteint du coronavirus et des symptômes liés devrait avoir droit à un traitement gratuit et complet, sans conditions (sur le statut migratoire, par exemple), afin que personne ne se passe d’un traitement par peur ou par pauvreté. Ce n’est que du bon sens. C’est par ces mesures que l’on permet aux gens de prendre en considération et de prendre soin des besoins et vulnérabilités des autres : lorsqu’ils voient le problème d’autrui comme le leur.

Le survivalisme apparaît tellement désespéré et réservé à une élite qu’une pandémie révèle la nécessité de l’État si nous voulons survivre. Aux États-Unis, les déclarations absurdes de Trump – « Tout va bien ! C’est un truc étranger ! Nous prenons des décisions fortes ! » – montrent à nouveau qu’il n’a aucune idée de comment utiliser l’État, excepté pour se donner en spectacle ou s’enrichir personnellement. La classe d’oligarques décadents d’un capitalisme mourant auquel appartient Trump est démunie de tout instinct permettant de surmonter cette crise. Des esprits plus vifs, aux États-Unis comme en France, sauront cependant avancer bien des idées, dont beaucoup ne feraient qu’aggraver le malheur des gens.

Cette crise – ainsi que les suivantes, encore plus violentes – peut se dérouler de trois façons. Le premier scénario est celui que suit actuellement les États-Unis, avec un système de santé privé, et une faible part de santé publique en matière de tests et de consignes à respecter. Les riches se retirent, la classe moyenne s’isole tant bien que mal mais reste vulnérable, tandis que les classes populaires tombent malades et meurent. En France, malgré notre système de santé historique nous sauvant du scénario catastrophe des États-Unis et garantissant les soins aux plus précaires, la destruction du service public par l’austérité nous fragilise dans notre réponse, et les riches ont déjà commencé à se retirer du système public.  

Mettre en place un système énergétique, des infrastructures écologiques et une économie centrée sur la santé et la redistribution plutôt que sur une course infinie au profit suppose une coopération entre tous les Etats

Vu combien la société américaine est cruelle, cela a toutes les chances d’engendrer une réaction politique violente, d’où une seconde possibilité : une réponse nationaliste à la catastrophe. Parce qu’il souligne notre vulnérabilité et notre interdépendance, le coronavirus s’apparente à une version accélérée de la crise climatique, offrant ainsi un avantage à ceux qui peuvent nous protéger, enfin au moins quelques-uns d’entre nous. Cette épidémie de « virus étranger », comme l’appelle Trump, a toutes les chances de rendre ce nationalisme très concret via des mesures pour protéger « notre » peuple en excluant, en déplaçant, ou en se débarrassant du reste. Dans un monde inquiétant et instable où la plupart des pouvoirs se concentrent au niveau national, nos réflexes politiques de base nous invitent en effet constamment à l’ethno-nationalisme.

Le troisième scénario est solidaire : « un pour tous, tous pour un » serait alors bien plus qu’un slogan. Même les réponses nationales à des crises écologiques et épidémiologiques ne constituent que des mesures d’atténuation et d’endiguement. Mettre en place un système énergétique, des infrastructures écologiques et une économie centrée sur la santé et la redistribution plutôt que sur une course infinie au profit suppose une coopération entre tous les États. Nous avons besoin d’armées d’infirmières et d’ouvriers de l’infrastructure verte plus que nous n’avons besoin de nos armées actuelles. La leçon de la crise climatique – que nous pouvons nous permettre une abondance publique mais que la tentative d’une abondance privée universelle nous tuera – fonctionne également pour les pandémies : nous pouvons nous permettre un système de santé entièrement public, mais si nous sommes incités à rester en bonne santé seuls, nombre d’entre nous vont mourir.

Est-ce impossible, est-ce trop demander ? Rappelons-nous que notre société, où nous sommes seuls plongés dans l’immensité du monde, où règne une philosophie individualiste et une interdépendance matérielle, n’a rien dinné. Les autoroutes, les crédits financiers, le commerce mondial… Tout notre système repose sur une vaste et complexe infrastructure dans laquelle nous avons tous besoin des services d’un autre, le tout organisé autour d’un objectif ultime : le profit. Voir ce système paniquer dans les marchés financiers mondiaux à la seule idée que les gens restent chez eux plusieurs mois plutôt que de réaliser frénétiquement des échanges monétaires montre combien celui-ci est finement calibré pour générer du profit et complètement incapable de s’adapter aux changements des besoins humains.   

Les mains et les esprits qui ont construit cet ordre peuvent en créer un, résilient, qui priorise la santé à tous les niveaux : celle des individus, des communautés, des territoires, et de la planète. Mais pour cela, il nous faut mener un combat politique sur la valeur de la vie elle-même : sommes-nous ici pour faire des profits ou pour vivre en nous entraidant ?