Comment dépasser le modèle de l’entreprise capitaliste ? – Entretien avec Daniel Bachet

Travailleuses et travailleurs doivent être pleinement impliqués dans les décisions d'orientation de la production.
© Jeanne Menjoulet

Aux côtés de l’association d’éducation populaire Réseau Salariat, le sociologue Daniel Bachet et l’économiste Benoît Borrits ont organisé un séminaire autour du thème de l’entreprise et son monde afin de proposer des voies de dépassement des logiques écocidaires de profitabilité. Le statut juridique de l’entreprise, la socialisation du crédit, le pouvoir des salariés dans l’entreprise, ou encore la comptabilité : autant de thèmes abordés dans l’ouvrage retranscrivant les présentations du colloque. Nous avons rencontré Daniel Bachet pour discuter de leurs constats et de leurs propositions pour mieux organiser les entités productives. Entretien réalisé par Romain Darricarrère.

Le Vent Se Lève – Pour commencer, pouvez-vous revenir sur les apports et sur l’importance de l’approche comptable dans les domaines du travail et de l’entreprise ? C’est une dimension concrète bien que souvent impensée. Ne s’agit-il pas d’une manière de présenter et d’interpréter le réel socio-économique ?

Daniel Bachet – La façon de compter oriente chaque jour des décisions stratégiques qui ont des effets immédiats sur le travail, l’emploi et la qualité des modes de développement et de vie. On peut penser que la comptabilité financière constitue aujourd’hui le cœur de notre système socio-économique. Ainsi, dans la comptabilité sont repliés les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme (rapport salarial, rapport monétaire et financier, rapports de propriété, etc.).

Depuis les années 1980, un droit comptable international inique et dangereux a été institué par les États à l’échelle de la planète. Les normes IFRS – International Financial Reporting Standard, sont devenues la référence internationale pour les grandes sociétés auxquelles elles imposent un modèle de gestion appelé « juste valeur ». Ces normes conduisent les PDG de ces sociétés à satisfaire en priorité les intérêts à court terme des actionnaires. Une entreprise est appréhendée comme un actif qui s’évalue à sa valeur potentielle de vente sur un marché. Les bénéfices sont déterminés sur la base d’un taux de rentabilité exigé de l’ordre de 10 à 15 %, parfois plus, qui contribue à mettre en danger notre vie commune sur la planète eu égard à sa finitude. Autrement dit, les États instituent de manière intentionnelle et irresponsable une véritable constitution économique mondiale fondée sur ces normes comptables, qui n’ont rien de naturel.

C’est pourquoi adopter un langage comptable plutôt qu’un autre, c’est adopter une représentation de l’entreprise, de sa finalité, de son efficacité et des rapports de pouvoir. Aussi, il est possible de penser et de compter différemment en vue de proposer une alternative cohérente et opératoire à l’entreprise capitaliste, notamment pour que les décisions économiques soient prises à l’aune d’autres considérations : c’est le cœur du pouvoir.

LVSL – Plus techniquement, en quoi peut donc consister cette manière alternative de compter ?

D. B. – Dans cet ouvrage collectif nous présentons les comptes de valeur ajoutée et de valeur ajoutée directe – VAD[1] ainsi que l’approche CARE – comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement [2]. Ce sont les outils de gestion les plus appropriés pour faire exister l’entreprise comme structure productive dont la finalité est d’abord de produire et de vendre des biens et/ou des services. Ils ont également pour mission d’empêcher les atteintes aux fonctions environnementales essentielles à la survie de la biosphère et de prévenir les dégâts collatéraux du développement économique sur les humains : risques socio-psychologiques, accidents, coût de l’insécurité environnementale, etc.

« Adopter un langage comptable plutôt qu’un autre, c’est adopter une représentation de l’entreprise et de sa finalité plutôt qu’une autre. »

Dans cette nouvelle logique, le travail devient une source de valeur et de développement et non un coût ou une charge à réduire sans cesse.

L’intérêt social est alors celui de l’ensemble des parties constitutives de l’entreprise qui sont toutes aussi légitimes les unes que les autres pour agir et être impliquées dans les processus de création et de décision. Cette représentation de l’intérêt social remet en question le droit issu de la propriété qui donne habituellement tous les pouvoirs aux seuls détenteurs de capitaux et à leurs mandataires, les dirigeants des sociétés.

Les outils comptables que nous proposons sont dès aujourd’hui opératoires mais il faut les généraliser et se positionner sur un plan macro-institutionnel. C’est à un niveau politique qu’il faut agir pour les faire exister, là où se construisent, se fabriquent et s’organisent les langages légitimes, les conventions et les systèmes d’information qui permettent l’exercice du pouvoir. L’objet de notre livre était de mettre en évidence le caractère essentiellement normatif et performatif de la construction des conventions comptables, mais aussi de souligner la possibilité d’ensembles cohérents alternatifs.

LVSL – Comment analysez-vous la fermeture de l’espace de la social-démocratie, évoquée tant à plusieurs reprises dans l’ouvrage, mais aussi par d’autres économistes comme Frédéric Lordon par exemple ? L’impossibilité d’agir dans ce cadre ne légitime-t-elle pas d’autant plus un changement de paradigme profond ?

D. B. – Le mode de gouvernement de la social-démocratie s’est rapidement aligné sur les règles du néo-libéralisme à la fin des années 1970 : libéralisation du commerce des biens et des services, dérégulation financière avec suppression du contrôle des capitaux et mise en place de la gouvernance actionnariale ou corporate governance. On peut même rappeler que la social-démocratie a initié les premières mesures qui ont conduit à la libéralisation financière. C’est un Ministre socialiste de l’Économie et des Finances, Pierre Bérégovoy, qui met en place avec son équipe une nouvelle architecture institutionnelle : la loi bancaire de 1984-1985, la suppression de l’encadrement du crédit, la disparition de la plupart des prêts bonifiés – et puis, petit à petit, la levée du contrôle des changes, pour faire revenir les investisseurs internationaux.

Il faut donc reconstruire le cadre institutionnel si l’on veut sortir du libre-échange et de la dérégulation financière. Cela suppose de mettre en place des zones de protection en fixant par les lois et par la négociation internationale le degré de liberté du commerce qui reste compatible avec la souveraineté des peuples quant au choix de leur modèle de société. De même, seule une politique résolue de contrôle sur les mouvements de capitaux est capable de remettre le système sur ses pieds et d’assurer que la finance serve aux activités productives et non à la spéculation.

Dans notre ouvrage, nous n’avons traité que du thème de l’entreprise et de sa refondation, tout en montrant que le modèle de la social-démocratie était totalement disqualifié y compris sur ce sujet. Aucun gouvernement social-démocrate n’a proposé un véritable partage du pouvoir dans les organes de direction des sociétés. Le projet de faire valoir un soupçon de codétermination dans les entreprises françaises n’a jamais abouti. Sous la Présidence « socialiste » de François Hollande, le nombre d’administrateurs salariés dans un conseil d’administration était de 2 lorsque le nombre total des administrateurs était supérieur à 12 (et de 1 lorsque le nombre d’administrateurs était inférieur ou égal à 12). C’est dire que la social-démocratie n’a offert rien d’autre qu’un strapontin aux représentants des travailleurs dans l’entreprise. Du point de vue de l’organisation des pouvoirs, la puissance du capital n’a jamais été entamée par les gouvernements socio-démocrates. Le dépassement du modèle social-démocrate et social-libéral est un impératif qui s’impose pour construire de nouvelles règles du jeu. Si le cadre économique, social et politique pose de plus en plus problème pour mettre en place une authentique démocratie délibérative, il convient de le transformer en profondeur voire, à terme, de sortir du cadre lui-même.

LVSL – Comment s’opposer efficacement aux réformes successives du code du travail qui font primer les accords d’entreprise sur la négociation collective ? Cela n’implique-t-il pas, précisément, de dépasser le cadre de l’entreprise capitaliste pour la négociation et la fixation des salaires ?

D. B. – L’enjeu politique des différents gouvernements qui se sont succédés depuis plus de 30 ans est bien d’affaiblir la loi et les conventions de branches, au profit de la négociation collective d’entreprise qui est la plus déséquilibrée.

Les défenseurs de l’inversion de la hiérarchie des normes considèrent que le projet qui consiste à renforcer la primauté des accords d’entreprise sur les accords de branche puis à étendre ces dérogations à d’autres domaines introduit de la souplesse dans les relations de travail. En fait, il s’agit de favoriser le dumping social en fragilisant les salariés.

Le fait de se replier sur l’entreprise renforce le pouvoir des propriétaires et des dirigeants qui ont déjà la maîtrise du contrat de travail. Ce contrat de travail est le produit du droit de propriété qui lui-même reproduit la séparation des salariés des moyens de production. Les salariés se retrouvent donc isolés face à des entités juridiques dominées par les propriétaires qui, disposant de tous les pouvoirs, sont globalement en mesure de fragmenter et d’atomiser le salariat.

Il ne faut donc pas enfermer les espaces de délibération sur les salaires à l’intérieur des seules unités de production. Cela suppose au contraire de concevoir des formes institutionnelles méso et macro sociales qui soient à même de définir les niveaux de salaires dans les entreprises mais également les choix d’orientation des investissements ou les niveaux de qualification. Bernard Friot propose ainsi d’instituer des caisses de salaires et d’investissement pour socialiser les salaires au-delà de chaque entreprise prise individuellement. Benoît Borrits souhaite, lui, mettre hors marché une partie de la production privée, puis la redistribuer afin de garantir des revenus décents à toutes celles et ceux qui ont participé à cette production. La rémunération de chaque travailleur ne serait plus garantie par l’entreprise mais, de façon mutualisée, par l’ensemble des entreprises. Ce sont là des institutions encore inédites qui devraient permettre une intervention politique à plusieurs niveaux de façon à garantir des meilleures rémunérations pour tous.

NDLR : Pour en savoir plus sur la proposition de Benoît Borrits, lire son article sur LVSL : Entre revenu universel et emploi garanti, une troisième voie ?

Daniel Bachet est Professeur de sociologie à l’Université d’Evry-Paris Saclay et membre du conseil scientifique d’Attac. Proche des thèmes chers à Réseau Salariat, il a organisé, avec Benoît Borrits,
un séminaire pour penser le dépassement de l’entreprise capitaliste.

LVSL – Vous rappelez dans l’ouvrage que seule la rémunération du capital est totalement rivale de celle du travail. Comment exploiter efficacement cet énoncé basique pour faire évoluer les représentations des discours de droite classique, notamment dans la perspective d’outiller le mouvement social ?

D. B. – Dans les représentations dominantes véhiculées par les théories néoclassiques – théorie de l’agence, théorie des marchés efficients, seul l’actionnaire de contrôle est censé prendre des risques. Il est rémunéré par des dividendes. On l’appelle le créancier résiduel car il peut ne pas recevoir de dividendes et tous les autres créanciers d’une entreprise sont rémunérés avant lui en cas de difficultés. Dans la mesure où l’actionnaire peut être considéré, en tant que propriétaire d’une entreprise, comme un créancier résiduel, le droit des sociétés assigne dans la plupart des pays au conseil d’administration le devoir de surveiller les dirigeants pour protéger les intérêts des actionnaires, dans le cadre de procédures de contrôle internes. Le statut de créancier résiduel donne à l’actionnaire la légitimité pour s’approprier le profit résiduel, mais aussi pour dicter les objectifs à atteindre par la firme.

Or, cette représentation est arbitraire et inexacte. Les actionnaires et les financiers sont parvenus à faire croire qu’ils avaient le monopole de la détermination des intérêts de l’entreprise. Ce n’est là qu’une tentative de détournement du pouvoir car personne n’est propriétaire de l’entreprise du fait que cette entité n’existe pas en droit. L’actionnaire de contrôle n’est propriétaire que des parts sociales ou des actions de la société (entité juridique). Néanmoins les actionnaires de contrôle se comportent comme s’ils disposaient de tous les pouvoirs dans l’entreprise et sur l’entreprise.

La seule limite à ces pouvoirs relève des droits sociaux accordés aux salariés. Or, comme chacun le sait, ce sont de très faibles contrepouvoirs. Ainsi, les droits des salariés, lorsqu’ils sont en confrontation directe avec le droit des propriétaires dans une structure telle que la société de capitaux, arrivent en derniers quand il s’agit de fixer les règles du jeu et en particulier les salaires. Les propriétaires sont les agents dominants qui occupent au sein de l’entité juridique qu’est la société une position telle que cette entité agit systématiquement en leur faveur. De plus, les salariés ne sont pas des associés comme les propriétaires des actions, ce sont des tiers vis-à-vis de la société et des coûts dans la comptabilité capitaliste. N’ayant pas le statut d’associés, c’est-à-dire de propriétaire ou d’actionnaires, les salariés ne sont pas membres de la société alors qu’ils font partie de l’entreprise en tant que collectif de travail.

Pour sortir de la logique de domination imposée au travail par le capital, il ne faut plus penser en termes de propriété mais de pouvoir. L’entreprise fait partie du rapport capital/travail sans toutefois se confondre ni avec le capital ni avec le travail. C’est une unité institutionnelle qui dispose d’une autonomie relative. Au sein du capitalisme, elle est le support de création collective qui engage des agents et des collectifs aux intérêts multiples. C’est pourquoi l’entreprise est une entité profondément politique qui transforme le monde social.

« Il ne serait pas logique d’avoir pour ambition de mieux rétribuer le travail sans remettre en question le niveau de rémunération du capital. »

Le fait d’assigner à l’entreprise un autre objectif que le seul profit permet de remettre en question la notion, non fondée en droit, de propriété de l’entreprise, et de faire en sorte que le pouvoir d’entreprendre ne provienne plus de la seule propriété des capitaux.

De fait, l’entreprise est un ensemble composé de la société (entité juridique) et de la structure productive. L’existence de la structure est assurée par la société qui seule dispose d’une personnalité morale. La finalité de la société est de faire exister l’entreprise comme structure productive en vue de produire et de vendre des biens et/ou des services. Le revenu qui en découle, la valeur ajoutée, est la contrepartie économique de la production et de la vente des biens et des services. Elle représente le revenu commun des parties constitutives de l’entreprise et à ce titre, il doit être partagé équitablement.

Il ne serait pas logique d’avoir pour ambition de mieux rétribuer le travail sans remettre en question le niveau de rémunération du capital. La valeur ajoutée est à la fois le véritable revenu de l’entreprise et la source des revenus des ayants droit entre lesquels la valeur ajoutée est répartie. Cette grandeur économique est essentielle, car elle permet de financer les salaires, de rémunérer les intérêts des banques, les impôts et les taxes demandés par l’État, mais également d’assurer l’autofinancement – amortissements + parts réinvesties du résultat, et de verser les dividendes. C’est donc la valeur ajoutée qui permet de couvrir le coût global de la structure qu’est l’entreprise – salaires du personnel, amortissement de l’outil de production et rémunération des capitaux engagés, alors que le profit – l’excédent brut d’exploitation, ne représente qu’une partie de la valeur ajoutée. Cette grandeur est une expression comptable qui reflète l’augmentation de la valeur des marchandises apportée par le travail humain. En termes d’outils comptables, la prise en compte de la valeur ajoutée ouvre la possibilité de définir une autre finalité à l’entreprise que la maximisation du profit. De plus, les consommations intermédiaires des entreprises devraient dorénavant intégrer et prendre en compte la conservation et la protection des êtres humains et du patrimoine naturel.

LVSL – Dans l’ouvrage, Olivier Favereau défend la codétermination, c’est-à-dire un partage du pouvoir entre salariés et actionnaires. Cette idée est séduisante, mais comment se prémunir des pièges qui se sont refermés sur la cogestion allemande pour finalement l’étouffer – lois Hartz, mini-jobs… ?

D. B. – Le principe de codétermination que défend, par exemple, le Collège des Bernardins [3] se révèle impuissant face à la mondialisation des chaînes de valeur. Olivier Favereau en est conscient, contrairement à certains de ses collègues qui pensent qu’un simple partage des pouvoirs dans les conseils d’administration ou de surveillance serait une avancée décisive pour le monde du travail. Dans un monde où la concurrence des systèmes sociaux et fiscaux est extrêmement féroce et où priment des objectifs de rentabilité, la participation des salariés aux décisions stratégiques dans l’entreprise les conduiraient à des contradictions paralysantes. Ils pourraient être conduits eux-mêmes à réduire les effectifs pour répondre aux injonctions des marchés et donc à s’auto-exploiter. C’est ce qui s’est passé avec le système de cogestion allemande qui a cohabité avec des politiques économiques régressives pour les travailleurs les plus fragiles et les moins formés. Ce système dual ne peut que généraliser de la précarité sociale.

« Dans un monde où la concurrence des systèmes sociaux et fiscaux est extrêmement féroce et où priment des objectifs de rentabilité, la participation des salariés aux décisions stratégiques dans l’entreprise les conduiraient à des contradictions paralysantes. »

C’est pourquoi, au-delà de la révision complète de la comptabilité capitaliste, qu’il ne faut plus caler sur des critères financiers, il convient simultanément de socialiser les marchés. Il peut exister des échanges marchands sans pour autant que les forces du marché dominent la vie économique et sociale en imposant une concurrence déchaînée. Le marché, si l’on admet cette fiction performative, est injuste dès lors qu’il oriente les décisions des investisseurs vers les catégories sociales solvables et non en fonction des besoins sociaux les plus urgents.

Une démocratie économique radicale constituerait un moyen de dépasser le marché capitaliste. Elle impliquerait de maîtriser les conditions de production et d’écoulement des produits tout en suscitant encore plus de liberté, d’initiative et d’inventivité que le capitalisme n’en est capable. Car il faudrait mobiliser des procédures plus économes – matières premières, humains, que les moyens utilisés sans discernement par le capitalisme qui ont conduit aux gaspillages et aux désastres écologiques que l’on connaît.

La codétermination n’est donc pas une fin en soi, surtout avec des règles du jeu économique inchangées. Sinon elle se trouvera enkystée localement dans un certain nombre d’entreprises sans pouvoir mettre en place les principes d’une véritable démocratie économique à l’échelle du pays.

LVSL – François Morin défend un intéressant système qui met en avant différents collèges délibérants avec des représentants des apporteurs du capital et des apporteurs du travail. Au-delà de la potentielle complexité de cette formule pour les PME, les apporteurs de capitaux y sont souvent aussi travailleurs. N’est-ce pas là un risque pour que le capital conserve toujours l’avantage ?

D. B. – François Morin a pour projet d’instituer juridiquement l’entreprise et de sortir de la confusion entreprise/société. L’assimilation de l’entreprise à la société conduit à exclure de la réflexion sur le gouvernement d’entreprise les salariés. F. Morin pense d’abord au statut des sociétés-mères des groupes de sociétés actuels. L’entreprise, conçue comme nouvelle unité institutionnelle devient une personne morale alors que ce statut n’est, jusqu’à aujourd’hui, conféré qu’à la société (entité juridique).

À lire sur LVSL, l’entretien de François Morin par William Bouchardon : « Si on nationalise, alors allons vers la démocratie économique »

L’entreprise se substitue à la société qui n’est plus présente dans la nouvelle entité juridique. Au sein de cette dernière cohabitent deux collèges – actionnaires et salariés, un président du conseil d’administration ou du conseil de surveillance et un directeur général du directoire ou du comex. Le représentant légal de l’entreprise, nouvelle personne morale instituée juridiquement est le président qui peut être un salarié ou bien un représentant des actionnaires. Dans cette perspective, le contrat de subordination entre salariés et capital n’existe plus. Le fait d’attribuer à l’entreprise le statut de personne morale peut concerner quasiment toutes les entreprises, PME comme grands groupes. Dans l’approche que défend François Morin, les actionnaires ne seront que des apporteurs de fonds ou des prestataires de services qui possèdent des parts. Ils n’auront plus le pouvoir de créanciers résiduels et leurs voix ne seront plus prépondérantes dans la prise de décision. C’est une étape dans la démocratisation générale de l’économie qui concerne, comme on l’a indiqué plus haut, la nouvelle conception d’un marché socialisé mais également la création monétaire qui doit être, elle aussi, adossée à des instances démocratiques.

François Morin propose, comme il le dit lui-même, un « point de bascule » pour aller beaucoup plus loin par la suite. Il présuppose que les salariés puissent acquérir une culture gestionnaire et critique de façon à éviter l’emprise de la comptabilité capitaliste sur les choix économiques et sur leur vie.

LVSL – Peut-on penser le dépassement de l’entreprise capitaliste non plus simplement en aménageant une nouvelle gouvernance des entités productives, mais en dessinant les voies qui permettront de se passer des apporteurs de capitaux, et donc de leur pouvoir sur notre travail, selon le modèle mortifère du capitalisme contemporain ?

D. B. – Je pense qu’on ne peut passer directement de la situation actuelle à un modèle dépassant l’organisation capitaliste où la rentabilité, le secteur bancaire et le crédit auraient été supprimés. Il faut au moins au préalable construire les rapports de force significatifs pour faire bifurquer les institutions existantes. La proposition consistant à virer les actionnaires peut apparaître comme radicale mais elle n’est pas très opératoire. Quelles sont les institutions qui vont définir et redéfinir l’organisation des pouvoirs en supprimant les détenteurs de capitaux ? Dans tous les cas de figure se poseront des problèmes de financement. Si une crise systémique de la finance survient bientôt comme c’est le plus probable, ne conviendrait-t-il pas à ce moment-là de nationaliser les banques puis de les socialiser ainsi que l’avait déjà proposé Frédéric Lordon en 2010 à travers un système socialisé du crédit ? [4]

Les concessionnaires de l’émission monétaire ne pourront plus être dans ce cas des sociétés privées par actions mais des organisations à profitabilité encadrée. Les banques seront soumises à un contrôle public par les parties prenantes que sont les salariés, les représentants des entreprises, les associations, les collectivités locales, les professionnels du risque de crédit et les représentants locaux de l’État. La démocratisation radicale des banques n’est-elle pas un projet plus facilement défendable dans un premier temps que l’éviction pure et simple des actionnaires ?

« La démocratisation radicale des banques est un projet facilement défendable. »

Une contre hégémonie politique, économique et culturelle est susceptible de se mettre en place sur ce thème d’actualité si elle parvient à toucher le plus grand nombre de groupes sociaux et si les affects qu’elle véhicule sont plus puissants et plus crédibles que les discours des projets concurrents. Ce sont les populations mobilisées qui, sur le long terme, sont les plus à même de faire levier pour des transformations radicales. Mais le dépassement de l’entreprise capitaliste est indissociable de la socialisation des banques et des marchés. Il s’agissait dans cet ouvrage de contribuer à transformer les représentations concernant les finalités et les structures d’une entité centrale du capitalisme. Néanmoins, il reste encore une longue marche théorique et politique vers une véritable remise en cause de la monopolisation des pouvoirs pour parvenir à la souveraineté des producteurs sur le travail.

LVSL – Les réflexions autour du concept de « propriété » ne devraient-elles pas suggérer que le dépassement du capitalisme n’est pas l’abolition de la propriété mais sa mutation profonde ?

D. B. – Ce qui pose problème au sein du capitalisme, c’est le droit issu de la propriété, c’est-à-dire le pouvoir de prendre des décisions qui vont avoir des effets directs sur la vie professionnelle des salariés tels que choix d’investissements restructurations d’entreprise, délocalisations, licenciements, etc. Ce n’est pas le droit à la propriété, qui permet, par exemple, de disposer de l’usage permanent de son téléphone portable, de sa voiture ou de son appartement.

Sachant qu’il n’y a pas d’entreprise sans le véhicule juridique qu’est la société, le plus important est de donner à cette dernière une orientation politique. C’est une entité spécifique à dissocier de la propriété et de la rentabilité. Le nouveau statut de l’entreprise que nous proposons ne pourra plus se couler dans la forme actuelle de l’appropriation actionnariale ou patrimoniale. En lui assignant une autre finalité que la rentabilité immédiate, le collectif de travail sera en mesure de jouer son rôle. Ce n’est pas l’acte d’entreprendre qu’il faut combattre mais le principe d’accaparement qui le conditionne aujourd’hui comme hier.

Plus généralement, il s’agit de se déprendre des formes de domination qui n’ont aucune légitimité dans un monde dit démocratique. C’est dire la nécessité de sortir de l’actuelle asymétrie des pouvoirs qui est fondée, à la fois sur le droit issu de la propriété et sur un rapport de subordination dans l’entreprise. Le rapport d’autorité ou de commandement hiérarchique dans les organisations est incompatible avec la démocratisation des rapports de travail qui privilégie en priorité un espace institutionnel auto-organisé et auto-gouverné. C’est par un nouveau cadre juridique et règlementaire que pourra être instituée la gestion démocratique de la production et de la redistribution des ressources. Dans ce nouveau cadre, les notions de pouvoir et de démocratie délibérative seront essentielles et à ce titre elles devront être dissociées de tout régime exclusif de propriété. La propriété ne peut plus conférer à un détenteur de ses droits un pouvoir supérieur à celui des autres agents pour orienter la production et la répartition des revenus et des richesses. Le projet est bien de sortir de la propriété lucrative orientée profit tout en rappelant que la propriété d’usage relève avant tout de la maîtrise du travail par les salariés-producteurs au sein d’unités institutionnelles qui conçoivent, produisent et vendent les biens et/ou les services.

Notes :

[1] Brodier Paul-Louis, « La logique de la valeur ajoutée, une autre façon de compter », L’Expansion Management Review, 2013/1, n° 148, p.20-27.

[2] Jacques Richard, Alexandre Rambaud, Révolution comptable, pour une entreprise écologique et sociale, Ivry-sur-Seine, Les éditions de l’Atelier, 2020.

[3] Le Collège des Bernardins se définit comme un espace de réflexion pluridisciplinaire où, régulièrement, sont organisés débats, séminaires de recherche et autres ateliers de création artistique.

[4] La crise de trop, Reconstruction d’un monde failli, Paris, Fayard, 2009.

Pour en savoir plus :

Dépasser l’entreprise capitaliste. Editions du croquant – Collection Les cahiers du salariat.
Sous la direction de Daniel Bachet et Benoît Borrits, avec les contributions de Thomas Coutrot, Hervé Defalvard, Olivier Favereau, François Morin et Jacques Richard. Introduction générale de Bernard Friot.

Quand le capitalisme se rêve un destin cosmique

Nous ne partagerons plus le ciel des siècles passés. Si l’âge spatial est parvenu à conserver le spectacle de la voûte céleste pendant plus de soixante ans, l’occupation humaine de la banlieue terrestre change profondément de visage depuis trois ans : le lancement des méga constellations de satellites démultiplie le nombre d’objets en orbite basse, au grand dam des astronomes et de la préservation de l’environnement spatial. Derrière cet arbre, une forêt d’industriels et de gouvernements se préparent à étendre leurs intérêts commerciaux et stratégiques dans l’espace.

La menace des méga constellations

Les chiffres sont vertigineux. Alors que seuls 378 satellites rejoignaient leur orbite en 2017 et 375 en 2018, pour atteindre le chiffre de 2063 satellites actifs en 2019, une augmentation brutale est survenue depuis. En 2020, 1 283 satellites sont lancés dans l’espace, et plus de 1800 en 2021, selon l’Outer Space Objects Index. Le nombre de satellites actifs dépasse ainsi les 5000 fin 2021. En deux ans, le nombre de satellites a plus que doublé. Ramené à 2010, leur nombre a presque quintuplé et cette augmentation n’est pas près de s’arrêter.

Deux raisons majeures expliquent ce tournant. La première est technique : le développement des petits satellites CubeSat permet de lancer de maximiser le nombre d’objets envoyés par lancement. Plusieurs dizaines de satellites peuvent rejoindre leur orbite en un seul envoi. Cependant, la raison principale est de nature économique : plusieurs grandes entreprises du spatial se sont lancés dans l’aventure des méga constellations.

