Libéralisation du secteur de l’électricité : la grande arnaque

https://pxhere.com/fr/photo/1507247

Initialement justifiée par une promesse de prix plus bas pour les consommateurs français, la libéralisation du secteur de distribution de l’électricité aux particuliers s’est finalement traduite par une envolée des tarifs réglementés de vente (TRV) d’EDF et des prix du marché privé au cours de la décennie 2010. Le 1er août dernier, les TRV ont encore augmenté de 1,23%, cette hausse faisant suite à un renchérissement spectaculaire de 5,9% intervenu le 1er juin dernier. La libéralisation est également responsable d’une explosion des abus des fournisseurs d’énergie à l’encontre des ménages français, dont s’alarme aujourd’hui le Médiateur National de l’Énergie. Elle nous enjoint à questionner la pertinence de la privatisation et de la mise en concurrence systématiques des anciens marchés dits « de monopole public ».


Mauvaise nouvelle pour le portefeuille des ménages français. Le 1er août dernier, les tarifs réglementés de vente (TRV) qui déterminent les montants des factures d’électricité domestique d’EDF, dont s’acquittent encore 28 millions de ménages français, ont augmenté de 1,23%[1]. En juin dernier, ils avaient déjà bondi de 5,9%, soit la plus forte augmentation depuis 20 ans[2]. Une telle hausse équivalait à 90 euros de facture par an pour un foyer se chauffant à l’électricité, soit une part considérable du reste-à-vivre des ménages appartenant aux trois premiers déciles de revenus. Or, un tiers d’entre eux est déjà en situation de précarité énergétique en France[3].

Sous la pression du mouvement des « Gilets jaunes », le Gouvernement avait pourtant annoncé vouloir différer leur augmentation. Après avoir connu une envolée entre 2010 et 2018, les TRV devaient temporairement se stabiliser. Un tel répit aurait été bienvenu car leur revalorisation annuelle avait abouti à une augmentation des prix de l’électricité de plus de 20%[4][5]. Las, la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) en a décidé autrement. Elle a rappelé en février dernier qu’une hausse de 5,9% devait intervenir au mois de juin 2019 au plus tard.

Dans le même temps, le phénomène de précarité énergétique se développe en France et touche aujourd’hui 12% des ménages[6]. La hausse des prix de l’électricité et du gaz fait courir le risque à une part croissante d’entre eux de basculer dans des situations d’insolvabilité ou de grave privation énergétique, dont plusieurs organisations comme la Fondation Abbé Pierre[7], le CREAI[8] ou le CLER[9] soulignent les effets dévastateurs sur l’état de santé physique et psycho-sociale des personnes concernées.

La hausse des prix de l’électricité et du gaz fait aujourd’hui courir le risque à de nombreux ménages français de basculer dans des situations d’insolvabilité ou de grave privation énergétique.

Au-delà d’être excessive, la hausse actuelle des prix de l’électricité est en grande partie la conséquence de la politique de privatisation et de mise en concurrence dans le secteur de la distribution de l’électricité et du gaz. La principale justification politique apportée par la Commission européenne à cette mise en concurrence était pourtant de permettre aux consommateurs de bénéficier de prix bas[10].

Genèse de la libéralisation

En France, sous l’effet de la transposition des directives européennes de libéralisation des marchés de fourniture de l’électricité et du gaz aux particuliers[11], ces derniers se sont ouverts à la concurrence. En 2000, la CRE était créée afin de veiller au fonctionnement du marché en voie de libéralisation de l’énergie et d’arbitrer les différends entre opérateurs et consommateurs[12]. En 2004, EDF perdait son statut d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) pour devenir une société anonyme (SA) [13][14]. Ce choix fut effectué afin de réduire l’entreprise à l’état de simple concurrent au sein du futur marché privé de distribution énergétique. Enfin, début 2007, les marchés de distribution du gaz et de l’électricité aux ménages ont été définitivement libéralisés[15]. À cette date, les ménages français ont pu souscrire un contrat de fourniture auprès d’opérateurs privés concurrents.

Conformément aux exigences de Bruxelles, Paris a ainsi mis en place un système de fonctionnement de marché privé dont il était attendu qu’il favorise la concurrence entre distributeurs, et par là, une baisse des prix des énergies dont les consommateurs devaient être les bénéficiaires[16]. Il s’agissait également de permettre à tout opérateur privé de s’installer sur le marché de distribution de l’énergie et à ces nouveaux utilisateurs des réseaux de distribution de bénéficier, selon les termes de la Commission, d’un droit d’accès « libre, transparent et non-discriminatoire »[17].

Dans la réalité, le démantèlement des monopoles publics de distribution en vigueur dans de nombreux pays européens a eu un effet exactement inverse. Les prix de vente des énergies aux particuliers se sont littéralement envolés. La libéralisation du marché de l’électricité a abouti à une hausse à trois chiffres des prix de l’électricité en Espagne[18][19]. Elle a également été particulièrement douloureuse au Danemark, en Suède et au Royaume-Uni[20] tandis que dans l’Hexagone, les prix de l’électricité connaissent aujourd’hui un plus haut historique et continuent d’augmenter à un rythme sans précédent depuis le Second Choc pétrolier[21]. Comment a-t-on pu en arriver à une telle situation ?

Dans certains pays européens, la libéralisation a abouti à une hausse à trois chiffres des prix de l’électricité.

Dans le sillage de la libéralisation du marché national de distribution de l’électricité en 2007, le législateur fait voter le 7 décembre 2010 la loi NOME[22], portant sur une nouvelle organisation des marchés de l’électricité.  Cette loi est à l’origine de la création d’un mécanisme dit d’« accès régulé à l’énergie nucléaire historique» ou « ARENH », mécanisme par lequel EDF se voit obligé de céder une part de son électricité produite grâce au nucléaire à ses concurrents pour des tarifs « représentatifs des conditions économiques de production » selon les termes de la loi [23]. En France, le secteur du nucléaire permet de produire de l’électricité à prix faible, car inférieur aux sources de production autres que l’hydraulique[24]. L’objectif était donc de stimuler la concurrence, afin que les fournisseurs alternatifs s’approvisionnent en électricité au même coût qu’EDF et abaissent leurs tarifs de distribution.

Concrètement, avec l’ARENH, EDF devait céder un quart de sa production nucléaire à la concurrence privée, à un prix fixé par arrêté ministériel de 42€/MWh[25]. Les concurrents d’EDF avaient ainsi accès à 100 TWh/an d’électricité nucléaire. Cependant, dans un contexte de mondialisation du marché des énergies, ces sociétés sont également amenées à se fournir sur des marchés étrangers au sein desquels les cours de l’électricité, soumis à la conjoncture internationale, sont fortement instables. Parfois, comme en 2016, les prix du marché mondial s’effondrent. Durant cette période, EDF n’a par conséquent vendu aucun kilowatt à ses concurrents qui préféraient s’approvisionner ailleurs. D’autres fois, au contraire, dans un contexte de crise de l’offre ou d’inflation de la demande, les prix augmentent et l’ARENH devient compétitif. Ce mécanisme offrait ainsi aux opérateurs concurrents d’EDF une opportunité d’arbitrage : ils pouvaient se fournir sur le marché mondial quand les prix étaient bas ou via l’ARENH quand ils étaient élevés.

Au cours des années 2010, cependant, en raison de l’appétit du marché asiatique, les prix de gros internationaux ont beaucoup augmenté, de sorte que l’ARENH est devenu hyper-compétitif au regard du marché mondial. Les fournisseurs privés internationaux se sont alors rués vers l’ARENH et ont fait exploser son plafond de vente. 132,98 TWh d’électricité ont été demandés pour l’année 2019, soit 33 TWh de plus que la limite fixée par la Loi[26], forçant le Gouvernement et le Parlement à considérer en urgence, et contre l’avis d’EDF, une augmentation du plafond de vente [27][28][29][30]. En attendant, pour continuer à fournir leurs clients, les opérateurs privés ont été contraints de se tourner vers le marché international[31].

Le mythe de l’auto-régulation

L’histoire aurait pu s’arrêter là. EDF aurait ainsi vu sa compétitivité-prix accrue sur le marché de distribution aux particuliers, aux dépens des autres opérateurs privés soumis aux prix élevés et peu concurrentiels du marché international. Cependant, adoptant l’interprétation « hard line » du principe de concurrence de la Commission européenne, la CRE a estimé que  l’accroissement des écarts de prix de vente entre ceux d’EDF et des autres opérateurs privés représentait une menace à l’encontre du principe de libre concurrence. Elle a alors décidé d’intervenir afin d’affaiblir par la force l’avantage concurrentiel d’EDF. Dans une délibération datant de février dernier, elle a préconisé au Gouvernement français de mettre en oeuvre une augmentation des TRV afin de respecter le principe de « contestabilité » des tarifs[32].

Selon cet anglicisme qui constitue désormais une notion de droit économique européen, le niveau des TRV doit être fixé afin que tout fournisseur privé soit en mesure de les concurrencer afin de garantir son maintien sur le marché[33]. En clair, la contestabilité suppose une inversion totale du paradigme de réglementation des marchés. Elle protège les intérêts de l’offre (les fournisseurs) plutôt que ceux de la demande (les ménages). À ce titre, 40% de l’augmentation du prix proposée par la CRE au Gouvernement — 3,3€/MWh sur 8,3€/MWh — n’est pas liée à la hausse objective des coûts d’exploitation d’EDF. Elle provient d’un choix méthodologique consistant à faire correspondre le prix de vente de l’électricité produite par le nucléaire d’EDF à celui fixé dans le cadre de l’ARENH[34]. L’objectif de la CRE était ainsi de limiter les effets négatifs que des TRV bas pouvaient avoir sur la capacité de pénétration et de maintien sur le marché des opérateurs privés concurrents d’EDF.

La contestabilité suppose une inversion totale du paradigme de réglementation des marchés : elle protège les intérêts de l’offre plutôt que de la demande.

Par ailleurs, Bruxelles ne s’est pas contentée d’affaiblir la position d’EDF sur le marché de distribution aux particuliers. La Commission a également ordonné à la France de supprimer définitivement son système de réglementation tarifaire. Adoptée le 11 avril dernier, la loi PACTE a d’ores et déjà programmé la suppression des TRV pour les particuliers et copropriétés au 1er juillet 2023[35]. Elle constitue la suite logique d’un arrêt du Conseil d’État où ce dernier estimait que le maintien des TRV était « contraire au droit de l’Union européenne », constituant « une entrave à la réalisation de marchés de l’électricité et du gaz naturel libres et concurrentiels »[36].

Concurrence(s) et guerre civile

La suite de l’histoire a fait la une de la presse au cours des derniers mois, sur fond de tensions sociales et politiques brutalement ravivées par le mouvement des Gilets jaunes, mais aussi d’inquiétude grandissante exprimée par les ménages françaises quant à l’acquittement de leurs factures énergétiques en explosion.

La validation par le Gouvernement des préconisations de la CRE a d’abord fait bondir les associations de consommateurs. En avril, la CLCV et UFC-Que Choisir adressaient une lettre ouverte au Président de la République, lui enjoignant de renoncer à la hausse du tarif[37]. Selon elles, « approuver cette augmentation reviendrait à tourner le dos aux attentes des Français en termes de pouvoir d’achat et à la logique de dialogue mise en place avec ces derniers depuis le Grand Débat National ». La lettre est restée sans réponse.

À l’annonce de l’augmentation effective des tarifs en juin dernier, les deux associations décident de saisir le Conseil d’État[38]. Le secrétaire général de la CLCV, François Carlier, justifiait cette saisine sur RTL : « cela fait dix ans que le marché français de distribution de l’énergie a été libéralisé. Le fait que les autorités prétendent aujourd’hui être obligées d’augmenter les tarifs de vente du fournisseur historique afin de stimuler la concurrence est complètement paradoxal. (…) C’est en tout cas une décision injustifiable si l’on se place du point de vue de l’intérêt des consommateurs pour lesquels la seule chose qui compte est de bénéficier de prix abordables. La proposition de hausse de la CRE pose donc des problèmes de droit et en la suivant, le Gouvernement commet une faute »[39].

EDF se retrouve dans une situation déloyale et insensée, que ce soit du point de vue de la mission d’intérêt général des services publics ou d’un fonctionnement concurrentiel de marché. L’entreprise se retrouve confrontée à des concurrents qui ne produisent aucune valeur ajoutée dans l’économie, mais vivent d’une rente énergétique.

Les associations de consommateurs n’ont pas été les seules à réagir à l’augmentation des TRV. L’Autorité de la Concurrence l’a elle-même contestée. Dans un avis du 25 mars, l’AAI (Autorité Administrative Indépendante) en charge de la réglementation des marchés en France a estimé que la hausse proposée « conduirait à faire payer aux consommateurs les effets du plafonnement de l’accès régulé à l’électricité nucléaire. Le surcoût serait de 600 millions d’euros pour ces derniers. (…) La hausse des tarifs apparaît dès lors comme contraire à la volonté du Parlement de proposer des tarifs permettant de restituer aux consommateurs le bénéfice de la compétitivité du parc nucléaire historique. (…) Une telle régulation conduirait à transformer, sur le marché de détail aux particuliers, le prix plafond réglementé en prix plancher pour EDF, avec pour effet d’offrir aux clients restés fidèles aux TRV la garantie pour le moins paradoxale de « bénéficier des prix les plus élevés du marché ».[40]

Ces derniers mois, Jean-Bernard Lévy, directeur d’EDF, alertait l’opinion publique sur la position de faiblesse dans laquelle EDF est actuellement mise par la faute de la CRE et de la doctrine libérale du « marché privé de l’électricité » défendue par la Commission. Dans une tribune parue dans Le Figaro en mai dernier[41], c’est le principe de fonctionnement même de l’ARENH qu’il dénonçait, permettant selon lui à des acteurs privés d’accroître considérablement leurs marges sur le dos d’investissements publics, en se dédouanant des charges et risques financiers liés à l’entretien matériel du réseau. En juin dernier, il tirait la sonnette d’alarme : « depuis des années, EDF est victime du système actuel de régulation de l’accès à l’énergie nucléaire. On ne peut pas obliger EDF, entreprise qui a à sa charge l’ensemble des investissements infrastructurels, à subventionner d’autres distributeurs d’électricité privés qui ne font, eux, aucun investissement dans le réseau public (…). Nos concurrents attendent que nous leur fournissions à un prix ultra-compétitif une énergie qu’ils ne produisent même pas afin d’accroître leurs marges. Aujourd’hui, des grands groupes s’implantent sur le marché de la distribution d’électricité et viennent faire beaucoup d’argent aux dépens d’EDF»[42].

Il est vrai que le principe de séparation des gestionnaires de réseau et des fournisseurs de services voulu par Bruxelles produit aujourd’hui un tel niveau d’incohérence que même des think-tanks ultra-libéraux et minarchistes comme la Fondation IFRAP reconnaissent qu’il n’est pas viable, voire même absurde. Selon l’IFRAP, EDF est : « victime d’un système qui contraint l’entreprise à subventionner ses propres concurrents privés alors que dans un fonctionnement de marché libéralisé, ces derniers devraient plutôt réaliser les investissements pour produire eux-mêmes de l’électricité »[43]. EDF se retrouve ainsi dans une situation déloyale et insensée, que ce soit du point de vue de la mission d’intérêt général des services publics ou d’un fonctionnement concurrentiel de marché. L’entreprise se retrouve confrontée à des concurrents qui ne produisent aucune valeur ajoutée dans l’économie, et donc virtuellement aucune richesse, mais vivent malgré tout d’une rente énergétique.

Il est dès lors permis d’acquiescer aux propos d’Henri Guaino, ancien Commissaire général du Plan qui, dès 2002 dans les colonnes du Monde, alertait l’opinion publique sur « l’absurdité économique et technique de la séparation des secteurs de production et de distribution de l’énergie ». Selon lui, « la privatisation voulue par la Commission est un leurre, compte tenu des besoins considérables de financement qu’appellent le renouvellement des équipements de production et la diversification des modes de production énergétique. (…) Comme celle de la SNCF, la réorganisation d’EDF est porteuse de conséquences graves, que les institutions européennes s’efforcent de dissimuler derrière de pseudo-impératifs d’efficacité concurrentielle »[44].

Leçons d’un mirage idéologique

En résumé, le cas de la libéralisation et de la privatisation du marché de l’électricité en France est instructif à plusieurs égards. Premièrement, il nous offre un cas d’étude des incohérences folles auxquelles tout raisonnement logique trop dogmatique peut conduire. De ce point de vue, le paralogisme ultra-libéral — ou plutôt néolibéral — de la concurrence artificiellement stimulée avancé par la Commission européenne et la CRE est digne d’un enseignement scolastique sur les syllogismes. En bref, la puissance publique prétend intervenir en augmentant les TRV, et en sacrifiant ainsi l’intérêt des consommateurs, « au nom du principe de concurrence ». Or, aux yeux de la Commission européenne elle-même, un tel principe est légitimé par le fait que « seule la concurrence permet de défendre l’intérêt des consommateurs »[45]. Marcel Boiteux et les économistes de la Fondation Robert Schuman n’ont pas manqué de s’amuser de ce savoureux paradoxe[46]. Dans un article intitulé « Les ambiguïtés de la concurrence », l’auteur du problème de Ramsey-Boiteux, maître à penser des politiques de tarification publique, déclarait : « avec la suppression des tarifs régulés, il ne s’agit plus d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix, mais d’élever les prix pour favoriser la concurrence! »[47].

Avec la suppression des tarifs régulés, il ne s’agit plus d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix, mais d’élever les prix pour favoriser la concurrence!

Deuxièmement, cette affaire nous permet de constater que derrière la prétendue neutralité axiologique du « jeu pur et parfait de la concurrence » avancé par la Commission, se cache une entreprise politique visant à démanteler le monopole de distribution du secteur public de nombreux États membres[48]. On voit se dessiner ici ce qui constitue le cœur d’une idéologie politique en même temps que sa quadrature du cercle. Afin de faire basculer le maximum de ménages clients du système public réglementé vers le marché privé, les fournisseurs concurrents doivent être capables de concurrencer les TRV d’EDF. Or, en France, ces derniers en sont actuellement tout bonnement incapables. La Commission et la CRE multiplient alors les initiatives politiques afin d’altérer les règles du jeu de façon plus ou moins conforme à leurs dogmes, osant pour cela user de méthodes coercitives[49] ou même renier certains postulats idéologiques originels quant au fonctionnement des marchés[50].

Ce constat nous amène à notre troisième point. Le cas de figure dans lequel nous sommes plongés remet en question l’illusion selon laquelle la mise en concurrence tendrait systématiquement à un lissage optimal des tarifs pour le consommateur et devrait à ce titre constituer l’unique horizon de fonctionnement des marchés[51]. Comme le résume l’économiste Paul de Grauwe, « il existe bel et bien des limites au marché »[52][53]. De ce point de vue, la première observation pragmatique qui s’impose est que si la CRE en est réduite à demander au Gouvernement d’intervenir afin de fixer artificiellement à la hausse les prix de la ressource électricité, le marché est faillible et il est très loin d’être autorégulé[54].

Par ailleurs, certains secteurs, et notamment les activités de réseau (trains, distribution énergétique), constituent des « monopoles naturels ». Cela veut dire qu’ils ont traditionnellement été organisés comme tel parce qu’ils y ont naturellement intérêt[55]. En effet, ce sont des activités où les économies d’échelle et les coûts d’entrée sur le marché sont si considérables que la collectivité publique doit contrôler ce dernier afin d’empêcher qu’il ne tombe aux mains d’un nombre limité d’opérateurs privés. Comme cela a déjà été le cas par le passé dans des secteurs comme le transport ferroviaire au début du XXe siècle aux États-Unis[56] ou la distribution d’électricité en Californie au début des années 2000 (scandale Enron), les acteurs privés pourraient profiter de leur position dominante afin de soutirer une rente d’oligopole en pratiquant des prix trop élevés auprès de leurs clients ou en évinçant une demande jugée trop coûteuse à satisfaire. Une telle dynamique emporte des implications dramatiques en termes d’accroissement des inégalités entre les consommateurs, et donc d’érosion du fonctionnement démocratique des marchés[57][58][59][60][61].

À ce titre, comme le disent Jean-Pierre Hansen et Jacques Percebois, « le marché de distribution de l’électricité n’est pas un marché comme les autres » parce que « l’électricité doit à la fois être perçue comme une marchandise qui peut s’échanger et un service public qui requiert une intervention de l’État » [62]. L’observation est a fortiori justifiée compte tenu du fait qu’un phénomène de monopolisation est actuellement à l’œuvre dans des pans entiers des économies développées[63][64]. Sont notamment concernées les activités de réseaux et celles qui nécessitent des investissements infrastructurels ou informationnels considérables[65][66]. Or, le phénomène d’hyper-concentration aux mains d’un secteur privé sur-consolidé génère une dégradation de la diversité, du prix et de la qualité des biens et services proposés aux consommateurs[67][68].

Le marché de l’électricité n’est pas un marché comme les autres. L’électricité doit à la fois être perçue comme une marchandise qui peut s’échanger et un service public qui requiert une intervention de l’État.

Dans le cadre d’un fonctionnement de marché privé du secteur de l’électricité, un autre risque est lié au fait que certains usagers périphériques pourraient être purement et simplement exclus des services de distribution en raison des coûts d’accès à l’offre que représentent le raccordement et l’entretien du réseau électrique pour ces derniers, notamment dans des territoires mal desservis[69]. De ce point de vue, le service public de l’électricité permet la péréquation tarifaire, en subventionnant les coûts d’accès des ménages[70][71][72]. La loi du 10 février 2000, relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité, avait consacré cette notion de service public de l’électricité dans le droit français, qui « a pour objet de garantir l’approvisionnement en électricité sur l’ensemble du territoire national, dans le respect de l’intérêt général (…) des principes d’égalité et de continuité du territoire, et dans les meilleures conditions de sécurité, de qualité, de coûts, de prix et d’efficacité économique, sociale et énergétique »[73].

Il est donc pertinent de considérer le marché de l’énergie comme un service d’intérêt général, a fortiori compte tenu du fait que notre territoire national est vecteur d’inégalités potentielles en raison de ses nombreux espaces ruraux, d’altitudes variées, insulaires ou ultra-marins[74][75]. Ces réalités sont à mettre en comparaison avec celles d’autres pays européens comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, dont les populations sont réparties de manière plus homogène et sur des territoires beaucoup plus densément peuplés et imposant beaucoup moins de contraintes physiques. Cet argument élémentaire de géographie économique[76] semble n’avoir jamais été entendu par la Commission européenne qui estime qu’il n’existe aucune spécificité géographique ou institutionnelle dans le fonctionnement des marchés nationaux.

Par ailleurs, la théorie néoclassique du marché adopte le postulat d’une offre homogène et ignore la question de l’inégale qualité des biens et services fournis aux consommateurs. Or, la libéralisation du secteur de la distribution aux particuliers s’est traduite par une dégradation spectaculaire et à géométrie variable de la qualité des services de distribution d’énergie aux particuliers. En France, on constate notamment une envolée du nombre de plaintes pour harcèlement lié au démarchage téléphonique, de litiges portant sur des contestations de souscriptions abusives, ou encore de dénonciations de pratiques commerciales trompeuses. À tel point que Jean Gaubert, Médiateur National de l’Énergie (MNE), s’en est inquiété dans son rapport annuel, publié en mai dernier[77][78].

Selon l’enquête menée par le MNE, 56% des Français interrogés ont déclaré avoir été démarchés de manière intempestive par au moins un distributeur au cours de l’année 2018, soit une augmentation de plus de 50% en un an. Afin d’augmenter leur clientèle, plusieurs fournisseurs ont aussi eu recours à des pratiques de tromperie aggravée. Le MNE a souligné la multiplication des démarchages téléphoniques visant à informer de fausses mesures législatives en vertu desquelles le changement de fournisseur serait obligatoire. Plus grave encore, le nombre de ménages saisissant le MNE pour changement de fournisseur de gaz ou d’électricité à leur insu s’est lui aussi envolé, en augmentation de 40% sur un an. Plusieurs fournisseurs d’électricité ont même eu recours à des stratégies de souscriptions de contrats cachées, notamment à l’occasion de la vente de produits électroménagers dans des magasins grand public[79].

Enfin, comme les travaux des théoriciens britanniques de la welfare economics l’ont démontré[80], le secteur public doit prendre en compte le coût environnemental des activités de production d’énergie, passé sous silence dans le cadre du fonctionnement de marché privé[81][82]. La question est cruciale en ce qui concerne le secteur énergétique, non seulement s’agissant du nucléaire et de ses déchets radioactifs aux demies-vies de millions d’années[83][84], mais également des déchets engendrés par les infrastructures de production d’autres énergies dont l’État ne détient pas le monopole de production, comme le solaire[85]. De telles externalités environnementales ne sont en principe pas assumées par les acteurs privés [86][87], a fortiori dans le cadre d’un paradigme de fonctionnement séparant les activités de production (publiques) et de distribution (privées) d’électricité.

Une réglementation à réinventer

En ce qui concerne le marché de distribution d’électricité en France, il semble donc que les bienfaits des politiques de libéralisation et de privatisation soient davantage un horizon idéologique qu’une réalité empirique. Si réalité il y a, elle est plutôt liée à la façon dont ces politiques se traduisent aujourd’hui sur le portefeuille des ménages. 12% d’entre eux sont aujourd’hui en situation de précarité énergétique[88]. Dans les régions françaises les plus touchées par ce phénomène, comme le Grand-Est ou la Bourgogne-Franche-Comté, ce pourcentage s’élève d’ores-et-déjà à 25% de la population ou plus[89][90]. Il devrait encore s’accroître, compte tenu de l’inflation des prix des énergies et de la stagnation des revenus des trois premiers déciles, parmi lesquels se trouve l’essentiel des ménages énergétiquement précaires. Le coût social du « paralogisme de la concurrence » est donc considérable. Il conduit des millions de Français à envisager avec moins de confiance leur niveau de vie futur.

Comme le résume le juriste Alain Supiot, « il y a donc de bonnes raisons de soustraire à la toute puissance du Marché des produits ou services qui, comme l’électricité, le gaz, la poste, les autoroutes ou les chemins de fer, reposent sur un réseau technique unique à l’échelle du territoire, répondent à des besoins partagés par toute la population et dont la gestion et l’entretien s’inscrivent dans le temps long qui n’est pas celui, micro-conjoncturel, des marchés. En ce domaine, la France s’était dotée de structures juridiques particulièrement adaptées, hybrides de droit privé et de droit public, qui avaient fait la preuve de leur capacité à conjuguer efficacité économique et justice sociale. Le bilan particulièrement désastreux de la privatisation de ces services doit inciter à faire évoluer ces structures plutôt qu’à les privatiser »[91]. En France comme ailleurs en Europe, il est urgent de changer le paradigme de réglementation du secteur de l’électricité.

 


[1]Le Monde. Les prix de l’électricité augmentent encore, ceux du gaz baissent légèrement. 29 juillet 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/07/29/les-prix-de-l-electricite-augmentent-encore-ceux-du-gaz-baissent-legerement_5494698_3234.html

[2]La Croix. Électricité, pourquoi les tarifs réglementés augmentent de 5,9%. 31 mai 2019. https://www.la-croix.com/Economie/France/Electricite-pourquoi-tarifs-reglementes-augmentent-59-2019-05-31-1201025744

[3]Observatoire National de la Précarité Énergétique, Centre Scientifique et Technique du Bâtiment. Analyse de la précarité énergétique à la lumière de l’Enquête Nationale Logement (ENL) 2013. 8 novembre 2016. https://onpe.org/sites/default/files/pdf/ONPE/onpe_cstb_indicateurs_pe_enl_2013.pdf

[4]INSEE Première n°1746. Les dépenses des Français en électricité depuis 1960. 4 avril 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3973175

[5]Le Monde. Le prix réglementé de l’électricité augmente depuis le début des années 2000. 31 mai 2019. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/05/31/des-prix-reglementes-de-l-electricite-qui-augmente-depuis-le-debut-des-annees-2000_5470021_4355770.html

[6]Observatoire National de la Précarité Énergétique. Tableau de bord de la précarité énergétique, édition 2018. 6 mai 2019. https://onpe.org/sites/default/files/tableau_de_bord_2018_v2_1.pdf

[7]Fondation Abbé Pierre (2017). La précarité énergétique en infographie. Focus sur la précarité énergétique en France. https://www.fondation-abbe-pierre.fr/nos-publications/etat-du-mal-logement/les-infographies-du-logement/la-precarite-energetique-en-infographie

[8]CREAI-ORS Languedoc-Roussillon (2013). Liens entre précarité énergétique et santé : analyse conjointe des enquêtes réalisées dans l’Hérault et le Douaisis. https://www.fondation-abbe-pierre.fr/documents/pdf/rapport_precarite_energetique_sante_conjoint_vf.pdf

[9]CLER – Réseau pour la transition énergétique. Comment en finir avec la précarité énergétique? 12 mars 2019. https://cler.org/tribune-comment-en-finir-avec-la-precarite-energetique%E2%80%89/

[10]Commission Européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[11]Voir directives 1996/92/CE, 1998/30CE, 2003/54/CE et 2003/55/CE. (1. Commission Européenne. Directive 1996/92/CE of the European Parliament and of the Council of 19 December 1996 concerning common rules for the internal market in electricity ; 2. Commission Européenne. Directive1998/30/CE of the European Parliament and of the Council of 22 June 1998 concerning common rules for the internal market in natural gas ; 3. Commission Européenne. Directive 2003/54/EC of the European Parliament and of the Council of 26 June 2003 concerning common rules for the internal market in electricity and repealing Directive 96/92/EC – Statements made with regard to decommissioning and waste management activities ; 4. Commission Européenne. Directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE).

[12]Légifrance. Loi n° 2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité.

[13]Légifrance. Loi n° 2004-803 du 9 août 2004 relative au service public de l’électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières.

[14]EDF France (2018). Statuts juridico-légaux d’EDF. https://www.edf.fr/groupe-edf/espaces-dedies/investisseurs-actionnaires/statuts-d-edf

[15]Légifrance. Loi n° 2006-1537 du 7 décembre 2006 relative au secteur de l’énergie.

[16]Commission Européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs ? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[17]Commission Européenne. Directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE.

[18]El País. ¿Ha funcionado la liberalización del mercado eléctrico en España? 15 novembre 2018. https://cincodias.elpais.com/cincodias/2018/11/14/mercados/1542207624_665776.html

[19]El Correo. La liberalización del sector eléctrico: dos décadas de luces y sombras. 10 décembre 2018. https://www.elcorreo.com/economia/tu-economia/liberalizacion-sector-electrico-20181207175056-nt.html

[20]Le Monde. Le marché et l’électricité, le dogme perd l’Europe. 4 septembre 2017. https://www.lemonde.fr/blog/huet/2017/09/04/le-marche-et-lelectricite-le-dogme-perd-leurope/

[21]INSEE Première n°1746. Les dépenses des Français en électricité depuis 1960. 4 avril 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3973175

[22]Légifrance. Loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité.

