Refuser la capitulation d’Ursula von der Leyen – Entretien avec Emmanuel Maurel

Ursula von der leyen - Le Ven- Se Lève
La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen

Suite à l’accord commercial entre la présidente Ursula von der Leyen et Donald Trump, le député du Val d’Oise Emmanuel Maurel (Gauche Républicaine et Socialiste – apparenté au groupe communiste), a déposé une proposition de « résolution européenne » à l’Assemblée nationale. Cette initiative, co-signée par une vingtaine de députés principalement issus du PCF, du PS et du MoDem veut inciter le gouvernement français a bloquer « l’accord » (pour l’instant inexistant sur le plan formel) entre les deux exécutifs. L’objectif affiché est d’obtenir un large soutien au Parlement qui fournirait un point d’appui à Paris, dont la critique encore assez timide de l’arrangement paraît assez isolée en Europe, pour s’opposer à l’initiative de la Commission devant le Conseil européen. Entretien par Simon Férelloc et Vincent Arpoulet.

LVSL – Vous réfutez l’idée que l’accord négocié par la Commission européenne serait un « moindre mal » dans le contexte d’une guerre commerciale menée par l’administration américaine. Quelles sont à vos yeux les dispositions les plus graves parmi celles annoncées ?

Emmanuel Maurel – Je répondrais plus vite si vous me demandiez quelles dispositions ne sont pas graves. À part l’exemption de droits sur l’aéronautique, je n’en vois aucune.

Premièrement, l’accroissement des tarifs douaniers à 15%. Certains la considèrent comme un moindre mal, parce que l’on savait depuis le début du second mandat Trump que tout le monde subirait des hausses substantielles. Dans une première liste publiée en avril, le Président étasunien nous avait taxés à 20%. A première vue, avec « seulement » 15%, on pourrait se dire qu’on ne s’en sort pas trop mal. 

Mais voir ainsi les choses du bon côté omet un fait : depuis le début 2025, le dollar a baissé de 13% face à l’euro. Avec les 15% de droits supplémentaires, le surcoût réel effectif des exportations européennes s’approchera donc de 30%. Donc pour l’UE, ce n’est pas « seulement 15% », et c’est très mauvais.

D’autant plus mauvais que Donald Trump finira par avoir la peau du gouverneur de la Banque centrale américaine (Fed) Jerôme Powell, qui refuse de baisser les taux étasuniens. Quand Trump aura un Gouverneur de la Fed à sa main, les taux baisseront et le dollar baissera encore plus face à l’euro. Notre « punition » ne fait donc que commencer. 

Tout aussi grave : la promesse de von der Leyen d’investir 600 milliards aux États-Unis. Donald Trump – qu’il ne faut pas prendre pour un fou – a bien compris que venant de la Présidente de la Commission, c’est une promesse de Gascon. Elle n’a évidemment pas le pouvoir de faire seule un virement de 600 milliards à Washington. Trump a donc pris soin de préciser que si cet argent n’arrive pas, les droits étasuniens passeront à 35% – nous n’avons qu’à nous débrouiller pour que cela se fasse.

« La France seule ne peut pas mettre son veto au futur accord commercial UE-États-Unis, puisque depuis le Traité de Lisbonne le commerce est une “compétence exclusive” de l’Union. »

Il y a bien d’autres choses, notamment les achats massifs d’hydrocarbures ou la hausse des contingents d’importations agricoles, mais ce qui est le plus grave, c’est que Madame von der Leyen s’est ralliée sans condition au point de vue américain. Elle affirme que notre relation commerciale serait actuellement déséquilibrée et beaucoup trop à notre avantage, ce qui est factuellement faux. Or, dans une négociation (car tout reste à négocier, le projet d’accord agréé le 27 juillet n’est qu’un brouillon), se plier au point de vue de la partie adverse revient à préparer une capitulation en règle. 

LVSL – L’économiste David Cayla remarque qu’en négociant seul, le Royaume-Uni a obtenu des conditions moins défavorables que celles concédées par une union de 27 pays. Selon l’ancien ministre délégué à l’Europe, Clément Beaune, l’UE ne se serait simplement pas suffisamment appuyée sur l’importance de son marché pour contraindre les États-Unis à réviser leur position. À vos yeux, être un grand marché de consommateurs est-il une arme suffisante pour répliquer aux hausses douanières étasuniennes ?

EM – David Cayla a raison d’appuyer là où les choses font mal.

« Ensemble nous sommes plus forts », nous promet-on depuis l’accélération de la construction européenne des années 80, le Traité de Maastricht, et surtout la forfaiture démocratique du traité de Lisbonne en 2008 [en 2005, le Traité constitutionnel européen (TCE), calqué sur le Traité de Maastricht, est rejeté à 55 % par référendum. Trois ans plus tard, l’Assemblée nationale française vote en faveur du Traité de Lisbonne, en tous points similaires au TCE NDLR].

Tout ceci pour une zone économique dont la croissance est depuis quinze ans la plus faible de toutes les grandes zones économiques du monde, qui accumule un retard de développement technologique considérable face à la Chine et aux États-Unis – et, à présent, se fait marcher dessus par notre allié américain !

Ici aussi, Trump joue parfaitement sa partition. Il ne faut pas croire qu’en taxant les Britanniques à seulement 10%, il récompense l’alliance et la proximité « naturelles », « anglo-saxonnes », entre les États-Unis et le Royaume-Uni. Ces cinq points d’écart avec l’UE récompensent surtout… le Brexit, car Trump ne se cache pas de vouloir la chute de l’Union européenne. Il y a un message à peine subliminal derrière cet écart de traitement entre UE et Royaume-Uni. Et nous, nous le validons !

Clément Beaune a raison : face au chantage américain, nous aurions dû faire jouer l’accès au marché européen. Le Parlement européen a même voté, en 2023, un « instrument anti-coercition » qui a justement été élaboré pour dissuader les maîtres-chanteurs.

Il comporte certes tout un labyrinthe d’enquêtes et de procédures de conciliations, mais à la fin, si rien ne marche, il donne le pouvoir à l’UE de fermer son marché à toute puissance économique qui joue la brutalité et l’intimidation. Et face à ce véritable cas d’école, la Commission ne l’utilise même pas !

LVSL – Seuls deux États-membres de l’UE s’opposent pour l’instant aux termes négociés par von der Leyen : la France et la Hongrie estiment qu’un tel accord risque de porter atteinte à la production européenne. D’autres pays tels que l’Allemagne ou l’Italie se félicitent à l’inverse d’avoir préservé leur modèle exportateur. Face à ces divergences d’intérêts manifestes, le projet européen a-t-il encore un avenir ?

EM – L’immobilisme allemand interroge. Pour préserver ses excédents commerciaux sur le dos des autres, nous l’avons connue plus retorse. Que l’on considère l’automobile : les exportations allemandes aux Etats-Unis s’élèvent à environ 25 milliards de dollars. Or, il a été calculé que les droits supplémentaires pourraient provoquer plus de 9 milliards de surcoûts et de pertes de parts de marché pour les constructeurs allemands.

Il en va de même pour la plupart des autres gros postes d’exportations allemandes : machines-outils, biens d’équipements, chimie, etc. Sauf à considérer que les industriels allemands préparent déjà une grande délocalisation vers les États-Unis, je trouve incompréhensible l’attentisme de Berlin. Quant aux Italiens – qui, en plus, sont une puissance agro-alimentaire –, je pense qu’ils sont tétanisés par un accord aussi asymétrique malgré la proximité politique entre Giorgia Meloni et Donald Trump.

Donald Trump a réussi son coup, du moins pour l’instant. Il a réussi à désunir les puissances européennes ; il serait presque comique de constater que des trois pays les plus importants, nous sommes le seul à déplorer l’accord tout en étant le plus petit exportateur vers les États-Unis (54 milliards en 2023, contre 73 pour l’Italie et 157 pour l’Allemagne).

À ce stade, je ne vois pas de divergence objective d’intérêts. Dans les faits, nous nous faisons tous imposer un projet d’accord à sens unique. Ces différences de réactions sont, d’une certaine manière, encore plus inquiétantes, car elles n’ont pas de fondement strictement économique. Ont-elles alors un fondement politique ? Si au bout du compte, la France reste seule à défendre l’UE pendant que l’Allemagne et l’Italie ne la défendent pas, quelle conclusion politique, pour l’avenir de la construction européenne, faudra-t-il en tirer ? 

LVSL – Si notre balance commerciale est effectivement excédentaire, ce n’est pas le cas de la balance des paiements qui est quasiment à l’équilibre en raison des revenus que nous versons à Washington en contrepartie de services informatiques. Comment expliquer que la Commission n’ait pas fait valoir ce privilège accordé aux GAFAM sur le sol européen ?

EM – On ne l’explique pas. Si l’on élargit à tous les services (droits de licences, finance, assurances), les « exportations invisibles » des États-Unis vers l’UE s’élèvent à 240 milliards de dollars.

L’Union européenne est le 2ème marché mondial des GAFAM. Si l’on prend en compte toute la tech américaine, avec ses logiciels, ses services de cloud, ses data-centers, etc, le marché européen représente pour eux environ 75 milliards de dollars par an. Malgré ce levier potentiel, la Commission a jugé bond d’abandonner tout projet de taxe GAFAM européenne !

LVSL – Sur le plan énergétique, cet accord vient consolider la prépondérance du gaz naturel liquéfié (GNL) dans le mix énergétique européen, au grand dam de la France. En quoi ces nouvelles importations massives de GNL risquent-elles de fragiliser la politique énergétique française qui ne dépend de toute façon pas de cette ressource ?

EM – Sur les hydrocarbures, je ne dirais pas « au grand dam de la France », mais « au grand dam de la France qui soutient l’autonomie stratégique européenne ». C’est notre projet pour l’Europe qui se trouve violemment bousculé par ce deal énergétique qui, en pratique, exigerait que nous dépendions à 50% des États-Unis pour notre approvisionnement en gaz et en pétrole. Je ne sais pas si c’est même faisable. Je ne sais pas si les États-Unis ont la capacité de nous fournir 250 milliards en GNL et en pétrole chaque année pendant 3 ans, comme il a été convenu [à prix constants, cela impliquerait que les États-Unis vendent à l’Europe un tiers de leur production gazière – utilisée à des fins internes NDLR]

Si cela advenait, la France ne serait pas la plus mise à mal, protégée par son parc nucléaire. Mais quand on est captif à 50 % d’un seul fournisseur, il y a lieu de croire que l’on n’est pas dans la position idéale pour acheter à bon prix ! Ce sera surtout un problème pour les Allemands, les Italiens ou les Polonais, moins pour nous. Certains industriels ne s’y trompent d’ailleurs pas, qui regardent la France comme un pays avantageux au point de vue de la facture d’électricité. On a même vu poindre quelques annonces de délocalisations industrielles motivées par cette raison.

LVSL – Vous soulignez à juste titre que la France importe moins d’hydrocarbures, mais aussi qu’elle a une diversité de fournisseurs, ce qui lui confère une relative autonomie dans la gestion de sa dépendance au gaz et au pétrole. Mais si Trump nous dit que si nous n’honorons pas notre promesse, qui vaut aussi pour la France, les droits étasuniens passeront à 35%, quel avenir entrevoyez-vous ?

EM – La Présidente de la Commission s’est engagée à la place des États-Membres, qui jusqu’à preuve du contraire s’approvisionnent en hydrocarbures chez qui, et comme bon leur semble, Russie mise à part. Elle a donc violé les traités en s’arrogeant des pouvoirs qu’elle n’a pas. Von der Leyen ne pouvait pas faire pire pour promouvoir l’Europe fédérale. Ses thuriféraires, dont je ne suis pas, doivent la haïr en ce moment.

LVSL – En cas de vote de votre résolution, le gouvernement risque de se contenter d’une protestation comme ce fut le cas à la suite de l’accord UE-Mercosur, entré en vigueur en décembre dernier. Comment maintenir la pression sur l’exécutif pour le forcer à aller à la confrontation ?

EM – Formellement, une résolution européenne de l’Assemblée nationale n’est en effet pas contraignante. Mais si elle est unanime ou quasi, je vois mal le Gouvernement français se contenter d’une « molle protestation », auquel cas il s’exposerait à la sanction du Parlement.

C’est au niveau européen que les choses se jouent. La France seule ne peut pas mettre son veto au futur accord commercial UE-États-Unis, puisque depuis le traité de Lisbonne – qui a trahi les « non » français et néerlandais de 2005 – le commerce est une « compétence exclusive » de l’Union. Il faut donc une majorité qualifiée (55 % des États représentant 65 % de la population) pour approuver l’accord. En votant ma résolution, l’Assemblée nationale donnera donc un mandat clair à la France pour trouver une minorité de blocage.

Les choses pourraient cependant être plus ambivalentes. Cet accord pourrait entrer dans la catégorie « accord mixte » : à côté de la partie « commerce », il comporte une partie « investissements » (de 600 milliards de dollars). Or, les investissements n’étant pas une compétence exclusive de l’Union, sur un « accord mixte », il y a un droit de veto. Raison de plus pour que la représentation nationale le dénonce sans équivoque.

LVSL – L’intégralité des partis politiques a condamné l’arrangement entre le président étasunien et la présidente de la Commission européenne. Certains y voient le signe d’une intégration européenne insuffisante car incapable de reléguer au second plan les dissensions nationales. Qu’en pensez-vous ?

EM – On ne pouvait pas rendre un pire service à la promotion d’une intégration européenne plus poussée. Si par soumission ou par intérêt (que je ne vois pas), une majorité d’Européens est d’accord pour servir de paillasson à Donald Trump, alors c’est non seulement le projet fédéral qui est mort, mais c’est l’existence même de l’Europe en tant que fédération d’états-Nations, dans sa forme actuelle, qui est menacée. 

« Le RN, mais aussi les amis de Mme Meloni ou les extrémistes aux relents néo-nazis de l’AfD, en viennent à défendre les ennemis de leur pays. »

Pour ma part je ne suis pas partisan de la « politique du pire ». Je ne souhaite pas que cet accord catastrophique nous mène au Frexit, auquel je ne suis pas favorable. Je pense que l’Union européenne a vocation à défendre nos intérêts communs – et sur ces questions, ils sont vraiment communs, car nous nous faisons tous piller. Les choses sont donc simple : soit l’Europe se réveille et rejette l’accord, soit elle perd sa légitimité. Trump pose une question existentielle : à nous de savoir y répondre.

LVSL – L’extrême-droite européenne a vanté la politique trumpiste, qui va durement impacter les économies du continent. De leur côté, les libéraux soutiennent la Commission qui ouvre la porte à ce pillage. N’y a-t-il pas un boulevard pour une gauche qui se réapproprierait un discours critique de la construction européenne ?

EM – L’extrême-droite doit en effet être bien embarrassée. Après avoir fêté à l’unisson l’élection de Trump, elle se rend compte qu’elle a célébré la victoire d’un adversaire, pour ne pas dire d’un ennemi de l’Europe, et donc de la France. On retrouve une contradiction insurmontable, propre à ce courant politique : par définition, il ne peut pas y avoir « d’internationale nationaliste ». Le RN, mais aussi les amis de Mme Meloni ou les extrémistes aux relents néo-nazis de l’AfD, en viennent à défendre les ennemis de leur pays. Mais le populisme nationaliste n’est pas à une contradiction près.