Derrière ce nom grandiloquent se cache le déploiement de dizaines de milliers de petits satellites de communication évoluant en orbite basse et censés apporter Internet à toute la population du globe. À la manœuvre se trouvent les hommes les plus riches de la planète. La constellation la plus avancée est sans conteste Starlink, portée par Elon Musk et offrant déjà des abonnements grâce à ses plus de 1 600 satellites. Malgré quelques déboires, OneWeb, propriété de Sunil Mittal et du gouvernement britannique au sein d’un consortium public-privé, tente de suivre avec ses plus de 300 satellites lancés sur un total prévisionnel de 648. En revanche, Jeff Bezos est en retard, puisque son projet de méga constellation Kuiper n’a toujours pas quitté terre, malgré les succès récents de son entreprise Blue Origin dans le tourisme spatial. On peut compter également sur le Canada avec Telesat (298 satellites actifs, 1671 prévus en totalité), le projet chinois Guowang , ou les récentes demandes d’autorisation envoyées par Astra (pour 13 620 satellites) et Hughes Net (1 440 satellites) auprès de l’US Federal Communications Commission, en novembre 2021.

L’ère des méga constellations n’en est qu’à ses balbutiements : Starlink prévoit la mise en orbite de 12 000 satellites d’ici 2025 et 40 000 à terme, tandis que la Chine veut envoyer 13 000 satellites en orbite basse. Si tous ces projets devaient aboutir, 80 000 satellites orbiteraient autour de la Terre en 2050, soit une multiplication par 40 par rapport à 2019. En comptant sur une durée de fonctionnement de 5 à 7 ans pour un satellite Starlink, le rythme des lancements va lui aussi considérablement augmenter dans les décennies à venir.

Les astronomes se sont émus de la situation : les observations terrestres sont compromises par l’occupation toujours plus dense de l’orbite basse et le nombre de lancements attendus chaque année pour renouveler la flotte. La communauté scientifique a d’abord tenté d’en appeler à Elon Musk, lequel a estimé que de telles observations allaient devenir obsolètes et ne méritaient pas de remettre en cause son grand projet – apporter Internet à toute l’humanité et devenir le premier trillionnaire de l’histoire – avant d’accepter de réduire la pollution lumineuse de ses satellites, sans grands résultats. Les scientifiques ont alors lancé un appel en janvier 2020 demandant la suspension des lancements. En vain. Cet accroissement vertigineux est également une source de danger pour l’avenir du secteur spatial : plus le nombre de satellites augmente, plus le risque de collision est grand. En l’espace de deux ans, le nombre de rencontre « rapprochées », soit le passage de deux satellites à 1 km ou moins de distance, est passé d’environ 1 000 à l’été 2019 à plus de 3 500 à l’été 2021. À eux seuls, les satellites Starlink sont à l’origine de 60% de ces rencontres selon Hugh Lewis, astrophysicien à l’Université de Southampton.

Si les méga constellations devaient atteindre les tailles escomptées, un opérateur de 50 satellites recevraient 300 alertes par semaine selon Siemak Heser, PDG de l’entreprise Boulder spécialisée dans les systèmes de trafic par satellite, occasionnant des coûts de carburant, de temps et d’argent pour déplacer les satellites et éviter les collisions. L’European Space Agency (ESA) en a déjà subi les conséquences, puisque le 2 septembre 2019, elle devait manœuvrer son satellite Aeolus pour lui éviter une collision avec un satellite Starlink. L’agence européenne déplora l’absence de réactivité de l’entreprise nord-américaine et son refus de changer de trajectoire. . La Chine a également accusé les satellites du milliardaire états-unien d’avoir mis en péril la station spatiale chinoise en construction, obligeant les autorités chinoises à la manœuvrer afin d’éviter des accidents en juillet et en octobre 2021.

Plus grave encore, les collisions dans un tel contexte risqueraient d’enclencher le syndrome de Kessler, du nom de l’astrophysicien états-unien qui l’a théorisé dès 1978. Dans ce scénario catastrophe, une collision entre deux satellites, suscitée par la saturation de l’orbite basse, produirait des débris qui à leur tour causeraient de nouvelles collisions, jusqu’à rendre inutilisable l’orbite basse et mettre en péril l’ensemble du secteur spatial. 

La gestion des débris est un serpent de mer depuis plus de 20 ans, sans solution durable. La situation est alarmante. Selon les estimations de l’ESA, 5 400 débris de plus de 1 mètre, 34 000 de plus de 10 cm, 900 000 de plus de 1 cm et 128 millions de débris de plus de 1 mm sont en orbite, sachant que tous présentent une menace pour les objets et les astronautes envoyés dans l’espace. Qui plus est, en dessous des 10 cm, ces débris sont indétectables. Ainsi, la Station spatiale internationale a récemment été touchée : en mai 2021, le bras mécanique Canadarm 2 était transpercé par un débris. 

Devant un tel défi, aucune solution durable n’émerge. Les tentatives juridiques n’ont pas dépassé le stade des recommandations et des guides de bonne pratique, que ce soit par les agences spatiales dès les années 1990, ou des organisations internationales telle l’Inter-Agency Space Debris Coordination Committee dont le travail fut validé en 2007 par le Comité des Nations Unies pour l’utilisation pacifique de l’espace extra-atmosphérique. Pour autant, aucun traité international contraignant n’impose le respect de l’environnement spatial.

Les solutions techniques recommandées par la soft law spatiale reposent sur le désorbitage des satellites hors service, c’est-à-dire leur renvoi dans l’atmosphère pour ne plus encombrer les orbites, l’installation de capacités de manœuvre et la diminution des débris lors des lancements. Cependant, elles ne sont pas respectées par l’intégralité des acteurs du spatial1.

Quand bien même ces préconisations seraient imposées au secteur, la situation resterait préoccupante puisque c’est bien l’augmentation phénoménale du nombre de satellites qui interroge. Ces solutions techniques pourraient même participer au problème puisqu’adoptées, elles justifieraient une augmentation toujours plus grande des lancements. Derrière le solutionnisme technologique2 caractéristique d’un secteur dominé par les ingénieurs, le menace de l’effet rebond risque de condamner l’accès à l’espace si aucune solution internationale, juridique et contraignante n’est trouvée.

Le capital à l’assaut de l’espace

Le cas des méga constellations est emblématique de l’évolution actuelle du secteur spatial. Alors que le lancement de dizaines de milliers de satellites menace le développement de l’exploration spatiale et l’avenir de l’astronomie terrestre, la volonté de grandes entreprises l’emportent sur toutes autres considérations. Les risques pesant sur l’environnement spatial et l’appropriation du ciel par les grands intérêts économiques contrastent péniblement avec les paroles lénifiantes prononcées par ces mêmes industriels à la COP 26. 

L’assaut des entreprises spatiales est remarquable depuis une quinzaine d’années. Dès 2009, Planetary resources faisait sensation : l’entreprise états-unienne fondée entre autres par Eric Schmidt et Larry Page, respectivement directeur général et co-fondateur de Google (avant que Page ne succède à Schmidt), entendait préparer la future exploitation des ressources spatiales, notamment minières. Elle est rachetée en 2018 par ConsenSys qui abandonne ces projets. Deep Space Industries, créée en 2013, nourrit les mêmes desseins avant d’être rachetée par Bradford Space en 2019 qui maintient les recherches en la matière. 

Les grands majors du secteur lorgnent également sur la promesse d’une nouvelle ruée vers l’or spatial : Jeff Bezos défend ainsi la « Grande inversion ». Lors du 32e Space Symposium tenu à Colorado Springs en avril 2016, il déclarait : « A un moment dans le futur, nous commencerons à profiter des matériaux utiles éparpillés dans l’espace. […] Finalement, la Terre peut devenir un espace de résidence et d’industrie légère, et nous pouvons envoyer toute notre industrie lourde en dehors de la planète, à la place qu’elle devrait occuper. » De l’autre côté de la planète, les industriels japonais ont envoyé un rapport au gouvernement intitulé Lunar Industry Vision. Toward the Planet 6.0 Era dans lequel ils défendent la création d’un « écosystème industriel lunaire ». La troisième recommandation de ce rapport signale l’ennemi à abattre : le droit international de l’espace. En effet, les industriels invitent le gouvernement à « développ[er] un cadre réglementaire permettant d’accélérer l’investissement privé en direction des activités commerciales lunaire ». 

Or, le texte fondateur du régime juridique cosmique : le Traité de l’espace ratifié en 1967, reste ambigu quant à la légalité de telles activités. En effet, son article 1 proclame l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les corps célestes, « apanage de l’humanité ». Les débats de l’époque, s’appuyant sur le Traité de l’Antarctique de 1959 et le statut de la haute mer, conçoivent l’espace comme res communis omnium : non pas res nullius susceptible d’appropriation mais « bien commun de tous », dont l’utilisation nécessite une coordination internationale. Cependant, la voie tracée par le Traité de l’espace n’a pas abouti à la création d’une instance de coordination internationale, ne laissant à l’humanité qu’une promesse inachevée.

Pour autant, seule l’alliance entre gouvernements et industriels autorisent l’évolution actuelle. Selon le Traité de l’espace, l’État de lancement est responsable des activités menées dans l’espace3. C’est la raison pour laquelle, en dépit de la liberté d’accès et d’utilisation de l’espace, tout projet d’activités spatiales doit d’abord être validé par des autorités gouvernementales qui en assument la responsabilité légale sur le plan international.

Plusieurs gouvernements entendent profiter de l’aporie juridique autour de la commercialisation des ressources spatiales pour développer le secteur industrialo-spatial, en défendant une réinterprétation du Traité de l’espace. Dès 2015, le Space Act signé par Barack Obama autorise les ressortissants états-unien à s’approprier les ressources de l’espace afin de les commercialiser. Le texte de loi prétend pourtant respecter le Traité de l’espace, malgré son article 2 qui stipule que l’espace « ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen. » D’où l’on voit les limites des actes performatifs, qui cachent bien mal une réécriture unilatérale du droit de l’espace.

Les États-Unis ont ouvert une brèche dans laquelle se sont engouffrés plusieurs pays depuis. Le Luxembourg espère devenir le port de l’espace en Europe. Ce petit pays lance son grand projet en juillet 2017 avec la loi sur l’exploration et l’utilisation des ressources de l’espace, qui autorise l’appropriation des ressources spatiales dès son premier article. Les Emirats-Arabes-Unis emboîtent le pas en décembre 2019 suivis par le Japon en juin 20214.

À ces prétentions unilatérales s’ajoutent les Accords Artemis, ouverts à la signature par les États-Unis aux pays souhaitant participer aux missions Artemis. Leur ambition est de ramener les humains sur la Lune et de préparer la création d’une base lunaire permanente d’ici la fin de la décennie. Depuis octobre 2020, treize pays ont rejoint Washington dans cette aventure qui porte un nouveau coup de semonce au droit international de l’espace, puisque la section 10, intitulée « Space resources », reproduit cette contradiction d’une extraction et d’une utilisation de ressources spatiales qui ne constitueraient pas une appropriation nationale. Mise en parallèle avec l’autorisation de commercialisation défendue dans les législations nationales récentes, il est clair que ces accords encouragent le développement d’une industrie spatiale et extractiviste.

Vers l’impérialisme cosmique

Doit-on déplorer cette évolution ? Après tout, l’exploration spatiale semble profiter de ce nouvel élan alors que les gouvernements investissent à nouveau dans le secteur et que la machine à rêver est relancée. Les fantasmes d’espace refleurissent, ce dont témoignent les nombreux films et séries qui lui sont dédiés : Interstellar, Startrek, Gravity, For All Mankind et tant d’autres. Thomas Pesquet suscite un engouement réel en France, tandis que les astronautes et taïkonautes attirent les regards et que l’on s’interroge sur l’identité de la première femme à bientôt poser le pied sur la Lune. Les projets démesurés d’un Elon Musk achèvent ce tableau en promettant bientôt la colonisation de Mars.

Cependant, derrière l’exploration spatiale, les enjeux stratégiques ont toujours occupé une place prépondérante. Jusque-là, en raison du Traité de l’espace, ces activités restaient cantonnées aux projets secrets, à l’espionnage et aux soutiens tactiques. Pourtant, une rupture nette a accompagné les nouvelles ambitions économiques : la guerre ouverte s’est invitée au cœur de l’espace. Ainsi, Donald Trump a ajouté une nouvelle branche aux armées : la Space Force en 2019, tandis que la France a complété ses forces et institué une Armée de l’air et de l’espace dotée d’un haut-commandement de l’espace. La destruction récente par les Russes d’un ancien satellite à l’aide d’un missile, le 15 novembre 2021, s’inscrit dans une logique de démonstration de force déjà ancienne : la Chine détruisait un satellite en 2007, les États-Unis en 2008 et l’Inde en 2019.

La création de branches armées dans l’espace rompt avec le principe de l’utilisation pacifique de l’espace, stipulé dans l’article 4 du Traité de 1967 : « Tous les États parties au Traité utiliseront la Lune et les autres corps célestes exclusivement à des fins pacifiques. » Si le droit international ne dispose pas d’autorité coercitive et n’est pas toujours respecté, il constitue cependant un terrain de dialogues entre États. Il pose les règles du jeu et définit la norme à partir de laquelle mesurer les écarts et manquements. En considérant désormais l’espace comme un champ de bataille parmi d’autres, justifiant la création d’armées spécifiques, les États font bouger la norme internationale sur une pente dangereuse, qui pourrait conduire à terme à abandonner l’article 4 du Traité de l’espace.

Il n’est certainement pas anodin que les États modifient leur conception stratégique de l’espace au moment où des projets économiques d’envergure obtiennent un cadre juridique escompté. S’il n’avait été question que d’installations scientifiques sur la Lune intégrées à des missions internationales, on aurait pu s’attendre à un certain immobilisme stratégique. Or, il s’agit plutôt d’accompagner et de protéger les intérêts économiques projetés par les États et les industriels. 

Ainsi, les Accords Artemis prévoient la création de « Zones de sécurité » : ces espaces permettront aux États de s’assurer un certain contrôle sur les parcelles occupées par leur activité économique – sans préciser l’étendue de ces zones de sécurité, leur durée ni même leur définition exacte. Il est même entendu que leur nature et leur existence évolueront dans le temps. D’aucuns ont dénoncé une rupture du deuxième article du Traité de l’espace instaurant la non-appropriation de l’espace, tel le directeur de Roscosmos dénonçant une « invasion » de la Lune sur twitter en mai 2020.

Les appétits privés de grands industriels se combinent aux enjeux énergétiques stratégiques des gouvernements. La Lune est riche en hélium-3, un gaz léger et non-radioactif qui pourrait participer à l’avènement de la fusion nucléaire sur Terre. Si les possibilités réelles offertes par l’hélium-3 continuent de faire débat parmi les scientifiques, les États anticipent dès à présent cette manne potentielle : la Chine aurait notamment lancé Chang’e 4 en décembre 2018 afin de déterminer les quantités de cette ressource lunaire, jugée capitale pour l’avenir5.

Le général John Raymond, à la tête de la Space Force, est encore plus explicite : dans son discours officiel du 29 septembre 2020, le militaire envisage l’avenir des intérêts états-uniens dans l’espace. Colonisation et industrie lunaire sont à l’ordre du jour, et de tels enjeux économiques nécessitent la protection de l’armée. L’espace deviendra ainsi la future frontière militaire, tandis que devront circuler des patrouilles spatiales. Un an plus tard, le 21 septembre 2021, les mêmes scénarios bellicistes sont envisagés : « L’espace est clairement un territoire de combats et nous sommes convaincus que si la dissuasion échoue, nous allons devoir nous battre pour gagner la bataille de la supériorité spatiale. »

Loin d’annoncer une ère de paix, le développement des activités économiques dans l’espace renforce dès à présent les tensions géopolitiques. Pis, elles annoncent pour l’humanité le retour à des maux que la Charte des Nations Unies entendait bannir : si l’espace demeure encore res communis omnium, l’appétit des États et de leurs industries est tel que la Lune et les corps célestes pourraient bientôt devenir de facto de nouvelles terra nullius, poussant les gouvernements des grandes puissances à préparer leurs armées pour les conquêtes futures. Si l’histoire ne repasse pas les plats, il est pourtant pure folie d’offrir un tel terrain de querelles aux puissances nucléaires qui nous gouvernent.

[1] Voir l’ESA’s Annual Space Environment Report, 27 mai 2021.

[2] Concept développé par Evgeny Morozov.

[3] Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, article VII.

[4] Act on Promotion of Business Activities Related to the Exploration and Development of Space Resources, qui entre en vigueur en décembre 2021.

[5] Voir Véronique Langrand, « L’affrontement mondial pour la conquête de l’énergie du futur, l’hélium-3 », École de guerre économique, 16 mars 2021.

« La seule transition énergétique a été le passage du travail aux énergies fossiles » : entretien avec Alessandro Stanziani

Le circuit agricole mondialisé provoque une pollution massive à l’échelle mondiale. Source massive d’émissions de gaz à effet de serre et de déplétion de la biodiversité, il ne fait nul doute que son fonctionnement doive être amendé. Pourtant, ces institutions modernes sont la résultante de processus historiques longs. Nous avons interrogé l’historien Alessandro Stanziani, directeur d’études à l’EHESS et directeur de recherches au CNRS, qui vient de signer Capital Terre aux éditions Payot. Dans cet ouvrage, il nous invite à penser le système globalisé par un prisme historique et économique. Entretien réalisé par Jules Brion et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Thomas Piketty, qui a préfacé votre livre, décrit votre approche comme étant éco-historique, en référence à la « socio-histoire » développée par l’historien Gérard Noiriel. Vous tentez ainsi de dresser un tableau complet des institutions d’antan pour mieux appréhender la situation contemporaine et orienter nos choix présents. Pourquoi une telle démarche est-elle pertinente selon vous ?

Alessandro Stanziani : J’ai jusqu’à présent essayé d’adopter des perspectives historiques pour en tirer des réflexions économiques. Il s’agissait de remettre en discussion certains lieux communs de la pensée économique en s’appuyant sur la diversité des expériences historiques, dans le temps comme dans l’espace (étude de mondes non européens en particulier).

En revanche, dans mon nouvel ouvrage, je m’attelle à reconstituer des dynamiques historiques et économiques sans renoncer pour autant à avancer des politiques économiques et des mesures politiques. J’ai beaucoup fréquenté les groupes d’historiens qui essaient de raisonner avec une rationalité non économique tout en critiquant l’orthodoxie économique. Certains essaient de trouver des mentalités économiques différentes que celles que nous connaissons. D’autres auteurs, comme Thomas Piketty, cherchent à montrer qu’indépendamment de la rationalité des acteurs, il peut y avoir des dynamiques économiques qui conduisent à des inégalités structurelles. J’ai essayé de faire un mélange des deux approches ; j’ai notamment insisté sur les différentes formes d’organisation agricole qui s’opposent à l’homo œconomicus. Je pense qu’il est également possible, par la multiplication d’attitudes économiques, d’identifier des politiques macro alternatives à celle de l’économie actuelle.

LVSL : Vous écrivez que, trop souvent, les variables environnementales ne jouent qu’un rôle marginal dans l’analyse et la description des institutions. Dans votre ouvrage, vous défendez plutôt la thèse selon laquelle les deux s’influent mutuellement. Pouvez-vous expliquer cette démarche ?

A.S. : Dans les schémas économiques orthodoxes, l’environnement est considéré comme une variable exogène (qui provient de l’extérieur d’un système, ndlr). J’ai d’abord essayé de rendre l’environnement endogène ; il peut en effet se modifier en fonction des politiques, des comportements économiques. À partir de ce constat, j’essaie de distinguer trois périodes historiques du capitalisme à l’intérieur desquelles il existe une relation particulière entre les institutions et l’environnement. C’est à partir de ces « trois capitalismes » que l’on peut mieux comprendre et appréhender nos relations avec l’environnement. Ma périodisation est un peu particulière, j’en ai bien conscience. Je passe en effet à travers des grandes coupures contemporaines, comme la révolution industrielle ou les révolutions politiques du tournant du XVIIIe et du XIXe siècle. J’amorce l’idée qu’il existe un continuum entre le XIIe et la fin du XIXe siècle. Ensuite, la deuxième période va de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1970 tandis que la troisième période s’étale jusqu’à nos jours.

La première période se caractérise principalement par le rôle crucial du travail comme facteur de production. Contrairement aux idées reçues, le travail, plutôt que le capital, domine les économies européennes jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, surtout dans l’agriculture. Ce constat est a fortiori valable en dehors de l’Europe jusqu’au XXe siècle avancé. Le travail n’est pas seulement un facteur de la production, il est également une source d’énergie. Ce rôle a toujours été minimisé alors que jusqu’au milieu du XIXe siècle – y compris en Europe – le travail humain et animal représentait environ 60% de l’énergie utilisée. Néanmoins, le prix à payer pour ce rôle central du travail était qu’il demeurait contraint, soumis à un contrôle très strict de la part des maîtres, employeurs, chefs de famille et autorités. Les travailleurs n’avaient guère de droits, non seulement les serfs et esclaves partout répandus, mais également les « salariés », en réalité des sortes de domestiques soumis à des contraintes extrêmes.

Les contraintes environnementales différentes donnent vie à des institutions différentes

Ce monde de la contrainte et du travail n’était pourtant pas celui de l’autoconsommation. Ces sociétés agraires étaient certes soumises à des aléas climatiques, cependant les marchés y interviennent très tôt, pas seulement en Europe mais également en Asie, et ont un impact fondamental. Environnement et marché sont deux phénomènes intimement liés dès le XIIe siècle et pas juste de nos jours. Les disettes étaient déjà à cette époque le résultat conjoint de mauvaises récoltes et de spéculations marchandes.

Il existe bien entendu des spécificités environnementales entre l’Europe et d’autres régions mais ces dernières n’expliquent pas le soi-disant retard des autres continents. Ceux-ci ont, au contraire, un taux de croissance qui ne diffère pas fondamentalement du taux européen jusqu’au XIXe siècle. Ainsi, dans l’océan Indien, l’environnement se distingue par le rôle central de la mousson qui rend les activités économiques saisonnière. Des institutions comme la fiscalité, le recrutement, dépendent de la périodicité de la mousson ; ce n’est pas le cas en occident. Ces contraintes environnementales différentes donnent vie à des institutions différentes. On a souvent encensé l’Europe en affirmant que grâce à ses institutions, nous avons bénéficié de progrès techniques et d’innovations considérables. Prenons en particulier le cas des fleuves qui, dans les opinions courantes, auraient pu être aménagés grâce à cette action conjointe des institutions et du génie européen. Pourtant, les morphologies de la Tamise ou de la Seine sont fondamentalement différentes, ce qui rend difficilement navigables les fleuves himalayens, indiens ou chinois. Leurs cours violents, tributaires de la force du déneigement et des inondations changent assez souvent. Pour rendre navigable ces fleuves, il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle ; seulement à ce moment les connaissances techniques permettent d’en avoir raison. La relation entre environnement et technique est ainsi radicalement différente entre l’Asie et l’Europe et il est erroné d’expliquer la supériorité européenne dans ce domaine par ses institutions et ses prouesses techniques.

À partir de ce constat, comment se manifeste l’interrelation entre institutions et environnement ? Du XIIe au XIXe siècle, les grands empires sont essentiellement agraires et on peut imaginer qu’ils sont très fragiles face à une mauvaise récolte. Cette affirmation n’est pas erronée mais il faut éviter de tomber dans un déterminisme environnemental ; j’insiste au contraire sur le fait qu’il existe une interrelation forte entre institutions, marchés et environnement. Les marchés sont particulièrement importants pour éviter qu’une mauvaise récolte, même dans un empire agraire, ait un impact majeur. La société doit intervenir, de fait il n’est pas inévitable qu’une mauvaise récolte provoque nécessairement une famine. En Europe comme en Asie, on a mis en place des institutions, notamment des réserves céréalières sur l’année. Les communautés locales organisent ces réserves pour faire face aux mauvaises récoltes dans une logique économique qui n’est pas celle du profit mais de celle du « juste prix ». On récupère alors une partie de la récolte sur la base de principes éthiques, religieux et redistributifs et on la garde pour faire face à l’aléa climatique. Ce n’est pas un hasard si ces réserves commencent à être complètement détruites à partir du XIXe siècle. Ce phénomène montre la place que prend le profit lors de la révolution industrielle.

L’étude des variables environnementales permet également de comprendre et d’analyser des événements climatiques passés

L’étude des variables environnementales permet également de comprendre et d’analyser des événements climatiques passés. On a découvert depuis une dizaine d’années que la combinaison de mauvaises récoltes et de la petite glaciation ont provoqué nombre de révoltes paysannes partout en Europe, en Asie et en Afrique. Ainsi, la crise de l’Empire Ming remplacé par les Mandchous (des Mongols) correspond précisément à la période de la petite glaciation. À cette même époque, au XVIIe siècle, les révoltes qualifiées de révolutions paysannes en Europe sont en réalité liées à ces changements climatiques, auxquels s’ajoutent, comme d’habitude, les spéculations marchandes.

Qu’est-ce qui change après 1870 ? Les géographes ont montré qu’il commence à y avoir des dérèglements climatiques importants à partir de la fin du XIXème, en lien direct avec l’accélération et l’usage des énergies fossiles. Les lignes commencent à se modifier, avec un impact général fort en Europe, comme aux Amériques, en Afrique et en Asie. Le problème est que ces dérèglements climatiques s’ajoutent au colonialisme qui a provoqué une destruction des réserves de céréales sur lesquelles s’appuyaient ces sociétés. Une spéculation mondiale commence à se mettre en place à ce moment sur les céréales, notamment lors de mauvaises récoltes.

Les colonisateurs commencent à détruire tout ce qui s’apparente à des mouvances locales, prétextant qu’elles n’étaient pas assez efficaces. Les famines empirent nettement, notamment dans le Sud. Elles ne sont pas juste le résultat d’une mauvaise météo, mais de l’action conjointe d’un premier réchauffement climatique et des pratiques prédatrices des colonisateurs européens. Certains parlent pour cette époque de génocides coloniaux. Encore moins connu, la crise de 1929 ne se résume pas à des krachs boursiers, mais elle s’accompagne de sécheresses, d’inondations sur fond de spéculations globales qui frappent certaines régions d’Afrique et d’Asie au début des années 1930.

Après les années 1970, le néolibéralisme s’installe dans le Nord et on assiste à une destruction des institutions locales dans le Sud, lors de la décolonisation. Les impacts économiques sont accentués par cette interrelation entre institutions entre environnement. Ainsi, les institutions locales et villageoises sont détruites, alors même que les écosystèmes locaux sont bouleversés et que, du fait de la globalisation, les spéculations mondiales portent non seulement sur les céréales, mais aussi sur les terres. Le pire est que des spéculations mondiales portent sur des denrées virtuelles, des céréales qui ne voient jamais le jour, mais qui s’échangent et font flamber les prix au profit de quelques spéculateurs et multinationales, et aux frais de millions de petits consommateurs. L’environnement joue donc un rôle, cependant ce rôle constitue le résultat de siècles de capitalisme inégalitaire, s’appuyant sur des institutions censées justement favoriser les plus forts.

LVSL : Vous consacrez justement une large part de votre ouvrage à évoquer le système de colonisation qui se met en place par les Européens dès le XVIe siècle. Quelles ont été selon vous les conséquences de ce système sur le fonctionnement et l’organisation de l’agriculture moderne ?