[23]Slate. Nucléaire, éolien… quelle est l’énergie la moins chère en France ? 30 novembre 2011. http://www.slate.fr/story/46785/nucleaire-eolien-energie-moins-chere-france

[24]Connaissance des énergies (2013). Coûts de production de l’électricité en France. https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/couts-de-production-de-l-electricite-en-france

[25]Le Monde, AFP. L’arrêté ministériel fixant les tarifs pour la vente de l’électricité nucléaire publié au JORF. 20 mai 2011. https://www.lemonde.fr/economie/article/2011/05/20/l-arrete-ministeriel-fixant-les-tarifs-pour-la-vente-de-l-electricite-nucleaire-publie-au-jo_1524752_3234.html

[26]Commission de Régulation de l’Énergie. Les demandes d’ARENH pour 2019. 29 novembre 2018. https://www.cre.fr/Actualites/Les-demandes-d-ARENH-pour-2019

[27]Assemblée Nationale. Am. n°CD153. 1erjuin 2019.

[28]Assemblée Nationale. Am. n°CE357. 14 juin 2019.

[29]Les Échos. Électricité : comment le Gouvernement veut stabiliser la facture. 18 juin 2019. https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/electricite-comment-le-gouvernement-veut-stabiliser-la-facture-1029981

[30]Sénat. Am. n°200 rect. bis. 16 juillet 2019.

[31]Le Point. Électricité : ce marché où la concurrence ne marche pas. 16 mai 2019. https://www.lepoint.fr/economie/electricite-ce-marche-ou-la-concurrence-ne-marche-pas-16-05-2019-2313063_28.php

[32]Commission de Régulation de l’Énergie. Délibération de la CRE portant proposition des tarifs réglementés de vente d’électricité. 7 février 2019. https://www.cre.fr/Documents/Deliberations/Proposition/Proposition-des-tarifs-reglementes-de-vente-d-electricite

[33]Transposée en droit français, cette notion a été précisée par le Conseil d’État dans un arrêt de 2015, étant définie comme : « la faculté pour un opérateur concurrent d’EDF de proposer des offres à des prix égaux ou inférieurs aux tarifs réglementés ». Voir CE, juge des référés, 7 janvier 2015, Association nationale des opérateurs détaillants d’énergie (ANODE), n° 386076.

[34]Commission de Régulation de l’Énergie (2018). Marché de détail de l’électricité. https://www.cre.fr/Electricite/Marche-de-detail-de-l-electricite

[35]Légifrance. Loi n°2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.

[36]CE, Ass., 19 juillet 2017, Association nationale des opérateurs détaillants d’énergie (ANODE), n°370321.

[37]CLCV, UFC-Que-Choisir. Lettre ouverte au président de la République. 11 et 12 avril 2019. http://www.clcv.org/images/CLCV/Lettre_ouverte_Emmanuel_Macron_11042019.pdf; https://www.quechoisir.org/action-ufc-que-choisir-hausse-du-tarif-de-l-electricite-au-president-de-la-republique-de-la-court-circuiter-n65619/

[38]CLCV. Hausse du prix de l’électricité : la CLCV et UFC-Que-Choisir vont saisir le Conseil d’État. 15 mai 2019. http://www.clcv.org/energies/hausse-du-prix-de-l-electricite-la-clcv-va-saisir-le-conseil-d-etat-pour-demander-son-annulation.html

[39]RTL. Électricité : « augmenter les tarifs d’EDF pour faire vivre la concurrence ». 31 mai 2019. https://www.rtl.fr/actu/conso/tarifs-de-l-electricite-comment-expliquer-une-telle-hausse-de-5-9-7797743600

[40]Autorité de la concurrence. Avis n°19-A-07 du 25 mars 2019 relatif à la fixation des tarifs réglementés de vente d’électricité.

[41]Le Figaro. Jean-Bernard Lévy: « Des fortunes privées se sont construites sur le dos du parc d’EDF ». 15 mai 2019. http://www.lefigaro.fr/societes/jean-bernard-levy-des-fortunes-privees-se-sont-construites-sur-le-dos-du-parc-d-edf-20190515

[42]BFMTV. Jean-Bernard Lévy : « Tout est organisé pour qu’EDF perde des clients! ». 13 juin 2019. https://bfmbusiness.bfmtv.com/mediaplayer/video/jean-bernard-levy-tout-est-organise-pour-qu-edf-perde-des-clients-1168130.html

[43]IFRAP. Prix de l’électricité : pourquoi ça ne va pas. 25 avril 2019. https://www.ifrap.org/agriculture-et-energie/prix-de-lelectricite-pourquoi-ca-ne-va-pas

[44]Le Monde. Tribune : Henri Guaino : « EDF : vers le démantèlement? ». 8 février 2002. https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/02/08/edf-vers-le-demantelement_4209384_1819218.html

[45]Commission européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[46]Fondation Robert Schuman (2008). Ivoa Alavoine, Thomas Veyrenc : « Idéologie communautaire vs. Réalisme national ? L’épineux problème des tarifs d’électricité ». https://www.robert-schuman.eu/fr/doc/questions-d-europe/qe-95-fr.pdf

[47]Futuribles. Marcel Boiteux : « Les ambiguïtés de la concurrence. Électricité de France et la libéralisation du marché de l’électricité ». 1er juin 2007. https://www.futuribles.com/fr/revue/331/les-ambiguites-de-la-concurrence-electricite-de-fr/

[48]Le Monde Diplomatique. Aurélien Bernier : « Électricité, le prix de la concurrence ». Mai 2018. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/05/BERNIER/59843

[49]Voir procédures d’infraction susmentionnées, engagées par la Commission européenne à l’encontre de la République Française.

[50]Dans la théorie économique néoclassique, le principe de concurrence pure et parfaite n’admet pas que des acteurs privés de l’offre bénéficient de situation de rentes de profitabilité, qui sont considérées comme un élément de concurrence déloyale et un coin (« wedge »)  dans la réalisation de l’équilibre de marché. Voir : Union Européenne – Europa EU (2019). Concurrence : préserver et promouvoir des pratiques de concurrence loyale. https://europa.eu/european-union/topics/competition_fr

[51]La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[52]Paul de Grauwe (2015). Les limites du marché : l’oscillation entre l’État et le capitalisme. Préfacé par Jean-Paul Fitoussi. Bruxelles. De Boeck Supérieur.

[53]Financial Times. The Limits of the Market by Paul de Grauwe — from excess to redress. 7 avril 2017. https://www.ft.com/content/6e07ebe2-19eb-11e7-bcac-6d03d067f81f

[54]Confère l’expression « market failure » employée par Yves Croissant et Patricia Vornetti, économistes enseignant à l’Université de la Réunion et à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Voir : La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[55]Ibid.

[56]Stanford University – Stanford CS (1996). Rise of Monopolies: the development of the railroad monopoly in the United States. In Andy Conigliaro, Joshua Elman, Jeremy Schreiber, Tony Small: « The danger of corporate monopolies ».

[57]The Commonwealth Club of California. Harvard University Professor Tim Wu: Inside Tech Monopolies. San Francisco. 22 février 2019. https://www.youtube.com/watch?v=pQVRP3-8yhQ

[58]The New Yorker. Opinion: Tim Wu: « The Oligopoly Problem ». 15 avril 2013. https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/the-oligopoly-problem

[59]The New York Times. The Opinion Section: Tim Wu: « Be Afraid of Economic Bigness. Be Very Afraid. 10 novembre 2018. https://www.nytimes.com/2018/11/10/opinion/sunday/fascism-economy-monopoly.html?login=facebook

[60]The Washington Post. Opinion: Felicia Wong: « Why monopolies are threatening American democracy ». 8 décembre 2017. https://www.washingtonpost.com/news/democracy-post/wp/2017/12/08/why-monopolies-are-threatening-american-democracy/?noredirect=on&utm_term=.41c2a742748c

[61]The Washington Post. Opinion: Tim Wu: « A call to save democracy by battling private monopolies ». 28 décembre 2018. https://www.washingtonpost.com/gdpr-consent/?destination=%2foutlook%2fa-call-to-save-democracy-by-battling-monopolies%2f2018%2f12%2f27%2f949cf8f4-06fe-11e9-a3f0-71c95106d96a_story.html%3f&utm_term=.6d7239a41cd1

[62]Jean-Pierre Hansen, Jacques Percebois (2017). Transition(s) électrique(s). Ce que l’Europe et les marchés n’ont pas su vous dire. Préfacé par Gérard Mestrallet. Paris. Odile Jacob.

[63]The Atlantic. The Return of the Monopoly: An Infographic. April 2013. https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2013/04/the-chartist/309271/

[64]The Guardian. Joseph Stiglitz: The new era of monopoly is here. 13 mai 2016. https://www.theguardian.com/business/2016/may/13/-new-era-monopoly-joseph-stiglitz

[65]Stanford University – Stanford CS (1996). Rise of Monopolies: the making of Microsoft. In Andy Conigliaro, Joshua Elman, Jeremy Schreiber, Tony Small: « The danger of corporate monopolies ».

[66]The London School of Economics – LSE Blog. Patrick Barwise: « Why tech markets are winner-take-all ». 14 juin 2018. https://blogs.lse.ac.uk/mediapolicyproject/2018/06/14/why-tech-markets-are-winner-take-all/

[67]The New York Times. The opinion section: David Leonhardt: « The monopolization of America ». 25 novembre 2018. https://www.nytimes.com/2018/11/25/opinion/monopolies-in-the-us.html

[68]Robert Reich. The monopolization of America ». 6 mai 2018. https://www.youtube.com/watch?v=KLfO-2t1qPQ

[69]La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[70]Frank P. Ramsey (1927). A contribution to the Theory of Taxation. The Economic Journal. Vol. 37, n°145.

[71]Marcel Boiteux (1956). Sur la gestion des monopoles publics astreints à l’équilibre budgétaire. Econometrica, n°24.

[72]Observatoire de l’Industrie électrique (2017). Une histoire de la péréquation tarifaire. https://observatoire-electricite.fr/IMG/pdf/oie_-_fiche_pedago_perequation_072017.pdf

[73]Légifrance. Loi n°2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000750321

[74]France Stratégie. 2017/2027 – Dynamiques et inégalités territoriales. 7 juillet 2016. https://www.strategie.gouv.fr/publications/20172027-dynamiques-inegalites-territoriales

[75]Pierre Veltz (1996). Mondialisation, villes et territoires. L’économie d’archipel. Paris. Presses Universitaires de France.

[76]The Atlantic (2005). Richard Florida: « The World in numbers: The World is spiky ». https://www.theatlantic.com/past/docs/images/issues/200510/world-is-spiky.pdf

[77]Médiateur National de l’Énergie (2018). Rapport annuel d’activité 2018. https://www.energie-mediateur.fr/wp-content/uploads/2019/05/RA-MNE-2018-interactif.pdf

[78]Marianne. Électricité : l’hérésie de l’ouverture à la concurrence. 1erjuillet 2017. https://www.marianne.net/debattons/tribunes/energie-electricite-edf-heresie-concurrence

[79]Ibid.

[80]Arthur Cecil Pigou (1920). The Economics of Welfare. London. Macmillan.

[81]International Monetary Fund. Thomas Helbling : « Externalities: Prices Do Not Capture All Costs ». 18 décembre 2018. https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/basics/external.htm

[82]Paul de Grauwe (2015). Les limites du marché : l’oscillation entre l’État et le capitalisme. Préfacé par Jean-Paul Fitoussi. Bruxelles. De Boeck Supérieur.

[83]OCDE (2003). Électricité nucléaire : quels sont les coûts externes ? https://www.oecd-nea.org/ndd/reports/2003/nea4373-couts-externe.pdf

[84]Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (2013). Quelle est la durée de vie d’un déchet radioactif à haute activité ? https://irsn.libcast.com/dechets/dechets_quelle_est_la_duree_de_vie_d_un_dechet_radioactif_a_haute_activite-mp4/player

[85]Greenpeace (2019). Quel est l’impact environnemental des panneaux solaires ? https://www.greenpeace.fr/impact-environnemental-solaire/

[86]Elinor Ostrom (1990). Governing the commons: The evolution of institutions for collective action. Cambridge University Press. https://wtf.tw/ref/ostrom_1990.pdf

[87]Garrett Hardin (2018). La tragédie des communs. Préfacé par Dominique Bourg. Presses Universitaires de France.

[88]Observatoire National de la Précarité Énergétique. Tableau de bord de la précarité énergétique, édition 2018. 6 mai 2019. https://onpe.org/sites/default/files/tableau_de_bord_2018_v2_1.pdf

[89]INSEE Dossier Grand-Est, n°10. Vulnérabilité énergétique dans le Grand Est. Le Grand Est, région la plus touchée par la vulnérabilité énergétique pour se chauffer. 25 janvier 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3703441

[90]INSEE Flash Bourgogne, n°31. Un ménage sur trois exposé à la vulnérabilité énergétique en Bourgogne-Franche-Comté. 15 décembre 2015. https://www.insee.fr/fr/statistiques/1304080

[91]Alain Supiot (2010). L’esprit de Philadelphie : la justice sociale face au marché total. Paris. Seuil.

Le manque d’humilité des intellectuels face au mouvement des gilets jaunes

https://www.flickr.com/photos/culturaargentina/37205724476
©Mauro Rico

Crier à l’extrême droite ou au moins mettre en garde à son égard, voilà la réaction presque instinctive de beaucoup d’intellectuels face au mouvement des gilets jaunes. Au lieu de traiter les résultats électoraux comme des concepts sociologiques valables, il est temps que la classe intellectuelle accepte l’humiliation que ce mouvement inédit lui inflige pour pouvoir en tirer les bonnes conclusions. Participer au combat est le seul choix acceptable si l’on veut comprendre et refuser d’être récupéré par le parti de l’Ordre.


Le 20 janvier 2019, le journaliste Daniel Schneidermann, animateur du site « Arrêt sur images », publiait une tribune intitulée « Sas de délepénisation » dans Libération. Il y fait l’effort honorable d’accorder le libre arbitre à deux hommes issus des classes populaires, Eric Drouet et Maxime Nicolle, figures éminentes du mouvement des gilets jaunes. L’argument extraordinaire (littéralement, puisqu’il sort du lot de ce qui s’écrit généralement à leur sujet) réside en ce que ces hommes auraient la capacité de se tromper, et plus extraordinairement encore, de s’en rendre compte et de s’en repentir. On peut regretter que Schneidermann ne mentionne pas, comme presque tous les médias mainstream qui ont repris la fameuse « étude » de la Fondation Jean Jaurès sur les profils Facebook des « leaders » des gilets jaunes, Priscilla Ludosky et ses likes et commentaires, mais on peut admettre qu’il part d’une bonne intention. Une bonne intention, néanmoins, qui en dit long sur l’état délétère de la classe intellectuelle face à un mouvement politique qui, dans une large mesure, a pour effet de la rendre caduque.

Le bénéfice du doute et la présomption d’innocence doivent être rappelés, ce rappel succède au jugement moral inexorable et on peut sincèrement se demander s’il peut encore y faire quelque chose.

Tout d’abord, il faut souligner que cet article n’est qu’une autre expression d’un symptôme généralement accepté : dès qu’on parle de classes populaires le doute s’installe, il plane, et souvent il s’emballe carrément. Les cas Drouet et Nicolle démontrent que des clics et des likes ont la même conséquence que quelques quenelles dans une manifestation, à savoir l’infection du corps entier – individuel comme collectif – qui fait que toute la personne de Nicolle risque de devenir frontiste et tous les gilets jaunes des sympathisants du RN ou de la fachosphère. Il faut donc souligner la gravité non pas du contenu de l’article de Schneidermann, mais le simple fait qu’il ait paru nécessaire de l’écrire. Le bénéfice du doute et la présomption d’innocence doivent être rappelés, ce rappel succède au jugement moral inexorable et on peut sincèrement se demander s’il peut encore y faire quelque chose. Par le biais de quelques cliques et commentaires, et peu importe ce qu’affirment les concernés, le délit – d’intention –  est condamné dès qu’il semble être commis.

Le néolibéralisme, ça fait longtemps que ça dure, mais avec Macron, qui inscrit la suprématie du capital dans la loi en même temps que la suppression de l’ISF et l’introduction de la flat tax, qui légalise ainsi la distinction entre les capitalistes et ceux qui vivent de leur force de travail, la profondeur de cette société éclate au grand jour.

En réponse à cela, il ne reste que dire une fois pour toutes la pauvreté ahurissante propre à ce concept pseudo-sociologique de l’électorat qui sert principalement à exclure les pauvres du débat public, si débat il y en a. Toute l’intelligentsia mainstream, de droite à gauche, a la possibilité de publier un article ou une tribune bien-intentionnée, tant qu’elle plaque, tels une carte, les résultats des élections sur la société dans son état actuel. L’abstention, on la mentionne sans la penser. Et puis on met en garde en clamant l’injustice du système tout en évoquant la candeur stupide des classes populaires. Or, la société a au moins quatre dimensions. Aux deux dimensions de la carte il faut ajouter la durée et la profondeur. Le néolibéralisme, ça fait longtemps que ça dure, mais avec Macron, qui inscrit la suprématie du capital dans la loi en même temps que la suppression de l’ISF et l’introduction de la flat tax, qui légalise ainsi la distinction entre les capitalistes et ceux qui vivent de leur force de travail, la profondeur de cette société éclate au grand jour. Avec elle surgit un savoir inscrit dans les corps, un savoir qui n’a pas besoin d’être expliqué pour passer à l’action, un savoir qui balaye cette carte partielle et stupide qui réduit l’affrontement entre ceux qui travaillent et ceux qui profitent de ce travail à l’opposition d’une soi-disant raison modérée et l’extrême droite bestiale.

Au lieu de s’interroger sur « la vraie nature » de ces êtres énigmatiques dans leur vaillance et leur inventivité, en restant, par cette posture extérieure et surplombante dangereusement proches de ceux qui les regardent d’en haut en les traitant de « foule haineuse », il faut bien le reconnaître : les gilets jaunes nous mènent au bout de notre science.

Au lieu d’utiliser donc des concepts biaisés par leur simple origine, à savoir le cadre institutionnel contingent de la Ve République, dont les gilets jaunes, mouvement apolitique, c’est-à-dire viscéralement anti-politicard, par ailleurs, ne veulent en grande partie plus, refusant désormais d’y être réduits, il faut admettre que ce mouvement inédit est dans sa pratique plus avancé que tout discours orthodoxe prononcé à gauche ces 30 dernières années. Dans le combat sans nomenclature figée et sans classe intellectuelle sachante ou gérante qui dicterait la stratégie – cette classe dont le dernier grand exploit a été par ailleurs de faire échouer une grève de la SNCF à laquelle avaient participé 96 % des cheminots –, les gilets jaunes bricolent avec ce qu’ils connaissent et avec ce qu’ils ont sous la main, ils avancent, apprennent et avancent encore. Au lieu de s’interroger sur « la vraie nature » de ces êtres énigmatiques dans leur vaillance et leur inventivité, en restant, par cette posture extérieure et surplombante dangereusement proches de ceux qui les regardent d’en haut en les traitant de « foule haineuse », il faut bien le reconnaître : les gilets jaunes nous mènent au bout de notre science.

Ni « ordre » ni « sécurité » ne figurent sur les frontons des mairies. Néanmoins, on ne compte plus les corps qui en portent la marque, qui sont blessés, mutilés ou incarcérés.

Pour le dire tout court, les gilets jaunes humilient la gauche intellectuelle. Ils démontrent son auto-complaisance et profonde impuissance. Car c’est dans le combat, qu’ils révèlent les faiblesses du système néolibéral dont les flux de marchandises ne supportent pas la moindre digue sans que la libre circulation des personnes – malgré les lois ouvertement liberticides annoncées – puisse être supprimée pour autant. Et donc ils reviennent et bloquent à nouveau avec une plus grande intelligence pratique que n’importe quel parti ou syndicat. Dans le combat, ils dévoilent au grand public une dérive autoritaire dénoncée depuis les années 70 par des penseurs comme Nicos Poulantzas (une voix inaudible pour les formations de gauche d’aujourd’hui), un autoritarisme propre à un régime né d’une guerre civile[i], une dérive bien fondée donc qui se transforme, au moins depuis les années Sarkozy, depuis la sape des principes de base du code pénal par l’introduction du délit d’intention et du fichage de masse, de plus en plus en une assise autoritaire qui se nomme elle-même « Ordre Républicain ». Ni « ordre » ni « sécurité » ne figurent sur les frontons des mairies. Néanmoins, on ne compte plus les corps qui en portent la marque, qui sont blessés, mutilés ou incarcérés. Les principes de l’ordre, soupçon et répression, l’exemple de Nicolle et Drouet le montre à nouveau, ont bien été intégrés dans la culture médiatique dominante.

« on ne fait pas de politique-histoire sans cette passion, c’est-à-dire sans ce lien sentimental entre les intellectuels et le peuple-nation. »

Évoquer la carte électorale pour parler de ce qui se passe, avec le jugement moral qu’elle implique immédiatement, ajoute par conséquent uniquement à l’humiliation de ceux qui prétendent savoir. L’enjeu des gilets jaunes ne sont pas les élections européennes, pas les municipales, pas la présidentielle de 2022. Il s’agit d’une quête collective d’une existence plus juste et surtout plus égalitaire. Face à une classe politique et intellectuelle qui, à quelques exceptions, prend presque instinctivement position du côté de l’ordre, il faut se demander où on se positionne et quelles conséquences on tire de son positionnement. « L’erreur de l’intellectuel consiste à croire qu’il puisse « savoir » sans comprendre, et spécialement sans sentir, sans être passionné […], c’est-à-dire sans sentir les passions élémentaires du peuple », écrit Antonio Gramsci, et il ajoute « on ne fait pas de politique-histoire sans cette passion, c’est-à-dire sans ce lien sentimental entre les intellectuels et le peuple-nation. »[ii] L’intellectuel, s’il ne prend pas cet engagement passionnel du côté du peuple, il sera engagé par sa simple inertie du côté de l’ordre, qu’il le veuille ou non.

Oser vouloir partager leur victoire, participer au combat pour une société plus juste, faire humblement un peu de politique-histoire, voilà ce qu’il y a à gagner.

Éprouver cette passion, vouloir savoir, humblement, en gros, est la tâche de ceux qui ne veulent pas être du côté des simples pédants qui, la larme à l’œil, condamnent la violence de l’ordre tout en réduisant les gilets jaunes sinon à des simples sbires inconscients du clan Le Pen, du moins à des gens émus par des passions tristes et détournées qui seraient en train d’accélérer la montée magique, inexplicable et inexorable, de l’extrême droite. Des pédants qui se croient être de la gauche raisonnable mais qui appartiennent en réalité à la droite « bien-sentante », qui passe son temps à dire que les choses vont mal mais qu’elles ne peuvent pas être autrement parce que sinon le mal serait pire encore. Que ceux qui ne veulent pas être de ceux-là rejoignent avec humilité les gilets jaunes, qu’ils les accompagnent en éprouvant la justesse de leur combat, car même si l’on ne veut pas partager leur lutte on partagera sans le moindre doute leur défaite, si celle-ci devait advenir. Oser vouloir partager leur victoire, participer au combat pour une société plus juste, faire humblement un peu de politique-histoire, voilà ce qu’il y a à gagner.

[i] Cf. l’excellent livre de Grey Anderson, La guerre civile en France, 1958-1962, La Fabrique, Paris, 2018

[ii] Guerre de mouvement et guerre de position, Razmig Keucheyan (éd.), La Fabrique, Paris, 2012, p. 130 sq.

« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.

La grande débâcle du grand débat

Michele Limina, Creative Commons
Emmanuel Macron au forum économique mondial. ©Michele Limina

Le grand débat, qui se termine ce samedi 16 mars, a été largement perçu par les gilets jaunes comme une mystification, une ruse visant à étouffer la contestation plutôt que d’y répondre par un changement de cap politique. L’étude de la théorie managériale et des stratégies mises en place par les multinationales depuis les années 70-80, pour contrer les activistes qui s’opposent à elles, éclaire de manière particulièrement crue les stratégies adoptées par le gouvernement Macron, afin de noyer le mouvement social le plus important de l’histoire récente.


L’étude de la théorie managériale depuis l’essor du néolibéralisme est riche d’enseignement. Le néolibéralisme est l’aboutissement pervers du capitalisme prétendument « libéral », mais en réalité appuyé sur la puissance autoritaire des États chargés de verrouiller la vie démocratique pour permettre toutes les dérégulations économiques et financières. L’un des principes fondamentaux de ce système est de ne jamais s’énoncer en tant que tel, et même de nier sa propre existence tout en accentuant son emprise médullaire sur la société.

Vous n’entendrez jamais Macron ou un de ses clones dire : « Je suis capitaliste ». Ce mot, largement absent des discours, n’est convoqué que lors de vagues annonces visant à le dompter – on se souvient de Sarkozy, notamment, après la crise des subprimes : « Une certaine idée de la mondialisation s’achève avec la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir »[i].

Non, Macron dira : « Je suis pour la liberté ». « Je suis pour le dialogue, la co-création de notre disruption, pour bâtir un destin en responsabilité partagée, etc. » Le langage du néolibéralisme vise à perpétuer, tout en les masquant, les dominations qui asservissent la société.

Ainsi, par exemple, le mot pauvre a pris la place du mot exploité, ce qui permet de nier le processus de l’exploitation. La figure du pauvre amène la compassion, tandis que penser l’exploitation suscite l’indignation, la révolte, la lutte. On ne parle plus d’augmenter les salaires, mais « le pouvoir d’achat » en supprimant des cotisations sociales par exemple (c’est à dire : augmenter le net en attaquant le salaire brut). Le mot entreprise a remplacé patron : Le Mouvement des entreprises de France, le MEDEF, c’est-à-dire le syndicat des grands patrons, s’appelait, jusqu’en 1998, le « Conseil national du patronat français ». Il fallait que le mot patron disparaisse pour que s’étouffe la critique des hiérarchies d’entreprise et de la « théorie policière de la firme », au moment précis où le management se faisait justement de plus en plus brutal. Il est plus difficile de se battre contre une entreprise, présentée comme une « co-construction collective », une « aventure en commun », que contre un patron.

Chaque loi antisociale votée par les pouvoirs successifs est toujours présentée sous un vernis réconfortant. On facilite les licenciements et instaure la précarité généralisée pour les travailleurs des classes populaires ? Non ! On sécurise les parcours professionnels ! On verrouille les portes de l’université en instaurant une sélection géographique et, fondamentalement, sociale ? C’est le contraire ! On organise l’orientation et la réussite des étudiants. Cela fonctionne aussi en-dehors du champ économique. Ainsi de la « vidéosurveillance », devenue, sous Nicolas Sarkozy, « vidéo-protection » : on peut s’indigner d’être espionné, mais pas d’être protégé ! Et ainsi de suite.

Derrière cette entreprise de destruction méthodique du langage, et à travers lui de la pensée, s’organisent des stratégies précises, parfois issues de la théorie militaire, afin de vaincre les poches qui résistent encore à cet ordre destructeur du monde que l’on impose sous l’enrobage du pragmatisme et de la rationalité. À ce titre, les stratégies employées par Emmanuel Macron et ses soutiens pour contrer le mouvement des gilets jaunes sont riches d’enseignements.

Macron au prisme du management guerrier

Quand on étudie l’histoire du néolibéralisme, dont le management actuel (qui inspire et fascine nos gouvernants) est à la fois l’expression pratique mais aussi théorique, on réalise que ces techniques ne sont pas du tout neuves. Au cours des années 70 et 80, de nombreuses multinationales furent mises en accusation par des réseaux d’activistes qui combattaient leurs pratiques : Nestlé fut accusée de vendre du lait en poudre toxique à des populations rongées par la pauvreté ; Shell de collaborer avec le régime Sud-Africain, etc.

Pour faire face à ces oppositions citoyennes qui menaçaient leur expansion et leur chiffre d’affaires, ces grandes entreprises eurent alors recours à des armées de conseillers occultes et de spin-doctors qui, sous couvert de redorer leur image, travaillaient en réalité à annihiler leurs opposants. Le mot armée n’est pas exagéré, puisque certains parmi les plus célèbres de ces drôles de docteurs venaient directement de l’institution militaire.

L’un d’eux, Ronald Duchin, qui fut assistant spécial au ministère de la Défense américain, a un jour détaillé au cours d’une conférence la méthode qu’il convenait d’employer pour faire face à des activistes. Ceux-ci se diviseraient en quatre catégories : les radicaux, qui s’attaquent à une entreprise en particulier mais veulent en réalité combattre le système dans son ensemble ; les opportunistes, qui cherchent de la visibilité, du pouvoir, parfois un emploi ; les idéalistes, qui sont à la fois sincères et crédibles – qui se battent réellement pour un monde meilleur–, mais aussi crédules, qui peuvent facilement se laisser manipuler ; et les réalistes, des pragmatiques prêts au compromis.

Pour Duchin, la stratégie est claire : il faut négocier avec les réalistes (sur des bases qui conviennent à l’entreprise attaquée) et « rééduquer » les idéalistes, c’est-à-dire les convertir en réalistes en leur faisant gober les maigres avancées qu’on aura concédées dans la négociation. Privés des réalistes et des idéalistes, les radicaux perdent en crédibilité et paraissent s’arc-bouter sur des positions extrémistes, dangereuses. Il est alors évident que les opportunistes sauront choisir le bon camp.

Grégoire Chamayou, dans son ouvrage La Société ingouvernable[ii], décrit ce processus et ajoute, en reprenant l’exemple de Nestlé, dont le « défenseur », R. Pagan, était un ancien des services de renseignement militaires américains : « Lors du boycott de Nestlé, l’objectif à moyen terme des activistes était d’imposer un ‘code de conduite’ aux firmes du secteur. Plutôt que de refuser cette perspective, Pagan la reprit à son compte et engagea d’interminables négociations sur les termes du code. Il s’agissait d’en embrasser officiellement le principe pour mieux en saboter le contenu. (…) C’était là une nouvelle tactique, fondée sur le dialogue. »

Quarante ans plus tard, ces doctrines semblent plus que jamais toujours en usage.

Retour sur le mouvement des Gilets Jaunes

Le 17 novembre 2018, une France restée trop longtemps silencieuse – celle des invisibles des villes et des campagnes, celle des déserts médicaux et du recul des services publics, celle des abstentionnistes, des humanistes et des écologistes orphelins de perspectives partisanes, celle des anarchistes et des communistes conséquents, celle des syndicalistes de terrain ulcérés par leurs bureaucraties fossilisées, celle des classes moyennes menacées par le déclassement et même de quelques bourgeois en sécession – surgit sous le tintamarre des klaxons enfiévrés en arborant un signe devenu, déjà, fédérateur et peut-être même universel : le gilet jaune.