LVSL – Vous notez que Mme Von der Leyen a outrepassé le mandat de la Commission en en empiétant sur les prérogatives des États-membres (défense, énergie…) tout en s’asseyant sur des précédents règlements du Parlement Européen. Quelles pistes voyez-vous pour empêcher la dérive autocratique accentuée par le mandat von der Leyen ?

EM – La Commission a cru sauver les meubles en s’arrogeant des prérogatives qu’elle n’a pas, vous avez raison. Elle n’a aucun droit sur le choix des fournisseurs énergétiques des États-membres. Elle n’a aucun droit sur le choix de leur armement non plus (car le brouillon d’accord comporte aussi des engagements là-dessus). Elle a failli en tant que « pouvoir exécutif » de l’Union européenne, car l’instrument anti-coercition voté par le Parlement aurait dû être activé et cela n’a pas été le cas. Le Parlement européen doit censurer la Commission von der Leyen.

Ukraine : choisir la voie du moindre mal – Entretien avec Matt Duss

Matt Duss - Le Vent Se Lève
Matt Duss, conseiller en politique étrangère de Bernie Sanders (2017-2022), à l’occasion d’une conférence organisée par la revue Foreign Policy

Conseiller en politique étrangère de Bernie Sanders de 2017 à 2022, Matt Duss est vice-président du Center for International Policy. Dans cet entretien, il revient sur les contradictions de l’administration Trump, tiraillée entre des « faucons » nostalgiques de l’interventionnisme période Bush, et une base « Make America Great Again » (MAGA) qui leur est opposée. Celle-ci exprime une hostilité majoritaire aux « guerres sans fin », sur laquelle il estime que les progressistes pourraient s’appuyer. Il analyse le dossier ukrainien, à propos duquel il préconise la voie diplomatique du « moindre mal ».

LVSL – On a beaucoup glosé sur la « vision » (ou l’absence de vision) géopolitique de Donald Trump, qui semble être influencé par des forces contradictoires. D’un côté, les « isolationnistes » du mouvement Make America Great Again (MAGA) continuent de se faire entendre. De l’autre, les « faucons » républicains traditionnels occupent des postes clefs – notamment le secrétaire d’État Marco Rubio. Ce clivage est particulièrement fort en ce qui concerne la question russo-ukrainienne : alors qu’une partie des Républicains plaide pour un retrait (comme le sénateur Tom Cotton), d’autres, menés par le sénateur Lindsey Graham, défendent un durcissement des sanctions contre la Russie et un accroissement de l’aide à l’Ukraine. Pensez-vous que la politique étrangère de Donald Trump soit autre chose qu’une tentative chaotique de concilier ces deux positionnements ?

MD – Tout d’abord, je ne pense pas qu’il y ait de réels « isolationnistes » dans l’administration Trump. Ils ne se définissent d’ailleurs pas comme tels : « isolationniste » est un qualificatif employé pour les décrire, généralement de manière critique. Certains républicains, en revanche, se déclarent en faveur d’une politique étrangère plus restreinte, plus modeste, moins interventionniste. Cette terminologie est plus adéquate.

Effectivement, il y a bien des factions antagoniques au sein du Parti républicain. Certains estiment que les États-Unis devraient en rabattre sur le dossier ukrainien, qu’il ne correspond pas aux intérêts profonds du pays, à l’inverse du terrain Indo-Pacifique. Cela peut valoir pour des Républicains qui sont par ailleurs des « faucons » à propos de la Chine ou du Moyen-Orient – c’est le cas du sénateur Tom Cotton, que vous avez mentionné. De l’autre côté, nous sommes effectivement en présence de « néoconservateurs » à l’ancienne comme Lindsey Graham, qui estiment que les États-Unis devraient être présents partout en même temps.

« Si des concessions territoriales ukrainiennes peuvent mettre un terme durable à la guerre, malgré l’injustice flagrante de la situation, alors c’est une démarche que les progressistes devraient soutenir. »

Trump parvient-il à défendre une position ukrainienne indépendamment de ces factions ? Il est certain qu’il tient en haute estime sa propre capacité à conclure des deals avec les nations perçues comme « puissantes » – voyez sa relation avec Poutine ou Netanyahou –, et à les imposer aux pays faibles. Il estime que les États-Unis ont pâti d’un leadership faible, et qu’il va changer la donne comme « faiseur de deals ». Sur cette base, il s’est révélé hautement imprévisible sur l’Ukraine, privilégiant ce qui lui semble aller dans son intérêt immédiat.

Pour autant, il arrive qu’il s’aligne assez nettement sur une faction du Parti républicain, lorsqu’elle parvient à le persuader d’agir dans son sens. Prenez l’Iran : Trump était très attaché à des négociations avec Téhéran ; mais les « faucons » républicains – Lindsey Graham, Tom Cotton –, en lien avec Netanyahou, ont persuadé Trump de rompre le dialogue et de bombarder le pays.

LVSL – La question des causes du conflit russo-ukrainien fragmente la gauche. Certains mettent en cause la nature expansionniste de la politique étrangère russe et la nostalgie impériale affichée par certains soutiens de Vladimir Poutine. D’autres prennent au sérieux les déclarations du Kremlin vis-à-vis de la « menace » que constitue l’OTAN. Quelle grille de lecture privilégiez-vous ?

MD – Il y a du vrai dans les deux.

Mais tout d’abord : l’OTAN ne s’étend pas d’elle-même. Elle ne s’impose pas par elle-même : certains pays ont souhaité rejoindre l’Alliance, estimant qu’elle offrait des garanties de sécurité, et l’ont fait librement.

Pour autant, il est clair que les dirigeants russes, avant même Vladimir Poutine, craignent l’extension de l’OTAN. Après tout, l’OTAN est une alliance de Guerre froide, destinée à faire contrepoids à l’Union soviétique. Il est donc compréhensible que les Russes considèrent sa progression jusqu’à leurs frontières avec déplaisir.

Cela ne doit pas nous faire oublier que Vladimir Poutine a explicitement défendu le droit naturel de la Russie à se comporter comme un empire. À cet égard, son discours de juin 2022, qui défend l’unité « historique » des peuples russe et ukrainien, est emblématique. Les choses ne se résument donc pas à l’OTAN.

LVSL – Comment une administration progressiste prendrait-elle en compte les récriminations de la Russie à l’égard de l’OTAN ?

MD -À mon sens, la manière dont Joe Biden a traité cette question – même si je suis très critique de sa présidence – était cohérente avec une vision progressiste. Il a tenté d’éviter la guerre et multiplié les démarches diplomatiques auprès de Poutine avant l’invasion de l’Ukraine. Mais lorsque celle-ci est survenue, il a décidé de soutenir le pays agressé, avec des limites claires : pas de troupes américaines, pas d’aviation américaine en Ukraine.

« Kamala Harris a déroulé un tapis rouge à Donald Trump en lui permettant de se présenter comme le candidat de la paix. »

Les progressistes doivent reconnaître avec clarté que la Russie est l’agresseur. Elle a violé un principe majeur des relations internationales et commis des atrocités dans les zones occupées. L’aide à l’Ukraine s’inscrit dans une vision progressiste des relations internationales.

Cela étant posé, les progressistes doivent toujours se demander : quelle est la voie du moindre mal ? Si effectuer des concessions territoriales peut aider l’Ukraine à mettre un terme durable à la guerre, malgré l’injustice flagrante de la situation, alors c’est une démarche que les progressistes devraient soutenir. Je ne suis cependant pas convaincu que Poutine soit intéressé par une paix durable.

LVSL – La Russie réclame une neutralisation et une démilitarisation, au moins partielle, de l’Ukraine. Celle-ci exige des « garanties de sécurité » et parle de renforcement militaire. Voyez-vous une issue qui permette de concilier ces exigences sécuritaires a priori contradictoires ?

MD – Tel est le défi ! Il faut continuer de parler à la Russie, et bien sûr à l’Ukraine. Il est bon que les États-Unis (via Donald Trump, mais aussi à d’autres niveaux) soient en discussion régulière avec la Russie. Ici encore, le blocage vient du Kremlin : les Ukrainiens souhaitent mettre un terme à la guerre, mais Poutine ne semble pas pressé de conclure un accord. Il faut intensifier les efforts diplomatiques et explorer diverses voies vers la paix.

LVSL – Si un accord de paix est trouvé, quelle réaction escomptez-vous des démocrates ? Peut-on s’attendre à ce qu’ils le rejettent, au risque d’apparaître comme le parti de la guerre ?

MD – Si c’est un accord qui garantit l’indépendance et la souveraineté de l’Ukraine, la plupart des démocrates le soutiendront. S’il s’agit d’un accord imposé à l’Ukraine, qui autorise la Russie à s’emparer d’une portion significative du pays et lui donne des leviers pour une guerre future, la plupart des démocrates s’y opposeront. Les clauses de l’accord seront déterminantes.

LVSL – Une administration progressiste américaine ferait face au lobby militaro-industriel. Quels sont les leviers de politisation de la population face aux forces bellicistes ? La base « MAGA », hostile aux « guerres sans fin », n’exprime-t-elle pas une demande sur laquelle les progressistes pourraient s’appuyer ?

MD – Oui, bien sûr. Souvenez-vous de la campagne de 2020 : Joe Biden a promis de mettre un terme aux « guerres sans fin ». Il redonnait ainsi vie à un élan impulsé par Bernie Sanders.

Il y a de toute évidence une hostilité très importante à l’égard des guerres. Et ce, de la part des Américains des deux partis. Depuis la fin de la Guerre froide, les Américains ont systématiquement voté pour un président hostile aux guerres – avec une seule exception : 2004.

[En 2004, George W. Bush est réélu en pleine guerre d’Irak. Quatre ans plus tôt, il avait fait campagne en critiquant l’interventionnisme de son concurrent démocrate. Il avait déclaré, lors d’un débat avec le candidat Al-Gore : « Si nous ne cessons pas d’envoyer nos troupes dans le monde entier pour reconstruire les pays des autres, nous allons avoir de sérieux problèmes. Et je vais empêcher cela. » NDLR]

Joe Biden, en 2020, a tenu un discours de rejet des guerres. Malheureusement, il a changé son fusil d’épaule en 2024 ; cette inflexion a été poursuivie par Kamala Harris, qui a permis à Trump de se présenter comme le candidat de la paix ! Les démocrates devraient se présenter comme le parti anti-guerre et pro-paix – et Trump leur donne de bonnes occasions de le faire.

LVSL – Les Européens se gargarisent d’avoir pu constituer une force politique aux côtés de l’Ukraine lors de la dernière rencontre à la Maison Blanche. Si l’on parcourt la presse américaine, la place accordée à l’influence diplomatique que les Européens auraient exercée est faible, à tout le moins. Comment percevez-vous leur rôle diplomatique ?

MD – Les Européens n’ont pas une grande influence, et ils en sont réduits à flatter Trump. Si l’on en croit les compte-rendu de la réunion, ils ont appris à le faire avec un certain talent. Je le déplore, mais je comprends que les Européens agissent de la sorte : ce sont les cartes qu’ils estiment devoir jouer. Et il semblerait qu’ils ne soient pas revenus totalement bredouilles : ils semblent avoir obtenu de Trump qu’il s’engage à soutenir des forces armées européennes déployées pour protéger l’Ukraine, dans le cadre d’un deal. Du moins pour le moment.

L’internationalisation des extrêmes droites et ses conséquences pour l’Europe

De l’Argentine de Javier Milei à la Hongrie de Viktor Orban en passant par la réélection de Donald Trump et le gouvernement Meloni, cette nouvelle extrême droite s’internationalise et fait bloc. Chaque jour, elle réaffirme son allégeance aux classes dominantes, et tente de concurrencer les partis traditionnels dans la défense de leurs intérêts. Dans une conférence organisée en juin dernier en partenariat avec la fondation Gabriel Péri, Le Vent Se Lève revenait sur ses méthodes, ses contradictions et les résistances qu’elle suscite. Sont intervenus Giorgia Bulli, chercheure au département de sciences politiques et sociales de l’université de Florence (Italie), Charlotte Balavoine, administratrice de la Fondation Gabriel Péri, et Pablo Rotelli, maitre de conférences contractuel en sociologie à l’Université Toulouse Capitole et rédacteur au Vent Se Lève. La conférence a été animée par Lilith Verstrynge, politologue, secrétaire d’État aux droits sociaux et à l’Agenda 2030 dans le gouvernement espagnol (2022-2023), et conclue par Vincent Ortiz, rédacteur en chef adjoint du Vent Se Lève.

Remettre en cause la propriété intellectuelle : une arme pour riposter à Trump

Apple Store de Shanghaï. © Declan Sun

Les lois intégrées aux accords commerciaux protègent les mécanismes d’extraction de rente des entreprises américaines et limitent notre capacité à réparer ou à améliorer nos propres appareils, qu’il s’agisse de téléphones, de tracteurs ou de pompes à insuline. L’abrogation de ces mesures pourrait générer des économies substantielles, s’élevant à plusieurs milliards de dollars, et constituerait un revers significatif pour les riches donateurs de l’administration Trump [1].

Les tarifications douanières imposées par Donald Trump exigent une réponse forte. Partout dans le monde, celle-ci a pris la forme de représailles tarifaires, une stratégie qui présente des inconvénients graves et évidents. Au terme de plusieurs années marquées par des chocs pandémiques et une « greedflation » (inflation alimentée par la cupidité, ndlr), les populations du monde entier sont éprouvées par l’inflation et rares sont les gouvernements prêts à prendre le risque de nouvelles hausses de prix. Bien que la communauté internationale ait raisonnablement exprimé son indignation face aux propos annexionnistes et aux actes belliqueux de Trump, cette colère ne devrait pas se traduire par un soutien populaire en faveur d’une hausse des prix des produits de consommation courante. Les responsables politiques du monde entier ont intégré une leçon majeure ces vingt-quatre derniers mois : lorsqu’un gouvernement préside à une hausse inflationniste des prix, il s’expose à un risque de perte du pouvoir lors des prochaines élections.

Il existe une autre réponse politique aux droits de douane, qui permettra de réduire considérablement les prix pour les partenaires commerciaux américains frappés de plein fouet par ces mesures, tout en favorisant l’émergence d’entreprises technologiques nationales rentables et orientées vers l’exportation.

Heureusement, il existe une autre réponse politique aux droits de douane, qui permettra de réduire considérablement les prix pour les partenaires commerciaux américains frappés de plein fouet par ces mesures, tout en favorisant l’émergence d’entreprises technologiques nationales rentables et orientées vers l’exportation. Ces entreprises pourraient vendre des outils et des services aux entreprises locales, profitant ainsi aux industries mondiales de l’information et de la culture, aux éditeurs de logiciels et aux consommateurs.

Quelle réponse ? Abroger les « lois anti-contournement » qui interdisent aux entreprises nationales de procéder à la rétro-ingénierie des « verrous numériques ». Ces lois anti-contournement empêchent les agriculteurs du monde entier de réparer leurs tracteurs John Deere, les mécaniciens de diagnostiquer votre voiture et les développeurs de créer leurs propres boutiques d’applications pour téléphones et consoles de jeux.