A.S. : Le système colonial se met vraiment en place à partir du XIXe siècle et se prolonge sous différentes formes jusqu’à nos jours. Les colonisateurs ont essayé d’imposer certaines cultures là où elles étaient inutiles, comme en Inde où est produit l’indigo. De même, les Anglais ont essayé de faire pousser et de développer du blé plutôt que du riz en Inde pour pouvoir mieux contrôler le pays. Ces transformations ont provoqué de graves destructions des écosystèmes. Dès le début du XXe siècle, les Américains ont tenté d’implanter en Afrique leur propre variété de maïs en détruisant les cultures locales. Ensuite, au XXe siècle, c’est l’essor en laboratoire de ce qu’on appelle les semences hybrides. Ces espèces hybrides, protégées par des brevets, permettent aux pays du Nord d’avoir un contrôle total sur l’agriculture. Même la France a dû accepter l’importation d’essences hybrides aux Américains lors de la ratification du plan Marshall.

Le problème majeur avec les semences hybrides – outre le fait qu’elles doivent être renouvelées au bout de deux ans – est qu’elles nécessitent une quantité énorme de fertilisants chimiques. Ce même procédé a été exporté d’abord des États-Unis vers l’Europe et ensuite de tous les pays du Nord vers les pays du Sud à partir de la fin des années 1970.

LVSL : D’aucuns plaident pour la mise en place d’une transition énergétique, notamment au sein du système agricole, afin de se détacher de notre dépendance aux énergies fossiles. Qu’est-ce qu’une approche historique peut apporter à ce propos ?

A.S. : Avant de commencer l’ouvrage, je lisais avec attention les travaux de Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil. Ces derniers soulignent qu’il n’y a jamais eu de véritable transition énergétique. En effet, il y a eu au fil des siècles des superpositions : le charbon s’ajoute à l’utilisation de bois, puis le nucléaire ou le pétrole s’y superposent. Selon leur point de vue, la transition énergétique n’a jamais existé.

J’adhère à leur propos mais il me semble que nous pouvons pousser l’analyse plus loin. Selon moi, la seule véritable transition énergétique à laquelle nous avons assisté sur mille ans est le passage du travail aux énergies fossiles. Nombre de travaux historiques mettent en évidence qu’en Europe, jusqu’au milieu du XIXe siècle, le travail animal et humain représente 60% de l’énergie utilisée. Dans le Nord, le travail commence à péricliter comme source d’énergie lors de la deuxième révolution industrielle, à la fin du XIXe siècle, et baisse ensuite drastiquement tout au long du XXe siècle. Les pays du Sud ont continué à utiliser le travail comme source d’énergie jusqu’aux années 1970. Des machines et des fertilisants chimiques sont ensuite introduits et on assiste à des exodes massifs des campagnes vers les villes et les bidonvilles.

Cette approche permet de remettre en perspective notre utilisation de l’énergie. On n’a jamais remplacé une énergie par une autre, il n’y a eu que des superpositions. Seulement, tant que le travail était central, il s’agissait d’un travail contraint, où le salarié avait très peu de droits. Ensuite, avec la libération du travail, l’énergie fossile s’est imposée. Que nous reste-t-il à faire aujourd’hui ? Sans aucun doute, je ne souhaite pas un retour à l’esclavage ; nous n’avons pas besoin non plus de toute l’énergie que nous utilisons. Je ne souhaite pas revenir à un état franciscain mais il est important d’interroger les surconsommations dans notre société. De ce point de vue-là, je considère qu’une taxation sur la consommation de luxe pourrait constituer une des mesures pour l’environnement et contre les inégalités. Je pense que nous avons beaucoup de mal à réguler et à réduire l’énergie que nous consommons. Il nous incombe de refiscaliser, à savoir taxer les entreprises, les riches, les produits de luxe mais pas l’essence, ça je n’y crois pas un instant… Les gilets jaunes avaient totalement raison, nous n’avons pas besoin d’impôts régressifs mais bien d’impôts progressifs.

Des débats subsistent quant à la mise en place de cette réduction de nos consommations. Certains s’interrogent sur la pertinence de garder un parc nucléaire tandis que d’autres restent critiquent des stratégies énergétiques renouvelables. Selon moi, il est important de renverser cette démarche. Tant que l’on se pose la question de savoir si le nucléaire est une solution aux problèmes environnementaux, on ne remet pas en question notre système de production/consommation. J’ajoute que la question de l’usage de l’énergie et de l’hyperconsommation est indissociable de celle des inégalités. Les inégalités expliquent et alimentent ultérieurement l’hyperconsommation, la production en excès et la destruction de notre planète.

LVSL : Vous montrez avec brio qu’un nombre restreint de multinationales contrôle une large part du système agricole mondial. De même, vous analysez que, depuis les années 2000, des banques d’investissements comme la Deutsch Bank ou Morgan Stanley spéculent sur le prix des denrées alimentaires. Quelles sont les conséquences d’une telle hégémonie du privé sur le secteur agricole mondial ? 

A.S. : Comme nous l’avons vu, les spéculations et les marchés spéculatifs existent depuis le XIIe siècle au moins. Pourtant, les spéculations massives et sans frein n’ont été légitimées que tardivement, à la fin du XIXe siècle. Les spéculations sur les denrées, sur les terres, ont été autorisées dès les années 1980, comme je l’ai montré dans mon ouvrage Rules of exchange (Cambridge, 2012). En France, le décret Chirac de 1986 a ouvert les vannes de la spéculation. On a des spéculations sur des denrées qui n’existent même pas, on achète et on vend des denrées virtuelles, et cela cause une flambée extraordinaire des prix. Cette inflation n’est liée a priori à aucune pénurie mais bien à des spéculations.

Je trouve qu’on focalise excessivement notre attention sur les bourses des valeurs et que l’on oublie le fait que la plupart des conflits internationaux spéculatifs se font pour ces marchandises, les matières premières et les denrées alimentaires. Ces spéculations provoquent des inégalités non seulement à l’échelle mondiale Nord/Sud mais également à l’intérieur des pays.

Je préconise l’interdiction totale de la bourse de ces marchandises, mais aussi les spéculations sur les terres. Je ne veux plus voir des multinationales qui achètent la moitié d’un pays africain. C’est encore une question d’institutions…

LVSL : Pouvez-vous nous parler des conséquences d’une telle hégémonie du privé sur la standardisation du vivant ? 

A.S. : Vers la fin du XIXe siècle, les travaux de Mendel permettent de faire des études pour sélectionner les semences. On se rend compte à ce moment qu’il est possible de créer des brevets sur ces semences et donc de privatiser le vivant et d’en contrôler les marchés. Il est urgent de relocaliser l’agriculture et, comme l’on peut avoir des médicaments et des logiciels « libres », donc sans brevets, avoir des semences « libres » dont l’accès est garanti à tous. Les semences doivent devenir un patrimoine de l’humanité, libres de droits.

Cela implique de modifier aussi les règles de la recherche : je connais parfaitement les pressions qu’exercent nos ministres sur la recherche publique pour nous inciter à mettre en place une coopération avec le privé. Cependant, contrairement à ce qu’on raconte, ce n’est pas le privé qui aide le public, mais, au contraire, le privé qui a recours aux infrastructures du public pour déposer des brevets. Il faut que la recherche redevienne publique, surtout dans le domaine agronomique.

NDLR : Pour en savoir plus sur la privatisation du vivant, lire sur LVSL l’article de Baptiste Detombe : « Standardisation du vivant : une menace pour l’Humanité ».

LVSL : De même, vous demeurez critique vis-à-vis des plans de développement mis en place par des entreprises comme Rockfeller ou par de riches philanthropes comme Bill Gates. Pourquoi adopter une telle posture ?                                                                                                                                                          

A.S. : Ce qui a été proposé aux pays du Sud jusqu’à maintenant a provoqué des faillites considérables. Tous les plans de développement après la Seconde Guerre mondiale ont consisté à exporter vers les pays du Sud des méthodes, des semences, des machines, des fertilisants qui ont fait avant tout le bonheur des multinationales du Nord. À court terme, ces solutions semblaient résoudre les problèmes de famine et de faim. À moyen et à long termes, elles ont juste détruit les écosystèmes sans résoudre pour autant les questions d’inégalité et de faim dans le monde.

La philanthropie et l’État social sont vraiment incompatibles, c’est l’un ou l’autre

Il en va de même pour la philanthropie : cette dernière et l’État social sont vraiment incompatibles, c’est l’un ou l’autre. En effet, il existe de nouvelles politiques de développement qui, comme sait très bien le faire Bill Gates, s’appuient sur la philanthropie. De mon point de vue c’est vraiment une fausse piste parce que la philanthropie émerge au moment où l’État social et économique s’effondre. Les mêmes acteurs qui critiquent l’intervention de l’État, parce qu’ils ont besoin de développer leurs multinationales, relégitiment la philanthropie qui était auparavant centrale dans plusieurs sociétés européennes avant la création de l’État providence. Ces mêmes philanthropes utilisent ces plans de développement pour défiscaliser leurs profits. Ils proposent également des « politiques vertes » particulières qui permettent aux entreprises multinationales du Nord de payer leur pollution en plantant des forêts dans les pays du Sud. Ces politiques sont d’une extrême violence : dans les pays du Sud, on commence désormais à expulser des producteurs locaux de leurs terres avec l’idée que même la cueillette ou les chasseurs traditionnels ne respectent pas l’environnement.

NDLR : Pour en savoir plus sur les politiques vertes menées par différentes organisations non gouvernementales, lire sur LVSL l’entretien réalisé avec Guillaume Blanc par Tangi Bihan : « Aux origines du colonialisme vert ».

L’Église et le socialisme, deux visions du monde incompatibles ?

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Vue de la Basilique Saint-Pierre ©JerOme82

Loin d’être anecdotique, la critique du capitalisme et l’encouragement à bâtir un monde plus juste font partie intégrante du message de l’Église. Souvent méconnus, ils prennent racine à la fin du XIXe siècle, alors que les ouvriers sont exploités dans les usines. Léon XIII dénonce l’attitude des patrons et incite à protéger les plus pauvres. Depuis, son appel a été relayé par les papes successifs, qui l’ont affiné et orienté pour répondre aux défis de leur époque. Contrairement à une idée répandue, le capitalisme moderne n’est donc pas béni par l’Église, loin de là. On trouve même certains constats partagés avec les théories socialistes et communistes, qui prennent leur essor surtout avec le marxisme. On sait la virulence anticléricale de ce dernier. On sait combien Rome a été méfiant à l’égard des initiatives menées par les chrétiens de gauche. De nombreux observateurs y voient la preuve d’une connivence entre le clergé et la bourgeoisie. Certains chrétiens s’en servent encore comme prétexte pour évacuer toute réflexion sur la répartition des richesses. Si bien qu’il faut y regarder de plus près pour tenter de comprendre et expliquer les oppositions entre ces deux visions du monde.

Premier temps : responsabiliser les riches et soutenir les pauvres

En 1846, deux ans avant la publication du Manifeste du parti communiste, Pie IX désigne indifféremment communisme et socialisme comme une « doctrine néfaste » qui, « une fois admise, serait la ruine complète de tous les droits, des institutions, des propriétés et de la société elle-même »2. À sa suite, Léon XIII dénonce une « peste mortelle qui se glisse à travers les membres les plus intimes de la société humaine et qui la conduit à sa perte »3. Pour les papes, ce système « monstrueux » aboutirait « par la force des choses à un bouleversement universel et à la ruine de toutes les institutions »4. Mais, dans le même temps, les conditions de travail effroyables des ouvriers font émerger la « question sociale ».

En 1891, Léon XIII condamne les doctrines qui poussent « à la haine jalouse des pauvres contre les riches » en prétendant que « toute propriété des biens doit être supprimée ». Il critique l’attitude des « spéculateurs » qui, « ne faisant pas de différence entre un homme et une machine », abusent sans mesure des ouvriers pour « satisfaire d’insatiables cupidités ». Tout en mettant en garde les plus fortunés, qui devront rendre à Dieu « un compte très rigoureux de l’usage » qu’ils auront fait de leur argent, il précise que les salaires doivent être suffisants pour parer « aisément » aux besoins des ouvriers et de leurs familles. En plus du nécessaire, chacun est invité à partager ses richesses avec ceux qui en ont besoin, tandis qu’il revient à l’État de se « préoccuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents »5.

Comparé aux corporations de l’Ancien Régime, le capitalisme libéral est accusé par le pape d’avoir livré les travailleurs « isolés et sans défense » à la merci « de maîtres inhumains » et à la cupidité « d’une concurrence effrénée »6. En France, Albert de Mun ou Léon Harmel incarnent cette première génération de « catholiques sociaux », soucieux de responsabiliser les élites sans remettre en cause véritablement la répartition des rôles avec les ouvriers. L’influence du monarchisme est encore forte. En 1905, la loi de séparation des Églises et de l’État est explicitement condamnée par Pie X comme une « négation de l’ordre surnaturel »7. Dans un contexte où l’Action française séduit le clergé français, le pape dénonce les « profanes nouveautés de langage » et les « contradictions de la fausse science » ; c’est l’origine du mot « modernisme » dont on entend encore parler aujourd’hui8. Créé à l’initiative de Marc Sangnier, le mouvement du Sillon milite pour la démocratie chrétienne et s’intéresse de près au socialisme. Plus de 10 000 prêtres et jeunes ouvriers se réunissent pour discuter de société et de religion à travers l’hexagone. Déjà, en appelant les évêques à s’opposer à la publication et à la lecture de « tout livre pernicieux »9, Pie X avait manifesté une fermeture à la réflexion et à la créativité dans le domaine social. En 1910, sa décision de mettre un coup d’arrêt au Sillon ébranle les certitudes des catholiques sociaux10. Pour le pape, le pouvoir descend d’en haut pour aller vers le bas, et non l’inverse. Il est inconcevable d’admettre que le peuple décide car « toute société de créatures dépendantes et inégales par nature » a besoin « d’une autorité qui dirige leur activité vers le bien commun et qui impose sa loi »11.

Pie XI et le « socialisme modéré », une ouverture relative

En 1931, pour la première fois, Rome manifeste une petite ouverture à l’égard d’un certain socialisme. Pie XI critique les communistes qui poursuivent « par tous les moyens, mêmes les plus violents » une « lutte des classes implacable » et une « disparition complète de la propriété privé ». Mais il existe des formes plus modérées, qui ont gardé « le nom de socialisme », et dont les revendications « ressemblent étonnamment à ce que demandent ceux qui veulent réformer la société selon les principes chrétiens ». En effet, la lutte des classes, si elle renonce aux actes d’hostilité et à la haine mutuelle, « se change peu à peu en une légitime discussion d’intérêts, fondée sur la recherche de la justice ». Ainsi, elle peut être « un point de départ pour arriver à une coopération mutuelle des professions ». Par ailleurs, « ce n’est plus la propriété même des moyens de production qui est attaquée, mais une certaine prépotence sociale que cette propriété, contre tout droit, s’est arrogée et a usurpée ». Pour le pape, la concentration des ressources est le fruit d’une concurrence sans limite, qui favorise ceux « qui sont le moins gênés par les scrupules de la conscience »12.

Est-ce le socialisme qui se transforme et s’inspire de principes chrétiens ou la manifestation d’une meilleure prise en compte des problématiques sociales par l’Église ? Sans doute les deux. Pourtant, malgré cette « part de vérité », les catholiques ne peuvent adhérer pleinement à un système qui astreint les hommes « à se livrer et se soumettre totalement à la société ». Il est impossible de subordonner les biens les plus élevés de l’homme, y compris la liberté, à une exigence de production rationnelle. Pour Pie XI, un tel système ne peut d’ailleurs exister ni même se concevoir sans employer la contrainte de manière excessive. En réalité, et on retrouve ici l’idée de Pie X, c’est l’autorité sociale qui a failli et la « démoralisation des cercles dirigeants de la vie économique » a ensuite atteint le monde ouvrier13.

Est-ce le socialisme qui se transforme et s’inspire de principes chrétiens ou la manifestation d’une meilleure prise en compte des problématiques sociales par l’Église ? Sans doute les deux.

En 1937, le pape aborde de nouveau la question mais sous l’angle du matérialisme, qui est devenu le fondement du communisme. Dans une telle doctrine, explique-t-il, « il n’y a plus de place pour l’idée de Dieu ». Pour Pie XI, il est inconcevable que les bolcheviques soient perçus comme les défenseurs d’un mouvement pour la paix mondiale alors qu’ils « excitent à une lutte des classes qui fait couler des fleuves de sang » et qu’ils accumulent des « armements illimités »14. Son successeur, Pie XII, prononce même l’excommunication de ceux qui professent et propagent les doctrines matérialistes communistes15. Néanmoins, en parallèle de cette position qui a bien peu évolué en cent ans, les papes s’attachent à dénoncer de plus en plus les accumulations de richesses et les inégalités qu’elles engendrent. À la radio, en 1944, Pie XII reconnaît que le marxisme entend porter secours « aux victimes d’un déplorable régime économique et social ». Trop souvent, le progrès technique a servi aux « calculs égoïstes avides de grossir indéfiniment les capitaux ». Mais ce n’est pas une fatalité : « pourquoi ne se plierait-il donc pas aussi devant la nécessité d’assurer la propriété privée de tous, pierre angulaire de l’ordre social ? »16.

Propriété privée et lutte des classes, un désaccord profond

Une caractéristique de la pensée sociale de l’Église est de défendre la propriété privée. En 1945, le cardinal Emmanuel Suhard, archevêque de Paris, rappelle qu’elle « tient à la dignité de la personne humaine autant qu’à l’utilité de tous ». Personne ne peut enlever à un autre ce qui lui appartient par nature : « la misère du prolétaire, souvent privé du nécessaire pour aujourd’hui et dépourvu de toute réserve pour le lendemain, l’insécurité à laquelle il est condamné, non seulement pour lui-même mais pour les siens, constitue un état inhumain et injuste ». S’appuyant sur l’héritage des papes, il conclut que le bien commun a des exigences à faire valoir sur la propriété privée, mais « la première chose qu’il réclame est l’existence même de cette propriété »17.

En France, ces réflexions amènent certains prêtres à vouloir s’engager en partageant la condition ouvrière. Très vite, la pensée sociale de l’Église et le marxisme sont confrontés et rapprochés. Comme le remarque Madeleine Delbrêl à Ivry, ceux qui s’y intéressent sont bien souvent conduits par « le souci d’une fidélité concrète aux pauvres et à la pauvreté, tels qu’ils sont béatifiés dans l’Évangile »18. En 1948, le cardinal Henri de Lubac écrit : « on nous reproche d’être des individualistes même malgré nous, par la logique même de notre foi, alors que, en réalité, le catholicisme est essentiellement social. Social au sens le plus profond du terme : non pas seulement par ses applications dans le domaine des institutions naturelles, mais d’abord en lui-même, en son sens le plus mystérieux, dans l’essence de sa dogmatique. Social à tel point que le “catholicisme social” aurait toujours dû paraître un pléonasme »19. Formés par la Mission de France ou par la Mission de la mer, les pères ouvriers partagent les conditions de travail et d’existence des prolétaires.

Après une période de tensions avec Rome, le pape Pie XII craint l’influence du marxisme et met un terme à l’initiative française. En 1954 puis en 1959, les prêtres sont sommés de se retirer des usines et des bateaux où ils travaillent. Une grande incompréhension naît alors. Le Canard Enchaîné, ironique, remarque que les « prêtres-bourgeois » sont eux aussi en « pays de mission ». Leur apostolat, « pour être plus ancien », n’en est pas moins périlleux : ils sont envoyés dans un « milieu absolument corrompu » où l’argent est roi « et engendre toutes les dépravations »20. Le dominicain Jacques Loew s’étrangle : « Comment des travailleurs absents du quartier de six heures du matin à sept heures du soir, et ceux des autres corporations, retrouveront-ils le contact avec les prêtres ? »21.

Beaucoup ont trouvé dans le marxisme « une grille d’interprétation de la réalité sociale ». Par fidélité au Christ, il voulaient s’engager « avec les pauvres et les opprimés au côté du parti qui porte ce combat, donc des communistes »22. Mais, comme le soulève Jean-Yves Calvez en 1956, « la conception marxiste de l’homme et de sa réalisation est inséparable de la suppression pratique de la religion et de la négation théorique de Dieu » ; « tout ce que Marx prétend découvrir à l’homme dans l’auto-production de lui-même et dans sa passion pour l’homme, le christianisme le reconnaît à Dieu23.

D’ailleurs, Proudhon fut aussi « l’un des grands adversaires » de la foi chrétienne, et ce « de la façon la plus violente, la plus provocante »24. Le marxisme demande « la haine de Dieu au nom de l’amour des hommes »25, écrit Madeleine Delbrêl ; c’est « l’effort désespéré de l’homme pour se sauver seul », remarque le cardinal de Lubac26. Ainsi, l’Église ne saisit jamais la main tendue de Maurice Thorez27, car « aucune poursuite du bien commun dans l’ici-bas » ne justifie de mettre de côté sa foi ; « c’est elle seule qui, étant au terme, peut déterminer le sens bon ou mauvais de l’action »28.

On a parlé même parfois de système « pseudo-religieux »29. Pour Gaston Fessard, « chercher des structures théologiques dans l’athéisme marxiste peut sembler le comble du paradoxe » mais cette apparence voile pourtant « une profonde vérité »30. Le marxisme prétend qu’il est possible d’instaurer durablement l’unité sur Terre. L’Église, au contraire, sait qu’elle ne « triomphera jamais pleinement du mal, c’est-à-dire de la désunion » et que « l’état de guerre » a son germe dans le cœur de chacun31. Bien des années plus tard, André Manaranche constate que ceux qui ont cru parvenir à l’unité ont, en fait, « construit une société étouffante où la manipulation permet de feindre l’unanimité (sans oublier quelques goulags) »32. Finalement, « l’union vraie ne tend pas à dissoudre les uns dans les autres les êtres qu’elle rassemble, mais les uns par les autres, à les achever »33.

La « socialisation », une période de collaboration

En 1961, tout en encourageant le « libre exercice des activités productrices », Jean XXIII manifeste une franche sympathie pour « la socialisation », c’est-à-dire le mouvement par lequel l’État assure les soins médicaux, l’instruction et l’orientation professionnelle. Bien sûr, il faut veiller à ne pas réduire de façon trop importante le « rayon d’action libre des individus » mais l’intervention de l’État n’est pas un péril en soi. Au contraire, la socialisation favorise l’essor des « qualités propres à la personne » puisqu’elle consiste à organiser la vie commune pour « satisfaire les exigences de la justice sociale ». En de nombreux pays, écrit-il, une « foule de travailleurs » reçoit un salaire qui oblige à des « conditions de vie sous-humaines », tandis que quelques privilégiés vivent dans l’abondance et le « luxe effréné ». Ce contraste est « criant et outrageant » ; en aucun cas la rémunération ne peut être abandonnée aux lois du marché.

Ainsi, tout en encourageant l’initiative de chacun et la propriété privée des moyens de production, l’Église bénit l’élargissement de la sphère d’intervention publique. Il ne s’agit plus seulement de garantir que les salaires soient décents mais aussi de mettre en place un système d’assurance pour les « cas d’évènements malheureux » et de permettre un accès aux routes, aux transports, à l’eau potable, aux loisirs ou à la culture…34 Jean XXIII entrebâille la porte pour une collaboration avec le socialisme, à condition de se méfier des « fausses théories ». Certaines rencontres, « qui jusqu’ici avaient paru inopportunes ou stériles », pourraient être prometteuses pour l’avenir35. Dès les premières phrases, la constitution pastorale du Concile Vatican II manifeste une attitude générale de confiance et d’optimisme36. Cela ne veut pas dire que l’Église « soit désormais indifférente aux erreurs, qu’elle ignore l’ambiguïté des valeurs du monde moderne. Elle sait tout ce qu’elles peuvent contenir d’équivoques, de menaces et de périls ; mais elle arrête volontiers sa considération sur les aspects positifs de ces valeurs, sur ce qu’elles renferment de précieux pour la construction d’une société meilleure et plus juste. Elle voudrait aider au rassemblement de toutes les bonnes volontés pour résoudre les immenses problèmes que notre siècle doit affronter »37. En 1965, les évêques du monde ne prennent pas directement position sur le socialisme. Plutôt que de stigmatiser des doctrines ou des camps, ils cherchent à comprendre le phénomène de l’athéisme, et se laissent même questionner par lui38.

La socialisation est une sorte de recherche d’équilibre. L’Église appelle à trouver une voie intermédiaire entre collectivisme et individualisme. Certes, il faut se garder de tout sacrifier à l’organisation collective de la production mais il faut éviter aussi de faire de l’économie un jeu automatique, en refusant toute réforme sous prétexte d’attenter aux libertés39. Dès 1961, Jean XXIII insiste sur la nécessité d’imaginer des structures nouvelles – comme la coopérative – pour que les travailleurs puissent être plus nombreux et bénéficier davantage des fruits40. La propriété est envisagée de façon renouvelée, en insistant sur la destination universelle des biens, dans la continuité des Pères de l’Église et en rupture par rapport au droit romain qui avait influencé certaines formulations. Ainsi, l’Église rappelle des exigences perdues de vue : les biens possédés doivent être considérés comme communs et profiter aux autres, une personne dans l’extrême nécessité a le droit de se procurer l’indispensable à partir des richesses d’autrui et il faut secourir les pauvres, même en donnant de son nécessaire41. En 1967, Paul VI critique vertement le système capitaliste, qui a fait de la concurrence une loi suprême. Il s’agit de ne pas oublier, écrit-il, que la propriété des biens de production a des limites et qu’elle implique des obligations sociales. Ainsi, sans pour autant planifier de façon arbitraire, l’État doit choisir et imposer les objectifs à poursuivre42. Symboliquement, ces années marquent un tournant. Le pape réhabilite les prêtres ouvriers, qui retournent travailler en usine43. De plus, la coopération avec les mouvements socialistes bénéficie encore jusqu’aux années 1970 d’une sorte de tolérance, à condition de mener un « discernement attentif » pour mettre en lumière les idéologies erronées qui les inspirent. La question se pose particulièrement en Amérique latine, où naît la « théologie de la libération ». Réunis à Medellin, en Colombie, les évêques déplorent la misère qui s’étend et incitent à combattre l’injustice en empruntant des éléments à l’analyse marxiste. Paul VI salue ce désir généreux et reconnaît que le marxisme peut questionner mais il alerte clairement sur le type de société totalitaire auquel conduirait le processus de la lutte des classes44.

Depuis les années 1980, la liberté économique ?

En 1981, Jean-Paul II approfondit la pensée de l’Église sur le travail, auquel doit être subordonné le Capital. On retrouve l’idée que les travailleurs participent à la gestion et aux profits de l’entreprise. L’État, en revanche, n’a plus qu’un rôle amoindri, pour encadrer les rapports de travail et garantir l’existence des syndicats45. On sent chez le pape une méfiance à l’égard de l’interventionnisme public, qui le pousse à faire de la responsabilité individuelle le cœur de l’organisation de la société. La page de la socialisation est tournée. Peu après, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi dirigée par le cardinal Joseph Ratzinger – futur Benoît XVI – met vigoureusement en garde contre la théologie de la libération. Sous couvert d’analyse scientifique, écrivent ses membres, les thèses fondamentales du marxisme nient la nature spirituelle de la personne et légitiment le conflit social46. L’action que préconise l’Église n’a pas pour objectif d’éliminer un adversaire, elle est une « lutte noble et raisonnée », de sorte que « le chrétien préfèrera toujours la voie du dialogue et de la concertation »47.