“Plus de 80% des français soutenaient le mouvement, bien vite démultiplié par les actions de blocage et les manifestations en centre-ville, et la propagande qui avait d’ordinaire cours contre les oppositions s’était enrayée.”

Dès le départ, le pouvoir s’enfonça dans son aveuglement et sa surdité, lui qui avait vaincu, quelques mois plus tôt, les étudiants et les cheminots, réputés si coriaces ! Il croyait encore pouvoir répondre à une colère ancienne et aux ressorts multiples par de la communication et de l’enfumage, reprenant tous les classiques du genre technocratique, annonçant des reports de hausse et autres miettes distillées à dose homéopathique mais vendues à grands renfort d’hyperboles pour donner l’impression d’avoir pris la mesure du problème. Un flottement au sommet : la taxe à l’origine de la révolte serait repoussée de six mois ; non, finalement, elle serait annulée. Cette déroute dans la communication, devenue le mode principal (voire unique) de la gouvernance actuelle, dévoilait la cassure nette qui s’était produite : plus de 80% des français soutenaient le mouvement, bien vite démultiplié par les actions de blocage et les manifestations en centre-ville, et la propagande qui avait d’ordinaire cours contre les oppositions s’était enrayée.

Pourtant, les grands médias, relais serviles et obstinés de la glose gouvernementale, n’avaient pas ménagé leur peine : qu’il fut à la fois amusant et terrible de voir, semaine après semaine, d’acte en acte, les éditorialistes et leurs perroquets s’essouffler à prédire un essoufflement du mouvement qui perdurait pourtant, encore et encore, se propageait de ville en ville, et se poursuit toujours à l’heure où j’écris ces lignes. Comme il était drôle de voir enfin se révéler la faiblesse de ces procédés éculés : si cracher sur un mouvement de cheminots, uniquement soutenu, grosso-modo, par la galaxie traditionnelle de la gauche dont on connaît la déroute actuelle, était chose aisée, tenter d’abattre par les mêmes ressorts paresseux un mouvement populaire réellement intersectionnel, c’était se tirer une balle dans le pied tout en offrant un regain soudain de popularité à des médias situés hors de l’officialité : Le Monde Diplomatique, Le Média, Brut et Russia Today en tête.

Comme l’allocution larmoyante du président le 10 décembre et les clopinettes qu’il avait concédées au peuple soulevé n’avaient pas infléchi le cours de la mobilisation – qui a eu, au contraire, tendance à la fois à se démultiplier en élargissant le champ de ses revendications, et à se radicaliser devant l’afflux de blessés, de mutilés, d’emprisonnés et de morts directement imputables à la répression organisée par le pouvoir–, il fallait trouver d’autres astuces, changer de tactique.

On commença par réclamer aux gilets jaunes qu’ils se dotent de représentants ; certaines figures du mouvement, désignées comme modérées, furent investies, à la fois par le pouvoir et ses relais médiatiques, comme des interlocuteurs à-même de négocier avec le gouvernement. D’autres s’imposèrent par leur audience sur les réseaux sociaux et devinrent ce que l’on appelle des bons clients audiovisuels. Les premières – notamment Jacline Mouraud et Ingrid Levavasseur – furent rapidement et massivement rejetées par le reste des gilets jaunes, en raison de leurs liens ou de leurs sympathies passées ou actuelles avec le régime de Macron. Les autres, comme Eric Drouet ou Maxime Nicolle, sans jamais avoir été investis d’un quelconque rôle par le mouvement lui-même, devinrent les cibles de la hargne éditocratique, puis ministérielle et présidentielle, et, enfin, policière et judiciaire.

Comme la diversion par les représentants ne fonctionnait pas bien, le pouvoir chancelant eut alors recours à une nouvelle ruse bien vite reconnue comme telle : le grand débat. Outre les shows présidentiels – véritable campagne électorale aux frais de l’État complaisamment relayée par les chaines de désinformation en continu–, où le mépris du peuple et des élus et la novlangue technocratique le disputaient souvent au vide abyssal de perspectives ouvertes par ces « échanges », l’arnaque mise en œuvre par Emmanuel Macron et son équipe de communicants fut dénoncée, d’abord discrètement puis plus frontalement, par celle qui aurait dû être chargée de l’organisation de ces débats : Chantal Jouanno[iii].

Refusant de faire de ce moment, qu’elle voyait comme un processus de nécessaire refondation démocratique de notre vie collective, une simple opération de propagande, cette dernière avait fait part de ses réserves vis-à-vis de la mise en œuvre concrète des débats, de leur impartialité et de leur transparence, à qui de droit. Sourd, aveugle, mais pas indolent, le pouvoir avait rapidement réagi : une campagne de presse s’organisa aussitôt contre l’impudente, qui fut conspuée en raison de la hauteur de sa rémunération – certes scandaleuse, mais qui n’était pas de son fait à elle. Sa démission fut ainsi masquée en un pataquès moral profondément douteux : elle quittait le grand débat mais conservait son poste, et donc sa rémunération, objet du scandale. Macron était alors libre d’organiser sa mise en scène comme il l’entendait, c’est-à-dire avec des sujets de discussion préétablis d’avance et une parole du président (ou de ses mercenaires ministériels) mise au-dessus de celle des sans-culottes et du reste du tiers-état invité à communier dans le grand bain tiède de l’autoritarisme libéral travesti en démocratie.

Des ressorts anciens

Noyer la contestation dans des débats interminables avec des militants cooptés par la multinationale contestée, telle était la stratégie centrale de R. Pagan pour contrer les activistes qui attaquaient Nestlé.

Cette tactique fut employée dès après le 17 novembre par le gouvernement, sans grand succès. On se souvient de la façon dont le système avait tenté de diviser le mouvement en promouvant les soi-disant « Gilets jaunes libres », à renforts de couvertures dans la presse papier et d’adoubements éditocratiques divers. Là encore, le management néolibéral nous fournit la clé de lecture de cette stratégie : elle vise à la fois, selon Chamayou, à « donner aux opposants un os à ronger pour mieux les détourner des tâches offensives », mais permet aussi « de coopter certains groupes de pression adverses. » Il s’agit, au fond, d’identifier les fameux « réalistes ». Invités à la table des négociations, on leur offre, « en échange de la résolution du problème, du pouvoir, de la gloire et de l’argent. Une fois que cette organisation [ou, ici, ces gilets jaunes désignés] accepte, elle convainc le public que le problème est résolu. »

“L’objectif était de reprendre la main sur un ordre de la parole qui fuyait de toutes parts.”

Voyant échouer leur manœuvre, Macron, ses soutiens et l’oligarchie médiatique, toujours inspirés par le management guerrier façonné dans les années 80 (baptisées, en France, « les années fric »), ont alors sorti le grand débat de leur chapeau. Chamayou nous explique pourquoi en décortiquant les techniques mises en œuvre dès cette époque par les multinationales contestées de toutes parts : « L’objectif était de reprendre la main sur un ordre de la parole qui fuyait de toutes parts. (…) Le nouveau maître-mot fut le dialogue. (…) À la persuasion à sens unique, détestable pratique du passé, on préfère à présent l’écoute réciproque, l’entente mutuelle, la communication relationnelle, empathique, fondée sur le consensus, la cocréation d’une compréhension partagée entre les parties prenantes, l’horizontalité, la reconnaissance, le rapport à l’autre, et ainsi de suite ad nauseam. »

Cette novlangue constamment mobilisée par le pouvoir vise à camoufler ses véritables intentions, à nier, en l’énonçant, la réalité de ce qui se joue réellement : « Dialoguer avec les opposants permet de repérer au plus tôt les périls qui affleurent, d’identifier des problèmes potentiellement controversés avant qu’ils n’atteignent l’arène publique. » Ici, l’objectif est clair : il convient avant tout de « relocaliser la confrontation dans un forum privé, la confiner loin de l’espace public. On prive ce faisant les activistes de leur principale ressource, la publicisation des problèmes (…). »

L’aboutissement de cette stratégie, lorsqu’elle est victorieuse, est double : d’un côté, elle permet de disqualifier les « radicaux », c’est-à-dire la véritable menace qui pèse (au choix) sur les entreprises, le pouvoir, ou le système tout entier ; surtout, « en mettant l’accent sur le consensus comme objet du dialogue, il s’agit de disqualifier toute politique dissensuelle ». Soit de faire, en somme, de ses opposants des extrémistes. Par ailleurs, négocier des miettes bien enrobées avec les opposants que l’on aura cooptés permet aux entreprises ou aux pouvoirs de « bénéficier de transferts d’image », c’est-à-dire de s’arroger le pouvoir symbolique et la sympathie attachés aux activistes pour se refaire sa réputation à bon compte, puisque ceux qui me combattaient hier acceptent aujourd’hui de travailler avec moi, voire pour moi.

On le voit bien : lorsqu’un pouvoir refuse de céder sur le fond de sa politique – ce qui se comprend, pour Macron, puisqu’il est en service commandé par l’aristocratie financière du pays et du monde, qui saura le récompenser ensuite – il ne lui reste que deux armes : la communication et la ruse. Communiquer pour donner l’impression d’agir, sans bouger d’un millimètre ; et la ruse : c’est-à-dire une série de diversions (dont la campagne récente autour de l’antisémitisme est une belle illustration) afin de minorer le mouvement et le laisser pourrir sur pied.

Pour contrer la propagande hypnotique du gouvernement qui voudrait enfermer la contestation dans un dialogue qu’il a verrouillé d’avance, Grégoire Chamayou nous fournit dans son remarquable ouvrage une explication fondamentale qu’il serait bon de toujours garder à l’esprit : « Il n’y a d’opposant légitime, aux yeux du pouvoir, que celui qui est inapte à le menacer. »

Les gilets jaunes l’ont bien compris, eux qui reviennent chaque samedi agiter les centres-villes et empêcher la chape du grand débat de s’abattre comme un couvercle sur leur mobilisation ; qui reconstruisent opiniâtrement, semaine après semaine, leurs constructions de fortune sur les ronds-points que la police a pour ordre de détruire ; qui organisent des actions de blocage, des festivals, des débats publics, des assemblées générales, des commissions diverses, et bientôt une nouvelle “assemblée des assemblées” – une puissante expérience citoyenne et démocratique qui se tient à l’échelle du pays ; bref : qui luttent et saturent l’espace public de leurs revendications et contestations. Jusqu’à la victoire ?

[i] https://www.lemonde.fr/politique/article/2008/09/25/le-discours-de-nicolas-sarkozy-a-toulon_1099795_823448.html

[ii] La fabrique éditions, 2018.

[iii] https://reporterre.net/Les-vraies-raisons-du-depart-de-Chantal-Jouanno

 

La France insoumise : du parti au mouvement

©Ryad Hitouche

Un des faits les plus notables des dernières années est l’évolution accélérée des partis vers l’adoption de formes mouvementistes. Sous l’effet de la critique de la représentation et de l’entrée dans une société plus liquide, les entreprises politiques ont fini par intégrer de nouvelles formes d’engagement politique, pas nécessairement plus démocratiques. Les cas les plus notables en France sont En Marche ! et La France insoumise, en partie héritière du Parti de gauche. Analyse d’une mutation à partir du cas du mouvement fondé par Jean-Luc Mélenchon.


Dans La raison populiste, 2005, Ernesto Laclau expliquait déjà comment les effets du capitalisme globalisé produisaient des formes de dislocations internes des champs politiques, et ce qu’on peut appeler une liquéfaction des rapports sociaux – le caractère toujours plus friable des normes et des repères. Il prédisait, à cet égard, l’émergence accélérée de formes mouvementistes au détriment des formes partisanes traditionnelles. Les mouvements restent, au sens générique, des partis, mais ils rompent avec les formes institutionnalisées héritées de la généralisation du suffrage universel aux XIXème et XXème siècles. Plus encore, lorsqu’ils émergent dans la gauche traditionnelle, ils rompent avec la forme du parti de masse[1], modèle des mouvements ouvriers. En France, le PCF a longtemps constitué un idéal-type[2] du parti de masse, organisé de façon pyramidale et avec de multiples strates censées obéir au principe du centralisme démocratique : la section, la fédération, le conseil national et la direction nationale. À certains égards, le PS, dans la continuité de la SFIO, a maintenu ces formes, tout en s’organisant par courants. À côté de ce modèle, existaient des petits partis trotskystes fondés sur le principe de l’avant-garde éclairée. Ces partis étaient élitaires, sélectifs, et reposaient sur le rôle moteur d’une petite minorité dans les processus révolutionnaires. Le Parti de gauche, fondé en 2009 par Jean-Luc Mélenchon, à partir d’une scission du PS, est de ce point de vue plus proche de la tradition trotskyste et du modèle du parti de cadres[3].

Il y a plusieurs causes à l’émergence des mouvements et à l’affaissement des structures traditionnelles. Cela commence avec l’émergence de la mouvance altermondialiste des années 1990, comme ATTAC, qui a abouti aux comités du Non lors du référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen. Ensuite, depuis les années 2000, on assiste au développement très rapide de l’usage politique d’internet et des réseaux sociaux. Le M5S italien est un des pionniers en la matière, puisqu’il est né dans le prolongement d’un blog associé à une plateforme qui s’appelait Meetup (lancée en 2005) sur laquelle les activistes pouvaient s’inscrire, voter et s’auto-organiser. En 2014, soit presque dix ans plus tard, Podemos, inspiré par la campagne de 2008 de Barack Obama qui avait contourné l’appareil démocrate avec MyBO et Partybuilder, lance sa plateforme et son site participatif, tout en conservant une forme partisane plus traditionnelle. En général, ces plateformes sont nées à partir d’un désir de démocratie directe et d’une désintermédiation permise par les technologies numériques. Finie la longue accumulation de capital politique interne pour pouvoir « approcher » les cercles dirigeants et le leader. Désormais, les réseaux sociaux permettent, ou feignent de permettre, un rapport direct au leadership. En retour, ce dernier peut observer directement l’état moral des troupes qui s’expriment sur internet, ce qui le rend moins dépendant des remontées du terrain. Les réseaux sociaux et leurs algorithmes favorisent ce double mouvement d’horizontalité et de verticalité, au détriment des structures pyramidales stratifiées.

L’apparition de nouveaux acteurs a été permise par la crise de la représentation et l’insatisfaction croissante à l’égard de l’offre politique existante. Depuis les années 1980 et l’installation progressive de l’hégémonie néolibérale, s’est développé un phénomène d’alternance sans alternative, où les différences politiques entre la gauche et la droite se sont progressivement effacées, pour finir par laisser place au cercle de la raison. À la raison politique s’est substituée la raison technocratique. Le caractère toujours plus limité des alternatives, couplé aux effets d’atomisation de la mondialisation, a affaibli la pertinence du clivage gauche-droite et a généré une accumulation de demandes frustrées dans la société. Cette accumulation a atteint un seuil critique et a ouvert une fenêtre d’opportunité pour que des outsiders exploitent et articulent ces demandes. Ces derniers, lorsqu’ils mettent sur pied des machines électorales, disposent au départ de peu de ressources financières et humaines. Dès lors, ils privilégient des formes où le pouvoir est plus concentré et où la structure est plus souple. En d’autres termes, il est plus simple de créer un mouvement qu’un parti qui dispose de structures complexes et développées, et de ramifications sur l’ensemble du territoire.

Le lancement de la France insoumise s’est effectué à partir de la combinaison de ces deux éléments : une concentration décisionnelle très poussée faite pour mener campagne ; une plateforme internet destinée à capter la demande d’horizontalité et à laisser faire la spontanéité par en bas. L’adhésion a disparu, au bénéfice de l’appui à la candidature de Jean-Luc Mélenchon. Le clic suffit pour participer et ne nécessite plus les procédures formelles du passé. Le niveau de contrôle des militants a été dans un premier temps très faible en raison de l’extension extrêmement rapide qu’a connue le mouvement dans le contexte de l’élection présidentielle. Cette extension revêt, à dessein, un caractère quasi incontrôlable. C’est ce qui s’est aussi passé au cours de la campagne de Bernie Sanders en 2016, où les organizers ont promu un modèle chaotique fondé sur l’énergie et l’autonomie des volontaires sur lesquels le contrôle est relâché. La concentration décisionnelle nécessaire à la campagne s’est traduite par l’absence de processus de légitimation démocratique, hors des consultations effectuées ponctuellement sur la plateforme. Jean-Luc Mélenchon a par ailleurs légitimé ce modèle en critiquant l’entre-soi créé par la démocratie interne, qui conduit les militants à se concentrer sur la vie interne du parti et à se regarder le nombril. Pour dépasser ce handicap, la France insoumise semble avoir privilégié une démocratie de l’action où le faible niveau de contrôle sur la base permet à chacun de se sentir libre de conduire ses propres actions. De ce point de vue, le mouvement embrasse les dynamiques postmodernes qui favorisent des formes individualistes d’engagement politique et un rejet toujours plus fort des cadres collectifs. C’est en particulier le cas des jeunes, qui ont constitué un des moteurs les plus puissants de la campagne de 2017.

Après l’élection : la maturation

La période post-élections présidentielle et législatives a conduit à une forme de rétractation progressive du mouvement, comme l’indique le nombre décroissant de votants sur la plateforme du site. Cette rétractation est à la fois le produit de la dépolitisation habituelle post-présidentielle et du modèle organisationnel de la France insoumise. En effet, lorsque l’enjeu politique disparaît, l’action immédiate a moins de sens et est moins valorisée qu’en période d’élection. La variété limitée du répertoire d’action de la France insoumise (malgré les nouvelles formes apparues après l’élection : votation citoyenne, collectes, caravanes rurales ou encore les processus participatifs comme les ateliers des lois) provoque une prise de distance logique de celles et ceux qui valorisent d’autres formes d’engagement. Ce n’est pas nécessairement un problème, car on peut tout à fait considérer qu’il n’y a pas besoin d’un mouvement de masse et qu’il suffit de mobiliser des troupes importantes lors des moments cruciaux, mais cette rétractation a rencontré d’autres transformations organisationnelles.

Le centre de gravité du mouvement a en effet basculé après les élections législatives. Le groupe parlementaire joue actuellement le rôle de direction politique du mouvement, sans que cela soit formellement acté. Il capte une partie des ressources humaines, et notamment des cadres politiques, pour les mettre au service de l’action parlementaire et des impératifs liés à l’actualité nationale. En entrant dans les institutions, la France insoumise a été partiellement extraite de son extra-institutionnalité. Concrètement, la vie du mouvement s’organise de façon croissante autour du groupe parlementaire où s’élabore la ligne politique et les compromis internes. Ces compromis dépendent des positions des différents députés et de leurs intérêts respectifs, et il est évident que le groupe de la France insoumise est hétérogène. L’apparition d’une structure intermédiaire entre le leader et la base a transformé le processus d’élaboration de la ligne politique au bénéfice des cadres et des élus, au détriment des éléments hors du groupe parlementaire. Les compromis internes au groupe ne sont pas toujours ceux qui correspondent à la pluralité du mouvement, notamment quand les zones d’élections des élus sont concentrées géographiquement.

Dans le même temps, l’équipe de direction a endossé un rôle avant tout technique, de telle sorte qu’elle est nommée « équipe opérationnelle ». C’est celle qui siège rue de Dunkerque, près de la gare du Nord, qui est pilotée par Manuel Bompard et dans une moindre mesure par Bastien Lachaud. Elle traduit notamment les orientations fournies par le groupe parlementaire et par Jean-Luc Mélenchon dans les campagnes et les actions des groupes d’action. Mais la technique revêt toujours un caractère plus ou moins politique, et n’est pas neutre puisque l’opération de traduction des orientations fournies est en elle-même une opération politique. De telle sorte qu’on peut considérer que la France insoumise est en partie bicéphale et que son modèle de direction n’est pas stabilisé et varie en fonction des impératifs de la conjoncture, selon que le mouvement ou le groupe soit plus ou moins exposé dans l’actualité.

Le modèle de la France insoumise est donc fondé sur une forme d’indétermination de la structure décisionnelle, qui repose en dernière instance, et quand la situation l’exige, sur le leader. Cependant, au quotidien, les multiples décisions prises engagent une variété d’acteurs sans que leur hiérarchie et leur zone de compétence soient clairement délimitées, hormis lorsque Jean-Luc Mélenchon mandate l’un ou plusieurs d’entre eux sur un sujet particulier. Pour analyser et comprendre le modèle de la France insoumise, cela vaut la peine de s’intéresser aux personnes qui jouent le rôle de nœud de réseau.

Un groupe parlementaire qui repose sur une nouvelle génération de cadres

Clémence Guetté, que nous avons eu l’occasion d’interroger, fait partie de cette jeune génération de cadres passée par le Parti de Gauche, mais qui était insatisfaite de la forme parti. À 27 ans, elle est actuellement secrétaire générale du groupe La France insoumise à l’Assemblée nationale, et joue de ce fait un rôle important à la fois au niveau de l’élaboration des compromis internes et de la coordination avec l’équipe opérationnelle. Après avoir effectué une licence de lettres à la faculté de Poitiers et un master de sociologie politique à Sciences Po Paris, elle s’est formée aux politiques environnementales en passant par Agro ParisTech.

Clémence Guetté, secrétaire générale du groupe parlementaire de la France insoumise.

Pendant la campagne, elle a été embauchée par le mouvement afin de travailler à plein temps sur le programme présidentiel, puis sur les législatives. Elle raconte : « Mon rôle de secrétaire générale n’était pas forcément anticipé, dans la mesure où il n’était pas certain que nous ayons un groupe. J’ai été choisie parce qu’il y avait besoin de quelqu’un qui était familier de la doctrine et qui garantirait qu’elle soit déclinée dans l’activité parlementaire. » En d’autres termes, c’est par elle que passe le maintien de la cohérence du programme, cohérence qui peut entrer en conflit avec l’hétérogénéité du groupe parlementaire. Si pour Clémence « chacun apporte sa nuance et son expérience », il est cependant « important d’avoir en tête les équilibres à construire ». Rompue à la sociologie des partis politiques, elle « assure le lien » entre les députés et « assiste Jean-Luc Mélenchon dans son rôle de président de groupe ». Vaste programme, pour un mouvement qui arrive en 2017 sans maîtriser les routines institutionnelles contrairement aux autres partis politiques présents à l’Assemblée nationale.

Arrivée sans connaître le fonctionnement de l’Assemblée, elle admet volontiers le poids de l’institution : « Il est réel, dans les pratiques, les vêtements, les corps. On nous le montre tous les jours. Il faut faire attention à la technocratisation, il faut garder en tête que nous sommes là pour un but bien précis. On essaie de montrer qu’on peut faire bien tout en remettant en cause les normes qu’on juge absurdes. » Les députés insoumis ont en effet déposé de nombreux amendements, et c’est à elle que revient la charge de les relire, ce qui est en rupture avec les usages à l’Assemblée : « Le travail de fond est la majorité de mon activité, en particulier la relecture de toutes les notes produites par les collaborateurs parlementaires, et tous les amendements, afin de rendre tout ça cohérent avec le programme. » Elle reconnait que « ce serait impossible avec un groupe plus nombreux. »

Cet investissement important dans le travail parlementaire peut presque sembler étonnant, quand on sait que le système institutionnel français est fondé sur le fait majoritaire et qu’il n’y a quasiment aucun amendement de l’opposition qui passe à l’Assemblée nationale, dont l’utilité réside plus dans le fait de fournir une tribune aux opposants. Il nécessite un investissement conséquent en ressources humaines et en attention accordée par les cadres politiques. Mais pour la jeune secrétaire générale, l’objectif est ailleurs : « En un an, on a réussi à montrer aux gens et aux services de l’Assemblée qu’on était extrêmement sérieux dans le travail. Nos députés ne portent pas de cravate, mais ils travaillent les projets de lois. »

Un mouvement autonome du groupe

C’est aussi par la secrétaire générale que passent de nombreuses informations pour que le lien se fasse avec le mouvement. De l’autre côté de la messagerie Telegram, plébiscitée par les cadres insoumis, se trouve Coline Maigre, en charge de la relation du mouvement avec les groupes d’appui, pour qui : « Le mouvement est autonome, il a sa vie propre. Il met ses capacités organisationnelles au service du groupe et les députés mettent leur tribune au service du mouvement ». À 26 ans, celle-ci est arrivée beaucoup plus fraichement que Clémence dans le militantisme. Originaire d’Auxerre, elle a suivi une licence de droit à Lyon. Elle confie ne pas avoir baigné dans la politique : « Mes parents n’ont jamais été militants, même si comme tout le monde, ils discutaient de politique à la maison. » Son engagement plus tardif à la France insoumise est en lien avec l’émergence de la forme mouvement : « En 2012, je me suis intéressée à Jean-Luc Mélenchon, mais je ne voulais pas entrer au Parti de Gauche. Je me méfiais des partis. C’est vraiment la modernité de la France insoumise, la forme mouvement-plateforme, l’activité sur les réseaux sociaux, la porosité de la structure, qui m’ont convaincue de m’engager. Tu milites sur le terrain, tu milites sur les réseaux sociaux, tu partages des vidéos, tu fais comme tu veux. » Elle a d’abord « filé des coups de main pendant la campagne, notamment aux législatives, sur l’organisation d’événements en région parisienne », avant d’hériter de la position de Mathilde Panot, appelée à son mandat de députée. C’est Manuel Bompard qui lui a proposé de prendre le relai de la députée d’Ivry-sur-Seine.

Ses journées ? « On envoie des mails aux référents de chaque groupe, on est à l’écoute des groupes d’appui, on s’occupe de la newsletter. On fait en sorte que les campagnes décidées aux conventions du mouvement soient menées sur tout le territoire. On organise les manifestations. » Avec elle, deux autres personnes sont là pour l’appuyer au quotidien, ce qui semble léger au regard du nombre d’inscrits sur la plateforme. Cette équipe est appuyée par une quinzaine de volontaires présents sur l’ensemble du territoire qui assurent les remontées du terrain à travers une réunion mensuelle et une boucle Telegram. Fini les centaines de cadres locaux censés mailler le territoire et l’organisation pléthorique au niveau national pour assurer le fonctionnement de l’organisation. Mais cette concentration décisionnelle et l’étendue de la tâche peut rendre sa réalisation compliquée, comme lorsque les cadres du mouvement ont été transférés à l’Assemblée nationale. Coline raconte : « Après les législatives, il ne restait plus beaucoup de personnes pour assurer le fonctionnement du siège. Beaucoup de membres de l’équipe opérationnelle précédente étaient partis travailler à l’Assemblée. »

Ce rapport direct de la structure nationale avec les groupes d’appui est revendiqué par le mouvement : « Cela évite la bureaucratisation et les chefferies locales. Cela favorise l’autonomie des groupes d’action qui agissent comme ils le veulent dans le cadre du programme l’Avenir en commun. » Or, certains militants ne l’entendent pas de cette façon. En effet, la France insoumise a aussi attiré de nombreux militants marqués par les structures partidaires qui comportent différents échelons. Il y a donc eu des tentatives pour créer des structures au niveau départemental après la campagne présidentielle. Pour Coline : « C’est compliqué de passer d’un parti à un mouvement pour certains militants. C’est souvent le produit d’une incompréhension et il y a parfois des vieux réflexes pour reproduire des formes passées. En expliquant bien l’intérêt de la forme mouvement, les gens s’y sont adaptés. Certains ne comprenaient pas que des insoumis ne voulaient pas de petits chefs, ce qui peut provoquer des conflits, mais ceux-ci se résolvent par la création d’un nouveau groupe d’action. »

Coline Maigre, coordinatrice des groupes d’action de la France insoumise.

Ces inerties culturelles concernent aussi les modes de légitimation de l’élite dirigeante. Si dans les vieux partis la légitimation passait par des procédures censées être démocratiques, mais toujours biaisées par l’appareil dirigeant, de telle sorte qu’elle n’est souvent qu’une illusion, la France insoumise assume son caractère non démocratique et tranche le débat : « si on applique au mouvement la “démocratie” telle que la pratiquait les vieux partis, on va se mettre à voter sur des virgules » explique Coline. En ce qui le concerne, à l’édition 2018 des « Amfis d’été », Jean-Luc Mélenchon déclarait : « La France insoumise n’est pas démocratique, elle est collective. » Cette verticalité assumée se conjugue à une autonomie importante à la base, et à un modèle de démocratie de l’action. Il est notable que ce modèle s’appuie sur une nouvelle génération de cadres plus sensibles aux nouvelles formes d’engagement et au refus de s’investir de façon trop contraignante dans une organisation.

Vers la désorganisation et le leader éclairé ?

À de nombreux égards, le système organisationnel de la France insoumise semble fondé sur une forme de chaos et de déséquilibre permanent où on recherche en vain le principe articulateur qui permet d’assurer le déploiement stratégique du mouvement. Cette désorganisation organisée reste en partie fonctionnelle. Pour certains observateurs, cela cache l’autoritarisme présumé de Jean-Luc Mélenchon qui est l’unique principe qui assure le leadership.

Mais cette hypothèse résiste en définitive assez peu à l’analyse. Dans ce panorama qui ressemble plus à un archipel de petites unités chacune détentrice d’un pouvoir limité et spécifique, l’hétérogénéité prévaut. Jean-Luc Mélenchon adopte en réalité en permanence des positions de compromis internes qui peuvent être librement interprétables par l’ensemble des acteurs, qu’il s’agisse des députés, des figures variées du mouvement ou des militants. Il élabore en continu des compromis a minima, et joue plus le rôle d’autorité morale que d’organisateur du quotidien. Ce modèle génère en réalité de la conflictualité. Il encourage la polarisation interne entre différentes factions qui cherchent à faire pencher le leader d’un côté ou de l’autre, afin qu’il construise des compromis qui leur soient plus favorables, ou qu’il choisisse une ligne ou une autre, ce qui n’est pas dans l’habitude d’un leadership à la culture mitterrandienne, où l’ambiguïté a un rôle primordial. Cependant, l’augmentation de la conflictualité interne rend toujours plus difficile l’élaboration de compromis, de telle sorte que les conflits s’aggravent tendanciellement et poussent les acteurs toujours plus loin, jusqu’à ce qu’il faille politiquement trancher une tête. Cette nécessité intervient d’autant plus que le cloisonnement du leader en région parisienne, dans l’action parlementaire (malgré la présence en circonscription à Marseille), rend plus ardue la perception des questions qui s’expriment au-delà de la petite couronne, et qui pourraient être démêlées de façon moins conflictuelle. Concrètement, cela se traduit par l’exclusion ou la marginalisation de figures qui ont dépassé un seuil critique dans le conflit.

À l’inverse, quand la ligne est plus affirmée et qu’elle est mise hors des débats quotidiens, qu’un horizon est fixé clairement, comme à l’occasion du soutien aux gilets jaunes, il semblerait que le niveau de conflictualité décroisse. C’est un paradoxe bien connu de la théorie populiste : la démocratie repose non pas sur l’association, mais sur la division. Là où il y a du politique, c’est qu’il y a du conflit. Les formes de démocratie non formelles présentes dans la France insoumise, notamment à travers les tentatives de peser n’ont de sens que par rapport à des adversaires internes. Elles génèrent donc en permanence du conflit, mais sans les institutions adaptées pour canaliser les antagonismes. Le mouvement se retrouve donc devant l’obligation de toujours avancer pour faire diminuer le niveau de conflictualité interne et éviter les phases de flottement propices à une remontée de la conflictualité.