Ces lois anti-contournement et leurs dispositions radicales ont été justifiées par la nécessité de garantir un accès exempt de droits de douane aux marchés américains. Résultat : cela fait maintenant plus de dix ans que les entreprises américaines des secteurs de la technologie, de l’automobile, des technologies médicales et des technologies agricoles profitent de cette extraction de rente.

Des cartouches d’imprimantes aux Tesla

L’abrogation des lois anti-contournement permettrait aux petites entreprises technologiques du monde entier de fabriquer et d’exporter des outils permettant de « débrider » les tracteurs, les imprimantes, les pompes à insuline, les voitures, les consoles et les téléphones. Nous pourrions mettre fin à ce système inefficace dans lequel un euro, un dollar ou un peso dépensé pour une application locale fait un aller-retour à Cupertino, en Californie, et revient avec 30 % de valeur en moins.

Les entreprises nationales pourraient par exemple exporter des outils de débridage pour imprimantes afin d’aider les vendeurs de cartouches d’encre tiers, brisant ainsi l’emprise du cartel de l’encre pour imprimantes, lequel a fait grimper les prix à plus de 2.600 dollars le litre, faisant de l’encre le liquide le plus cher qu’un civil puisse acheter sans permis.

Partout dans le monde, les mécaniciens pourraient proposer un service de déverrouillage Tesla à prix fixe, offrant aux propriétaires un accès permanent à toutes les mises à jour logicielles et fonctionnalités incluses dans l’abonnement. Ces mises à jour seraient conservées lors de la revente du véhicule, ce qui augmenterait sa valeur.

Le débridage des Tesla saperait la valeur des actions que Musk utilise comme garantie pour obtenir des prêts afin d’acquérir des actifs comme Twitter ou financer des campagnes électorales.

Ce serait une manière bien plus efficace de riposter contre Elon Musk que de simplement dénoncer son salut nazi (Musk apprécie probablement l’attention que cela lui apporte). Le débridage des Tesla s’attaquerait aux sources de revenus réguliers qui expliquent le ratio cours/bénéfice plus que farfelu de Tesla, sapant ainsi la valeur des actions que Musk utilise comme garantie pour obtenir des prêts afin d’acquérir des actifs comme X/Twitter ou financer des campagnes électorales. Oubliez les manifestations devant les concessions Tesla : frappez Musk là où ça fait mal. En effet, l’abrogation des mesures anti-contournement constituerait une attaque frontale envers les entreprises dont les PDG ont entouré Trump lors de son investiture.

La politique du contrôle numérique

L’historique législatif de ces lois anti-contournement est une succession ininterrompue de scandales. Les lois anti-contournement du Mexique ont été adoptées au milieu des confinements liés à la pandémie, à l’été 2020, dans le cadre de son adhésion au traité États-Unis-Mexique-Canada (USMCA) de Trump (qui succède à l’ALENA). Ces lois étaient tellement abusives qu’elles ont immédiatement fait l’objet d’un examen par la Cour suprême.

On peut aussi citer le cas du Canada, où le projet de loi C-11, adopté en 2012, est l’équivalent canadien de la loi anti-contournement. Avant son adoption, Tony Clement, alors ministre de l’Industrie du Premier ministre conservateur Stephen Harper (aujourd’hui disgracié pour harcèlement sexuel), et James Moore, ministre du Patrimoine, ont participé aux consultations sur la proposition.

6.193 Canadiens ont exprimé leur opposition à cette proposition. Seuls 53 répondants l’ont soutenue. Moore a rejeté les 6.193 commentaires négatifs, expliquant lors d’une réunion de la Chambre de commerce internationale à Toronto qu’il s’agissait d’opinions « puériles » émises par des « extrémistes radicaux ».

Les répercussions du projet de loi C-11 se font encore sentir aujourd’hui. L’automne dernier, le Parlement canadien a adopté un projet de loi sur le droit à la réparation (C-244) et un projet de loi sur l’interopérabilité (C-294). Ces deux lois permettent aux Canadiens de modifier les produits technologiques américains, des tracteurs aux grille-pain intelligents, à condition de ne pas avoir à briser un verrou numérique pour le faire. Positives sur le papiers, ces lois ont peu d’effets en pratique : tous les produits que les États-Unis exportent vers le marché canadien sont protégés par des verrous numériques, réduisant ainsi les règles nationales en matière de réparation et d’interopérabilité à de simples ornements sans utilité.

Le projet de loi C-11 pourrait être aisément adapté pour se conformer aux obligations internationales, telles que définies par des traités commerciaux (par exemple, l’Organisation mondiale du commerce), sans pour autant ouvrir la voie à des pratiques de captation de rente. La loi pourrait être modifiée pour ne s’appliquer que dans les cas où le contournement d’un verrou numérique entraîne une violation du droit d’auteur. Cette modification mineure a pour effet de préserver les protections accordées aux œuvres créatives, tout en mettant fin à la pratique abusive qui limite votre liberté de choix en matière de réparation de vos appareils, d’acquisition de vos applications et d’encre d’imprimante.

Presque tous les pays ont adopté des lois anti-contournement, comme l’accord de libre-échange entre l’Australie et les États-Unis ou la directive européenne de 2001 sur le droit d’auteur et la société de l’information. En échange, les États-Unis ont donné accès à leur marché sans droits de douane.

Le démantèlement soudain et imprévu du système commercial mondial par Trump est un véritable chaos, mais lorsque la vie vous présente un défi, il est préférable de s’adapter. La modification de la loi anti-contournement ne mettra pas fin à l’impérialisme économique américain, mais elle constitue une attaque ciblée et dévastatrice contre les activités les plus rémunératrices des entreprises les plus rentables des États-Unis. Aucune autre mesure ne permettrait d’obtenir un tel rendement en termes de dollars, d’euros, de yens, de reals ou de roupies.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Pourquoi les barons de la Silicon Valley se convertissent au trumpisme

Mark Zuckerberg, le couple Bezos, Sundar Pichai (PDG de Google) et Elon Musk lors de la cérémonie d’investiture de Donald Trump. © Free Malaysia Today

Entamée pendant la campagne présidentielle, la conversion de la Silicon Valley au trumpisme semble désormais achevée. Les principaux leaders de la tech figuraient au premier rang des invités à la cérémonie d’investiture de Donald Trump, qui a donné des gages à cette industrie au cours de son discours. Ce ralliement a surpris de nombreux observateurs, tant la Silicon Valley est généralement associée au progressisme et au Parti démocrate. Loin d’être une bifurcation idéologique en forme de réaction aux prétendus excès de la gauche américaine, cette conversion est motivée par des enjeux économiques et des questions de pouvoir bien identifiables. Reste à savoir si les contradictions qui opposent les géants de la tech à la base électorale de Donald Trump finiront par faire imploser cette alliance bancale.

À la fin du film Le Parrain, lorsque Michael Corleone vient d’éliminer ses rivaux, les lieutenants de la mafia américaine le retrouvent dans son bureau pour lui baiser la main et prêter allégeance. Le triomphe électoral de Donald Trump a provoqué une réaction similaire au sein de la Silicon Valley. Dès l’annonce des résultats, les grands patrons de la tech se sont précipités pour féliciter le « Don ». Même Tim Cook, PDG d’Apple, y est allé de sa courbette. Tous ont donné entre 1 et 2 millions de dollars au fonds d’organisation de sa cérémonie d’investiture. Amazon, Microsoft, Google, Meta, Tim Cook, Sam Altman (OpenAI), Elon Musk, Uber, Spotify… il ne manquait personne à l’appel. La plupart de ces entreprises et milliardaires n’avaient rien donné à Joe Biden quatre ans plus tôt. Mais les signes d’allégeance ne se sont pas limités à des versements vers un fonds opaque, non régulé et dont le surplus de trésorerie pourra être utilisé à la discrétion du Président.

Opération séduction

Le ralliement d’Elon Musk et de nombreux gros investisseurs de la Silicon Valley (Marc Andresseen, Peter Thiel, SoftBank, Chamath Palihapitiya, David Sacks, Larry Ellison…) est antérieur à sa victoire électorale. Il prenait la forme de déclarations de soutien, participation à la campagne et dons financiers conséquents. Mais d’autres grands noms de la tech et entreprises majeures avaient soutenu Kamala Harris ou pris soin de rester neutres. Cela a changé dès l’annonce des résultats.

Jeff Bezos a probablement été le premier à ouvrir la danse. Quelques jours avant l’élection, il a censuré la publication du traditionnel éditorial de son journal, le Washington Post, qui devait appeler à voter Kamala Harris. Une fois l’élection passée, Bezos a bloqué la publication d’un dessin de presse caricaturant les patrons de la tech s’agenouillant devant Trump. Puis Amazon Prime, le service de streaming de l’entreprise dont il est resté le principal actionnaire, a offert 40 millions de dollars à Melania Trump pour produire un documentaire sur la première dame. Documentaire dont la réalisation a été confiée à un réalisateur déchu et très proche de Trump. Si cela ne suffisait pas, Amazon vient de mettre fin à ses politiques d’inclusion et antidiscriminatoires (DEI).

Jeff Bezos a probablement été le premier à ouvrir la danse. Quelques jours avant l’élection, il a censuré la publication du traditionnel éditorial de son journal, le Washington Post, qui devait appeler à voter Kamala Harris.

Mark Zuckerberg a suivi les pas de Marc Andresseen en donnant un interview-fleuve à Joe Rogan, soutien de Donald Trump et premier podcasteur du pays. Le patron de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) en a profité pour critiquer les démocrates et valider les obsessions de la droite trumpiste. Il avait déjà fait un appel du pied à Trump pendant la campagne en le qualifiant de « badass » suite à la tentative d’assassinat dont il avait été victime. Un compliment curieux lorsqu’on sait que Trump avait menacé Zuckerberg de prison pour avoir suspendu son compte Facebook pendant deux ans, suite à sa tentative de subvertir le résultat des élections de 2020.

Pour officialiser son ralliement, Zuckerberg ne s’est pas contenté du don financier mentionné en introduction. Il a calibré la décision portant sur la suppression de la modération du contenu sur ses réseaux sociaux avec les équipes de Trump et mis fin à de nombreuses politiques internes visant à protéger les minorités ou encourager la diversité. Une manière de rejoindre en grande pompe le camp réactionnaire dans sa guerre culturelle contre le « wokisme » et la « cancel culture ». Ce revirement revient probablement à mettre Facebook et Instagram au service de Trump. Il s’est accompagné d’un accord élaboré avec les avocats de Trump pour que Meta verse 25 millions de dollars de dommage et intérêt à ce dernier. Il poursuivait Facebook au civil en espérant obtenir des dédommagements suite à la suspension de son compte. Trump avait peu de chance de gagner son procès, cet accord à l’amiable tombe à pic.

Le PDG de Tik Tok, interdit aux Etats-Unis quelques jours auparavant, s’inscrit dans une démarche révérencieuse similaire, au point d’utiliser son réseau social pour chanter les louanges de Donald Trump, afin d’espérer un retour en grâce. Lui aussi était présent à l’inauguration. Tout cela a débouché sur une photo digne du Parain, où les pontes de la Silicon Valley trustaient le premier rang de la cérémonie d’investiture, devant les soutiens historiques et élus assurant des fonctions protocolaires.

En 2017, pour éviter de s’aliéner leurs employés, perdre leurs clients et nuire à leur image de marque, ces dirigeants avaient pris soin de garder leurs distances avec Donald Trump, au moins publiquement. Ce changement de comportement peut en partie s’expliquer par les récentes difficultés du secteur et plans de licenciement, qui ont inversé le rapport de force employé-employeur, dans un contexte où les consommateurs sont devenus captifs de ces grands monopoles et peu susceptibles de renoncer à leurs services.

Un ralliement plus opportuniste qu’idéologique

À en croire des personnalités comme Elon Musk, Mark Zuckerberg ou Marc Andresseen, la principale cause du ralliement de la Silicon Valley à Donald Trump serait à chercher du côté des démocrates. La gauche américaine et les libéraux sont accusés d’avoir cédé aux sirènes du « wokisme » tout en s’attaquant à la liberté d’expression. Les soi-disant persécutions judiciaires du DOJ (Departement of Justice, l’équivalent du ministère de la Justice) et du FBI contre Donald Trump sont parfois également citées. Tout comme la tentative d’assassinat à son encontre, qui serait le produit de la complaisance du FBI et de l’extrémisme de la gauche américaine, accusés d’avoir injustement repeint l’ancien Président en dangereux putschiste autocrate. C’est après l’inculpation de Donald Trump que l’influent David Sacks (ex-PayPal) avait appelé à voter pour lui. Et après la tentative d’assassinat que son vieil ami Elon Musk avait officialisé son soutien.

L’idée d’un ralliement idéologique contraint par la radicalisation du camp démocrate est défendue en France par des « experts » comme Fabrice Epelboin (dans Le Point, sur C Ce Soir…) et reprise par de nombreux commentateurs. Elle ignore superbement les faits.

La Silicon Valley n’en est pas à son premier revirement réactionnaire. À ses origines, l’Université de Stanford, située au cœur de la vallée, jouait un rôle central dans la diffusion des thèses eugénistes qui eurent une emprise durable sur la tech. En particulier dans l’entre-deux guerre. William Shockley, l’un des inventeurs du transistor, était un eugéniste et raciste bien connu. Si la contre-culture hippie des années 1960 a donné une coloration progressiste aux géants de la tech, les années 1990 ont été marquées par un retour de la pensée réactionnaire. Des politiciens comme Newt Gingrich, un temps numéro un du Parti républicain et élu de Californie, avaient pris appui sur des figures aussi influentes que Georges Gilder pour poser les jalons d’un internet néolibéral et conservateur. La Hoover Institution et de nombreux think tanks conservateurs ont par ailleurs exercé une influence importante sur cette période cruciale, avant que des individus comme Peter Thiel reprennent le flambeau.

Avant son rachat contraint de Twitter, Musk méprisait déjà la liberté d’expression, par ses attaques répétées contre les journalistes, critiques et lanceurs d’alertes. Suite à cette acquisition, il ne s’est pas contenté de diffuser les Twitter files qui ont montré que démocrates comme républicains contactaient régulièrement la plateforme pour demander la suppression de certains contenus. Il a surtout entrepris d’imposer sa propre censure avant d’interférer publiquement en faveur de Donald Trump au cours de la campagne 2024.

Elon Musk a multiplié les déclarations publiques polémiques bien avant son rachat de Twitter. Rappelons qu’il avait traité un secouriste de pédophile, minimisé l’épidémie de Covid, soutenu publiquement le coup d’État de l’extrême droite bolivienne en 2020 pour empêcher la nationalisation du lithium et qu’il profère des vues eugénistes depuis longtemps. Son usine Tesla californienne était surnommée « la plantation » à cause du racisme systémique qu’il y tolérait. En 2017, malgré le tollé provoqué par le « muslim ban » de Trump, Musk avait refusé de critiquer le président et défendu sa participation à son Conseil économique. L’idée que Musk serait un progressiste libéral soudainement converti à l’extrême droite est plutôt contestable. En 2014, il proclamait « Fuck la Terre. Sérieusement, on s’en fout de la Terre ». Et son obsession pour le « virus wokiste » qui « va détruire la civilisation » débute fin 2021, douze mois avant son rachat de Twitter.

De même, Zuckerberg partage depuis longtemps des opinions conservatrices. Il était déjà proche de l’administration Trump pendant son premier mandat. Son entreprise Meta est connue pour sa pratique d’une forme de censure et la promotion arbitraire de contenus favorables à l’extrême droite américaine et au gouvernement israélien.