Jean-Paul II s’alarme de l’injuste répartition des richesses et de la « soumission aveugle à la pure consommation » mais se refuse à toute ingérence publique dans la vie économique48. Après la chute du mur de Berlin, en 1991, il critique l’étatisation des moyens de production qui font des travailleurs de simples pièces dans la machine. L’État doit déterminer un « cadre juridique » pour sauvegarder les « conditions premières d’une économie libre » qui suppose « une certaine égalité entre les parties ». Surtout, il faut éviter « un système écrasant de contrôle bureaucratique qui tarit les sources de l’initiative et de la créativité » et mettre en place une « fructueuse coordination » entre l’intérêt individuel et collectif. Ainsi, s’il existe certaines « nécessités humaines » qui échappent à sa logique, le marché libre est « l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins »49.

Depuis le XXIe siècle, l’intrication des économies bouleverse les rapports sociaux. Le phénomène de mondialisation se traduit surtout par une diminution progressive de la place de l’État, incapable de maîtriser les flux financiers et de fixer les priorités économiques. Benoît XVI constate en 2009 que sous la pression du marché mondial, les entreprises ont cherché des lieux pour délocaliser et réduire les coûts. Les pays se livrent à une compétition féroce pour attirer la production, avec des fiscalités avantageuses et des dérégulations du travail. Or, il est regrettable que les entrepreneurs soient si peu attachés à leur territoire car le rôle de l’entreprise n’est pas seulement de faire du profit. Si le marché est devenu un « lieu de domination du fort sur le faible », c’est qu’une idéologie néfaste le sous-tend. Il est donc urgent de réglementer la finance pour « empêcher les spéculations scandaleuses »50.

Dans le prolongement de ces réflexions, le pape François publie en 2015 un texte qui met l’accent sur l’écologie. Il est nécessaire, écrit-il, d’encourager la diversité productive et la créativité entrepreneuriale. Or, trop souvent, les règles et les infrastructures existantes favorisent les grandes entreprises. Aussi, l’autorité politique a la responsabilité de soutenir fermement les petits, en mettant des limites à ceux qui ont le plus de pouvoirs financiers. Autrement dit, la liberté économique ne peut être seulement déclamée ; elle doit bénéficier à tous, comme la propriété privée51. Pour cela, les réglementations sont essentielles, en tenant compte des cultures locales. Contrairement à une idée répandue, le marché à lui seul ne résout pas tout. L’objectif est toujours d’augmenter le nombre d’emplois, dans un contexte où la spéculation financière continue de faire des ravages. Pour le pape, seule une politique « qui ne soit pas soumise au diktat des finances » permettra de placer – enfin – la dignité humaine au centre52.

Les relations entre l’Église et le socialisme n’ont pas été un long fleuve tranquille. Il existe indéniablement des préoccupations partagées s’agissant, notamment, du sort des plus pauvres, de la participation des travailleurs ou de la répartition des richesses. Mais ce constat ne peut masquer de profonds désaccords. Il y a la propriété privée, bien sûr, mais aussi la lecture de l’Histoire sous le prisme de la lutte des classes. Les littératures socialistes et chrétiennes fournissent, chacune pour leur part, des éléments de réflexion. Elles sont de remarquables instruments d’analyse. Tout l’enjeu aujourd’hui est de mener, de part et d’autre, le discernement nécessaire pour prolonger, sans se renier, le travail et la discussion des générations précédentes, dans l’objectif de rendre perpétuellement la société plus juste.

Notes :

1 François, encyclique Fratelli Tutti, 3 octobre 2020, par. 122.

2 Pie IX, encyclique Qui pluribus, 9 novembre 1846.

3 Léon XIII, encyclique Quod apostolici muneris, 28 décembre 1878.

4 Léon XIII, encyclique Humanum genus, 20 avril 1884.

5 Léon XIII, encyclique Rerum novarum, 15 mai 1891.

6 Léon XIII, encyclique Rerum novarum, 15 mai 1891.

7 Pie X, Vehementer nos, Au peuple français, 11 février 1906.

8 Pie X, encyclique Pascendi dominici gregis, 8 septembre 1907.

9 Pie X, encyclique Pascendi dominici gregis, 8 septembre 1907, par. 69-70.

10 La France au XIXème siècle (1814-1914), Dominique Barjot, Jean-Pierre Chaline, André Encrevé, 2nd ed. Presses Universitaires de France, 2008, p. 271.

11 Pie X, encyclique Notre charge apostolique, 25 août 1910.

12 Pie XI, enc. Quadragesimo anno, 15 mai 1931, par. 115 à 130.

13 Pie XI, enc. Quadragesimo anno, 15 mai 1931, idem et par. 142.

14 Pie XI, enc. Divini redemptoris, 19 mars 1937, par. 9, 10, 26, 27 et 29.

15 Pie XII, bulle papale du 11 juillet 1949.

16 Pie XII, radio-message du 1er septembre 1944.

17 Lettre pastorale du cardinal Suhard, archevêque de Paris, pour le carême de 1945, à propos des réformes de structure – L’enseignement de l’Église sur la propriété.

18 Madeleine Delbrêl, Ville marxiste, terre de mission, 1957, ed. Nouvelle Cité, p. 90.

19 Cardinal Henri de Lubac, Catholicisme, Les aspects sociaux du dogme, ed. Cerf, 1938, intro.

20 Robert Treno, cité par Yvonne Singer, Tempête sur les prêtres ouvriers, De Bardot à de Gaulle (1954/1958), Le romain vrai de la IVème République, Gilbert Guilleminault, ed. Denoël, 1972, p. 119.

21 Lettre de 1954, citée par Yvonne Singer, Tempête sur les prêtres ouvriers, De Bardot à de Gaulle (1954/1958), Le romain vrai de la IVème République, Gilbert Guilleminault, ed. Denoël, 1972, p. 123.

22 Frédéric Gugelot, Intellectuels chrétiens, entre marxisme et Evangile, JL. Schlegel et D. Pelletier, A la gauche du Christ, Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, ed. Seuil, 2012, p. 245.

23 Jean-Yves Calvez, La pensée de Karl Marx, 1956, ed. Seuil, p. 535 et p. 586.

24 Cardinal Henri de Lubac, Proudhon et le christianisme, 1945, ed. Cerf, p. 10.

25 Madeleine Delbrêl, Ville marxiste, terre de mission, 1957, ed. Nouvelle Cité, p. 73.

26 Cardinal Henri de Lubac, Catholicisme, Les aspects sociaux du dogme, ed. Cerf, 1938, p. 311.

27 Maurice Thorez, radio-message du 17 avril 1936, Radio Paris.

28 Gaston Fessard, La main tendue ? Le dialogue catholique-communiste est-il possible ?, ed. Bernard Grasset, 1937, p. 81.

29 Madeleine Delbrêl, Ville marxiste, terre de mission, 1957, ed. Nouvelle Cité, p. 75.

30 Gaston Fessard, Les structures théologiques de l’athéisme marxiste, 1966.

31 Cardinal Henri de Lubac, Catholicisme, Les aspects sociaux du dogme, ed. Cerf, 1938, p. 231.

32 André Manaranche, Attitudes chrétiennes en politique, ed. Seuil, 1978, p. 19.

33 Cardinal Henri de Lubac, Catholicisme, Les aspects sociaux du dogme, ed. Cerf, 1938, p. 287.

34 Jean XXIII, Pacem in terris, 11 avril 1963, par. 11, 18, 21 et 64.

35 idem, par. 159-160.

36 Constitution pastorale Gaudium et Spes, Concile Vatican II, 7 décembre 1965.

37 Paul VI, allocution au corps diplomatique, 8 janvier 1966.

38 Commentaires de l’édition des Documents Conciliaires par le Centurion, 1966.

39 Concile Vatican II, constitution pastorale Gaudium et Spes, 7 décembre 1965, par. 65.

40 Jean XXIII, encyclique Mater et Magistra, 15 mai 1961, seconde partie.

41 Concile Vatican II, constitution pastorale Gaudium et Spes, 7 décembre 1965, par. 66 à 71.

42 Paul VI, encyclique Populorum progressio, 26 mars 1967, par. 26, 31, 32, 33, 39, 62, 63 et 64.

43 Paul VI, décret sur le ministère et la vie des prêtres, Presbyterorum ordinis, 7 décembre 1965.

44 Paul VI, encyclique Octogesima adveniens, 14 mai 1971, par. 31 à 34.

45 Jean-Paul II, encyclique Laborem exercens, 14 septembre 1981, intro + par. 12, 14, 17, 19 et 20.

46 Congrégation pour la Doctrine de la Foi, instruction Libertatis nuntius, sur quelques aspects de la théologie de la libération, 6 août 1984.

47 Congrégation pour la Doctrine de la Foi, instruction Libertatis conscientia, sur la liberté chrétienne et la libération, 22 mars 1986.

48 Jean-Paul II, encyclique Sollicitudo rei socialis, 30 décembre 1987, par. 28.

49 Jean-Paul II, encyclique Centesimus annus, 1er mai 1991, par. 15, 25, 34 et 40.

50 Benoit XVI, encyclique Caritas in veritate, par. 9, 24, 25, 32, 35, 38, 40, 65.

51 François, encyclique Laudato Si’, 24 mai 2015, par. 129 et 144.

52 François, encyclique Fratelli Tutti, 3 octobre 2020, par. 168 et 169.

En Colombie, les accaparements violents blanchis par le marché

Cérémonie de signature de l’accord de paix, 26 septembre 2016. Le Président colombien Juan Manuel Santos y appose sa signature © Marielisa Vargas

Le 26 septembre 2016, il y a cinq ans jour pour jour, le gouvernement colombien et la guérilla des FARC signaient un accord de paix historique. Premier point de cet accord : la réforme agraire. Celle-ci était censée entamer un cycle de réformes visant à une répartition plus juste et équitable de la terre. Aujourd’hui, force est de constater que ces ambitions sont restées lettre morte. À l’occasion de cet anniversaire, nous publions une réflexion élargie sur l’incapacité, dans l’horizon capitaliste, des politiques post-conflit à remettre en question les inégalités héritées de la violence. Un article autour de l’ouvrage de Jacobo Grajales, Agrarian Capitalism, War and Peace in Colombia. Beyond Dispossession (Routledge, 2021).

Les liens entre conflits fonciers et violence armée font l’objet d’une abondante littérature, qu’elle étudie les inégalités foncières aux racines de la guerre ou qu’il s’agisse d’exposer les formes d’accumulation engendrées par la violence.

NDLR : pour une analyse des tensions sociales autour de la terre en Amérique centrale, lire sur LVSL l’article de Keïsha Corantin : « Généalogie de la violence en Amérique centrale : les conflits fonciers comme cause d’instabilité politique »

Contre une division binaire entre temps de guerre et temps de paix, qui circonscrit les manifestations de la violence au premier, Jacobo Grajales veut dresser des continuités. Au-delà d’un retour sur le rôle de la violence dans la concentration foncière, son ouvrage insiste sur la capacité du modèle capitaliste, prôné en temps de paix, à légitimer des accumulations violentes, mais aussi, plus généralement, à justifier les inégalités post-conflit par les impératifs du développement économique et du marché libre. 

LE LIEN ORGANIQUE ENTRE PARAMILITARISME ET CAPITALISME AGRAIRE

L’auteur guide sa réflexion autour d’un acteur clé du processus d’accumulation des terres en Colombie : les paramilitaires. Naissant des milices de sécurité des grands propriétaires fonciers, les paramilitaires sont, dès leur origine, des forces conservatrices de l’ordre social. Dans les années 1980, l’expansion du trafic de drogue et les disputes territoriales pour le contrôle des routes clandestines favorisent l’émergence « d’entrepreneurs de la violence ». Ces derniers ont vocation à sécuriser les intérêts économiques et territoriaux des réseaux de narcotrafic.

Sous couvert d’une loi de 1968 qui légalise la constitution de groupe armés d’autodéfense pour contrer l’insurrection marxiste, les paramilitaires s’imposent comme un partenaire incontournable de l’État dans la guerre contre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Intrinsèquement liées aux élites locales, à l’armée et aux narcotrafiquants, les milices paramilitaires deviennent une force politique à part entière au tournant des années 2000. Bien qu’animées d’intérêts parfois concurrents avec la bourgeoisie locale, les dissensions au sein de celle-ci et leur supériorité militaire et économique placent les groupes paramilitaires en arbitre, et leur permettent de s’affirmer comme les régulateurs du pouvoir local.

Le propos essentiel de l’auteur est d’aller au-delà des cas les plus violents de dépossession des terres pour interroger la séparation entre l’inégalité illicite – parce qu’obtenue par la violence armée – et l’inégalité légitime produite par la libre concurrence.

S’appuyant sur leurs liens étroits avec les élites politiques locales, les cercles d’affaires et la corruption d’officiers publics à des postes clés, le réseau des paramilitaires joue un rôle pivot dans le blanchiment des terres acquises par la violence. 

Jusqu’à une récente réforme, la plupart des notaires étaient nommés par décrets grâce au soutien de relais politiques, notamment des députés. Chargés de certifier au nom de l’État la légalité d’une transaction, les notaires sont un maillon essentiel à la sécurisation des droits de propriétés. En contrôlant les élus – à travers pots-de-vin et financements de campagne – les paramilitaires s’assuraient la nomination de fantoches acquis à leur ordre.

Un autre exemple, qui ne fait pas figure d’exception, est fourni par les faux enregistrements d’abandon de terre. Si les guérillas y ont aussi recours, les paramilitaires systématisent le massacre comme mode d’opération. Il s’agit d’une stratégie de terreur redoutablement efficace pour s’étendre territorialement. En effet, les massacres entraînent la fuite des populations avoisinantes. Ainsi, des milliers d’hectares de terres désertés tombent entre les mains des groupes armés. C’est là qu’intervient INCORA, institut créé par la réforme agraire de 1961. Cet institut est chargé de distribuer des terres aux petits paysans. Maquillé sous la plume corrompue des institutions publiques, l’exil forcé des paysans est enregistré par INCORA en abandon de terre, autorisant ainsi légalement la cession des exploitations à un nouveau propriétaire. En 2011, cinq fonctionnaires d’INCORA ont reconnu leur complicité dans cette manœuvre.

Comme l’indique le titre de l’ouvrage, le propos essentiel de l’auteur est d’aller au-delà des cas les plus violents de dépossession des terres pour interroger la séparation entre l’inégalité illicite – parce qu’obtenue par la violence armée – et l’inégalité légitime produite par la libre concurrence.

Aujourd’hui comme hier, l’obstacle à une refondation des discours et des programmes politiques demeure inchangé : l’ordre social propriétariste, défini par Thomas Piketty comme « un ordre social fondé sur la défense quasi religieuse des droits de propriété comme condition sine qua non de la stabilité sociale et politique. » (Piketty, 2020).

L’ILLUSION DES POLITIQUES REDISTRIBUTIVES

Jacobo Grajales remonte ainsi aux années 1960, qui ont vu naître l’espoir de changements à partir notamment de la réforme agraire de 1961. Si elle prévoyait des mécanismes d’expropriation des grands propriétaires, ces dispositions furent très rarement appliquées. Les réformes se sont surtout traduites par la privatisation de terres publiques, à travers la reconnaissance de situations d’occupation des propriétés de l’État ou à travers l’extension de fronts pionniers. Ces mesures profitèrent autant à la petite paysannerie qu’à l’accumulation des grands propriétaires. Puiser dans les réserves publiques plutôt qu’exproprier, distribution donc, mais pas redistribution. En privatisant les réserves foncières qui lui appartiennent, l’État se dispense de toucher aux grandes propriétés privées et achète la paix sociale.

Autre illusion dénoncée par l’auteur, les politiques communautaires des années 1990. Celles-ci accordent des droits territoriaux aux communautés ethniques minoritaires, indigènes et afro-descendantes. On observe ce tournant dans différents pays du continent : Colombie, Pérou, Bolivie, Equateur. Le fondement de ce régime particulier ? Le lien culturel qui unit la terre aux communautés ethniques. Alors que ces dernières – dans un discours teinté d’exotisme et d’essentialisation – sont présentées comme « gardienne » de la nature, les paysans et leur vision utilitariste du sol seraient une menace pour l’environnement.

D’apparence progressiste, l’ethnicisation des droits territoriaux se révèle un levier de choix pour balayer les revendications de la majorité paysanne. Légitimant les droits de quelques-uns pour mieux écarter ceux des autres, l’agenda néolibéral est consacré comme la règle, les minorités ethniques relevant alors de l’exception. Rappelons que la Banque mondiale et le Fond monétaire international comptent parmi les principaux soutiens de ces politiques ; des appuis qui forcent au regard critique vis-à-vis de réformes pourtant portées par des gouvernements de gauche.

DES RAPPORTS DE POUVOIRS ACCENTUÉS PAR LA VIOLENCE ET CONSOLIDÉS PAR LA PAIX, L’HÉGÉMONIE DE L’AGRO-INDUSTRIE

Les récits qui animent les périodes de sortie de guerre s’articulent sur une base fondamentale : celle de la délimitation entre un avant et un après. Le discours des institutions impliquées dans la gestion post-conflit (gouvernement et agences publiques, ONG, instances internationales…) diffusent cette idée de rupture, un cadre conceptuel qui, de fait, guident leurs actions concrètes.

De fait, les procédures de justice pour la récupération des terres furent centrées sur les acteurs armés paramilitaires, faisant fi de leurs liens étroits avec les milieux d’affaires.

D’une part, cela contribue à masquer la permanence de la violence armée, qui n’a pas disparu mais s’est transformée. Si la démobilisation des paramilitaires entre 2003 et 2006 marque une réduction drastique du nombre d’homicides, la violence est aujourd’hui plus dirigée. La stratégie a évolué vers l’assassinat ciblé et systématique de leaders sociaux, muselant ainsi toute contestation. En dépit des récents accords de 2016, la Colombie se hisse aujourd’hui au sommet d’un podium mortifère, avec 255 victimes de massacres et l’assassinat de 120 leaders sociaux en 2020 [1].

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Bannière déroulée en hommage aux leaders sociaux assassinés en Colombie, Cali, septembre 2019

Mais plus encore, le mur temporel dressé entre guerre et post-conflit se concentre sur la réparation des cas de spoliation violente sans s’intéresser aux structures qu’elle a bâties et qui persistent aujourd’hui. De quelles structures parle-t-on ? Le conflit armé en Colombie a façonné la conjoncture contemporaine des campagnes : la destruction du tissu communautaire et l’accaparement des terres ont creusé encore davantage les inégalités et consacré l’hégémonie de l’agro-business. Dans un tel contexte, les règles du marché suffisent désormais à évincer les petits paysans, renforçant toujours plus la domination des géants agricoles.

Dans les cas peu nombreux où les paysans retrouvent leur terre, il ne faut que peu de temps pour que le manque de moyens techniques, de formation, et l’accumulation de dettes ne les conduisent à revendre leur parcelle à bas prix à la grande plantation voisine, et ceci heureux de s’être déchargés d’un fardeau. La libre concurrence légitime l’inégalité entre agricultures paysanne et industrielle, entérinant la reproduction d’un capital produit par la violence.

La transformation économique et écologique du paysage rural colombien, héritière de l’action conjointe de la violence paramilitaire et de l’investissement capitaliste, contraint aujourd’hui les paysans à quitter leur terre.

Un cas d’école est fourni par Jacobo Grajales dans son livre à travers l’enjeu de la ressource en eau. Dans le bassin versant du fleuve Rio Frio, à une quarantaine de kilomètres au sud de Santa Marta à l’extrême nord du pays, les plantations bananières ont prospéré et se sont étendues à partir des années 2000 à la faveur de l’opacité créée par le conflit armé. Concentrée à l’est de la région, en amont du fleuve, l’extension des plantations s’est accompagnée de la multiplication des infrastructures d’irrigation (pompes, canaux, réservoirs, etc.) captant ainsi l’essentiel de la ressource en eau avant qu’elle ne parvienne aux fermes en aval. Aujourd’hui endettées car incapables de produire à cause de la sécheresse, les paysans de l’ouest vendent peu à peu leurs terres à de plus grands exploitants qui disposent des ressources nécessaires aux travaux d’irrigation. Ainsi s’uniformise le paysage rural au profit de l’agro-industrie.

RENDRE JUSTICE EN PERIODE POST-CONFLIT : SURTOUT, NE PAS FAIRE FUIR LES INVESTISSEURS !

Au milieu des années 2000, la justice transitionnelle devient la doctrine dominante des politiques de peace-building. Elle est consacrée en Colombie par la loi 975 de 2005 dite « Justice et Paix » qui prévoit des politiques de démobilisation des paramilitaires et de réparation des victimes. En 2011, un cap est franchi avec l’adoption de la « Loi sur les victimes et la restitution de terres ». Le texte est une victoire idéologique : la question agraire est enfin considérée comme un sujet central dans l’agenda post-conflit. En même temps que le texte reconnait une corrélation entre foncier et conflit armé, il la réduit à sa dimension la plus criante : la spoliation violente. Il s’agit de restituer leurs terres aux paysans dépossédés afin de réparer le crime. Les responsabilités profondes de ces accaparements et des inégalités historiques du système agraire sont ignorées.

De fait, les procédures de justice pour la récupération des terres furent centrées sur les acteurs armés paramilitaires, faisant fi de leurs liens étroits avec les milieux d’affaires. À deux égards, les multinationales agricoles sont restées relativement à l’abri de la justice.

D’une part, les unités de procureurs créées par la loi Justice et Paix de 2005 et chargées de recevoir les témoignages des paramilitaires n’étaient pas compétentes à l’égard des tierces parties. Ces informations étaient alors transférées aux bureaux des procureurs locaux. Evalués au chiffre – par le nombre d’affaires qui aboutissent –, disposant de faibles moyens pour enquêter et vulnérables aux intimidations, ces bureaux sont peu enclins à s’attaquer à ces affaires sensibles.

Selon les dernières enquêtes, à peine 0,2 % des producteurs possèdent des domaines de plus de 1 000 hectares, couvrant au total 32,8 % des terres agricoles du pays.

D’autre part, si la procédure civile de restitution des terres a parfois permis de démasquer les acquisitions illégales d’entreprises, la question de leur complicité avec les paramilitaires relève de la juridiction pénale, et requiert des niveaux de preuves supérieurs, réitérant les questions du manque de ressources et d’indépendance.

L’ACCORD DE PAIX DE LA HAVANE, UNE LENTE AGONIE

L’accord de paix de 2016 fit naître les espoirs d’une justice plus accomplie, avec la création de la Juridiction Spéciale pour la Paix (JEP). Aux origines, l’institution était compétente non seulement sur les crimes commis par les FARC mais aussi pour instruire tous crimes commis dans le contexte du conflit interne, incluant les entreprises privées ayant bénéficié des réseaux et des agissements criminels des acteurs armés. La lutte féroce des partis de droite et d’extrême-droite contre cette nouvelle juridiction eut raison de son impertinence : non sans ironie, une loi prévit que les hommes d’affaires ne seraient jugés par la JEP que s’ils se soumettaient volontairement à sa compétence. L’espoir éphémère d’une justice démocratique gisait là.

Bien qu’il marque un tournant dans l’histoire de la Colombie, les faiblesses de l’accord de La Havane étaient décelables dès sa conclusion. Particulièrement sur la question agraire, que les FARC avaient hissée en priorité, l’accord put s’établir non pas par consensus politique des différentes parties, mais grâce à l’ambiguïté de ses énoncés. Lors de l’arrivée au pouvoir, en 2018, d’un gouvernement hostile aux négociations avec les FARC, les mesures mises en place par l’accord afin d’appuyer un agenda redistributif purent sans difficultés être privées de cet esprit. Le recul des ambitions se notait déjà en fin de mandat de l’administration Santos (centre-droit), trop affaiblie politiquement pour obtenir le vote de lois à la hauteur des engagements pris à La Havane.

Par exemple, alors qu’une réserve foncière devait être créée et alimentée par des terres du domaine de l’État et des terres expropriées (propriétés des criminels de guerre, acquisitions frauduleuses) afin d’être redistribuées, le « Fond Foncier » fût transformé en simple plateforme de transit dans le processus de formalisation de la propriété. Les terres en cours de régularisation étaient transférées à cette réserve jusqu’à ce que la procédure de formalisation du titre de propriété soit achevée. Il ne s’agissait donc en rien d’allouer une terre à de nouveaux occupants, mais de sécuriser des droits de propriétés en formalisant une situation de fait déjà existante.

De la même manière, la réforme du cadastre introduite par l’accord de paix devait fournir une analyse territoriale des droits de propriétés et des usages du sol, accompagnant en parallèle des mesures de régularisation ou de redistribution pour résoudre les conflits fonciers. L’orientation techniciste soutenue par le nouveau gouvernement et les institutions internationales qui financent le programme (Banque mondiale et Banque interaméricaine de développement), conduisit à une dépolitisation des enjeux et à l’effacement de sa dimension intégrale. Loin de remettre en question les inégalités foncières, la réforme du cadastre – toujours en cours – est en fait une actualisation des registres de propriétés grâces aux outils modernes : une simple cartographie de l’état de fait. 

Selon les dernières enquêtes, à peine 0,2 % des producteurs possèdent des domaines de plus de 1 000 hectares, couvrant au total 32,8 % des terres agricoles du pays. À l’inverse, 69,5 % des producteurs cultivent des parcelles de 5 hectares ou moins, des propriétés qui ne couvrent que 5,2 % des terres agricoles disponibles.

L’immobilisme vis-à-vis des transformations agraires est à l’image des autres points de l’accord. Une fois l’objectif de démobilisation des guérilleros atteint, les dirigeants n’ont pas respecté leur part du marché. Autre contradiction avec les négociations de La Havane, la substitution volontaire à la culture de coca prévue par l’accord fût remplacée par son éradication obligatoire sous le nouveau gouvernement. De plus, les garanties de sécurité pour les ex-guérilleros font défaut : depuis la signature, au moins 271 combattants démobilisés ont été assassinés [2].

En 2018, beaucoup craignaient que l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite ne fasse voler en éclat l’accord de paix. Plutôt qu’un coup d’arrêt brutal, les cinq dernières années montrent – selon les mots de Jacobo Grajales – que « si le gouvernement actuel n’a pas tué l’accord, il l’a laissé mourir ».

Notes :

[1] Commission des droits de l’Homme de l’ONU, 2020

[2] Chiffres d’avril 2021 par le Parti des Communs, parti politique des FARC issu de l’accord de paix.

Comment la baisse tendancielle du taux de profit explique le capitalisme d’aujourd’hui

© Aitana Perez pour LVSL

Alors que l’eau devient une marchandise comme une autre au Chili, les employeurs européens ne fournissent plus de vélos aux livreurs des plateformes. Tandis que Jeff Bezos s’envole dans l’espace, la planète brûle de l’Australie à la Californie… Le point commun entre ces faits ? La quête du profit. Si cette obsession pour l’appât du gain est critiquée pour ses abus, beaucoup n’y voient que la marque d’une cupidité excessive de certains entrepreneurs. Or, cette quête du profit maximum est intrinsèque au mode de production capitaliste. C’est du moins le postulat fondamental de la notion marxiste de baisse tendancielle du taux de profit. Elle permet de penser des phénomènes en apparence aussi divers que la concurrence oligopolistique, la plateformisation de l’économie, la financiarisation, ou encore la prédation exercée sur l’environnement, comme l’émanation d’un même mécanisme fondamental.

Comment expliquer la valeur que prennent les biens dans la société ? Pour Karl Marx, la valeur d’un bien est constituée par sa valeur d’usage, c’est-à-dire la valeur procurée par son utilisation, et sa valeur d’échange, qui correspond à la quantité de travail moyen nécessaire à sa fabrication. Si toute la richesse est produite par les travailleurs, elle ne leur revient pas entièrement, loin s’en faut : les détenteurs des moyens de production s’accaparent une part de la valeur produite par les travailleurs via les revenus du capital. Le taux de profit est défini comme étant le rapport de la survaleur (l’excédent récupéré après les ventes de marchandises et le paiement des salaires) sur la somme du capital constant (les machines et matières premières) et du capital variable (la masse salariale ). Ainsi, en vue de maintenir ou d’augmenter son profit, les détenteurs de capital ont trois options :

1 – Augmenter la survaleur ;

2 – Diminuer la part de capital constant ;

3 – Diminuer la part de travail rémunéré.