Cette cartographie non exhaustive du mouvement laisse entrevoir une difficile transition et l’absence de stabilisation d’un modèle organisationnel clair. Cet état gazeux embrasse largement les caractéristiques principales du moment populiste et de la postmodernité politique : une désinstitutionalisation, une atomisation et une hétérogénéité croissante en recherche continue d’un principe d’articulation. Cette instabilité est à l’image de nos systèmes politiques, mais laisse entrevoir un certain nombre de défis quant à la préparation d’une prise du pouvoir. En effet, ce modèle semble particulièrement pertinent pour les phases de campagne électorale, qui reposent sur la rapidité décisionnelle et des capacités propulsives, mais a plus de difficultés à s’adapter aux phases de reflux de la participation politique, qui conduisent à une démobilisation interne et à des déséquilibres politiques. Dès lors, il est difficile pour ces organisations de s’atteler à des tâches aussi cruciales que la production et la formation de cadres ou la séduction d’acteurs habitués à des formes institutionnelles stables, comme dans la haute fonction publique ou les décideurs. La friabilité de l’ancrage social et territorial des militants rend le mouvement d’autant plus sensible à l’importante fluctuation de la mobilisation de son électorat, ce qui l’expose à des fragilités lors des élections intermédiaires. Le modèle de la France insoumise est donc fondamentalement tourné vers l’élection présidentielle.

[1] Le concept de parti de masse renvoie à la typologie de Maurice Duverger. Il désigne, comme son nom l’indique, des partis qui ont de nombreux adhérents et dont l’extension est un but en soi, car il favorise la diffusion des idées et des propositions du parti, ainsi que sa capacité à mailler le territoire.

[2] Le terme idéal-type renvoie au concept de Max Weber. Il sert à désigner un modèle abstrait auquel la réalité ne correspond que partiellement.

[3] Toujours selon la typologie de Maurice Duverger, le parti de cadres renvoie aux partis qui reposent sur un nombre plus restreint d’adhérents, dont l’origine sociale est plus élitaire. Ils ne cherchent pas l’adhésion d’un grand nombre de sympathisants. Ce concept a d’abord servi à qualifier les partis de notables.

Précis de malhonnêteté intellectuelle : « Le fascisme est la forme durcie du populisme »

Sous couvert d’autorité historique et intellectuelle, Pascal Ory témoigne avec éclat, dans L’Obs du 7 février, de l’usage politique et idéologique du terme populisme. Loin d’offrir une analyse de la notion, l’historien, qui inscrit le fascisme dans la continuité du populisme, perpétue les simplifications et l’hostilité dont ce dernier est l’objet, disqualifiant automatiquement ceux qui s’en revendiquent et contestent l’ordre établi. À l’école de ces professionnels émérites de la parole publique, on supporte mal la contradiction. Faisant fi de toute honnêteté intellectuelle, on préfère apposer des étiquettes-épouvantails sur ses opposants [1]. Après tout, depuis quand parle-t-on avec des fascistes ?


L’histoire au service de l’idéologie

Au premier abord, l’usage stratégique de l’histoire n’a rien de surprenant dans le débat politique. Personne ne s’offusque d’identifier des récits tributaires d’une lecture anarchiste, socialiste, libérale, conservatrice ou encore réactionnaire de l’histoire, qui participent à nourrir le pluralisme démocratique. Mais encore faut-il s’en revendiquer et reconnaître d’où l’on parle. Force est de constater que cette humilité s’est égarée et certains intellectuels, qui bénéficient de l’autorité d’un titre – philosophe, historien, sociologue, économiste –, abusent du crédit qui leur est accordé pour véhiculer des propos d’une partialité criante, se présentant pourtant comme scientifiques. Voilà l’Histoire, telle est la formule magique, qui muselle immédiatement le récit de votre adversaire sous prétexte que celui-ci ne la connaît pas. L’usage politique de l’Histoire se transforme ainsi en usage idéologique : un principe unique d’explication du réel est avancé, qui abrite pourtant un projet qui ne dit pas son nom. Cas d’école, les récentes interventions de Pascal Ory dans la presse au sujet du populisme [2] concentrent des raccourcis et des falsifications, qu’il est urgent de démasquer.

Si le populisme est bien la réalité politique de notre temps, il mérite une confrontation à armes égales et non une délégitimation mécanique à travers des arguments fallacieux. Dans le dossier de L’Obs consacré à Jean-Luc Mélenchon, qualifié de « révolutionnaire imaginaire », qui « au réel […] préférera toujours ses chimères » par Sylvain Courage, l’historien intervient, quelques pages plus loin, pour affirmer une réalité évidente : « Le populisme de gauche n’existe pas. » Et, coup de grâce en règle : « Le fascisme est la forme durcie du populisme. » La « convergence des extrêmes » est également à l’œuvre, un passeport de « gauche radicale » vous offrant vraisemblablement un aller quasi-simple pour l’album de famille des leaders autoritaires. De bonne foi, on concéderait à Pascal Ory, qu’il est vrai, en effet, que des travaux ont réfléchi aux liens entre les épisodes révolutionnaires et les futures matrices totalitaires [3]; de même qu’il est vrai que des historiens du vingtième siècle se sont interrogés sur les passages entre extrême-gauche et extrême-droite [4] ; enfin, qu’il est vrai que le populisme n’est pas exempt de toutes dérives, en certaines de ses déclinaisons [5]. Mais notre bienveillance est balayée par une immense imposture : la prétention de l’historien à analyser le populisme comme un phénomène. Il assure au Point : « Chez moi elle [la notion de populisme] n’est ni positive, ni négative. » Comble de l’hypocrisie, pour quelqu’un qui pronostique une ère populiste depuis le vote du Brexit, qui rappelle avec gravité que « les jeunes générations ne sont pas vaccinées contre le populisme » et qui diagnostique l’accès au pouvoir des dits « populistes » comme une « catastrophe ».

« Au « voilà l’histoire » répond « voilà le populisme ». Le couperet est tombé et la richesse théorique, historique et sémantique du terme populisme est complètement évacuée. »

Pis encore, l’essentialisation des faits et des concepts historiques par Pascal Ory manifeste une instrumentalisation croissante de ces derniers, au service de la construction d’un imaginaire-repoussoir. Premier indice, le populisme est « affaire de définition », mais l’historien préfère s’en tenir à la sienne, « qui permet d’être clair ». Comprenez plutôt, qui permet d’avoir raison. Le populisme, présenté comme « une droite radicale, [dont] le génie propre est de l’être dans un style de gauche radicale », ne peut donc échapper à ce périmètre. Au « Voilà l’Histoire » répond « Voilà le populisme ». Le couperet est tombé et la richesse théorique, historique et sémantique du terme populisme est complètement évacuée. C’est qu’évidemment, ce dernier effraie : derrière lui flotte l’ombre encombrante du peuple, en tant que sujet politique, réclamant à juste titre voix au chapitre, au sein de systèmes institutionnels qui l’ont complètement marginalisé. Mais la machine à essentialiser reprend vite la main et se charge de régler la question : le peuple est convoqué au tribunal de l’Histoire et il est déclaré coupable, ad vitam æternam. La méfiance chronique à son égard, ancrée initialement dans les soubresauts insurrectionnels, à l’instar des journées de juin 1848 et l’épisode de la Commune de Paris, s’articule progressivement autour du spectre du fascisme. Le peuple est ainsi tenu pour responsable de toutes les dérives autoritaires et devient, ipso facto, indigne de confiance. Au peuple de 2019 est renvoyé celui de 1929, comme si, au fond, il n’avait pas changé. Ironie d’autant plus grande pour les fossoyeurs du populisme, qui sont les premiers à reprocher à leurs opposants de parler au nom d’un peuple qui n’existe pas. Mais sont-ils seulement conscients que le leur est un fantôme d’autant plus flou qu’il est irrigué non par une théorie politique, mais par un discours idéologique ?

L’ami du peuple, gravure anonyme. (Musée Lambinet, Versailles.)
Ph. Hubert Josse © Archives Larbor

Apogée des malversations de l’historien, l’élaboration d’un prétendu raisonnement analogique, supposé mettre en évidence « la part du structurel et du récurrent », qui prévaudrait entre deux époques historiques. Coupons court au suspens, Pascal Ory soutient : « Au fascisme des années 1930 répond aujourd’hui le populisme » dans Le Monde. La comparaison historique s’est encore une fois transformée en jugement de valeur, sacrifiant toute exigence intellectuelle et aboutissant à une typologie plus que bancale. Repérant des dynamiques (menace-réaction-crise), le parallèle est établi : d’un côté, bolchévisme-fascisme-crise-économique, de l’autre, islamisme-populisme-crise-écologique. Si la première matrice peut être envisageable – elle s’enracine au fond dans une historiographie qui précède largement Pascal Ory [6], la seconde semble le résultat d’une tentative désespérée de remplir les fameuses cases structurelles. Elle perpétue la confusion qui paralyse notre époque autour de ces phénomènes rarement interrogés avec justesse, en raison de ces amalgames néfastes qui brouillent la pensée. Outre la responsabilité de ces intellectuels dans l’incapacité à faire preuve de distance critique et de précaution linguistique, elle est d’autant plus fortement engagée lorsqu’ils professent des évidences, qui sont tout sauf des évidences : « La « réaction » s’appelle évidemment populisme, catégorie dont on a proposé ailleurs une définition qui délimite un large espace au sein duquel le fascisme de l’entre-deux-guerres trouve toute sa place. » La boucle est bouclée : Voilà l’histoire, voilà le populisme, voilà le fascisme.

Nier pour mieux régner

Face à tant d’attaques et de mauvaise foi, que faire ? Rien, précisément, puisque la sophistique suit sa mécanique et qu’elle n’espère qu’une chose : faire de l’adversaire un ennemi. On débat avec le premier, on élimine le second. Le populisme de gauche est immédiatement dénoncé comme un échec intellectuel de la gauche. Si la logique politicienne est redoutable, elle n’en demeure pas moins affligeante lorsqu’elle rejoint le terrain des idées. Sur le sol miné du populisme, on feint la nonchalance : « Certains, comme Chantal Mouffe parlent depuis peu de « populisme de gauche », mais puisqu’il ne s’agit jamais que de définition, de taxinomie, je m’en tiens à la mienne, (…) dans une acception plus large, le terme « populisme » perd toute consistance. » Pascal Ory réduit donc à « une acception plus large », plus de vingt années de réflexion et de théorisation politique [7], se gardant bien de faire droit à leurs arguments. Les travaux de la philosophe, liés à ceux d’Ernesto Laclau, méritent pourtant qu’on s’y attarde, ou qu’on leur réserve, au minimum, un droit de réponse. Dans son dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche (2018), Chantal Mouffe écrit ouvertement que son livre est « une intervention politique et [qu’] il ne cache absolument pas con caractère partisan » [8]. Conjuguant engagement politique et rigueur intellectuelle, elle rendrait presque jaloux ses détracteurs qui, définitivement, ne savent plus jouer dans la même cour.

« On appelle le lecteur à prendre conscience du « rationnel du constat du triple échec Lénine-Mao-Chávez » (…) . L’historien s’est transformé en militant, mais il se présente, encore une fois à l’abri de la  rationalité. »

Ainsi, contrairement à ce qu’affirme Pascal Ory, les efforts de théorisation populiste ne sont pas la négation de la théorie marxiste, ou le symptôme de son échec. Ils s’inscrivent bien plutôt dans la prolongation de leurs réflexions. La filiation est évidemment étrangère à l’historien, qui martèle : « On jette le prolétariat avec l’eau du bain, on substitue à la lutte des classes le clivage haut/bas, peuple/élite. Lénine doit se retourner dans son mausolée. » Sous-entendu : la gauche est tellement désemparée qu’elle bricole des concepts pour se prévenir de l’obsolescence programmée [9]. Le message est clair : quelques lignes plus loin, on appelle le lecteur à prendre conscience du « rationnel du constat du triple échec Lénine-Mao-Chávez », rien que ça. L’historien s’est transformé en militant, mais il se présente encore une fois à l’abri de la rationalité. Il est remarquable qu’en un geste typographique – le tiret, voilà une arme précieuse –, Pascal Ory parvienne à démontrer si vigoureusement sa pensée. Face aux figures menaçantes du passé, victimes de la fièvre rouge, il faut désormais revendiquer la quiétude de la logique. Cette dernière ne s’encombre pas d’éléments de contextualisation – les querelles d’historiens sont vaines et reposent dans de paisibles mausolées ! – car, douée de nouveaux talents prophétiques, elle perçoit des dynamiques flagrantes. Révélation soudaine, la vérité saute aux yeux, et l’on se demande encore quel aveuglement pousse certains à ne pas y être sensibles. L’esprit critique est décidément un opium puissant : il s’acharne à préciser que la construction d’un clivage peuple/élite admet les logiques de domination qui habitent les sociétés, mais se détache des présupposés essentialistes de la lutte des classes, afin de créer des chaines d’équivalence [10] entre les multiples demandes démocratiques, dépassant la seule condition ouvrière. Il persiste à dire que le léninisme est une interprétation du marxisme dans le contexte russe et s’inquiète des rapprochements précaires entre Lénine, Mao et Chávez. Il convoque d’anciens ouvrages afin de mesurer dans quelles circonstances ces leaders arrivent au pouvoir et déploient leur programme ; il demande un bilan équitable de ces pages de l’Histoire [11]. Il pose trop de questions, le trait d’union promettait d’être imparable.

Narcisse, attribué à Caravage, 1597–1599. (Galerie nationale d’Art ancien, Rome)

L’impossible conflictualité est implicitement avouée : les voix discordantes parlent, mais elles ne bénéficient d’aucune reconnaissance. La contestation qui s’exprime à travers le rejet des élites trouve ici une de ses raisons d’être. L’antagonisme ne cesse pourtant d’être renforcé, par ces mêmes qui publient tribunes sur tribunes pour dénoncer l’autoritarisme du populisme. Sans jamais s’interroger sur leur dogmatisme borné, ils minent le débat, bien plus qu’ils ne le pacifient. S’ils méconnaissent tant le populisme de gauche, c’est que ce dernier prône une logique qui leur est étrangère : transformer l’antagonisme en agonisme. Depuis l’ancestral agôn grec et les aphorismes d’Héraclite, force est d’admettre l’irréductibilité de la lutte entre des forces contraires. Ce constat a conduit certains à signer en bas du contrat de la guerre de tous contre tous ; il en a guidé d’autres vers la promesse de réconciliation. Réconciliation qu’il est possible de trouver non pas dans la dissolution de l’une des parties, ni dans la quête éperdue d’un consensus de façade, mais bien dans la structuration et dans l’institutionnalisation de la conflictualité. « La société a besoin d’un certain rapport quantitatif d’harmonie et de dissonance, d’association et de compétition, de sympathie et d’antipathie pour accéder à une forme définie », écrit le sociologue Georg Simmel [12]. La polarisation autour des extrêmes qui se donne à voir dans l’espace politique depuis plusieurs années trouve ainsi une de ses explications les plus fondamentales dans la faillite des démocraties représentatives contemporaines à aménager une arène plutôt qu’un champ de bataille.

« La polarisation autour des « extrêmes » qui se donne à voir dans l’espace politique depuis plusieurs années trouve ainsi une de ses explications les plus fondamentales dans la faillite des démocraties représentatives contemporaines à aménager une arène plutôt qu’un champ de bataille. »

À crédit du populisme de gauche, qu’on fait passer pour anti-démocratique, il est utile de citer ceux qui l’ont conceptualisé… « Le remède n’est pas d’abolir la représentation mais de rendre les institutions plus représentatives. C’est bien le but d’une stratégie populiste de gauche » écrit Chantal Mouffe [13], aux antipodes de la charge qu’on oppose à ses travaux. Ainsi, l’entreprise de négation, si elle est une ressource précieuse pour rassurer ceux qui campent sur leurs certitudes, n’en est pas moins dangereuse et risque de se retourner contre eux. En demeurant sourds aux raisons qui sous-tendent la vague populiste et en s’enfermant dans une guerre de positions, ils témoignent, en définitive, d’une profonde méconnaissance de la démocratie, bien qu’ils s’en érigent comme les gardiens les plus fiables.

Le mépris de la théorie démocratique

Dans la grammaire de Pascal Ory, la démocratie se distribue en deux pôles : d’une part la démocratie libérale, de l’autre la démocratie autoritaire, dont le populisme ne serait qu’une manifestation. Citation à l’appui : « La notion de démocratie n’intègre la valeur de liberté que si c’est une démocratie libérale. L’histoire de la démocratie, depuis l’Antiquité grecque des tyrans, est parsemée de démocraties autoritaires, voire totalitaires. » Une division si binaire, qu’on peine à savoir par où commencer pour faire droit avec justesse à cette démocratie, portée partout en étendard, mais qu’on connaît encore vraisemblablement si mal. Les avertissements contre cette dernière remontent bien à l’Antiquité : Platon s’est illustré par sa méfiance à l’égard du régime, certes pour le danger de la tyrannie de la majorité, mais surtout parce qu’elle traduisait politiquement une valeur d’égalité, inconcevable dans la philosophie platonicienne profondément hiérarchisée, annexée sur un ordre naturel. Curieusement, cette notion d’égalité est totalement absente de la distinction effectuée par Pascal Ory, qui lui substitue la valeur de liberté. Un glissement qui annonce déjà le socle dans lequel s’enracine une profonde méprise qui irrigue la plupart des discours tenus dans l’espace médiatique.

La démocratie, en son sens moderne, réfléchie au dix-huitième siècle et mise à l’épreuve par la Révolution française, s’établit sur la tension, en même temps que sur la complémentarité, de l’égalité et de la liberté. Idéalement, elle reconnaît ainsi l’égalité et, par voie de conséquence, la souveraineté populaire, de même que l’ensemble des valeurs du premier libéralisme, concrétisées dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. Cependant, notre histoire est celle d’une progressive occultation d’une partie de son identité originelle : la liberté prenant le dessus sur l’égalité, dans un mouvement s’étendant de la victoire du gouvernant représentatif au lendemain de la Révolution, jusqu’à la conceptualisation de l’État de droit (employé aujourd’hui comme synonyme de démocratie), qui juridicise les rapports politiques et subordonne la souveraineté à l’autorité d’un juge. Si ce cheminement historique s’est pensé autour d’espoirs de rationalité et de pacification, ses contradictions ne pouvaient manquer de resurgir. À ce titre, les travaux de Bernard Manin sont éclairants pour comprendre en quoi « les démocraties contemporaines sont issues d’une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la démocratie » [14]. Paradoxalement toutefois, bien que la démocratie ait été amputée d’une partie d’elle-même (l’exigence d’égalité et de souveraineté populaire), le discours politique continue d’affirmer l’inverse et gouverne toujours au nom du peuple, réservoir incontestable de légitimité, tout en accordant à ce dernier un rôle mineur, dont l’expression se voit réduite au vote.

« L’enjeu n’est alors pas, comme on l’entend souvent, de préserver « la démocratie » de la menace populiste ou illibérale, qui risquerait de la faire basculer dans « la démocratie autoritaire », mais de rendre la démocratie à elle-même. »

Ces lignes de failles théoriques sont au cœur des débats qui animent actuellement notre époque : la question qui est posée, au fond, est celle éternelle du meilleur régime. L’apparition de nouvelles terminologies – populisme et illibéralisme – témoignent de cette âme refoulée de la démocratie. L’enjeu n’est alors pas, comme on l’entend souvent, de préserver la démocratie de la menace populiste ou illibérale, qui risquerait de la faire basculer dans la démocratie autoritaire, mais de rendre la démocratie à elle-même. « L’ère populiste » que nous traversons, selon les mots de Pascal Ory, s’apparente bien davantage à un moment populiste, tel que le qualifie Chantal Mouffe, qui emprunte au concept d’interregnum de Gramsci, caractérisant les instants critiques de la conjoncture historique, où le rapport de forces peut se reconfigurer. Rien n’est pourtant joué d’avance et la contestation éruptive qui s’exprime doit désormais être articulée autour d’un projet politique capable de radicaliser la démocratie et de réintroduire l’équilibre entre égalité et liberté, complètement empêché par quarante années d’ère néolibérale [15]. En ce sens, n’en déplaise à Pascal Ory, le populisme de gauche existe bien et il se présente comme une stratégie discursive (et non comme un régime, ou un programme, ou un spectre fasciste), qui refuse de laisser à l’extrême-droite la captation de cette contestation de l’ordre établi. Son objectif ? « La construction d’une volonté collective, un « peuple » capable d’instaurer une nouvelle formation hégémonique qui rétablirait l’articulation, désavouée par le néolibéralisme, entre libéralisme et démocratie », selon Chantal Mouffe [16].

Dans une telle perspective, le peuple reprend ses droits sur la scène politique. Mais on comprend bien que cet acteur encombrant, qu’on avait précédemment présenté comme un chemin en puissance vers le fascisme, soit lui-aussi mal traité dans le répertoire démocratique de Pascal Ory. Interrogé au sujet de la souveraineté populaire dans Le Point (Ce concept de « souveraineté populaire » est pour vous une fiction ?), l’historien répond : « La notion même de « peuple » est, par définition, une fiction. « We, the People » (formule qui ouvre la Constitution américaine) est un discours purement performatif : le peuple est ici ce qui se proclame comme tel, et ce que ceux qui prennent ainsi la parole (donc le pouvoir) pensent qu’il est. » Est-il nécessaire de préciser que se dévoile encore ici la tragédie du peuple incompris ? Pourtant, apogée de la tension dramatique : nous sommes d’accord avec Pascal Ory ! Le peuple est en effet une fiction. Mais de quelle fiction parle-t-on ? Car s’il est certain qu’à travers la rhétorique politique, il est possible de construire autant de peuples que de discours – c’est d’ailleurs le cœur même de la stratégie populiste -, l’ombre d’un autre peuple s’esquisse derrière leurs silhouettes.

Jean-Jacques Rousseau, en sage, tenant le ” Contrat social “

Pour le comprendre, il faut revenir à Jean-Jacques Rousseau, qui compte parmi les premiers à théoriser la souveraineté populaire. Ce qui fonde originellement le peuple n’est autre que le contrat social, aussi appelé « pacte d’association », et bientôt rattaché à l’écriture d’une constitution. Réfutant la légitimité consensuelle développée par Hobbes et Grotius (le peuple consent à transférer absolument sa souveraineté), Rousseau écrit : « Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société. » [17]. Il poursuit : « Si donc le peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple ; à l’instant qu’il y a un maître il n’y a plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit. » [18] Ce rapide détour par la philosophie politique nous permet d’éclairer des problématiques d’une actualité brûlante : car, en effet, ce qui se joue plus fondamentalement derrière le populisme n’est pas une simple querelle entre qui inventera le meilleur peuple, mais une interrogation éminemment profonde sur le contrat qui lie, ou ne lie plus, nos sociétés. Poser la question de la souveraineté populaire, c’est aussi réfléchir à la permanence de la volonté constituante. Concrètement, c’est donc se demander si les relations entre gouvernés et gouvernants respectent les habilitations données par les premiers aux seconds. Et cela revient, au quotidien, au bout des lèvres des citoyens, lorsqu’ils s’exaspèrent : a-t-on encore notre mot à dire ? Ou, en termes rousseauiste, le corps politique existe-t-il encore ? Les réponses devant y être apportées sont loin d’être univoques et personne – sauf peut-être ces mêmes qui persistent à brandir la menace fasciste – ne prétend détenir la vérité ou l’équation magique, épousant les courbes du réel. En revanche, il est certain que le débat doit avoir lieu, sans caricatures, sans raccourcis et sans malhonnêteté.

« Ce qui se joue plus fondamentalement derrière le « populisme » n’est pas une simple querelle entre qui inventera le meilleur peuple, mais une interrogation éminemment profonde sur le « contrat » qui lie, ou ne lie plus, nos sociétés. »

Ses premières lueurs se donnent d’ailleurs peut-être à voir là où on ne les imaginait pas. Derrière la colère, l’exaspération, la tristesse, la peur, l’enthousiasme, ou encore l’espoir, la vague populiste telle que la décrit Pascal Ory, « se nourrit d’une dimension essentielle, que la science politique a mis du temps à admettre, en raison de ses postulats intellectualistes et, souvent, rationalistes : le rôle capital de l’émotion en politique ». Si l’on s’en tenait à cette proposition, on parviendrait encore à trouver un terrain d’entente… mais les chemins de l’interprétation nous divisent déjà : car si l’historien observe dans ces effluves émotionnels le seul signe d’un danger : voilà le peuple devenu manipulable, en proie à ses passions tristes dirait Spinoza, nous y percevons le signe d’un éveil et d’une sortie de l’indifférence, seule véritable pathologie de notre siècle. Encore une fois, rien n’est programmé et les émotions ne contiennent pas, en elles-mêmes, leur canalisation. La colère peut se radicaliser – il faudra alors se demander pourquoi -, mais elle peut aussi participer d’une indignation salutaire.

Nous la faisons nôtre et nous assumons qu’elle est à la source de l’écriture de ces lignes. En écho à celle que mentionnait déjà Aristote, dans son Éthique à Nicomaque, et au sujet de laquelle il écrivait : « La colère est un désir sombre de vengeance publique face à une manifestation publique de mépris (…) ce mépris étant immérité. » [19] La formulation n’est pas mesurée, mais elle est à la hauteur de l’outrage répété. Il est usant d’être décrédibilisé et sali en permanence, usant de disposer pour se défendre d’une tribune réduite à peau de chagrin, usant d’endosser le mauvais rôle alors qu’on ne cesse de renouveler l’appel au débat. Par conséquent, la colère pointe et elle se présente comme une demande de justice. Enfin, comme la condition même de l’homme libre, car « lorsqu’on est soi-même trainé dans la boue, le supporter (…) le regarder avec indifférence, c’est, aux yeux de tout le monde, avoir une âme d’esclave » [20]. À la colère ont néanmoins succédé les mots, qui se sont voulus nuancés, équitables, patients, ne se contentant pas de dire « vous avez tort », mais cherchant à dévoiler les impostures. En écho, nous espérons que certains intellectuels auront honte d’abuser de la sophistique ou de leur propre surdité, et qu’ils regagneront l’arène que nous leur proposons. « Le poète vise à transformer vieux ennemis en loyaux adversaires, tout lendemain fertile étant fonction de la réussite de ce projet » livre René Char, dans l’urgence de ses Feuillets d’Hypnos [21]Puissions-nous tous, face aux enjeux de notre époque, être fidèles à son éthique et à son exigence.

[1] Voir notamment la tribune de Thomas Branthôme, historien du droit et des idées politiques. Il écrit : « Vecteur d’un puissant effet neutralisant, le populisme est une étiquette qu’on appose sur tout discours contestataire afin de le discréditer », Le Monde, 12 octobre 2018, [en ligne abonnés].

[2] L’Obs (n°2831, 7 février 2019, p.34-35, [en ligne abonnés]), Le Point (n°201811, 13 novembre 2018, [en ligne]), Le Monde (10 novembre 2018, [en ligne]).

[3] Voir François Furet, Le passé d’une illusion, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, (éd. 1997).

[4] Voir notamment la controverse historique autour des travaux de Zeev Sternhell (Ni droite, ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Paris, Le Seuil, 1983), remettant en cause l’imperméabilité de la France au fascisme. Du point de vue de l’histoire des idées, ce dernier s’enracinerait dans une révision du marxisme, et s’établirait à la collusion de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite. Il écrit notamment : « À beaucoup d’égards, on pourrait écrire l’histoire du fascisme comme celle d’une immense tentative de révision du marxisme, d’un effort permanent vers un néo-socialisme » (p.34). Une approche qui a été vivement contestée et dont le récent ouvrage, Fascisme français ? La controverse (2014), co-signé par Serge Berstein et Michel Winock, se fait encore l’écho.

[5] Dans sa variante de droite, le populisme s’attache bien, par exemple, à construire un peuple national, en mobilisant un discours xénophobe.

[6] Voir, par exemple, E. Nolte, La guerre civile européenne : national-socialisme et bolchevisme, 1917-1945, Paris, Perrin, 1989 (éd. 2011). Voir aussi la réponse de I. Kershaw à ce pan de l’historiographie allemande dans Qu’est-ce que le nazisme ?, Paris, Gallimard, 1997.

[7] Hégémonie et stratégie socialiste, Vers une démocratie radicale (Mouffe, Laclau, 1985, trad. 2008), La Raison Populiste (Laclau, 2005), Le paradoxe démocratique (Mouffe, 2000, trad. 2016), L’illusion du consensus (Mouffe, 2005, trad. 2016), Pour un populisme de gauche (Mouffe, 2018).

[8] C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018, p.21.

[9] D’autant que le tribunal de l’histoire a encore sévi… « La Commune de Paris n’a duré que 72 jours, l’Union soviétique a duré 72 ans. Et, là, l’expérimentation a eu le temps de se développer à l’échelle de dizaines de pays et de millions de cobayes. Voilà pourquoi le balancier n’est jamais reparti vers la gauche depuis 1975. » (Pascal Ory, Le Point)

[10] Concept développé dans Hégémonie et stratégie socialiste par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau.

[11] Voir par exemple l’analyse du socialisme réel par Éric Hobsbawm dans L‘âge des extrêmes : le court XXème siècle (1914-1991), Paris, Complexe, 1994, (éd. 1999).

[12] G. Simmel, Le conflit, Belval, Éditions Circé, 1995 (réédition 2015), p.22.

[13] C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, op.cit., p.86.

[14] B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1995, p.10.

[15] Le néolibéralisme se distingue du premier libéralisme évoqué précédemment, en ce sens, qu’il se caractérise par une subordination du domaine politique au domaine économique. Le tournant néolibéral des années 80 aurait ainsi contribué à l’homogénéisation des projets politiques, devant désormais, postuler l’acceptation des logiques de marché.

[16] C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, op. cit., p.71.

[17] J-J. Rousseau, Du contrat social (1762), Livre I, 5 : « Qu’il faut toujours remonter à une première convention », Paris, Garnier Flammarion, 1966, p.50.

[18] J-J. Rousseau, Du contrat social (1762), Livre II, 1 : « Que la souveraineté est inaliénable », op.cit. p.64.

[19] Aristote, Rhétorique, Livre II, 2 « De ceux qui excitent la colère ; des gens en colère ; des motifs de colère. », traduction inédite proposée dans l’ouvrage : A. Garapon, F. Gros, T. Pech, Et ce sera justice : punir en démocratie, Paris, Odile Jacob, 2001.

[20] Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre IV, 11, « La douceur », trad. Gauthier et Jolif, Louvain, Publications universitaires, 1970, p.110.