Certains pontes de la Silicon Valley, comme Peter Thiel et Larry Ellison, ont toujours soutenu Trump. D’autres ont pris le train en marche au moment qui leur semblait le plus opportun. Chez Elon Musk, la rupture avec les démocrates est concomitante avec les premières tentatives de syndicalisation dans ses usines Tesla, en 2017. L’administration Biden a soutenu ces efforts, promu le syndicalisme (en particulier dans l’industrie automobile) et poursuivi ou entamé de nombreuses enquêtes ciblant les abus et multiples violations de la loi dont est accusé Tesla (droit du travail, normes environnementales, discriminations, sécurité routière…). La Californie est en passe d’interdire les ventes de Tesla sur son territoire du fait des abus constaté avec la fonction Autopilot, faussement présenté comme un système de conduite autonome.

Autrement dit, Musk a tombé le masque progressiste lorsque ses intérêts économiques l’exigeaient. Certains autres géants de la Silicon Valley basculent plus tardivement (Sam Altman) et prudemment (Tim Cook). Mais, quel que soit le degré de proximité idéologique de ces patrons, ce n’est pas par ce prisme qu’on peut comprendre une telle cascade de ralliements.

Ce que les barons de la Silicon Valley espèrent obtenir de Donald Trump

Interrogé par l’ancienne vedette de Fox News, Tucker Carlson, Musk avait déclaré « si Trump perd, je suis foutu ». Il faisait référence aux nombreuses enquêtes fédérales ciblant ses entreprises, dans le contexte d’une baisse des ventes et d’un effondrement des marges de Tesla, de plus en plus concurrencé par les constructeurs chinois comme BYD. Désormais à la tête du Ministère de l’efficacité publique (Department of Government Efficiency, nommé ainsi pour coller à l’acronyme DOGE, du nom de sa cryptomonnaie favorite, initialement conçue comme une parodie du Bitcoin), Musk va pouvoir purement et simplement supprimer les instances gouvernementales enquêtant sur ou chargées de réguler ses activités.

Pour les milliardaires de la tech, le ralliement à Donald Trump présente de nombreuses opportunités : baisses d’impôts anticipées (sur les multinationales et les individus), dérégulations ciblées et contrats publics gargantuesques. Musk et Bezos dépendent de la NASA et du Pentagone pour rentabiliser leurs entreprises spatiales (Blue Origin et SpaceX), dans lesquelles ils ont investi des sommes considérables. Mark Zuckerberg espère que Donald Trump va tuer son principal concurrent (Tik Tok) et protéger Facebook des amendes encourues à l’étranger. Sam Altman et Larry Ellison ont obtenu un coup de pouce inespéré de Trump pour leur projet « Stargate » à 500 milliards.

Amazon est menacé par le regain de syndicalisme que l’administration Biden soutenait et que Trump a déjà promis d’écraser. Google est ciblé par des procès antitrust conduits par la FTC de Biden. Peter Thiel compte sur la politique anti-immigration et militariste pour continuer d’obtenir des contrats juteux pour ses sociétés de surveillance, Palantir et Anduril. Google, Amazon, Oracle et Microsoft comptent parmi les principaux bénéficiaires de contrats de défense chiffrés en dizaine de milliards de dollars. Au minimum, ils ont intérêt à ne pas trop froisser la nouvelle administration pour éviter que le flot d’argent public ne se tarisse.

Pour les milliardaires de la tech, le ralliement à Donald Trump présente de nombreuses opportunités : baisses d’impôts, dérégulation et contrats publics gargantuesques.

Mais les géants de la tech comptent aussi sur Trump pour poursuivre l’impérialisme économique dont ils bénéficient depuis des années, que ce soit en faisant pression sur les autres pays pour empêcher le prélèvement d’impôts sur le chiffre d’affaires, défaire les régulations, obtenir des clauses particulières dans les accords commerciaux ou atténuer le montant des amendes et sanctions auxquelles ils s’exposent. Lors de sa rencontre avec Trump, Tim Cook a évoqué les difficultés d’Apple avec la justice européenne, par exemple.

Par le passé, l’État américain a aidé ses champions de la tech à s’imposer sur la scène internationale tout en empêchant autant que possible l’émergence de concurrents. Le constructeur chinois de smartphones Huawei a été largement banni des États-Unis et l’Union européenne a été contrainte de renoncer à ses services pour mettre en place son réseau 5G. Les diplomates américains sont également souvent intervenus auprès des gouvernements européens en faveur de nombreuses entreprises technologiques, comme l’ont révélé les Uber files.

Le tour d’horizon ne serait pas complet sans mentionner l’industrie des cryptomonnaies, qui a dépensé des sommes colossales et inédites pour faire élire Trump, dans l’espoir d’obtenir des dérégulations et législations favorables. Or, de nombreux gros investisseurs de la Silicon Valley cités plus haut détiennent des intérêts importants dans ce secteur. De manière générale, se rapprocher de Trump permet d’éviter ses foudres potentielles tout en se positionnant pour profiter de sa politique. Apple et Amazon l’ont bien compris, et augmentent de nouveau leurs achats d’espaces publicitaires sur le réseau social de Musk, l’autre homme fort de Washington.

Au-delà des intérêts particuliers, une nouvelle vision pour la Silicon Valley

En pleine campagne électorale, le plus gros fonds d’investissement en capital risque, Andresseen Horowitz, a détaillé une vision alternative à celle proposée de manière souvent incohérente par les démocrates. Intitulé « The little tech agenda », ce manifeste pro-startup dénonce une régulation et une taxation excessives. En résumé, il s’agit de libérer les énergies créatrices des startups en dérégulant le secteur et en mettant en place des baisses d’impôts et exonérations fiscales. Loin de défendre uniquement les « petits », il s’agit surtout de supprimer toute entrave au développement accéléré des dernières lubies de la Silicon Valley : l’Intelligence artificielle, les cryptomonnaies, la blockchain et le commerce des données.

Il s’agit de supprimer toute entrave au développement accéléré des dernières lubies de la Silicon Valley : l’Intelligence artificielle, les cryptomonnaies, la blockchain et le commerce des données.

Parmi les cibles principales, on retrouve deux des agences gouvernementales les plus populaires de l’administration Biden : la FTC (Federal Trade Commission) et le CFPB (Consumer Financial Protection Bureau). Sous la direction de Lina Khan, le premier a tenté de briser les monopoles des Big Tech via les lois antitrust, au nom de la compétitivité et de la protection des consommateurs. Le second, mis en place par Elizabeth Warren lors du premier mandat de Barack Obama à la suite de la crise des subprimes, lutte contre les fraudes financières et vise à protéger les consommateurs des abus des organismes de crédits prédateurs. Sous Biden, cet organisme a restitué plus de 6 milliards de dollars aux consommateurs américains victimes des abus, et infligé près de 4 milliards de dollars d’amendes. Ce n’est pas tout à fait par hasard que des patrons comme Zuckerberg, Musk et Marc Andresseen se sont succédés au micro de Joe Rogan pour dire tout le mal qu’ils pensaient du CFPB et de Lina Khan. Depuis, Trump a limogé les directeurs de ces deux agences.

Les questions de sécurité, de défense et de surveillance constituent un autre front commun assumé de plus en plus publiquement. En septembre dernier, Larry Ellison (Oracle) détaillait sa vision d’une société sous surveillance généralisée. Une idée qu’il défend depuis trois décennies, remise au gout du jour en vantant les nouvelles capacités permises par l’IA. Microsoft, Google et OpenAI ont été critiqués pour leur implication dans le génocide à Gaza. La société Anduril de Thiel vient de signer des partenariats avec OpenAI pour obtenir des contrats militaires. Sam Altman franchit ainsi une ancienne ligne rouge d’OpenAI, initialement conçue comme une entreprise à but non lucratif, fonctionnant sur le principe open source du logiciel libre en se tenant à l’écart du secteur militaire.

Toutes ces initiatives s’inscrivent dans un projet global et publiquement assumé. Marc Andresseen admet, comme les patrons des géants de l’IA, avoir pour but de remplacer un maximum d’emplois par de l’IA pour provoquer un affaissement généralisé des salaires. À cette vision dystopique s’ajoute la promotion de la surveillance de masse, de la monétisation à outrance de nos données personnelles et de la privatisation de l’espace. Un développement qui, à en croire tant l’ancien patron de Google que Bill Gates, doit s’accélérer malgré la crise climatique, qui ne sera résolue que par la technologie et le développement d’une IA supra-humaine…

Premières victoires, premières difficultés

Avec l’élection de Donald Trump, les patrons et financiers de la Silicon Valley ont obtenu ce qu’ils voulaient. L’appréciation des valeurs boursières sur lesquelles reposent leurs fortunes leur a assuré un retour sur investissement immédiat, tout comme la flambée du Bitcoin auquel nombre d’entre eux sont exposés. Au même moment, Trump offrait aux principaux barons de la tech un accès sans précédent aux cercles de pouvoir de Washington.

Marc Andresseen place de nombreux alliés à des postes clés. Peter Thiel dispose de son protégé au cœur du pouvoir, en la personne du vice-président JD Vance, dont il finance la carrière depuis des années. Mais c’est Elon Musk qui est parvenu à tirer des bénéfices sans précédent de son rapprochement avec Donald Trump. Non content d’être le seul individu extérieur à avoir été inclus sur la photo de famille post-électorale, il a obtenu un quasi-ministère sans avoir à se soumettre au processus de nomination sanctionné par le Congrès, avec les auditions sous serment qui l’accompagne. En effet, Trump a renommé par décret l’agence responsable du numérique créé par Obama, le « DOGE ». Ses prérogatives sont larges et définies de manière floue, mais permettent à Elon Musk d’obtenir un accès privilégié aux informations détenues par les administrations fédérales. Il a déjà commencé à utiliser cette agence pour réaliser une sorte de mini-putch inspiré de sa prise de contrôle désastreuse de Twitter et placer des alliés au cœur de l’administration, en plus de jeunes gens non diplômés et inexpérimentés. Sans provoquer de protestation au sein du Parti républicain.

La famille Trump et Elon Musk, photo Kai Trump via Twitter.

Fin décembre 2024, alors que Trump n’était pas encore investi président, le Congrès devait voter une loi de financement de l’État fédéral pour éviter un gel du fonctionnement de l’État. Le texte budgétaire résultait de plusieurs mois de négociations entre démocrates et républicain. Sous prétexte de vouloir « réduire le gaspillage de l’argent public », Musk a mené une intense campagne de lobbying pour faire échouer le vote, utilisant sa plateforme X pour demander à ses abonnés de téléphoner à leurs élus tout en menaçant ces derniers de trouver des adversaires bien financés face à eux lors des primaires aux élections de mi-mandats. Trump, qui espérait obtenir par ce chantage la levée du plafonnement de la dette et ainsi affaiblir la capacité de blocage des démocrates pour la suite de son mandat, s’est rangé derrière Musk.

Suite à la capitulation des élus républicains, le texte a été bloqué au Congrès. Pour éviter un « shutdown » du gouvernement la veille des fêtes de fin d’année, démocrates et républicains se sont rapidement mis d’accord pour voter un prolongement du budget incluant les priorités négociées auparavant. Mais de nombreux compromis qui avaient été inclus dans le texte initial ont été abandonnés. Dont l’amendement protectionniste vis-à-vis de la Chine qui menaçait directement les intérêts de Tesla, et donc d’Elon Musk. Ce dernier a obtenu ce qu’il voulait, contrairement à Donald Trump.

Le second point de tension a concerné le débat sur le sort des visas H1B, ces permis de travail soumis à un quota et réservés aux travailleurs diplômés sponsorisés par une entreprise désirant les embaucher. La Silicon Valley utilise ces visas pour importer de la matière grise à moindres frais, exerçant au passage une pression à la baisse sur les salaires des ingénieurs américains. Parce que l’essentiel des bénéficiaires de ce programme est issu de l’Inde et de l’Asie, les idéologues d’extrême droite proches de Trump veulent supprimer le programme. Inversement, Musk a pris position en faveur de ce dispositif, dont il a bénéficié lui-même par le passé. Sur X (ex-Twitter), il a argumenté que le secteur de la tech américain en dépend pour son succès, avant d’ajouter qu’il se battrait de toutes ses forces pour ce programme.

Le second point de tension concerne les visas H1B. La Silicon Valley utilise ces visas pour importer de la matière grise à moindres frais ; les idéologues d’extrême droite proches de Trump veulent supprimer le programme.

Cette sortie lui a attiré les foudres de la base militante pro-Trump et d’idéologues comme Stephen Miller (le monsieur immigration de Trump) et Steve Bannon. Musk s’est pris un retour de bâton inhabituel par l’intensité et la violence, bien que Trump soit intervenu dans le débat en faveur du programme H1B. Depuis, Musk a tenté de se réconcilier avec la base MAGA en soutenant des figures d’extrême droite au Royaume-Uni et en Allemagne, tout en commençant à censurer méthodiquement de nombreux comptes X qui l’avaient pris à parti.

La dernière friction interne est intervenue dès l’annonce en grande pompe d’un plan d’investissement de 500 milliards dans l’Intelligence artificielle, lors d’une conférence de presse organisée le lendemain de la passation de pouvoir. Flanqué des PDG d’OpenAI (le grand rival de Musk), Oracle et SoftBank, Trump a vanté le projet « Stargate ». Musk s’en est aussi pris au consortium via X. Si les conseillers de Trump étaient furieux de l’attitude du patron de Tesla, accusé de « saboter Trump », ce dernier a balayé ce conflit interne d’un haussement d’épaules en concédant simplement que « Musk déteste un des dirigeants qui fait partie du deal ».

Ces quelques exemples montrent à quel point l’alliance entre Trump et la Silicon Valley revêt un caractère inédit, tout en soulignant la fragilité de l’attelage. La coalition Trump est constituée de factions aux intérêts souvent contradictoires, lorsqu’ils ne sont pas des concurrents majeurs.

Tous conservent néanmoins un but commun : dépecer l’État social et démanteler les agences de régulation fédérales, tout en accaparant l’argent public via des contrats juteux et mobiliser la doctrine « America First » de Trump à leurs avantages. À ce titre, la récente directive produite par la direction du renseignement pour demander aux différentes agences (CIA, NSA, FBI…) de coopérer plus étroitement et en prenant davantage de risques avec les entreprises de la Silicon Valley confirme que l’on entre dans une nouvelle ère. Celle de la fusion entre l’extrême droite trumpiste et la Silicon Valley.

L’Amérique latine face au « néolibéralisme souverainiste » de Trump – Entretien avec Álvaro García Linera

Vice-président de Bolivie, Álvaro García Linera a gouverné le pays aux côtés d’Evo Morales durant treize ans (2006-2019). Théoricien politique, il est l’auteur d’une oeuvre d’inspiration marxiste, centrée autour de l’émancipation indigène. Dans cet entretien, il revient sur les défis d’une Amérique latine en butte à la réélection de Donald Trump. Celui-ci proclame son isolationnisme, mais Álvaro García Linera estime que les pressions impérialistes pourraient s’accroître sur le sous-continent : à l’heure de la démondialisation et de la régionalisation des chaînes de valeur, l’Amérique latine redevient un fournisseur capital de matières premières pour les États-Unis. Il plaide pour une intégration régionale, visant à faire émerger la région comme un pôle indépendant. Et revient sur les processus progressistes latino-américains, dont il fut l’un des protagonistes.