Une des clés pour augmenter les taux de profit est l’innovation technique, qui permet de produire avec plus de machines – que Marx identifie comme étant une accumulation de travail vivant passé – et moins de force de travail vivante. En réduisant la part de la rémunération du travail vivant dans la production, les détenteurs de capital espèrent ainsi soit conquérir de nouvelles parts de marché en diminuant les prix de vente, soit, à prix de vente constants, augmenter leurs marges. Ce mode de production repose cependant sur une contradiction inhérente : c’est en cherchant à diminuer la part de ce qui permet pourtant leur plus-value (le travail vivant de leurs employés, seuls producteurs) que les employeurs entendent augmenter leur profit.

Face à la menace permanente d’une baisse du taux de profit, l’une des stratégies fondamentales des employeurs est de chercher à s’implanter sur de nouveaux marchés. À ce titre, l’État joue un rôle fondamental.

En effet, les entreprises rivales sur un même marché ne tardent jamais à s’imiter mutuellement et l’avantage compétitif obtenu grâce aux innovations techniques devient caduc. C’est bien cette dynamique que l’on identifie comme étant la baisse tendancielle du taux de profit : celle qui pousse les employeurs à recourir à moins de travail vivant pour bénéficier d’un avantage sur leurs concurrents… alors même que cet avantage n’est que temporaire puisqu’ils seront bien vite imités. Ce nivellement par le bas de l’usage de la force de travail est une contradiction interne du système capitaliste qui le rend instable, puisque c’est sur l’exploitation de cette force de travail que les employeurs fondent leur pouvoir économique.

Si le concept de baisse tendancielle du taux de profit fait l’objet de nombreuses controverses, il demeure pertinent pour comprendre certaines dynamiques actuelles du capitalisme. D’une part, cette grille de lecture permet de comprendre l’extension permanente des sphères lucratives, la déresponsabilisation des entrepreneurs vis-à-vis de l’appareil productif, et le suicide environnemental dans une même logique. D’autre part, elle permet de saisir la nécessité d’adopter un mode de production alternatif pour contrevenir à ce futur.

Comment les accumulateurs de capital s’y prennent-ils pour enrayer cette pente spontanée vers la diminution de leur taux de profit ? Bien des phénomènes qui caractérisent l’économie contemporaine – la concurrence entre groupes oligopolistiques pour la conquête de nouveaux marchés, le développement des plateformes, la financiarisation, la marchandisation des biens naturels, etc. – peuvent être lus à l’aune de cet objectif.

L’État au service de l’accumulation de capital

Face à la menace permanente d’une baisse du taux de profit, l’une des stratégies fondamentales des employeurs est de chercher à s’implanter sur de nouveaux marchés. À ce titre, l’État joue un rôle fondamental. L’idée selon laquelle les politiques néolibérales conduisent à moins d’État, souvent entendue chez une partie de la gauche, est partiellement incorrecte. Les grandes entreprises ont en réalité un besoin éperdu d’État afin de maintenir leur domination sur l’économie et, par ce biais, leur taux de profit. La création de nouveaux marchés par l’État s’effectue par le biais de sa puissance de coercition, ainsi que par l’instauration d’un cadre juridique qui leur est propice – comme le suggérait Marx et l’analysait de manière détaillée Karl Polanyi.

NDLR : Pour une analyse de l’État comme cadre instituant du libéralisme, lire sur LVSL l’article de Marin Lagny : « Polanyi, La grande transformation : de l’économie à la société (néo)libérale »

À mesure que l’autonomie de l’État décroît par rapport aux détenteurs de capital, celui-ci devient une machine à accroître leurs marges. Au sein des dépenses dédiées au service public, une part croissante tend à rémunérer les prestataires des délégations de services publics – ces derniers perdant alors leur caractère socialisé. Les partenariats public-privé, dans lesquels les entrepreneurs financent les infrastructures pour ensuite exiger des loyers exorbitants à l’État et aux collectivités s’inscrivent dans la même logique. La part croissante que l’État consacre aux aides aux entreprises, en particulier aux grands groupes, s’inscrit dans cette logique. Récemment, le travail d’information d’Allô Bercy détaillait la manière dont des milliards d’euros ont été versés aux multinationales sans contrepartie pendant la crise sanitaire, permettant le versement de dividendes indécents aux actionnaires. Cet épisode est loin de relever de l’exception. D’après la Cour des comptes, près de 140 milliards d’euros y sont dédiées chaque année, soit autant que les salaires versés aux fonctionnaires.

Le capitalisme de plateforme au secours de la classe dominante

De la même manière, la plateformisation de l’économie peut être lue à l’aune de cette volonté de lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit.

NDLR : Pour une analyse marxiste du capitalisme de plateformes, lire sur LVSL l’article d’Evgeny Morozov : « « Extraction des données par les GAFAM : aller au-delà de l’indignation »

Il rejoint l’enjeu du travail effectué de façon invisible – et gratuite. La question du travail domestique, encore très largement effectué par les femmes, est un exemple bien connu. Quand une employée de maison exerce les tâches domestiques chez un particulier qui l’emploie, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un travail dans tous les aspects qu’on lui donne. Dès que cette même femme effectue les mêmes tâches effectuées chez elle, celles-ci ne sont plus qualifiées de travail.

Une dynamique semblable peut être observée dans les domaines où l’économie est numérisée – par d’ingénieux artifices, les travaux salariés disparaissent et sont confiés à des travailleurs non payés. Il n’est que de considérer l’exemple de la bascule des démarches administratives vers la numérisation – à l’image de la déclaration des revenus en ligne – pour s’en convaincre. Par le passé, cet exercice était accompli par les agents des impôts et représentait un travail considérable de saisie informatique. Ce travail a subi une forme de privatisation à l’échelle individuelle : l’exécution de la tâche de saisie informatique est directement effectuée par le contribuable derrière son écran. Bien qu’il y ait des vertus à exempter les agents publics d’une telle tâche pénible et répétitive, son élimination a surtout été stimulée par la suppression de postes et l’accroissement de la charge de travail dans ces services. Comme l’analyse avec brio Frédéric Lordon, la délégation à l’individu du tri des déchets s’inscrit dans la même logique : déléguer un travail auparavant effectué par des salariés qualifiés à des citoyens-usagers, non qualifiés, qui le font gratuitement.

Analyser l’ubérisation au travers de la baisse tendancielle des taux de profit permet de comprendre pourquoi les plateformes représentent l’avenir rêvé par les investisseurs. En effet, si les employeurs sont amenés à gagner moins, à part égale de capital constant, ils ont trouvé dans l’ubérisation un moyen de contourner ce problème – n’ayant plus à supporter le « coût » de la production.

Si la classe dirigeante, attachée à la propriété lucrative source de ses profits, cherche donc à investir de nouvelles sphères d’activité pour étendre ses profits, elle semble en parallèle se lancer dans une large dynamique de désinvestissement de l’appareil productif. Il s’agit ici d’une évolution importante. Historiquement, les classes dominantes utilisaient en effet leur propriété de l’outil de travail des travailleurs comme légitimation de la ponction qu’elles réalisaient sur la valeur créée par le travail de ces derniers. Le capitalisme de plateforme rebat les cartes de cet état de fait et offre désormais la possibilité aux possédants de ne même plus avoir à investir dans l’appareil productif : ils peuvent s’en déresponsabiliser en laissant aux travailleurs eux-mêmes le soin d’acquérir leur propre outil de travail. Ainsi, le chauffeur Uber conduit sa propre voiture, le livreur Deliveroo achète lui-même son vélo, etc. Dans cette perspective, « l’apport » du propriétaire lucratif se retrouve réduit à peau de chagrin : il se contente de proposer une intermédiation entre offreurs et demandeurs, sans assumer aucune autre responsabilité, mais continue de ponctionner une part très importante de la valeur économique créée par les travailleurs de plateforme.

NDLR : Pour une analyse des implications sociales et juridiques de l’ubérisation, à lire sur LVSL : « auto-entrepreneuriat : les chaînes de l’indépendance »

Si l’on sait combien cette intermédiation par le capitalisme de plateforme est à la fois mauvaise pour les travailleurs et évitable, l’analyser au travers de la baisse tendancielle des taux de profit permet de comprendre pourquoi les plateformes représentent l’avenir rêvé par les investisseurs. En effet, si les employeurs sont amenés à gagner moins, à part égale de capital constant, ils ont trouvé dans l’ubérisation un moyen de contourner ce problème – n’ayant plus à supporter le « coût » de la production. En définitive, non seulement le capitalisme de plateforme contourne le droit du travail, endette les travailleurs et les rémunère mal, mais il est aussi un moyen pour les possédants de ne plus avoir à s’encombrer de l’appareil productif dans certains secteurs d’activité, tout en continuant à y exercer une ponction. Le fort développement du télétravail à la faveur de la crise sanitaire peut aussi être lu à l’aune de cette dynamique d’abandon, par la classe possédante, de certains coûts intrinsèquement liés à l’activité réelle. Concrètement, généraliser le télétravail est l’opportunité, pour l’employeur, non seulement de casser la cohésion entre salariés, mais aussi de se débarrasser de certains frais inhérents à l’entretien de l’outil de travail : bureaux, matériel informatique, etc.

La financiarisation comme compensation de la baisse des taux de profit

Un autre secteur d’activité permet de générer beaucoup des profits en supportant un faible coût de production : la finance. Si les détenteurs de capitaux jugent encore insuffisante la ponction qu’ils réalisent sur le travail vivant effectué dans l’économie réelle, ils peut choisir d’utiliser leur patrimoine financier comme un levier de profitabilité démultiplié ou, pour reprendre une expression courante (mais passablement erronée), « faire travailler son argent ». Historiquement, la finance passe principalement par les prêts bancaires, qui permettent de recevoir des intérêts pour avoir mis à disposition des fonds servant aux prêts. Dans le capitalisme contemporain, cette logique s’étend aujourd’hui à des entreprises au départ bien éloignées des métiers de la banque. Il est désormais très courant de pouvoir acheter un produit à crédit sans passer par sa banque.

Le concept de baisse tendancielle du taux de profit permet d’aborder avec moins de naïveté la critique du « productivisme » portée par l’écologisme mainstream et médiatique.

Ainsi, les activités bancaires elles-mêmes sont aujourd’hui dépassées en termes de taux de profit par les activités dites « de marchés », c’est-à-dire les paris en Bourse. Rien de plus simple, en effet, que de spéculer sur la hausse ou la baisse d’une valeur, qu’il s’agisse d’une part d’entreprise (action), d’une dette (obligation), du prix des matières premières, d’une monnaie, d’un indice boursier etc. Les plus-values à la clé peuvent être considérables, tandis que les coûts de production sont ridicules, les traders étant d’ailleurs de plus en plus remplacés par des algorithmes.

La finance, monstre froid déconnecté de l’économie réelle ? Les crises financières révèlent au contraire à quel point elle est imbriquée dans celle-ci. Lorsque les détenteurs de capitaux entrent au capital d’une entreprise, c’est parfois pour spéculer, mais aussi pour acquérir un pouvoir décisionnaire sur les orientations de la production et toucher des dividendes. Généralement indifférents à ce que produit l’entreprise et aux conditions environnementales et sociales dans lesquelles s’exercent cette production, les actionnaires sont en revanche particulièrement attentifs à la rente qu’ils vont pouvoir en obtenir. En exacerbant l’obsession du profit déjà présente dans une entreprise indépendante des marchés financiers, en l’indexant sur une logique de spéculation financière, la finance bouleverse donc le régime d’accumulation capitaliste traditionnel, et porte à un degré supérieur l’obsession de maximisation du taux de profit.

Un capitalisme prédateur

L’impact de la rapacité des détenteurs du capitaux sur les travailleurs, mais aussi sur l’environnement, est un leitmotiv majeur de la théorie marxiste. « Le capital épuise deux choses : le travailleur et la nature », écrivait Karl Marx. Dans la théorie marxiste, le capitalisme élimine toutes les restrictions à l’appropriation de la nature – appropriation, car ce processus conduit à tirer des bénéfices du « travail impayé » extra-humain (accumulation géologique, biodiversité…) en les sortant des bilans des entreprises [5]. Les lentes évolutions géologiques et physiques, étalées sur des millions d’années, ayant permis de constituer les réserves d’hydrocarbures, sont ainsi gratuitement accaparées – on peut en dire autant de la surpêche ou de l’utilisation abusive des sols par l’agriculture intensive, qui détruit la biodiversité sans payer un centime, alors que tout le système de production alimentaire repose sur cette ressource si fragile.

La théorie libérale a bien pris en compte le caractère problématique de cette course vers l’accaparement des ressources, pour le recoder dans la grammaire de la théorie coûts / bénéfices [6]. Il s’agit de mettre en balance l’avantage à polluer obtenu par une entreprise, avec les désavantages pour le reste de la société, traduites en langage libéral comme des « externalités négatives ». Bien évidemment, réussir à évaluer précisément les impacts d’un acte polluant, que cela soit par des études statistiques d’augmentation de risques de cancer ou des effets cumulatifs des multiples dégâts environnementaux, se révèle impossible. Sans compter que cette approche ne prend aucunement en compte la disparition progressive des ressources qui n’ont pas une valeur marchande immédiate – autrement dit, tant que le coût de la disparition d’une ressource naturelle n’a pas été comptabilisé et chiffré, il n’existe tout simplement pas.

Le concept de baisse tendancielle du taux de profit permet d’aborder avec moins de naïveté la critique du « productivisme » portée par l’écologisme mainstream et médiatique. Il profit permet en effet de comprendre pourquoi le productivisme est inhérent au mode de production capitaliste : puisque le taux de profit baisse sur chaque unité produite, il faut produire plus en quantité – ce qui est écologiquement préjudiciable. De même, elle permet de comprendre la cause de la frénésie à l’innovation technique de la part des détenteurs de capital : confrontés à une pression de tous les instants pour améliorer le rendement de leur capital fixe, ils se lancent dans une course sans le luxe de se soucier de son impact environnemental.

Lutte pour l’accaparement de nouveaux marchés, plateformisation, financiarisation, prédation sur les ressources naturelles : ces phénomènes peuvent être compris comme une manière de répondre à la baisse tendancielle du taux de profit. Se pose alors la question du dépassement du système économique dominant à l’ère néolibérale. Il est courant d’opposer, dans les cercles hétérodoxes, un capitalisme fordiste-keynésien à un capitalisme néolibéral et financiarisé – pour vanter les vertus du premier et critiquer les effets néfastes du second. Une analyse en termes marxistes conduirait pourtant à considérer que le second est le produit logique du premier : la transition de l’ère fordiste-keynésienne à l’ère néolibérale peut en effet être lue comme une manière parfaitement rationnelle d’enrayer la baisse tendancielle du taux de profit. Est-ce à dire que la critique du néolibéralisme demeure superficielle, tant qu’elle ne prend pas en compte le mécanisme fondamental qui a conduit à l’apparition du néolibéralisme ?

Notes :

[1] Concernant les niches fiscales, les comptes du budget de l’État en 2020 par la Cour des comptes, page 162. Consultable ici.

[2] Concernant les exonérations de cotisations sociales, Les Comptes de la Sécurité Sociale, Résultats 2019 et prévisions 2020, page 58. Consultable ici.

[3] Par-delà Nature et Culture, Philippe Descola.

[4] Manières d’être vivant, Baptiste Morizot.

[5] La Nature dans les limites du Capital, Jason Moore.

[6] La société ingouvernable, Grégoire Chamayou.

[7] En outre, produire en régime capitaliste implique des coûts mathématiquement plus élevés puisqu’il est nécessaire, en plus des dépenses publicitaires et de marketing, de dégager une marge pour le profit, alors même que la production en est exemptée.

Malm et Mitchell : aux origines capitalistes de notre système énergétique

Pourquoi est-il si difficile de rompre avec le système énergétique dominant, malgré son impact catastrophique sur l’environnement ? À trop raisonner en termes de comportements individuels ou de pratiques culturelles, on se condamne à manquer l’essentiel. Les rapports de production, et plus spécifiquement la quête de maximisation de profit des classes dominantes, constituent les éléments les plus déterminants. C’est la thèse que défend Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire (éditions La Fabrique), ouvrage dans lequel il retrace l’évolution des systèmes énergétiques depuis deux siècles, conditionnée par une logique intimement capitaliste. Une lecture qu’il est utile de croiser avec Carbon Democracy (Timothy Mitchell, éditions La Découverte), qui analyse quant à lui la dimension impérialiste du système productif contemporain.

À l’heure de l’urgence climatique, les mesures politiques nécessaires ne sont pas mises en œuvre. Le monde de la finance continue de soutenir massivement les énergies fossiles, faisant pourtant planer une épée de Damoclès sur les marchés financiers, comme le soulignent le rapport Oxfam de 2020 ou celui publié par l’Institut Rousseau avec les Amis de la Terre. La température continue d’augmenter et une hausse de 1,5°C est attendue dans les prochaines années. Comment expliquer la difficulté à mener cette transition énergétique et à sortir de la logique qui a mené à la croissance exponentielle des émissions de gaz à effet de serre ? Un retour sur l’évolution, depuis deux siècles, des systèmes énergétiques modernes, apporte des éclairages instructifs pour comprendre les blocages de la transition.

Il faut en revenir aux années 1820-1840, au commencement de la révolution du charbon en Grande-Bretagne. L’aînée des puissances industrielles opère en quelques décennies une transformation radicale de son économie grâce à l’emploi du charbon et de la machine à vapeur. Jusqu’ici, les énergies utilisées (eau, vent, bois) servaient principalement à couvrir les besoins des foyers (chauffage, cuisson) et de quelques industries naissantes. L’essor du charbon permet le développement exponentiel de l’industrie manufacturière britannique, avec en tête de pont l’industrie du coton exportatrice dans le monde entier. Ces débuts de l’ère industrielle ont été abondamment documentés et commentés. Toutefois, une énigme semble n’avoir jamais vraiment été résolue : celle des motivations économiques de la transition d’une énergie hydraulique – celles des fleuves et rivières, captée par des moulins et autres roues à aubes – vers une énergie issue du charbon.

Le passage de l’énergie hydraulique au charbon au cours de la révolution industrielle

La grille d’analyse de cette transition, proposée par Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire, semble en mesure d’apporter des éléments nouveaux à la compréhension d’un paradoxe apparent. Ce dernier, que Malm documente avec précision, est celui de l’absence de supériorité du charbon sur l’énergie hydraulique, c’est-à-dire l’énergie mécanique des rivières anglaises, en termes économiques classiques – au moment de la transition au début du XIXème siècle. Et ce, au moment-même où le charbon commence à être plébiscité et va rapidement produire près de 10 fois plus d’énergie que les fleuves anglais. Malm montre en effet, qu’au moment où le charbon devient prédominant, au moins sur trois critères majeurs, l’énergie hydraulique demeurait plus performante.

Roue à aubes

Tout d’abord, l’énergie hydraulique était abondante avec à l’époque moins de 7% du potentiel électrique utilisé. Il existait encore une multitude de gisements d’énergie hydraulique importants. Deuxièmement, la machine à vapeur n’avait pas encore la régularité moderne ; l’eau offrait une régularité et une robustesse technologique que la machine à vapeur de Watt n’était pas en mesure d’atteindre. Troisièmement, l’eau était gratuite ou presque, modulo les droits fonciers, et ceci d’un facteur au moins égal à 3 comparé au prix du charbon sur le marché. Comment expliquer dans ce cas la transition rapide, sans limite, quasi-instantanée vers l’utilisation massive du charbon et de la vapeur ?

Le choix du système énergétique s’opère selon un objectif de maximisation de la plus-value captée par les investisseurs, et donc d’une augmentation symétrique du rapport d’exploitation des travailleurs.

Pour surmonter ce paradoxe, Malm propose une nouvelle théorie du capital-fossile, reposant sur l’analyse marxiste de la logique d’accumulation capitaliste. Pour Marx, la naissance des rapports de propriété capitaliste s’est accompagnée d’une compulsion d’accroissement de l’échelle de la production matérielle. Ainsi, le capitaliste investit son capital dans l’espoir d’en obtenir plus. La création de valeur supplémentaire, la survaleur (ou encore plus-value), se fait grâce aux travailleurs – seuls capables, par leur force de travail, de créer de la valeur et de transformer le capital (moyens de production et ressources apportées par le capitaliste). De là la célèbre formule marxienne d’accumulation du capital : A-M-A’ (Argent → Marchandise → Argent + plus-value), où la marchandise représente l’ensemble des moyens de production capitalistes – capitaux, travail et donc chez Malm, aussi l’énergie indispensable à la mise en valeur du capital.

Chez Marx, le capital est avant tout un rapport social, caractérisé par la séparation des travailleurs d’avec les moyens de production (la propriété) et d’avec les produits de la production, le tout dans une visée lucrative de la propriété. C’est donc un rapport de subordination. Le capital, ce « processus circulatoire de valorisation », n’existe qu’en « suçant constamment, tel un vampire, le travail vivant pour s’en faire une âme ». La logique d’accumulation du capital conduit de facto à une extorsion de la survaleur créée par les travailleurs. Le niveau de cette extorsion définit alors le ratio d’exploitation des travailleurs.

Malm explique alors que si le travail est « l’âme du capitalisme », la nature et les ressources qu’elle fournit en sont son corps. Sans la nature, les énergies et les ressources nécessaires à la mise en valeur du capital, le processus d’accumulation fondamental du capitalisme ne serait pas possible. Les énergies fossiles, qui permettent de démultiplier dans des proportions considérables la production d’un travailleur, sont l’adjuvant parfait et le corollaire nécessaire au processus de mise en valeur du capital par le travail humain. Le charbon et l’huile, plus tard le pétrole et le gaz, sont les auxiliaires de la production capitaliste. Ils sont, dit Malm, le « levier général de production de survaleur ». Ils sont les matériaux indispensables à la création de valeur capitaliste.

Si le charbon a été choisi comme énergie principale, c’est parce qu’il a permis une plus grande création de survaleur capitaliste par le biais d’une exploitation accrue du travail humain.

En quoi le système théorique proposé par Malm permet-il alors d’expliquer le paradoxe de la transition eau/charbon au début du XIXème siècle ? Dans cette perspective marxienne, le caractère d’auxiliaire nécessaire à la production de survaleur capitaliste des énergies fossiles implique que le choix du système énergétique s’opère selon un objectif de maximisation de la plus-value captée par les capitalistes et donc d’une augmentation symétrique du rapport d’exploitation des travailleurs. Et ceci permet d’expliquer avec clarté le choix du charbon au détriment de l’énergie hydraulique en Grande-Bretagne puis dans le monde entier. En effet, le passage de l’énergie hydraulique à la machine à vapeur a eu lieu parce que ce nouveau système énergétique permettait une exploitation accrue du travail humain.

En effet, les usines fonctionnant à l’énergie hydraulique devaient être construites hors des villes, elles nécessitaient de faire venir des travailleurs des villes à un coût élevé, ou bien d’engager une main-d’œuvre paysanne locale. Mais celle-ci, peu rompue aux rythmes de travail de l’usine et à sa discipline, était susceptible de retourner aux travaux des champs brusquement. Par ailleurs, une fois sur place, cette main-d’œuvre isolée pouvait faire peser des risques de grèves et de pression à la hausse des salaires sur les propriétaires, en raison de la difficulté de faire venir des travailleurs ou de remplacer rapidement une main-d’œuvre trop revendicative. Au contraire, les usines fonctionnant avec des machines à vapeur, même initialement moins performantes que les roues à aubes hydrauliques, avaient l’énorme avantage de se trouver en ville. Dans les banlieues industrielles, les capitalistes pouvaient embaucher une main-d’œuvre déracinée, rompue au rythme de travail à l’usine, avec, en cas de grèves, une « armée de réserve » prête à remplacer les travailleurs contestataires.

Malm montre ensuite comment le charbon et son caractère infiniment morcelable et transportable, a permis une adaptation bien plus efficace à la production capitaliste, au travail en usine mais aussi aux nouvelles réglementations sociales (limitation du temps de travail quotidien à 10 heures). Il déploie un certain nombre d’arguments complémentaires qui tous concourent à corroborer la thèse suivante : si le charbon a été choisi au détriment de l’énergie hydraulique en Grande-Bretagne au début du XIXème siècle, ce n’est pas parce que cette énergie était plus abondante, moins chère ou plus régulière, mais bien parce que le passage au charbon a permis une plus grande création de survaleur capitaliste par le biais d’une exploitation accrue du travail humain, plus régulière et moins soumise aux aléas climatiques et humains de la production hydraulique.

De manière plus contemporaine, l’histoire des systèmes énergétiques nous offre d’autres exemples auxquels appliquer la logique proposée par Malm. Le passage à l’ère du pétrole est dans cette perspective lui aussi très instructif. Timothy Mitchell, dans son livre Carbon Democracy propose une thèse intéressante permettant d’expliquer le rôle du charbon dans les luttes sociales du XIXème et XXème siècles et la transition vers un modèle où le pétrole prend une place centrale.

Charbon, luttes sociales et contre-mesures du capital

Le recours au charbon, énergie indispensable dès le XIXème siècle au fonctionnement des économies occidentales, a profondément changé les rapports de production et l’organisation économique de la société. Le charbon servait principalement à deux choses : l’approvisionnement énergétique indispensable pour l’industrie manufacturière et l’accroissement de la production matérielle ainsi que l’administration des empires coloniaux, et en premier lieu du plus grand de tous, l’Empire britannique. Le charbon utilisé dans les bateaux à vapeur servait à assurer les liaisons commerciales et militaires par voie maritime et ceux-ci ont très vite supplanté la navigation à voile. Cette transition a notamment été illustrée dans plusieurs des romans de Joseph Conrad. Ainsi, le fonctionnement de l’économie capitaliste coloniale reposait majoritairement sur l’énergie du charbon et la gestion de ses flux.

Mine de charbon, Matarrosa del Sil

Or, la production et les flux de charbon étaient souvent très concentrés dans l’espace. La mainmise sur cette production et ces flux était alors indispensable au bon fonctionnement de l’économie capitaliste. Timothy Mitchell lie cette concentration des flux énergétiques indispensables au capitalisme à l’émergence des luttes sociales et de la démocratie moderne. Plus précisément, il dresse le constat suivant : la gestion du charbon et de ses flux passait de manière très concentrée par trois lieux essentiels : la mine, les chemins de fer transportant le charbon et les ports. Ainsi, au début du XXème siècle, « la vulnérabilité de ces mécanismes et la concentration des flux d’énergie dont ils [les capitalistes] dépendaient donnèrent aux travailleurs une force politique largement accrue ». Selon Mitchell, c’est cette concentration spatiale de l’approvisionnement énergétique qui a conduit à la naissance de la démocratie moderne.

Les travailleurs spécialisés dans la gestion de flux énergétiques acquirent un pouvoir politique fort qui se matérialisa par la naissance des premiers partis et syndicats de masse. Ils pouvaient inverser le rapport de force face aux capitalistes en ralentissant ou en perturbant l’approvisionnement énergétique. C’est suite à cela qu’un grand nombre d’avancées sociales virent le jour au tournant du XIXème siècle et du XXème siècle : journée de 8 heures, assurance sociale en cas d’accident, de maladie ou de chômage, pensions de retraite, congés payés, etc. Comme le souligne Mitchell, la concentration de l’énergie indispensable à la production capitaliste avait créé une vulnérabilité. Pour reprendre la terminologie de Malm, l’organisation du système énergétique au charbon initialement choisi pour sa capacité à améliorer le rapport d’exploitation a en réalité conduit à une diminution de celui-ci en raison de cette vulnérabilité.