[21] R. Char, « Feuillets d’Hypnos », Fureur et mystère, Paris, Gallimard, p.86.

Contre le grand débat macronien, la leçon démocratique des gilets jaunes

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Annoncé le 18 décembre dernier lors d’une allocution du président Macron en réponse au mouvement des gilets jaunes, le grand débat national est donc lancé depuis bientôt un mois. En encadrant l’envie débordante d’expression démocratique mise en avant par les Gilets jaunes, l’exécutif espère ainsi trouver un peu de répit avant l’échéance électorale des européennes. Mais le peu d’enthousiasme pour ce grand débat pourrait vite le détromper, tout comme il constitue une opportunité pour le mouvement de contestation de se solidifier davantage.   


“À l’initiative du Président de la République, le gouvernement engage un grand débat national sur quatre thèmes qui couvrent des grands enjeux de la nation : la fiscalité et les dépenses publiques, l’organisation de l’État et des services publics, la transition écologique, la démocratie et la citoyenneté.” Par ces mots, qui figurent sur la page d’accueil du site gouvernemental consacré à ce grand débat national, le gouvernement donne suite à l’annonce faite par le président Macron le 18 décembre dernier, en organisant sur l’ensemble du territoire ce qu’il définit comme une “concertation d’ampleur nationale, qui a pour objectif de redonner la parole aux Français sur l’élaboration des politiques publiques qui les concernent”.

Complété par la désormais fameuse lettre présidentielle adressée aux Français et une distribution de “kits d’organisation et de présentation” dans les mairies qui doivent l’accueillir, il semble cependant que ce grand débat ait déjà du plomb dans l’aile. De la polémique autour du coût de son organisation, à la suspicion qu’il ne soit en fait qu’une campagne déguisée de La République en Marche pour les prochaines élections européennes, il est même évident qu’il soit passé à côté de son objectif. Preuve en est : le boycott revendiqué de ce débat par les principales figures du mouvement des gilets jaunes, et le succès de la plateforme alternative appelée “le Vrai débat”.

Comment expliquer dès lors, malgré un travail médiatique construisant l’image d’un débat pacifié comme catharsis face aux violences des dernières manifestations, et celle d’un président prêt à mouiller la chemise plusieurs heures durant face à des assemblées de maires, que l’engouement ne soit pas au rendez-vous (seulement 27% des Français comptent ainsi y participer) ? Sans doute parce que les Français, et parmi eux les Gilets jaunes, n’ont pas la mémoire si courte.

Le “grand débat”, une formule déjà usée

Du débat sur l’aménagement du territoire organisé en 1993 par le gouvernement d’Édouard Balladur au grand débat polémique de 2009 sur l’identité nationale voulu par Nicolas Sarkozy, sans oublier encore les débats plus confidentiels de la présidence de François Hollande sur les vaccins ou la transition énergétique, ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement en proie à la contestation – ou plus simplement jugé en manque de contact avec les Français – annonce l’organisation d’une grande consultation démocratique. Relevant la plupart du temps de l’effet d’annonce, et rarement suivi de changements institutionnels (mis à part la loi Fillon de 2005 dans la foulée d’un grand débat sur l’éducation), le grand débat à l’échelle nationale semble cependant être une idée relativement nouvelle en France. Profondément reliée à l’érosion du cadre politique et démocratique depuis plusieurs décennies, elle se fonde sur ce que le philosophe allemand Habermas appelle une “éthique de la discussion”. Cette éthique entend placer par-dessus tout la recherche du compromis au-delà des intérêts particuliers des participants à la discussion, et dynamiser ainsi une démocratie libérale considérée comme un horizon indépassable (ceci explique au passage le succès des thèses d’Habermas dans le cadre de la construction européenne). Une démocratie, donc, dont le peuple n’est alors plus totalement considéré comme étant le souverain au sein d’un Etat-nation, et que l’on ne reconnaît pas comme une entité rationnelle, mais plutôt comme le public d’une discussion : un public multiple, à la rationalité limitée, et qui doit être encadré notamment par des experts, tout comme il doit encadrer en retour l’action des institutions auxquelles il est attaché.

Derrière la mise en scène de la participation populaire au processus de décision politique à travers une telle discussion, on comprend que ce grand débat cache une conception de la démocratie conçue par les gouvernants et les spécialistes qui les accompagnent, comme un art du contournement et du détournement. Une “démocratie d’élevage” selon le terme de Laurent Mermet, où gouverner n’est plus seulement choisir mais aussi ne pas choisir, selon un calcul avantages/coûts emprunté à l’économie libérale. Cette mise en scène, dont l’autre objectif est de réalimenter la légitimité du pouvoir macronien en rejouant aux quatre coins de la France le récit qui l’avait mené à la victoire en 2017, a au final l’effet inverse au moment où le besoin quasi pathologique du président de la République de faire des petites phrases a tendance à faire tomber les masques.

Un macronisme à bout de souffle et débordé

Devenu le principal promoteur de ce grand débat national dans un cadre taillé pour lui par la Commission nationale du débat public et les éditorialistes des plateaux télévisés, le président Macron prend en fait un risque important. En se mettant sous les projecteurs au contact de cette France qui a voté pour lui, et qui aujourd’hui soutient majoritairement les gilets jaunes, il joue ainsi un jeu d’équilibriste entre la figure de grand dynamiteur de la scène politique (qui l’a mené au pouvoir) et celle du président jupitérien planant au dessus des contingences, comme les institutions le lui permettent. Un “en même temps” dont Emmanuel Macron a fait sa signature et qui lui permet encore de faire mouche auprès de sa base, malgré les sorties régulières et destructrices du point de vue communicationnel auxquelles il se livre dans la presse.

Mais loin de ressusciter l’engouement de la campagne de 2017, cette participation du président au débat à travers la France révèle en fait l’usure d’un pouvoir incapable de se remettre en question, et surtout l’usure d’une langue macroniste qui tourne à vide. Preuve en est, le récent appel désespéré à l’implication de la jeunesse dans le grand débat, après avoir pourtant affirmé il y a quelques mois à cette même jeunesse qu’elle devait avoir un diplôme avant de vouloir exister…

Cette usure dévoile le logiciel cassé, autant idéologiquement – celui du néolibéralisme – que politiquement – celui de la Ve République –  de ce pouvoir macroniste engagé dans une fuite en avant mêlant autoritarisme et complotisme de bas étage, mâtiné d’une langue technocratique réduisant le débat attendu par les Français à un choix superficiel entre différents postes de dépenses publiques, à alimenter ou non.

S’il entérine l’échec du macronisme, le grand débat a cependant pour deuxième effet de révéler l’intelligence politique profonde du mouvement des Gilets jaunes. En effet, ce dernier a bien compris l’opposition en train de se préciser autour de la conception de la démocratie, dont il amorce véritablement un débordement salutaire -comme le montrent les sept propositions ayant émergé en direct sur le plateau de Cyril Hanouna face à une Marlène Schiappa déconfite. Refusant de se laisser piéger par les cahiers de doléances des mairies, le mouvement a donc organisé sa propre plateforme, intitulée “le Vrai débat”. S’appuyant sur les mêmes outils que ceux fournis au gouvernement par la Commission nationale du débat public pour l’organisation du grand débat, le Vrai débat propose une réflexion autour de sept thématiques sur lesquelles tout un chacun peut écrire une proposition détaillée, voter à propos de l’une ou l’autre, ou s’exprimer librement. La plateforme met ainsi en avant une volonté d’interaction et de transparence absente de celle du grand débat gouvernemental, où la participation se fait majoritairement sur des sujets techniciens de fiscalité et dépenses publiques quand la thématique démocratique est celle qui mobilise le plus sur le Vrai débat.

Par le fond et par la forme que prend cette organisation alternative, portée par un mouvement qui depuis ses origines refuse les cadres établis, se dessinent les contours d’une autre rationalité, radicalement démocratique.

L’appel de Commercy, une déclaration démocratique

Une rationalité qui s’est exprimée les 26 et 27 janvier dernier à Commercy dans la Meuse où, répondant à l’appel d’une coordination des Gilets jaunes locaux, plus de 60 délégations venues de toute la France se sont réunies. Qualifié “d’assemblée générale des assemblées générales”, le rassemblement de Commercy a mené deux jours durant des débats intenses, retransmis en direct sur les réseaux sociaux, et notamment sur la question de la légitimité et de l’organisation de cette assemblée qui sont la matière même du politique. Guidés par la conscience d’être au centre de l’attention générale et par le souci d’être à la hauteur des enjeux, les Gilets jaunes de Commercy ont ainsi rédigé l’un des textes clés de ce mouvement.

À la fois cri de révolte et appel à la solidarité, l’appel de Commercy affirme, par les valeurs et les engagements qu’il proclame, un discours en totale opposition à la froideur d’un grand débat national qualifié “d’entourloupe” et de campagne de communication du gouvernement. S’il constitue un texte profondément politique, c’est que la matière de cet appel de Commercy est aussi tissée par les liens sociaux entre ses rédacteurs, liens sociaux qui définissent une autre dimension de la rationalité de ces Gilets jaunes : celle de l’affect, une dimension que Frédéric Lordon propose de voir comme l’étoffe même du politique.

Dans cette dimension, le souci de soi et des siens guide l’action politique des individus qui refusent l’image bestiale et séditieuse qui leur est apposée par l’État (et ses renforts médiatiques), désormais incapable d’ordonner ces affects dans un sens qui lui est favorable. Comme le montre l’importance prise ces dernières semaines par les visages et les corps des victimes de la répression au LBD et à la grenade de désencerclement, l’émulation des affects au sein du mouvement des Gilets jaunes se fait dorénavant dans un sens diamétralement opposé à la puissance de l’État. L’indignation face à une répression dont la brutalité ne cesse d’être soulignée est ainsi devenue semaine après semaine le principal moteur de cette émulation. Un moteur d’une redoutable efficacité dans une société aussi densément médiatisée, et dont les Gilets jaunes parviennent à tirer parti. De plus, la quête d’inclusivité du mouvement à d’autres parties de la société qui ne se sentaient pas concernées par celui-ci, participe elle aussi de cette dynamique profondément démocratique. Indignation et inclusivité dessineraient alors un horizon d’affects puissants et efficients, capable de mettre à bas celui promu par le pouvoir de l’Etat.

On voit donc qu’ayant conquis ses propres espaces, son propre langage, son propre public et ses propres revendications, le “vrai débat” mené par les gilets jaunes a toute possibilité de devenir le débat majoritaire au sein de la société française. Il en émane un besoin d’expression collective pour rompre l’isolement politique et social que n’arrêteront aucune répression ni aucune concertation. Même si des divisions internes – notamment autour de la question du lien avec les organisations syndicales, qui se fait jour à la fin du texte de Commercy – ne sont pas à minimiser, le mouvement est devenu trop grand pour être absorbé par le pouvoir macroniste. Celui-ci, n’ayant plus la légitimité de la parole démocratique et de son organisation, n’aura bientôt plus qu’une seule issue raisonnable : se taire et laisser le peuple parler.

 

 

 

 

 

« La Révolution française n’est pas finie » – Entretien avec Thomas Branthôme

Thomas Branthôme © Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève

Les origines du républicanisme français, l’héritage constamment remémoré de la Révolution de 1789 et la construction tumultueuse de la nation française constituent des enjeux universitaires sans cesse renouvelés. Thomas Branthôme (Maître de conférences en histoire du droit à l’Université de Paris-Descartes) et Jacques de Saint-Victor (Professeur d’histoire du droit à l’Université de Paris XIII) publient la première Histoire de la République en France – des origines à la Vème République. Cette somme retrace la genèse de l’idée républicaine en France, ses liens avec la démocratie et la nation, les différentes significations de la République en France au cours de l’Histoire. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, retranscription par Marie-France Arnal.


LVSL – Vous dressez dans votre livre une typologie des courants républicains français, au nombre de quatre : un courant plébéien, jacobin, libéral et conservateur. Comment faut-il considérer ces concepts ? Peut-on réellement lire ces tendances au cours de l’histoire de France, ou est-ce qu’on doit les considérer comme des idéaux-types ?

Thomas Branthôme – Considérer que la souveraineté doit appartenir au peuple (ou à la nation, nous reviendrons sur la différence) d’un point de vue constitutionnel permet de reconnaître à partir du moment Rousseau ce qui distingue un républicain à la française d’un monarchiste, mais cela ne dit pas comment la fonder matériellement, juridiquement, socialement ni comment organiser les pouvoirs de cette dite République. Et c’est précisément sur toutes ces questions que vont achopper les militants républicains à partir du XVIIIe siècle. Or, en étudiant ces débats qui vont courir jusqu’au XXe siècle sur la République idéale ou du moins sur sa nature, j’ai pu constater que ces divergences de vues donnaient lieu à des sensibilités bien diverses qu’on avait eu tendance à négliger jusqu’à présent en voulant parler de l’idée républicaine au singulier. Nous considérons désormais avec Jacques de Saint-Victor qu’il est possible de diviser le républicanisme français en quatre sensibilités. Bien sûr, ce genre de classification (comme celles « des droites en France » ou « des gauches en France » selon la formulation consacrée) ne doit pas être reçue comme relevant de courants ultra rigides, intangibles et hermétiques les uns aux autres. Ceci procède d’une démarche heuristique. Reste qu’on trouve des sillons qui ont fini par devenir des traditions avec le temps et qu’on peut tracer assez distinctement. Je distingue donc quatre sensibilités républicaines que l’on trouve en France au cours de son histoire :

* Un républicanisme jacobin : Il est la forme la plus « connue » car la plus identifiable du fait de sa quasi-consubstantialité avec la Première République et la Révolution française. Profitons de cette entrée pour dire qu’il est temps d’arrêter de réduire le républicanisme jacobin à l’idée de centralisation ! Le républicanisme jacobin est avant tout attaché à la souveraineté du peuple, au suffrage universel, à la loi comme « expression de la volonté générale », à l’égalité, mais aussi à la liberté qu’il ne conçoit pas sans une réciprocité, ce qui doit conduire à la fraternité (la fraternité, écrit Louis Blanc, lie la liberté et l’égalité). Or, c’est pour assurer ce triptyque républicain (inventé par Robespierre) que le républicanisme jacobin investit la puissance de l’État, de l’administration et, à besoin, un centralisme fort. C’est parce que ces « leviers » semblent les plus à même de permettre l’égalité des droits partout sur le territoire français. Cette égalité n’est pas que formelle comme le montre la Constitution montagnarde du 24 juin 1793 (texte constitutionnel de référence pour toute la gauche du XIXe siècle). Elle s’intéresse à la question sociale, aux droits des pauvres et des malheureux par une référence au droit naturel qui fait peser sur la société un « droit à l’existence » que chacun de ses membres peut revendiquer comme une créance. Cette justice sociale doit être réalisée grâce à la mise en place d’une économie politique populaire (concept que Robespierre reprend à Rousseau) favorable aux plus pauvres et une lutte sans merci contre « les ennemis de la liberté ». Tous ces éléments se retrouvent dans le programme des néojacobins de la République souterraine (1815-1848) groupés autour de figures comme Godefroi Cavaignac, dans celui de la « Nouvelle Montagne » de Ledru-Rollin en 1848 ou dans celui de la « majorité » de l’Assemblée de la Commune en 1871 guidée par Charles Delescluze.

* Un républicanisme plébéien : Moins connu, on le confond souvent avec le républicanisme jacobin et pourtant il en diffère nettement. Il tire ses lointaines origines de ce qu’on a appelé, à la suite de Jonathan Israël, les « lumières radicales ». Les promoteurs de la République plébéienne sont radicalement athées et « matérialistes », et s’opposent en cela aux Jacobins de la Révolution française, attachés à une forme de déisme, ou du moins de transcendance. Pour le dire autrement, il n’y a guère de « mystique républicaine » chez les Plébéiens mais une revendication plus brute, plus viscérale d’une République « hic et nunc » qui doit donner du « pain au peuple des faubourgs » et mettre « les aristocrates à la lanterne ». On retrouve ce plébéianisme, sous la Révolution française, chez des personnages comme Jacques Roux et les Enragés, puis, plus tard, chez les Hébertistes ; leur combat politique se concentre essentiellement sur ce que le grand historien de la Révolution Albert Mathiez nomme la lutte contre la “vie chère”. La focalisation sur les besoins quotidiens du « petit peuple » entraîne d’autres différences dans l’expression, la forme et l’esthétisme de ce républicanisme : le plébéien est « sans-culotte », populaire, se moque de la bienséance et utilise volontiers un langage fleuri (le fameux « foutre ! » de Hébert). Il est aussi plus radical sur la question de la propriété, allant parfois jusqu’à la demande de son abolition (Morelly, Babeuf), plus radical aussi sur le plan économique (loi sur le Maximum), dans la conduite des affaires militaires (« la guerre à outrance ») et dans « la résistance à l’oppression » au point de devenir sous sa forme blanquiste au XIXe siècle un républicanisme tout tourné vers l’insurrection et l’idée de ce qu’on appellera plus tard « la révolution permanente ». Enfin, il promeut une vision différente de la « géographie républicaine » ; alors que les Jacobins estiment, à la suite de Rousseau et dans un contexte de guerre, qu’il est nécessaire d’établir des frontières pour faire nation et fonder la République, les plébéiens sont animés d’une sensibilité cosmopolite et rêvent d’une République « universelle » ou pour le dire comme un des hérauts, Anacharsis Cloots, d’une République du genre humain dans laquelle on peut trouver les prémisses de l’internationalisme.

* Un républicanisme libéral : Alors qu’aujourd’hui libéralisme et républicanisme peuvent apparaître pour certains comme antinomiques, le républicanisme libéral est pourtant la sensibilité la plus ancienne chronologiquement, la première à avoir revitalisé l’idée républicaine antique pour la transmuer dans sa forme moderne : le gouvernement représentatif. Attaché à la liberté, à la défense de l’individu et aux Droits de l’Homme, il puise son inspiration chez John Locke, chez Montesquieu, mais aussi dans le « républicanisme des Anciens » dont il garde l’idéal d’équilibre, de « juste milieu » et l’importance des « contrepoids » dont Polybe faisait l’éloge en parlant de la République romaine. C’est à ce titre qu’il accorde un soin tout particulier à l’édifice constitutionnel qui doit avoir pour clef de voûte la séparation des pouvoirs et le Droit comme valeur suprême afin de limiter les aspirations infinies de la volonté populaire. Inventeur de la « démocratie représentative » contre la « démocratie pure », il pense la démocratie directe infaisable sinon dangereuse et la dénonce avec Benjamin Constant comme un anachronisme (De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes) du fait que les conditions de la modernité ne rendent plus possibles, ni souhaitables selon lui, les modèles athénien ou spartiate. Partisan d’une politique issue de la Raison, prônant la modération, son tropisme libéral le conduit à tenir en horreur le « despotisme monarchique » mais également le « despotisme de la liberté » des Jacobins dangereux selon des auteurs comme Tocqueville, par sa tendance à « l’égalitarisme » et au « despotisme de la majorité » ou, selon Burke et Constant, par sa volonté prométhéenne de « changer l’ordre des choses » et d’assigner au politique la mission de rendre les hommes heureux. Tradition très féconde pour le républicanisme, elle s’étend de Condorcet à Jules Ferry en passant par une partie des Girondins, les Idéologues sous le Directoire, La Fayette sous la Restauration puis essaime ses principes avec des grands noms comme Armand Carrel, Lamartine ou Jules Simon.

* Le dernier courant républicain, que nous qualifions de conservateur, est très ambivalent puisque le conservatisme était, à l’origine, antirépublicain et monarchiste. Mais le républicanisme conservateur est un républicanisme « du lendemain » comme on disait en 1848, c’est à dire un républicanisme « de raison », pragmatique pour ne pas dire fataliste, qui a senti progressivement au cours du XIXe siècle que la République apparaissait comme inéluctable et qui préfère, plutôt que de contrecarrer en vain son avènement, l’investir de l’intérieur pour mieux en dessiner les contours et en contrôler la direction. Cette idée est particulièrement nette chez la première grande figure du républicanisme conservateur, Adolphe Thiers, à qui on doit ce fameux mot : « la République sera conservatrice ou ne sera pas » (1872). Avec lui et ses partisans, la République change d’ambition. Il n’est plus question de justice sociale ou de transformation du métabolisme civique. Elle se doit d’être une république d’ordre capable, sinon de juguler, du moins de calmer les agitations populaires, de défendre la propriété, d’assurer la prospérité et de garantir la pérennité du régime des notables. Elle doit par ailleurs accepter de défendre une certaine logique de classe au nom de l’intérêt supérieur de la nation, et d’intégrer dans le Panthéon républicain des figures telles que celle de Bonaparte ou le Général de Gaulle. Notons que sous l’ombre tutélaire de ces deux monstres sacrés de l’Histoire, la République revient quelque peu à sa définition médiévale où on utilisait souvent res publica comme synonyme d’État et sans aucunement considérer la République comme une autre face de la démocratie. J’ai d’ailleurs tendance à penser au fond que chez Napoléon et chez De Gaulle, ce qui compte le plus, ce n’est pas la grandeur de la « République » mais celle de la « France », moins le « bien commun » que le rayonnement du pays. En cela il y a quelque chose de louis-quatorzien dans leurs démarches respectives que le républicanisme issu de la Révolution française ne manque pas d’interroger en ayant qualifié les régimes républicains de « césarisme » pour celui de Bonaparte (le Consulat) et de « monarchie républicaine » (M. Duverger) pour celui de De Gaulle (la Ve République).

LVSL – Vous avez écrit une Histoire de la République en France. La France passe pour être l’une des nations les plus républicaines au monde. On se demande souvent s’il existe une tradition républicaine spécifiquement française, ou si l’idée républicaine en France est tributaire d’un républicanisme plus global – européen, ou atlantique -. Pensez-vous que l’on puisse parler d’un républicanisme spécifiquement français ?

Thomas Branthôme – Aussi étrange que cela puisse paraître de la part d’un pays qui, comme vous le dites, incarne plus qu’aucun autre peut-être « la République », la réponse ne va pas de soi. C’est même pour essayer d’affirmer cette « spécificité » que nous avons décidé d’écrire ce livre avec le professeur Jacques de Saint-Victor. Jusqu’alors, l’idée dominante était plutôt de considérer avec les grands penseurs de ce qu’on appelle l’École de Cambridge (Pocock, Skinner) qu’il y a avait un républicanisme « atlantique » qui vaudrait globalement pour tout l’Occident car il tirerait sa source d’une origine unique : le néo-républicanisme des cités italiennes du XVe siècle théorisé par Machiavel. Précisons auprès du lecteur qu’il ne s’agit pas de l’idée républicaine telle qu’on l’entend aujourd’hui. Pour le dire rapidement, cette « première » idée républicaine provient de la philosophie politique d’Aristote et de la grande question qui la traverse : celle du « meilleur des régimes ». Monarchie, aristocratie ou démocratie ? Pour les contemporains d’Aristote, à commencer par son maître Platon, l’aristocratie doit l’emporter du fait même de sa définition : « le gouvernement des meilleurs ». Mais Aristote va révolutionner cette approche en donnant un nouveau critère d’évaluation des régimes : la défense du « bien commun ». Le « bon régime » est celui qui défend et sert le « bien commun ».

À défaut, il devient un régime « corrompu ». Or, pour Aristote, on ne peut convenablement servir ce « bien commun » sans prendre en compte l’ensemble des citoyens, fussent-ils simplement du démos (le peuple en grec). C’est ainsi qu’Aristote met au point sa définition du « meilleur des régimes » : un régime qui emprunte des éléments à la fois à la monarchie, à l’aristocratie et à la démocratie. Ce régime qu’il nomme politeia et que nous appellerons nous « régime mixte » prend l’intitulé de res publica (chose publique) sous la plume des grands penseurs romains comme Cicéron ou Polybe qui en fait la raison secrète de la grandeur de la République Romaine1. Pour l’École de Cambridge, cette idée finit malgré tout par tomber dans l’oubli avec la chute de l’Empire romain d’Occident (476) et ne refait surface qu’à partir du XVe siècle dans le sillage du développement des grandes cités italiennes (Florence, Venise, etc). C’est à ce moment que Machiavel relit les auteurs anciens et remet au goût du jour l’idéal du « gouvernement mixte », idéal que reprennent les partisans de Cromwell lors de la première révolution anglaise puis les « Founding Fathers » américains pour écrire la constitution des États-Unis d’Amérique. C’est la raison pour laquelle de J. G. A. Pocock parle de « moment machiavélien » du nom de son grand ouvrage paru en 1975. Or, selon cette grande fresque historique, la pensée française aurait eu un apport mineur dans le cheminement de ce néo-républicanisme. La Révolution française elle-même au fond n’aurait fait que parachever ce processus « atlantique ».

Nous considérons avec Jacques de Saint-Victor que l’on peut apporter deux nuances de taille à cette thèse puissante du moment machiavélien. D’abord, nous considérons que « l’éclipse républicaine » dure moins longtemps que l’École de Cambridge ne le dit. Dès le XIIIème siècle, nous avons retrouvé des réflexions en France sur la « République » à la suite de la redécouverte de la philosophie d’Aristote par Saint-Thomas. Il va de soi là encore qu’il ne s’agit aucunement de la République au sens où on l’entend aujourd’hui, mais on y trouve bien la réactivation du souci du « bien commun » qui diverge de la tradition « absolutiste » en voie d’élaboration. Notre second désaccord avec l’École de Cambridge réside dans l’importance que nous accordons à Spinoza et surtout à Rousseau. Nous considérons qu’il y a dans l’espace-temps qui se situe entre ces deux auteurs la création d’une pensée républicaine d’un type nouveau qui dépasse le néo-républicanisme machiavélien.

Elle est à l’origine de ce que nous appelons « l’exclusivisme français » qui se caractérise par l’idée que le régime républicain n’est pas un régime qui doit avoir en lui seulement une « part » de démocratie (comme le souhaitait Aristote) mais qui doit être tout entier une démocratie et uniquement une démocratie. C’est à nos yeux une révolution conceptuelle du républicanisme qui n’a pas d’équivalent. Et nous devons sa formulation la plus claire à Jean-Jacques Rousseau. Plus ouvertement que Spinoza qui n’a pas eu le temps d’achever son Traité politique, Rousseau considère qu’il ne peut y avoir de République que démocratique car il considère que ses éléments constitutifs (le bien commun et la souveraineté) sont la propriété exclusive du peuple. Voici la véritable spécificité du républicanisme français et de son « exclusivisme ». Depuis Rousseau, et contrairement aux Anglais et aux Américains, l’esprit républicain français estime que si l’on veut fonder une véritable République, une véritable « chose publique » au service du « bien commun », il faut que la souveraineté appartienne au peuple et que la République soit une démocratie.

LVSL – Une ligne de clivage majeur entre ces divers courants républicains concerne la place du peuple. Aujourd’hui le paradigme dominant n’accorde pas au peuple de légitimité extra-institutionnelle ; on assume l’idée que ce sont des organes représentatifs qui doivent exercer, sans contrôle, le pouvoir législatif et exécutif, et qu’en-dehors des élections fixées par les institutions, le peuple n’a pas voix au chapitre. Ce n’est pas une doctrine qui a toujours prévalu dans la pensée républicaine. Qu’en est-il des courants républicains qui accordent au peuple une légitimité extra-institutionnelle ?

Thomas Branthôme – Vous avez tout à fait raison et ceci est d’ailleurs une question qui éclaire autant l’histoire de la République que la situation actuelle que traverse la politique française. Commençons par rappeler que l’idée que le peuple puisse se gouverner lui-même est une idée neuve en Europe. L’histoire de la philosophie politique est d’abord l’histoire d’une pensée contraire. Chez Platon, je l’ai dit, le meilleur des régimes est l’aristocratie car il signifie étymologiquement « le gouvernement des meilleurs ». Puis viendra la longue et puissante tradition de la défense de la monarchie justifiée autant par l’ordre naturel (un soleil), le religieux (un dieu), le modèle patriarcal (un père) ou l’origine tribale des sociétés concentrées autour d’un chef. Ces modèles aristocratique et monarchique qui vont dominer la pensée politique de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle ont en commun une véritable méfiance envers ce que l’on qualifierait aujourd’hui de manière socio-économique de « peuple » et qu’on nomme alors « foule » ou « multitude ». Dénué de toute éducation politique, le « peuple » apparaît comme totalement impropre à mener les affaires de la cité. Pourtant, comme je l’ai rappelé lors de la première question, Aristote considère qu’il faut attribuer à ce démos une certaine place dans l’organisation institutionnelle. Commence alors l’histoire d’une ambivalence. Quand on parle de « peuple », parle-t-on du peuple représentant l’ensemble de la communauté des citoyens (définition politique) ou s’agit-il de la partie économique la plus pauvre de la société (définition sociale) ?

Chez les Romains, une sémantique précise va permettre de faire le distinguo : le peuple comme entité politique lié par une loi commune se nomme le « populus » tandis que le peuple au sens des classes inférieures a pour nom la « plèbe ». Or, lorsqu’entre Spinoza et Rousseau, en passant par Diderot, on va commencer à activer cette idée que le peuple doit être souverain, je n’ai pas l’impression que l’on ait pleinement réfléchi à cette polysémie. Et ceci va constituer à la fois la force et la faiblesse de la Révolution française qui se fera l’héritière de cette idée. Sa force d’abord, car aux premiers temps, cette invocation du « peuple » que l’on retrouve chez les premiers meneurs de la Révolution (Sieyès, Mirabeau, Mounier) et dont Timothy Tackett a paré l’un de ses grands livres (Par la volonté du peuple, 1997) permet grâce à cette ambivalence de contester la monarchie absolue au nom du corps uni du peuple français tout en attisant les braises d’une révolte populaire qui n’attend qu’une étincelle pour s’embraser du fait de la crise économique. Pour le dire autrement, le peuple est ainsi invoqué métaphysiquement dans tous les grands appels à l’unité de la nation aussi bien que physiquement (Desmoulins le 12 juin appelle le peuple de Paris « aux armes » pour empêcher une « Saint-Barthélemy des Patriotes »). Il ne fait aucun doute que c’est cette union des « deux sens » du mot peuple qui va permettre de déclencher la Révolution française. Mais ce cocktail explosif échappe rapidement à ses créateurs et va causer les plus grands troubles.