LVSL – Comment analysez-vous le retour au pouvoir de Donald Trump et ses implications pour l’Amérique latine ?

Álvaro García Linera – La victoire de Trump était prévisible. En période de crise économique, de transition d’un régime d’accumulation et de domination vers un autre, les positions centristes deviennent intenables. Le centre-gauche et le centre-droit apparaissent comme faisant partie du problème. En ces temps de crise, nous vivons des moments sismiques : les élites se fracturent, le centre disparaît, des positions radicalisées émergent. Trump incarne, depuis la droite, le nouvel esprit de l’époque.

Cette époque est marquée par un déclin global du mondialisme. Trump incarne un alliage de protectionnisme comme réaction au mondialisme et de récupération des aspirations souverainistes face à la mondialisation – sous une forme morbide. Cette voie ambiguë, hybride, amphibie, de « néolibéralisme souverainiste », commence à être testé dans certains endroits du monde – que l’on pense à Giorgia Meloni en Italie, à Viktor Orban en Hongrie, ou à Jair Bolsonaro au Brésil précédemment.

De quoi ce « néolibéralisme souverainiste » est-il le nom ? C’est une tentative de sortir de la crise du mondialisme néolibéral.

« L’Amérique latine, autrefois considérée comme insignifiante à l’heure du globalisme triomphant, redevient une zone convoitée. »

Qu’est-ce que cela va signifier pour l’Amérique latine ? Elle va se retrouver prise dans la dispute entre une Chine en expansion, qui repose sur des chaînes de valeur globales, et des États-Unis en contraction, qui ont besoin de régionaliser leurs chaînes de valeur. L’Amérique latine est déjà liée à la Chine par des chaînes de valeur globales, mais les États-Unis veulent l’intégrer dans leur sphère d’influence régionale. La Chine a l’avantage car elle dispose d’argent pour investir. Les États-Unis en manquent. Face à ce manque de ressources, on peut s’attendre à ce que les États-Unis choisissent la voie de la force pour imposer cette régionalisation des chaînes de valeur.

LVSL – Le nom de Marco Rubio, nommé Secrétaire d’État (soit l’équivalent de notre ministre des Affaires étrangères) par Donald Trump, apparaît dans des enregistrements audios liés au coup d’État en Bolivie de 2019 [sénateur républicain d’origine cubaine, Rubio est connu pour son hostilité viscérale à la gauche latino-américaine NDLR]. Il est cité comme un intermédiaire entre putschistes boliviens et les lobbies américains. Comment interprétez-vous sa nomination comme secrétaire d’État ? Prévoyez-vous un tournant interventionniste ou une politique de continuité avec les démocrates ?

AGL : Il n’y aura pas de continuité. Les démocrates incarnaient les restes de l’ancien mondialisme – malgré des décisions souverainistes évidentes, comme la hausse des tarifs douaniers. Trump, en revanche, a une proposition claire : un nouveau modèle économique pour les États-Unis, sauvagement capitaliste, impliquant un nouveau régime d’accumulation. Dans ce modèle, l’Amérique latine joue un rôle important du fait de sa proximité géographique.

Si un endroit doit devenir le substitut des importations, le lieu de repli des chaînes de valeur, c’est bien le sous-continent latino-américain. Cette tension sera-t-elle canalisée par des flux financiers ou l’utilisation de la matraque ? Les États-Unis étant confrontés à de nombreux problèmes économiques, ils ne peuvent rivaliser avec la Chine en termes de flux financiers. On ne concurrence pas les centaines de milliards de dollars investis par la Chine pour l’accès aux matières premières.

Je pense que les États-Unis chercheront à compenser leur déficit financier dans leurs relations avec l’Amérique latine par une exacerbation de l’interventionnisme. Il s’agira d’imposer une « route de la soie nord-américaine », autoritaire et militarisée, par opposition à aux « nouvelles routes de la soie » chinoises, basées sur les flux d’investissements, les infrastructures et le crédit. Marco Rubio n’est pas un élément essentiel : nous sommes face à un changement de régime d’accumulation, qui se régionalise. L’Amérique latine, autrefois considérée comme insignifiante à l’heure du globalisme triomphant, redevient une zone convoitée.

« Je pense que les États-Unis chercheront à compenser leur déficit financier dans leurs relations avec l’Amérique latine par une exacerbation de l’interventionnisme. Il s’agira d’imposer une « route de la soie nord-américaine », autoritaire et militarisée. »

Ainsi, on assiste à une tentative de réactiver la rhétorique de la « guerre contre la drogue », qui a toujours été un cheval de Troie de l’interventionnisme américain [la « guerre contre la drogue » désigne les campagnes de lutte contre le narcotrafic qui prévalent en Amérique depuis les années 1980, souvent pilotées par la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine NDLR]. Aujourd’hui, deux modèles coexistent : des pays comme la Colombie ou le Mexique ont abandonné les méthodes coercitives au profit d’une perspective de lutte structurelle contre les causes du trafic. L’Équateur, de son côté, a renoué avec une « guerre contre la drogue » aux méthodes répressives traditionnelles sous la présidence de Daniel Noboa. Il a été applaudi par les États-Unis, pour une très bonne raison : la « guerre contre la drogue » leur ouvre les portes du territoire. Le gouvernement de Noboa a explicitement pris des mesures permettant le retour de bases militaires américaines dans son pays. Pour autant, cette tentative de donner une seconde jeunesse à la « guerre contre la drogue » sera sans doute limitée.

À son apogée, la « guerre contre la drogue » répondait à deux motivations principales : exercer une forme de contrôle territorial par le biais de bases militaires (Équateur, Colombie, Bolivie) et d’une présence policière. Ensuite, limiter l’entrée de la drogue sur le marché nord-américain. Cette donnée a changé au cours de la dernière décennie : la drogue produite en Amérique latine est maintenant principalement destinée au marché européen. Cela a réduit l’urgence d’une lutte contre le narcotrafic en Amérique latine. Le « plan Colombie » avait mobilisé un milliard de dollars ; en Bolivie, cela représentait cent millions de dollars. Aujourd’hui, ces montants sont réduits à quelques millions.

Dans un but de contrôle politico-militaire, ce discours pourrait être réactivé, mais il ne bénéficierait plus de la même légitimité auprès des électeurs américains – dont la préoccupation n’est plus la cocaïne latino-américaine, mais les usines de fentanyl opérant aux États-Unis mêmes. Je ne pense donc pas qu’il s’agira à nouveau d’un axe central.

D’autres légitimations apparaissent : comme l’a suggéré la cheffe du Commandement Sud, c’est la présence chinoise elle-même qui justifiera le retour des États-Unis. Certains évoquent par exemple le port de Chancay, construit au Pérou par la Chine, comme un possible point d’entrée pour des navires militaires chinois. Une idée saugrenue, mais qui pourrait être montée en épingle. Je pense que la lutte contre la présence chinoise sera brandie en impératif de sécurité nationale.

En réalité, il s’agit d’une simple lutte pour le contrôle des chaînes de valeur. La transition énergétique nécessitera de nombreuses matières premières. Selon l’Agence internationale de l’énergie des États-Unis, entre 2025 et 2050, les volumes de matières premières stratégiques devront être multipliés par dix ou douze pour garantir cette transition. Une grande partie de ces ressources se trouve en Afrique et en Amérique latine, et les deux grandes puissances de ce monde cherchent à y accéder. Le reste n’est que littérature.

Sur ce terrain, la Chine a l’avantage. Elle a été beaucoup plus astucieuse ces vingt dernières années, investissant sans imposer de conditions, développant des infrastructures routières et portuaires, tandis que les États-Unis, considérant l’Amérique latine comme acquise, n’ont rien investi et se retrouvent à présent en position de faiblesse économique. Pour combler ce manquement, il faudrait des investissements massifs, de l’ordre de plusieurs centaines de milliards de dollars. Si les États-Unis ne sont pas disposés à engager de telles ressources, ils chercheront à compenser par des mesures coercitives : interventions, pressions, chantages, présence policière et militaire, etc.

En 2019, l’administration américaine a soutenu un coup d’État en Bolivie. Les officiers qui se sont rebellés avaient des liens avec le Département d’État. Claver Carone, fonctionnaire du Département d’État, est directement intervenu pour encadrer les militaires dans leur action putschiste. Des actions de ce genre pourraient se multiplier en Amérique latine : aux investissements, les États-Unis substitueraient des actions coercitives et une présence policière accrue.

LVSL – Face à ces tensions qui s’exercent sur le sous-continent, la gauche plaide pour la coopération régionale. Comment celle-ci prendrait-elle forme, et comment réagirait-elle face au déclin de la mondialisation néolibérale ?

AGL – Dans cette lutte de titans, chaque pays latino-américain, pris individuellement est insignifiant – une fourmi face à un éléphant. Mais si ces petites voix s’unissent, la voix du sous-continent sera entendue. Cela nécessite des mécanismes fondamentaux d’intégration. On peut rêver à une unification nationale latino-américaine, mais elle ne serait pas réaliste à court terme. Ce que l’on peut envisager, ce sont des accords régionaux fondés sur de grands axes thématiques : négociation commerciale, justice environnementale, fiscalité, etc. Ces accords thématiques, concrets et peu grandiloquents, permettraient à l’Amérique latine de porter une voix plus forte face aux grandes puissances.

Cette intégration doit être soutenue par des ressources qui permettent de créer des infrastructures communes et de niveler certaines inégalités. C’est ici que le bât blesse : peu de ressources ont été mises à disposition pour l’intégration et les infrastructures.

Face au reflux du globalisme, l’Amérique latine a montré une voie alternative, avec l’arrivée au pouvoir de gouvernements progressistes. Leurs réformes, souvent peu radicales, ont cependant marqué une rupture dans la manière dont l’État intervient dans la distribution, la protection du marché intérieur et l’élargissement des droits. Si l’on observe les débats actuels aux États-Unis et en Europe sur des politiques industrielles, la souveraineté énergétique et agricole, ou encore la protection de certaines industries stratégiques, ce sont des discussions que l’Amérique latine a déjà eues il y a 20 ans.

LVSL – Après la première vague progressiste des années 2000 [marquée par la présidence de Hugo Chavez, Evo Morales, Lula, Rafael Correa, ou les époux Kirchner NDLR], la gauche renoue ici et là avec la victoire – au Mexique par exemple, où Claudia Sheinbaum a été triomphalement élue. Comment voyez-vous cette seconde vague ?

ALG – Il est juste de parler de deux vagues progressistes. Le Mexique, qui arrive après les autres pays d’Amérique latine, bénéficie d’une expérience accumulée qui lui permet de bénéficier d’un élan plus important. Il faut cependant rester attentif : les symptômes des limites du progressisme latino-américain commenceront déjà à apparaître, comme ce fut déjà le cas au Brésil, en Argentine, en Bolivie ou en Uruguay. Actuellement, le Mexique est dans une phase d’ascension, mais c’est justement dans le succès que les expériences progressistes rencontrent qu’elles trouvent leurs limites.

« En temps de crise, la gauche doit désigner un coupable : l’oligarchie, la caste, les ultra-riches. »

En Bolivie, le progressisme a été un succès, ayant sorti 30 % de la population de la pauvreté, redistribué les richesses et renforcé le pouvoir des peuples indigènes. Mais dans ce succès a germé ses limites : une fois qu’un objectif est atteint, il peut se vider de son sens. La société évolue, les demandes changent, et les structures sociales se transforment. Ainsi, pour continuer à progresser, il faut mettre en place des réformes de deuxième génération.

Le problème que vit actuellement l’Amérique latine est qu’après des réformes de première génération relativement réussies, leur élan a été stoppé. Le système de redistribution des richesses, les interventions de l’État dans le marché intérieur : tout cela a porté ses fruits, mais il faut désormais réinventer la manière dont nous produisons la richesse. L’Amérique latine a par exemple hérité d’un modèle extractiviste. Au lieu de laisser les profits partir à l’étranger, nous avons réussi à les réinjecter dans nos économies, à internaliser les bénéfices pour financer la justice sociale et élargir les droits.

Cependant, ce système devient vulnérable lorsque les matières premières, comme le pétrole ou le lithium, perdent de leur valeur. Se pose la question de sa durabilité. Pour que la redistribution de la richesse ne dépende plus des fluctuations du marché, il est nécessaire de créer un nouveau modèle productif, moins dépendant des prix mondiaux des matières premières. Cela représente une réforme de deuxième génération, qui ne se limite pas à modifier la répartition de la richesse, mais à la transformation du système productif.

LVSL – Quels sont les leviers qu’il est possible d’actionner ?

AGL – Pour mener à bien ces réformes, il faut revoir le système fiscal. Quand les prix des matières premières étaient élevés, on n’avait pas besoin de réformes fiscales profondes, car les excédents commerciaux permettaient de financer la redistribution. Aujourd’hui, la situation a changé. Peu de pays ont introduit des réformes fiscales progressives, même si la Bolivie a tenté de mettre en place un système plus équitable. Pour que le progressisme perdure, il est crucial de mettre en place des réformes qui incluent une taxation plus importante des grandes fortunes.

Il faut aussi introduire des politiques environnementales plus ambitieuses. Dans les réformes de première génération, nous avions besoin de ressources immédiates. À présent, il est crucial de développer des politiques environnementales plus strictes pour garantir la soutenabilité de long terme du modèle économique.

La présidence de Gustavo Petro en Colombie ou de Claudia Sheinbaum au Mexique pourraient donner lieu à une hybridation des réformes de première et de seconde génération. Mais il y a un risque : tout dépendra de la lucidité des mouvements progressistes et de l’audace des dirigeants. En temps de crise, il faut un bouc émissaire, un responsable. La stratégie de Kamala Harris, consistant à promouvoir le consensus et l’unité, a failli. Ce type de discours a sa place dans une période de stabilité, mais en temps de crise, il faut désigner un coupable : l’oligarchie, la caste, les ultra-riches. Il faut trouver un adversaire à affronter.

LVSL – Parmi les leaders de la droite latino-américaine, c’est Javier Milei qui prétend le plus clairement proposer un modèle alternatif. Comment analysez-vous les premiers moments de sa présidence ?

AGL – Je ne dirais pas que la politique économique de Javier Milei a échoué, bien qu’elle ait un coût social considérable. Sur le court terme, il est parvenu à réduire l’inflation – au prix d’une récession, de licenciements et de la destruction de l’industrie locale. Il se trouve dans une situation paradoxale : bien qu’il parvienne à dompter l’inflation, cela ne peut pas durer, notamment parce que les dollars n’arrivent pas. Le FMI n’a pas fourni de soutien significatif et bien que les grandes entreprises argentines aient investi dans des stratégies financières à l’étranger, les résultats économiques à long terme risquent d’être insoutenables.

Ce qui rend cette victoire temporaire de Milei compliquée pour la gauche, c’est que, du côté de l’opposition, il n’y a pas de véritable contre-proposition. Lorsque vous demandez à quelqu’un comment résoudre l’inflation, tout le monde reste silencieux. Cette absence d’alternative permet à Milei de conserver une certaine légitimité, malgré le caractère destructeur de ses mesures.