L’organisation du système énergétique au charbon, initialement choisi pour sa capacité à améliorer le rapport d’exploitation, a en réalité conduit à une diminution de celui-ci en raison de sa vulnérabilité.

La classe dominante a alors recouru de nouveau à un certain nombre de mesures pour regagner sa pleine souveraineté sur l’approvisionnement énergétique nécessaire à l’accumulation de capital. Mitchell décrit dans son livre ces mesures visant à restreindre le pouvoir des travailleurs : création de syndicats maison, appel à des briseurs de grève, constitution de stocks stratégiques énergétiques pour faire face à des imprévus (grèves, blocages). Ces mesures pour certaines d’entre elles, sont toujours appliquées de nos jours avec brio par la classe dirigeante. Ainsi en est-il des stocks stratégiques qui, s’ils sont conçus initialement pour pallier une défaillance de l’approvisionnement énergétique mondial, se révèlent aussi très pratiques pour limiter le « pouvoir de nuisance » des grèves syndicales. Le débat autour de l’insuffisance ou non des stocks stratégiques au cours des grèves contre la réforme des retraites, en raison du blocage des stocks et des raffineries opéré par les syndicats, en est le dernier exemple en date.

Le passage à l’ère du pétrole

La logique du capital en termes d’approvisionnement énergétique est alors toujours la même : diminuer le pouvoir du camp du travail, en diminuant l’emprise des syndicats sur la production et la distribution de l’énergie indispensable à la mise en valeur du capital. La hausse de l’approvisionnement énergétique issu du pétrole peut, elle aussi, être expliquée pour partie par cette logique-là. En effet, le pétrole présente, sous ce prisme d’analyse, des avantages certains. Tout d’abord, il ne nécessite que très peu de travail humain pour être extrait et sort de lui-même une fois le trou creusé. Deuxièmement, les réserves de pétrole ne sont pas localisées sur les territoires des pays industriels développés. La proximité des gisements de charbon dans les pays occidentaux, qui était au début un avantage, était devenue un inconvénient en ayant permis la naissance de forces sociales contestataires importantes sur le territoire.

Mitchell décrypte avec précision les conditions matérielles d’exploitation des gisements pétroliers. L’exemple du Moyen-Orient est assez flagrant. L’accès à une énergie pétrolière abondante et peu chère est un des facteurs déterminants, si ce n’est le plus important, pour analyser la politique des pays occidentaux vis-à-vis des pays producteurs de pétrole, du partage de l’Empire ottoman après la Première guerre mondiale (accords Sykes-Picot) à la guerre en Irak de 2003 en passant par la première guerre du Golfe de 1991. Mitchell montre comment l’histoire du Moyen-Orient est guidée par la volonté de l’Occident de mettre en place un contrôle impérialiste des ressources, favorisant la mise en place de pouvoirs locaux dont les intérêts de classe coïncident avec ceux des néoconservateurs. Dans ces pays, la « démocratie occidentale » n’avait pas sa place.

Puits de pétrole

À cet égard, il est très intéressant de voir comment les tentatives de reprise de contrôle de la manne pétrolière par les nations productrices ont été considérées – rarement d’un bon œil. Les exemples sont nombreux et ne concernent d’ailleurs pas que le pétrole : Irak, Venezuela, Libye, Kurdistan, Iran…

Le recours massif au pétrole s’explique bien entendu par des causes plus proprement « économiques » : baisse des ressources carbonifères en Occident, facilité d’extraction du pétrole, baisse des coûts de transport longue-distance, développement de l’automobile. Toutefois, le prisme d’analyse de Malm semble pouvoir expliquer aussi pour partie la préférence, partielle, donnée au pétrole sur le charbon. Il est intéressant de voir qu’en France, sur l’ensemble de l’énergie consommée en une année, seule la partie issue du nucléaire et des barrages – peu ou prou 20-25% de la consommation énergétique finale, est issue d’une production où les syndicats ont encore un pouvoir non négligeable. Pour le reste, pétrole, gaz et charbon, le capital a réussi, comme dans beaucoup d’autres pays, à se débarrasser, du moins partiellement, des entraves syndicales dans la mise en valeur du capital.

Quel système énergétique à l’avenir ?

C’est donc la logique intrinsèque de mise en valeur du capital qui semble avoir guidé les choix énergétiques des deux derniers siècles pour finalement se retrouver à l’origine du changement climatique. Sans énergie pour mettre en valeur le capital, la logique du capital s’effondre. Les énergies fossiles ont rempli ce rôle au cours des deux derniers siècles.

La solution optimale du point de vue du capital est et restera, sans contrainte exogène forte, le choix des énergies fossiles et de leur grande densité énergétique favorisant leur transport, permettant par là-même une meilleure mise en valeur du capital. Toutefois, les pressions environnementales, citoyennes et démocratiques commencent (modestement) à le contraindre à envisager un nouveau système énergétique. Pourtant, la logique capitaliste interne de mise en valeur du capital nécessite ce que Malm appelle « un levier général de production de survaleur », place occupée jusqu’ici par les énergies fossiles. Si les énergies nouvelles se révèlent incapables de remplir ce rôle, le système capitaliste n’aura probablement d’autre choix que de freiner au maximum la transition énergétique pour assurer sa survie.

Si la transition écologique devait bel et bien s’initier, plusieurs options sont concevables quant à la nature du système énergétique nouveau qui émergerait. Dans le cas de la France, on pourrait distinguer trois scenarii-limite, qui ressortent des débats actuels autour de la question énergétique, avec plusieurs variations et combinaisons possibles entre eux :

1. Une production qui continue à être majoritairement centralisée, avec une part importante de nucléaire répondant à l’électrification des consommations et au besoin de stabilité du réseau ;
2. Un système 100% renouvelable aux mains d’un nombre restreint de groupes, s’appuyant sur une organisation ubérisée du travail et une gestion libérale des marchés de l’énergie ;
3. Une croissance forte des systèmes énergétiques territoriaux totalement ou partiellement autonomes, gérés par les consommateurs et les collectivités territoriales.

Quelle serait alors, à la lecture de Malm et Mitchell, la solution plébiscitée par le capitalisme ?

Ndr : Un prochain article tentera de décrire les conséquences de chaque système et étudiera leurs conditions de possibilité afin de mettre en avant ce qui pourrait être la solution optimale du capital, ainsi que la solution qui pourrait être celle démocratiquement choisie.

« Seuls les partisans libéraux du revenu universel sont cohérents » – Entretien avec Denis Bayon

Le candidat PS à la présidentielle 2017 Benoît Hamon avait fait du revenu universel sa principale promesse de campagne. © Parti Socialiste

Le revenu universel est-il un bon outil pour redistribuer la richesse et encourager la transition écologique en rémunérant des activités non réalisées dans l’emploi salarié ? Denis Bayon, journaliste à La Décroissance, n’est pas de cet avis. Dans son livre L’écologie contre le revenu de base (La Dispute, 2021), cet économiste de formation s’oppose à la fois aux écologistes défendant le revenu universel et à la gauche antilibérale qui s’y oppose, qu’il juge trop enfermée dans une vision productiviste. Nous l’avons interrogé pour mieux comprendre son point de vue et sa proposition de salaire universel visant à réorienter l’économie vers la décroissance.

Le Vent Se Lève – Revenons d’abord sur la notion de revenu universel, qui est utilisée pour décrire toutes sortes de dispositifs finalement très différents dans la forme et dans les objectifs poursuivis. Quels sont les points communs et les différences entre les versions proposées de revenu universel ? Globalement, qu’est-ce qui différencie un revenu universel tel que conçu par des libéraux et celui imaginé par la gauche écologiste ?

Denis Bayon – Tous les défenseurs du revenu universel s’accordent sur son universalité et son inconditionnalité, c’est-à-dire que toutes les personnes vivant sur le territoire, enfants compris, recevraient mensuellement un revenu monétaire. Les différences entre les libéraux et la gauche écologiste sont les suivantes : la gauche est généralement plus généreuse que « la droite » en retenant des montants monétaires proches du seuil de pauvreté (800 à 1000 euros par personne et par mois). Elle est plutôt favorable à ce qu’une part du revenu prenne la forme d’un accès gratuit à certains biens et services de première nécessité (premiers kWh d’électricité, premiers mètres-cube d’eau, etc.). Elle tendra également à défendre des innovations monétaires, comme le versement d’une partie du revenu en monnaies locales. 

Mais, dans leurs présentations du revenu universel, ce qui les différencie surtout c’est que la gauche écologiste anticapitaliste fait de cette mesure un élément clef pour une « autre société ». Pour les libéraux au contraire, un revenu de base ne remet en rien en cause les institutions marchandes capitalistes. Ce sont eux qui ont raison. Mon livre ne s’attaque absolument pas aux libéraux qui, en défendant cette mesure, sont en parfaite cohérence intellectuelle. Il s’attaque intellectuellement à ceux dont je suis le plus proche moralement et politiquement : les écologistes anticapitalistes. Il y a chez eux une grave erreur de pensée qui les pousse à une grave erreur politique.

LVSL – L’un des arguments les plus courants en faveur du revenu universel est celui de la « fin du travail ». Pour certains, le fait que la productivité progresse plus vite que la croissance économique signifie que l’emploi est nécessairement amené à se raréfier, la technique permettant de remplacer toujours plus de travail humain. Pourquoi rejetez-vous cette hypothèse de la « fin du travail » ?

D.B. – Pour les partisans du revenu universel, le travail manque. Il faut alors, d’une part le partager via la réduction du temps de travail (RTT) et, d’autre part, verser des revenus sans condition de travail, c’est-à-dire un revenu de base, à tous ceux qui n’en ont pas. Si cette position a l’apparence de la rationalité et de la générosité, elle est en fait totalement erronée et trahit une incompréhension de la dynamique du capitalisme.

Il est surprenant que des écologistes et des anticapitalistes se réjouissent des progrès techniques qui remplacent toujours plus le travail humain. Car la poursuite sans fin du progrès technique se trouve au cœur du capitalisme. Ce ne sont pas les travailleurs qui ont inventé et financé la machinerie industrielle ! C’est ce « progrès technique » qui a anéanti la paysannerie, l’artisanat et les métiers ouvriers, et qui s’attaque maintenant à des professionnels qui s’en croyaient naïvement protégés comme les enseignants. En outre, toutes ces technologies numériques ont un impact écologique désastreux. En définitive, certains fantasment sur un monde où nous n’aurions plus à travailler tandis que d’autres semblent résignés à penser qu’on n’arrêtera pas le progrès technique et promeuvent l’idée de s’adapter via la RTT et le revenu inconditionnel.

Par ailleurs, sur le fond, il est erroné de dire qu’aujourd’hui la hausse de la productivité du travail marchand est supérieure à la croissance économique. Une vaste littérature économique se lamente au contraire de la tendance à la chute des gains de productivité du travail dans notre pays depuis le début des années 1980. La raison en est extrêmement simple : les capitalistes n’investissent plus assez parce que les taux de profit sont à la peine. Chaque euro de capital ou de patrimoine rapporte de moins en moins d’argent sous forme de droit de propriété. Et comme le taux de profit – et non les profits – est la variable clef de la performance des entreprises capitalistes, l’incitation à investir est moins forte. De fait, depuis le milieu des années 1980, on constate que le nombre total d’heures de travail, qu’on compte celles-ci dans le secteur marchand ou dans les administrations et assimilés, augmente globalement en France. Cela n’a rien de surprenant : avec des gains de productivité horaire qui se réduisent, il y a davantage d’offres d’emplois, globalement de moins en moins productifs. 

« Sur le papier, le revenu universel est finançable. Mais ce ne sont pas par des économies sur les minima sociaux et autres aides sociales que l’on peut dégager des ressources de cette ampleur ! »

Même si le capitalisme se remettait à bien fonctionner, à savoir renouait avec de forts gains de productivité marchande supérieurs à la croissance économique, la valeur économique générée par le travail marchand se réduirait. En effet, si, avec moins de travail, les entreprises produisent autant ou davantage de marchandises, les prix de celles-ci baisseront et avec eux les taux de profit. Si les profits restent stables, le capital accumulé, lui, aura encore augmenté suite aux investissements dans de nouvelles machines, d’où un taux de profit finalement plus faible (ndlr : cette explication fait référence à la théorie marxiste de la baisse tendancielle du taux de profit).

Dès lors, si vous souhaitez baisser le temps de travail des employés, il faut aussi baisser leurs salaires. Sinon vous dégradez encore davantage le taux de profit des entreprises, qui se retrouvent menacées de faillite. C’est exactement ce qu’a fait la gauche plurielle avec ses « 35 heures », qui ont été payées par une baisse des cotisations sociales, c’est-à-dire la part indirecte du salaire. En fait, c’est seulement lorsque le capitalisme est en pleine forme, avec une forte productivité horaire, une forte croissance économique et des taux de profit en hausse, que le temps de travail individuel baisse.

LVSL – Admettons que l’on partage les arguments des écologistes favorables au revenu universel ; il s’agit ensuite de le financer. En général, il est proposé de trouver les montants nécessaires par une réforme fiscale qui augmenterait la contribution des plus riches, de potentielles nouvelles taxes (carbone, transactions financières…) ainsi que par des économies sur les minima sociaux remplacés par cette nouvelle prestation. Est-ce réaliste selon vous ?

D.B. – Il est impossible de financer un revenu universel inconditionnel tel que le décrivent les écologistes anticapitalistes sans un bouleversement de fond en comble de l’ordre institutionnel. Les besoins de financement sont trop importants. Le revenu moyen dans ce pays est d’environ 2400 euros par adulte et par mois. Prenons un revenu universel proche du seuil de pauvreté, soit de 1 000 euros mensuels par adulte et 500 euros par enfants, puisque nombre d’auteurs retiennent, de façon surprenante, une demi part par enfant. À l’échelle globale, cela nécessite un financement de plus de 600 milliards d’euros, soit environ la moitié du montant des revenus monétaires versés dans notre économie chaque année. Certes, sur le papier, le revenu universel est finançable. Mais ce ne sont pas par des économies sur les minima sociaux et autres aides sociales que l’on peut dégager des ressources de cette ampleur !

Quant à une nouvelle fiscalité parée de vertus écologiques, elle relève d’objectifs tout de même très contradictoires. Ainsi une taxe carbone rapportera d’autant plus d’argent que notre économie en émettra ! Et si elle désincite la pollution comme espéré, elle ne rapportera alors plus grand chose pour financer le revenu universel. Même réflexion au sujet des taxes sur les transactions financières : pour financer le revenu de base, il faudrait souhaiter la spéculation ! 

Il en va encore de même avec une forte taxe sur les profits, c’est-à-dire les revenus de la propriété lucrative comme les intérêts, dividendes, rentes ou loyers. La défense du revenu universel ne remet fondamentalement en cause aucune des institutions capitalistes comme la propriété capitaliste de l’outil de travail, le marché de l’emploi, le crédit bancaire avec intérêt ou la croissance économique sans fin, la viabilité du financement repose sur la prospérité du capitalisme. Or, une forte taxe sur les profits ferait chuter l’indicateur clé du capitalisme, le taux de profit, ce qui déstabiliserait encore davantage les institutions du régime capitaliste, et donc la base fiscale sur laquelle on compte pour financer la mesure. 

Au final, financer le revenu universel implique donc que l’assurance chômage, le régime général de retraites ou d’autres branches de la Sécurité sociale, soient fortement amputées, voire supprimées. Quelle que soit la bonne volonté de la gauche écologiste et anticapitaliste, elle a besoin d’un capitalisme en pleine forme pour financer son revenu universel, ce qui est en contradiction totale avec l’engagement écologique affiché. Encore une fois, seuls les partisans libéraux du revenu universel sont parfaitement cohérents. 

En fait, la seule solution pour « garantir le revenu », c’est d’en finir avec son inconditionnalité, qui est présentée comme  la pierre d’angle « révolutionnaire » de l’édifice, et de financer un revenu minimum en augmentant les minima sociaux à 800 ou 1000 euros mensuels.

LVSL – Certains économistes ou responsables politiques proposent de recourir à la création monétaire, qu’il s’agisse d’euros, de monnaies locales ou de crypto-monnaies, pour financer ce revenu universel. Vous estimez qu’ils ont tort, que cela ne ferait que créer de l’inflation. Pourquoi ?

D.B. – Comme les partisans du revenu universel butent sur la réalité que son financement conduirait à désagréger des pans entiers de la Sécurité sociale, et que rares sont ceux qui peuvent entièrement l’assumer, on sort alors du chapeau « l’argent magique » : la création monétaire. Mais à quoi sert la monnaie, sinon à acheter des marchandises sur des marchés ? Si une très forte création monétaire servait à financer tout ou une partie du revenu universel, tout le monde voudrait dépenser cet argent mais on ne trouverait pas assez à acheter, d’où une hausse des prix.

« Quelle que soit la bonne volonté de la gauche écologiste et anticapitaliste, elle a besoin d’un capitalisme en pleine forme pour financer son revenu universel, ce qui est en contradiction totale avec l’engagement écologique affiché. »

C’est précisément cette stratégie de folle création monétaire qui a été entreprise, avec une habileté diabolique, par la classe dirigeante à partir des années 1980 pour essayer de sortir de l’ornière le régime capitaliste. Il est vrai qu’elle a réussi à relancer l’activité marchande via une relance du crédit à l’économie. Mais la conséquence principale de ces politiques est que la monnaie circule avant tout sur les marchés financiers et, dans une moindre mesure, sur le marché immobilier. Dans les deux cas, cela alimente surtout la spéculation. Seule une petite partie finance la croissance industrielle. C’est cela qui explique que nous ne connaissons pas une hyperinflation alors que les sommes d’argent qui circulent n’ont plus aucun rapport avec la valeur des marchandises produites. Rien de tout cela n’aurait lieu avec le revenu de base : la population chercherait à le dépenser sur les marchés pour consommer des biens et des services. Après tout, c’est bien le but du jeu ! La forme prise par la monnaie (numérique, monnaie locale, etc.) n’importe absolument pas. Je ne suis d’ailleurs pas convaincu par le bitcoin, qui ne sert pas à acheter mais à spéculer.

LVSL – Si je vous comprends bien, un revenu universel conséquent est donc presque impossible à financer, sauf à le transformer en revenu minimum garanti (qui n’est donc plus universel) ou à démanteler la Sécurité sociale. Vous écrivez ainsi au début de votre livre que « la défense d’un revenu de base s’intègre dans une dynamique capitaliste contre-révolutionnaire ». Le revenu universel est-il donc un piège politique pour la gauche écologiste ?

D.B. – Oui, c’est un piège redoutable. Comme souvent, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Or, qui pourrait s’opposer à un but aussi généreux que la lutte contre la pauvreté ? En fait, il n’y a que deux possibilités. La plus probable, c’est que le revenu de base prenne seulement la forme d’un revenu minimum augmenté, avec pour unique objectif de lutter contre la pauvreté. Pourquoi pas ? Mais cela ne changerait rien à la domination des institutions qui détruisent la vie sur Terre : la propriété capitaliste de l’outil de travail, le crédit bancaire avec intérêt, le marché de l’emploi (avec l’exploitation du travail par le capital) ou la croissance technologique sans fin.

Si le revenu inconditionnel est effectivement mis en place, alors il faudra mettre à bas des pans entiers des institutions du régime général de la Sécurité sociale pour définitivement liquider son histoire révolutionnaire. Bien que peu probable, une telle situation marquerait l’achèvement de la contre-révolution capitaliste entamée dès 1944 face au mouvement ouvrier révolutionnaire. En effet, le régime général de Sécurité sociale était à l’origine contrôlé par les travailleurs eux-mêmes, via des élections sur listes syndicales. Ce n’était certes pas parfait mais au moins ce n’était ni l’État, ni les actionnaires qui géraient les budgets considérables de la Sécu, alimentés par les cotisations sociales. Les conséquences en étaient formidables, notamment pour la gestion de l’hôpital public largement aux mains des soignants (ndlr : lire à ce propos l’article de Romain Darricarrère sur LVSL).

Or, au cours des dernières décennies, toute la classe politique n’a pas tant privatisé la Sécu qu’elle l’a étatisée, pour la confier à des techniciens et des bureaucrates, ôtant progressivement tout pouvoir aux travailleurs. Puis-je rappeler que c’est la « gauche plurielle » (PS, PCF, Verts) qui a appliqué le plan Juppé qui anéantit définitivement le pouvoir des syndicats de travailleurs dans la gestion des caisses de Sécu ? Raison pour laquelle tout le monde confond la Sécu et l’État. Le revenu de base repose sur la même logique : l’État, géré par « ceux qui savent » vient « prendre soin » d’une population politiquement impuissante à qui il faut donner le droit au revenu.

LVSL – Vous revenez aussi sur les arguments de ce que vous nommez « la gauche antilibérale », héritière du mouvement ouvrier et défavorable au revenu universel. Comment ce camp politique définit-il le travail et pourquoi rejette-il l’idée d’une allocation universelle ?

D.B. – La gauche antilibérale a produit des arguments très intéressants contre le revenu de base, sur lesquels se base une grande partie de mon livre. Outre qu’elle a montré que celui-ci était impossible à financer sans casser la Sécu, elle a aussi défendu l’idée que le revenu de base était une « prime à la précarité ». En effet, comme les montants envisagés, même les plus généreux, sont la plupart du temps insuffisants pour vivre, les personnes doivent continuer de se présenter sur le marché de l’emploi ou devenir auto-entrepreneur pour le compléter. Dès lors, les moins qualifiés devront se contenter de CDD, de missions d’intérim, de faibles revenus d’activité, etc. Le travail sera donc toujours une besogne qu’on expédie en y pensant le moins possible et qui n’appelle aucune bataille politique. La casse des droits du travail se poursuivra donc.

Cela dit, les partisans écolos du revenu universel sont en droit de demander à la gauche antilibérale ce qu’elle propose. Et là, c’est le grand vide. Ou plus exactement toujours les mêmes mots d’ordre : croissance « verte » (1), emplois publics et réduction du temps de travail. La gauche ne semble jamais être sortie des « 30 Glorieuses » où « tout allait bien » : forte croissance, « plein emploi » si l’on excepte que les femmes étaient renvoyées dans les foyers, progression de la fonction publique, etc. Quoiqu’on en pense – y compris, comme c’est mon cas, le plus grand mal – il est totalement illusoire de penser qu’on pourrait retrouver de tels enchaînements. Cette période correspondait à une sorte d’ « âge d’or » absolument inattendu du capitalisme : alors que ce régime avait montré des défaillances extrêmes, dont il ne se sortait qu’à coup de destructions inouïes, comme deux guerres mondiales en moins de cinquante ans, voilà qu’il renaissait en pleine forme ! 

Mais après cinquante ans de « crise » ou de « dépression longue » selon l’expression du marxiste Michael Roberts, nous savons que le capitalisme ne peut plus garantir la croissance et le plein emploi. Si c’était le cas, la bourgeoisie, qui aimerait tant revenir au « monde d’avant », avec sa croissance industrielle et ses taux de profit, l’aurait déjà fait. Dès lors, lorsque la gauche défend l’emploi comme seul horizon, elle défend in fine le chômage de masse qui l’accompagne.

Le plus dramatique, c’est que la gauche antilibérale ne diffère finalement des libéraux que sur le positionnement du curseur entre les « productifs » et les « improductifs » que ce cher État social devra prendre en charge. Pour les libéraux, seuls les travailleurs marchands et les capitaux sont productifs. Ce sont eux qui vont générer une valeur économique marchande qui sera taxée (les « charges » : impôts et cotisations) pour payer des improductifs (les travailleurs du secteur non marchand et les autres – chômeurs, retraités, femmes ou hommes au foyer, etc.). Contrairement à eux, les antilibéraux de gauche considèrent heureusement que le capital ne produit rien et ils reconnaissent comme « productifs » les travailleurs du secteur non marchand (administrations et assimilées) au motif que l’utilité de leur activité est reconnue socialement et politiquement. Mais ils considèrent toujours tous les autres comme des non travailleurs vivant de la générosité de l’État social. Ce raisonnement erroné est une vraie erreur politique. Les écologistes défendant le revenu universel ont eux compris la nécessité d’en finir avec ce découpage productif / improductif.

LVSL – Selon vous, « la gauche antilibérale » commet donc une erreur dans sa définition du travail, en omettant le travail domestique. Vous proposez une autre conception du travail, inspirée notamment des travaux du Réseau Salariat et de Bernard Friot, qui prendrait en compte ce travail domestique à travers un « salaire universel ». En quoi ce salaire universel diffère-t-il du revenu universel ?

D.B. – Le salaire universel est fondamentalement opposé au revenu universel. Le point central est d’affirmer l’universalité du travail, conséquence de notre condition humaine : pour bâtir une civilisation humaine, nous devons travailler, et c’est bien ce que nous faisons tous, sauf les adultes non autonomes et les enfants, du moins en Occident. Il y a travail à chaque fois que des personnes produisent une richesse utile. La question de savoir si ce travail a lieu dans l’espace domestique, communautaire, marchand, gratuit, etc. est, dans cette affaire, secondaire.

Qu’est-ce que le « salaire universel », qu’on appelle aussi « salaire à la qualification » ou « salaire à vie » ? C’est l’attribution à tous les adultes du pays d’un salaire, à partir de la majorité politique à 18 ans, au premier niveau de qualification, c’est-à-dire au SMIC, que la CGT propose de relever à 1400 euros. Les personnes qui le souhaitent peuvent ensuite évoluer en qualification pour gagner plus. 

On va me dire que c’est de la démagogie. Mais non ! Considérer tout adulte en capacité de produire de la valeur économique pose une très haute obligation politique et morale. Cela implique, de fait, que chacun s’engage dans le travail et dans le combat pour que nous en devenions maîtres, individuellement et collectivement.

D’autre part, la seule façon de financer le salaire universel, c’est d’en finir avec les revenus de l’exploitation. En finir avec les dividendes et les intérêts versés aux riches, c’est prendre nos responsabilités politiques et diriger l’économie à leur place, assumer le pouvoir. Voilà la différence radicale avec le revenu de base. Evidemment, ce salaire universel ne deviendra réalité qu’à condition d’avoir engagé de formidables combats révélant une appétence collective pour une civilisation pleinement démocratique, et donc le travail qui va avec.

LVSL – Justement, le projet de civilisation que vous portez, c’est la décroissance. Vous la définissez comme la réduction, décidée démocratiquement et non subie, de la production et de la consommation de biens et services. Comment liez-vous la décroissance et le salaire à vie ?

D.B. – Le salaire universel s’appuie sur une institution économique déjà existante, la Sécu. Outre l’augmentation des cotisations pour mutualiser une part de plus en plus importante des salaires, l’idée est de la remettre sur ses rails originels, c’est-à-dire sa gestion démocratique par les travailleurs. En effet, pour un écologiste luddite et décroissant comme moi – qui veut en finir avec des pans entiers de l’industrie pour produire autrement et moins –, seule une démocratie économique permettrait le choix collectif de la sobriété en transformant radicalement les institutions de production.

« Seule une démocratie économique permettrait le choix collectif de la sobriété en transformant radicalement les institutions de production. »

À travers l’élection d’administrateurs des caisses de Sécu, nous pourrons décider démocratiquement d’arrêter de financer des projets nuisibles comme l’EPR ou ITER (ndlr : réacteur international de recherche sur la fusion nucléaire, situé à Cadaraches, en région PACA) pour soutenir des travaux vitaux comme la petite paysannerie. Nous pourrons aussi financer des entreprises en outrepassant les créanciers et les actionnaires. La CGT avait entamé un travail sur ces questions, dénommé Nouveau Statut du Travail Salarié. Le projet d’une Sécurité sociale de l’alimentation actuellement réfléchi par des paysans et des syndicalistes va dans le même sens (ndlr : lire à ce propos l’article de Clément Coulet sur LVSL).