J’aurais tendance à dire qu’il est une des raisons profondes de la fracturation à venir du camp révolutionnaire. Pour la majorité de l’Assemblée constituante qui prend place le 9 juillet 1789, la Révolution doit accoucher d’une Déclaration des droits de l’Homme et d’une Constitution mettant en place une « monarchie constitutionnelle ». En un mot, elle doit être une révolution essentiellement « juridique », à l’Anglaise, comme les Britanniques l’ont fait un siècle auparavant, et qui n’a pas vocation à bouleverser de fond en comble l’ordre social. Pour ces derniers, la « partie » doit se jouer uniquement à l’intérieur de l’Assemblée et par voie parlementaire. Mais ceci est sans compter sur le séisme de l’été 1789, qui par la prise de la Bastille puis « la Grande peur », a vu l’irruption fracassante du peuple (au sens social) sur la grande scène de l’Histoire. Or c’est le 14 juillet qui a arraché à Louis XVI sa reconnaissance des autorités parisiennes nouvellement constituées, c’est les « révolutions paysannes » (G. Lefebvre) qui ont poussé la Constituante à prendre le décret « d’abolition des privilèges » du 4 août. Dans ces conditions, comment dire à celui qui fut la force vive de ces différentes victoires qu’il doit désormais rentrer chez lui ? Que faire de cet allié crucial au commencement du conflit et désormais encombrant ? Les leaders de la Constituante (Sièyes, Mirabeau, Le Chapelier) vont tenter de résoudre ce dilemme en arguant en faveur d’un « gouvernement représentatif », c’est-à-dire, d’une démocratie médiatisée dans laquelle les vœux de la nation seront formulés par des députés qui aideront à la politique du roi au sein d’une « Assemblée législative ».

Mais pour leur plus grand malheur, le virus de la politique va s’emparer de tout Paris et rapidement des sociétés populaires (qu’on appelle alors « clubs ») vont se former. D’abord tournées autour d’une mission pédagogique (lire et expliquer les lois de la Constituante), ces sociétés vont devenir des centres d’effusion et bientôt la parole « populaire » libérée contestera les autorités constituées jugées trop timides sur les questions politiques (distinction citoyen actif et passif), économiques et sociales. Un député de la Constituante le comprendra mieux que tous les autres et cela lui donnera bientôt sa prééminence sur toute l’histoire de la Révolution : c’est Robespierre. Membre assidu du club des Jacobins, lecteur scrupuleux de la presse des faubourgs, Robespierre saisit le premier que le peuple est le véritable ressort de la Révolution. Alors commence ce que j’appelle son « pas de deux » avec le peuple. Comme dans une danse, Robespierre comprend qu’un grand chef politique doit un coup esquisser le mouvement, un coup le suivre. Ainsi se hissera-t-il au sommet de l’événement révolutionnaire. En conséquence, à partir de la mise en place de l’Assemblée législative (1er octobre 1791) dans laquelle il ne siège plus, Robespierre surinvestit le club des Jacobins et la mystique du peuple pour infléchir le cours de la Révolution, ce qui conduira à la chute de la Monarchie, la fondation de la Première République et la mise en place d’une nouvelle assemblée nationale (la Convention).

Pour dominer cette Convention, Robespierre et ses proches (les Montagnards) scelleront une nouvelle alliance avec le peuple de Paris (les « sans-culottes ») contre les Girondins entraînant ainsi l’accélération du processus révolutionnaire. Puis lui-même, placé au centre de l’échiquier politique après son entrée au Comité de Salut Public (le 27 juillet 1793) subira la « poussée par la gauche » de la part des Hébertistes et du club des Cordeliers (siège des « Plébéiens »), butant à son tour sur la question d’une politique parvenant à satisfaire pleinement le peuple. C’est ce phénomène qui permet de comprendre, comme je l’ai écrit dans un article antérieur, que ce n’est pas Robespierre qui a imposé la Terreur à la France, mais la Terreur qui s’est imposée à lui du fait de la pression du mouvement populaire à laquelle il ne pouvait résister puisque c’est elle qui l’avait placé à sa tête. Du fait de cette logique, et après la chute du Comité de Salut Public le 9 thermidor dont Robespierre était la grande figure, la France vit un véritable ressac démocratique. Cette place trop grande accordée aux désidératas des « gens des faubourgs », cette « politique au nom du peuple », sont dénoncées comme les sources qui ont conduit à la « Terreur ». Le ressort qu’avait découvert Robespierre est brisé. Le peuple est invité à rentrer chez lui, comme l’écrit Michelet. Les Thermidoriens qui reprennent les rênes de la Révolution échafaudent un nouveau texte constitutionnel (la « Constitution de l’an III ») à rebours de la Constitution montagnarde et qui fait la part belle aux idées du « gouvernement représentatif » dont un des rédacteurs constituants (Boissy d’Anglas) dit qu’il doit être un « gouvernement de propriétaires ». Puis survient Bonaparte pour parachever ce mouvement de reflux qui, à son tour, après son coup d’État du 18 brumaire, fait une constitution (la « Constitution de l’an VIII ») qui repose sur un principe menant au tombeau le républicanisme pur : « l’autorité vient d’en haut, la confiance d’en bas ». Les régimes se succéderont en imitant Bonaparte. Avec cette idée fixe exprimée par tous les penseurs non-monarchistes du XIXe (y compris les libéraux) qu’on ne peut faire totalement abstraction du « peuple » mais qu’on ne peut non plus lui-donner le pouvoir.

Au fond, on reprendra la réflexion politique de Montesquieu selon laquelle le peuple n’a pas vocation à se gouverner lui-même car il n’en a pas les moyens, tout en considérant qu’il est le plus à même de se donner ses gouvernants. IIe, IIIe et IVe République chercheront une solution médiane en faisant la part belle au Parlement et en investissant – surtout sous la IIIe et la IVe – le pouvoir législatif de la toute puissance politique afin d’être le plus fidèle possible à la « souveraineté du peuple », mais ces dernières échoueront à doter la République d’un exécutif fort, ce que fera De Gaulle avec la Constitution de 1958. Alors l’idéal rousseauiste d’une République épousant la démocratie pure s’efface. L’efficacité et la solidité lui sont préférées par un peuple français las de l’instabilité du régime parlementaire et qui vote oui avec cette Constitution de 1958 pour la mise en place d’une « démocratie exécutive » comme le dit joliment Nicolas Roussellier. La demande du peuple ne prend plus la forme d’une « voix » mais seulement d’une « voie ».

À charge pour le Président de la République et pour les élus d’incarner ce peuple. Nous avons vécu jusqu’au début des années 2000 sur ce consensus, qui apparaissait comme un moindre mal. Mais depuis le « non » au referendum européen de 2005 contredit en 2008 par le passage par voie parlementaire des grands principes de ce « traité » à la demande du Président Nicolas Sarkozy, cette « démocratie exécutive » est entrée en crise et une demande gigantesque de « démocratie réelle » émerge un peu partout. Bien sûr, elle remet d’abord au goût du jour ce débat « démocratie représentative » versus « démocratie directe » que beaucoup croyaient mort et achevé, mais il me semble qu’il y a quelque chose de plus dans toutes ces demandes : je pense qu’il y a la question très profonde du retour du concept de « peuple » dans les esprits ; la question de sa définition, de sa place dans la vie politique et de son rôle historique. L’histoire n’est donc pas finie.

LVSL – Votre livre permet de prendre la mesure de l’évolution de l’idée républicaine de ses origines à nos jours. Ce qui marque, c’est l’amoindrissement progressif de la charge polémique qui est accolée au concept de « République ». La « République » jacobine de 1792 est agonistique et conflictuelle, elle porte en elle une forme de sacralité, et proclame que « ce qui caractérise la République, c’est la destruction absolue de tout ce qui lui est opposé ». Aujourd’hui, la « République » est un concept consensuel, dépolitisé voire apolitique ; c’est un simple cadre qui organise la libre co-existence des individualités. Comment expliquer cette dé-conflictualisation du concept de « République » au cours des deux derniers siècles ?

Thomas Branthôme – Comme toute chose, la République a subi les effets du temps, c’est indéniable. Et il faut tracer brièvement son cours depuis ses origines révolutionnaires pour bien en comprendre les raisons. Commençons par dire avec clarté une réalité quelque peu occultée, sinon oubliée, le « jacobinisme » est avant tout fils des circonstances. Il n’y a rien de plus erroné que d’essayer de penser le jacobinisme en dehors des événements tumultueux dans lesquels il prend sa source. Le jacobinisme partage avec la Première République sa définition : il est un projet opposé à la monarchie, il est son antithèse. Il porte donc en effet dans ses flancs, comme vous le dites, une conflictualité ontologique car il se donne pour mission de changer l’ordre injuste des choses dont la monarchie est le principe autant que le support. Il faut relire le grand discours de Robespierre du 5 février 1794 dans lequel il expose ses principes de « morale politique » pour comprendre cette logique agonistique. Il s’agit d’un véritable contre-projet non seulement à la politique monarchique mais également à la société monarchique. Citons-le pour bien comprendre :

«  Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l’insolence, la grandeur d’âme à la vanité, l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l’intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l’éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l’homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable, c’est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie. »

Cet exposé des vues de Robespierre en 1794 permet de saisir la logique interne du jacobinisme. Ce dernier appelle avec la République à la naissance d’un monde nouveau mais aussi à la naissance d’un homme nouveau (l’homo novus). Par la puissance de son ambition, cette volonté, que d’aucuns dénoncent comme démiurgique, rencontre logiquement une puissance de résistance équivalente. Il faut se figurer que l’on est alors dans une France structurée autour d’une monarchie vieille de treize siècles et gouvernée par une même dynastie (capétienne) depuis 987 avec l’appui de l’Église et du Clergé. Le jacobinisme est alors perçu comme une « tabula rasa » (ce qu’il assume), comme un souffle de feu – Joseph de Maistre dira plus tard que la Révolution fut une parenthèse « satanique » – qu’il faut étouffer par tous les moyens au risque de tout perdre ! C’est le problème de beaucoup de gens aujourd’hui, ils jugent le jacobinisme et le « gouvernement révolutionnaire » – expression plus juste que la « Terreur » qui a une connotation particulière comme l’a bien montré Jean-Clément Martin – à l’aune de notre présent et en ayant l’impression que tout ceci n’est qu’une irruption de violence unilatérale déclenchée par la République jacobine dans un contexte paisible, quand ils ne pensent pas qu’il s’agit tout bonnement d’un coup de folie survenu ex-nihilo.

La réalité est que le jacobinisme est une armature intellectuelle qui se forge pour sauver la République de ses ennemis qui l’attaquent. Et ils sont nombreux ! Lorsque les Jacobins montagnards s’emparent des rênes de la Révolution au début de l’été 1793, la République est au bord de l’abîme ; assiégée de toutes parts à l’extérieur par la coalition des monarchies européennes qui lui font la guerre, sous le feu des soulèvements en interne (Vendée, Lyon), rongée par les problèmes d’approvisionnement, les manques aux armées et les corruptions, quand ce ne sont pas des trahisons pures et simples (La Fayette, Dumouriez). Les adversaires de la Révolution de l’époque la comprennent mieux que nos contemporains. Ils ont saisi que si la France l’emporte c’est la fin de l’absolutisme, des privilèges, du servage, de la société d’ordres, des impôts qui pèsent uniquement sur le Tiers-État ; en un mot, c’est la fin de leur monde tout entier. C’est pourquoi ils livrent toutes leurs forces dans la bataille et engagent une lutte à mort contre la République française. Relisons le « manifeste de Brunswick » pour s’en convaincre. Les coalisés promettent une « exécution militaire et une subversion totale » à la ville de Paris qui retient Louis XVI. C’est pour répondre à ces attaques hors du commun et parce que les solutions plus modérées ont conduit la Révolution au précipice que les Jacobins prennent des mesures « d’exception ».

Robespierre le justifie par une formule éloquente : « on ne répond pas à des maux extraordinaires avec des remèdes ordinaires ». Et c’est ce qui explique la fameuse phrase que vous avez cité de Saint-Just qui hisse la réponse de la République à la hauteur où les circonstances de la guerre l’ont conduite en la définissant comme « la destruction totale de ce qui lui est opposé ». Le « gouvernement révolutionnaire » est décrété jusqu’à la paix, la Constitution de 1793 est « suspendue », la loi sur le « maximum » est promulguée, les armées sont reprises en main. Et grâce à toutes ces mesures la République triomphe. On ne le dit pas assez, mais c’est à ce prix qu’elle a pu survivre et qu’elle a survécu. Néanmoins, il lui faut pour cela payer un lourd tribut qui finit par devenir insupportable. La République jacobine s’abîme dans une lutte continue pour rester à flot et ne pas sombrer entre les différentes « factions » qui veulent diriger son cours. Voilà la tragédie du jacobinisme. Il a conduit la Révolution à son plus haut point de « volontarisme », mais pour ce faire il s’est aliéné les différents groupes de la Convention qui se coaliseront pour renverser Robespierre, Saint-Just et leurs affidés lors du coup d’État du 9 thermidor. Le jacobinisme des origines connaît sa première mort. Il aura des héritiers qui permettront à la République de ne pas être définitivement enterrée par la Restauration monarchique. De nouveaux martyrs aussi (« les 4 sergents de la Rochelle »), mais la mystique jacobine sera progressivement absorbée par la mystique socialiste ou marxiste.

La République finira d’ailleurs par l’emporter après un siècle de lutte non pas parce que les Jacobins l’emporteront, mais parce que les conservateurs se rallieront. On sait comme en 1870 beaucoup rejoignent la République du 4 septembre uniquement parce qu’ils pensent pouvoir la conduire vers une nouvelle restauration monarchique, mais finalement ils s’y feront ainsi que l’exprime la phrase bien connue de leur chef de file Adolphe Thiers : « La République est le régime qui nous divise le moins ». Les monarchistes acceptent l’augure et rendent les armes. Les bonapartistes aussi. Ainsi cessa le combat, faute de combattants. La forme républicaine du régime devient à partir de ce moment et si on excepte la parenthèse de Vichy la forme qui fait consensus. Les héritiers du jacobinisme eux-mêmes mettent de « l’eau dans leur vin ». Ceux qu’on nomme les Radicaux, acceptent des compromis et une certaine mise de côté de la « question sociale » afin de remporter la mise sur la forme (Gambetta), puis Jaurès appelle la tradition révolutionnaire à s’insérer dans la démocratie afin de changer les choses par la voie parlementaire. Les temps homériques du jacobinisme sont définitivement clos. Le reste appartient au cours général de l’histoire du XXe et est tributaire de sa destinée faite des expériences déçues des révolutions mondiales, des lendemains gris, des morts sans sépultures et des deux guerres mondiales qui ont porté à un rejet sans précédent et quasi-unanime de la politique pensée comme « une guerre ». C’est d’ailleurs ce qui a servi de moteur à la construction de l’Union européenne : elle s’est présentée comme la promesse de la fin du politique conçue comme expression de la tragédie.

LVSL – Il y a un autre terme qui subit une importante mutation, c’est celui de patriotisme. En 1789 ou plutôt en 1792, patriotisme est synonyme d’égalitarisme, d’aspirations démocratiques, populaires. À partir des années 1890, vous écrivez dans votre livre : « avec l’émergence des ligues anti-allemandes, des ligues nationalistes, jadis de gauche, le patriotisme change de visage ». Aujourd’hui, le patriotisme est une valeur qui est davantage associée à la droite qu’à la gauche, qui est synonyme, en termes politiques, d’exclusion des minorités plutôt que d’inclusion dans la majorité. Comment expliquer ce glissement sémantique  ?

Thomas Branthôme – C’est le bon mot, le patriotisme a en effet subi une véritable mutation qu’il est nécessaire de questionner en cette période de grande recomposition de l’espace politique. Le patriotisme des origines n’avait rien de ce qu’il évoque aujourd’hui. J’aurais tendance à dire que sa première expression se trouve dans L’Odyssée à travers le personnage d’Ulysse. On a tendance à l’oublier mais Ulysse pleure beaucoup dans L’Odyssée. Enfant on retient ses ruses, mais relisez-le adulte : c’est la mélancolie qui prédomine, une mélancolie née de cette impossibilité de rentrer chez lui et de pouvoir mourir sur la « terre de ses pères » (c’est l’origine du mot « patrie », patres voulant dire « père » en latin). Kundera l’a très bien mis en lumière dans L’Ignorance en montrant que la nostalgie est une « souffrance causée par le désir inassouvi de retourner » et que c’est précisément de cela que souffre Ulysse. Il n’y a rien de guerrier ou de belliciste alors, simplement la manifestation d’un attachement viscéral à un lieu où se mêlent tout à la fois le souvenir de l’enfance, la présence des êtres chers et les tombes des disparus.

Les modernes appellent désormais cela le « mal du pays » que les Allemands ont traduit pas ce beau mot de « Heimweh ». En France, nous trouvons ce rapport entre nostalgie et « terre des pères » dans les Regrets de Du Bellay. En mission à Rome et nostalgique de son Anjou natal, Du Bellay parle du fait qu’il se « languit » de « sa maison », « loin de la France » et demande quand il reverra « fumer la cheminée » de son « petit village ». La plupart des personnes qui ont à vivre loin de leurs lieux d’enfance connaissent ce sentiment ou peuvent le comprendre. Il s’agit d’une affection qui dépasse la raison, qui relève d’un lien quasi-charnel aux lieux (j’ai en mémoire des exilés politiques embrassant le sol de leur « patrie » à leur retour d’exil). Alors comment cette chose en vient-elle à se politiser ? Par l’action des guerres. Parce que le patriotisme, c’est aimer la terre de ses aïeux, il va pousser à se battre en cas d’invasion de cette terre mais aussi à se sublimer car il engage le point le plus sensible de l’être : la défense de ce qu’on a de plus cher.

C’est ainsi que la Révolution voit surgir le premier grand moment patriotique de la France moderne. La République est attaquée, le sol est « souillé » par les troupes ennemies (c’est ce que raconte La Marseillaise de Renoir), ceux qui commandaient les armées sous la monarchie – des nobles donc – sont passés à l’ennemi, les armes font défaut. Ne reste que l’ardeur patriotique. Mais c’est une ardeur qui dépasse la question de la « terre » à proprement parler et qui vient puiser sa force dans le cœur battant de la République tout juste née. Il s’agit de défendre la « patrie en danger », la patrie révolutionnaire, égalitaire, qui a déclaré la « guerre aux tyrans » et libéré le peuple de « ses fers ». Saint-Just souligne ce glissement sémantique en déclarant que « la patrie n’est point le sol, c’est la communauté des affections ». Durant les guerres révolutionnaires puis napoléoniennes (et on retrouve cela lors de la Commune de Paris avec certains chefs militaires comme le Polonais Dombrowski), on peut ainsi être « patriote » sans être d’origine française ou sans avoir grandi sur le sol national. Le « patriotisme » pour le dire grossièrement est alors « de gauche » (la « droite », elle, se bat pour la monarchie et le roi), et ce, au moins jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle (pensons notamment aux prises de position de Barbès durant la Guerre de Crimée).

Mais deux éléments vont survenir et remettre en cause cet état de fait. Le premier est à chercher du côté de « l’idée socialiste » en gestation. Tout au long du XIXe siècle, qu’elle soit marxiste ou communiste, cette idée va croître dans le creuset de l’internationalisme. Il s’agira de quitter les rives de la patrie pour rejoindre celles du prolétariat, d’enjamber les frontières des Républiques et des nations pour créer une grande Internationale des ouvriers. C’est le sens du célébrissime « prolétaires de tous les pays, unissez-vous » de Marx. C’est aussi ce qui explique la position de Jaurès avant la Première guerre mondiale lorsqu’il dénonce ce conflit à venir comme étant un conflit capitaliste auquel ouvriers français et allemands ne doivent aucunement prendre part au nom de la « solidarité de classe ». Cette dépatriotisation de la gauche n’est toutefois pas un mouvement rectiligne. Sous la Commune de Paris, et contrairement à ce que l’on pense souvent, la majorité des combattants sont plus jacobins qu’anarchistes. Et on retrouve chez eux tout le vocabulaire du patriotisme révolutionnaire (« la patrie en danger », le « Salut public ») qu’ils exaltent pour résister d’abord à l’occupation prussienne puis aux assauts des Versaillais.

Je crois donc que le patriotisme de gauche possède des précédents dont il peut s’honorer et qu’il pourrait réinvestir. Mais il est vrai qu’en sus de ces épisodes un peu oubliés, un deuxième élément est venu se superposer qui explique sa désaffection dans les rangs de la gauche : le surinvestissement du patriotisme par l’extrême-droite à partir de la IIIe République. Sous ce régime né d’une défaite, on voit apparaître des « Ligues » qui ont pour raison d’être unique la « Revanche » contre la Prusse. Hantée par la débâcle de Sedan (1870) et la perte de l’Alsace-Lorraine, toute une partie de la France s’enfonce avec ces « Ligues patriotes » dans une obsession militariste qui conduira à la Première Guerre mondiale. Or, ce « patriotisme » qu’exacerbent ces Ligues est déconnecté de l’idéal politique et social que portait le patriotisme de la Grande Révolution. Il n’apparaît obéir qu’au désir chauvin et cocardier de venger une vexation. Surtout, il dérive avec le temps vers la droite antiparlementaire et antirépublicaine car la République, par volonté de s’enraciner, se dit pacifiste et ne veut pas se lancer dans un nouveau conflit qui pourrait lui être fatale. La fin de l’inversion des pôles peut trouver son parachèvement.

La gauche républicaine abandonne à son tour le patriotisme à l’extrême-droite qui le transmue en une valeur uniquement guerrière et offensive. Causant la Première Guerre mondiale, puis la Deuxième, en dépit de l’opposition des pacifistes (pour la plupart de gauche), le patriotisme devient un synonyme de la « guerre en germe » et la cause toute désignée de la haine meurtrière qui a miné les peuples européens depuis deux siècles. Je pense que les années d’après 1945 ont eu raison de chercher à détruire toutes les racines de la guerre et à mettre fin à cette logique funeste qui voulait que depuis 1871, chaque résolution du conflit portait en soi la prochaine guerre à venir. Mais peut-être que dans cette déconstruction politique louable, on a confondu « patriotisme » et « nationalisme » et peut-être qu’il y a quelque chose à creuser dans la formule de Romain Gary selon laquelle « le nationalisme c’est la haine des autres » tandis que « le patriotisme est l’amour des siens ». Car le libéralisme politique issu du « désenchantement du monde » n’a toujours pas trouvé de moyen de lier les hommes ni aucune forme sociale leur permettant d’être autre chose qu’un agrégat d’individus atomisés.

Rien ne nous empêche à cette fin de procéder à un travail de resignification du mot « patrie » : si le patriotisme, en ce sens, fondé sur le sang, l’ethnie ou la race est contraire à la République et totalement rejetable en tant que tel, tout autant que s’il est le synonyme d’impérialisme, de colonialisme ou de militarisme, il n’est pas impossible d’imaginer qu’un patriotisme « de gauche » revienne au goût du jour ; un patriotisme inclusif, populaire, basé sur le partage de valeurs communes (à commencer par le triptyque républicain), qui assume une certaine évolutivité et qui mobiliserait l’idée de « patrie » pour faire union et lutter ainsi contre l’ordre injuste actuel comme les Révolutionnaires de 1789 l’ont mobilisé pour lutter contre l’ordre injuste de l’époque.

LVSL – On a pu voir qu’avec les gilets jaunes ressortaient des symboles de la République et de la Révolution française ? Comment analyser ce phénomène ?

Thomas Branthôme – Vous savez, à chaque soulèvement français ou révolte sociale d’envergure, on nous questionne en tant qu’historiens ou historiens du droit, pour savoir à quel précédent historique cela « correspond ». Beaucoup se sont d’ailleurs prêtés au jeu et on a pu voir fleurir des analogies avec la situation pré-révolutionnaire (1787-1788), la Révolution française elle-même bien sûr mais aussi 1830, 1848 voire avec Mai 68. Il y a un peu de vrai dans toutes ces comparaisons d’autant plus que le mouvement des gilets jaunes est à n’en pas douter un événement à la portée historique. Mais plutôt que rechercher le calque parfait des révolutions passées, je considère que c’est moins l’objet de référence qui compte que l’idée même de se référer. Ce rapport aux références glorieuses par-delà le « désir mimétique » qu’il exprime (et qui mériterait d’être analysé) montrent qu’il existe une « mystique républicaine » extrêmement puissante qui semble sommeiller en nous et qui rejaillit lors des grands événements. Et cette mystique semble renaître désormais avec les gilets jaunes comme si elle répondait à une phylogenèse, à une sorte de « mémoire des corps », une « mécanique » qui se réenclencherait quand la silhouette d’une révolution se dessinerait.

Ce que je veux dire par-là, c’est que le passé révolutionnaire agit constamment sur l’impensé français, que quelque-chose de sa force demeure envers et malgré tout dans les consciences et qu’elle donne ce soupçon d’énergie aux contestations françaises que nos voisins européens considèrent comme « incomparables ». Celui qui manifeste sent comme il est le maillon d’une longue chaîne immémoriale. Il en va ainsi des révoltés français, ils s’inscrivent toujours dans ce long cortège d’ombres de ceux qui les ont précédés et qui leur servent de guides. En ce sens, je considère que dans le mouvement des gilets jaunes, la Révolution française joue le rôle du « mythe mobilisateur » dont parlait Georges Sorel dans ses Réflexions sur la violence, c’est-à-dire un signifiant qui parle à tout le monde et permet de se doter d’un horizon commun, fut-il quasi mythologique. Elle permet enfin la restructuration d’un espace politique que la tradition des révoltés français tient comme un legs précieux : la lutte du bas contre le haut, du peuple contre les privilégiés, des sans-culottes contre « le Million doré ».

Il en va ainsi de l’idéal populaire : il déteste les réformes et chérit la Révolution. Cela répond à une certaine forme romantique de l’esprit français mais c’est aussi qu’il sent par les tripes (j’appelle cela « le cerveau du ventre ») qu’au fond la Révolution française n’est pas totalement finie et que comme disait Edgar Quinet « le meilleur moyen de l’honorer est de la continuer ». Personne mieux que Clemenceau peut-être n’a témoigné de cette permanence de la Révolution dans la politique française ou du moins de cette résurgence quand les grandes luttes politiques reviennent en pleine lumière : « C’est que cette admirable Révolution par qui nous sommes n’est pas finie, c’est qu’elle dure encore, c’est que nous en sommes encore les acteurs, c’est que ce sont toujours les mêmes hommes qui se trouvent aux prises avec les mêmes ennemis. » En d’autres termes, le mouvement des gilets jaunes n’est pas la Révolution française mais une forme de reprise de son cours.

1 L’organisation institutionnelle de la République romaine correspond en effet à cette idée de « régime mixte » avec les consuls pour l’élément monarchique, le Sénat pour l’élément aristocratique et les comices, puis les tribuns du peuple, pour l’élément démocratique.

Pourquoi il faut défendre un patriotisme démocratique

Le patriotisme n’a pas bonne presse. Il serait intrinsèquement lié au nationalisme, à la xénophobie, à la défense d’un ordre patriarcal et réactionnaire. C’est la raison pour laquelle une partie de la “gauche”, à l’unisson de certains “néolibéraux progressistes”, propose de l’abandonner au profit d’une identité politique transnationale ou cosmopolite. Clara Ramas défend dans cet article la nécessité de réinventer un patriotisme qui articule une série de demandes démocratiques, afin de constituer un nouveau sujet politique, à la fois national et populaire.

Clara Ramas est docteure européenne en Philosophie (Universidad Complutense de Madrid – UCM) et chercheuse post-doc à l’UCM et à l’Université Catholique de Valence. Elle initie une série de huit articles sur les grands enjeux de notre époque et le patriotisme démocratique qu’ils appellent. Il a été traduit par Louise Pommeret-Costa, Alexandra Pichard et Lou Freda.


Bien que nous n’ayons habituellement que peu de temps à consacrer à ces questions-là, nous approchons de l’an 20 de notre siècle. Ce siècle a commencé en se voulant le « Nouveau Siècle Américain » (Arrighi), dans lequel les États-Unis auraient le contrôle économique et géopolitique du globe. Instabilité, guerres ouvertes de basse intensité, crises économiques, détérioration de l’environnement : tout cela s’est cristallisé en 2008 dans une crise brutale qui a mis en évidence les échecs du projet néolibéral de globalisation économique et culturelle. Ces dix années ont changé l’état du monde : comment ce changement se traduit-il politiquement ?

Il a été dit que nous vivons, notamment en Europe du Sud, un « moment populiste » qui résulte d’un sentiment croissant d’abandon et de vulnérabilité face au pouvoir des élites cosmopolites. Nancy Fraser a fait remarquer que les forces populistes émergentes constituent une réponse à une « crise hégémonique de la forme spécifique de capitalisme dans laquelle nous vivons : globalisante, néolibérale et financiarisée ». Cette forme de capitalisme s’appuie sur un bloc politique qu’elle-même qualifie de « néolibéralisme progressiste », et qui combine des politiques économiques régressives – de dérégulation et de libéralisation – et des politiques de reconnaissance en apparence progressistes, qu’elle utilise comme alibi – « compréhension libérale du multiculturalisme, écologie, droits des femmes et LGBTQ ». De cette façon, ce bloc dépossède les travailleurs, paysans et précariat urbain, tout en parvenant à se présenter comme un néolibéralisme cosmopolite, émancipateur et progressiste face à des classes populaires supposées provinciales et rétrogrades. Les constructions politiques populistes récentes de tendances très diverses ont quelque chose en commun : face à ce bloc néolibéral, elles tentent de refonder le lien social et de (re)construire un peuple. De redéfinir, en quelque sorte, une idée de patrie.

Deux voix au cœur de l’interrègne

Wolfgang Streeck détaille la façon dont le capitalisme actuel épuise progressivement les facteurs potentiellement stabilisants dont il se nourrissait pour survivre. Son inévitable implosion, soutient Streeck, ne débouchera pas sur un nouvel ordre révolutionnaire, mais sur un « interrègne durable » : une période de désordre prolongé où la question sera de savoir si et comment une société peut perdurer pendant un certain temps comme « quelque chose de moins qu’une société, ou comme ersatz de société ». Cet ersatz de société se caractériserait par une décomposition macro et micro, sans acteurs collectifs, où le lien social se dissoudrait en donnant lieu à une cohabitation fragile d’individus sous-gouvernés et sous-administrés, animés par la peur et la cupidité. Le pacte social, en un mot, serait brisé. Dans cette configuration de déséquilibre global, de misère des défavorisés et de précarisation des privilégiés, un état d’esprit émergerait : le désenchantement généralisé comme condition existentielle de l’époque.

Aucune société ne fonctionne sans construire de lien social, quel qu’il soit : l’« individu » comme point de départ n’existe pas. Comment construire ce lien dans une « société de marché », c’est-à-dire une société fondée sur la négation du social en tant que tel comme le disait Polanyi ? Le diagnostique de Streeck était déjà dévastateur en 2016 : il ne reste plus que la « résignation collective comme dernier pilier de l’ordre – ou du désordre – social capitaliste ». C’est soit le désordre, soit la fondation d’un Ordine Nuovo (NdT : titre de la revue fondée par Gramsci en 1919), voilà la seule alternative.