LVSL – En Bolivie, la gauche se déchire. L’ex-président Evo Morales et l’actuel chef d’État Luis Arce se livrent à une lutte fratricide. Comment voyez-vous la situation ?

AGL – Ce à quoi nous assistons en Bolivie est une lutte entre deux personnalités qui exprime quelque chose de plus profond : la transition de la première à la deuxième vague progressiste. Cette lutte est symptomatique du déclin de l’efficience des réformes.

Les discussions, au sein du parti MAS (Mouvement vers le Socialisme, parti au pouvoir depuis 2006, excepté la période du coup d’Etat de 2019 à 2020, ndlr), ne portent pas sur ce sujet mais sur le candidat à la prochaine élection présidentielle. Cela dévoile une autre limite, qui a trait à la personnalisation très forte du processus progressiste bolivien. Evo Morales incarne un leadership indigène – et il faut garder à l’esprit que l’État plurinational est l’œuvre des peuples indigènes. Cela pourra-t-il perdurer ainsi ? Ou les peuples indigènes subiront-ils une sorte d’expropriation par les classes moyennes créoles ?

Troisième enjeu : la manière dont on transite du leadership charismatique au leadership routinier. Personne n’a encore trouvé la solution. En Bolivie, cela n’a pas fonctionné, de même qu’en Argentine, en Équateur ou partiellement au Brésil – où Dilma Rousseff semble avoir été un simple parenthèse avant le retour de Lula.

Comment Trump est devenu favorable aux cryptomonnaies

Trump au congrès annuel du Bitcoin à Nashville. © Capture d’écran Bitcoin Magazine

Le ralliement de Donald Trump au monde des cryptomonnaies, où dominent les acteurs les plus réactionnaires et les plus stupides de l’industrie technologique, a transformé cette question en un enjeu électoral. Mais cela pourrait bien s’avérer être un faux pas. Par Dominik Leusder, traduction Alexandra Knez [1].

Si vous devez convaincre quelqu’un que quelque chose est de l’argent, il est presque certain que ce n’en est pas. Mais le monde des monnaies numériques et des actifs libellés en cryptomonnaies a connu une évolution marquée : leurs défenseurs ne semblent plus chercher à nous convaincre à propos de leur nouvelle et radicale alternative à ce qu’ils appellent presque ironiquement – et de manière presque imprécise – les monnaies « fiduciaires ».

Les lacunes de cette histoire ont toujours été évidentes. Tout d’abord, les cryptomonnaies n’ont jamais rien eu de particulièrement « nouveau » ou « radical » : le fantasme réactionnaire d’une monnaie apolitique a déjà une longue histoire. D’autre part, le statut de moyen d’échange des monnaies fiduciaires « politiques » (qu’il serait plus juste de décrire non pas comme des monnaies fiduciaires, mais comme des monnaies fondées sur le crédit, soutenues par d’innombrables obligations légales de paiement), en particulier celui des monnaies principales (le dollar, le yen, la livre sterling et l’euro), n’a jamais aussi peu été remis en question.

Pour le bitcoin et ses nombreux équivalents, c’est tout le contraire qui est devenu évident. Ce ne sont pas des moyens d’échange fiables en dehors des frontières de certaines dictatures d’Amérique centrale ; ce ne sont pas des instruments permettant de se prémunir contre l’inflation ; et leur valeur étant fortement influencée par les actifs financiers conventionnels et volatiles comme les actions (ainsi que par l’activité erratique des milliardaires sur les réseaux sociaux), ce ne sont décidément pas des réserves de valeur fiables. L’argument complémentaire, généralement évoqué par ceux qui reconnaissent ces défauts, selon lequel les technologies associées – notamment le système de registre de transactions connu sous le nom de « blockchain », qui n’est en réalité guère plus qu’une version glorifiée de Google Docs ou d’Excel – vont transformer notre relation avec l’argent, est également passé à l’arrière-plan. La consternation générale suscitée par les dommages environnementaux exorbitants associés au  « minage » de crypto-monnaies y est sans doute pour quelque chose.

Les crypto-monnaies se sont révélées être un instrument flagrant de spéculation financière et de fraude, et de surcroît très lucratif.

Au lieu de cela, les crypto-monnaies se sont révélées être un instrument flagrant de spéculation financière et de fraude, et de surcroît très lucratif. Loin d’éloigner la politique de l’argent et de décentraliser le pouvoir aux dépens de l’influence oligarchique, les crypto-monnaies sont devenues un vecteur de pouvoir et d’influence, non seulement pour les acteurs du marché financier – des traders professionnels et des gestionnaires de portefeuille jusqu’aux légions d’insupportables crypto-bros qui exhibent leurs gains dans les rues de Miami et de Los Angeles – mais aussi pour les puissants acteurs de l’industrie technologique qui souhaitent avoir une emprise sur la prise de décision politique. En conséquence, le secteur est devenu une arène importante de la contestation des élites. La campagne électorale en cours aux États-Unis est une parfaite illustration de cette évolution.

Les barons des cryptos craignent un tour de vis réglementaire

Les candidats démocrate et républicain sont tous deux intimement liés à l’industrie technologique californienne. Mais sous la présidence Biden, les Démocrates au pouvoir ont initié – bien qu’insuffisamment et tardivement – les premières réglementations applicables aux cryptos sur le modèle de celles qui existent dans l’industrie financière. Alors que la Securities and Exchange Commission (SEC), actuellement dirigée par Gary Gensler, un choix de Joe Biden, s’est avérée notoirement inefficace au cours de la dernière décennie pour limiter les excès (souvent frauduleux) de la haute finance, sa pugnacité à l’encontre des cryptos a surpris. Inquiets quant à la possibilité de continuer à réaliser d’énormes gains dans le monde peu réglementé des cryptomonnaies, les acteurs de la Silicon Valley ont mobilisé de nombreux acteurs clés derrière Donald Trump, en dépit des remarques initialement désobligeantes de l’ancien président au sujet du bitcoin.

Le catalyseur de ce processus semble avoir été le scandale autour de la faillite de la plateforme d’échange de crypto-monnaies et du fonds spéculatif FTX (dont l’ancien PDG, Sam Bankman-Fried, a récemment été condamné à vingt-cinq ans de prison) et le déploiement de moyens parlementaires et réglementaires (sous la houlette de Gensler et d’Elizabeth Warren) qui y ont contribué.

Le scandale autour de la faillite de la plateforme d’échange de crypto-monnaies et du fonds spéculatif FTX dirigé par Sam Bankman-Fried semble avoir été le catalyseur de la volonté de régulation des démocrates.

La crainte d’une réponse réglementaire concertée de la part d’une nouvelle administration démocrate n’est pas le seul facteur qui mobilise ce contingent particulier de la droite californienne. Comme l’a récemment souligné la journaliste Lily Lynch dans le New Statesman, les barons du secteur technologique qui s’opposent à l’ingérence du gouvernement dans les cryptomonnaies considèrent également Kamala Harris comme la représentante d’une « crise des compétences » en politique. Celle-ci serait causée par l’adhésion de l’élite démocrate à la politique identitaire et sa prétendue déclinaison sur le lieu de travail, les politiques de « diversité, d’équité et d’inclusion » (DEI), dont Harris aurait d’une certaine manière été la bénéficiaire.

L’ampleur de ces événements ne devient que trop évidente. La nouvelle dynamique partisane dans le monde de la crypto-monnaie a fait entrer dans la mêlée plusieurs éminents milliardaires de droite du secteur de la technologie, dont les vastes ressources se déversent dans de nouveaux super PAC, les principaux véhicules de soutien aux campagnes politiques aux États-Unis. Parmi ces étranges personnages, on trouve d’éminents capital-risqueurs et doyens de la néo-droite, Peter Thiel et Marc Andreessen, des investisseurs et des entrepreneurs tels que David Sacks, Cathie Wood, Tyler et Cameron Winklevoss, le gestionnaire de fonds spéculatif et activiste Bill Ackman, ainsi qu’Elon Musk.

La volte-face de Trump sur la question n’a pas seulement absorbé leurs préoccupations dans le baratin républicain pseudo-libertaire habituel (la plateforme du Comité national républicain, sous prétexte de « défendre l’innovation », parle du « droit de miner du bitcoin » et du « droit à l’auto-détention d’actifs numériques » et du « droit à faire des transactions sans surveillance ni contrôle du gouvernement »), mais a automatiquement mêlé le bitcoin à des questions de sécurité nationale. Parmi les nombreuses questions abordées dans son interview troublante à Bloomberg, Trump a proclamé qu’il s’opposerait à toute tentative des Démocrates pour réglementer l’industrie afin d’éviter que la Chine ne prenne l’avantage « dans cette sphère ». Le fait que les monnaies numériques ne confère aucun avantage géopolitique ou que la Chine ait été pionnière dans la répression sévère de la spéculation sans entrave sur les cryptomonnaies, n’importe ni à Trump ni à l’électeur américain moyen, peu informé.

Le soutien de milliardaires fous : un boulet pour la campagne de Trump ?

Le fait que les élections américaines soient littéralement inondées d’argent est loin d’être nouveau. En fait, le système est conçu pour être particulièrement sensible à l’influence de groupes d’intérêts spéciaux bien financés et très motivés. Et si la poussée politique de l’aile droite du monde des crypto-technologies est un facteur nouveau, les dons ne peuvent mener une campagne que jusqu’à un certain point – surtout lorsque le camp adverse est tout aussi bien financé, entre autres, par de grandes entreprises technologiques.

De fait, la prédominance des milliardaires de droite du secteur technologique dans la campagne de Trump pourrait même s’avérer être un handicap. Cela devient plus clair si nous supposons que le choix de Trump pour la vice-présidence, le sénateur de l’Ohio J. D. Vance, un protégé de Peter Thiel, a été motivé moins par des considérations de guerre culturelle (l’auteur de Hillbilly Elegy étant un vétéran de ce théâtre) que par le désir de Trump d’apaiser et de gagner la confiance des personnalités de la Silicon Valley proches du monde des cryptomonnaies qui l’inondent aujourd’hui d’argent.

Si cette manne permettra certainement de mener une vaste campagne publicitaire (les efforts médiatiques relativement bricolés mais fructueux de Trump en 2016 l’ont prouvé), l’enthousiasme de la droite, qui avait initialement applaudi l’ascension de Vance, a récemment été refroidi. La campagne démocrate visant à dépeindre les républicains obsédés par les guerres culturelles comme « bizarres » a été facilitée non seulement par certaines des apparitions publiques de Vance, mais aussi par le simple fait que les protagonistes de l’aventure de la Silicon Valley sont eux-mêmes indéniablement et profondément bizarres.

Trump promet de ne pas réglementer l’industrie afin d’éviter que la Chine ne prenne l’avantage « dans cette sphère ». Le fait que les monnaies numériques ne confère aucun avantage géopolitique ou que la Chine ait été pionnière dans la répression sévère des cryptomonnaies, ne semble pas lui importer.

Non seulement leur préoccupation monomaniaque pour des questions de guerre culturelle toujours plus obscures ne parvient pas à résonner suffisamment au-delà des limites des podcasts et des réseaux sociaux, mais les excentricités de personnes comme Elon Musk (avec son acquisition erratique, sous l’influence apparente de la drogue et de son recent divorce, et sa mauvaise gestion de Twitter, désormais X), Peter Thiel (avec son comportement maladroit et en proie à la sueur sur scène, sans oublier son penchant avéré pour le recrutement de jeunes étudiants de Stanford destinés à le rajeunir grâce à leur don de sang) et Bill Ackman (avec sa déconfiture très médiatique à propos de la fraude universitaire de sa femme israélienne et des manifestations d’étudiants pour Gaza) semblent désormais indissociables de Vance et de ses efforts maladroits pour garder son sang-froid.

La tentative de Vance de raviver les guerres culturelles a été douchée par le choix de la campagne de Harris de ne pas faire campagne sur les questions d’identité (rendant ainsi impuissants les arguments « woke » ou « DEI » avancés contre l’ancien procureur Harris) et de choisir comme colistier le gouverneur du Minnesota Tim Walz, dont les pitreries d’ « homme blanc populaire mais progressiste » mettent encore plus en évidence le caractère faussement terre-à-terre et anti-élitistes de Vance. 

Il est encore trop tôt pour savoir si les Républicains sont en train de se regrouper ou s’ils sont en train de se mettre au pied du mur. Les contributions de Thiel et consorts permettent indéniablement de remplir les caisses de la campagne Trump. Mais il n’est pas certain que cela soit un atout – l’ancien président avait gagné en 2016 bien qu’Hillary Clinton ait dépensé beaucoup plus que lui. Il est indéniable que le rapprochement de Trump avec la section la plus régressive de l’industrie technologique est un pari. S’il porte ses fruits, il rapprochera du pouvoir l’un des secteurs les plus vénaux et improductifs du capitalisme américain ; mais s’il échoue, il pourrait donner aux Démocrates l’occasion de resserrer encore davantage l’étau réglementaire autour du cou de l’industrie technologique. Reste à savoir s’ils se saisiraient alors de cette opportunité.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Elon Musk rachète Twitter : la liberté d’expression, mais pour qui ?

© William Bouchardon

Le rachat du réseau social des célébrités et personnalités politiques par l’homme le plus riche du monde se confirme. Si Elon Musk promet davantage de liberté d’expression, il est fort probable que celle-ci profite surtout à ceux qui défendent les intérêts des milliardaires. Donald Trump pourrait être un des principaux bénéficiaires de l’opération. Article issu de notre partenaire Novara Media, traduit et édité par William Bouchardon.

« Je suis obsédé par la vérité », a déclaré Elon Musk devant une salle comble de Vancouver au début du mois. Pour celui qui avait qualifié Vernon Unsworth – un spéléologue qui avait sauvé 12 enfants coincés dans une grotte en 2018 – de « pédophile » pour avoir eu la témérité de critiquer son idée d’utiliser un mini-sous-marin pour les sauver, une telle déclaration paraît un peu exagérée.

Quoi qu’il en soit, Musk est certainement quelqu’un d’obsessionnel qui, du fait de sa fortune, obtient généralement ce qu’il veut. Au début du mois, il a déposé une offre d’achat du réseau social Twitter à 54,20 dollars par action, valorisant l’entreprise à hauteur de 43,4 milliards de dollars. Quelques jours plus tôt, le PDG de SpaceX et de Tesla avait déjà révélé avoir pris une participation de 9,2 % dans la société, faisant de lui le plus grand actionnaire du réseau social. Si Musk parvient à racheter Twitter, l’entreprise ne serait plus cotée en bourse et appartiendrait à un certain nombre d’actionnaires, sous le seuil maximum autorisé. Il semble donc que Musk ait préféré, du moins dans un premier temps, une transition en douceur à une refondation totale et orchestrée par lui seul de l’entreprise.

Le fait que des milliardaires investissent dans les médias n’a évidemment rien de nouveau. Si l’édition et la presse ont pu faire la fortune de milliardaires comme Rupert Murdoch, Silvio Berlusconi ou Robert Maxwell, ce secteur est aujourd’hui devenu le terrain de jeu de personnalités, ayant, quant à elle, fait fortune dans d’autres domaines. Jeff Bezos (patron d’Amazon) possède le Washington Post, Bernard Arnault (LVMH) Le Parisien et Les Echos et Carlos Slim (milliardaire mexicain des télécommunications) est le principal actionnaire du New York Times. En Grande-Bretagne, en France et dans de nombreux autres pays, la presse, la radio et la télévision sont très largement aux mains de milliardaires.