LVSL – Votre proposition de « salaire universel » est effectivement très ambitieuse, en ce qu’elle propose une tout autre organisation de l’économie. Cependant, on connaît les obstacles immenses rencontrés par le mouvement ouvrier lorsqu’il s’attaque aux détenteurs de capitaux. Que répondez-vous à ceux qui estiment que votre proposition est utopique ?

D.B. – Elle n’est pas utopique, elle s’inscrit dans le meilleur de l’histoire révolutionnaire récente. Aujourd’hui, presque tout le monde est salarié et une part considérable de ce salaire est déjà mutualisée via la Sécu et la fonction publique. Et bien, renforçons cette mutualisation pour nous donner les moyens de gérer démocratiquement l’économie ! Bien sûr, j’ai parfaitement conscience de notre marginalité : à peu près tout le monde est contre nous ! Les attaques de la classe dirigeante seraient brutales, il n’y a pas de raison de penser qu’il en irait différemment de ce qui s’est toujours passé dans les périodes révolutionnaires : répression, prison, crimes, etc. La brutalité étatique déployée contre les Gilets jaunes en a donné un avant-goût.

LVSL –  Revenons sur un autre enjeu abordé ponctuellement dans votre livre, sur lequel il m’a semblé comprendre que vous étiez assez réservé : la question de la gratuité. La richesse prélevée sur la sphère marchande (impôts, taxes, cotisations…) finance en effet des services publics gratuits ou quasi gratuits, comme l’éducation, la santé ou la sécurité. Certains intellectuels, comme Paul Ariès, proposent d’élargir cette gratuité en l’étendant à d’autres domaines : transports publics, quantités minimales d’eau et d’électricité, alimentation… Selon ses partisans, cette démarchandisation de nombreuses sphères de la société pourrait permettre de satisfaire certains besoins élémentaires en outrepassant le marché. N’est-ce pas quelque chose de souhaitable pour un décroissant comme vous ?

D.B. – Si on veut être précis, on ne peut pas dire que des prélèvements sur la sphère marchande « financent » la gratuité. Par définition, la gratuité n’a pas besoin de financement. Dans un monde où tout serait gratuit, il n’y aurait pas d’argent. Sauf que nous vivons dans un monde où les marchés et la monnaie sont très présents, donc les « travailleurs de la gratuité » ont besoin de manipuler de l’argent. La personne qui prépare un repas pour le foyer le fait gratuitement mais elle doit acheter, au moins en partie, les ingrédients qui composent le repas, l’énergie pour le cuire, etc. Le cadre qui consacre 50 heures par semaine à son entreprise ne peut le faire qu’à condition que sa femme travaille gratuitement dans la sphère domestique, élève leurs enfants, prenne soin d’un parent vieillissant, etc.

L’ouvrage de Denis Bayon. © Editions La Dispute

Ce que je veux dire par là, c’est qu’on ne parle jamais des « prélèvements » sur la sphère gratuite par l’économie marchande capitaliste, alors que ceux-ci sont massifs. Cela explique d’ailleurs, comme vous le dites, que la gratuité est déjà massive dans notre économie de croissance ! Faut-il l’étendre ? Pourquoi pas ? Il est par exemple urgent que les soins dentaires soient entièrement gratuits… Mais fondamentalement la décroissance n’a rien à voir avec la gratuité. Elle affirme que si nous devions nous passer de pans entiers de l’appareil industriel, il nous faudrait beaucoup bosser. Les derniers paysans produisant des aliments sains et savoureux avec peu de technique en savent quelque chose. Une des premières choses à faire avec le système de salaire universel dont nous parlions tout à l’heure, c’est de former des travailleurs pour accomplir ces tâches au service de la société.

A l’inverse, on peut imaginer une société, à mes yeux catastrophique, où une partie de la population considérée comme inutile et improductive accéderait en sus de son revenu de base à quantité de biens et services gratuits et se contenterait d’une vie essentiellement parasitaire. Le salaire universel interdit une telle perspective, car, à la différence du revenu minimum et d’une extension très forte de la gratuité, il nous oblige. C’est d’ailleurs pour ça que, pour l’heure, à peu près personne n’en veut. Et que la gratuité a si bonne presse.

LVSL – Puisque nous avons abordé les enjeux du travail et de l’écologie, j’aimerais enfin vous demander votre avis sur une proposition qui suscite de plus en plus d’intérêt ces derniers temps : l’emploi garanti. Deux think tanks et de plusieurs élus de gauche proposent en effet que chaque chômeur se voie créer un emploi, selon les besoins locaux, s’il le souhaite. Que pensez-vous de cette proposition ?

D.B. – En gros, cette initiative s’inscrit dans la généralisation du dispositif « Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée » défendue par tout le camp libéral, de droite et de gauche, que j’ai déjà évoqué dans La Décroissance N°175, en allant voir de plus près la réalité de ces travaux apparemment écologiquement vertueux. Je me suis notamment basé sur le travail de l’Union Locale CGT de Villeurbanne qui soutient des travailleurs en lutte dans leur Entreprise à But d’Emploi dans le TZCLD du quartier populaire de Saint-Jean (2) et les témoignages et analyses du Comité Chômeur de la CGT (3). 

L’idée est d’une simplicité libérale redoutable. C’est entendu : rémunérer les chômeurs nous coûte de l’argent, on nous le répète assez. Au passage, je trouve qu’on devrait se poser la même question pour les hauts fonctionnaires qui cassent l’hôpital public ou les ingénieurs qui produisent toutes sortes de gadgets inutiles. Passons. On nous dit donc qu’un chômeur  coûte environ 15 000 euros annuels. Bien sûr, les libéraux aimeraient beaucoup ne plus verser ce « pognon de dingue » aux « improductifs ». Leur logique est la suivante  : avec l’argent que nous coûtent les sans emploi, versons-leur un salaire au SMIC via un contrat de travail le liant à une association créée à cet effet. Or ce qui m’inquiète là-dedans, c’est qu’on va encore utiliser l’argent de la Sécu. Et la gauche défend ça !

Ensuite, quid du travail concret ? Tout le reste de l’économie étant toujours aux mains de la classe dirigeante, le travail dans les TZCLD est extraordinairement contraint. En effet, il ne doit pas concurrencer celui des autres travailleurs de l’économie marchande ou de la fonction publique. Dès lors, il ne reste que les miettes. Les travailleurs du TZCLD témoignent de leur sous-activité, ou du fait qu’ils bossent « pour eux-mêmes », par exemple en repeignant leurs locaux. 

On voit aussi des situations où cette contrainte est allégée et où les travaux réalisés viennent de fait remplacer les travailleurs du secteur marchand généralement mieux payés. La CGT chômeurs a inventorié les tâches de ce type : mise en rayon et inventaires dans la grande distribution, lavage de voitures d’entreprises, couture pour des entreprises de textile bio…  Elle dresse également la liste de tous les travaux qui viennent remplacer ceux des fonctionnaires territoriaux à statut. Elle en déduit que « 80 % des travaux effectués relèvent des compétences des agents communaux ou du tissu économique déjà présent localement ». Voilà comment une idée généreuse mais erronée, car fondée sur des principes libéraux, remplit parfaitement l’agenda de la classe dirigeante. Les TZCLD s’apparentent à une fourniture de travail gratuit, les salaires étant payés par la Sécu et l’État, avec une possible modulation en prenant en compte le chiffre d’affaires liés à des travaux solvables. Potentiellement, une généralisation de la mesure rendrait disponibles des millions de travailleurs sous-payés qui casseraient les salaires et les statuts des travailleurs en postes. En outre, lorsque des travailleurs des TZCLD se révoltent contre une telle situation, ils sont durement sanctionnés. Il faut donc refuser ce genre de « solution au chômage ».

Notes :

1. Voir le remarquable livre d’Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature, La Découverte, 2021.

2. Union Locale CGT de Villeurbanne, Évaluation intermédiaire de l’expérimentation de Villeurbanne Saint-Jean, février 2021.

3. « Note Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée », Comité national des Travailleurs privés d’emplois et précaires CGT, consultée le 3 novembre 2020.

Les Coursiers Bordelais : une alternative concrète à l’ubérisation

Des membres de la coopérative Les Coursiers Bordelais
Les membres de la coopérative ont retrouvé la maîtrise de leur travail. © Les Coursiers Bordelais

À l’heure où sont souvent évoqués les dangers de l’ubérisation, des initiatives voient le jour pour proposer un modèle alternatif au capitalisme de plateforme. C’est dans cette dynamique que s’inscrit la démarche des Coursiers Bordelais, coopérative de livraison qui a vu le jour en 2017. Nous avons voulu leur donner la parole pour qu’ils dévoilent leur analyse du marché de la livraison et mettent en lumière la voie émancipatrice qu’ils contribuent à construire chaque jour, notamment avec l’aide de la Fédération de coopératives de livraison à vélo CoopCycle.

LVSL – Vous étiez livreurs pour des plateformes de type Deliveroo, Take it Easy ou Uber Eats, mais vous avez décidé de vous en écarter en fondant votre propre coopérative : Les Coursiers Bordelais. Comment vous présenteriez-vous en quelques phrases ?

Les Coursiers Bordelais – Au moment où on a commencé Les Coursiers Bordelais , on était trois coursiers dégoûtés des plateformes. Pourtant, on aimait le métier en lui-même. Le fait de livrer peut être satisfaisant en soi pour la sensation de liberté à vélo que ça procure, d’une part, et la dimension écologique, d’autre part.

Alors on a eu à cœur de continuer à faire ce qu’on aimait – livrer – mais en prouvant qu’il est à portée de main de le faire d’une manière alternative à celle du capitalisme de plateforme, c’est-à-dire en reprenant le contrôle sur notre propre travail. Dans cet esprit, notre initiative a d’abord pris la forme d’une association, puis on est rapidement devenus une SCOP (société coopérative de production).

Il faut croire que cette ambition de montrer qu’on peut continuer à livrer à vélo autrement n’est pas vaine, c’est même plutôt une réussite. Quand on a commencé, en novembre 2017, on était trois [Arthur Petitjean, Arthur Hay et Théo Melts]. Aujourd’hui, à peine trois ans plus tard, on compte déjà six salariés [se sont ajoutés Morgan Lamart, Clément Bread et Amandine Laborie].

LVSL – Justement, vous parlez de salariés et vous dites souvent que vous vous sentez bien plus libres depuis que vous l’êtes. En tous cas, vous ne regrettez pas l’indépendance que représente votre ancien statut d’auto-entrepreneur. Vous êtes donc plus libres dans le salariat que dans l’auto-entreprenariat [1] ?

LCB – Vous avez raison d’évoquer l’illusion de l’indépendance : quand on est contraint autant qu’on l’était, la liberté n’est qu’un mirage. Les plateformes exaltent publiquement le fait d’être « son propre patron » et de pouvoir travailler quand on veut. Mais tout ça n’est en vérité qu’un mensonge qui ne doit plus tromper personne.

D’abord, la ponction sur notre travail de livraison qu’opère la plateforme est telle que, pour vivre correctement, on ne livre pas simplement « quand on veut », mais plus que dix heures par jour et sans week-end. Le rythme effréné qu’on s’impose pour s’y retrouver financièrement peut vite nous faire péter les plombs.

Si on prend notre exemple, on note une différence considérable entre notre position en tant que salariés aujourd’hui, et notre ancienne position d’indépendants. A l’époque on n’avait aucune protection sociale digne de ce nom, pas de congés payés ni aucune assurance, et on travaillait énormément. En opposition à cette situation catastrophique, tous les salariés de notre coopérative peuvent compter sur huit semaines de congés payés, des tickets restaurant et un forfait mensuel d’une centaine d’euros pour couvrir nos réparations et l’entretien de notre matériel.

Ensuite, il faut rappeler que le salariat libère les travailleurs d’une rémunération à la tâche. Le caractère émancipateur de l’institution du salaire repose précisément sur le fait que la rémunération n’est pas fondée sur la stricte mesure de l’activité réalisée, mais bien plutôt sur le niveau de qualification rattaché au poste de travail occupé par le salarié. Dans l’institution du salaire, chaque poste de travail est ainsi associé à un niveau de qualification auquel correspond un niveau de salaire, négocié dans les conventions collectives nationales. Il n’est ainsi absolument pas paradoxal – mais bien plutôt nécessaire – de revendiquer le salariat en tant que progrès par rapport au travail indépendant qui, d’abord, contourne les droits sociaux et le Code du Travail, mais surtout tente de renouer avec la rémunération à la tâche, forme canonique de la rémunération du capitalisme au 19ème siècle (avec le fameux contrat de louage d’ouvrage notamment) .

Créée en 2017, la coopérative LES Coursiers Bordelais construit au quotidien un modèle de travail alternatif
Libérés de la pression et des aléas de leur activité concrète, les membres de la coopérative exercent leur activité dans des conditions autrement meilleures qu’avec les plateformes.
© Les Coursiers Bordelais

Au-delà du seul enjeu des coursiers indépendants, il faut replacer notre lutte dans un cadre global. Les gens pensent souvent que notre combat est juste, mais que ça ne les concerne pas, mais il s’agit en réalité d’un enjeu bien plus large ! Si nous laissons passer la légalisation du déguisement d’un salariat en travail indépendant [2], alors nous ouvrons la porte au retour du travail à la tâche : il faut s’y opposer. En acceptant ça, on ouvre aussi la porte au retour à un refoulement insidieux des acquis obtenus au cours des deux derniers siècles de lutte syndicale.

« Le salariat libère les travailleurs d’une rémunération à la tâche. »

LVSL – Quand on voit le pouvoir qu’exerce sur votre travail la plateforme, ce sont plus les notions de dépendance et de subordination que celle d’indépendance qui qualifient le mieux votre relation.

LCB – C’est exactement ça. Théoriquement on n’a pas d’employeur, mais on est quand même obligés de faire la pub de la plateforme en étant contraints de porter un sac de livraison à leur effigie par exemple.

En vérité, et ça rajoute un déséquilibre à l’avantage de la plateforme, on n’a jamais d’interlocuteur réel avec qui communiquer. Cela participe sans aucun doute à renforcer le mythe que les plateformes ne nous emploient pas, mais ça ne les empêche pas de nous contrôler et le jour où un client s’amuse à dire que sa commande est arrivée en miettes pour se faire rembourser, alors c’est quasiment impossible pour nous de nous défendre.

Par ailleurs, les plateformes ont quand même le pouvoir incroyable de supprimer notre accès à l’application. Et quand cela se produit, on ne peut quasiment rien faire ; c’est ce qui est arrivé à Arthur Hay [un des trois fondateurs]. Suite à son activité syndicale dans la région de Bordeaux, il n’a plus jamais eu accès à l’application pour laquelle il travaillait jusqu’alors.

LVSL – Par rapport au statut d’auto-entrepreneur, la stabilité du salariat est un progrès. Cependant, les bénéfices sont décuplés dès lors que les salariés ont le pouvoir de décider de leur propre travail. N’est-ce pas là tout l’intérêt de la forme coopérative ?

LCB – Exactement. Avec notre coopérative, on a mis en place une organisation du travail aux antipodes de tout ce qu’on avait vécu dans la précarité des plateformes.

« Ça fait un bien fou de se sentir responsabilisés ! »

D’abord, il y a des règles simples, comme l’incontournable « 1 coopérateur = 1 voix ». Toute décision relative à notre coopérative est prise selon cette règle basique qui veut que chaque personne qui contribue à notre travail ait équitablement son mot à dire. Au final, ça nous permet d’avoir des décisions collectives qui, au-delà de renforcer la cohésion de l’équipe, sont prises selon l’avis de ceux qui travaillent véritablement sur le terrain.

Ensuite, on a une organisation tournante pour toutes nos tâches administratives. Chacun de nous est formé pour les faire et au lieu que ces tâches deviennent une charge additionnelle à notre travail de livraison, l’un d’entre nous est désigné chaque semaine pour passer son temps presqu’exclusivement derrière le bureau, pour s’occuper de ces aspects essentiels.

Mais au-delà de ces éléments, la forme de la coopérative permet de retrouver la maîtrise et la souveraineté sur notre propre travail. C’est bien nous, seuls travailleurs de la coopérative, qui décidons collectivement de nos conditions de travail, notre organisation et nos niveaux de salaires. Cela fait un bien fou de se sentir responsabilisés ! Au lieu d’être toujours suspectés de ne pas livrer assez vite ou de ne jamais travailler assez, on est libéré de toute cette économie du doute et de la suspicion qui nous pense par défaut comme étant à surveiller.

« Nous n’avons pas de profits à dégager pour rémunérer des actionnaires. Ainsi, on ne rémunère que celles et ceux qui contribuent concrètement à notre travail. »

LVSL – Non seulement vous devenez des travailleurs responsabilisés, mais vous êtes également libérés de la logique actionnariale et de la profitabilité à tous prix.

LCB – Oui, tout à fait. D’une certaine manière, tous ces points positifs que nous décrivons depuis le début ne sont possibles que parce que nous nous sommes débarrassés de la logique actionnariale. En vérité c’est très simple : nous n’avons pas de profits à dégager pour rémunérer des actionnaires. Ainsi, on ne rémunère que celles et ceux qui contribuent concrètement au travail que nous fournissons, et c’est tout.

Dans ce sens, la coopérative est un moyen d’instituer une forme de copropriété d’usage sur notre outil de travail et donc d’abolir, à notre échelle, le régime de propriété lucrative. Cela veut tout simplement dire que, contrairement au modèle capitaliste (de plateforme), personne ne gagne d’argent sur notre travail sans jamais y contribuer !

LVSL – Les plateformes se contentent d’opérer une simple intermédiation entre les producteurs et les livreurs. Or, cette intermédiation, votre exemple et celui de CoopCycle montrent qu’elle peut se faire sans ces plateformes, qui n’apportent finalement rien d’essentiel à l’économie réelle.


LCB – C’est parfaitement vrai, et nous vous remercions de nous inviter à parler de CoopCycle, qui remplit une double fonction.

C’est d’abord un logiciel qui fait la relation entre les coursiers et ceux qui veulent livrer leurs produits (les restaurants). La différence, c’est que la relation se fait de manière transparente puisqu’il s’agit d’un logiciel open source [3], qui tranche avec l’opacité des plateformes. Par ailleurs, pour pouvoir utiliser ce logiciel, l’entité qui s’en sert doit être une coopérative, ou au moins observer une certaine démocratie dans son organisation interne.

Mais l’activité de CoopCycle ne se résume pas à ça. Sorte d’héritière, culturelle et idéologique, du mouvement Nuit Debout, c’est aussi une fédération européenne de coopératives de livraison qui non seulement contribue à constituer une force collective pour renforcer les livreurs dans leurs négociations, mais mutualise un certain nombre de services des coopératives adhérentes. Tout cela permet de nous mettre à l’abri d’un certain nombre d’abus qu’on connaît dans le monde des plateformes.

LVSL – Quel genre d’abus ?

LCB – Prenons deux exemples concrets. Nous parlions tout à l’heure de l’illusion du travail indépendant. En réalité, la prédation s’immisce à tous les niveaux dans le capitalisme de plateforme. En effet, pour être auto-entrepreneur, il faut faire quelques démarches administratives, que vous ne pouvez pas faire si vous n’avez pas de papiers. S’est ainsi instaurée une pratique particulièrement vicieuse qui consiste à se créer un compte d’auto-entrepreneur exclusivement en vue de le louer à des travailleurs sans papier, en prenant au passage une commission sur leur travail. Les travailleurs sans papiers se trouvent ainsi exploités à la fois par la plateforme, qui rémunère mal, et la personne à qui ils louent le statut d’auto-entrepreneur pour pouvoir exercer. Les plateformes sont évidemment au courant de cette pratique, mais s’en contentent parfaitement. Et pour cause : plus il y a de livreurs potentiels, plus elles peuvent imposer des ponctions importantes car la concurrence pousse toujours les livreurs à accepter une baisse de leur rémunération plutôt que la perte de leur activité.

Par ailleurs, les plateformes ont toutes tendance à élargir le périmètre de livraison dans les villes. Ainsi, il devient de plus en plus difficile de livrer à vélo. Pour gagner du temps, et parce que les zones de livraison étendues ne sont pas toujours adaptées aux vélos, certains coursiers préfèrent opter pour un véhicule motorisé. Au-delà du fait que la promesse écologique de la livraison à vélo n’est plus tenue ou que livrer à vélo dans ce périmètre étendu est dangereux pour les livreurs, une licence est nécessaire pour livrer avec un véhicule motorisé. Les plateformes, qui savent parfaitement que certains trajets ne peuvent raisonnablement être effectués à vélo au vu du temps de trajet effectué par leurs coursiers, préfèrent se cacher derrière une prétendue ignorance de cette pratique qui leur permet, une fois encore, d’accroître la concurrence de tous contre tous.

Contrairement aux livraisons des plateformes, l’intégralité du travail de la coopérative est effectué à vélo.
© Les Coursiers Bordelais

LVSL – On sait que les plateformes de livraison ne sont pas rentables, alors que vous l’êtes. Pourtant, leur cote boursière ne cesse de s’envoler. Quel regard portez-vous sur cette déconnexion d’avec l’économie réelle ?

LCB – C’est le cœur de notre projet : montrer qu’on peut livrer à vélo et être rentables ! Cela s’explique en grande partie par tout ce qu’on a dit jusque-là, et notamment par le fait qu’on travaille pour nous, sans avoir à rémunérer des actionnaires qui décideraient de ce qu’on doit faire, sans y contribuer eux-mêmes.

On entend souvent dire que le modèle UberEats ou Deliveroo n’est pas rentable (ou pas profitable, plutôt). Leur cote qui s’envole pourtant sur les marchés financiers ne traduit ainsi en rien les dynamiques de l’économie réelle. Certes les marchés financiers ne sont jamais un indicateur pertinent des performances des entreprises cotées en bourse, mais cela en dit plus encore sur ce modèle. Des capital riskers misent sur le fait, qu’à terme, ces entreprises de type Uber Eats arriveront à trouver un modèle plus profitable. En d’autres termes, ce que permet de dire l’expérience Uber Eats en bourse c’est que, sur les marchés financiers, il se trouve toujours des investisseurs prêts à parier contre le marché en attendant qu’une situation de monopole ou une précarité encore accrue des travailleurs finissent par advenir pour que leur risque finisse par payer vraiment et leur assurer un jackpot monumental.

Par ailleurs, certaines plateformes affichent des ambitions pour le moins inquiétantes. C’est le cas du projet « Dark Kitchen », de Deliveroo, qui promet à la fois de supprimer tout le travail vivant et l’activité humaine, et de substituer aux restaurants des centre villes des cuisines en périphérie, comprenant un maximum de tâches automatisées et dont la production viserait exclusivement la livraison.

LVSL – Pour finir, qu’est-ce que cela change concrètement pour les restaurants et les clients finaux de travailler avec vous ?

LCB – D’abord, pour le restaurateur (même si on ne fait pas que les livraisons concurrentes d’Uber Eats), c’est une question de tarif. Là où les plateformes ponctionnent entre 25% et 30% de la valeur livrée, nous avons décidé d’appliquer un forfait raisonnable (8,40€ TTC). Le choix du forfait a un sens d’un point de vue de la répartition de la valeur économique : notre travail ne change pas selon la valeur de la livraison. Dans ce cadre, il nous semble donc légitime que la reconnaissance monétaire de ce travail ne change pas non plus selon la valeur de ce que nous transportons.

En plus, la solution CoopCycle laisse aux restaurants le choix de décider comment ils comptent répartir le coût de la livraison entre eux et le client final – et de le faire en toute transparence. Au contraire, les plateformes tentent d’habituer les clients à des livraisons peu chères, et contraignent ainsi les restaurants à dissimuler le coût d’une livraison en baissant leur propre prix ou en affichant des prix de plats plus élevés.

Enfin, pour le client final, le bénéfice est à chercher du point de vue éthique. Au-delà du droit du travail respecté, de la transparence et du soutien à l’émancipation des travailleurs réunis en coopérative, il peut compter sur une livraison à 100% écologique et effectuée en vélo cargo, ce qui garantit une plus grande stabilité.

Notes

[1] C’est notamment ce qu’explique Claude Didry (L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, La Dispute, 2016), qui lit l’institution du salariat comme un acte émancipateur.

[2] Le 4 mars 2020, la chambre sociale de la Cour de cassation a requalifié en « contrat de travail » le lien qui unissait Uber à un ancien chauffeur de la plateforme. Les suites et conséquences de cet arrêt sont attendues et seront scrutées avec attention.
Un étude menée par des parlementaires européens, et notamment l’euro-députée Leïla Chaibi, recense par ailleurs 35 victoires sur quelques 59 affaires judiciaires intentées par les travailleurs des plateformes dans huit Etats membres de l’Union Européeene.

[3] Un logiciel est open source lorsque son code source est public et accessible. Dans le cas des coursiers, cette dimension présente l’avantage de proposer un algorithme tout à fait transparent pour attribuer le travail.

Pour en savoir plus sur CoopCycle : https://coopcycle.org/fr/.
Pour en savoir plus sur Les Coursiers Bordelais : https://coursiersbordelais.fr/

« L’aliénation n’est pas l’apanage des ouvriers : elle frappe aussi les enfants de la bourgeoisie » – Entretien avec Maurice Midena

Maurice Midena
Maurice Midena © Carole Lozano

Dans Entrez rêveurs, sortez manageurs. Formation et formatage en école de commerce (La Découverte, 2021), le journaliste Maurice Midena étudie le processus de transformation de ces étudiants, bons élèves consacrés par le système scolaire, en futurs manageurs efficaces. Des excès de l’entre-soi festif au sein du campus à l’indigence intellectuelle des cours proposés, il montre que les failles de ce système des grandes écoles de commerce répondent en fait à une fonction bien précise : l’intégration des impératifs de l’entreprise par ces futures élites, qui incarnent l’esprit du capitalisme néolibéral. Au détriment de tout esprit critique ? Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL Vous avez vécu de l’intérieur l’« expérience étudiante » des écoles de commerce, à Audencia Nantes. L’avant-école est un moment important selon vous car il permet à la fois d’envisager la particularité française de la classe préparatoire, les attentes voire le « non-choix » des étudiants qui arrivent un peu par défaut dans ce milieu, ou encore les stratégies publicitaires des écoles pour attirer le plus de clients possibles. Comment êtes-vous arrivé dans ce monde que vous analysez aujourd’hui de façon critique ?

Maurice Midena J’ai été, et je pense qu’il est nécessaire d’insister là-dessus, en bien des points un étudiant classique d’école de commerce, tant par mes modes de pensée que par mes comportements au sein de l’école. De la même façon, le parcours qui m’a conduit à intégrer Audencia en septembre 2013 ne diffère guère du commun des étudiants d’école de commerce, avec les petites variations liées à ma socialisation et mes affects personnels.

Je parle sans précision de mon parcours dans le livre alors je vais me permettre d’être ici un peu plus exhaustif. J’ai toujours été un élève d’une studiosité pour ainsi dire remarquable, toujours dans les deux premiers de ma classe de la sixième jusqu’en dernière année de prépa, toujours plus ou moins assis au premier rang. J’ai grandi en Champagne-Ardenne, avec un père cadre chez Areva et une mère comptable dans une petite maison de Champagne, typiques « classe moyenne supérieure », avec un bon capital économique, un capital culturel moyen, mais un capital social très faible, et symbolique nul.