À son époque, Gramsci affirmait que l’Italie avait besoin d’une « réforme intellectuelle et morale ». Une réforme qui puisse, à l’instar de la réforme luthérienne allemande et de la réforme révolutionnaire française, pénétrer au plus profond des idéaux, habitudes et modes de vie des classes populaires, en configurant un nouvel ethos ou une nouvelle manière d’affronter le monde et d’entrer en relation avec lui. Lorsque l’époque est mouvementée, que Gramsci appelle un “interrègne”, les forces qui se démarquent sont celles qui parviennent à articuler ce nouvel ethos, en façonnant un nouveau sens commun et en parvenant à réarticuler le lien social. À quels défis les forces démocratiques qui prétendent aujourd’hui reconstruire une patrie et un pacte social devraient-elles apporter des réponses ? Voilà le défi de la politique qui vient.

Quelques directions

Il n’y aura aucun changement sans horizon capable d’articuler une nouvelle majorité et une volonté générale. Cependant, il faut pour ce faire une « direction intellectuelle et morale » (Gramsci) capable d’intégrer les raisons d’Autrui. Cela implique aussi de définir une nouvelle centralité, qu’il faudrait penser, non pas comme une équidistance tiède, à mi-chemin entre deux extrêmes donnés qui la précéderaient ; mais plutôt comme un nouveau centre de gravité qui déplace et regroupe le champ entier autour de lui, dans des positions définies par ce même centre. C’est ainsi que l’on refonde une totalité : « contrairement à un parti, une nation est toujours un tout », disait Gramsci. Le Zarathushtra de Nietzsche exigeait de « grands adorateurs » dotés de flèches de désir. La flèche qui entend aller loin a besoin que l’arc s’ouvre en grand. Les vieux axes de la politique s’avèrent trop étroits pour un patriotisme démocratique à la hauteur des difficultés du présent. Le patriotisme n’est pas la droite ethnocentrique ; la démocratie n’est pas la gauche cosmopolite.

Ainsi, le nouveau patriotisme est marqué par la souveraineté : il construit un peuple là où le national et le populaire se rejoignent. Il construit une démocratie souveraine qui donne voix à une volonté générale constituée comme sujet politique et qui ne veut pas se plier à la globocratie de la gouvernance néolibérale. Il construit, enfin, une communauté d’appartenance face aux pouvoirs sauvages du libre marché.

Cette communauté s’assimile au fait de prendre soin de la chose commune, ce qui veut dire qu’elle est féministe, écologiste et non xénophobe. A partir d’un féminisme hégémonique, au-delà des politiques de l’identité et contre la réaction de l’ultra-droite, elle réinterroge la totalité du lien social, tout en reconstruisant la masculinité et en cherchant des relations plus libres, égales et entières.

Ce nouveau patriotisme offre un horizon collectif face aux angoisses et aux peurs du désert néolibéral, mais il se positionne fermement contre la xénophobie et la lâche stigmatisation du faible, en rappelant que l’Occident est un broyeur d’identités collectives de part et d’autre du globe, et qu’une partie des conflits contemporains est liée aux tentatives des peuples de se recomposer comme et ils le peuvent.

Ce patriotisme défend la souveraineté culturelle des peuples et la reconstruction écologiste du lien avec l’environnement, face à un universalisme abstrait qui ne s’est pas réalisé comme Bien universel mais comme espace déqualifié, hypnotique, glacial, uniforme, dont le sujet est un être narcissique et déraciné : le consommateur d’aujourd’hui.

Ces dernières décennies nous montrent qu’une société qui livre des individualités pures, séparées de tout mythe et de toute pulsion communautaire, fabrique des consommateurs d’antidépresseurs, des addicts à sexualité auto-référentielle et réificatrice, des personnes en recherche frénétique d’appartenances solides, qui sont de la chair à canon pour les formes politiques les plus extrémistes, comme l’esquissent avec perspicacité les romans de Houellebecq. Réduire l’être humain à un individu atomisé équivaudrait à démobiliser son potentiel d’appartenance à une « communauté de transcendance » (Errejón). Rien de grand ne s’est fait sans passion, a dit Hegel, ni sans idéaux transcendants. Le seul échappatoire au nihilisme néolibéral sera de susciter un intérêt nouveau pour un projet collectif qui soit une nouvelle totalité : refonder le lien communautaire et redonner le sentiment d’une unité de destin dans une patrie commune face au déracinement global.

En partant de cette conjoncture, il est nécessaire de penser un nouveau patriotisme démocratique qui puisse produire une conception de l’ordre qui ne soit pas réactionnaire, qui puisse offrir sécurité, bien-être, sentiment d’appartenance et protection. Nous proposons ici huit clefs pour penser et débattre de ce patriotisme démocratique.

  1. Démocratie

Si la démocratie est la faculté d’un peuple à participer à son destin, alors celle-ci est clairement incompatible avec le capitalisme et le marché libre.

Streeck, dans son livre au titre éloquent « Marchés et peuples », explique qu’il existe depuis 1945 une contradiction fondamentale entre les intérêts du capital et ceux des votants ; cette tension s’est peu à peu déplacée successivement à travers un insoutenable « emprunt sur le futur » – expression également employée par Varoufakis -, jusqu’à déboucher sur la crise de 2008. La Grèce a été l’exemple évident de ce genre de gouvernement de technocrates et de l’imposition d’une « pression factice » (Sachzwang). Nos États démocratiques n’écoute plus la voix des peuples, ils écoutent plutôt la langue mystérieuse des « marchés », dit Streeck : « Etant donné que la confiance des investisseurs est dorénavant plus importante que celle des votants, tant la droite que la gauche voient la prise du pouvoir par les détenteurs du capital non comme un problème, mais comme la solution ».

Cette contradiction fondamentale entre capitalisme et démocratie se traduit par une contradiction politique : démocratie et globocratie. Le pouvoir réside-t-il entre les mains des peuples, ou dans celles des élites transnationales qui étendent leur emprise ? Les forces démocratiques doivent aujourd’hui prendre en compte la demande générale d’une prise de décisions collective qui ne soit pas remplacée par l’obéissance aux diktats de Bruxelles.

2. Souveraineté

La tradition démocratique républicaine qualifie de « souveraine » la volonté générale constituée comme sujet politique. Il est peu utile en politique de faire appel à un cadre juridique ou légal sans prendre en compte la volonté politique qui le soutient. Kant effectuait une distinction entre la forma regiminis, qui définit si un État est de Droit ou ne l’est pas, et la forma imperii, qui détermine de quel type d’État il s’agit, et pose la question de l’acteur politique qui gouverne. Dans le premier cas, il s’agit de la loi, de la norme ; dans le second de la souveraineté, de la volonté. En démocratie, comme on le comprend depuis Aristote, Cicéron, Rousseau ou Robespierre, il existe une volonté générale qui réside dans l’ensemble des citoyens : ces derniers règnent en obéissant. Le nom moderne de ce sujet est la nation.

Cependant, considérer le corps politique comme un simple ensemble de normes sans référence à un sujet unitaire constituant est basé sur le présupposé suivant : le politique ne serait qu’une série de normes qui régulent un ensemble préalable et indépendant d’individus « libres » – la sphère privée de la « société civile ».

Mais la société n’est pas cette somme d’individus : c’est pour cela qu’aucune Constitution ne consiste en un simple système de normes qui s’appliqueraient à l’individu, mais qui définissent le sujet collectif de la souveraineté. Dans la constitution actuelle, « le peuple espagnol » (art. 1), dans celle de 1931, « l’Espagne est une République démocratique de travailleurs de tout type (…). Les pouvoirs de toutes ses institutions émanent du peuple » (art. 1) ; dans celle de Cadix de 1812 : « La souveraineté réside essentiellement dans la Nation », définie comme « la réunion de tous les Espagnols des deux hémisphères » (arts. 1 et 3). Ou, de façon encore plus claire, dans l’actuelle Constitution allemande, qui récupère la formulation de celle de Weimar de 1919 : « Le peuple allemand (…) s’est octroyé à lui-même cette Constitution » (Préambule).

Pour résumer : le désir de démocratie est le désir d’une auto-conscience politique d’un peuple, qui touche à une relation déterminée avec ses élites et avec une capacité spécifique de configurer son destin. La forme sous laquelle cette conscience politique se matérialise dans la modernité est la forme nationale. Il n’y a pas de citoyenneté, reconnaissait Kant, sans une communauté qui donnerait sens à la volonté générale d’un peuple.

Une force qui aujourd’hui se voudrait héritière de cette tradition démocratique et républicaine devra être capable de penser plus loin que la conception libérale qui réduit la politique à la gestion de la sphère pré-politique des intérêts individuels. Cela implique une volonté générale populaire qui soit capable de se doter de son ordre propre et de décider de son destin.

3. Peuple(s)

Cette idée de volonté souveraine est la base de l’idée moderne de nation. Cette dernière n’est pas nécessairement oppressive. Elle est au contraire le meilleur outil pour garantir les droits des plus vulnérables. La question est la suivante : en faveur de qui la souveraineté est-elle exercée ? Le capitalisme est le premier agent destructeur des frontières. Adam Smith reconnaissait que le commerçant n’avait d’autre patrie que celle où il obtiendrait le plus profit maximal ; Marx affirmait quant à lui que les communistes ne peuvent détruire la propriété, la famille ou la patrie, pour la simple et bonne raison que la plus grande partie d’entre eux ont déjà été détruits par le capital. Autrement dit, le capitalisme a détruit les structures et les liens qui permettent à ceux d’en bas de se protéger et de vivre avec un bien-être minimal. Pour ceux qui ne s’enrichissent pas par la spéculation, mais qui subsistent par le travail, une patrie qui protège n’est pas un luxe dont ils peuvent se passer. Aujourd’hui, sous le joug d’une Union Européenne réduite à une simple union monétaire dans un cadre technocratique, compte tenu du fait que la possibilité de se constituer en bloc continental doté d’une identité politique commune n’existe pas, il n’est pas possible d’établir ce lien protecteur en-dehors des espaces nationaux.

Pour les élites, il n’y a pas le moindre doute : le néolibéralisme doit s’appuyer sur un processus de globalisation. Un mouvement populaire ne peut reposer que sur l’échelle nationale et sur ses possibles alliances interétatiques ultérieures. Construire une volonté générale revient à construire un peuple : là où le national et le populaire coïncident. C’est ainsi que l’a imaginé la tradition démocratique et républicaine. Pour Sieyès, la nation se constitue quand la classe potentiellement universelle, le Tiers-État, se forme comme totalité à travers l’exclusion d’une classe particulière, celle des privilégiés. Ce sont seulement ceux qui réussissent à incarner et à représenter le tout social et l’intérêt général qui fondent la nation, selon Siéyès. Les privilégiés provoquent la faillite de l’ « ordre commun », ils constituent un royaume à l’intérieur du royaume, une ombre « qui s’efforce en vain d’opprimer une nation entière ». Les subalternes ne doivent donc pas constituer un nouvel ordre – au sens de l’Ancien Régime – à travers des États-généraux, qui inclut les privilégiés, mais à travers une Assemblée Nationale. Ils ne représentent pas une partie du corps politique, mais sa totalité.

Une partie de la gauche a été très critique à l’égard du cadre national. Dans un texte de Fernández Liria, tiré de son ouvrage sur le populisme, on peut lire : « la logique institutionnelle de l’Illustration (?) ne génère pas de l’appartenance mais, plutôt, le droit de ne pas appartenir ». Il défendait la priorité d’un « être humain sans rien de plus », détaché de « toute appartenance : tribale, culturelle, historique ou sociale ». Cette compréhension des droits humains, d’origine libérale anglo-saxonne (elle débute dans la Déclaration de Virginie de 1776), nous laisse tout à fait démunis.

Une partie de la gauche pousse des cris d’orfraie lorsque des concepts comme ceux de “sécurité”, “d’ordre” ou “d’appartenance” parviennent à ses oreilles. Ce serait une grave erreur que de considérer que leur utilisation revient à pénétrer sur les terres de la droite : bien au contraire, les plus vulnérables sont les premiers à pâtir de la loi de la jungle instaurée par les marchés. Ce n’est pas un hasard si le libéralisme s’est historiquement allié avec le darwinisme social dans son apologie du libre marché. Pour les théoriciens ultra-nationalistes Henrich von Treitschke et Ludwig von Rochau [qui ont eu une influence notable sur l’extrême-droite allemande du XXème siècle], les États et les régulations sont des fardeaux face auxquels la liberté individuelle doit prévaloir ; celui qui reste à l’arrière est un faible, qui ne mérite pas qu’on le protège. C’est dans l’absence d’ordre que la droite se sent le plus à l’aise.

En ce qui concerne l’Espagne, il y a deux difficultés principales qui entravent sa construction populaire comme patrie. Dans un premier temps, l’usurpation du drapeau et de l’identité nationale par la dictature franquiste, régime violent et impotent qui a dû massacrer et expulser comme « anti-Espagne » la moitié du pays qu’il n’était pas capable d’intégrer. La résistance, en récupérant des fils de l’histoire espagnole de soulèvements populaires, fut à la fois démocratique et patriotique, nationale et populaire, dirigée contre l’invasion allemande et italienne que les élites appelaient de leurs voeux. Comme l’explique l’historien José Luis Martín Ramos, la notion de “patrie souveraine” en Espagne se construit au départ comme une réaction populaire face à l’occupation française ; on voit donc qu’affirmer que le terme de « patrie » intrinsèquement liée au franquisme ou au centralisme témoigne de la plus abjecte subordination culturelle à ces derniers, et d’une incapacité flagrante à proposer un horizon d’émancipation.

La seconde difficulté est l’inévitable pluri-nationalité de l’Espagne. Celui qui ne comprend pas que l’Espagne est plurinationale n’a pas un problème avec la Catalogne ou avec le Pays Basque, mais bien avec l’Espagne entière. L’Espagne est un pays doté d’une richesse incalculable, qui s’exprime à travers des institutions locales et des communautés autonomes, des langues et des traditions populaires vivantes, qui luttent pour maintenir leur identité propre. La tradition démocratique, plurielle et fédérale n’a jamais oublié cette dimension-là, sans cesser d’être patriote pour autant.

Il n’est donc pas possible de construire un patriotisme démocratique en Espagne sans prendre en compte les différentes identités nationales qui la configurent et les revendications historiques d’une patrie démocratique et populaire.

  1. Féminisme

Il est tout à fait symptomatique que Ciudadanos (NdT : formation politique espagnole de centre-droit présidée par Albert Rivera) ait assimilé le féminisme au nationalisme en tant que formes de « collectivisme ». Cela revient bien sûr, pour Ciudadanos, à ranger le féminisme du côté du tribalisme, de l’archaïsme. Mais par là-même, ce parti reconnaît au féminisme sa capacité, en tant que mouvement collectif, à imposer ses sujets à l’agenda public et à obliger le reste des forces à débattre en ses propres termes. Aujourd’hui, on peut dire qu’en Espagne, le sens commun est féministe. Le nouveau sujet politique sera donc féministe. À partir de là, reste à penser deux aspects : ce qui est en-dehors de ce sujet politique, et ce qui est à l’intérieur.

En-dehors : toutes les nuances et critiques possibles doivent toujours pouvoir s’exprimer et avoir leur place dans le débat, mais ceux qui se déclarent « antiféministes » sont tout simplement en-dehors du pacte social actuel. Comment peut-on penser le lien social en rejetant un point de vue qui prétend en finir avec l’injustice historique et lutter pour la dignité et les droits de 50% de la population ? Et pourtant, il existe une partie du pays qui s’auto-exclut de ce cadre : un certain revanchisme antiféministe et réactionnaire est en train de se constituer, dans des espaces privés mais aussi sur internet, via des chaînes YouTube qui attirent des jeunes animés par une forme de ressentiment envers les femmes, ainsi que des intolérants de divers bords politiques. Ils se regroupent sur des positions qui expriment le ressentiment et la misogynie, avec un cocktail venimeux de puritanisme, de frustration sexuelle et de préjugés, dans le sillage du mouvement incel aux États-Unis, où le féminisme est à la fois objet d’attirance, de dénigrement et de haine. À cela s’ajoute le sentiment d’insécurité généré par les conquêtes du mouvement féministe et la peur séculaire que produit l’idée – dans les rôles genrés portés par une masculinité réactionnaire – des femmes comme sujets.

Ce conglomérat constitue l’un des axes sur lesquels s’appuie peu à peu, en Europe cette fois, l’alt-right émergente. En Espagne on a récemment pu constater l’existence de cette articulation entre anti-féminisme et extrême-droite à une occasion : les insultes et la diffusion de données personnelles de la victime de la Manada (NdT : récente affaire de viol collectif qui a eu une grande résonnance en Espagne) dans des forums d’extrême-droite ou des graffiti où l’on pouvait lire « Vive la Manada », « Liberté pour Josué » et « Orgueil hétéro » entourés de croix gammées. Un environnement (celui de l’extrême-droite) où la misogynie, la réification et le mépris le plus grossier envers les femmes – que ce soit par dénigrement ou par sublimation handicapante – sont unanimes, massifs, tacites. Si nous observons les résultats de vote en fonction des sexes lors des dernières élections en Suède, nous voyons qu’ils sont similaires pour le centre-droit en votes masculins et féminins. En revanche, l’écart explose pour ce qui est du vote d’extrême-droite : 27,9% de voix masculines, 10,2% de voix féminines. Presque le triple. Cela nous montre qu’il existe un lien constitutif, intrinsèque, entre extrême-droite, misogynie et antiféminisme, qui s’efforce à présent de capter ceux qui résistent à la réalité du présent social.

Pour ce qui concerne l’intérieur du mouvement : le féminisme n’est pas une « politique identitaire » ou « sectorielle », qui ne concernerait que les femmes ou des collectifs bien précis. C’est un projet qui consiste à penser et à redéfinir autrement l’ensemble de la communauté, et qui concerne la totalité de l’organisation sociale, la famille, le travail, les soins, etc.  En ce sens, Clara Serra a montré qu’un féminisme hégémonique concerne aussi l’autre 50% de la population : les hommes, qu’il faut incorporer et attirer afin qu’ils considèrent le féminisme comme leur propre cause. Cela ne signifie pas, comme voudraient le déformer les réactionnaires animés par le ressentiment, qu’il faille « féminiser » les hommes ou en faire des victimes : cela signifie qu’il faut réfléchir de façon critique à la manière dont se construit leur masculinité pour pouvoir, dès lors, la reconstruire. Le féminisme a pour défi de donner voix aux offenses subies, mais aussi aux incertitudes qui se dessinent depuis ce nouvel horizon.

Germán Cano faisait remarquer qu’à présent, les hommes se taisent en public, de peur d’être qualifiés de machistes, mais qu’ils « ne cessent pas pour autant d’exprimer leur ressentiment croissant en privé ». Ce processus réactif cherche à retrouver un imaginaire perdu. Cela étant dit, indique également Cano, l’auto-flagellation masculine ou l’exigence de « déconstruction » immédiate et absolue ne sont pas non plus très utiles.

La visibilité de la violence quotidienne et symbolique, la lutte contre l’infériorisation systématique des femmes, l’exigence d’une répartition plus juste des tâches ou de l’élimination de barrières professionnelles, doivent être reliées à une réflexion sur la façon dont on peut construire une masculinité non toxique, qui récupérerait certains des éléments présents dans l’identité masculine contemporaine, tout en en reconsidérant d’autres et en les agençant autrement.

On ne peut déplacer des éléments d’une identité qu’en opérant des ajouts positifs. Comme l’a également écrit Serra, il s’agit de faire le lien avec les identités réellement existantes et de les re-sémantiser, et non pas d’offrir un vide ou une destruction de ce que sont les gens. C’est en cela que consiste le jeu politique de la ré-articulation d’identités. Cela signifie, heureusement, qu’il n’y a pas à jeter par-dessus bord tout ce qu’a signifié être un homme ou être une femme. Rita Segato, anthropologue féministe latino-américaine et militante anti-féminicides, a même lancé une hypothèse intéressante : dans les modes de relation sociale prémoderne, on trouverait des relations plus équilibrées et moins toxiques, sous certains aspects, que ce qui existe dans l’ultra-modernité ; ce serait un sujet qu’il faudrait longuement développer. Pensons par exemple au courage, un attribut traditionnellement considéré comme étant masculin, et qui peut par exemple s’exercer contre la lâcheté de ceux qui attaquent les faibles ou les vulnérables (harcèlement, homophobie, xénophobie). Le courage contre l’abus : une valeur traditionnelle mais aussi une valeur du futur. Luigi Zoja a écrit un joli livre intitulé Le Geste d’Hector sur l’histoire et le présent de la figure du père. Dans ce livre, il oppose deux modèles de masculinité : Hector, le héros qui écoute les femmes et s’occupe de son bébé, en enlevant son casque pour ne pas l’effrayer et en plaçant donc le bien-être de sa descendance avant le sien ; et Achille, le guerrier individualiste qui s’adore lui-même et ses propres succès.

Penser une masculinité au-delà du modèle stéréotypé du narcissisme égocentrique maladif, du handicap émotionnel, du déchaînement sexuel réificateur et de la violence démesurée, devrait être gratifiant y compris pour les hommes. Nombreux sont ceux qui soulignent à quel point il est inestimable, indicible, d’appréhender différemment les relations sexuelles avec les femmes, ou bien encore de profiter en tant que grands-pères d’un lien avec leurs petit-enfants qu’ils n’ont jamais pu exercer en tant que pères avec leurs enfants. La patrie, pour tous et pour toutes, ne pourra qu’être féministe.

  1. Immigration

On ne peut dissocier la question de l’immigration du contexte néo-libéral. À commencer par le phénomène de flux de populations lui-même. Conflits armés, répartition inégalitaire des ressources et destructions de formes de vie traditionnelles, tout cela oblige des masses à abandonner leurs terres d’origine. Le long travail du capital qui a commencé par l’expropriation de terres communes et la destruction des modes de vie des classes populaires en Europe, s’est poursuivi avec la colonisation de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine. Tout cela illustre les propos de Marx dans Le Capital : « Et l’histoire de cette expropriation est inscrite dans les annales de l’humanité en caractères de sang et de feu. » Exploités dans le Vieux Monde, expropriés dans le Nouveau : un même destin.

Cela se reflète de différentes façons qu’il convient d’analyser. Une population qui se sent exposée et vulnérable, comme c’est le cas de la population frappée par la crise de l’État-providence, se replie sur elle-même face à ce qu’elle considère comme une menace identifiée dans l’immigration. Nous le savons, les chiffres démontrent que cette prétendue menace d’« invasion » n’existe pas en tant que telle ; mais qu’est-ce qu’une menace, au juste ? C’est un sentiment qui se construit par des symboles, et non par des chiffres et des données. L’arrogante supériorité morale, bien souvent exhibée par la gauche, est ici parfaitement inutile.

Face au lâche simplisme de la droite, il nous faut affirmer que la principale menace faite à l’identité ne réside pas dans « les autres », parce que cette menace attaque précisément l’identité de ces mêmes autres. La menace est l’essence spécifique du capitalisme, et plus concrètement du néo-libéralisme qui est son projet de globalisation et d’anéantissement des peuples. Le néo-libéralisme unifie l’humanité en la transformant en supermarché planétaire : il élimine les différences, détruit des cultures populaires et anéantit systématiquement toutes les relations et tous les liens de solidarité traditionnelle, rendant impossible la continuité du mode de vie des peuples dans les économies traditionnelles qui, à présent, à cause de la spoliation et du néo-colonialisme, demeurent des économies “peu développées”. Le néo-libéralisme fragmente pour cela toutes les formes d’identité et d’imaginaires symboliques.

Mais de l’autre côté, on trouve une forme de colonialisme symbolique particulièrement pervers dans le cosmopolitisme humanitariste de la gauche, qui réside dans le fait de considérer que les peuples de la Terre désirent volontairement disparaître pour s’intégrer dans le marché mondial que l’Occident représente dorénavant. Ils ne comprennent pas que cette recherche du « fétiche du Nord » s’effectue uniquement quand flanchent les liens de l’enracinement, « les plaisirs et obligations de la réciprocité » dans la terre d’origine (Rita Segato). L’ouvrier est faussement « libre », dit Marx, parce qu’il a tout perdu : mais ce n’est pas cette réalité que voit une certaine gauche dans ceux qui se trouvent contraints à migrer. La droite achève le labeur avec sa xénophobie et son mépris, sans comprendre que personne ne veut, à l’origine, fuir sa terre, en laissant derrière lui sa famille, sa patrie, ses traditions et sa culture. Attaquer ceux qui se voient obligés de faire cela, et qui se retrouvent vulnérables, sans protections ni liens, à la merci et avec pour seule consolation la promesse du consumérisme occidental, est une réaction aussi lâche qu’aveugle.

Le point de départ qui échappe à ces deux camps, à des droites et des gauches maladroites, est le même : le déracinement. En ce sens, tout projet à droite ou à gauche non respectueux de l’identité plurielle des peuples de la Terre – que ce soit par xénophobie ou par cosmopolitisme – relève fondamentalement du cadre néo-libéral. De la même façon, les identités de tous les peuples sont alliées contre la cosmovision capitaliste et sa destruction des particularismes.

Un patriotisme démocratique a pour défi de désigner et construire symboliquement ce qui constitue une menace au bien-être et à l’intégrité d’un pays et de son peuple. Cette menace ne s’incarne pas dans le dernier arrivé, expulsé de sa terre par ce capital qui « sue le sang et la boue par tous les pores, de la tête aux pieds » (Marx), mais dans cette même oligarchie et ce même capital qui – ne nous trompons pas – a déjà fait il y a deux siècles la même chose avec nous tous. Le capital essaie toujours d’effacer la cicatrice originelle à l’aide de biens de consommation. Mais le fait est que, une fois la terre et le sang de l’Europe vampirisés, et tandis qu’il finit de le faire avec la terre et le sang des derniers recoins des autres continents, le capital s’attaque à présent à notre substrat culturel, historique, architectonique et symbolique. La détérioration des centres-villes historiques, les appartements touristiques gérés par les fonds vautours ou la marchandisation des « expériences » en sont un bon exemple.

En conclusion : l’autre visage du touriste-prédateur ou du spéculateur cosmopolite est celui du migrant apatride. Les deux sont la conséquence d’une même cause : le capitalisme globocratique, sa production systématique de déracinement et son régime de déterritorialisation. L’Europe, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine, tous les peuples ont un même combat. Le patriotisme démocratique a pour défi de protéger les peuples des corsaires néo-libéraux qui n’ont aucunement besoin de désobéir aux lois de l’empire pour spolier et piller les peuples.

  1. Ecologie

Marx affirme que dans la Nature, où Ovide voyait une « masse informe et confuse », dans toute son « originarité sauvage et boisée », le capital ne voit qu’une source de revenu. La Terre, la Nature, représentent pour le capital, ainsi que la force de travail humaine, le combustible le plus immédiat pour alimenter ses rouages. Ici aussi le néolibéralisme se nourrit du désordre : en brisant les équilibres écologiques les plus fondamentaux : surexploitation des ressources, pollution, changement et réchauffement climatiques, perte de la biodiversité, désertification, pénurie d’eau…

Comme l’a démontré David Harvey, l’accumulation capitaliste, quand elle n’opère plus par le mécanisme habituel de reproduction à plus grande échelle s’effectue « par dépossession » – comme c’est le cas lors des crises successives, et de la suraccumulation néolibérale qui s’effectue actuellement. Il existe une longue histoire des régimes de propriété des biens communaux destinés à l’usage de la communauté, matérialisés par les “enclosures” anglaises, les “game laws” ou la loi sur le vol du bois allemande, qui ont été progressivement dérobés aux classes populaires. Il s’agit du « nouvel impérialisme ». Qui plus est, comme l’indique depuis bien longtemps l’écoféministe Yayo Herrero, il va de pair avec l’exploitation du travail essentiellement féminin de préservation de la vie[1].

Son travail est d’une grande pertinence politique. Joan Subirats indiquait, dans son petit livre de conversation avec César Rendueles sur les biens communs, qu’il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui, dans la société de marché, suite à l’effondrement de l’État en tant qu’État-providence, la nécessité de nous rapprocher à ce qui relève du collectif nous presse, et ne peut se réduire à son sens étatique-public. « Ce qui est commun représenterait alors la nécessité de reconstruire cet espace de liens, de relations et d’éléments qui façonnent le collectif ». Les nappes phréatiques, les bois, les terres, font partie de ce qui est collectif et commun, qui requiert engagement et action. Ceci est étroitement lié aux mouvements “municipalistes” : on parle ainsi de « barrionalismo » ou, dans le municipalisme basque on revendique le Batzarre, une assemblée démocratique locale, qui est en lien avec l’Auzolan, les travaux communaux qui donnent le droit à participer à l’assemblée. Comme le signale précisément Rendueles, le concept des “biens communs” est la forme à travers laquelle se pose de nos jours la question classique de la manière dont se constitue une communauté politique, dans le contexte de l’échec évident de la prétention néolibérale à construire une gouvernance à base de pure gestion post-politique.

Le défi du patriotisme démocratique est de proposer une alternative quant à notre relation à ce qui est commun, aux ressources naturelles et à l’environnement, au-delà des nouvelles “enclosures”, des privatisations, de la financiarisation et autres mécanismes qui permettent au marché de pénétrer dans des espaces communs, naturels et environnementaux. Tout l’enjeu consiste à présenter ce défi avec un langage qui n’est pas constitué par des mégadonnées ou qui évoque des tendances irréversibles, mais qui fait appel à l’expérience journalière et quotidienne : redéfinir notre manière de nous déplacer, d’habiter, de nous alimenter et d’utiliser les transports.

  1. Identité

Face au désordre généralisé caractéristique de l’interrègne dans lequel nous sommes, l’accord de Davos fait sa propre proposition de nouveau contrat social. « Nous aspirons à construire une Europe qui permette aux citoyens d’être au centre de la Quatrième Révolution Industrielle, en maximisant l’impact des nouvelles technologies sur le bien-être, la croissance et l’innovation et la création d’emploi grâce à l’investissement et à un nouveau contrat social », proclamaient ses parties prenantes cet été. C’est l’Union Européenne des entrepreneurs, du dégrèvement fiscal, de Pablo Casado et de Manuel Lacalle : un contrat entre individus qui bénéficient des services.

Un patriotisme démocratique ne peut pas répondre à ces défis en proposant uniquement des mesures techniques différentes : un peu plus de dépenses publiques, un peu plus d’impôts, etc. Le lien politique représente davantage que le simple fait d’être un client d’un État à qui on paie des impôts, où l’on vote quand on y est appelé, et en échange de quoi on bénéficie de services. Aucune société ne peut subsister sans un ciment symbolique . La volonté libérale de produire des « particules élémentaires » (Houellebecq) plutôt que des êtres humains se heurte à une limite insurmontable, anthropologique : le besoin de nous raconter qui nous sommes, de nous projeter en tant que collectif, en tant que « nous ». C’est pour cette raison que Gramsci était fasciné par la notion de « mythe » de Sorel : une idéologie qui n’est pas une utopie lointaine, ni une doctrine mais, comme l’écrit le penseur sarde, « une création de fantaisie concrète qui agit sur le peuple disséminé et pulvérisé pour y susciter et y organiser la volonté collective ». Pour Sorel, le mythe ne renvoie pas au passé. Il évoque les origines, mais pour pousser le présent vers ce qui va arriver. Il est seulement sacré s’il permet la socialisation. Il n’est ni vrai ni faux : il est fécond ou non. Sa valeur est opérative. Dans son introduction d’une œuvre de Renan, avec qui il partage l’idée de communauté politique en tant que volonté qui incite à l’action collective, Sorel affirme que le tout consiste à trouver des « forces » capables de déterminer la conduite en suivant certains préceptes : il n’y a pas d’actes sans des croyances intenses. Et elles ne représentent pas un « résidu irrationnel » duquel il faudrait se débarrasser, mais au contraire, la condition nécessaire à la naissance de l’ « enthousiasme collectif ».