L’homme le plus riche du monde serait ainsi à la tête d’un réseau social qui compte des centaines de millions d’utilisateurs mensuels et que les hommes politiques considèrent comme un élément essentiel de leur image publique.

Le rachat de Twitter par Elon Musk place le curseur encore plus haut. L’homme le plus riche du monde, dont la fortune personnelle dépasse actuellement les 240 milliards de dollars (soit plus que le PIB du Portugal ou de la Nouvelle-Zélande !), serait ainsi à la tête d’un réseau social qui compte des centaines de millions d’utilisateurs mensuels et que les hommes politiques – de Donald Trump à Narendra Modi – considèrent comme un élément essentiel de leur image publique. S’il se concrétise, l’achat de Musk serait sans doute l’opération la plus marquante de notre époque, illustrant l’influence considérable des ultra-riches aujourd’hui. Cette puissance dépasse même celle des « barons voleurs » de la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis, qui avaient constitué d’immenses empires dans les voies ferrées, le pétrole ou la finance.

Un tel achat pourrait en effet avoir des implications politiques quasi immédiates, parmi lesquelles le retour de Donald Trump sur la plateforme – où il était suivi par près de 89 millions de personnes avant les primaires républicaines de l’année prochaine. Alors que les sondages suggèrent déjà que Trump pourrait battre à la fois Joe Biden et sa vice-présidente Kamala Harris dans un éventuel face-à-face en 2024, son retour sur Twitter augmenterait considérablement ses chances de réélection. Musk a d’ailleurs fait allusion au retour de Trump sur la plateforme, en déclarant qu’il aimerait que l’entreprise soit très « réticente à supprimer des contenus […] et très prudente avec les interdictions permanentes. Les suspensions temporaires de compte sont, d’après lui, préférables aux interdictions permanentes. »

Certes, les relations de Musk avec Trump n’ont guère été de tout repos. Le milliardaire avait ainsi quitté un groupe de conseillers du président après le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat. Toutefois, suite au soutien de Joe Biden à un plan de construction de voitures électriques de General Motors et Chrysler, Musk avait déclaré – dans un tweet évidemment – que Biden était une « marionnette de chaussette humide sous forme humaine ». S’estimant systématiquement négligé par un homme qu’il ne tient pas en haute estime, Musk pourrait bien faire du rachat de Twitter le moyen de régler ses comptes avec l’actuel résident de la Maison Blanche, en apportant son concours à Trump. 

Au-delà des gamineries d’Elon Musk et de Donald Trump sur les réseaux sociaux, la question de la liberté d’expression en ligne – et donc de ses limites – demeure entière. Depuis un certain temps déjà, les partisans du « de-platforming » sur les médias sociaux, c’est-à-dire du bannissement de certaines personnes considérées comme néfastes – affirment que les entreprises privées n’ont pas le devoir de protéger la liberté d’expression. Certes, il est vrai que refuser à quelqu’un l’accès à telle ou telle plateforme n’équivaut pas à lui retirer le droit de s’exprimer. Quant une classe de milliardaires toujours plus riches contrôlent la majorité des journaux, des chaînes de télévision et des sites web, mais aussi les plateformes de médias sociaux utilisées par des centaines de millions d’entre nous, la menace sur la liberté d’expression devient néanmoins extrêmement forte.

Quant une classe de milliardaires toujours plus riches contrôlent la majorité des journaux, des chaînes de télévision et des sites web, mais aussi les plateformes de médias sociaux utilisées par des centaines de millions d’entre nous, la menace sur la liberté d’expression devient néanmoins extrêmement forte.

Dès lors, le rachat de Twitter par Elon Musk, plus encore que le voyage de Jeff Bezos dans l’espace, constitue peut-être la plus grande déclaration d’intention ploutocratique de l’histoire. Dans une économie capitaliste, l’argent donne le pouvoir. Quel niveau de pouvoir sommes-nous prêts à laisser à des individus qui sapent les voix de millions d’autres ? Les années 2020 vont être le théâtre d’une lutte pour la survie des démocraties libérales face à des concentrations de richesses toujours plus indécentes, qui n’ont rien de démocratiques. Or, ceux qui prônent une redistribution radicale des richesses vont se trouver face à la puissance de feu des milliardaires et de leurs médias, qui vont tout mettre en œuvre pour les censurer et les caricaturer. Plus que jamais, de nouveaux médias, indépendants des pouvoirs de l’argent, sont nécessaires pour construire une société alternative à la ploutocratie actuelle.

États-Unis : l’impossible abolition de la peine de mort ?

Peine de mort aux États-Unis © Issia

Abolir la peine de mort au niveau fédéral et inciter les États fédérés à suivre l’exemple du gouvernement fédéral : telle était la promesse de campagne du candidat Joe Biden. Une promesse qui reflète l’important degré de complexité qui entoure la question de la peine capitale et les difficultés, nombreuses, qui entravent le chemin vers l’abolition totale.

Douze hommes et une femme ont subi la peine capitale durant le dernier mois de la présidence de Donald Trump : un retour des exécutions fédérales en période de « lame-duck » (période entre l’élection présidentielle et la fin de mandat d’un président sortant) inédite depuis plus d’un siècle et ce au terme d’un moratoire vieux de dix-sept ans. Son successeur, Joseph R. Biden, avait promis la fin de la peine de mort au niveau fédéral et des mesures incitatives de manière à en réduire l’usage au sein des États fédérés. Une gageure à l’heure où le Département de la Justice appelle la plus haute juridiction du pays à revenir sur le jugement de la Cour d’Appel du 1er circuit et ainsi confirmer la condamnation à la peine capitale pour Dzokhar Tsarnaev, reconnu coupable de l’attentat du marathon de Boston en 2013.

La subtilité de la promesse du président Biden traduit toute la complexité de la question du recours à la peine capitale dans le système fédéral américain. En dépit de la Supremacy Clause de la Constitution qui prévoit une hiérarchie entre loi fédérale et loi des États, l’hypothèse d’une loi fédérale abolissant la peine de mort en préemptant les lois des États se heurterait à une contestation constitutionnelle. Quant aux mesures incitatives promises par Joe Biden, outre les questions qu’elles pourraient soulever sur leur efficacité, elles seraient sans nul doute contestées et laisseraient, là encore, le dernier mot à une Cour suprême dont l’approche interprétative serait plus que défavorable à l’action du président démocrate.

Pourquoi le Congrès ne peut pas voter l’abolition totale

Si le Congrès peut abolir la peine de mort pour les crimes fédéraux, chaque État demeure souverain en matière de droit pénal : il s’agit d’un point essentiel de la doctrine constitutionnelle de la double-souveraineté (dual-sovereignty), particulièrement chère à la Cour du juge John Roberts. Conformément à la Constitution, le Congrès des États-Unis ne peut légiférer qu’en vertu des pouvoirs énumérés par celle-ci dans l’Article 1, Section 1.

L’une des solutions permettant une abolition globale tant au niveau fédéral qu’au niveau des cinquante États seraient que la justice considère la peine de mort comme inconstitutionnelle car en violation du 8e amendement (qui interdit au gouvernement de recourir à des « peines cruelles et inhabituelles ») : aujourd’hui difficilement envisageable compte tenu de la configuration de la Cour suprême, la décision Furman v. Georgia de 1972 avait pourtant conduit les gouvernements des États à revoir leur application de la peine capitale. La décision, historique, s’était attirée les foudres du professeur Raoul Berger, qui, dans son ouvrage intitulé Death Penalties (1982), avait dénoncé la révision du 8e amendement comme « une arrogation de pouvoir de plus sous l’égide du 14e amendement ». Pour l’ancien professeur de droit de Harvard, « Le contrôle de la peine de mort et du processus de condamnation, peut-on affirmer avec assurance, a été laissé par la constitution aux États ».  William J. Brennan et Thurgood Marshall, juges dissidents dans Furman, avaient au contraire considéré la peine capitale comme intrinsèquement contraire au 8e amendement, reprenant les mots du juge Douglas dans Trop v. Dulles : « [Le 8e amendement] doit tirer sa signification de l’évolution des normes de décence qui marquent le progrès d’une société en pleine maturité ».

Cet attachement à l’évolution des normes de décence a été réaffirmé à de nombreuses reprises par les tenants « progressistes » de la Cour, à l’instar du juge Stephen Breyer ou de la juge Ruth Bader Ginsburg dans Roper v. Simmons, une affaire liée à l’exécution des jeunes de moins de 18 ans. Un critère qui n’est toutefois pas celui des juges les plus conservateurs, à l’image du juge Antonin Scalia, qui s’était empressé, dans Simmons comme dans Atkins, de dénoncer l’activisme judiciaire de la Cour, faisant fi de la règle de droit pour lui préférer l’établissement arbitraire d’une certaine norme de décence. Pour ce thuriféraire de l’interprétation originaliste, « la Cour s’autoproclame donc seul arbitre des normes morales de notre nation – et dans le cadre de cette responsabilité impressionnante, elle prétend s’inspirer des opinions des tribunaux et des législatures étrangers ».

Sans revirement de jurisprudence, la question d’une norme commune aux 50 États continuera de se heurter aux particularités du système fédéral américain au sein duquel la peine capitale est une question locale. La compétence étatique en la matière a par ailleurs été rappelée avec force en 2006 dans Kansas v. Marsh : sous la plume du juge Clarence Thomas, la Cour a affirmé que « l’État dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour imposer la peine de mort, y compris la manière dont les circonstances aggravantes et atténuantes sont évaluées ». Répondant aux opinions dissidentes de la minorité de la Cour (Breyer, Ginsburg, Souter, Stevens), le juge Thomas déclare : « Nos précédents n’interdisent pas aux États d’autoriser la peine de mort, même dans notre système imparfait. Et ces précédents n’autorisent pas cette Cour à réduire les prérogatives des États à le faire pour les raisons que la dissidence invoque aujourd’hui ».

Conscient de la difficulté inhérente au système fédéral, le président Biden avait ainsi proposé d’abolir la peine de mort au niveau fédéral et de recourir aux incitations financières par le truchement de la Spending Clause pour convaincre les États fédérés de renoncer à leur tour à la peine capitale. Une solution plausible qui nécessite néanmoins une mise en œuvre minutieuse. 

Les limites de l’incitation fédérale

En 2012, la Cour suprême rendait sa décision dans la colossale affaire NFIB v. Sebelius concernant « Obamacare » (Patient Protection and Affordable Care Act)… Si colossale que le truculent juge Scalia, durant les arguments oraux, s’était fendu d’un trait d’humour : « Qu’est-il arrivé au 8e amendement ? Vous voulez vraiment qu’on parcoure ces 2700 pages ? »

Parmi les points abordés par les neuf sages, la constitutionnalité de l’incitation financière pour l’extension du programme Medicaid. Initialement, le gouvernement fédéral s’était arrogé le droit de suspendre l’intégralité des aides fédérales accordées pour le programme Medicaid aux États refusant d’étendre ce programme conformément aux dispositions prévues par la loi. Le Chief Justice John Roberts est ainsi arrivé à la conclusion que « dans cette affaire l’ « incitation » financière choisie par le Congrès est bien plus qu’un « encouragement relativement léger » – c’est un pistolet sur la tempe », notant que « ce point de vue a conduit la Cour à invalider les lois fédérales qui réquisitionnent l’appareil législatif ou administratif d’un État à des fins fédérales. Voir, par exemple, Printz, 521 U. S. 933 (annulant la législation fédérale obligeant les agents de la force publique des États à effectuer les vérifications d’antécédents exigées par le gouvernement fédéral pour les acheteurs d’armes de poing) ». Les incitations financières émanant du gouvernement ne sauraient donc être trop fortes, au risque d’être considérées comme coercitives. Dès lors, l’efficacité d’une telle mesure pour freiner l’usage de la peine capitale semble toute relative. En outre, dans un pays où la peine de mort est encore soutenue à 55 %, y mettre fin aurait également un coût politique considérable, à fortiori dans les 24 États qui l’appliquent encore, tous républicains. Un électorat républicain qui soutient la peine capitale à près de 80 %. La dernière solution qui permettrait de mettre un terme à la peine de mort serait d’amender la constitution, un processus long et dont les chances d’aboutir sont proches de zéro.

Amender la constitution ?

Vaste programme que d’amender la constitution des États-Unis. Depuis 1791, année d’adoption des dix premiers amendements (Bill of Rights), elle n’a été amendée qu’à 17 reprises. L’article V en précise les modalités, lesquelles sont multiples, bien qu’au cours de l’histoire, les tentatives, fructueuses ou non, ont toujours suivi le même schéma : une adoption de l’amendement à la majorité des 2/3 à la Chambre des représentants et au Sénat, puis une ratification par au moins les trois-quart des États (soit 38 États). Ce moyen serait néanmoins le plus sûr pour garantir l’abolition et satisferait à la fois les plus farouches opposants à la peine de mort et les plus conservateurs, prompts à dénoncer le « gouvernement des juges » (l’ouvrage le plus connu de Raoul Berger étant « Government by Judiciary ») et à s’écrier « Pass a law! » comme savait le faire Antonin Scalia. La configuration politique actuelle, qu’il s’agisse des nombreux États républicains comme de la composition de la Chambre des représentants et du Sénat, ne laisse cependant entrevoir aucun espoir.

Pour l’instant, les espoirs se concentrent sur l’abolition au niveau fédéral. Le 4 janvier, l’élu du 14 district congressionnel de New York Adriano Espaillait a introduit la H.R.97, intitulée Federal Death Penalty Abolition Act of 2021. Le texte est à l’étude au sein du sous-comité au crime, terrorisme et sécurité intérieure depuis le 1er mars. Si le texte sort du comité, même voté par la Chambre, il devra passer sous les fourches caudines d’un Sénat où le Grand Old Party agitera très probablement la menace d’une obstruction parlementaire (filibuster) pour le faire échouer.

Trump et les médias : l’illusion d’une guerre ? Par Alexis Pichard

Donald Trump © Flickr Nasa HQ Photo

D’une supposée guerre que mènerait depuis des années Donald Trump aux médias progressistes, Alexis Pichard, chercheur en civilisation américaine à l’Université Paris-Nanterre et professeur agrégé, montre comment l’ancien président et ses adversaires médiatiques se nourrissent mutuellement dans Trump et les médias : l’illusion d’une guerre (VA Éditions). Davantage qu’une guerre, Donald Trump a cherché à mobiliser et rassembler sa base : les médias traditionnels et progressistes ont servi de fusible par l’entremise des réseaux sociaux avant que ceux-ci prennent des mesures de rétorsion contre l’ancien président. Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.

La rapide ascension du milliardaire doit beaucoup au battage médiatique que sa candidature déclenche dès le début. Pendant des mois, Trump colonise tous les terrains médiatiques à tel point que certains journalistes comparent sa campagne aux attentats du 11 septembre 2001, seul événement récent qui, selon eux, a bénéficié d’une couverture aussi ample. Celui que Jean-Éric Branaa qualifie de « génie de la com1 » parvient expertement à instrumentaliser les médias pour s’assurer la victoire, d’abord sur ses adversaires républicains puis sur son opposante démocrate. Les médias deviennent à la fois l’outil principal de sa communication, des relais de sa parole orale et écrite, et l’un des objets récurrents de ses invectives, occupant ainsi une place centrale dans son argumentaire politique.