J’ai été scolarisé dans un collège de campagne, à Anglure dans la Marne, puis j’ai fait mon lycée à Romilly-sur-Seine, dans l’Aube, ancienne petite gloire du textile français, dont la santé économique a été saccagée par la désindustrialisation. J’avais toujours rêvé de journalisme, depuis mes 10 ans, mais on m’avait assez répété que c’était une profession difficile à intégrer, un « rêve » presque inaccessible, d’autant que personne autour de moi, famille et enseignants compris, ne savait vraiment quelle était la meilleure voie d’orientation pour me mener à bon port. Ayant toujours été consacré par le système scolaire, mes professeurs de seconde m’ont poussé à aller en filière scientifique, comme il est de coutume pour les bons élèves perdus au milieu les brochures de l’Onisep [Office national d’information sur les enseignements et les professions, spécialisé dans l’orientation des lycéens, NDLR].

En terminale, j’ai opté pour intégrer une prépa, voie prestigieuse et qui « ouvrait toutes les portes » comme on dit. Étant absolument réfractaire à une carrière scientifique, voulant conserver les humanités tout en gardant un peu de maths, critère de sécurisation là encore, j’ai donc « choisi » une prépa économique et commerciale qui me paraissait être un bon entre-deux. Je suis donc entré en 2010 au lycée Roosevelt de Reims, petite prépa sans prétention, qui intégrait un étudiant tous les trois ans dans une parisienne, là où certaines prépas d’élite y intègrent trois quarts de leurs effectifs chaque année.

Rapidement happé par l’émulation intellectuelle, la bonne ambiance générale, la grande bienveillance de nos professeurs, j’ai été habité par ce désir moteur en prépa : celui de briller aux concours. Désir qui écrase toute réflexion sur « l’après », sur le projet de vie que l’on veut mener, sur nos aspirations profondes. Et une fois les résultats du concours tombés, tout nous pousse – et par « tout », j’entends les sacrifices consentis pendant les deux à trois années de prépa, et les stratégies de séduction bien rodées des écoles –, à intégrer la meilleure de celle où on a été admis, Audencia à Nantes me concernant.

Mais ce sentiment de « non-choix », de « choix par défaut » quant à rentrer en école de management n’est pas l’apanage des étudiants qui viennent de province comme moi : il est aussi prégnant, à des degrés certes divers, comme je le montre dans le livre, chez les jeunes issus des classes très aisés des grandes villes ayant eux-mêmes des proches passés par ces écoles. Même si ces derniers sont en général un peu mieux renseignés sur ce qui les attend en école.

LVSL  Étiez-vous conscient, déjà à l’époque, des défauts de ce système des écoles de commerce ?

M. M. Si par défauts on entend ceux que je dépeins dans le livre comme les résultats d’un formatage comportemental et intellectuel configurés par le capitalisme, alors non, pas du tout. En revanche, j’étais très accablé par l’indigence intellectuelle des cours, l’absence d’exigence académique attendue des élèves et la piètre curiosité intellectuelle dont ces derniers faisaient preuve.

Peu importent mes atermoiements individuels. C’est tout le nœud de la dynamique collective : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître.

Mais je me suis vite fondu dans la masse : je me suis engagé dans une « liste » assez tôt, j’ai eu plusieurs engagements associatifs, j’ai multiplié les activités parascolaires, et j’ai aussi œuvré à me constituer une certaine reconnaissance sociale. Le sexisme latent et l’ignominie de certains de mes congénères m’apparaissaient, comme à beaucoup d’autres, mais en filigrane, sans vraiment pouvoir le penser clairement et l’analyser finement. Et sans jamais m’y opposer.

En tout cas je n’étais pas une sorte de pourfendeur de ces institutions quand j’y étais. J’avais même tendance à les défendre – l’esprit de corps, n’est-ce pas ? –, quand une voix extérieure se risquait à critiquer les écoles de commerce sans n’y avoir jamais mis les pieds. J’ai allègrement participé à tout son folklore, sans jamais être un parangon de vertu, et j’ai tâché de m’y faire une place au chaud. Peu importent mes atermoiements individuels. C’est tout le nœud de la dynamique collective : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître.

LVSL  Comment vous est venue l’idée d’écrire cette synthèse sur le processus de formation – et de formatage – des étudiants dans les grandes écoles de commerce ? Vous parliez par ailleurs d’un « esprit de corps » qui empêchent certains étudiants de développer un esprit critique vis-à-vis de leur école. Avez-vous eu du mal à obtenir les témoignages d’élèves de ces établissements ?

M. M. L’idée de ce livre est le fruit d’une double ambition. La première, celle de faire un travail journalistique de documentation précise et le plus exhaustif possible sur ce qu’on fait vraiment, ce qu’on apprend en école de commerce. Un travail d’enquête en somme, pour le grand public, mais pas au sens de révéler des scandales, plutôt de repositionner des éléments factuels, des témoignages, des récits, dans la dynamique idéologique, politique, économique et sociale qui les régit, à savoir le capitalisme dans sa configuration néolibérale.

Je convoque d’ailleurs de nombreux travaux de sciences sociales, peu connus du grand public, pour donner à penser ce processus de formation comme un système, un tout cohérent, et pas comme un cursus qui aurait des « mauvais côtés ». Montrer que les « limites », que ce soit le bizutage ou la médiocrité des enseignements, sont en fait institutionnalisés, me paraissait primordial.

Ensuite, j’avais plusieurs réflexions, interrogations, hypothèses personnelles, qui d’ailleurs transparaissent dans mon texte, auxquelles je voulais trouver des réponses, pour mieux comprendre ce que j’avais vécu pendant deux ans. Je me disais, à juste titre vu les premiers retours de lecteurs que j’ai reçus , que ces questionnements devaient être partagés par bon nombre de personnes qui sont passées par ces écoles. Ce livre tente de leur donner des réponses.

Pour les étudiants les plus critiques, il est difficile d’oser porter sa voix publiquement.

Je n’ai pas eu trop de difficultés à trouver des témoignages. J’ai d’abord commencé à interroger des gens avec qui je partageais des amis communs, pour finir par contacter des personnes qui m’étaient complètement étrangères. Le fait d’être moi-même passé par une école de commerce a rassuré mes sources, tout comme le fait que je les anonymisais, en commun accord avec ma maison d’édition.

En effet, pour les étudiants les plus critiques, il est difficile d’oser porter sa voix publiquement. D’une part, critiquer son école, s’accompagne d’une peur de déprécier son image et donc la valeur de son diplôme. Ensuite, l’esprit de corps n’épargnant personne, même les personnes qui ont des propos très durs envers leur école gardent un très fort attachement envers ces institutions, notamment parce qu’ils ont encore beaucoup d’amis rencontrés sur leur ancien campus : il n’est pas très agréable d’écrire un livre critique sur des écoles dont sont issus les trois quarts des gens avec qui vous partez en vacances.

D’autre part, les étudiants ont souvent peur de passer pour des gens qui « crachent dans la soupe ». L’esprit de corps de ces écoles est peu tendre avec ses renégats. Il est très difficile de porter un discours fondamentalement alternatif dans ces écoles, tant l’esprit collectif est tourné vers l’adoubement de tous ses principes, et demeure rétif à l’esprit critique.

LVSL Vous avez intitulé ce livre Entrez rêveurs, sortez manageurs, reprenant ainsi un slogan de l’Inseec en 2018, dont se souviennent peut-être les utilisateurs du métro ou les observateurs des réseaux sociaux, qui avaient tourné en dérision cette campagne publicitaire. En quoi cette formule est-elle révélatrice selon vous de la « métamorphose » qui s’opère dans les écoles de commerces, à l’issue de laquelle l’étudiant devient un « produit fini », pour reprendre l’expression significative d’un directeur d’école ?

M. M. Ce slogan est plutôt significatif de ce que les écoles pensent, ou veulent donner à penser d’elles-mêmes : on entre en école avec ses rêves et ses vocations et on les concrétise en une carrière professionnelle épanouissante, à la fois rémunératrice, statutairement enviable, et en accord avec nos aspirations profondes.

Couverture de l’ouvrage de Maurice Midena, Entrez rêveurs, sortez manageurs, Formation et formatage en école de commerce, Paris, La Découverte, 2021, 310 p., 20€.

En vérité, l’école de commerce agit comme un mode d’assimilation des attentes du « réel ». Vos rêves – si vous en avez, car il ne faut pas sous-estimer le nombre de jeunes gens qui arrivent en école de commerce sans vocation du tout –,vous devrez les remiser au placard. Ce qui vous attend, c’est une conversion aux lois de l’entreprise : rentabilité, efficacité, subordination.

Tout cela est depuis quelques années recouvert du vernis de l’épanouissement au travail, où se mêlent des questions de « sens » et de culture d’entreprise. Cela comprime le feu pour faire passer la pilule, mais le « produit fini » est moins le résultat de ses vocations, que celui d’un apprentissage intellectuel et comportemental, au bout duquel, s’il a un peu de chance et beaucoup d’abnégation, ce produit fini aura une petite marge de manœuvre pour rêver de temps à autres.

Du reste, l’école de commerce est pour beaucoup pourvoyeuse d’un certain type de rêve : le rêve d’une grande carrière, de responsabilités, de hautes rémunérations, d’accomplissement de soi par et pour l’entreprise, la réussite de cette dernière étant présentée et perçue comme l’alpha et l’oméga d’un monde qui se porte bien. 

LVSL Dans plusieurs passages, vous raillez « l’esprit critique » que ces écoles assurent développer chez leurs élèves. Vous citez notamment les travaux du sociologue Yves-Marie Abraham sur la « déscolarisation » des étudiants d’écoles de commerce, à travers une sorte de conversion « du souci scolaire au sérieux managérial ». Ces travaux insistent sur l’indigence intellectuelle des enseignements dans ces écoles, qui peut désenchanter d’ailleurs les anciens élèves de classes préparatoires. Quelles formes prennent les enseignements dans ces écoles, et quelle est la fonction de ce processus qui ne doit rien au hasard selon vous, et qui n’est pas non plus sans rappeler la « crétinisation des élites » analysée par Emmanuel Todd ?

M. M. Le « concept » que vous évoquez de « crétinisation des élites » de Todd, qu’il n’a pas, il me semble, développé outre mesure dans ses textes, m’a beaucoup accompagné dans la rédaction de l’ouvrage. Toutefois je parlerais davantage d’un phénomène « d’abrutissement intellectuel » des étudiants.

Tout discours intellectuel voire politisé y est rejeté, selon la formule du « on n’est pas là pour ça »

D’une part, leurs stimulations intellectuelles se réduisent comme peau de chagrin : l’exigence des cours est quasi nulle, leurs contenus sont d’une faiblesse intellectuelle affligeante, ce qui favorise le désengagement des étudiants de la sphère académique, d’où le phénomène de déscolarisation que je dépeins, selon les termes d’Yves-Marie Abraham. Happés par la « vie de l’école » et la bulle du campus, les étudiants affirment aussi se désintéresser de l’actualité, de ce qui se passe dans le monde, des grands enjeux contemporains.

Tout discours intellectuel voire politisé y est rejeté, selon la formule du « on n’est pas là pour ça », entendre, « penser », débattre, perdre du temps avec une quête de savoirs « gratuits ». Dans les discussions, les ragots encombrent toutes les lèvres, et les circonvolutions politiques n’effleurent que de rares langues.

La disparition de presque toute forme embryonnaire d’intellectualité – je me souviens tout de même avoir eu un débat étonnamment dense à 4h du matin et un peu trop alcoolisé avec mon colocataire sur la rivalité Sartre-Camus en retour d’OB [soirée open bar, NDLR] –, s’accompagne d’une prolifération de comportements abrutissants, entre jeux d’alcools permanents, bizutages variables, et de fracassages de glaçons avec le crâne. L’institution est conçue de telle sorte qu’on s’y amuse beaucoup, et qu’on passe plus de temps à tâcher de soigner son image qu’à faire acte de réflexion.

Pendant ce temps, les écoles affirment développer « l’esprit critique » de leurs étudiants, sous prétexte de deux cours de géopolitique par-ci et d’une option d’économie des médias par-là. La prépa aussi fait son office : elle a un rôle de légitimation de l’esprit critique. Sous prétexte d’avoir étudié six heures de philosophie et six heures d’économie par semaine, pendant deux ans, dans un cadre programmatique très restreint, on s’imagine facilement être un érudit de premier plan.

Surtout, c’est très performatif : nombreux sont les étudiants qui affirment avoir une « opinion critique », ce qui ne veut strictement rien dire. Cela conforte tout de même les uns dans leurs positions assumées de futurs cadres, et soulage les autres du fardeau de devoir embrasser un projet de vie qui tend à les répugner. Que le savoir dispensé en prépa soit nécessaire pour développer un esprit critique, soit. Considérer qu’il est suffisant, c’est la négation même de l’esprit critique.

Une fois que les étudiants ont intégré le fait que les cours n’étaient plus un lieu de réception de savoirs « gratuits », et donc émancipateurs, mais de savoirs opérationnels, dès lors régis par des impératifs de rentabilité, le phénomène de déscolarisation s’estompe.

Pour autant, il serait faux de dire que les cours ne servent à rien. Ils permettent aux étudiants de développer une « culture générale » de l’entreprise privée, en finance, en marketing ou encore en ressources humaines. Ils sont aussi le lieu premier du développement d’un « habitus de manageur », en proposant ateliers et jeux de rôle, mais aussi par le mode de rendus des devoirs, qui prend souvent la forme de Powerpoints à présenter à l’oral, ce qui par ailleurs joue dans l’abrutissement intellectuel, tant la forme prime sur le fond, jamais très élevé.

Ceci étant, une fois que les étudiants ont intégré le fait que les cours n’étaient plus un lieu de réception de savoirs « gratuits », et donc émancipateurs, mais de savoirs opérationnels, dès lors régis par des impératifs de rentabilité, le phénomène de déscolarisation s’estompe. Nombre d’étudiants peu investis en première et en deuxième année reviennent de leur stage de césure avec des intentions plus studieuses lors de leur semestre de spécialisation. Preuve parmi tant d’autres de leur conversion.

LVSL Vous étudiez les opinions politiques des étudiants des écoles de commerce, à l’aune des invitations de personnalités politiques à des débats, des références intellectuelles partagées par ces étudiants ou des simulations du premier tour des élections présidentielles de 2017. Si Emmanuel Macron et François Fillon étaient largement en tête, totalisant à eux deux près de 75% des suffrages, Jean-Luc Mélenchon arrivait tout de même troisième, avec près de 12%. Quels enseignements en tirez-vous sur la vision que les étudiants en école de commerce portent sur la politique ?

M. M. Je consacre en effet tout un chapitre à la « dépolitisation politisée » qui s’opère dans ces écoles. D’un côté, les étudiants ne s’intéressent que peu à la chose publique. De l’autre, pourtant, leurs opinions politiques sont hyper polarisées à la droite de l’échiquier politique, certains se disant de centre-droit voire de centre-gauche en ce qui concerne Macron. C’est évidemment la conséquence de leur socialisation, à dominante bourgeoise, à fort capital économique.

Mais ce n’est pas tout. La dominante « macroniste » a beaucoup à dire, étant donné qu’Emmanuel Macron était crédité dans le sondage à près de 50% des voix. Évidemment, dans des écoles qui vous présentent le cadre de fonctionnement de l’entreprise, la propriété privée lucrative, l’impératif de rentabilité et le désengagement de l’État du monde des affaires comme des horizons naturels, souhaitables et indépassables, voter pour le candidat qui, avec François Fillon, incarne le mieux ces principes, n’est pas une surprise.

Le sentiment d’identification est puissant vis-à-vis de Macron. Pour les étudiants d’école de commerce, c’était un peu l’élu, celui qui allait réconcilier leurs aspirations progressistes avec leur devenir de cadres du privé.

En outre, Emmanuel Macron en 2017, il ne faut pas l’oublier, tenait un discours qui pouvait séduire une grande partie de ces étudiants, à savoir dépasser le clivage gauche-droite, réconcilier la réussite des entreprises et le « progrès » social. Il apparaissait « modéré », ce qui colle bien avec ces étudiants qui réfutent tout « populisme », et tous les « extrêmes », sans jamais s’interroger sur le caractère radical et pour le coup « extrême » qui sous-tend toutes les dynamiques du capitalisme néolibéral dont Macron est l’alpha et l’oméga.

La figure macronienne est aussi pourvoyeuse d’affects auprès de ces étudiants : Macron, c’est l’ancien préparationnaire, un énarque (faussement) érudit, qui a fait des allers-retours entre le public le privé. Le sentiment d’identification est puissant. Pour les étudiants d’école de commerce, c’était un peu l’élu, celui qui allait réconcilier leurs aspirations progressistes avec leur devenir de cadres du privé.

De l’autre côté, le vote Mélenchon, outre le fait qu’il aspire toutes les voix de gauche, comme à la vraie présidentielle, avec un Benoît Hamon peu fédérateur, est la preuve de la présence d’esprits hérétiques en école de commerce. De gens qui cherchent des idées qui vont en dehors du cadre idéologique imposé par le néolibéralisme, qui ont une critique souvent plus construite et affirmée du capitalisme. Des étudiants qui malgré tout conservent un esprit critique – sans faire de Jean-Luc Mélenchon le parangon de la pensée critique, que l’on s’entende – et qui conçoivent fermement l’incompatibilité des impératifs de la propriété privée lucrative avec ceux de la justice sociale et de la transition écologique.

C’est ce dernier point qui manque à bon nombre d’étudiants qui ont voté Macron, en pensant sincèrement qu’il était de gauche, ou qu’en tout cas son programme et ses idées étaient compatibles avec davantage d’égalité et de respect de l’environnement. C’est sur ces mêmes dynamiques que nombre d’entre eux ont voté « écolo » aux municipales. Mais tout ceci est compréhensible : il leur est impossible de réaliser ce saut intellectuel tant leur affect commun les conduit en premier lieu à défendre le cadre idéologique et l’ordre social dans lesquels les entreprises sont les réponses à tous les maux du monde, tout en étant aussi leurs causes, bien entendu.

LVSL D’ailleurs, le profil sociologique du recrutement des écoles de commerce leur donne souvent l’image d’écoles pour « fils à papa ». Cette réputation est-elle selon vous justifiée ?

M. M. Il y a derrière cette expression une facilité de jugement que je trouve, sinon abusive, au moins contre-performative. Tout en considérant que je la comprends assez bien. Les étudiants des écoles de commerce sont très majoritairement des enfants de cadres supérieurs, un peu plus de 50%, et sont largement surreprésentés par rapport à leur part dans l’ensemble de l’enseignement supérieur, de près de 20 points.

Une bonne partie de ces étudiants n’a tout simplement jamais travaillé avant de rentrer en école de commerce, et passait ses étés à faire des voyages avec ses parents aux quatre coins du monde. Dans le même temps, les enfants d’ouvriers et étudiants boursiers sont très largement sous-représentés.

Ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit à être frappés par de violentes interrogations existentielles, par des remises en question profondes sur leur rôle et leur place dans la société.

Collectivement, les étudiants issus de milieux favorisés dégagent en effet une certaine forme d’arrogance et de condescendance vis-à-vis de ce qui n’est pas « eux » ou « avec eux ». Ce côté « fils à papa » s’affiche d’autant plus quand on voit ces diplômés à la tête de grandes entreprises, dans les médias, ou lorsqu’ils obtiennent des responsabilités politiques d’importance. L’apothéose se situe lorsqu’ils jouent aux start-uppers innovants, alors qu’ils ne deviennent que des produits financiers comme les autres. Quand ils sont en école, ils se prennent déjà pour les rois du monde.

Toutefois, on ne peut les limiter individuellement à ce genre de registres. Beaucoup des jeunes diplômés ont une conscience, même si celle-ci reste parfois très diffuse, de la violence du monde social capitaliste, et de la place qu’ils tiennent dans cet ordre social. Ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit à être frappés par de violentes interrogations existentielles, par des remises en question profondes sur leur rôle et leur place dans la société.

Avant d’être des fils à papa qui se comportent comme tel collectivement, ces étudiants forment une masse de jeunes gens qui sortent d’une adolescence tardive, corsetée bien souvent par la prépa, que l’on lâche dans une fosse de débauche du jour au lendemain en les sommant de devenir des manageurs en quatre ans. Il faut en être arrivé au dernier degré de la bêtise pour les tenir comme hautement responsables de ce qu’ils deviennent.

L’aliénation n’est pas l’apanage des ouvriers : elle frappe aussi de plein fouet les enfants de la bourgeoisie, à ceci près évidemment que la place du manageur est matériellement et politiquement plus enviable que celle du travailleur à la chaîne. Ce qui, de fait, offre des perspectives politiques qui me semblent jusqu’ici peu exploitées par une certaine gauche : faire adhérer à son projet les cadres du secteur privé.

Alors bien entendu, une bonne partie d’entre eux, sans doute entre 50 et 60%, sont pour ainsi dire perdus pour la cause. Mais il reste une masse non négligeable de cette « caste » de jeunes diplômés et travailleurs supérieurs à convaincre : ceux qui sont entrés en école de commerce sans vocation, et qui œuvrent dans les métiers du management sans réel engouement. Ils sont nombreux, très nombreux. Ces gens-là n’attendent qu’une chose : qu’on leur tende la main, qu’on ait quelque chose à leur offrir, qu’on les persuade qu’autre chose est possible et que cette autre chose est en tout point préférable à la mélasse qu’on nous sert chaque matin.

Il y a tout un imaginaire « positif » à reconquérir, et les classes supérieures peuvent en être un bon laboratoire.

Cela ne veut pas dire qu’il faudrait se limiter à un projet de « gauche de gouvernement ». Ils sont foncièrement capables d’entendre et d’apprécier la « radicalité », même si on leur a mis le contraire dans la tête. Encore faut-il la rendre hautement désirable, mais là est tout l’enjeu du politique. Regardez seulement tous les témoignages qui sortent sur les comptes @balancetastartup ou @balancetoncabinet [de conseil] : parmi ces jeunes gens, beaucoup n’en peuvent plus.

Ils se rendent compte de plus en plus que l’idéal de réussite professionnelle – et de vie – qu’on leur a servi n’était que mensonge et pacotille, violences morales et finalement physiques. Si vous les faites venir à vous, vous atteignez en plus une couche de la société primordiale : certes assez faible en effectif, mais qui par sa position si particulière entre classes moyennes et les « 1% », peut ouvrir des perspectives électorales et politiques rarement envisagées. C’est sans doute une des limites du populisme. Opposer les « élites » au « peuple », c’est in fine se priver d’un potentiel instrument de bascule au sein même de ces « élites ». Même, et sans doute surtout, lorsque l’on souhaite proposer un projet politique radical, et entre nous, radicalement de gauche. Il y a tout un imaginaire « positif » à reconquérir, et les classes supérieures peuvent en être un bon laboratoire.

LVSL  Outre cette relative homogénéité sociale, le campus des écoles de commerce constitue selon vous une véritable « bulle locale » dans laquelle se reproduit une forme d’entre-soi avec des codes plus ou moins implicites. Quels sont les effets de cette socialisation particulière, et comment s’exprime concrètement la « vie de l’école » ?

M. M. La vie de l’école s’articule autour d’un folklore extrêmement codifié, qui passe par le langage, les vêtements, les hiérarchies entre associations, la consommation d’alcool, les relations interpersonnelles et les multiples formes que revêt le bizutage, de ses degrés les plus « doux » et acceptés par la majorité, à ses degrés les plus violents, qui peuvent causer de sévères dommages à l’intégrité morale voire physique des étudiants.

Le sentiment d’appartenance […] catalyse l’adoption du projet de formation proposé, projet de formation qui devient projet professionnel, et finalement projet de vie.

L’école de commerce consistant en un basculement brutal des habitus – du scolaire au managérial –, il faut pour cela un environnement clos, qui pousse ceux qui y évoluent à adopter rapidement des codes puissamment enracinés. En les adoptant, on montre « qu’on en est », d’autant « qu’en être » est rendu désirable par l’institution.

On ne transforme pas un jeune étudiant taillé à rester quatre heures assis sur une chaise à disserter sur l’ontologie de l’espace en un jeune cadre dynamique prêt à présenter des axes de déploiement stratégiques à un comex sans mettre en branle de puissants moteurs affectifs. Le sentiment d’appartenance en est un, parmi de nombreux autres en école de commerce. Cela catalyse l’adoption du projet de formation proposé, projet de formation qui devient projet professionnel, et finalement projet de vie.

LVSL  Pour autant, cette posture au cœur de l’habitus managérial cache souvent un « bullshit », assumé par certains témoignages qui s’en amusent parfois même, quand d’autres, en quête d’épanouissement, font davantage écho à la critique des « bullshit jobs » par David Graeber. Comment expliquer cet attrait du vide et comment se concilie-t-il à la question du « sens » ?

M. M. Cela mériterait un long développement, mais il me semble qu’il faut cesser d’en appeler à ce livre de Graeber. D’ailleurs, quand on voit l’utilisation qui en est parfois faite, on se rend compte que peu de gens l’ont lu. Certes, l’anthropologue a capté quelque chose de l’époque, mais ce travail présente trop de défauts. Il mélange dans ce concept des réalités très disparates, propose une méthodologie discutable, et s’appuie sur des données statistiques extrêmement faibles.

Avec le mot « bullshit », on sous-entend « l’absence de sens » comme si le « sens » avait quelque chose de foncièrement absolu, naturel, évident. Le « bullshit » dépeint par les élèves pour qualifier leurs cours, c’est d’abord le manque d’exigence intellectuelle des enseignements et des attentes de l’école en termes académiques. La question du « sens » au travail, quant à elle, qui apparait dans l’expression « bullshit jobs », pour les étudiants d’école de commerce, se répond aisément : le sens de leur boulot, c’est de se plier aux impératifs du capitalisme néolibéral en servant le bon fonctionnement des entreprises privées, en œuvrant dans leurs fonctions de supports ou de services. C’est précisément à ça que servent les cours.

Il reste ensuite que les vicissitudes existentielles liées au sens des étudiants ne se posent qu’individuellement, et dans les interstices laissés vacants par la nécessité de mener à bien un projet professionnel dans les clous enfoncés par le cursus de formation.

La question du « sens » telle qu’elle est posée aujourd’hui n’est qu’une diversion menant à limiter à l’individu des interrogations qui devraient agiter tout le groupe ensemble.

Le problème de Graeber, et de la place du « sens » dans la logorrhée managériale, c’est qu’elle se cantonne à sa dimension individualiste sans jamais se poser en termes collectifs ou très peu chez Graeber en tout cas : quel sens, en termes tant de signification que de direction, voulons-nous donner au travail, à la production, à la consommation, à l’organisation de la cité ? Voilà l’enjeu, et l’enjeu seul, d’autant plus dans un monde organisé autour de la division du travail. D’ailleurs, au fond, derrière le sens, transparaît souvent un mal-être lié aux conditions de travail, c’est-à-dire à la subordination salariale, et à l’impression de ne pas participer au bien commun.

Entre nous, les individus qui trouvent dans leur travail les jouissances nécessaires se plaignent rarement du sens de leur job, ou en tout cas en dernière instance seulement, quand il faut bien avoir quelque chose à dire sur le sujet car tout le monde est sommé de se poser la question, mais à soi, et rien qu’à soi. La question du « sens » telle qu’elle est posée aujourd’hui n’est qu’une diversion menant à limiter à l’individu des interrogations qui devraient agiter tout le groupe ensemble.

Partis comme ça, on continuera à se tailler le bout de gras devant les consultants et traders qui vont pêle-mêle élever des chèvres dans le Larzac ou monter leur micro-brasserie à Barbès, au lieu de s’interroger sur la pertinence pour le bien commun de laisser à des intérêts privés le luxe de décider de la marche du monde. La question du « sens » telle qu’elle est posée aujourd’hui est pour le coup un formidable « bullshit ».

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