Lors d’une intervention sur la question de l’identité, Íñigo Errejón se refusait à une certaine forme d’arrogance qui consiste à prétendre qu’à partir du moment où on a démontré que toutes les identités sont construites, qu’elles ne sont pas un élément défini par le passé ou la biologie, on serait alors libérés de toute forme de domination, et que le démantèlement des identités engendrerait la libération de l’individu. Qu’est-ce qui subsiste derrière le voile des identités ? Le fait que nous sommes seuls. Ce qui bâtit les sociétés est la conviction que nous avons été quelque chose dans le passé et la volonté d’être quelque chose dans le futur. Une société qui ne dispose pas de ce lien est une société en « crise morale » : sans s’accrocher à une forme d’universel symbolique et créateur de lien, il nous reste seulement la propagation des différences. Cet universel est toujours modulable mais on ne peut jamais s’en passer. C’est pourquoi Errejón promeut une forme d’« essentialisme stratégique » : pour exister en collectivité, nous avons besoin de croire en des mythes collectifs qui nous regroupent. En théorie, cette croyance se construit tout au long de l’histoire et de la culture ; en pratique, ces croyances ont la solidité d’une « force matérielle », disait Gramsci.

Néanmoins, tout se joue, naturellement, dans la manière dont se construit symboliquement cette communauté. Il y a évidemment des formes de patriotisme ethnocentristes, exclusifs, xénophobes ou anti-égalitaires. Nous devons penser une identité qui ne soit pas réactionnaire. Blasco Ibáñez écrit : « Notre vraie patrie se trouve où nous dessinons notre âme, où nous apprenons à parler, à coordonner nos idées au travers du langage et où nous nous façonnons dans une tradition. » C’est-à-dire dans une tradition qui ne soit pas le passé, mais plutôt ce qui demeure au travers du partage. Rita Segato, anthropologue féministe, affirme qu’une communauté suppose deux conditions : la densité symbolique et la conscience de la part des membres qu’ils proviennent d’une histoire commune et qu’ils se dirigent vers un futur commun. En d’autres termes, une communauté n’est pas enfermée dans le passé, dans un patrimoine de coutumes mortes, ni dans un haplogroupe génétique, ni dans des noms de familles : c’est le projet de faire advenir une existence commune en tant que sujet collectif, en partant d’une tradition partagée et commune pour aller vers un futur commun. « Avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire davantage. » Le « plébiscite de tous les jours » de Renan est une forme de cette volonté. Nous avons besoin d’un patriotisme républicain, et pas d’une nation essentialiste.

Aucune société ne peut vivre sans ce ciment symbolique. La vraie question est : qui va donner forme à ce ciment ? Le défi du patriotisme démocratique sera de trouver un juste milieu qui évite aussi bien l’ethno-nationalisme exclusif et réactionnaire que l’individualisme néolibéral simplement progressiste. On doit, comme l’a signalé J. L. Villacañas, penser une « communauté existentielle », qui respecte à la fois l’hétérogénéité et qui harmonise la pluralité : s’occuper du concret et garantir les droits des citoyens. Le débat à propos de l’Europe doit également se lire sous cet angle.

  1. Conservation, Progrès, Réaction

La nouvelle Internationale Nationaliste adopte les traits d’une Internationale Réactionnaire. En même temps, il existe le reflet inverse, libéral et parfois assumé par la gauche progressiste : celui d’un progrès linéaire infini, selon lequel tout lien avec le passé est un fardeau ou une superstition. Pourtant, un simple coup d’œil permet de se rendre compte que les grandes luttes cherchent à conserver des conquêtes, des institutions ou des droits préexistants. Et quand on en exige de nouveaux, c’est au nom de ce que l’on espérait déjà obtenir par le passé. « Les révolutions sont une négociation avec le passé, même quand elles veulent faire table rase de ce qui a précédé ». C’est ce qui pousse Errejón à affirmer : « Je ne crois pas qu’il y ait une dichotomie entre le progressisme et le conservatisme ». En effet, adhérer à la tradition signifie en réalité assumer son caractère innovant : non pas reproduire ce que d’autres ont fait, mais ce qu’ils auraient fait à notre place, a dit Léon Blum. Il y a un certain conservatisme qui, contrairement à la réaction, voit dans le passé quelque chose qui pourrait réapparaître, une projection du passé dans le futur. Face à un néolibéralisme qui désorganise de manière générale les modes et les projets de vie des gens, leurs identités, leurs certitudes, leur appartenance, le plus grand changement consiste paradoxalement à introduire de l’ordre. Errejón ajoute alors : « Je crois qu’aujourd’hui nous devons défendre une part de conservatisme dans notre combat contre le néolibéralisme dans le but d’avoir des conditions de vie dignes ». En effet, lorsqu’il s’agit d’améliorer les relations sociales ou de freiner le dérèglement climatique dans une société basée sur l’accélération constante, « le plus radical consiste à serrer le frein à main ». Walter Benjamin et Gilbert Chersterton en étaient conscients.

Alba Rico a inventé l’heureuse formule : “révolutionnaires quant à l’économie, réformistes quant aux institutions et conservateurs quant à l’anthropologie ». Ce n’est pas compliqué : « il faut conserver la condition de tous les biens communs, c’est-à-dire la Terre elle-même, menacée en plein Anthropocène par l’invention de l’être humain [..]. Il est fondamental d’être conservateur sur le plan anthropologique parce que je crois que ce qu’a le plus détruit le capitalisme, ce sont les liens sociaux ». Marx l’a écrit dans le Manifeste du Parti Communiste : l’œuvre du capital consiste à ce que « tout ce qui est solide se volatilise ».

Évidemment, cela exige de remettre en question les formes d’esclavage et de domination qui sont couplées à des sociétés traditionnelles : des dominations de classe, de genre ou de race. Il faut dépouiller, comme disait Alba Rico, les liens sociaux des relations de pouvoir inégales qui les ont parasitées. Par exemple, elle affirme qu’il est évident que le patriarcat a parasité les liens sociaux, en attribuant historiquement aux femmes les travaux ménagers ou les soins. Répartir ces travaux, ce n’est pas seulement « libérer la femme », mais aussi libérer la société et faire croître le bien-être social de tous. « Il ne faut pas s’arrêter, il ne faut pas conserver tout ce qui est donné, ce qui doit être conservé ce sont les formes, les fêtes, les cérémonies et les liens. Sinon, nous finirions par accepter le conservatisme entendu au sens de ce que proposent le patriarcat, le catholicisme et la pensée réactionnaire ».

Le patriotisme démocratique, pour conclure, doit trouver une manière de conjuguer une vision démocratique et progressiste avec une pulsion anthropologique de conservation des liens sociaux face au tourbillon néolibéral. Ce sera la seule manière de bâtir un monde habitable qui puisse être accueillant et qui n’ait absolument plus besoin des promesses réactionnaires.

[1] Selon Yayo Herrero, dans les sociétés patriarcales, ce sont les femmes qui s’occupent majoritairement des tâches d’attention et de soin aux corps vulnérables, car c’est le rôle qui leur est attribué dans la division sexuelle du travail. (voir article en lien hyper texte).

La démocratie américaine en péril

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Donald_Trump_(29496131773).jpg
© Gage Skidmore

La victoire du parti démocrate aux midterms et les tourments judiciaires de la Maison-Blanche pourraient être interprétés comme autant de signes de la vitalité de la démocratie américaine. Ce serait une erreur. Au-delà des attaques répétées de Donald Trump, c’est toute la droite conservatrice qui embrasse une stratégie antidémocratique. Par Politicoboy.

Le parti démocrate a remporté une large victoire électorale aux élections de mi-mandat. Propulsé par une participation en hausse de 30 %, il prend le contrôle de la Chambre des représentants du Congrès, principal enjeu du scrutin, tandis que de nombreux référendums locaux confirment la progression idéologique de la gauche radicale américaine. Hausse de 30 % du salaire minimum, légalisation du cannabis et extension de la couverture santé Medicaid font partie des avancées obtenues dans une dizaine d’États pourtant acquis aux conservateurs (1). En particulier, la Floride vient de restaurer le droit de vote à 1,4 million d’anciens détenus (2).

Autant de signaux encourageants, qui viennent s’ajouter aux ennuis judiciaires de Donald Trump. Pourtant, cette éclaircie ne doit pas faire oublier l’orage qui gronde à l’horizon.

Midterms 2018 : une démocratie à l’agonie

Les signaux faibles en disent souvent plus long que les données électorales brutes. Pour une journaliste de la chaîne MSNBC, les images des files d’attente interminables observées devant les bureaux de vote le 6 novembre représentaient « un formidable signe de la vitalité de notre démocratie ». On pourrait lui opposer des chiffres, à commencer par celui d’une participation plafonnant à 50 % de l’électorat. Ou simplement lui demander pourquoi il est plus facile de voter au Brésil que dans la « première démocratie du monde ».

Mais il faudrait surtout lui dresser la liste des innombrables incidents observés au cours de la même journée. En Indiana, le FBI a été saisi suite aux innombrables irrégularités constatées. Au Texas, plusieurs machines refusaient de voter démocrate. Dans les quartiers populaires de Géorgie, certaines d’entre elles tombaient mystérieusement en panne. La Floride fut une nouvelle fois une mascarade, tandis que des tentatives d’intimidation des électeurs par la police des frontières ont eu lieu à El Paso (Texas). Mais nous en resterions aux signaux faibles.

Les signaux forts, eux, ne trompent pas. Donald Trump a accusé les démocrates de chercher à « voler les élections » partout où les résultats étaient serrés. Il ne fut pas le seul, les principaux cadres du parti ayant tenu des propos similaires (notamment Paul Ryan, Marco Rubio et Lyndsey Graham). En Floride, les candidats républicains ont tout fait pour empêcher le recompte des voix, multipliant les accusations de tentative de fraude électorale. Cette stratégie de délégitimation des élections ne date pas d’hier. On se souvient de la présidentielle de 2000, opposant Georges Bush à Al Gore. La Cour suprême avait interdit le recompte manuel des bulletins, offrant injustement la Maison-Blanche à Bush junior (3). En Géorgie, le candidat au poste de gouverneur Brian Kemp cumulait les casquettes de candidat et de Secretary of state, responsable de l’organisation des élections. Ce conflit d’intérêt majeur n’empêcha pas le parti républicain de lui fournir un soutien appuyé, chose « impensable dans toute autre démocratie », écrivait Paul Krugman dans le New York Times.

“Le parti républicain est engagé dans une entreprise visant à restreindre le droit de vote de toutes les catégories sociales, à l’exception notoire de celles qui constituent le cœur de son électorat.”

Or, Brian Kemp ne s’est pas contenté de superviser sa propre élection. Il a instauré des mesures visant à restreindre l’accès aux bureaux de vote des minorités et classes populaires si contraignantes qu’il en fut lui-même victime le jour du vote. La Géorgie fut le théâtre des pires efforts antidémocratiques : suppression de plus de 200 bureaux de vote dans les quartiers populaires, purge de 59 000 citoyens des listes électorales sur un prétexte qui vise à 90 % les Afro-Américains, machines défectueuses dans des quartiers a priori ciblés… la liste des initiatives douteuses semble interminable, et des procédures judiciaires sont en cours pour contester l’élection.

Dans le Dakota du Nord, près de 20 % de l’électorat amérindien n’a pas pu voter à cause d’une loi récente qui oblige les électeurs à présenter une adresse complète au bureau de vote (nom de rue et numéro), condition impossible à remplir pour les citoyens vivant dans les réserves. Mais c’est la Caroline du Nord qui remporte la palme de l’indécence, le candidat républicain du 9ème district ayant manipulé les bulletins de vote par procuration. Une fraude électorale si large qu’elle va provoquer un nouveau scrutin.

Ces pratiques pointent toutes vers une évidence : le parti républicain est engagé dans une entreprise visant à restreindre le droit de vote de toutes les catégories sociales, à l’exception notoire de celles qui constituent le cœur de son électorat.

Le parti républicain à l’assaut du droit de vote

Les premiers efforts coordonnés pour restreindre le droit de vote émergent après l’abolition de l’esclavage, avec les lois « Jim Crow » qui couvrent la période 1870-1965 et ciblent délibérément les Afro-Américains. Il faudra attendre le mouvement des droits civiques et le voting act de 1965 pour que l’accès au bureau de vote devienne réellement « universel ». Cette avancée sera remise en question dès 2002, par l’administration Bush.

Pour comprendre la méthode, il faut intégrer une dimension propre aux États-Unis : on y vote sans pièce d’identité, simplement à l’aide de son numéro de sécurité sociale. Cela s’explique par le fait qu’obtenir une carte nécessite des démarches spécifiques et coûte entre 50 et 175 dollars. Conséquence de cette discrimination, 11 % des Américains et 26 % des Afro-américains ne disposent pas de document valide (4).

Les efforts du parti républicain, sous prétexte de lutte contre la fraude électorale, consistent à établir l’obligation de présenter une carte d’identité. En 2002, la loi de Bush visait le vote par procuration. À partir de 2006, plusieurs États instaurent des lois concernant l’inscription sur les listes électorales. Ces efforts, contestés devant les tribunaux pour leur violation du « voting act », sont invalidés par la Cour suprême. Mais en 2013, cette dernière pivote à 180 degrés dans le procès Shelby County v. Holder, et supprime l’article 4 du Voting act. La décision partisane (5 juges républicains contre 4 démocrates) est justifiée en termes éloquents : « le pays a changé ». De fait, l’électorat blanc est en passe de perdre son statut de majorité, pour devenir une minorité ethnique comme les autres.

Suite au feu vert de la Cour suprême, 10 États contrôlés par le GOP (surnom du parti républicain) mettent en place une série de lois pour restreindre le droit de vote, doublée d’efforts visant à purger les listes électorales. En Caroline du Nord, les tribunaux invalident temporairement ces efforts, les jugeant discriminatoires envers les Afro-Américains « avec une précision chirurgicale ». Au Texas, la Cour suprême rend un verdict similaire, décrivant ces lois « discriminatoires envers les Hispaniques et les étudiants ». Le jugement pointait, entre autres, le fait que la carte étudiante n’était plus considérée comme une pièce d’identité valable, alors que le permis de port d’armes dans les lieux publics le demeurait (5).

Ces efforts finissent par payer. La Cour suprême des États-Unis, désormais largement acquise au GOP, vient de valider les lois de restriction du droit de vote mises en place en Ohio. Suite à cette décision, 12 États sous contrôle républicain ont débuté des initiatives similaires (6).

Aux lois clairement identifiables s’ajoutent des procédures plus discrètes, en particulier la réduction du nombre de bureaux de vote dans les quartiers populaires, afro-américains et hispaniques.

Les institutions menacées par les conservateurs

Le lendemain des résultats des midterms, l’humoriste et présentateur du Late Show, Stephen Colbert, ironisait : « Bonne nouvelle, les démocrates ont remporté la moitié d’une des trois branches du gouvernement. Les républicains ne contrôlent plus que la Maison-Blanche, la Cour Suprême et l’autre moitié du Congrès ! ». De fait, les institutions américaines restent majoritairement acquises aux conservateurs, et de plus en plus menacées dans leur intégrité par le GOP.

Commençons par rappeler que ces institutions ont été conçues pour favoriser la bourgeoisie et désavantagent donc structurellement le parti démocrate. La Maison-Blanche ne revient pas au candidat ayant obtenu le plus de voix (Georges W. Bush et Donald Trump avaient perdu le vote populaire), mais à celui qui remporte le plus d’États, pondérés par les « grands électeurs ». Ce système de Collège Électoral donne un poids disproportionné aux fameux « swing states », dont le plus célèbre n’est autre que la Floride, désormais entièrement sous contrôle républicain.

Le Sénat est structurellement non représentatif. Composé de deux élus par États, il offre au Wyoming le même poids politique que la Californie, malgré une population presque 100 fois moins importante. De manière générale, les États ruraux du Midwest votent de manière écrasante pour les conservateurs, et concentrent jusqu’à 50 fois moins d’habitants que les deux principaux bastions démocrates (État de New York et Californie). Et parce qu’il n’est renouvelé qu’au 1/3 à chaque élection, son orientation politique ne suit pas nécessairement la tendance générale du pays.

Seconde partie du Congrès, la Chambre des représentants est la seule institution réellement « représentative ». Mais elle pâtit des découpages partisans des circonscriptions. C’est la fameuse technique de « gerrymandering » qui consiste à diluer l’électorat hostile, ou de le concentrer dans une seule zone, afin d’obtenir un avantage structurel. Le résultat parle de lui-même : en 2018, le parti républicain disposait d’une avance estimée à 25 sièges et 5 % du vote national. En clair, seule une vague démocrate pouvait faire basculer la chambre (7). A l’échelle locale, le biais est encore plus prononcé, à tel point que dans certains États une large victoire démocrate (55 % dans le Wisconsin) a produit une large défaite en termes de sièges (30 %).

Ce découpage partisan est rendu possible par la majorité absolue détenue dans certains États (poste de gouverneur, sénat et chambre basse des parlements locaux). Le parti démocrate vient de briser cette majorité en remportant 7 postes de gouverneurs supplémentaires, mais dans trois États, le parti républicain profite de la période de transition (lame duck session) pour faire voter une série de lois réduisant drastiquement le pouvoir du gouverneur, dans un mépris absolu de la règle démocratique (8).

La Cour suprême, enfin, a perdu le peu de légitimité qui lui restait. En 2016, les conservateurs (majoritaires au Sénat) ont refusé pendant dix mois d’auditionner le candidat modéré nommé par Obama, sous prétexte d’année électorale. Une fois Trump à la Maison-Blanche, ils ont voté une loi abaissant le nombre de sénateurs requis pour confirmer un juge (de 60 à 51), ce qui permit au président d’envoyer un ultraconservateur à la Cour suprême dès avril 2017. Avec la démission d’un nouveau juge centriste en 2018, le GOP a expédié en temps records la procédure de confirmation du juge Brett Kavanaugh, achevée deux semaines avant les midterms dans un cynisme inouï. Sélectionné par Donald Trump pour ses déclarations publiques estimant qu’un président en exercice était au-dessus des lois, Brett Kavanaugh vit ses auditions marquées par de multiples scandales et accusations d’agression sexuelle. Sa ligne de défense ouvertement partisane et complotiste a définitivement discrédité le principe d’impartialité et de neutralité censé habiter la plus haute juridiction du pays.

Trump et le parti conservateur y disposent désormais d’une super majorité de 6 juges à 3. La philosophie législative de ces magistrats se résume à une stricte interprétation de la constitution, dans l’esprit qui animait selon eux les pères fondateurs. En clair, la supériorité de la race blanche et la défense des intérêts économiques de la bourgeoisie doivent passer avant la démocratie. Ce qui explique que les juges appartenant à cette école de pensée aient validé le décret antimusulman de Donald Trump, détruit le droit syndical, encouragé le financement des campagnes politiques par les intérêts privés et validé les efforts de restriction du droit de vote des minorités ethniques.

Obamacare, symbole du mépris conservateur pour les normes démocratiques

Les efforts du GOP pour abroger la réforme de l’assurance maladie mise en place par Obama en 2010 (baptisé « Obamacare » par ses opposants) illustrent parfaitement le mépris du parti républicain pour les normes démocratiques.

Cette réforme fut confirmée à trois reprises : lors du vote du congrès en 2010, par la décision de la Cour suprême de justice en 2012, puis en 2017 lorsque les efforts du parti républicain pour l’abroger ont échoué au terme d’un triple vote au Sénat.

Pourtant, le GOP a poursuivi ses efforts par deux voies séparées. L’administration Trump continue de saper les budgets pour rendre le programme inopérant, tandis qu’une vingtaine d’élus républicains à l’échelle locale, alliés à plusieurs dizaines de magistrats, ont déclenché une nouvelle procédure judiciaire pour rendre la loi « anticonstitutionnelle » suite à la suppression (par le parti républicain) d’une de ses prérogatives. Les élus à la manœuvre ont pourtant fait campagne en jurant vouloir protéger la loi, ou bien ont récemment perdu leur élection, comme c’est le cas du gouverneur et du procureur de l’État du Wisconsin. Un tribunal fédéral du Texas vient de leur donner raison, au mépris de la volonté du peuple (9).

Trump, le spectre de l’autoritarisme

La dérive antidémocratique du GOP précède l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, mais renforce son penchant autoritaire. Au lieu de contrôler et d’encadrer les actions du président de la République comme le prévoit la logique des institutions, le parti républicain a permis au milliardaire d’affaiblir considérablement les bases de la démocratie américaine.

Donald Trump, c’est les attaques incessantes contre la presse, désignée « ennemi du peuple », les encouragements à la violence physique contre des journalistes, le pardon présidentiel à un shérif condamné pour viol des institutions, le décret antimusulman et l’emprisonnement de deux mille enfants séparés de leur famille, sans mécanisme prévu pour les réunir par la suite. Trump, c’est aussi le soutien implicite à des groupuscules néonazis, la suppression des régulations protégeant l’environnement et la désignation systématique de boucs émissaires issus des minorités : les migrants, les musulmans, les hispaniques et les juifs.

“Ses enfants et son gendre se sont vu confier des postes à haute responsabilité, en dépit d’une absence flagrante de qualification, et s’en servent pour diriger lobbyistes et diplomates vers les clubs de Golfs et hôtels familiaux, où l’accès au président est souvent vendu à prix d’or.”

Le chef d’État a créé de toute pièce une crise migratoire à la frontière mexicaine, fermant les postes frontières et centre d’accueil susceptibles d’enregistrer les demandes d’asile pendant des mois, avant de gazer les migrants se massant en conséquence à la frontière. Contre une colonne de réfugiés fuyant la violence perpétrée par les régimes d’Amérique Centrale, il a dépêché 15 000 militaires auxquels il a verbalement permis de tirer à balle réelle.

Ses enfants et son gendre se sont vu confier des postes à haute responsabilité, en dépit d’une absence flagrante de qualification, et s’en servent pour diriger lobbyistes et diplomates vers les clubs de Golfs et hôtels familiaux, où l’accès au président est souvent vendu à prix d’or.

Fustigeant le ministère de la Justice pour la chasse aux sorcières dont il estime être victime, ignorant les rapports de ses services de renseignements, le président a systématiquement limogé les collaborateurs refusant de le protéger des enquêtes judiciaires. Le directeur du FBI fut remercié après avoir décliné l’ordre de mettre un terme aux investigations liées à l’ingérence russe, ce qui justifia le déclenchement de l’enquête du procureur spécial Robert Mueller. Le garde des Sceaux Jeff Session, qui s’était récusé dans cette enquête, vient d’être limogé à son tour, ainsi que son second dans l’organigramme du ministère de la Justice. Mueller a déjà réuni les preuves de délits commis directement par Donald Trump dans l’affaire du financement de sa campagne, sans que cela n’émeuve le parti républicain.

De plus en plus cerné par les ramifications de l’enquête, Trump pourrait être amené à prendre des mesures radicales pour se protéger. Exiger de son nouveau Garde des Sceaux qu’il enterre l’enquête de Mueller avant qu’elle n’arrive à son terme est une possibilité. Pour l’ancien candidat écologiste à la présidentielle Ralph Nader « Trump pourrait essayer de se sauver en démarrant une guerre à l’étranger ». « S’il limoge son directeur de cabinet et son ministre de la défense pour les remplacer par des interventionnistes, cela sera le signal qu’on se dirige vers un conflit », confiait-il au journaliste Chris Hedges en novembre. Un mois plus tard, les deux collaborateurs en question ont été remerciés.

Des tactiques directement inspirées des régimes fascistes

Interrogés par The Intercept, l’historienne spécialiste de Mussolini Rith Ben-Ghiat de l’université de New York et le philosophe chercheur à Yale Jason Stanely, auteur de « Comment le fascisme fonctionne : la politique du nous et eux », voient dans les manœuvres électorales de Donald Trump une reproduction presque parfaite des tactiques fascistes de l’entre-deux guerre.

La critique des élites intellectuelles et scientifiques, les attaques contre la presse et le journalisme, la désignation systématique de boucs émissaires (immigrés, musulmans, minorités ethniques et complot juif) et d’ennemis extérieurs (l’Iran, la Chine), la construction du mythe d’un passé glorieux qu’il conviendrait de restaurer (Make america great again), le népotisme et la communication directe avec les masses comptent parmi les traits principaux relevés par les deux chercheurs.

Alt-right members preparing to enter Emancipation Park holding Nazi, Confederate, and Gadsden “Don’t Tread on Me” flags. ©Anthony Crider

Ils ajoutent le formidable outil de propagande qu’est devenu FoxNews, première chaîne d’information du pays. Ses deux présentateurs vedettes sont allés jusqu’à s’afficher sur une estrade de meeting de campagne aux côtés du président, laissant peu de doutes quant à la perméabilité idéologique entre les deux institutions. Entre les fausses informations fabriquées par Fox News puis relayées par la Maison-Blanche, et les mensonges du président amplifiés par la chaîne, Trump dispose d’un puissant mégaphone pour diffuser sa rhétorique fascisante.

Sa base électorale, abreuvée de propagande par les médias conservateurs du pays, lui semble définitivement acquise. Depuis son élection, Trump a conduit plus de 60 meetings de campagne pour la solidifier. Ces « rallyes » sont l’occasion de fanatiser un groupe de fidèles qui représenterait le terreau d’une milice fascisée et armée jusqu’aux dents, forte de millions d’individus (10). L’un d’entre eux a expédié quatorze colis piégés aux principaux « ennemis du peuple » désignés par Trump et les conspirationnistes d’extrême droite : Georges Soros, Barack Obama, Hillary Clinton et la rédaction de CNN, entre autres. Faut-il s’en étonner, lorsque Trump caractérise constamment l’opposition démocrate comme « démoniaque » « folle » et « violente » ?

Les principaux médias ne semblent pas prendre cette rhétorique au sérieux. Pourtant, le milliardaire avait averti qu’il ne reconnaîtrait pas nécessairement les élections en cas de défaite, et a déjà évoqué la violence et les émeutes qui pourraient accompagner sa sortie de la Maison-Blanche. Trump parle ouvertement de la possibilité de briguer un troisième mandat, ce qui est en principe interdit par la constitution, mais serait en réalité difficile à empêcher dans le contexte actuel.

Il pourra compter sur l’appui d’une partie des milieux financiers et milliardaires auxquels il a accordé la plus grosse baisse d’impôts de l’histoire récente, et de l’Amérique évangéliste, qui voit en lui un allié inespéré pour abroger le droit à l’avortement et remettre en cause l’accès à la contraception.

Le parti démocrate, ultime garant de la démocratie ?

La prise de fonction de la majorité démocrate à la Chambre des représentants permet de rétablir le fameux jeu des « check and balances » sur lequel repose la démocratie américaine. Concrètement, le parti démocrate peut lancer des commissions d’enquêtes judiciairement contraignantes, dispose de l’initiative sur le plan législatif, et d’un pouvoir de veto au Congrès.

Mais s’opposer sans proposer risque de renforcer le président et de démobiliser les électeurs démocrates. Pour éviter cet écueil, Bernie Sanders avait décrit dans le Washington Post la stratégie à suivre : limiter les commissions d’enquête au strict nécessaire, et voter une série de réformes ambitieuses pour mettre le parti républicain (majoritaire au sénat) et Donald Trump au pied du mur.

Ces réformes devaient inclure, selon le sénateur socialiste, une proposition d’assurance maladie universelle (Medicare for all, approuvée par 70 % des Américains), une hausse du salaire minimum à 15 dollars par heure (souhaité par 74 % des Américains) et un « green new deal » pourvoyeur d’emplois.

Mais le parti démocrate, sous le leadership de son aile centriste et néolibérale, a pris la direction opposée en élisant à la tête de la majorité parlementaire la controversée Nancy Pelosi, candidate favorite des lobbies et de Donald Trump lui-même. Un choix logique, compte tenu du poids respectif des différentes factions, mais peu encourageant pour la suite. Pelosi a dû lâcher du lest à son aile droite, un caucus de 24 élus financés par des milliardaires républicains (sic), et enterrer toute perspective législative réellement progressiste.

Lorsqu’on évoque le parti démocrate, il faut garder à l’esprit que l’on parle d’une formation majoritairement de centre droit, financé par les lobbies industriels, et idéologiquement attaché à une logique de « compromis » (avec les républicains et les intérêts financiers) qui l’ont conduit à mettre en place un système d’incarcération de masse sous Bill Clinton, à déporter 2,5 millions de sans-papiers sous Obama, et à voter la hausse du budget militaire et la restriction des libertés individuelles sous Donald Trump.

La récente percée de l’aile gauche progressiste et l’arrivée au Congrès d’élus « démocrate socialistes » tels qu’Alexandria Occasio Cortez et Rachida Tahib ouvrent des perspectives, mais ne vient pas significativement chambouler les équilibres politiques.

Sources et références:

  1. https://www.jacobinmag.com/2018/11/2018-midterm-elections-roundup-ballot-measures
  2. https://www.jacobinmag.com/2018/11/florida-felon-disenfranchisement-amendment-4-midterms
  3. Al Gore aurait du gagner la présidentielle, si les bulletins avaient été recompté : https://theintercept.com/2018/11/10/democrats-should-remember-al-gore-won-florida-in-2000-but-lost-the-presidency-with-a-preemptive-surrender/
  4. Wikipedia, https://en.wikipedia.org/wiki/Voter_ID_laws_in_the_United_States
  5. Cet article de Vox dresse un tableau clair et alarmant: The Republican party vs democracy, vox: https://www.vox.com/policy-and-politics/2018/12/17/18092210/republican-gop-trump-2020-democracy-threat
  6. https://www.vox.com/policy-and-politics/2018/6/11/17448742/ohio-voter-purge-supreme-court-ruling
  7. https://projects.fivethirtyeight.com/2018-midterm-election-forecast/house/#deluxe&heat-map
  8. En particulier, dans le Wisconsin: https://www.vox.com/policy-and-politics/2018/12/6/18127332/wisconsin-state-republican-power-grab-democracy
  9. Lire cette analyse de Vox media : https://www.vox.com/2018/12/15/18141768/obamacare-unconstitutional-democracy-misha-tseytlin
  10. Chris Edges : Are we about to face a constitutional crisis ? https://www.truthdig.com/articles/are-we-about-to-face-our-gravest-constitutional-crisis/