Fin 2016, le Tyndall Report révèle que, sur les seules grandes chaînes ABC, CBS et NBC, le candidat républicain a bénéficié de 1144 minutes d’antenne sur un an tandis que son adversaire démocrate a dû se contenter de 506 minutes

Trump parvient à captiver l’attention médiatique en continu, privant dans un premier temps ses concurrents républicains de tout espace d’expression et limitant la visibilité d’Hillary Clinton. De janvier à novembre 2015, on estime que les trois grands networks ABC, CBS et NBC ont consacré 234 minutes de temps d’antenne à Trump, deux fois plus que pour Hillary Clinton, et quasiment cinq fois plus que pour Jeb Bush. Ce chiffre représente plus d’un quart de la couverture totale de la campagne présidentielle par les trois networks. Grâce à cette omniprésence dans les médias, Donald Trump n’a quasiment pas besoin d’acheter des espaces publicitaires : entre juin 2015 et février 2016, ses dépenses en la matière sont d’ailleurs dérisoires et se limitent à 10 millions de dollars2. Trump bénéficie ainsi pleinement de l’espace considérable qui lui est alloué dans la presse et qui lui permettra de faire l’économie de deux milliards de dollars en contenus publicitaires. À titre de comparaison, Clinton, qui a déboursé 28 millions de dollars pour acheter des espaces publicitaires, tire avantage d’une couverture médiatique estimée à 750 millions de dollars. Quant à Jeb Bush, il a investi 82 millions de dollars, huit fois plus que Trump, pour ne recevoir que 214 millions de dollars de traitement médiatique en retour.

L’écrasante présence de Trump dans les médias dominants se confirme courant 2016 après sa victoire à la primaire du Parti républicain. Alors que les sondages continuent d’être favorables à Hillary Clinton, la plaçant largement en tête mis à part fin juillet 2016 où elle est brièvement dépassée par son adversaire3, celle-ci souffre d’un déficit de visibilité par rapport au candidat républicain, et ce même sur les chaînes d’information de sensibilité liberal, donc enclines à soutenir le Parti démocrate. Cowls et Schroeder prennent ainsi l’exemple de la chaîne CNN qui a accordé un temps d’antenne « disproportionné4 » à Donald Trump par rapport à Hillary Clinton. Fin 2016, le Tyndall Report révèle que, sur les seules grandes chaînes ABC, CBS et NBC, le candidat républicain a bénéficié de 1144 minutes d’antenne sur un an tandis que son adversaire démocrate a dû se contenter de 506 minutes5. Le responsable de l’étude, Andrew Tyndall, explique cet écart signifiant par le fait que « le phénomène Trump mérite davantage de faire l’actualité. Comparé à Hillary Clinton, Trump est plus accessible, plus excentrique, plus divertissant, plus flamboyant, plus imprévisible et il est bien plus en rupture avec les normes politiques qu’elle ne l’est6. »

La posture de Trump vis-à-vis des médias est extrêmement calculée : « Le coût d’une page de publicité dans le New York Times peut dépasser les 100 000 dollars. Mais lorsqu’ils écrivent sur mes affaires, cela ne me coûte pas un centime, et j’obtiens une publicité plus importante, écrit-il dans Crippled America, sorti en novembre 2015. J’entretiens avec les médias une relation qui nous profite mutuellement7. » Trump connaît tout du fonctionnement et de l’économie des médias dont il tire à l’évidence avantage. Cela apparaît clairement dans sa relation avec la presse, mais surtout avec la télévision, secteur dans lequel Trump a lui-même œuvré pendant plus d’une décennie à la tête de The Apprentice. Il sait que la viabilité des chaînes de télévision dépend de leur capacité à réunir l’audimat le plus élevé possible afin de gonfler les prix de leurs espaces publicitaires et s’assurer ainsi des recettes plus importantes. Cet impératif de rentabilité est au cœur de la politique éditoriale des grandes chaînes généralistes, mais aussi des chaînes d’information où il dicte le choix et le traitement de l’actualité. Dans un système saturé où la concurrence fait rage (aux États-Unis, on dénombre une dizaine de chaînes d’information), chaque chaîne, chaque programme tente de prendre l’ascendant sur les autres en donnant au public ce qu’il souhaite voir et en jouant la carte de la surenchère.

Trump est loin d’être le premier président à employer le terme « guerre » de manière métaphorique pour évoquer « un combat intense, animé par une forte volonté politique8». On se souvient notamment de la « guerre contre la pauvreté » déclarée par le démocrate Lyndon Johnson, de la « guerre contre le cancer » engagée par le républicain Richard Nixon, voire la « guerre contre la drogue » décrétée à la même période et relancée en grande pompe par les républicains Ronald Reagan et George H.W. Bush au cours des années 1980. Dans tous ces cas, il s’agissait de s’attaquer de front à des problèmes sociaux en associant à l’action gouvernementale toutes les représentations positives contenues dans l’idée de guerre (efficacité, ampleur, télicité, etc.). À la différence de ses prédécesseurs, Trump ne déclare pas la guerre à un fléau social, mais à une institution vitale à la démocratie dont la liberté est d’ailleurs garantie par la Constitution. Cette rupture rhétorique apparaît d’autant plus inouïe que le président fraîchement investi déclare les hostilités de manière publique sans redouter les retombées négatives que connut, par exemple, Nixon qui, lui aussi, s’en prit à la presse, mais de manière nettement moins visible.

L’emploi du mot guerre par le président pour définir ses relations avec les médias interpelle les journalistes qui sont prompts à relever le caractère inédit et inquiétant d’une telle hostilité. « Aucun président n’a déclaré ce que Donald Trump a déclaré, encore moins au lendemain de son investiture », écrit Paul Fahri du Washington Post avant de préciser que cet excès sémantique n’est pas une surprise au regard de la campagne passée : « Ces déclarations (…) n’ont rien de surprenant pour les médias, qui n’ont pas déclaré la guerre en retour. Mais elles viennent expliciter ce qui est évident depuis des mois, voire des années : Trump a consolidé le soutien de sa base électorale pour partie en désignant les journalistes comme opposants politiques9. » Le New York Times observe pour sa part que « les médias d’information sont en état de choc » et que « pour les défenseurs du premier amendement à la Constitution, les 48 premières heures de Trump à la Maison-Blanche sont pour le moins déconcertantes10 ». Même Fox News, pourtant solide soutien de Trump durant la campagne, certifie sans afféterie que « Trump a tort11 » lorsqu’il avance que l’affluence lors de son investiture était bien plus forte que ce que les médias ont donné à voir. Malgré tout, contrairement aux autres organes de presse, la chaîne d’information de tendance conservatrice ne commente pas la déclaration de guerre aux médias faite par le président républicain.

Les narrations présidentielles ne sont pas reçues avec la même crédulité au-delà de ces chambres d’écho conservatrices.

Depuis lors, l’offensive de Trump à l’encontre des médias s’est intensifiée et a conduit à des situations extrêmes dont on peine à trouver des précédents dans l’histoire américaine. Si un certain nombre de présidents ont entretenu par le passé des relations houleuses avec la presse – on pense en premier lieu à Nixon –, aucun d’entre eux ne s’en est pris si ouvertement et avec un tel acharnement aux journalistes. Au cours de son premier mandat, Trump n’a pas hésité à qualifier ces derniers « d’ennemis du peuple », à les intimider par l’insulte sur Twitter ou encore à les désigner à la vindicte populaire à chacun de ses meetings. Cette dernière habitude, née durant la campagne, est sans doute celle qui interroge le plus, car elle donne lieu à des séquences surréalistes où il suffit que le chef de l’exécutif pointe du doigt les reporters regroupés dans leur pool en face de lui pour que la foule de ses supporters se retourne et se mette à les huer et à leur adresser des pouces baissés. Lors de ces meetings, les médias se voient accusés de tous les maux : ils ne seraient pas intègres, ils ne filmeraient pas les images flatteuses pour le président, ils conspireraient aux côtés des démocrates pour le destituer, etc. Ce climat délétère a eu une incidence indiscutable sur les relations entre les médias et l’électorat de Trump. Depuis le début de sa présidence, les violences verbales ou physiques commises sur les journalistes ont atteint des niveaux records, à tel point que pour certains événements comme les meetings de Trump, la sécurité des pools de presse a dû être renforcée et certains reporters préfèrent désormais s’y rendre avec leur propre garde du corps.

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Fondamentalement, Trump reproche aux organes de presse progressistes d’être malhonnêtes, de relayer des mensonges en permanence, de chercher à lui nuire. Pour lui, l’appellation de guerre n’est pas excessive dans la mesure où il interprète chaque critique comme une hostilité, peu importe si celle-ci est fondée ou si les faits rapportés sont avérés. Il se sent martyrisé par ces médias et cherche par conséquent à les contourner et à les réduire au silence, soucieux de l’influence qu’ils pourraient avoir sur son électorat, mais aussi, et surtout, sur sa présidence. L’objectif de sa guerre apparaît double : d’un point de vue politique, il s’agit de pérenniser sa popularité auprès de ses partisans en vue des échéances futures, et peut-être de gouverner sans opposition ; d’un point de vue plus personnel, Trump cherche à imposer un récit de sa présidence dont il est lui-même l’auteur. 

Ainsi, sa guerre aux médias apparaît davantage comme un moyen qu’une fin en soi : elle se subsume en fait sous une guerre globale qu’il livre au réel, plus particulièrement aux faits et aux vérités qui le dérangent. Parce qu’ils relaient ce réel, les médias progressistes ne deviennent pas tant les ennemis du peuple comme il l’affirme, mais ses propres ennemis en empêchant notamment la concrétion d’une narration lisse à la gloire de sa politique et de sa personne. Il demeure néanmoins que la réalité de la guerre que Trump prétend mener contre les médias progressistes est sujette à caution pour une raison essentielle : sa communication, sa rhétorique et donc, in fine, sa survie politique dépendent de ces réseaux. Sans eux, il n’aurait sans doute pas été élu.

D’abord, ces médias ont consacré à sa campagne une couverture démesurée du fait des passions qu’il a excitées chez leurs publics, ce qui s’est traduit par des records d’audience et de ventes. Bien qu’ils aient un temps hésité sur la réaction à adopter face à l’enfilade quotidienne de ses dérapages verbaux, les médias progressistes se sont rapidement soumis au rythme imposé par le candidat républicain quitte à lui accorder toute l’attention. Ses déclarations incendiaires ont à ce point été relayées et commentées sur les antennes de CNN et MSNBC qu’elles ont repoussé la campagne d’Hillary Clinton, pourtant en avance dans les sondages, au second plan. Parce qu’il a permis de générer d’importantes rentrées publicitaires, Trump est parvenu à piéger les médias progressistes et il a dicté le tempo de la présidentielle.

Le véritable objectif de la guerre aux médias s’éloigne à l’évidence du fantasme eschatologique articulé par Trump pour mobiliser ses partisans les plus radicaux. Tout au long de notre étude, nous avons démontré que cette guerre est instrumentalisée dans le but premier de recomposer le réel afin d’imposer et de défendre un récit présidentiel qui se déploie sur deux niveaux : le niveau micro, c’est-à-dire les événements et crises du quotidien, et le niveau macro, la présidence perçue dans sa globalité. Les deux niveaux sont bien sûr enchâssés : le macro-récit naît de l’agrégation et de l’organisation des microrécits. Concrètement, le macro-récit produit et déroulé par Trump depuis son élection est celui d’une présidence exceptionnelle qui a restauré le prestige de l’Amérique dans tous les domaines. Il fait en cela écho à son slogan de campagne « Make America Great Again » qui, au lendemain de sa victoire, devient « Keep America Great », annonçant prématurément la réussite du nouveau locataire de la Maison-Blanche alors que son mandat vient seulement de commencer.

Cependant, nous avons montré que les narrations présidentielles ne sont pas reçues avec la même crédulité au-delà de ces chambres d’écho conservatrices du fait de l’intervention des médias progressistes qui agissent comme un bouclier ou un rempart. Si ces médias relaient les récits alternatifs produits par le président, c’est pour les déconstruire et les contredire en procédant notamment à un fact checking systématique. Dans l’absolu, Trump semble avoir peu de raisons de se soucier des informations relayées par la presse et les chaînes d’information progressistes puisque leur public est composé en majorité d’électeurs démocrates qu’il ne peut conquérir. Pourtant, il ne cesse de leur donner une visibilité sur Twitter ou lors de ses points presse en les mentionnant pour mieux les discréditer. Tout ce qui est dit sur lui par les médias dominants ne serait que « fake news », des mensonges et contrevérités diffusés dans le seul but de l’affaiblir politiquement. S’il se sent dans l’obligation d’avoir constamment à contre-attaquer, c’est précisément parce qu’il veut apparaître comme un président au combat et aussi parce qu’il craint une contagion, même limitée, de ces vérités dérangeantes à sa base avec le risque attenant de la voir s’étioler.

La guerre de Trump aux médias progressistes a ainsi pour objectif de sécuriser ses contre-récits et conserver sa base électorale. Ce n’est pourtant pas là sa seule fonction : elle constitue l’un des piliers fondamentaux de sa rhétorique anti-élite et l’un des moyens de maintenir ses partisans sous tension. Trump ne cesse de déclarer que sa présidence est en danger, qu’il lutte contre une coalition de forces politiques et médiatiques de gauche qui cherchent à provoquer sa chute. C’est cette coalition qui l’a injustement mis en accusation fin 2019 et qui conspire à présent afin qu’il ne soit pas réélu : ces thèses populistes paranoïaques laissent une fois de plus entendre que les démocrates et les médias progressistes veulent voler l’élection et nier le vote du peuple. Elles ont récemment été revigorées par le changement de politique de Twitter vis-à-vis des désinformations.

Notes :

1 : Jean-Éric Branaa, Trumpland.Portraitd’uneAmériquedivisée, op.cit., 99-128.

2 : Nicholas Confessore and Karen Yourish, « $2 Billion Worth of Free Media for Donald Trump », TheNewYork Times, 15 mars 2016.

3 : https://realclearpolitics.com/epolls/2016/president/us/general_election_trump_vs_clinton-5491.html (consulté le 22 juin 2020)

4 : Josh Cowls et Ralph Schroeder, « Tweeting All the Way to the White House », in Pablo J. Boczkowski et Zizi Papacharissi (dir.), Trump and the Media, Cambridge, MIT Press, 2018, 153.

5 : http://tyndallreport.com/yearinreview2016/ (consulté le 22 juin 2020)

6 : Paul Farhi, « Trump gets way more TV news time than Clinton. So what? », TheWashington Post, 21 septembre 2016.

7 : Donald J. Trump, CrippledAmerica, op.cit., 11.

8 : Bruno Tertrais, La guerre, Paris, PUF, 2010, 7.

9 : Paul Fahri, « Trump’s ‘war’ with the media (and the facts) forces journalists to question their role », The Washington Post, 26 janvier 2017.

10 : Sydney Ember et Michael M. Grynbaum, « News Media, Target of Trump’s Declaration of War, Expresses Alarm », The New York Times, 22 janvier 2017.

11 : « FACT CHECK: Trump overstates crowd size at inaugural », Fox News, 21 janvier 2017.